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Philosophie antique Problèmes, Renaissances, Usages

15 | 2015 Questions sur le scepticisme pyrrhonien

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/philosant/339 DOI : 10.4000/philosant.339 ISSN : 2648-2789

Éditeur Éditions Vrin

Édition imprimée Date de publication : 24 novembre 2015 ISBN : 978-2-7574-1141-4 ISSN : 1634-4561

Référence électronique Philosophie antique, 15 | 2015, « Questions sur le scepticisme pyrrhonien » [En ligne], mis en ligne le 01 novembre 2018, consulté le 27 septembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/philosant/339 ; DOI : https://doi.org/10.4000/philosant.339

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Le dossier de ce numéro porte sur le scepticisme antique et associe des articles de jeunes chercheurs et de chercheurs confirmés pour faire le point sur ce courant philosophie paradoxale, et plus particulièrement sur le néopyrrhonisme d'Enésidème et de . Ce courant se présente comme une philosophie originale, sans doctrine. Peut-il être reconstruit à partir d'autres sources que Sextus Empiricus? Pourquoi cet acharnement à se distinguer de toutes les autres philosophies ? Le scepticisme se considère-t-il même comme une philosophie ? Les sceptiques peuvent-ils utiliser sans contradiction un "critère" pour connaître ou agir ou se réclamer de la seule vie quotidienne contre la philosophie ? Pourquoi Sextus critique-t-il les mathématiques et qu'en accepte-t-il ? Les articles hors-dossier de ce numéro abordent les rapports entre le cynisme et Platon, la nature de la réflexion antique sur l'économie chez Xénophon et Platon, la question controversée des rapports entre épicurisme et géométrie ou la réception de la notion héraclitéenne de contradiction chez Hölderlin et Heidegger.

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SOMMAIRE

Philon d’Alexandrie est-il inutilisable pour connaître Énésidème ? Étude méthodologique Carlos Lévy

Why Care Whether Scepticism is Different from Other Philosophies ? Richard Bett

Le problème du critère sceptique Baptiste Bondu

Sextus Empiricus, scepticisme et philosophie de la vie quotidienne Stéphane Marchand

Scepticism, number and appearances The ἀριθμητικὴ τέχνη and Sextus’ targets in M I-VI Lorenzo Corti

Varia

Tonneau percé, tonneau habité Calliclès et Diogène : les leçons rivales de la nature Simon-Pierre Chevarie-Cossette

Le lieu controversé de l’économie antique Entre oikos et polis Étienne Helmer

Boethus the Epicurean Francesco Verde

Concordia discors Héraclite, Hölderlin, Heidegger Paul Slama

Comptes rendus

M. Laura GEMELLI MARCIANO et al., Eleatica 2007. Parmenide: suoni, immagini, esperienza Christian Vassallo

Olivier RENAUT, Platon, la médiation des émotions : l’éducation du thymos dans les dialogues Charlotte Murgier

Dimitri EL MURR, Savoir et gouverner, Essai sur la science politique platonicienne Fulcran Teisserenc

Jakob L. FINK (éd.), The Development of Dialectic from Plato to Aristotle Juliette Lemaire

Kurt LAMPE, The Birth of Hedonism. The Cyrenaic philosophers and Pleasure as a way of life Ugo Zilioli

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Bernard COLLETTE-DUČIĆ et Sylvain DELCOMMINETTE (éd.), Unité et origine des vertus dans la philosophie ancienne Laetitia Monteils-Laeng

Roberto POLITO (éd.), of Cnossus. Testimonia Mauro Bonazzi

Aurora CORTI, L’Adversus Colotem di Plutarco. Storia di una polemica filosofica James Warren

Brigitte PÉREZ-JEAN et Frédéric FAUQUIER (éd.), Maxime de Tyr, Choix de conférences. Religion et philosophie Andrei Timotin

Alexandra MICHALEWSKI, La Puissance de l’intelligible. La théorie plotinienne des Formes au miroir de l’héritage médioplatonicien Sylvain Roux

Philippe SOULIER, Simplicius et l’infini Claire Louguet

Bulletin bibliographique

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Philon d’Alexandrie est-il inutilisable pour connaître Énésidème ? Étude méthodologique

Carlos Lévy

1 Il est peu de courants de la philosophie antique qui aient fait l’objet d’autant d’études dans ces dernières décennies que le scepticisme1. Jusqu’alors assez peu étudié dans les universités de langue anglaise, il est devenu en quelques années un thème intensément présent, s’articulant à travers la philosophie du langage avec d’autres périodes pour la constitution d’un concept plus ou moins ouvertement anhistorique. Il ne s’agit pas de nier ici tout ce que ces études ont apporté de nouveau et d’important à notre connaissance de ces philosophes. Toutefois, on est bien forcé de constater que cette floraison d’études « scepticologiques » a fait au moins une victime, à savoir Philon d’Alexandrie, auquel elles ont accordé une part de plus en plus restreinte. Méthodologiquement, cela n’est pas sans poser problème. En effet, d’un point de vue chronologique, Philon est incontestablement celle de nos sources la plus proche d’Énésidème qui, après le pyrrhonisme originel, dont la nature a fait l’objet de vives controverses, et l’épisode aporétique de la Nouvelle Académie, refonda le scepticisme au Ier siècle avant J.-C. Il devrait à ce titre bénéficier d’une attention particulière, sans pour cela estimer qu’il donne nécessairement la version la plus authentique de la pensée d’Énésidème, puisqu’en matière de philosophie ancienne, comme il en est pour les manuscrits, la proximité chronologique ne signifie pas ipso facto la plus grande fiabilité. Ajoutons tout de même que, d’une manière ou d’une autre, la renommée d’Énésidème était liée à la ville d’Alexandrie, ce qui peut laisser penser que son œuvre y eut une diffusion plus facile qu’ailleurs2. Sur la chronologie, l’incertitude demeure, mais une majorité de chercheurs pense qu’il fut le contemporain de Cicéron, sur la base notamment de la dédicace de son œuvre à Quintus Elius Tubéron3. Quant au fait de savoir s’il fut ou non officiellement élève de la Nouvelle Académie, cette question a un intérêt historique certain, mais elle ne présente pas beaucoup d’intérêt pour notre recherche, puisque, quelles qu’aient été les études d’Énésidème, nous savons par

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Photius que c’est en opposition à l’Académie, à qui il reprochait de pratiquer un crypto- stoïcisme4, qu’il entreprit ce qu’il présentait comme une rénovation du pyrrhonisme. Il importe donc d’établir quelle confiance on peut accorder à ce que Philon nous dit, en plusieurs endroits de son œuvre, du courant sceptique, terme que j’emploie ici par commodité, tout en l’estimant à l’origine de beaucoup de confusions. C’est ce qui me conduit à revenir, cette fois-ci d’un point de vue méthodologique, sur des textes que j’ai eu l’occasion de traiter ailleurs5. Mais à travers le cas Philon, c’est un problème plus général que je souhaite soulever ici, je veux parler de cette technicisation croissante de la philosophie ancienne, dont je vois la source dans la place quasi hégémonique qu’occupe actuellement la méthode analytique. Un auteur comme Philon est difficile, voire impossible à décomposer en propositions, dont on chercherait à définir les relations. À la différence de Cicéron, maintenant à peu près réhabilité, mais qui fut lui aussi longtemps considéré comme bien peu fiable, il n’a pas écrit – si l’on excepte le De aeternitate mundi, dont l’authenticité est discutée6, le Probus, le De prouidentia, et l’ Alexander – une œuvre qui se présente comme explicitement philosophique. Il incarne donc un problème qui le dépasse : que peut faire la recherche lorsqu’elle est confrontée à tous ces textes dans lesquels la philosophie se trouve mêlée à ce qui n’est pas elle- même, qu’il s’agisse de littérature ou de religion ? Je mets évidemment à part le cas de la médecine, que sa dimension scientifique a mise à l’abri de tels aléas, Galien étant même un des auteurs privilégiés de la mouvance analytique. Actuellement, deux tendances coexistent, d’un côté ceux qui restreignent le corpus philosophique à des auteurs universellement reconnus comme philosophes, de l’autre ceux qui, encore minoritaires mais de plus en plus nombreux, ne veulent pas laisser de côté de la philosophie hors les murs et l’étudient dans les contextes où elle est insérée, dans sa relation avec la rhétorique, le théâtre, la poésie, etc. Pour évaluer le bien-fondé ou l’arbitraire d’une telle attitude, je vais donc faire brièvement le status quaestionis, avant d’analyser la question des tropes, et d’en tirer quelques conclusions méthodologiques.

2 En 1972, dans son livre Le scepticisme et le phénomène, Jean-Paul Dumont écrivait7 : Il convient, parmi les témoignages les plus anciens relatifs au scepticisme, d’accorder une attention particulière au témoignage de Philon d’Alexandrie. La source qu’il cite demeure anonyme et c’est la raison pour laquelle nous avons, avant Philon, considéré les éléments du texte de Timon consignés par Aristoclès. Mais il convient de souligner que, concernant le scepticisme ancien, envisagé selon une perspective phénoméniste, la tradition dont Philon se fait l’écho est de toutes la plus ancienne… Nous ne pouvons que regretter que le travail, par ailleurs si admirable, de Brochard soit demeuré muet à l’endroit de cette source. C’est à von Arnim, et après lui à É. Bréhier, que nous sommes redevables d’avoir attiré l’attention des historiens de la philosophie sur l’importance de ce témoignage.

3 Il n’est pas indifférent que ce texte ait été écrit en 1973 par un savant français. Ces lignes représentent en effet l’une des dernières manifestations d’une approche continentale, je veux dire par là historiciste, du scepticisme, avant la déferlante analytique. Dumont a émis l’hypothèse, audacieuse et à vrai dire bien peu acceptée, que Philon et Énésidème auraient eu une source commune, celle qu’il a appelée « l’Anonyme de Philon ». Il a également souligné le problème posé par les différences entre Philon et Sextus, uox clamans in deserto8. À juste titre, il se réfère à von Arnim dont le onzième cahier des Philologische Untersuchungen contient trois études, l’une sur le De aeternitate mundi, une autre sur Philon et Énésidème, la dernière sur le thème de l’ivresse du sage, à la fois chez Philon et chez les stoïciens9. L’étude de von Arnim est d’une grande densité, bien loin du schématisme qui a souvent caractérisé la

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Quellenforschung. Sur la fiabilité du témoignage philonien par rapport à Énésidème et sur la place d’Héraclite chez Philon, problème qui a été traité récemment par Lucia Saudelli10, von Arnim écrit des choses remarquables, dont on chercherait en vain la trace dans la plupart des travaux récents. Il a en effet beaucoup insisté sur la place de l’héraclitisme dans la version philonienne des tropes, au point d’en faire un élément majeur de la philosophie d’Énésidème, ce qui lui a été vigoureusement reproché par Burkhard11. Von Arnim a eu deux continuateurs, Bréhier qui, dans ses Idées philosophiques et religieuses de Philon d’Alexandrie, a repris assez fidèlement les thèses du savant allemand, notamment sur la dépendance de Philon par rapport à Énésidème, et K. Janáček qui, dans un article paru dans Eirene en 1982, s’est proposé de montrer qu’en dépit d’importantes différences stylistiques, seul point sur lequel tout le monde s’accorde, le témoignage de l’Alexandrin devait être considéré comme de tout premier ordre. Je ne vais pas entrer dans le détail, qui serait fastidieux, des travaux dans lesquels Philon et von Arnim partagent, si je puis dire, le même quasi-oubli. Dans l’ouvrage collectif The Skeptical Tradition, publié en 1983 par Myles Burnyeat et devenu une sorte de bible des études sur le scepticisme, la part de Philon se réduit à quelques lignes qui lui sont consacrées par Gisela Striker dans son étude sur les dix tropes d’Énésidème. Striker considère comme « probable » que Philon et Énésidème aient été contemporains, hypothèse pourtant des plus improbables, un demi-siècle au moins les séparant12… En ce qui concerne les tropes eux-mêmes, elle propose l’alternative suivante : ou bien Philon a disposé d’une première version de l’œuvre d’Énésidème, moins complète que celle de Sextus, ou bien, compte tenu de ce qu’il utilisait les tropes for his own purposes, il a pu éliminer ce qui ne lui semblait être ni important ni utile pour lui13. Dichotomie que l’on ne peut certes rejeter a priori, mais qui devrait constituer un point de départ pour la recherche, non une manière de clore celle-ci. En tout état de cause, on ne voit pas pourquoi Sextus n’aurait pas pu lui aussi intervenir de manière significative sur le matériau énésidémien dont il disposait. Si l’on se reporte au livre plus récent du spécialiste d’Énésidème, Roberto Polito, paru à Leyde en 2004, les choses ne sont pas très différentes14.. La dépendance de Philon par rapport à Énésidème n’est pas contestée, mais, étrangement, l’idée que ce qu’il y a d’héraclitéen chez Philon puisse être rapporté à Énésidème est rapidement rejetée sans qu’on comprenne très bien pourquoi. Pratiquement rien sur Philon dans le livre de Brigitte Pérez-Jean, intitulé Dogmatisme et scepticisme. L’héraclitisme d’Énésidème, paru en 2005.

4 Une exception toutefois, le livre de Julia Annas et Jonathan Barnes, qui étudie dans le détail les trois versions des modes, celle de Diogène Laërce, celle de Philon et celle de Sextus, sans cependant aboutir à aucune conclusion sur leurs valeurs respectives. Tout en prêtant une réelle attention à la version philonienne des tropes, de toute évidence la préférence des auteurs va à Sextus, présenté comme l’achèvement du scepticisme grec15, interprétation unitaire à laquelle on peut opposer celle de Marcel Conche pour qui, au contraire, le scepticisme de Sextus représente l’abandon du pyrrhonisme originel16. Deux points peuvent déjà être contestés dans l’ouvrage d’Annas et Barnes, dont par ailleurs il ne s’agit pas de nier l’utilité. Tout d’abord, Philon y est présenté comme un philosophe, ce qui laisse de côté la complexité extrême de l’identité philonienne, qui est à la fois celle d’un exégète et d’un homme qui a eu une éducation philosophique approfondie. On peut contester la thèse, aujourd’hui majoritaire, de V. Nikiprowetzky17, pour qui la philosophie ne serait chez Philon que la servante de l’exégèse, mais il n’est aucun spécialiste de l’Alexandrin qui se risquerait aujourd’hui à le qualifier purement et simplement de « philosophe ». On remarquera, au demeurant,

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que de ce « philosophe » il nous est dit seulement qu’il n’était pas pyrrhonien, tout en ayant de la sympathie pour le scepticisme18, indication pour le moins vague. Par ailleurs, Annas et Barnes reprochent à Philon de présenter les tropes, et en tout cas celui concernant les animaux, comme l’expression d’un dogmatisme négatif, ce en quoi il serait en opposition avec la tradition pyrrhonienne. Or il y a là une double inexactitude. En effet, au § 174 du De ebrietate, Philon évoque un animal étrange, en fait un élan, qui, chez les Scythes, a la tête d’un cerf et le corps d’un bœuf. À la suite de quoi il ajoute au § 175 : ταῦτα δὴ καὶ τὰ τούτοις ὅμοια πίστεις ἐναργεῖς ἀκαταληψίας εἰσίν, que Jean Gorez19, le traducteur du traité de Philon d’Alexandrie, traduit par : « ces faits et d’autres sont la preuve manifeste de l’impossibilité de connaître », tandis qu’Annas et Barnes commentent ainsi : Philo is deviant in his statement of the conclusion. He says that the mode indicates that things are ‘inapprehensible’. The term he uses is a technical one, deriving from the sceptical Academy’s attacks on the Stoics, who thought that things could be ‘apprehended’ or grasped, or known for certain. The Pyrrhonists, as Sextus is careful to explain, do not assert that things are inapprehensible20. 5 Le problème est que Philon ne dit pas τῆς ἀκαταληψίας, mais seulement ἀκαταληψίας et, de ce fait, la traduction exacte est non pas « de l’impossibilité de connaître », mais « d’une impossibilité de connaître ». En d’autres termes, il ne se réfère pas à un principe général qu’il affirmerait dogmatiquement, il tire une conclusion empirique à partir d’un certain nombre d’exemples. S’il est vrai qu’il utilise fréquemment l’adjectif ἀκατάληπτος et l’adverbe ἀκαταλήπτως, il n’emploie ἀκαταληψία que dans ce passage du De ebrietate, dans le contexte précis de la variété des animaux. Faut-il en conclure qu’il ait été « deviant » ? Il est significatif que pour Annas-Barnes, Sextus, placé en première position tout au long de l’ouvrage, en contradiction avec l’ordre chronologique, soit le critère de l’orthodoxie pyrrhonienne. En fait, ce n’est pas par rapport à lui qu’il faut juger l’Alexandrin, mais par rapport à celui qui rénova le pyrrhonisme et qui fut la source, directe ou indirecte, du De ebrietate, autrement dit Énésidème. Or nous avons le moyen de savoir ce que celui-ci pensait, à travers le résumé de son œuvre qui nous est donné par Photius, dont il n’y a pas lieu de soupçonner qu’il n’ait pas été un lecteur scrupuleux. Sur le plan principiel, la position d’Énésidème annonce effectivement celle de Sextus. Il accuse les néoacadémiciens de pratiquer un dogmatisme négatif, dont il considère qu’il est étranger à la pensée pyrrhonienne : « les disciples de Pyrrhon pratiquent le doute et sont libres de toute affirmation dogmatique, et nul d’entre eux, en tout cas, n’a dit que tout était insaisissable ou saisissable (οὐδεὶς αὐτῶν τὸ παράπαν οὔτε ἀκατάληπτα πάντα εἴρηκεν τὸ παράπαν οὔτε καταληπτά…) 21. » Mais, dans le même temps, il semble avoir quelque peu flotté sur ce point, puisqu’il disait qu’il n’y a « rien d’assuré à appréhender (οὐδὲν βέβαιον εἰς κατάληψιν), ni par la sensation ni par la réflexion », ce qui le ramenait à une position qui n’était pas fondamentalement différente de celle de la Nouvelle Académie, au moins celle d’Arcésilas et de Carnéade22. Par ailleurs, il emploie, comme le feront Philon et Sextus après lui, l’adjectif ἀκατάληπτος à propos de cas particuliers. En définitive, il n’y a pas d’argument valable pour accuser Philon d’avoir dévié par rapport à Énésidème sur la question de l’acatalepsie.

6 De même, s’il est vrai que les exemples du monde animal fournis par Philon sont différents de ceux de Sextus, faut-il pour autant nécessairement en conclure à une autre « déviance », qui serait due à l’utilisation d’un matériau péripatéticien ? Il existe effectivement, comme cela a été remarqué par Annas-Barnes23, un fragment de

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Théophraste, qui nous a été transmis par Photius24, dans lequel il est question du poulpe, du renne et du caméléon, en des termes qui sont proches de ceux utilisés par Philon. Mais il est au moins tout aussi important d’ajouter que ni Théophraste, ni le Pseudo-Aristote dans ses Mirabilium auscultationes ne comportent la moindre mention de la colombe, laquelle, en revanche, fait l’objet chez Philon d’une description détaillée, insérée entre, d’une part, le caméléon et le poulpe, et, d’autre part, l’élan25 : N’as-tu pas remarqué le cou de la colombe passant, dans les rayons de soleil, par toutes sortes de couleur. N’est-il pas écarlate, bleu sombre, rouge feu, charbon enflammé, puis à nouveau jaune pâle et rouge-sang, et de toutes les autres couleurs dont il serait difficile de donner les noms.

7 Le cou de la colombe est également évoqué par Cicéron à plusieurs reprises dans le développement néoacadémicien du discours qu’il tient dans le Lucullus26. Dans ces conditions, la solution la moins improbable est de supposer qu’Énésidème avait élaboré une liste d’exemples à partir du corpus aristotélicien et de sa propre formation philosophique. Ici encore, si l’on se débarrasse du préjugé favorisant Sextus en toute occasion, il n’existe aucune raison valable de sous-évaluer le texte philonien. S’étonner de ce que Philon n’explique pas en quoi ses exemples pris dans le monde animal conduisent au scepticisme est pour le moins étrange27, puisque c’est la variabilité ou l’hétérogénéité de ces animaux qui rend impossible que l’on ait d’eux une appréhension ferme et claire.

8 Le reste de mon étude portera essentiellement sur le plus connu, à savoir les tropes, dont le nombre même fait problème. Un mot auparavant à propos du contexte. Dans le De ebrietate, Philon commente le passage de la Bible relatif à l’ivresse de Noé, qui lui permet de partir sur le thème de l’ignorance, celle qui est absolue et celle qui se croit être savoir. Sa méditation sur les deux filles de Loth, dans lesquelles il voit les figures allégoriques de l’assentiment et de la délibération, l’amène au thème de la suspension du jugement, qui va le conduire aux tropes d’Énésidème. Il est généralement admis que Sextus Empiricus a affirmé que celui-ci avait défini dix tropes, mais les choses sont un peu moins simples. Dans le premier livre des Hypotyposes, dans lequel il parle des dix modes par lesquels on est conduit à la suspension du jugement, Sextus les attribue aux « anciens sceptiques » (παρὰ τοῖς ἀρχαιοτέροις σκεπτικοῖς), expression qui est un hapax dans son œuvre28. Tout au plus peut-on remarquer qu’à ces « anciens sceptiques » sont opposés plus loin29 des sceptiques plus récents, que l’on peut identifier, par comparaison avec Diogène Laërce, à Agrippa, que l’on date de la fin du Ier siècle apr. J.C.30. Il est vrai cependant que le même Sextus, dans l’Aduersus Mathematicos31, se cite lui-même en disant qu’il a exposé les dix modes d’Énésidème. Cependant Eusèbe, dans sa Préparation Évangélique32, évoque de manière encore plus précise une œuvre d’Énésidème, les Hypotyposes, et parle des neuf tropes par lesquels celui-ci montre que tout est incertain. On pourrait penser que le troisième grand témoin, Diogène Laërce, permettrait de trancher le débat, mais il n’en est rien. En effet, les lignes qui précèdent l’exposé des tropes, au nombre de dix, sont en très mauvais état, à tel point que Jacques Brunschwig, qui a traduit et commenté ce passage, écrit : « Je traduis le texte de Long, en attendant mieux », c’est-à-dire l’édition qui vient d’en être donnée par Tiziano Dorandi33. La principale difficulté du texte réside dans le fait que Diogène passe soudainement du pluriel au singulier, sans qu’on sache exactement qui est ainsi désigné. Le moins qu’on puisse dire, donc, est que l’attribution de dix modes à Énésidème est tout au plus probable. On ne peut rien construire sur des indications aussi contradictoires et sur ce point je diverge de Jean-Paul Dumont qui, se

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fondant sur le fait qu’il n’y aurait que huit tropes chez Philon, a cru pouvoir évoquer celui qu’il appelle l’Anonyme de Philon, ce qui apparaît comme un peu contradictoire par rapport à son désir de souligner l’importance du témoignage philonien34. Personnellement, je pense que le nombre de huit pour les tropes philoniens est le plus vraisemblable, mais qu’on ne peut en tirer aucune conclusion ferme, à la fois parce que, comme j’ai essayé de le montrer, Sextus n’est pas parfaitement clair lorsqu’il évoque les dix tropes d’Énésidème et parce que, la présentation étant nettement moins scolaire chez Philon que chez Sextus, la numérotation est ipso facto plus difficile.

9 Plutôt que de persister dans une arithmétique fastidieuse et jusqu’à présent plutôt stérile, il convient, me semble-t-il, de poser deux questions plus générales : celle de la construction des tropes philoniens, comparée à celle des tropes sextiens. et celle, quaestio uexatissima, de la présence de l’héraclitisme dans les tropes philoniens. Chez Sextus, la structure est remarquablement claire et, pour tout dire, pyramidale. Il commence par présenter succinctement les dix modes, puis il procède à une réduction de ce qu’il appelle l’ordre conventionnel (thetikos35), précaution à l’égard des dogmatiques qui pourraient lui reprocher d’avoir construit lui-même dogmatiquement une classification. Il substitue donc une triade à l’ordre traditionnel : le mode de ce qui juge, le mode de ce qui est jugé et le mode qui participe des deux. Au-dessus de ces trois modes, dit-il, il y a celui du relatif pros ti, lequel constitue le mode le plus haut, dont les trois précédemment nommés constituent les espèces, elles-mêmes se subdivisant en dix. De toute évidence, cette construction a une vocation polémique et, plus particulièrement anti-stoïcienne. Au genre le plus général de l’ontologie stoïcienne, le ti36, Sextus, ou en tout cas les sceptiques dont il s’inspire, opposent le pros ti, le principe de relativité. On remarquera à cet égard qu’au deuxième livre des Hypotyposes, il emploie à propos du ti stoïcien la même expression qu’il utilise au sujet du pros ti pyrrhonien, πάντων γενικώτατον37, créant ainsi un parfait effet de symétrie. Toutefois cette belle architecture pose au moins un problème. En effet, le pros ti, mode qui est initialement présenté comme le plus général, se retrouve au § 135, comme mode particulier. Il est ici défini non pas selon trois, mais deux significations : par rapport à celui qui juge et par rapport à ce qui est observé, laissant de côté la troisième, celle associant le juge et l’objet observé. Sextus n’ignore pas ce que cette réutilisation du pros ti peut avoir de particulier, il affirme qu’il doit y avoir un traitement particulier du pros ti, venant après le traitement général et il en définit les modalités à travers un certain nombre d’arguments parmi lesquels la relativité des genres et des espèces ou celle des concepts de signifiant et de signifié. On ne semble pas avoir remarqué que cette méthode n’est pas sans précédent dans la philosophie hellénistique. Ainsi, dans le premier livre du De officiis cicéronien, dépendant étroitement, comme on le sait, de Panétius, le decorum est à la fois genre et espèce, puisqu’il peut désigner à la fois le concept de convenance et la convenance comme forme particulière de savoir-vivre38.

10 Il nous semble peu convaincant de croire, comme Annas et Barnes, que Sextus aurait substitué au huitième mode d’Énésidème le troisième d’Agrippa, qui portait également sur le relatif39. Lorsque Sextus écrit, au § 167, à propos de ce mode d’Agrippa : « Le mode selon le relatif, comme nous l’avons dit plus haut, est celui dans lequel l’objet réel apparaît tel ou tel relativement à ce qui juge et à ce qui est observé conjointement, et sur ce qu’il est selon la nature nous suspendons notre assentiment », il se réfère à son introduction aux modes d’Énésidème et il laisse clairement entrevoir la part de son intervention dans la présentation qu’il fait des modes d’Énésidème et d’Agrippa. Il est donc plausible de penser que ce que Sextus présente comme les modes de ces deux

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grands sceptiques résulte d’une réélaboration à laquelle lui-même a pris part, mais qui a pu être commencée bien avant lui. En ce qui concerne la relativité chez Philon, Annas et Barnes remarquent fort justement qu’elle est liée à la relation au contraire : Mais personne n’ignore, dit l’Alexandrin, que rien, ou presque, de ce qui eχιστε n’est pensé (νενόηται) par soi et en soi, mais est apprécié (δοκιμάζεται) par comparaison avec son contraire, comme le petit par rapport au grand, le sec par rapport au mouillé, le froid par rapport au chaud40…

11 Cependant la référence qu’ils proposent à un passage d’Hermodore41 affirmant que pour Platon les étants se divisent entre ceux qui existent par eux-mêmes et ceux qui existent en relation avec autre chose, qu’il s’agisse du contraire ou de quelque chose d’autre, pose problème. En effet, Philon, lui, identifie la relativité uniquement à la relation aux contraires, laquelle est à la fois l’obstacle à la connaissance absolue et la voie d’accès à une connaissance relative. Il est donc assez peu probable que l’Alexandrin utilise ici comme source Platon ou un commentateur de celui-ci. En revanche, ce qui est dit par lui de la relativité comme étant sous-tendue par le continuum entre les contraires, idée qui ne ne se trouve pas dans le huitième mode de Sextus, présente un caractère héraclitéen indéniable. Cela n’était pas nécessairement sans lien avec certains aspects de la dialectique néoacadémicienne. Les sorites de Carnéade sur le polythéisme se voulaient être un exercice de dérision antistoïcien montrant combien il était facile de passer insensiblement de la divinité à son contraire, autrement dit aux réalités les plus humbles, un nuage par exemple42. L’isosthénie des contraires était, dit Cicéron, le fondement de la suspension du jugement selon Arcésilas43 : « quand on découvrait que les arguments opposés de part et d’autre sur un même sujet avaient le même poids (cum in eadem re paria contrariis in partibus momenta rationum inuenirentur), il était plus facile de suspendre son assentiment d’un côté comme de l’autre. » Certes, il n’est pas question ici des apparences, encore qu’on ne puisse nier tout lien entre un discours et un apparaître. Toutefois la mise en relation des affirmations contraires à propos d’un objet est ce qui permet de parvenir à une epoche qui n’est pas la connaissance, mais qui représente tout de même une forme de progrès par rapport à des assentiments non fondés. En d’autres termes, on ne peut exclure que le traitement philonien du mode de la relativité provienne d’un Énésidème lui-même marqué, quoi qu’il en ait dit, par les traditions de pensée de la Nouvelle Académie.

12 Si nous comparons la structure générale des tropes philoniens avec celle de Sextus, que constatons-nous ? Remarquons tout d’abord que le texte philonien, contrairement à celui des Hypotyposes, ne comporte aucune tripartition liminaire. À sa place, il y a un long développement sur les ténèbres qui nous entourent et dans lesquelles toute connaissance, toute action certaine sont impossibles. Parce qu’il n’a pas d’équivalent chez Sextus, ce passage ne semble avoir intéressé personne depuis von Arnim, qui l’avait lui-même qualifié de « poétique ». Or il s’agit de tout autre chose, si l’on tient compte du fait que tout le passage introductif est construit sur la métaphore de ténèbres si profondes que même la lumière de l’éducation ne peut les percer. En effet, cette métaphore est au centre des de Cicéron, elle caractérise la pensée de la Nouvelle Académie qui, dans sa défense du doute absolu, présentait le monde comme une sorte de caverne platonicienne coupée de toute lumière44. À partir de là trois possibilités peuvent être envisagées : • ou bien Philon a écrit ces lignes à partir de sa propre culture platonicienne et de son imprégnation de la pensée du doute académicien ;

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• ou bien il s’est servi d’un texte néoacadémicien ; • ou bien Énésidème lui-même, qui avait été formé dans l’Académie, avait perpétué la métaphore des ténèbres, que l’on ne retrouvera plus chez Sextus, et il l’avait utilisée comme une arme contre celui qui fut probablement l’une de ses cibles privilégiées, Philon de Larissa, dernier scholarque de l’Académie qui, dans un effort d’adoucissement du scepticisme qui avait été condamné par beaucoup de néoacadémiciens, était allé jusqu’à affirmer que les choses étaient connaissables par nature et qu’il fallait simplement trouver un critère pour actualiser cette connaissance virtuelle45.

13 En tout état de cause, il n’y a, me semble-t-il, aucune raison valable pour privilégier le chapeau introductif de Sextus Empiricus plutôt que celui de Philon. Rien chez Sextus lui-même ne permet d’affirmer qu’Énésidème aurait ramené à trois éléments la masse de ses tropes. En revanche, si l’on admet que la métaphore philonienne des ténèbres témoigne de l’enracinement néoacadémicien de la pensée du néopyrrhonien, c’est une autre perspective qui s’ouvre pour l’écriture de l’histoire du scepticisme.

14 En ce qui concerne les tropes eux-mêmes, et sans entrer dans le détail d’une question complexe, il convient, me semble-t-il, de souligner qu’ils reposent sur une variante du principe de relativité, qui n’est pas exprimé sous la forme du pros ti, mais à travers la variabilité des représentations. La structuration de cette relativité se fait par la distinction entre la variété des sujets et celle des objets, la troisième catégorie sextienne, celle associant le sujet et l’objet, étant absente, ce qui peut laisser penser soit qu’elle a été supprimée par Philon soit qu’elle a été ajoutée postérieurement à Énésidème. J’ai eu l’occasion de montrer ailleurs que la grande différence entre le texte sextien et celui de Philon réside dans le fait que celui-ci supprime, pour des raisons très probablement théologiques, deux thèmes qui sont au contraire très présents chez Sextus46 : celui de la supériorité de l’animal sur l’homme, qui aura une longue postérité dans le scepticisme, il suffit de lire Montaigne ; celui de la mythologie, si présente dans le dixième mode sextien. Ces silences, aisément identifiables et explicables, sont la marque de la personnalité de Philon, ils incitent assurément à une certaine prudence, mais ils n’autorisent pas à considérer comme suspecte la totalité de sa version des tropes. De même l’un des points sur lesquels Philon se distingue de Sextus peut faire l’objet de différentes interprétations, sans que rien n’autorise à penser qu’il y a là une divergence par rapport à un Énésidème dont nous savons si peu. Il s’agit, à la fin de l’exposé des tropes, du long développement sur le désaccord des philosophes, considéré comme autrement plus grave que celui de la foule, par définition ignorante et inconséquente. Tout comme Cicéron fait allusion dans les Tusculanes aux bataillons de contradicteurs (cateruae contradicentium)47, Philon emploie cette même métaphore pour évoquer les bataillons et compagnies qui s’opposent à l’intérieur du monde des prétendus philosophes48, ces dogmatiques dont il va montrer dans les § 199 à 202 qu’ils ont été incapables d’apporter une réponse aux problèmes de la physique (univers fini ou infini ; créé ou incréé ; avec un chef ou dans un mouvement irrationnel et automatique ; avec ou sans providence) et à ceux de l’éthique (le souverain bien dans l’âme seule, comme le veulent les stoïciens, ou en y ajoutant les biens du corps et les biens extérieurs, la question des genres de vie, etc.). Les tropes ne constituent donc que la première partie d’un ensemble structuré selon les trois parties de la philosophie (ici dans l’ordre logique, physique, éthique), structuration omniprésente dans les textes stoïciens et néoacadémiciens49, mais beaucoup plus diffuse chez Sextus Empiricus. Or, à en croire Photius, les quatre premiers livres des Discours pyrrhoniens d’Énésidème

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portaient sur la connaissance, autrement dit sur la définition de la nouvelle pensée sceptique, le cinquième sur les causes, lesquelles relevaient de la physique et les trois derniers sur des thèmes de caractère éthique, les choses à rechercher et celles à fuir, les vertus et le souverain bien. Il y a donc, de ce point de vue-là au moins, une proximité structurelle plus grande entre Philon et Énésidème qu’entre celui-ci et Sextus. En tout état de cause, ne tenir aucun compte de l’enracinement du passage philonien dans une tradition néoacadémicienne dont Énésidème avait nécessairement entendu parler est méthodologiquement fragile.

15 À ces questions de structure s’ajoute un problème de contenu philosophique. L’un des problèmes les plus ardus et les plus débattus concernant Énésidème trouve son origine dans une phrase de Sextus, disant que pour le rénovateur du scepticisme, le choix sceptique était une voie vers la philosophie d’Héraclite50. Il serait impossible de prétendre évoquer ici la masse des interprétations auxquelles cette phrase a donné lieu. Aussi bien pour le status quaestionis de celles-ci que pour la question de la position de Philon lui-même par rapport à Héraclite, je renvoie au livre, déjà cité, de L. Saudelli, qui constitue le traitement le plus complet de ces problèmes51. La question que je voudrais, en revanche, poser ici vise à déterminer s’il y a quelque chose dans le développement du De ebrietate qui fasse implicitement ou explicitement référence à Héraclite. Sur ce point, on reste assez surpris par l’argument développé par Polito, qui affirme que, puisque Philon ne mentionne explicitement ni Énésidème ni Héraclite, c’est sa propre opinion qu’il expose52. À ce compte, c’est l’ensemble des tropes du De ebrietate qui, dépourvus de toute mention de source, seraient l’œuvre de Philon lui- même. Plus sérieusement, von Arnim a vu dans la version philonienne des tropes une expression de la doctrine héraclitéenne du flux53, ce qui, nous l’avons dit, lui a valu les plus acerbes critiques. L. Saudelli, qui n’entre pas dans ce débat, note, à juste titre, que dans le développement du De ebrietate il n’est pas question du flux héraclitéen, fondement, si l’on peut dire, de l’instabilité des choses, mais du thème tout aussi héraclitéen des contraires. Le motif du flux, lui, n’apparaît, toujours anonymement, que dans le De Iosepho, dans le développement, à partir de l’expérience du patriarche, sur le grand rêve éveillé et public54.

16 Von Arnim a certes eu tort de voir le flux héraclitéen là où il ne figure pas. Mais on ne peut s’en tenir là. Que signifie cette absence ? Elle ne peut être ignorance puisque Philon connaît Héraclite, qu’il le mentionne et le cite à de nombreuses reprises : j’ai dénombré sept mentions explicites de son nom55. Ce que je suggère, c’est que la raison de la limitation au thème des contraires doit être cherchée dans le contenu même des tropes tels qu’il les expose, structuration dont l’origine n’est pas héraclitéenne mais hellénistique. Puisque les tropes relevaient de la partie concernant la connaissance, un développement inspiré d’Héraclite sur la doctrine du flux ne pouvait y trouver sa place, alors que le thème de la variabilité des impressions était parfaitement justifié dans ce type de développement. Pourquoi, dans ce cas, le flux ne figure-t-il pas dans la deuxième partie des tropes, lorsque Philon traite non plus de la variabilité des impressions, mais des krinomena, autrement dit des objets de la représentation ? En fait, toute cette partie peut être lue comme une sorte de préparation à la doctrine du flux à partir de quelques cas concrets. Pour ne prendre qu’un exemple, la description de l’élan au § 174 : « on affirme que cet animal change toujours la couleur de ses poils et prend celle des lieux, des arbres, de tous les objets près desquels il se trouve, au point d’échapper, grâce à la similitude des couleurs, à ceux qui passent près de lui. » Affirmer d’une manière générale la doctrine du flux, c’eût été dogmatiser d’emblée et rendre

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contradictoire la partie consacrée au dissensus des physiciens, laquelle, en tout cas dans la perspective que je propose, n’est pas un appendicule mais bien le couronnement de tout le passage. Du point de vue de l’argumentation, l’ensemble des tropes philoniens ne peut se comprendre si l’on fait totalement abstraction de la doctrine du flux. Il est vrai que Philon ne nous est d’aucun secours pour confirmer la plausibilité d’une telle conclusion. Chez lui, les tropes ne sont pas exposés pour aboutir à l’affirmation de l’instabilité universelle, mais au contraire pour servir au commentaire du texte qui dit le seul être véritable, par opposition au mobilisme. Mutatis mutandis, Philon a besoin d’Héraclite comme Platon a besoin de lui. Il est le moyen de décrire ce qu’il s’agit de dépasser. Mais la différence des finalités ne signifie pas nécessairement que le moyen ait été falsifié. Il est vrai que l’interprétation que je suggère, pour être pleinement convaincante, exigerait que l’on soit parvenu à une compréhension parfaitement claire de tous les passages où Sextus se réfère à la relation d’Énésidème à Héraclite, ce qui n’est pas le cas.

17 J’ajouterai une remarque qui me paraît de nature à mieux suggérer l’importance de Philon pour les études sur le scepticisme. On sait, depuis le livre de John Glucker, Antiochus and the late Academy56, que la Nouvelle Académie a disparu, en tant qu’institution, avec son dernier scholarque, Philon de Larissa, le maître de Cicéron, et qu’il faudra attendre Plutarque, Favorinus et Aulu Gelle pour que nous ayons des mentions de l’apparition d’un nouveau courant pyrrhonien. Il s’est donc écoulé environ un siècle pendant lequel nous ne savons pour ainsi dire rien du devenir de la pensée sceptique. Pour ne donner qu’un exemple, Sénèque, pourtant bien au fait de l’évolution du milieu philosophique, écrit dans les Questions naturelles57 : « Qui y a-t-il pour transmettre l’enseignement de Pyrrhon ? », exprimant ainsi l’idée que, pour lui, le pyrrhonisme a disparu avec Pyrrhon et ses successeurs immédiats. Or Philon est le seul qui se réfère aux sceptiques, mais son témoignage a été disqualifié sous prétexte que skeptikos n’aurait pas chez lui un sens technique. Qu’en est-il exactement ? Il est exact que ce mot peut être chez lui utilisé au sens de « qui regarde », « observateur », par exemple en Her. 279, où il est dit qu’Israël observe la nature des choses, et en Ebr. 98, c’est Moïse lui-même qui est qualifié de σκεπτικὸν καὶ ἐπίσκοπον τῶν πραγμάτων. Mais ce n’est pas chez lui la seule utilisation du terme. En faveur de l’hypothèse de la connaissance par Philon des sceptiques néopyrrhoniens, il convient de mentionner ce passage des Questions sur la Genèse58, dans lequel, à propos de l’interprétation allégorique du personnage d’Ismaël, Philon évoque à deux reprises un couple qu’il désigne successivement par « les académiciens ou les zététiques (chercheurs) », puis par « l’académicien et l’aporétique ». Or nous savons par Diogène Laërce que les néopyrrhoniens se faisaient appeler non seulement sceptiques, mais aussi aporétiques, zététiques et éphectiques59. Malheureusement, ce passage ne nous est parvenu que dans la version arménienne, mais il semble indiscutable qu’il y soit fait mention des académiciens et d’un autre groupe de contempteurs de la connaissance. Si effectivement il existe au moins un cas dans lequel est mentionné un groupe que l’on peut identifier aux néopyrrhoniens, alors d’autres passages philoniens dans lesquels on se demande ce que signifie exactement skeptikos peuvent être interprétés comme des allusions aux néopyrrhoniens. Ce qui paraît le moins improbable, c’est que pour Philon il s’agit d’un groupe à la personnalité encore floue, dont il connaît l’existence, mais dont il ne cherche pas à savoir avec précision en quoi il se distingue des néoacadémiciens. En tout cas, l’analyse de Philon est bien le seul élément qui permette

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de conduire à la présomption forte de la présence de néopyrrhoniens à Alexandrie dès la première moitié du premier siècle de notre ère.

18 Je voudrais conclure à travers quelques remarques de méthode et d’autres qui concernent le fond même du problème. Du point de vue de la méthode, je voudrais signaler trois dangers dans la recherche actuelle, en particulier en ce qui concerne les fragments : • le premier tient à ce que j’appellerai la dictature de l’explicite. On concède bien volontiers que la présence d’un nom soit rassurante et qu’il convienne de lui accorder une attention toute particulière. De même, on peut comprendre la réticence à faire intervenir l’implicite, qui peut apparaître comme la porte ouverte à tous les abus. On ne doit pas pour autant ignorer qu’un texte, tout texte, est nécessairement fait d’implicite et d’explicite. Écarter a priori l’implicite, c’est nécessairement mutiler le texte. Il n’est d’autre solution que celle d’une démarche critique, rigoureuse, qui détermine un bon usage de l’implicite, dans une confrontation permanente avec l’explicite, c’est quelque chose qu’il est désolant de devoir rappeler. La question what is the evidence ? n’est jamais elle-même mise en question en milieu anglo-saxon, comme s’il était légitime de passer sans réflexion méthodologique du juridique au philosophique et au littéraire. Un auteur n’est ni un accusé, ni même un suspect ; un chercheur en sciences humaines n’est ni un procureur ni un avocat. Il s’agit moins d’apporter une preuve à charge ou à décharge que de comprendre, autrement dit de reconstituer dans leur complexité des réseaux de sens qui traversent nécessairement des zones où, pour des raisons très diverses, domine le non-dit ; • par ailleurs, on ne peut que regretter l’avantage a priori accordé aux textes scolastiques, voire scolaires, généralement bien postérieurs à ce dont il parlent, par rapport à d’autres témoignages, plus désordonnés, plus confus, mais qui présentent l’avantage, certes ambigu, d’être contemporains de leur objet. Il est certainement intellectuellement beaucoup plus reposant de travailler sur Sextus, avec ses chapitres bien structurés, ses arborescences si stimulantes, que de plonger dans l’océan philonien, foisonnant et sans cesse mouvant, qui ne se laisse jamais résumer à quelques formules simplettes. Je vois là néanmoins quelque chose qui ressemble fort à une facilité. Il n’y a pas d’autre méthode que de confronter en permanence les uns et les autres ; • enfin, les études sur le scepticisme pâtissent aujourd’hui plus que jamais de l’écrasement des perspectives. À lire tant d’excellents travaux sur le scepticisme, on est frappé de constater l’ontologisation croissante de ce concept, alors qu’il résulte d’un très long processus historique et que le terme même n’apparaît que bien tardivement. En résumant, sans doute de manière excessive, tout se passe comme si le scepticisme avait longtemps été une réalité virtuelle qui se serait actualisée dans l’œuvre de Sextus Empiricus. Or, les deux siècles qui séparent Énésidème et Sextus Empiricus et le fait que celui-ci n’était pas une conscience désincarnée, mais avait lui aussi, en tant que médecin, « his own purposes », pour reprendre l’expression appliquée à Philon, devrait inciter à plus de prudence.

19 Pour ce qui est d’Énésidème, l’analyse du témoignage philonien nous conduit à penser qu’il a existé une phase intermédiaire, pendant laquelle le doute à l’ancienne, autrement dit celui de la Nouvelle Académie, et le néopyrrhonisme que ce philosophe prétendait construire avaient encore bien des points communs, résultant de sa formation néoacadémicienne, qu’elle ait été universitaire ou purement livresque. Nous en voyons la preuve dans le fait que la version philonienne des tropes désigne en permanence la représentation par le terme stoïcien et néoacadémicien de phantasia, alors que Sextus, lui, se réfère surtout au phainomenon. Or, dans la recension de Photius,

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c’est tout le vocabulaire néoacadémicien qui est utilisé pour rendre compte de l’œuvre d’Énésidème : phantasia, katalepton, phantasia kataleptike, pithanon, etc. Si l’on prend en compte tout cela, il apparaît que, loin d’être une rupture complète, l’entreprise d’Énésidème se caractérisa par une tension entre l’innovation et la continuité. D’un côté la résurgence de Pyrrhon et d’Héraclite, que la Nouvelle Académie avait volontairement ignorés, l’organisation en tropes d’arguments dont la plupart avaient été utilisés par les néoacadémiciens, mais de manière non systématique, la formulation d’un scepticisme de la non-connaissance absolue ; de l’autre, la permanence d’un vocabulaire néoacadémicien et d’un certain nombre de thèmes platoniciens.

20 Pendant très longtemps, à la Renaissance et à l’âge classique, et Montaigne ne fut pas pour rien dans la diffusion de cette , on n’a cessé de répéter que la Nouvelle Académie professait le « Je ne sais rien », autrement dit un dogmatisme négatif, tandis que les pyrrhoniens s’interrogeaient sur le « Que sais-je ? », contresens complet au moins en ce qui concerne l’Académie. Ce contresens avait pour origine une lecture trop littérale de Sextus, perçu comme une autorité non seulement en aval, mais aussi en amont de son œuvre. Reconnaissons donc au moins au sextisme actuel qu’il a eu d’illustres antécédents.

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NOTES

1. S’il fallait vraiment fournir un repère chronologique, on peut dater ce renouveau des études sceptiques du colloque de Chantilly qui donna naissance à la série des Symposia Hellenistica : voir Brunschwig 2006. Ce colloque était consacré à la logique stoïcienne, mais il déborda largement sur le scepticisme néoacadémicien et pyrrhonien. 2. Voir Aristoclès, dans Eusèbe, Praep. Ev. XIV, 18, 22 : Μηδενὸς δ᾽ ἐπιστραφέντος αὐτῶν, ὡς εἰ μηδὲ ἐγένοντο τὸ παράπαν, ἐχθὲς καὶ πρώην ἐν Ἀλεξανδρείᾳ τῇ κατ᾽ Αἴγυπτον Αἰνησίδημός τις ἀναζωπυρεῖν ἤρξατο τὸν ὕθλον τοῦτον. Photius, Bibl. cod. 212, 169b19, lui donne comme lieu d’origine Aeges. Nous avons suggéré dans une communication non encore publiée qu’il pourrait s’agir d’Aeges de Cilicie, dont Philostrate dit, Vie d’Apollonios, I, 7, 1, que c’était un centre intellectuel important dans lequel on pouvait philosopher avec « des platoniciens, des chrysippéens, des péripatéticiens ». Cette suggestion rend plausible une rencontre, dans cette région, d’Énésidème et de Lucius Aelius Tubero, qui fut légat. 3. Sur l’ensemble des problèmes posés par la personnalité et l’œuvre d’Énésidème, voir la synthèse de Pérez-Jean 2005. 4. Photius, Bibl. cod. 212, 170a14. Voir sur cette question Decleva Caizzi 1992, qui entend réfuter la doxa très répandue selon laquelle Énésidème aurait été disciple de la Nouvelle Académie, et la réponse de Mansfeld 1995, soulignant certaines faiblesses dans sa démonstration. Sur le problème spécifique de savoir si la critique des sceptiques dans le livre IV de Lucrèce vise la Nouvelle Académie ou le néopyrrhonisme naissant d’Énésidème, voir les thèses opposées de Schrijvers 1992 et de Lévy 1997. 5. Voir en particulier Lévy 2005 et 2008. 6. Voir Runia 1981. 7. Dumont 1972, 147. 8. Voir ce qu’écrit Dumont à la page 152 : « … contrairement à ce que disent É. Bréhier et L. Robin, le texte de l’Anonyme est plus remarquable par ses différences avec le texte de Sextus que par ses ressemblances. » 9. Voir von Arnim 1888. 10. Voir Saudelli 2012. 11. Bréhier 1908, p. 210 : « Philon n’a donc fait sans doute dans ce passage et dans les passages voisins (du §162 au §206) que copier un traité sceptique d’Énésidème ou de ses descendants. » 12. C’est à Brochard 1887, p. 244-245 que l’on fait remonter la datation d’Énésidème comme contemporain de Cicéron. 13. Striker 1983, p. 97. Pour une position grosso modo proche de celle de Striker, voir Bett 2000, p. 210, n. 44. 14. Polito 2004. 15. Annas-Barnes 1985, p. 17 : « In Sextus’ writings we see Greek scepticism fully formed. » 16. Conche 1973. 17. Nikiprowetzky 1977.

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18. Annas-Barnes 1985, p. 26 : « Philo like Sextus writes as a philosopher and not as a historian of philosophy or a biographer ; and as a philosopher, he had some sympathy for scepticism. But he was not a Pyrrhonist, and his essay does not purport to give an accurate account of the Ten Modes. » 19. J. Gorez 1962. 20. Annas-Barnes 1985, p. 48. 21. Photius, Bibl. 212, 169b40-170a1. 22. Photius, Bibl. 212, 169b19-20. Voir Cic. Ac. I, 45 : Itaque Arcesilas negabat esse quicquam quod sciri posset, ne illud quidem ipsum quod Socrates sibi reliquisset, ut nihil scire se sciret. 23. Annas-Barnes 1985, p. 86-87. 24. Photius Bibl. 278. 25. Philon, Ebr. 173, trad. Gorez. 26. Luc. 19, 79 deux fois ; Fin. III, 18. En Luc. 19, Lucullus, porte-parole d’Antiochus d’Ascalon, dit : nec vero hoc loco expectandum est dum de remo inflexo aut de collo columbae respondeam ; non enim is sum qui quidquid videtur tale dicam esse quale videatur ; Epicurus hoc viderit et alia multa. Ce passage montre que l’argument du cou de la colombe, comme d’autres lieux communs du scepticisme en formation, était un objet de discussion entre les épicuriens, les académiciens et les stoïciens, ce que confirment les mentions du cou de la colombe au § 79. La présence de ce même thème chez Lucrèce DRN II, 801, en dehors des argumentations sceptiques du livre IV, prouve son importance pour l’épicurisme, sans que pour autant on puisse lui attribuer une origine épicurienne. 27. Annas-Barnes 1985, p. 46 : « He does not explain how this argument is supposed to lead to scepticism. » 28. On remarquera toutefois une périodisation du même genre dans AM VII, 253, où les anciens stoïciens, qui avaient défini la représentation cataleptique comme étant le critère, sont opposés à ceux plus récents qui avaient ajouté « à condition qu’il n’y ait pas d’obstacle », probablement en réaction aux critiques de Carnéade, lequel avait fait de l’absence d’obstacle l’un des degrés de l’échelle du pithanon, voir AM VII, 166 : ᾽Ἀλλὰ γὰρ οἱ μὲν ἀρχαιότεροι τῶν Στωικῶν κριτήριόν φασιν εἶναι τῆς ἀληθείας τὴν καταληπτικὴν ταύτην φαντασίαν, οἱ δὲ νεώτεροι προσετίθεσαν καὶ τὸ μηδὲν ἔχουσαν ἔνστημα. 29. HP I, 164. 30. Voir Diog. L. IX, 88. 31. A.M. VII, 345. 32. Eusèbe, Praep. Evang. XIV, 18 : ὁπόταν γε μὴν Αἰνησίδημος ἐν τῇ Ὑποτυπώσει τοὺς ἐννέα διεξίῃ τρόπους (κατὰ τοσούτους γὰρ ἀποφαίνειν ἄδηλα τὰ πράγματα πεπείραται), πότερον αὐτὸν φῶμεν εἰδότα λέγειν αὐτοὺς ἢ ἀγνοοῦντα; 33. Diog. L. IX 79. Dorandi 2013 a édité le texte suivant : Αἱ δ’ ἀπορίαι κατὰ τὰς συμφωνίας τῶν φαινομένων ἢ νοουμένων ἃς ἀπεδίδοσαν ἦσαν κατὰ δέκα τρόπους, καθ’ οὓς τὰ ὑποκείμενα παραλλάττοντα ἐφαίνετο. Τούτους δὲ τοὺς δέκα τρόπους καθ’ἕν τίθησιν. La seule différence entre ce texte et celui de Long est le καθ’ ἕν là où Long éditait καθ’ οὓς. 34. Brunschwig 1999, p. 1116. 35. On remarquera que cet adverbe est un hapax chez Sextus et qu’il n’est jamais employé par Philon. 36. Voir Brunschwig 1988. 37. HP II, 86. 38. Cicéron Off. I, 96 : Est autem eius descriptio duplex ; nam et generale quoddam decorum intellegimus, quod in omni honestate versatur, et aliud huic subiectum, quod pertinet ad singulas partes honestatis. 39. Annas-Barnes 1985, p. 145. Pour eux, le mode de la relativité présente quatre difficultés majeures : a) la difficulté de la relation entre relativité et pyrrhonisme ; b) la complexité du concept de relativité ; c) le fait que sur ce point les témoignages de Diogène Laërce, de Philon et

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de Sextus diffèrent profondément ; d) le fait que la relativité soit pour Sextus le mode le plus général et un mode particulier. 40. Ebr. 186, trad. Gorez légèrement modifiée. Sur la présence de contraires héraclitéens dans cette liste, voir Saudelli 2012, p. 224. Philon se réfère explicitement à Héraclite en Heres. 214 où, après avoir donné une très longue liste des contraires, il dit : « n’est-ce pas là le point essentiel de la doctrine mise en avant, selon les Grecs, par leur grand et glorieux Héraclite, doctrine dont il s’est vanté comme d’une découverte nouvelle ? En fait, c’est une découverte ancienne de Moïse, à savoir que les contraires proviennent d’un même objet, par mode de division, comme on l’a clairement montré. » 41. Hermodore, ap. Simplicius, Commentaire sur la Physique, 248, 2-5, cité par Annas-Barnes 1985, p. 131. 42. Nat. de. III, 40 sq. Voir Couissin 1941. 43. Lib. Ac. I, 45. 44. Voir Luc. 122 : Latent ista omnia Luculle crassis occultata et circumfusa tenebris, ut nulla acies humani ingenii tanta sit, quae penetrare in caelum, terram intrare possit. 45. HP I, 235 : Οἱ δὲ περὶ Φίλωνά φασιν ὅσον μὲν ἐπὶ τῷ Στωικῷ κριτηρίῳ, τουτέστι τῇ καταληπτικῇ φαντασίᾳ, ἀκατάληπτα εἶναι τὰ πράγματα, ὅσον δὲ ἐπὶ τῇ φύσει τῶν πραγμάτων αὐτῶν, καταληπτά. 46. Voir Lévy 2005. 47. Tusc. I, 77. 48. Ebr. 198 : τῶν λεγομένων φιλοσόφων ἡ πληθὺς τὸ ἐν τοῖς οὖσι σαφὲς καὶ ἀψευδὲς ἐπιμορφάζουσα θηρᾶν κατὰ στίφη καὶ λόχους διακέκριται καὶ δόγματα ἀσύμφωνα. 49. Voir sur cette question Lévy 1992, p. 176-180. 50. HP I, 210. 51. Voir Saudelli 2012, et notamment les p. 282 sq. 52. Polito 2004, p. 8 : « As a matter of fact, Philo does not mention either Aenesidemus or Heraclitus. He is not reporting someone else’s view, but offering his own… ». Nous n’avons pu consulter que très peu de temps avant la remise de cet article son livre tout récent, Polito 2014. La relation de Philon à Énésidème est définie de la manière suivante, p. 10 : « Philo who appropriates material from Aenesidemus (De ebr. 171-194), provides evidence of awareness of his sceptical arguments. » Polito reconnaît que la version sextienne des tropes est elle-même une réécriture et que la version d’Aristoclès, qui a sa préférence, contient une charge polémique, mais il ne tient aucun compte du fait que le texte du De ebr. est le plus proche chronologiquement d’Énésidème. Le sous- entendu est que l’« appropriation » philonienne efface, en quelque sorte, cet avantage chronologique, neutralisé par l’affirmation générale que « all extant versions of the tropes ultimately stem from Aenesidemus and contain echoes of him ». Or rien n’interdit méthodologiquement de partir du principe qu’étant le plus proche, à la fois chronologiquement et géographiquement, Philon peut donner des informations que les autres ne connaissaient plus ou qu’ils estimaient inutile de donner. 53. Von Arnim 1888, p. 84-85. 54. Ios. 125. 55. Leg. I, 108 ; III, 7 ; Her. 214 ; Aet. 111 ; Prov. frg. 2, 67 ; Quaest. Gen. II, frg. 5a ; Arithmetica, frg. 122. 56. Voir Glucker 1978. 57. Quaest. Nat. VII 32 : Itaque tot familiae philosophorum sine successore deficiunt. Academici et ueteres et minores nullum antistitem reliquerunt. Quis est qui tradat praecepta Pyrrhonis ? 58. Q.G. III. 33. 59. Diog. L. IX, 69.

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RÉSUMÉS

La floraison d’études sur le scepticisme antique de ces dernières décennies a fait au moins une victime, à savoir Philon d’Alexandrie, auquel elles ont accordé une part de plus en plus restreinte, alors même que Philon est incontestablement celle de nos sources la plus proche d’Énésidème qui refonda le pyrrhonisme au Ier siècle avant J.-C. Il importe donc d’établir quelle confiance on peut accorder à ce que Philon nous dit, en plusieurs endroits de son œuvre, du courant sceptique. On propose donc un bref status quaestionis, avant d’analyser la question des tropes. On soulève enfin le problème plus général de la technicisation croissante de la philosophie ancienne et de la place quasi hégémonique qu’occupe actuellement la méthode analytique. Un auteur comme Philon est difficile à décomposer en propositions, dont on chercherait à définir les relations, et il n’a pas écrit – si l’on excepte le De aeternitate mundi, dont l’authenticité est discutée, le Probus, le De prouidentia et l’Alexander – une œuvre qui se présente comme explicitement philosophique. Il incarne donc un problème qui le dépasse : que peut faire la recherche lorsqu’elle est confrontée à tous ces textes dans lesquels la philosophie se trouve mêlée à ce qui n’est pas elle-même, qu’il s’agisse de littérature ou de religion ?

The growing number of studies on ancient scepticism in the last thirty years or so have made at least one victim, Philo of Alexandria. He has drawn less and less interest, despite his being our source closest in time to Enesidemus, who led the rebirth of during the 1st century B.C. It is hence important to assess the trustworthiness of several texts of Philo about scepticism. This paper offers a brief state of the art before focusing on Philo’s testimony about Enesidemus’ “ten modes”. It then raises the more general problem of the growing technicity of the history of ancient philosophy and the dominant role played today by the analytic method. Philo’s texts can hardly be reduced to a set of propositions combined into an argument. His works do not even claim to be philosophical, with the exception of De aeternitate mundi, the authorship of which is debated, Probus, De prouidentia, and Alexander. Philo embodies un much larger problem: how do we study all these ancient texts in which philosophy is mingled with something else, be it literature or religion?

INDEX

Mots-clés : tropes sceptiques, études sceptiques Keywords : sceptical tropes, sceptical studies

AUTEURS

CARLOS LÉVY

Université Paris-Sorbonne

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Why Care Whether Scepticism is Different from Other Philosophies ?

Richard Bett

I would like to thank an anonymous reader for the journal, whose comments on an earlier version prompted some rethinking and, I hope, a clearer focus in the paper, especially the final section.

I

1 From at least the Hellenistic period on, ancient Greek philosophical schools routinely and explicitly appealed to predecessors as inspiration for their ideas. For the skeptical Academics of this period to appeal to Plato and Socrates was an obvious move given that Plato founded the school to which they belonged; but the Stoics also appealed to Socrates, and to some extent Plato, even while disagreeing sharply with Plato on a number of issues.1 A Stoic debt to Heraclitus is also apparent; while explicit acknowledgement of this by the Stoics themselves is hard to find in the surviving testimonies, we know that the early Stoics Cleanthes and Sphaerus both wrote books about Heraclitus (DL 7.174, 177), which at least suggests an awareness of, and a willingness to admit, common ground. The Epicureans tended to emphasize their own originality to a greater extent;2 but both Epicurus himself and Lucretius singled out as an important forerunner (Epicurus On Nature 34.30 = LS 20C13-14; Lucretius 3.371, 5.622). By the time we get to later antiquity, revived movements of Platonism and take hold, to which eventually almost all philosophers are attached. And at this point we are far beyond a mere selective acknowledgement of influence; one’s whole outlook is defined by one’s perceived relation to Plato or Aristotle (or both, for these two movements are by no means entirely distinct)3,4.

2 All this makes it quite noteworthy that Sextus Empiricus, who seems to have lived at a time when this revived Platonism and Aristotelianism were well underway,5 takes considerable pains to show that Pyrrhonism is different from other philosophies. He is not even especially eager to admit debts to earlier Pyrrhonists. Pyrrho himself is rarely mentioned in Sextus’ pages, and his one explicit remark about how Pyrrho gave his

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name to the Pyrrhonist tradition is notably stand-offish; he simply says “Pyrrho appears to us to have approached scepticism in an more full-bodied fashion and more manifestly than those before him” (PH 1.7). 6 Aenesidemus, the founder of the later Pyrrhonist movement to which Sextus himself belonged, also receives comparatively few mentions – seventeen in a total of fourteen surviving books – and several of these are in contexts involving Aenesidemus’ interest in or association with the ideas of Heraclitus (a topic to which we shall return), rather than his purely sceptical credentials. Sextus regularly uses phrases such as “we sceptics” – he is not trying to deny being part of a movement – but he is remarkably reticent about acknowledging named predecessors. But the most explicit indication of his bucking the trend of his own time, where situating oneself in the tradition of some earlier authority became more and more important for philosophers, is the final segment of the first book of Outlines of Pyrrhonism (PH 1.209-41); here Sextus discusses several other philosophies, all of them predating Pyrrhonism, and argues that Pyrrhonism is distinct from all of them. My aim in this paper is to try to shed some light on Sextus’ motivations in this passage, and more generally on why he seems so eager not to allow his own outlook to be assimilated to those of others before him.

3 There are six chapters on these other philosophies: on Heraclitus, Democritus, the , Protagoras, the Academy – with several subdivisions, and including a digression on – and the Empiric school of medicine. Sextus calls them “nearby” (parakeimenai) philosophies and says that he is going to explain the “distinction” (diakrisis) between each of them and scepticism (PH 1.5, 209). Since he is generally so emphatic about the “distinction”, one might have expected him to challenge the characterization of these philosophies as “nearby”, but he does not do so. The reason, I take it, is that this or related terms were already in use by others as ways of classifying them. Sextus might be uncomfortable with the claim of similarity embedded in the label “nearby”; but he is prepared to use the word in a neutral fashion as a commonly understood means of referring to them.

4 That some people did think of a number of other ideas, both philosophical and otherwise, as akin to scepticism, and as anticipating it in important respects, seems clear from a passage of Diogenes Laertius’ life of Pyrrho (9.71-3), where a considerable number of thinkers and poets are alleged to have been sceptics before their time.7 The list begins and ends with Homer, but it includes three of the philosophers considered in the passage of Sextus to which I have referred: Xenophanes, Democritus and Heraclitus (9.72-3). It is also worth noting that all three of these – together with Zeno of Elea, also named by Diogenes as a proto-sceptic (9.72) – appear as the subjects of lives earlier in Diogenes’ book 9, which ends with the connected lives of Pyrrho and Timon. And another figure treated in book 9 is Protagoras, who also appears in Sextus’ group of “nearby” philosophers, though not in Diogenes’ own passage explicitly naming sceptical predecessors. Although the ordering of the lives in Diogenes is in large part dictated by actual or supposed teacher-pupil “successions” of philosophers, and we have other records of such “successions” involving many of the philosophers who appear in his book 9,8 he is not entirely bound by these pre-existing sequences, and it is not unreasonable to think that judgements of philosophical closeness may have had played a role in his choices of who to include where; in this case the looming figure of Pyrrho, whose life is by far the longest in book 9, may have had something to do with who else was placed leading up to him.9 Besides, the “successions” themselves often relied on judgements of this sort, rather than on any solid biographical data; Diogenes’

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claim in this book that Parmenides was a pupil of Xenophanes (9.21), which is repeated in numerous other sources,10 is a good example.

5 Thus we have good reason to think that a number of philosophers and other authors were recognized in certain circles as having been to some degree forerunners of Pyrrhonist scepticism, and that Sextus is responding to this perception by arguing, for a group of these alleged forerunners that seem to him most significant, that he and his fellow Pyrrhonists are in fact quite distinct from them.11 Except in one case, Aenesidemus’ claim of a link between Pyrrhonism and Heraclitus (PH 1.210), Sextus does not say who he is disagreeing with, attributing the claims of similarity to an unnamed tines, “some” (PH 1.215, 220, 236) or remarking that the similarity “is said” (legetai, PH 1.213) or “is thought” (dokei, PH 1.217) to obtain. But the evidence from Diogenes makes clear that views of the kind he is opposing had some currency. There is additional evidence for this in the case of the Academics, whom Diogenes does not mention in this context (or indeed anywhere in book 9); but I will leave aside the Academics until we get to Sextus’ treatment of them (section III).

6 It would be interesting to know whether such views (beyond the case of Aenesidemus and Heraclitus, and again, ignoring for now the case of the Academics) were held by Pyrrhonists – in which case Sextus would be engaging in a dispute internal to the tradition – or whether they came from others: either from those hostile to the sceptics or from doxographers, for whom the classification of philosophies was a major concern, but who were not necessarily attached to any one of them. Diogenes does not say whose idea it was that all the figures he mentions, in the passage I referred to, were proto-sceptics. But can we tell whether or not this idea originated with the sceptics themselves? Although some have thought so, I am not convinced that we can.

7 Annas and Barnes say that Diogenes ascribes the claim of similarity (in the case of Democritus, but the same would apply at least to several others) to the sceptics themselves.12 But the entire passage is introduced non-committally by “some [enioi] say that Homer began this school” (9.71), and the later “according to them” (kat’autous, 9.72), which accompanies the mention of Democritus and others, simply refers back to this “some people”; there is no indication here as to whether these are sceptics or not. Katja Vogt accepts this point, but offers three reasons for thinking that it is in fact the sceptics themselves who are responsible for the comparisons.13 The first is that Sextus’ account of the distinctness of scepticism refers only to philosophers and medical theorists, whereas Diogenes’ passage on the similarities has a good many references to poetry. Since Sextus does not address the poetic quotations, he must not see them as hostile or in need of response, which suggests that they originated in his own school. The second is that Diogenes does address the issue of anti-sceptical challenges, and the sceptic’s replies to them, at another place in the life of Pyrrho (9.102-8); but that passage has no clear connection with the passage alleging similarities (even though Democritus appears in both), which suggests that he does not view the latter passage as anti-skeptical in import. The third is that Diogenes explicitly tells us, shortly before the passage about the similarities, that Pyrrho admired Homer (9.67), who has pride of place in the latter passage as the first proto-sceptic (9.71); we might add that he also tells us in the same place that Pyrrho admired Democritus. And this points towards Pyrrho and his early associates having devised the list of poetic and philosophical proto-sceptics.

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8 Although the scenario that Vogt sketches is entirely possible, none of these points seems to me decisive. On the first, Sextus frequently reminds us that Outlines of Pyrrhonism is what its title suggests – a brief overview of the sceptical outlook; hence it would make perfect sense for him to focus only on the claims of similarity that seemed to him most important. And it would not be surprising, given his general orientation, if these centered around philosophical or theoretical concerns rather than poetic remarks of a vaguely sceptical air. Besides, if the poetic parallels originated in the doxographical tradition, Sextus need not have seen them as hostile or deserving of rebuttal; from the fact that they were not devised by the sceptics themselves, it would not follow that he would have to view them as critical in spirit. On the second point, the fact that Diogenes addresses anti-skeptical challenges elsewhere does not provide reason for thinking that the similarities were the sceptics’ own invention. Diogenes is not always the most organized of writers, and even if the claimed similarities were devised by the sceptics’ opponents, there would be no great surprise in their appearing in another part of the life of Pyrrho. In addition, again, there is a further option besides their being of sceptical or anti-sceptical origin; they could have been devised by doxographers who, at least as such, might be entirely neutral as between the sceptics and their opponents. In this case there would be no reason to expect this material to be linked with the anti-sceptical challenges. And on the third point, Pyrrho’s reported admiration for Homer and Democritus would be just as likely to inspire a doxographer as a sceptic to claim similarities between the two of them and scepticism.

9 Galen does say that “even the Pyrrhonists trace back their school to most ancient men” (In Hipp. De med. off. 1.658.10-12K). But this is a remark in passing and he offers no details. It has been suggested that there is reason to attribute to Aenesidemus a concern with finding precursors for his own sceptical position.14 But apart from the obvious case of Pyrrho himself, and the special case of Heraclitus noted above, the evidence for this is tenuous. It depends on the interesting, but inevitably speculative, claim that Aenesidemus is the source of at least part of Sextus’ catalog of positions for and against the existence of a criterion of truth in the first book of Against the Logicians (M 7.46-260) – specifically, the part dealing with the deniers of any criterion, which comes first (M 7.48-88). 15 But even if we accept this claim, the conclusion does not follow. For, as Sextus makes clear (M 7.46), the list of deniers of the criterion is one side of an opposition among dogmatic philosophers concerning the criterion of truth; we are not supposed to identify the sceptics with either side of this opposition. Admittedly, it is possible that Aenesidemus’ own position was different; there is reason to think that his version of Pyrrhonism was more focused than Sextus’ on denying the existence of various entities, rather than suspending judgement about their existence,16 and indeed there may even be some traces of this earlier position in Against the Logicians itself (M 7.26, M 8.1).17 But this still does not entitle us to infer that the list of deniers of the criterion was conceived by Aenesidemus as a list of sceptical predecessors. For it is clear from the Ten Modes, which derive from Aenesidemus (M 7.345), that his version of Pyrrhonism also had a large place for assembling oppositions; it is just as likely in this case that he, like Sextus, was interested in laying out both sides of the opposition as that he simply wanted to identify with the negative side.

10 On this question, then, it seems to me that a properly sceptical suspension of judgement is appropriate. It is quite possible that the Pyrrhonists themselves are behind the passage of Diogenes listing sceptical predecessors, and that Sextus, in

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arguing that Pyrrhonism is distinct from a number of other philosophies, is going against a view that was current in his own tradition. But this is not the only possibility. I doubt that anti-sceptics are behind it, because the thrust of the whole passage is to show that the earlier philosophers and poets say things that are sceptical in tone; if it was devised with anti-sceptical intent, one would expect the similarities to be exploited with the aim of showing that the Pyrrhonists were not really sceptical at all, or that they are inconsistent in their scepticism. We cannot be sure that such anti-sceptical strategies were not developed, or that they were not part of what Sextus had in mind in arguing for the distinctness of scepticism; but the Diogenes passage itself does not provide evidence that they were. However, this still leaves the possibility that the Diogenes passage derives from the taxonomic activities of doxographers who were not associated either with the sceptics or with their opponents.

11 If sceptics were the source, their aim was presumably similar to one of the main aims of dogmatists who appealed to predecessors: to show that their outlook was respectable and possessed of an illustrious pedigree. And if this is the case, Sextus’ response must be driven by the thought that pedigree is less important than purity; the association with earlier philosophers, whatever the intentions of those who made it, runs the risk of having the sceptics being considered inconsistent or dogmatic. Avoiding this risk must also be central to his purpose if he is responding to a perception created by the doxographers’ classification of philosophies, or for that matter to a critique by anti- sceptics (although in these cases we would have to imagine somewhat different subtexts to his remarks). I shall expand on this point and make it more precise in section IV, after we have looked at the text in some detail.

II

12 In any case, it is clear that there were views current to the effect that scepticism was similar to or identical with numerous other philosophies, as well as ideas expressed in various poets. Sextus either does not know or does not care about the poetic comparisons, but he sees the connections made with a number of other philosophies as important enough to refute. How does he go about this?

13 In general terms, the answer is very simple: in each case Sextus draws attention to definite conclusions that the philosophy being compared with scepticism is prepared to assert, while emphasizing that in contrast the sceptic suspends judgement. In some cases the other philosophy is said (in the view of those whom Sextus is opposing) to be “the same” as scepticism (PH 1.215, 220, 236), while in others it is said to “have a commonality” (echein koinonian) with scepticism (PH 1.213, 217), which sounds like a weaker claim. It is not immediately obvious whether there is any significance to this difference. If having a “commonality” merely indicates a degree of common ground, one might think that Sextus could accept this while still maintaining that scepticism differs crucially because it, unlike the other philosophy, suspends judgement. Sextus does not explicitly address this possibility one way or the other, but his responses in these cases seem just as relentlessly focused on scepticism’s distinctness as in those where the other philosophy is said to be “the same” as scepticism. And in fact, I shall suggest that there is reason to think, in at least one case, that he would be just as unwilling to accept claims of commonality as claims of identity. This only reinforces the impression with which I began, namely that Sextus is strikingly at odds with a

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standard philosophical approach in his time. It also puts into sharper focus the question of his purposes in this part of the work.

14 The first allegedly “nearby” philosophy considered is that of Heraclitus (PH 1.210-12). This is introduced with neither a claim of “commonality” nor one of identity; having said that the philosophy of Heraclitus will be the first to be considered (PH 1.209), Sextus launches immediately into his response, saying “that this is different from our approach is clear” (PH 1.210). As we saw, Heraclitus was among those considered proto- sceptics by whoever are behind the list in Diogenes Laertius (9.73). But while some of what Sextus says in this chapter would no doubt serve to address their view, his explicit target is just one person – his own Pyrrhonist predecessor, Aenesidemus – and for a very specific reason. Aenesidemus is said to have held that scepticism is a route (hodon) to the Heraclitean philosophy, because the idea that opposites appear to apply to the same thing “precedes” (prohegetai) the idea that they actually do apply to the same thing; the sceptics adhere to the first idea and Heraclitus to the second, and the one can lead to the other.

15 There is room for considerable debate about what exactly Aenesidemus was suggesting. 18 But one thing is clear. To say that scepticism is a route to the philosophy of Heraclitus does not imply that one wishes to follow that route oneself; thus we do not need to suppose that Aenesidemus became or intended to become a Heraclitean (though this has sometimes been supposed).19 The term prohegetai, “precedes”, seems to suggest that acceptance of the appearance of opposites applying to the same thing is somehow a precondition of coming to accept their reality; 20 but this still does not mean that Aenesidemus himself wanted to move from the first step to the second – a necessary condition is not the same as a sufficient condition. Nonetheless, it does look as if Aenesidemus saw a significant point of contact between scepticism and Heracliteanism – a “commonality”, to use the term Sextus himself uses in some other cases; and the same is suggested by a repeated phrase elsewhere in Sextus, Ainesidemos kata Herakleiton (M 7.349, 9.337, 10.216). This at first appears to mean “Aenesidemus according to Heraclitus”, but that is of course impossible.21 It is hard to know exactly how to translate it; Malcolm Schofield has suggested that it is equivalent to “Aenesidemus’ version of Heraclitus”, and R. J. Hankinson has seen it as shorthand for a phrase of the form “Aenesidemus said that, according to Heraclitus…”.22 Either way, the phrase appears in contexts where it looks as if Aenesidemus was examining or explaining Heraclitean ideas – without necessarily endorsing them, but apparently exhibiting a special interest in them.

16 But Sextus will have none of this. His response in the chapter we are considering is twofold. On the one hand, he points out that Heraclitus says many things dogmatically; the point is made in general terms at the outset (PH 1.210) and is later illustrated, one of the examples being precisely the end-point of the “route” to Heracliteanism that Aenesidemus is said to have referred to – that opposites do not merely appear to apply, but do in fact apply (hyparchein), to the same thing (PH 1.212). On the other hand, he urges that there is nothing specially sceptical about the notion that opposites appear to apply to the same thing; this is just common knowledge – or more precisely, a common “preconception” (prolepsis) – which sceptics, Heracliteans or any other philosophers can make use of as they please (PH 1.211). Thus there is no reason to regard scepticism in particular as making a contribution (Sextus’ word is synergei, PH 1.212) towards the

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Heraclitean outlook; returning in conclusion to Aenesidemus’ notion of a “route”, he calls the very idea absurd (PH 1.212).

17 The vehemence of Sextus’ disagreement with the founder of the Pyrrhonist movement to which he himself belonged is more than a little surprising. And here at least, even if nowhere else, we have Sextus opposing a rapprochement with another philosopher that originated within his own school. What is also remarkable is the comprehensiveness of his desire to avoid all possible connections with this other philosophy. Neither Sextus’ own report in this chapter nor any other evidence gives us reason to think that Aenesidemus took Heraclitus to have been a sceptic (as did the people whose views are reported in Diogenes’ list of proto-sceptics); all we need to suppose is that he was interested in some themes in Heraclitus that resonated with his own concerns. There are indeed many fragments of Heraclitus, usually grouped by scholars under the heading of the Unity of Opposites, that could be said to express the idea that opposites apply to the same thing, and one could well imagine that this kind of material could have been useful to Aenesidemus in compiling his Ten Modes. To judge from the occurrences in Sextus of the phrase Ainesidemos kata Herakleiton, his interest in Heraclitus extended beyond this; the topics at issue there are the location of thought (dianoia, M 7.349), the relation between whole and part (M 9.337) and the nature of time (M 10.216). But this too carries no implication as to his having adopted a Heraclitean position or considered Heraclitus himself to have been a sceptic. Why, then, is the Heraclitean connection so objectionable to Sextus? Merely establishing that Heraclitus was not a sceptic is not enough for him. That would be compatible with acknowledging the limited common ground implied in Aenesidemus’ remark about the “route” to Heraclitus’ philosophy; but Sextus is eager to banish the whole idea of the “route” as well. It looks as if he simply wants no association with Heraclitus at all. Or, to use again his own language in the chapters to follow, it looks as if he wants to rebut not only the notion that Heraclitus’ philosophy is “the same” as scepticism, but even the suggestion that it “has a commonality” with scepticism – or, for that matter, that it is really a “nearby” philosophy, despite his willingness to use this term in introducing this part of the book.

18 When he gets to the next philosophy, that of Democritus (PH 1.213-14), Sextus calms down a little. Democritus is said to “have a commonality” with scepticism, and the reason is that he, like the sceptics, makes use of oppositions such as that honey appears sweet to some and bitter to others. This is then said to lead him to use the phrase ou mallon, “no more” – such as in “honey is no more sweet than bitter” – a phrase that, according to the proponents of this view, “is sceptical” (skeptiken ousan, PH 1.213). Sextus’ first response is that ou mallon, though certainly a phrase used by sceptics, is not sceptical in the hands of Democritus; he uses it to deny that either alternative is the case, whereas the sceptics use it to express indecision as to whether both alternatives are the case or neither is;23 in the former usage it is part of a dogmatic assertion, and that is what the sceptic avoids. The thought behind Democritus’ reported use of the phrase is clearly that expressed in the famous fragment “By convention color, by convention sweet, by convention bitter; in reality atoms and void” (Galen, On Medical Experience 15.7; DK 68B125); on this view honey is not in reality either sweet or bitter,24 and the “no more” statement would be saying precisely this. It is no accident that Sextus immediately follows his first response with a reference to the other half of this fragment, “in reality atoms and void”, claiming quite reasonably that this is an assertion about how things really are, and hence quite different from anything that the

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sceptics would be prepared to say (PH 1.214). In closing Sextus comments that this is so “even if he [Democritus] begins from the lack of uniformity [anomalia] among apparent things”, which is at least an implicit recognition that there is some “commonality” between Democritus and himself. Still, despite this more conciliatory tone, the overriding focus is on the differences rather than the similarities.

19 The same is even more clearly true in the case of Protagoras, who is the other thinker said (on the interpretation Sextus is scrutinizing) to exhibit a “commonality” with scepticism (PH 1.217). Here there is no explicit acknowledgement of common ground, and there is at least an implicit rejection of the argument for the claim of “commonality”. This argument appeals to Protagoras’ famous statement “A human being is measure of all things”; this statement shows, we are told, that “he posits only the things that are apparent to each person, and in this way he brings in relativity” (PH 1.216). Sextus’ response is that if we spell out more fully what the “measure” doctrine involves, we will see that, on the contrary, it commits Protagoras to dogmatic claims about how things actually are, which makes his position quite different from scepticism (PH 1.217-19). According to Sextus’ reading of the doctrine, the world is variable, and is in itself such as to be, on any given occasion, any of the ways it appears to some perceiver.25 Hence Protagoras does not merely posit appearances, as alleged by the people who said he had a “commonality” with scepticism; every appearance is also (on the particular occasion on which it presents itself) the way things really are. This interpretation seems to derive ultimately from Plato’s Theaetetus, specifically the elaborate theory of perception that is presented as the ontological underpinning of the “measure” doctrine (156a-157c), although there are intrusions of post-Platonic terminology – notably “matter” (hyle) as the name for the changeable underlying reality – and a number of examples are borrowed from the fourth of the Ten Modes (PH 1.100). In any case, the true meaning of the “measure” doctrine is said to be that “a human being is the criterion for the things that there are; for all the things that appear to human beings also are” (PH 1.219). Hence Protagoras is committed to any number of assertions about how things actually are – whereas the sceptics regard these matters as unclear and suspend judgement about them.

20 Between the chapters on Democritus and Protagoras Sextus includes a brief chapter on the Cyrenaics (PH 1.215). The Cyrenaic view is declared by some to be the same as scepticism on the ground that “it too says that we apprehend only the ways we are affected”.26 It is not clear whether Sextus accepts the point implied in the word “too” (kai), that the sceptics themselves claim that we “apprehend the ways we are affected”; in fact I think he would be well advised to avoid (as he generally does) the dogmatic notion of “apprehension” () altogether in describing the sceptical outlook.27 In any case, we do not need to read him here as doing more than reporting the reason given by those who made the claim of identity. His response to the claim is twofold. First, he says that the Cyrenaics have a different end from the sceptics – namely, pleasure rather than tranquility – and moreover they are described as “strongly asserting” (diabebaioumenos) that this is the end, rather than the much more tentative way in which the sceptics elsewhere propose their end.28 And second, the Cyrenaics do not suspend judgement about external things, but make the definite assertion (apophainontai) that they have an inapprehensible nature; this makes them, in the terminology of modern scholarship, negative dogmatists rather than sceptics. The Cyrenaics may have interesting resemblances to the figure of the sceptic in modern philosophy.29 But Sextus has no trouble in showing that his form of scepticism,

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centered as it is around suspension of judgement, is clearly distinct from their philosophy.

III

21 Following the chapter on Protagoras is the one on the Academics, which is the longest and most complicated of all of them. In this case we have evidence, quite distinct from that considered in section I, that shows a debate concerning whether or not their philosophy is the same as Pyrrhonism; we should begin by considering this, since I left it aside earlier in the interest of simplicity. First, we should note that Aenesidemus founded the later Pyrrhonist movement in large part as a reaction against the Academy, of which he was originally a member.30 The chapter of Photius that contains a summary of Aenesidemus’s Pyrrhonist Discourses has much to say about the failure of the Academics to maintain a genuinely sceptical – that is, suspensive – attitude; they are several times said to make definite assertions, and in this respect to be no different from their supposed rivals, the Stoics (Bibl. 169b36-170a11, 170a14-17, 22-38). The charge is said to apply especially to the Academy of Aenesidemus’ own day (170a14-15), but it is issued quite generally. From Photius’ account it looks as if this topic occupied a considerable portion of the first book of Aenesidemus’s work. Since this distancing of the Pyrrhonists from the Academics was an important impetus for the Pyrrhonist movement itself, I assume (though I do not think it can be absolutely proven) that the idea that the Academics’ philosophy was the same as that of the Pyrrhonists did not originate within Pyrrhonism, at some point between Aenesidemus and Sextus.31

22 But others clearly were prepared to maintain this, including in the period immediately before Sextus. Aulus Gellius reports “an old question, dealt with by many Greek writers, whether there is any difference, and how much, between the Pyrrhonian and Academic philosophers” (11.5.6). Gellius does not express a final opinion on this himself, saying that although there is a lot in common between the two schools, “they have been thought” (existimati sunt) to differ in that the Academics maintain as a definite conclusion that nothing can be known, whereas the Pyrrhonists suspend judgement on this question. As we shall see, this is one of the main points Sextus uses to distinguish himself from some Academics, and there is other evidence for this reading of the Academics (e.g. Cic. Acad. 1.45). Gellius does not tell us who thought this, nor who, if anyone, opposed the view that they differed in this way. Since he has just mentioned Favorinus (11.5.5), since Favorinus elsewhere figures in Gellius as both source and character, and since Gellius is not otherwise particularly interested in scepticism, the chances are good that he gets his information on this topic from Favorinus; but that does not tell us whether Favorinus endorsed the idea of the difference or opposed it. However, what Gellius tells us in the immediately preceding passage is that Favorinus wrote a work in ten books called Pyrrhonian Modes; Diogenes Laertius also tells us of Favorinus’ interest in the Modes (9.87). Since Favorinus was a self-professed Academic, this tends to suggest that he saw the two schools as more similar than different; ten books would be a lot to write unless one saw something valuable and congenial in one’s topic, and the title is simply Pyrrhonian Modes – not Against the Pyrrhonian Modes or the like, as one might expect if the work was a polemic.32 In this case the claim of difference would be one that he recorded but did not agree with. Indeed, for reasons of this sort some have even seen Favorinus as Sextus’ opponent in his chapter on the Academics.33 I

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tend to doubt this, if only because Sextus in general, for whatever reason, does not seem to engage directly with the philosophy of his own time.34 But if I am right about Favorinus’ stance, it would admittedly be an instance of the kind of view Sextus is anxious to resist. In any case, the extent of the discussion on this question makes clear that the view that the two philosophies were essentially the same had a continuing attraction for some.

23 Sextus’ response distinguishes between several phases of the Academy, and treats each of them separately.35 He begins with Plato, acknowledging that there is a range of interpretations of him of varying degrees of dogmatism (PH 1.221). As he says, the only one that he needs to refute is the one that says that Plato is “purely sceptical” or “aporetic”; any interpretation that attributes to Plato some degree of dogmatism has already conceded that he is not sceptical (PH 1.222). And the response to the “purely sceptical” interpretation is that Plato makes a great many definite assertions.36 If he assents to these, he is clearly not a sceptic; and if he puts them forward as more plausible than their alternatives, he is not adhering to the Pyrrhonist posture of seeing both (or all) the alternatives as of “equal strength” (isostheneia).37 He concedes that there are parts of Plato’s work that have a sceptical aspect (PH 1.223, 225),38 but insists that unless one is sceptical through and through, one is a dogmatist; holding definite views, or taking certain things to be plausible, on even one subject disqualifies one from consideration as a sceptic. As in the case of Democritus, there is an admission of some common ground, but this is framed in such a way as to maximize the impression of difference.39

24 The idea that scepticism must be complete if it is to count as scepticism at all is then further illustrated by the case of Xenophanes as interpreted by Timon (PH 1.224-5). Xenophanes is presented as regretting his lapse into the holding of doctrines and his only partial adherence to a sceptical outlook; Sextus’ point, again, is that partial adherence is no adherence, and he concludes this digression by referring back to the case of Plato (PH 1.225). The digression is unexpected in that Xenophanes had nothing to do with the Academy. But the verses of Timon that he cites provide a vivid image of what it is like to be only partially (that is, not really) sceptical,40 and also give Sextus an excuse to check off one more philosopher – in this case, one for whom the early Pyrrhonist Timon had some degree of respect – as clearly distinct from the sceptics.

25 Sextus now turns to the “new” Academy – that is, the Academy of and Clitomachus – and argues on two grounds that its outlook is different from scepticism (PH 1.226-31). First, these Academics assert as a definite conclusion that everything is inapprehensible, which makes them negative dogmatists.41 Second, they treat some appearances as more plausible or persuasive (pithana) than others, which already involves them in the holding of opinions. It is not clear that either of these claims is fair to the Academics.42 While we have good evidence that Carneades argued that nothing can be apprehended, or that there is no criterion of truth – including from Sextus himself (M 7.159-65; see also, e.g., Cic. Acad. 2.28) – it is not obvious that he meant to assent to this conclusion, as opposed to offering it as a counter-balance to the positive arguments of others on the criterion, especially the Stoics.43 On the second point, Cicero reports that Clitomachus (following Carneades) made the case that one could follow impressions – that is, make use of them for the purposes of action and discussion – without assenting to them in any objectionable sense; one way of reading this is that their persuasiveness consists simply in their psychological influence, and

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one need not endorse the truth of any proposition – which is what the objectionable kind of assent would be – in order for them to have this effect (Acad. 2.104).44 Some have found this account unintelligible.45 But since Sextus himself allows that the sceptics follow or yield to some impressions without holding opinions, and is prepared to borrow the term “persuasive” to refer to these (PH 1.230), it does not look as if he would agree. And so it is not clear why he should not allow that the Academics’ appeal to persuasiveness without assent (at least, assent of a sort that would compromise them) can be understood in the same way – instead of insisting, as he does, that they follow their persuasive impressions with a “strong inclination” (prokliseos sphodras, PH 1.230) that commits them to holding opinions. There is, then, at least a possibility that Sextus is forcing the evidence so as to maximize the sense of a difference between himself and the New Academy.

26 Sextus ends the chapter with a brief look at the late Academics Philo and Antiochus (PH 1.235). Here we need not doubt that the distinctions he draws between their philosophies and his own have some basis; there is plenty of other evidence that Philo was not a sceptic in anything like Sextus’ terms and that Antiochus was not a sceptic in any sense.46 But before these Sextus spends a little time on , the figure who is generally regarded as having turned the Academy in a sceptical direction, and this is more interesting.

27 Sextus begins by saying that Arcesilaus’ outlook and his are virtually the same (mian einai schedon, PH 1.232); in contrast with the other Academics discussed in this chapter, Arcesilaus is said to suspend judgement about everything, and this is supported by some points on which he differs from the new Academy as Sextus has just depicted it.47 This is remarkable seeing that the aim of this whole section of the book has been to explain the differences between scepticism and the allegedly “nearby” philosophies; in the case of Arcesilaus, Sextus seems not to find anything relevant to say. However, he immediately goes on to mention two other interpretations that put Arcesilaus in a different light. One is that while they say much the same things, Arcesilaus says them in a dogmatic register, so that on his view suspension of judgement is by nature a good thing and assent by nature a bad thing (PH 1.233). The other is that Arcesilaus was really a secret Platonist and used sceptical argumentation as a test to see who was ready to receive the true philosophy of Platonism (PH 1.234) – much as, on a view that we glanced at earlier, some of Plato’s own philosophical activity was designed for training rather than indoctrination and for this reason had a sceptical appearance.48 Sextus does not say that he accepts either of these other interpretations, but nor does he explicitly repudiate them; as a result, the status of Arcesilaus vis-à-vis scepticism is left somewhat unclear.

28 I close this section with a very few remarks on the final chapter on medical . Here Sextus, himself an Empiricist, appears to reject an identification between scepticism and the Empiric school (PH 1.236). He makes this conditional on the Empiricists affirming that unclear things are inapprehensible, which would mean that they were negative dogmatists. But he leaves this on the table as an unanswered accusation, and instead spends several sections explaining why another medical approach, Methodism, would be more appropriate for a sceptic (PH 1.237-41). The issues here are very difficult and cannot be discussed on this occasion.49 I will simply point out that the Methodist school of medicine, like Arcesilaus, is a case where Sextus allows a similarity – “kinship” (oikeiotes) is his word (PH 1.241) – and does not hasten to

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diminish it by emphasizing differences. It is a qualified kinship (ouch’ haplos), but it is greater than that of any other medical school, and there are no stated considerations that undermine it.

IV

29 Let me try to sum up the results of this survey. Sextus is in general extremely resistant to claims of identity or even similarity between his brand of scepticism and other philosophies. This is true even when the common ground was suggested by an earlier Pyrrhonist, as we saw in the case of Aenesidemus and Heraclitus. In addition, throughout his work he is notably reticent about appealing to predecessors within his own Pyrrhonist tradition. In both respects Sextus is strikingly different from the sceptical Academy. As I mentioned at the outset, these Academics look back to Socrates and Plato, and this is no surprise; but they also appeal to numerous Presocratics as predecessors.50 And much of the later history of the sceptical Academy revolves around a debate between rival factions, each claiming to be the true heirs of Carneades.51 Sextus, however, seems to go out of his way to emphasize that he and his anonymous Pyrrhonist friends are quite different from everyone else. What might explain this seemingly extreme attitude?

30 The simplest approach to this question, I think, is to take him at his word: Sextus considers Pyrrhonist scepticism to be an entirely distinct kind of enterprise from every other philosophical movement, and he thinks that this point cannot be overemphasized. Another way to express this point is that scepticism is not a philosophy at all, at least as that term is frequently understood. Although Sextus opens Outlines of Pyrrhonism by distinguishing three main kinds of philosophy, of which scepticism is one (PH 1.1-3), and although he sometimes speaks elsewhere of the “sceptical philosophy” (e.g. PH 1.4, 5), he also frequently speaks of non-sceptical philosophy as “so-called [kaloumenes or legomenes] philosophy” (e.g., PH 1.6, 18), which carries, I think, two implications: first, that these philosophers claim to be doing something that they in fact fail to do, and second, that in this understanding of what philosophy is or should be, Sextus himself has nothing to do with philosophy. Their pretention, I take it, is that they have succeeded, at least to some degree, in discovering and describing the true nature of things in a systematic way; and it is perhaps no accident that the phrase “so- called philosophy” occurs exclusively in passages where one or more of the three main parts of this systematic enterprise (that is, logic, physics and ethics) are the topic of discussion. (Sometimes, too, the parts themselves are referred to as “so-called”, e.g., PH

3.167, 278.) For convenience let us call this philosophyD. This is not, of course, the only conception of philosophy, which is why Sextus does not simply reject the term as applied to scepticism; but it is one that might well be considered to be dominant in the Hellenistic period and later antiquity. It is this conception that the Peripatetic Aristocles has in mind when he says of Pyrrhonism (in a phase that predates Sextus but postdates Aenesidemus):52 “I do not think it should even be called a philosophy, since it does away with the starting-points of philosophizing” (in Eusebius, Praep. evang. 14.18.30). Assuming the same conception of philosophy, I think that Sextus’ reply would be “exactly!” – and that this gets to the heart of what he is concerned with in these chapters. If that is what philosophy is, at least according to a widespread conception, then it is understandable that he would want to make clear that he is doing something

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fundamentally different, and therefore that he would want to reject all associations with those who do qualify as philosophers in that conception.53

31 Now, as I noted at the beginning, in the period leading up to and including Sextus himself, philosophers so understood tended more and more to identify themselves with founder figures from the past; the appeal to some earlier authority was an important part of how one legitimized one’s positions. Thus, if Sextus wants to distance himself

from all associations with philosophyD, this may point to a further explanation for his rejection of claims concerning predecessors to his own school. It is not just that the comparisons to which he is responding were made between scepticism and

philosophersD; the very appeal to predecessors may itself have come to be connected, in 54 his mind at least, with the notion of doctrinal succession, and hence with philosophyD. This may also explain why he says so little about his own predecessors within the Pyrrhonist tradition; perhaps the very idea of a tradition of thinking, with important founding figures, carries too much of an implication of the transmission of doctrines – or could too easily be understood in that way by others not willing to examine what Pyrrhonism actually is.55 If there is anything to this suggestion, then the point with which I began – Sextus’ position as an outlier with respect to the appeal to predecessors – should not really be surprising after all. It is integral to his conception of what he is doing that he should wish to go conspicuously in the opposite direction to

other philosophers – or rather, in the opposite direction to philosophersD, among whom he very deliberately does not wish to count himself. 56

32 It may seem surprising that Sextus should extend this attitude even to the Academy, which was generally considered to have been sceptical in the Hellenistic period. However, as I said, the Academy, including in its sceptical period, has no trouble with appealing to predecessors, Plato prominently included. Both because he has legitimate

reason to consider Plato (at least in some moods) as a philosopherD, and because to him

the appeal to predecessors may itself have the feel of philosophyD, this could have prompted Sextus to paint all of them, or almost all, as quite distinct from the Pyrrhonists. Even in the one case, Arcesilaus, where he cannot avoid admitting that there is a lot of common ground, he will not simply say so, but puts this alongside non- sceptical interpretations of his thought and hence creates uncertainty about what he has just said. It is also interesting that he treats Arcesilaus out of chronological order, after the New Academy instead of before. The effect is to reinforce the sense of the New Academy, which now comes immediately after Plato, as following in Plato’s footsteps – since in his portrayal they, like Plato, rely to a large extent on persuasiveness or plausibility – and to make Arcesilaus look more like an isolated figure not immersed in a tradition. If being part of a tradition itself has a suspect air for Sextus, this makes good sense in light of his qualified willingness to acknowledge Arcesilaus as a kindred spirit.

33 As for the Methodists, the other group with which he admits some common ground, two things may be said. First, they would not generally be counted as philosophers (of any sort), and so the risks involved in being associated with philosophers would not have applied in their case. Second, whether or not the Methodists were in fact free from all doctrine,57 Sextus focuses exclusively on their role as practitioners who follow the way things appear; while, as we saw, he does not suggest that they are exactly the same as the sceptics, he takes the trouble to paint them in a light that will make them

look as little like philosophersD as possible. It is therefore consistent with the aims that

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I have tentatively ascribed to Sextus that the Methodists, as he portrays them, should come out as the most favored among all the thinkers he considers in this part of the book.

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NOTES

1. For both the Academics and the Stoics, see the classic Long 1988. 2. See especially Sextus, M 1.3, where Epicurus is reported as repudiating his own teacher and claiming to be self-taught. 3. On this see Tuominen 2009, chapter 1. 4. On the increasing appeal in the philosophy of the Greco-Roman world to the authority of a founder figure – who may or may not have been an actual member of the school in question – see Sedley 1997. Also relevant in this context is the thesis of Boys-Stones 2001, that philosophy in the early centuries AD came to be understood as the project of retrieving an ancient wisdom – one that Plato, in particular, was regarded as having already unearthed. 5. Sextus is generally placed in the second century AD. But Jouanna 2009 has argued powerfully for dating him a little later, at the beginning of the third century, primarily on the basis of Galen’s silence about him. This is not a new argument, but Jouanna makes clear how unlikely it is that Galen would not have referred to Sextus had they been contemporaries. However, my point in the main text applies even if this is not correct. 6. One might suggest that this is simply a case of Sextus being pedantically Pyrrhonian, avoiding any definite claims about what Pyrrho thought. But in general Sextus has no trouble giving detailed accounts – including, sometimes, variant accounts between which he does not choose – of what other philosophers said or thought. It is clear from Diogenes Laertius’ life of Pyrrho that accounts of Pyrrho’s sayings and behavior were available, should Sextus have wished to appeal to them. Here, however, he is offering the absolute minimum to explain the label “Pyrrhonian”, which reads like a deliberate refusal to appeal to Pyrrho as a predecessor in the sort of way one might expect, given the examples in the previous paragraph. 7. For an excellent discussion of this passage, see Warren 2015. 8. Clement, Strom. 1.14.64, 2-4; Eusebius, Praep. evang. 14.17.10; pseudo-Galen, Hist. philos. 3 (p. 601 Diels). 9. I have discussed this further in Bett 2015, section I. 10. E.g., Aristotle, Met. 986b21-2 (Aristotle reports this as an opinion held, without himself offering a verdict on it); also the passages cited in n. 8 above. 11. There is of course no necessary opposition between saying that philosopher A was to some degree a forerunner of philosopher B and saying that their philosophies are not the same; hence

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one might wonder why, with a little nuance, Sextus might not accept certain views about sceptical predecessors of the kind reported in Diogenes. However, as we shall see, Sextus is notably resistant even to claims of similarity between scepticism and other philosophies; as he himself frames the issue, his approach really is in conflict with the one in Diogenes. 12. Annas and Barnes 1994, p. 54, n. 221. 13. Vogt 2015, section 2(i). 14. Warren 2015, n. 18 and accompanying text. 15. For this claim see Sedley 1992, 25-7. 16. For example, Photius’ summary of Aenesidemus’ Pyrrhonist Discourses tells us that Aenesidemus denied the existence of signs, causes and ethical ends (Bibl. 170a12-14, 18-19, 30-35). I argue for this way of interpreting Aenesidemus in Bett 2000, chapter 4. 17. As noted by Sedley 1992, 26 n. 11. Sedley also points out that the manuscripts actually contain the sentence “and among these were also the sceptics” at the end of the list of deniers of the criterion (M 7.48). Mutschmann deletes this as contrary to Sextus’ purpose, but Sedley wonders whether it should have been retained. Although I have long been suspicious of corrections to the manuscripts of Sextus that are designed to assimilate all his writings to the Pyrrhonism of PH, in this case I side with Mutschmann. Again, Sextus has just said that this is an opposition among dogmatists. In addition, the reference to the sceptics has no connection with the following discussion, which is otherwise precisely previewed by the order of the philosophers mentioned. And the remark itself has the feel of a tacked-on addition, which is typical of glosses that have found their way into a text. 18. Significant recent treatments are Polito 2004, Pérez-Jean 2005, Schofield 2007; a brief sketch of the main issues is Hankinson 2010, section IV. 19. E.g. Brochard 2002, livre III, ch. IV. 20. For other examples of this usage in Sextus, see M 7.263, M 8.60; for an example outside Sextus, see Epictetus, Diss. 3.7, 6. 21. At least, if this Heraclitus is the Presocratic Heraclitus of Ephesus. But this seems clearly to be the Heraclitus at issue in PH 1, and Sextus never suggests that he has more than one Heraclitus in mind. 22. Schofield 2007, 272 n. 3; Hankinson 2010, 116. Pérez-Jean 2005, 13-16 does not come down in favor of any single definitive reading of the phrase; however, like these other two, she sees it broadly as indicating Aenesidemus as an interpreter of Heraclitus – which might or might not be accompanied by agreement with him on some points. See also Viano 2002. 23. It is at first sight surprising that Sextus does not mention the possibility that one of the two alternatives is the case, with further indecision as to which one. Presumably this is because he is responding to Democritus, who says that “neither” is the correct answer. Sextus’ reply is: yes, it could be neither, but it could just as well be the opposite (that is, both) – and this is a genuinely sceptical use of ou mallon, which is all he needs for the current purpose. 24. To call honey sweet only “by convention” may seem strange; surely it tastes sweet (to people whose sense organs are in a normal state) regardless of our conventions. The explanation of this that I find most satisfactory is that the convention consists in saying unqualified things like “honey is sweet”, which implies (or so it might well be thought) that one takes sweetness to be a property of honey itself – that is, of the collection of atoms and void that we call honey – rather than what it really is, namely an effect of the interaction of these atoms and void with the atoms and void that constitute ourselves. For this reading see Furley 1993, 77-8. 25. Sextus says that “the logoi of all the things that appear are underlying in the matter” (PH 1.218). As Annas and Barnes 1994, 56, n. 234 point out, it is not clear exactly what logoi means here. But the general idea must be that this matter has the capability of transforming itself so as to have in reality any of the characteristics that it appears to have to someone on a particular occasion.

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26. I follow Annas and Barnes 1994 in retaining the mss. reading katalambanein, (supported by the medieval Latin translation comprehendere), rather than altering to katalambanesthai as do several editors; the Greek is a little awkward but not impossibly so. “Ways we are affected” translates pathe. 27. On this see O’Keefe 2011. 28. “Up to now we say that the sceptic’s end is …” (PH 1.25). Both the “up to now” (achri nun) and the restriction of the end to the sceptics protect Sextus from dogmatism. The end is put forward as a report of the sceptics’ own experience (cf. PH 1.4) – this is what they have in fact pursued – not as what human beings in general should or naturally do pursue, which is how the telos is normally understood in ancient Greek ethics, or even as what the sceptics are committed to pursuing in the future. (PH 1.12 does suggest that Sextus thinks philosophers in general aim for ataraxia, but his actual specification of the telos makes no mention of anyone besides the sceptics themselves.) 29. Although here too the similarities should not be exaggerated; on this see Bett forthcoming a. 30. On the last point see Photius Bibl. 169b32-5. This reading of the passage was challenged by Decleva Caizzi 1992, but the challenge was refuted by Mansfeld 1995. 31. Hostility to the sceptical Academy (as we now call it) is also evident in the early Pyrrhonist period. Timon, Pyrrho’s disciple, is openly scathing about Arcesilaus (DL 4.42). He does elsewhere seem to allow that Arcesilaus borrowed something from Pyrrho (DL 4.33). But in the same fragment he pictures him as also indebted to Menedemus and Diodorus; his point, I take it, is that the resulting mixture is a disaster from the Pyrrhonist perspective. 32. Gellius’ information has been suspected; for a defense of both his text and his credibility, see Holford-Strevens 1997, 213 n. 96. Note also that Plutarch, Favorinus’ teacher, wrote a work On the Difference Between Pyrrhonists and Academics (Lamprias Catalog 64). But that title does not tell us whether he saw the difference as significant or as exaggerated by others; and in any case, we need not assume that Favorinus always thought the same as his teacher. 33. Holford-Strevens 1997, 212-17; Ioppolo 2002, 66-70. 34. On this, see further Bett forthcoming b. 35. Ioppolo 2009, 32-3 argues that this division is strategic, dictated largely by the need to separate Arcesilaus from the rest. See chapter 1 of this work for a much more detailed account of this chapter of Sextus than I can provide here. 36. One might better say that characters in Plato’s dialogues make these assertions (except, of course, in the Letters, where the ancients were more ready than most modern scholars to find the voice of Plato). But Sextus agrees with the many people through the ages who have seen Plato as to some degree speaking through his characters. 37. As we shall see shortly, a similar point is made about the New Academy of Carneades, although in their case a response may have been available. By contrast, there is no reason to think that Plato had any special interest in avoiding taking things to be true, whether definitively or tentatively. 38. Sextus has in mind the dialogues that modern scholars sometimes call “aporetic”. These are referred to as the “gymnastic” or “training” works (PH 1.221), the idea being that they are designed to introduce people to philosophical discussion in preparation for the works that involve positive doctrines. This terminology was not invented by Sextus; see, e.g., DL 3.49, in a neutral classification of different kinds of Platonic dialogues. But it suits his purposes nicely in so far as it suggests that the sceptical-looking parts of Plato are really just preparatory to, and hence less serious than, the non-sceptical parts. 39. At one point Sextus compares his own view on Plato’s relation to scepticism with that of Aenesidemus (PH 1.222); unfortunately the text is corrupt, so we cannot simply read what he said Aenesidemus’ position on this was. I have argued elsewhere that Sextus is here agreeing with

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Aenesidemus (Bett 2006); see also Spinelli 2000, Bonazzi 2011. I therefore do not treat this as a case of intra-Pyrrhonist dispute; but for another reading see Ioppolo 2009, 52-74. 40. What it would mean to be properly sceptical may not be precisely the same in Timon’s estimation and in Sextus’. But Sextus’ reading of Timon, according to which Xenophanes is portrayed as partly but not wholly achieving the ideal attitude, seems plausible. 41. The same point was made in the very first chapter of the work (PH 1.3) as Sextus was introducing scepticism and its rivals. 42. On this, see further Ioppolo 2009, 35-42. 43. On this point see, e.g., Thorsrud 2010, section IV. 44. Frede 1997 and Bett 1990 include versions of this kind of interpretation. 45. See Thorsrud 2010, 73-4; Perin 2013, 321-2. 46. A good brief review of the evidence is the “Introduction” to Brittain 2006, especially section II. For Philo see also Brittain 2001; for Antiochus see Sedley 2012. 47. Sextus’ comment that Arcesilaus “absolutely seems to me to share in [ koinonein] the Pyrrhonists’ words [logois]” seems to mark a closer similarity than the one claimed by the other side in the case of Democritus and Protagoras: that they “have a commonality” (koinonian) with scepticism. In addition to the “absolutely” (panu), koinonein, “share in”, seems to suggest a comprehensive overlap, whereas koinonia is more suggestive of individual features in common. But however this may be, the key point is what Sextus says next – that the two outlooks are almost the same. 48. See again n. 38. 49. A good recent discussion is Allen 2010. 50. On this see Brittain and Palmer 2001. 51. For a survey of this history see Lévy 2010. 52. Aristocles’ dates are controversial, but he seems to speak of Aenesidemus as relatively recent (in Eusebius, Praep. evang. 14.18.29). 53. One might object that if Sextus means to distinguish two different conceptions of philosophy, he ought to have made this clear and explained what each conception amounts to. Now first, as I have noted, Sextus does use the term “so-called philosophy” to mark the sort of approach to the subject that he wants nothing to do with; the term itself indicates that he considers philosophy of this kind a hopeless quest, and the contexts in which he invokes the term send a strong signal that this is due to its constructive and systematic ambitions. By contrast, he is prepared to use the unqualified term “philosophy” to apply to scepticism and dogmatism equally. While this perhaps does not tell us everything we might wish to know about the distinction he is pointing to, it is by no means wholly opaque. But second, I think there are limits to how much clarity Sextus actually wants on this topic. I am the one who, for the purpose of elucidating his intentions on the matters we have been concerned with, wishes to mark a clear distinction between two conceptions of philosophy present in his work, and I hope I have given a tolerable explanation of at least the one he repudiates. Sextus himself, I believe, is deliberately being somewhat less forthcoming about what does or does not count as philosophy, with a view to prompting further reflection, and ideally suspension of judgement, about that very question. I have said a little more about this in Bett 2013, esp. p. 392, 401-3. 54. I do not mean to imply that there is anything inherently dogmatic about the appeal to predecessors; the idea is just that exposure to numerous examples of dogmatists who did appeal to predecessors could have led to such an association for Sextus – or at least, as I go on to suggest, to a worry that others might read him with such an association in mind. I also do not claim to have direct evidence for this contention; I merely point to its ability to explain some things that need explanation. 55. This may also be a factor in Sextus’ care in explaining the sense in which Pyrrhonism is a school (hairesis, PH 1.16-17). What he actually says is that it is not a school if that implies the

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acceptance of doctrines, but it is a school if that just means a certain method or way of life (agoge). This was not just his idea; Diogenes also says something similar about the senses in which Pyrrhonism is or is not a school (1.20). But the notion of a school might also suggest a succession of thinkers over time who had made a certain set of intellectual commitments; if so, Sextus would have an additional reason to worry that calling Pyrrhonism a school, without being highly specific about what that means, might give people the wrong idea. 56. I mentioned earlier that Sextus does not seem to engage explicitly with the philosophy of his own time. But if he was aware at least in a general way of the trend that I referred to at the beginning of this paragraph, that would give more point to his refusal to play the game of appealing to predecessors. In Bett forthcoming b I may have exaggerated Sextus’ isolation from his own time and place. 57. This is a delicate and complicated question; see Frede 1982, Allen 2010.

ABSTRACTS

The article considers Sextus’ response, in the closing chapters of book 1 of Outlines of Pyrrhonism, to arguments connecting scepticism with numerous earlier philosophies. The nature and sources of such arguments, as indicated by evidence in Diogenes Laertius and elsewhere, is examined, although it is suggested that much about these questions must remain inconclusive. But most of the paper is devoted to a detailed analysis of Sextus’ counter-arguments. In almost every case, Sextus is shown to be very strongly opposed to any rapprochement of scepticism to other philosophies. This is all the more surprising given the increasing tendency in the philosophy of later antiquity to appeal to predecessors. Sextus’ attitude is explained as the product of a desire to make as clear as possible that scepticism is not in fact a philosophy at all, in the usual sense of the term. The fact that he makes very little reference to named predecessors even within the Pyrrhonist tradition itself may also be explained by the wish to seem quite different from philosophers as usually understood.

L’article porte sur la façon dont Sextus, dans les derniers chapitres du Livre I des Esquisses pyrrhoniennes, répond aux argumentations qui tendent à rattacher le scepticisme à diverses philosophies plus anciennes. Après une étude de la nature et des sources de ces argumentations à partir du témoignage de Diogène Laërce et d’autres auteurs, et le constat que bien des questions à ce sujet ne peuvent que rester sans réponse, la majeure partie de l’article est consacrée à l’analyse des contre-arguments avancés par Sextus. Dans presque tous les cas, il apparaît que Sextus s’oppose fermement à tout rapprochement du scepticisme avec d’autres philosophies. Cela est d’autant plus surprenant que la philosophie de l’Antiquité tardive manifeste une tendance marquée à se réclamer de prédécesseurs. L’attitude de Sextus s’explique par son désir de faire comprendre le plus clairement possible que le scepticisme, en réalité, n’a rien d’une philosophie au sens ordinaire du terme. La rareté, chez Sextus, des références à des prédécesseurs nommément désignés, y compris au sein de la tradition pyrrhonienne, peut aussi s’expliquer par le souhait de paraître complètement différent des philosophes tels qu’on les comprend habituellement.

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INDEX

Mots-clés: histoire du scepticisme, philosophie sceptique Keywords: history of scepticism, sceptical philosophy

AUTHORS

RICHARD BETT

Johns Hopkins University

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Le problème du critère sceptique

Baptiste Bondu

1 La notion de critère, translittération du grec κριτήριον, désigne techniquement dans la philosophie ancienne, et tout particulièrement dans la philosophie hellénistique, la base irréfutable sur laquelle se fonder pour établir une connaissance1. En ce sens, elle constitue le cœur de la réflexion épistémologique après Platon et Aristote : comme on l’exprime parfois, avec la question du critère, on passerait de la question « qu’est-ce que le savoir, par différence avec l’ignorance ? » à la question « est-ce que le savoir existe ? »2. Ainsi toute école philosophique de la période hellénistique se doit de dire quel est le critère sur lequel elle fonde sa doctrine. On a pu ainsi considérer que cet infléchissement du questionnement dans la philosophie ancienne de la connaissance est lié à la prise au sérieux de l’objection « sceptique » selon laquelle savoir et ignorance se confondent, ce qui rendrait impossible de choisir l’un à la place de l’autre – le scepticisme pouvant alors être défini de manière large comme la remise en cause de la capacité de savoir3. Épicuriens et stoïciens auraient alors proposé de partir préalablement d’une clarification de la nature des données et des sources pouvant être considérées comme fiables afin de pouvoir édifier, dans un second temps, le système global de connaissance qu’est le savoir. Dans cette perspective, on pourrait dire que c’est un questionnement de type sceptique qui est à l’origine de la notion de critère telle qu’elle s’est imposée dans le débat philosophique comme objet liminaire de la réflexion et condition de possibilité de l’ensemble de l’édifice du savoir. Mais, tandis que la réponse philosophique à cette première objection de type sceptique s’est incarnée dans la poursuite du critère ou fondement de la connaissance, est apparue une nouvelle argumentation, destinée en retour à remettre en cause toute forme de critère, et constituant une nouvelle base pour le scepticisme. La réfutation du critère constitua ainsi comme un passage obligé du scepticisme hellénistique4. Tout un arsenal d’arguments a été déployé soit pour rendre la notion elle-même invalide soit pour contester telle ou telle forme particulière de critère, et en particulier la raison (λόγος) des héritiers de Platon, la sensation (αἴσθησις) des épicuriens ou l’impression appréhensive (φαντασία καταληπτική) des disciples de Chrysippe. Ce qui pose davantage difficulté, et sur quoi les sources sont moins concordantes, est de savoir si les sceptiques, tout en annihilant toutes les formes « dogmatiques » de critère, n’ont

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pas néanmoins formulé en propre une espèce de critère qu’ils auraient acceptée5. On pourra penser que les sceptiques ont été contraints de formuler l’adoption d’un critère sous le coup de la double objection classique de l’impossibilité logique et de l’impossibilité vitale. L’impossibilité logique de la réfutation du critère peut s’exprimer ainsi : si le sceptique réfute tout critère, sur quelle base, et donc sur quel critère, pourra-t-il effectuer cette réfutation ? L’impossibilité vitale, quant à elle, peut prendre la forme suivante : si le sceptique réfute tout critère, sur quelle base, et donc sur quel critère, pourra-t-il mener sa vie ? La formulation d’un critère sceptique serait donc un moyen de sauver le scepticisme de ses inconséquences. La question est alors de savoir si, en l’occurrence, le remède n’est pas pire que le mal. En effet, à partir du moment où un sceptique propose une forme de critère qu’il peut accepter, ne retombe-t-il pas d’emblée dans le dogmatisme qu’il reproche précisément aux autres philosophes ? Le scepticisme ne réside-t-il pas dans la radicalité de sa proposition philosophique, aboutissement d’une argumentation implacable contre toute prétention à établir des fondements certains pour la connaissance et, partant, pour la vie elle-même ? Le fait de s’en remettre à un critère, fût-il considéré de la manière la plus précautionneuse et la plus provisoire possible, ne conduit-il pas à un amoindrissement de la portée du scepticisme tout en n’atteignant pas la vigueur et la cohérence des systèmes philosophiques qu’il combat6 ?

2 De manière liminaire, nous parlerons de sceptiques et de scepticisme en un sens générique pour désigner, selon l’usage le plus ordinaire chez les interprètes contemporains, le courant de pensée qui va de Pyrrhon à Énésidème et Sextus Empiricus, en passant par Arcésilas et Carnéade, pour ne citer que les figures les plus importantes, et sans préjuger des débats, anciens et modernes, sur les différentes versions de ces scepticismes et même sur la légitimité de cette appellation pour chacun de ces philosophes7. Mais il s’agit d’un problème d’histoire de la philosophie autant que de philosophie. En effet, d’une part, une analyse des textes et des contextes dans lesquels est énoncée l’existence d’un critère sceptique doit nous permettre d’évaluer la part de la dimension polémique et de la déformation doxographique dans une telle assertion : en d’autres termes, est-ce que l’affirmation selon laquelle le sceptique a lui aussi un critère peut être considérée comme authentiquement sceptique ou n’est-elle qu’une façon ad hoc de dire les choses pour répondre à une objection ou pour donner à cette position philosophique une coloration qui la rapproche des autres doctrines ? Une question liée est celle de savoir si toutes les formes de scepticisme de la période hellénistique, des académiciens aux néopyrrhoniens, ont défendu cette position et si elles l’ont fait de la même manière. Mais, d’autre part, prendre au sérieux la thèse selon laquelle un sceptique peut se fonder sur un critère impose de définir précisément la nature du critère en question et, symétriquement, la nature du scepticisme en question, quitte à considérer que certaines formes de pensée ne sont précisément plus « sceptiques ». Plus précisément, est-ce que le critère du sceptique est du même type que le critère d’un philosophe dogmatique, épicurien ou stoïcien notamment, mais en diffère par son contenu, de la même manière que le critère épicurien qu’est la sensation se distingue du critère stoïcien qu’est l’impression appréhensive ? Ou bien est-ce que le critère du sceptique n’est tout simplement pas du même type que le critère d’un philosophe dogmatique, et que ce n’est finalement que par équivoque ou homonymie que l’on parle alors de « critère » dans les deux cas, le mot ne désignant pas la même chose chez le sceptique et chez le dogmatique ? Dans cette dernière hypothèse, comment faudra-t-il comprendre la notion de critère pour un sceptique, par différence

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avec la notion de critère pour un dogmatique ? On pourra ainsi parler de manière générale d’un « problème du critère sceptique », d’une part, au sens où l’identification de la nature de ce critère est complexe mais aussi, d’autre part, au sens où la possibilité même d’un tel critère est discutable. Une grande difficulté pour l’analyse de ce problème vient du fait que, dans les sources anciennes elles-mêmes, les formulations attribuées aux sceptiques ne sont pas toujours cohérentes avec ce que l’on attendrait du scepticisme ou pas toujours concordantes entre elles. Davantage, les sources tendent à confondre dans une grande catégorie générale « les sceptiques », sans distinguer entre les différents penseurs ou les différentes traditions, et, quand ces distinctions sont apparemment opérées, sans que les sources puissent être considérées comme parfaitement fiables et sans parti pris. L’objectif des lignes qui vont suivre est de tenter d’y voir plus clair dans la série de problèmes suscités par l’hypothèse d’un critère sceptique et dans la manière dont la question a été abordée par certains auteurs de l’Antiquité, et en particulier celui dont les réflexions sur le sujet restent pour nous les plus fournies, à savoir Sextus Empiricus8.

I. La réfutation sceptique du critère

3 Commençons par recenser et examiner les différentes manières dont les sources antiques ont présenté le rapport des sceptiques à la question du critère. Il conviendra à cet égard de distinguer selon les sources mais aussi selon les sceptiques qui sont alors étudiés. En effet, les textes nous présentent une assez grande variété de formulations, lesquelles renvoient à proprement parler à des options philosophiques distinctes qui ne sont pas toujours clairement identifiées et qui restent généralement confusément désignées sous le nom de « scepticisme ». Revenir sur la conception sceptique du critère permet ainsi de revenir sur les différentes formes de scepticisme qui s’exprimèrent dans la philosophie ancienne, même si ces distinctions s’avèrent elles- mêmes discutées, tant par les auteurs anciens que par les interprètes contemporains. Tous les passages qui évoquent la manière sceptique de considérer le critère sont unanimes sur un point : la notion philosophique de critère a été l’objet d’une réfutation générale par les sceptiques. Les passages les plus explicites sont ceux que l’on trouve chez Sextus Empiricus et Diogène Laërce. Le premier déploie la version la plus étendue de l’argumentation sceptique contre le critère, y consacrant une grande partie du deuxième livre des Esquisses pyrrhoniennes (PH II 14-79) et pas moins de quatre cents paragraphes du Contre les logiciens (M VII 46-446), la première partie (46-260) étant vouée à présenter le désaccord (διαφωνία) des philosophes sur le critère, tandis que la deuxième partie (261-446) expose une succession d’arguments contre le critère9. Le second (DL IX 90) commence par annoncer que le critère fait partie des notions que les sceptiques « éliminèrent » (ἀνῄρουν), au même titre que la démonstration, le signe, la cause, le mouvement ou le bien et le mal. Puis (DL IX 94) il offre un rapide exemple de l’argumentation systématique qui était alors déployée par les sceptiques contre le critère, sous la forme de l’examen d’alternatives successivement déboutées10 — avant (DL IX 95) de compléter cette argumentation par une autre fondée sur le désaccord (διαφωνία)11. Diogène Laërce parle ici du scepticisme sous l’égide de la figure de Pyrrhon, et Sextus Empiricus se présente lui-même comme un représentant du pyrrhonisme.

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4 Mais la réfutation du critère est partagée avec les sceptiques académiques. Ainsi Sextus écrit-il à propos d’Arcésilas qu’il « ne définissait aucun critère » (οὐδὲν ὥρισαν κριτήριον) (M VII 150), ce dont témoigne l’argumentation rapportée alors par Sextus (M VII 150-158). Sextus est tout aussi clair à propos de Carnéade, dont il expose de manière développée les arguments contre le critère (M VII 159-165) et dont il dit qu’il considérait qu’« il n’est absolument aucun critère de vérité » (οὐδέν ἐστιν ἁπλῶς ἀληθείας κριτήριον) (M VII 159) ou qu’il « argumenta sur l’inexistence du critère » (εἰς τὴν ἀνυπαρξίαν τοῦ κριτηρίου διεξήρχετο) (M VII 166). Quand il aborde la question dans son petit traité Sur le meilleur enseignement (Kühn I 40-52), Galien associe d’ailleurs « académiciens et pyrrhoniens » (I 42, I 48) dans cette réfutation de tout critère. Et si les débats des Académiques de Cicéron, tout particulièrement le Lucullus, tournent plutôt autour de la notion d’appréhension (comprehensio, perceptio et cognitio traduisant le grec κατάληψις12), il y est bien question du problème du critère et de la possibilité ou non de tenir une position sans critère de vérité, comme l’indique ponctuellement l’usage du terme judicium, équivalent latin de κριτήριον13. Renvoyant lui aussi à la notion d’appréhension, Photius introduit sa présentation des Discours pyrrhoniens d’Énésidème en des termes qui peuvent être relus comme l’expression d’une réfutation de tout critère : « Le projet général du livre est d’assurer qu’il n’y a rien de sûr pour l’appréhension, ni par les sens, ni même par la pensée (οὐδὲν βέβαιον εἰς κατάληψιν, οὔτε δι’ αἰσθήσεως, ἀλλ’ οὔτε μὴν διὰ νοήσεως) » (Bibliothèque, 212, 169b20). Et, pour finir ce tour d’horizon des sources présentant la position du scepticisme sur le critère, on pourra également citer ce passage d’Eusèbe de Césarée : « et il y eut Pyrrhon, à partir duquel se constitua le groupe de ceux qui ont été nommés “sceptiques” — lesquels considéraient qu’absolument rien n’est susceptible d’appréhension, ni dans la sensation ni dans la raison (μηδὲν εἶναι τὸ παράπαν μήτ’ ἐν αἰσθήσει μήτ’ ἐν λόγῳ καταληπτὸν), et qui restaient en suspens en toutes choses (ἐπέχοντας δὲ ἐν πᾶσιν) » (Préparation évangélique, XIV 17, § 10). Ce passage introduit les chapitres qu’Aristoclès de Messine a consacré aux différentes thèses sur le critère de vérité, chapitres qui contiennent notamment le fameux passage dans lequel Timon de Phlionte, disciple de Pyrrhon d’Élis, aurait exposé la thèse de son maître, thèse qui renvoie d’ailleurs elle- même, selon certains commentateurs, à une position sur le critère de vérité14.

5 Avant d’en venir à la difficulté principale qu’est la conciliation de cette réfutation du critère, dont toutes les sources s’accordent à faire un attribut essentiel du scepticisme, d’une part, et de l’acceptation d’un critère par les sceptiques, d’autre part, il convient de s’arrêter sur une difficulté préalable. Par leur réfutation du critère, les sceptiques en viennent-ils à nier le critère, c’est-à-dire à en contester absolument la réalité ? À première vue, la réponse à cette question va de soi : tout cet ensemble d’arguments contre le critère serait-il déployé en vain ? Le but du scepticisme n’est-il pas précisément de détruire toute prétention à se fonder sur un critère ? Il semble pourtant nécessaire d’être attentif au détail des formulations sur ce point. Si l’on repart des sources que nous venons de citer, on trouvera les expressions suivantes : les sceptiques tantôt « éliminent » le critère (DL IX 90), « argumentent en faveur de l’inexistence du critère » (SE M VII 166), ou « se débarrassent du critère » (Cic. Ac. II 18), tantôt « assurent qu’il n’y a rien de sûr pour l’appréhension » (Photius, Bibliothèque, 212, 169b20) ou « considèrent qu’absolument rien n’est susceptible d’appréhension » (Eusèbe, Prép. év., XIV 17, § 10), tantôt « ne définissent aucun critère » (SE M VII 159) ou « restent en suspens en toutes choses » (Eusèbe, Prép. év., XIV, 17, §10). Or ces

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formulations n’ont pas du tout la même portée : elles tendent parfois vers une remise en cause radicale du critère, parfois vers une forme de certitude sur le caractère incertain du critère, parfois vers une simple confession d’ignorance sur l’existence ou non du critère. Sur cette base, on pourra donc distinguer entre trois formes de scepticisme, soit un scepticisme nihiliste (il n’y a pas de critère), un scepticisme indéterministe (le critère est quelque chose d’incertain) et un scepticisme suspensif (je ne sais s’il y a un critère ou non et s’il est incertain ou non).

6 Cette confusion sur la détermination précise de l’attitude des sceptiques à l’égard du critère, dont témoigne parfois un même auteur à quelques lignes d’intervalle, est à l’origine de controverses importantes sur la nature même du scepticisme, et ce dès l’Antiquité. Pour une version contemporaine de ces débats, on pourra renvoyer aux positions contradictoires défendues par Karel Janáček, d’une part, et Anthony Long, d’autre part, à propos du même auteur sceptique, à savoir Sextus Empiricus. Pour le premier, il n’y a pas de doute sur le fait que le scepticisme conduit à une pure et simple destruction du critère : c’est ce que prouveraient l’emploi de formes uniquement négatives pour mettre en évidence trois conclusions successives à propos du critère : son caractère inappréhendable, son caractère inexistant et son caractère inadoptable15. Pour le second, une telle interprétation est erronée et méconnaît les textes mêmes de Sextus Empiricus, lequel se prémunit explicitement contre l’assimilation du scepticisme à un nihilisme, notamment dans les paragraphes qui viennent conclure la réfutation du critère tant dans les Esquisses pyrrhoniennes que dans le Contre les logiciens16. Le problème du rapprochement ou non des sceptiques et de ceux qui nient le critère se loge jusque dans les manuscrits des textes de Sextus Empiricus, le texte du Contre les logiciens transmis par la tradition rangeant en M VII 48 les sceptiques (καὶ οἱ ἀπὸ τῆς σκέψεως) parmi les penseurs qui « éliminèrent » (ἀνεῖλον) le critère. Ce texte fut corrigé par l’éditeur Mutschmann depuis le début du XXe siècle – et conservé depuis par les traducteurs successifs –, notamment sur la foi du passage parallèle des Esquisses (PH II 18), qui distingue clairement entre ceux qui disent que le critère existe, ceux qui affirment qu’il n’existe pas, et ceux qui restent en suspens sur la question de savoir s’il existe ou non. Mais cette hésitation entre les textes ne traduit-elle pas une ambiguïté profonde de la position des sceptiques face au critère, et de Sextus Empiricus en particulier ?

7 Pour répondre à cette question, on commencera par revenir sur les formulations que l’on trouve chez Sextus Empiricus, ses ouvrages proposant l’argumentation sceptique la plus développée et la plus précise qu’il nous reste à propos du critère. Or un tel examen détaillé des deux passages du corpus de Sextus Empiricus consacrés au critère (PH II 17-79 et M VII 261-439) conduit à plusieurs remarques. Tout d’abord, on peut noter une certaine différence de tonalité entre le passage des Esquisses et celui du Contre les logiciens : le premier conduit plus facilement à identifier le scepticisme à une négation du critère que le second, ce qui permet d’expliquer un peu la divergence de lecture entre Janáček et Long, le premier auteur ne s’appuyant alors que sur PH, tandis que le second interprète consacre précisément son article à l’ouvrage moins connu qu’est M VII. Deux aspects des passages en question vont dans ce sens. Premièrement, alors que dans les Esquisses le désaccord (διαφωνία) entre les doctrines philosophiques sur l’existence et la nature du critère est conçu d’emblée comme un argument contre le critère et fait pleinement partie de la réfutation (ἀντίρρησις)17, dans le Contre les logiciens le désaccord (διαφωνία) entre les doctrines constitue plutôt la partie positive

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qui précède la réfutation (ἀντίρρησις) proprement dite 18 : ainsi la présentation des Esquisses ne laisse aucune place à la défense du critère, contrairement à celle du Contre les logiciens. Deuxièmement, dans les Esquisses, Sextus introduit sa réfutation du critère en écrivant que ses arguments permettront d’établir l’inappréhension (ἀκαταληψία) du critère (PH II 21) ; il conclut la première partie de sa réfutation en disant qu’il en ressort que « le critère se trouve inappréhendé (ἀκατάληπτον) » (PH II 46) ; et il conclut la deuxième partie de sa réfutation en posant que « le critère ne saurait être existant (ἀνύπαρκτον ἂν εἴη) » (PH II 69), la troisième partie de sa réfutation n’usant d’aucune formulation particulière. Ces formulations unilatéralement négatives ne trouvent pas leur équivalent dans le passage du Contre les logiciens : la première partie de la réfutation est introduite par l’annonce d’une impasse à venir sur le critère (προαπορηθέντος) (M VII 263) et se conclut d’abord par l’idée qu’« il apparaît (φαίνεται) que le critère en philosophie est comme introuvable (ὡς ἀνεύρετον) » (M VII 335 ; cf. M VII 339 : « il faut dire que le critère de vérité est introuvable (ἀνεύρετον) »), et enfin par l’idée selon laquelle « l’ignorance (ἀγνωσία) à propos du critère conduit, du fait de tant d’arguments produits par les sceptiques, à l’impasse (ἀπορεῖται) » (M VII 343). On retrouve la notion d’impasse (ἀπορία), dont le critère serait rempli (πλῆρες), au début de la troisième partie de la réfutation (M VII 370). En parlant d’impasse ou même du caractère introuvable du critère, Sextus souligne avant tout l’échec subjectif de la recherche, qui conduit à une confession d’ignorance et à la suspension – ce qui contraste fortement avec l’affirmation du caractère inappréhendé et surtout de l’inexistence du critère, qui semble plutôt mettre l’accent sur une caractérisation objective qui traduit davantage un scepticisme de facture nihiliste.

8 Néanmoins, pour être tout à fait précis, si les deux ouvrages expriment sans doute des nuances différentes, liées peut-être à des contextes d’écriture distincts19 ou à des choix argumentatifs volontaires, le type de scepticisme que Sextus Empiricus entend y défendre est explicitement le même. Ainsi, la fin de l’argumentation sur le critère dans les Esquisses (PH II 79) vient clarifier de la manière la plus nette la position sceptique. Premièrement, « nous ne nous proposons pas d’affirmer que le critère de vérité est inexistant (ἀνύπαρκτον) car ce serait dogmatique » : ce passage paraît voué à contrer directement l’identification du scepticisme à une négation du critère, Sextus utilisant ici l’expression même (ἀνύπαρκτον) qui qualifiait le critère un peu plus haut. Deuxièmement, les discours contre le critère exposés par le sceptique sont seulement le pendant des discours pour le critère défendus par les dogmatiques : les premiers ne sont, pour le sceptique, « ni vrais, ni plus convaincants » que les seconds mais ils permettent d’atteindre l’équilibre qui conduit à la mise en suspens (ἐποχή). En d’autres termes, les formulations nihilistes sont seulement l’une des branches de l’opposition des arguments et n’expriment pas la position du sceptique. Mais une telle conclusion ne semble pas propre aux Esquisses. En effet, on assiste à un mouvement inversé dans la conclusion de l’argumentation sur le critère du Contre les logiciens, Sextus finissant par écrire qu’« il s’en suit qu’il n’est aucun critère (μηδὲν εἶναι κριτήριον), du fait que l’on n’en a aucune connaissance assurée (διὰ τὸ μήτε βεβαίαν ἔχειν τὴν γνῶσιν) » ( M VII 439). En concluant de l’incertitude de la connaissance du critère à l’inexistence du critère, Sextus franchit ici la ligne de la confession d’ignorance au nihilisme qu’il s’était gardé de passer tout au long de l’examen mené dans le Contre les logiciens, et il retrouve les formulations des Esquisses. Mais la suite du passage permet là aussi de rétablir un équilibre qui rend les positions de Sextus dans les Esquisses et dans le Contre les logiciens

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parfaitement concordantes. Ainsi, Sextus présente en M VII 440 une objection dogmatique qui s’appuie sur cette formulation d’allure nihiliste pour contester au sceptique de pouvoir dire que rien n’est critère sans se contredire : en effet, ou bien il dit cela sans critère et il manque de crédit, ou bien il le dit avec un critère et il s’autoréfute. La réponse à cette objection (M VII 443-444) permet de clarifier l’attitude du sceptique à l’égard du critère. Premièrement (M VII 443), Sextus reprécise que l’argumentation sceptique consiste à contrebalancer « la conception commune » (κοινὴ πρόληψις) par des contre-arguments afin d’atteindre un équilibre : ainsi, en l’occurrence, « ce n’est pas pour éliminer le critère (οὐκ ἀναιροῦντες τὸ κριτήριον) que nous manions des discours contre lui mais c’est dans l’intention de montrer que le fait qu’il y ait un critère n’est pas totalement garanti (οὐ πάντως πιστόν) », et ce contrairement à ce qui est généralement admis. Deuxièmement (M VII 444), à la différence des dogmatiques, nous ne donnons pas notre assentiment aux arguments que nous exposons mais nous en restons strictement à l’expression de « l’impression qui se trouve sous la main » (πρόχειρος φαντασία) : le sceptique, quand il argumente dans un sens, est déjà sous l’effet de l’équilibre des arguments contraires en termes de conviction. Il convient donc de relire tout ce qui est dit sur le critère à cette aune : le sceptique ne nie pas le critère mais il se contente de rendre compte des arguments contre le critère afin de produire chez les philosophes la mise en suspens sur la question du critère. Le scepticisme est nécessairement suspensif, sinon il se trahirait : cela vaut pour la discussion du critère comme pour les autres sujets.

9 Il n’est pas dit que cette ferme mise au point de Sextus Empiricus, qui a le mérite de la cohérence, soit partagée par tous les auteurs sceptiques de l’Antiquité : on peut y voir le résultat ultime d’une histoire de la controverse sur la position des sceptiques sur le critère. Mais on peut également penser que les différentes sources que nous avons rappelées n’avaient pas toujours ou bien la finesse philosophique ou bien la bienveillance nécessaires pour mesurer ce qu’une position nihiliste sur le critère pouvait avoir de contraire à un scepticisme bien compris. Il reste que la mise en suspens sur le critère, si elle ne tranche pas sur son existence ou son inexistence, conduit de fait à ne pas se fonder sur un critère. Un philosophe dogmatique recherche le critère afin de pouvoir fonder dessus son système philosophique dans sa dimension épistémologique, ontologique et morale : dans l’ignorance du critère, un tel système ne saurait prendre place. Inversement, celui qui en reste à une incapacité de se prononcer sur le critère ne saurait prétendre avoir quelque critère que ce soit. C’est pourtant bien ce que certains sceptiques auraient prétendu. C’est cette conciliation contradictoire de la suspension sur le critère et de l’acceptation du critère qu’il convient désormais d’examiner.

II. Un critère sceptique ?

10 De nombreuses sources concordent sur la reconnaissance d’un critère par les sceptiques. Alors qu’il déclarait quelques paragraphes plus haut que les sceptiques « éliminaient » le critère, Diogène Laërce affirme que « le critère, selon les sceptiques, est l’apparent (τὸ φαινόμενον) » (DL IX 106). Il n’est pas le seul à l’écrire : on retrouve la même assertion à plusieurs reprises chez Sextus Empiricus (PH I 22 ; M VII 30), mais aussi dans le Commentaire anonyme sur le Théétète (61.15-22), d’après lequel « selon [Pyrrhon], le critère n’est ni la raison ni l’impression vraie ou convaincante ou

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appréhensive ni quoique ce soit de tel, mais ce qui lui apparaît maintenant (ὅτι νῦν αὐτῶι φαίνε[τ]α̣ι) », ou, sous une forme approchante, dans le De Dignoscendis Pulsibus de Galien, qui rapporte que les sceptiques sont ceux « qui posent l’apparaître (τὸ φαίνεσθαι τιθέντες) » (VIII 781). Sans oublier les passages où Sextus Empiricus attribue comme critère à Arcésilas le raisonnable (τὸ εὔλογον : M VII 158) et à Carnéade l’impression convaincante (πιθανὴ φαντασία : M VII 166), ce qui est concordant avec ce que Cicéron en dit dans ses Académiques (II 8, 59, 99, 104). On pourra d’emblée préciser que, contrairement à ce que le Commentaire anonyme pourrait faire penser, les interprètes tendent aujourd’hui à considérer que cette conception du critère sceptique ne vient pas de Pyrrhon mais tout au plus de Timon, voire d’Énésidème20. Quant à l’idée que le critère d’Arcésilas ait été le raisonnable, l’interprétation la plus courante est aujourd’hui de considérer qu’il s’agit d’une thèse dialectique ou ad hominem, vouée à retourner contre les stoïciens leur propre théorie de l’action droite21. Enfin, on peut penser que l’usage de la notion de « critère » par certains sceptiques pour décrire leur position ait répondu au souci de répondre aux canons des écoles philosophiques de la période hellénistique et impériale, mais que le terme est impropre22. Diogène Laërce (IX 106) identifie d’ailleurs le critère sceptique qu’est l’apparent au critère d’Épicure (οὕτω δὲ καὶ Ἐπίκουρος), dogmatique s’il en est, ce qui pourrait accréditer l’idée qu’une telle formulation crée plus de confusion qu’elle n’exprime la pensée sceptique avec adéquation. Tous ces éléments peuvent laisser penser que la question de la conciliation de la réfutation du critère et de la reconnaissance du critère n’est finalement qu’un faux problème, auquel ne furent pas sérieusement confrontés les sceptiques. Toutefois cette lecture déflationniste de la notion de critère sceptique, qui serait tout au plus un terme abusivement employé par les représentants les plus tardifs de ce courant, s’accorde mal avec l’insistance dont témoignent certains textes pour en faire un enjeu de la définition du scepticisme.

11 Premièrement, la détermination de la nature du critère sceptique est l’occasion d’une distinction conceptuelle entre deux sens du terme, distinction à laquelle il est fait référence à diverses reprises dans les différents corpus et qui vaudrait ainsi comme une mise au point particulièrement importante. Ce sont les textes de Sextus Empiricus qui sont à cet égard les plus clairs. Celui-ci appelle à bien distinguer entre le critère au sens dogmatique et le critère en un autre sens, qui peut être accepté par un sceptique. On parle de critère de deux manières (κριτήριον δὲ λέγεται διχῶς) : d’une part, c’est ce qui est adopté comme garantie de l’existence et de l’inexistence, à propos duquel nous parlerons dans notre discours réfutatif (ἐν τῷ ἀντιρρητικῷ λόγῳ) ; d’autre part, c’est ce qui vaut pour agir, auquel nous nous référons dans la vie pour faire telles actions et non telles autres, et à propos duquel nous parlons ici. (PH I 21)

12 Ce passage des Esquisses pyrrhoniennes, situé dans le chapitre précisément consacré au critère du scepticisme (PH I 21-24), annoncé au début de l’ouvrage (PH I 5), exprime de manière très nette le fait qu’il convient de ne pas confondre le critère qui est l’objet de la réfutation (ἀντίρρησις) sceptique23 et le critère d’action (τοῦ πράσσειν), dont Sextus dit juste après qu’il est le critère des sceptiques (PH I 22). On trouve la même distinction au début du livre II des Esquisses (PH II 14), au moment où Sextus aborde justement la réfutation du critère dogmatique, et dans le passage parallèle du Contre les logiciens (M VII 29), mais également à la fin du premier livre du Contre les logiciens (M VII 435), où il est dit que les critères sont « de l’un des deux types suivants (δυεῖν θάτερον), ou bien c’est quelque chose que l’on conçoit comme utile à la conduite de sa vie, ou bien c’est

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quelque chose d’utile à la découverte de la vérité dans les choses », sans que soit alors attribuée une dimension dogmatique ou sceptique à aucune des deux acceptions.

13 Ce renvoi aux deux usages de la notion de critère n’est pas seulement présent chez Sextus : il y est explicitement fait référence dans le chapitre consacré au critère de l’ Histoire de la philosophie du Pseudo-Galien (chapitre 12), qui énonce que « le critère est de deux types (διττόν) : d’une part, c’est ce dont nous usons pour vivre ; d’autre part, c’est ce qui concerne l’existence et l’inexistence. » Mais il semble également possible de penser que le passage sur le critère pyrrhonien dans le Commentaire anonyme sur le Théétète renvoie aussi à cette dimension pratique du critère, comme peut le faire penser la suite du texte : « sa manière de se conduire (τὸ διεξάγειν) suit l’impression qui se présente à chaque fois non pas considérée comme vraie mais comme ce qui lui apparaît maintenant (ὅτι νῦν αὐ̣τῶι φαίνεται) » (61.40-45)24. On notera toutefois que, contrairement aux passages de Sextus et à celui du Pseudo-Galien, il n’est pas fait référence ici à un double sens de la notion de critère mais seulement à un usage de quelque chose comme un critère (la notion elle-même apparaît bien un peu plus haut en 61.15-22) pour conduire sa vie et non pour identifier la vérité. Les passages de Diogène Laërce, selon de nombreux interprètes, seraient à lire de la même manière. Même si la définition générale du critère que Diogène Laërce donne ailleurs est « ce par quoi est connue la vérité des choses » (DL VII 49), ce serait bien au sens d’un critère d’action qu’il conviendrait de comprendre le passage de Diogène Laërce sur le critère des sceptiques (DL IX 106). Il faudrait alors rapprocher cette formulation attribuée à Énésidème de deux autres citations d’Énésidème par Diogène : d’une part, juste un peu plus haut (DL IX 106), il écrit qu’« Énésidème, dans le premier livre de ses Discours pyrrhoniens, énonce que Pyrrhon ne définissait rien de manière dogmatique du fait de la contradiction des discours mais qu’il était conséquent avec les apparences (τοῖς δὲ φαινομένοις ἀκολουθεῖν) » ; d’autre part, en DL IX 62, il rapporte qu’« Énésidème énonce que Pyrrhon philosophait selon le discours qui met en suspens mais qu’il n’accomplissait pourtant pas chacune de ses actions (πράττειν) de manière non prévoyante », ce qui peut également être rapproché de l’expression du début de IX 62 selon laquelle Pyrrhon « était conséquent dans sa vie » (ἀκόλουθος δ’ ἦν καὶ τῷ βίῳ). Encore une fois, on notera cependant que la distinction entre deux types de critère, l’un de vérité et l’autre d’action, n’est pas explicitement invoquée, comme c’est clairement le cas chez Sextus Empiricus. Il s’agit plutôt chez Diogène Laërce – et finalement, surtout pour les interprètes contemporains qui semblent largement inspirés de ce que l’on trouve chez Sextus Empiricus – de laisser un espace à la conduite de la vie sceptique, laquelle se serait appuyée sur un critère (comme l’énonce explicitement DL IX 106), mais sans qu’il soit d’ailleurs précisé dans ces passages qu’un tel critère serait de nature différente de celui des dogmatiques. Enfin, comme le laissent penser les passages de Sextus Empiricus sur le critère chez Arcésilas (M VII 158) et chez Carnéade (M VII 166) – qui parlent bien d’un « critère pour la conduite de la vie » (κριτήριον πρός τε τὴν τοῦ βίου διεξαγωγὴν) mais aussi certaines formulations de Cicéron (Ac. II 32, 99-101, 104, 110), il est généralement considéré que les sceptiques académiciens s’appuyaient eux aussi sur une distinction entre critère de vérité, objet de la réfutation sceptique, et critère pratique, sur lequel pouvaient s’appuyer les sceptiques25.

14 Cette série de remarques permet ainsi de proposer l’hypothèse suivante : la notion de critère sceptique, quand elle est explicitement nommée, comme c’est le cas chez tous les auteurs que nous venons de mentionner, serait toujours liée à la question de la

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conduite de la vie, même si elle ne s’énonce pas forcément comme un type de critère à part entière — critère d’action distinct du critère de vérité — ainsi qu’on peut le trouver chez Sextus Empiricus ou le Pseudo-Galien. Même s’il est toujours difficile de faire des conjectures en la matière, mais compte tenu de la chronologie que l’on peut reconstituer entre les textes, il semble possible de supposer que la thématique du critère sceptique s’est progressivement imposée comme une alternative à part entière au critère dogmatique. Cela commencerait dans le scepticisme académique tel que Cicéron en rend compte dans les Académiques, où la notion de critère apparaît en elle- même moins centrale que celle plus générale d’un type d’impression permettant d’agir sans appréhension ou sans vérité : l’expression de « critère pratique », utilisée par certains interprètes récents pour décrire la position d’Arcésilas et de Carnéade, apparaît dès lors sans doute légèrement anachronique, et l’on pourra considérer que Sextus Empiricus fait entrer les deux auteurs dans un cadre conceptuel (celui de la distinction entre les deux critères) qui est le sien mais qui n’était pas le leur26. Énésidème, critique de l’académisme auquel il reproche son dogmatisme, aurait peut- être donné à la notion de critère sceptique une nouvelle dimension, en passant par une réinterprétation de Pyrrhon : c’est ce dont pourraient témoigner les passages du Commentaire anonyme du Théétète et de Diogène Laërce, où le terme de critère est explicitement attribué à Pyrrhon lui-même, l’apparent (τὸ φαινόμενον) valant comme alternative aux différentes formes de critère dogmatique et pouvant servir de base pour conduire sa vie au moment même où toutes les thèses dogmatiques sont réfutées. Là encore, on ne peut dire à proprement parler que le critère sceptique soit conçu comme un critère pratique par distinction avec le critère de vérité des dogmatiques : mais cette forme de présentation affleure presque, et certains interprètes un peu hâtifs l’ont clairement inféré27. Enfin, avec Sextus Empiricus et le Pseudo-Galien, puisant à une source commune – à moins que le Pseudo-Galien ne s’inspire de Sextus lui-même, ou inversement –, la distinction entre les deux formes de critère est explicite et permet, chez Sextus, de faire la part entre un critère sceptique, identifié à un critère d’action, et un critère de vérité, qui ne saurait être que dogmatique et donc inappréhendé. Si Sextus Empiricus a donc sans doute durci la conception sceptique du critère, au risque d’ailleurs de tomber dans l’impasse de l’usage d’une notion hautement dogmatique dans un contexte sceptique, il semble se placer dans la parfaite continuité d’un mouvement historique qui va des académiciens aux néopyrrhoniens. Cela constitue un véritable tour de force, dès lors que la notion de critère est fortement teintée de dogmatisme et qu’une telle réappropriation pleinement assumée, ce qui n’était peut- être pas le cas chez Arcésilas et Carnéade voire Énésidème, est lourde de dangers et de possibles contradictions. Nous verrons plus loin si Sextus Empiricus en a bien consciemment mesuré tous les risques philosophiques. Mais il apparaît en tout cas manifeste que la position d’un critère sceptique est bien plus qu’un abus de langage ou la lubie d’un auteur tardif.

15 Deuxièmement, la notion de critère sceptique, conçu comme critère d’action, apparaît non seulement comme un élément central de la distinction entre scepticisme et dogmatisme mais également comme une manière, interne à l’histoire du scepticisme, de différencier scepticisme et pseudo-scepticisme. Cette question traverse implicitement les Académiques de Cicéron, ouvrage dans lequel la position académicienne de Carnéade sur le critère est interprétée tantôt en des termes nihilistes (par Lucullus s’appuyant sur Antiochus d’Ascalon, Ac. II 32-34) – c’est-à-dire que le critère d’action est rendu impossible par la réfutation du critère de vérité –, tantôt en

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des termes sceptiques (par Cicéron citant Clitomaque de Carthage, Ac. II 99-105) – c’est- à-dire que la position d’un critère d’action est compatible avec la réfutation du critère de vérité –, tantôt en des termes probabilistes (par Cicéron s’inspirant sans doute de Philon de Larissa, Ac. II 110-111) – c’est-à-dire que le critère pratique peut servir comme une forme de critère de vérité28. Le discours de Cicéron se conclut de fait sur des assertions surprenantes, si l’on considère que les académiciens renoncent au critère de vérité pour adopter seulement un critère pratique. tomberait juste si nous, académiciens, nous débarrassions tout uniment de la vérité. Cependant, ce n’est pas ce que nous faisons, puisque nous discernons [κρίνειν ?] autant de choses vraies que de choses fausses. Mais notre acte de discernement [κρίσις ?] est une forme d’approbation ; nous n’y trouvons aucune marque d’appréhension. (Ac. II 111)

16 Ce que ce passage met en lumière est que pour Cicéron, s’inspirant davantage de Philon que de Clitomaque, la frontière entre un dogmatique et un sceptique serait finalement moins la différence entre critère de vérité et critère d’action que celle entre critère de vérité qui va jusqu’à l’appréhension, c’est-à-dire qui se prononce sur les choses non manifestes et qui donne son assentiment, et critère de vérité qui ne va pas jusqu’à l’appréhension et se contente d’une approbation29. C’est précisément cette thèse qui fait que, d’après Photius (Bibliothèque, 212, 170a), Énésidème conteste aux académiciens d’être des sceptiques — même si l’argument d’Énésidème rapporté par Photius néglige la distinction fondamentale entre « vrai » (ἀληθές) et « appréhendé » (καταληπτόν), et tend à faire penser qu’un sceptique véritable est celui qui n’a pas de critère du tout.

17 Chez Sextus Empiricus, en revanche, il est intéressant de constater que c’est notamment autour de la notion de critère sceptique, c’est-à-dire du critère d’action, que se joue la différenciation entre pyrrhoniens (authentiquement sceptiques) et académiciens (finalement dogmatiques). Comme nous l’avons vu (PH I 21), Sextus distingue le critère dogmatique et le critère sceptique en ce que le premier est « ce qui est adopté comme garantie de l’existence et de l’inexistence » (εἰς πίστιν ὑπάρξεως ἢ ἀνυπαρξίας) des choses, alors que le second est « ce qui vaut pour agir, auquel nous nous référons dans la vie pour faire telles actions et non telles autres » (τοῦ πράσσειν, ᾧ προσέχοντες κατὰ τὸν βίον τὰ μὲν πράσσομεν τὰ δ’ οὔ). Cette description du critère sceptique est développée quelques lignes plus loin. Ainsi, nous référant aux apparences, nous vivons sans opinion selon l’observation de la vie (κατὰ τὴν βιωτικὴν τήρησιν), puisque nous ne pouvons être totalement inactifs. Et cette observation de la vie semble résider dans quatre parties, qui sont les indications de la nature, la nécessité des affections, le suivi des lois et des coutumes et l’enseignement des arts. (PH I 23)

18 Or, quand, à la fin du premier livre des Esquisses, Sextus expose ce qui différencie les académiciens des sceptiques, il écrit (PH I 226) que, pour les premiers, « il est convaincant que ce qu’ils disent être bon est réellement le cas (ὑπάρχειν) plutôt que le contraire », ce qui leur fait finalement adopter une forme de critère de vérité, alors que les seconds se contentent de « suivre sans opinion la vie (τῷ βίῳ) afin de ne pas être inactifs », ce qui est quasiment une citation mot pour mot de l’observation vitale qui vient développer la notion de critère d’action. De même, Sextus écrit plus loin (PH I 231) que les académiciens « ont recours au convaincant dans la vie », tandis que les sceptiques « vivent sans opinion en suivant les lois et coutumes et les affections naturelles » – autre référence explicite à l’observation vitale qui exprime le critère d’action, alors même que le critère académicien, même dans la vie, renverrait

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ultimement à la vérité. Ce glissement du critère d’action au critère de vérité chez les héritiers de Carnéade, selon Sextus, s’opère au sein même de sa longue présentation de la conception du convaincant comme critère dans le Contre les logiciens (M VII 166-189). Ainsi, après avoir clairement attribué à Carnéade la réfutation du critère de vérité et l’adoption d’un critère « pour la conduite de la vie » (M VII 166), Sextus écrit que « l’impression qui apparaît vraie et qui est suffisamment apparente est critère de vérité (κριτήριόν ἐστι τῆς ἀληθείας) selon Carnéade et les siens » (M VII 173) ou que « l’Académicien procède au jugement de la vérité (τὴν κρίσιν τῆς ἀληθείας) sur la base d’un concours d’impressions » (M VII 179). Certains interprètes y voient une déformation, volontaire ou involontaire, de la doctrine de Carnéade, laquelle rendrait en elle-même impossible l’adoption d’un critère de vérité et, inversement, nécessaire l’adoption d’un critère d’action30. Il n’empêche que c’est bien autour de la notion de critère sceptique, conçu comme critère strictement pratique, que s’opère, chez Sextus, la distinction entre sceptiques et non-sceptiques. On pourra également renvoyer à cet égard à la première partie de la réfutation de la thèse selon laquelle le convaincant est critère, réfutation qui vient clore le premier livre du Contre les logiciens (M VII 435-437). Commençant par reprendre la distinction entre les deux critères, celui qui est utile « à la conduite de la vie » et celui qui sert « à la découverte de la vérité dans les choses », Sextus récuse l’idée que l’impression convaincante puisse être critère d’action dans la mesure où « aucune de ces impressions convaincantes ne peut servir en propre (κατ’ ἰδίαν) aux conduites de la vie, mais chaque conduite31 a besoin de l’observation (χρεία τῆς τηρήσεως), selon laquelle pour telle raison telle impression est convaincante et pour telle raison telle autre est suffisamment vérifiée et incontournable ». L’argument est généralement compris comme une manière, de la part de Sextus, de renvoyer ici l’impression convaincante à un jugement préalable, assuré par l’observation, c’est-à- dire à une forme de critère de vérité32. Or, on peut y voir plutôt un renvoi au fait que, en matière de critère d’action, seule règne « l’observation » (τήρησις), c’est-à-dire précisément la notion qui décrit le critère des pyrrhoniens selon PH I 23-24 et les passages parallèles (PH II 254, PH III 235, M XI 165, M V 2, cf. PH I 226, PH I 231). Dans un cas comme dans l’autre, les académiciens se voient contester l’adoption d’un authentique critère d’action : ils useraient, même dans la vie, d’un critère de vérité et seraient, de ce fait, des dogmatiques qui s’ignorent33.

19 Troisièmement, la notion de critère sceptique joue un rôle central dans la réponse aux objections dogmatiques contre le scepticisme. En effet, selon une objection classique au scepticisme, le sceptique se trouve face à deux branches également inacceptables d’une alternative : ou bien le sceptique est incapable de faire un choix et donc ne peut plus rien faire, ou bien le sceptique fait un choix et tombe alors dans le dogmatisme. C’est cette impasse que Diogène exprime dans le paragraphe qui suit celui où il rapporte que les sceptiques ont un critère. Contre ce critère des apparences, les dogmatiques disent que, quand à partir des mêmes choses se présentent des impressions différentes – comme à partir d’une tour ronde ou carrée –, le sceptique, s’il ne donne sa préférence à aucune, n’agira pas, tandis que, s’il est conséquent avec l’une d’entre elles, il ne donnera plus une force égale aux phénomènes. (DL IX 107)

20 Dans ce passage, l’argument du conflit des apparences, avec le fameux exemple de la tour, est renvoyé contre les sceptiques : alors que les sceptiques font valoir aux dogmatiques qu’il est impossible de trancher entre les apparences contradictoires d’une même chose et qu’il est donc impossible de dire ce qu’est réellement la chose, les

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dogmatiques répliquent que, ou bien ce conflit est effectivement indécidable, et toute action deviendra elle-même impossible, ou bien on tranchera ce conflit, et on devra donner une valeur de vérité à l’une des apparences34.

21 Avant d’en venir à la réponse sceptique à cette objection telle que rapportée par Diogène, on notera le caractère ambigu de l’expression de « critère des apparences » (κριτήριον τῶν φαινομένων) qui ouvre ce passage, et ce sous deux aspects. Premièrement, un « critère des apparences » peut être compris comme le critère que sont les apparences – ce que semblait poser DL IX 106 – ou bien comme un critère pour distinguer entre les apparences – ce qui semble plutôt l’objet de DL IX 107. Deuxièmement, est-ce que le « critère des apparences » est finalement identifiable à n’importe quel « critère des choses » (κριτήριον τῶν πραγμάτων), selon la manière classique de parler du critère que l’on trouve par exemple en DL VII 46 et qui semble celle qui permet à Diogène d’identifier le critère sceptique et le critère épicurien en DL IX 106, ou bien est-ce qu’il désigne un acte de jugement qui se situe à un autre niveau, celui des apparences comme distinctes des choses mêmes, comme semble clairement l’indiquer le même Diogène quand il rapporte l’effort sceptique pour distinguer entre l’apparaître, qu’il pose, et l’être, qu’il ne pose ni ne nie (DL IX 105-106) ? Cette double ambiguïté conduisit sans doute à certains malentendus sur la nature du critère sceptique, mais elle est également révélatrice de réelles difficultés pour comprendre cette conception. La réplique sceptique rapportée par Diogène ne permet d’ailleurs pas de lever toutes ces difficultés. Il écrit en effet que « contre eux, les sceptiques disent que “quand se présentent des impressions différentes, nous dirons que chacune d’entre elles apparaît” ; et c’est en ce qu’elles apparaissent qu’ils disent poser les apparences » (DL IX 107). D’après ce texte, dont la syntaxe est assez peu claire, la réponse à l’objection résiderait dans le simple rappel du phénoménisme sceptique : le sceptique s’en tient à l’apparence35. Et donc, par rapport à la double ambiguïté que nous venons de mettre en évidence, le sceptique pose bien que le critère des apparences n’est pas un critère de distinction entre les apparences (« nous dirons que chacune d’entre elles apparaît ») et que le critère des apparences n’est pas un critère des choses (« c’est en ce qu’elles apparaissent qu’ils disent poser les apparences »). En quoi cette réplique répond-elle à l’objection dogmatique ? On ne voit pas bien, sauf à compléter la réponse par l’idée que l’apparence en tant qu’apparence a une force propre qui impose de la suivre malgré le fait que toutes les apparences ont une force égale (ἰσοσθενεία) – principe sceptique rappelé ironiquement dans l’objection dogmatique de DL IX 106 –, comme le suggère la citation de Timon selon lequel « l’apparent impose sa force (σθένει) partout où il passe », citée plus haut par Diogène (DL IX 105), et qui est de fait un vers auquel il est fait mention dès qu’il s’agit du critère sceptique (Sextus Empiricus, M VII 30 ; Galien, De dignosc. puls. VIII 781). L’argument consisterait à dire que l’alternative entre paralysie et choix dogmatique n’est opérante que parce que les dogmatiques ne font pas la distinction entre critère de vérité et critère sans vérité ou critère sceptique : dès lors que cette distinction est posée, un choix sceptique est tout à fait concevable.

22 Comme nous le voyons, le phénoménisme sceptique (le critère est l’apparent en tant qu’apparent) ne suffit pas pour répondre tout à fait à l’objection, mais il doit s’accompagner d’une forme de déterminisme (l’apparent est ce qui s’impose nécessairement à nous) dont nous trouvons la formulation à l’ultime fin du passage de Diogène.

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Ce n’est pas pour autant que cela dépend de nous (περὶ ἡμᾶς) que nous choisirons ceci ou refuserons cela : mais c’est que nous ne pouvons refuser tout ce qui ne dépend pas de nous mais de la nécessité (κατ’ ἀνάγκην), comme la faim, la soif et la douleur — car il n’est pas du ressort de la raison de s’en débarrasser. (DL IX 108.)

23 Selon les textes sur le critère sceptique, nous trouvons ainsi exprimée tantôt la ligne phénoméniste, tantôt la ligne déterministe, mais c’est bien parce qu’il s’impose avec nécessité que l’apparent est critère36. Mais, s’agit-il proprement d’un critère, c’est-à- dire de la base nous permettant de juger et faire un choix, ou ne serait-ce pas seulement une explication a posteriori des choix du sceptique 37 ? De ce point de vue, l’accusation de paralysie, telle que formulée en DL IX 107, ne sera plus une accusation d’inactivité ou réduction à l’état de plante – car il ne sera pas contesté que le sceptique est actif –, mais une accusation d’inaction ou réduction à l’état d’animal dépourvu de choix rationnel38.

24 À cet égard, la réponse que Sextus propose à l’alternative de l’objection dogmatique entre paralysie et choix dogmatique (M XI 162-166) diffère sensiblement de la réponse rapportée par Diogène. L’objection dogmatique est elle-même exposée différemment : la première branche de l’alternative, la réduction à la paralysie, renvoie moins au conflit des apparences qu’au fait que « la vie (βίος) réside dans des choix et des refus » dont le scepticisme rendrait incapable (M XI 162-163) ; quant à la seconde branche de l’alternative, la réduction au dogmatisme, elle s’appuie sur un dilemme moral proprement humain, par l’exemple du tyran qui impose de choisir entre la perte de sa vie et l’accomplissement d’actes innommables (M XI 164). Le problème posé par les dogmatiques aux sceptiques dans ce passage est donc moins celui de la possibilité épistémologique d’un critère sceptique (comment concilier conflit des apparences et position de l’apparent comme critère ?) que celui de la possibilité vitale du critère sceptique (comment concilier réfutation du bien et du mal et position du critère sceptique comme critère d’action ?). Davantage, on pourra penser que la résolution du problème de la possibilité épistémologique du critère sceptique par le phénoménisme et le déterminisme conduit à un approfondissement lié au problème de la possibilité vitale du critère sceptique : l’insistance de Sextus sur la notion de critère pratique (PH I 21, PH II 14, M VII 29), qui est tout au plus seulement implicite chez Diogène, pourrait ainsi marquer ce déplacement d’accent39. La réplique sceptique en M XI 165-166 ne renvoie en tout cas plus du tout au phénoménisme que l’on trouve dans le passage parallèle de Diogène (DL IX 107), voire au déterminisme qui peut lui être lié, mais seulement à la notion d’« observation de la vie » (βιωτικὴ τήρησις), selon une ligne existentialiste que l’on trouve ailleurs chez Sextus mais aussi ponctuellement chez Diogène40.

25 Ainsi, si la notion de critère sceptique n’a pas toujours été thématisée comme telle dans l’histoire du scepticisme antique, elle semble bien plus que la simple reprise maladroite d’une notion dogmatique de premier ordre. Défendre la thèse d’un authentique critère sceptique s’avère un moyen essentiel pour clarifier la nature même du scepticisme. En effet, premièrement, le critère sceptique n’est pas un critère de vérité mais un critère d’action sans vérité ; deuxièmement, toute forme de scepticisme qui renverrait, explicitement ou implicitement, le critère d’action à un critère de vérité se changerait de ce fait même en dogmatisme ; troisièmement, la notion de critère sceptique est explicitement conçue comme suffisamment robuste, que ce soit par son renvoi à une explication par la nécessité des apparences ou par la mise en évidence de motifs fondés sur l’observation de la vie, pour résister aux objections dogmatiques. Mais si le

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sceptique a un critère d’un genre radicalement différent de celui des dogmatiques, ne peut-on sur cette base faire du scepticisme une pensée alternative à la philosophie dogmatique, et non seulement un exercice négatif de réfutation du dogmatisme ? C’est cette question que nous allons maintenant aborder, en approfondissant la compréhension, par une analyse précise des textes, de ce qui distingue le critère sceptique du critère dogmatique et de ce qui en constitue le noyau, soit cette dimension pratique ou vitale.

III - Un critère de vie

26 Nous avons déjà énoncé de manière générale ce qui distingue le critère dogmatique du critère utilisé par un sceptique : le premier est un critère de vérité, tandis que le second est un critère d’action. Il reste toutefois à préciser ce qui constitue le fond de cette différence afin de ne pas commettre de malentendus et de mesurer toute la portée de cette distinction. D’après le passage de l’Histoire de la philosophie du Pseudo-Galien (chapitre 12), il y aurait à faire une distinction entre un critère pour vivre (βιοῦν) et un critère de l’existence et de l’inexistence (περὶ ὑπάρξεως καὶ ἀνυπαρξίας). La formulation ramassée du deuxième livre des Esquisses pyrrhoniennes de Sextus Empiricus (PH II 14) rapporte une différenciation fondée exactement sur les mêmes notions, qui apparaissent ainsi comme tout à fait structurantes. Les variations de formulation du passage du premier livre des Esquisses ( PH I 21) ne semblent à cet égard pas significatives : gardant la notion d’existence et d’inexistence, d’une part, Sextus parle alors plutôt, d’autre part, d’un critère pour agir (τοῦ πράσσειν), même s’il précise aussitôt que ce critère est celui par lequel « dans la vie (κατὰ τὸν βίον) » nous agissons de telle ou telle manière. Ce noyau de la distinction, entre critère pour vivre ou agir, d’une part, et critère de l’existence et de l’inexistence, d’autre part, se trouve exprimé d’une manière encore différente dans le passage du début du Contre les logiciens (M VII 29-30), Sextus parlant alors, d’une part, d’un critère pour faire ou ne pas faire (τὰ μὲν ποιοῦμεν τὰ δὲ οὐδαμῶς) et, plus loin, d’un critère de choix et de refus (αἱρέσεως ἅμα καὶ φυγῆς), qu’il différencie dans ce passage non seulement d’un critère permettant de dire ce qui existe et n’existe pas (τὰ μὲν ὑπάρχειν τὰ δὲ μὴ ὑπάρχειν), dans une formulation proche de celle des autres passages, mais d’un critère permettant d’établir le vrai et le faux (ταυτὶ μὲν ἀληθῆ καθεστάναι ταυτὶ δὲ ψευδῆ) 41. Ces variations ne sont pas là pour nous surprendre si l’on considère, d’une part, que la vie est précisément décrite, par exemple en M XI 162, comme ce qui réside dans des choix et des refus et, d’autre part, que le vrai est généralement identifié chez Sextus, s’appuyant sur les définitions dogmatiques courantes (M VIII 9-10), à ce qui existe ou à ce qui dit ce qui existe. Enfin, les derniers passages qui s’appuient sur la distinction mettent face à face un critère pour la conduite de la vie (πρὸς τὴν τοῦ βίου διεξαγωγήν) (M VII 158, 166, 435), parfois développé en critère de choix et de refus ou en général d’action (M VII 158), d’une part, et un critère pour la découverte de la vérité dans les choses (πρὸς τὴν εὕρεσιν τῆς ἐν τοῖς οὖσιν ἀληθείας : M VII 435), d’autre part. 27 Cet ensemble de passages permet de poser ce qui constitue la structure générale de la dichotomie entre les deux critères : un critère de vie ou d’action, c’est-à-dire permettant de faire des choix, choix qui sont constitutifs d’une certaine conduite, d’une part, un critère d’existence ou de vérité, c’est-à-dire permettant de dire ce que sont les choses, d’autre part. Exprimée en ces termes, la distinction pourrait laisser penser qu’il

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s’agit là de deux domaines parfaitement séparés : le domaine de la vie humaine et de la manière de guider sa vie, domaine de l’éthique ou de la morale, d’une part, et le domaine de la recherche de la vérité, domaine de la théorie ou de la connaissance, d’autre part. Or, il apparaît d’emblée qu’une telle interprétation de la séparation des domaines est erronée et crée des confusions. D’une part, le domaine de la vie compris comme domaine de la morale s’appuie parfois sur la vérité : tout l’ouvrage Contre les moralistes ( M XI) de Sextus Empiricus est précisément voué à réfuter la forme dogmatique du choix et du refus, c’est-à-dire la forme de vie qui fonde ses choix sur une idée de la nature des choses et en particulier la nature du bien et du mal. D’autre part, il peut arriver qu’une certaine forme de théorie ou de connaissance ne s’appuie pas sur la vérité mais renvoie à la pratique : Sextus range ainsi non seulement les affections mais aussi la sensation et la pensée, la connaissance des lois et des coutumes et l’apprentissage des arts sous la notion d’observation vitale (PH I 23-24). Il convient donc de bien garder la distinction entre les deux critères dans toute sa généralité afin de bien mesurer là où le critère devient dogmatique et là où il peut rester sceptique : partout où intervient un jugement de vérité ou de fausseté, il n’y a pas de scepticisme possible ; inversement, le jugement purement pratique, c’est-à-dire sans attribution de vérité ou de fausseté, peut permettre de prendre des décisions dans tous les champs de la vie humaine, d’une manière compatible avec le scepticisme.

28 Cette première approche de la nature du critère sceptique, conçu comme critère d’action, permet de contester certaines lectures classiques de cette question. Premièrement, il est d’usage de considérer que la distinction entre critère d’action et critère de vérité est d’origine épicurienne et se retrouve donc dans des passages non sceptiques42. On renvoie généralement au passage de Diogène Laërce (DL X 34) dans lequel est exposé le critère épicurien que sont les affections (πάθη), soit le plaisir et la douleur, « par lesquelles sont jugés les choix et les refus » (δι’ ὧν κρίνεσθαι τὰς αἱρέσεις καὶ φυγάς). On notera cependant que ce critère est présenté un peu plus haut (DL X 31) comme l’un des « critères de vérité » (κριτήρια τῆς ἀληθείας) définis dans la Règle d’Épicure — expression qui témoigne du fait que le critère du choix et du refus n’est pas conçu comme critère d’action distinct du critère de vérité comme c’est le cas chez Sextus. Il en est de même pour le passage que l’on trouve chez Sextus Empiricus, vraisemblablement inspiré d’Épicure, sur les critères que Diotime attribue à Démocrite, dont le critère « du choix et du refus » (αἱρέσεως δὲ καὶ φυγῆς) que sont les affections (πάθη), par différence avec les apparences, critère de l’appréhension des choses non manifestes, et avec la notion comme critère de la recherche (M VII 140) : le contexte du passage est celui de la présentation des thèses dogmatiques sur le critère, et il n’est absolument pas dit que Diotime fasse alors allusion à une distinction entre critère d’action et critère de vérité. Mais ne faut-il pas plutôt se référer aux textes d’Épicure lui-même, et non à des réécritures doxographiques43 ? Dans la Lettre à Ménécée, § 129, Épicure écrit que « c’est en partant que nous faisons commencer tout choix et tout refus (αἱρέσεως καὶ φυγῆς), et c’est à lui que nous aboutissons, jugeant de tout bien avec l’affection comme règle (ὡς κανόνι τῷ πάθει πᾶν ἀγαθὸν κρίνοντες). » Ne trouve-t-on pas là l’exemple d’un critère purement dédié à la conduite de la vie, sans considération de quelque vérité que ce soit ? Le problème est que, comme d’autres passages des Lettres le manifestent, l’affection (πάθος) renvoie bien, chez Épicure, au vrai et constitue un critère au sens de ce qui permet d’atteindre les choses mêmes, ce qui d’ailleurs singularise cette doctrine philosophique par rapport à celles qui font de l’affection une pure voie de l’erreur44. Ainsi, chez Épicure, l’affection constitue une

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forme de noyau qui permet d’atteindre et de signaler la vérité, même si elle n’est pas un critère unique et suffisant, et qu’elle est complétée par la sensation et les préconceptions et projections de la pensée. Si c’est un critère du choix et du refus ou une règle du bien, ce n’est pas au sens où l’affection permettrait de juger dans le seul domaine de l’action mais c’est plutôt au sens où le choix et le refus constituent la base première qui permet d’attester du vrai et du faux45. L’affection, complétée parfois par le raisonnement46, est bien ce qui sert à agir, et l’on peut sans doute s’en tenir à cette fonction éthique qui permet de distinguer entre ce qui est bon et ce qui est mauvais pour nous : mais cette fonction éthique renvoie à un fondement vrai et à une épistémologie, à une théorie de la connaissance des choses, dont l’affection est l’une des pierres. Toutes ces précisions permettent de mesurer clairement la différence entre ce type de critère et le critère pratique tel que Sextus le conçoit, qui se distingue radicalement du critère de vérité. Pour le dire autrement, chez Épicure, le critère d’action est aussi un critère de vérité alors que, chez Sextus Empiricus, le critère d’action est fondamentalement autre qu’un critère de vérité.

29 Deuxièmement, contre l’idée que le sceptique se fonde tout uniment sur un critère d’action ou de vie, on rapporte le fait que, dans de nombreux passages sceptiques, la vie elle-même est conçue comme l’une des parties du désaccord entre les thèses qui conduit à la mise en suspens : la vie ne saurait donc être le fondement du jugement des sceptiques, et tout au plus les sceptiques se contredisent-ils sur ce point47. On peut par exemple renvoyer au passage de Sextus où l’existence des dieux est fondée sur la préconception commune de la vie (M IX 50 et 61) en opposition avec les nombreux arguments contre l’existence des dieux (M IX 51-59). Or, la réponse est à trouver dans le passage quelques paragraphes plus haut (M IX 49) qui explique que le sceptique, selon les lois et coutumes de ses pères, dit que les dieux existent (εἶναι), tout en ne se précipitant en rien pour autant qu’il s’agit de la recherche philosophique. Ce texte est un renvoi très clair à la distinction entre critère d’action et critère de vérité, même si l’usage du terme εἶναι peut créer une légère confusion et un sentiment de contradiction : le sceptique se fonde dans ses jugements, par exemple à propos des dieux, sur le critère de vie, mais pas sur le critère de vérité car, de ce point de vue, le sceptique mettra en opposition les thèses inverses et restera en suspens48. Quant au fait que les critères de vie (τὰ βιωτικὰ κριτήρια) soient placés dans la catégorie des critères de vérité dans la typologie des critères (général, spécifique, très spécifique) proposée au début du livre II des Esquisses (PH II 15) et au début du Contre les logiciens (M VII 31-34), on pourra là aussi considérer que, en dépit d’une maladresse de formulation qui crée de la confusion, Sextus indique que les critères de vie (comme les sensations ou les différents instruments de mesure) peuvent être parfois utilisés comme critères de vérité : de ce point de vue, le sceptique leur opposera les arguments contre cette prétention au vrai, et restera en suspens. En revanche, ces mêmes critères de vie sont généralement utilisés sans attribution de vérité ou de fausseté, mais seulement pour faire des choix ponctuels dans telle ou telle situation : un tel usage sera parfaitement compatible avec le scepticisme49.

30 Afin de bien comprendre la portée de la conception du critère sceptique comme critère d’action, il paraît utile de proposer un double approfondissement de la compréhension de la notion. Premièrement, du côté de la différenciation par rapport au critère de vérité, il convient de revenir sur un autre aspect qui caractérise le point de vue dogmatique, complémentaire du renvoi à l’existence et à l’inexistence des choses : il

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s’agit de l’idée selon laquelle le critère de vérité, contrairement au critère d’action, constitue une garantie (πίστιν), comme l’exprime PH I 21. Cette notion est tout à fait technique dans le scepticisme : en effet, les textes de Sextus comportent comme une forme de leitmotiv l’idée que, pour un sceptique, les arguments ou les apparences sont « égaux du point de vue de la garantie ou de l’absence de garantie » (ἴσοι κατὰ πίστιν καὶ ἀπιστίαν) (PH I 10, 196, 199, 202-204, M VIII 78, M X 69). C’est même un moyen de distinguer sceptiques authentiques et pseudo-sceptiques. Ainsi, Platon, « lorsqu’il privilégie quelque chose selon sa garantie ou son absence de garantie, s’éloigne du caractère sceptique » (PH I 222)50. Et, encore plus nettement, comme l’écrit Sextus un peu plus loin (PH I 227), « nous disons que les impressions sont égales du point de vue de la garantie ou de l’absence de garantie pour autant qu’il s’agit de l’argumentation, mais eux, , disent que les unes sont convaincantes et les autres non convaincantes »51. Outre le fait que ce texte met clairement en opposition l’attitude pyrrhonienne et l’attitude académicienne à l’égard de la garantie, l’expression « pour autant qu’il s’agit de l’argumentation » peut être comprise comme un renvoi au fait que le discours de la garantie est à inclure dans la partie réfutative du scepticisme, celle qui oppose argumentation contre argumentation, c’est-à-dire la partie qui concerne le critère de vérité, alors que, selon un autre point de vue, c’est-à-dire celui du critère d’action, une impression peut entraîner l’assentiment et conduire à faire tel ou tel choix. Il convient en effet de noter que, si le critère d’action ne saurait constituer une garantie (πίστις), il est néanmoins ce à quoi l’on peut se référer (προσέχοντες) (PH I 21, PH II 14, M VII 29) ou ce dont on peut faire usage (χρώμενοι) (Ps.-Galien, 12). On retrouve ainsi, à travers la notion de critère sceptique, le problème de la forme d’assentiment qu’un sceptique peut donner, ce que Cicéron nomme approbare (Ac. II 104)52 et Sextus appelle parfois consentir (εὐδοκεῖν) (PH I 13) ou céder (εἴκειν) (PH I 193)53. Deuxièmement, du côté de l’approfondissement de la compréhension de la notion de critère d’action, il faut souligner à quel point son application ne se limite pas au domaine de l’action stricto sensu. En effet, comme nous l’avons vu, il convient de relier la notion de critère d’action à celle d’observation de la vie (βιωτικὴ τήρησις) qui rejoint elle-même celle d’expérience (ἐμπειρία) et celle d’habitude (συνήθεια)54. Or, ces notions permettent généralement de caractériser la manière dont un sceptique peut exercer son jugement, notamment dans le champ de la théorie, mais sans jamais tomber dans un discours de vérité et de fausseté55. Ainsi, alors qu’il met en évidence les impasses de la dialectique dogmatique pour résoudre des sophismes, Sextus rapporte la manière sceptique de s’en débarrasser. Quant à nous, en partant sans opinion de l’observation de la vie (ἀπὸ τῆς βιωτικῆς τηρήσεως), nous ne nous faisons pas entraîner par les discours trompeurs. (…) Ainsi, l’expérience de l’utile en chaque chose (ἡ ἐν ἑκάστοις ἐμπειρία τοῦ χρησίμου) conduit à la résolution des sophismes. En revanche, en ce qui concerne toutes les ambiguïtés qui ne se retrouvent pas dans l’une des expériences de la vie (τῶν βιωτικῶν ἐμπειριῶν) mais résident dans les croyances dogmatiques et sont sans aucun doute inutiles pour vivre sans opinion (ἄχρηστοι πρὸς τὸ ἀδοξάστως βιοῦν), le dialecticien sera contraint de les laisser en suspens du fait des procédés sceptiques. (PH II 254-258.) Ce texte permet de mettre en évidence le contraste entre l’efficacité du critère d’action, exprimé dans les notions d’observation de la vie et d’expérience, et la réduction à la suspension du critère de vérité que sont les croyances dogmatiques du dialecticien inutiles pour vivre, à propos d’un même objet, la dissolution des sophismes. Cet exemple montre de la manière la plus manifeste que les deux critères n’opèrent pas

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tant dans deux domaines distincts qu’ils n’abordent un même domaine de deux manières radicalement différentes.

31 On retrouve une même confrontation du critère d’action et du critère de vérité à propos de la manière dont il convier de procéder pour bien parler. C’est pourquoi, si les grammairiens promettent de faire de la dite « analogie rationnelle » un art par lequel ils nous contraignent de converser conformément au bon langage, il convient de montrer l’inconsistance de cet art et il faut que ceux qui veulent correctement converser s’en remettent à l’observation toute simple et dépourvue d’art qui est conforme à la vie et à l’habitude commune du plus grand nombre (τῇ ἀτέχνῳ καὶ ἀφελεῖ κατὰ τὸν βίον καὶ τῇ κατὰ τὴν κοινὴν τῶν πολλῶν συνήθειαν παρατηρήσει). (M I 179.) Il peut sembler assez dogmatique de poser que le recours à l’analogie rationnelle est inconsistant, alors qu’un sceptique devrait sans doute plutôt dire qu’il ne sait si cette méthode est inconsistante ou non. Ou bien la formule est maladroite, ou bien elle témoigne à nouveau du fait que, dès lors qu’il n’y a pas de renvoi à une quelconque vérité ou fausseté mais seulement à ce qui peut être utile pour vivre à un moment donné, le sceptique peut exprimer des jugements fermes56. On notera que, quelques lignes plus loin, Sextus écrira très explicitement que « l’habitude (συνήθεια) est le critère (κριτήριον) de ce qui est (ἐστιν) bon et mauvais langage » (M I 181), dans une formulation qui semble à nouveau glisser du critère d’action au critère de vérité57. La fin du passage (M I 193) tend pourtant à suggérer que cette assertion est conforme à un principe général, celui de privilégier le critère d’action sur le critère de vérité : « sur presque toutes les commodités de la vie (τῶν χρησιμευόντων τῷ βίῳ), la mesure (μέτρον) suffisante est de ne pas subir d’encombres à ses besoins (πρὸς τὰς χρείας). » Ce que ces passages tendent à faire penser, c’est que, loin de ne pouvoir servir dans les domaines théoriques, le critère d’action tend même à damer le pion au critère de vérité, lequel est renvoyé tantôt à son caractère indécidable tantôt à son inutilité. Ainsi, le critère d’action, identifiable à l’observation de la vie, à l’expérience et à l’habitude, semblerait également s’identifier à l’utile. Le risque est que, à trop généraliser de la sorte, le sceptique ne retombe dans une forme de dogmatisme, qui voudrait que l’utile soit universellement ou par nature à choisir. Disons qu’il conviendra à chaque fois de préciser que l’utile ne se juge que dans des circonstances particulières et que ce qui peut paraître utile à l’un semblera inutile à l’autre. De cette manière, le critère d’action préservera peut-être sa qualité sceptique.

32 Au terme de cette analyse de la manière sceptique d’aborder le critère, on pourra soulever deux ordres de problème. Premièrement, est-ce que le scepticisme est une sortie de la philosophie et un retour à la vie ordinaire ? À cette question complexe, qui impliquerait de définir ce que l’on entend précisément par philosophie et par vie ordinaire, on pourra répondre sous forme d’esquisse en deux temps. D’une certaine manière, le critère d’action du sceptique est bien conçu comme un critère fondamentalement non philosophique, au sens général où il ne renvoie pas à la recherche du vrai. C’est ce qui fait que Sextus, répondant à l’objection dogmatique de l’incapacité pour un sceptique de faire des choix, expliquait que le sceptique est incapable d’agir s’il en reste au point de vue philosophique, car c’est le lieu du conflit des opinions et de la mise en suspens, alors qu’il fera des choix quand il se placera du point de vue non philosophique, c’est-à-dire du point de vue de l’observation de la vie (M XI 165). Mais Sextus peut parfois énoncer des propos d’une hostilité virulente à la philosophie.

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Quant à moi, je pense qu’il suffit de vivre (βιοῦν) de manière empirique (ἐμπείρως) et sans opinion, conformément aux observations (τηρήσεις) et préconceptions communes, en restant en suspens sur ce qui est dit du fait de la superfluité dogmatique et surtout en dehors de toute utilité pour la vie (ἔξω τῆς βιωτικῆς χρείας). (PH II 246)

33 Des passages de ce genre (cf. M VIII 158) alternent avec d’autres qui se contentent tout au plus de mettre en opposition vie et philosophie, sans trancher sur la question de savoir quel point de vue est à choisir (M X 49). Le point important à rappeler, à cet égard, est qu’un sceptique ne prendra fait et cause pour une position que du point de vue d’un critère pratique et non du point de vue d’un critère de vérité. C’est ce qui amène à répondre aussi que la conception sceptique du critère implique une attitude qui est tout sauf ordinaire et dépourvue d’un sens philosophique : en effet, une vie accompagnée de la pensée permanente que « je ne sais pas si ce qui m’apparaît est réellement le cas » et de « c’est ce qui m’apparaît à moi dans ces circonstances relatives données » est une vie tout sauf ordinaire58. Mais on pourra poser un deuxième ordre de problèmes. Nous avons vu que le sceptique, s’il conserve une forme de critère, appelle à se débarrasser de toute attribution de la vérité. Mais, qu’est-ce qu’une vie d’homme sans vérité ? L’argument peut prendre deux formes. D’une part, il sera rétorqué au sceptique que la vérité est la base indispensable de toute vie. Les interprètes contemporains, selon leurs obédiences philosophiques profondes, sont ici divisés59. On pourra aussi renvoyer à un passage de Galien (De compositione medicamentorum secundum locos, Kühn XIII, p. 116, l. 5) qui semble conditionner la possession d’un critère d’action à la reconnaissance de la possibilité du vrai : « à tous les êtres sensés et qui chérissent réellement la vérité, je souhaite de veiller sur les critères dont nous avons été dotés par nature pour les actions de la vie, à savoir l’expérience et la raison. » On notera que Sextus, en PH I 23-24, articulera justement le fait de rester en suspens sur la vérité des choses et le fait de reconnaître l’indication de la nature que sont la sensation et la pensée comme des critères d’action. D’autre part, qu’est-ce qu’une vie d’homme sans vérité, au sens où la vérité serait le domaine d’exercice de l’homme accompli ? Ce point est également suggéré par Galien, dans un passage de Des sectes pour les débutants (chapitre VII, § 16), où il distingue entre deux types de critère, la raison et les apparences, en précisant que le premier critère s’adresse aux non-débutants, tandis que le second « est commun à tous les hommes ». Ainsi, comme il l’énonce plus loin, « en posant l’apparent comme règle de notre jugement (κανόνα τῆς κρίσεως τὸ φαινόμενον τιθέμενοι) », selon une formulation qui résonne avec celles de Diogène, de Sextus mais aussi de Galien lui-même sur le critère sceptique, nous en restons au niveau de l’homme ordinaire. C’est le niveau de la raison, celui qui ne se contente pas de la succession des apparences, qui est celui de l’homme supérieur. Cette thématique, que l’on retrouve dans certains passages des Entretiens d’Épictète (livre II, chapitre 11), n’est pas non plus étrangère à Sextus Empiricus, lequel rapporte, au début des Esquisses (PH I 12), que « les hommes d’une nature supérieure » (μεγαλοφυεῖς τῶν ἀνθρώπων), troublés par l’irrégularité des choses, en vinrent à chercher le vrai et le faux. Le point de savoir comment un sceptique répondrait à l’accusation d’empêcher le plein déploiement de l’humanité rejoint donc le statut de la recherche de la vérité dans le scepticisme60. Ce que l’on pourra se contenter de dire, à ce stade, est que, comme nous l’avons souligné, le sceptique ne détruit pas le critère de vérité mais il se contente de s’interroger sur la possibilité de l’établir et de renvoyer toujours de nouveaux arguments qui viennent éloigner cette possibilité. C’est une autre manière de dire que

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la recherche de la vérité est sans cesse recommencée, mais que cette quête indéfinie n’est cependant pas un obstacle pour vivre.

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NOTES

1. Sur cette notion, voir l’article de référence, Striker 1974. Long 1978 (p. 35) propose la définition générale suivante : « a “criterion of truth” is a means of judging correctly that something is the case ». S’appuyant sur les occurrences du terme chez Sextus Empiricus, Annas 1990 (p. 189 n. 18) décrit un champ sémantique assez large, qui va de ce que l’on use ou suit, à ce qui permet de dire telle ou telle chose, de juger, de distinguer, d’examiner, ou ce à quoi on peut se fier : le sens général demeure bien ce qui permet de dire ce qui est vrai ou faux, soit la base de la constitution d’une connaissance. Cf. Janáček 1972, p. 67-72, qui met en parallèle des textes de Sextus Empiricus permettant de rapprocher la notion de critère de celles de découverte

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(εὑρίσκειν/εὕρεσις), de dévoilement (ἐκκαλύπτειν), d’estimation (δοκιμάζειν), d’établissement ou institution (παρα/κατα-στάσις), de crédit (πίστις/πιστός) ou d’assurance (βέβαιος). 2. Pour une analyse de la valeur de la notion dans la période antérieure et postérieure de la philosophie ancienne, voir toutefois Huby et Neal (éd.) 1989. La période post-hellénistique ou impériale (celle de Sextus Empiricus, Diogène Laërce, Galien, Ptolémée et Alexandre d’Aphrodise) fut particulièrement préoccupée par la question du critère : voir Long 1989. 3. Striker 1990, p. 143-144, écrit ainsi : « There must have been a sceptical undercurrent from the time of the sophists on, most notably perhaps in the Democritean school. (…) Plato and Aristotle (…) had little patience with doubts about the possibility of knowledge. (…) But the fourth century also produced Pyrrho, later seen as the founder of scepticism, by whom Epicurus (…) is said to have been much impressed (DL IX 64). Hence it is not surprising to find the major Hellenistic philosophers preoccupied with the task of justifying their claims to knowledge. » 4. Voir Striker 1990, qui étudie successivement la version académiciennne et la version pyrrhonienne de cette réfutation sceptique du critère. 5. L’idée de critère sceptique apparaît explicitement chez Diogène Laërce, IX 105, dans le Commentaire anonyme sur le Théétète, 61.15-22 et plusieurs fois chez Sextus Empiricus : Esquisses Pyrrhoniennes [= PH] I 22 et II 15 ; Contre les logiciens [= M VII] 29-30, 158 et 166. 6. Voir Barnes 1982, 1990, 2007, qui distingue entre scepticisme policé (urbane) et scepticisme enragé (rabid), l’un et l’autre conduisant à d’inextricables impasses. 7. Le plus fameux de ces débats porte sur le point de savoir si les académiciens Arcésilas et Carnéade sont bien des sceptiques comme les pyrrhoniens qui, comme Énésidème et Sextus Empiricus, se réfèrent à Pyrrhon ; mais la question est aussi de savoir si Pyrrhon lui-même, voire Énésidème, sont des sceptiques, Sextus Empiricus demeurant alors le seul auteur authentiquement sceptique. Voir, déjà, Brochard 1887, mais surtout Hankinson 1995, Lévy 2008, Bett 2010. 8. On passera alors d’une acception très large du scepticisme à une version plus étroite, celle de Sextus Empiricus et même de Sextus Empiricus dans certains de ses textes : je remercie le relecteur anonyme de cet article d’avoir souligné cette difficulté, qui permet de s’interroger sur l’unité même du « scepticisme » comme courant philosophique unifié. Sur cette difficulté à concevoir le scepticisme comme courant historique continu, lequel serait seulement une reconstruction tardive, voir en particulier Pellegrin 2010, p. 122. 9. Voir Long 1978 ; Hankinson 1995, p. 193-200. 10. DL IX 94 : « Ou bien le critère est adopté par un critère ou bien il est adopté sans critère » (ἤτοι κέκριται καὶ τὸ κριτήριον ἢ ἄκριτόν ἐστιν). La première voie conduit à l’impasse de la réciprocité et de la régression à l’infini, la seconde renvoie à la pétition de principe ou postulat infondé. Sextus rapporte la tentative dogmatique d’échapper à cette impasse, en posant que le critère, parce qu’il est la base première, n’a pas lui-même besoin de critère (M VII 441-442 ; cf. Épictète, Entretiens, II 11, § 14-15) : il y répond de même par le renvoi à une régression à l’infini ou à une pétition de principe sans fondement argumentatif valable. 11. Ce dernier argument, qui se fonde sur le désaccord à propos du critère entre l’homme, la sensation, la raison et l’impression appréhensive (πρὸς τῷ καὶ διαφωνεῖσθαι τὸ κριτήριον, τῶν μὲν τὸν ἄνθρωπον κριτήριον εἶναι λεγόντων, τῶν δὲ τὰς αἰσθήσεις, ἄλλων τὸν λόγον, ἐνίων τὴν καταληπτικὴν φαντασίαν), est comme la compulsion maladroite de l’argumentation que l’on trouve dans le Contre les logiciens, la première partie (M VII 46-260) visant à montrer le désaccord entre ceux qui nient le critère, ceux qui le placent dans la raison, ceux qui le placent dans la sensation et ceux qui le placent dans l’impression, et la deuxième partie (M VII 261-439) qui, parallèlement à PH II 22-78, propose une analyse successive des arguments contre le critère conçu comme sujet (ὑφ᾽οὗ), soit principalement l’homme (M VII 263-342 ; PH II 22-47), contre le critère conçu comme moyen (δι᾽οὗ), soit la sensation et la raison (M VII 343-369 ; PH II 48-69), et

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contre le critère conçu comme référence (καθ᾽ὅ), soit notamment l’impression appréhensive (M VII 370-439 ; PH II 70-78). 12. Voir Ac. Pr. II, 17 et II, 31, où Cicéron dit que comprehensio est la traduction verbum e verbo de katalepsis. En De Fin. III, 17, il écrit : rerum autem cognitiones quas vel comprehensiones vel perceptiones vel, si haec verba aut minus placent aut minus intelleguntur, catalepsis appellemus licet. Je remercie Jean-Baptiste Gourinat pour ces références exactes. 13. Cicéron, Ac. II 18 : « quand Philon affaiblit et se débarrasse de cela, il se débarrasse aussi du critère du connu et de l’inconnu. Le résultat est que rien n’est appréhendable — et il retombe alors sans le vouloir dans la position qu’il essayait d’éviter. » Voir Brittain 2006, p. 12-13 et surtout XIX-XXXV. 14. Un débat divise depuis longtemps les interprètes sur le texte en XIV 18, § 2-4. La question essentielle est de savoir s’il convient de comprendre, à partir de ce passage, que la position de Pyrrhon était avant tout métaphysique (sur l’indétermination des choses) ou si elle était avant tout épistémologique (sur l’indétermination du savoir) : dans le premier cas, la question du critère n’est pas vraiment abordée par Pyrrhon ou seulement comme conséquence ; dans le deuxième cas, la question du critère est au cœur. Une question annexe est de savoir si ce qui est rapporté alors est fidèle à Pyrrhon ou s’il s’agit d’une retranscription en termes déjà hellénistiques. Pour une présentation de ce débat, voir Brennan 1998 (partisan de la lecture épistémologique, et suggérant qu’il s’agit d’une reformulation postérieure) contra Bett 2000, notamment chapitre I, p. 14-62 (partisan de la lecture métaphysique, et posant que le texte est fidèle à la pensée de Pyrrhon). 15. Voir Janáček 1972 : p. 63 (« from the point of view of the sceptics only the negative forms are used : there is no criterion, we cannot judge, we cannot prefer something to something, etc. »), p. 68 (qui renvoie à PH II 46 — ἀκατάληπτον εὑρίσκεται τὸ κριτήριον ὑφ’ οὗ κριθήσεται τὰ πράγματα —, PH II 69 — ἀνύπαρκτον — et PH II 78 —μὴ δεῖν τὰς φαντασίας πρὸς τὴν κρίσιν τῶν πραγμάτων ὡς κριτήρια παραλαμβάνειν). On notera qu’un ordre plus élégant de l’argumentation serait, sur le modèle de l’argument de Gorgias transmis par Sextus (M VII 65-87) de montrer tout d’abord l’inexistence du critère, puis, après concession de son existence, son caractère inappréhendable, et enfin, après concession de son caractère appréhendable, son caractère inadoptable. 16. Long 1978, p. 36 : « In concluding his refutation of dogmatic claims about the criterion of truth Sextus states explicitly that he has not intended to show that no such thing exists (PH 2.79, M 7.443). » 17. PH II 17 : « il reste maintenant à avancer la réfutation (ἀντίρρησις) de ceux qui disent de manière précipitée avoir appréhendé le critère de vérité, et ce en commençant par le désaccord (ἀπὸ τῆς διαφωνίας ἀρξάμενοι) ». Le désaccord en question est présenté en PH II 18 : c’est celui qui oppose ceux qui posent le critère, ceux qui le nient et ceux qui restent en suspens – la question étant de savoir si ces derniers participent du désaccord ou, plus rigoureusement, suivent la conséquence du désaccord entre les deux premiers. Comme l’exposent ensuite PH II 19-20, par un recours aux modes d’Agrippa (en l’occurrence, désaccord, réciprocité et régression à l’infini), ce désaccord ne peut lui-même être tranché que par un critère introuvable sauf par pétition de principe. 18. M VII 261 : « Dès lors que presque la totalité du désaccord (διαφωνία) sur le critère est maintenant sous nos yeux, le moment est venu d’en venir à la réfutation (ἀντίρρησις) et de revenir au critère. » Cf. M VII 46, qui renvoie aussi à une « dissension » (διάστασις), et même à « des dissensions nombreuses et variées » (πολλαὶ καὶ ποικίλαι διαιρέσεις), mais sans qu’il en soit tiré explicitement un argument philosophique contre le critère. 19. L’hypothèse d’une évolution chronologique de la pensée de Sextus Empiricus entre les deux ouvrages peut être invoquée. Longtemps, la lecture de Janáček 1947 (reprise en 1972), qui voyait en PH un ouvrage antérieur à M VII à partir de considérations uniquement stylistiques, était considérée comme l’orthodoxie en la matière ; mais, sur des considérations stylistiques autant

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que philosophiques, c’est aujourd’hui la thèse inverse qui tend à s’imposer : voir Brunschwig 1995 (1988), p. 296 n. 1. Cf. Pellegrin 2010, p. 135-139, qui revient sur le débat général à propos de l’évolution chronologique de la pensée de Sextus Empiricus, dont Richard Bett fait une clef de lecture essentielle (voir notamment Bett 2000), même si ses études ont surtout porté sur les comparaisons entre PH et M XI et entre PH et M I-VI. Pour le problème qui nous concerne, si l’on se fie à une première lecture des textes en PH et en M VII, qui se traduit dans les interprétations divergentes de Janáček et Long, on devrait considérer que Sextus a évolué d’une version nihiliste (PH) à une version suspensive (M VII) du scepticisme sur le critère, ou inversement — ce qui ne laisse pas de poser problème car, selon Bett, la version suspensive du scepticisme est précisément celle qui devrait prévaloir dans le dernier état de la pensée de Sextus exposé en PH. Cependant, comme nous le montrons plus loin, il n’y a peut-être pas tant de différence de conception entre PH et M VII, en tout cas sur la question du critère, ce qui permet de pondérer la portée de ces considérations chronologiques. 20. Voir Bett 2000, p. 93, et, encore plus nettement, Svavarsson 2010, p. 53-54. Diogène Laërce (IX 106) renvoie la formulation sur le critère sceptique à Énésidème (ὡς καὶ ᾽Αἰνεσίδημός φησιν), ou au moins à Énésidème parmi d’autres comme le καὶ peut le faire penser. 21. Voir, récemment, Thorsrud 2010 p. 80 n. 17, ou Striker 2010, p. 199-200, qui maintient donc jusqu’à aujourd’hui cette interprétation désormais classique depuis Couissin. Toutefois, contra Ioppolo 2009, p. 109-130, qui défend l’hypothèse d’un authentique critère arcésilasien. 22. Voir Polito 2007, qui renvoie à tout le début des Esquisses pyrrhoniennes (PH I 5-30) comme à un exercice rhétorique d’apologie – ou d’éloge paradoxal – du scepticisme à l’époque de la reconnaissance officielle des sectes philosophiques par Marc Aurèle ; Striker 2010, p. 203 : « the very word “criterion”, used no doubt because Sextus’ general account of scepticism is organized according to the standard topics in expositions of philosophical doctrine, is somewhat misleading to the extent that it means an instrument of judging : Sextus’ text makes it abundantly clear that the Sceptics’ way of following appearances does not involve a judgement or decision. » 23. Cf. PH II 17 et M VII 261, qui utilisent précisément ce terme. 24. Selon Bett 2000, p. 87, il faudrait également lire le passage de Galien, De dignosc. puls. VIII 781 avec cette dimension pratique, soit la pratique médicale, en l’occurrence. Mais un autre passage de Galien, Esquisse empirique, 82, 23-26, permet d’aller dans ce sens : « Pyrrhon le sceptique, qui, recherchant la vérité et ne la trouvant pas, restait dans l’incertitude sur toutes les choses non manifestes et qui, dans ses actions de tous les jours, suivait l’évidence (sequens evidentia) » (Pellegrin 1998, p. 121). 25. Voir Thorsrud 2010, p. 67-70 (Arcésilas) et p. 72-74 (Carnéade). Sur les passages chez Sextus, voir Ioppolo 2009, p. 109-130 (Arcésilas) et p. 141-160 (Carnéade). Sur les passages chez Cicéron, voir Brittain 2006, p. XXIV et surtout XXVI-XXVII, où il définit le « practical criterion » comme « a truth-indifferent mechanism for rational action » qui permet « to act both in ordinary life and in the course of philosophical arguments » : il renvoie à cette notion de critère pratique à de nombreuses reprises dans les notes de sa traduction (n. 42 p. 20-21 ; n. 46 p. 22 ; n. 85 p. 38 ; n. 147 et 148 p. 58 ; n. 152 p. 60 ; n. 163 p. 63), même si le seul passage qui semble mentionner explicitement l’idée d’un tel « critère » se trouve uniquement en II 32 : « their guiding rule [κανῶν ?] both for conducting their lives and in investigation and argument » (Brittain 2006, p. 21). 26. Voir Bett 1989, p. 82, qui considère que la distinction entre les deux formes de critère est plutôt une réécriture de Sextus, contra Ioppolo 2009, n. 136 p. 175, qui renvoie à Plutarque, Adv. Colotem 26, 1122 B-D ; Contradiction des Stoïciens 47, 1057 A et à Cicéron, Lucullus 32, 99, 104, 110. On notera que, à l’exception peut-être de Cicéron, Lucullus 32, aucun des passages cités par Ioppolo ne mentionne la notion de « critère ». 27. Voir Hankinson 2010, p. 106 : le critère de DL IX 106 « is the practical criterion, not any “criterion of truth” ». Bett 2000, p. 84-93, rapproche l’ensemble de ces textes (Sextus Empiricus, Diogène Laërce, Galien, Commentaire anonyme) pour conclure au fait que, si la notion de critère d’action

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n’est sans doute pas attribuable à Pyrrhon lui-même, il est vraisemblable qu’elle ait été très tôt sous-jacente à la réflexion sceptique pyrrhonienne. Bett considère même, en renvoyant à Aristote, Métaphysique Γ 1008b20, que l’exemple du miel, que l’on trouve en DL IX 105 comme en PH I 19-20, aurait une teinte « pratique » (p. 88). Cette conception d’un critère sceptique comme critère d’action, reprise par Énésidème puis par Sextus Empiricus, n’aurait cependant pas eu le même fondement philosophique, selon Bett : sur un fonds métaphysique chez Pyrrhon, elle s’appuierait sur une pensée métaphysico-épistémologique (relativiste) chez Énésidème, et finalement sur une pensée strictement épistémologique chez Sextus (p. 217 et 233-236). 28. Voir Brittain 2006, p. XIX-XXI. 29. Cf. Ac. II 119 : « Peut-être que ces doctrines sont vraies – note que j’admets ici qu’il puisse y avoir des vérités – ; mais je n’accepte toujours pas qu’elles soient appréhendées. » Sur l’idée que les académiciens ne disent pas que tout est non manifeste (ἄδηλον) mais que tout est non appréhendé (ἀκατάληπτον), voir Ac. II 32, Eusèbe, Prép. év. XIV 7, § 15. Cette doctrine semble davantage celle de Philon (la prétendue « quatrième » Académie) que celle de Carnéade : voir Brittain 2006, p. XXIX. 30. Voir Ioppolo 2009, p. 148-152, 157. Contra Thorsrud 2010 p. 73-74 et 78, qui concède que la notion même de convaincant implique presque nécessairement un rapport au vrai, et que la polémique entre Clitomaque (le convaincant n’est pas critère de vérité mais tout au plus critère d’action) et Philon (le convaincant est non seulement critère d’action mais aussi critère de vérité), dont les Académiques de Cicéron sont le reflet, illustre la difficulté qu’ont eue les disciples de Carnéade pour cerner la position exacte de leur maître sur ce point. 31. Le texte porte ἑκάστῃ, qui renvoie forcément à un féminin pluriel précédent, c’est-à-dire soit aux impressions (φαντασιῶν) soit aux conduites (διεξαγωγάς). Les traducteurs choisissent généralement la première solution, en effaçant le pluriel de διεξαγωγάς (Bury, II, p. 235 ; Bett 2005, p. 86-87) ; pourtant, l’étrangeté du pluriel διεξαγωγάς peut précisément faire pencher pour la deuxième solution. C’est surtout le sens même du passage qui fait choisir cette deuxième option, car ce ne sont pas les impressions qui ont besoin d’un critère dans cet argument qui traite du critère d’action, mais bien les conduites. 32. Voir Ioppolo 2009, p. 174 : « Infatti prima di agire è necessario sottoporre ciascuna di esse a una verifica ossertiva e questo significa che bisogna avere un criterio di verità in base a cui giudicare la loro probabilità. » Cf. Brittain 2006, p. XXIX et n. 49. 33. Pour Ioppolo 2009, p. 173-185, Sextus Empiricus attribuerait ici à Carnéade ce qui vaut tout au plus pour Philon : il serait ici influencé par sa source, soit, d’après Ioppolo suivant Janáček, Énésidème (p. 176-178). 34. Cf. Vogt 2010 : « But how can adherence to appearances make the sceptic perform some actions and not others ? Would it not seem, in particular from the sceptic’s own point of view, that there are regularly several conflicting appearances ? » (P. 172.) Vogt 2010 parle alors de l’accusation de paralysie (« paralysis charge ») : « There is no way to settle on any one of several, mutually incompatible actions available at a given time. » (P. 166.) Le conflit des apparences renvoie en fait à une double paralysie : paralysie devant les apparences contradictoires, mais paralysie aussi liée au fait de devoir faire un choix qui conduirait au dogmatisme. 35. Cf. Plutarque, Contre Colotès, 1122 E, qui rapporte une objection un peu semblable adressée à Arcésilas, et sa réponse phénoméniste : « mais comment celui qui reste en suspens court-il au bain et non à la colline, prend-il la porte et non le mur s’il veut se rendre au marché ? (...) Je suppose que c’est parce qu’il lui apparaît (φαίνεται) que le bain n’est pas la colline mais le bain, la porte pas le mur mais la porte, et de même pour chacune des autres choses. » 36. Pour la ligne phénoméniste, voir PH I 19-22, DL IX 105-107 ; cf. PH I 163, M XI 118 début. Pour la ligne déterministe, voir aussi PH I 19-22, DL IX 108, mais surtout M XI 118 fin, 141-143, 147-148, 156, 159. Voir Annas 1986, p. 19 : « He will act, both because some motives to action are unavoidable,

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and because in all matters something will always appear to be the better course, and will work on him accordingly. » 37. Voir Vogt 2010, p. 167 : « the sceptic can formulate a so-called practical criterion, an explanation of what it is that makes the sceptic active rather than inactive, performing one action rather than another. » Cf. p. 171 : « They can readily explain why the sceptic adheres to this impression rather than to that one (i.e. the sceptic is not, by letting go of assent, but retaining impression and impulse, faced with an impossible stalemate among multiple conflicting impressions). » 38. Voir Vogt 2010, p. 166 (pour les catégories d’objection), et surtout Perin 2010, chapitre 4, p. 90-113 (sur le critère sceptique et le passage de l’activité à l’action). 39. Pour Vogt 2010, p. 173-175, c’est ce passage des apparences au suivi de la vie ordinaire (selon le modèle de PH I 21-24) qui permet véritablement au critère sceptique d’être un moyen pour décider ce qu’il faut choisir dans telle ou telle circonstance, et donc de répondre aux objections dogmatiques. 40. M XI 165 : « le sceptique ne vit pas selon la raison philosophique, car de ce point de vue il est inactif, mais c’est selon l’observation non philosophique (κατὰ δὲ τὴν ἀφιλόσοφον τήρησιν) qu’il peut choisir ou refuser » ; M XI 166 : « contraint par un tyran à accomplir des actions indicibles, le cas échéant il choisira ou refusera sur la base de la préconception conforme aux lois et coutumes de ses pères. » Ces textes sont à rapprocher de PH I 23-24 et de tous les autres passages où Sextus renvoie, implicitement ou explicitement, à l’observation de la vie. Cf. DL IX 108 fin : « Et quand les dogmatiques disent que le sceptique pourra vivre mais sans refuser, s’il en reçoit l’ordre, de dépecer son père, les sceptiques répondent qu’il pourra vivre en se tenant à l’écart des recherches dogmatiques mais pas des choses de la vie et de l’observation (οὐ περὶ τῶν βιωτικῶν καὶ τηρητικῶν), de sorte que nous choisissons et refusons selon l’habitude (κατὰ τὴν συνήθειαν) et nous faisons usage des lois. » Un texte de Sextus (PH III 235) articule assez clairement ligne phénoméniste et ligne existentialiste : « le sceptique, constatant tant d’irrégularité dans les choses (ἀνωμαλίαν τῶν πραγμάτων), reste en suspens sur le bien, le mal ou, plus généralement, ce qu’il faut faire par nature et en cela il se départ de la précipitation dogmatique, mais il suit sans opinion l’observation de la vie (τῇ βιωτικῇ τηρήσει). » 41. Voir Corti 2009, p. 75-76. 42. Voir Brunschwig 1995 [1988], p. 304 n. 2, qui renvoie à DL X 31-34 et À M VII 140, etc. – repris, par exemple, par Corti 2009, p. 76 n. 1. 43. Je dois au relecteur anonyme de l’article cet ultime développement et les références aux passages d’Épicure. 44. Voir Lettre à Hérodote, 38 (où les « affections réelles » (τὰ ὑπάρχοντα πάθη) sont conçues comme des « critères » (κριτηρία) au même titre que les préconceptions et projections de la pensée pour conférer aux choses leur caractère d’évidence), 63 (les sensations et les affections sont désignées comme « la garantie la plus ferme » [ἡ βεβαιοτάτη πίστις] pour donner la nature de l’âme), 68. 45. Cf. Sextus Empiricus, M VII 203, qui est comme une forme de paraphrase de la doctrine épicurienne du critère telle qu’on la trouve exprimée dans les Lettres d’Épicure et dans la réécriture de Diogène Laërce. 46. Voir Lettre à Ménécée, 132 (qui pose la complémentarité de l’affection, critère des choix et des refus, et du raisonnement, qui recherche les raisons de ces choix et refus, pour bien vivre). 47. Voir Bailey 2002, chapitre 8, p. 175-213. 48. Cf. Brennan 1994, p. 159 : « Universal agreement about the existence of gods is a criterion, in the sense of a reason for doing this rather than that. But it is not a criterion of truth in the sense of an infallible guide to a deeper reality, as certain Dogmatists would like to say. » 49. Voir Brennan 1994, p. 156-157. Contra Brunschwig 1995 (1988), p. 306-309, qui y voit le simple résultat de la juxtaposition de sources non concordantes dans les ouvrages de Sextus.

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50. Cf. PH I 223 : « dès lors que, d’une manière générale, il privilégie une impression sur une impression selon sa garantie ou son absence de garantie. » 51. Par différence, on notera que Sextus écrit à propos d’Arcésilas (PH I 232) qu’« il ne se trouve avoir rien déclaré à propos de l’existence ou l’inexistence de quoi que ce soit, ou n’avoir aucunement privilégié une chose sur une autre selon la garantie ou l’absence de garantie. » Arcésilas évite donc, comme un authentique sceptique, les deux dimensions principales du critère de vérité, existence ou inexistence et garantie ou absence de garantie. À cet égard, on pourra s’étonner de ce que, en M VII 158, Sextus rapporte que le critère d’action d’Arcésilas constitue une garantie (πίστις) pour la vie heureuse : soit l’usage de ce terme est très maladroit, soit il constitue un indice supplémentaire de la dimension strictement dialectique de ce passage. 52. Voir Brittain 2006, p. XXVII et 61 n. 54. 53. Un texte de Galien, tiré de Sur la meilleure doctrine, § 51, est particulièrement intéressant à cet égard : « en rien il ne diffère sur ce qui est de la garantie des choses jugées (πρὸς τὴν τῶν κρινομένων πίστιν), que ce soit en général de ne pas avoir de critère (μηδ’ ὅλως ἔχειν τι κριτήριον) ou d’en adopter un mais de ne pas y voir une garantie (λαβόντα μὴ πιστεύειν αὐτῷ). » On notera la distinction opérée entre un scepticisme qui nie tout simplement le critère et un scepticisme qui accepte un critère mais sans y voir une garantie. Un sceptique authentique nie le critère de vérité mais accepte un critère d’action sans en faire une garantie. 54. Sur cette dernière notion, qui apparaît tant chez Sextus (PH III 151) que chez Diogène (DL IX 105 et 108) pour nommer ce que le sceptique suit sans tomber dans le dogmatisme, voir Bett 2000 p. 89-90. 55. On notera quelques cas où la notion d’habitude (συνήθεια) désigne l’une des branches de l’opposition dialectique par opposition à la philosophie (M VII 322, M VIII 129) ; dans la plupart des textes du Contre les grammairiens ( M I), elle désigne le fondement opposé à l’analogie rationnelle dans la science du langage ; de même pour celle d’expérience (M VIII 191, M I 57-72), qui désigne alors un courant de pensée empiriste dogmatique distinct d’un courant rationaliste. Mais, comme pour la notion de vie (βίος), il convient de distinguer les passages où ils ont une valeur de vérité, sur laquelle un sceptique ne saurait se prononcer, et les passages où ils ont une valeur pratique. Voir Brennan 1994, p. 159-160. 56. Sur tout le passage M I 179-193 et son caractère sceptique ou dogmatique, voir Corti 2009, p. 206-219. 57. Pour Corti 2009, p. 217-218, il y aurait en M I 181-189 de nombreux glissements du critère d’action au critère de vérité, qui divergeraient des formulations de PH I 21-24. 58. Cf. Mates 1996 p. 74 : « [a Pyrrhonist] would insist that adopting Pyrrhonism should make no difference to action, and that in particular it needs make no difference to patterns of speech. If it makes any difference at all, the difference will be an “internal” one, relating specifically to a protophilosophical belief in a so-called “external world” of things and facts. » 59. Voir Burnyeat 1979 ou Barnes 1982 versus Mates 1996, p. 15 : « when the Pyrrhonist says that he uses the appearances as criteria for action, he means only that at every time he goes by what appears to him to be the case and does not concern himself with any question of what really is the case » – ou Vogt 2010, p. 170 : « the sceptic can call into question the plausibility of the Stoic assumption that, in everything we do, we judge things to be so-and-so. Perhaps the sceptic, in merely “adhering” to impressions, is actually rather like everyone else, and it turns out to be a dogmatic fantasy that action ordinarily involves assent. » 60. Voir Perin 2010, chapitre 1, p. 7-32.

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RÉSUMÉS

Comment concilier réfutation du critère par les sceptiques et adoption d’un critère par les sceptiques ? La première partie de l’article revient sur les formulations de la réfutation du critère dans les différentes sources sur le scepticisme et expose la manière dont Sextus Empiricus présente le scepticisme moins comme une négation de l’existence du critère que comme une mise en suspens sur la nature et l’existence du critère dogmatique. La deuxième partie de l’article rappelle les passages, de Cicéron à Galien, en passant par le Commentateur anonyme du Théétète et Diogène Laërce, qui attribuent plus ou moins explicitement quelque chose comme un critère aux sceptiques. Plus précisément, ce critère, comme l’énoncera de la manière la plus claire Sextus Empiricus, est un critère d’action distinct d’un critère de vérité, cette distinction valant comme un moyen de faire la part entre scepticisme et dogmatisme mais aussi comme un argument décisif pour répondre aux objections dogmatiques contre le scepticisme. La troisième partie de l’article est consacrée à un approfondissement de la compréhension du critère sceptique comme critère pratique. Les textes de Sextus Empiricus permettent de montrer en quoi cette conception ne doit pas être confondue avec la restriction du critère au strict domaine de la conduite de la vie, ni avec une manière d’user de la vie ordinaire comme critère de vérité.

How can the sceptical refutation of the criterion be reconciled with the sceptical adoption of a criterion? The first part of the paper starts from the different expressions of the sceptical refutation of the criterion in ancient sources and exhibits how Sextus Empiricus presents scepticism not as much as a negation of the criterion’s existence as a suspension about the nature and existence of a dogmatic criterion. The second part of the paper recalls the texts which, from Cicero to Galen including the Anonymous commentator on the Theaetetus and Diogenes Laertius, attribute more or less explicitly something like a criterion to the sceptics. More precisely, this criterion, as Sextus Empiricus formulates it in the clearest manner, is a criterion of action that is distinct from a criterion of truth, this distinction being altogether a means to make the difference between scepticism and dogmatism and a decisive reply to the objections of the dogmatists against scepticism. The third part of the paper is dedicated to a deeper understanding of the sceptical criterion’s identification to a practical criterion. Sextus Empiricus’texts allow us to show that such a conception is not to be confused with the view that would restrict the use of a criterion only to matters concerning the way one should conduct one’s life, nor with the consideration that ordinary life is the criterion of truth.

INDEX

Mots-clés : critère, réfutation du critère, critère pratique Keywords : criterion, refutation of the criterion, practical criterion

AUTEURS

BAPTISTE BONDU

Université Paris-Ouest-Nanterre-La Défense Paris 10

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Sextus Empiricus, scepticisme et philosophie de la vie quotidienne

Stéphane Marchand

Cet article a fait l’objet d’un certain nombre de communications et de discussions qui en ont changé considérablement l’orientation et m’ont permis de l’améliorer. Je remercie à cette occasion T. Bénatouïl, R. Bett, A. Correa Motta, L. Corti, A. Lozano Vasquez, D. Machuca, P.- M. Morel, ainsi que les deux commentateurs anonymes de Philosophie antique.

Introduction

1 Le but de cet article est de clarifier le sens et la fonction du concept de vie quotidienne (βιωτικὴ τήρησις) chez Sextus Empiricus. Deux raisons poussent à cela : d’une part le fait que ce concept joue un rôle important, sinon fondamental, dans sa conception du scepticisme ; d’autre part le fait que la vie quotidienne constitue un problème philosophique en soi. Que l’on considère la quotidienneté comme le lieu d’une perte de l’authenticité, ou au contraire que l’on utilise la vie quotidienne pour critiquer les erreurs de l’abstraction, la vie quotidienne est un véritable objet philosophique à interroger. Henry Lefebvre, par exemple, a montré dans sa Critique de la vie quotidienne la difficulté de parler du haut ou au nom de la vie quotidienne. Il remarque que la conception philosophique de la vie quotidienne est le plus souvent une construction théorique qui risque toujours de manquer la vie quotidienne elle-même1. Et, souligne-t- il, les philosophes et les intellectuels ne sont peut-être pas les mieux placés pour saisir la vie quotidienne en elle-même, tout occupés qu’ils sont par leur volonté de vérité ou par leur quête d’authenticité. En réalité, il est difficile de déterminer où se trouve la vie quotidienne et quels individus, quelles expériences doivent être choisis comme représentatifs de la vie quotidienne.

2 Il faut commencer par préciser que l’expression « vie quotidienne » ne désigne pas dans le néo-pyrrhonisme un concept complètement stabilisé au sens où, par exemple, il renverrait à une expression lexicalisée et utilisée systématiquement. L’expression traduit le syntagme βιωτικὴ τήρησις, mais ce dernier ne se rencontre chez Sextus qu’en

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quatre occurrences, toutes localisées dans les Esquisses Pyrrhoniennes2 (désormais PH), alors que – telle est du moins la thèse de cet article – l’idée de « vie quotidienne » joue un rôle majeur dans la conception sextienne du néo-pyrrhonisme et constitue un de ses problèmes fondamentaux. Ce concept, en réalité, est constitué par un réseau de notions (τήρησις, ἐμπειρία, κοινός) qui convergent toutes vers la notion de vie (βίος). La compréhension et la traduction de ce réseau conceptuel par « vie quotidienne » peuvent elles-mêmes se discuter : si l’on compare les différentes traductions de PH I 23-24 où l’expression apparaît, on voit d’ailleurs qu’il y a une hésitation entre l’idée de « vie commune »3, de « vie ordinaire »4 et de « vie quotidienne »5.

3 Le but de cet article est double : il s’agit, d’une part, d’étudier comment Sextus Empiricus utilise ce concept qui ne désigne pas toute forme de vie, mais une vie particulière, la vie ordinaire par opposition à la vie philosophique, celle qui se donne à voir empiriquement tous les jours dans les faits et gestes quotidiens des hommes qui nous entourent, une vie donc qui, pour cette raison, peut être désignée comme la vie quotidienne. Cette vie s’impose donc comme un fait observable empiriquement. D’autre part, il s’agit de se demander comment ce fait de la vie quotidienne peut devenir une valeur dans le cadre d’une philosophie sceptique : comment concevoir une philosophie de la vie quotidienne6 ?

1. La vie quotidienne comme fait empirique

1.1. La vie quotidienne comme une réponse à l’objection de l’ἀπραξία

4 Avant toute chose, il est nécessaire de rappeler que la nature fondamentalement critique du scepticisme empêche Sextus d’énoncer des affirmations qui pourraient être interprétées comme des opinions ou des thèses. Par conséquent, Sextus ne peut pas faire une théorie de la vie quotidienne ; pour comprendre le sens de ce concept, il faut explorer le réseau des arguments et contre-arguments sceptiques afin de voir comment il apparaît et quelles sont ses implications.

5 Or, la référence à la βιωτικὴ τήρησις apparaît d’abord comme une solution pragmatique à l’objection de l’ἀπραξία. Le texte principal qui expose cette solution vient des Esquisses Pyrrhoniennes I 23-24 : Donc en nous attachant aux phénomènes nous vivons sans opinions selon ce qui est observé dans la vie quotidienne puisque nous ne pouvons pas être complètement inactifs. Il semble que ce qui est observé dans la vie quotidienne ait quatre aspects : l’un consiste dans la conduite de la nature, un autre dans la nécessité de nos affects, un autre dans la tradition des lois et des coutumes, un autre dans l’apprentissage des arts7.

6 Bien sûr, il est toujours possible de lire cette réponse, sinon comme une réponse purement ad hominem, du moins comme une réponse strictement liée à cette objection dogmatique qui n’exprimerait rien de la position sceptique elle-même8. Mais ma thèse est, au contraire, que cette réponse exprime une position cruciale pour Sextus, et que la référence à la vie quotidienne est constitutive de la position néo-pyrrhonienne9.

7 En effet, d’une part, l’expression βιωτικὴ τήρησις n’apparaît pas dans d’autres corpus de la littérature grecque10. Cela mérite d’être souligné d’autant plus que, par ailleurs, la plupart des concepts utilisés par les sceptiques sont empruntés à la philosophie

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dogmatique. Cette expression apparaît donc seulement chez Sextus et uniquement dans les Esquisses, bien qu’il y ait, comme on le verra, des équivalents dans les autres œuvres de Sextus11, ainsi qu’au livre IX de Diogène Laërce, lequel, dans des termes proches, affirme que « les sceptiques disent qu’il [le sceptique] aura la possibilité de vivre en s’abstenant de toute enquête sur les questions dogmatiques, mais non sur celles qui intéressent les affaires de la vie ordinaire et les observations empiriques »12. La présence de ce motif dans la doxographie de Diogène laisse d’ailleurs penser que, dans la mesure où il utilise des sources indépendantes de Sextus, ce concept est lié à la tradition néo-pyrrhonienne en général et n’est pas uniquement une invention de Sextus.

8 Par conséquent, même si ce concept apparaît dans un mouvement dialectique en réponse à une objection, la vie quotidienne peut être considérée comme un concept authentiquement sceptique, clairement attesté dans la tradition néo-pyrrhonienne13, utilisé pour décrire une particularité de la position sceptique ; nous pouvons donc suivre ici Filip Grgić lorsqu’il dit que « Sextus sees the skeptics as champions and supporters of ordinary life »14.

9 En ce qui concerne le sens de l’argument, il est en apparence assez simple : à ceux qui objectent que le sceptique ne peut agir sans opinion (ἀδοξάστως), Sextus répond que l’action du sceptique est possible et consiste à faire ce que tout le monde fait dans la vie quotidienne en quelque sorte instinctivement, du moins sans y penser plus que cela, sans mobiliser aucune opinion dogmatique. Cette réponse est liée à l’explication systématique de l’action sceptique : il suit le φαινόνεμον, c’est-à-dire qu’il peut agir parce qu’il a des sensations et des pensées qui peuvent lui donner un critère d’action ou, comme il le dit parfois, des « critères issus de la vie » (τὰ βιωτικὰ κριτήρια, AM VII, 33)15.

10 En première analyse « vivre sans opinion selon ce qui est observé dans la vie quotidienne » signifie donc vivre comme tout le monde, c’est-à-dire comme la plupart des gens, vivre, en quelque sorte, selon un mode de vie ordinaire, celui que nous avons sous les yeux tous les jours. Selon cette première analyse, le sens de l’argument qui fait référence à la vie quotidienne consiste donc à répondre aux dogmatiques non seulement que le sceptique peut agir, mais que tout le monde agit la plupart du temps de cette façon, à savoir sans avoir d’opinion.

1.2. La vie, la vie ordinaire et la vie quotidienne

11 Cette caractérisation est cependant insuffisante. Bien que le sens de la réponse à l’objection de l’ἀπραξία paraisse clair, il reste quelques problèmes. Il y a, d’une part, un problème de traduction qui dénote un problème de conception : pourquoi traduire – à l’instar de Pierre Pellegrin – la βιωτικὴ τήρησις par « vie quotidienne » ? Avant de se concentrer sur le terme de τήρησις, il convient d’élucider la nature de la vie dont il est question ici : en quel sens la vie dont parle Sextus renvoie-t-elle à la quotidienneté plutôt qu’à la naturalité ou à la normalité ? Encore une fois, la notion de vie quotidienne n’est nullement stabilisée chez Sextus et il est nécessaire de reconstruire le sens de ce concept en essayant de clarifier le réseau notionnel qu’il mobilise autour du βίος.

12 Tandis que l’expression complète βιωτικὴ τήρησις apparaît rarement, Sextus utilise fréquemment la référence à la vie sans autre qualification, avec l’adjectif βιωτικὴ, le

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nom βίος et des expressions comme κατὰ τὸν βίον. Cette variatio renvoie souvent, cependant, à la même fonction que la référence à la vie quotidienne. La référence à la vie permet en effet d’opposer au fonctionnement dogmatique un autre modèle d’action. C’est le cas notamment en PH II 102 lorsque Sextus décrit l’usage accepté par les sceptiques du signe commémoratif « parce qu’il est considéré comme crédible par la vie quotidienne »16. Non seulement nous faisons tous les jours, selon Sextus, l’expérience qui consiste à raisonner en allant du signe à ce qu’il signifie lorsque le lien entre les deux est évident, mais tous les jours nous voyons les hommes se fier à cette association. Alors, dit Sextus dans le même paragraphe, le sceptique « non seulement ne s’oppose pas à la vie quotidienne, mais il prend même sa défense en donnant son assentiment, sans soutenir d’opinions, à ce que la vie quotidienne considère comme crédible »17. De même lorsque Sextus parle des « besoins de la vie » (βιωτικῆς χρείας, PH II 246) ou des « expériences de la vie » (τῶν βιωτικῶν ἐμπειριῶν, PH II 258), il ne s’agit pas de prendre en compte toutes les expériences de vie, ni même toutes les expériences de vie humaine, mais de prendre le parti d’une certaine forme d’expérience de vie, celle qui se manifeste dans la vie quotidienne, par opposition à une vie particulière, la vie dogmatique, qui repose sur la croyance en des opinions18.

13 Cela ne veut pas dire que lorsque Sextus utilise le terme βίος, il fasse toujours référence à la vie quotidienne19, mais il paraît indéniable qu’il existe chez Sextus un usage particulier du terme qui renvoie à une certaine expérience de la vie, celle de la vie commune (cf. PH I 237: ὁ βίος ὁ κοινός) et qui désigne une certaine forme de vie : la vie simple, ordinaire, commune au sens où elle partagée par tous et donc banale.

14 Si Sextus ne donne guère d’éléments supplémentaires pour comprendre positivement cette vie, il est plus prolixe pour dire ce à quoi elle s’oppose. La vie quotidienne désigne ce qui n’est pas la vie théorétique : la vie dogmatique ou encore la vie philosophique20. Le § 165 du Contre les Moralistes (AM XI) constitue en ce sens un témoignage de choix : le sceptique ne vit pas selon un raisonnement philosophique – il est inactif, en effet, pour autant qu’il est question de ce dernier – mais selon ce qui est observé de manière non philosophique (κατὰ δέ τὴν ἀφιλόσοφον τήρησιν) il peut désirer certaines choses et en fuir d’autres21. 15 Dans le même contexte d’une réponse à l’objection de l’ἀπραξία, Sextus utilise l’expression κατὰ δὲ τὴν ἀφιλόσοφον τήρησιν comme un équivalent du κατὰ τὴν βιωτικὴν τήρησιν de PH I, 23. Donc pour Sextus, ce qui est βιωτικὴ est ἀφιλόσοφος, c’est-à-dire que la vie quotidienne est la vie vécue par un non-philosophe, la vie vécue par ceux qui agissent sans référence à une théorie générale ou à un dogme sur la nature réelle des choses. La question de savoir si, selon Sextus, tous les non-philosophes et plus généralement tous les « hommes ordinaires » vivent sans opinion reste ouverte, et nous verrons dans la deuxième partie que Sextus émet quelques doutes à ce sujet, notamment dans le domaine éthique22 ; il n’en reste pas moins que lorsque Sextus s’occupe de proposer un modèle d’action non dogmatique, le plus souvent il exprime ce modèle négativement en l’opposant à la vie philosophique.

16 La première analyse de la vie quotidienne doit donc être complétée : il s’agit de vivre comme un « homme ordinaire », c’est-à-dire sans s’embarrasser de la théorie ou de la philosophie. Pour autant, à ce niveau d’analyse, le concept de βιωτικὴ τήρησις reste encore assez pauvre. Ce concept est défini négativement tout au plus : il s’agit d’une référence négative à une vie sans philosophie, avec l’affirmation, sans véritable justification, que les gens ordinaires vivant une vie quotidienne font mieux que les

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philosophes. Telle quelle cette détermination n’est pas suffisante ; il faut justifier le modèle épistémique utilisé pour penser cette vie quotidienne : d’où provient cette représentation de la vie quotidienne ? À quelle expérience fait-elle référence ? Après tout, il y a plusieurs façons de concevoir la vie quotidienne. Ce concept n’a rien de neutre, il constitue même un objet philosophique construit, sur lequel il peut y avoir un certain nombre de désaccords. La vie quotidienne fait l’objet de projections, de constructions philosophiques et donne matière au dogmatisme. Bref, sans justification de l’origine épistémique de ce concept, il est tout à fait possible d’objecter à Sextus Empiricus qu’il dispose d’un concept dogmatique de vie quotidienne, ce qui met en péril son scepticisme. Pour cette raison, il faut mettre à jour les fondements épistémiques de son concept de vie quotidienne.

1.3. La vie quotidienne comme méthode : l’empirisme

17 Il serait erroné de penser qu’il s’agit là d’un angle mort de la pensée de Sextus. Ce dernier a lui-même donné une justification du modèle épistémique qui préside à sa conception de la vie quotidienne. Pour la comprendre, il faut revenir à l’expression principale κατὰ τὴν βιωτικὴν τήρησιν, et plus précisément à la partie de cette expression dont il n’a pas encore été rendu compte : la τήρησις, l’observation. La vie quotidienne n’est pas simplement une référence négative à la vie non philosophique, il s’agit aussi du résultat d’une méthode d’observation empirique. Il semble donc que la formule de PH I 23, « vivre selon ce qui est observé dans la vie quotidienne », puisse être encore précisée : non seulement il s’agit de vivre comme tout un chacun, non seulement il s’agit de vivre sans avoir recours à la philosophie, mais il s’agit de suivre un modèle d’action qui peut lui-même être observé dans la vie quotidienne. La vie quotidienne doit être, à la lettre, observée, c’est-à-dire suivie, mais c’est parce qu’elle se donne à voir empiriquement qu’elle peut être suivie : parce qu’elle est empiriquement observable, elle peut être observée pratiquement. L’empirisme désigne donc ici le processus épistémique qui permet de disposer d’un exemple d’action qui peut devenir un modèle : l’action que l’on voit au quotidien. Pour cette raison, la traduction de κατὰ τὴν βιωτικὴν τήρησιν par « la vie ordinaire » n’est pas suffisante : il ne s’agit pas seulement de la « vie ordinaire » en tant qu’elle s’opposerait à la vie philosophique, il s’agit de la « vie quotidienne », de cette vie que nous avons sous les yeux tous les jours, que nous avons le loisir d’observer, d’imiter afin d’apprendre à vivre. Cette vie n’est pas entièrement sans opinion, mais le modèle empirique mobilisé permet précisément de comprendre quel type d’opinion le sceptique cherche à éviter : non pas toute forme d’opinion, mais l’opinion forte sur la nature des choses, c’est-à-dire la forme d’opinion propre à la pratique scientifique ou théorique, en laissant possible le fait d’avoir des opinions faibles, propres au sens commun ou à la vie quotidienne23.

1.3.1. Le chapitre des Esquisses sur les sophismes (PH II 229-259)

18 Pour éclairer cette dimension empiriste de la démarche de Sextus, il peut être utile de s’arrêter sur un chapitre des Esquisses. Le but du chapitre 22 du deuxième livre des Esquisses est de montrer comment la voie sceptique peut aussi éviter les sophismes : Nous, en partant, sans soutenir d’opinions, des observations de la vie quotidienne, nous évitons ainsi les arguments fallacieux, alors que les dogmatiques n’auront pas la possibilité de distinguer le sophisme du raisonnement qui semble être proposé comme il faut, s’il est vrai qu’ils doivent décider dogmatiquement que la forme du

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raisonnement est concluante et que ses prémisses sont vraies, ou que ce n’est pas le cas24. 19 Ici encore l’expression βιωτικὴ τήρησις sert à présenter une pratique sceptique par opposition à celle du dogmatique en général, et plus précisément ici par opposition à celle du dialecticien. Sextus montre comment le sceptique peut se sortir des embrouillaminis des dialecticiens en s’appuyant sur la vie quotidienne puisque, selon Sextus, le sens commun et la vie commune sont plus efficaces que la dialectique stoïcienne pour se débarrasser des sophismes25.

20 Mais ce chapitre 22 ne se contente pas de répéter cette position ; il développe le modèle de la vie quotidienne en insistant sur sa dimension empirique. Ce faisant, il pose un certain nombre de questions qu’il faut ici rapidement aborder. Tout d’abord, le chapitre prend parti dans un domaine – la dialectique – où certains philosophes présentent leur activité comme utile « en prétendant donner des conseils dans les incertitudes de la vie » (ὡς βοηθοῦντες οἱ διαλεκτικοὶ σαλεύοντι τῷ βίῳ) 26. Or, si la philosophie sceptique est une « philosophie de la vie quotidienne », elle doit pouvoir rendre compte de cette situation problématique où la vie semble à l’origine même de nos problèmes. Ensuite, si la solution de Sextus consiste bien à montrer qu’il est possible, tout en restant sceptique, de développer une technique et une spécialisation particulières pour résoudre les problèmes posés par les faux raisonnements, il faut se demander s’il ne nous propose pas ici une technique qui nous éloigne de la sagesse de la vie quotidienne.

21 Pour commencer, il faut remarquer que ce n’est pas Sextus qui affirme qu’il y a des « incertitudes de la vie » mais le §229 reprend ici une position dogmatique comme le marque clairement le ὡς. Sextus ne concède en rien l’utilité de la dialectique dogmatique, mais montre au contraire que « la résolution de tous les sophismes qui semblent pouvoir être spécifiquement réfutés par la dialectique est inutile » (PH IΙ, 236). Il s’agit de tous les faux problèmes, c’est-à-dire des problèmes purement théoriques sans incidence pour la vie quotidienne27. Selon un schéma que nous retrouverons plus tard, ce n’est pas la vie elle-même qui pose problème, mais bien les erreurs de raisonnement que nous faisons sur elle. Il n’en reste pas moins que les sceptiques, comme tous les hommes, peuvent se retrouver devant des problèmes logiques qui demandent à être résolus parce qu’ils touchent des domaines nécessaires à la vie. Il s’agit notamment, selon les exemples pris par Sextus, des erreurs de raisonnement en médecine, où le raisonnement débouche sur une décision et une action dont la vie, précisément, dépend.

22 Cette réponse permet d’aborder la seconde objection : dans ce cas, ce n’est pas la vie toute seule, et encore moins la « vie quotidienne » qui semble suffisante pour résoudre ces problèmes. Et Sextus dit que ces sophismes qui posent de vrais problèmes sont réfutés par « ceux qui, en chaque art, ont saisi la connexion entre les choses »28, c’est-à- dire les hommes de l’art, les techniciens, et en l’occurrence dans l’exemple de PH II 237-240, les médecins. Cette réponse est-elle contradictoire avec le modèle de la vie quotidienne et l’opposition précédemment dessinée entre vie et philosophie ? Il ne semble pas que cela soit le cas puisque précisément le modèle médical, et plus généralement le modèle de τέχνη utilisé par Sextus, s’appuie sur une approche pragmatique fondée sur les seules τέχναι utiles29. Ces techniques s’enracinent dans des pratiques séculaires, répétées, qui se sont sédimentées dans l’expérience et la mémoire, et qui proviennent de la vie quotidienne. Le fait que certains hommes soient plus habiles que d’autres dans ces domaines empiriques n’est pas suffisant, selon Sextus,

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pour détacher ces pratiques du sol de la vie quotidienne. Alors, certes, ces hommes qui saisissent « la connexion entre les choses » ne sont plus tout à fait des « hommes ordinaires » au sens où ils ont développé une spécialisation qui les rend plus compétents, notamment pour débusquer des sophismes dans leur domaine de compétence, mais pour autant cette compétence n’en est pas moins enracinée dans la vie quotidienne ; et en ce sens ils restent du côté de la vie par opposition à la théorie.

23 Cette critique de l’approche théorique des problèmes n’est pas réservée à la logique, puisque l’on peut trouver des usages de l’expression κατὰ τὸν βίον à chaque fois que Sextus montre que nous pouvons faire quelque chose sans avoir d’opinion, juste en utilisant un critère d’action et non un critère de vérité30. Dans le même esprit, ces passages tendent à montrer que la vie quotidienne est la vie du peuple, la vie de l’homme du commun (οἱ κατὰ τὸν βίον ἄνθρωποι), qui n’est pas perturbée par des arguments philosophiques. C’est le cas notamment lorsqu’il s’agit de traiter les arguments contre le mouvement : les gens normaux, ordinaires, ont démontré pragmatiquement la vacuité de ces arguments, en vivant, par opposition aux philosophes qui sont toujours à la recherche de réponses aux arguments de Diodore Cronos31. Dans le même registre et avec des termes similaires, Sextus utilise la vie quotidienne comme un modèle pour penser la meilleure façon de parler grec, par opposition aux grammairiens qui proposent une théorie de l’hellénisme32.

24 Mais ce qui fait l’intérêt capital de ce chapitre vient de ce qu’il donne une description du raisonnement empirique qui préside à cet usage de la vie quotidienne : il est, en effet, suffisant, je pense, de vivre en suivant l’expérience, sans opinions, selon les observations et les préconceptions communes, suspendant notre assentiment sur les assertions provenant des superfluités dogmatiques qui sont tout à fait en dehors de la vie33. Il importe une nouvelle fois de souligner que ce passage ne peut pas être interprété comme un texte ad hominem dans lequel Sextus aurait emprunté une théorie dogmatique afin de produire une équipollence d’arguments : ce texte se présente comme une exposition de la position personnelle de Sextus. Il s’agit d’un commentaire de la réfutation pragmatique des arguments de Diodore Cronos sur le mouvement, juste après le récit de l’anecdote qui montre le médecin Hérophile appliquant l’argument contre le mouvement afin de convaincre Diodore que son épaule n’est pas luxée : « de sorte que le sophiste le supplia de laisser de côté les raisonnements de ce genre et d’entreprendre le traitement que la médecine prescrivait comme adapté à son cas » (PH II 245)34. Même si Hérophile n’est pas un médecin empirique, nous savons qu’il est lié à une approche empirique de la médecine avant même la constitution d’une école médicale empirique35. Donc, même si par ailleurs Sextus a exprimé des réserves vis-à- vis de l’école empirique de médecine36, il semble apprécier les caractéristiques empiriques propres à la littérature médicale empirique, et partage avec les empiriques le même anti-dogmatisme et le même appel au sens commun : les deux mouvements se rejoignant d’ailleurs autour de l’usage de la τηρήσις37. 25 Il y a donc une caractéristique commune entre la vie sans opinion (ἀδοξάστως) et la vie « par expérience », ἐμπείρως. Et cette précision est importante parce qu’elle établit un lien entre la référence à la vie quotidienne et une méthode. Si la vie quotidienne est une vie sans opinion, c’est précisément parce que les procédures cognitives en jeu dans cette vie fonctionnent sans opinion. Pour Sextus, la vie quotidienne est une vie où l’homme sent, agit, pense, parle d’une façon empirique, c’est-à-dire par imitation des autres, en utilisant sa mémoire et en comparant les situations présentes avec celles du

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passé38. De la même façon qu’il n’y a aucune nécessité d’avoir une approche théorétique de la grammaire grecque afin d’apprendre le grec et de le parler, en ce qui concerne nos vies, il n’y a aucune nécessité d’une approche théorétique de quoi que ce soit : on peut agir et vivre une vie normale sans théorie. Cette approche pragmatique de la vie est basée sur une forme d’empirisme étroitement liée au thème de la vie quotidienne.

26 Le texte de PH II 246 invite alors à analyser plus précisément le sens de la τήρησις qui détermine l’idée de vie quotidienne. Originairement le mot τήρησις signifie le fait d’observer, de surveiller ou de garder quelque chose dans un contexte politique39; mais le terme est fréquemment associé à ἐμπειρία dans un contexte empirique et signifie « l’observation »40. La τήρησις ne fait pas référence à proprement parler à la vie quotidienne, mais à un fonctionnement cognitif en relation à la vie quotidienne, précisément au fonctionnement empirique qui consiste à observer ce qu’il se passe dans la vie quotidienne. Dans notre contexte τήρησις signifie qu’un sceptique peut expliquer comment la vie donne des principes d’action41 : du simple fait qu’ils vivent comme des hommes, avec des compétences naturelles et dans une société, les hommes acquièrent un corpus minimal de connaissances pratiques, ou plutôt de savoir-faire, simplement par l’observation et l’adaptation à leur environnement, et cette aptitude n’est pas particulière à certains mais quelque chose de commun à tous les hommes et lié à leur nature. C’est sur cette dimension que Sextus insiste lorsqu’il emploie dans notre texte l’expression τὰς κοινὰς τηρήσεις. Ce n’est donc pas un hasard si dans ce texte Sextus rapproche les κοινὰς τηρήσεις des κοινὰς προλήψεις. Πρόληψις est un terme originairement épicurien42. Pour les épicuriens, il s’agit de la condition de la connaissance objective intrinsèquement liée à l’existence d’un objet réel43. Mais il semble que Sextus prenne ce terme uniquement pour dire que nous avons tous une forme de pré-connaissance des choses du simple fait que nous vivons, sentons, et pensons. Pour lui, ce qui importe est qu’une πρόληψις ne soit pas équivalente à une κατάληψις, à la saisie de la nature des choses44. Cela signifie que grâce aux préconceptions, nous pouvons agir dans une société complexe, nous développons des compétences particulières en relation avec notre activité, ou notre intérêt, sans être lié ou engagé dans une théorie.

27 La position de l’empirisme justifie donc les choix intellectuels faits par Sextus pour penser la vie quotidienne, et éclaire le sens de son concept. Non seulement il s’agit d’une forme de vie particulière, mais il s’agit d’une forme de vie qui ne provient pas d’une décision dogmatique, mais qui se laisse voir empiriquement, dans la vie quotidienne précisément. On pourrait (en tant qu’intellectuel, que philosophe, que critique, et même en tant que critique sceptique) faire l’objection que cette vie n’est pas une vie intéressante parce qu’elle se débarrasse d’une grande partie de ce qui fait l’intérêt de la vie humaine, à savoir les questions intellectuelles et théorétiques. Mais cette restriction est complètement assumée par Sextus comme faisant partie de sa position anti-intellectualiste et anti-philosophique. Le cœur du scepticisme, son but et sa principale référence, ce sont « les besoins de la vie ordinaire » (τῆς βιωτικῆς χρείας) i.e. tous les domaines de la vie qui fonctionnent en réalité sans réflexion théorétique45 ; le reste est inutile, de simples mots qui, pour Sextus, sont principalement responsables de nos souffrances46.

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1.3.2. Les activités de la vie quotidienne

28 En ce qui concerne la variété des activités empiriques, il semble que la vie quotidienne ne soit pas aussi pauvre et uniforme qu’on a pu le dire47. Les différences des lois et des traditions expliquent que différentes cultures produisent différents peuples avec une large variété de conceptions et de pratiques. Le processus d’apprentissage cité par PH I 24 explique que différents peuples puissent apprendre et enseigner différents arts et techniques, comme l’astronomie empirique, l’agriculture, la navigation, la grammaire, la médecine, et même la sculpture, la peinture, tous ces processus qui impliquent une grande capacité d’observer et comparer afin d’agir48.

29 L’observation empirique n’est donc pas dogmatique en elle-même, elle est simplement une capacité commune de noter et de se souvenir des φαινόμενα. Cette observation est constitutive d’un fonctionnement qui est commun, selon Sextus en AM VIII 288, à l’homme et à l’animal : En ce qui concerne les phénomènes, il [scil. l’animal] a la capacité de tirer des conclusions à partir de l’observation, capacité par laquelle il se rappelle quelles sont les choses qu’il a observées avec lesquelles, lesquelles avant, lesquelles après, et à partir de la rencontre des premières choses il retrouve le reste49.

30 Cette capacité d’observer et de lier les phénomènes ensemble peut certainement être liée à la capacité de saisir « la connexion entre les choses » (PH II 236 cité supra). Ces procédures empiriques donnent ainsi une réalité et une substance à la vie sceptique. Ce n’est pas la vie parfois décrite par ceux qui défendent un scepticisme total ou absolu, où le sceptique agirait comme un ordinateur, parlerait comme un perroquet – une vie qui, précisément, paraîtrait absurde au sens commun50 – mais la vie vécue selon le sens commun qui conduit à un savoir empirique et non théorétique51. Certainement le mot « connaissance » est trop fort et dogmatique ; pour cette raison Sextus l’évite, et utilise à la place l’expression τήρησις ἐπὶ φαινομένοις « l’observation qui s’appuie sur des phénomènes » (AM V 2) pour faire référence à cette forme minimale de connaissance que sont « l’agriculture ou la navigation et qui permet de présager sécheresses et inondations, pestes et séismes et autres modifications du même genre du monde qui nous entoure »52.

31 Même si nous rappelons les réticences de Sextus vis-à-vis de l’école médicale empirique, même s’il existe des textes qui utilisent des arguments qui ne sont pas toujours favorables à l’ἐμπειρία53, et même si nous savons que Sextus donne des arguments contre la connaissance sensible avec les dix modes d’Énésidème, la défense et l’usage de tous ces arguments empiriques par Sextus Empiricus ne peuvent pas être méprisés.

32 Il est donc possible de donner une définition précise de l’expression « vivre selon l’observation de la vie quotidienne » : il s’agit de vivre comme les hommes ordinaires, sans philosophie, sans théorie, sans corpus de connaissances dogmatiques ou scientifiques, mais en utilisant des inférences empiriques, des observations, en utilisant sa mémoire et sa capacité de voir les relations entre les phénomènes, sans se prononcer sur la nature des choses.

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2. La valeur de la vie quotidienne : en quel sens une philosophie de la vie quotidienne est-elle possible ?

33 Une fois la fonction et le statut épistémique de la référence à la vie quotidienne clarifiés, il faut étudier son sens philosophique. Ce qui n’est pas aisé à cause d’une véritable ambiguïté dans cette référence : en quel sens le projet sceptique est-il celui d’une philosophie de la vie quotidienne ? S’agit-il d’une simple description de la vie quotidienne partagée par ceux que nous avons appelés les hommes ordinaires, c’est-à- dire les hommes qui ont un rapport non théorétique aux activités qu’ils mènent ? Ou s’agit-il d’une invitation à vivre conformément à la vie quotidienne, c’est-à-dire un discours de type prescriptif ? Si ce projet philosophique qu’est le scepticisme est accompagné d’une recommandation (fût-elle implicite) d’adopter ce genre de vie, nous revenons à une forme de dogmatisme, le dogmatisme d’un art de vivre, une τεχνή περὶ τὸν βίον, laquelle est précisément critiquée comme une forme de dogmatisme par Sextus54. Mais s’il s’agit d’une pure description, cela remet en question le statut du scepticisme en tant que philosophie, dans la mesure où la description de la vie quotidienne est en soi insuffisante pour constituer un projet philosophique. Pour comprendre – et éventuellement justifier – la cohérence du scepticisme pyrrhonien, il importe de voir comment Sextus échappe à ces deux écueils.

2.1. La référence à la vie quotidienne peut-elle n’être que descriptive ?

34 Une interprétation possible du scepticisme et de son usage de la vie quotidienne pourrait être de montrer que Sextus cherche à se limiter à des formulations purement descriptives lorsqu’il dit « nous vivons en observant la vie quotidienne ». Cela serait cohérent avec l’approche empirique précédemment développée : le sceptique suit la vie quotidienne dans laquelle il voit l’homme normal vivant en toute simplicité sans opinion ou croyance dogmatique. Si la vie quotidienne est un concept sceptique, c’est précisément parce qu’il est utilisé non pas comme une construction intellectuelle, selon Sextus, mais comme une simple expérience, l’expérience de ce qui nous est donné à voir sans avoir aucune théorie ou opinion.

35 Néanmoins, il semble que Sextus ne s’en tienne pas toujours à cette ligne descriptive, et qu’il considère lui-même la possibilité du dogmatisme au sein même de la vie quotidienne : De là vient que parmi les profanes les uns disent qu’il n’y a qu’un dieu, d’autres plusieurs et différents par leurs formes, de sorte qu’ils tombent dans les mêmes suppositions que les Égyptiens, qui estiment que les dieux ont une tête de chien ou une forme de faucon, de bœuf, de crocodile….55 Comme souvent, le cas de la croyance religieuse est intéressant. Même si Sextus a montré que vivre en observant la vie quotidienne permet de sauvegarder quelque chose comme une piété sceptique56, cet exemple montre que le simple fait de vivre κατὰ τόν βίον n’est pas suffisant en soi pour éviter le dogmatisme. Au contraire, il semble qu’une proportion significative des gens ordinaires ait des opinions ou des croyances sur des objets cachés, comme par exemple les dieux. Il faut donc concéder que la vie quotidienne sceptique diffère quelque peu des autres vies quotidiennes. Bien sûr, Sextus ne dit pas que toute personne a des croyances, mais le simple fait qu’il

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reconnaisse l’existence d’un dogmatisme chez les gens ordinaires (τῶν κατὰ τὸν βίον) remet en question la valeur univoquement sceptique de la vie quotidienne57.

36 De même, un certain nombre de textes éthiques vont dans la même direction en mettant en lumière une forme de dogmatisme propre aux hommes ordinaires : En effet si nous laissons de côté les gens ordinaires, parmi lesquels les uns pensent que le bien est le bon état du corps, d’autres la fornication, d’autres la gloutonnerie, d’autres l’ivrognerie, d’autres le jeu de dés, d’autres le lucre, d’autres des choses pires encore…58 Les « gens ordinaires » peuvent donc être eux aussi du côté du dogmatisme : ils ont une opinion sur ce qui est naturellement bon ou mauvais59. De même, Sextus critique la situation des gens ordinaires qui « se trouvent dans une situation double, du fait des affects eux-mêmes et, dans une mesure qui n’est pas moindre, du fait qu’ils estiment que ces situations sont mauvaises par nature »60. Dans les deux cas, Sextus oppose clairement l’« homme ordinaire » et le sceptique, en plaçant clairement le premier du côté du dogmatisme. Certes, le terme employé dans ces deux derniers textes ne renvoie pas au βίος mais à l’ἰδιώτης, i.e. à l’homme du commun, « celui qui n’a pas de connaissance professionnelle » comme le dit le Liddell and Scott61. Mais il semble bien que cela revienne au même : l’homme ordinaire, c’est-à-dire dans le contexte de ces textes, l’homme qui n’adhère pas à une conception philosophique du bien ou du mal, vit finalement comme un philosophe dogmatique, du moins en ce qui concerne ses jugements moraux. Suivre la voie sceptique – au moins d’un point de vue moral – ne peut donc pas consister à revenir à la vie normale et quotidienne puisque de ce point de vue, elle est susceptible de verser dans le dogmatisme.

37 Donc, même si l’option purement descriptive pourrait constituer une lecture satisfaisante en ce qui concerne la cohérence du projet de Sextus, cette option n’est pas tenable jusqu’au bout. La vie quotidienne dont parle Sextus reste une vie quotidienne particulière : peut-être la relation particulière que Pyrrhon avait avec la quotidienneté 62, peut-être la vie vécue par quelques médecins particuliers63, mais pas la simple et pure description de la vie quotidienne64. Il faut donc que la référence à la vie quotidienne contienne une dimension prescriptive. En outre, ce qui est perdu ici en scepticisme, pour ainsi dire, permet de sauver le statut philosophique du scepticisme. En constituant une forme particulière de vie quotidienne comme point de référence, Sextus est cohérent avec ce qui est attendu d’un philosophe, du moins d’un philosophe hellénistique, peut-être même d’un philosophe antique en général : produire des prescriptions en vue d’une vie meilleure.

2.2. La vie quotidienne comme une référence prescriptive

38 Lorsque Sextus cherche à décrire la particularité de la philosophie sceptique, il utilise des termes qui visent à la distinguer de la pratique dogmatique de la philosophie, en la désignant comme une voie, une ἀγωγὴ (PH I 4). La philosophie sceptique comporte néanmoins quelques caractéristiques communes avec la philosophie dogmatique. Sextus veut à la fois être distingué des philosophes dogmatiques, et être reconnu et lu par des philosophes. Pour ces raisons, Sextus demande si le sceptique appartient à une école en PH I 16-17 : Si l’on dit qu’une école est une inclination à suivre beaucoup de dogmes qui se suivent les uns les autres aussi bien qu’ils suivent les choses apparentes, et si l’on dit qu’un dogme est l’assentiment à quelque chose d’obscur, alors nous dirons que

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le sceptique n’appartient pas à une école. Mais si l’on déclare qu’une école est la voie qui suit un raisonnement déterminé en accord avec l’apparence, ce raisonnement étant celui qui montre comment il semble possible de vivre correctement – nous prenons « correctement » non seulement au sens de « selon la vertu » mais en un sens plus large – et qui tend à nous donner la possibilité de suspendre notre assentiment, nous disons qu’il appartient à une école. Car nous suivons un raisonnement déterminé qui nous montre, en accord avec l’apparence, comment vivre selon les coutumes traditionnelles, les lois, les modes de vie et nos affects propres65.

39 Comme Roberta Ioli le fait remarquer, il s’agit du seul texte où Sextus décrit le scepticisme comme une αἵρεσις ; la plupart du temps il préfère ἀγωγή66. Et même dans ce texte, il affaiblit la connotation dogmatique de l’αἵρεσις, qui désigne d’abord un choix systématique d’un corpus de thèses philosophiques à suivre dans sa vie. Le problème est que même dans le cas d’un sens faible d’αἵρεσις, qui exclue toute opinion ou toute croyance, Sextus en revient à une conception classique de la philosophie, c’est- à-dire à un discours ou à un argument (λόγος) qui montre une forme de modèle de vie, d’idéal, ou de norme67. La volonté de Sextus est bien d’affaiblir ces termes en corrigeant les mots mêmes de la philosophie : ce qu’il fait précisément dans ce texte quand il évite le terme ἀρετὴ et quand il dépeint son propre discours sceptique comme le récit d’une expérience personnelle et non un moyen universel et systématique d’être heureux. Il n’en reste pas moins qu’il doit présenter sa propre pratique comme philosophique, au moins pour ne pas tomber sous l’objection selon laquelle le scepticisme n’est pas une philosophie68. Donc le scepticisme est une philosophie, c’est le choix d’une certaine forme de vie présentée comme un contre-modèle pour ceux qui souffrent du dogmatisme69. Le fait que ce modèle soit emprunté à la vie quotidienne ne change rien à la situation. Le sceptique cherche à avoir une vie qui se rapproche de la forme de vie qui est reconnue comme bonne, du moins comme meilleure que la vie dogmatique.

40 On peut enfin noter que cette interprétation suppose elle aussi que la vie quotidienne dont parle Sextus n’est pas tout à fait la vie de l’homme du commun, mais bien une certaine forme de vie quotidienne, la vie quotidienne sceptique. De toute façon il semble assez naïf de faire de la vie quotidienne la norme de la vie bonne : comment pourrions-nous revenir à une relation simple, nue à la vie, une fois abandonnée cette simplicité ? Et pouvons-nous même décider de vivre simplement ? En réalité, ce qui fait la vie quotidienne, c’est précisément sa spontanéité, et non pas le résultat d’un effort, encore moins d’une éthique. Le philosophe qui cherche à vivre selon la pure et simple vie quotidienne serait dans la même situation que l’homme qui, pour oublier, doit se souvenir d’oublier, un peu comme lorsque nous essayons de suivre des impératifs comme « soyez naturel », ou « calmez-vous ! »

41 Si « vivre suivant la vie quotidienne » signifie « vivre suivant la vie quotidienne comme elle était vécue par Pyrrhon », ou par n’importe qui ayant vécu sans opinion et empiriquement, le modèle est probablement moins naïf70. Et Sextus maintient ainsi un équilibre qui lui permet d’être intégré dans le chœur philosophique (pour être lu comme un philosophe, écouté par des oreilles philosophiques, participer aux discussions philosophiques) sans pour autant tomber dans le dogmatisme.

42 On peut, certes, passer outre ces objections en arguant que l’exposé de Sextus au début des Esquisses est trop académique ou scolaire pour être interprété à la lettre et devrait être compris καταχρηστικῶς, approximativement, parce que les sceptiques ne veulent pas se battre sur les mots, et utilisent les concepts de la philosophie dans l’état où ils les

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trouvent71. Mais il n’est pas sûr que cela soit un bon argument pour répondre au fait que Sextus, volens nolens, fait une proposition éthique dans son œuvre, quand bien même cette proposition reposerait sur des bases empiriques et pragmatiques.

2.3. Le paradoxe du retour à la vie quotidienne

43 Nous sommes donc en présence de deux interprétations également possibles et justifiables mais posant également des problèmes de cohérence avec le projet sceptique dans son ensemble. Faut-il en conclure une fois encore à la schizophrénie de Sextus ou, plus prosaïquement, à son incohérence ? Pour conclure, je voudrais défendre la cohérence de la position de Sextus et réaffirmer la centralité du concept de vie quotidienne.

44 Pour résumer, nous avons vu que Sextus veut à la fois utiliser les vertus prescriptive et descriptive de la référence à la vie quotidienne. La vertu descriptive est qu’elle permet un lien direct vers une voie empirique de justification sans que le sceptique ne soit engagé à aucune opinion ; la vertu prescriptive est qu’elle donne un sens éthique à la philosophie sceptique. Ces deux options ne paraissent pas compatibles, du moins intuitivement. Mais c’est ce dernier point qu’il faut maintenant discuter en montrant que chez Sextus il n’y a rien qui rende ces deux options exclusives et qu’elles pourraient donc bien être complémentaires.

45 Pour comprendre cet aspect, il convient de reprendre la comparaison médicale utilisée par Sextus : le dogmatisme est une maladie. Mais à quoi s’oppose cette maladie ? En quoi consiste alors la santé ? Pour répondre à cette question, il faut distinguer deux possibilités : soit le scepticisme, soit la vie quotidienne telle qu’elle est décrite par Sextus lorsqu’il parle de la vie avant le dogmatisme. Il faut donc distinguer en quelque sorte deux vies quotidiennes : la vie avant le dogmatisme, la vie rêvée, où il n’est pas besoin de médecine, de traitement, ni de norme ou d’idéal d’un côté, et de l’autre la vie après le dogmatisme, c’est-à-dire la vie qui a perdu un certain rapport à la vie. Dans le premier cas, nul besoin d’atteindre « la tranquillité en matière d’opinions » parce qu’il n’y a, par hypothèse, pas d’opinion du tout, mais une relation directe à la vie et à ce qui lui est utile, il n’y a que la nécessité d’obtenir « la modération des affects dans les choses qui s’imposent à nous »72. Dans le second cas, cependant, les opinions et les croyances sont devenues partie prenante de notre réalité, et nous avons besoin selon Sextus de nous battre contre ces opinions afin d’atteindre « la tranquillité en matière d’opinion » en plus de « la modération des affects dans les choses qui s’imposent à nous ».

46 La question devient donc de savoir comment on en est arrivé à ne pas vivre « en suivant la vie quotidienne ». Comment peut-on en venir à nier l’évidence, à transformer la réalité et à perdre la dimension commune et naturelle de l’expérience quotidienne ? Le dogmatisme est une anomalie, une perversion de la pensée qui coupe artificiellement le philosophe ou l’homme de science de cette expérience commune. Il y a des signes chez Sextus qui indiquent cette ligne de pensée. C’est le dogmatisme qui coupe le dogmatique de la réalité, de l’expérience des φαινομένα73. C’est d’ailleurs ce qui fait que, contre toute attente, le sceptique peut lui-même se retrouver en situation d’avoir à argumenter contre le φαινόμενον : Si nous proposons des arguments même directement contre les phénomènes, nous ne proposons pas ces arguments dans l’intention de rejeter les phénomènes, mais

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pour bien montrer la précipitation des dogmatiques ; car si le raisonnement est trompeur au point qu’il s’en faille de peu qu’il ne dérobe même les phénomènes sous nos yeux, combien ne faut-il pas se défier de lui dans le cas des choses obscures, pour que nous ne soyons pas entraînés par lui à nous précipiter74 ? 47 La précipitation (ἡ προπέτεια) des dogmatiques est la preuve de leur cécité même en ce qui concerne ce qui est évident. Aveuglé par ses croyances, le dogmatique tourne le dos à la réalité en rejetant les phénomènes qui pourtant sont évidents. De la même façon, on peut penser que le dogmatique a perdu quelque chose de sa relation à la vie quotidienne. Et c’est à cause de l’existence d’un dogmatisme qui tourne le dos à la vie quotidienne que les sceptiques doivent présenter un modèle pour l’action qui met la vie quotidienne au centre. Pire, Sextus parle à une société qui est massivement prise dans le dogmatisme en ce qui concerne les questions morales, et où l’homme du commun partage avec les philosophes et les hommes de science des opinions, des croyances et des thèses.

48 Il est donc possible que ce dilemme corresponde finalement à deux situations : la situation normale, saine (qui est une forme d’idéal perdu) et la situation dogmatique. La situation dogmatique est de toute évidence la plus répandue, mais le but de Sextus est de témoigner qu’une autre vie est possible, sur la base de l’expérience nue de la vie. Ce témoignage sert donc à définir une nouvelle forme de vie, une vie sceptique et empirique.

49 Récapitulons maintenant quelques points de cette étude sur la vie quotidienne dans le scepticisme de Sextus. • La vie quotidienne est un concept sceptique original non emprunté aux dogmatiques. • Même si ce concept est plutôt utilisé dans des situations dialectiques pour répondre à l’objection de l’ἀπραξία, il a aussi un sens positif constitutif de la définition du mode de vie sceptique. • Le statut empirique de la vie quotidienne donne un contenu à cette vie, sans emprunter aucune thèse dogmatique. De nombreuses assertions de Sextus sur la vie quotidienne sont descriptives. • Cependant une philosophie sceptique ne peut se contenter d’une description. Comme le dit Roberta Ioli, « everybody can follow customs, laws, his own affections and natural needs without becoming, simply for that reason, a philosopher »75. Donc les sceptiques doivent inventer et promouvoir une nouvelle relation à la vie quotidienne, qui ne peut pas être considérée comme un simple retour à la vie quotidienne, mais comme un projet pour une vie anti- intellectuelle et anti-théorétique. • En soi le scepticisme exprime une tentative radicale de s’extraire de la philosophie, mais il est forcé de le faire à partir de tous les termes, problèmes et caractéristiques définis par la tradition sceptique. Malgré l’originalité radicale du projet, Sextus est conscient qu’il parle et écrit pour des dogmatiques, c’est-à-dire pour des gens qui ont déjà perdu leur relation naturelle et non dogmatique à la vie quotidienne, qui vivent dans un monde qui n’est pas constitué que de faits mais aussi d’opinions.

50 Il faut maintenant revenir à notre question première : sur quel fondement s’appuie l’appel à la vie quotidienne de Sextus Empiricus ? Dans la philosophie contemporaine, deux options ont été choisies pour penser la vie quotidienne : la sociologie ou la phénoménologie. Avec Sextus, apparaît une troisième option : le scepticisme, mais un scepticisme où l’expérience est le mot clef. Sur la base de l’expérience commune de la

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vie, Sextus pense que nous, les philosophes, nous pouvons construire une relation plus naturelle avec nos propres vies.

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NOTES

1. Cf. Lefebvre 1958, p. 145-150. Voir aussi Bégout 2005. 2. PH I 23 (bis), II 254 et III 235. 3. Cf. Estienne 1562 : « ea, quae ad vitam communem pertinent, observantes vivimus », Tescari 1926 : « viviamo senza dogmi, osservando le norme della vita comune ». 4. Cf. Pappenheim 1877 : « leben wir gemäss der Beobachtung des (gewöhnlichen) Lebens ansichtslos », Bury 1933 : « we live in accordance with the normal rule of life », Mates 1996 : « we live without beliefs but in accord with the ordinary regimen of life ». 5. Annas et Barnes 1994 : « we live in accordance with everyday observance, without holding opinions », Pellegrin 1997 : « nous vivons en observant les règles de la vie quotidienne ». Pour être complet, il faut mentionner la traduction de Gallego Cao et Muñoz Diego 1993 qui interprètent – à tort selon moi – la formule comme une référence à la vie au sens physiologique du terme : « vivimos sin dogmatismos, en la observancia de la exigencias vitales ». 6. La vie quotidienne chez Sextus a été étudiée par Grgić 2011 ; on trouve aussi des analyses sur ce sujet dans Barnes 1988 et Spinelli 2005, chap. 6 ; la critique a été occupée avant tout par le problème de la séparation entre le scepticisme philosophique et la vie quotidienne (désigné dans la littérature secondaire - majoritairement anglophone - comme le problème de l’insulation of skepticism), c’est-à-dire la question de savoir dans quelle mesure le scepticisme proposé par Sextus est compatible avec la vie quotidienne, cf. Bett 1993 ; l’approche de la présente étude est

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différente puisqu’elle consiste à se demander dans quelle mesure la vie quotidienne peut constituer un modèle pour le scepticisme. 7. Τοῖς φαινομένοις οὖν προσέχοντες κατὰ τὴν βιωτικὴν τήρησιν ἀδοξάστως βιοῦμεν, ἐπεὶ μὴ δυνάμεθα ἀνενέργητοι παντάπασιν εἶναι. ῎Εοικε δὲ αὕτη ἡ βιωτικὴ τήρησις τετραμερὴς εἶναι καὶ τὸ μέν τι ἔχειν ἐν ὑφηγήσει φύσεως, τὸ δὲ ἐν ἀνάγκῃ παθῶν, τὸ δὲ ἐν παραδόσει νόμων τε καὶ ἐθῶν, τὸ δὲ ἐν διδασκαλίᾳ τεχνῶν. Pour les Esquisses Pyrrhoniennes, sauf mention contraire, j’utilise, en la modifiant à l’occasion, la traduction de Pellegrin 1997. 8. De fait, tous les passages où Sextus utilise l’expression βιωτικὴ τήρησις sont liés à l’objection de l’inactivité, sauf PH III 235. 9. Un signe de l’implication personnelle de Sextus dans cette réponse est d’ailleurs l’usage de la première personne βιοῦμεν dans ce texte. 10. À l’exception, ce qui n’est en rien fortuit, de termes proches utilisés par Galien dans des textes liés à la tradition médicale empirique, cf. infra n. 40. Il est significatif, en outre, que ce motif n’apparaisse pas non plus dans la tradition néo-académicienne qui, pourtant, a dû affronter le même type d’objection, mais qui répond avec l’εὐλόγον d’Arcésilas (cf. Adversus Mathematicos (AM) VII 158) et le πιθανὸν de Carnéade (AM VII, 166). Et même si la solution d’Arcésilas est fortement liée à la nature, il s’agit d’une autre forme de réponse que la référence pyrrhonienne au βιός. Cf. Striker 1980 ; Ioppolo 1986 ; Bett 1989 ; Ioppolo 2009 ; Vogt 2010 ; Obdrzalek 2012 pour l’analyse des réponses néo-académiciennes à l’objection de l’inactivité. 11. Cf. les usages de τήρησις et de κατὰ τὸν βίον par Sextus, analysés infra. 12. DL IX, 108 : φασὶν οἱ σκεπτικοὶ περὶ τῶν δογματικῶν ὡς δυνήσεται βιοῦν ζητήσεων ἀπέχων, οὐ περὶ τῶν βιωτικῶν καὶ τηρητικῶν, trad. J. Brunschwig dans Goulet-Cazé (éd.) 1999 (trad. modifiée). 13. Si le motif de la vie quotidienne est lié aux sources les plus tardives sur la tradition néo- pyrrhonienne (Sextus et Diogène), on peut néanmoins relever quelques traits qui pourraient lui être antérieurs, notamment chez Énésidème (δέοι κατακολουθοῦντα τῆ φύσει ζῆν καὶ τοῖς ἔθεσι : « il faut vivre en suivant la nature et les coutumes », Aristoclès apud Eusèbe, Prép. év. XIV 18, 20 si l’on suit les hypothèses de Chiesara 2001 pour qui Aristoclès s’appuyait sur Énésidème) et chez Timon dans la référence à la συνήθεια, cf. DL IX, 105. F. Decleva Caizzi pense néanmoins que cette dernière référence est sans rapport avec la notion néo-pyrrhonienne de vie quotidienne, cf. Decleva Caizzi 1981 p. 238 ; pour un rapprochement, voir cependant Brochard 1887 p. 73. 14. Grgić 2011, p. 69. 15. Pour la distinction entre critère de vérité et critère d’action, cf. PH I 21 ; voir aussi PH II, 14 : « on appelle critère à la fois ce par quoi, disent-ils, on juge de l’existence et de la non-existence, et ce sur quoi nous nous guidons pour vivre » (ὅτι κριτήριον μὲν λέγεται τό τε ᾧ κρίνεσθαί φασιν ὕπαρξιν καὶ ἀνυπαρξίαν καὶ τὸ ᾧ προσέχοντες βιοῦμεν) et AM VII 29-30 (μὴ εἰς τὸ παντελὲς ἀνενέργητον ὄντα καὶ ἐν ταῖς κατὰ τὸν βίον πράξεσιν ἄπρακτον, ἔχειν τι κριτήριον αἱρέσεως ἅμα καὶ φυγῆς, τουτέστι τὸ φαινόμενον). 16. Τὸ γὰρ ὑπομνηστικὸν πεπίστευται ὑπὸ τοῦ βίου, je traduis. 17. ῞Οθεν οὐ μόνον οὐ μαχόμεθα τῷ βίῳ ἀλλὰ καὶ συναγωνιζόμεθα, τῷ μὲν ὑπ᾿αὐτοῦ πεπιστευμένῳ ἀδοξάστως συγκατατιθέμενοι, je traduis. 18. Pour un usage comparable de βίος en contexte sceptique, cf. DL IX 103 : καὶ γὰρ ὅτι ἡμέρα ἐστὶ καὶ ὅτι ζῶμεν καὶ ἄλλα πολλὰ τῶν ἐν τῷ βίῳ φαινομένων διαγινώσκομεν. 19. Voir par exemple PH I 234 où κατὰ τὸν βίον veut dire simplement « dans la vie ». 20. Cf. Barnes 1997, p. 79 sqq. 21. AM XI 165 : κατὰ μὲν τὸν φιλόσοφον λόγον οὐ βιοῖ ὁ σκεπτικός (ἀνενέργητος γάρ ἐστιν ὅσον ἐπὶ τούτῳ), κατὰ δὲ τὴν ἀφιλόσοφον τήρησιν δύναται τὰ μὲν αἱρεῖσθαι, τὰ δὲ φεύγειν. 22. Comme nous le verrons, il peut arriver que Sextus dénonce le dogmatisme de certains « hommes ordinaires » (οἱ ἰδιῶται).

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23. Cf. PH I 13. Ce problème est au cœur de la polémique des années 80, cf. les articles rassemblés dans Burnyeat et Frede 1997 ; mon interprétation est globalement proche de celle de Frede 1997, même si, comme nous allons le voir infra, la vie quotidienne et le sens commun peuvent comporter des croyances fortes, notamment dans le champ moral. 24. PH II 254-255 : καὶ ἡμεῖς μὲν ἀδοξάστως ἀπὸ τῆς βιωτικῆς τηρήσεως ὁρμώμενοι τοὺς ἀπατηλοὺς οὕτως ἐκκλίνομεν λόγους, οἱ δογματικοὶ δὲ ἀδυνάτως ἕξουσι διακρῖναι τὸ σόφισμα ἀπὸ τοῦ δεόντως δοκοῦντος ἐρωτᾶσθαι λόγου, εἴγε χρὴ δογματικῶς αὐτοὺς ἐπικρῖναι, καὶ ὅτι συνακτικόν ἐστι τὸ σχῆμα τοῦ λόγου καὶ ὅτι τὰ λήμματά ἐστιν ἀληθῆ ἢ οὐχ οὕτως ἔχει. 25. Sur ce chapitre, voir Spinelli 2009. 26. PH II 229, trad. Pellegrin modifiée. 27. Cf. les exemples développés au livre II. § 230-235 et 241-245. 28. PH II 236 : οἱ δὲ ἐν ἑκάστῃ τέχνῃ τὴν ἐπὶ τῶν πραγμάτων παρακολούθησιν ἐσχηκότες. 29. Sur l’utilité comme critère pour faire des distinctions entre les arts, cf. Barnes 1988 p. 65 et Spinelli 2010 p. 258‑259. 30. Cf. PH I 21 : « en nous y attachant [scil. au critère d’action], dans le cours de notre vie, nous ferons telles choses, et ne ferons pas telles autres, et c’est celui-là dont nous parlons à présent » (τό [scil. κριτήριον] τε τοῦ πράσσειν, ᾧ προσέχοντες κατὰ τὸν βίον τὰ μὲν πράσσομεν τὰ δ’ οὔ). 31. PH II 244. Voir aussi II 257 ; AM XI 68. 32. AM I 179 : « ceux qui veulent parler correctement doivent s’appuyer sur l’observation simple et non technique qui suit la vie quotidienne ainsi que sur l’observation qui suit l’usage commun de la majorité » (δεῖ δὲ τοὺς ὀρθῶς βουλομένους διαλέγεσθαι τῇ ἀτέχνῳ καὶ ἀφελεῖ κατὰ τὸν βίον καὶ τῇ κατὰ τὴν κοινὴν τῶν πολλῶν συνήθειαν παρατηρήσει προσανέχειν, je traduis). Sur ce texte, cf. Dalimier 1991. 33. PH II 246: ἀρκεῖ γάρ, οἶμαι, τὸ ἐμπείρως τε καὶ ἀδοξάστως κατὰ τὰς κοινὰς τηρήσεις τε καὶ προλήψεις βιοῦν, περὶ τῶν ἐκ δογματικῆς περιεργίας καὶ μάλιστα ἔξω τῆς βιωτικῆς χρείας λεγομένων ἐπέχοντας. 34. Sur la figure de Diodore chez Sextus, cf. Sedley 1977. 35. La thèse selon laquelle Hérophile était pyrrhonien est défendue par Kudlien 1964 et a été réfutée par Von Staden 1989. Von Staden montre que « not only are Herophilus statements of method therefore incompatible with the Empiricists’; the repeated methodological attacks by the Empiricists on Herophilus and his followers from the third to the first century B.C. bear unequivocal witness to a sharp division between the methods of these two schools » (p. 122) et que le matériel empirique chez Hérophile est l’effet d’une « Aristotelian shadow » (ibid.). Cette précision historique ne change pas le fait que Hérophile pouvait être utilisé par une position sceptique et empirique pour critiquer le dogmatisme, grâce au matériau empirique qu’il présentait, voir par exemple e.g. Hérophile T. 52 ; 53 ; 54 (Von Staden 1989). 36. Cf. PH I 236 sqq. En réalité il est possible que Sextus cherche à exprimer sa différence avec ses collègues à l’intérieur de l’école empirique, cf. Allen 1993, p. 647. Pour une analyse intéressante de la relation entre Sextus et les médecins empiriques, avec une conclusion toute différente, cf. Machuca 2008, p. 14 sqq. 37. Voir notamment le Wortindex de Deichgräber 1930 s.v. τηρεῖν. 38. Cf. aussi DL IX 78 qui présente le discours pyrrhonien comme « un souvenir de ce qui apparaît ou de ce qui est pensé d’une façon ou d’une autre » (ἔστιν οὖν ὁ Πυρρώνειος λόγος μνήμη τις τῶν φαινομένων ἢ τῶν ὁπωσοῦν νοουμένων), si l’on rejette la correction moderne de μνήμη en μήνυσις. Sur l’empirisme et la mémoire, cf. Frede 1990. 39. Cf. Online Liddell-Scott-Jones Greek-English Lexicon, s.v. τήρησις qui cite Aristote, Politiques, 1308a30. 40. Chez Galien, voir par exemple la définition de l’expérience dans le De experientia medica 7, 3 : ἡ γὰρ τῶν πλειστάκις ὡσαύτως ἑωραμένων τήρησις καλεῖται μὲν οἶμαι παρ’ αὐτῶν [scil. οἱ

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ἐμπειρικοὶ] ἐμπειρία ; l’expression τῆς ἐμπειρικῆς τηρήσεως dans le De dignoscendis pulsibus libri iv. 8, 857 ; et De praesagitione ex pulsibus libri, vol. 9, p. 278 qui cite le compte rendu par Hérophile de « some observation and experience rather than teaching a rational method » (T.53 Von Staden). Sur la τήρησις, cf. Spinelli 2008, p. 32 ; Magrin 2003, p. 122. 41. Pace Barnes 1997, p. 82, n. 89, pour qui le mot τήρησις en PH I 23 signifie l’obéissance à des lois plutôt que l’observation d’objets. 42. Cf. DL X 33-34. 43. Le fait que les sceptiques utilisent une forme de πρόληψις est confirmé par les passages où Sextus est en accord avec la position d’Épicure selon qui (AM I 57 ; Us. 255) « sans préconception, il n’est possible ni de mener une enquête ni de rencontrer une aporie » (je traduis) bien qu’il refuse l’idée selon laquelle avoir une προλήψις d’une chose implique de la saisir (AM VIII, 334a-336a). Voir aussi AM XI 21 et le commentaire ad. loc. de Spinelli 1995. 44. Je fais l’hypothèse que la πρόληψις peut être liée à l’ἀπλῶς νόησις ou la pensée « qui naît à partir de ce qui lui [scil. le sceptique] tombe passivement sous le sens et des raisons qui lui apparaissent d’une manière évidente, cela n’impliquant absolument pas l’existence de ce qui est conçu » (PH II 10) : παθητικῶς ὑποπιπτόντων καὶ κατ᾿ ἐνάργειαν φαινομένων ἀπό τε τῶν παθητικῶς ὑποπιπτόντων <καὶ> κατ’ ἐνάργειαν φαινομένων αὐτῷ λόγων γινομένης καὶ μὴ πάντως εἰσαγούσης τὴν ὕπαρξιν τῶν νοουμένων. Pour une comparaison des approches épicurienne et sceptique de la προλήψις, cf. Fine 2011. 45. Voir aussi l’expression ἐμπειρία τοῦ χρησίμου en PH II 258. 46. Cf. PH I 30. 47. Selon Grgić 2011, p. 74, la liste de PH I 23-24 est « too narrow, for it is obvious that ordinary people are engaged in a much broader range of activities. The point is (…) that typical human life includes activities – such as cultivating certain virtues, enjoying intimate personal relations, engaging in certain activities exclusively for the sake of pleasure, making new social institutions, creating works of art, etc. – which are not mentioned in the list and it is not even clear what Sextus would make of them ». Néanmoins, le modèle empiriste de la vie quotidienne explique à mon sens une grande partie de ces activités. 48. Le lien entre ἐμπειρία et τεχνὴ est aussi souligné par Sextus en AM I 61 : « “l’expérience” s’applique aussi à l’art comme nous l’avons fait voir dans nos Traités empiriques. Dans la vie quotidienne, on dit indifféremment des mêmes personnes qu’elles sont expérimentées ou expertes. » (Τάττεται μὲν καὶ ἐπὶ τέχνης τοὔνομα, καθὼς ἐν τοῖς ἐμπειρικοῖς ὑπομνήμασιν ἐδιδάξαμεν, ἀδιαφόρως τοῦ βίου τοὺς αὐτοὺς ἐμπείρους τε καὶ τεχνίτας καλοῦντος, trad. C. Dalimier dans Pellegrin (éd.) 2002 modifiée.) 49. AM VIII 288 : ἐν δὲ τοῖς φαινομένοις τηρητικήν τινα ἔχειν ἀκολουθίαν, καθ’ ἣν μνημονεύων, τίνα μετὰ τίνων τεθεώρηται καὶ τίνα πρὸ τίνων καὶ τίνα μετὰ τίνα, ἐκ τῆς τῶν προτέρων ὑποπτώσεως ἀνανεοῦται τὰ λοιπά. Voir aussi AM VIII 154 pour l’usage de συμπαρατήρησις dans le contexte de la théorie des signes indicatif et commémoratif. Sur le raisonnement associationiste et non inférentiel que permet le signe commémoratif, voir maintenant Tor 2010, p. 71‑78. 50. Cette vie caricaturale est caractéristique de l’interprétation « rustique » et radicale du scepticisme. 51. Voir aussi AM VII 158 et PH II 102. 52. Trad. B. Pérez dans Pellegrin (éd.) 2002. Cf. Barnes 1988, p. 71-72, Spinelli 2000 ad loc et Spinelli 2010, p. 258‑259. 53. Par exemple en AM VI 32, cf. Barnes 1988, p. 70. En ce qui concerne ce passage, il est fort probable d’ailleurs que Sextus se contente de citer un argument d’origine épicurienne contre l’utilité de l’art musical. 54. Cf. PH III 239-252 et AM XI 168-182.

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55. PH III 219-220: ὅθεν καὶ τῶν κατὰ τὸν βίον οἱ μὲν ἕνα φασὶν εἶναι θεόν, οἱ δὲ πολλοὺς καὶ διαφόρους ταῖς μορφαῖς, ὡς καὶ εἰς τὰς τῶν Αἰγυπτίων ὑπολήψεις ἐμπίπτειν, κυνοπροσώπους καὶ ἱερακομόρφους καὶ βόας καὶ κροκοδείλους καὶ τί γὰρ οὐχὶ νομιζόντων τοὺς θεούς. 56. Cf. PH I 24 ; III 2 et AM IX 49. 57. Voir aussi PH I 165 et AM VIII 355 pour des exemples d’opposition entre la vie quotidienne et des positions philosophiques comme deux formes de dogmatisme. 58. PH III, 180 : ἵνα γὰρ τοὺς ἰδιώτας παρῶμεν, ὧν οἱ μὲν εὐεξίαν σώματος ἀγαθὸν εἶναι νομίζουσιν, οἱ δὲ τὸ λαγνεύειν, οἱ δὲ τὸ ἀδηφαγεῖν, οἱ δὲ οἰνοφλυγίαν, οἱ δὲ τὸ χρῆσθαι κύβοις, οἱ δὲ πλεονεξίαν, οἱ δὲ καὶ χείρω τινὰ τούτων. Voir aussi AM XI 44. 59. Cf. Bett 2011, p. 7 et p. 10, n. 11 pour l’hypothèse intéressante selon laquelle « concerning matters of good or bad (unlike many others matters that are solely the provinces of theorists), ordinary people also have a reflective side ». 60. PH I 30 : ἀλλὰ καὶ ἐν τούτοις οἱ μὲν ἰδιῶται δισσαῖς συνέχονται περιστάσεσιν, ὑπό τε τῶν παθῶν αὐτῶν καὶ οὐχ ἧττον ὑπὸ τοῦ τὰς περιστάσεις ταύτας κακὰς εἶναι φύσει δοκεῖν. 61. Il faut rappeler que le terme ἰδιώτης ne désigne pas systématiquement l’homme ordinaire en tant qu’il est dogmatique. Le terme peut aussi désigner la même chose que la vie quotidienne et marquer une différence entre les hommes communs et les philosophes (cf. e.g. III 243-244 ; 249), preuve supplémentaire, s’il en est besoin, que l’usage des concepts par Sextus n’est pas systématique. 62. Parce que certains témoignages sur Pyrrhon montrent qu’il menait une vie simple. Cf. Τ. 14 DC (apud DL IX 66) ; T. 18. C’est ainsi que Grgić 2011 comprend la référence à la vie quotidienne, cf. p. 70-71. 63. Cf. e.g. Galien, Subfiguratione empirica, chap. 9 (p. 82 Deichgräber 1930 ; T. 67 Decleva Caizzi 1981). 64. Cf. Thorsrud 2003, p. 234 : « Sextus is not a champion of ordinary life in its undeveloped form. The skeptical life is an achievement and not merely the recovering of native innocence lost to philosophical speculation. » 65. Εἰ μὲν <γάρ> τις αἵρεσιν εἶναι λέγει πρόσκλισιν δόγμασι πολλοῖς ἀκολουθίαν ἔχουσι πρὸς ἄλληλά τε καὶ <τὰ> φαινόμενα, καὶ λέγει δόγμα πράγματι ἀδήλῳ συγκατάθεσιν, φήσομεν μὴ ἔχειν αἵρεσιν. Εἰ δέ τις αἵρεσιν εἶναι φάσκει τὴν λόγῳ τινὶ κατὰ τὸ φαινόμενον ἀκολουθοῦσαν ἀγωγήν, ἐκείνου τοῦ λόγου ὡς ἔστιν ὀρθῶς δοκεῖν ζῆν ὑποδεικνύοντος (τοῦ ὀρθῶς μὴ μόνον κατ’ ἀρετὴν λαμβανομένου ἀλλ’ ἀφελέστερον) καὶ ἐπὶ τὸ ἐπέχειν δύνασθαι διατείνοντος, αἵρεσίν φαμεν ἔχειν· ἀκολουθοῦμεν γάρ τινι λόγῳ κατὰ τὸ φαινόμενον ὑποδεικνύντι ἡμῖν τὸ ζῆν πρὸς τὰ πάτρια ἔθη καὶ τοὺς νόμους καὶ τὰς ἀγωγὰς καὶ τὰ οἰκεῖα πάθη. 66. Cf. Ioli 2003, p. 403 sqq. Sur l’usage pyrrhonien d’ἀγωγὴ, cf. aussi DL I, 20 ; Aristoclès, apud Eusèbe, PE XIV 18, 30 et Photius, Bibl. 212, 170b2. Cette terminologie a été étudiée par Glucker 1978, p. 165 sqq. 67. De fait, il est difficile de définir ce qu’est une ἀγωγὴ sans en revenir au terme d’αἵρεσις, comme en témoigne la définition dogmatique utilisée par Sextus Empiricus dans le contexte du dixième trope, en PH I 145 : « un mode de vie est un choix de vie ou d’activité adopté par une seule personne ou par plusieurs » (ἀγωγὴ μὲν οὖν ἐστιν αἵρεσις βίου ἤ τινος πράγματος περὶ ἕνα ἢ πολλοὺς γινομένη). De fait, les deux termes sont souvent liés, cf. e.g. DL I, 19. 68. Pour ce type d’objections, voir e.g. Aristoclès apud Eusèbe, PE XIV 18, 30. 69. Même Ioli 2003, p. 415, malgré sa défense élégante de la cohérence de la position de Sextus comme une ἀγωγὴ non dogmatique radicalement distincte de l’αἵρεσις, le reconnaît : « Sceptics are philosophers as long as they cohere, albeit involuntarily, with an ephectic logos, that is, they do not assent to what appears existent and suspend judgment. (…) By following such a logos they make a kind of theoretical choice (however undogmatic and uncommitted it may be), which is consistent with the ephectic character of the logos itself. »

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70. Tel est peut-être le sens de la formule sibylline que l’on trouve en PH I 7 : « la voie sceptique est appelée (…) “pyrrhonienne” du fait qu’il nous semble que Pyrrhon s’est approché du scepticisme d’une manière plus consistante et plus éclatante que ceux qui l’ont précédé. » Καὶ Πυρρώνειος ἀπὸ τοῦ φαίνεσθαι ἡμῖν τὸν Πύρρωνα σωματικώτερον καὶ ἐπιφανέστερον τῶν πρὸ αὐτοῦ προσεληλυθέναι τῇ σκέψει. 71. Cf. AM I 233-234 : « En conséquence, en philosophie, nous nous alignerons sur l’usage de philosophes, en médecine sur l’usage le plus médical, et dans la vie courante, sur l’usage le plus coutumier qui est l’usage local, dépourvu d’affectation. » ῞Οθεν ἐν φιλοσοφίᾳ μὲν τῇ τῶν φιλοσόφων στοιχήσομεν, ἐν ἰατρικῇ δὲ τῇ ἰατρικωτέρᾳ, ἐν δὲ τῷ βίῳ τῇ συνηθεστέρᾳ καὶ ἀπερίττῳ καὶ ἐπιχωριαζούσῃ. (Τrad. C. Dalimier.) 72. Suivant la terminologie de PH I 25. 73. Cf. PH I 30. 74. PH I 21 : ἐὰν δὲ καὶ ἄντικρυς κατὰ τῶν φαινομένων ἐρωτῶμεν λόγους, οὐκ ἀναιρεῖν βουλόμενοι τὰ φαινόμενα τούτους ἐκτιθέμεθα, ἀλλ’ ἐπιδεικνύντες τὴν τῶν δογματικῶν προπέτειαν˙ εἰ γὰρ τοιοῦτος ἀπατεών ἐστιν ὁ λόγος ὥστε καὶ τὰ φαινόμενα μόνον οὐχὶ τῶν ὀφθαλμῶν ἡμῶν ὑφαρπάζειν, πῶς οὐ χρὴ ὑφορᾶσθαι αὐτὸν ἐν τοῖς ἀδήλοις, ὥστε μὴ κατακολουθοῦντας αὐτῷ προπετεύεσθαι; 75. Ioli 2003, p. 415.

RÉSUMÉS

Quel rôle joue le concept de vie quotidienne dans le scepticisme de Sextus Empiricus ? À partir d’une analyse du concept de βιωτικὴ τήρησις, il s’agit de faire apparaître, d’une part (i) que la vie quotidienne, par opposition à la vie philosophique, est un fait empirique qui permet au sceptique d’agir sans pour autant avoir d’opinions et d’autre part que (ii) la vie quotidienne est une valeur qui donne sens à la philosophie sceptique. Bien que ces deux approches paraissent contradictoires, le but de cet article est de montrer que le scepticisme philosophique proposé par Sextus les rend compatibles.

What role does the notion of ‘everyday life’ play in Sextus Empiricus’s skepticism? On the basis of an analysis of the concept of βιωτικὴ τήρησις, this paper purports to show (i) that everyday life, as opposed to ‘philosophical life’, is an empirical fact that allows the Pyrrhonist to act without holding beliefs, and (ii) that everyday life is a genuine value of the Pyrrhonian philosophy. Even though these two theses may seem contradictory, the aim of the present paper is to show that Sextus’s make them compatible.

INDEX

Mots-clés : vie quotidienne, vie philosophique, dogmatisme, empirisme Keywords : everyday life, philosophical life, dogmaticism, empiricism

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AUTEURS

STÉPHANE MARCHAND

IHPC (UMR 5037)

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Scepticism, number and appearances The ἀριθμητικὴ τέχνη and Sextus’ targets in M I-VI

Lorenzo Corti

This paper is an outcome of my research project ʻScepticism, Metaphysics and Sciencesʼ. A first stage of the project has been funded by the Swiss National Science Foundation and developed at the Faculty of Classics at the University of Cambridge (PA001--115325/1); a second stage has been funded by the EU and developed at the UMR 8546, ENS Paris (FP7-Marie Curie IEF-275852). The paper has particularly benefitted from remarks from Jonathan Barnes, Myrto Hatzimichali, Marwan Rashed, David Sedley, and an anonymous reviewer for Philosophie Antique. I am very grateful to them all, as well as to the organizers and audiences of the conferences in Buenos Aires and Paris where this work has been presented and discussed.

1. Exordium: M IV in the context of M I-VI

The subject of this presentation will be Sextus Empiricus’ treatise Against the Arithmeticians. This treatise belongs to one of the three surviving works of Sextus, i.e. M I-VI, often called Against the Professors. M I-VI is usually characterized as Sextus’ most mature work. In PH and in M VII-XI, Sextus provides a sceptical attack on the three constituent parts of philosophy – logic, physics and ethics, and recommends suspension of judgement over every object of inquiry. In M I-VI, by contrast, the targets are more specific: Sextus trains his fire on alleged sciences or branches of putative knowledge ( μαθήματα), and the scepticism he encourages often seems to be moderate – or rational – in its scope and nature. M I-VI is structured in three main parts. After a proem (I 1-8) the work divides into two parts: first, a brief general discussion (M I 9-40) and then a particular treatment of individual sciences. In the particular treatment Sextus deals with six μαθήματα: with grammar in M I, with rhetoric in M II, with geometry in M III, with arithmetic in M IV, with astronomy in M V and with music in M VI. The topics discussed by Sextus in M I-VI constituted a set of liberal arts or τέχναι which later formed the trivium and the

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quadrivium. This set included also logic or dialectic, which Sextus does not discuss in Against the Professors because – it has been argued – he has already dealt with it as one of the three parts of philosophy.1 Against the Arithmeticians is articulated in three parts. In the first one (IV 1) Sextus distinguishes two kinds of quantity, namely magnitude and number, which are the subject respectively of geometry and arithmetic, and he announces his aim: to destroy number and to show that the art which is constructed to handle it does not exist. In the second part (IV 2-10) Sextus sketches the ‘Pythagorean’ philosophy of number, which is a system based on two principles: the One and the Dyad. In the third part (IV 10-34) Sextus objects in various ways to the principles of this system, i.e. to the Platonic notions of the One (11-20) and of the Dyad (21-2); and finally he puts forward arguments of an entirely abstract nature against the intelligibility of subtraction and addition (23-34). Sextus’s objection against the notion of the One is constituted by two parts. First of all Sextus presents two characterizations of the One which he ascribes to Plato: • ‘One is that without which nothing is called one’; • ‘One is that by participation in which each thing is called both one and many’.2 The two characterizations are followed by an argument in their support, which aims to show that the One cannot be one of the things which are called one, but must be something different from them, in which they participate. Sextus, then, puts forward two objections against this conception. The first can be sketched as follows: either the idea of One is different from the particular numerables, or it is conceived along with those things which participate in it; but both possibilities lead to difficulties. The second objection argues that, given the idea of the One, by participation in which a thing is called one, either there is one such idea, or there are many ideas of the One. But both possibilities lead to difficulties. As far as the Platonic notion of the Dyad is concerned, Sextus, after having stressed that this concept is subject to an which Plato himself recognized (Phaedo, 96e-97a) concludes that the Dyad is nothing; and therefore number is nothing.3 I will not give the details of Sextus’ two arguments against the intelligibility of subtraction and addition.4 It is worth observing, though, that those arguments have the aim of showing that the dogmatic conception of number is incoherent: If number is conceived as subsisting through addition, as I said, and subtraction, and we have shown that neither of these exist, one must declare that number is nothing.5 A couple of points are worth emphasising. Sextus’ criticism is not addressed against the ordinary arithmetic, the fact of counting or calculating. Indeed, in a parallel passage Sextus seems to accept such activities: So far as ordinary custom goes, we speak, without holding opinions, of numbering things and we accept that there are such things as numbers. But the superfluities of the Dogmatists have provoked an argument against number too.6 Sextus’ criticism is rather addressed to the use of arithmetic made by a specific philosophical school. Despite the fact that he calls his adversaries ‘Pythagoreans’, Sextus’ target does not seem to be Pythagoras, but rather philosophers who, using some texts by Plato and his immediate successors in the Old Academy, have developed a doctrine of the incorporeal – and of number in particular.7 It should be stressed that Sextus, in the parallel passage PH III 156, ascribes to the Pythagoreans the same argument which he ascribes to Plato in M IV 11-13 – an argument which aims to show

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that number is something different (has an independent existence) from the numerables. In order to get clearer on Sextus’ target let us go back to the beginning of Against the Arithmeticians: Since one kind of quantity, which is called ‘magnitude’, and which is the chief concern of geometry, belongs to continuous bodies, and another kind, which is number, the subject of the arithmetical [art], belongs to discontinuous things, let us pass on from the principles and theorems of geometry and examine also those which deal with number; for if this is destroyed, the art which is constructed to handle it will not exist.8 The scenario is the following. There are two kinds of items: the continuous (συνεχῆ) – the bodies; and the discontinuous (διεστῶτα). And there are two kinds of quantity (ποσόν): the first is called ‘magnitude’ (μέγεθος), and it belongs to continuous items. And the second is called ‘number’ (ἀριθμός), and it belongs to discontinuous items. The first kind of quantity, magnitude, is the subject of geometry. The second kind of quantity, number, is the subject of the arithmetical art. Now Sextus, in M IV, wants to destroy number, and show that the arithmetical art ( ἀριθμητικὴ τέχνη) does not exist. But what is the discipline which Sextus attacks? The question needs to be answered: surely what he is attacking in IV 2-34 must be the thing he describes in IV 1. And that’s what he calls ἀριθμητική or ‘arithmetic’, as the scholars usually translate;9 but of course, this is not the sort of thing we learn in primary schools, which ‘4 x 7 = 28’ is a theorem of.

2. ᾽Αριθμητικὴ τέχνη

If we want to grasp what is the discipline attacked by Sextus in M IV we have first of all to get clearer on what was the ἀριθμητικὴ τέχνη in Antiquity. We may distinguish several approaches to arithmetic in ancient times. The first is represented by books VII, VIII and IX of Euclid’s Elements, the so called ‘arithmetical books’, which constitute the only Greek document preserved devoted to the theory of numbers and proceeding in a demonstrative way. A second approach is constituted by the metaphysical and mathematical account of numbers contained in texts by neo-Pythagorean or Platonist authors. We may mention here Nichomachus of Gerasa (1st-2nd century AD) and his Introduction to Arithmetic; the commentaries on Nicomachus’ Introduction to Arithmetic – in particular, that by Iamblichus of Chalcis (3rd-4th century AD) which, despite its traditional title, is rather a treatise on numbers based on the Introduction than a commentary on it;10 and also the arithmetical sections of the Mathematics Useful for Understanding Plato by Theon of Smyrna (2nd century AD). In some parts of the works of Theon and Iamblichus just mentioned we find, in addition to the account of the metaphysical and mathematical properties of number, a description of alleged mystic or symbolic properties of the first ten numbers.11 Nicomachus himself indulged in these arithmological ponderings, not in his Introduction but in a lost writing called Θεολογούμενα ἀριθμητικῆς. Parts of the compilation which has come to us under that title, was edited by Ast and used to be ascribed to Iamblichus, may derive from Nicomachus’ lost work.12 A third and different approach is represented by the ᾽Α ριθμητικά by Diophantus of Alexandria, an algebraic work of crucial importance for the history of the discipline. This is a collection of one hundred and thirty problems giving

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numerical solutions for determinate equations (those with a unique solution), and indeterminate equations.13 Let us focus in particular on the first two approaches, starting from Euclid’s arithmetical books. These are constituted by a set of twenty-two Definitions of terms, followed by three sets of Propositions, i.e. truths about the things denoted by the terms just defined: theorems. The Definitions and the Propositions concern the properties of and relationships between two items: (i) unit; and (ii) numbers. Let us consider an example of Euclid’s modus operandi: his definitions of unit, number and numbers prime to one another on one side, and Proposition I on the other: Df. 1. A unit is that by virtue of which each of the things that exist is called one. Df. 2. A number is a multitude composed of units… Df. 12. Numbers prime to one another are those which are measured by some number as common measure… Proposition I. Two unequal numbers being set out, and the smaller being continually subtracted in turn from the greater, if the number which is left never measures the one before it until a unit is left, the original numbers will be prime to one another.14 Two things are worth noting. First: the content of the arithmetical books, as the content of the other books of the Elements, is characterised by a deductive structure: the Propositions are derived from the Definitions by way of deductions. Given the definitions of unit, number, and numbers prime to one another – given what a unit, a number and the relationship being prime to one another amount to, it follows that Proposition I is true.15 Second: there is no metaphysics in Euclid’s text. Euclid does not deal with the question of what it is for a number to exist: he just assumes that it exists. 16 Let us now consider the second approach to arithmetic distinguished above; and let us deal, in particular, with Nicomachus’ Introduction to Arithmetic. This treatise, as its title suggests, is an introduction to a discipline: the arithmetical art. The discipline is characterized at the beginning of the treatise in contrast with other sciences, on the basis of a distinction between beings: Beings, then, both those properly so called and those so called by homonymy (that is, both the objects of thought and the objects of perception), are some of them unified and continuous, for example, an animal, the universe, a tree, and the like, which are properly and peculiarly called ‘magnitudes’; others are discontinuous, in a side-by-side arrangement, and, as it were, in heaps, which are called ‘multitudes’, a flock, for instance, a people, a heap, a chorus, and the like. Wisdom, then, must be considered to be the science of these two forms [i.e. magnitude and multitude]. Nicomachus then specifies that the science in question cannot be a science of magnitude and multitude per se, but of something separated from each of them: of quantity, set off from multitude; and of size, set off from magnitude. He concludes that since of quantity one kind is viewed by itself, having no relation to anything else, as ‘even’, ‘odd’… and the other is relative to something else and is conceived of together with its relationship to another thing, like ‘double’, ‘greater’, ‘smaller’… it is clear that two sciences will lay hold of and deal with the whole investigation of quantity: the arithmetical art, absolute quantity; and music, relative quantity.17 He then distinguishes between two sciences which deal with size: geometry on one side, and astronomy on the other. Let us focus on the crucial steps of Nicomachus’ presentation. There are two kinds of beings (ὄντα): the properly-called beings (i.e. the objects of thought: νοητά), and the beings by homonymy (i.e. the objects of perception: αἰσθητά). In both cases we can

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distinguish further between beings which are unified and continuous (ἡνωμένα καὶ ἀλληλουχούμενα), e.g. the living, the world, the tree, which are called magnitudes ( μεγέθη); and beings which are divided and juxtaposed and as in heaps (τὰ δὲ διῃρημένα τε καὶ ἐν παραθέσει καὶ οἷον κατὰ σωρείαν) , which are called multiplicities ( πλήθη), e.g. a flock, a people, a chorus. We have then the distinction of four sciences: two of them, the arithmetical art and the musical art, deal with two different aspects of the first kind of beings – multitudes; and the other two, geometry and astronomy, with two different aspects of the second kind of beings – magnitudes. Nicomachus’ presentation of the arithmetical art reminds us of Sextus’ presentation of this discipline in M IV 1. Mutatis mutandis, both in Nicomachus and Sextus the ἀριθμητικὴ τέχνη is presented in contrast with other mathematical disciplines, on the basis of a distinction between continuous items – magnitudes – and discontinuous items – multiplicities. To say it with Sextus, the subject of geometry is a kind of continuous quantity: magnitude; and the subject of the arithmetical art is a kind of discontinuous quantity: number. The origin of this distinction is a passage of the Categories, 4b20-5a14, where Aristotle distinguishes between continuous and discontinuous quantities. Without pursuing this subject in depth here, we might follow the approach of White 1992 and sketch the Aristotelian characterization of continuous quantities as follows. If a quantity is continuous, then it can be divided in a certain way – in parts of a certain kind; if a quantity is discontinuous, then it can be divided in another way – in parts of another kind. More specifically, what is continuous cannot be divided into parts which are both jointly exhaustive (i.e. such that no part of the original whole is left out) and mutually disjoint (i.e. such that none of them overlaps any other); what is discrete or discontinuous can be divided into parts so characterized. Nicomachus’ Introduction is articulated in four parts, each dedicated to one of four fundamental themes concerning numbers. For every theme Nicomachus puts forward a classification of concepts constituted by a set of Definitions, followed by examples. The classifications are the following: (i) the classification of numbers considered in themselves, starting from the fundamental opposition even vs. odd, and of the species which those two genera split into; (ii) the classification of the numerical ratios, according to the ten categories of the relative quantity; (iii) the classification of the figured numbers; (iv) the account of the theory of the ten proportions, which extends beyond arithmetic, but which is treated here, because it constitutes a subject preliminary to the ensemble of the mathematical studies.18 But here we are concerned more with the kind of discipline Nicomachus deals with rather than with the technical details of his study. Nicomachus’ arithmetical art is devoted to a certain kind of being: number. It is, in this sense, a metaphysical discipline: it deals with number qua being. It copes with the question of what it is, for number, to exist (Nicomachus of course takes a Platonist line on the matter: number has an existence independent from numerables); and with the question if there is any kind of item whose existence depends on that of number, and any kind of item whose existence the existence of number depends on. This as far as the subject matter of the arithmetical art is concerned; but what about its structure? In his introduction to the more recent French translation of Euclid’s Elements, Caveing observes that

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the Euclidean form is the demonstrative form which puts forward the reasons why the results of a science are necessarily true: it is distinct from other forms of expositions, which we have also specimens of – e.g. Nicomachus’ Introduction to arithmetic, in which these reasons are not given, but the results are commented on from other points of view.19 In the same work Vitrac, after having made a comparison between Euclid’s and Nicomachus’ classification of even and odd number, emphasizes the very strict deductive structure which characterizes Euclid’s sequence and is absent in Nicomachus’ one, and explains this fact by suggesting that the human intervention implied by a demonstration would risk making the reader believe in a conventional character of arithmetic’s results. But these results, from Nicomachus’ point of view, are an objective reality independent of our grasp of it, which it is right to describe, not to justify.20 Be that as it may, these judgments stress an unquestionable feature of Nicomachus’ arithmetical art: it is a discipline, a sequence of propositions, characterized by a non- deductive structure.21 Thus, the expression ἀριθμητικὴ (τέχνη) in Antiquity may be used to refer, in particular, to two quite different (kinds of) disciplines. The first one is the number theory we find in Euclid, Elements, VII, VIII and IX. It is a discipline devoted to unit and number. It has not got an explicitly metaphysical content (i.e. it does not explicitly discuss the question of/try to establish what it is for a number to exist). Like the discipline treated in Elements, I-VI, X-XIII, i.e. geometry, this discipline has a deductive structure. Its constituents divide into two classes: the first truths or principles (definitions, postulates or axioms), and the derived truths or theorems. Its principles do not need proof: they are primary and self-explanatory. Its theorems are proved from its principles: the proofs, which must take the form of valid deductive arguments, explain the theorems and ground our knowledge of them on our knowledge of the principles. So Euclid’s number theory has a finite and unitary set of principles, and it constitutes a closed body of explained or self-explanatory truths. But ἀριθμητικὴ (τέχνη) in Antiquity may also be used to refer to a second kind of discipline: the discipline e.g. Nicomachus’ Introduction to Arithmetic is devoted to, which we may call arithmetical art. This discipline also deals with the particular kind of discontinuous quantity Euclid’s number theory deals with: number. But it differs from it at least in two respects. First: it considers a certain aspect of number – it deals with number qua being. In other words, Nicomachus’ arithmetical art has a metaphysical subject. It is a discipline devoted to beings; and in particular, to those kinds of beings which are numbers – to the question of what it means, for a number, to exist; and (e.g.) to the question if there is any item whose existence depends on that of numbers. Second: Nicomachus’ arithmetical art is not a deductive science; it has rather an expository character. It contains no demonstration; it is a set/a sequence of propositions which does not satisfy any of the defining-conditions of a demonstrative science.

3. Sextus’ targets in M I-VI

Now given those two different disciplines, which of them is attacked in Against the Arithmeticians? The answer is clear: Sextus, in M IV, does not attack people like Euclid (and a discipline like the subject of his arithmetical books);22 he rather attacks people

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like Nicomachus (and a discipline like the subject of his Introduction to Arithmetic).23 And this is an interesting fact, particularly if we consider it in the light of what Sextus does in the preceding essay, Against the Geometers. In this treatise, coherently with the general strategy he adopts in M I-VI, Sextus wants to show that geometry is not really an art, since it has no object. He starts by attacking the procedure of the geometers (and others) of ‘postulating their geometrical first principles by hypothesis’24 (7-17). Sextus indicates that his targets are the ὑποθέσεις understood in a specific sense, according to which ‘we call hypotheses the first principles of proofs: for an hypothesis is the postulating of a fact for the establishing of something’ (III 4); he then attacks the reasonableness of accepting any such first principle (7-17).25 He subsequently tries to show the falsity, inconsistency and unacceptability of some of the principles of geometry in particular (18). Sextus attacks first the definitions of fundamental notions such as point, line, surface and body (19-93), and then derived notions such as straight line, angle and circle (94-107). Sextus’ purpose is to show that the objects of the alleged geometrical truths are inconceivable. Some of his arguments concern the relation between geometrical objects of dimension n (lines, surfaces, solids) and objects of dimension n-1 (points, lines, surfaces); others directly attack definitions, for instance on the grounds that there is some incoherence in them.26 In a final section (108-116), Sextus trains his fire on the theorems or derived truths of geometry – in particular, on the possibility of bisecting a given straight line. The exact origin of Sextus’ arguments and the identity of his adversaries have been debated.27 It appears that he targets a pretty elementary geometry which was taught in some philosophical (presumably Platonist) schools, rather than the advanced science of Euclidean geometry. Still, this geometrical discipline appears to be on the same wave length as Euclidean geometry in at least two respects: first, it is characterized by a deductive structure; and second, it does not have an explicitly metaphysical content. Now in M IV, as we have just seen, Sextus does not attack a discipline on the same wave-length as Euclidean geometry, such as the subject of Euclid’s Elements VII, VIII and IX would have been. In other words, Sextus’ targets in M III and in M IV are not homogenous. The scenario we find in M IV, Against the Arithmeticians, is similar to the scenario we find in M V, Against the Astrologers. At the beginning of this treatise (V 1-3) Sextus clarifies the object of his inquiry: the astrology or the mathematical art. This is not the complete art composed by the arithmetical art and geometry – indeed, Sextus has already confuted the professors of these subjects. It is not the capacity of predicting ( προρρητική δύναμις) practised by Eudoxus and Hipparchus either – for this capacity, like agriculture and navigation, consists in the observation of the things which appear, from which it is possible to forecast draughts, and rainstorms and plagues and earthquakes and other changes in the surrounding vault of a similar character. Sextus’ target is rather constituted by the horoscopes of the Chaldeans, which are opposed to ordinary life, build a great bulwark of superstition and do not allow us to do anything according to the right reason.28 Sextus’ target, here, has nothing to do with a deductive science – mathematical astronomy; it is constituted by the pseudo-science of astrology. What about the second discipline which Sextus distinguishes astrology from, and does not attack? Sextus mentions, among its heroes, Eudoxus.29 In astronomy Eudoxus was the first Greek to construct a mathematical system, that of the homocentric spheres, to explain the

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apparent motions of the heavenly bodies. The system is described by Simplicius (in Cael. 492.31 ff.). But Eudoxus was also famous for his more practical and very influential description of the constellations, with calendaric notices of risings and settings, which appeared in two versions, the ῎Ἔνοπτρον and the Φαινόμενα. The latter is known through its adaptation by Aratus in his very popular poem of the same name. The commentary of Hipparchus on both Eudoxus and Aratus is extant. The second discipline mentioned by Sextus should not be identified with Eudoxus’ mathematical astronomy,30 but rather with his work on constellations. Sextus does not attack it on the ground that it amounts to an observation of the things which appear (like farming and navigation) by means of which weather can be predicted. But is Sextus justified in describing Eudoxus’ astronomy in these terms? Barnes expresses some doubts: the description is scarcely true to the historical achievements of Eudoxus, whose aim is nothing if not theoretical; but Sextus is determined to construe his work as nothing more than the observation of phenomena…31 This latter point needs to be emphasized. In a couple of treatises of M I-VI Sextus puts forward a contrast between a practical art on one side, which he accepts and does not attack, and a theoretical counterpart of it on the other, which he aims to refute. At the beginning of Against the Grammarians Sextus remarks that the term γραμματική is ambiguous: it may mean the art of reading and writing (τέχνη τοῦ γράφειν καὶ ἀναγινώσκειν: cf. M I 49), normally called γραμματιστική, and it may mean the technical discipline developed by the scientific grammarians, which amounts to the knowledge of letters in their more varied and expert theorems (ἐπὶ τὴν ἐν τοῖς ποικιλοτέροις αὐτῶν καὶ τεχνικωτέροις θεωρήμασι γνῶσις: cf. M I 46). Sextus then explains that it is not his plan to speak against the former, but against the latter (I 49). A distinction similar to that of grammatistic vs. grammar is to be found at the beginning of Against the Musicians. The term ‘music’ is used in different senses: in one as a science dealing with melodies and notes and rhythm-making and similar things… in another sense it connotes instrumental skills, as when we describe those who use flutes and harps as musicians and female harp players as musicians… While music, then, is conceived in all these ways, it is certainly not our present purpose to frame our refutation of it if conceived in any other sense than the first signified.32 Here Sextus distinguishes between musical theory (ἐπιστήμη τις περὶ μελῳδίας καὶ φθόγγους καὶ ῥυθμοποιίας) and musical skills (ἡ περὶ ὀργανικὴν ἐμπειρία), and resolves to attack only the former. In order to understand the contrast between practical and theoretical arts at stake in those passages, let us go back to Against the Grammarians. The grammarians offered, by their art, a criterion for discriminating good Greek from bad. In their opinion, in order to speak good Greek the speaker must possess the grammatical art: he must know a set of theorems which enables him to determine, between two alternative expressions, which of them is correct. Here is an example put forward by Sextus in M I 197. We have to establish which of two expressions, χρᾶσθαι or χρῆσθαι, is well said. The Grammarians answer: χρᾶσθαι. Why? Because (i) χρῆσις and κτῆσις are analogous; (ii) κτᾶσθαι, and not κτῆσθαι, is well said; therefore (iii) χρᾶσθαι, not χρῆσθαι, is well said. 33 The underlying idea is that if two substantives (χρῆσις and κτῆσις) are analogous – i.e. they have the same ending, then the derived verbs are analogous – and therefore they have the same ending.

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Sextus rejects any such technical criterion: The criterion of what is well said and what is not will be not some technical theory of grammar but the non-technical and informal observation of usage.34 Those who want to speak correctly should attend to the non-technical and informal observation… of the usage of most people and of what they accept as Greek or reject as not Greek.35 The key words here are παρατήρησις, observation and συνήθεια, common usage. Instead of technical theory, Sextus suggests, let us stand by untutored observation. Let us observe ordinary usage, see what usages people accept and what they reject, and take this as a criterion of correctness.36 Now it is reasonable to imagine that what is said of the theoretical art of grammar and the practical art of grammatistic in M I is a special case of what could be said throughout M I-VI about the theoretical sciences attacked by Sextus on one hand and their corresponding practical counterparts accepted by him on the other. In order to complete our sketch of such a contrast, one last detail must be added. In characterizing some of the practical arts he does not attack, Sextus makes reference to τὰ φαινόμενα, the things which appear. We have seen that Sextus describes the good astronomy of Eudoxus as ‘observation of the things which appear’. That this description is true to the historical achievements of Eudoxus is questionable, as we have seen; still, it gives us a clue of what the science of astronomy should amount to in order to be acceptable for a sceptic. It should be nothing more than the observation of phenomena, similar to the observation of common usage. A good grammarian does not theorize about language: he reports common usage. A good astronomer does not theorize about the nature of things; he observes what seems to be the case. Elsewhere, Sextus puts forward a similar characterization of a sceptically acceptable counterpart of the theoretical medicine: the good doctor is a mere observer and recorder of phenomena.37 The emphasis on observation and phenomena recalls the conception of medicine characteristic of the medical school to which Sextus himself is said to have belonged, medical empiricism. The Empirical doctors relied on ‘experience’, or ἐμπειρία: they accumulated observations concerning which types of phenomenon have tended to go with which (e.g. wounds to the heart with death), and what sort of intervention has been seen to help in which type of case (e.g. eating pomegranates in cases of diarrhoea); then they recalled these memories to provide the appropriate remedy (pomegranates) for a given pathological symptom (diarrhoea).38 So the practical counterparts of theoretical sciences, such as grammatistic, musical skills and medicine, are based on the observation (τήρησις) of the common usage (συνήθεια) and of the things which appear (τὰ φαινόμενα); and they do not pretend to discourse about nature (φύσις). But they are genuine arts: they contain universal generalisations and they exhibit a systematic structure. Sextus’ acceptance of the practical arts as opposed to their theoretical counterparts suggests that it should be possible, for a sceptic, to acquire and exercise them without having any beliefs. Is this a reasonable thought? Barnes has defended such a view in a persuasive way. He distinguishes between a formal and informal learning. Formal learning involves a teacher and a learner: the teacher has knowledge, which he articulates in a system of propositions; he teaches his pupil by declaring these propositions; and the pupil learns insofar as he thereby comes to acquire the teacher’s beliefs. Informal learning involves a master and an apprentice: the master possesses some skill, which he evinces in his practice; he teaches his apprentice by showing his

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skill; and the apprentice learns insofar as he thereby comes to acquire the skill which his master possesses. Formal learning involves the possession and transmission of beliefs. A Pyrrhonist – by definition – cannot make judgements nor acquire beliefs; therefore he cannot formally learn. But informal learning invokes no beliefs; and thus, it seems perfectly compatible with Pyrrhonism. Pyrrhonists have capacities and practical skills of various sorts: they can read and write; they can play music; some of them can heal the sick. These capacities can be acquired by a Pyrrhonist: for such informal learning does not depend upon any mental attitude which a Pyrrhonist must lack.39 This distinction between a practical skill which is acceptable for the sceptic and a corresponding theoretical science which the sceptic refuses and attacks, though, is not to be found uniformly in Against the Professors. The scenario in this work, as far as the disciplines attacked and accepted by Sextus are concerned, is roughly the following. In M I and M VI we have a contrast between a theoretical art or science which is attacked (grammar and musical science), and a corresponding practical art which is accepted (grammatistic and musical skills). In M V we find a distinction between a pseudo- science (astrology), which is attacked, and what is construed as a predictive capacity, but appears to have a theoretical aim, Eudoxus’ astronomy, which is accepted. In M IV Sextus’ target is a non-deductive, metaphysical discipline: the ʻPythagoreanʼ arithmetical art. We find no reference to a practical counterpart of the arithmetical art in this treatise; but in the parallel passage PH III 151 Sextus accepts the capacity of counting and calculating. In M III Sextus’ target is a scientific discipline displaying the demonstrative and non-metaphysical characteristics of Euclidean geometry; and in M II rhetoric, presented as the science of speech (ἐπιστήμη λόγων).

4. Scepticism, sciences and appearing

The scenario is quite puzzling. Even if Sextus presents M I-VI as a unified treatise, he seems to have different ideas (and different kinds of target) in mind in each of them. In some treatises of M I-VI (or better: in some parts of M I-VI), demonstrative sciences are attacked, and the corresponding practical skills are accepted. In others, pseudo- sciences are attacked, and sciences which Sextus construes as practical skills are accepted. In others, a demonstrative science or a non-demonstrative discipline is attacked, and no counterpart of it is accepted. This textual fact raises several questions; in the following lines I will focus in particular on one of them. What does Sextus have in mind in M III, where he attacks a discipline on the same wave length as the demonstrative science par excellence, Euclidean geometry, and in M V, where he construes Eudoxus’ astronomy as a practical skill and accepts it? What does make it possible, for Sextus, to construe Eudoxus’ astronomy as an empirical art? And why doesn’t Sextus accept, in some cases, non-theoretical counterparts of the disciplines he attacks? One answer can be the following. Some theories or sciences are such that you can master them without having any beliefs; other theories or sciences are such that you cannot master them without having any beliefs. Some theories are such that grasping their primary truths (can) amount to being capable of doing something; other theories are such that grasping their primary truths cannot amount to being capable of doing something. My knowledge that ‘Ann’ designates Ann amounts to nothing but knowing

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how to use the name ‘Ann’. I grasp that ‘Ann’ designates Ann insofar as I use ‘Ann’ to designate Ann and I realize that, when you utter ‘Ann is here’, you refer to Ann – I don’t need to have any beliefs about what the name designates.40 But can I grasp the postulate ‘Parallel lines however far extended never cross’ in a similar sort of way? Mustn’t I have at least some beliefs (say about what parallel lines are) in order to master that truth? If this is the case, the fact that one can or cannot master a science without beliefs must depend on the nature of its primary truths. An important distinction might be pertinent here. Sextus often employs, sometimes confusingly, a twofold division between types of items of knowledge: the non-evident (ἄδηλον) and the evident (πρόδηλον/ἐναργές). He presents this distinction in PH II 97-98 and in M VIII 145-147. Let us have a look at the first of these texts, focusing in particular on the distinction between evident objects and by nature non-evident objects: Some objects, then, according to the Dogmatists, are evident, and some are non- evident. And of the non-evident, some are non-evident once and for all, some are non-evident for the moment, and some are non-evident by nature. What comes of itself to our knowledge, they say, is evident (e.g. that it is day)… and what does not have a nature such as to fall under our evident grasp is non-evident by nature (e.g. imperceptible pores – for these are never apparent of themselves but would be deemed to be apprehended, if at all, by way of something else, e.g. by sweating or something similar)…41 The origin and nature of this characterization have been widely discussed.42 For my present purpose, though, it will be enough to sketch the basic idea of the distinction between the by nature non-evident objects, and the evident objects. We might express this distinction in propositional terms as follows: • It is evident to x at t that P iff x can know that P directly at t, without using an inference, whether on the basis of perception or through some sort of intellectual intuition. • It is by nature non-evident to x that P iff x can know that P only by means of an inference – on the basis of other pieces of knowledge of his. For instance, it is evident to me now that it is raining: I can come to know that it is raining just by looking out of the window. By contrast, it is by nature non-evident to me that there are invisible pores in my skin. I can come to know that only by making an inference from another piece of knowledge of mine: for instance, my justified belief that I sweat. This distinction implies, I think, that the by nature non-evident objects such as the invisible pores or the soul or Providence cannot appear – they cannot produce any appearing. If an object appears to you to have a certain feature now, then you can grasp that feature of that object not by means of an inference. So if you can grasp the features of an object only by way of an inference, then it cannot do any appearing. Therefore a by nature non-evident object cannot do any appearing. Can imperceptible pores appear round to me at the moment? Can your soul appear to me to be in your body at the moment? Can Providence appear to me to exist at the moment? The answer to these questions is, I think: No. Evident objects can produce appearing; by nature non-evident objects cannot do so. Now it seems to me that abstract numbers and abstract geometrical items (maybe insofar as they are abstract) are by nature non-evident items – they cannot do any appearing. Can the number 47 appear prime to you at the moment? It seems to me that nothing could count as a number’s appearing in that sort of way.

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The claim that only evident items can appear calls for two clarifications. First: it is worth distinguishing that thesis from the thesis that only perceptible items can appear. Sextus – like everyone else in antiquity – presupposes that things may be evident to the mind as well as to the senses: so he surely won’t be leaning on that second thesis. Second: a distinction between two different uses of the Greek verb φαίνεσθαι (and its English counterparts ‘to appear’ or ‘to seem’) is crucial here. These verbs may be used in a judgmental way, to express the fact that one is inclined to judge or believe something (‘It seems to me that I have closed the door, but I’ll check that again’). But they may also be used in a phenomenological way, to denote the fact that things look, appear in a certain way – which does not imply being inclined to judge or believe something (‘I have just tried your honey and it appears to me to be bitter, but I am not inclined to believe that it is: it may taste thus to me only because I am sick’). The impressions or appearances at stake in the sceptic texts and in the claim that only evident items can appear are psychological events of the latter kind. The claim amounts to saying that if x is a by nature non-evident object, then x cannot seem or appear to you to be F in the second sense of ‘appear’ distinguished above; still, it is perfectly possible for you to have the judgmental impression that x is F – that is, to be inclined to judge or believe so.43 As far as the claim goes, you can be inclined to believe that the number 37,491,317 is prime; but you cannot have the phenomenological impression that this is so. Thus, not every object can appear F to someone: some objects can do some appearing, other objects cannot do any appearing. On the basis of this distinction between objects we can draw a distinction between propositions. Some propositions contain terms which denote things which can do some appearing, such as honey and wine and sticks; other propositions contain terms which denote objects which cannot do any appearing, such as numbers and imperceptible pores and points. And on the basis of these distinctions between objects and propositions we can draw a distinction between sciences or theories. Some sciences are about objects which can do some appearing – they are constituted by propositions which contain terms denoting such objects; other sciences are about objects which cannot do any appearing – they are constituted by propositions which contain terms denoting such objects. Now let us recall Sextus’ characterization of the practical counterparts to theoretical sciences accessible to the sceptic: these skills amount to the ‘observation of things which appear’ – i.e. the observation of items which produce appearing. If a theoretical science deals with objects which produce some appearing, then there may be a practical counterpart to it accessible to the sceptic. Eudoxus’ astronomy deals with planets, which appear to have certain features. So we can (in principle) construe Eudoxus’ astronomy as a science acceptable for the sceptic. But there are other theoretical sciences, such as geometry, which deal with objects that cannot do any appearing, like abstract points and lines: and there cannot be a practical counterpart to them. For, if the empirical counterpart of a theoretical science amounts to the observation of the things which appear, and some objects cannot appear, then there cannot be an empirical science of such objects. So Sextus, as a sceptic, cannot accept those sciences; nor, of course, other non-deductive disciplines such as the arithmetical art which also deals with objects which cannot do any appearing: number qua being. If this is the case, we may manage to explain the apparent oddness of Sextus throughout M I-VI. When, given the nature of the science at stake, a practical

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counterpart is available, Sextus accepts it. When, given the nature of the science at stake, it can be construed as the observation and recording of phenomena, Sextus accepts it; and when, given the nature of the discipline at stake, it is such that there cannot be any empirical or practical counterpart to it, then Sextus does not mention – and of course he does not accept – any such thing. Sextus’ different attitudes result from the different nature of his targets, and leave his modus operandi coherent.

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NOTES

1. See Barnes 1988, 56-57; on the relationship between the set of disciplines attacked by Sextus and those forming the trivium and the quadrivium see Spinelli 2010, 249-252, with references. 2. Sextus Empiricus, M IV 10: Τὴν τοῦ ἑνὸς τοίνυν νόησιν διατυπῶν ἡμῖν πυθαγορικώτερον ὁ Πλάτων φησὶν ‘ἕν ἐστιν οὗ μηδὲν χωρὶς λέγεται ἕν‘ ἢ ‘οὗ μετοχῇ ἕκαστον ἕν τε καὶ πολλὰ λέγεται‘. For the passages from M I-VI I use the translation by Bury, sometimes slightly modified. 3. For an analysis of Sextus’ attack on the Dyad and its Platonic background see Corti forthcoming. 4. An analysis of these arguments (and of the whole M IV) will be provided in Sextus Empiricus. Against the Arithmeticians, introduction, translation and commentary by Corti forthcoming. 5. Sextus Empiricus, M IV 34: ᾽Ἀλλ’ εἴπερ ὁ ἀριθμὸς κατὰ πρόσθεσιν, ὡς ἔφην, καὶ κατ’ ἀφαίρεσιν ὑφιστάμενος νοεῖται, ἐδείξαμεν δὲ ἡμεῖς ὅτι οὐθέτερόν ἐστι τούτων, ῥητέον μηδὲν εἶναι ἀριθμόν. 6. Sextus Empiricus, PH III 151: ὅσον μὲν γὰρ ἐπὶ τῇ συνηθείᾳ καὶ ἀδοξάστως ἀριθμεῖν τι φαμὲν καὶ ἀριθμὸν εἶναί τι ἀκούομεν· ἡ δὲ τῶν δογματικῶν περιεργία καὶ τὸν κατὰ τούτου κεκίνηκε λόγον. Translation by Annas and Barnes 1994. 7. The point was made by Burkert 1972, 53-83. In addition to M IV 2-10, Sextus provides what he presents as a Pythagorean doctrine devoted to numbers in three other loci: PH III 151-6 and M X 248-84, which are subsequently attacked (in PH III 156-67 and M X 284-309 respectively), and M VII 92-109. Sextus’ four accounts were considered among the most important later sources for Pythagoreanism, along with the Pythagorean Commentaries excerpted by Alexander Polyhistor (contained in DL VIII), the Life of Pythagoras excerpted by Photius and the reports of the doxographer Aëtius. All these sources ascribe to the Pythagoreans a doctrine characterised by two principles, the One and the Dyad, and a system in which the geometrical items (the point, the line, the surface and the solid) are somehow derived from the first four numbers. Burkert persuasively argued that the doctrine of the Two Principles and of the Derivation System is not a Pythagorean doctrine, held by Pythagoras or one of his followers, but an achievement of Plato

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and the Academy, which had its origin in Plato’s Timaeus and unwritten doctrines, and the works of his pupils Speusippus and Xenocrates. Cf. infra, n. 23 p. 134. 8. Sextus Empiricus, M IV 1: ᾽Ἐπειδὴ τοῦ ποσοῦ τὸ μέν ἐστιν ἐν τοῖς συνεχέσι σώμασιν, ὃ δὴ μέγεθος καλεῖται, περὶ ὅ ἐστι μάλιστα ἡ γεωμετρία, τὸ δὲ ἐν διεστῶσιν, ὅπερ ἀριθμὸς καθέστηκεν, περὶ ὃν ἡ ἀριθμητικὴ καταγίνεται, σκοπῶμεν ἀπὸ τῶν γεωμετρικῶν τε ἀρχῶν καὶ θεωρημάτων μετελθόντες καὶ τὰ περὶ ἀριθμοῦ τούτου γὰρ ἀναιρεθέντος οὐδ’ ἡ περὶ αὐτὸν συνισταμένη γενήσεται τέχνη. 9. Cf. Bury 1933: ‘arithmetic’; Delattre (in Pellegrin 2002): ‘arithmétique’. 10. Cf. the remarks by Robbins 1926, 126. 11. Cf. e.g. Iamblichus, in Nic. 11.1-26; Theon, Expositio, 94.1-106.11. I owe both the point and the references to Vitrac 1990-2001 (vol. 2, 474). 12. Cf. Heath 1921, vol. 1, 97. For a sketch of Nicomachus’ arithmological approach and its antecedents see the remarks of Robbins 1926, p. 89-92; the same approach is to be found in Anatolius of Alexandria. 13. Cf. O’Connor & Robertson 1999. 14. Euclid, Elements, VII: Μονάς ἐστιν, καθ’ ἣν ἕκαστον τῶν ὄντων ἓν λέγεται. ᾽Ἀριθμὸς δὲ τὸ ἐκ μονάδων συγκείμενον πλῆθος… Πρῶτοι πρὸς ἀλλήλους ἀριθμοί εἰσιν οἱ μονάδι μόνῃ μετρούμενοι κοινῷ μέτρῳ… Δύο ἀριθμῶν ἀνίσων ἐκκειμένων, ἀνθυφαιρουμένου δὲ ἀεὶ τοῦ ἐλάσσονος ἀπὸ τοῦ μείζονος, ἐὰν ὁ λειπόμενος μηδέποτε καταμετρῇ τὸν πρὸ ἑαυτοῦ, ἕως οὗ λειφθῇ μονάς, οἱ ἐξ ἀρχῆς ἀριθμοὶ πρῶτοι πρὸς ἀλλήλους ἔσονται. Translation Heath 1926, slightly modified. 15. And indeed in Euclid’s text Proposition I is followed by its proof: Δύο γὰρ [ἀνίσων] ἀριθμῶν τῶν ΑΒ, ΓΔ ἀνθυφαιρουμένου ἀεὶ τοῦ ἐλάσσονος ἀπὸ τοῦ μείζονος ὁ λειπόμενος μηδέποτε καταμετρείτω τὸν πρὸ ἑαυτοῦ, ἕως οὗ λειφθῇ μονάς· λέγω, ὅτι οἱ ΑΒ, ΓΔ πρῶτοι πρὸς ἀλλήλους εἰσίν, τουτέστιν ὅτι τοὺς ΑΒ, ΓΔ μονὰς μόνη μετρεῖ. Εἰ γὰρ μή εἰσιν οἱ ΑΒ, ΓΔ πρῶτοι πρὸς ἀλλήλους, μετρήσει τις αὐτοὺς ἀριθμός. Μετρείτω, καὶ ἔστω ὁ Ε· καὶ ὁ μὲν ΓΔ τὸν ΒΖ μετρῶν λειπέτω ἑαυτοῦ ἐλάσσονα τὸν ΖΑ, ὁ δὲ ΑΖ τὸν ΔΗ μετρῶν λειπέτω ἑαυτοῦ ἐλάσσονα τὸν ΗΓ, ὁ δὲ ΗΓ τὸν ΖΘ μετρῶν λειπέτω μονάδα τὴν ΘΑ. ᾽Ἐπεὶ οὖν ὁ Ε τὸν ΓΔ μετρεῖ, ὁ δὲ ΓΔ τὸν ΒΖ μετρεῖ καὶ ὁ Ε ἄρα τὸν ΒΖ μετρεῖ· μετρεῖ δὲ καὶ ὅλον τὸν ΒΑ· καὶ λοιπὸν ἄρα τὸν ΑΖ μετρήσει. ὁ δὲ ΑΖ τὸν ΔΗ μετρεῖ· καὶ ὁ Ε ἄρα τὸν ΔΗ μετρεῖ· μετρεῖ δὲ καὶ ὅλον τὸν ΔΓ· καὶ λοιπὸν ἄρα τὸν ΓΗ μετρήσει. ῾Ο δὲ ΓΗ τὸν ΖΘ μετρεῖ· καὶ ὁ Ε ἄρα τὸν ΖΘ μετρεῖ· μετρεῖ δὲ καὶ ὅλον τὸν ΖΑ· καὶ λοιπὴν ἄρα τὴν ΑΘ μονάδα μετρήσει ἀριθμὸς ὤν· ὅπερ ἐστὶν ἀδύνατον. Οὐκ ἄρα τοὺς ΑΒ, ΓΔ ἀριθμοὺς μετρήσει τις ἀριθμός· οἱ ΑΒ, ΓΔ ἄρα πρῶτοι πρὸς ἀλλήλους εἰσίν· ὅπερ ἔδει δεῖξαι. 16. But doesn’t Euclid at least appear to take one of the two main metaphysical lines on numbers drawn in Antiquity? The Platonists argued that numbers exist independently from countable items; the Aristotelians claimed that the existence of the former amounts to that of the latter. To put the point linguistically, number words have an adjectival (‘One leg is good, two legs is better’) and a substantival (‘Two is twice one’) use. It is the substantival use of number words – the one we adopt when we do arithmetic – which insinuates that numbers have a separate existence from countable items. One way to neutralise the point and argue for the Aristotelian position is to suggest that the substantival use is parasitical upon the adjectival use – i.e., roughly, that the meaning of the substantive ‘two’ is to be explained by reference to the meaning of ‘two Fs’ (see Barnes 1995, 87). Now Euclid defines ‘unit’ – i.e. the things arithmeticians refer to when they say that 10 contains 3 more units than 7 – in terms of ‘one’, the ordinary adjective we use in answering e.g. the question: ‘How many legs did Long John Silver have?’; and insofar as he takes the substantive ‘unit’ to derive from the corresponding adjective, one might think that he is implicitly taking an Aristotelian line (rather than a Platonist line) on the metaphysical question of what it is, for a number, to exist. This is a tempting thought; but the temptation is appeased by the fact that Euclid’s definition of ‘unit’ (Μονάς ἐστιν, καθ’ ἣν ἕκαστον τῶν ὄντων ἓν λέγεται) is

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actually quite close to the definition of ‘one’ which Sextus ascribes to Plato (ἕν ἐστιν οὗ μηδὲν χωρὶς λέγεται ἕν). 17. Nicomachus of Gerasa, Introduction to Arithmetic I.2.4-3.1: Τῶν τοίνυν ὄντων τῶν τε κυρίως καὶ τῶν καθ’ ὁμωνυμίαν, ὅπερ ἐστὶ νοητῶν τε καὶ αἰσθητῶν, τὰ μέν ἐστιν ἡνωμένα καὶ ἀλληλουχούμενα, οἷον ζῶον, κόσμος, δένδρον καὶ τὰ ὅμοια, ἅπερ κυρίως καὶ ἰδίως καλεῖται μεγέθη, τὰ δὲ διῃρημένα τε καὶ ἐν παραθέσει καὶ οἷον κατὰ σωρείαν, ἃ καλεῖται πλήθη, οἷον ποίμνη, δῆμος, σωρός, χορὸς καὶ τὰ παραπλήσια. Τῶν ἄρα δύο εἰδῶν τούτων ἐπιστήμην νομιστέον τὴν σοφίαν... Πάλιν δὲ ἐξ ἀρχῆς, ἐπεὶ τοῦ ποσοῦ τὸ μὲν ὁρᾶται καθ’ ἑαυτό, μηδεμίαν πρὸς ἄλλο σχέσιν ἔχον, οἷον ἄρτιον, περιττόν... τὸ δὲ πρὸς ἄλλο πως ἤδη ἔχον καὶ σὺν τῇ πρὸς ἕτερον σχέσει ἐπινοούμενον, οἷον διπλάσιον, μεῖζον, ἔλαττον... δῆλον ὅτι ἄρα δύο μέθοδοι ἐπιλήψονται ἐπιστημονικαὶ καὶ διευκρινήσουσι πᾶν τὸ περὶ τοῦ ποσοῦ σκέμμα, ἀριθμητικὴ μὲν τὸ περὶ τοῦ καθ’ ἑαυτό, μουσικὴ δὲ τὸ περὶ τοῦ πρὸς ἄλλο. Translation by D’Ooge 1926, slightly modified. 18. I owe this sketch of the structure of the ‘Introduction’ to Vitrac 1990-2001 (vol. 2, 475). 19. Op. cit. vol. 1, 114. The translation is mine. 20. Op. cit. vol. 1, 114. The translation is mine. 21. Cf. also Heath 1921, vol. 1, 97-98: ‘It is a very far cry from Euclid to Nicomachus. In the Introductio arithmetica… there are no longer any proofs in the proper sense of the word: when a general proposition has been enunciated, Nicomachus regards it as sufficient to show that it is true in particular instances; sometimes we are left to infer the general proposition by induction from particular cases which are alone given’. 22. Least of all does Sextus attack people like Diophantus and works like his algebraic treatise. 23. And also people like Theon, and Platonist or Neo-Pythagorean versions of the ἀριθμητική which accounted for mystic and symbolic features of numbers in addition to their mathematical and metaphysical properties. As Brisson observes, ‘Sextus’ systematic demolition calls into question anything which could be taught by the Neo-Pythagoreans in the first centuries of our era’, and that is ‘a theoretical context in which naturally converge Pythagoreanism and Platonism, just as it was the case in the Ancient Academy of Speusippus and Xenocrates and in the middle Platonism’ (Brisson 2006, 70). The translation and the italics are mine. 24. Sextus, M III 1: ἐξ ὑποθέσεως αἰτεῖσθαι τὰς τῆς γεωμετρίας ἀρχάς. The translation of the passages from M III is by Barnes 1990a, 95. 25. Sextus Empiricus, M III 4: κατὰ τρίτην ἐπιβολὴν ὑπόθεσιν καλοῦμεν ἀρχὴν ἀποδείξεως, αἴτησιν οὖσαν πράγματος εἰς κατασκευήν τινος. As Barnes 1990a, 90-96 has shown, Sextus’ targets here are the hypotheses in a broad Aristotelian sense – the first or primary or primitive principles from which the remaining truths or theorems of a science are derived. Sextus has in mind a method of proof which begins by someone laying down certain propositions as first principles, an act which commits him to their truth and constitutes the starting point in the demonstration of a theorem. Sextus rightly supposes that this method is not peculiar to geometers, but common to anyone supposing that all knowledge depends on some principles; thus, before raising specific difficulties against some geometrical principles, he attacks the reasonableness of accepting any principle by means of the hypothetical mode (for a sharp analysis of Sextus’ attack, see Barnes 1990a, 96-112). 26. Cf. Mueller 1982, 71-72. 27. What are Sextus’ sources and who does he aims his refutations at? Sextus mentions no geometer but Eratosthenes (M III 28) and no title of geometrical treatise. As Dye and Vitrac 2009, 168 point out, Heiberg, the modern editor of Euclid, uses Sextus as a witness of the Euclidean tradition for Definitions I.2, 4, 8, 15 and Proposition I.10, which he would mention in M III 29, 94, 100, 107 and 109. Heiberg believes that Sextus read the Elements (and that he had a correct text in comparison to that of Iamblichus: cf. Heiberg 1969-1977 vol. 4, LXXII); he is followed by Heath

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(1926, 62-63). This position is nuanced by Mueller 1982. He takes Sextus’ target to be ‘Euclidean geometry’: if it is clear that Sextus puts forward and attacks (among other things) variants of Euclid’s definitions of line, surface, body, straight line and circle, the provenance of Sextus’ targets and arguments is not immediately obvious: and Mueller stresses the relationship between some of them and Stoic and Epicurean philosophizing. Cambiano 1999 adds further details: he suggests that Sextus’ targets were likely to include, in addition to geometers such as Euclid and Heron, some philosophers, presumably Stoics, who took the definitions of some fundamental notions such as point, line and solid as relevant to philosophy. As for his arguments, Cambiano finds it likely that Sextus drew both from the Epicureans and the Academics. Most recently, Dye and Vitrac 2009 argue that Sextus’ attack on the foundations of geometry does not aim at refuting the sophisticated presentations of this discipline offered by Euclid, Archimedes, Apollonius, Pappus or Eutocius, but rather the use of geometry made by mathematicians and philosophers to modelize the physical world along the lines of Plato’s Timaeus. According to Dye and Vitrac, such technical geometrical treatises by Euclid and his colleagues as the Elements were used in the framework of a specialized education, while other more elementary writings, geometrical introductions, were used in a cycle of mathematical studies propaedeutic to philosophy imparted in some philosophical schools. The existence of these geometrical elementary handbooks is suggested by Nicomachus himself (who in his Introduction to Arithmetic II.6.1 mentions an Introduction to geometry: cf. Heath 1921, vol. 1, 97), but none of them has survived. 28. Sextus Empiricus, M V 1-3: Περὶ ἀστρολογίας ἢ μαθηματικῆς πρόκειται ζητῆσαι οὔτε τῆς τελείου ἐξ ἀριθμητικῆς καὶ γεωμετρίας συνεστώσης (ἀντειρήκαμεν γὰρ πρὸς τοὺς ἀπὸ τούτων τῶν μαθημάτων) οὔτε τῆς παρὰ τοῖς περὶ Εὔδοξον καὶ ῾Ἵππαρχον καὶ τοὺς ὁμοίους προρρητικῆς δυνάμεως, ἣν δὴ καὶ ἀστρονομίαν τινὲς καλοῦσι (τήρησις γάρ ἐστιν ἐπὶ φαινομένοις ὡς γεωργία καὶ κυβερνητική, ἀφ’ ἧς ἔστιν αὐχμούς τε καὶ ἐπομβρίας λοιμούς τε καὶ σεισμοὺς καὶ ἄλλας τοιουτώδεις τοῦ περιέχοντος μεταβολὰς προθεσπίζειν), ἀλλὰ πρὸς γενεθλιαλογίαν, ἣν σεμνοτέροις κοσμοῦντες ὀνόμασιν οἱ Χαλδαῖοι μαθηματικοὺς καὶ ἀστρολόγους σφᾶς αὐτοὺς ἀναγορεύουσιν, ποικίλως μὲν ἐπηρεάζοντες τῷ βίῳ, μεγάλην δ’ ἡμῖν ἐπιτειχίζοντες δεισιδαιμονίαν, μηδὲν δὲ ἐπιτρέποντες κατὰ τὸν ὀρθὸν λόγον ἐνεργεῖν. 29. I owe the account of Eudoxus which follows to Toomer & Jones 20124, 546. 30. Which Sextus does not discuss ‘perhaps because of its reliance on the methods of arithmetic and geometry, but perhaps because he has no particular objections to raise against it’ (Mueller 2004, 63). 31. Barnes 1988, 71. 32. Sextus Empiricus, M VI 1-3: ῾Ἡ μουσικὴ λέγεται τριχῶς, καθ’ ἕνα μὲν τρόπον ἐπιστήμη τις περὶ μελῳδίας καὶ φθόγγους καὶ ῥυθμοποιίας καὶ τὰ παραπλήσια καταγιγνομένη πράγματα, καθὸ καὶ ᾽Ἀριστόξενον τὸν Σπινθάρου λέγομεν εἶναι μουσικόν, καθ’ἕτερον δὲ ἡ περὶ ὀργανικὴν ἐμπειρία, ὡς ὅταν τοὺς μὲν αὐλοῖς καὶ ψαλτηρίοις χρωμένους μουσικοὺς ὀνομάζωμεν... ἀλλὰ δὴ κατὰ τοσούτους τρόπους νοουμένης τῆς μουσικῆς, πρόκειται νῦν ποιεῖσθαι τὴν ἀντίρρησιν οὐ μὰ Δία πρὸς ἄλλην τινὰ ἢ πρὸς τὴν κατὰ τὸ πρῶτον νοουμένην σημαινόμενον... 33. Sextus Empiricus, M I 197: ζητουμένου γὰρ τοῦ πῶς δεῖ λέγειν, χρῆσθαι ἢ χρᾶσθαι, φασὶν ὅτι χρᾶσθαι, καὶ ἀπαιτούμενοι τούτου τὴν πίστιν λέγουσιν, ὅτι χρῆσις καὶ κτῆσις ἀνάλογά ἐστιν· ὡς οὖν κτᾶσθαι μὲν λέγεται, κτῆσθαι δὲ οὐ λέγεται, οὕτω καὶ χρᾶσθαι μὲν ῥηθήσεται, χρῆσθαι δὲ οὐ πάντως. 34. Sextus Empiricus, M I 153: γενήσεται τοῦ τε εὖ λεγομένου καὶ μὴ κριτήριον οὐχὶ τεχνικός τις καὶ γραμματικὸς λόγος ἀλλ’ ἡ ἄτεχνος καὶ ἀφελὴς τῆς συνηθείας παρατήρησις. 35. Sextus Empiricus, M I 179: δεῖ δὲ τοὺς ὀρθῶς βουλομένους διαλέγεσθαι τῇ ἀτέχνῳ καὶ ἀφελεῖ κατὰ τὸν βίον καὶ τῇ κατὰ τὴν κοινὴν τῶν πολλῶν συνήθειαν παρατηρήσει προσανέχειν.

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36. Cf. Barnes 1988, 69. For an analysis of Sextus’ invitation to stick to common usage, cf. Corti 2009, 206-219; for a defense of this invitation in the spirit of a Wittgensteinian ‘use’ theory of meaning, cf. Corti 2009, 220-235. 37. M V 103-104: cf. Barnes 1988, 71-72 on this passage. 38. Cf. Hankinson 1998, 308-309: ʻThe Empiricist… builds up a collection of observations where particular types of event are seen to follow one another…: if it becomes sufficiently large it will generate a general rule, or theorem. These theorematic relations between observable events need be neither universal nor positive: the Empiricists employ a fivefold typology of connection and disjunction, according to whether things are seen to go together always, for the most part, half the time, or never… These categories stand in rarely determinate logical relations: always p if and only if never not-p; for the most part p if and only if rarely not-p; half the time p if and only if half the time not-p. And all of them are of value in isolating appropriate therapies and rejecting others… All that matter for the Empiricists are the appearances, the phainomena…ʼ. 39. Cf. Barnes 1988, 61. 40. For this way of granting the Pyrrhonist a linguistic mastery see Corti 2009, 221-235 and 249-259. 41. Sextus Empiricus, PH II 97-98: Τῶν πραγμάτων τοίνυν κατὰ τοὺς δογματικοὺς τὰ μέν ἐστι πρόδηλα, τὰ δὲ ἄδηλα, καὶ τῶν ἀδήλων τὰ μὲν καθάπαξ ἄδηλα, τὰ δὲ πρὸς καιρὸν ἄδηλα, τὰ δὲ φύσει ἄδηλα. Καὶ πρόδηλα μὲν εἶναί φασι τὰ ἐξ ἑαυτῶν εἰς γνῶσιν ἡμῖν ἐρχόμενα, οἷόν ἐστι τὸ ἡμέραν εἶναι… φύσει δὲ ἄδηλα τὰ μὴ ἔχοντα φύσιν ὑπὸ τὴν ἡμετέραν πίπτειν ἐνάργειαν, ὡς οἱ νοητοὶ πόροι· οὗτοι γὰρ οὐδέποτε ἐξ ἑαυτῶν φαίνονται, ἀλλ’ εἰ ἄρα, ἐξ ἑτέρων καταλαμβάνεσθαι ἂν νομισθεῖεν, οἷον τῶν ἱδρώτων ἤ τινος παραπλησίου. 42. The contrast between evident (πρόδηλα/ἐναργή) and non-evident (ἄδηλα) objects is an old one. Hankinson traces it back to the Hippocratic treatise On the Art, in which the author distinguishes between ‘open’ (φανερά) diseases, occurring on the surface of the body, and hidden (ἄδηλα) diseases, ‘peculiar to the bones and to the hollows of the body’: see Hankinson 1987a, 88 and 1987b, 331 n. 12. The distinction between different kinds of non-evident objects grounds that between two kinds of signs, the indicative and the commemorative (PH II 99-102; M VIII 148-58). Hankinson takes the former distinction to be Stoic (Hankinson 1987b, 338 n. 32). The latter has often been taken to be Stoic; Ebert believes it to have ultimately originated from the ‘Dialecticians’; its paternity remains controversial. For discussion (and references) see Burnyeat 1982, 212-214; Sedley 1982, 241; Glidden 1983, 247 n. 39; Ebert 1987, 97 n. 15. 43. For a characterization of the sceptic appearances see Frede 1973, 809-810; Barnes 1980, 491 n. 1; Burnyeat 1979, 34-35 and 43-46; Barnes 1990b, 2623.

ABSTRACTS

This paper is devoted to Sextus’ target in Against the Arithmeticians: the ἀριθμητικὴ τέχνη. After a brief sketch of M IV’s content, we make an inquiry on the nature of such a discipline. Firstly we tackle the general question of what was the ἀριθμητική τέχνη in Antiquity. Once we are clearer on that – and thus on Sextus’ target in M IV, we explore its relationship to the other disciplines attacked by Sextus in his Against the Professors. This ultimately leads us to shed light on an important implicit assumption of Sextus’ attitude towards the sciences.

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Cet article s’interroge sur ce qu’est l’ἀριθμητική τέχνη visée par Sextus dans le Contre les arithméticiens. Après avoir rappelé brièvement le contenu de M IV, on examine la nature de cette discipline. Une fois clarifiée la question de savoir en quoi consistait l’ἀριθμητική τέχνη dans l’Antiquité – et donc ce que visait Sextus dans M IV –, on examine son rapport avec les autres disciplines critiquées par Sextus dans le Contre les Professeurs. Cette enquête mène à mettre en lumière une importante présupposition implicite dans l’attitude de Sextus à l’égard des sciences.

INDEX

Mots-clés: critique des mathématiques, arithmétique, scepticisme Keywords: critic of mathematics, arithmetics, scepticism

AUTHORS

LORENZO CORTI

Archives Henri Poincaré (Nancy)

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Varia

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Tonneau percé, tonneau habité Calliclès et Diogène : les leçons rivales de la nature

Simon-Pierre Chevarie-Cossette

Je tiens à remercier Louis-André Dorion (Université de Montréal) pour ses très précieux commentaires sur différentes versions de cet article.

1 Depuis les présocratiques jusqu’aux philosophes hellénistiques, il est une constante « métaéthique »1 qui semble avoir traversé la philosophie antique : l’appel de nombreux philosophes à la nature pour fonder la morale2. La solidarité de l’éthique et de la physique dans la division des philosophies épicurienne et stoïcienne3, de même que l’attention soutenue que portèrent les présocratiques à la question de l’arche du monde, sont déjà d’excellents indices que les Grecs comprenaient la façon dont ils devaient agir à l’aune de la place qu’ils occupaient dans le cosmos. Mais ce ne saurait être vrai de tous les Grecs, car Socrate, dit-on : [...] ne discutait pas [...] de la nature de toutes choses, comme le faisaient la plupart des autres, en examinant ce qu’il en est de ce que les sophistes appellent le « monde » […] il faisait même la démonstration que ceux qui réfléchissent à de tels sujets ont perdu la raison [...]. [C]’est toujours d’affaires humaines qu’il s’entretenait, examinant en quoi consistent le pieux et l’impie, le beau et le laid, le juste et l’injuste, la modération et la folie, le courage et la lâcheté, la cité et le politicien, le gouvernement des hommes et l’aptitude à les gouverner. (Mémorables, I 1, 11-16, trad. Dorion.)

2 Des divergences fondamentales avec certains de ses contemporains semblent tout droit émerger de cette distinction. Calliclès, en effet, dont Platon décrit le violent dialogue avec Socrate dans le Gorgias, présenta un discours moral en l’asseyant tout entier – faut- il croire – sur l’autorité d’une nature traversée par la domination des plus forts. Diogène, lui aussi coupable d’une critique acerbe à l’endroit de Platon et indirectement de son maître4, fit de même en calquant l’autarcie qu’il recherchait sur celle qu’il attribuait aux animaux. Comment expliquer que Diogène et Calliclès aient adopté des postures éthiques sinon antagonistes du moins divergentes, inspirées de ce qu’on pourrait, a priori, considérer comme la même nature ? Il serait tentant de renvoyer dos à dos ces deux instances d’une même entreprise que l’on aurait tôt fait de juger naïve et trompeuse, voire funeste, entreprise qui entend tirer de la nature un discours moral.

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Mais, à la manière de Socrate – qui, même s’il ne croyait pas qu’un tel projet fût possible, s’attaqua, dans le Gorgias, non à la posture métaéthique de Calliclès, mais à sa façon de voir la nature5 –, il vaut la peine de s’attarder aux soubassements des positions de Calliclès et de Diogène. Après avoir montré à quel point leurs éthiques sont antagonistes, il faudra comparer leurs façons d’envisager la nature ainsi que les présupposés normatifs qui accompagnent, précèdent ou appellent leur observation de la nature.

I. L’enseignement de la nature

A. Domination des autres, domination des circonstances

1. Calliclès : la leçon de la nature sur les meilleurs et les plus forts

3 Lorsque Calliclès intervient dans la conversation entre Polos et Socrate pour demander si ce dernier plaisante lorsqu’il défend qu’il vaut mieux subir la pire injustice que la commettre (473b-d), il s’engage dans une lutte verbale qu’il sait d’avance violente. Sa thèse est en effet aux antipodes de celle de Socrate, dont les conséquences semblent à Polos contraires à l’opinion et à la nature (473c). Calliclès avance que « la justice consiste en ce que le meilleur ait plus que le moins bon et le plus fort plus que le moins fort » (483c, trad. Canto), à quoi il ajoute : « Partout il en est ainsi, c’est ce que la nature enseigne (δηλοῖ), chez toutes les espèces animales, chez toutes les races humaines et dans toutes les cités. » (483c.) Le fait que ce soit la nature qui nous « montre » quelque chose et non nous qui en « tirions » une leçon radicalise son propos. Ce n’est pas qu’une vision de la justice, mais celle de la nature. A priori, il semble que « pour Calliclès cette nature se ramène à l’appétit de domination : se conformer à la nature, c’est tendre à l’ “emporter” » (483d)6. La thèse de Calliclès peut être comprise de deux façons : d’abord, comme la conclusion valide des prémisses suivantes : l’observation de la nature dévoile la justice selon la nature ; la nature doit être observée dans des domaines où les conventions n’ont aucune prise, c’est-à-dire entre les États ou parmi les animaux ; l’observation de la nature montre que les plus forts dominent les plus faibles ; donc, il est juste selon la nature que les plus forts dominent les plus faibles7. La deuxième façon8 élude la seconde prémisse, c’est-à-dire qu’elle considère que Calliclès inclut dans la nature les lieux où les conventions et les lois s’appliquent9. L’argument se trouve alors attaquable par ce qui donnera lieu à la suite de la conversation entre Socrate et Calliclès : si les meilleurs sont ceux qui dominent les autres, ne faudrait-il pas dire que la masse, en démocratie, est plus forte parce qu’elle impose ses lois à tous10 ?

4 Calliclès, pour qui la démocratie athénienne est un exemple patent d’injustice puisque les plus forts sont en réalité écrasés par les plus faibles et leurs lois, est forcé de se contredire : Socrate : Alors, les lois établies par la masse ne sont-elles pas belles précisément parce qu’elles sont conformes à la nature – s’il est vrai que les êtres les plus forts sont les meilleurs ? Calliclès : Oui, j’affirme qu’elles sont belles conformément à la nature ! (488e.) Il doit donc délaisser l’identité des forts et des meilleurs et préciser davantage ce qu’il entend par « meilleur », pour que le demos athénien n’en fasse pas partie (489e, 490a) : les meilleurs sont ceux qui possèdent la plus grande phronesis et c’est en vertu de cette

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différence avec la masse qu’ils peuvent la dominer et posséder plus qu’elle. Cette double thèse ne peut être admise qu’à moitié par Socrate : il peut accorder à Calliclès la supériorité de quelques aristoi (cf. Rép. 484a), mais pas le fait que les meilleurs devraient posséder plus (Gorgias, 490b-c, Rép. 464b-c).

5 En butte aux tentatives incessantes de Socrate de le réfuter sur ce dernier point en montrant qu’un spécialiste ne devrait pas avoir un accès privilégié aux objets dont il est l’expert, Calliclès, comme le fera Diogène, accuse indirectement Socrate d’être mou : D’abord, quand je parle d’êtres supérieurs, ils ne sont ni cordonniers ni bouchers ! Non, je parle d’hommes intelligents, qui savent s’occuper des affaires de la cité [...] – des hommes qui non seulement sont intelligents, mais qui sont aussi courageux, assez forts pour accomplir ce qu’ils ont projeté de faire, et qui ne peuvent pas y renoncer par mollesse d’âme. (491a-b) Le manque d’ambition politique, associé à la mollesse, est le défaut des intellectuels11, empêchés d’agir par leurs scrupules. Calliclès accuse les hommes raisonnables, qui « commande[nt] aux plaisirs et passions qui résident en [eux-mêmes] », d’être « des abrutis » (491e). Les scrupules d’un homme ne seraient que la manifestation de son incapacité de vivre en conformité avec la nature, à savoir dominer les autres et se laisser aller à ses passions (cf. section I B. 1.) : [Les hommes], qui sont eux-mêmes incapables de se procurer les plaisirs qui les combleraient, font la louange de la tempérance et de la justice à cause du manque de courage de leur âme. (492a.)

6 Ce faisant, Calliclès redéfinit une fois de plus les plus forts : ils sont courageux. C’est « la force de leur nature » qui leur permet de prendre le pouvoir (492b). Après une discussion enflammée sur l’hédonisme, Calliclès fait l’éloge de Périclès, Cimon et Thémistocle (503c) qui, ayant consacré leur vie au service de la cité, constituent le paradigme de l’homme courageux. Servir la cité serait donc une nouvelle caractéristique attribuable aux meilleurs (503a, c ; 515c-d, 516b, 517a-b)12. Au final, Calliclès défend donc une conception de la justice naturelle selon laquelle les plus intelligents, courageux et forts sont les meilleurs, doivent posséder plus que les autres, les dominer et les diriger et donc faire carrière en politique.

2. Diogène : vaincre les malheurs et les hommes

7 L’éthique que Diogène tire de la nature est d’abord celle d’une forme d’autarcie particulière, c’est-à-dire l’adaptation aux circonstances : Diogène vit un jour une souris qui courait çà et là, sans chercher de lieu de repos, sans prendre de précautions contre l’obscurité, et ne désirant rien de ce qu’on qualifie de jouissances : il y découvrit aussitôt […] la façon de s’adapter aux circonstances. (D.L. VI 22 = SSR V B 172) Diogène est en effet exclu socialement et s’en lamente ; il s’est déjà débarrassé de tous ses biens, mais il n’en a pas tiré de félicité (Plutarque, Moralia, 77E-78A). Devant le présumé bonheur de la souris, il comprend que le sien dépend de son attitude face à ce qui lui arrive. En fait, les conditions objectives de son bonheur sont naturellement déjà présentes et c’est la raison pour laquelle ce n’est pas d’abord sur elles que l’homme doit travailler. En effet, « la vie accordée aux hommes par les dieux est une vie facile, mais […] cette facilité leur échappe » (D.L. VI 44 = SSR V B 322). Les hommes doivent donc travailler sur leur façon de vivre, tirer parti de leur environnement, renouer avec cette facilité intime à l’animal13. C’est la voie courte vers le bonheur, ce « sentier de

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l’existence le plus facile à parcourir (D.L. VI 78 = SSR V B 108) », que Diogène peut se targuer d’avoir emprunté.

8 Grâce au mode de vie qu’est la philosophie14 (D.L. VI 65 = SSR V B 362) Diogène met en application l’enseignement de l’animal : lorsqu’on lui demande ce qu’elle lui a apporté, il répond « au moins ceci, sinon rien d’autre : je suis prêt à toute éventualité » (D.L. VI 63 = SSR V B 360). Ainsi Diogène, comme les cyniques en général, mène une vie non téléologique15 : devenir meilleur n’est point une destination, mais un processus, comme l’atteste la dynamique des épreuves (ponoi) qui caractérise la vie de Diogène16. Le ponos est ce que le philosophe de Sinope s’inflige constamment et activement afin de réactualiser sa capacité de s’adapter aux circonstances. À travers lui se confondent l’effort et le résultat de l’effort. Mais le ponos est aussi l’expérience initiale que Diogène vit peu avant de voir la souris ainsi que celle de son bannissement après qu’il eut falsifié la monnaie (D.L. VI 20 = SSR V B 2), deux expériences qui l’arrachent au cadre habituel de son existence socialement intégrée. Ces ponoi permettent d’atteindre la connaissance de ce qui est naturel et du mode de vie véritable, car ce sont « tout aussi bien [des] mode[s] de connaissance que [des] mode[s] d’action17 ».

9 Cela dit, Diogène ne se contente pas de se dominer lui-même par les épreuves ; il entend faire goûter sa médecine à ses concitoyens : « À celui qui lui disait : “J’ai vaincu des hommes aux Jeux Pythiques”, Diogène répondait : “Moi oui, j’ai vaincu des hommes ; toi, des esclaves”. » (D.L. VI 33 = SSR V B 76.) Ce genre de comportement explique en partie son appellation de « chien » : il protégeait ses amis, les sauvegardait d’eux-mêmes (Stobée III 13, 42 = SSR V B 307). L’éducation constituée par ce mode d’acquisition du savoir que constitue le ponos permet à Diogène d’aider les hommes à être naturels, ce qu’ils ne sont pas spontanément18. Il veut « les réveiller de leur léthargie bien pensante19 ». Que ce soit pour lui ou pour les autres, Diogène, par les épreuves qu’il s’impose afin de demeurer en permanence insensible aux aléas du sort, adhère à la thèse de Socrate dans le Gorgias selon laquelle la souffrance rend l’homme meilleur (505b-c, 525b-c), bien que sa mécanique et les circonstances de son application soient bien différentes. En ce sens, on peut parler d’une opposition radicale à Calliclès, pour qui toute injustice ou limitation est un esclavage (482b), non une école.

10 Cette façon de s’adapter aux circonstances diffère de la doctrine de Télès, selon laquelle chacun doit jouer le rôle que lui attribue la fortune20, puisque cette dernière philosophie prescrit de s’accommoder, sans broncher, de tout ce qui nous arrive, que ce soit d’être commandé ou de diriger les hommes, d’être comblé de richesses ou de connaître la pauvreté21. Diogène, au contraire, croit que certains rôles que pourrait « nous assigner » le destin doivent être délaissés. D’abord, le bonheur présent ne peut être parfait s’il est teinté de la crainte de le perdre dans le futur22 et il y a trop de risque de perdre la capacité d’adaptation aux circonstances si on accepte richesses, pouvoirs ou autres cadeaux empoisonnés. De plus, certaines situations où la liberté est réduite méritent qu’on y remédie : « Quelqu’un exaltait le bonheur de Callisthène d’avoir part à la magnificence d’Alexandre ; “il est plutôt malheureux, reprit Diogène, lui qui déjeune et dîne quand il plaît à Alexandre” » (D.L. VI 45 = SSR V B 30). Diogène préfère « falsifier la monnaie » (D.L. VI 20 = SSR V B 2) que d’en accepter passivement les conséquences, il « oppose au destin la hardiesse » (D.L. VI 38 = SSR V B 7]). De ce fait, il se rapproche de l’idéal de Calliclès d’un homme qui aurait la nature suffisante pour bouleverser les conventions (484a).

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B. Hédonisme et ascèse

1. Calliclès : le tonneau percé

11 La domination des meilleurs ne saurait être bien comprise sans en préciser le motif, soit l’assouvissement perpétuel des passions en conformité avec la nature : Calliclès : Veux-tu savoir ce que sont le beau et le juste selon la nature ? Hé bien, je vais te le dire franchement ! Voici, si l’on veut vivre comme il faut, on doit laisser aller ses propres passions, si grandes soient-elles, et ne pas les réprimer. Au contraire, il faut être capable de mettre son courage et son intelligence au service de si grandes passions et de les assouvir avec tout ce qu’elles peuvent désirer. (492a.) Pour Calliclès, la nature nous apprend à asservir notre intelligence et notre courage au profit de nos passions. Conséquemment, cultiver leurs désirs pour pouvoir les combler par la suite constitue la visée de la domination des plus forts. C’est l’action de combler leurs besoins qu’ils doivent rechercher, non la satiété. Les individus sans besoins ne peuvent donc pas être heureux : s’il était vrai que les hommes sans besoins étaient heureux, « les pierres et même les cadavres seraient tout à fait heureux » (492e). Ce contre-exemple met en relief non seulement l’impossibilité du bonheur pour de tels hommes, mais le fait que ce ne sont pas vraiment des hommes23. Que reste-t-il à l’homme une fois ses plaisirs retirés, sinon la vie intellectuelle ? Assimiler le penseur à un cadavre serait alors une marque d’anti-intellectualisme. Il serait pourtant possible de considérer que même la vie intellectuelle consiste en la poursuite de besoins et l’effort pour les combler. Le philosophe aurait de grands besoins, ce qui n’est pas étranger à l’aspiration du philosophe évoquée par Diotime (Banquet, 210e-212a).

12 La différence entre l’idéal d’autarcie cynique et le rejet de l’autarcie par Calliclès est criante : d’un côté, Diogène rappelle que « s’il appartient aux dieux de n’avoir besoin de rien, il appartient aux gens semblables aux dieux d’avoir des besoins limités » (D. L. VI 104 = SSR V A 135) ; de l’autre, Calliclès ne peut admettre que les dieux sont sans besoin, sans quoi il les aurait comparés à des pierres. Cela dit, la dynamique que Calliclès propose est tout de même semblable à celle des ponoi, c’est-à-dire qu’il y a provocation, volontaire ou non, d’une souffrance pour engendrer une joie concomitante. Chez le cynique, l’épreuve engendre la joie apportée par le sentiment de libération à l’égard des plaisirs24 ; chez Calliclès, ces souffrances ne sont autres que les désirs en attente d’être comblés : « la faim est une chose pénible. Malgré tout, manger quand on a faim, c’est bien agréable ! » (496c.) C’est pourquoi Socrate compare le mode de vie de plaisirs proposé par Calliclès à un tonneau percé, que l’homme menant une telle vie serait sans cesse occupé à remplir, « en s’infligeant les plus pénibles peines » (493e, 494a) et que Calliclès rétorque que « la vie de plaisirs est celle où l’on verse et reverse autant qu’on peut dans le tonneau » (494a), un tonneau qui comporte « de gros trous » (494a).

13 Devant l’échec de Socrate à convaincre son interlocuteur par des métaphores (493d), il ridiculise sa position en montrant qu’elle ne peut que prescrire les vies du pluvier et du kinaidos25 (494e), et entame une réfutation sur la différence entre le bien et le plaisir (495a-499b). Calliclès est contraint d’accepter qu’il y a une hiérarchie entre les plaisirs (499b), mais il se refuse à admettre explicitement que les plaisirs sont subordonnés au bien. Cependant, ce point ne mine pas la thèse de Calliclès : [His] philosophical enthusiasm is not, it seems, for pleasure itself but for the intensity, self-assertion and extravagance that accompany its pursuit on a grand

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scale : he endorses hedonism so as to repudiate the restraints of temperance, rather than the other way around26.

14 De fait, même s’il acceptera de hiérarchiser les plaisirs, jamais Calliclès ne renoncera à soutenir que la tempérance (sophrosyne) et la justice conventionnelle sont « mauvaises et vilaines selon la nature » pour ceux qui pourraient s’emparer du pouvoir (492c). Si l’homme qui subit l’injustice sans pouvoir se porter assistance à lui-même est un esclave (483b) et qu’empêcher le meilleur d’entretenir et de combler ses désirs est une injustice selon la nature, alors la masse, lorsqu’elle dévalorise l’entretien des désirs, « réduit à l’état d’esclaves les hommes dotés d’une plus forte nature » (492a).

2. Diogène : le tonneau habité

15 Diogène défend lui aussi une philosophie de la liberté. Cela dit, si Calliclès veut se débarrasser de l’asservissement à autrui en le dominant et en laissant libre cours à ses passions, Diogène entend gagner sa liberté bien autrement. Au « dérèglement » et à « la liberté de faire ce qu’il veut » (492c), Diogène oppose une liberté fondée sur une véritable ascèse (askesis), sur l’exercice : Rien, disait-il, n’a de chance de réussir dans la vie sans entraînement, et c’est l’entraînement qui est capable de tout surmonter. Il faut donc préférer à des efforts inutiles ceux que recommande la nature pour en arriver à vivre heureux : c’est par leur bêtise même que les hommes se rendent malheureux. En effet, le mépris du plaisir lui-même est très agréable quand on s’y est entraîné […]. Voilà quels étaient ses discours et il les démontrait en actes […] n’accordant jamais à la coutume le poids qu’il donnait aux valeurs naturelles : en ses propres mots, il menait le genre de vie qui avait caractérisé Héraclès quand il mettait la liberté au-dessus de tout. (D. L. VI 71 = SSR V B 291.)

16 Par l’askesis, Diogène parvient à résister à la douleur en s’imposant des ponoi comme se rouler dans le sable brûlant et marcher pieds nus dans la neige (D. L. VI 23 ; 34 = SSR V B 174 ; 176) : il atteint ainsi la résistance, la karteria. Il apprend à mépriser les plaisirs et à limiter ses besoins, ne désire que l’essentiel et se maîtrise lui-même (enkrateia) de ce fait (D. L. VI 55 ; 104 = SSR V B 441). À cette fin, il élimine vêtements luxueux – il double son manteau (D. L. VI 22 = SSR V B 174) –, nourriture élaborée ou rare et ustensiles de cuisine (D. L. VI 37, 44 = SSR V B 158, 322), mais aussi soif de gloire et maison (D. L. VI 104 = SSR V A 135). Diogène extirpe donc peu à peu ses besoins et atteint une relative autarcie (autarkeia). Ce passage, qui montre bien le lien étroit entre enkrateia et autarkeia, est saisissant : le processus auquel s’adonne Diogène est en fait une réelle guerre intérieure27 pour gagner sa liberté.

17 S’il s’impose quelque chose à lui-même, comment peut-il être libre ? ne manquerait pas de lui demander Calliclès. Diogène répondrait que l’homme est un, corps et esprit28, et que la raison n’est pas plus une force étrangère que les passions ; que ce sont en fait les passions qui sont imposées de l’extérieur, engendrées qu’elles sont pour la plupart par la vie en société (D. L. VI 44 = SSR V B 322). Au contraire, par nature, l’homme est autarcique. C’est dire que, pour Calliclès, les passions sont naturelles et leur limitation conventionnelle ; pour Diogène, la limitation des besoins est naturelle et la majorité des passions conventionnelle ! Héraclès, modèle pour Calliclès comme pour Diogène, est admirable, pour le premier, à cause de la force avec laquelle il domine Géryon et ses bœufs (484b), mais, pour le second, à cause de sa résistance et de son enkrateia et du courage dont il a besoin pour l’exercer. C’est ainsi qu’à « celui qui tirait vanité de la peau de lion qui le couvrait [le vêtement que portait Héraclès ([Lucien], Le Cynique, 13)],

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Diogène disait : “Cesse donc de déshonorer le vêtement du courage” » (D. L. VI 45 = SSR V B 465). Pour Diogène, l’idéal hédoniste de Calliclès est plutôt le paroxysme de la mollesse, mollesse que Calliclès dénonce lui aussi ! C’est que, pour l’interlocuteur de Socrate, la mollesse caractérise l’intellectuel qui abandonne ses ambitions (491b), alors que chez les cyniques elle est le propre de celui qui est sans « constance ni empire sur [lui]-même » (Cratès, Lettre 34 = SSR V H 121).

18 Par ailleurs, même s’il lui est laborieux d’atteindre l’autarkeia, une autre facette de l’aptitude à s’adapter aux circonstances, l’homme n’a pas besoin des autres, si ce n’est de quelqu’un qui lui inflige un ponos pour le réveiller de sa vie de mollesse29. La lumière se fait alors sur un passage que nous avons analysé plus haut (cf. Section I, A. 2.) : Il répétait à cor et à cri que la vie accordée aux hommes par les dieux est une vie facile, mais que cette facilité leur échappe, car ils recherchent gâteaux de miel, parfums et raffinements du même genre. (D. L. VI 44 = SSR V B 322.) La vie est facile puisque les faux besoins de l’homme n’ont pas à être comblés pour qu’il atteigne le bonheur. L’autarkeia, et avec elle l’enkrateia et la karteria, sont les véritables ingrédients de la félicité. Encore une fois, Calliclès et Diogène utilisent une même notion positivement – « vivre dans la facilité » permet pour tous les deux la vertu et le bonheur (492c) (D. L. VI 44 = SSR V B 322) –, mais lui attribuent un sens différent. La facilité de Calliclès renvoie à l’absence de tempérance et de difficulté à combler des besoins débordants ; Diogène l’emploie pour référer à la possibilité d’une vie simple et frugale. Voilà qui complète notre analyse : Diogène et Calliclès proposent des éthiques opposées reposant chacune sur le recours à la nature30.

II. La délimitation de la nature et la perspective adoptée sur elle

A. L’étendue de la nature

1. Calliclès : englober les cités dans la nature, encenser certains hommes et observer leurs rapports

19 Il n’est pas aisé de déterminer quelles sont les limites exactes de la nature pour Calliclès. Nous avons vu précédemment que les exemples qu’il donne en 483d et 484b relèvent de lieux où les conventions humaines sont absentes : le terrain de la politique internationale (l’exemple de Darius et de Xerxès) et celui des territoires lointains (celui de Géryon). Les conventions ne feraient alors pas partie de la nature, ce qui est d’autant plus plausible que Calliclès les dénigre systématiquement et les oppose à la nature. Et pourtant, lorsqu’il dit : « partout il en est ainsi, c’est ce que la nature enseigne, chez toutes les espèces animales, chez toutes les races humaines et dans toutes les cités » (483c), il inclut dans la nature non seulement le règne animal, mais aussi celui des hommes. C’est qu’en fait les hommes font bel et bien partie de la nature, même ceux qui vivent en cité, mais les conventions elles-mêmes ne sauraient être associées à des faits naturels. Cela concorde avec les propos de Calliclès d’une part lorsqu’il affirme que l’homme est un animal parmi d’autres (516b) et d’autre part lorsqu’il encense des hommes d’État athéniens comme Périclès (503c) – hommes qui par ailleurs s’illustrèrent tous par l’éclat de leurs actions en politique internationale31 – ce à quoi s’est toujours refusé Diogène32. On comprend aussi l’exhortation de Calliclès à « imit[er]

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les citoyens qui ont une vie de qualité, une excellente réputation et jouissent de tous les autres bienfaits de l’existence » (486d).

20 Si Calliclès accepte d’intégrer les hommes parmi la nature, il ne fait pourtant pas de chacun d’eux un modèle que sa doctrine naturaliste inciterait à imiter. L’interlocuteur de Socrate refuse, tout comme Hippias, Critias et Alcibiade33, d’être comparé à des hommes « inférieurs » comme des médecins, des bouchers ou des cordonniers (490c ; 491a). Cela s’explique simplement parce que ces professions n’incarnent pas les idéaux de force, de phronesis et de courage. De fait, le rejet par Calliclès du pluvier (494b), du kinaidos (494d), mais aussi du sophiste (520a) ne peut être expliqué par le lien entre ces exemples et la cité, puisque le pluvier est un animal, le kinaidos n’est pas accepté socialement et le sophiste est communément accusé de corruption de la jeunesse34. C’est plutôt respectivement en vertu du manque de force, de la position de dominé adoptée et de l’intellectualisme35 que le pluvier, le kinaidos et le sophiste sont écartés comme modèles éthiques. Être hors norme est donc nettement insuffisant pour devenir un modèle à imiter ; au contraire, l’idéal de la nature, c’est plutôt « le tyran impitoyable »36.

21 En plus de ce filtre évident, que Calliclès utilise pour sélectionner ce qui, dans la nature, concorde avec sa théorie – une manœuvre qu’on aura tôt fait de détecter chez Diogène –, Calliclès adopte un point de vue particulier sur les exemples qu’il a sélectionnés. Il n’utilise ni les propriétés de ses modèles ni le rapport de ceux-ci à eux-mêmes – comme ce sera le cas chez Diogène –, mais le rapport de domination entre le modèle et la masse et de possession entre celui-là et les objets. Si Diogène avait eu à observer Xerxès et Darius, il aurait d’abord remarqué leur absence d’autarcie et leur orgueil ; Calliclès s’intéresse à leurs actions et donc à leur rapport avec les autres : « Eh bien, [Xerxès] et son père ont agi, j’en suis sûr, conformément à la nature du droit37 – c’est-à-dire conformément à la loi, oui, par Zeus, à la loi de la nature (κατὰ νόμον γε τὸν τῆς φύσεως). » (483e.) Il est intéressant de noter que, pour Calliclès, ce que la nature enseigne, ce n’est pas « comment être le meilleur », mais « ce que doit posséder (matériellement) le meilleur » (483d). Lorsque Calliclès affirme que nous devons vivre nos passions (492a) – si R. Barney a raison d’affirmer que « [he] leave[s] the content of those appetites entirely a matter of subjective preference38 » et que le rejet de la tempérance est plus un rejet de toute forme de contrôle qu’une exhortation aux plaisirs (cf. section I B. 1) – l’enseignement de la nature concerne encore une fois le rapport de domination entre soi et les autres. En l’absence de l’adhésion de Calliclès à une position allant dans le sens de la division de l’âme et de l’identité de l’homme avec son logos (cf. Rép. 588d), il est plausible de croire que pour Calliclès, la tempérance n’est pas tant une maîtrise de soi que l’imposition de quelque chose d’étranger (les conventions qui provoquent les scrupules chez l’intellectuel [491b]) sur ce qui est premier chez l’homme (ses passions).

2. Diogène : délimiter la nature en fonction de la relation de l’homme à sa nature

22 Diogène, comme Calliclès, délimite la nature à sa façon. Celle-ci semble a priori ne pas inclure les hommes ou, du moins, pourrait-on croire initialement, ce dont s’inspire Diogène pour ériger son éthique, ce sont les animaux et eux seuls, animaux qui vivent la facilité offerte par les dieux et qui sont en pleine possession de leur nature39. Néanmoins, force est de constater que la nature ne se limite pas aux animaux. Un premier indice de ceci est l’anecdote suivante : « voyant un jour un petit garçon boire dans ses mains, il [Diogène] jeta son gobelet hors de sa besace en s’écriant : “un gamin

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m’a dépassé en frugalité !” » (D. L. VI 37 = SSR V B 158.) Qu’ont en commun l’animal et l’enfant ? Ils ne sont pas socialisés, moulés par les conventions. C’est cette propriété qui sert à discriminer ce qui est naturel ou non. Par conséquent, un homme qui se détournerait des conventions habiterait la nature ; la souris de ville aussi, alors que Diogène, avant sa conversion, n’était pas encore un homme40. Pour l’homme, réintégrer la nature signifie qu’il réalise la sienne ; c’est que « l’homme naturel » signifie « l’homme réalisé »41. Cette réintégration doit être renouvelée, par les ponoi : « l’homme, en tant que partie de la nature, possède une nature, mais qu’il doit perpétuellement gagner et reconquérir, comme s’il devait démontrer qu’il […] est lui- même à la hauteur de son humanité42. » Justement, cette quête de l’humanité est primordiale pour Diogène : il la cherche en plein jour avec une lanterne (D. L. VI 41 = SSR V B 272), parmi une foule où il ne voit que des déchets (D. L. VI 32 = SSR V B 278), aux Jeux olympiques et au bain public où la foule était grande, mais les hommes peu nombreux (D. L. VI 40 ; 60 = SSR V B 274 ; 273), dans toute la Grèce où il ne trouve aucun homme de bien (D. L. VI 27 = SSR V B 280).

23 Quelle est la perspective de Diogène sur cette nature qui inclut les animaux et les hommes qui se sont extirpés des conventions ? À rebours de Calliclès qui observe dans la nature les rapports entre ses membres, Diogène porte son regard sur le rapport des individus naturels (animaux ou enfants) à leur environnement et aux circonstances que leur présente leur existence. Diogène s’intéresse en effet à la question de la manière dont il faut vivre sa vie bien avant celle de la justice entre les hommes. C’est pourquoi ses modèles sont toujours un animal solitaire ou un enfant seul (D. L. VI 22 ; 37 = SSR V B 172 ; 158), des exemples qui n’ont rien à voir avec les Xerxès, Darius et Périclès de Calliclès.

B. Modèle animal, modèle divin

1. Calliclès : la fable du lion et les bœufs de Géryon

24 Nous avons vu précédemment que Calliclès rejetait le modèle animal du pluvier (494b). Les seules autres mentions d’un animal dans son dialogue avec Socrate sont le lion, dans une métaphore, et un peu plus loin les bœufs, dans le mythe d’Héraclès. Il n’y a donc aucun exemple, comme chez Diogène, d’animal que Calliclès observe directement dans la nature et duquel il déduit des prescriptions. L’allusion au lion demeure malgré tout très informative sur la position de Calliclès : Chez nous, les êtres les meilleurs et les plus forts, nous commençons à les façonner, dès leur plus jeune âge, comme on fait pour dompter les lions ; avec nos formules magiques et nos tours de passe-passe, nous en faisons des esclaves, en leur répétant qu’il faut être égal aux autres et que l’égalité est ce qui est beau et juste. Mais j’en suis sûr, s’il arrivait qu’un homme eût la nature qu’il faut pour secouer tout ce fatras, le réduire en miettes et s’en délivrer, si cet homme pouvait fouler aux pieds nos grimoires, nos tours de magie, nos enchantements, et aussi toutes nos lois qui sont contraires à la nature – si cet homme, qui était un esclave, se redressait et nous apparaissait comme un maître, alors, à ce moment-là, le droit de la nature brillerait de tout son éclat. (483d-484a.)

25 Calliclès compare la jeunesse athénienne à des lions asservis, c’est-à-dire incapables de se défendre d’une injustice selon la nature (483b), et donc de cultiver librement leurs désirs. Ce qui est enseigné aux enfants leur est ici répété et non prouvé ; un vocabulaire

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péjoratif associe l’éducation, le savoir et les conventions à des artifices (« formules magiques », « tours de passe-passe », « tours de magie », « enchantements »).

26 La suggestion de M. Canto, à l’effet que cette métaphore ferait référence à la fable d’Eschyle reprise par Aristophane43 semble des plus pertinentes, surtout que celle-ci ressemble aux Grenouilles, pièce où Aristophane dénonce la soumission d’Athènes aux caprices d’Alcibiade44. En effet, dans la fable d’Eschyle, le chœur raconte la parabole du lion qui, adopté pour accroître les richesses d’une maison, en engloutit le troupeau. Malgré les tentatives de la famille de dompter le fauve, elle échoue à changer sa nature, qui finit par ressurgir. Le parallèle est probant : Calliclès dénonce le travestissement des jeunes Athéniens – tout comme la fable dénonce celui du lion – et formule un présage : un individu disposant de « la nature qu’il faut (φύσιν ἱκανὴν) pour secouer tout ce fatras » (484a) renverserait les conventions comme le lion dévorant le troupeau45. La fable rappelle le caractère artificiel des conventions, c’est-à-dire qu’elles ne font que donner l’impression aux faibles qu’ils sont les égaux des plus forts (cf. 483c). C’est réellement une fable anticonventionnaliste et naturaliste que présente Calliclès, puisqu’elle réaffirme l’interdiction de transgresser la nature tout en réitérant la supériorité et l’inexorabilité de celle-ci. Mais cette loi naturelle ne saurait être réduite à une triste fatalité : le résultat du renversement des normes par un homme au naturel fort – « le droit de la nature brillerait de tout son éclat » (484a) – est le résultat d’une libération (« si cet homme se redressait », 484a).

27 La deuxième occurrence d’un animal dans l’entretien du Gorgias est en elle-même banale, mais peut servir à mieux distinguer la position de Calliclès de celle de Diogène, surtout lorsqu’elle est lue dans son contexte, puisqu’elle précise en quoi consiste la présence des dieux dans la nature : Pindare […] exprime les mêmes idées que moi dans [son] ode […] : « la loi, reine du monde, des êtres mortels et des dieux immortels, […] conduit le monde d’une main souveraine, pour justifier la plus extrême violence ; j’en veux pour preuve les travaux d’Héraclès : sans rien payer… » […] ; en tout cas, il dit qu’Héraclès a pris les bœufs de Géryon, sans avoir payé Géryon, sans que celui-ci, non plus, lui en ait fait cadeau, certain que c’est bien là le droit de la nature, que les bœufs et tous les autres biens des êtres inférieurs et plus faibles appartiennent en entier à l’homme qui leur est supérieur en force et en qualité. (484b-c.)

28 Nous avons la confirmation que lorsque Calliclès mentionne la nature, il présente les rapports de domination entre ses membres, dans le cas présent entre Héraclès et Géryon (Héraclès domine Géryon pour le voler), entre Héraclès et les bœufs (Héraclès les asservit) et, de manière générale, entre les êtres inférieurs et les hommes (ceux-là sont possédés par ceux-ci). Tous ces rapports sont conformes à la loi de la nature, loi qui s’impose également aux « dieux immortels ». Or, si les dieux sont réellement soumis à la loi du plus fort, il n’est pas étonnant que Calliclès ne pense pas aux dieux lorsqu’il compare les êtres sans besoins à des pierres (482e). En effet, les dieux ont ici toutes les chances de correspondre à la description qu’en fait Hésiode, le poète notamment à l’origine du mythe des douze travaux d’Héraclès, auquel Calliclès fait référence. Puissants et dominateurs, ils sont agités par leurs passions. Cette divergence de la conception du divin est peut-être en partie à l’origine de divergences éthiques entre Calliclès et Diogène, pour qui les dieux sont sans besoins (D.L. VI 104 = SSR V A 135). Le choix d’Héraclès et de ses actions violentes46 est lui aussi porteur de signification : contrairement à la tradition cynique, pour qui Héraclès est un modèle de maîtrise de soi, le demi-dieu est ici avant tout modèle de force et d’ambition.

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Au demeurant, il est assez clair ici que la tripartition classique dieux-humains-animaux et la hiérarchie qui s’y applique traditionnellement demeure intacte, les animaux n’étant pour Calliclès que des objets à posséder.

2. Diogène : petits animaux, grands dieux

29 Il reste deux questions essentielles à élucider concernant la nature circonscrite par Diogène pour déduire une éthique : d’abord, la question de la sélection des animaux ; ensuite, celle de la caractérisation des dieux. Diogène doit en effet sélectionner certains animaux ; sa démarche ne consiste pas « à imiter aveuglément l’animal, quel qu’il soit, mais à réaliser en soi-même et à développer dans toute sa dimension et toutes ses conséquences la vraie nature de l’homme : l’exemple animal n’est pas le but du chemin qui conduit à la vertu et au bonheur ; il en est un point de passage47 ». Diogène observe successivement une souris (D. L. VI 22 = SSR V B 172), un escargot (Lettre 16 = SSR B 546), et des souris (D. L. VI 40= SSR V B 173). D’autres bêtes sont mentionnées, mais elles ne sont pas à proprement parler « observées » : la peau d’un lion pour symboliser le courage (D. L. VI 45 ; 75 = SSR V B 465 ; IV B 70 48), la tarentule et le scarabée (ou escarbot) pour caractériser le refus violent de Perdiccas de recevoir Diogène, le nom de « chien » qu’il emploie (D. L. VI 44 ; 33 = SSR V B 50 ; 144), le poulpe cru qu’il aurait peut- être mangé et dont il serait mort (D. L. VI 76 = SSR V B 94), un hareng dont il se sert pour briser les conventions (D. L. VI 36 = SSR V B 367). Tous les animaux retenus sont petits, solitaires et sans grands besoins. En outre, certains animaux seraient rejetés en vertu de leur relation avec la nature qui les entoure : Pour Cratès comme pour Diogène, l’escarbot n’est […] pas un bon exemple de conduite pour l’homme. La fourmi ne saurait l’être davantage. Dans la fable d’Ésope, la cupidité de la fourmi […] représente tout ce qui s’oppose à l’autarcie. La fourmi symbolise l’homme qui, parce qu’il est incapable de se contenter de ce qui lui est propre, regarde d’un œil d’envie le produit du travail des autres49.

30 La souris et l’escargot, par ailleurs, dans leur rapport à leur environnement, sont des modèles : alors que la souris comprend comment s’adapter aux circonstances, l’escargot n’a pas besoin d’autre abri que lui-même. L’ambivalence de l’utilisation des animaux reste un signe que le cynique « adoptai[t] […] une véritable “vie de bête”, dictée pourtant par l’intelligence humaine50 » puisque l’appropriation de la nature par Diogène se fait toujours à travers le filtre de la raison.

31 En ce qui concerne les dieux, nos sources sont on ne peut plus claires sur la conception que s’en faisait Diogène : « s’il appartient aux dieux de n’avoir besoin de rien, il appartient aux gens semblables aux dieux d’avoir des besoins limités » (D. L. VI 104 = SSR V A 135). Cela est important puisque le cynique tend vers l’autarcie divine : « [de l’avis de Diogène], les hommes de bien sont les images des dieux » (D. L. VI 51 = SSR V B 354). Cette quête d’assimilation à la divinité, qui emprunte parfois la voie de l’imitation d’Héraclès, comme on l’a vu (D. L. VI 71 = SSR V B 291), semble ne pas avoir suffi au cynique. Diogène, en effet, se tourne vers les animaux et en fait d’autres modèles, en plus des dieux, ce qui vient, d’une certaine façon, remettre en cause la tripartition classique entre les hommes, les dieux et les animaux. C’est peut-être qu’il a conscience que prescrire l’autarcie sur la base de celle des dieux est une fondation doublement fragile. D’abord, si l’on croit que les dieux sont autarciques, c’est bien parce qu’on y voit une qualité. L’appel aux animaux évite donc (peut-être) une forme de circularité. Ensuite, l’idéal d’une intimité avec la facilité propre à la vie naturelle que Diogène

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attribue aux animaux est plus accessible et concret51 que celui de dieux inaccessibles, invisibles52.

32 Quant à la différence de valeur entre l’animal et l’homme, elle est plus laborieuse à établir. L’animal, bien sûr, sert de modèle – il a réalisé sa propre nature contrairement à la plupart des hommes –, mais cette différence est probablement contingente : les hommes pourraient bel et bien être autarciques. Il faudrait alors croire que « selon le cynique, l’animal n’est pas supérieur à l’homme », mais que « [la plupart] des hommes, parce qu’ils ne savent pas mettre à profit toutes leurs capacités, sont inférieurs aux animaux53 ». Quoi qu’il en soit, il est nécessaire de mettre en relief le fossé qui sépare sur cette question Calliclès et Diogène. Celui-là semble réduire les animaux, aux rares moments où il s’y intéresse, à des objets potentiels de domination et de possession (484c) alors que Diogène les érige en modèles. Il est compréhensible, pour une raison de plus, que leurs éthiques, quoique toutes les deux basées sur la nature, divergent fondamentalement. Seule similitude, la figure du lion – qui rappelle celle d’Héraclès – représente l’attachement des deux hommes au courage (Plat. Gorg. 484b et D. L. VI 45= SSR V B 465).

III. Les positions qui accompagnent, précèdent ou incitent à l’observation de la nature

A. De l’anticonventionnalisme au naturalisme

1. Calliclès : généalogie de la morale et amour de la liberté

33 Malgré son apparence d’immoralisme54, Calliclès croit bel et bien à une justice supérieure55, laquelle se trouve non dans les lois, mais dans la nature56. L’interlocuteur de Socrate est le défenseur d’une morale anticonventionnaliste57. Il faut croire également que la démarche même de la déduction d’une éthique à partir de la nature procède, elle aussi, de son anticonventionnalisme, qu’il faut déceler dans sa critique de l’origine des lois et dans l’importance qu’il accorde à la liberté, surtout celle de la parole.

34 Calliclès critique l’origine des lois et des conventions, élabore une généalogie de la morale pour fonder son éthique, une méthode propre à plusieurs sophistes58. Dès lors que Calliclès a fait la preuve que la loi et la nature se contredisent le plus souvent (482e ; 492c) et que la nature est plus vraie que la loi, la table est dressée pour qu’il puisse exposer son éthique. La priorité de la nature sur la loi est déjà contaminée par son anticonventionnalisme : les manières, les conventions sont faites par les hommes à l’encontre de la nature ; ce ne sont que « des paroles en l’air, qui ne valent rien » (492c). Comme d’une part la loi est toujours à l’image des motivations de ceux qui la créent et que ceux-ci sont en réalité les plus faibles, dont le souhait est d’« avoir l’air d’être égaux » (483c), la loi n’est qu’une apparence. En réalité, certains hommes sont supérieurs aux autres (483d) malgré l’isonomia. L’utilisation de la source des conventions pour les discréditer est présente dans deux autres passages : C’est pour empêcher que ces hommes [scil. les plus forts] ne leur soient supérieurs qu’ils [scil. la masse] disent qu’il est vilain, qu’il est injuste, d’avoir plus que les autres et que l’injustice consiste justement à vouloir avoir plus. (483c.) La masse blâme les hommes qui vivent ainsi, gênée qu’elle est de devoir dissimuler sa propre incapacité de le faire [...] Ces derniers [scil. la masse], qui sont eux-mêmes

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incapables de se procurer les plaisirs qui les combleraient, font la louange de la tempérance et de la justice à cause du manque de courage de leur âme. (492a.)

35 Ces deux « arguments de l’origine », qui consistent à considérer qu’une action est illégitime parce qu’elle est motivée par la crainte, la jalousie ou la faiblesse, sont au cœur du naturalisme de Calliclès. Si l’observation de la nature nous révèle ce que sont réellement les choses, alors la description naturelle d’une chose en épuise la valeur. Autrement dit, Calliclès croit que toutes les conventions peuvent être réduites à leur description « naturelle ». Dès lors que la motivation naturelle à l’origine d’une loi est méprisable, cette loi l’est tout autant. Et, comme Calliclès a une vision extrêmement critique des ces motivations – ce qui procède de son anticonventionnalisme –, il ne peut que rejeter les lois et les conventions qui en découlent. On le voit clairement dans le deuxième exemple, où il attribue la naissance des lois à l’incapacité de mener une vie hédoniste. Bref, sa position éthique, issue de la priorité qu’il accorde à la nature sur les lois, tire son origine plus profondément de son anticonventionnalisme au sens de son mépris de l’origine des conventions. Par opposition, la nature semble pour Calliclès – dès lors que les conventions sont discréditées – caractériser ce que sont les choses plus profondément : par exemple, Calliclès passe de « subir une injustice est laid selon la nature, non selon la loi » à « l’homme qui subit l’injustice n’est pas un homme » (483a-b). Autrement dit, quand Calliclès parle de l’essence de l’homme, il suppose d’emblée qu’il s’agit de son essence selon la nature59. Se réaliser comme homme est d’abord une question de nature, non de conventions.

36 Ce que comprend Calliclès sous le mot de liberté est aussi l’une des causes probables de son entreprise naturaliste. La liberté se comprend pour lui comme négative : c’est « la liberté de faire ce qu’on veut » (492c), c’est-à-dire l’absence de contrôle des désirs d’un individu par les conventions. Supporter « les lois, les formules et les blâmes de la masse des hommes » serait « se mettr[e] [soi]-même un maître sur le dos » (492b). D’ailleurs, les mécanismes de contrôle des désirs sont extrêmement dépréciés par Calliclès (483b, 483d, 485c, 492a). C’est dire que les désirs sont naturels pour Calliclès ; ils ne viennent ni de la cité ni de la mollesse. La nature, en effet, englobe la totalité du monde à l’exception des conventions. Or, celles-ci ne peuvent provoquer des changements dans les désirs, car elles ne changent que les apparences, conformément à l’enseignement de la fable du lion (484a). Donc, si les désirs sont entièrement naturels et que la liberté, valeur sacrée pour Calliclès, consiste en leur non-asservissement, il y a toutes les raisons de croire que l’éthique sera déduite de l’observation de la nature et non de la loi.

37 La liberté dans le domaine de la parole, la franchise (parrhesia), est également l’un des lieux d’enracinement du naturalisme de Calliclès. Sa parrhesia, mentionnée à quatre reprises et soulignant toujours par le fait même le radicalisme de ses thèses (487a-b, 491e, 492d, 521a), est un élément clef du dialogue puisqu’elle permet la critique des conventions60. Cet amour de la franchise amène d’abord Calliclès à constater que ni Gorgias ni Polos n’ont été pleinement convaincus par l’argumentation de Socrate, qui leur a tout simplement « clou[é] le bec » (482e) à cause du désir du premier de « se conformer aux règles de la société humaine » (482d) et de la honte du second de révéler le contenu exact de sa pensée. La parrhesia est un outil de premier choix pour révéler le caractère artificiel des nomoi et pour déterrer les désirs les plus profonds.

38 L’attachement à la parrhesia, commun à Diogène et à Calliclès, est en fait un excellent outil pour voir tout le fossé qui sépare leurs deux anticonventionnalismes. Calliclès, en

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effet, use de la parrhesia au début de son entretien avec Socrate, lorsqu’il affirme les deux pendants de son éthique naturaliste, mais dès qu’il est question de comparer son hédonisme avec la façon non conventionnelle de vivre la vie du kinaidos, il recule61. Il serait quelque peu fantaisiste de considérer que Calliclès croit en fait que le kinaidos a une vie digne, mais qu’il le cache, surtout au regard de ce que nous avons avancé sur les flottements de son hédonisme, hédonisme qui serait plus un rejet de toute forme de contrôle externe qu’une réelle vénération du plaisir (cf. section I, 2. A.). On peut par ailleurs comprendre que Calliclès n’est anticonventionnaliste que concernant les questions de justice, mais non en ce qui a trait aux questions proprement culturelles c’est-à-dire aux mœurs sexuelles et alimentaires, à la piété et à la consommation matérielle. Tant s’en faut, donc, que Calliclès soit antiprométhéen comme Diogène (ce dernier s’essaie à manger de la viande crue dans deux anecdotes [D. L. VI 34 ; 76 = SSR V B 93 ; 94]), qu’il propose, comme lui, une sexualité qui ne s’embarrasse pas des conventions (D. L. VI 46 = SSR V B 147) et qu’il dénonce certaines formes de piété (D. L. VI 37 = SSR V B 344) et la consommation de biens inutiles (cf. section I, B. 2).

2. Diogène : se libérer de l’esclavagisme des désirs engendrés par la doxa

39 On sait peu de choses sur le passé de Diogène avant qu’il n’ait été frappé par les épreuves et n’ait assimilé l’enseignement de la nature, sinon qu’il a été déçu des conventions (D. L. VI 20 = SSR V B 2). La majorité des anecdotes que nous avons retenues sur lui manifestent son anticonventionnalisme : critique de la piété (D. L. VI 37 = SSR V B 344 ; 42 = SSR V B 344), masturbation en public (D. L. VI 46 = SSR V B 147), réflexions sur la trop grande force des symboles (D. L. VI 35 = SSR V B 276), rejet des institutions comme le mariage (D. L. VI 29 = SSR V B 297), etc. Il semble raisonnable de croire que c’est en partie sur son anticonventionnalisme, sur la « falsification de la monnaie » (D. L. VI 20 = SSR V B 2), que se fonde son entreprise de tirer une éthique de l’observation de la nature. Tout comme chez Calliclès, sa soif de liberté (D. L. VI 71 = SSR V B 291) et son attachement à la parrhesia (D. L. VI 69 = SSR V B 473) sont révélateurs de ce lien. De fait, l’amour de Diogène pour la liberté ne peut que l’amener, lorsqu’il est couplé à la ferme impression que les conventions et leurs conséquences la menacent, non seulement à rejeter ces dernières, mais à s’inspirer de ce qui s’y oppose diamétralement, la nature : Diogène le cynique « sacrifia les lois à la nature (D. L. VI 71 = SSR V B 291) ». Les produits de la civilisation provoquent le malheur : l’amour de l’argent est la source de tous les maux (D. L. VI 50 = SSR V B 228) ; l’économie de marché fait perdre le sens de la vraie valeur des choses (D. L. VI 35 = SSR V B 276). Diogène croit à l’inutilité des solutions conventionnelles pour être heureux ; il dénonce la bêtise humaine, qu’il lie à la société puisqu’il oppose coutume et valeurs naturelles tout en associant ces dernières à la liberté d’Héraclès (D. L. VI 71 = SSR V B 291). Bref, la liberté de Diogène se vit dans le mépris de ce qui tient l’homme en esclavage, à savoir la convention. Contrairement à Calliclès, la liberté a pour Diogène un contenu positif : elle suppose de réaliser sa nature d’homme en contrôlant ses désirs.

40 Le corollaire de son mépris de la convention est un désir d’authenticité identifié dans la nature : ainsi s’efforce-t-il, en employant la parrhesia, de connaître les choses telles qu’elles sont profondément, y compris lui-même62. Dès lors que la civilisation est vue comme source d’artifices et de malheurs, la quête d’authenticité s’oriente vers la nature, au détriment de l’usage et des relations courtoises. À l’opposé de Calliclès, c’est

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donc non une généalogie de la morale qui est le socle du naturalisme de Diogène, mais une généalogie du malheur des gens (D. L. VI 44 = SSR V B 322).

41 Manifestation de son appréciation de cette méthode, Diogène n’hésite pas, comme Calliclès, à utiliser l’argument d’origine : Il n’y a pas lieu d’être reconnaissants à nos parents de notre naissance, puisque c’est à la nature que ce qui est doit l’existence. […] En effet, la génération est la conséquence directe de l’instinct sexuel (ἡ γὰρ γένεσις ἀφροδισίων ἐστὶ παρακολούθημα), auquel on obéit pour trouver le plaisir et non pour engendrer (ἅπερ ἡδονῆς ἕνεκεν, οὐ γενέσεως ἐπιτηδεύεται). ([Diogène], Lettre 21 = SSR V B 551.) Autrement dit, le mérite qu’aurait un parent à enfanter est anéanti parce qu’il n’est que la conséquence de ses désirs. La recherche de l’origine naturelle trahit un rejet de la convention, rejet qui constitue un présupposé encourageant Diogène à déduire une éthique de l’observation de la nature.

B. De l’anti-intellectualisme au naturalisme

1. Calliclès : rejeter l’elenchos et le mode de vie du philosophe

42 L’anti-intellectualisme de Calliclès est aveuglant dans de nombreux passages du Gorgias : d’une part, dans sa critique hargneuse de la philosophie (484c-486d) ; d’autre part, durant tout le dialogue, dans sa façon de répondre à Socrate. Cet « anti-intellectualisme ambiant » se manifeste d’abord par le refus de Calliclès d’entrer en dialogue avec Socrate et par la mauvaise foi qu’il déploie pour y mettre un terme (497a ; 487b-c ; 498c- d ; 499b ; 501c ; 505c ; 506c ; 507a ; 510a ; 513d ; 514a ; 516b-d). Ensuite, on le remarque dans le refus d’admettre les méthodes logiques de Socrate, qui attache une grande importance aux mots utilisés, aux définitions, aux contre-exemples. Calliclès accuse son interlocuteur d’utiliser des « chevilles d’orateur populaire » (482e), « des trucs » (483a) et des « tours de sophistes » (497a) ; de « faire la chasse aux mots » (489b) ; de parler de « vivres, de boissons, de médecins – des bêtises » (490c) ; et de « retourner sens dessus dessous tout ce qu’on a dit » (511a). Toute tentative de Socrate de s’éloigner de l’évidence supposée des sens et de l’opinion, de trouver les conditions nécessaires et suffisantes de quelque chose et de procéder à des analogies est d’emblée rejetée par Calliclès.

43 Cet anti-intellectualisme est non seulement enraciné dans le dialogue, mais dans les deux pendants de la thèse éthique et naturaliste de Calliclès, la domination des plus forts et l’absence hédoniste de contraintes. D’abord, comme le naturalisme de Calliclès l’amène à postuler une forme d’hédonisme où les passions ne doivent jamais être soumises à quoi que ce soit, même à la raison (492a), et où tout doit, chez un homme, participer à l’accomplissement et à l’entretien de ses désirs, la seule idée d’une raison qui agit seulement pour elle-même paraît méprisable. Inversement, puisque la raison pratiquée pour elle-même repousse Calliclès au point où « quand [il se] trouve en face d’hommes qui philosophaillent, [il] éprouve exactement le même sentiment qu’en face de gens qui babillent et qui s’expriment comme des enfants » (485b), il croit que « c’est indigne d’un homme et cela mérite des coups » (485c), il est compréhensible qu’il s’inscrive en faux contre le modèle de vie philosophique et qu’il se tourne vers la nature.

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44 Son anti-intellectualisme est donc une position concomitante à la priorité épistémique qu’il accorde aux sens pour la découverte d’une éthique, priorité qui contredit Socrate, lorsque celui-ci affirme qu’il est impossible d’être aveugle aux bienfaits de la justice et au malheur qu’apporte une âme injuste (479b). En effet, dès lors que quelqu’un accorde que c’est l’observation qui lui révèle s’il est heureux ou non, il ne peut admettre une telle thèse.

45 De surcroît, une observation initiale de la nature fait voir à Calliclès le peu de valeur de la philosophie, qu’il pratiquait quand il était jeune et dont il est déçu (487c). Il remarque que les puissants sont bien sûr dotés d’une intelligence pratique, mais qu’ils ne s’adonnent pas à la philosophie, une fois âgés. Le philosophe, lui, passe sa vie « à chuchoter dans son coin avec trois ou quatre jeunes gens, sans jamais proférer la moindre parole libre, décisive, efficace » (485d-e). L’absence d’efficacité de la philosophie ne réside pas tant dans un échec épistémique, c’est-à-dire par exemple dans l’absence d’une théorie qui rendrait réellement compte de la nature du monde, mais dans un échec pratique. D’abord, le philosophe n’a pas les outils pour se défendre de l’injustice (485b) et il est en ce sens un esclave (483b ; 485b), dont « la parole n’est pas libre » (485e). C’est la raison pour laquelle Calliclès met Socrate en garde et lui suggère d’être flatteur avec le peuple (521b). Ensuite, le philosophe est un sous-homme puisque, dépourvu de l’estime de la cité (486c), il est éloigné des débats publics « là où les hommes se rendent remarquables » (485d) et manifeste par là son inaptitude au courage (486a). Pire, la philosophie fait oublier la façon de vivre des hommes (484c-d), leurs plaisirs et leurs lois – Calliclès, même s’il rejette la loi croit qu’il faut la maîtriser pour ne pas subir l’injustice. Conséquemment, le philosophe se rend ridicule, il est « pervert[i] sous une apparence puérile » (485d). Enfin, les arguments logiques de la philosophie font piètre figure à côté d’arguments psychologiques, laisse croire Calliclès en refusant la réfutation socratique (513c)63. Bref, après avoir développé un anti- intellectualisme à partir de la simple observation d’une partie de la nature, à savoir les relations de pouvoir des hommes dans la cité, Calliclès est poussé à donner une valeur normative à ses observations, par refus des conséquences de la philosophie.

2. Diogène : repousser le savoir pour lui-même sans mépriser la raison

46 Il est intéressant de remarquer que Diogène aurait pu se réapproprier la critique de Calliclès à l’endroit de Socrate : le cynique ne s’illustre pas dans la cité qu’il se met à dos, mais il ne vit pas dans l’ombre et ne se suffit pas de la présence réconfortante de ses disciples et de ses livres (D. L. VI 104 = SSR V A 369) ; au contraire, il vit en permanence dans l’espace public et exerce son courage à chaque instant. Il ne faut donc pas s’étonner que les liens entre l’anti-intellectualisme de Diogène (D. L. VI 39 ; 103-104 = SSR V B 479, 371) et son naturalisme soient similaires à ceux qu’on trouvait chez Calliclès. L’anti-intellectualisme de Diogène se constitue en effet d’une part d’un mépris, comme chez Calliclès, de la philosophie traditionnelle et des écoles (D. L. VI 24 ; 40 = SSR V B 487 ; 63), mais aussi des livres (D. L. VI 48 = SSR V B 118) et des sciences (D. L. VI 73 = SSR V B 370)64 ; d’autre part, d’une vision pragmatique de la philosophie (D. L. VI 63 = SSR V B 360) et de la conviction qu’il s’agit de la seule façon d’être heureux65. De fait, « [l]e désir de connaître un objet pour lui-même et de mener une enquête théorique n’est visiblement pas considéré par les cyniques comme un besoin naturel et donc légitime »66. L’anti-intellectualisme et le naturalisme de Diogène se renforcent l’un l’autre : à force de regarder la nature, Diogène méprise l’intellectuel ;

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plus il est attentif aux agissements de ce dernier, plus il se tourne vers la nature67. Autrement dit, la pratique d’une philosophie centrée sur l’homme exacerbe la sensibilité de Diogène aux incohérences de ses concitoyens et à l’ineptie de leurs discours : Il trouvait étrange que les grammairiens fassent tant de recherches sur les défauts d’Ulysse tout en ignorant leur propre malice. Et il s’étonnait aussi de voir […] les mathématiciens fixer leurs regards sur le soleil et la lune, mais ne pas remarquer ce qui se passe à leurs pieds ; les orateurs mettre tout leur zèle à parler de la justice, mais ne point du tout la pratiquer, et encore les philosophes blâmer l’argent, mais le chérir par-dessus tout. (D. L. VI 27-28 = SSR V B 374.) L’attribution initiale d’une valeur normative à la nature, aux premiers moments de cette dynamique de renforcement entre l’anti-intellectualisme et le naturalisme, semble naître d’un dégoût des affaires humaines.

47 Par ailleurs, pour accepter que la nature soit un modèle, il faut avoir la certitude que ce qui fait le bonheur de l’animal fait aussi celui de l’homme. En effet, si Diogène accepte de suivre le modèle d’une souris, c’est soit qu’il est à court de modèle (ce qui est faux : il a les dieux), soit qu’il croit profondément en la ressemblance de l’homme et de l’animal. Cette dernière thèse est endossée par Diogène : « la distinction entre le corps et l’âme n’[a] guère joué de rôle dans la réflexion de Diogène sur l’ascèse. Pour ce dernier, en fait, c’est tout l’être humain qui globalement s’entraîne à la vertu quand il affronte le froid, le chaud, la soif, la faim ou la maladie68. » Cela, il l’accepte d’emblée, d’une manière sinon anti-intellectualiste, du moins non intellectuelle, non pas parce que le matérialisme est intellectuellement moins riche que la théorie des idées ou une forme de dualisme des substances, mais parce que Diogène n’élabore aucun discours métaphysique sur l’identité personnelle. Il se situe « en deçà du débat lui-même69 » puisqu’il a choisi l’ascèse comme solution aux problèmes du monde. Ce faisant, il « falsifie » la philosophie elle-même70. Bref, en vertu d’un anti-intellectualisme latent qui le mène à ne pas se lancer dans des investigations sur la nature de l’homme – il cherche des hommes, pas ce qu’est l’homme –, Diogène peut accepter « les leçons de la nature » sans scepticisme, par un acte de foi71. Cette impatience à l’égard de la recherche théorique, particulièrement sur la définition de l’homme, impatience manifeste dans le type de voie qu’il emprunte vers le bonheur, à savoir la voie courte, ne pourrait être mieux exprimée que par cette anecdote : Platon avait défini l’homme « un animal bipède, et sans plumes », et on l’applaudissait ; Diogène pluma alors un coq et l’apporta à la salle de cours en s’écriant : « Voici l’homme de Platon ! » On ajouta donc à la définition : « muni de larges ongles ». (D. L. VI 40 = SSR V B 63.) En somme, en rejetant toute l’entreprise définitionnelle et en acceptant les ponoi comme mode d’acquisition de la connaissance72, en accordant, comme Calliclès, une priorité épistémique à ce qu’il voit et ressent, Diogène se destine dès le départ à accepter les animaux comme modèles.

IV. Conclusion

48 Ont d’abord été mises en parallèle deux éthiques : celle de la domination des hommes les plus forts, les plus sagaces et les plus courageux au sens où ils n’ont pas peur de s’investir dans la vie politique, des hommes qui ne se laissent pas non plus dominer par la tempérance, mais qui laissent libre cours à leurs passions ; celle de la maîtrise des circonstances, par tous, en renouant avec la facilité de la nature et en pratiquant une

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ascèse qui prescrit la limitation des besoins, l’augmentation de la résistance et l’affranchissement des désirs. Devant les étonnantes contradictions qu’elles présentaient, les natures desquelles elles s’inspirent ont été visitées : celle qui inclut les cités et les hommes et dont les modèles ne sont jamais les animaux, mais toujours les tyrans, dans leurs rapports à ceux qu’ils dominent ; celle qui exclut en général les hommes parce qu’ils sont trop éloignés de leur nature, mais inclut les enfants et les petits animaux en prenant leur relation à eux-mêmes comme modèles. Devant le risque persistant d’oublier que toute observation de la nature est porteuse de présupposés théoriques ou de positions philosophiques préalables, plusieurs de celles-ci ont été comparées chez Calliclès et Diogène : chez le premier, un anticonventionnalisme fondé sur une généalogie de la morale et une conception de la liberté comme absence de contrainte extérieure et un anti-intellectualisme profondément enraciné dans une critique de la philosophie, accusée de faire encourir dangers et humiliations ; chez le second, un anticonventionnalisme érigé à partir d’une brève généalogie de l’origine des malheurs et d’une conception positive de la liberté, comprise comme suprématie de la raison pratique, et un anti-intellectualisme vécu par l’ascèse et les ponoi et qui incite à suivre les conseils de la nature, fussent-ils ceux d’une souris. Il n’y a donc plus à s’étonner que les éthiques de Diogène et de Calliclès divergent à ce point. Il y a plutôt à s’interroger sur la pertinence de l’entreprise naturaliste et surtout sur la possibilité de déterminer une notion acceptable et commune de nature. Faute de cela, l’autorité de la nature pourra toujours être contestée par celle d’une autre nature73.

49 Il peut être intéressant, une fois le parallèle établi entre les deux pensées, de se demander comment Socrate aurait pu réfuter Diogène74. S’il avait employé une méthode similaire à celle que Rachel Barney lui attribue – c’est-à-dire ne pas attaquer le postulat voulant qu’on puisse tirer quelque leçon que ce soit de la nature –, on peut croire qu’il aurait cette fois non pas critiqué la conception que Diogène se fait de la nature – après tout, il s’agit de la même nature abondante que le Socrate de Xénophon décrit dans les Mémorables –, mais celle de la divinité et de l’homme. Vouloir se rapprocher de sa nature et de celle des dieux sans exercer sa raison paraît dangereux et illusoire parce que l’homme parfait n’est justement pas une pierre comme le dit si bien Calliclès ; c’est un être dont la raison théorique devrait s’exercer.

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VOELKE, A.-J. 1982, « Droit de la nature et nature du droit : Calliclès, Épicure, Carnéade », Revue philosophique de la France et de l’Étranger, 172 (1982), p. 267-275.

NOTES

1. Le terme « métaéthique » réfère aux questions de la nature de l’éthique, de ses limites, des méthodes qu’elle peut s’autoriser, etc. Même s’il n’est pas tel quel employé par les Grecs, le terme renvoie à des positions philosophiques qui, elles, sont bel et bien celles des Anciens. 2. Barney 2011. 3. Long et Sedley, vol. I, p. 29-33. Plus généralement, Brunschwig et Pellegrin montrent bien que l’épicurisme et le stoïcisme formaient des systèmes dont les différentes branches – éthique et physique comprises – étaient reliées entre elles. 4. Cf. D.L. VI 25-26 [= SSR V B 55], 40 ; Élien, Histoire variée, IV 11 [= SSR V B 256]. 5. Barney 2011. 6. Voelke 1982, p. 269. 7. Barney 2011. 8. Stauffer 2002, p. 634. Calliclès aurait pu adhérer à la thèse d’Aristote, que la cité est un fait de nature et donc qu’elle en fait partie. Le fonctionnement interne des cités serait alors potentiellement pertinent pour en tirer son éthique. 9. La validité de l’argument de Calliclès repose donc sur sa définition de la nature, une question que nous aborderons plus tard (cf. section II A.1). 10. Cette tentative de réfutation par Socrate pourrait être d’emblée bloquée, puisque le demos ne ferait dans ce cas pas partie de la nature. 11. Canto 2007, p. 229, n. 121. 12. Stauffer 2002, p. 647. 13. Husson 2011, p. 63. 14. Si conformément à Hadot cela est peut-être vrai de toute la philosophie grecque, dans le cas de Diogène la philosophie n’est peut-être qu’un mode de vie. 15. Kalouche 2003, p. 188. 16. Husson 2011, p. 64-67. 17. Husson 2011, p. 64. 18. Husson 2011, p. 54. 19. Goulet-Cazé 1992, p. 18. 20. Télès, fr. II, p. 5, 2-6, 8 Hense (cf. Fuentes González 1998, p. 34-35, 148 sqq.). Voir aussi SSR V B 46 ; 469 ; 222 ; 245. 21. Télès, fr. VI, p. 52, 2-5 Hense (cf. Fuentes González 1998, p. 468-469, 475). Voir aussi SSR I C 512-513. 22. Goulet-Cazé 1992, p. 63. 23. Canto 2007, p. 339, n. 132. 24. Husson 2011, p. 71. Pour une comparaison détaillée sur la question du plaisir chez Diogène et Antisthène, cf. Brancacci 1993.

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25. Monoson 2000, p. 164. 26. Barney 2011. 27. Husson 2011, p. 55. 28. Goulet-Cazé 1986, p. 12. 29. Cf. Fuentes González 2003. 30. Le recours à la nature par Calliclès et Diogène n’est donc pas d’abord rhétorique, comme nous en avons fait une démonstration parallèle dans Chevarie-Cossette 2013. 31. Canto 2007, p. 346-347, n. 171-174. 32. Diogène admirait au contraire ceux qui s’apprêtaient à se lancer en politique, mais changeaient d’avis (D. L. VI 29 = SSR V B 297). 33. Canto 2007, p. 337, n. 120. 34. Canto 2007, p. 356, n. 237. 35. Barney 2011. 36. Canto 2007, p. 73. 37. La nature du droit est en même temps un droit selon la nature chez Calliclès : « Agir “selon la nature du droit”, c’est agir “selon la loi de la nature”, et cette loi – qui n’a rien d’une convention – est appelée aussi le “droit de la nature” » (Voelke 1982, p. 268). 38. Barney 2011. 39. Husson 2011, p. 11. 40. Husson 2011, p. 71. 41. Adams 1945, p. 97. 42. Adams 1945, p. 10. 43. Canto 2007, p. 332, n. 89. 44. Judet de la Combe 1982, p. 62. 45. Id. p. 61. 46. Calliclès admire la rhétorique et sa violence, dont il fait usage durant le dialogue (485c-d ; 486c). 47. Flores-Junior 2005, p. 163. 48. Cf. aussi Maxime de Tyr, XXXVI 5-6 = SSR V B 299, et SSR IV B 98. 49. Flores-Junior 2005, p. 154 50. Id. p. 161. 51. Goulet-Cazé 2005, p. 10-11. 52. C’est cette idée que défend Protagoras : ne voyant pas les dieux, nous ne pouvons nous en inspirer. 53. Flores-Junior 2005, p. 163. 54. Dodds 1968, p. 266. 55. Canto 2007, p. 40. 56. Cross 1950, p. 128. 57. Barney 2011. 58. Id. 59. Adams 1945, p. 97. 60. Monoson 2000, p. 163. 61. Id. p. 164. 62. Paquet 1992, p. 36. 63. Canto 2007, p. 352, n. 210. 64. Meilland 1983, p. 233-234. 65. Husson 2011, p. 68-69. 66. Husson 2011, p. 64. 67. Cela évoque les paroles de Bismarck : « plus j’apprends à connaître l’homme, plus j’aime mes chiens. »

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68. Goulet-Cazé 1986, p. 212. 69. Husson 2011, p. 54. 70. Goulet-Cazé 1986, p. 15-16. 71. Husson 2011, p. 71. 72. Husson 2011, p. 64. 73. Je remercie John Thorp pour son commentaire de ce passage lors du Deuxième Colloque Canadien de Philosophie Ancienne, dans lequel il rappelle qu’il est peut-être plus laborieux de définir ce qu’est la nature que d’échafauder une éthique, ce qui aurait pour effet de miner l’entreprise naturaliste. 74. Nous faisons nôtre la position très répandue suivant laquelle le véritable fondateur du cynisme serait Diogène, et non pas Antisthène, de sorte qu’il n’y aurait pas de filiation entre le socratisme et le cynisme à travers la figure d’Antisthène. Cette prétendue filiation serait plutôt le fait d’une invention doxographique visant à redorer les origines de la Stoa en reliant son fondateur (Zénon) à Socrate en passant successivement par Antisthène, Diogène et Cratès (cf. déjà Dudley 1937, p. 4). Notre article n’avait pas pour objectif de prendre position sur cette question, qui demeure par ailleurs controversée, comme le montre l’article récent de Fuentez González 2013. Néanmoins, des indices supplémentaires mis en lumière par notre article peuvent apporter de l’eau au moulin des tenants de l’absence de filiation : notre analyse révèle en effet que les positions de Diogène et de Socrate sur la possibilité de déduire une éthique de l’étude de la nature sont diamétralement opposées. Plus particulièrement, alors que Diogène affectionne le modèle animal comme inspiration concrète pour l’atteinte du bonheur, Socrate n’y fait jamais appel en ce sens. Dans la République, par exemple, l’utilisation de la figure du chien comme bon gardien vise ou bien à créer un effet ironique ou métaphorique ou encore, et plus probablement, à s’inspirer de ce qu’il y a de plus civilisé, domestiqué, chez l’animal (cf. Hotes 2014, qui montre justement le fossé qu’il y a entre le chien de Diogène et celui de Platon).

RÉSUMÉS

Comme de nombreux penseurs antiques avant et après eux et contrairement à Socrate, Calliclès et Diogène ont déclaré avoir fondé leur éthique sur l’observation de la nature. Et pourtant, les deux discours normatifs qui sont tirés d’une nature que l’on pourrait a priori croire être la même sont on ne peut plus opposés. Calliclès croit que l’homme est appelé à dominer autrui ; Diogène pense plutôt qu’il doit se dominer lui-même ; le premier est un hédoniste débridé, le second croit que le bonheur ne s’achète qu’au prix du sacrifice des désirs artificiels. Comment expliquer cette dichotomie ? Nous empruntons deux routes explicatives. D’abord, nous montrons que pour Calliclès et Diogène, la notion de nature non seulement diffère, mais est observée sous un angle différent. La première est celle des tyrans et de dieux anthropomorphes, la seconde, celle de petits animaux et de dieux autarciques. La première concerne la relation des hommes entre eux ; la seconde, celle de l’homme avec lui-même. Ensuite, nous exposons la différence des présupposés normatifs qui précèdent ou accompagnent l’observation de la nature ; nous contrastons, pour ce faire, les formes d’anticonventionnalisme et d’anti-intellectualisme défendues par Calliclès et Diogène.

Like many ancient thinkers before and after them and contra Socrates, Callicles and Diogenes said they based their ethics on the observation of nature. And yet, the two normative discourses

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that are derived from nature that we might a priori believe to be the same could not be more opposed. Callicles believes that people are called to dominate others, Diogenes rather thinks people must dominate themselves. The first is an unbridled hedonist, the second believes that happiness can be bought only at the price of sacrificing artificial desires. How to explain this dichotomy? We take two explanatory routes. First, we show that for Callicles and Diogenes, the notion of nature not only differs but is observed from a different angle. The first one is the nature of tyrants and anthropomorphic gods, the second that of small animals and autarkic gods. The first focuses on the relationship between people, the second focuses on the relationship of a person with themselves. Secondly, we expose the difference in normative assumptions that precede or accompany the observation of nature; in order to do so, we contrast anticonventionalism and anti-intellectualism forms proper to both Callicles and Diogenes.

INDEX

Mots-clés : éthique, nature, norme, cynisme, anticonventionnalisme, animal, anti- intellectualisme Keywords : ethics, nature, norm, cynism, anticonventionnalism, anti-intellectualism, animal

AUTEURS

SIMON-PIERRE CHEVARIE-COSSETTE

Université de Montréal

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Le lieu controversé de l’économie antique Entre oikos et polis

Étienne Helmer

Introduction

1 Dans le sillage de la typologie wébérienne opposant l’homo œconomicus moderne à l’ homo politicus antique1, les penseurs politiques et les historiens de l’économie du siècle passé n’ont souvent vu dans les textes anciens consacrés aux pratiques et aux institutions économiques que des traités d’économie domestique dépourvus de tout enjeu politique2. Les historiens de l’Antiquité proposent certes aujourd’hui une vision beaucoup plus complexe et nuancée du monde économique antique, en montrant notamment que l’économie était aussi à certains égards l’affaire de la cité3. Mais, à de très rares exceptions près4, l’étude de la pensée économique antique n’a pas, pour sa part, bénéficié d’un semblable renouveau.

2 Quand on a parfois reconnu, à juste titre, que cette pensée pouvait aussi porter sur des phénomènes économiques débordant les limites de l’oikos, ce fut en suivant un schéma selon lequel l’oikonomia aurait été d’abord une pratique purement domestique – l’administration de l’oikos – qui aurait ensuite franchi les murs du foyer pour s’appliquer à la cité5. Cette prétendue séquence chronologique semble aussi avoir été conçue comme une séquence logique comme si, de l’oikos à la polis, l’oikonomia passait naturellement du plus simple au plus complexe, du plus petit au plus grand. Une telle vision des choses, que refléterait l’évolution sémantique – incertaine – du terme oikonomia6, et qui fut entretenue par certains fondateurs de l’économie politique moderne7, a certes pu être suscitée par les textes anciens eux-mêmes. Par exemple, Xénophon fait dire à Socrate que l’administration réussie de l’oikos est propédeutique aux fonctions politiques, l’art du commandement étant un art unique dans tous les « genres d’activités, agriculture, politique, économie domestique, conduite de la guerre »8. De même, l’Économique du Ps. Aristote (ou de Théophraste) fait se succéder un livre consacré à l’oikonomia au sens d’administration de l’oikos, puis un livre portant sur

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l’oikonomia au sens d’administration de divers territoires civiques. Dans les Politiques, Aristote commence lui aussi par analyser l’oikos avant d’en venir à la cité.

3 Cependant, cette interprétation qui prête aux Grecs un passage du domestique au politique sans solution de continuité, est aveugle au fait que les textes anciens consacrés à l’oikonomia, même quand ils soutiennent une position nette sur les rapports entre l’oikos et la polis ainsi qu’entre l’économique et le politique, le font toujours sur fond d’un questionnement implicite dont ils ne présentent, en général, que le résultat. C’est ce questionnement sous-jacent qu’il importe de restituer pour comprendre comment s’élabore la réflexion grecque sur l’oikonomia. Ainsi, après avoir montré que la question de l’identité ou de la différence entre économie et politique, et entre oikos et polis, est omniprésente dans les textes grecs consacrés à l’oikonomia, je montrerai que les relations entre ces deux sphères se présentent au moins sous deux formes différentes chez Xénophon et Platon notamment : une étroite similitude, et une différence articulée.

Deux problèmes récurrents de la pensée économique antique : l’oikonomia est-elle similaire à la politique, l’ oikos à la polis ?

4 L’interrogation sur les rapports entre l’oikos et la polis, ainsi qu’entre les arts respectifs, l’économique et la politique, permettant de diriger ces deux communautés, traverse la littérature économique antique. L’importance de cette question est perceptible dans la place liminaire qu’elle occupe dans la plupart de ces textes. En voici cinq exemples.

5 1) Quelques lignes après le début des Politiques, Aristote présente, pour la récuser, une position tenue à son époque sur ce sujet : Quant à ceux qui pensent qu’être homme politique, roi, chef de famille, maître d’esclaves (πολιτικὸν καὶ βασιλικὸν καὶ οἰκονομικὸν καὶ δεσποτικὸν), c’est la même chose, ils n’ont pas raison. C’est, en effet, selon le grand et le petit nombre, pensent-ils, que chacune de ces diffère des autres, et non pas selon une spécifique : ainsi à peu de gens, on serait maître, à plus de gens chef de famille, et à encore plus homme politique ou roi, comme s’il n’y avait aucune différence entre une grande famille et une petite cité (μεγάλην οἰκίαν ἢ μικρὰν πόλιν). […] Eh bien, tout cela n’est pas vrai. Politiques, I 1, 1252a8-16 (trad. P. Pellegrin). Sans expliquer encore ce que sont et doivent être leurs liens, Aristote annonce ici sa thèse selon laquelle l’économique et la politique, comme l’oikos et la polis, sont deux choses distinctes. Il s’oppose ainsi à ceux qui ne voient qu’une différence de taille entre les deux. Qui est donc visé ?

6 2) On a coutume de croire qu’il s’agit de Xénophon et de Platon9. En ce qui concerne ce dernier, c’est le passage suivant, situé au début du Politique, qui serait la cible d’Aristote : L’Étranger – Et celui qui possède cette science [i.e. la science royale], qu’il se trouve être souverain ou simple particulier, ne sera-t-il pas, du fait même de son art, tout à fait correct de l’appeler « royal » ? Socrate Le Jeune – Ce serait correct en effet. L’Étranger – Or c’est la même chose pour l’intendant et le chef de famille (καὶ μὴν οἰκονόμος γε καὶ δεσπότης ταὐτόν). Socrate Le Jeune – Et comment !

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L’Étranger – Alors quoi ! Pour ce qui est du commandement, y aura-t-il une différence entre la structure d’une grande résidence et le volume d’une petite cité (μεγάλης σχῆμα οἰκήσεως ἢ σμικρᾶς αὖ πόλεως ὄγκος) ? Socrate Le Jeune – Non, aucune. L’Étranger – En conséquence, comme on vient de l’examiner, il est clair qu’il existe une science unique qui concerne tout cela. Et cette science, qu’on l’appelle royale, politique ou domestique (ταύτην δὲ εἴτε βασιλικὴν εἴτε πολιτικὴν εἴτε οἰκονομικήν), cela ne fera pour nous aucune différence. Socrate Le Jeune – Pourquoi cela en ferait-il une en effet ? Politique, 259b2-c3 (trad. L. Brisson, J.-F. Pradeau modifiée). On a cru lire dans ce passage le dernier mot de Platon sur l’identification de la cité et de l’oikos : ces deux communautés seraient selon lui identiques, à la différence de taille près, et l’économique et la politique seraient donc deux compétences semblables. Attribuer cette position à Platon est cependant difficilement tenable, pour un ensemble de raisons qu’il n’est pas possible de mentionner toutes ici10. Notons seulement que dans ce passage Platon n’emploie pas le terme oikos mais celui d’oikesis, qui désigne plus généralement un lieu de résidence, pas nécessairement domestique mais assurément pas encore politique au sens de lieu organisé selon les institutions de la polis11. Platon a beau mentionner conjointement la maison et la cité à plusieurs reprises dans ses Dialogues, rien ne permet de conclure que lui-même ou ses supposés porte-parole prennent à leur compte cette assimilation. Ce passage du Politique ne correspond qu’à une étape provisoire dans la recherche de la définition de l’homme politique et de son art, et ne permet aucunement de conclure, comme le confirmera la seconde section de cet article, que Platon identifie définitivement oikos et polis, économique et politique. Platon, comme ses contemporains, fait néanmoins de la question de l’identité ou de la différence entre économie et politique une question préliminaire fondamentale de sa philosophie politique.

7 3) C’est à juste titre, en revanche, que Xénophon est évoqué comme cible du texte d’Aristote par lequel nous avons commencé. La question de la nature respective des communautés domestique et civique, et des compétences requises pour bien les diriger, se trouve en effet formulée comme telle dans un passage des Mémorables (III 4, 1-12). À la différence des exemples précédents tirés d’Aristote et de Platon, ce passage n’apparaît toutefois pas au début de l’ouvrage, peut-être parce que celui-ci ne relève pas spécifiquement du logos oikonomikos, ou parce qu’il évoque l’oikonomia sans en faire pour autant un enjeu central de sa réflexion. Quoi qu’il en soit, l’interrogation sur les similitudes et les différences entre l’économie domestique et la politique est suscitée par la surprise et la déception de Nichomachidès, soldat expérimenté, de voir les Athéniens lui préférer Antisthène pour assumer le poste de stratège. Selon Nichomachidès en effet, « Antisthène n’a jamais servi comme hoplite, n’a jamais rien fait de saillant dans la cavalerie, et ne sait rien qu’amasser de l’argent » (III 4, 2). Socrate, son interlocuteur, suggère alors que la compétence économique domestique, tout comme celle de chorège, est très pertinente pour faire un bon stratège, ce qui provoque l’incrédulité de Nichomachidès : [6] — Tu dis donc, Socrate, que le même homme peut être à la fois bon chorège et bon stratège ? — Je dis qu’un homme qui, placé à la tête de quoi que ce soit, sait ce qu’il faut et se le procure, sera un excellent directeur, qu’on le place à la tête d’un chœur, d’une maison, d’une cité (εἴτε οἴκου εἴτε πόλεως), d’une armée. [7] Alors Nicomachidès : « Par Zeus, Socrate, je n’aurais jamais cru t’entendre dire que les bons administrateurs domestiques (οἰκονόμοι) peuvent être bons généraux. — Eh bien, examinons les actions des uns et des autres, et voyons si ce sont les mêmes ou

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si elles sont différentes (ἵνα εἰδῶμεν πότερον τὰ αὐτά ἐστιν ἢ διαφέρει τι). — Tout à fait, dit-il. Mémorables, III 4, 6-7 (trad. L.-A. Dorion modifiée). On verra plus bas sur quelle base Xénophon rapproche étroitement la compétence économique et la politique, ainsi que la maison et la cité.

8 4) Dans l’Économique, le Ps. Aristote (ou Théophraste) est fidèle à Aristote. Comme lui, dès les premières lignes de son traité, il aborde la question de la différence et de la similitude entre économie et politique, entre oikos et polis : Il n’y a pas seulement entre l’économique et la politique (ἡ οἰκονομικὴ καὶ πολιτικὴ) autant de différence qu’il y a entre la famille et la cité (οἰκία καὶ πόλις) (car tels sont bien les objets respectifs de ces deux disciplines) mais encore celle-ci : la politique est l’affaire de beaucoup de chefs, l’économique d’un seul. Certains parmi les arts comportent des divisions : ce n’est pas au même qu’il appartient de produire et d’utiliser le produit, comme dans le cas de la lyre et de la flûte ; la politique, elle, a pour objet à la fois la constitution de la cité depuis l’origine, et son bon usage une fois constituée ; aussi est-il évident qu’on peut en dire autant de l’économique, qui a pour objet l’acquisition de la maison et son usage. Économique, I 1, 1343a1-9 (trad. A Wartelle modifiée). Même si, comme chez Aristote, les deux premières lignes de ce passage laissent imaginer une différence de nature qui n’est pas encore précisée entre oikia et polis12, la fidélité de Théophraste à son maître s’arrête là. Car contrairement à Aristote, il donne à la différence quantitative ou numérique une importance de premier plan en évoquant le nombre des chefs respectifs de la cité et de la maison. Cette différence quantitative fait fond sur une identité fonctionnelle – l’art économique et l’art politique sont tous deux à la fois des arts d’acquisition et d’usage – qu’Aristote récuse aussi.

9 5) Même les auteurs qui laissent manifestement la politique de côté dans leurs développements sur l’économie y consacrent néanmoins quelques mots en soulevant précisément la question de leurs rapports. C’est le cas de Philodème de Gadara. Conformément au courant épicurien qui, sans rejeter la politique, lui octroie toutefois une place marginale en comparaison de l’éthique13, Philodème se contente de l’évoquer dans sa critique de l’Économique de Théophraste (ou du Ps. Aristote). Cette critique occupe là encore une place liminaire dans le traité, puisqu’elle se situe quelques paragraphes après le début du chapitre IX des Vices, qui forme par lui-même un traité sur l’oikonomia : Superflue assurément son [i.e. Théophraste] entrée en matière, car cela n’intéresse en rien l’économie qu’ « elle diffère de la politique », même s’il est faux de dire que, dans l’absolu, « la politique » n’est pas « l’affaire d’un chef unique » tandis que dans l’absolu, « l’économie l’est », et qu’il n’y a jamais d’analogie entre les deux. Les Vices, IX (trad. D. Delattre et V. Tsouna modifiée, p. 600). Pour rapide que soit l’allusion, Philodème semble estimer que ce point est suffisamment important pour faire l’objet de sa critique, comme si, là encore, il fallait préciser d’emblée le rapport entre économique et politique14.

10 La plupart des auteurs grecs qui s’interrogent sur l’oikonomia font donc de la question de la différence ou de la similitude entre l’économique et le politique, entre cité et oikos, un passage incontournable de leur réflexion. Comment donc conçoivent-ils leurs rapports ?

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Économie et politique, oikos et polis : le même ou l’autre

11 Ni préoccupés uniquement de la cité, ni confinés théoriquement dans l’espace clos de l’économie domestique dès qu’ils s’interrogent sur l’oikonomia et sur l’économie en général, les auteurs grecs des périodes classique et hellénistique se montrent au contraire soucieux, dans leurs ouvrages « oikonomiques » comme dans une grande partie de leurs traités politiques, de penser les relations entre l’économique et le politique, entre l’oikos et la polis. On peut distinguer, dans les deux cas, deux relations principales entre les deux termes : l’étroite similitude ou la différence articulée.

Callicratidas et Xénophon ou l’étroite similitude de l’oikos et de la polis, de l’économique et du politique

12 Un fragment du pythagoricien Callicratidas intitulé « Sur le bonheur de l’oikos », pose une relation d’analogie entre, d’un côté, la cité et l’oikos, et, de l’autre, le cosmos : C’est selon le même principe que sont organisées, dans les affaires humaines, la maison et la cité, et dans les affaires divines, le cosmos ; car la maison et la cité sont des imitations analogiques de l’organisation du cosmos. Sur le bonheur de l’oikos, Stob. 4.28.17 p. 685 He. (Mullach 2 p. 31) = Thesleff p. 105 (ma traduction15) L’adjectif « analogique » employé dans ce passage se justifie par le fait que la ressemblance ou la similitude entre la maison et la cité se fonde sur un modèle commun : celui de l’organisation de l’univers, dont elles « sont des imitations, conformément à la proportion »16. Quelques lignes avant ce passage, Callicratidas a en effet montré que l’univers était comme un ensemble harmonieux d’éléments disparates, à l’image d’un chœur musical ou du plan de construction d’un navire : l’unité harmonieuse de chacun de ces ensembles provient de leur finalité respective, tournée vers ce qui est le mieux pour chacun d’eux. Mais la supériorité de l’harmonie de l’univers tient au fait qu’elle est d’origine divine, donc la meilleure, et qu’elle est parfaitement « politique » (πολιτικά) au sens où elle est en vue du tout du monde, de toutes ses parties, aussi bien de celles qui gouvernent que de celles qui sont gouvernées. Selon un schéma de pensée fréquent chez les pythagoriciens, l’oikos et la polis sont des adaptations de ce modèle17, que Callicratidas exploite pour présenter la relation conjugale dans l’oikos sur un mode similaire à ce qui se passe (ou doit se passer) dans la cité : le mari doit commander à son épouse non pas uniquement dans son intérêt à lui ni seulement dans le sien à elle, mais dans l’intérêt de leur communauté. La suite du texte évoque une condition de possibilité de cette communauté domestique : l’égale puissance économique et sociale entre les époux, sans laquelle le mari sera en conflit avec sa femme si elle est plus riche que lui – elle cherchant à commander, lui refusant d’obéir –, ou sans laquelle la réputation du mari et de sa famille sera assombrie si sa femme est de moindre extraction que lui (Stob. 4.28.18 p. 687 He. (Mullach 2 p. 30) = Thesleff p. 106).

13 Ce texte ne permet pas cependant de tirer de plus amples conclusions sur le rapprochement entre l’oikos et la polis. Tout au plus peut-on dire que Callicratidas affirme la similitude de la finalité générale de l’oikos et de la polis, sans que cela implique nécessairement une identité de leurs finalités particulières respectives, procurer le

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nécessaire dans un cas, gouverner les hommes dans l’autre. C’est vers l’œuvre de Xénophon qu’il faut se tourner pour trouver une représentation plus précise de l’étroite similitude entre les champs politique et économique. Cette similitude porte plus précisément sur cinq points, qui justifient que l’administration domestique soit présentée par le Socrate de Xénophon comme propédeutique à la politique.

14 1) Pour le Socrate de Xénophon comme pour son Ischomaque, maison et cité ne diffèrent qu’en degré, pas en nature. La maison est une cité miniature18, comme le souligne le passage suivant : [12] Socrate – Ne méprise donc pas, Nicomachidès, les hommes qui s’occupent de l’économie domestique (τῶν οἰκονομικῶν ἀνδρῶν). Car le soin des affaires des particuliers ne diffère que par le nombre (πλήθει) de celui des affaires publiques : tous les autres points sont similaires (τὰ δὲ ἄλλα παραπλήσια ἔχει). Mémorables III, 4, 12 (trad. L.-A. Dorion modifiée).

15 2) Que la maison soit très semblable à la cité est confirmé par le fait que pour enseigner la justice au personnel de sa maison, en particulier au responsable de l’agriculture, Ischomaque fait des emprunts « tantôt aux lois de Dracon, tantôt aux lois de Solon » ( Écon. XIV 4), ainsi qu’à celles du Grand Roi (Écon. XIV 6), et qu’il invite sa femme à penser sa fonction domestique par analogie avec le gardien des lois dans la cité : Ischomaque – Je lui [i.e. à sa femme] appris que, dans les cités (ἐν ταῖς πόλεσιν) soumises à de bonnes lois, les citoyens ne croient pas suffisant de se donner de bonnes lois ; ils choisissent comme gardiens de ces lois des hommes qui, sentinelles vigilantes, approuvent ceux qui les observent et punissent ceux qui les transgressent. [15] Je recommandai à ma femme de se considérer comme gardienne des lois dans notre maison (ἐν τῇ οἰκίᾳ) […]. Économique, IX, 14-15 (trad. E. Talbot modifiée). Ce passage ne permet pas de conclure que la maison et la cité sont totalement identiques, mais il indique clairement qu’elles reposent sur des principes directeurs similaires, d’origine politique. Cette similitude explique que la direction des affaires politiques et économiques soit l’affaire des mêmes hommes, non de spécialistes différents, comme Socrate l’explique à Nicomachidès dans la suite immédiate du passage des Mémorables cité dans la section précédente19.

16 3) L’oikos et la polis ont une finalité commune : la croissance. Commençons par l’oikos. La croissance est mentionnée dans la définition de l’oikonomia à laquelle aboutissent Socrate et Critobule : [4] Eh bien, dit Socrate, le nom d’économie (οἰκονομία) nous a paru être celui d’une science (ἐπιστήμη), et cette science, nous l’avons définie celle par laquelle les hommes font croître une maison (οἴκους … αὔξειν) […]. Économique VI, 4 (trad. E. Talbot modifiée). On retrouve cet élément dans les propos d’Ischomaque à sa femme : [15] […] il est du devoir d’un homme et d’une femme sages de maintenir leur avoir dans le meilleur état possible, et de l’accroître (πλεῖστα) autant que possible par des moyens honnêtes et justes. Économique VII, 15 (trad. E. Talbot modifiée). À sa femme qui lui demande alors comment elle peut contribuer à cette croissance (ἂν […] συναύξοιμι τὸν οἶκον, VII 16), Ischomaque répond en deux temps. Il lui explique d’abord que la nature a réparti les tâches entre les sexes (VII 17-32), et il lui fait voir ensuite, parmi les fonctions qui lui reviennent, toute l’importance de la conservation des biens acquis (VII 33, 39-40), notamment par le rangement ordonné de tout ce qui entre dans la maison (VIII 1-IX, 10).

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17 Concernant la cité, Socrate explique à l’ambitieux Glaucon en quoi consiste la compétence politique dans les termes suivants : [2] […] Glaucon, dit-il, tu t’es donc mis dans la tête de gouverner notre cité ? — Mais oui, Socrate. — Par Zeus, c’est le plus beau des projets qu’un homme puisse former : car il est clair que, si tu parviens à ton but, tu seras capable d’obtenir tout ce que tu désireras, de servir tes amis, de faire briller la maison paternelle, d’agrandir ta patrie (αὐξήσεις δὲ τὴν πατρίδα) […]. Mémorables III, 6, 2 (trad. L.-A. Dorion modifiée). La dernière expression, parallèle à ce qui a été dit de la maison dans les extraits de l’ Économique cités juste avant, confirme que l’oikia et la polis visent un même but. Mais comment augmenter la cité ? Il faut se tourner vers l’ouvrage connu sous le titre Les Revenus pour voir quels moyens Xénophon suggère pour parvenir à cet objectif. Dans cet ouvrage, il propose de remédier à la pauvreté qui sévit à Athènes en accroissant ses finances par différents moyens, mais toujours à partir des ressources propres de la cité (ἐκ τῆς ἑαυτῶν, Revenus, I 1). À lui seul, ce texte ne permet certes pas d’affirmer que, pour Xénophon, la croissance de la cité est l’unique but de la politique, bien que d’autres textes semblent aller en ce sens20. Mais rapportée à la fois à la citation précédente des Mémorables, et à la thèse de la similitude étroite de la cité et de la maison, la recherche des moyens d’accroître les revenus de la cité est tout à fait cohérente avec cette recherche de croissance qu’on a observée au niveau de l’oikos. Xénophon montre ainsi que « notre pays donne par nature de forts revenus » (ὅτι ἡ χώρα πέφυκεν οἵα πλείστας προσόδους παρέχεσθαι, Revenus, I 2) et que les commerçants métèques en plus grand nombre, sujets à un impôt et exempts d’obligations militaires, « augmenteraient les revenus » de la cité (τὰς προσόδους ἂν αὔξοιεν, Revenus, II 7). 18 4) Le modèle comptable présenté par Xénophon pour la maison et la cité est en grande partie le même : dans les deux cas, il s’agit de trouver l’activité la plus lucrative (κερδαλεωτάτη, κερδαλεώτερον, Revenus, III 1 ; V 11), le gain étant calculé soit en valeur absolue, soit de façon relative grâce à une diminution des dépenses, ces dernières devant être prises dans les deux cas non sur le capital mais sur les excédents dégagés21. La croissance évoquée dans le point précédent est donc à entendre à la fois comme croissance brute, mais aussi comme croissance relative obtenue par la maîtrise ou la baisse des dépenses.

19 Commençons par la cité. Proposant d’inciter les marchands à venir commercer à Athènes en accordant des distinctions « à ceux qui paraîtraient utiles à la cité par l’importance de leurs vaisseaux et de leurs cargaisons » (Revenus, III 4), Xénophon en attend une croissance mécanique du volume d’affaires traitées à Athènes et de leurs retombées économiques, retombées d’autant plus grandes que « cette augmentation de revenus ne nécessiterait aucune dépense » (εἰς μὲν οὖν τὰς τοιαύτας αὐξήσεις τῶν προσόδων οὐδὲ προδαπανῆσαι δεῖ οὐδὲν, Revenus, III 6). De même, pour rassurer ceux qui pourraient juger économiquement irréalisable son projet d’exploitation des mines d’argent, Xénophon préconise une méthode progressive d’investissement : [36] […] il est plus avantageux de procéder par fractions (κατὰ μέρος) que d’entreprendre tout ensemble (ἅμα πάντα). En construisant beaucoup à la fois, on dépense plus, et on fait moins bien qu’en opérant successivement ; en cherchant partout des esclaves, on est forcé de les acheter moins bons et plus chers ; [37] tandis qu’en opérant selon ses moyens, si une entreprise est bien conçue, on la suit ; [38] si on se trompe, on l’abandonne. D’ailleurs, pour exécuter tout ensemble, il faut avoir des moyens pour tout, au lieu qu’en terminant ceci et en ajournant cela, la rentrée du revenu vient en aide à ce qui reste à faire.

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Revenus, IV 36-38 (trad. E. Talbot modifiée).

20 Au contrôle des dépenses s’ajoute, à la fin de ce passage, l’idée que les revenus dégagés peuvent devenir à leur tour productifs, sans qu’il soit nécessaire pour cela de toucher au capital. Enfin, à propos de la paix comme condition du renouveau financier d’Athènes, Xénophon y voit « une occasion pour notre cité de regagner l’affection des Grecs sans peine, sans dangers, sans dépenses (ἄνευ δαπάνης) » (Revenus, V 8 ; trad. E. Talbot modifiée ; je souligne).

21 Ce contrôle des dépenses vaut également pour l’oikos. Critobule comprend bien que pour Socrate, le moyen de devenir riche, « c’est de dégager un surplus » (περιουσίαν ποιεῖν, Écon. II 10)22, et c’est cette capacité que Socrate demande à Ischomaque de lui enseigner (τοῦ περιουσίαν ποιεῖν, Écon. XI 13). Deux méthodes sont mises en concurrence : l’accumulation des biens, qui attire Critobule, et le contrôle des dépenses fondé sur la maîtrise des appétits que Socrate préconise. C’est ce même contrôle des dépenses qu’Ischomaque attend de sa femme : [il faudra] [36] recevoir ce que l’on apportera, distribuer ce que l’on devra dépenser, penser d’avance à ce qui devra être mis de côté, et veiller à ne pas faire pour un mois la dépense prévue pour une année. Économique VII, 36 (trad. P. Chantraine). Le lien entre dégager un surplus et contrôler les dépenses est explicite dans la citation suivante : Quand tous les frais sont complètement prélevés sur le patrimoine, et que les travaux ne sont pas conduits de manière à couvrir la dépense, on ne doit pas s’étonner de voir à l’aisance succéder la misère (ἀντὶ τῆς περιουσίας ἔνδειαν). Économique XX, 21 (trad. E. Talbot)

22 Polis ou oikos, il s’agit donc de croître, avec dans les deux cas, la préoccupation que cet accroissement se fasse par des moyens socialement et moralement légitimes. En ce qui concerne l’oikos, Socrate analyse en effet ce qu’est l’oikonomia pour l’honnête homme (ἀνδρὶ καλῷ τε κἀγαθῷ, Économique, VI 8), c’est-à-dire un homme respectueux des valeurs traditionnelles, morales ou civiques. De même Ischomaque explique à sa femme que cette croissance doit s’obtenir par des moyens « beaux et justes » (ἐκ τοῦ καλοῦ τε καὶ δικαίου, Économique, VII 16). Enfin, on l’a vu, Socrate incite Critobule, sur l’exemple d’Ischomaque, à s’enrichir moins par l’accumulation sans limite que par le contrôle de ses propres appétits. Quant à la cité, Xénophon souligne que les procédés qu’il suggère pour augmenter les revenus de la cité devront être approuvés par les dieux dans les sanctuaires de Dodone et de Delphes (Revenus, VI 1-2).

23 5) C’est la terre et son « entretien » qui assurent chez Xénophon le lien matériel et fonctionnel entre l’économie et la politique, la terre étant à la fois le support de la production agricole et la base matérielle et symbolique du territoire dont il faut garantir l’intégrité. Dans la large section de l’Économique qu’il consacre à l’éloge de l’agriculture (V 1-17), Socrate commence par ses bienfaits « oikonomiques » : outre qu’elle est une source d’agrément et qu’elle fournit à l’homme libre l’occasion de développer toutes ses facultés, elle est aussi « un moyen d’accroître sa maison » (οἴκου αὔξησις, V 1). Mais très vite, Socrate passe aux avantages militaires de cette pratique domestique de l’agriculture : « si l’on veut servir la cité dans la cavalerie, rien de plus capable que l’agriculture d’aider à nourrir le cheval ; si l’on veut servir dans l’infanterie, elle rend le corps vigoureux » (V 5). Le travail agricole est, en somme, une excellente préparation militaire. Il développe les qualités physiques de ceux qui cultivent la terre comme de ceux qui surveillent les travaux des champs : il les rend

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endurants, forts et vigoureux (V 4), et leur apprend à « courir, à lancer le javelot, à sauter » (V 8). Il développe aussi chez eux des qualités morales, à commencer par le souci de ce qui est à soi, sur lequel la politique pourra compter pour la défense du territoire. Socrate signale en effet que l’un des multiples mérites de « la terre [est d’] encourage[r] aussi les cultivateurs à défendre leur pays les armes à la main, par ce fait même que ses productions sont offertes à qui veut, et la proie du plus fort » (V 7). Surtout, l’agriculture est une école de justice, car « la terre, étant une divinité, enseigne aussi la justice » (V 1223). La définition de cette valeur, précisée immédiatement après, renvoie à l’idée de réciprocité : « c’est à ceux qui lui témoignent le plus d’égards que la terre accorde en échange (ἀντιποιεῖ) le plus de biens » (V 12), ce dont Socrate a donné divers exemples peu auparavant24.

24 Ce rapide portrait des avantages de l’agriculture explique pourquoi la politique du Roi des Perses consiste à se « préoccuper de l’agriculture et de l’art de la guerre avec une égale ardeur » (IV 4 ; même idée en IV 12). Si l’agriculture domestique, on vient de le voir, sert l’art militaire, l’art militaire sert lui aussi l’agriculture. Les militaires, hiérarchiquement organisés, doivent en effet assurer l’intégrité du territoire face à un éventuel ennemi extérieur, pour que le travail des champs, supervisé par une administration civile, soit possible et pour que, outre les fruits qu’il produit, le tribut auquel il donne lieu puisse être prélevé (IV 9-11)25.

25 Outre leur complémentarité, l’agriculture et l’art militaire reposent sur une même conception du pouvoir. Le chef militaire et l’intendant des travaux agricoles doivent tous deux savoir commander aux hommes (V 14) en les rendant ardents au travail et obéissants par un système de récompenses, de punitions et d’encouragements (V 15-16) : ouvriers agricoles dans un cas, soldats dans l’autre, les vertus des premiers les rendant aptes, si nécessaire, à tenir le rôle des seconds. Cette idée rejoint celle du texte cité plus haut en note dans la section 2), où Socrate explique que ce sont les mêmes hommes qui sont compétents pour la politique et pour l’économique (Mémorables III 4, 12).

26 Ces passages signalent combien l’agriculture, loin d’être seulement une technique tournée vers des fins économiques, est investie par Xénophon d’une fonction politique qui n’est pas seulement symbolique mais, pourrait-on dire, effective ou opérante. C’est presque sans distance que le politique se réalise ici dans et par l’économique, ce dont Cyrus le Jeune est, pour Xénophon, la parfaite incarnation. L’agriculture n’est certes pas le seul art entrant en jeu dans l’économie26, mais c’est « la mère et la nourrice des autres arts » (V 17) en raison du double rôle, économique et militaro-politique, de la terre.

27 Le modèle politique sur lequel se fonde cette étroite similitude entre oikos et polis est celui de l’empire perse, Xénophon ne cachant pas son admiration pour Cyrus le Jeune27. Or c’est précisément ce modèle, orienté vers la croissance et fondé sur un empire militaire conquérant28, que contestent autant Aristote que Platon pour des raisons éthiques et politiques. C’est pourquoi, même si tous deux accordent également à l’économique un rôle central dans la réalisation du politique, leurs propositions économiques et leur conception de l’oikos sont très distinctes de celles de Xénophon : il leur est inconcevable de rapprocher trop étroitement maison et cité, économie et politique.

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Platon ou la différence articulée entre l’économique et le politique, entre l’oikos et la polis

28 C’est sans doute au livre I des Politiques d’Aristote que l’articulation entre l’oikos et la polis, et entre l’économique et le politique, est la plus manifeste et la plus claire, parce que les niveaux d’intégration sociale et politique représentés par chacune de ces institutions sont nettement délimités. Contribue à cette délimitation le fait que dans ce même ouvrage, la fonction économique des citoyens dans la cité la meilleure n’est pas un critère légitime de citoyenneté, c’est même un obstacle à son exercice. Car « on n’est pas susceptible de pratiquer la vertu quand on mène une vie d’artisan ou d’homme de peine (βίον βάναυσον ἢ θητικόν) » (Politiques III 5, 1278a20), même si de fait, comme Aristote le reconnaît, il est fréquent que les citoyens travaillent : dans ce cas, il faut dire que l’excellence du citoyen est réservée à « ceux qui sont affranchis des tâches indispensables » (1278a10-11). Certes, la distinction des plans économique et politique semble s’estomper si l’on songe qu’Aristote distingue les oikoi « politiques », c’est-à-dire ceux qui, tant par leur agencement humain et matériel que par leur dimension morale, sont des conditions de possibilité de la polis, des oikoi « non politiques » qui sont soit tyranniques, soit isolés et non intégrés dans des formes supérieures de communauté, comme chez les Cyclopes d’Homère par exemple29. Mais les oikoi dits « politiques » le sont uniquement au sens où ils assurent la formation morale de leurs membres, et où la possession de la terre et le travail des esclaves rendent possible le loisir du propriétaire30. Ils sont comme la condition nécessaire mais non suffisante du politique, sans que l’exercice de fonctions économiques soit un facteur direct de réalisation politique.

29 Les choses sont différentes avec Platon, qui donne à la sphère économique un rôle beaucoup plus central qu’Aristote dans la réalisation du politique, sans toutefois jamais confondre l’oikos et la polis, ni l’économique et le politique. C’est ce qui apparaît dans la République et, plus précisément, dans deux passages du Politique.

1) La République

30 La République présente la différence entre la sphère économique et la sphère politique comme une différence entre deux modes de réalisation du « commun ». À l’origine de la cité (ἀρχὴ, II, 369b5), Socrate place le lien et les fonctions économiques nées de la nécessité où les individus se trouvent de satisfaire « beaucoup de besoins » (369b-c). Incapables d’y pourvoir par eux-mêmes, ils sont donc forcés de s’assembler. Mais Socrate place cette réunion d’individus sous le signe d’une forte tension entre le particulier et le commun. En effet, d’un côté, chacun accepte d’entrer dans un cycle d’échanges où il donne et reçoit « parce qu’il croit que c’est mieux pour lui-même » (οἰόμενος αὑτῷ ἄμεινον εἶναι, II, 369c) : le partenaire économique n’est que l’instrument d’un besoin propre, l’accent étant donc mis ici sur le bien particulier ou privé. D’un autre côté, à l’échelle de la cité, l’organisation spontanée de l’économie est telle que chacun destine le produit de son travail « à être commun à tous » (τὸ αὑτοῦ ἔργον ἅπασι κοινὸν κατατιθέναι, II, 369e) : chacun se livre à une production spécialisée dont les fruits sont « mis en commun » au sens où ils seront échangés contre les produits d’une autre spécialité technique. Dans le même sens, Socrate rappelle peu

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après que le commerce a pour fonction de rendre possible la « communauté » (κοινωνίαν, II, 371b) des hommes réunis dans la cité pour pourvoir à leurs besoins.

31 Un tel mélange de mise en commun et d’intérêt particulier ou privé rend la sphère politique instable, l’intérêt particulier tendant sans cesse à prévaloir sur le commun sous l’effet de la tendance des appétits à se multiplier et à devenir insatiables (II, 372e-373e). Plus tard dans le dialogue, au moment d’analyser la dégradation des régimes à partir de celui des philosophes-rois, Socrate souligne en effet que la cité se détériore dès que ses gardiens commencent à se comporter comme des oikonomoi préoccupés surtout, ou exclusivement, de leurs biens privés (VIII, 547a-c) au détriment du bien commun. Chaque étape de cette dégradation est marquée par l’emprise grandissante de l’intérêt particulier, qu’il concerne des groupes sociaux ou des individus, et de la dissension croissante qu’il provoque dans la cité. Par exemple, les timocrates valorisent les honneurs en public, mais en privé, ils « honoreront sans réserve, sous le couvert de l’ombre, l’or et l’argent, car ils posséderont des dépôts et des coffres-forts qui leur appartiendront en propre, où ils les placeront pour les cacher, et par ailleurs des enceintes autour des habitations, qui en feront des sortes de nids privés […] » (VIII, 548a). En démocratie, chacun entend par liberté la satisfaction de son plaisir du moment (VIII, 561b), donc particulier, ce qui se traduit par le fait que dans ce régime « tout le monde recherche la richesse » (χρηματιζομένων που πάντων, VIII, 564e6). La sphère économique ne suffit donc pas à faire de la cité un ordre vraiment commun : en l’absence de tout organe de régulation extra-économique ou supra-économique, elle se transforme en instrument de l’intérêt particulier, donc en source de conflit.

32 Pour prévenir cette tendance, l’essentiel de la tâche politique telle qu’elle est présentée dans la République consiste à faire de la cité une véritable communauté. Pour y parvenir, Socrate propose deux mesures complémentaires. D’une part, il établit une stricte séparation et une relation d’échange fonctionnel entre les agents politiques et les agents économiques : les gardiens sont distingués des producteurs, avec ce double objectif que les premiers sont dans l’incapacité de s’enrichir et les seconds d’exercer le pouvoir, et que les producteurs fournissent leur « salaire » ou leur « nourriture » aux gardiens qui, en retour, leur apportent le « salut » politique (V, 463a-b). D’autre part, Socrate place la vie des gardiens sous le signe d’une entière communauté des biens et des personnes (III, 416d-417b ; IV, 423e-424a ; V, 464b-e ; VIII, 543b). Il ne s’agit pas, on le voit, de ne pas faire cas de l’économie, mais au contraire de lui assigner son juste lieu dans la cité pour qu’elle travaille à son unité et à sa communauté plutôt que contre elles. Ce n’est que de cette façon que la cité se « rapproche le plus d’un homme unique » (V, 462c), et devient ce lieu entièrement commun où tous les citoyens « autant que possible, peuvent se réjouir et s’affliger pareillement aux mêmes succès comme aux même désastres » (V, 462b).

2) Le Politique

33 C’est cependant dans le Politique que la distinction conceptuelle entre l’économique et le politique est la plus poussée, car ce dialogue les envisage dans leur nature propre, et pas seulement par rapport à l’articulation du privé et du commun. Cette distinction s’enracine en effet dans la question de savoir qui fait vraiment la cité, les acteurs économiques étant des prétendants apparemment légitimes à ce titre, et de sérieux concurrents du politique véritable. C’est pourquoi, pour chercher avec son interlocuteur la définition du politique puis de la politique, l’Étranger procède par

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l’identification successive des candidats potentiels au titre de politique, qu’il disqualifie les uns après les autres jusqu’à ce qu’il trouve le véritable politique. Au cours de cette démarche, la sphère économique apparaît dans deux passages.

34 Le premier passage est celui où est appliquée à la politique la distinction entre les causes et les causes auxiliaires, distinction élaborée à propos de l’art du tissage qui sert de paradigme à la politique : L’Étranger : Tous les arts qui ne fabriquent pas la chose elle-même, mais fournissent à ceux qui la fabriquent des instruments, sans lesquels la tâche propre à chacun de ces arts ne saurait jamais être accomplie, ceux-là sont des causes auxiliaires (συναιτίους) tandis que ceux qui produisent la chose même sont des causes (αἰτίας). Politique 281e1-3 (trad. L. Brisson, J.-F. Pradeau modifiée). Appliquée à la cité, cette distinction aboutit à ranger parmi les causes auxiliaires tout ce sans quoi la cité ne pourrait exister mais qui ne la fait pas véritablement – objets et activités d’un côté, techniques ou arts correspondants de l’autre –, et à réserver à la politique le titre de cause véritable de la cité (Pol. 287d1-3). Causes nécessaires mais non suffisantes de la cité, ces auxiliaires sont « les possessions » (κτημάτων, Pol. 287e1), au sens large de choses qu’on trouve dans la cité : elles relèvent de ce qu’on appellerait aujourd’hui le secteur économique. Le passage en question (Pol. 287c7-289c3), trop long pour être cité ici, énumère ces possessions et les arts qui leur correspondent31. Après la première catégorie, celle des « instruments », à laquelle ne correspond aucun art en propre, la liste se poursuit ainsi : les récipients et l’art de fabriquer les vases ; les véhicules, et les arts du charpentier, du potier et du forgeron ; les vêtements, les abris de pierre ou de terre, les armes, les murs, et les arts du tisserand et de l’architecte ; le divertissement, et les arts de l’ornementation et de la peinture ; l’or, l’argent, les minerais, les pièces de bois, les peaux animales, les fibres végétales, le liège, le papyrus, les liens, les objets qu’englobe l’espèce « première-née » (soit les matières premières prêtes à l’usage), et les arts de la coupe du bois, du décorticage des matériaux, de l’extraction minière ; l’entretien et la nourriture du corps et de ses parties, et les arts de l’agriculture, de la chasse, de la médecine, de la cuisine, de la gymnastique.

35 Ce passage dessine à grands traits une anthropologie de l’homo faber et de l’homo œconomicus en ramenant à quelques fonctions élémentaires les opérations ou produits réalisés grâce à la technique et à l’art, et en rassemblant en quelques catégories la multitude d’objets nécessaires au quotidien32, pour mieux isoler ensuite l’art politique et son œuvre propre. L’Étranger prend soin de préciser presque à chaque fois que la fonction de l’art correspondant à l’objet ou à l’activité mentionnés ne relève pas de la politique, car certaines proximités terminologiques pourraient laisser penser à une identité fonctionnelle entre la politique et ces arts auxiliaires relevant de la sphère économique. Ces arts assurant la fonction en question au sens propre du terme, ils pourraient en effet revendiquer le titre de cause véritable de la cité – donc prétendre la gouverner – au motif que le politique n’assure cette même fonction que de façon métaphorique. Prenons deux exemples. L’espèce du récipient (ἀγγεῖον, Pol. 287e9) a pour fonction la conservation ou la « sauvegarde » (σωτηρίας, Pol. 287e6) de divers produits. Or telle est justement la fonction dévolue aux hommes et aux institutions politiques dans tous les Dialogues : dans la République, les gardiens sont qualifiés de « sauveurs et secours » (σωτῆράς τε καὶ ἐπικούρους) (V, 463b1) et l’éducation droite doit former des hommes qui soient les sauveurs (οἱ σωτῆρες, VI, 502d1) du régime politique. De même, la bonne mesure entre richesse et pauvreté, déterminée par le politique, doit garantir la conservation (σωτηρίας) de la cité (Lois, V, 736e4). Ainsi

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s’explique la fin de la réplique de l’Étranger dans ce passage du Politique : « Cette espèce très variée [...] que nous désignons par cette appellation unique de “récipient”, cette espèce couvrant assurément un très vaste domaine, ne convient absolument pas, je crois, à la science recherchée [i.e. la politique] » (Pol. 287e10-288a1). L’espèce de l’abri (πρόβλημα, Pol. 288b6), second exemple, permet quant à elle d’écarter une conception de la politique comme protectrice ou défensive : en termes modernes, sa tâche n’est pas d’assurer la sécurité des biens et des personnes en construisant des remparts ou des armes. Ce sont, pour Platon, l’organisation interne de la cité et la paix civile qui garantissent politiquement la sécurité. C’est pourquoi, conclut l’Étranger, « il serait bien plus correct à tous égards de considérer que la plupart [des abris] sont l’ouvrage de l’art de la construction de bâtisses et du tissage plutôt que de la politique » (Pol. 288b6-7 ; je souligne).

36 Le second passage du Politique articulant le politique et l’économique identifie le groupe des subordonnés du politique, dont certains sont des agents économiques : esclaves, commerçants et salariés (Pol. 289c4-290a7). L’Étranger classe ces subordonnés selon le degré croissant de leur revendication possible pour la réalisation de la cité. Ils ne prétendent en effet pas tous à la politique au même degré. Commençons par les esclaves, qui y prétendent « très peu »33. Leur revendication est sans doute fondée sur le fait que, quelle que soit leur tâche, ce sont bien eux qui l’exécutent, et non leurs maîtres. Ils agissent donc plus directement et plus immédiatement que ces derniers dans la cité, pour autant qu’on considère celle-ci uniquement dans sa réalité matérielle. En précisant qu’on les possède en les achetant, l’Étranger expliquerait pourquoi ces esclaves ne peuvent revendiquer que « très peu » le titre de politique : peut-être est-ce là une référence à ce que les historiens ont nommé la catégorie de l’esclave « marchandise », dont le statut juridique les prive quasiment de toute prétention politique34.

37 Le degré de revendication augmente avec les commerçants, décrits plus longuement que les esclaves. Platon multiplie à leur sujet les termes connotant l’échange et le mouvement (Pol. 289e4-290a2), sans doute parce que, à l’instar du tisserand réunissant en un même tissu des fils de natures différentes, et du politique réalisant l’unification de la cité à partir de naturels doux et de naturels vifs, les commerçants mettent eux aussi en relation des individus distincts dont ils égalisent les rapports par la transaction commerciale. Forts de cette égalité arithmétique qu’ils réalisent, et conscients qu’ils sont absolument nécessaires pour pourvoir aux besoins des membres de la cité, les commerçants pensent introduire dans la cité une forme de justice que le politique est peut-être impuissant à réaliser. À leurs yeux, le commerce pourrait donc tenir lieu de politique tout court. Contre une telle prétention, l’Étranger et Socrate le Jeune affirment ici clairement que l’échange commercial ne saurait se substituer au véritable lien politique. Celui-ci ne se réduit pas à l’égalité arithmétique de la transaction marchande, quand bien même celle-ci tisse des liens dans les cités.

38 Enfin, les salariés et les hommes de peine, ces « thètes » situés au plus bas de l’échelle sociale, proches de la servitude mais dont Achille préfèrerait toutefois partager le sort plutôt que d’être le roi du pays des morts35, sont exclus d’emblée de la course au titre politique : car ce qu’ils vendent, c’est essentiellement leur force physique36. Or d’après la première division du Politique, le politique gouverne moins par la force de son corps que par celle de son âme (Pol. 259c6-9). S’il faut néanmoins prendre la peine de les

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écarter, c’est parce qu’eux aussi participent directement à la réalisation matérielle de la cité.

39 En résumé, l’objet de ces passages du Politique est de montrer que l’efficience ou la causalité politique n’est pas de même nature que l’efficience ou la causalité économique, et que l’ordre économique doit être subordonné au politique pour que celui-ci accomplisse ce qui lui revient par nature : L’Étranger : La science qui est réellement royale ne doit pas agir elle-même (οὐκ αὐτὴν δεῖ πράττειν) mais commander (ἄρχειν) celles qui ont la capacité d’agir (τῶν δυναμένων πράττειν), puisqu’elle discerne, quant à l’opportunité et à l’inopportunité, le départ et l’impulsion des affaires les plus importantes dans les cités, tandis que les autres doivent exécuter ce qu’elle a édicté. (Politique, 305d1-3 (trad. L. Brisson, J.-F. Pradeau modifiée.)

40 Platon ne considère pas la politique comme une science pratique ou productive – aspects relevant de l’économique – mais comme une science du commandement et de l’usage. Ce qui vaut à la politique sa suprématie fonctionnelle, c’est qu’elle est l’art de l’usage des arts qui sont compris dans la cité : non pas de l’usage technique de chaque chose ou de chaque objet produit par chaque art de la sphère économique, mais de l’opportunité de l’usage de ces arts par rapport à la finalité de la politique, qui est de réaliser l’unité de la cité par l’entrelacement des caractères humains. La politique sait quel est le bon usage de la cité, et c’est parce qu’elle est cette connaissance qu’elle peut imprimer leur direction aux autres arts, en particulier à ceux qui relèvent du secteur économique37. Dans leurs grandes lignes comme dans leurs détails, les projets de cité juste de la République et plus encore des Lois mettent en place des mécanismes et des institutions qui, tout en confirmant la différence de l’économique et du politique, les articulent en donnant à l’économique un rôle de premier plan dans la réalisation du politique et en garantissant à ce dernier son autonomie. Prenons pour exemple les remarques de Platon sur le prêt à intérêt. Dans l’analyse de la division économique croissante des régimes dans la République, Socrate constate que l’oligarchie se caractérise par l’usage répandu du prêt à intérêt. L’usage de cet instrument dans un régime faisant de la richesse la valeur suprême aboutit à l’endettement et à l’appauvrissement des uns, à l’enrichissement des autres, ainsi qu’à une grande instabilité politique : Socrate : Ceux qui commandent dans cette constitution politique n’exercent leur commandement, je pense, que parce qu’ils ont beaucoup acquis ; ils ne cherchent pas à contrôler les jeunes qui deviennent indisciplinés, pour les empêcher de dépenser leurs biens et leur éviter la ruine. Leur but est, en achetant leurs biens et en leur prêtant à intérêt (εἰσδανείζοντες), de devenir encore plus riches et plus considérés. [...] Ainsi dans les oligarchies, c’est en les négligeant et en tolérant l’indiscipline que les dirigeants réduisent parfois à la pauvreté des hommes qui n’étaient pas dépourvus de qualités par leur naissance. Adimante : C’est certain. Socrate : Dès lors ces hommes demeurent inactifs dans la cité, où ils sont, je pense, armés de leur aiguillon, les uns criblés de dettes, les autres couverts d’infamie, d’autres subissant l’un et l’autre malheur à la fois ; remplis de haine, ils complotent contre ceux qui se sont appropriés leurs biens et contre tout le monde, désireux d’une seule chose : voir apparaître un régime nouveau. République, VIII, 555c-e.

41 Face à cette situation, le remède proposé par Socrate est politique dans son principe. Il consiste en une réforme du prêt à intérêt au moyen d’une loi prescrivant « de conclure la plupart des contrats volontaires aux risques du prêteur » (556a-b). Seraient ainsi

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évités les enrichissements sans scrupules que les plus riches réalisent au détriment des plus pauvres, qu’ils rendent plus pauvres encore (VIII, 556c8-e2). Les Lois vont dans le même sens, mais radicalisent la proposition de la République : l’Athénien propose d’interdire le prêt à intérêt (V, 742c4-6), et d’opposer une fin de non-recevoir à toute plainte qui serait déposée pour non-remboursement d’un prêt sans intérêt (XI, 916d6- e6). Ce retrait de la loi dans les affaires de ce genre est bénéfique de deux façons pour l’unité de la cité : ou bien il diminue la pratique du prêt, évitant ainsi les injustices et les conflits qui pourraient naître de dettes non remboursées ; ou bien, dans le meilleur des cas, il oblige à contracter les prêts sur la base de la seule confiance entre citoyens, à la faveur de sa plus grande cohésion. Dans la République comme dans les Lois, le prêt n’est donc pas interdit, le champ économique n’est pas privé de ses instruments. Qu’il soit autorisé à intérêt dans la République, ou sans dans les Lois, il est, dans les deux cas, encadré par la loi de manière à ne pas entamer l’unité de la cité, voire à la renforcer. C’est là un exemple de l’enracinement à la fois moral et politique que Platon cherche à donner à l’économie pour la mettre au service de l’unité de la cité38.

Conclusion

42 En 1995, C. Natali appelait de ses vœux un renouveau des perspectives critiques sur l’ oikonomia ancienne pour mieux cerner la nature de la pensée économique antique39. Cet article prétend avoir fait un pas en ce sens en montrant, d’une part, que cette pensée ne se limite pas aux traités Oikonomike ou Peri oikonomias mais qu’elle se trouve aussi dans des textes consacrés à des questions plus largement politiques ; et, d’autre part, que le politique est presque toujours présent même dans ces traités en apparence limités à l’économie domestique, sous la forme d’une réflexion sur les rapports entre l’oikos et la polis ou entre la sphère économique et la sphère politique. S’il est juste et nécessaire de reconnaître que, contrairement à la typologie wébérienne, tout Grec était à la fois homo œconomicus dans l’oikos et homo politicus dans la polis40, il semble tout aussi nécessaire de reconnaître, à en juger par les textes que nous avons présentés, que cette double appartenance ne signifiait pas une séparation nette du politique et de l’économique mais une source de questionnement sur la nature complexe de leurs rapports.

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NOTES

1. Voir Roth et Wittich 1978, vol. 2, p. 1354. 2. Voir par exemple Arendt 1961, ch. II et III. 3. Voir Reger 2005, p. 331-353 ; et surtout Scheidel, Morris et Saller 2007. 4. Notamment Leshem 2012, p. 201-209 ; et Leshem 2013, p. 4361. 5. On trouve trace d’une telle façon de voir par exemple dans la façon dont C. Natali présente les différents sens du terme oikonomia selon leur « importance » – il ne dit pas comment il la détermine – chez les auteurs hellénistiques : partant du sens de « household management », il passe à celui de « organized handling of wealth in the city », puis à celui de « good ordering of the cosmos » et enfin à celui de « organization of parts of a discourse » (Natali 1995, p. 95-128, en particulier p. 97-99). 6. Descat 1988, p. 107, parle d’un « élargissement de l’ oikonomia [s.e. c’est-à-dire du terme oikonomia] au domaine public » à partir du IVe siècle. On verra plus bas que dans un article consacré à Thucydide (Descat 2010, p. 403-409, en particulier p. 407), le même auteur semble soutenir l’idée inverse : l’oikonomia aurait d’abord désigné la gestion politique des ressources publiques, avant de s’appliquer au domaine privé de l’oikos. 7. Les premières lignes de l’article « Économie politique » de Rousseau (1755) illustrent bien cette vision des choses : « ÉCONOMIE ou OECONOMIE (Morale et Politique) ce mot vient de oikos, maison, et de nomos, loi, et ne signifie originairement que le sage et légitime gouvernement de la maison, pour le bien commun de toute la famille. Le sens de ce terme a été dans la suite étendu au gouvernement de la grande famille, qui est l’État. » (Je souligne.) 8. Écon. XXI, 2. Voir aussi Écon. XIII, 5 et Mém. III, 6, 14 pour la fonction propédeutique de l’économique. 9. Voir Pellegrin 19932, p. 85 n. 2. Voir aussi Descat 1988, p. 108, selon qui l’idée qu’« il n’y a pas de différence de nature, mais seulement de dimension […] entre les affaires du patrimoine et les affaires publiques […] est une idée très chère au groupe socratique et à Platon, à laquelle s’opposera Aristote ». 10. Pour une analyse détaillée de ce passage et sur le fait que Platon n’identifie pas l’oikos et la polis, voir Helmer 2010, p. 210-221. 11. LSJ s.v. Voir par exemple Aristote : « Le citoyen n’est pas citoyen par le fait d’habiter tel endroit, car des métèques et des esclaves partagent leur résidence (τῆς οἰκήσεως) avec lui », Politiques III, 1, 1275a8. La mention des métèques laisse penser que le terme oikesis ne désigne pas ici la maison. 12. Une suggestion sur cette différence est faite peu après par le Ps. Aristote, lorsqu’il évoque l’antériorité chronologique (πρότερον γενέσει) de l’oikia sur la polis (1343a14-16), là où Aristote évoque l’antériorité « par nature » (πρότερον δὲ τῇ φύσει) de la cité sur la maison ( Politiques, I 1, 1253a18-19). On pourrait imaginer que l’antériorité « par nature » ou antériorité « logique » n’implique pas nécessairement l’antériorité chronologique, et qu’Aristote pourrait donc être d’accord avec le Ps. Aristote sur l’antériorité chronologique de la maison sur la cité. Mais rien ne permet ici d’en décider. 13. Voir Brown 2009, p. 179-196 ; et Morel 2007, p. 167-186.

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14. Philodème lisait sans doute un texte distinct du nôtre, car dans la version de l’Économique dont nous disposons, Théophraste (ou le Ps. Aristote) ne dit pas qu’il n’y a pas d’analogie entre économique et politique. On trouve une autre allusion à la politique chez Philodème quand il évoque de riches personnages notoires – « Gellias de Sicile, Scopas de Thessalie et les Athéniens Cimon et Nicias » – apparemment mentionnés par Métrodore dans son livre La Richesse, et dont il semble critiquer la violence avec laquelle ils ont acquis leur richesse (Les Vices, IX, p. 611-612). 15. Les fragments de Callicratidas sont cités d’après leur édition en grec dans Thesleff 1965, p. 102-107. Je les traduis. Les références indiquées sont celles données par H. Thesleff, auxquelles j’ajoute le numéro de la page de son édition. 16. Delatte 1922, p. 164. 17. Un fragment de Théon de Smyrne (Exp. p. 12, 18, H), cité par Delatte 1922, p. 167, explique que l’ordre des éléments en musique est le gouvernement « aristocratique » du tout ; dans l’univers, cet ordre est l’harmonie, dans la cité la bonne législation, et dans la maison la sagesse. 18. Et non la métaphore de la cité, comme le soutient Plácido Suárez 2001, p. 20. 19. « Socrate : […] et l’essentiel, c’est que les unes et les autres [i.e. les affaires domestiques et les affaires politiques] ne peuvent se traiter que par des hommes, et que ce ne sont pas tels hommes qui font les affaires privées (τὰ ἴδια), et tels autres les affaires communes (τὰ κοινά), que ceux qui dirigent les affaires communes n’emploient pas certains hommes, et certains autres ceux qui administrent les affaires privées (οἷσπερ τὰ ἴδια οἰκονομοῦντες) », Mémorables, III 4, 12. 20. Par exemple dans l’Anabase, où Xénophon parle de lui à la troisième personne, il écrit « qu’il serait glorieux pour lui d’accroître le territoire et la puissance de l’Hellade par la fondation d’une ville » (καλὸν αὐτῷ ἐδόκει εἶναι χώραν καὶ δύναμιν τῇ Ἑλλάδι προσκτήσασθαι πόλιν κατοικίσαντας, Anabase, V 6, 15). 21. Cette même rationalité comptable semble avoir été celle de Périclès, qui l’aurait appliquée à la cité puis à sa propre maison. Voir Descat 2010, p. 403-409, en particulier p. 405. On trouve aussi chez le Ps. Aristote deux remarques générales sur le contrôle des dépenses tant au niveau de l’économie domestique, selon la taille de l’exploitation (Écon. I 6, 1345a17-18), que de l’économie satrapique (Écon. II, 7, 1346a21-24). Voir aussi chez Platon la critique des dépenses du tyran, qui « dilapide le capital » (τῆς οὐσίας παραιρέσεις, Rép. IX, 573e1). 22. « Dégager un surplus » plutôt que « faire des économies » (P. Chantraine, E. Talbot), ce qui serait plutôt le moyen de dégager ce surplus. 23. Même idée chez le Ps. Aristote : « l’agriculture [est] conforme à la justice », Écon. I 2, 1343a28. 24. « En échange des services qu’ils reçoivent de l’agriculture, chiens et chevaux de leur côté rendent service à la ferme (ἀντωφελοῦσι) » (V 6) ; « Quel art paie mieux de retour (ἀντιχαρίζεται) ceux qui le pratiquent ? » Voir aussi Cyropédie, VIII 3, 38 : « Un lopin de terre respecte plus que tout la justice : il rend bien et justement la semence qu’il a reçue. » 25. Le tribut agricole est mentionné aussi par le Ps. Aristote à propos de « l’économie satrapique », Écon. II 1, 1346a1-2. 26. Socrate évoque les métiers artisanaux (αἱ βαναυσικαὶ), Économique, IV 2-3. 27. Voir Descat 1988, p. 118. Voir chez Xénophon Écon. IV 4. 28. Il y a une tension évidente chez Xénophon entre, d’un côté, l’affirmation qu’on trouve à la fin des Revenus (V 11-13) que la paix, bien mieux que la guerre, est nécessaire pour rendre possible l’accroissement des revenus par tous les moyens proposés dans cet ouvrage, et, de l’autre, la nécessité de croître qu’il assigne à l’oikos et à la polis dans l’ Économique et dont l’offensive guerrière semble fournir le modèle et le moyen le plus propice (ce que signale assez nettement l’éloge de Cyrus le Jeune par Socrate, sans même parler de la Cyropédie). La solution de cette difficulté est peut-être que, pour Xénophon, la guerre est en effet le meilleur moyen de croître quand le rapport de forces est favorable, sans quoi il faut évidemment lui préférer la paix, moins pour des raisons politiques que d’efficacité économique (dégager un surplus ou faire des économies). C’est ce que suggère un passage des Mémorables (III 6, 7-8).

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29. Sur ces différentes sortes d’oikoi non politiques, voir Brendan Nagle 2006, p. 135-151. 30. Brendan Nagle 2006, p. 122. 31. Ce passage serait à comparer avec le texte de l’ Économique de Xénophon dans lequel Ischomaque décrit à sa femme le rangement très rigoureux d’un bateau phénicien (VIII 11-16), fait l’éloge de l’ordre (VIII 17-23), et décrit comment agencer les objets dans l’oikos (IX 1-10). La classification platonicienne des possessions ne prétend pas être une taxinomie rigoureuse mais un recensement général et ordonné selon des fonctions dont la politique doit être écartée. Cette attention de l’Étranger aux réalités matérielles les plus prosaïques souligne qu’il est possible d’introduire un ordre pratique dans la multiplicité sensible, sans qu’il soit utile – à supposer que cela soit possible – de la circonscrire entièrement (ce que suggère σχεδὸν, Pol. 289a7). 32. Socrate évoque cette multiplicité d’objets au livre II de la République et l’enracine dans ce fait anthropologique que les hommes ont « beaucoup de besoins » (πολλῶν δεόμενοι, Rép. II, 369c2). 33. Contrairement aux traducteurs qui donnent un sens négatif à ἥκιστα ( Pol. 289e1) et traduisent par « ils ne prennent pas part [ou ne prétendent pas le moins du monde] à l’art royal » (Diès 1935, p. 53 ; Brisson et Pradeau 2003, p. 156), il faut donner à ce terme le sens positif de « très peu » : car si les esclaves ne manifestaient aucune prétention à la politique, pourquoi faudrait-il donc les ranger parmi les subordonnés qui sont précisément définis comme « ceux qui contestent au roi la réalisation du tissu » (τοὺς περὶ αὐτὸ τὸ πλέγμα ἀμφισβητοῦντας τῷ βασιλεῖ, Pol. 289c4-6) ? 34. Garlan 1982, p. 30-89. 35. Odyssée, X, 488-491. 36. Voir aussi Rép. II, 371e. 37. Sur la politique comme science de l’usage, voir Euthydème, 289b-291d. 38. Un autre exemple serait le rôle du kleros dans les Lois, ainsi que de la politisation des femmes mise en œuvre dans la République comme dans les Lois. Pour des analyses détaillées, voir Helmer 2010, p. 167-266. 39. Natali 1995. 40. Leshem 2013, p. 4361, en particulier p. 46.

RÉSUMÉS

Pour la plupart des exégètes modernes, la pensée économique grecque se trouve exclusivement dans les traités « oikonomiques », et son objet se limite à l’économie domestique. Pourtant, cette pensée économique offre également une dimension politique, présente aussi bien dans ces traités spécialisés que dans des textes politiques consacrés à l’organisation de la cité. Cette dimension politique de la pensée économique antique consiste en particulier à s’interroger sur la proximité et la différence entre l’oikos et la polis, et entre le domaine économique et le domaine politique. Après en avoir donné des exemples provenant de diverses traditions philosophiques antiques, je montrerai plus particulièrement que chez Xénophon et Platon, les rapports entre ces deux sphères se présentent sous deux formes principales : une similitude étroite ou une différence articulée.

Against the common idea that the ancient Greek economic thought was limited to the study of the domestic economy, I argue it was also of a political nature. One of its main objects consisted in questioning the similarities and differences between the oikos and the polis, and between

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economics and politics. First, I will give examples of such a preoccupation excerpted from different Greek philosophical traditions. Second, I will show that in Xenophon’s and Plato’s works in particular, the relations between these two spheres took at least two different forms: they revealed to be a close similarity or a differentiated articulation.

INDEX

Mots-clés : économie domestique, économie politique, communauté, cité Keywords : home economics, economics, community, city

AUTEURS

ÉTIENNE HELMER

Université de Porto Rico

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Boethus the Epicurean

Francesco Verde

I wish to thank Tiziano Dorandi, Jean-Baptiste Gourinat, Michel Narcy, David Sedley, Emidio Spinelli, and the anonymous referee of Philosophie antique for their very generous and helpful remarks on a version of this paper. I also extend my gratitude to Samuel H. Baker who checked my English. As is well known, the existence of a positive Epicurean geometry is an extremely controversial question that has been discussed at length by scholars. That the Epicureans dealt with geometry in order to refute its veracity (and usefulness) is beyond doubt.1 It is more difficult to ascertain whether the Epicureans ever positively theorized a peculiar geometric doctrine mainly aimed at legitimizing or otherwise improving an aspect of their philosophy. The sources on this issue are very scarce, and especially difficult to interpret; judging from my previous investigations, it seems to me that the meticulous study of these Epicurean texts makes it very plausible that the Epicureans were genuinely interested in geometry not only because they wished to refute it, but also because it helped them to develop their own theoretical proposal based on the fundamental criterion of solida utilitas (Cic. Fin. I 21, 71-72 = 227 Us.).2 While this is an (attractive) hypothesis, claiming that Epicureanism completely dismissed the sciences (mathemata) means having a rather partial view, which fails to take account of the available evidence. Within Epicureanism the sciences are pursued and studied in depth if and only if they are useful as a means to justify (or clarify) a specific philosophical doctrine or theory. The most famous and striking case concerns the study of nature: from Epicurus’ Principal Doctrine, 11, we learn that the study of nature is not necessary as a theoretical pursuit in itself, but is directly oriented towards ethics.3 Consequently, according to Epicurean thought all science, if it is actually useful, contributes directly (as well as indirectly) to the ultimate end of philosophy according to Epicurus: attaining stable and enduring imperturbability (ataraxia). The contents of (presumed or probable) Epicurean geometry fundamentally elude us because of the scarcity of sources. However, just to limit ourselves to one example, on the basis of some important passages from Sextus’ Against the Geometers (M III 100-101; 104; 106) it seems as though the Epicureans developed some definitions of angle that (significantly) employed the concept of minimal part (elachiston). Epicurus wrote an

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entire work On the Angle in the Atom (Περὶ τῆς ἐν τῇ ἀτόμῳ γωνίας: Diog. Laert. X 28); it cannot be excluded that his interest in the theory of the angle had to do not only with the internal structure of atoms (as the title of the work seems to suggest) and, therefore, with the doctrine of atomic minima, but also with the theory of clinamen (the swerve).4 Of course, one could argue that definitions of this kind are not good enough evidence for us to claim that the Epicureans possessed a positive geometry. While this is a reasonable objection, it makes it difficult to understand why the Epicureans – and (perhaps) Epicurus himself, as we have seen from the title of one of his works, whose contents, unfortunately, we do not know – provided several definitions of the angle, if these were ultimately unnecessary or even alien to their own philosophical system. If, on the contrary, this reconstruction is plausible, it seems clear that the definitions of angle are an important clue of the existence of an Epicurean “geometric proposal”. Here we have an example of the fact that, if the definitions of angle are indeed Epicurean and if these are really related to the internal structure of atoms and to the clinamen motion, geometry is strictly connected to the science of nature: through the definitions of angle that explicitly use the (Epicurean) notion of minimal part, geometry succeeds in explaining why the atom declines only at a minimum degree (cf. Lucret. II 243-245: quare etiam atque etiam paulum inclinare necessest/corpora; nec plus quam minimum, ne fingere motus/obliquos videamur et id res vera refutet). Geometry,5 therefore, is used to support a crucial physical doctrine which, in turn, helps to justify a decisive ethical doctrine: the existence of libera voluntas (Lucret. II 256-257).6 Thanks to some Herculaneum scrolls, and the decisive testimony from Proclus’ Commentary on the First Book of Euclid’s “Elements” (see below, 219), we learn the name of some Epicurean philosophers who were certainly acquainted with geometry – for example, Philonides of Laodicea, Zeno of Sidon and Demetrius Laco. Some passages from Plutarch, in addition, are especially valuable because they bear witness to the existence of an Epicurean geometer named Boethus, not mentioned by any other ancient source. The purpose of this article, therefore, is quite straightforward: to reconstruct the views of this philosopher, and in particular his attitude towards geometry, on the basis of the little information provided by Plutarch (who, as is well known, is a rather problematic source, given his clear loathing for Epicureanism).7 I will not attempt to draw a complete profile of Boethus, but I will instead just focus on his geometrical interests. The first significant passage comes from Plutarch’s The Oracles at Delphi no Longer Given in Verse (396D-E): Ὑπολαβὼν οὖν Βόηθος ὁ γεωμέτρης (οἶσθα γὰρ τὸν ἄνδρα μεταταττόμενον ἤδη πρὸς τὸν ᾽Ἐπίκουρον)… At this point Boethus the geometer entered into the conversation. (You know that the man is already changing his allegiance in the direction of Epicureanism.)8 Plutarch introduces Boethus who, in answer to the Stoic philosopher Sarapion, raises cogent (and traditionally Epicurean)9 arguments against the Delphi oracle, and against divination more generally. Strangely enough, in the dialogue Plutarch is not hostile to Boethus (or the other Epicureans): this suggests that the Epicurean philosopher was a friend of Plutarch’s, or, at any rate, a personality worthy of respect.10 It is crucial to note that Boethus is described as ὁ γεωμέτρης and that at the same time he is said to side with Epicurus now (ἤδη).11

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The second passage is from Book 5 of Plutarch’s Table-Talk (673C). Here Plutarch informs us that the conversation is held in the Athenian house (ἐν ᾽Ἀθήναις) of the Epicurean Boethus (παρὰ Βοήθῳ τῷ ᾽ Ἐπικουρείῳ), where many Epicureans are gathered (συνεδείπνουν δ’ οὐκ ὀλίγοι τῶν ἀπὸ τῆς αἱρέσεως).12 The debated question (occasioned by the victory of the comedy writer Strato, apparently unknown)13 concerns the fact that we feel pleasure in hearing actors representing anger and pain, but we do not derive any pleasure at all from the sight of people actually experiencing these emotions. While the (Epicurean) interlocutors are convinced that the imitator can communicate pleasure and delight because he does not personally experience the suffering he portrays, Plutarch believes that this view is inadequate. He maintains that we possess an affinity for any performance that exhibits reason or artistry, and admire its success. According to Plutarch, people require no instruction in order to be attracted to subtlety and cleverness; as a matter of fact, if a person shows to a child a shapeless lump of silver, while another brings him a little silver animal or cup, it is certain that the child will prefer and be drawn to the latter. Similarly we feel acute pain at the sight of the sick or dying, but a painting of Philoctetes or statue of Jocasta will give us pleasure – indeed, we will feel admiration for these works. To criticize the position of the Epicureans, at the end of his argument Plutarch points out that his position is really good evidence in favour of the Cyrenaics (with whom the followers of Epicurus polemicize): for according to the Cyrenaics we receive pleasure from sights and sounds not through our sight or hearing, but in our minds.14 It is interesting to note that the discussion of issues of this kind related to poetics (a subject already studied by Plato and Aristotle)15 takes place in a circle of Epicureans of the Imperial Age: this may provide important confirmation of the fact that even the Epicureans dealt with poetics on the basis of specific theories, and that Boethus perhaps had a specific interest in this matter. In citing the position of the Cyrenaics Plutarch seems to suggest, moreover, that the problem of poetics is related to the theory of knowledge (and indirectly also to physics): it is not possible to rule out that Boethus may have been interested in poetics chiefly because of its epistemological implications. The last passage is from Book 8 of Table-Talk (720E-F=323 Us.):16 Ἡσυχίας δὲ γενομένης Βόηθος ἔφη νέος μὲν ὢν ἔτι καὶ σοφιστεύων ἀπὸ γεωμετρίας αἰτήμασι χρῆσθαι (F) καὶ λαμβάνειν ἀναποδείκτους ὑποθέσεις, νυνὶ δὲ χρήσεσθαί τισι τῶν προαποδεδειγμένων ὑπ’ Ἐπικούρου. When silence fell, Boethus said that when he was still young and occupied with sophistic pursuits, he had been accustomed to using postulates from geometry and adopting unproved hypotheses, but that he would now employ some of the demonstrated doctrines of Epicurus.17 The problem under examination is why sounds can be heard better at night than in the morning. The conversation – which gives a strong impression of historicity18 – takes place in the house of Plutarch’s master Ammonius in Athens, and is occasioned by the fact that Ammonius is being boisterously cheered by a crowd of people after his third appointment as strategos (“general”).19 The original problem, then, is why those who are inside hear those screaming outside, while the latter cannot hear those inside equally well. Ammonius recalls that this issue has already been solved by Aristotle:20 the voice coming from inside weakens and dissipates when it goes outside in the open air, whereas the voice that goes from the outside to the inside remains clear. Given that the problem has already been treated by Aristotle, the discussion moves on to the reasons why voices at night are more sonorous and clear.21 Ammonius (in a “Platonic” way, one

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might add)22 attributes this fact to providence: 23 at night when sight is of little use, hearing becomes clearer and purer, since the perception removed from the eyes is returned to the ears. However, since one must discover the causes necessarily produced by nature (720E: τὰ δι’ ἀνάγκης φύσει περαινόμενα τῶν αἰτίων ἀνευρίσκειν), and given that it is the natural philosopher who deals with the material and instrumental principles (τοῦ φυσικοῦ ἴδιόν ἐστιν, ἡ περὶ τὰς ὑλικὰς καὶ ὀργανικὰς ἀρχὰς πραγματεία), Ammonius asks the audience whether anyone is able to provide a convincing explanation of the problem (πρῶτος ὑμῶν εὐπορήσειεν λόγου τὸ πιθανὸν ἔχοντος;). It is very interesting to note that only Boethus answers this request: it is as though he felt singled out by Ammonius – and this, for at least four reasons. (1) Firstly, Ammonius refers to the natural philosopher and it is well known that according to the Epicureans natural science or physiologia is the very heart of philosophy. (2) Ammonius’ reference to providence evidently arouses “repulsion” from an Epicurean such as Boethus, who on other occasions had sharply criticized divination and fate.24 (3) Ammonius also draws attention to material and instrumental causes, and for the Epicureans the concept of cause plays a basic role, as we learn, for example, from a passage of the Letter to (§ 78): the primary task of physiologia or the science of nature is the careful – and “Aristotelian”, one might add – investigation (ἐξακριβῶσαι) of the cause of the most important (τῶν κυριωτάτων αἰτία) (physical) issues, hence of fundamental phenomena.25 (4) Finally, in the Letter to Pythocles (§ 87), which deals with the theory of multiple explanations for celestial and meteorological phenomena, one finds a reference to τὸ πιθανολογούμενον, i.e. that level of persuasiveness26 (in accordance with sense-perception) which is the aim that the doctrine of multiple explanations must achieve. 27 Plutarch introduces Boethus by saying that he is an Epicurean philosopher who, when he was still young, took up sophistic pursuits (σοφιστεύων);28 Boethus used the postulates of geometry (ἀπὸ γεωμετρίας αἰτήμασι χρῆσθαι) and also accepted unproved hypotheses (λαμβάνειν ἀναποδείκτους ὑποθέσεις). Hence some scholars believe that Boethus had originally studied at the Academy – which would explain why he was a friend of Plutarch’s – before converting to Epicureanism.29 Boethus’ geometrical interests have also been taken to denote a Pythagorean affinity on his part (prior to his joining Epicurus’ Garden).30 It is very likely that this view depends on the fact that for many scholars it is essentially inconceivable that an Epicurean philosopher might deal with geometry: hence the hypothesis of Boethus’ affiliation with the Academy or Pythagoreanism, although we have no sure evidence to substantiate such view. Nevertheless Boethus’ early affiliation with Academy seems a more plausible possibility, since according to Plutarch the philosopher accepted unproved hypotheses, and this could recall the well known passages of Plato’s Republic Book VI (510c-e; see too Resp. VII, 533c, for the task of dialectics to ground and justify the hypotheses) about the (unproved) hypotheses of geometry, arithmetic, and similar sciences.31 After taking the floor, Boethus deals with the problem raised by Ammonius by presenting a doctrine that seems to express a genuinely orthodox form of Epicureanism. This is evident from the very beginning, when Boethus, in reply to Ammonius’ question about causes and principles, argues that existing things are borne about in the non-existent (φέρεται τὰ ὄντ’ ἐν τῷ μὴ ὄντι).32 This is a clear reference to the grounds of Epicurean atomism: atoms and the void.33 On the basis of these principles, Boethus explains that the void is mixed with atoms of air, and that heat,

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unlike cold, looses, separates and dissolves atomic concentrations. Consequently, in the morning, thanks to the heat these concentrations become dilated; in this way, the atoms of voices or sounds (that is the eidola/“images” or simulacra)34 are hampered and hindered, causing them to disperse. During the night, on the contrary, the cold “coagulates” atoms: so the atoms of voices do not find any obstacles, and can more easily reach the listener. For the same reason, empty bodies transmit sound more effectively than full bodies: gold and stones, being solid and dense bodies, retain sounds, while bronze, being less dense, is a much more sonorous material.35 Leaving aside the several doubts that Boethus’ argument could arouse,36 I believe it is clearly consistent with the fundamental principles of atomism. For this reason, it seems to me that the argument is not at all confused, but rather that it connects (in an orthodox manner) these issues of acoustic physics to atoms and void: when there is more void (according to Boethus, at night, when the heat thins out and gives way to the cold), sound (or, more correctly, the atoms of sound) propagate better. On the basis of Boethus’ strictly physical explanation, I will now return to Plutarch’s presentation of the Epicurean philosopher. It has been argued that Boethus categorically denied his (youthful) involvement in geometry (even considering it «une erreur de jeunesse») after his final conversion to Epicureanism.37 Boethus’ case closely resembles that of another Epicurean philosopher with a past as a mathematician: Polyaenus of Lampsacus, one of the kathegemones or andres (“leaders”) of Epicurus’ Garden.38 From Cicero (Acad. II 106 = 39 Tepedino Guerra) we learn that Polyaenus was a magnus mathematicus; later, following Epicurus (posteaquam Epicuro adsentiens), he came to regard all geometry as false (totam geometriam falsam esse credidit), but – and this is the more relevant point – never lost the mathematical knowledge he had acquired. The truthfulness of this account is indirectly confirmed by a work of the Epicurean Demetrius Laco entitled Πρὸς τὰς Πολυαίνου ἀπορίας, For (or On) the Aporiai of Polyaenus (PHerc. 1429).39 The aporiai to which the title alludes are in all likelihood of geometric nature too; it is reasonable to think, then, that Demetrius may have authored this work in support of the difficulties raised by Polyaenus against a kind of geometry that obviously did not respect the grounds of Epicurean philosophy. This is (perhaps) the reason why, according to Cicero, Polyaenus totam geometriam falsam esse credidit: of course, it is necessary to understand which geometry this is. The fact that Polyaenus believed all geometry to be false without ever losing his mathematical knowledge after his Epicurean “conversion” does not necessarily entail that he no longer used his (duly “modified”) knowledge in favour of Epicurus’ philosophy.40 Among the Herculaneum scrolls, PHerc. 1044 contains an anonymous Life of Philonides, perhaps attributable to Philodemus. From some of the fragments of this work we learn that the Epicurean Philonides was interested in geometry and also wrote (possibly exegetical) works on the Epicurean notion of minimum from a geometrical perspective (fr. 13 inf.-14 Gallo).41 In the Preface to Book 2 of his Κωνικά (I, p. 192 Heiberg), Apollonius invites his addressee Eudemus of Pergamum to send his treatise also to Philonides, who in this passage is significantly called ὁ γεωμέτρης, which is exactly how Plutarch describes Boethus in De Pyth. or. 396D-E.42 I would argue that it is rather simplistic (and historically short-sighted) to think that Polyaenus, Philonides and Demetrius are isolated cases within the history of Epicureanism, but this does not rule out the existence of other Epicurean philosophers who completely aim to refute geometry. If we carefully examine the passage from De

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Pythiae oraculis, the fact that Plutarch says that now Boethus is on Epicurus’ side seems to imply that he disowned his past as a geometer. Plutarch is emphasizing Boethus’ complete “conversion” to Epicurus’ philosophy: in the passage of Plutarch’s Table-Talk, Book 8, this “conversion” is clearly confirmed by the opposition between νέος μὲν ὢν and νυνὶ δέ. What is more complex is the presentation of Boethus in Book 8 of Table- Talk. Boethus states that in his youth he behaved in the manner of the sophists and, above all, that he used the postulates of geometry and accepted unproved hypotheses, while now, as an Epicurean, he accepts principles demonstrated by Epicurus.43 This presentation may seem rather “innocent”, but it really says a lot: in order to understand it thoroughly, one must compare it with what Proclus argues in his Commentary on the First Book of Euclid’s “Elements”. 44 According to Proclus, most of those who have spoken out against geometry (πρὸς γεωμετρίαν) have questioned the “consistency” of the principles on which geometry is based. The speeches of these detractors of geometry have been “repeated” by many people, and most notably by the Ephectics, who reject and deny all knowledge (πᾶσα ἐπιστήμη) through the . Others, instead, only wish to challenge and refute geometric principles, as is the case with the Epicureans; others still, while admitting the principles of geometry, believe that what follows these principles (τὰ μετὰ τὰς ἀρχάς) cannot be demonstrated (ἀποδεικνύσθαι) if not by adding something further (which obviously is not contained in the principles themselves). Zeno of Sidon, a follower of Epicurus’ αἵρεσις, supported this perspective: Posidonius wrote an entire book (ὅλον [...] βιβλίον) to prove that Zeno’s thought was weak and flawed (σαθρὰν αὐτοῦ πᾶσαν τὴν ἐπίνοιαν). The criticism of Zeno revolves around the issue of the principles: if these axioms were really “complete”, what stems from them would not require further additions. What Zeno refutes – in turn being disproved by Posidonius – is the adequacy and completeness of geometric principles. It is true, therefore, that Zeno admits and accepts the principles of geometry (unlike the other Epicureans mentioned by Proclus); 45 but according to his formulation these principles “lack” what ought to be added to them in order to demonstrate the validity of the propositions which follow on from them. One must also bear in mind that the question of the principles of science seems to be precisely the point that the Epicureans criticize in their rebuttal of the sciences. A passage from Cicero (Fin. I 21, 71 = 227 Us.) is particularly enlightening: the reason why it is not necessary to cultivate the sciences is a genuinely epistemological one according to the Epicureans, since the sciences, being based on false assumptions, cannot be true (a falsis initiis profecta vera esse non possunt).46 Returning to Plutarch, Boethus’ position seems at first glance rather similar to that of Zeno (at least judging from Proclus’ account). Boethus once accepted the postulates of geometry and used unproved hypotheses, but now, having understood that this methodology is probably fallacious and unproductive, has thought to adopt the principles demonstrated by Epicurus. Both Zeno and Boethus criticize from the Epicurean side the accuracy and completeness of the postulates especially from the epistemological point of view. Boethus, in particular, seems to reject the idea that geometry should be based on unproved hypotheses: that is why he assumes the principles demonstrated by Epicurus. The actual problem is to understand whether Boethus totally rejected geometry. It is not so easy to draw a certain conclusion about Boethus’ position on geometry. An

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analysis of the little evidence from Plutarch in the light of surviving Epicurean texts could suggest at first glance not only that Boethus may not have rejected geometry completely, but even that he is perhaps to be counted among those Epicureans who were interested in geometry and (possibly) applied it to the science of nature in order to give certain doctrines a more articulate explanation.47 Although I believe that Plutarch’s testimony about Boethus does not in itself strengthen the case for a positive Epicurean geometry, given that there is no strong evidence for this, the view that the Epicurean philosopher did not reject the methodology of geometry is an exegetical possibility based on the fact that Plutarch is not completely clear on this point. On this matter, David Sedley offered to me (per litteras) an interesting remark: «At 720E-F it seems to me that Boethus does not clearly reject the methodology of geometry. He does not say explicitly that he now only uses demonstrated doctrines of Epicurus (actually doctrines demonstrated by Epicurus would be more accurate here), just that on this occasion he will be using the latter. His point could simply be that the Epicurean method of using pre-demonstrated premises is superior to the geometrical method of using undemonstrated – or perhaps rather, more positively, ‘indemonstrable’ – premises, without meaning that the latter method is invalid and should be abandoned.» Nevertheless we do not have clear evidence that could validate this view completely. In his explanation of acoustic physics, Boethus does not explicitly refer to geometric doctrines (but we cannot exclude that he may have done so in other circumstances). One ought to bear in mind that, all in all, Plutarch is a very hostile source on the Epicureans, and that he therefore may have misrepresented or consciously ignored certain points. On this matter, I find interesting a suggestion that I received (per litteras) by Jean-Baptiste Gourinat: Sur la géométrie pratiquée par Boéthos une fois devenu épicurien, il y a peut-être quelque éclairage à gagner en comparant la solution proposée par Boéthos au problème d’acoustique posé par Ammonius avec la façon, rappelée par ce dernier, dont ce problème est résolu par le ps.-Aristote : raisonnant, d’une façon qui peut être considérée comme “géométrique”, sur la dispersion ou la concentration de flux d’air, le ps.-Aristote traite le problème à un niveau macroscopique, tandis que Boéthos raisonne sur les variations de taille des atomes en fonction de la température – la question étant de savoir, une fois de plus, s’il s’agit là de géométrie, et non pas d’une explication physique proposée en alternative à une explication “géométrique”. This suggestion is very stimulating, although in his speech on acoustics Boethus does not seem clearly to use geometry to explain the issue. Furthermore, one could also note a basic element of dissimilarity between Zeno’s and Boethus’ views about geometry. The sources are very scarce, and it is very difficult to ascertain if Boethus after his Epicurean “conversion” continued to use an alternative Epicurean geometry: if this were indeed proved, Boethus’ position would be very similar to Philonides’ and Demetrius’ one. However, from Plutarch we learn that Boethus does not use postulates from geometry anymore: he prefers to start from Epicurean demonstrated principles. His criticism seems indeed stronger than Zeno’s: Boethus does not supplement geometrical postulates with other geometrical (more complete and adequate) premises needed to prove the conclusions, since he does away with geometrical postulates. My final view is indeed that Boethus’ position is essentially identical to the view of the Epicureans quoted by Proclus. Even if Boethus’ view were similar to Zeno’s, according to Plutarch, it does not seem a position aimed at preserving part of geometry for Epicurean purposes. In Plutarch we

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have a text saying that Boethus used to practice geometry, and that he then replaced it with Epicurean philosophy. One can weaken or qualify what Plutarch says by comparing Boethus to Philonides (or Demetrius), but one can also use what Plutarch says about Boethus to strengthen the idea that Epicureans were strictly hostile to geometry. Nevertheless, according to Plutarch’s evidence, the fact that Boethus does not use geometry in his explanation of sound is an argument for thinking, exactly as Plutarch says when he introduces him, that Boethus replaced geometry with Epicurean physics, by abandoning geometrical reasoning and principles. To conclude, Boethus is an interesting figure within Imperial Epicureanism, and we must be grateful to Plutarch for having informed us of his philosophical position. It seems probable that Plutarch’s depiction of Boethus does not provide new evidence in favour of the existence of a positive Epicurean geometry. The case that Boethus did develop a positive Epicurean geometry seems much weaker than the case that other Epicurean philosophers — like Demetrius Laco and Philonides — did so. Nevertheless, despite the great scarcity (and the rather limited clarity) of sources, I would like to reaffirm that Boethus is an interesting figure, since his depiction in Plutarch (who remains a hostile source for Epicureanism) does not seem to support the idea that the Epicureans did not at all reject their (possible) education as geometers. In fact unlike Boethus, other Epicureans, like Philonides, Demetrius, and, perhaps, already Polyaenus, in all likelihood dealt with very technical disciplines such as geometry – suitably redefined by them according to the principles of the philosophy of Epicurus – but would engage in them only on condition that doing so would contribute to achieving the goal of the happy life. At least on the basis of Plutarch’s evidence, it is not plausible to attribute the same view to Boethus. However, it is worthy of remark, on the one hand, that Boethus is an Epicurean philosopher in whom there is somehow a (hostile) relationship between geometry and Epicurus’ philosophy, and, on the other hand, that the case of Boethus might suggest the possibility that within Epicureanism there was indeed a philosophical debate about geometry and its use, as, after all, Proclus’ testimony confirms by differentiating the view of the Epicureans from the view of Zeno on the issue of the principles of geometry.48

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NOTES

1. See Bénatouïl, 2010. 2. See Verde 2013a, p. 249-308 et Verde 2013b. For a different view, see the significant and stimulating (but still unpublished) paper by Netz forthcoming (I wish to thank the author for giving me the opportunity to read this important contribution in advance). 3. Cf. Cic. Fin. IV 5, 11-12. See too Spinelli 2012, and now Parisi 2014. 4. See Giovacchini 2010. 5. Furthermore, from a terminological point of view, in order to understand better what kind of geometry is being talked about, one could call this discipline a particular “physics of space” rather “geometry”: as a matter of fact, one can deal with angles, lines, etc. in a way compatible with (Epicurean) canonic and atomism, since stricto sensu it is difficult to imagine something called “geometry” which would be fully compatible with Epicurean ontology and epistemology (empiricism, criticism of demonstration and definition; see again Verde 2013b, p. 141-145). In this article for convenience I continue to call “geometry” this particular physics of space, that makes use of geometric principles and notions. 6. A deep analysis of the sources, therefore, proves not only the likelihood of (positive) Epicurean geometry, but also the fact that, according to the Epicureans, this discipline, albeit very technical, was closely linked to the science of nature (physiologia). 7. For a first overview on this matter see the recent studies by Corti 2014, p. 21-28, and Kechagia- Ovseiko 2014. 8. Transl. Babbitt 1969 (slightly modified). 9. See Ferrari 2000, p. 149-163. This is very clear in the writing of the Epicurean Diogenianus (2nd AC?), who writes against Chrysippus’ fatalism and mantic art: see Isnardi Parente 1990. Also Philodemus, especially in his treatise On Gods, deals with Stoic divination in order to criticize it, often by quoting some passages from Stoic works and showing how the theory of divination and providence of the Stoics contradicts their theology (namely their notion of God): see now Essler 2014. 10. See Flacelière 1959, p. 201-202; Del Corno 1983, p. 53; Hershbell 1992, p. 3355; Babut 2003 p. 275-277; Boulogne 2003, p. 18, 22, 37, and Koch 2005, p. 49. 11. The fact that Plutarch calls Boethus “geometer” could imply that Boethus kept using geometry after becoming Epicurean: if Boethus is an Epicurean philosopher, why does Plutarch continue to call him “geometer”? I believe that a plausible explanation is that Plutarch makes use of the term “geometer” in order to identify distinctly and without ambiguity Boethus. On the basis of De Pyth. or. 396D (but above all 397C: […] ὑμᾶς τοὺς τοῦ ᾽Ἐπικούρου προφήτας (δῆλος γὰρ εἶ καὶ αὐτὸς ὑποφερόμενος) […]) Fuhrmann 1978 suggests the hypothesis that Boethus’ conversion into Epicureanism might have been rather recent (p. 49). This could be another likely reason to explain Plutarch’s definition of Boethus as ὁ γεωμέτρης. 12. On the presence of Boethus in Athens as a significant testimony of the vitality of Athenian Epicureanism at the time of Plutarch, see Graindor 1931, p. 153. Graindor believes that Boethus might have been the son or descendant of the Peripatetic Boethus of Sidon, a hypothesis which does not seem convincing to me in the absence of any concrete evidence. On Epicureanism of Imperial Age see Erler 2009. 13. This might be the Menandrian actor Q. Marcius Strato of the deme of Chollidae (see Teodorsson 1990, p. 147). 14. On this matter see Warren 2013. 15. See Plato Resp. X. 605c9-607a7; Aristot. Poet. 1448b8-19. Plutarch examines the same topic in Quomodo adulescens poetas audire debeatμ 17F-18C too. 16. Plutarch’s passage is found in Usener’s Epicurean collection, but it was not included by Bailey or Arrighetti in their editions.

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17. Transl. Minar 1961 (modified). 18. See Teodorsson 1996, p. 181. 19. According to Graindor 1931 (p. 78), Ammonius was appointed strategos for the third time in 81 AC, a date which coincides, therefore, with one of Plutarch’s stays in Athens. 20. The reference is to Ps.-Aristot. Probl. XI, 903b13-18. Plutarch here does not address the problem of the authorship of this work, which he simply attributes to Aristotle (cf. below n. 35). On the authenticity of Problemata I shall merely refer to the research conducted by Louis 1991 (p. XXIII-XXX), whose results have been usefully summed up by Quarantotto 2011, p. 23 n. 1. 21. In fact this argument too is examined in the pseudo-Aristotelian Problemata (XI, 903a 7-26). The first explanation is offered by Anaxagoras (59 A 74 DK): in the morning, the air heated by the sun reverberates, while at night it is quieter because the sun has set. 22. On Ammonius’ Platonism (not very different from Plutarch’s) see Donini 1986 (= 2011). 23. On Plutarch’s appeal to the notion of providence see Opsomer 1997. About Ammonius’ deep religiosity and involvement in public religion, see Jones 1967, and Follet 1976, p. 162-166. 24. See above, 211. 25. One could notice that this argument could be used in an opposite way too: the Epicureans are interested only in the causes of the most important phenomena and should thus not get interested in problems such as the one raised by Ammonius. On this topic see Philod. De elect. col. ΧΙΙΙ 17-19 Indelli-Tsouna McKirahan, who shows that one of the basic “principles” of physiologia (valid also in the field of ethics, in particular in relation to what it is necessary to choose or shun) concerns the fact that nothing is produced and has its fulfilment without a cause (χωρὶς αἰτίας). See too Lucret. VI, 50-55 (according to Flores’ text): cetera quae fieri in terris caeloque tuentur / mortales, pauidis cum pendent mentibus saepe / et faciunt animos humilis formidine diuom / depressosque premunt ad terram propterea quod / ignorantia causarum conferre deorum / cogit ad imperium res et concedere regnum. 26. On this matter see Verde 2013 c, esp. p. 136. 27. One objection that could be made is the following: on the basis of these reasons, one does not see how these motivations prove or suggest that Boethus (and, more generally, the Epicureans) should be interested in explaining why sounds are best heard at night. To answer, one could argue that this is a very specific topic; nevertheless we know that the Epicureans were actually interested in specific physical problems too. Evidence of this can be found in the Letter to Pythocles, which is a doctrinal epitome containing several scientific explanations of very specific meteorological topics. If a genuine Epicurean philosopher is interested in a particular physical phenomenon, this happens because the purpose of every scientific research is exclusively ethical. However this does not imply that the investigations of the Epicureans in this field are not fully scientific inquiries (see Graham 2013, p. 211-212). From this point of view, the explanation of why sound is best heard at night must be included in this same philosophical perspective, in order to avoid any providential, theological, or teleological explanations of a phenomenon of this kind: the crucial point is that more specific phenomena are reducible to atoms and void. 28. In Imperial times the noun sophistes and the verb sophisteuo acquire particular meanings: a sophistes can be a teacher of rhetoric, eloquence or oratory (within a school or not), or a learned man of questionable moral value. Plutarch often sharply distinguishes the philosopher from the sophist, maintaining that the philosopher despises the value of rhetoric in general. Brunt 1994 (p. 38, see too p. 42-43) argues that «in the second century the term sophist is generally derogatory, when it does not denote a teacher of rhetoric, or occasionally a savant». I think that in the case of Boethus the term clearly has a derogatory meaning: Plutarch seems to be stressing the shrewd and none-too-serious (that is, non-philosophical) attitude of Boethus, since the latter postulates unproved hypotheses. At the same time, it cannot be completely ruled out that in this case sophisteuo means that Boethus taught geometry. For the meaning of sophisteuo in the sense of “to teach” (often rhetoric, and of course at a fee) in Plutarch see Lucull. 22, 7; Caes. 3, 1; Demost. 24,

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3; De Stoic. rep. 1047F; see e.g. too Diog. Laert. VIII 87 (= T 7 Lasserre) about Eudoxus’ teaching at Cyzicus and the Propontis (ἐντεῦθέν τε γενέσθαι ἐν Κυζίκῳ καὶ τῇ Προποντίδι σοφιστεύοντα). 29. See e.g. Braccini and Pellizer 2014, 223. Several scholars have read – in my view, with little justification – the term σοφιστεύων in Quaest. conv. 720E as a clear reference to Boethus’ (early) Academic studies, translating it as «occupied with academic pursuits» (Minar 1961 in his “Loeb” translation, p. 133) or «il étudiait à l’Académie» (Frazier and Sirinelli 1996 in their “Les Belles Lettres” translation, p. 90). Teodorsson 1996 (p. 184) without any hesitation writes that Boethus «had formerly studied at the Academy, probably as a fellow student of Plutarch». There is also no concrete evidence that Boethus belonged or was close to the «Kreise des Ammonios» (Ziegler 1951, col. 669), or that he was «d’abord disciple d’Ammonios» (Puech 1992, p. 4842). What is much more likely, however, is the bond of friendship between Plutarch and Boethus: this might be a clue of Boethus’ background as a member of the Academy, where he may have trained to become a geometer. For a first survey on Academic geometry and its relationship with philosophy see Bénatouïl and El Murr 2010. 30. See Ziegler 1951, col. 695-696, who also includes Boethus among the Pythagoreans, at least «in seinen Anfängen». This hypothesis is (rightly) ruled out by Hershbell 1984, p. 73-79: «There also seem to be no convincing reasons to regard Boethus, Erato, and Hermeias as “Pythagoreans.” Boethus appears consistently as an Epicurean at Quaest. conviv. 673C and 720E-F where in the latter passage he mentions his youthful interest in geometry, hardly a reason for considering him a former Pythagorean» (p. 73). 31. For a first overview see Franco Repellini 2003, esp. p. 360-374. As David Sedley suggested to me (per litteras), Boethus’ closing remark (721D: μηδεὶς ἐνιστάσθω πρὸς τὰς πρώτας ὑποθέσεις) is a bit surprising. Here Boethus calls “hypotheses” (perhaps ironically?) the pre-demonstrated principles: one cannot rule out that these are the proved hypotheses, completely different from the (unproved) hypotheses of geometry. 32. On the role played by void in Boethus’ argument see Boulogne 2003 p. 76. 33. It is certainly interesting to observe that Boethus uses the terminological dichotomy “being”/“not being” to indicate the atoms and the void, something typical of ancient Atomists (Leucippus and Democritus), especially judging from Aristotle’s evidence: see e.g. Aristot. GC I 8, 325a23 (= 67 A 7 DK), and Simpl. In Aristot. De caelo 294, 33 Heiberg (= 208 Rose= 68 A 37 DK; see Sedley 1982). This reversion from Epicurean to Democritean terminology is difficult to explain: as David Sedley supposed (per litteras), the being/ not-being dichotomy could be in aid of proving that the body/void dichotomy is logically exhaustive. But one also cannot rule out the possibility that Boethus claims that the body/ void dichotomy (at least at the very beginning of his speech) is a limiting and restrictive terminology. I am not persuaded by the idea that τὸ μὴ ὂν here simply «means ‘space’» (Teodorsson 1996, p. 185). Using the peculiar language of atomism, Boethus rather wishes to refer to the basic principles to which everything is reduced: in this sense τὸ μὴ ὂν means ‘void’. There is, therefore, no contradiction with the next sentence, which indeed clarifies what these principles are: πολὺ γὰρ κενὸν ἐνδιέσπαρται καὶ μέμικται ταῖς τοῦ ἀέρος ἀτόμοις (720F). 34. See Epicur. Hrdt. 52-53, and the commentary by Verde 2010, p. 140-145. 35. The example of bronze and the sound it emits also occurs in another certainly Epicurean context (Sext. Emp. M VII 208 = 247 Us.). Already in Problemata (XI, 903a11-15) one of the explanations provided concerns the fact that through an empty space one hears better than in a full space: in the morning the air is dense and full of light and rays, whereas in the night, it is more rarefied and thin, because the fire and the rays (which are bodies, according to the author) have gone away (διὰ τὸ ἀπεληλυθέναι ἐξ αὐτοῦ τὸ πῦρ καὶ τὰς ἀκτῖνας, σώματα ὄντα). According to Aristotle (see De an. II 7, 418b13-20) light is not corporeal, whereas, according to the Peripatetic Strato of Lampsacus (see Simpl. In Aristot. Phys. IV 9, 693, 10-29 Diels = 65a Wehrli = 30A Sharples, and Hero Pneum. 1, 24, 20-28 11 Schmidt = 65b Wehrli = 30B Sharples; cf. Sanders

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2011, p. 274) and Epicurus (on the basis of Lucret. II, 381-390; cf. Longo 1987-1988), it is a body. This seems to be an indication of the fact that this section of the Problemata Physica cannot be easily attributed to Aristotle. The affinities of Section XI with the De audibilibus/Περὶ ἀκουστῶν (e.g. Louis 1991 p. 4-5) – a treatise attributed to Strato of Lampsacus by Gottschalk 1968 – have been taken to suggest that this part of the Problemata could properly be attributed to Strato. However, this hypothesis too should be regarded with extreme caution and probably re- examined, mainly because Strato’s authorship of the Περὶ ἀκουστῶν is far from certain (see Petrucci 2011 p. 190 n. 23, and p. 193). Since according to the Problemata light is a body, this section cannot be attributed to Aristotle. This is (indirectly) confirmed by Plutarch, who evidently does not know that the topic of night hearing had been already investigated by Aristotle. As a matter of fact, Ammonius recognizes that only the problem of internal/external sound was solved by Aristotle (720D). It is very likely, therefore, that Plutarch read a text of the Problemata different from the version we know: it is difficult (if not impossible) to establish whether the version used by Plutarch was close to that directly drawn up by Aristotle, or was an edition of Aristotle’s work expanded by his successors (see Sandbach 1982 p. 224; and Braccini and Pellizer 2014, p. 28, and p. 222). 36. Some of these perplexities (raised mainly by Teodorsson 1996, p. 186-189) seem overly severe and often essentially unjustified, as rightly detected by Braccini and Pellizer 2014, p. 225-227. 37. See Puech 1994. The same has been argued for Polyaenus: for example, according to Brittain 2006, p. 133, Polyaenus was an Epicurean philosopher «who had been a geometer before he met Epicurus». 38. See Longo Auricchio 1978. 39. See Angeli and Dorandi 1987, 2008, Del Mastro 2014a, p. 302-305, and now Dorandi 2015, p. 6-9. 40. See Verde, 2013a, p. 266-277, and p. 287-299. 41. See Verde 2013a, p. 277-287. 42. See above, p. 211, and n. 11. 43. Although Plutarch talks about the principles demonstrated by Epicurus, one should not overlook the fact that Epicurus himself criticized the use of demonstration (see e.g. Hrdt. 37-38). On this issue see now the significant contribution by Morel 2015. 44. Procl. In Eucl. 199-200; 214-218 Friedlein (= 27 Angeli-Colaizzo = 46-47 Edelstein-Kidd). 45. It is not easy to understand whether the Epicureans quoted by Proclus, and Zeno have the same purpose, which is the complete refutation of geometry. Proclus clearly differentiates Zeno’s position about geometry from that of the Epicureans, but, even though Proclus does not say so explicitly, the possibility that the Epicureans and Zeno have different strategies for the same goal cannot be ruled out. Nevertheless the idea that the strategies (and consequently the goals) of Zeno and the Epicureans are different indeed seems to me a more convincing interpretation (see Verde 2013a, p. 304-306). 46. See Verde 2013a, p. 299-306; on Zeno of Sidon see now Del Mastro 2014b. 47. It is not a coincidence, then, that Boethus, at the very beginning of his speech, immediately states the basic principles of Epicurean atomism and, above all, deals with a physical problem. In Epicureanism geometry seems to have a privileged field of application, that is, the science of nature (see above, p. 210 and n. 6). What is very significant from this point of view is a passage from Sextus Empiricus’ Against the Geometers (M III 98 = 273a, p. 351 Us.) where Sextus presents an Epicurean definition of straight line: this definition is particularly interesting because it involves the (physical) notion of void. According to the Epicureans, the straight line in the void does not turn, because void does not allow movement neither in its wholeness nor in its parts. It is possible that this definition has to do with the clinamen, or swerve of atoms. In this passage, however, the close relationship between geometry and physics according to the Epicureans emerges very clearly.

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48. See above, p. 222.

ABSTRACTS

This paper mainly focuses on the (rather neglected) Epicurean Boethus, not mentioned by any ancient source except Plutarch. The article aims to examine the views of this philosopher, more specifically his attitude towards geometry.

Cet article se concentre principalement sur Boéthos, philosophe épicurien qui a été souvent négligé : aucune source ancienne, excepté Plutarque, ne le mentionne. L’étude tente d’examiner la perspective philosophique de Boéthos et, plus particulièrement, son attitude envers la géométrie.

INDEX

Mots-clés: épicurisme, géométrie, atomisme, acoustique Keywords: epicureanism, geometry, atomism, acoustics

AUTHORS

FRANCESCO VERDE

“Sapienza” Università di Roma

Philosophie antique, 15 | 2015 174

Concordia discors Héraclite, Hölderlin, Heidegger

Paul Slama

Je remercie Mathilde Bremond et Filippomaria Pontani pour leur relecture et leurs précieuses remarques philologiques et philosophiques. Je remercie aussi le lecteur anonyme pour ses remarques très instructives.

1) Héraclite et Platon

1 Dans un célèbre passage du Banquet (187a), Platon propose une de ses deux paraphrases du fragment 51 d’Héraclite : C’est sans doute ce que veut dire Héraclite, même si son expression ne le dit pas convenablement. L’un, dit-il en effet, étant différent lui-même de lui-même, se compose, comme l’accord de l’arc et de la lyre. Or il n’est vraiment pas raisonnable de dire que l’accord, c’est ce qui se différencie ou ce qui résulte d’une différence qui se poursuit. Mais sans doute voulait-il dire qu’à partir d’une différence antérieure entre l’aigu et le grave, l’accord a lieu ultérieurement grâce à l’art musical. En effet, si le grave et l’aigu continuaient de se différencier, il ne pourrait pas y avoir accord. Car l’accord c’est la consonance, et la consonance une certaine concorde (ἡ γὰρ ἁρμονία συμφωνία ἐστίν, συμφωνία δὲ ὁμολογία τις) – or la concorde de ce qui est différent est impossible tant que se maintient la différence, tout comme est impossible l’accord avec ce qui est différent et qui refuse toute concorde – et il en va de même pour le rythme qui naît du rapide et du lent qui, d’abord opposés (ἐκ διενηνεγμένων πρότερον), trouvent la concorde par la suite1. C’est un art, une techne, qui accomplit la possibilité et l’effectivité de la concorde, à partir de la discorde de l’opposition (Τὴν δὲ ὁμολογίαν πᾶσι τούτοις, ὥσπερ ἐκεῖ ἡ ἰατρική, ἐνταῦθα ἡ μουσικὴ ἐντίθησιν, ἔρωτα καὶ ὁμόνοιαν ἀλλήλων ἐμποιήσασα). La désinvolture platonicienne à l’endroit d’Héraclite est étonnante, qui parle improprement (οὐ καλῶς λέγει), mais qui a sans doute (ἴσως) voulu dire autre chose que ce que sa formule (qui n’est d’ailleurs peut-être pas la sienne, c’est tout le problème) laisse entendre. Platon, clairement, refuse l’idée d’une opposition au cœur de l’accord, puisque l’harmonie doit être comprise comme la résolution (et donc la disparition) de l’opposition, par exemple celle de l’aigu et du grave, ou encore du rapide

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et du lent, dans une unité supérieure, ultérieure mais supérieure, l’ὁμολογία – d’où la paraphrase du fragment 51 en ces termes : Τὸ ἓν (…) διαφερόμενον αὐτὸ αὑτῷ συμφέρεσθαι, ὥσπερ ἁρμονίαν τόξου τε καὶ λύρας (« L’un, étant différent lui-même de lui-même, se compose, comme l’accord de l’arc et de la lyre »), ce que Diels a évidemment remarqué en indiquant en note ce passage, à propos du fr. 512. Or, une autre relation du fragment, retenue justement par Diels et par la littérature depuis lors, celle d’Hippolyte de Rome, dit tout à fait autre chose : οὐ ξυνιᾶσιν ὅκως διαφερόμενον ἑωυτῷ ὁμολογέει· παλίντροπος ἁρμονίη ὅκωσπερ τόξου καὶ λύρης (« ils ne comprennent pas comment ce qui par soi est différent s’accorde. Harmonie de tensions opposées, comme l’arc et la lyre »).

2 Il faut souligner d’emblée la différence du texte d’Hippolyte avec celui de Platon. La première, frappante, concerne la substitution συμφέρεσθαι / ὁμολογέει, difficile, mais qui néanmoins, comme le soulignent J. Bollack et H. Wismann, peut se comprendre si l’on admet l’idée que Platon commente en fait, avec le premier terme, le second3. Notons ici l’adjectif παλίντροπος, absent chez Platon, pourtant retenu (et défendu) par Diels, qui concentre toutes les difficultés qui nous occupent : aussitôt accolé à ἁρμονίη, il le met dans le même temps en déséquilibre – et l’harmonie est dite « antagoniste », « adverse », « contrecarrée » par son propre adjectif. Mais surtout, la paraphrase de Platon ajoute ce qui ne trouve aucune autre occurrence dans ce qui nous est parvenu d’Héraclite : τὸ ἓν, « le » un. Dans l’autre célèbre paraphrase du même fragment, moins précise, qu’on trouve dans le Sophiste, le sujet est peut-être : τὸ ὂν4.

3 Or, dans le fragment tel qu’il nous est transmis par Hippolyte de Rome, le sujet n’est pas exprimé. La fiabilité d’Hippolyte concernant les fragments n’est pas inébranlable, pour dire le moins, et il est par conséquent possible que le sujet fût exprimé dans le propos original ; et après tout, Platon avait peut-être sous les yeux un texte moins corrompu, plus fidèle à la parole d’Héraclite. Mais si l’on s’en tient à la lettre, le fragment que nous pouvons lire n’exprime pas le sujet, de même qu’il est introduit par une « troisième personne, anonyme et dure comme l’objet au dehors, (…) avec le seul signe qui la caractérise en grec, le pluriel des verbes5 » : οὐ ξυνιᾶσιν, « ils ne comprennent pas », mode éminemment personnel pour dire cependant un éminent impersonnel, un pluriel général qui identifie tout de même, en général chez Hippolyte, ceux qui ne comprennent pas, les ignorants. Le sujet est-il, comme le suggère par exemple Zeller, dans le participe lui-même, de telle sorte qu’il faudrait entendre : <τὸ> διαφερόμενον ? ou alors faudrait-il, comme le suggère à titre d’hypothèse Kirk, ajouter un τι à ὁμολογέει6 ? Cette question est ici capitale ; car plus qu’un archaïsme, cette invisibilité du sujet pourrait davantage faire signe vers ce que refuse précisément Platon (qui exprime donc naturellement le sujet), l’impossibilité d’unifier, même grammaticalement, ce qui s’oppose au cœur de l’harmonie, tant il est vrai que dans ce qui est tenu ensemble7, il y a toujours déjà la séparation. Nul sujet exprimé pour réconcilier les tensions opposées au cœur de l’harmonie (παλίντροπος ἁρμονίη), pour résoudre la difficulté en faisant d’une telle harmonie, d’un tel accord, le résultat d’une unification de ce qui est d’abord en dissonance (telle était la position de Platon8) ; nulle unité promise qui ferait de cette dysharmonie un simple moment avant la réconciliation. Au cœur de l’harmonie, il y a, si l’on suit la relation d’Hippolyte, la dissonance, la différence, sans sujet réconciliateur. Bien entendu, cela ne peut avoir qu’un statut hypothétique ; mais la différence entre les deux relations, celle de Platon et celle d’Hippolyte, montre chez le premier la nécessité d’exprimer le sujet, chez le

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second le caractère presque naturel de son absence. Cela, en soi, est remarquable, et dit beaucoup de l’interprétation polémique de Platon. Toute la tâche de Hölderlin puis de Heidegger est précisément de nier qu’une unité traversée originairement par la séparation fût absurde (ἀλογία), et de défendre a contrario la présence de la dysharmonie au cœur de l’harmonie, de la discorde au cœur de la concorde. Héraclite par-delà Platon, ou malgré Platon, cela ne fut possible pour Heidegger qu’à partir de l’accomplissement hölderlinien, d’abord grammatical puis conceptuel, de ce pas qui rétrocède. Cela engage, chez Heidegger, une élaboration nouvelle, tout au long des années 1930, du rapport à la tradition : en inscrivant comme fondement de l’expérience une dysharmonie fondatrice, il conçoit une philosophie transcendantale où le fondement est traversé par l’abîme, et qui provient notamment de l’appropriation par Hölderlin, grâce à Héraclite, du transcendantal kantien, métamorphosé en « sensation transcendantale », essentiellement dysharmonique. C’est bien alors vers les présocratiques que se tourne Heidegger, en compagnie de Hölderlin, et il n’est pas du tout sûr que cette attention nouvelle soit la marque d’une sortie de la métaphysique ; bien plutôt, elle s’inscrit dans une tradition spécifique, qui trouve son illustration dans le concept de « vouloir », central chez le Heidegger des années 1930. C’est ce qu’on examine ici.

2) Hölderlin et le fr. 51 : ἓν διαφέρον ἑαυτῷ

4 Hölderlin cite fameusement, par deux fois, ce fragment, dans le grand roman épistolaire Hypérion (1797/99). La première occurrence s’inscrit dans un passage qui évoque l’« harmonie de la beauté » : Car croyez-moi, celui qui doute trouve dans tout ce qui est pensé (in allem, was gedacht wird) contradiction et défaut (Widerspruch und Mangel), parce qu’il connaît l’harmonie de la beauté sans défaut, qui n’est jamais pensée (weil er die Harmonie der mangellosen Schönheit kennt, die nie gedacht wird). (…) La grande parole (das große Wort) d’Héraclite, le εν διαφερον εαυτῳ [sic] (l’un différencié en soi-même [das Eine in sich selber unterschiedne]), seul un Grec pouvait l’inventer, car c’est l’essence de la beauté (das Wesen der Schönheit), et tant qu’elle ne fut pas trouvée, nulle philosophie. / Alors on a pu déterminer, tout était là (nun konnte man bestimmen, das ganze war da). La fleur avait mûri ; on pouvait désormais découper (die Blume war gereift ; man konnte nun zergliedern). / Le moment de la beauté (der Moment der Schönheit) s’était donc déclaré parmi les hommes, il était là, dans la vie et dans l’esprit, l’infiniment un était (das Unendlicheinige war). / On pouvait le désarticuler, le diviser par l’esprit (man konnt’es aus einander sezen, zertheilen im Geiste), on pouvait à nouveau penser ensemble (zusammendenken) ce qui était séparé, on pouvait ainsi reconnaître de plus en plus l’essence de ce qu’il y a de plus haut et de meilleur (konnte so das Wesen des Höchsten und Besten mehr und mehr erkennen)…9

5 Il est tout à fait clair qu’il s’agit ici d’un commentaire du passage du Banquet que nous citions en préambule, où c’était bien de la beauté comme harmonie issue des contradictoires réunies qu’il s’agissait. Ce commentaire de Hölderlin met l’accent sur l’importance de la séparation (Unterscheidung) qui révèle l’unité plus originaire, dans la mesure où il ne peut être nulle distinction, nul découpage, nulle désarticulation sans unité antérieure, sans « Wesen der Schönheit ». Cette « essence » (Wesen), qui est aussi, dit la fin de l’extrait, « Wesen des Höchsten und Besten », est l’unité originaire de toute distinction, « infiniment un » qui n’est « jamais pensé » (nie gedacht wird), mais qui conditionne toute pensée, c’est-à-dire toute pensée qui divise et qui synthétise.

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Hölderlin est ici platonicien. Il l’est d’autant plus qu’il cite Héraclite d’après Platon10 : ἓν διαφέρον ἑαυτῷ, c’est-à-dire, si l’on reconstitue la paraphrase de Platon : <Τὸ> ἓν (…) διαφ[έρον] <αὐτὸ> αὑτῷ <συμφέρεσθαι, ὥσπερ ἁρμονίαν τόξου τε καὶ λύρας>. Or, Platon ne disait pas διαφέρον, mais διαφερόμενον. Cette modification a été mainte fois commentée : il s’agit d’une mise à la forme active du participe présent passif11. Que signifie cette transformation ? est-elle délibérée, ou bien Hölderlin a-t-il commis une faute en citant de mémoire ? L’oreille n’est pas choquée par la forme active de Hölderlin, qui est plus courante, même pour dire une réalité qui n’est pas tout à fait active (l’unité serait alors bel et bien, et simplement, « différenciée »). En outre, διαφέρον semble plus immédiat que διαφερόμενον, plus facilement mémorisable. Cependant, on peut soutenir plus aisément le contraire : la sonorité rythmée, frappante de διαφερόμενον faciliterait la mémorisation. On incline plutôt vers cette interprétation : Hölderlin aurait volontairement modifié le grec de Platon, pour rendre plus active la différenciation à l’œuvre dans l’unité ; et il faudrait alors traduire : « l’un se différenciant par lui-même »12. Dès lors, Hölderlin lutterait contre la lecture critique de Platon, à partir du texte du Banquet : Héraclite n’aurait pas voulu dire que l’unité se trouve effectuée par l’harmonie des contradictoires, mais il aurait désigné plus originairement les tensions adverses à l’œuvre dans l’unité elle-même, en combat avec elle-même, se différenciant par elle-même. Cependant, Hölderlin ne fait qu’ébaucher ce « retour à Héraclite », si l’on peut dire : 1) d’une part, parce que la traduction qu’il donne du fragment modifié « corrige » la première « correction », en renouant avec la passivité : « l’un différencié en soi-même (das Eine in sich selber unterschiedne) » ; 2) d’autre part, parce que le propos même d’Hypérion sépare tout de même, en dernière instance, l’unité de la séparation, en tant que l’unité est le fondement de la séparation, sans être elle-même séparée : « die Harmonie der mangellosen Schönheit (…), die nie gedacht wird (l’harmonie de la beauté sans défaut (…), qui n’est jamais pensée) ». Le plan plus originaire de fondation n’impliquerait pas, alors, de différence, mais fonderait précisément cette différence, hors du champ du pensable – un lieu transcendantal avant toute synthèse ou séparation, qui ne pourrait du même coup se laisser approcher à partir de la séparation, de la différence, de l’opposition. Héraclite serait alors interprété in fine selon Platon, malgré la promesse d’un dépassement de Platon : au point le plus haut, nulle tension contradictoire, mais la pure et simple « harmonie de la beauté sans défaut ».

6 La deuxième occurrence d’Hypérion engage davantage encore à un questionnement philosophique, dans le sillage du kantisme : Mais quand le divin εν διαφερον εαυτῳ [sic.], l’idéal de la beauté, éclaire la raison en exercice (strebenden Vernunft), il n’exige pas aveuglément, et sait pourquoi et à quelle fin il exige (so fordert sie nicht blind, und weiß, warum, wozu sie fodert)13. Ici, c’est de l’insuffisance du seul entendement (Verstand), de la seule raison (Vernunft) pour l’esprit qu’il est question. Hölderlin conserve la forme inexacte « διαφερον », ce qui va dans le sens d’une correction délibérée. Cette unité différenciée en elle-même, « Wesen der Schönheit », introduit de la sensibilité, ou plutôt du sentiment (Gefühl) dans la raison, pour lui donner son « pourquoi », mais aussi son « pour quoi » (wozu). L’entendement est nourri, traversé de beauté, de ce qui l’illumine. Mais là encore, cette beauté est originaire, et prépare la raison qui n’est pas elle : « On ne laisse pas grandir et mûrir l’unité de la totalité de l’être humain, la beauté, avant qu’il se soit formé et développé (die Einigkeit des ganzen Menschen, die Schönheit läßt man nicht in ihm gedeihn und reifen, eh’ er sich bildet und entwikelt). » Certes, ici, Hölderlin vise ce que précisément

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il réfute, puisque la beauté, point d’unité originaire, est première ; cependant, négativement, cette phrase dit bien que la beauté précède la totalité (sous-entendu « des parties ») de l’être humain, qu’elle la précède et la rend possible (comme, tout à l’heure, l’essence de la beauté précédait l’usage synthétique, et donc séparateur, de la raison). Là encore, malgré l’intuition hölderlinienne de corriger Platon pour retrouver l’unité traversée de tensions contradictoires d’Héraclite, cette intuition n’est pas tenue jusqu’au bout14.

7 C’est dans un texte plus tardif que Hölderlin parvient à assumer radicalement l’intuition de la correction de διαφερόμενον en διαφέρον, c’est-à-dire du passage de la passivité de la contradiction à l’activité (passivité dans la radicale distinction entre l’unité fondamentale et ce qu’elle fonde, la distinction), non sans faire reposer la méditation sur le pas gagné d’Hypérion. Il s’agit de Die Verfahrungsweise des poetischen Geistes (1800), composé d’une vingtaine de pages d’une très grande difficulté spéculative15, où le poète approfondit la quête du point d’unité originaire qui précéderait la « raison », et où jouerait toujours déjà la sensibilité – ou du moins, une certaine sensibilité.

8 Dans cet essai, Hölderlin renonce à l’intuition intellectuelle qu’il défendit quelques années auparavant (dans Urtheil und Seyn, très court essai de 1795), au profit d’une « transzendentale Empfindung », dont on va montrer qu’il s’agit d’une reformulation du ἓν διαφέρον ἑαυτῷ. Le vocabulaire est d’emblée, dans ce texte, celui de l’opposition à l’œuvre dans le poème, opposition d’une part entre l’esprit et le matériau, d’autre part à l’intérieur de l’esprit et à l’intérieur du matériau, oppositions mouvantes, que la syntaxe de Hölderlin reflète avec autant de ruptures que d’étrangetés : […] quand le poète a compris que ce conflit entre contenu spirituel (entre l’affinité de toutes les parties) et forme spirituelle (l’alternance de toutes les parties), entre le repos et la tendance à aller de l’avant (daß jener Widerstreit zwischen geistigem Gehalt [zwischen der Verwandschaft aller Theile] und geistiger Form [dem Wechsel aller Theile], zwischen dem Verweilen und Fotstreben des Geistes), se résout précisément parce que, même dans la tendance à aller de l’avant, dans l’alternance (Wechsel) propre à la forme spirituelle, la forme du matériau demeure identique dans toutes les parties, et qu’elle supplée précisément à tout ce qui dans l’alternance harmonique (im harmonischen Wechsel) a dû se perdre en fait d’affinité originelle et d’unité des parties (als von ursprünglicher Verwandtschaft und Einigkeit der Theile), qu’elle constitue le contenu objectif (den objectiven Gehalt), par opposition à la forme spirituelle, et que ce contenu lui donne sa pleine signification (ihre völlige Bedeutung), que, d’un autre côté, l’alternance matérielle du matériau (der materielle Wechsel des Stoffes) qui accompagne la teneur spirituelle en ce qu’elle a d’éternel, que la diversité de ce matériau, satisfait les exigences de l’esprit, exigences qu’il renouvelle dans sa progression et qui sont à chaque moment suspendues par l’exigence d’unité et d’éternité16…

9 L’enjeu est doublement celui de l’harmonie, harmonie poétique où il s’agit pour le poète de concilier parties spirituelles entre elles, parties matérielles entre elles, parties spirituelles et parties matérielles entre elles, dans une « progression », conciliation toujours « suspendue » dans l’horizon de l’« unité », sans apaisement. L’unité est originaire, mais elle est un horizon, que le mouvement vise sans atteindre – et c’est sans doute une chose bien concrète qui est décrite ici, par exemple le travail jamais achevé du poète, la tâche inatteignable de l’introduction de l’esprit dans la matière… Quoi qu’il en soit de ce problème qui vise sans doute, tout comme Hypérion, le phénomène de la beauté, on voit bien que le « change », l’« alternance » (Wechsel) joue

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doublement (dans l’esprit et dans la matière, et entre les deux), et qu’il instaure une dynamique proprement philosophique entre les grands concepts de la philosophie, en vue d’une fondation (Hölderlin parle, un peu plus loin, de « Grund des Gedichts », de « Begründung und Bedeutung » ou encore de « Mittelpuncte » fondateur)17.

10 Dès lors, c’est bien d’une dynamique profondément instable qu’il s’agit dans la création poétique, certes dans le jeu que jouent matière et forme, mais aussi à l’intérieur de chacune d’elles. C’est le phénomène de la « signification » qui est alors manifesté, qui manifeste à son tour l’« opposition harmonique » (héraclitéenne !) déjà à l’œuvre dans Hypérion, « opposition harmonique » de la signification qui « se signale en ceci qu’elle est toujours opposée à elle-même (daß sie sich selber überall entgegengesezt ist) : tandis que l’esprit équilibre tout ce qui est opposé quant à la forme (statt daß der Geist alles der Form nach entgegengesetze vergleicht), la signification, elle, sépare tout ce qui est uni (alles einige trennt), fixe tout ce qui est libre, généralise tout ce qui est particulier, parce que, pour elle, ce qui est traité n’est pas simplement un tout individuel, ni un tout constitué en totalité par sa liaison avec l’harmoniquement-opposé (Verbindung mit dem Harmonischentgegengesetzen), mais un tout pur et simple, et la liaison avec l’harmoniquement-opposé est également possible grâce à ce qui est opposé selon sa tendance individuelle (durch ein der individuellen Tendenz entgegengesetzes), mais non selon sa forme18… » Plus encore, la signification « se signale aussi en ce qu’elle réunit par l’opposition, par le contact des extrêmes (daß sie durch Entgegensezung durch das Berühren der Extreme vereiniget), puisque ceux-là ne sont pas compatibles quant à leur contenu, mais quant à la direction et au degré d’opposition (aber in der Richtung und Grade der Engegensezung), si bien qu’elle égalise aussi ce qu’il y a de plus contradictoire (so daß sie auch das Widersprechendste vergleicht)19… » La signification, à ce moment de l’essai, ne joue aucun rôle unificateur, mais bien plutôt elle déploie l’opposition elle- même, elle déploie le mouvement même de « progression », ou encore de « suspension » entre matière et esprit, entre parties de la matière et parties de l’esprit. La signification est ce qui « s’oppose à soi-même », « ce dont on part et où l’on revient (von dem aus, auf den zurückgegangen wird) »20 – mais plus encore, ce qui va et vient, car l’harmoniquement-opposé ne doit pas être décrit seulement comme « fondement subjectif » (subjective Grund), « tonalité » particulière, celle de la sensation : « Ou bien la tonalité idéale est appréhendée comme sensation, et alors celle- là est le fondement subjectif du poème, la tonalité principale que le poète imprime à toute son entreprise (entweder wird die idealische Stimmung als Empfindung aufgefaßt dann ist sie der subjective Grund des Gedichts, die Hauptstimmung des Dichters beim ganzen Geschäffte), et c’est justement parce qu’elle est retenue comme sensation qu’elle est considérée par cette fondation comme quelque chose d’universalisable, – ou bien elle est fixée comme aspiration (Streben), et alors elle devient la tonalité principale imprimée par le poète à toute son entreprise, et du fait d’avoir été fixée comme aspiration elle est considérée par la fondation comme quelque chose d’exécutable (erfüllbares) ; ou bien elle est retenue comme intuition intellectuelle (intellectuale Anschauung), qui est alors la tonalité fondamentale (Grundstimmung) imprimée par le poète à toute son entreprise, et du fait d’avoir été retenue comme telle elle est considérée comme quelque chose de réalisable (realisirbares)21. » Différentes « Stimmungen », ou plus précisément, diverses « Hauptstimmungen » qui conduisent à une « Grundstimmung », celle de l’« intuition intellectuelle », certes provisoire, mais qui rend possible à ce moment du texte le passage du pôle subjectif au pôle objectif, dans et par la « réalisation ». Cette « alternance des tonalités » (Wechsel der Stimmungen)22, cette

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dynamique de l’« harmoniquement-opposé » passant de l’« universalisable » au « réalisable » à travers l’« exécutable », part du subjectif pour tendre vers l’objectif. Le travail poétique, que Hölderlin décrit ici, implique une refondation radicale de la philosophie critique, et la tâche fondationnelle se trouve mise en branle de façon singulière – grâce à une réappropriation du ἓν διαφέρον ἑαυτῷ d’Hypérion. 11 Dès lors, plus qu’il ne synthétise, le travail poétique sépare, ou plutôt maintient la séparation au sein de l’harmoniquement-opposé – et la synthèse est seulement promise, comme l’enseigne tel passage de l’essai où la temporalité joue le rôle capital (et il faut être ici attentif aux temps des verbes) : « … dann wird derjenige Act der Geistes, welcher in Rücksicht auf die Bedeutung nur einen durchgängigen Widerstreit zur Folge hatte, ein ebenso vereinigender seyn, als er entgegensezend war (alors cet acte de l’esprit qui, eu égard à la signification, n’avait pour conséquence qu’un conflit général, deviendra un principe de synthèse tout comme il avait été un principe d’opposition)23. » Cette synthèse n’est qu’au futur, et si elle peut espérer être conjuguée au présent, c’est dans l’horizon de l’opposition elle-même, de l’harmoniquement-opposé – ce qui se traduit, dans le texte, par une curieuse remarque à propos du « point » que constitue le Moi, l’esprit « présent à soi-même », « sensible dans son infinité »24, c’est-à-dire présent à ses diverses tonalités tout à la fois : [La tonalité] qui suit immédiatement la tonalité fondamentale (Grundstimmung) n’est que le prolongement du point qui conduit plus avant, c’est-à-dire jusqu’au point médian, là où se rencontrent les tonalités harmoniquement opposées (nur der verlängerte Punct ist, der dahin, nemlich zum Mittelpuncte führt, wo sich die harmonisch entgegengesetzten Stimmungen begegnen)…25

12 On voit bien comment, plutôt que de décrire le « point médian », Hölderlin montre le mouvement, le prolongement qui mène jusqu’à lui, jusqu’à cet horizon peut-être régulateur – et Hölderlin de parler, un peu plus loin, des « actes conflictuels, progressifs de l’esprit » (widerstreitenden Fortstrebenden Acten des Geistes), résultats du « caractère réciproque des tonalités harmoniquement-opposées » (wechselseitigen Karakter der harmonischentgegengesetzen Stimmungen)26. D’ailleurs, cette dynamique est si puissante, si infinie, qu’elle met l’esprit au défi de la désagrégation, de la dissémination dans l’infini, risquant à tout instant de manifester une « série d’atomes » (Atomenreihe) au lieu de l’unité souhaitée. Le problème philosophique est bien alors celui du couple idéalisme/réalisme, où l’esprit doit s’accorder à cela qui l’intone – et là encore, la langue de Hölderlin demeure inscrite dans la dynamique de l’harmoniquement- opposé : il est nécessaire que l’esprit poétique dans son unité et son progrès harmonique (harmonischem Progreß) se donne aussi un point de vue infini et, dans sa démarche, une unité où, dans le progrès et l’alternance harmonique (im harmonischem Progreß und Wechsel) tout avance et recule (alles vor und rükwärts gehe)27…

13 Tout y avance et recule, « alles vor und rükwärts gehe », dit simplement Hölderlin, lorsqu’il évoque précisément l’unité que vise l’esprit poétique en sa « démarche », et qu’il voit le lieu de rassemblement de cette « mouvementation » dans l’Erinnerung, le souvenir, qui dépasse l’intuition intellectuelle, qui évite le repos du lieu fixe, du moment particulier où il n’y aurait plus de mouvement, et qui au contraire unifie dans le mouvement même, par le mouvement, là où « l’harmoniquement opposé n’est pas opposé en tant qu’uni, ni réuni en tant qu’opposé, mais les deux en Un (beedes in Einem) », ou, pour traduire plus littéralement encore, « les deux dans l’Un » – par où Hölderlin investit à nouveau la « grande parole d’Héraclite », le ἓν διαφέρον ἑαυτῷ,

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traduit aussitôt par : « unitairement, inséparablement opposé » (einig entgegengeseztes unzertrennlich)28. Le souvenir est alors, à ce moment de l’essai, le lieu transcendantal où peuvent vibrer les harmoniques en opposition, sans altérer à la fois l’unité qu’elles déploient et leur inaltérable différence. Et où l’on retrouve sans doute la « Réfutation de l’idéalisme » de la Critique de la raison pure, lorsque Hölderlin, un peu plus loin, souligne la nécessité pour l’esprit de répondre à un « objet extérieur », objet qui assure l’unité, c’est-à-dire, on l’aura compris, la nécessité pour le Moi de se maintenir dans un état harmoniquement opposé sans résoudre les contrariétés de cette harmonie, ou plutôt, de ces harmonies diverses. Il faut noter ici que l’harmoniquement opposé, dont l’unité est enfin promise dans la dualité même qui la traverse (beedes in Einem…) « est senti et reconnu comme senti à titre d’unitairement, inséparablement opposé (als einig entgegengeseztes unzetrennlich gefühlt, und als gefühltes erfunden wird) »29. Autrement dit, le lieu de l’unitairement opposé, où est enfin traduit (selon nous) le ἓν διαφέρον ἑαυτῷ – ce lieu même ne peut se laisser éprouver que par un sentir, sentir qui lui-même s’éprouve comme sentir, ou plutôt, harmoniquement-opposé qui s’éprouve, se reconnaît comme senti, préparant ainsi la nécessité d’être appelé par autre chose que soi-même, par l’objet extérieur qui assure le maintien dans l’unité. Seul le sentir, déjà médité (nous l’avons vu) dans Hypérion, peut être à la mesure de la tension harmonique du ἓν διαφέρον ἑαυτῷ, et y répondre. 14 C’est à partir de ce problème (kantien) de l’objet extérieur que Hölderlin approfondit le lieu transcendantal de l’unité où a lieu pleinement l’harmoniquement-opposé. Après l’intuition intellectuelle, insuffisante, après l’Erinnerung, le poète évoque une « divine sensation », un sentir, donc, qui doit unifier diverses propriétés fondamentales – sensation désignée dans son unité, distincte de la dualité subjectif/objectif, sensation qui n’est pas sans rappeler le « Wesen der Schönheit », qui jouait un rôle similaire dans le roman de 1797/99. Le vocabulaire est ici encore héraclitéen – celui d’Hypérion ; on cite le texte en le fragmentant un peu (il consiste en une longue période ininterrompue) : C’est donc en vain que l’homme, dans un état trop subjectif, comme dans un état trop objectif, cherche à atteindre sa destination (Bestimmung) qui consiste à se reconnaître contenu comme unité dans l’harmoniquement-opposé-divin (als Einheit in Göttlichem, Harmonischentgegengeseztem enthalten), de même qu’elle consiste à l’inverse à reconnaître le divin, l’uni, l’harmoniquement opposé comme unité contenue en soi… (…) Car cela n’est possible que dans la belle, sainte, divine sensation (denn diss ist allein in schöner, heiliger, göttlicher Empfindung möglich), dans une sensation (...) qui est sainte, non parce que, oublieuse de son intérêt propre (uneigennüzig), elle est seulement tout entière abandonnée à son objet, ni parce que, oublieuse de son intérêt propre, elle repose sur son propre fondement.. (…) ni seulement, parce que oublieuse de son intérêt propre, elle flotte entre son fondement interne et son objet (noch blos unneigennüzig zwischen ihrem innern Grunde und ihrem Object schwebend) (…) sans être simple conscience (blosses Bewusstseyn), simple réflexion (subjective ou objective) (...), avec perte de l’harmonie intérieure et extérieure (innern und äussern Harmonie) ni simple harmonie comme l’intuition intellectuelle et son sujet-objet mythique-figuratif (…) [la sensation divine] est tout cela à la fois, et ne peut l’être que dans une sensation qui n’est et ne peut être que transcendantale (in einer Empfindung, welche darum transcendental ist und diss allein kann) 30.

15 L’unité d’un divers dans une harmonie, au cœur même de cette harmonie, qui vise d’ailleurs un accord avec les dieux – comment ne pas reconnaître le ἓν διαφέρον ἑαυτῷ, mais cette fois en vue de l’unité irréconciliable en elle-même, ou plutôt, l’unité traversée par la séparation, et non plus la précédant ! Et c’est bien ici le domaine de la

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sensibilité, de la sensation qui est privilégié31, sensation sainte, divine, non pas la passivité du réalisme, non pas davantage l’activité idéaliste, mais moins peut-être encore une sensation « flottant », sait-on comment, « entre son fondement interne et son objet » (le texte dit bien : « noch blos unneigennüzig zwischen ihrem innern Grunde und ihrem Object schwebend... »), ce flottement qui permettait à Fichte, dans la Grundlage de 1794/95, de qualifier le pouvoir de l’imagination entre sujet et objet32. Cette sensation ne renvoie pas alors à une quelconque « intuition intellectuelle », celle par exemple qu’envisageait Urtheil und Seyn (où était décrite l’unité absolue du sujet et de l’objet), intuition où l’harmonie était trop « simple », c’est-à-dire rigide, figée. Bien différente est l’ἁρμονία de la Verfahrungsweise, où la divine sensation « est tout cela à la fois, et ne peut l’être que dans une sensation qui n’est et ne peut être que transcendantale (in einer Empfindung, welche darum transcendental ist und diss allein kann) ». On voit le pas gagné par rapport à Hypérion : l’harmonie n’est pas réconciliatrice, elle n’est ni antérieure ni en deçà de la division, de la séparation, mais elle est constitutivement, c’est-à-dire du même coup originairement, traversée par l’opposition, par la tension adversaire : sensation transcendantale, voilà enfin le ἓν διαφέρον ἑαυτῷ, l’harmonie opposée, contredite en elle-même par elle-même !

16 Dans ce texte, Heidegger a trouvé une résonance de ce qu’il nomme lui-même « Stimmungen », et l’on a vu combien le mot est important chez Hölderlin : « Stimmung », « Hauptstimmung », « Grundstimmung ». Et c’est précisément au moment décisif où, dans un cours de 1934/35 sur Hölderlin, il considère les « Stimmungen », que Heidegger interprète, d’une façon qui doit presque tout au poète, le fr. 51 d’Héraclite.

3) Heidegger, le fr. 51 dans le cours de 1934/35 : Wollen et Widerstreit

17 C’est justement avec le fragment 51 que Heidegger ouvre à la possibilité du dialogue entre Hölderlin et Héraclite dans la première explication publique avec le poète, dans le cours de 1934/3533. Il le cite, comme toujours, en suivant les leçons de Diels, mais en traduisant très différemment – comparons : οὐ ξυνιᾶσιν ὅκως διαφερόμενον ἑωυτῷ ὁμολογέει· παλίντροπος ἁρμονίη ὅκωσπερ τόξου καὶ λύρης. Diels : Sie verstehen nicht, wie es auseinander getragen mit sich selbst im Sinn zusammen geht : gegenstrebige Vereinigung wie die des Bogens und der Leier. Heidegger : Nicht verstehen sie (nämlich die alltäglich so in ihrem Dasein Dahintreibenden), daß und wie jenes, was für sich auseinandersteht, doch in sich übereinkommt ; gegenstrebiger Einklang ist das, wie beim Bogen und der Leier – wo die auseinanderstrebenden Enden zusammengespannt sind, welche Spannung aber gerade den Abschluß des Pfeils und den Klang der Saiten erst ermöglicht, das heißt : das Seyn34.

18 Outre l’imposante explicitation chez Heidegger, on remarque d’emblée l’insistance sur l’harmonie opposée : ce n’est pas seulement l’opposition de l’arme et de l’instrument de musique, de l’arc et de la lyre qui est soulignée, mais c’est aussi et surtout l’opposition entre les deux points qui tendent la corde de l’un et l’autre objets, opposition qui met en tension et qui du même coup autorise le décochement de la flèche, ou encore l’émission de l’harmonie de l’instrument – et c’est bien la mise en tension, la contradiction à l’œuvre dans l’instrument qui permet l’harmonie, tout comme c’est une autre contradiction qui libère la flèche. Ainsi, l’opposition est tenue de bout en bout, si je puis dire, à la fois entre guerre et paix, mais également entre les extrémités du cadre

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de la tension harmonique – d’où, d’ailleurs, la citation, aussitôt, du fragment 48 : τῶι οὖν τόξωι ὄνομα βιός, ἔργον δέ θάνατος (« l’arc – son nom, vie, ce qu’il fait, mort »), Heidegger ajoutant comme explicitation, là encore entre crochets : « die äußersten Gegensätze des Seyns in einem Zusammen (les contraires extrêmes de l’être réunis en un) ». Heidegger réduit la perspective à un seul des deux objets, l’arc, et montre qu’en lui- même il y a harmonie opposée. L’être (Seyn) se trouve déployé au sein d’une telle harmonie, celle qui rend possible la vibration des cordes, mais également qui joue au cœur même de la signification du même mot : l’arc, comme vie, se manifeste comme contraire dans la mort35. Et en effet, après la citation de ces fragments, Heidegger insiste sur la nécessité de ne pas réduire le fragment 51 à une interprétation platonicienne, qui réduirait la contradiction à ce qui précède, dans l’ordre de l’être, l’unité qui réunit. Et c’est le fragment 51, bien sûr, qui mène la méditation, dès 1934, jusqu’au polemos…

19 En effet, le titre du §10 a) du cours de 1934/35, première explication publique de Heidegger avec le poète, présente clairement l’horizon de la mise en rapport de Hölderlin et d’Héraclite : « Das dichterische Sagen der Grundstimmung im Innestehen und Austragen der wesentlichen Widerstreite (le dire poétique de la tonalité fondamentale dans la tenue-dans et l’endurance des contradictions essentielles)36 ». Dès lors, le terme « Widerstreit », la « contradiction », le « combat antagoniste », est prédominant, dès le cours sur les « Hymnes » du poète37. Cette contradiction engage dans la question de la Grundstimmung, dans une référence au texte de la Verfahrungsweise que nous citions à l’instant où la Stimmung poétique, sous la triple figure, progressive, de Stimmung/ Hauptstimmung/ Grundstimmung, jouait un rôle philosophique de premier plan : « le fait de se tenir-dans et d’endurer, de façon intonée et lucide (das gestimmte, wissende Innestehen und Austragen) dans les contradictions essentielles de ce qui possède au sein de l’opposition (Entgegensetzung) une unité originelle, l’opposé harmonique (Harmonischentgegengesetzte)…38 ». L’Innestehen et l’Austragen, le fait de se tenir-dans et l’endurance de ce qui est au-dehors, cette opposition est bien, pour Heidegger, une opposition harmonique – opposition harmonique qu’on ne peut s’empêcher de reconduire au double mouvement d’aller et de venue constamment au travail dans la Verfahrungsweise. On peut la relier à Héraclite d’une première manière, d’abord en citant, in extenso, son commentaire, au début du cours, du dernier passage de la Verfahrungsweise que nous citâmes : Le sacré, c’est le désintéressement accompli, c’est-à-dire un désintéressement qui ne reste pas unilatéral. Unilatéral, le désintéressement peut le devenir de chacun des côtés qui relèvent de sa structure essentielle. Il y en a trois : a. Le fondement interne du désintéressement. Il a un tel fondement comme façon de reposer en soi, forme d’autonomie authentique. b. La relation aux objets en tant que tels (en tant qu’ob-jets). Il s’y ouvre et s’y abandonne et ce faisant reste lui-même en retrait. c. Le rapport en tant que rapport entre le fondement interne et l’objet, l’entre-deux grâce auquel le fondement interne est consolidé cependant que l’objet est favorisé, exalté et libéré en vue d’atteindre sa bonté propre et son essence propre. Le désintéressement est unilatéral, en ce qui concerne le premier point, quand il se sclérose en arbitraire ; en ce qui concerne le second, quand, se dissolvant entièrement dans l’objet, il se perd lui-même ; et dans le troisième, quand il se borne à planer entre son fondement interne et l’objet et qu’il reste vide, ne se raffermit pas en lui-même, ne veut rien pour lui-même, et pourtant ne se perd pas dans l’objet, ne se soucie pas de ce dernier. Par contre, lorsque ces trois côtés, dans

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la libre supériorité du dévouement accompli, se rencontrent dans le ton avec une vivacité d’une égale spontanéité, alors advient le pur désintéressement, le sacré39.

20 Commentaire de Hölderlin décisif, en tant qu’il inscrit le propos du poète dans un horizon proprement philosophique, où le risque est triple : 1) l’ipséité de l’idéalisme, où le Dasein est fondement de l’être, où il projette son intériorité dans l’extériorité, avec comme risque l’arbitraire (Eigenmächtigkeit). 2) L’abandon du Dasein à l’objet (Gegenstand), en tant qu’ob-jet (Objekt), non pas à partir de son auto-position de sujet, mais à partir de son « retrait » qui ouvrirait un rapport à l’étant. Ainsi est tentée une interprétation du « désintéressement », puisque le Dasein s’ouvre vers l’objet en restant en retrait, en s’abandonnant à l’objet, au risque d’ailleurs de se perdre, sich verlieren. C’est alors une nouvelle toute-puissance, celle de l’étant, qui s’impose ; c’est le risque de l’absence de fondement, la dissolution du Dasein dans l’objet, qui est décrit. Le risque du réalisme ! 3) Nous lisons : « Le rapport en tant que rapport (die Beziehung als Beziehung) entre le fondement interne et l’objet, l’entre-deux (Zwischen) grâce auquel le fondement interne est consolidé alors que l’objet (Gegenstand) est favorisé, exalté et libéré en vue d’atteindre sa bonté propre et son essence propre40. » Il ne s’agit plus de se situer sur le plan du sujet ou sur le plan de l’objet, ou bien encore sur les deux plans (c’était la tâche de l’intuition intellectuelle !), mais il faut se tourner désormais vers le rapport (Beziehung) entre sujet et objet, entre Dasein et étant – entre homme et être, mais encore, sur le plan du « rapport en tant que rapport » (Beziehung als Beziehung), accentuation qui mérite d’être remarquée. Interprétant le « flottement » dont parlait Hölderlin, insuffisant pour fonder la « sensation transcendantale », Heidegger souligne que « flotter », c’est précisément manquer de fondement comme manquer l’objet. Ce qui permet d’unir fondement et transcendance, ce qui permet de les unir tout en laissant au sujet et à l’objet leur libre mouvement, c’est la Stimmung du deuil, qui engage au désintéressement. On a décrit ailleurs cette tonalité précise41. On voudrait ici montrer le rôle qu’elle joue pour l’abord heideggérien, à quelques égards inaugural, d’Héraclite, car cette douleur, celle qui voit s’affronter dieux et hommes dans leur inaltérable différence, donne en quelque sorte le coup d’envoi à l’interprétation du polemos, en mettant en jeu le concept de « volonté », où résonne selon nous avec vigueur la tension harmonique héraclitéenne.

21 Cette volonté est celle décrite par Hölderlin à deux endroits de son poème la « Germanie », dont on cite et traduit ici les premiers vers (v. 1-19) : Nicht sie, die Seeligen, die erscheinen sind, Die Götterbilder in dem alten Lande, Sie darf ich ja nicht rufen mehr, wenn aber Ihr heimatlichen Wasser ! jetzt mit euch Des Herzens Liebe klagt, was will es Anders Das Heiligtrauernde ? (…) Entflohene Götter ! auch ihr, ihr gegenwärtigen, damals Wahrhaftiger, ihr hattet eure Zeiten ! Nichts läugnen will ich, hier und nichts erbitten. Non pas les bienheureux, qui sont apparus, Images divines dans l’ancien pays, Je ne dois certes plus les invoquer, mais si, Vous, eaux de la patrie, désormais avec vous Pleure l’amour du cœur, que veut-il d’autre Dans son deuil sacré ? (…) Dieux enfuis ! aussi vous, vous les présents, jadis

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Plus véridiques, vous eûtes votre temps ! Ne rien nier, je le veux ici, et ne rien implorer42.

22 Heidegger commente : « Toute présence des dieux est passée (jene Gegenwart der Götter ist gewesen). » Et il poursuit, à propos de ces « dieux enfuis » : « La fuite des dieux doit d’abord faire l’objet d’une expérience (erst muß die Flucht der Götter eine Erfahrung werden), cette expérience doit d’abord heurter (stoßen) le Dasein dans ce ton fondamental (Grundstimmung) selon lequel un peuple historique en son entier ressent et endure la détresse de son absence de dieux et de son déchirement (in der ein geschlichtliches Volk als Ganzes die Not seiner Götterlosigkeit und Zerrissenheit ausdauert)43. » Le mot « déchirement » (Zerrissenheit), si essentiel au romantisme et à l’idéalisme allemand, vise ici à une refondation du concept de vouloir : le déchirement est celui du poète qui instaure le peuple dans sa tonalité fondamentale (celle-là même que visait le commentaire heideggérien de la Verfahrungsweise…), tonalité déchirée, car contrariée entre vouloir les dieux et « renoncer » aux dieux. Une telle « secousse » s’empare du Dasein, c’est-à-dire l’intone et le met au diapason de l’étant – et c’est pourquoi le vocabulaire est ici celui de l’« expérience » (Erfahrung). Qu’il s’agisse de « vouloir », le poète le dit, commenté par Heidegger en ces termes décisifs : « Le “Non les bienheureux” n’est pas un refus (Absage), mais il introduit le “Je ne dois certes plus les invoquer” (v. 3). Le “ja” (“certes”) renforce, rend définitif le “ne pas devoir” (“nicht dürfen”). Le rude “non” du début ne signifie en aucune façon la brutalité d’un rejet (die Härte des Wegstoßens), mais la rigueur d’un renoncement nécessaire (sondern die Schwere einer Verzichtenmüssens). (…) [Ce renoncement (Verzicht)] s’applique à l’appel de ces dieux (das Rufen dieser Götter). Celui qui n’a rien, qui ne peut ni ne veut rien avoir, ne peut pas non plus renoncer, il ne peut même pas avoir l’expérience de la nécessité du renoncement (wer nichts hat, nichts haben kann und nichts haben will, der kann auch nicht verzichten, er kann schon gar nicht ein Verzichtenmüssen erfahren). Si le poète parle donc à partir d’un renoncement, c’est qu’il veut (will) justement quelque chose. Il veut appeler (er will rufen), c’est-à-dire qu’il ne le souhaite pas seulement (er wünscht es nicht nur), mais ici vouloir appeler (rufen wollen) signifie : tenir bon en cet appel (in diesem Rufen standhalten)44. » Le déchirement trouve sa suprême manifestation dans le « vouloir », mis en déséquilibre par le double mouvement d’appel et de renoncement, ou plutôt, de renoncement et de vouloir appeler, dans une vibration qui est bien la marque du Heidegger des années 1930. Les dieux enfuis, trop lointains pour être proches, ne peuvent se rendre à la familiarité du « sujet » qui appelle ; ce « sujet » souffre donc, il tient bon, se tient en lui-même face à l’altérité qu’il ne doit ni rejeter ni dévorer – et c’est cette souffrance qui traduit phénoménologiquement le ἓν διαφέρον ἑαυτῷ pensé à partir de l’harmonie opposée de la Verfahrungsweise ; c’est alors la souffrance de vouloir (wollen) sans pouvoir, sans devoir (dürfen) le faire. Ici, de façon nouvelle, le Dasein trouve son « instance », sa « résolution » (métamorphosée depuis Sein und Zeit), et son lieu. L’horizon, tout comme chez Hölderlin, est transcendantal, puisqu’il s’agit de désigner le fondement du Dasein, les conditions de possibilité de l’expérience qu’il fait du monde.

23 Heidegger, aussitôt après, atteste l’importance du concept de « vouloir » lorsqu’il précise : « Le renoncement à l’appel des dieux anciens relève d’une volonté résolue d’accepter la privation (das Verzichten auf das Rufen der alten Götter ist die Entschiedenheit des Entbehrenwollens)45. » Ici, la volonté est mieux encore caractérisée comme « résolution » de se laisser prendre par l’absence des dieux, de les laisser à leur distance. Le « pâtir » (Leiden) est alors suprêmement actif – puisque endurer l’absence

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des dieux revient à appeler, action du poète en son chant. Appeler, c’est alors ne pas appeler, et ne pas appeler en ce sens-là, c’est encore, pour Heidegger, appeler. Mais quid du ἓν qui est διαφέρον ἑαυτῷ ? eh bien, dans un signe clairement adressé à Héraclite (c’est-à-dire, on le sait maintenant, au Héraclite de Hölderlin), Heidegger peut écrire : « [La tonalité fondamentale du deuil] n’a lieu que dans le caractère inatteignable de l’un (in der Unberührbarkeit des Einen)46. » « Inatteignable » doit être ici compris au sens de ce qui ne peut être entamé, ce qui ne peut se corrompre ni s’altérer. L’un héraclitéen, ou pseudo-héraclitéen, platonicien, mais redevenu, grâce à Hölderlin, héraclitéen ! car cet « un » est traversé, dans ces pages du cours de Heidegger, par la contradiction même à l’œuvre dans la tonalité fondamentale du deuil, celle de la douleur du poète qui doit renoncer. La présence de l’« un » n’est pas le fruit du hasard : c’est bien du ἓν διαφέρον ἑαυτῷ qu’il s’agit. 24 Pages d’autant plus héraclitéennes qu’elles disent aussi ceci (dans un vocabulaire auquel doivent presque tous les Beiträge zur Philosophie de 1936/38) : Cet appel revient à prendre sur soi le conflit entre l’auto-ouverture de la disponibilité et le report de l’accomplissement (dieses Rufen ist das Austragen eines Widerstreites zwischen dem Sichöffnen der Bereitschaft und dem Ausbleiben der Erfüllung)47. La disponibilité (Bereitschaft) n’est pas accomplissement, l’appeler n’est pas la réduction de la distance qui nous sépare des dieux enfuis. Au contraire, il n’y a de la disponibilité qu’à la condition qu’aussitôt soit dit le « report » (Ausbleiben) de cet accomplissement, accomplissement dont l’essence est un déploiement qu’aucun achèvement ne vient apaiser. La déchirure (Zerrissenheit) à l’œuvre ici est alors combat, litige, Widerstreit, un des mots qu’utilise Heidegger plus loin pour traduire, d’Héraclite, le fameux polemos. C’est le fragment 53, qui résonne singulièrement ici où est engagé le « combat » entre le poète et les dieux : Πόλεμος πάντων μὲν πατήρ ἐστι, πάντων δὲ βασιλεύς, καὶ τοὺς μὲν θεοὺς ἔδειξε τοὺς δὲ ἀνθρώπους, τοὺς μὲν δούλους ἐποίησε τοὺς δὲ ἐλευθέρους. 25 Heidegger choisit d’abord de traduire « polemos » par « Kampf », mais au détour d’un commentaire, il peut écrire : « Mais ce Kampf (…) n’est pas ici rixe et querelle de hasard ou simple désordre, il est bien conflit du grand litige entre les puissances essentielles de l’être (sondern der Streit des großen Widerstreites zwischen den Wesensmächten des Seins), si bien que seul un tel Kampf fait apparaître de façon opposée (gegeneinander) les dieux comme dieux, les hommes comme hommes, dans une intime harmonie (im innigen Einklang)48. » Outre le lien fait avec l’harmonie du fr. 51, on note d’emblée que « Widerstreit » est ici la traduction plus fidèle peut-être, ou du moins la spécification pour la traduction de polemos, son sens authentique, contre les sens anecdotiques qui le réduisent à la simple querelle. Dès lors, là où il y a harmonie, il y a Widerstreit, comme l’indique Heidegger : « Cette harmonie (Einklang), ἁρμονία, n’est pas indifférente (gleichgültig), ce n’est pas un accord sans tension (spannungslose Einstimmigkeit), voire une concordance qui s’instaurerait à la faveur d’un effacement supprimant les oppositions ; bien au contraire, le dévoilement d’un conflit authentique dévoile l’harmonie (das Eröffnen der eigentlichen Widerstreite eröffnet den Einklang), ce qui veut dire : assigne aux puissances antagonistes leurs limites respectives. Cette dé-limitation (Be-grenzung) n’est pas un enclavement (Einschränkung), mais un désenclavement (Ent- schränkung), une mise au jour et un accomplissement de l’essence (Erfüllung des Wesens). Si donc tout étant est en situation d’harmonie, le conflit et le combat (Streit und Kampf) doivent justement déterminer tout de fond en comble49. » On lit ici le retour à Héraclite,

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par-delà Platon, qui soulignait, dans le passage du Banquet (187a) : ἔστι δὲ πολλὴ ἀλογία ἁρμονίαν φάναι διαφέρεσθαι ἢ ἐκ διαφερομένων ἔτι εἶναι (« Or il n’est vraiment pas raisonnable de dire que l’accord, c’est ce qui se différencie ou ce qui résulte d’une différence qui se poursuit »), ou encore (187b) : ὁμολογίαν δὲ ἐκ διαφερομένων, ἕως ἂν διαφέρωνται, ἀδύνατον εἶναι· διαφερόμενον δὲ αὖ καὶ μὴ ὁμολογοῦν ἀδύνατον ἁρμόσαι (« or la concorde de ce qui est différent est impossible tant que se maintient la différence, tout comme est impossible l’accord avec ce qui est différent et qui refuse toute concorde »). Poursuivant le chemin d’abord tracé par Hölderlin découvrant Héraclite par-delà Platon, Heidegger déploie, dans le passage qu’on vient de citer, une parole résolument anti-platonicienne, puisque l’harmonie, c’est-à-dire le conflit, ne surgit pas d’un « effacement » des oppositions : bien au contraire, c’est au cœur des oppositions, là où elles sont les plus vives, que l’harmonie est la plus originaire, par conséquent la plus fondatrice. Alors, le litige (Widerstreit, le conflit) déploie l’accomplissement, l’Erfüllung qui, nous venons de le voir, ne saurait être pensé sans la disponibilité (Bereitschaft) – autrement dit, sans son contraire (ou son complément) ! C’est alogia, eût dit Platon. Heidegger serait d’accord avec cela, puisque c’est bien ici, ultimement, d’un dépassement du logos apophantikos qu’il s’agit50. Ce pas, il sera gagné dans l’Einführung, où un autre fragment sur l’ἁρμονία se trouve associé à la question en direction du fondement de l’être, ou du logos (très loin désormais de l’apophantique) : C’est pourquoi l’être, le logos, en tant qu’harmonie rassemblante (als der gesammelte Einklang), n’est accessible à quiconque ni légèrement ni à petit prix (nicht leicht und in gleicher Münze für jedermann zugänglich), mais demeure caché (verborgen) pour cette autre harmonie, qui n’est que compromis, élimination de toute tension (Spannung), nivellement : ἁρμονίη ἀφανὴς φανερῆς κρείττων, « l’harmonie qui ne se montre pas (immédiatement et sans surcroît) est plus puissante que celle qui est (à chaque fois) plus manifeste » [der nicht (unmittelbar und ohne weiteres) sich zeigende Einklang ist mächtiger denn der (allemal) offenkundige], fr. 5451.

26 Ce passage est essentiel, qui traduit dans la langue de l’harmonie, comme le cours de 1934/35 le faisait déjà, la méditation sur le polemos. Le penseur commente le fr. 54, où une telle harmonie, déjà dite contradictoire, emplie de tensions, est décrite comme inapparente, ou du moins comme d’autant plus harmonieuse qu’elle est inapparente – mais on se demande si, en citant le fr. 54, Heidegger ne songe pas surtout au fr. 51 auquel convient plus directement son commentaire : l’harmonie dont il est question avec l’être (c’est de lui qu’il parle ici) n’est pas absence de tensions (Spannung – dans le texte que nous citions à l’instant du cours de 1934/35, Heidegger soulignait que le type d’unité à l’œuvre dans l’harmonie n’est pas « spannunglos »), mais elle est au contraire traversée de tensions, harmonie essentiellement, originairement, antagoniste, logos comme rassemblement, ou encore, polemos. Elle ne se montre pas au tout-venant, mais se laisse contempler par « les plus forts », dit plus loin Heidegger, dont on sait, depuis le cours sur Hölderlin, qu’ils ne sont certainement pas les plus forts physiquement, ni par leur volonté de puissance, mais qu’ils le sont bien plutôt par leur capacité de renoncer52.

27 Mais cet inapparent est aussi souverainement apparent, et Heidegger le souligne bien, en revenant à ce qui préoccupait Hölderlin commentant le Banquet dans Hypérion, ce qui pourrait difficilement relever de la coïncidence : L’antagonisme est la mise ensemble qui rassemble, logos ( das Gegenstrehige ist sammelnde Gesammeltheit, logos). L’être de tout étant est le plus apparaissant (das Scheinendste), c’est-à-dire le plus beau (das Schönste), en soi le plus stable (das in sich Ständigste). Ce que les Grecs entendaient par « beauté » est domptage (Bändigung). Le

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rassemblement des plus hauts efforts antagonistes [heureuse trouvaille de G. Kahn pour traduire : « Versammlung der höchsten Gegenstrebigkeit », et différencier ainsi ce dernier terme de « das Gegenstrebige »] est polemos, combat au sens du différend dont on a déjà parlé (Kampf im Sinne der besprochenen Aus-ein-ander-setzung)53… 28 Heidegger, sans l’expliciter, commente ici, avec les premiers termes du fragment 8 (τὸ ἀντίξουν συμφέρον), les suivants (ἐκ τῶν διαφερόντων καλλίστην ἁρμονίαν), par lesquels il parvient à renouer avec le questionnement d’Hypérion, tout en déployant authentiquement, à propos de la beauté, le ἓν διαφέρον ἑαυτῷ, parce que ce n’est plus l’Héraclite de Platon méditant la beauté, comme dans Hypérion, mais bien une reconstitution, pour ainsi dire, de la parole même d’Héraclite sur la beauté. Le « beau » se trouve ainsi réengagé, au même titre que le concept de « vouloir », dans la méditation « métaphysique » de Heidegger, traversé par le différend, l’antagonisme, les tensions contraires – ultimement le polemos, qui joue ici, désormais, le premier rôle, et qui le jouait déjà, plus sourdement, dans le cours sur Hölderlin54.

29 On voit bien dès lors l’intense proximité philosophique entre Hölderlin et Heidegger, et combien l’interprétation d’Héraclite par le second dépend de sa présence chez le premier. Le concept de « vouloir » nous semble déployer phénoménologiquement, et donc exemplairement, l’harmonie antagoniste : le vouloir est essentiellement en tension, en déséquilibre, traversé par l’abîme de la transcendance des dieux enfuis éprouvée dans et par le renoncement, renoncement qui demeure un type de « vouloir », et qui en constitue même la manifestation la plus haute. Vouloir, c’est renoncer à appeler dans l’appel, et c’est, du même coup, trouver son rassemblement, son « là » et son instance, qui demeure tout comme dans Être et temps l’horizon de la méditation de Heidegger. L’harmonie est alors le lieu du Dasein, l’acceptation de la tension opposée, de la contradiction, de la résistance à l’œuvre dans l’expérience humaine, l’expérience de ce qui résiste, ce qui vient porter contradiction, et qui jamais ne trouve d’apaisement. Le vouloir est au fondement d’une telle expérience parce que précisément il doit, pour être « vouloir » au plus haut point, renoncer, vouloir ne pas vouloir. C’est alors que le Dasein trouve son « là », sa « résolution » (en un sens autre que dans Être et temps), et la contradiction que déploie un tel vouloir est harmonie en ce sens-là. Mais à l’évidence, sous tous les vocables qui abritent une telle harmonie (conflit, combat, différend…), s’éveille aussi la pensée de l’histoire de l’être des années 1930 – puisque c’est toute la tradition, et son interprétation, en quelque sorte, qui se trouve assujettie, non sans violence, au polemos héraclitéen (on ne prendra jamais trop au sérieux, à cet égard, la conclusion du débat de Davos55). Mais la tâche doit être aussi, pour qui lit Heidegger, de l’inscrire dans la tradition, dans les traditions qui rendent possible sa parole. Et on voit bien, à le lire, qu’il est difficile de ne pas reconduire cette parole aux grands concepts de la métaphysique, c’est-à-dire à la métaphysique elle- même, qui ne l’a pas attendu pour mettre en tension ses propres concepts. Ainsi, qu’il s’agisse de la puissance active, déjà au travail chez Aristote lui-même, ou encore d’une volonté traversée par l’impossible et le renoncement, à chacune des descriptions de Heidegger a lieu véritablement la métaphysique, c’est-à-dire la mise en harmonie de ses propres concepts – ici par exemple le concept de « vouloir ». Et plus profondément encore, c’est au fondement, dans ce que nous avons exposé, que l’harmonie (et donc, la dysharmonie) trouve son lieu, puisque « si donc tout étant est en situation d’harmonie, le conflit et le combat (Streit und Kampf) doivent justement déterminer tout de fond en comble »56. Le propos est transcendantal, et il l’est presque explicitement lorsque Heidegger commente le ἓν διαφέρον ἑαυτῷ traduit par « sensation transcendantale »

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chez le Hölderlin de 1800. Heidegger, en s’efforçant de sortir de la métaphysique en donnant la parole aux présocratiques et aux poètes, se place sous le rayonnement de la métaphysique ; davantage, en inscrivant ses concepts dans la tension la plus extrême, il libère d’autant plus violemment ses harmoniques, et la fait vibrer plus pleinement.

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WERSINGER, A.-G., 2001 : Platon et la dysharmonie. Recherches sur la forme musicale, Paris, 2001 (Tradition de la pensée classique).

NOTES

1. ῞Ωσπερ ἴσως καὶ ῾Ἡράκλειτος βούλεται λέγειν, ἐπεὶ τοῖς γε ῥήμασιν οὐ καλῶς λέγει. Τὸ ἓν γάρ φησι διαφερόμενον αὐτὸ αὑτῷ συμφέρεσθαι, ὥσπερ ἁρμονίαν τόξου τε καὶ λύρας. ῎Εστι δὲ πολλὴ ἀλογία ἁρμονίαν φάναι διαφέρεσθαι ἢ ἐκ διαφερομένων ἔτι εἶναι. ᾽Ἀλλὰ ἴσως τόδε ἐβούλετο λέγειν, ὅτι ἐκ διαφερομένων [187b] πρότερον τοῦ ὀξέος καὶ βαρέος, ἔπειτα ὕστερον ὁμολογησάντων γέγονεν ὑπὸ τῆς μουσικῆς τέχνης. Οὐ γὰρ δήπου ἐκ διαφερομένων γε ἔτι τοῦ ὀξέος καὶ βαρέος ἁρμονία ἂν εἴη· ἡ γὰρ ἁρμονία συμφωνία ἐστίν, συμφωνία δὲ ὁμολογία τις – ὁμολογίαν δὲ ἐκ διαφερομένων, ἕως ἂν διαφέρωνται, ἀδύνατον εἶναι· διαφερόμενον δὲ αὖ καὶ μὴ ὁμολογοῦν ἀδύνατον ἁρμόσαι – ὥσπερ γε καὶ ὁ ῥυθμὸς ἐκ τοῦ ταχέος καὶ [187 c] βραδέος, ἐκ διενηνεγμένων πρότερον, ὕστερον δὲ ὁμολογησάντων γέγονε. Nous traduisons. 2. Cf. H. Diels & W. Kranz, Die Fragmente der Vorsokratiker, Bd. 1, Berlin, 1951, p. 162. 3. Cf. Bollack & Wismann 1972, p. 178 : « L’aporie d’une prédication qui combine deux termes contradictoires est renforcée par la reprise d’un même radical (συμ- et διαφέρεσθαι) ; il n’en résulte pas que l’on doive supprimer ὁμολογέει de la citation complète d’Hippolyte au profit de συμφέρεται. Le contexte du Banquet montre, en outre, que Platon suppose connue la forme qu’il remplace ; il commente ὁμολογία. » Nous suivons ces précieuses remarques sans réserves, puisque l’acheminement vers l’ὁμολογία joue bien, dans le passage du Banquet, le rôle central. Marcovich, pour sa part, retenait la leçon συμφέρεται, « because Plato (…) uses this word although ὁμολογεῖ would better suit his purpose » (Marcovich 1967, p. 125). Séduisant renversement, en effet, qui imagine Platon ne corrompant pas le texte qu’il avait sous les yeux malgré ce qu’il veut lui faire dire. Mais alors, pourquoi eût-il transformé violemment le texte par ailleurs, en ajoutant peut-être un sujet (cf. infra) ? ce n’est plus très cohérent. 4. Voici le passage du Sophiste, 242d-e : ᾽Ἰάδες δὲ καὶ Σικελαί τινες ὕστερον Μοῦσαι συνενόησαν ὅτι συμπλέκειν ἀσφαλέστατον ἀμφότερα καὶ λέγειν ὡς τὸ ὂν πολλά τε καὶ ἕν ἐστιν, ἔχθρᾳ δὲ καὶ φιλίᾳ συνέχεται. Διαφερόμενον γὰρ ἀεὶ συμφέρεται, φασὶν αἱ συντονώτεραι τῶν Μο υσῶν· Le commentaire de G.S. Kirk dit l’essentiel : « Here the whole passage is concerned with differentiation out of the One, and it is possible to supply either τὸ ὄν or τὸ ἕν as the subject of the phrase attributed to the more severe Muses, who of course represent Heraclitus. In the earlier Symposium passage the supplying of τὸ ἕν as subject is in no way required by the context… » (Kirk 1954, p. 204-205). 5. Pour reprendre la belle expression de Bollack & Wismann 1972, p. 11. Sur l’absence de sujet chez Hippolyte, Kirk 1954, p. 206, ne prend d’abord pas beaucoup de risques, et dit : « Here the

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subject probably lies within one of the verb-forms, and the equivalence of the two processes which they represent is stated as a general rule. » Il est plus précis plus loin (cf. note suivante). 6. Kirk 1954, p. 206-207, dit en effet : « If τὸ ἕν is not to be supplied as the subject of συμφέρεται, what is the subject ? Zeller, ZN 827 n. 1, suggested that it lies within the participle, which therefore stands for <τὸ> διαφερόμενον. In Heraclitus this is by no means impossible ; in fr. 88 neuter participles are probably used substantivally without the definite article, and in fr. 126 the same is the case with neuter adjectives. From the available evidence Heraclitus’ practice varied in this matter. On the other hand, it is at least equally possible that the subject lies within the main verb, where later Greek would supply a τι. The omission of the indefinite pronoun is fairly common in the early language (…) One thing is clear, that the statement implicit in the ὅκως clause is of general, if not of universal, application : it states a truth about anything which can be regarded as at variance with itself, and we know from fr. 10 that all things taken together, that is, all apparent opposites, are superficially so regarded. » Marcovich 1967, p. 126, tombe d’accord avec Kirk : « The statement διαφερόμενον συμφέρεται [Kirk, après Diels et beaucoup d’autres, lit ὁμολογεῖ] has the validity of a general rule… » 7. On suit ici le vocabulaire de la traduction de Marcovich 1967 : « (Men) do not understand how what is being brought apart comes together with itself : / there is a back-stretched connexion like that of the bow or of the lyre » (p. 124) ; et son explicitation : « They [probably ἄνθρωποι] do not comprehend how (i.e. in what way exactly) every thing which is being brought apart (i.e. which is diverging) nevertheless comes together with itself (i.e. converges)… » (p. 126). 8. Notons que Platon, dans le passage du Banquet, semble moins aller contre Héraclite qu’avec un Héraclite reformulé, éclairé : ὥσπερ ἴσως καὶ ῾Ἡράκλειτος βούλεται λέγειν, ἐπεὶ τοῖς γε ῥήμασιν οὐ καλῶς λέγει… On suit difficilement, dès lors, les remarques d’A.-G. Wersinger, peut-être trop radicale, dans son important Platon et la dysharmonie : « Glosant la formule héraclitéenne à laquelle il reproche d’être privée de raison, car elle pose que l’harmonie consiste en une opposition et un conflit, Éryximaque éprouve une résistance épistémologique à l’égard d’une pensée absurde, qu’il veut corriger en lui faisant identifier l’harmonie et la consonance. » (Wersinger 2001, p. 56.) Ce n’est pas contre la « pensée » d’Héraclite que semble parler Éryximaque, mais plutôt contre une interprétation « absurde » (ἀλογία) de cette thèse, interprétation encouragée par le fait qu’Héraclite οὐ καλῶς λέγει… 9. Hölderlin, Sämtliche Werke, Große Stuttgarter Ausgabe (désormais GstA), Bd. 3, Friedrich Beissner (éd.), Stuttgart, 1957, p. 81-82. Nous traduisons. 10. Il ne pouvait pas d’ailleurs faire autrement, puisque le manuscrit d’Hippolyte a été acquis, selon Marcovich, en 1841. 11. Voir, par exemple, le commentaire assez étendu de Harris 1988, p. 97-98. Voir aussi le rapide mais éclairant commentaire de Bouton 2000, p. 46. 12. Harris 1988 écrit, p. 97-98, que Hölderlin n’a évidemment pas trouvé le fr. 51 « dans la forme héraclitéenne que nous transmet Hippolyte, mais dans la forme attique du Banquet de Platon (187a). Mais, pour exprimer l’absoluité de ce qui “diffère”, Hölderlin (au moins lui) changeait délibérément la forme grecque au moyen d’une forme active. Je soupçonne qu’il voulait dire par là : “ce qui se fait soi-même différent en relation avec soi-même” (probablement dans le sens d’un dépassement de soi). Si c’est le cas, la conservation du datif, dans la formule grecque, est un solécisme. Mais l’intrusion de la forme active ne peut guère être une erreur accidentelle, puisqu’il cite deux fois le passage sous cette forme dans son Hypérion ; et si l’on songe au travail qu’il a pris sur lui lorsqu’il composait cette œuvre, je ne peux croire qu’il n’ait pas ouvert son Platon au passage indiqué du Banquet avant de livrer son manuscrit à l’imprimeur. » 13. Hölderlin, GStA 3, p. 83. 14. Citons le passage dans sa totalité (ibid. p. 83-84) : « Man muß im Norden schon verständig seyn, noch eh’ ein reif Gefühl in einem ist, man mißt sich Schuld von allem bei, noch ehe die Unbefangenheit ihr schönes Ende erreicht hat ; man muß vernünftig, muß zum selbstbewußten Geiste werden, ehe man

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Mensch, zum klugen Manne, ehe man Kind ist ; die Einigkeit des ganzen Menschen, die Schönheit läßt man nicht in ihm gedeihn und reifen, eh’ er sich bildet und entwikelt. Der blose Verstand, die blose Vernunft sind immer die Könige des Nordens. / Aber aus blosem Verstand ist nie verständiges, aus bloser Vernunft ist nie vernünftiges gekommen. / Verstand ist ohne Geistesschönheit, wie ein dienstbarer Geselle, der den Zaun aus grobem Holze zimmert, wie ihm vorgezeichnet ist, und die gezimmerten Pfähle an einander nagelt, für den Garten, den der Meister bauen will. Des Verstandes ganzes Geschäft ist Northwerk. Vor dem Unsinn, vor dem Unrecht schüzt er uns, indem er ordnet ; aber sicher zu seyn vor Unsinn und vor Unrecht ist doch nicht die höchste Stuffe menschlicher Vortreflichkeit. / Vernunft ist ohne Geistes-, ohne Herzensschönheit, wie ein Treiber, den der Herr des Hauses über die Knechte gesezt hat ; der weiß, so wenig, als die Knechte, was aus all’ der unendlichen Arbeit werden soll, und ruft nur : tummelt euch, und siehet es fast ungern, wenn es vor sich geht, denn am Ende hätt’ er ja nichts mehr zu treiben, und seine Rolle wäre gespielt. / Aus blosem Verstande kömmt keine Philosophie, denn Philosophie ist mehr, denn nur die beschränkte Erkenntniß des Vorhandnen. / Aus bloser Vernunft kömmt keine Philosophie, denn Philosophie ist mehr, denn blinde Forderung eines nie zu endigenden Fortschritts in Vereinigung und Unterscheidung eines möglichen Stoffs. / Leuchtet aber das göttliche εν διαφερον εαυτῳ, das Ideal der Schönheit der strebenden Vernunft, so fordert sie nicht blind, und weiß, warum, wozu sie fodert. / Scheint, wie der Maitag in des Künstlers Werkstatt, dem Verstande die Sonne des Schönen zu seinem Geschäft, so schwärmt er zwar nicht hinaus und läßt sein Nothwerk stehn, doch denkt er gerne des Festtags, woer wandeln wird im verjüngenden Frühlingslichte. » Il y aurait ici plus d’une étude à écrire sur le vocabulaire philosophique, kantien (le Kant de la troisième Critique), à l’œuvre dans ce passage. Pour des indications préliminaires à une telle étude, voir Dastur 2008, p. 180-181. Pour les implications transcendantales de la citation hölderlinienne d’Héraclite, voir Hucke 1992, p. 95-114. 15. Ce que souligne avec force Courtine 1999 dans un article décisif où il propose une traduction du passage commenté par Heidegger dans le cours de 1934/35. On trouve une traduction intégrale du texte, traduction que nous utilisons, dans Courtine 2006, p. 295-345. Il faut mentionner également la traduction intégrale qu’E. Martineau fit de ce texte pour la revue PO&SIE, n°4, 1978, p. 6-22. 16. Fr. Hölderlin, Sämmtliche Werke, GStA, Bd. 4, 1, p. 241-242 ; trad. Courtine 2006, p. 301-303. 17. Sur le « change » (Wechsel) et le rôle « transcendantal » qu’il joue dans ce texte et dans la pensée de Hölderlin en général, voir Ryan 1960. 18. GStA 4, 1, p. 246 ; trad. cit. p. 309. 19. Ibid. ; trad. cit. p. 311. 20. Ibid. 21. Ibid. p. 247 ; trad. cit. p. 313. 22. Ibid. 23. Ibid. p. 249 ; trad. cit. p. 317 (nous soulignons). 24. Ibid. 25. Ibid. 26. Ibid. p. 250 ; trad. cit. p. 319. 27. Ibid., p. 251 ; trad. cit. p. 319. 28. Ibid. ; trad. cit. p. 321. 29. Ibid. (nous soulignons). 30. Ibid. p. 259-260 ; trad. cit. p. 333-337. 31. Contrairement à l’essai de 1795, Urtheil und Seyn, qui privilégiait assurément l’intuition intellectuelle comme point d’unité, ainsi que l’indique un passage de ce texte, traduit par Jean- François Courtine : « L’être exprime la liaison du sujet et de l’objet. Quand sujet et objet sont absolument unis, et non pas seulement unis pour partie, c’est-à-dire quand ils sont unis de telle manière que l’on ne puisse effectuer aucune partition sans porter atteinte à l’essence de ce qui doit être séparé, c’est là et nulle part ailleurs qu’il est possible de parler d’être purement et

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simplement, comme c’est le cas dans l’intuition intellectuelle. » (Courtine 1999, p. 101.) Le traducteur propose un parcours qui oppose deux conceptions hölderliniennes du point d’unité, celle de 1795, de l’intuition intellectuelle, encore largement fichtéenne, et celle de 1800, de la « transzendentale Empfindung » : il souligne vouloir « envisager l’hypothèse d’une récusation de l’intuition intellectuelle par Hölderlin aux alentours de 1800, récusation tournée contre Fichte ou davantage contre Schelling, mais aussi auto-critique qui pourrait bien annoncer un tournant décisif dans l’œuvre du poète ». Et c’est la « formule clef » de la « transzendentale Empfindung » qui suscite ce questionnement. Cf. Courtine 1999, loc. cit. Notons que la Verfahrungsweise fait droit à l’intuition intellectuelle, mais elle n’est qu’un moment du subjectif, certes tourné vers l’objectif, mais qui n’assume pas le rôle fondamental qu’endosse bel et bien l’ἓν διαφέρον ἑαυτῷ – la sensation transcendantale. 32. Sur le concept fichtéen de « Schweben » et sa postérité, voir le très remarquable dossier de Hühn 1997, p. 127-151 ; voir aussi Asmuth 2004. 33. C’est bien à partir de Hölderlin que l’interprétation d’Héraclite commence ici, de façon d’ailleurs assurément désinvolte : « Es ist die Seinsauffassung jenes Denkers, dem Hölderlin sich zugehörig wußte, Heraklit. Wir besitzen nur Fragmente seiner Philosophie. Mit bezug auf das bisher Gesagte, aber auch im Hinblick auf das Folgende seien einige Sprüche des Heraklit angeführt. Auf eine Auslegung müssen wir hier verzichten », GA 39, p. 123. On lira le lieu parallèle dans l’Einführung, GA 40, p. 135. 34. GA 39, p. 123-124 ; trad. cit. p. 120 : « Ils [à savoir ceux qui dérivent au jour le jour dans leur Dasein] ne comprennent pas que – et comment – ce qui pour soi s’oppose s’accorde en soi : harmonie antagoniste ; comme celle de l’arc et de la lyre – où les extrémités, au mouvement opposé, sont tendues ensemble, tension qui permet précisément le décochement de la flèche et la résonance des cordes, c’est-à-dire l’être. » 35. L’interprétation de Bollack & Wismann 1972, p. 180, me paraît en tout point convaincante : « Une interprétation qui tente de voir dans les deux bras, de l’instrument ou de l’arme, le principe de divergence, et dans la corde qui les rapproche, le principe d’union, rend évidente dans l’illustration l’erreur qui consiste à isoler la division et la réunion. La tension contraire n’est pas moindre dans la corde que dans les extrémités du cadre qui la tendent et qu’elle tend. Les deux éléments forment une unité, les bouts fixes représentant, comme les rives du fleuve, les pôles identiques qui contiennent. La corde figure la puissance de l’opposition qui, prise entre eux, se déploie, astreinte à faire avancer. La différence que l’attraction contraire ne cesse de produire se projette dans la flèche et le son, comme les rives lancent l’eau. » Ce commentaire a sa forte part de « parti pris », et il impose un peu trop vite une unilatérale interprétation. Elle semble rejoindre, pour une fois (et sans doute à l’insu des auteurs), celle de Heidegger. 36. GA 39, p. 112 ; trad. Fédier & Hervier 1988, p. 112 (modifiée). 37. Sur ce point, la « présentation » de J.-F. Courtine, dans Courtine 2007, p. 13-18, est tout autant programmatique que décisive pour la question même du « conflit » (Streit), à partir du cours de 1934/35 puis dans l’Einführung. Cf. infra. 38. GA 39, p. 117 ; trad. cit. p. 115 modifiée (nous soulignons). 39. « Das Heilige ist die vollendete, und das heisst nicht einseitige Uneigennützigkeit. Einseitig kann die Uneigennützigkeit werden nach den Seiten, die ihrem wesensmässigen Bau zugehören. Das sind drei Seiten : 1) Der innere Grund der Uneigennützigkeit. Sie hat einen solchen als eine Art des In-sich-ruhens, eine Weise der echten Selbständigkeit. 2) Das Verhältnis zu den Gegenständen als solchen (Objekt). Sie ist diesen offen und hingegeben und stellt sich selbst dabei zurück. 3) Die Beziehung als Beziehung zwischen innerem Grund und Gegenstand, das Zwischen beiden, wodurch der innere Grund gefestigt und zugleich der Gegenstand gefördert und zu seiner eigenen Güte und seinem eigenen Wesen gesteigert und befreit wird. Einseitig ist die Uneigennützigkeit mit Bezug auf 1, wenn sie sich zur Eigenmächtigkeit versteift ; einseitig

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mit Bezug auf 2, wenn sie sich, im Gegenstand ganz aufgehend, selbst verliert ; einseitig mit Bezug auf 3, wenn sie nur zwischen ihrem inneren Grund und dem Gegenstand schwebt und leer bleibt, sich weder auf sich versteift, für sich nichts will, noch sich im Gegenstand verliert, diesen auch nicht in die Sorge nimmt. Wo dagegen alle diese drei Seiten in der freien Überlegenheit der erfüllten Hingabe in der Stimmung gleichursprünglich lebendig sind, da geschieht die reine Un-eigennützigkeit, das Heilige », ibid. p. 86-87 ; trad. cit. p. 89. 40. « Die Beziehung als Beziehung zwischen innerem Grund und Gegenstand, das Zwischen beiden, wodurch der innere Grund gefestigt und zugleich der Gegenstand gefördert und zu seiner eigenen Güte und seinem eigenen Wesen gesteigert und befreit wird », GA 39, p. 87 ; trad. cit. p. 89. 41. Slama 2015b. 42. Hölderlin, Sämtliche Werke, GStA, Bd. 2, 1, p. 149 (nous traduisons). 43. GA 39, p. 80 ; trad. cit. p. 84. 44. Ibid. p. 81 ; trad. cit. p. 84-85 modifiée. 45. Ibid. p. 82 ; trad. cit. p. 85. 46. Ibid. 47. Ibid. p. 81 ; trad. cit. p. 85. 48. Ibid. p. 125 ; trad. cit. p. 122 modifiée. 49. Ibid. p. 124-125 ; trad. cit. p. 121. 50. Sur le rapport de Heidegger au logos apophantikos aristotélicien, nous nous permettons de renvoyer à Slama 2015a. 51. GA 40, p. 141-142 ; nous traduisons. 52. Heidegger dit en effet, juste après (ibid. p. 142) : « Das Wahre ist nicht für jedermann, sondern nur für die Starken. » 53. Ibid. p. 140 ; trad. Kahn 1980, p. 139 modifiée. 54. Sur le passage du cours de 1934/35 au cours de 1935, et plus généralement sur la genèse et le déploiement de la pensée heideggérienne du polemos, voir les pages indispensables de Courtine 2013, p. 131-160. L’auteur montre avec force comment c’est, dans l’Einführung, le logos qui joue ultimement le rôle unifiant des contrariétés harmoniques que nous décrivons ici, logos qui, comme nous venons de l’indiquer, n’est plus du tout celui de l’apophantique. 55. Cf. Aubenque 1972, p. 50-51, p. 50-51 : « Ce qui m’importe le plus, c’est que vous retiriez de notre discussion une leçon unique : c’est qu’il ne faut pas s’orienter d’après la diversité des positions des hommes philosophants, que l’essentiel n’est pas de s’occuper de Cassirer ou de Heidegger, mais que vous en soyez arrivés au point de pressentir que nous sommes sur la voie de prendre de nouveau au sérieux la question centrale de la métaphysique. Je voudrais attirer enfin votre attention sur ceci : ce que vous voyez ici en petit, je veux dire la différence qui sépare les hommes philosophant dans l’unité d’une même problématique, s’exprime tout à fait autrement dans un cadre plus vaste, je veux dire dans l’histoire de la philosophie : ce qu’il y a précisément d’essentiel dans la confrontation avec l’histoire de la philosophie, le premier pas à faire dans l’histoire de la philosophie, c’est de se libérer de la différence (Unterschied) des positions et des points de vue, c’est de voir comment c’est justement la différenciation (Unterscheidung) des points de vue qui est la racine du travail philosophique. » 56. GA 39, p. 124-125 ; trad. cit. p. 121.

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RÉSUMÉS

On montre ici comment Heidegger interprète Héraclite, et par quel moyen il le fait. Ce moyen, c’est Hölderlin. On examine comment le fr. 51, rapporté à la fois par le Banquet de Platon et par Hippolyte de Rome, et qui inscrit la dysharmonie au cœur de l’harmonie, a permis d’abord à Hölderlin, dans ses écrits philosophiques, de déployer une conception neuve de la philosophie kantienne, puis à Heidegger, tributaire de Hölderlin, d’accomplir un tournant à la fois dans l’interprétation de la tradition et dans sa propre pensée. Hölderlin lit le fragment d’Héraclite dans Platon, mais le comprend autrement que Platon, en substituant à une forme passive (diapheromenon) une forme active (diapheron) : ainsi, la différence à l’œuvre dans l’harmonie ne cesse de « se différencier », de travailler l’harmonie, de la contrecarrer, constituant ainsi une « sensation transcendantale » mouvementée qui ébranle l’inconditionné de la philosophie critique. Heidegger, dans les années 1930, poursuit ce chemin en inscrivant au fond de l’existence humaine une telle sensation transcendantale, tonalité affective qui rend raison d’une dimension fondamentale de l’homme que décrivait déjà Hölderlin : sa finitude devant les dieux, qu’il « veut » laisser à distance, auxquels il « veut » renoncer. Un tel « vouloir », traversé par le renoncement et la souffrance, manifeste la différence au travail dans l’harmonie, non sans conduire jusqu’au polemos héraclitéen, fameusement interprété par Heidegger. C’est ainsi toute sa pensée des années 1930, qu’on réinscrit – loin du prétendu « dépassement de la métaphysique » – dans la métaphysique, qui trouve un éclaircissement – mais peut-être aussi, en retour, le fr. 51, la parole même d’Héraclite.

We here demonstrate how and in what way Heidegger interprets Heraclitus. This way is through Hölderlin. We examine how fragment 51 (quoted both in Plato’s Symposium and by Hippolytus of Rome), which places disharmony at the heart of harmony, first permitted Hölderlin, in his philosophical writing, to develop a new conception of Kant’s philosophy. We then examine how this same fragment permitted Heidegger, through Hölderlin, to accomplish both a revolution in his interpretation of the philosophical tradition as well as in his own thought. Hölderlin cites fragment 51 from the Symposium, but understands it differently than Plato: he substitutes an active form of the verb (diapheron) for the passive one (diapheromenon). Thus, the difference that is at work within harmony never ceases «to differentiate itself», to work on harmony, to oppose it. It thus constitutes a dynamic «transcendental sensation» which destabilizes what is unconditioned according to critical philosophy. In the 1930’s, Heidegger follows this same path by placing such a transcendental sensation at the foundation of human existence. This sensation is an affective tonality that affirms the fundamental dimension of man already described by Hölderlin: his finitude in front of (before) the gods, which he «wills» to leave at a distance, whom he «wills» to renounce. Such a «will», disrupted by renunciation and suffering, manifests difference at work within harmony, even going as far as the Heraclitean polemos famously interpreted by Heidegger. We thus resituate all of Heidegger’s thought from the 1930s within metaphysics – and thus locate it far from a supposed “overcoming of metaphysics”. In this way this thinking is illuminated, and perhaps Heraclitus’s utterances themselves are also clarified in return.

INDEX

Keywords : reception, kantianism, critical philosophy, harmony Mots-clés : réception, kantisme, philosophie critique, harmonie

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AUTEURS

PAUL SLAMA

Université Paris-Sorbonne

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Comptes rendus

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M. Laura GEMELLI MARCIANO et al., Eleatica 2007. Parmenide: suoni, immagini, esperienza

Christian Vassallo

NOTIZIA

M. Laura GEMELLI MARCIANO et al., Eleatica 2007. Parmenide: suoni, immagini, esperienza, a cura di L. Rossetti e M. Pulpito («Eleatica», vol. 3), Academia Verlag, Sankt Augustin, 2013, 304 p. ISBN 978-3-89665-600-1

1 Questo volume, curato da Livio Rossetti e Massimo Pulpito, raccoglie le lezioni su Parmenide e Zenone di Elea tenute da M. Laura Gemelli Marciano (d’ora in poi GM) durante il convegno “Eleatica 2007” (Ascea Marina, 29 novembre - 2 dicembre 2007). Tali lezioni si presentano come la sintesi degli studi che GM ha condotto negli ultimi decenni sui Presocratici, in particolare dei suoi tentativi di emanciparli definitivamente dalla geschichtliche Entwicklung in cui Eduard Zeller li aveva inquadrati nell’Ottocento. L’intera esposizione si fonda sull’assunto di una sostanziale continuità dei cosiddetti Presocratici rispetto al contesto socio-culturale e religioso in cui ciascuno di essi operò; conseguentemente, sull’esigenza di avvicinarli a una radicata tradizione magica e sciamanica (fortemente legata alle civiltà del Vicino Oriente dell’epoca) piuttosto che alla storia della filosofia antica, interpretata anacronisticamente secondo i parametri di Aristotele. Questi punti, oltre che in numerosi saggi scientifici, sono stati esposti nell’ Einführung presentata dall’Autrice come appendice al primo dei tre volumi della sua edizione dei Presocratici (Die Vorsokratiker, 3 B.de, Sammlung Tusculum, Artemis & Winkler, Düsseldorf 2007-2010, I, p. 373-465). Le riflessioni sull’equivoco ottocentesco dell’esistenza di una “filosofia presocratica”, sulla falsa rappresentazione dei Presocratici come simbolo del passaggio dal μῦθος al λόγος e sulla necessità di studiare l’Anatolia e la Magna Grecia dei secoli VI-V a.C. per comprenderne l’autentico pensiero, inseriscono GM in una tradizione di studi che annovera, in maniera più o diretta,

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studiosi come Cornford, Jaeger, Colli, Lloyd e, soprattutto, Burkert e Kingsley. La conseguenza immediata di simile impostazione è quella di considerare il poema di Parmenide come una vera e propria esperienza mistica e non – secondo quanto in genere si crede – come la prima testimonianza di metafisica, di logica o di scienza nell’ambito della tradizione filosofica occidentale. Questo è il Leitmotiv che ispira la prima parte delle lezioni (p. 45-105). Le teorie narratologiche di Roland Barthes e di Michel Foucault, che scindono l’autore dalla sua opera, sarebbero improponibili per il poema di Parmenide. Tenendo conto del contesto storico che la ispirò, quell’opera non potrebbe essere ridotta a una fiction o a un genere letterario (come il poema didascalico di Lucrezio). La voce del poeta sarebbe qui soltanto il veicolo del messaggio di sapienza iniziatica della divinità. L’uso d’immagini e di effetti sonori servirebbe per tradurre quel messaggio a un selezionato gruppo di persone ben preparate a un’esperienza mistica e alle dure prove che essa comporta. Secondo GM, sarebbe questa la differenza più rilevante fra il celebre proemio, che avrebbe i tipici caratteri del sogno incubatorio, rispetto al tradizionale contesto performativo dei poemi di Omero e di Esiodo, su cui pure la critica ha spesso insistito. Un’interpretazione di questo genere viene giustificata dall’Autrice anche sulla base di evidenze dossografiche e archeologiche finora trascurate: a) la testimonianza di Diogene Laerzio (IX 21 = DK 28 A 1), che dipende in questo caso da Sozione, circa il discepolato di Parmenide dal pitagorico Ameinia; b) le iscrizioni dell’antica Velia, risalenti all’età imperiale (I sec. d.C.), che fanno riferimento a un gruppo di medici-indovini dediti alla pratica dell’incubazione terapeutica nell’ambito del culto di Apollo Oulios e devoti alla figura di Parmenide quale loro eroe fondatore; c) le fonti secondarie che ci informano sull’attività di legislatore svolta da Parmenide, un’attività strettamente legata alla sfera del divino nella Grecia arcaica (Plut. adv. Colot. 1126a = DK 28 A 12). Questi elementi offrirebbero una chiave di lettura mistica non soltanto per il proemio e per le immagini che lì ricorrono (il carro, l’epifania, il rapimento, la porta, e così via), ma anche per la parte successiva del poema, che contiene l’istruzione impartita dalla dèa all’iniziato. Il κοῦρος è chiamato ad apprendere ogni cosa, sia la Verità sia l’opinione dei mortali (DK 28 B 1, 28-30). Tuttavia – osserva GM – il riferimento al “cuore immobile della Verità suadente” fa capire che non siamo di fronte a una semplice trasmissione di sapere, ma all’esperienza divina dell’immobilità, che rimanda inevitabilmente alla pratica dell’ ἡσυχία di cui parla Diogene Laerzio.

2 Lo stretto legame tra persuasione e verità, annunciato nel fr. 2 D.-K. a proposito delle due vie di ricerca (di esse, infatti, la via dell’È viene definita come via di Πειθώ), troverebbe piena conferma nel discusso fr. 8 D.-K. del poema, secondo l’Autrice “un esempio della forza di Πειθώ, della potenza delle parole della dèa” (p. 85). Prima però di rileggere quel frammento, GM cerca di far chiarezza sui fr. 3 e 7 D.-K., il cui fraintendimento sarebbe stata una delle cause principali dell’interpretazione tradizionale di Parmenide. B 3 (τὸ γὰρ αὐτὸ νοεῖν ἐστίν τε καὶ εἶναι), ritenuto in genere come affermazione della coincidenza tra essere e pensiero, andrebbe invece inteso come identità fra “ciò che è da pensarsi” e “ciò che è da essere”, ossia tra l’essere e l’oggetto del pensiero. Dunque, secondo Parmenide tutto ciò che è pensato esisterebbe, nel senso che il pensiero non potrebbe essere limitato alla percezione di un singolo fenomeno o di più fenomeni disconnessi tra loro, ma sarebbe invece una condizione statica e globale, che coinciderebbe con l’È che abbraccia ogni cosa. Quanto invece a B 7, considerato in genere come prova di svalutazione dei sensi e di esaltazione della ragione, GM si serve delle osservazioni di P. Kingsley (Reality. The Teachings of Parmenides

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and Empedocles, Golden Surf Center, Inverness CA 2003, in partic. p. 121-156 e 566-570) per offrirne un’ interpretazione radicalmente diversa. Nel frammento, Parmenide non svalutarebbe le percezioni: esse, insieme al potere della parola, ricoprirebbero anzi un ruolo fondamentale nel viaggio iniziatico della prima parte del poema. Come fa notare Kingsley, la dèa esorterebbe soltanto a non lasciarsi fuorviare dall’ ἔθος πολύπειρον, ossia da quei modelli cognitivi che inducono a percepire i fenomeni in maniera inconsapevole e separata, facendo così dimenticare la dimensione attuale propria dell’È (B 8, 5: ... ἐπεὶ νῦν ἔστιν ὁμοῦ πᾶν) e abbracciare invece quella diacronica propria del Non È (B 8, 5: οὐδέ ποτ’ ἦν οὐδ’ ἔσται ...). Se allora B 7 non svaluta i sensi, nemmeno potrebbe esaltare la ragione, perché nella filosofia greca, almeno fino a Platone, il termine λόγος assumerebbe sempre il significato di discorso (come avverrebbe anche in B 8, 50). Questo è il motivo che spinge GM a leggere i v. 5-6 del fr. 7 D.-K. seguendo l’emendamento κρῖναι δὲ λόγου di Kingsley alla lezione κρῖναι δὲ λόγωι dei Ms., facilmente spiegabile – secondo lo studioso anglosassone – sia sul piano paleografico (scambio tra ου e ωι) sia su quello storico-filosofico: da un lato, con la manipolazione da parte di Sesto Empirico (adv. Math. VII 111) della sua fonte per inquadrare il frammento parmenideo nella sua teoria del criterio di verità, fondato sulla retta ragione e non sui sensi; dall’altro, con la dipendenza di Diogene Laerzio (IX 22) da una fonte scettica. In quel contesto, dunque, le parole realmente dette dalla dèa a Parmenide sarebbero le seguenti: κρῖναι δὲ λόγου πολύδηριν ἔλεγχον / ἐξ ἐμέθεν ῥηθέντα. Per cui il discorso sarebbe unicamente quello della dèa, e il compito di Parmenide non quello di giudicarlo razionalmente, ma di esperire in prima persona, nel regno dei morti, che il non essere (fatto coincidere dagli uomini stolti proprio con la morte) non esiste e che tutto ciò che si pensa e si dice è necessariamente e immediatamente. Sulla base di questi presupposti, il fr. 8 D.-K. costituirebbe la dimostrazione del potere di Πειθώ e dell’impossibilità di leggere il poema in chiave filosofica.

3 Alla δόξα GM dedica purtroppo soltanto poche righe, perché a suo giudizio l’esperienza mistica di Parmenide si dispiegherebbe totalmente tra il proemio e la prima parte del poema. Si tratta, forse, di una delle aporie più gravi delle lezioni, che non viene risolta da quanto l’Autrice afferma nei suoi Vorsokratiker (II, p. 61), dove considera il mondo parmenideo della δόξα come una “fiktive Erzählung” relativa al nostro mondo dotata di una “grosse Bedeutung”. Il problema, tuttavia, è il seguente: se quella sezione del poema ha un grande significato, come si può fondare la lettura complessiva di esso esclusivamente sulla prima sezione? E d’altra parte, se effettivamente il significato profondo del poema si riduce alla Verità, perché poi Parmenide (scil. la dèa) avrebbe dovuto fornire dettagli così numerosi sull’Opinione? Queste domande sono in parte affrontate nel corposo dibattito con cui il volume si conclude, ossia nella sezione dedicata ai commenti di vari studiosi alle lezioni con le conseguenti risposte dell’Autrice in difesa delle sue posizioni (p. 127-287). In questa seconda sezione del volume, GM ritorna più volte sul rapporto fra le due parti del poema, precisando come tra di esse non vi sia alcuna contraddizione. Il Parmenide mistico non escluderebbe il Parmenide scienziato, e ogni tesi contraria a questo assunto sarebbe solo il frutto di una “logica” del tutto estranea al contesto culturale in cui il poema parmenideo fu concepito. Anche in questo sforzo di chiarificazione, tuttavia, se da un lato risulta vincente l’accusa di anacronismo verso la maggior parte degli studiosi che le muovono contro, emerge dall’altro un certo imbarazzo dell’Autrice nel ricondurre la δόξα all’interpretazione mistica dell’ἀλήθεια. A ben guardare, proprio la vera “logica” di

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Parmenide renderebbe del tutto pleonastica, addirittura inutile (se non blasfema), la rassegna scientifica delle cose “infime” messa in bocca a una dèa! Per concludere, tanto le lezioni su Parmenide quanto quelle su Zenone, dove anche i celebri paradossi vengono ridotti a meri esercizi di vita volti a far desistere l’uditore da ogni prova intellettuale e a prepararlo alla vera esperienza dell’essere (p. 107-126), dimostrano come tanto le argomentazioni di GM quanto quelle dei suoi critici si muovano su un terreno ormai saturo e poco produttivo: la volontà di capire, ad ogni costo, ciò che i Presocratici abbiano veramente detto. Laddove, dal mio punto di vista, la vitalità di quegli autori risiede soprattutto nella loro traditio (GM accenna a questo problema solo nella risposta ad Alexander P. D. Mourelatos, a p. 262): dunque nella capacità dell’interprete di ricostruire accuratamente il contesto filosofico e culturale in cui essi vennero citati e tramandati, non tanto quello in cui vissero e operarono. Gli storici della filosofia, purtroppo, tendono spesso a decontestualizzare ciò che è tramandato dei Presocratici per risalire, anche con evidenti forzature, alla presunta verità del loro pensiero. D’altra parte, però, i filologi come GM si illudono di potersi liberare di ogni verità precostituita derivante dalla propria cultura di appartenenza per accedere, in maniera immacolata, alla verità costitutiva di un autore appartenente a una cultura diversa dalla loro. Gli uni e gli altri non tengono conto di un fenomeno ermeneutico descritto molto efficacemente da H.-G. Gadamer: «Die Vorurteile und Vormeinungen, die das Bewußtsein des Interpreten besetzt halten, sind ihm als solche nicht zu freier Verfügung. Er ist nicht imstande, von sich aus vorgängig die produktiven Vorurteile, die das Verstehen ermöglichen, von denjenigen Vorurteilen zu scheiden, die das Verstehen verhindern und zu Mißverständnissen führen» (Wahrheit und Methode. Grundzüge einer philosophischen Hermeneutik, Mohr, Tübingen 19906, p. 301). Fino a quando gli interpreti cercheranno di disporre dei loro pregiudizi, addirittura fino al punto di credere di potersene liberare per sempre, temo che il dibattito sui Presocratici rischi seriamente di trasformarsi in uno sterile dialogo tra sordi.

AUTORI

CHRISTIAN VASSALLO

Université de Trèves

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Olivier RENAUT, Platon, la médiation des émotions : l’éducation du thymos dans les dialogues

Charlotte Murgier

RÉFÉRENCE

Olivier RENAUT, Platon, la médiation des émotions : l’éducation du thymos dans les dialogues, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 2014 (Histoire des doctrines de l’antiquité classique), 376 p. ISBN 978-2-7116-2530-7.

1 L’ouvrage d’O. Renaut enquête sur le rôle des émotions dans la pensée platonicienne, prenant pour fil conducteur la notion de θυμός. Cet objet en quelque sorte double permet une traversée à la fois diachronique – des premiers dialogues dits socratiques jusqu’aux Lois – et synchronique de l’œuvre platonicienne, en en articulant les différents pans (psychologie, éthique, pédagogie, politique). L’intérêt de cette étude tient d’abord dans l’ampleur de la prise de vue qu’elle fournit, non seulement sur la pensée platonicienne elle-même, mais sur son contexte d’élaboration. L’auteur se montre très attentif aux héritages platoniciens, consacrant des analyses fouillées à la psychologie pré-platonicienne, notamment chez Homère, mais aussi chez les historiens et les tragiques. S’appuyant sur nombre de travaux devenus classiques (Dodds, Williams, Cairns…) synthétisés et discutés avec une grande clarté, il apporte un éclairage précieux sur la manière dont Platon s’approprie et reconstruit la notion, pour nous modernes difficilement saisissable, de θυμός. Cette généalogie du concept est sous-tendue par une interprétation unitaire de la pensée platonicienne. Contre les lectures discontinuistes de la psychologie de Platon, l’auteur suggère de voir dans les différentes phases habituellement distinguées en celle-ci l’« approfondissement continu de la même intuition concernant le rôle des émotions morales dans l’action et relativement à la vertu » (p. 18).

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2 L’introduction de l’ouvrage légitime le recours, dans le cadre de la pensée antique, au concept moderne d’émotion dans sa triple dimension d’événement physiologique, psychologique et cognitif. Rappelant la réévaluation relativement récente des émotions dans les théories de l’action contemporaines aussi bien que dans l’interprétation des antiques, l’auteur entend prolonger ce mouvement au niveau, jusque-là relativement peu étudié, de la pensée platonicienne. En effet, si on peine à trouver chez Platon « une classe bien identifiée d’émotions » (p. 11), c’est autour du θυμός, centre névralgique des émotions morales, qu’il faudra aller chercher. Concept clé dans la psychologie poétique pré-platonicienne, et cela dès Homère, cette notion, habituellement rendue par les termes d’ardeur ou de colère, se trouve réinvestie par Platon qui lui confère le statut décisif d’intermédiaire. Sa fonction médiatrice intervient à différents niveaux : entre la raison et le désir, entre l’âme et le corps, entre le moi et autrui. L’importance attribuée au θυμός pourrait certes surprendre, dans la mesure où le terme n’a d’usage significatif que dans un petit nombre de dialogues (la République et les Lois, le Protagoras et le Timée ), comme le montre le tableau qui récapitule en annexe l’ensemble des occurrences du terme, de ses composés et dérivés dans le corpus. La lecture de l’ouvrage montre cependant que la notion comporte un certain nombre d’équivalents fonctionnels dans les Dialogues, ce qui autorise à unifier autour d’elle une enquête qui est loin de se limiter à ces quatre textes, si importants soient-ils.

3 La première partie, intitulée « Le paradoxe des émotions morales », se consacre à ce qui est désigné couramment comme la première phase, considérée comme « socratique », de la philosophie platonicienne. Elle prend d’abord soin de repartir des conceptions éthiques dont les personnages des dialogues socratiques sont héritiers. Au rebours des interprétations de l’éthique homérique qui la réduisent à une soumission hétéronome au regard d’autrui, l’auteur montre comment la sensibilité de l’individu aux valeurs partagées par la communauté se trouve fondée chez Homère sur un couple d’émotions morales primordiales ayant le θυμός pour siège, à savoir la colère – réaction à l’injustice – et la réserve respectueuse (αἰδώς) – reconnaissance d’autrui. Cette conception trouve des échos chez les interlocuteurs de Socrate, comme le révèle l’étude approfondie du Protagoras, premier dialogue à faire un usage significatif de la notion de θυμός. Les émotions morales y interviennent à trois reprises : le mythe conté par le sophiste commence par ériger les deux sentiments moraux d’αἰδώς et de δική en vecteurs fondateurs de l’édification d’une communauté éthique et politique ; la théorie pénale et éducative de Protagoras confirme ensuite le rôle de la sensibilité morale dans la diffusion de la norme ; enfin le statut du courage au sein des vertus oppose Socrate et le sophiste qui s’efforce d’articuler cette vertu, par l’intermédiaire du θυμός, à l’audace, pour en éviter la réduction au savoir. Tout en ébranlant cette conception traditionnelle de la vertu, l’intellectualisme socratique ne se révèle pas moins particulièrement attentif à l’importance des émotions : dans le Protagoras, Socrate isole la composante cognitive inhérente aux émotions lors de la réfutation de la foule soutenant l’impuissance du savoir ; dans le Lachès, il se refuse à nier la dimension non rationnelle de fermeté de l’âme intrinsèque au courage ; enfin, la démarche socratique de réfutation n’hésite pas à jouer de manière différenciée sur le sens de la honte. Loin de prétendre éradiquer les émotions, Socrate entend bien plutôt les associer à la motivation de l’action en reconnaissant qu’elles contiennent un jugement immanent sur les valeurs, jugement qu’il faut parvenir à rationaliser.

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4 C’est néanmoins dans la seconde partie de l’enquête intitulée « Le θυμός comme intermédiaire » que la place stratégique des émotions se voit pleinement intégrée à la théorie de la vertu sous l’égide de cette notion. Comme précédemment, l’auteur commence par dresser un état des lieux de la question dans l’épopée et dans la tragédie, afin de statuer sur la position du θυμός à l’intérieur d’un moi placé en situation de délibération intérieure ou de conflit psychique. Cela lui permet de rectifier au passage un contresens commun sur l’interprétation de la Médée d’Euripide où l’on est trop pressé de retrouver l’opposition classique entre passion et raison, là où il s’agit en fait d’un conflit de motivations (entre fureur jalouse et amour maternel), de valeurs. Ces mises en scène poétiques du conflit psychique se voient récupérées dans la théorie psychologique platonicienne, qui repart de cette même expérience. Les adresses du ou au θυμός au sein du modèle interlocutoire auquel ressortissent les discours de Léontios et d’Ulysse permettent de distinguer différentes instances au sein de l’âme, comprise dans le livre IV de la République comme « structure fonctionnelle intentionnelle » (p. 162). Le θυμός occupe dans cette structure psychique une fonction médiatrice entre raison et désir, à laquelle il faut donner toute sa portée d’intermédiaire au lieu de vouloir le comprendre comme le siège d’une activité autonome. Le θυμός fonctionne en soutien, soit de la raison, soit du désir, mais son objet n’est pas d’abord envisagé comme une réalité indépendante, bien plutôt comme un rapport réflexif de l’individu à ses réactions et à ses affections, en particulier à ses désirs, à la lumière des valeurs faites siennes. Si le θυμός ne jouit donc pas de l’autonomie des fonctions rationnelle et désirante, sa force motivante dans l’action vient de sa capacité de valoriser son objet, sans être lui-même l’origine d’une évaluation qui émane d’une instance normative externe ou interne. L’effort platonicien consiste ensuite à dégager le θυμός de l’ambiguïté inhérente à son objet traditionnel, l’honneur, tout en conservant sa puissance énergétique qui sous-tend l’implication de l’individu dans l’action. Cette capacité motrice se manifeste ainsi dans la manière dont le θυμός fonctionne comme interface entre l’âme et le corps, sans être lui-même un élément corporel, à la différence de ce qu’on trouvait dans l’épopée homérique. Le θυμός apparaît comme une affection de l’âme incarnée (Phèdre, Timée), et comme fonction de l’âme mortelle dont la localisation corporelle doit favoriser le rôle d’auxiliaire de la raison. Cela soulève au passage le délicat problème de savoir dans quelle mesure cette partie est incluse ou non dans l’affirmation de l’immortalité de l’âme. Cette question, finement discutée à travers le Phèdre, République X et le Timée, aboutit à la conclusion que l’immortalité n’est pas à comprendre comme une caractéristique statique inhérente à toutes ou certaines parties de l’âme mais comme une propriété dynamique du tout de l’âme, déterminée par son orientation, selon qu’elle se tourne vers le corps ou vers les Formes et la vertu.

5 La troisième et dernière partie tire les conséquences pratiques, à la fois éthiques et politiques, de l’intégration du θυμός au sein du dispositif psychologique platonicien. Le θυμός y apparaît comme un rouage essentiel de l’éducation, entreprise de façonnement de la sensibilité et des émotions morales en vue de faire accéder le citoyen à la vertu. Cet aspect est d’abord examiné à travers l’éducation musicale et gymnastique présentée dans les livres II et III de la République. Cette éducation préliminaire est prioritairement orientée vers le θυμός puisqu’il s’agit, en instaurant une juste tension dans l’âme, de préparer l’affectivité à la reconnaissance et à l’acceptation des modèles rationnels. L’autre volet de la question éducative au sens large concerne le type de vertu promis à ceux qui n’accèdent pas à une pleine et entière rationalité. L’auteur étudie ainsi le

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dispositif politique d’entrecroisement des deux dispositions vertueuses, courage et modération – dont la présence chez les auxiliaires ou les producteurs ne peut être enracinée dans un savoir – afin de garantir l’unité harmonieuse de l’âme ou de la cité. C’est enfin dans les Lois que culmine l’utilisation politique des émotions. Quoique le θυμός n’y ait pas le rôle de partie fonctionnelle isolée comme telle qui est le sien dans la République, sa présence n’en est pas moins sensible dans ce dialogue où les émotions morales (désir de l’honneur, réserve respectueuse, colère) sont mises à profit par le législateur pour soutenir les prescriptions de la loi.

6 L’ampleur et la variété des passages et des thèmes abordés ont pu contraindre localement l’auteur à être un peu succinct sur quelques analyses très ponctuelles : l’interprétation des plaisirs de la comédie dans le Philèbe (p. 143-146) aurait ainsi pu mériter davantage d’explicitation, ou celle de la réfutation en Théétète 167e-168c (p. 103) préciser que cette description émane (curieusement ?) de Protagoras auquel Socrate prête sa voix. Cette monographie complète, informée des travaux actuels comme classiques, où la complexité des questions abordées ne nuit pas à la clarté des analyses ni à l’agrément de la lecture, apporte cependant une vue d’ensemble très précieuse sur un sujet central, liant psychologie et éthique platoniciennes.

AUTEURS

CHARLOTTE MURGIER

Université Paris Est Créteil Val de Marne

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Dimitri EL MURR, Savoir et gouverner, Essai sur la science politique platonicienne

Fulcran Teisserenc

RÉFÉRENCE

Dimitri EL MURR, Savoir et gouverner, Essai sur la science politique platonicienne, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 2014 (Tradition de la pensée classique), 336 p. ISBN 978-2-7116-2586-4

1 Dans cet ouvrage, Dimitri El Murr reprend la question posée par Platon – et, depuis, à l’horizon de toutes nos institutions politiques –, des rapports entre savoir et pouvoir, en réexaminant la portée et les analyses du Politique, contribution majeure de la réflexion platonicienne à ce problème. Que le savoir soit en lui-même un pouvoir, c’est ce que Socrate soutenait dans le Protagoras et le Gorgias, mais ce pouvoir restait celui de l’âme sur elle-même et sa conduite. À partir de la République, l’enjeu changea en partie : il glissa vers le bénéfice que la cité peut retirer de son administration par des philosophes. Toutefois, le type de compétence que ces derniers sont appelés à mettre en œuvre dans l’exercice de leurs responsabilités n’était encore guère examiné.

2 C’est cette lacune que le Politique vient combler. L’auteur s’emploie à le montrer en discutant trois points controversés : 1) les liens entre dialectique et politique ; 2) la signification des divisions et du grand mythe cosmologique ; 3) le paradigme du tissage et son application. Sont ainsi mises en évidence la continuité du parcours, la pertinence de certaines distinctions fondamentales et la scientificité même de la vraie politique.

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I

3 Après avoir examiné la réception du Politique, l’A. s’interroge sur la congruence d’une réflexion sur la démarche philosophique et d’une enquête sur le politique. Les deux objectifs sont compatibles : l’inventaire soigné des différences spécifiques poursuivi pour lui-même permet aussi d’insérer la science politique dans un réseau de déterminations qui en précise au plus juste la nature.

4 Autre question de méthode, celle des paradigmes. L’exemple de l’apprentissage de la lecture illustre leur fonction d’exercice et de découverte. Mais ce point de méthode éclaire le rapport du dialogue à son contexte : si le sophiste est le simulacre du philosophe, le politique en serait la copie, et l’enquête sur la politique peut être vue comme le paradigme de celle sur la dialectique. L’A. souligne aussi que le paradigme de substitution, que ce soit celui du pêcheur dans le Sophiste ou du tissage dans le Politique, sert également à désamorcer préjugé et surestimation, qui brouillent l’appréciation correcte de l’objet cible quand il est étudié directement et non par transposition.

5 Qu’en est-il maintenant de l’unité structurelle du dialogue ? L’A. met en exergue la continuité de la diérèse tout le long du dialogue, dichotomique d’abord, polytomique ensuite ; mais cette modification tient compte des leçons des deux grandes interruptions apparentes – le mythe, l’étude du tissage –, lesquelles ne sont à chaque fois qu’une manière de réorienter et de corriger la division en cours. Et les incises méthodologiques sont elles-mêmes commandées par la prise de conscience de l’inadéquation du paradigme en usage. Ainsi les premières divisions s’avèrent fautives parce qu’elles se sont appuyées sur un modèle pastoral implicite, limité à sa dimension nourricière – première erreur que corrige le mythe en réintroduisant la dimension du soin. Mais même ainsi amendé, il reste trop large et ne permet pas de préciser suffisamment le portrait du roi – seconde erreur corrigée par la comparaison avec le tissage.

II

6 Les premiers partages opérés par l’Étranger sont fondamentaux pour la définition du politique. Tout d’abord, l’affirmation inaugurale que le politique compte au nombre de ceux qui savent. Ce qui revient bien sûr à faire de la politique une science (et non une opinion droite par exemple). Une décision est donc prise, justifiée par le développement de la définition – c’est ainsi que l’A. répond à l’étonnement stupéfait en ce point de C. Castoriadis. Mais ne doit-on pas reconnaître que cette décision fixe un cap dont jamais les protagonistes du dialogue ne s’écarteront ? Il est d’autres textes platoniciens où la question fut formulée de façon beaucoup plus ouverte, dans le Ménon par exemple (92b).

7 La deuxième difficulté que discute l’A. à propos de ces premières divisions concerne deux autres affirmations, l’une, associant en une même unité la compétence politique et celle du maître du domaine et du chef des esclaves, l’autre, faisant de la science politique une science « cognitive » et non point pratique. Pour l’A., l’introduction de la figure du conseiller, grâce à laquelle peuvent être distingués le véritable politique, possesseur de la science adéquate, et le roi de fait, qui n’a pour lui que le pouvoir

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exécutif, est destinée à jouer le rôle de proposition médiatrice entre les deux propositions précédentes. D’une part, le conseiller, détaché des contraintes immédiates de l’action, fait ressortir la nature profondément épistémique de l’art politique, qui se définit par sa compétence à déterminer scientifiquement ce qu’il faut faire (et non point à veiller à son exécution), tandis que sa fonction non officielle en fait une figure potentiellement privée, à l’image du chef de maison ou du maître des esclaves. Mais, d’autre part, le regroupement dans une même catégorie du despotes et du politikos est destiné à rendre sensible l’autorité qui découle de la seule possession de la science politique, alors que cette autorité aurait pu être contestée du fait précisément qu’elle soit logée in fine chez le conseiller et non chez celui qui est investi publiquement du pouvoir : le maître de maison exerce dans son domaine une autorité qui n’a pas besoin d’une reconnaissance politique expresse (élection, couronnement, allégeance...).

8 Quant au rapport plus particulier d’Aristote à Platon, l’A. tente de montrer que ce dernier ne tombe pas sous le coup de la critique de son élève, qui conteste que la différence entre la maison et la cité soit seulement une différence quantitative. En effet, Platon mettrait pour sa part l’accent sur le fait qu’il s’agirait dans tous les cas d’une science du commandement impliquant celle du bien – des esclaves, des femmes et des enfants, des citoyens ; le savoir du bien unifierait donc gouvernement domestique et gouvernement politique.

9 La suite des premières divisions du dialogue vise à identifier l’animal objet du soin politique. L’A. s’attache à montrer que les divisions n’ont pas de but taxinomique et qu’elles procèdent à une réduction provocatrice de l’être pris en charge par la politique, ironiquement défini selon des critères exclusivement biologiques, tenant à l’anatomie, à la reproduction, à la locomotion ou encore à l’habitat. Voilà qui fait délibérément l’économie de l’homme rationnel et relationnel : le bipède sans plume est cet « animal dont la nature politique est nécessairement acquise et construite sous l’effet de la science » (p. 140).

10 Le mythe est un texte fort complexe, qui interrompt le cours de la division car, explique l’A, celle-ci ne peut rendre raison de l’histoire et de la différence des temps. L’A. défend une lecture dualiste, assez traditionnelle, selon laquelle le monde connaîtrait l’alternance perpétuelle de deux cycles, correspondant à l’âge de Cronos et à celui de Zeus. La thèse principale de l’A. est que l’âge de Cronos est un âge apolitique, tandis que l’âge de Zeus est un âge prépolitique. Les hommes sous Cronos vivent sans liens sociaux, ni même familiaux, sans cité et sans constitution, sans technique non plus et sans travail. Faute d’une participation des humains à leur propre bonheur, entièrement réglé de l’extérieur, celui-ci n’est la manifestation d’aucune vertu, tant de l’intelligence que du caractère. Il possède par conséquent une perfection moindre que celle susceptible d’être obtenue à l’âge de Zeus (p. 182). Puisque, comme le remarque l’A., il n’y a pas de possibilité de devenir meilleur sous Cronos, la science politique à définir se distingue nécessairement du pastorat divin ; car elle se propose justement comme finalité un tel devenir, lequel est sans parallèle dans l’époque précédente.

11 Quant à la description par l’Étranger de la vie que mènent les hommes sous Zeus, elle ne correspond que partiellement au mythe de Protagoras : s’il est fait état des dons divins, ceux-ci se limitent à la sphère technique, et il n’est rien dit dans le mythe du Politique qui fasse écho à la distribution universelle de l’ aidos et de la dike, ces dispositions morales qui forment selon le sophiste la base de la compétence

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démocratique. Ce silence correspond à la place, encore vacante, que viendra occuper la science politique.

III

12 La riche et subtile analyse du tissage et de la science politique occupe la dernière partie de l’ouvrage, à laquelle je ne peux rendre tout à fait justice ici. Je me limiterai à un point que je crois décisif. Faut-il considérer, comme le suggère l’A. (p. 219), que la subordination de la rhétorique, de la stratégie et de l’art judiciaire à un art épitactique (la politique) suffise à garantir leur scientificité ? Socrate le contestait déjà dans le Gorgias en dénonçant la routine, l’empeiria, de la rhétorique (463b-c). On peut certes imaginer une rhétorique plus dialectique, comme dans le Phèdre (271c-272a), fondée sur une double connaissance diérétique, se rapportant d’un côté aux types d’âmes, et de l’autre aux formes de discours qui leur sont appropriées. Mais se pose le problème de l’action concrète : comment la rhétorique s’y prendra-t-elle pour identifier avec sûreté la catégorie psychique dont relève tel ou tel citoyen qui doit être persuadé par une forme déterminée de discours ? Difficulté qui revient d’une autre manière quand il faudra discerner empiriquement les tempéraments (les modérés ou les ardents) et éliminer les enfants non éducables (308e-309b). Le politique tisse un matériau qu’il a lui-même choisi (cf. p. 274 in fine) : quel savoir dirigera avec autorité et rigueur son doigt sélectif ? Il est introuvable dans le cadre de l’épistémologie générale de Platon. L’Étranger le dit à sa manière, sur un autre plan : la politique est aussi connaissance du kairos, du moment opportun qui permettra de dire si oui ou non il faut recourir à la rhétorique, à la stratégie ou à l’art judiciaire, autrement dit, s’il faut (ou non) persuader, faire la guerre, lancer un procès (305d). Ce kairos est éminemment changeant, il n’obéit à aucune loi, il n’a pas de critère assuré – il est cette fenêtre qu’ouvre provisoirement le devenir à une action susceptible d’orienter son cours dans une certaine direction. Mais, du kairos (comme d’ailleurs du choix des caractères), il n’y a pas de science, car il n’y a de science que de ce qui est toujours identique à soi, de ce qui, précisément, est hors du devenir.

13 Peut-on réduire la contradiction entre l’épistémologie générale de Platon et sa conception particulière de la science politique dans notre dialogue ? La question reste en suspens. À moins, peut-être, que cette science ne soit seulement celle des bonnes intentions : viser le bien, préférer la limite à l’illimité, introduire la juste mesure, ce qui passerait par l’institution d’une orthe doxa et l’assortiment réglé des tempéraments contraires. Admettons. Mais en l’absence d’un modus operandi déterminé, il s’agit là d’une science terriblement formelle et vague : l’exigence de détermination et de mesure manque à son tour de détermination et de mesure – et s’avère incapable d’asseoir la légitimité du politique. Quoi qu’il en soit de cette difficulté sans doute insoluble, l’ouvrage de Dimitri El Murr demeure pour qui veut comprendre le Politique, et plus largement la pensée platonicienne, une référence obligatoire, tant par la finesse de ses analyses et la clarté de son écriture que par les questions qu’il invite à poser.

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AUTEURS

FULCRAN TEISSERENC

GRAMATA, Université Paris I Panthéon-Sorbonne

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Jakob L. FINK (éd.), The Development of Dialectic from Plato to Aristotle

Juliette Lemaire

RÉFÉRENCE

Jakob L. FINK (éd.), The Development of Dialectic from Plato to Aristotle, VII-355p., Cambridge- New York, Cambridge University Press, 2012, ISBN 978-1-107-01222-6

1 Actes d’un colloque qui s’est tenu à Copenhague en 2007, l’ouvrage veut combler un manque : traiter du développement de la dialectique de Platon à Aristote, non pas en se focalisant sur la méthode et l’ontologie, mais en se fondant sur le cadre du débat dialectique. Selon J. Fink (p. 2), la dialectique ici signifie d’abord et avant tout argumentation adressée à un interlocuteur. La pratique de l’argumentation dialectique et son extension dans la forme littéraire du dialogue constituent le cœur de l’ouvrage. Que devient le dialegesthai de Socrate à Aristote ? En tant qu’héritiers de Socrate, Platon et Aristote ont une conception de la dialectique qui se prête à la comparaison. Le schéma visible sur la couverture et page 3 pose le cadre : questionneur, répondant, relation (égale ou inégale) entre eux, le sujet discuté, le caractère du répondant, le public, l’usage de l’argument dialectique – certains de ces éléments se trouvent chez Platon, mais c’est Aristote qui les énonce tous. Ne court-on pas le risque de mésinterpréter la dialectique de Platon en partant de ce qu’énonce Aristote dans les Topiques et les Réfutations sophistiques ? Non, car Aristote ne fait qu’expliciter ce qui est déjà implicitement présent chez Platon. La conception aristotélicienne de la dialectique sert ainsi d’instrument heuristique. Le dipositif questionneur/répondant est le même, de Platon à Aristote, mais le type de question change. La question « qu’est-ce que X ? » est la question socratique par excellence, tandis que pour Aristote, la question dialectique appelle une réponse seulement par oui ou non. Cela indique certes un changement dans la conception de la dialectique, mais cela ne sape pas le fondement commun de la dialectique chez Platon et Aristote. Étudier le développement de la dialectique signifie étudier la forme et le contenu du dialogue. Mais en quel sens

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entendre « développement » ici ? Il ne s’agit pas de suivre un seul schéma de développement soit chez Aristote, soit chez Platon, ou bien de tenter d’avoir une lecture évolutionniste à la manière de Jaeger. Une autre possibilité serait l’harmonisation néoplatonicienne. Mais celle-ci fait fi de l’aspect dialogique et de la forme questions/réponses et lit Platon sans considérer Socrate.

2 Les articles sont regroupés en trois thèmes : la dialectique comme activité interpersonnelle ; forme et contenu dans le dialogue philosophique ; la méthodologie dialectique. Tous les aspects de la dialectique ne sont pas traités, en particulier la dialectique platonicienne telle qu’on la rencontre dans le Phédon et la République. Mais sur ces questions, de nombreuses études existent déjà, alors que les aspects traités ici sont la plupart du temps négligés – par exemple le rôle du répondant.

3 La contribution de L. Castagnoli montre par l’analyse détaillée de quatre arguments, (Platon, Euthydème, 286c-288a ; Théétète, 169e-171c ; Aristote, Métaphysique, Γ 8, 1012b13-18, l’argument protreptique) qu’il n’est pas possible d’interpréter les arguments d’autoréfutation en les dépouillant de leurs vêtements dialogiques, sous peine de leur faire perdre leur force logique ou philosophique. Ainsi de Théétète, 171a, qui ne peut être compris comme une consequentia miserabilis, c’est-à-dire la loi selon laquelle toute proposition qui implique sa propre contradictoire est nécessairement fausse. En effet, on ne trouve aucune formulation de cette loi dans les textes anciens. L. Castagnoli a le mérite de rappeler ce principe exégétique : les lois de notre « logique classique » n’ont pas besoin de coïncider avec celles de la logique ancienne. La consequentia miserabilis ne sous-tend aucun des quatre arguments d’autoréfutation analysés ici. Loin de signaler une déficience logique, cela montre plutôt que la reconstruction hors du contexte dialectique de ce type d’argumentation est logiquement suspecte. Le contexte dialectique n’est pas qu’un cadre mais la condition nécesssaire pour que ces arguments fonctionnent.

4 L’article de M.-L. Kakkuri-Knuuttila se concentre sur le répondant en comparant les règles énoncées par Aristote en Topiques, VII 5-7, 10 et ce qui se lit dans Gorgias et Euthydème. Lire ces dialogues avec des lunettes aristotéliciennes permet d’établir le lien entre les règles définitionnelles, les effets épistémiques et les règles stratégiques de l’ elenchos. Ainsi l’auteur entend montrer comment Aristote a réalisé un progrès dans l’argument rationnel. H. Fossheim montre que la division est une méthode chez Platon, non pas au sens où elle serait une procédure de progrès intellectuel allant de l’ignorance à la connaissance, mais qu’elle est une manière de présenter de façon systématique des résultats. Le rassemblement et la division sont le point final du dialegesthai, la division se caractérisant comme un exposé de connaissance et non pas comme un moyen pour elle.

5 Moren S. Thaning examine sur le rapport entre dialectique et dialogue dans le Lysis, et entend montrer ce que L.-A. Dorion soulignait déjà dans son commentaire (GF, 2004) : Platon a construit son dialogue de telle sorte que le lecteur trouve la solution à l’aporie apparente du dialogue. Dialogue protreptique, le Lysis contient les clés de la solution. H. Thesleff se penche sur le Lachès et sa dialectique de recherche commune : le Lachès n’est pas à proprement parler un dialogue socratique, mais pointe déjà vers la dialectique de la République. Charles H. Kahn revient sur « l’importance philosophique du dialogue selon Platon » : en distinguant interprétation littéraire et interprétation philosophique, il affirme que si Platon conçoit la philosophie comme la poursuite d’une vision unifiée, cette unité ne peut pas être figée dans une formulation unique et

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définitive. Il entend ainsi lire Platon selon le « principe du perspectivisme ». Comparant le Banquet, le Phédon et la République, il montre que la nature des Formes doit être comprise selon la perspective du logos et non pas selon celle de la vision. Quant à la comparaison entre Ménon, Phèdre et République, elle permet d’affirmer que la réminiscence et la vision noétique sont des constructions alternatives du même phénomène : l’accès au domaine des concepts est pour Platon l’accès au domaine de l’Être vrai et de la forme éternelle. Ainsi, les dialogues platoniciens offrent plusieurs formulations de la doctrine des Formes, mais aucune n’est la formulation correcte, encore moins la doctrine des Formes. Il n’y a pas de formulation définitive d’une doctrine des Formes indépendante du contexte.

6 J. L. Fink se demande « comment Aristote lisait un dialogue platonicien ». Partant d’un passage problématique parce que corrompu de la Poétique, J. L. Fink propose ce qui pourrait être la définition aristotélicienne du dialogue socratique : les écrits socratiques sont un dialogue qui est une partie spécifique de la poésie – un mélange de fiction et de réalisme – qui dépeint l’activité de Socrate – c’est-à-dire ce que cet homme a pu faire et dire. S’appuyant sur un passage de la Rhétorique, J. L. Fink affirme que selon Aristote, les dialogues socratiques révèlent tout l’arrière-fond éthique de l’argument dialectique et ont en commun le traitement de la question du genre de vie. Savoir si Socrate parle en son nom ou au nom de Platon importe peu à Aristote, semblable en cela à tous les auteurs antiques, mais non pas aux lecteurs modernes. Aristote en tout état de cause lisait Platon pour y trouver de la philosophie et non pas de la poésie. Comme auteur de dialogue, Aristote se distingue de Platon. Il ne peignait pas de personnage, et s’il se mettait en scène comme principal interlocuteur, le dialogue n’était pas un dialogue par questions/réponses et le répondant y avait un rôle passif. Si la dialectique socratique survit dans plusieurs passages du corpus aristotélicien, ce n’est assurément pas dans les dialogues écrits par Aristote.

7 Dans sa contribution, V. Politis s’interroge sur ce qu’il y a derrière la question ti esti. V. Politis cherche à savoir ce qui justfie l’association problématique entre la question ti esti et tous les réquisits stricts de la définition. En définitive, ce qui se tient derrière la question ti esti et est donc premier, c’est l’aporie – conclusion plutôt inattendue, en ce qu’elle semble inverser les étapes de la démarche socratique.

8 H. Ausland se penche sur le sens de l’epagoge : partant de l’idée selon laquelle Aristote l’emploie dans un sens technique, l’auteur examine l’usage socratique de l’epagoge tel qu’on le rencontre chez Platon et Xénophon. Il y a ainsi un sens philosophique et un sens rhétorique ou pédagogique de l’epagoge. Interpréter l’epagoge socratique dans un sens logique révèle donc une influence aristotélicienne, mais on rencontre aussi chez Aristote d’autres usages de l’induction au sens de relation entre exemple et point de vue général. C’est bien ainsi que les néoplatoniciens l’ont comprise, tandis que les péripatéticiens et les modernes ont réduit l’induction à l’inférence inductive.

9 Dans sa contribution, L.-A. Dorion entend éclairer la définition aristotélicienne de l’ elenchos par la sixième définition de la réfutation du Sophiste de Platon qui, bien que nommée réfutation des sophistes, présente toutes les caractéristiques de l’elenchos socratique, dont la subordination de la dimension logique à la dimension morale. Alors que Platon ne reconnaît qu’une forme d’elenchos, l’elenchos dialectique de Socrate, outil de l’éducation morale, Aristote ne souscrit pas à la mission éthique de l’elenchos socratique et en évacue complètement la dimension de la honte et les aspects personnels. Reprenant la thèse exposée dans « La dépersonnalisation aristotélicienne

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de la dialectique » (Archives de philosophie, 60/4 (1997), p. 597-613), L.-A. Dorion y ajoute un élément déterminant en rendant ici raison de cette profonde modification entre Socrate et Aristote : certes, la dialectique ne doit plus être une activité dangereuse, la pratique de l’elenchos ayant conduit Socrate à la condamnation à mort, mais surtout, Aristote rejette la conception socratique de la vertu-science. L’elenchos aristotélicien n’est pas un fossile de l’elenchos socratique mais a été redéfini de façon seulement logique, entraînant une extension considérable de son domaine d’application. Dialectique et réfutation ne concernent pas le soin de l’âme chez Aristote, mais sans doute vaut-il mieux réserver la pratique de l’elenchos aux membres de l’école – ce que Platon suggérait déjà dans la République. S’il y a bien une continuité entre Socrate et Aristote, la démoralisation aristotélicienne de la réfutation signifie que pratiquer l’ elenchos n’a plus aucun rapport avec l’examen de vie. Or, la dépersonnalisation de la dialectique est déjà à l’œuvre dans certains dialogues de Platon (République, Théétète, Sophiste, Philèbe, Parménide). Ainsi chez Platon, deux conceptions de la dialectique sont présentes et en concurrence. Aristote a très tôt rejeté pour sa part la dimention et le but éthiques de la dialectique socratico-platonicienne.

10 L’elenchos véritable est selon R. Bolton la réfutation peirastique des Réfutations sophistiques en ce qu’elle montre que la conviction particulière de celui qui est interrogé est en conflit avec des vérités communes. Aristote rejette l’idée selon laquelle la mise en contradiction établit l’ignorance. L’elenchos peirastique établit ainsi la fausseté d’une croyance par rapport à un ensemble d’autres. Or ce qui importe est le degré d’endoxicalité des convictions.

11 Dans le dernier chapitre, W. Kullman montre comment Aristote s’est progressivement détourné de la dialectique platonicienne en abandonnant la troisième fonction de la dialectique telle qu’elle est caractérisée dans les Topiques, à savoir la recherche des principes des sciences. Cet abandon est lié à ce que les Analytiques présentent comme une nouvelle procédure d’appréhension des principes, à savoir la perception, l’induction et l’expérience – à l’œuvre dans les écrits biologiques. La thèse de W. Kullman est convaincante concernant les écrits biologiques, mais ses affirmations, selon lesquelles les endoxa ne jouent aucun rôle dans le domaine de l’éthique et de la politique, résistent difficilement à la lecture des textes aristotéliciens – par exemple le livre I de l’Éthique à Nicomaque qui, pour définir le bonheur, va opérer tout un mouvement d’examen des endoxa sur l’ avant d’en venir à la définition du bonheur à partir de l’ergon de l’homme, conformément à ce qu’Aristote énonce au début du livre VII (1145b2-7).

12 L’unité de ce livre est assurément le débat dialectique tel qu’il a été inauguré par Socrate et formalisé par Aristote. Et si d’un article à l’autre des thèses différentes, voire contradictoires peuvent être soutenues, tout friand de dialectique ancienne y trouvera de quoi se régaler.

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AUTEURS

JULIETTE LEMAIRE

Centre Léon Robin, CNRS/Paris-Sorbonne/ENS Ulm

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Kurt LAMPE, The Birth of Hedonism. The Cyrenaic philosophers and Pleasure as a way of life

Ugo Zilioli

REFERENCES

Kurt LAMPE, The Birth of Hedonism. The Cyrenaic philosophers and Pleasure as a way of life, Princeton University Press 2015, XVII +277 p. ISBN: 9780691161136 (hardback; available also as an e-book)

1 The monograph by Kurt Lampe is the first systematic attempt in any modern language to deal with the ethics of the Cyrenaics, in particular with their hedonism. The book offers a detailed reconstruction of the ethical doctrines of both the Cyrenaics of the first generation (such as Aristippus the Elder, his daughter Arete, her son Aristippus the Younger) and the Cyrenaics of the later sects (such as Anniceris, Hegesias, Theodorus the Godless). After dealing with mainstream and later Cyrenaics, Lampe adds a chapter on the later reception of Cyrenaicism by Walter Pater, the nineteenth- century Oxford academic and novelist, thus making a case for the lively influence that Cyrenaic views had on subsequent hedonism. The book concludes with two very useful appendices, one dealing with the main sources on the Cyrenaics, the other discussing in details the most extended quotation on Cyrenaic doctrines we have, that is, Diogenes Laertius (II 86-93). For breadth of investigation, historical sensitivity and genealogical reconstruction, the book by Lampe represents an extremely valuable addition to the growing body of Cyrenaic scholarship.

2 Since the publication of Voula Tsouna’s monograph on Cyrenaic epistemology in 1998 (The Epistemology of the Cyrenaic School, Cambridge, CUP), the Cyrenaics have continued to attract the attention of scholars, mainly in light of the philosophical appeal their views have on us. Recent years have witnessed the appearance of contributions (by, among others, Tim O’Keefe, James Warren, Christopher Rowe and, si parva licet, myself)

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dealing with all the most significant aspects of the philosophy of the Cyrenaics: their epistemological scepticism, the aprudentialism inherent to their ethics, the historical and conceptual linkage between their doctrines and the ones developed by the subtler thinkers in Plato’s Theaetetus, the behaviourism implicit in their philosophy of language, the original metaphysical approach (or lack thereof) they seem to adopt (See e.g. T. O’Keefe, “The Cyrenaics vs. the Pyrrhonists on Knowledge of Appearances”, in D. Machuca (ed.), Essays on Ancient Pyrrhonism, Leiden, Brill, 2011, 27-40; Id. “The Sources and Scope of Cyrenaic Scepticism”, in U. Zilioli (ed.), From the Socratics to the Socratic schools, London, Routledge, 2015, 99-113; J. Warren, “Epicurus and the Pleasures of the Future”, OSAP 21 [2001], 135-79; Id. “Cyrenaics”, in J. Warren & F. Sheffield (eds), The Routledge Companion to Ancient Philosophy, London, Routledge, 2014, 409-22; C. Rowe, “The first-Generation Socratics and the Socratic Schools: the Case of the Cyrenaics”, in U. Zilioli (ed.), op. cit. 26-42; U. Zilioli, The Cyrenaics, London, Routledge, 2014; Id. “The Cyrenaics as Metaphysical Indeterminists”, in U. Zilioli (ed.), op. cit. 114-132). But no exhaustive reconstruction of Cyrenaic hedonism has ever been attempted by anyone so far. The pioneering book by Lampe fills this gap. As he himself claims, “this volume therefore aims to be a complement to Voula Tsouna’s monograph on Cyrenaic Epistemology, which is the most thorough investigation of Cyrenaic scepticism, and to help make a fuller appreciation of this ‘original hedonism’ available to classicists, philosophers, and cultural historians” (p. 3).

3 Lampe’s monograph on Cyrenaic ethics could indeed be read as a proper complement to Tsouna’s study. Differently from Tsouna, however, Lampe’s book has no overarching argument to be taken as the main thesis the monograph has to offer to the scholarly debate. The monograph in fact reconstructs the ethical views of the Cyrenaics as these were variously developed by the different members of the school, without identifying a key philosophical concept subsuming all those views under the same pivotal idea (not even ‘pleasure’ or ‘hedonism’ do this work in Lampe’s book, at least as far as I can tell). While Tsouna is ‘analytical’ in trying to sort out the main views and arguments around which the Cyrenaics constructed their doctrines, Lampe owes more to the ‘continental’ idea that the views held by a group of philosophers (or, for that matter, by a single philosopher) have to be understood by fully appreciating the historical context in which that group lived and worked. (In this Lampe is very sensitive to Michel Foucault’s revelatory approach to ancient philosophy). With this remark, I do not wish to argue that one of the two approaches—either the analytical or the continental, to use two consumed labels that still retain some meaning to us—is right and the other wrong, or that adopting one of the two approaches means to be lacking either historical sensitivity or philosophical perspicuity. It is a matter of emphasis more than lack, and Lampe’s emphasis is on the historical and genealogical side, more than on the exquisitely theoretical one.

4 Since Lampe’s book does not have an overarching thesis, in this review I will provide a brief description of the main content of each chapter, such description being intertwined with critical remarks I offer as evidence of the stimulating effect that Lampe’s book has on the mind of the interested reader.

5 The book has ten chapters and two appendices. In the Introduction, Lampe sums up the main contents of the book and sets out the methodology he adopts “to offer a robust and historically sensitive interpretation of Cyrenaic ethics as it functioned in Ancient Greece. Building up this historicized interpretation will occupy me for most of this

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book” (p. 7). At the same time, Lampe proposes to take a broader view of his historical approach by understanding Cyrenaic ethics “not as a set of beliefs and practices confined to a particular time and place, but as a framework for thinking and acting that can be filled out in different ways in different times and places” (ibid.). What Lampe does not aim to do is to defend the Cyrenaics and their views from their critics (see p. 8). By relying on Pierre Hadot’s analysis, another important feature Lampe sees as deeply rooted into Cyrenaic thinking is the mixture of practices and doctrines that, according to him, are characteristic of the ethical approach of the Cyrenaics. As Lampe puts it: “we should be extremely sceptical that any Cyrenaic ever adheres to a significant ethical position because of the force of reasoning alone. The core positions of each school frame an existential option which is chosen for its positive features, i.e., the satisfying fit between the world it discloses and the inarticulate aspirations of his followers” (7).

6 In the second chapter (“Cyrene and the Cyrenaics: a historical and biographical overview”), Lampe offers a rather useful historical overview of the rich and flourishing city of Cyrene between the fifth century BC to the third century BC. In doing so, he fills in an important historical gap that proved to be particularly awkward for scholars, who before Lampe had to read the very informative but lengthy accounts of Chamoux, Laronde (in French) or even Thrige (in Latin). The overview of the history of Cyrene is integrated with biographical accounts of all the main philosophers who were held in antiquity to be Cyrenaic, from Aristippus the Elder, Arete and Aristippus the Younger, to Anniceris, Hegesias and Theodorus the Godless, including lesser-known members of the school, such as Aristoteles, Aristoxenus, Antipater, Epiteme, Parabetes, Aithops and Dionysius. Except for the two latter ones (one from Ptolemais, the other from Heraclea), all the members of the Cyrenaic school were originally from Cyrene. This may be good evidence that the Cyrenaic school had its main philosophical centre exactly in Cyrene. As Lampe remarks, it is wise to bear in mind that, alongside with the more influential schools of Plato and Aristotle, the Cyrenaics were an active group of thinkers who gained the philosophical scene just after the death of Socrates.

7 Chapters three (“Knowledge and Pleasure”) is one of the chapters I have read with much interest, and the one on which I have more doubts. The main bulk of it deals with the epistemological foundation of Cyrenaic ethics. Lampe rightly recognizes that Cyrenaic epistemology provides the theoretical foundation within which the Cyrenaics constructed their ethics of pleasure and pain (p. 27). On two important aspects of Cyrenaic epistemology, I have found Lampe’s analysis in need of further elaboration.

8 The kernel of Cyrenaic epistemology lies in the notion of ‘pathos’, which Lampe translates as ‘experience’. The Cyrenaics appear to posit an epistemological gulf between the experiences we have and what causes them: we incorrigibly and unmistakably know our experiences (that is, that I taste as sweet the honey I am eating at the moment), while we cannot infer anything about the very cause of our experiences (that is, that the honey I am eating is really sweet). When they claim that we cannot really know the causes of our experiences, however, do the Cyrenaics think that I cannot know whether the honey I am eating is really sweet (as just suggested) or, more essentially, whether what causes an experience of sweetness in me is actually honey? That is, is the epistemological scepticism of the Cyrenaics about the epistemological properties of the honey, as Lampe in this study, Tsouna 1998 and Warren 2014suggest? Or is it about the identity of the honey as a particular object

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(O’Keefe 2015)? Or, even more radically, is such scepticism about the fact that there may be no actual reality for us to discover there (Zilioli 2015)? To dig deeper into such questions would have helped the reader to get a firmer grasp of some central aspects of the philosophy of the Cyrenaics, that is, of aspects that may have shed further light on their ethics too (especially when Lampe considers the ‘experiences’ (pathe) as the basis for the Cyrenaic theory of action, i.e. as the guides through which the Cyrenaics decide what actions are to be taken or avoided, p. 45 ff.).

9 Another point that I think would have deserved more attention concerns the idea that the Cyrenaics could have accommodated within their epistemology a kind of second- order beliefs about ‘experiences’. The thought that, in addition to (or building upon) ‘experiences’, Cyrenaic epistemology contemplates the role of second-order judgements provides us with an important revision of our understanding of that original and inspiring epistemology. Lampe sees the point and tackles it at pages 49-52, when he mainly discusses passages from Diogenes Laertius about Hegesias and his followers, and a relevant passage by Athenaeus. Yet, I find his overall discussion of this topic unsatisfactory, since it does not spell out clearly the main conceptual linkage he sees as operating between Cyrenaic ‘experiences’, ‘appearances’ and ‘reasons’. Again, a more throughout analysis of this neglected part of Cyrenaic epistemology would have helped Lampe to provide a stronger basis for his claim that, in addition to pleasure, the Cyrenaics also had an ethics of virtue and that they valued such things as wealth, friendship, and education, and so on (that is, the sort of topics he discusses in chapters 4 to 6). The chapter ends with an illuminating discussion of the Cyrenaic concept of telos, understood both as the goal of one’s life and as “the fullest, highest, most complete expression of whatever attributes the adjectives ‘good’, ‘bad’, and ‘neither good nor bad’ connote” (p. 53).

10 Chapters 4 to 6 deal very closely with the Cyrenaic ethics of virtue, with education and with happiness. In the first part of chapter 4 (“Virtue and Living Pleasantly”) Lampe provides a detailed overview of Aristippus the Elder’s concern for education and virtue, showing us how he cared for his entire life despite the emphasis he appears to have put on the experiences of the present. One of the main features of Cyrenaic ‘experiences’ is in fact that they are short-lived: for a Cyrenaic it is difficult to account both for what has already been and for what is just about to be. Cyrenaic presentism thus seems to trap the Cyrenaics into quite a serious ethical problem: how could they motivate a concern for their entire lives and for happiness if they relied exclusively on the perishing experiences of the present, among which pleasure ranks as the supreme one? Lampe provides two different yet overlapping answers to this question, one for Aristippus the Elder, another for mainstream and later Cyrenaics (who are fully dealt with in the second part of chapter 4). Aristippus’ presentism is a sort of ‘spiritual exercise’ aimed “to reduce your anxiety, increase your sensitivity to pleasure, and sharpen your focus on making the best possible use of available resources” (p. 92). Similarly, the presentism of mainstream Cyrenaics has to be taken as a prudential rule of thumb: “the Cyrenaics advise against investing too much energy in planning for the future, preferring to follow Aristippus’s example and trust their ability to adapt to whatever happens” (p. 92). Even Anniceris, whose re-formulation of the concept of telos may have well made him a full-blown anti-eudaimonist, is understood as caring for long-terms goals such as happiness (p. 88-91).

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11 Against much of current scholarship, with such answers Lampe reconciles Cyrenaic hedonism with eudaimonism and with an overall concern for long-term goals. If chapter 4 is the pars construens of Lampe’s account to explain the Cyrenaic interest for happiness and long-term values, the brief chapter 5 (“Eudaimonism and anti- eudaimonism”) is the pars destruens: here Lampe scrutinizes and rejects all the main explanations on whose basis the Cyrenaics are best understood as anti-eudaimonists and as not-caring for happiness (among such explanations there are those provided by Terry Irwin, Tim O’Keefe, James Warren and Fred Feldman). Chapter 6 (“Personal and Political relationships”) is to be read in strict conjunction with chapter 4: Lampe shows how the concern for one’s life intended as an entire, not-evanescing episode and for happiness makes the Cyrenaics interested in such values as friendship (the main topic of the chapter), benefaction, gratitude, enmity, patriotism, participation in political life. Lampe explores how these values were variously adopted and defended by Aristippus, mainstream Cyrenaics, Hegesias, Theodorus and Anniceris (pages 115-119 contain an excellent analysis of Anniceris’ own position on friendship, as well as of the reasons for which his views may be taken as a substantial improvement of mainstream Cyrenaicism). While I have learned much by reading chapters 4 to 6, I also had an immediate reaction of mild surprise in seeing how Lampe accommodates happiness into the context of Cyrenaic hedonism. I am in full agreement with him in thinking the kind of hedonism as endorsed by the Cyrenaics to be perfectly compatible with a sort of eudaimonism. Yet, if one is genuinely a hedonist—and, as Lampe argues, the Cyrenaics were surely the first serious hedonists in the tradition of Western thought—one will have to conceive of happiness as a quite secondary, derivative aim in one’s practical life. The ethical focus in the life of the hedonist is on pleasure, not on happiness. Given the sort of hedonism they appear to have endorsed, for the Cyrenaics the kind of pleasure that is the main focus of their ethical theory is actually the short-lived, unitemporal pleasure of the moment. The full acceptance of happiness into their ethics, therefore, has to be explained in light of the emphasis the Cyrenaics placed on pleasure. Lampe’s own explanation seems to put both pleasure and happiness on almost the same level of importance in Cyrenaic ethics. Although he sees pleasure implicitly or explicitly always brought in in the way the Cyrenaics may have conceived of happiness, the explanation Lampe gives us to account for the concern the Cyrenaics showed for long-term values such as friendship, benefaction and so on becomes susceptible to be further reduced into an explanation leading us to embrace a theory that, at the end, will put happiness at its roots, not pleasure.

12 If this is so, the Cyrenaics will be understood as less straightforward hedonists than originally argued for in Lampe’s book. But here I must confess that my own view on Cyrenaic eudaimonism (which I have developed to some extent in chapter seven of The Cyrenaics) may have prevented me from fully appreciating Lampe’s own way to come to terms with the reasons why the Cyrenaics were hedonists with a concern for happiness. As Terry Irwin does (to refer to one of the scholarly accounts Lampe closely scrutinizes in chapter 5), one may well suggest that the Cyrenaics lacked a concept of the self as a stable and unitary item. Since they lacked that concept, their ethics cannot account for happiness, which itself requires a stable subject to be fully appreciated and enjoyed (this is, very roughly, Irwin’s explanation of the Cyrenaics’ rejection of happiness). The Cyrenaics seem not to have had an idea of the self either as a stable and unitary item (as Lampe’s analysis seems to imply) or as something that is actually existent (see

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Irwin’s analysis). But, if the Cyrenaics conceived of the self as a kind of loose entity that, à la Parfit, could account for psychological connectedness without offering any sort of personal continuity over time, one would be able to explain satisfactorily the interest the Cyrenaics showed for happiness while retaining the core of their original and fascinating hedonism.

13 Chapters 7 and 8 are Lampe at his best. In chapter 7 (“Hegesias’s pessimism”), he discusses Hegesias, while in chapter 8 (“Theodorus’s innovations”) he deals with Theodorus the Godless. Both chapters are very welcome in so far as they both provide the first systematic attempt to deal with the views of these two shadowy figures of Cyrenaic thinkers. Shadowy how they may be, both Hegesias and Theodorus proved to be highly original philosophers in their own right and were highly regarded in antiquity. In chapter 7 Lampe focuses on Hegesias’ pessimism by showing how it almost naturally grows out from the cornerstones of his ethics: indifference, magnanimity and autonomy. At the end, Hegesias’ pessimism is depicted as a coherent and satisfactory theory of wisdom, a theory that Lampe sees as “more consistent than that of Socrates” (p. 146).

14 Theodorus the Godless was the most original thinker of the later Cyrenaic school. In his magisterial treatment of him, Lampe deals closely with the innovations he introduced into Cyrenaic philosophy: in Theodorus’ opinion, joy and distress are to be taken as the ends of life; bodily pleasure and pain now become ‘intermediates’. In addition, Theodorus was seriously interested in an ethics of virtues. Although he was by far the most revisionary among all the Cyrenaic philosophers, the view of wisdom he advocated has strong similarities with that of Aristippus: the wise man is the ethical measure of what has to be done or avoided. Theodorus’ atheism is to be understood exactly in light of this conception of wisdom: together with other polemics, Theodorus uses his atheism to repudiate the consolidated system of positive laws and systematic ethics in which we all, more or less, live. The only criticism I have to level in this chapter is that Lampe does not make enough of the concept of ‘indifference’, which with ‘self-sufficiency’ he sees as central to Theodorus’ thought. By trying a more positive approach towards Pyrrho’s possible influence on Theodorus, as well as by relying less critically on Aldo Brancacci’s pioneering article on indifference and indeterminacy (“Teodoro l’Ateo e Bione di Boristene fra Pirrone e Arcesilao”, Elenchos 3 [1982], 55-85), Lampe could have provided a stronger philosophical outlook for some of the views he attributes to Theodorus (and to Hegesias too).

15 After having surveyed ancient Cyrenaicism, Lampe adds a chapter on the appropriation of Cyrenaicism on the part of Walter Pater (chapter 9: “The New Cyrenaicism of Walter Pater”), thus preferring to deal with the lively influence that Cyrenaicism had on subsequent hedonism than to focus on the ancient debate on the topic of pleasure, namely the debate between Epicureans and Cyrenaics (especially later Cyrenaics). The book ends with a brief conclusion (“Conclusion: the birth of hedonism”) and two very instructive appendices, one providing a detailed account of all the main sources on the Cyrenaics and their thought (“Appendix 1: the Sources”), the other discussing a crucial passage in Diogenes Laertius (II 86-93), a passage where Lampe sees an Annicerean interpolation at work (“Appendix 2: Annicerean Interpolation in D.L. 2.86-93”). A lengthy bibliography and an index are also added.

16 Again, the book deserves to be widely read and is an extremely welcome addition to modern treatments of ancient hedonism. Even when you do not agree with it, Lampe’s

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study works as a stimulus to re-work your own ideas in light of his exhaustive and refreshing handling of Cyrenaic ethics.

AUTHORS

UGO ZILIOLI

Université de Durham

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Bernard COLLETTE-DUČIĆ et Sylvain DELCOMMINETTE (éd.), Unité et origine des vertus dans la philosophie ancienne

Laetitia Monteils-Laeng

RÉFÉRENCE

Bernard COLLETTE-DUČIĆ et Sylvain DELCOMMINETTE (éd.), Unité et origine des vertus dans la philosophie ancienne, Bruxelles, Ousia, 2014 (Cahiers de philosophie ancienne), 478 p. ISBN 978-2-87060-171-6

1 Ce volume propose de retracer l’histoire des questions relatives à la théorie de l’unité et de l’origine des vertus dans la philosophie ancienne. Réunissant, pour la plupart, les contributions présentées lors d’un colloque organisé à l’Université libre de Bruxelles par le Groupe de philosophie ancienne du Centre de Philosophie, les 24 et 25 mars 2011, l’ouvrage, par l’ampleur de la période qu’il couvre, constitue une entreprise jusque-là inédite. Il propose une lecture qui ne prétend pas à l’exhaustivité, mais qui cherche « à fournir un panorama relativement complet des manières dont cette question a été abordée au cours d’une période déterminée de l’histoire, en couvrant la plupart des épisodes charnières de l’évolution de son traitement » (p. 17).

2 L’ouvrage s’ouvre sur un article de L.-A. Dorion, « L’introuvable unité des vertus dans les Mémorables de Xénophon » (p. 19-38), qui montre qu’on ne trouve chez le Socrate de Xénophon aucun équivalent des paradoxes dits de l’unité des vertus ou de la vertu- science. Toutes les vertus sont des formes de sophia, mais celle-ci se décline en autant de domaines de compétence susceptibles d’être connus. Il n’y a donc pas d’unité de la vertu chez Xénophon, car il n’y a pas d’unité de la sophia.

3 Trois articles sont consacrés à la question telle qu’elle apparaît chez Platon. M.‑A. Gavray (« Origine et unité de la vertu dans le Protagoras », p. 39-64) restitue la théorie de la vertu de Protagoras. Selon l’auteur, ce n’est qu’artificiellement coupée de

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son contexte que la question peut sembler socratique. La vertu qu’enseigne le sophiste renvoie à un « code commun » (p. 42) garantissant la cohésion de la cité. Protagoras serait un conformiste, encourageant toutefois chez ses disciples, par des « pratiques réflexives sur l’instrument de l’éducation [les poètes] » (p. 50), une forme d’esprit critique. Le public visé serait non pas la future élite dirigeante, mais l’ensemble des citoyens. Cette lecture minore toutefois la restriction de fait imposée par les conditions d’accès financières à son enseignement assumées par Protagoras (328a-c). Sur la question de l’unité des vertus, Protagoras défend la version lâche d’un tout composé de parties hétérogènes exerçant entre elles des relations de proximité. L’article de D. Sedley, « The unity of virtue after the Protagoras » (p. 65-90), s’inscrit dans la lignée des interprétations dites évolutionnistes des Dialogues. Le modèle intellectualiste développé dans le Protagoras et dans le Phédon est éclipsé par un schéma structuraliste dans le Gorgias et au livre IV de la République. Le Gorgias substitue à la sagesse la modération comprise comme kosmos et non plus comme « state of understanding » (p. 74), alors que la République fait de la justice la vertu fondamentale. On peut alors envisager une alternative à la connaissance comme voie d’accès à certaines vertus, tandis que la thèse d’une inséparabilité forte des vertus doit être assouplie. Pour D. Sedley, dans la République (443c9-444a2), c’est la justice qui est la « master-virtue » (p. 80) et non la sophia qui lui est néanmoins associée et qu’il comprend comme « practical wisdom » (ibid.). À cette conclusion, on pourrait toutefois objecter que l’ordre avec lequel se confond la justice est lui-même garanti en amont par la possession de la sophia qui préside à son maintien et donc le conditionne. Il peut néanmoins exister des alternatives à la connaissance dans l’accès à la vertu. Ces vertus produites par d’autres voies ne sont cependant pas la vertu complète du philosophe, mais des vertus « imparfaites », à l’image du courage des auxiliaires (R. Kamtekar, « Imperfect Virtue », Oxford Studies in Ancient Philosophy, 18, 1998, p. 315-339), produites par le conditionnement et associées à une opinion droite. A. Giavatto (« Unité et articulations de la vertu dans le Politique et dans les Lois de Platon », p. 91-118) revient sur ce qui semble être une anomalie chez Platon : la thèse incompatibiliste selon laquelle courage et modération seraient des vertus ennemies (Politique, 306a-308b ; 308b-311c). L’« amplification conceptuelle » (p. 101) dont font ici l’objet les rapports contrariés de ces deux vertus s’expliquerait par la volonté d’insister sur la capacité de conciliation qui doit être celle du politique.

4 Les deux articles suivants sont consacrés à Aristote. S. Delcomminette (« Unité des vertus et unité du bien chez Aristote », p. 119-143) tente de réconcilier phronesis et sophia, en montrant notamment que la visée ultime de l’existence bonne est la contemplation, tandis que la phronesis représente la condition de possibilité de la sophia (p. 139). Ce faisant, l’auteur défend l’idée d’une unité « architectonique » (p. 142) des vertus, allant même jusqu’à rassembler, en un sens, vertus éthiques et vertus dianoétiques. D. Lefebvre (« Séparation, dépendance et unité des vertus chez Aristote et quelques péripatéticiens », p. 146-211) adopte une perspective inverse de celle de S. Delcomminette : loin d’affirmer l’unité absolue des vertus, le Stagirite interrogerait plutôt la possibilité de leur pluralité tout en maintenant une forme de dépendance entre elles. Le statut prédominant accordé à la prudence vient en effet complexifier le problème, en introduisant une forme d’asymétrie entre celle-ci et les vertus éthiques. L’auteur révèle une première tension entre une unité de définition qui englobe les vertus éthiques et la propension qu’a le philosophe à restreindre chaque vertu à un domaine particulier de l’action, ce qui pourrait mettre en péril non seulement une

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éventuelle unité des vertus mais aussi la possibilité même d’un dénombrement exhaustif. Est abordée ensuite la double difficulté du rapport des vertus éthiques à la prudence et aux vertus naturelles dont la temporalité particulière – elles apparaissent à différents âges de la vie – remet en cause l’idée que l’on puisse posséder toutes les vertus en même temps. L’auteur montre qu’à la fin du livre VI de l’EN, il s’agit surtout d’insister sur le rôle unifiant de la prudence à l’endroit des vertus éthiques et non de souligner « une relation de réciprocité entre des vertus éthiques » (p. 176). La seconde difficulté se résout dès lors que l’apparition successive des vertus naturelles ne conduit pas à une forme de conflit entre vertus ou à la cohabitation de certaines vertus avec des vices (p. 166-167). La deuxième partie de l’article est consacrée à la reprise péripatéticienne de la question et mesure l’influence exercée sur celle-ci par le stoïcisme, notamment au travers de la notion d’antakolouthia (entre-implication) étrangère à la terminologie aristotélicienne. Les différentes interprétations proposées par Théophraste (implication réciproque mais dissymétrique entre les vertus éthiques et la prudence), Aspasius (implication réciproque partielle et restreinte à certaines vertus), et Alexandre d’Aphrodise (implication réciproque associée à une inséparabilité des vertus) révèlent les incertitudes qui subsistent quant à la position aristotélicienne sur la question, mais aussi la fécondité de leur reformulation dans une terminologie stoïcienne (p. 210).

5 J. Warren (« Epicurus and the unity of the virtues », p. 214-236) montre que le Jardin a participé pleinement au débat : l’identification du souverain bien au plaisir n’interdit pas que la vertu occupe une place de premier ordre au sein de la vie bonne (vertu et vie agréable sont inséparables et co-dépendantes, p. 220) ; l’unité des vertus est assurée dès lors qu’elles découlent naturellement de la phronesis.

6 Deux articles traitent de la question au sein du Portique. B. Collette (« L’unité des vertus chez Zénon de Citium et son interprétation chrysippéenne », p. 237-267) part d’un témoignage partiellement corrompu de Plutarque (Contradictions stoïciennes, 7, 1034C) sur Zénon. Plutarque prétend que Zénon se contredit en affirmant l’existence d’une pluralité de vertus et en les réduisant à différentes expressions de la phronesis. Contre cette lecture, l’auteur propose de distinguer deux emplois de phronesis, comme vertu générique et comme vertu spécifique au côté des vertus cardinales, selon « une dénomination par éponymie (où le tout donne son nom à une partie » (p. 249). Hypothèse corroborée par Chrysippe qui substitue à la phronesis l’episteme, faisant de chaque vertu une espèce de science, et par Cléanthe pour qui l’enkrateia joue un rôle similaire à la phronesis zénonienne. J.‑B. Gourinat (« Hétérodoxies stoïciennes sur l’unité des vertus », p. 269-296) discute d’abord de la légitimité d’une quelconque orthodoxie stoïcienne sur la question de l’unité des vertus, mise à mal par un témoignage de Diogène Laërce (VII 92). Reste que, mis à part la conception hétérodoxe d’Ariston, les supposées hétérodoxies de Panétius (vertus théoriques et vertus pratiques) et de son disciple Hécaton (vertus théoriques et vertus athéoriques) doivent être nuancées. Chez le premier, la spécificité de la prudence ne met cependant pas en péril l’entrelacement de toutes les vertus (Cicéron, De Officiis, I 15) ; tandis que, pour le second, l’introduction d’une implication non réciproque (les vertus athéoriques dépendent des théoriques, mais l’inverse n’est pas vrai) n’est « pas en soi incompatible avec la théorie standard de la vertu comme science » (p. 290).

7 Trois études sont consacrées au platonisme et au néo-platonisme. G. Boys-Stones (« Unity and the Good : Platonists against οἰκείωσις », p. 297-320) restitue le débat qui a

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opposé stoïciens et péripatéticiens aux platoniciens post-hellénistiques au sujet de la notion d’οἰκείωσις. À l’inverse des écoles empiristes, pour qui la moralité coïncide avec une forme raffinée des impulsions qui guident les animaux et les enfants (p. 301), les platoniciens soutiennent que « οἰκείωσις is not capable of underwriting a well-founded sense of objective value » (p. 310). Le mécanisme de l’appropriation à soi peut certes initier une conduite en vue d’une fin, mais ne saurait fonder une notion stable et objective du bien. A. Schniewind (« Plotin et les émotions nobles », p. 321-337) propose d’éclairer les rapports entre vertus civiles et vertus supérieures en analysant les « émotions nobles » qu’éprouve le sage plotinien, qu’elle rapporte aux « émotions éclairées » de Marc- Aurèle. L’apathie stoïcienne implique de se débarrasser des émotions viles toujours susceptibles de provoquer des épisodes d’akrasia que l’auteur rend de façon un peu anachronique par « faiblesse de volonté » (p. 327). L’akrasia est, pour les stoïciens, paradigmatique de la passion qui nous emporte (Galien, PHP, IV 4, 24-25, p. 256 De Lacy) et ne suppose en aucune façon un manque de volonté. Cet idéal n’interdit toutefois pas de ressentir de la joie. On pourrait toutefois rappeler que ces émotions accessibles au sage apparaissent dès l’ancienne Stoa sous l’appellation eupatheiai (DL, VII 116). D. Cohen (« L’unité des vertus dans le néoplatonisme tardif », p. 339-362) explore les hiérarchies des degrés de vertus mises en place par Porphyre (quatre degrés) et par Jamblique, Proclus, Hiéroclès, Damascius et Olympiodore (sept degrés). Ces auteurs revisitent le modèle de l’antakolouthia des vertus en empruntant des outils conceptuels (p. 346) au stoïcisme (théorie du mélange total) et à Anaxagore (nature et appellation d’une réalité déterminées par ce qui prédomine dans un mélange), pour penser la multiplicité des degrés selon un schéma de continuité analogique (p. 343).

8 O. Gilon (« Vertus cardinales et théologales chez saint Augustin », p. 363-388) revient sur le double héritage – hellénistique et paulinien – du saint Docteur. Les vertus ne peuvent se réaliser sans le secours de la grâce divine. L’indépendance de la volonté par rapport à l’intelligence signifie que la connaissance ne suffit pas à fonder la vertu (p. 373). Augustin s’écarte encore de la philosophie ancienne en admettant des étapes intermédiaires entre l’absence de sagesse et son acquisition, mais aussi en niant que la pleine possession de la vertu soit accessible ici-bas.

9 Le volume se clôt sur un article de M. Dixsaut, « Deux éthiques aristocratiques » (p. 389-417), qui rapproche deux perspectives traditionnellement opposées, celles de Platon et de Nietzsche qui partagent une « conception aristocratique de la vertu » (p. 416) : le projet de perfectionner l’humain par la promotion d’un certain « type » d’homme, la dénonciation de la falsification des valeurs, l’invention d’une nouvelle culture/éducation sont autant de thèmes autour desquels se retrouvent les deux penseurs.

10 L’ouvrage comprend une conclusion (p. 419-434), une riche bibliographie (p. 435-452), un index locorum (p. 453-471) et un index nominum des auteurs modernes (p. 473-476). Les quatorze études réunies ici proposent des approches détaillées et souvent originales sur les différents traitements qu’a pu recevoir la question. On pourrait toutefois s’étonner de ce qu’aucune ne soit consacrée à l’aspect socratique et aux dialogues (Protagoras, Ménon) qui l’initient. La conclusion propose néanmoins quelques pistes encore à explorer sur ce sujet (p. 419-420), prouvant que, bien qu’abondamment discutée, la question de l’unité des vertus demeure un champ d’investigation stimulant.

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AUTEURS

LAETITIA MONTEILS-LAENG

Université de Montréal

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Roberto POLITO (éd.), Aenesidemus of Cnossus. Testimonia

Mauro Bonazzi

RÉFÉRENCE

Roberto POLITO (éd.), Aenesidemus of Cnossus. Testimonia, Cambridge, Cambridge University Press, 2014 (Cambridge Classical Texts and Commentaries, 52), ISBN 9780521190251.

1 L’importance d’une édition des témoignages d’Énésidème s’impose de toute évidence pour tous ceux qui s’occupent du scepticisme grec. Le problème est bien connu : le pyrrhonisme constitue un des mouvements philosophiques les plus intéressants de l’Antiquité et son influence a traversé les siècles jusqu’aujourd’hui. Mais qu’est-ce que le pyrrhonisme, quels sont ses origines et son développement ? Nous sommes informés sur les deux extrêmes de cette histoire, Pyrrhon et Sextus Empiricus. Mais Pyrrhon n’était pas pyrrhonien : son indifférentisme n’a pas beaucoup à faire avec la philosophie du scepticisme ; Sextus Empiricus, le chapitre conclusif du pyrrhonisme antique, est en revanche un sceptique avéré, mais il semble être plutôt un rapporteur qu’un penseur original. L’édition de R. Polito nous permet enfin de concentrer notre attention sur le penseur qui réside au milieu et qui, selon toute probabilité, a été l’« inventeur » du scepticisme pyrrhonien, Énésidème de Cnossos. L’importance d’Énésidème était évidemment déjà reconnue par tous le spécialistes ; mais disposer enfin d’un recueil ordonné et systématique des témoignages le concernant donnera une très grande impulsion à l’étude de sa pensée.

2 Après une brève introduction, qui nous présente les sources principales (Photius, Sextus Empiricus, Diogène Laërce, Aristoclès de Messène, Tertullien), le livre se divise en deux sections, la première et la plus courte consacrée aux données historiques, la seconde, et la plus importante, à la pensée de notre auteur. En suivant l’exemple d’autres éditions, chaque témoignage (l’auteur n’estimant pas utile de distinguer entre fragments proprement dits et témoignages) présente le texte grec avec la traduction,

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suivi par une overview et un commentary on selected words or sentences. Les overviews sont souvent très longues, et constituent de fait de petits essays sur les sujets les plus importants. Ce choix est très utile, et compense, au moins en partie, l’absence d’une présentation d’ensemble de l’interprétation d’Énésidème développée par l’auteur (chose très commune dans les éditions de fragments).

3 Les témoignages sur Énésidème ne sont pas tous clairs, ce qui explique le grand nombre de débats parmi les spécialistes. Il est impossible de rendre compte de tous ces problèmes. Mais parler de certains d’entre eux pourra aider à comprendre à la fois l’intérêt de la pensée d’Énésidème et en quoi consiste l’originalité de la présente édition. D’un point de vue historique, une question importante concerne l’affiliation académicienne prétendue d’Énésidème. Longtemps considérée comme allant de soi, elle a été contestée par Fernanda Decleva Caizzi avant d’être défendue par Jaap Mansfeld. Polito conforte, à l’aide de remarques très pertinentes, l’hypothèse de Fernanda Caizzi : même en laissant de côté les problèmes lexicaux (comme par exemple le sens de hairesis et synairesiotes), il semble en effet peu vraisemblable qu’Énésidème ait pu souligner son lien avec les académiciens dans un ouvrage qui contenait une polémique très dure contre le pseudo-scepticisme de l’Académie hellénistique (p. 44). Un second problème, lié au premier, porte sur l’interprétation de Platon qu’Énésidème aurait developpée. Sextus en parle dans la section finale du premier livre des Esquisses pyrrhoniennes, consacrée à la confrontation entre le pyrrhonisme et les autres philosophies (les parakeimenai philosophiai, c’est-à-dire les philosophies qui peuvent être rapprochées du pyrrhonisme). Mais le texte est corrompu et ne permet pas d’établir clairement si Énésidème avait défendu ou attaqué la possibilité d’un lien entre le scepticisme et Platon (I 222-223). Selon Polito, qui à mon avis voit juste, Énésidème aurait nié que Platon ait pu être considéré comme compatible avec le pyrrhonisme. Sur ce point, qui est strictement lié à la polémique contre l’Académie hellénistique, Sextus est donc d’accord avec lui. (À ce propos, il vaut la peine de remarquer que Polito [p. 157] adopte la correction proposée par Emidio Spinelli [« Sextus Empiricus, the Neighbouring Philosophies and the Sceptical Tradition » dans J. Sihvola (éd.), Ancient Scepticism and the Sceptical Tradition, Helsinki, 2000, p. 39], selon laquelle Sextus nie que Platon soit sceptique kataper hoi peri Menodoton kai Ainesidemon, « as do those who follow Menodotus and Aenesidemus ». Philologiquement, la correction est très plausible et aide à rendre le texte plus clair et cohérent.) En revanche, là où Énésidème et Sextus divergent, c’est sur Héraclite, mais Polito a raison de souligner que la divergence ne concerne pas la nature du pyrrhonisme en lui-même, mais simplement la compatibilité d’Héraclite avec le pyrrhonisme : pour Sextus, le langage utilisé par Héraclite est dogmatique et donc Héraclite est incompatible avec le scepticisme ; pour Énésidème, la thèse héraclitéenne du conflit des expériences va en revanche dans la même direction que le pyrrhonisme, en dépit du langage employé (p. 295-298).

4 Il ne s’agit pas, bien entendu, de simple érudition. Tout au contraire, ces points nous montrent un aspect original de l’interprétation de Polito. Le milieu d’incubation du scepticisme pyrrhonien d’Énésidème n’est pas l’Académie hellénistique mais plutôt la médecine empirique (qu’Énésidème aurait pu connaître à Alexandrie ; voir p. 8, 54-57 à propos d’Héraclide de Tarente). Voilà une hypothèse très suggestive, que les spécialistes du pyrrhonisme sont invités à explorer dans les prochaines années. Plus précisement, l’intérêt d’une telle hypothèse est lié à un concept fondamental du pyrrhonisme à l’époque impériale, à savoir le concept de phainomenon. S’il est bien connu que l’appropriation et la transformation de Pyrrhon en sceptique passe par cette

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notion, le problème qui demeure est celui d’établir quelle est la valeur précise de phainomenon, et si elle est la même pendant toute l’histoire du pyrrhonisme (en d’autres mots, d’un point de vue plus proprement historique, il s’agit d’établir encore une fois le degré de compatibilité entre Énésidème et Sextus). En effet, on pourrait observer qu’« apparaître » se dit en plusieurs sens ; en général ce verbe peut indiquer ce qui apparaît à partir de l’expérience sensible, mais il peut aussi se référer au contenu de tous nos jugements. Il est intéressant de remarquer avec Polito qu’Énésidème semble exploiter la notion de phainomenon dans le premier sens seulement, à la différence de Sextus mais comme les médecins empiristes (p. 139-152). Ce parallèle semble constituer une preuve très importante de l’incubation du scepticisme pyrrhonien dans le champ de la médecine empirique (une autre piste intéressante, toujours à propos de ce problème, est celle qui conduit aux cyrénaïques, voir en particulier p. 152 ; et voir aussi p. 290 à propos de l’évaluation positive du plaisir). En outre, il montre aussi d’une façon exemplaire l’intérêt et l’importance de cette édition : dans la mesure où elle nous aide à comprendre que l’histoire du pyrrhonisme est plus compliquée et moins linéaire qu’on ne le pense habituellement, on peut s’attendre à ce qu’elle donne une nouvelle impulsion à l’étude du pyrrhonisme et, plus généralement parlant, du scepticisme, dans sa richesse et sa complexité.

AUTEURS

MAURO BONAZZI

Université de Milan

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Aurora CORTI, L’Adversus Colotem di Plutarco. Storia di una polemica filosofica

James Warren

REFERENCES

Aurora CORTI, L’Adversus Colotem di Plutarco. Storia di una polemica filosofica, Leuven, Leuven University Press, 2014, 325 p., ISBN 978-94-6270-009-3.

1 Recent years have seen the publication of a number of significant studies of Plutarch’s Adversus Colotem. The Adv. Col. has always been of interest, of course, as a source for Presocratic philosophers and also the philosophy of the Hellenistic Epicureans, Cyrenaics, and Academics. But in these recent studies it has also been considered as a whole work in its own right, with critics and interpreters becoming increasingly interested not just in looking through Plutarch to access a Hellenistic or even earlier philosophical debate but in considering how and why Plutarch decided to respond to Colotes’ four-hundred year-old work On the fact that it is impossible even to live according the doctrines of the other philosophers. (See, for example, E. Kechagia’s substantial monograph Plutarch Against Colotes: A Lesson in History of Philosophy [Oxford, 2011] and the series of essays collected in the 2013 volume of the online journal Aitia [http:// aitia.revues.org/591].)

2 Corti’s useful new work adds to this growing interest by offering a series of studies that deal with important aspects and themes of the work. A first chapter looks carefully at the structure of Adv. Col. and asks what kind of work it is. A second chapter then winds back the clock to give a detailed account of what we know of Colotes and his works, making excellent use of some difficult evidence to piece together as full a picture as is possible of the Epicurean’s general philosophical background and œuvre. In these sections and throughout the book, Corti provides extremely full references to a wide

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range of secondary works and demonstrates a sure-footed mastery of a wide range of scholarship.

3 One question that immediately arises for anyone thinking about Adv. Col. is: What possible reason could Plutarch have for responding in such detail to this polemical tract by one of Epicurus’ long-dead attack-dogs? Corti’s answer is that, by responding to Colotes’ super-apraxia argument, Plutarch can not only score some points against the same Epicureans he will take on in the companion work Non posse, but will also be able make a case for a certain view of the history of philosophy that emphasises an important continuity in the Academic tradition. And that is why Corti concentrates on the relationships between Colotes, Arcesilaus, Plato and Plutarch and leaves aside for the most part the various skirmishes between Colotes and Plutarch over other philosophers (Democritus, Empedocles, Melissus et al.) that are also part of the overall landscape of the work.

4 One of the more interesting themes of Corti’s account, therefore, and the theme that dominates chapter III (‘Plutarco di Cheronea: l’interpretazione unitaria dell’Accademia e la difesa del Platonismo’) is the stress placed on how Plutarch and Colotes are in conflict over an entire philosophical tradition. For Colotes, only the Epicureans are free from the woeful misunderstandings that plague all the other philosophers he discusses and which render a life unliveable according to their respective theories. In particular, to his mind, a failure to recognise the truth of empiricism hampers any competing philosophical approach. For Plutarch, on the other hand, there is an important truth recognised by all the various philosophers in Colotes’ sights that he takes to be one of the cornerstones of a continuous Academic tradition that embraces Plato and Arcesilaus and can trace its roots at least as far back as Parmenides: the sensible world does not present itself to us in a way that allows us to acquire stable knowledge. Only the intelligible world is sufficiently stable for that kind of cognition and so, in the face of what we perceive, the correct approach is to adopt a form of cognitive modesty that Arcesilaus, for example, stressed in his notion of ‘suspending judgement’ (epoche) and which Plutarch himself endorses in his general attitude to our ability to acquire knowledge of, for example, the natural world. In sum, what for Plutarch shows the grand and continuous tradition of companions in arms is precisely what for Colotes shows that these non-Epicurean philosophers are all companions in guilt. The earlier Academy too, of course, had been in the business of constructing a positive philosophical lineage for its particular sceptical stance (see e.g. 1121F–1122A), so there is a further and older layer to this interpretative debate. Corti does well in picking through the complicated history of competing ancient philosophical histories.

5 The concentration on Arcseilaus as the central figure over whom Plutarch and Colotes are fighting also leads Corti to suggest that we should accept that there was a significant debate between the sceptical Academy and the early generations of the Epicurean school. Certainly, Colotes seems interested in putting Arcesilaus in his place, but Corti also wants to see a ‘polemica oscurata’ in the other direction (104–110). For her, Arcesilaus is not merely involved in a dialectical exchange with the Stoics but also offers a theory of action in propria persona (the defence of this claim is the theme of her chapter IV) that also has an ethical import. This ethical import is in turn at least implicitly intended as a criticism of rival schools such as the Epicureans. The evidence assembled here, however, and taken in particular from 1122D–1123E, seems to me to be inconclusive. Certainly, what we have in that passage is a response to the Epicurean

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criticisms from the perspective of the slandered Academy and that is clearly why, for example, there are references to the way in which the Epicureans themselves should recognise some kind of natural impulse towards whatever presents itself as good and pleasant without the need of any additional cognitive processing. But I see no reason to think that this is anything other than Plutarch’s own construction offered in defence of Arcesilaus rather than evidence for some original Hellenistic Academic anti-Epicurean argument. That at least seems to be the general tactic adopted in the cases of the other philosophers that Colotes attacked: Plutarch sets out the criticisms, then points out that they are based on a misunderstanding of the original philosopher’s intention, and in fact it is the Epicureans who are subject to the problems that Colotes detects in his rivals. Here too, Plutarch argues that Colotes cannot cope with the technical discussion of impression and assent and fails to comprehend Arcesilaus’ position. Moreover, in fact it is the Epicureans who resolutely refused to be moved by things that to everyone else are perfectly plain and evident, including the claim that sometimes the appearances we receive are not true.

6 Elsewhere in the book, Corti offers some additional interesting pointers towards the ascription to Arcesilaus of some kind of moral theory (see: 185–93 and 266–7). The evidence here is again suggestive at best and I am less convinced that we can be confident that the connection between suspension of judgement and hesychia at 1124A (the attitude ‘of grown men’ as Plutarch puts it at 1124B) is something we can ascribe to Arcesilaus rather than an elaboration by Plutarch; it is an intriguing suggestion nevertheless and it is certainly possible that Plutarch took Arcesilaus’ overall message to be one of a kind of cognitive modesty in the face of the perceptible world that other more robustly empiricist schools fail to appreciate. Although there are reasons to be cautious about the ascription of this ethical doctrine to Arcesilaus himself, therefore, it is certainly important to recognise that Plutarch sees that there is an ethical dimension to tackling these Epicurean criticisms. The closing sections of the work (from 1124D onwards) clearly show that Plutarch has strong reasons to think that Epicureanism is a morally dangerous movement and that standing up for the importance of piety and law is an important marker of grown-up philosophy. Even Democritus, Parmenides, Empedocles and Melissus were, in their different ways, men of law and servants of their respective cities (1126A–B).

7 Another theme that Corti does not pursue but which nevertheless seems relevant to understanding Plutarch’s own presentation of how to do the history of philosophy properly is his regular gripe that Colotes, either wilfully or else due to sheer incompetence, is a terrible interpreter of philosophical texts. At 1108D, for example, he complains that Colotes’ work hacks out chunks of his target texts and stitches them together like freaks displayed in the agora. Colotes, in other words, pays no attention to the proper charitable interpretation of the texts he reads and decontextualises parts of these works in order to serve a polemical purpose. (See also Kechagia, op. cit., 41–2.) Plutarch, we should therefore surmise, is a careful and sensitive reader of what these texts intend to say and is not limited by the simple literal understanding of what a particular author has written. Similarly, at 1114D (cited by Corti on p. 146–7), Plutarch puts the contrast between the interpretative methodologies in the following terms: his opponent, Colotes, is wedded to the simple rhema while he is able to access and understand the pragma behind the particular vocabulary and expressions that these philosophers used. No doubt this contrast plays a role in the local disagreement between Plutarch and his chosen polemical opponent at this point in the text, but

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Plutarch is not merely scoring a point against his rival in term of scholarly rigour. The reading strategy that these comments promote also points towards Plutarch’s own understanding of the correct way to approach the history of philosophy and therefore the methods by which he feels himself able to present his preferred account of the history of his own philosophical school. At 1114D, for example, it licenses Plutarch’s attempt to understand Parmenides as a sort of Platonist avant la lettre.

8 I enjoyed Corti’s reading of Adv. Col. and, although I am perhaps less inclined than she is to read through the text to uncover earlier Hellenistic debates, the detailed account she provides of Colotes’ work and philosophical background and her presentation of Plutarch’s stance on the history of the Academy in response to Colotes’ attacks are important contributions to the growing recent literature devoted to this complicated and multi-layered work.

AUTHORS

JAMES WARREN

Corpus Christi College, Cambridge

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Brigitte PÉREZ-JEAN et Frédéric FAUQUIER (éd.), Maxime de Tyr, Choix de conférences. Religion et philosophie

Andrei Timotin

RÉFÉRENCE

Maxime de TYR, Choix de conférences. Religion et philosophie, introduction, traduction et notes par Brigitte Pérez-Jean et Frédéric Fauquier, Paris, Les Belles Lettres, 2014 (La Roue à livres), 162 p. ISBN 978-2-251-33974-0

1 La nécessité d’une traduction française nouvelle des écrits de Maxime de Tyr se faisait depuis longtemps ressentir. Plus de deux siècles se sont en effet écoulés depuis la traduction de Jean-Isaac Combes-Dounous (1758-1820) (2 tomes, Paris, 1802), magistrat et helléniste qui avait publié aussi un Essai historique sur Platon, et coup d’œil rapide sur l’histoire du platonisme depuis Platon jusqu’à nous (2 tomes, Paris, 1809), ouvrage aujourd’hui oublié mais qui avait fait parler de lui en son temps. Cette traduction avait remplacé à son tour celle que le père Nicolas Guillebert avait fait publier à Rouen en 1617. Depuis la traduction de Combes-Dounous, l’intérêt en France pour l’œuvre de Maxime de Tyr, sans être considérable, ne fut pourtant pas inexistant. En témoignent le travail méritoire de Guy Soury (Études sur la philosophie religieuse de Maxime de Tyr, Paris, 1942) et la thèse inédite de Jacques Puiggali (Études sur les Dialexeis de Maxime de Tyr, conférencier platonicien du IIe siècle, Lille, 1983). Cependant, une traduction nouvelle de son œuvre manquait et, en attendant que ce desideratum soit complètement comblé un jour, Brigitte Pérez-Jean, spécialiste du scepticisme antique, et son collaborateur Frédéric Fauquier ont assumé la tâche de traduire et d’annoter un choix représentatif des conférences de Maxime.

2 La traduction est précédée par une introduction (p. 13-28) qui fait le point sur ce que l’on sait de la vie et de l’œuvre du philosophe de Tyr. Sa biographie est quasiment

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inconnue et des maigres informations qu’on en possède, on retient une seule date fiable, sa visite à Rome sous Commode entre mai 180 et décembre 192. Son identification avec Cassius Maximus auquel Artémidore de Daldis, auteur des Oneirocritica, dédie une partie de son ouvrage, est possible, voire probable, mais loin d’être certaine. L’œuvre de Maxime réunit quarante-et-une dialexeis ou conférences transmises par une trentaine de manuscrits dont l’archétype est Parisin. gr. 1962, copié à Constantinople à la fin du IXe siècle, manuscrit sur lequel se fondent les trois éditions modernes de l’œuvre de Maxime : H. Hobein (Leipzig, 1910), M. Trapp (Leipzig, 1994) et G. L. Koniaris (Berlin-New York, 1995). On trouve également dans l’introduction des considérations sur l’ordre des conférences dans la tradition manuscrite et dans les trois éditions et des exposés brefs mais clairs sur la relation de Maxime avec la « seconde sophistique », sur sa paideia et sur son platonisme – un platonisme qui n’exclut pas l’appel fréquent à d’autres philosophes – et sur la place d’Homère dans les dialexeis. Plus nombreuses que celles à Platon, les références à Homère rendent manifeste la préoccupation de l’auteur de concilier la poésie et la philosophie à travers une allégorisation théologique des poèmes homériques qui témoigne du processus de sacralisation d’Homère en plein essor au IIe siècle.

3 Cet aspect ressort particulièrement bien des dialexeis choisies par les traducteurs. Les neuf conférences traduites traitent des thèmes qui relèvent de la philosophie et de la religion tant sur l’aspect pratique (rites et croyances) que sur l’aspect théologique (comment penser dieu et le mal) : 1 (Que le discours philosophique s’adaptera à tout sujet), 2 (Faut-il établir des effigies pour les dieux), 4 (Qui a eu la meilleure compréhension au sujet des dieux, les poètes ou les philosophes), 5 (S’il faut prier), 8 (Qu’est-ce que l’être démonique de Socrate), 9 (Encore au sujet de l’être démonique de Socrate), 11 (Qu’est-ce que le dieu selon Platon), 38 (Si l’on devient bon par dispensation divine), 41 (Si le dieu produit les biens, d’où viennent les maux). Le texte suivi est, sauf quelques exceptions ponctuelles, celui établi par Michael Trapp. Les notes ne sont pas copieuses, se limitant, en général, à l’identification des sources classiques et à des questions d’ordre philologique. Pour de plus amples informations, le lecteur intéressé pourra se servir de l’apparatum fontium de l’édition Trapp et des notes de sa traduction anglaise (Oxford, 1997). Les notes sont suivies d’une bibliographie qui réunit les principales éditions et traductions de l’œuvre de Maxime, ainsi que la littérature secondaire utilisée.

4 La traduction est, en général, élégante et précise. On pourra peut-être, par endroits, opter pour une traduction différente. Par exemple, la formule ἐπίδειξις τῆς ἀρετῆς, qui sert à qualifier la prière du philosophe (5, 8), désigne plutôt une « preuve » qu’une « démonstration de vertu ». Dans la IXe dialexis, c’est plutôt en « éprouvant de la compassion » (οἱκτείρουσα), qu’en « gémissant » que l’âme devenue daimon après la mort prend soin de ses parentes qui « résident sur terre » (περὶ γῆν στρέφονται) (9, 6) ; la traduction « tournées du côté de la terre » peut prêter à des confusions.

5 Brigitte Pérez-Jean et Frédéric Fauquier sont parvenus à ramener à l’attention des hellénistes francophones l’œuvre de Maxime de Tyr et à l’ouvrir également au grand public par l’intermédiaire d’une sélection dont on soulignera l’intérêt pour les recherches sur la philosophie et la religion grecques antiques.

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AUTEURS

ANDREI TIMOTIN

IESEE – Académie Roumaine, Bucarest

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Alexandra MICHALEWSKI, La Puissance de l’intelligible. La théorie plotinienne des Formes au miroir de l’héritage médioplatonicien

Sylvain Roux

RÉFÉRENCE

Alexandra MICHALEWSKI, La Puissance de l’intelligible. La théorie plotinienne des Formes au miroir de l’héritage médioplatonicien, Leuven, Leuven University Press, 2014 (Ancient and Medieval Philosophy, Series 1), 280 p. ISBN 9789462700024

1 L’ouvrage que présente Alexandra Michalewski reprend et articule trois questions classiques dans les études plotiniennes. La première est celle des origines et des sources de la doctrine des Formes intelligibles dans la pensée de Plotin. Si cette doctrine puise dans la pensée platonicienne ses éléments principaux, elle ne peut pourtant s’expliquer entièrement par elle. Cette dernière a connu, en effet, de multiples remaniements et adaptations, elle a suscité de multiples débats, de sorte qu’elle s’est transmise considérablement modifiée à un auteur comme Plotin. C’est pourquoi il apparaît essentiel, pour mesurer l’originalité de la pensée de ce dernier, de saisir les emprunts autant que les déplacements qu’elle a pu opérer par rapport à la tradition platonicienne immédiate, représentée par ce que l’historiographie contemporaine a appelé le « médioplatonisme ». La seconde question concerne le contenu doctrinal de la théorie des Formes. Les travaux qui lui ont été consacrés ont eu pour objectif d’en présenter les aspects principaux et d’en proposer à la fois une reconstitution et une synthèse. La dernière question concerne un point spécifique de cette théorie, sur lequel le titre de l’ouvrage d’A. Michalewski attire immédiatement l’attention. Il s’agit du problème de la causalité des Formes intelligibles, ou, selon une terminologie moins aristotélicienne et plus proprement plotinienne, de leur puissance. Cette question n’est évidemment pas

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nouvelle. Aristote s’interrogeait déjà sur le fait de savoir en quel sens les Formes peuvent, selon Platon, jouer le rôle de cause (par exemple en Métaphysique, A 9) et l’on sait qu’il se montrait sévère à cet égard puisqu’il estimait qu’elles ne peuvent être considérées ni comme des causes motrices (principe de mouvement et de changement), ni comme des causes exemplaires (paradigmes).

2 C’est cet ensemble de questions que reprend l’ouvrage d’A. Michalewski. Le premier point est longuement abordé par l’ouvrage, puisque celui-ci lui consacre la première des deux parties qu’il comporte. L’auteur insiste particulièrement sur deux aspects qui caractérisent le médioplatonisme. D’une part, les Formes platoniciennes apparaissent, dans le contexte historique et philosophique du médioplatonisme, comme les « pensées du dieu » c’est-à-dire du démiurge du monde sensible, selon les indications fournies par le Timée. D’autre part, le médioplatonisme adopte sur un autre point une lecture originale de ce dialogue platonicien. Les interprétations antérieures considéraient que la physique et plus largement la cosmologie platoniciennes pouvaient se réduire à une théorie comprenant deux principes principaux, la matière et le dieu, laissant de côté le rôle et le statut des Formes intelligibles dans ce contexte physique et cosmologique. Au contraire, le médioplatonisme propose une lecture « tri-principielle » du Timée (la matière, le dieu, les Formes). Or, cela conduit à donner aux Formes une importance nouvelle, puisqu’elles constituent, dès lors, un principe à part entière, et à leur reconnaître une véritable puissance causale. Plotin est l’héritier de cette nouvelle conception mais il s’en démarque aussi sur plusieurs points. S’il reconnaît l’existence et l’importance de la puissance causale des Formes, il ne reprend pas la conception médioplatonicienne qui comprend cette puissance à la lumière d’un modèle qu’A. Michalewski désigne par l’expression d’« artificialisme démiurgique ». Selon ce modèle, le dieu est la véritable puissance causale et il œuvre en vue d’une fin en se servant des Formes intelligibles comme moyens et comme instruments. Le problème rencontré par Plotin peut dès lors être présenté de manière très précise : d’un côté, il lui faut échapper à la conception stoïcienne, qui s’apparente, selon l’auteur, à une forme de « vitalisme immanent », puisque le dieu stoïcien œuvre dans le monde en y étant lui-même présent, de l’autre il lui faut échapper à la conception médioplatonicienne qui, pour lutter contre la conception précédente, opte pour une forme d’« artificialisme démiurgique » dans laquelle la transcendance du divin se trouve réaffirmée mais dans le cadre d’une conception du dieu-artisan. Contre ces deux tendances, Plotin cherche à ouvrir une nouvelle voie que l’auteur appelle « vitalisme intelligible » (p. 3), et qui, à la fois, maintient la transcendance du dieu et de l’intelligible et accorde aux Formes une puissance causale dégagée pourtant de toute forme d’artificialisme.

3 La seconde partie de l’ouvrage présente la théorie plotinienne des Formes mais surtout la conception de la puissance que Plotin leur prête. Concernant le premier point, l’auteur aborde certains des problèmes les plus importants de cette théorie. Tout d’abord, Plotin fait dépendre les Formes intelligibles d’un premier principe qui les fait apparaître tout en étant radicalement différent d’elles (c’est la thèse célèbre, exposée par exemple dans le traité 38 (VI 7), 17, selon laquelle le Bien donne ce qu’il n’a pas). Ce paradoxe suscite les plus grandes difficultés, qui sont bien perceptibles à travers le recours que fait Plotin à la théorie dite des deux actes. Celle-ci permet de dire la transcendance du premier principe selon le modèle d’un acte substantiel qui produit un acte second mais elle instaure, entre le terme engendré et ce principe, une

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ressemblance qui est celle d’une image par rapport à son modèle, et qui peut affaiblir cette transcendance elle-même. La théorie plotinienne des Formes insiste par ailleurs sur l’identité de l’Intellect et des Formes intelligibles. Cette thèse signifie que les Formes ne sont pas extérieures à l’Intellect mais aussi qu’elles ne sont pas extérieures les unes aux autres puisque chacune enveloppe et exprime toutes les autres. Mais, et c’est là encore un des paradoxes de la pensée de Plotin, l’Intellect ne se confond pourtant pas avec les Formes : celles-ci existent de manière distincte (distinction qui est noétique et non point spatiale), tout en ne formant avec l’Intellect qu’une seule et même réalité. Enfin, Plotin soutient une thèse qui a considérablement attiré l’attention des commentateurs par son étrangeté et sa nouveauté, celle de l’existence de Formes d’individus. Mais l’interprétation de cette théorie est particulièrement délicate et divise les commentateurs. Comme nous le verrons plus loin, l’auteur en présente une lecture originale.

4 Le second point abordé par la seconde partie est celui de la puissance causale des Formes. Il s’agit ici d’expliquer comment les Formes peuvent posséder en elles-mêmes et par elles-mêmes une telle puissance, que ne leur reconnaissait pas la conception médioplatonicienne. La réponse à cette question nous amène au cœur de l’ouvrage. Selon A. Michalewski, c’est parce que Plotin accorde une autarcie aux Formes intelligibles qu’il peut en même temps leur reconnaître une véritable puissance causale. L’autarcie explique en effet que les Formes puissent être considérées comme des principes à part entière. Ici, l’auteur peut s’appuyer sur le traité 38 (VI 7), 2, qui montre que les Formes possèdent en elles-mêmes (c’est-à-dire dans l’Intellect) leur propre pourquoi et leur propre raison d’être, mais aussi sur le traité 49 (V 3), 17, qui attribue spécifiquement l’autarcie à l’Intellect puisque l’Un se situe au-delà de tout, y compris de toute forme d’autarcie. Mais ce dernier texte souligne aussi que l’Un donne cette autarcie à l’Intellect. Le paradoxe est donc le suivant : les Formes dépendent bien du premier principe mais sont pourtant auto-suffisantes et auto-constituantes. En effet, c’est en se retournant vers l’Un que ce qui en émane se trouve déterminé et se constitue comme Intellect. L’Intellect est autarcique, il se donne à lui-même sa propre détermination tout en étant subordonné par cela même au Bien. Là est la source de toute productivité dans le système plotinien : la contemplation du principe supérieur conduit à l’apparition de réalités nouvelles et c’est ainsi que les Formes intelligibles peuvent produire en échappant à toute forme d’artificialisme et de représentation. Même si Plotin reprend le terme « démiurge » pour l’appliquer à l’Intellect, ce n’est donc jamais pour reproduire un schéma artificialiste, c’est-à-dire pour faire de l’Intellect un artisan, mais pour repenser la causalité de façon dynamique comme une puissance propre aux êtres susceptibles de contemplation et qui produisent sans se représenter de fins.

5 Le mérite de cet ouvrage est donc de fournir des éléments pour résoudre certains des paradoxes de la pensée de Plotin. Ainsi, concernant la puissance du premier principe, A. Michalewski montre que si l’Un donne ce qu’il n’a pas, il n’en donne pas moins quelque chose de lui-même. Cependant, ce produit de l’Un est d’abord indéterminé et ce n’est que par le retour vers son principe qu’il prend sa forme d’être intelligible. Ce que ne donne pas l’Un, c’est l’être déterminé car la détermination est, en quelque sorte, le fait même de l’engendré et ce que l’Un donne n’est qu’une puissance de se constituer soi-même. De même, la théorie si complexe de l’existence des Formes d’individus peut trouver une explication si l’on rappelle qu’il n’y a pas au sens strict de Formes d’individus. Des Formes, il faut distinguer les intellects des âmes individuelles, qui

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restent toujours auprès de l’intelligible. Or, les âmes individuelles possèdent les logoi des différents êtres qu’elles animeront au cours d’un cycle d’incarnations et, par là même, elles contiennent ce qui sera développé par différents individus au cours de ces incarnations. De la sorte, il existe un principe intelligible de l’individualité mais qui n’est pas une forme intelligible au sens strict puisqu’il s’agit des logoi qui spécifient les individus. On voit donc que la pensée de Plotin affectionne les paradoxes. L’ouvrage d’A. Michalewski en présente et en affronte quelques-uns : l’Un peut donner parce qu’il ne possède pas ce qu’il donne, les Formes sont autarciques parce qu’elles dépendent du premier principe, l’individualité trouve son principe dans l’intelligible. Mais elle montre qu’ils peuvent se résoudre si l’on reconstitue la théorie originale de la production et de la puissance causale à l’intérieur de laquelle ils prennent place : la puissance des Formes intelligibles s’explique alors par un dynamisme qui leur est propre et dont elles héritent pourtant de leur terme supérieur. Ce qui peut apparaître contradictoire dans la pensée de Plotin est justement ce qui permet de penser la puissance causale de l’Intellect et finalement d’autres réalités à l’exclusion de la matière. Cette intuition, qui était déjà celle de Jean Trouillard dans la Procession plotinienne, trouve dans l’ouvrage d’A. Michalewski une nouvelle confirmation.

AUTEURS

SYLVAIN ROUX

Université de Poitiers

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Philippe SOULIER, Simplicius et l’infini

Claire Louguet

RÉFÉRENCE

Philippe SOULIER, Simplicius et l’infini, Paris, Les Belles Lettres, 2014, « Anagôgê », 595 p. ISBN 978-2-251-42016-5

1 L’ouvrage, précédé d’une préface de Ph. Hoffmann, reprend la première partie de la thèse que Ph. Soulier a soutenue en 2010. Il présente une étude très précise des enjeux philosophiques des pages que Simplicius consacre au commentaire des chapitres 4 à 8 du livre III de la Physique d’Aristote (In Physicam, 451-517 Diels). Il contient également une annexe présentant un résumé analytique du texte de Simplicius, une bibliographie, trois index (noms anciens, auteurs modernes, passages cités) et une table des matières très détaillée.

2 Dans la première partie (« La thèse philosophique de Simplicius sur l’ἄπειρον », p. 25-73), après avoir présenté brièvement deux interprétations modernes de l’infini aristotélicien (Hintikka et Wieland), l’auteur en vient à celle de Simplicius, qu’il qualifie de « réaliste ». Il soutient que, en réduisant le concept aristotélicien de « pensée » (νόησις, Physique, III 4 et 8) à une « représentation » (ἐπίνοια) ou « imagination » (φαντασία), Simplicius procède à une « démystification conceptuelle » qui permet de mieux mettre en évidence la « réalité du procès à l’infini ». Soulier voit dans l’interprétation de la νόησις en termes de φαντασία ou d’ἐπίνοια un geste fort ; cependant on pourrait se demander si Simplicius ne se contente pas d’expliciter la pensée d’Aristote (l’exemple d’Aristote consistant à penser un homme faisant plusieurs fois sa taille ou excédant la taille de la ville, Phys. III 8, 208a16 sqq.). Par ailleurs, il semble y avoir une équivoque dans la façon dont l’abstraction est convoquée. Si tout processus d’abstraction relève de la pensée ou de la représentation, la réciproque est- elle vraie ? Quand Aristote parle de νόησις en Physique III, il a bien en tête une pensée contrefactuelle (d’où l’interprétation de Simplicius en termes de φαντασία, qui semble assez vraisemblable), une « représentation fictive » (p. 57), un « produit spéculatif d’une imagination qui marche dans le vide » (p. 59), mais est-il légitime de dire que « la

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faculté d’imagination représentative n’est considérée que comme un pouvoir d’abstraction post rem, sans aucune portée ontologique, puisqu’elle “marche dans le vide” » (p. 47) ? On pourrait au contraire soutenir que Simplicius fait bien la différence entre une représentation résultant d’une abstraction post rem (comme c’est le cas pour les grandeurs mathématiques) et une représentation fictive (imaginaire) qui ne correspond à aucune réalité et que, sur ce point, il est tout à fait en accord avec Aristote. Cette équivoque se retrouve dans les pages consacrées au nombre (p. 66 sqq.), où le nombre monadique est qualifié à plusieurs reprises d’abstrait (après avoir dit que le « nombre monadique est privé d’existence réelle et [que] son infinité est purement imaginaire, voire illusoire », Soulier ajoute quelques lignes plus loin que « le nombre monadique, purement abstrait, n’a pas d’existence réelle, car il est séparé de toute matière et n’a son être que dans la représentation », p. 67), cas dans lesquels l’abstraction semble être comprise dans le sens de « séparation », par opposition à d’autres cas où le terme « abstraction » est utilisé à juste titre (« la grandeur mathématique n’est qu’un accident séparé de son substrat matériel par une opération intellectuelle d’abstraction », p. 69). 3 En quoi consiste donc la « thèse philosophique de Simplicius sur l’ἄπειρον » ? D’après Soulier, « la critique de l’illimité imaginaire (…), loin d’épuiser le commentaire de Simplicius, permet au contraire de libérer la place pour une ontologie positive de l’ἄπειρον, étagée sur plusieurs niveaux » (p. 54). En vingt pages, Soulier présente les grandes lignes de l’interprétation de Simplicius : le procès à l’infini (τὸ ἐπ’ ἄπειρον) est « le mode d’existence réelle de l’ἄπειρον au niveau des corps sensibles » (p. 54) et se distingue de l’ἄπειρον tout court qui existe seulement dans la représentation, distinction qui, comme le dit l’auteur, recouvre celle entre l’en-puissance et l’en-acte. Ce procès, qui a son être dans le devenir, doit son illimitation à l’illimitation de la matière, laquelle rend possible la division à l’infini des grandeurs et l’addition à l’infini des produits de cette division. « Même si cela peut sembler surprenant dans un horizon néoplatonicien, c’est le lien à la matérialité qui permet de départager entre une illimitation réelle et une illimitation seulement représentée par l’imagination .» (p. 66.)

4 Dans la deuxième partie (« L’ancrage néoplatonicien de la doctrine mobilisée par le Commentaire », p. 75-274), l’auteur expose en détail le contexte néoplatonicien dans lequel Simplicius s’insère. Il commence par présenter la « doctrine néoplatonicienne orthodoxe » concernant la limite et l’illimité en proposant une traduction originale commentée du commentaire de Proclus de la première hypothèse du Parménide (In Parm. 1118.9-1124.37 Cousin), texte dans lequel l’illimité se décline en dix niveaux allant de la puissance infinie de l’Un à l’indétermination de la matière, auxquels correspondent dix niveaux de limite – de la limite en soi à la forme engagée dans la matière – (le tout est présenté dans un utile tableau p. 87). L’auteur montre ensuite que Simplicius exploite les quatre niveaux inférieurs de l’illimité proclien pour expliquer l’ἄπειρον d’Aristote (à savoir, en partant du niveau inférieur, la matière, le corps non qualifié en tant qu’il est divisible à l’infini, les qualités premières et le devenir), et qu’il exploite dans d’autres contextes (notamment dans le commentaire de Physique VIII et le Corollarium de tempore) les acquis du commentaire de Physique III 6, en distinguant deux illimitations du « toujours » (procès à l’infini et infinité simultanée), Simplicius s’appropriant l’héritage proclien tout en critiquant Damascius et Philopon. L’auteur consacre enfin une bonne centaine de pages (p. 161-274) à « l’infinité transcendante » : il montre ici comment le commentaire des passages doxographiques de Physique III est

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pour Simplicius l’occasion de dégager une conception positive de l’infini. Ainsi, l’arrière-plan nettement néoplatonicien de la réhabilitation opérée par Simplicius des doctrines des pythagoriciens, de Platon et d’Anaxagore fait l’objet d’une étude très méticuleuse : dans chaque cas, l’auteur mesure la distance qui sépare l’exposé aristotélicien du commentaire de Simplicius et comment ce dernier « va jusqu’à déroger à la démarche concordiste qui lui est habituelle » pour mener sa défense d’Anaxagore qui « pourrait presque sembler passionnelle » (p. 208), Anaxagore semblant être « le physicien présocratique qui exprime le mieux les conceptions théologiques qui sont les siennes, celles du néoplatonisme » (p. 209).

5 La troisième partie (« L’ἄπειρον néoplatonicien de Plotin à Damascius », p. 275-448) poursuit l’entreprise de contextualisation du commentaire de Simplicius, mais cette fois en étudiant pour eux-mêmes les développements néoplatoniciens de thématiques ou de problématiques relatives à l’ἄπειρον (Simplicius n’est quasiment plus évoqué dans cette partie). Si la partie précédente avait insisté sur la conception néoplatonicienne du double ἄπειρον (indétermination négative de la matière et infinité positive dans l’intelligible) et sur la façon dont cette conception affleure dans le commentaire de Simplicius, il s’agit ici d’entrer plus avant dans les subtilités de la réflexion néoplatonicienne sur l’infini. Si cette partie étudie les conceptions néoplatoniciennes, elle revient néanmoins en maints endroits, afin de contextualiser ces conceptions elles-mêmes, à l’origine des questions traitées. Ainsi, avant d’aborder Plotin, Soulier s’intéresse aux traitements platoniciens de l’ἄπειρον (Philèbe et Timée) et à la difficulté exégétique qui en est issue chez Aristote (doctrines non écrites). De même, dans le long développement qu’il consacre à l’Un et à la dyade indéfinie dans le néoplatonisme, l’auteur en vient, pour présenter l’histoire de la « reconstruction platonicienne du pythagorisme », à retracer, en fait, l’histoire de la dyade depuis le pythagorisme préplatonicien, en passant par l’Ancienne Académie et le médio- platonisme. On retrouve ainsi un sujet épineux déjà abordé dans la deuxième partie, à savoir le statut respectif de la Dyade indéfinie et du Grand et du Petit. Soulier y soutenait (p. 180-206) que Simplicius considère le Grand et le Petit comme principes matériels constitutifs des corps sensibles (illimitation sensible) et la Dyade comme principe constitutif des Idées-Nombres intelligibles (illimitation intelligible) (p. 191) ; il soutient ici que l’invention de la dyade indéfinie ne remonte pas à Platon, et encore moins à l’ancien pythagorisme, mais à Xénocrate (p. 355 sqq.). Remarquons en passant que le témoignage d’Aristote qui est convoqué dans ces différents développements sur la dyade (Métaphysique, A 6, 987b18-22) fait l’objet de traitements différents (les traductions proposées ne sont pas exactement les mêmes, mais surtout, dans deux cas, τοὺς ἀριθμούς l. 22 est supprimé et la suppression est justifiée en notes – p. 182 n. 85 et p. 284 n. 32 –, tandis que lors de la troisième occurrence du texte – p. 356 – τοὺς ἀριθμούς est rétabli et la note 57 justifie cette conservation sans faire la moindre allusion aux deux citations antérieures). D’une façon générale, le lecteur pourra être gêné par ces développements relatifs à la dyade, qui auraient peut-être gagné à être rassemblés dans une même partie. En revanche, les pages consacrées à Plotin et à Proclus, aussi bien dans cette partie que dans l’ensemble de l’ouvrage, sont tout à fait passionnantes (la lecture des propositions 149-150 des Éléments de Théologie de Proclus est remarquable).

6 Dans l’assez brève quatrième partie (« La méthode d’exégèse », p. 449-490), qui s’apparente en fait davantage à un appendice, après avoir étudié le σκοπός d’Aristote

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selon Simplicius, Soulier s’intéresse à la façon dont il recourt aux commentateurs (Eudème, Alexandre d’Aphrodise, Porphyre, Thémistius) et esquisse une rapide comparaison entre son commentaire et celui de Philopon ; enfin, il consacre quelques pages à la façon dont Simplicius reformule les arguments aristotéliciens.

7 Cet ouvrage, qui tend à tirer tous les fils, essentiellement néoplatoniciens, qui apparaissent de façon plus ou moins explicite dans la trame du commentaire que Simplicius consacre aux chapitres 4 à 8 du livre III de la Physique, ne peut que donner au lecteur l’impatience de lire la nouvelle édition critique du texte de Simplicius avec traduction et notes que l’auteur prépare en collaboration avec P. Golitsis (CUF).

AUTEURS

CLAIRE LOUGUET

Université Charles-de-Gaulle Lille 3

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Bulletin bibliographique

Éditions, traductions et commentaires

1 Épictète, Sentences et Fragments, traduit, présenté et annoté par Olivier D’Jeranian, Paris, Éditions Manucius, 2014 (Le Philosophe) ISBN 978-2-84578-430-7. Traduction française inédite des sentences et fragments d’Épictète joints par H. Schenkl à son édition des Entretiens (Epicteti Dissertationes ab Arriani digestae, Leipzig 1894, 1916, ed. stereotypa Stuttgart 1965 [Bibliotheca scriptorum graecorum et romanorum teubneriana], p. 455-494).

2 Aristote, Œuvres : éthiques, politique, rhétorique, poétique, métaphysique, édition publiée sous la direction de Richard Bodéüs, Paris, Gallimard, 2014 (Bibliothèque de la Pléiade, 601), ISBN 978-2-07-011359-0. Recueil de traductions inédites pour la plupart, accompagnées d’une introduction et d’un appareil critique. Deux autres tomes sont attendus. Traducteurs : R. Bodéüs, A. Francotte, M.-P. Loicq-Berger, P. Gauthier, A. Motte, P. Somville, C. Rutten, A. Stevens.

3 Aristote, Œuvres complètes, sous la direction de Pierre Pellegrin, Paris, Flammarion, 2014, ISBN 978-2-0812-7316-0. Cette édition réunit la totalité des textes d’Aristote considérés comme authentiques, avec une traduction française inédite des Fragments. Elle est accompagnée, outre l’introduction générale et celle accompagnant chaque traité, d’un index des notions et des philosophes. Traducteurs : R. Bodéüs, J. Brunschwig, P. Chiron, M. Crubellier, C. Dalimier, P. Destrée, M.-P. Duminil, J. Groisard, M. Hecquet-Devienne, A. Jaulin, D. Lefebvre, P.-M. Morel, P. Pellegrin, M. Rashed et M.-J. Werlings.

4 (Ps.) Platon, Écrits attribués à Platon, traduction et présentation par Luc Brisson, Paris, GF Flammarion, 2014, ISBN 978-2-0807-1176-2. Traduction française de l’ensemble des textes attribués à Platon par la tradition, dialogues socratiques apocryphes, introduction et conclusion aux Lois, définitions et épigrammes. Les textes sont accompagnés de notices, notes critiques, et indications bibliographiques ; l’ouvrage comprend également des cartes, une chronologie et deux index (index des noms propres, index thématique).

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Études

5 Gianluigi Segalerba, Semantik und Ontologie : drei Studien zu Aristoteles, Berne, Peter Lang, 2013 (Berner Reihe philosophischer Studien, 38) ISBN 978-3-03911-277-7. Les trois études annoncées sont les suivantes : « Aspekte der aristotelischen Theorie der zweiten Substanz und der Universalien », « Aspekte der Substanz bei Aristoteles », « Synonymie in der Kategorien-Schrift gegen Nicht-Homonymie im Argument aus den Bezüglichen (Relativa) ». Le point de vue général défendu par l’auteur est l’opposition radicale d’Aristote à la théorie platonicienne des Formes, sous tous ses aspects.

6 Jean-Yves Lacroix, Platon et l’utopie : l’être et l’existence, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 2014 (Tradition de la pensée classique) ISBN 978-2-7116-2554-3.

7 Peter A. Brunt, Studies in , edited by Myriam Griffin and Alison Samuels, with the assistance of Michael Crawford, Oxford, Oxford University Press, 2013, ISBN 978-0-19-969585-0. Rassemble treize études de P. A. Brunt, pour certaines inédites, portant toutes sur l’éthique stoïcienne à l’époque romaine et hellénistique. Comporte un index locorum et un index général.

8 Michel Narcy, Le Philosophe et son double : Un commentaire de l’Euthydème de Platon, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 2015 (Histoire des doctrines de l’Antiquité classique, 8) ISBN 978-2-7116-0845-4. Réédition de l’ouvrage paru en 1984, augmentée d’une préface de l’auteur et d’un complément bibliographique (1984-2013).

9 Michael T. Ferejohn, Formal Causes : Definition, Explanation, and Primacy in Socratic and Aristotelian Thought, Oxford, Oxford University Press, 2013, ISBN 978-0-19-969530-0. Ce livre défend la thèse d’une proximité entre les préoccupations épistémologiques présentes dans certains dialogues socratiques et la théorisation aristotélicienne de l’étiologie, lisible notamment dans les Analytiques. Aristote devrait ainsi directement à Socrate sa conception de la définition comme à la fois décrivant ce qu’est la chose et exhibant sa cause formelle. L’A. souhaite mettre en évidence les racines académiques de l’épistémologie aristotélicienne.

10 Philip Mitsis, L’éthique d’Épicure : les plaisirs de l’invulnérabilité, traduction d’Alain Gigandet, Paris, Classiques Garnier, 2014 (Les Anciens et les Modernes, 21) ISBN 978-2-8124-3423-5. Traduction de l’ouvrage de 1988, Epicurus ethical theory : the pleasures of invulnerability (Ithaca/London, Cornell University Press), augmentée d’un chapitre et d’un appendice inédits ; bibliographie refondue et actualisée.

Recueils

11 Dominique Doucet & Isabelle Koch (éd.), Autos, Idipsum : Aspects de l’identité d’ Homère à Augustin, Presses Universitaires de Provence, 2014 (« Episteme ») ISBN 978-2-85399-926-7. De l’αὐτός homérique à l’idipsum augustinien, ce recueil pose les jalons d’une histoire

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de l’« en soi » (αὐτὸ καθ᾽αὐτό, αὐτὸ τοῦτο, τὸ αὐτὸ τοῦτο ), de sa généalogie homérique à sa postérité latine, ouvrant sur la longue histoire de la métaphysique occidentale. Présentation par Isabelle Koch, contributions de Frédérique Ildefonse, Dimitri El Murr, Alain Petit, Angelo Giavatto, Isabelle Koch, Françoise Hudry, Pascal Mueller-Jourdan, Dominique Doucet.

12 Danielle A. Layne & Harold Tarrant (éd.), The Neoplatonic Socrates, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 2014 ISBN 978-0-8122-4629-2. De la rareté des mentions du nom de Socrate dans les écrits de Plotin, de Porphyre et de Jamblique, on conclut trop hâtivement à un désintérêt pour sa personne. C’est au contraire la présence de Socrate dans l’enseignement des premiers néoplatoniciens qui explique l’intérêt manifeste de leurs successeurs à la fois pour le Socrate historique et pour son rôle dans les dialogues platoniciens. C’est à rappeler cet intérêt que s’attache ce recueil, comblant ainsi une lacune de six siècles dans l’histoire de la réception du socratisme.

13 Ugo Zilioli (éd.), From the Socratics to the Socratic Schools : Classical Ethics, Metaphysics and Epistemology, New York-Londres, Routledge, 2015 ISBN (hbk) 978-1-84465-843-5 (ebk) 978-1-315-71946-7. Actes du colloque tenu à Soprabolzano (Italie) en septembre 2013. Préface et introduction de U. Zilioli, suivies des contributions de V. Tsouna, Chr. Rowe, A. Brancacci, K. Lampe, L. Rossetti, T. O’Keefe, U. Zilioli, F. Verde, R. Bett, T. Dorandi, M. Luz.

14 Jean-Michel Counet (éd.), Philosophie et langage ordinaire : de l’Antiquité à la Renaissance, Louvain-Paris, Éditions Peeters, 2014 (Bibliothèque philosophique de Louvain, 91) ISBN 978-90-429-3049-0. Actes du colloque tenu à Louvain du 19 au 20 mai 2011 ; introduction de J.-M. Counet, contributions de F. Santoro, F. Baghdassarian, J. Lemaire & J. Giovacchini, A. Bronowski, E. Spinelli, D. Luscombe, J. Biard, J. Molinari, R. Carbone, L. Franceschini et Th. Gontier ; contient deux index (noms anciens et noms modernes).

Échanges de revues

15 Rhizomata. A Journal for Ancient Philosophy and Science 2014 Vol. 2 n. 1

16 Elenchos. Rivista di studi sul pensiero antico 2014 (Vol. 35, fasc. 1-2)

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