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Extrême-Orient Extrême-Occident

39 | 2015 Corps souffrants dans les littératures de la Chine et du Japon au XXe siècle Suffering Bodies in Chinese and Japanese Literature of the 20th Century

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/extremeorient/384 DOI : 10.4000/extremeorient.384 ISBN : 978-2-84-292-449-2 ISSN : 2108-7105

Éditeur Presses universitaires de Vincennes

Édition imprimée Date de publication : 1 octobre 2015 ISBN : 978--84292-447-8 ISSN : 0754-5010

Référence électronique Extrême-Orient Extrême-Occident, 39 | 2015, « Corps souffrants dans les littératures de la Chine et du Japon au XXe siècle » [En ligne], mis en ligne le 01 octobre 2017, consulté le 01 octobre 2020. URL : http://journals.openedition.org/extremeorient/384 ; DOI : https://doi.org/10.4000/extremeorient.384

Ce document a été généré automatiquement le 1 octobre 2020.

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Les œuvres littéraires présentées ici, montrent comment, en Chine et au Japon, la mise en scène du corps participe au grand débat sur le modernité. Ce numéro pose quelques jalons de l'évolution de l'écriture littéraire du corps souffrant en Chine et au Japon au XXe siècle. Tandis qu'avec le thème de la maladie, le sujet japonais moderne émergent privilégie l'écriture comme une thérapeutique au lieu d'épancher sa douleur, le sujet chinois se cherche une voix et se dit plutôt par allégorie. Là où celui-là exploite la souffrance en découpant et recomposant le corps à des fins esthétiques, celui-ci continue de chercher sa voie sous le joug de régimes sévères. Puis, la fin de siècle est saisie à son tour par la confrontation des genres. Face à une littérature japonaise écrite au féminin, qui exprime enfin les non-dits d'une société encore marquée par le passé, se déploie une littérature chinoise où la femme reconquiert un corps longtemps dominé par l'homme.

NOTE DE LA RÉDACTION

Numéro publié avec le soutien du Centre de recherche sur les civilisations de l'Asie orientale, CRCAO-UMR 8155

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SOMMAIRE

Les épreuves du corps en littérature. Les cas de la Chine et du Japon Cécile Sakai, Gérard Siary et Victor Vuilleumier

Corps, maladie, écriture chez trois auteurs japonais du début du XXe siècle : Nakae Chômin, Masaoka Shiki, Natsume Sôseki Emmanuel Lozerand

Le corps souffrant chez Lu Xun : allégorie muette de l’obstacle et appropriation de la modernité Victor Vuilleumier

Cadavre vivant et pantin désarticulé : souffrance et reconfiguration des corps dans l’œuvre d’Edogawa Ranpo Gérald Peloux

Corps fort et corps blessé chez Jin Yong et dans quelques romans d’arts martiaux chinois contemporains Nicolas Zufferey

Le corps souffrant dans la littérature chinoise depuis la Nouvelle période (1979-2015) Xu Shuang et Ariadna de Oliveira Gomes

Corps sensible et corps pratico-inerte : femme frustrée et kamikaze mutique dans une nouvelle de Kôno Taeko, « Tetsu no uo » (« Poisson de fer ») Gérard Siary

Regard extérieur

Quelques aperçus comparatistes sur les représentations du corps souffrant en France et en Chine Yvan Daniel

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Les épreuves du corps en littérature. Les cas de la Chine et du Japon On Body Trials in Literature. and Japan As Case-Studies

Cécile Sakai, Gérard Siary et Victor Vuilleumier

« Le corps humain référent des descriptions devient métonymie ou métaphore de l’ordre du monde. Le corps, métaphore de l’ordre rêvé, est dans ses défaillances métaphore de tous les désordres1. »

1 Le présent numéro d’Extrême-Orient Extrême-Occident, « Corps souffrants dans les littératures de la Chine et du Japon au XXe siècle », s’inscrit dans le prolongement du programme transversal 2014-2018 du Centre de recherches sur les civilisations de l’Asie orientale (en partenariat privilégié avec l’Université de Genève) : « Imaginaires du corps et des identités dans les littératures de l’Asie orientale au XXe siècle2 ».

2 Si la problématique du corps est devenue depuis les années soixante-dix un fort enjeu de la recherche transdisciplinaire en Occident, elle s’est développée plus tard en Asie orientale, ces toutes vingt dernières années, dans le sens de l’interrogation sur l’existence d’un « corps asiatique » spécifique, et ce selon quatre directions : les études foucaldiennes, féministes et culturelles ; l’anthropologie médicale ; les recherches sur la pensée néo-confucéenne et identitaire ; les développements du concept de body culture/culture du corps3. Du côté de la science de la littérature, les travaux sur la représentation du corps ont montré combien l’objet est aussi présent que mouvant, voire fuyant et difficile à cerner car il n’est souvent, sous son enveloppe apparente, que « signe renvoyant à autre chose que lui-même4 », et « toujours disséminé dans un tissu de relations qui le dépassent ou le sous-tendent5 », relié à l’affirmation de quelque identité, ethnique, sociale, culturelle, intime.

3 Comme la problématique générale du corps en Asie orientale sous-tend le travail présenté ici sur le corps souffrant à travers les littératures locales, la question se formule en termes de mouvement et d’expression des corps dans un espace-temps pertinent, à savoir le Japon et la Chine continentale, que le choc de l’intrusion de

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l’Occident amène, voire oblige, à se réformer. Il s’agit, en l’occurrence, d’une modernisation entre tradition et modèles occidentaux, adhésion volontaire et résistance nationale, groupe et sujet émergent, qui cherche à adapter et adopter les savoirs, les pratiques, les idéologies et les technologies d’importation qui touchent à ce corps. Autant qu’une autre forme de discours, l’art de la littérature, lui-même soumis à mutation – ne serait-ce que de langue –, rend compte du devenir du corps et des corps à maints niveaux, de l’anatomique au métaphysique en passant par le national.

4 À l’orée du XXe siècle, avec l’expansion ultra-marine de l’Occident, l’Asie orientale subit le choc des forces et des connaissances qui bouleversent ses repères et l’obligent à opter pour une mutation conçue comme salutaire. Le corps est au carrefour des stimuli qui le balisent, le verbalisent, l’enlisent aussi parfois. De ce corps qui devient enjeu à l’échelle de la nation et bientôt de l’individu, de ce corps qui s’impose peu à peu face au sujet, la littérature, elle aussi soumise à mutations – notamment avec la modernisation de la langue : baihua chinois, genbun.itchi japonais –, s’attache à rendre compte, autant que d’autres discours, au fil d’une histoire à rebondissements et reconfigurations multiples.

5 Pour aborder le corps souffrant, l’approche littéraire recourt à une philologie renouvelée, qui lui fournit la première base d’acception du sens syntagmatique, sans rien anticiper de son irisation textuelle et de la multiplicité des interprétations possibles. Elle recourt aussi aux sciences humaines, la philosophie et la sociologie au premier chef, l’histoire et la géographie culturelle ensuite, en tant qu’elles peuvent lui apporter le contexte et un substrat conceptuel, qui viennent renforcer l’analyse littéraire proprement dite, fondée sur la microlecture socio-poétique des textes.

6 Bien que l’expression linguistique du corps varie selon l’aire culturelle et au sein d’une même aire, bien que des concurrences puissent apparaître entre corps chinois et corps japonais, le corps sino-japonais peut corroborer sans mal, mutatis mutandis, le postulat global d’un « corps asiatique », réductible à nul autre, et notamment opposable au corps occidental. Cela dit, non sans paradoxe, la mondialisation est inhérente à ce « corps asiatique » qui, amené à se réinventer, doit parfois composer jusque dans sa chair avec l’Autre occidental. Il importe de préciser que si, comme nous le rappellent les études postcoloniales, l’expression de ce « corps asiatique » s’est bien déployée dans l’imagination exotique occidentale, ici notre lecture se construit à partir des textes eux- mêmes et des auteurs qui nous racontent une certaine histoire du corps, écrite depuis l’autre rive. C’est bien leurs propositions que nous analysons, sans déterminisme culturel ni rémanence orientaliste.

7 Plus précisément, pour dire le corps, le chinois ancien offre des termes voisins qui recoupent ce que les langues européennes – pour en rester à ce parallèle – entendent par corps : « xing signifie plutôt la forme actualisée, plutôt l’entité personnelle, le moi individuel, et ti plutôt l’être constitutif. Aucun de ces termes ne coïncide tout à fait avec la notion européenne parce qu’ils répondent eux-mêmes à des termes divers et parce que, fonctionnant en binôme, ils s’éclairent également à partir de leur vis-à-vis6 ». L’ensemble s’entend en rapport (à la fois d’opposition et de complémentarité) avec la dimension transcendante-animante (shen) précédant toute actualisation ; « l’entité personnelle » va de pair avec la fonction de conscience morale et la connaissance du cœur-esprit (xin), qui la régit ; « “l’être constitutif” a pour partenaire le souffle-énergie (qi) dont il est la matérialisation par condensation-concrétion7 ». À l’époque moderne, le terme évolue en fonction des enjeux sociaux de la période considérée, notamment le

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binôme « corps-personne » (shen) et « cœur-esprit » (xin)8. Les termes xing, ti, et shen tendent à désigner le « corps » comme expression extériorisée de la personne et selon qu’il est plus ou moins perçu sous l’angle de l’objectivation ou du corps propre9. Le champ lexical du corps humain est très riche sur les rapports avec la personne (shen), avec sa matérialité et sa corporalité (tipo, tige, tili), ou sa carnalité, voire sa sensualité (routi), ainsi que pour la vie intérieure et les émotions du sujet. Ce lexique s’accroît dès la fin du XIXe siècle de l’apport de xénismes, de termes étrangers, ainsi que de termes anciens resémantisés à la faveur de l’apparition de nouveaux phénomènes. Au tournant du XXe siècle se développe aussi l’idée du corps comme une « carcasse » (qu, quke), inerte et dépersonnalisée, qui fait obstacle à l’émancipation des citoyens d’une nouvelle nation à construire, comme chez le réformiste Liang Qichao (1873-1929), et qu’il convient donc de dresser ; cette représentation dualiste ne restera pas étrangère à la littérature des années 1920.

8 Quant à la souffrance, le terme japonais de kumon, souci, ennui ou morosité à l’origine, passe ou plutôt revient en chinois avec le sens nouveau de souffrance romantique existentielle, en même temps que le lexique clinique des maladies nerveuses, telle la « neurasthénie » (shenjingshuairuo). Parmi les troubles intérieurs, un mot comme fannao est plus que fréquent dans la littérature chinoise des années 1920, avec le sens de « tourments » et une nuance werthérienne. Les composés formés de ou tong peuvent déployer, eux, des connotations autant physiques que morales, bien que le sens premier soit corporel. Certains mots sont composés à partir de ji, « maladie », qui exprime par dérivation la souffrance ou le mal — tel jiku, « souffrances, malheurs », avec « ku » pour ce qui est « pénible » car « amer » (voir la transcription moderne de kuli pour « »). Le lexique de la blessure ou cicatrice (hen, shanghen), de la faiblesse (ruo, shuai), de la maladie (bing, ji) complète cet inventaire qui, en littérature chinoise moderne, exhibe une souffrance avant tout spirituelle, psychologique et mentale.

9 La langue japonaise, qui hérite du chinois – tout en ayant conservé son propre fond lexical –, dispose d’au moins quatre mots : shintai (sino-japonais), le corps au sens froidement objectif ; shin (sino-japonais)/mi (japonais), ou soi-même, avec une distance réflexive et une connotation corporelle et physique, mais non psychosomatique ; karada (japonais), ou corps organique ; sei (sino-japonais), qui peut traduire l’idée de nature en tant qu’état inné et originaire des choses, ainsi que le sexe10. Le préfixe kara de karada se réfère à l’enveloppe, à la coquille, voire au vide, par opposition à mi, qui dénote le contenu – qu’on pense au jaune ou au blanc d’œuf : kimi et shiromi. Karada, utilisé jusqu’au XVIIe siècle au moins pour désigner le cadavre, produit un effet visuel à la lecture selon qu’il est écrit en ou en hiragana, donnant une impression beaucoup plus sensible dans le syllabaire. À ces quatre vocables peuvent s’ajouter d’autres termes, en sino-japonais ou en japonais, tels nikutai, pour l’expression du corps purement charnel, et les réfléchis, jibun, pour dire « soi(-même) », et jishin, qui inclut le caractère shin (corps). Pour la souffrance, les termes de base sont surtout nayami et kurushimi ; kunô et kumon sont aussi fréquents pour signifier plutôt la souffrance intellectualisée, avec une gradation de nayami à kunô puis à kumon ; kutsû existe également, mais se rapporte davantage à la douleur.

10 Il n’est ainsi que de constater l’étendue lexicale des termes liés au corps et à la souffrance, un champ de surcroît amplifié par la transdisciplinarité associée à l’approche littéraire. L’examen philologique informe le sens du mot, mais ne préjuge pas de sa production de sens en langage, objet de la praxématique11, seule à même de

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régler le mot en contexte, de lui donner sa portée en tant que construction sociale et vision du monde. Et c’est à la littérature et à la linguistique qu’il revient de déterminer le réglage du praxème.

11 La philosophie est d’un apport précieux en ce qu’elle aide à dépasser, dans l’approche du corps, la polarité classique, voire stéréotypée, qui oppose au corps-esprit de l’Asie orientale la division cartésienne du corps et de l’esprit en Occident. Opposition toute relative, d’ailleurs, qui tend à s’estomper avec le processus d’alignement sur ses propres normes et modèles que ledit Occident, dans la seconde moitié du XIXe siècle, impose plus ou moins à la Chine et au Japon, mais aussi avec l’orientalisation de l’Occident plus présente qu’en apparence12. Une opposition toutefois assez forte ici ou là pour informer les représentations immanentes aux textes.

12 Et c’est à la phénoménologie qu’il revient, surmontant le clivage corps-esprit, d’opposer la théorie du corps subjectif à celle de la subjectivité pure et désincarnée de Kant et de lier le corps-effet au moi-cause sans remonter discursivement de l’effet extérieur à la cause intérieure. Le philosophe Michel Henry définit le corps subjectif comme un mouvement subjectif qui n’est pas intermédiaire entre l’ego et le monde car il est intentionnalité ou volonté intentionnelle : « Ego, corps, mouvement, […] ne font qu’une et même chose13. » Il n’y a pas d’en-soi du corps. En ce sens, la parole, qui remanie les émotions, peut être une bénédiction autant qu’une malédiction, et la violence verbale, devenir un mode de l’intersubjectivité des corps. Ici, le mouvement subjectif unifiant, qui deviendra la chair dans la philosophie tardive de Michel Henry, s’accorde avec la nature historiquement mouvante d’un objet comme le corps, qui se décline aussi dans et par la progression du récit.

13 La philosophie apporte encore d’autres arguments non négligeables pour définir le corps souffrant. Paul Ricœur distingue ainsi douleur physique et souffrance psychique, en déclinant le souffrir selon deux axes : l’axe soi-autrui, où le corps, par degrés, se perçoit à vif, endure la douleur physique, peine à la communiquer, la subit de la part d’autrui et finit par se sentir élu par elle ; l’axe agir-pâtir, où le corps se trouve dans l’incapacité de dire, de se dire, d’agir, est donc diminué, mais c’est en parvenant à cet état de crispation que le sujet se met en état de décharger la parole qui peut le libérer. De même que le sujet se dit et s’affirme identitairement par l’expression de sa souffrance – en psychanalyse –, de même en littérature, mais à une nuance près, l’écriture est celle du non-dit, voire du silence sur la douleur éprouvée : d’où le recours à la litote, l’allégorie ou la métaphore. Les modes ou niveaux de construction textuelle du corps vont de la sensation sensori-motrice intersubjective à l’incorporation textuelle au moyen de quelque symbole. En fin de course, dans la régie littéraire du corps souffrant entre dire, vouloir dire, ne pas pouvoir dire et ne pas vouloir dire, c’est bien à la littérature qu’il revient de négocier cette tentative de verbalisation et, par là, de dire autre chose, entre quête de vérité et accomplissement esthétique – plutôt que ce qu’en disent les autres voies et disciplines du savoir et de la création.

14 De ces éléments définitionnels, d’ordre historique et philosophique, la critique littéraire peut tenir compte ou pas. Certes, elle ne peut pas ne pas croiser les sciences humaines et la philosophie, elle peut même adopter certains de leurs points de vue, mais elle peut aussi procéder par induction, interroger le tissu textuel avec ses propres outils. Par exemple, le style kinésique, repérable dans le texte à la dénotation d’un geste ou d’une mimique du personnage, expression parfois difficile à imaginer pour le lecteur mais significative, peut être rapporté à l’un des enjeux, voire à l’enjeu principal

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d’une œuvre14. Le caractère intentionnel du mouvement implique, à partir du réflexe sensori-moteur, palpable par autrui, une dynamique intersubjective, inscrite dans la trame textuelle, repérable dans l’enchaînement des actions.

15 Ce qu’apportent les sciences humaines ne saurait infléchir, sauf à enfermer le texte littéraire dans une grille, la capacité de l’imagination poétique à renouveler l’approche du corps souffrant et à ouvrir – ne serait-ce qu’à partir d’un hapax apparent – des pistes inexploitées et donc à sonder. C’est sans doute l’originalité de la littérature que d’embrasser le réel autrement que par pur reportage, de le dépasser pour le subvertir, pour l’anticiper, pour ajouter du monde au monde. Par là, elle touche à des zones inouïes, pertinentes ou moins pertinentes, mais qui ouvrent d’autres possibilités d’approche de ce réel. Mais si l’analyse littéraire est susceptible, travaillant sur un matériau autre que le document historique ou sociologique, de déboucher sur des résultats inédits, il convient de les comparer, à terme, avec ceux des autres disciplines. Ainsi parviendra-t-on à une approche plus substantielle de l’histoire du corps souffrant dans tous ses états…

16 L’originalité du projet tient à son approche en étendue : la Chine, le Japon, et en corpus : canonique et populaire. Voilà deux aires, deux littératures nationales qui, après avoir vécu sur une image sensiblement identique du corps, voire du corps malade, affrontent, non sans un décalage socio-économique, le cortège des nouvelles empiricités, et expérimentent d’autres modes du corps, entre recompositions des anatomies (mannequins, etc.) et constructions de corps robotisés (cyborgs, androïdes, clones) ou virtuels, qui se confrontent aussi avec l’émergence de la notion de sujet.

17 L’enjeu de cette recherche concerne autant la spécificité de la représentation du corps souffrant en Asie Orientale que celle de chacune des littératures visées, de Chine et du Japon. Dans quelle mesure leurs représentations littéraires de la corporéité en souffrance – entre le dedans et le dehors, le physique et le mental, la nature et la culture, le réel et le virtuel – se rejoignent-elles, et pourquoi ? Comment articulent- elles l’incorporation lettrée du corps en mal de lui-même avec le corps du texte inscrit dans un corps social en proie à d’autres malaises, certes, mais aussi en quête d’équilibre ou d’une certaine esthétique ? Le processus d’hybridation et de métabolisation socio- culturelle, suscité par la réponse à l’étranger, est-il de la même nature sur la scène littéraire chinoise et japonaise, mais aussi sur d’autres ailleurs littéraires à l’heure de la mondialisation ? L’hypothèse de travail est qu’on passe d’une extériorisation du corps, produit d’importation, à son intériorisation subjective, mais que la pression des stimuli extérieurs – de la biopolitique en particulier – induit une tendance oscillant entre normalisation et esthétisation des corps en régime de souffrance…

18 Le même mouvement de spectacularisation du corps souffrant se retrouve partout. Entre pure et simple dénotation du corps et sa constitution en forme-sens (métaphore, allégorie, prosopopée, etc.), on passe, degré par degré, d’un corps absent ou présent en creux à un corps présent et pressant, qui compromet le sentiment qu’a le sujet (ou le groupe, pour le corps national) de son intégrité, de ce qui le constitue en tant que tel, et l’amène à réagir à la douleur et à la souffrance, c’est-à-dire à leur faire obstacle ou à les exploiter, toujours avec un ou des sens à la clé. Le rapport entre le genre littéraire et le mode d’écriture du corps importe à l’affaire. Alors que le corps est le plus souvent implicite au récit et n’a pas à être dit – il va de soi que la personne, l’actant si l’on veut, dispose d’un corps, faute de quoi pas de récit et pas d’identification possible du lecteur au personnage –, il est des genres axés sur la spectacularisation du corps, sur l’effet

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dramaturgique en somme – avec primat de l’hypotypose –, et ce à plus forte raison quand ce corps est en souffrance. C’est le cas du roman policier et du roman de cape et d’épée, ainsi que du théâtre, où le montreur, le corps exhibé et le public voyeur font bon ménage. Mais ce spectacle ne cesse d’osciller entre vérité et esthétique.

19 Du point de vue de l’évolution historique, le corps réagit d’abord comme il peut au choc de l’intrusion de la machine occidentale. Le malaise du corps se fait alors symptôme d’un mal de civilisation. Lu Xun pâtit du spectacle du corps démembré de ses compatriotes. Nagai Kafū (1879-1959) affecte d’une fièvre typhoïde le jeune héros de La Sumida (1911), dont le corps ne peut pas plus se plier aux exercices de gymnastique imposés par l’État de Meiji qu’à la mort annoncée de ce lieu des traditions qu’est la ville basse – shitamachi – à Tôkyô.

20 Mais la littérature se renouvelle aussi par l’exploitation proprement dramaturgique des nouvelles facettes du corps introduites en partie par la science occidentale, la scientia sexualis, sans renoncer pour autant à l’ars erotica. Ici, le récit de cape et d’épée de la Chine exhibe à souhait la souffrance de corps soumis au supplice, de corps dont la douleur physique est à hauteur de la noirceur morale du personnage qui la subit. Là, le polar japonais joue à découper les corps et à les recomposer à des fins d’esthétique, et, de la sorte, à susciter par empathie un mélange de souffrance et de jouissance auprès du public, et ce non sans quelque lien avec le cadavre exquis des surréalistes ou certaines techniques locales de composition poétique à plusieurs.

21 Il est vrai que, dans le cas japonais, la pathologie et même la psychopathologie de l’Occident sont passées par là et que le sadomasochisme trouve un terreau, qui lui permet de prendre du champ. Tout l’œuvre de Tanizaki Jun.ichirô (1886-1965) en prend acte. De même l’émergence du sujet à l’occidentale, avec l’amour dit romantique à la clé, est-elle à prendre en compte, car le naturalisme japonais, choisissant l’introversion plutôt que le discours social, exploite la dissection de ses tourments et place la chose sexuelle au centre de ses préoccupations.

22 La même insistance sur la maladie romantique, la subjectivité maladive et rongée de névroses dues à la frustration, notamment sexuelle, est développée par des auteurs chinois à partir du début des années 1920, en particulier Yu Dafu (1896-1945) ou Guo Moruo (1892-1978), qui ont découvert au Japon « roman du moi » et fantaisies macabres, ainsi que la théorie de Kuriyagawa Hakuson (1880-1923) sur la création comme expression symbolique de la frustration et de la mélancolie, thème qui sera au centre de la vie littéraire chinoise jusqu’à la moitié des années 1920. Quant à la thématique « décadente » d’un Tanizaki, elle continue occasionnellement à nourrir l’imaginaire littéraire chinois jusque dans les années 1940. Ces thématiques d’importation sont assimilées par les auteurs chinois, qui trouvent ainsi matière à exprimer leur propre discours de contestation de la famille, de la tradition, mais aussi de recherche d’affirmation nationale, et le thème libidinal se double alors ici de celui de la frustration en particulier face au Japon et à sa modernité.

23 À ce stade, il semblerait que la littérature de Chine ait pour enjeu le corps national plutôt que le corps individuel en souffrance ou, du moins, qu’elle ait eu souvent des difficultés à les dissocier l’un de l’autre et, de fait, elle évolue dans le sens d’un réalisme socialiste au service du peuple avant de céder le pas à une littérature des cicatrices, qui dresse le bilan effrayant de la Révolution culturelle. Mais la littérature du Japon, sensible aussi aux idéologies d’importation, produit une prose prolétaire sui generis, où

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le corps ploie jusqu’à la mort sous l’exploitation capitaliste, comme dans Le Bateau-usine (1929) de Kobayashi Takiji (1903-1933).

24 De la période de la République (1911-1949) jusqu’à nos jours, la Nouvelle littérature chinoise est en quête de l’expression qui rend sa voix à l’individu, au peuple, à la nation, aux victimes des violences politiques et historiques du XXe siècle : ainsi, un Mo Yan (1955-) cherche à démonter ou subvertir les récits officiels par la parole locale, un Han Shaogong (1953-) à réinventer une parole primitiviste. La littérature, républicaine en particulier, s’inspire autant de la pièce du dramaturge soviétique Sergueï Mikhaïlovitch Tretiakov (1889-1937), Hurle Chine ! (1926)15, que de la gravure expressionniste de Munch ou du jeu « biomécanique » de Meyerhold pour produire le cri de l’éveil16. D’ailleurs, dès les années 1900, via les étudiants chinois au Japon, le théâtre moderne rejette la gestuelle et le chant codifiés et stéréotypés de l’opéra traditionnel au profit du « théâtre parlé » sur le modèle occidental : c’est la parole et la langue nationale nouvelle contre le corps hiératique du passé. L’élite aux idées modernes rejettera ensemble l’opéra classique « barbare » ; le grand acteur d’opéra Mei Lanfang (1894-1961) sera accusé par un révolutionnaire comme Chen Duxiu (1879-1942, l’un des fondateurs du PCC) de se complaire à jouer des rôles féminins devant les spectateurs japonais. Cette affirmation obsessionnelle du rôle masculin pour redonner une voix virile à la Chine affaiblie s’exprime par exemple dans le roman populaire best- seller de 1941, Bégonia (Qiuhaitang) de Qin Shou’ou (1908-1993), plusieurs fois adapté au cinéma, en théâtre, en série TV jusque dans les années 2000 : un jeune acteur de l’opéra chinois, au visage défiguré par un seigneur de la guerre, veut passer de l’interprétation de rôles féminins à un rôle et à un chant masculins17. En ce sens, la parole de la littérature chinoise moderne est en grande partie une plainte et un cri rentré de souffrance.

25 Plus près de nous, même si la littérature chinoise se dégage peu à peu du carcan idéologique et parvient à inventer un sujet individuel à sa façon, elle n’a pas fini pour autant de régler ses comptes avec la Révolution culturelle. L’écrivaine Li (1957-), qui fait la transition entre la Chine de Mao et celle d’après, orchestre une confrontation conjugale cruelle dans Pour qui te prends-tu ? (1995), entre le mari cadre du Parti et la femme qui découvre qu’il est à la source de tous les maux dont a été victime sa famille.

26 Au Japon aussi, la femme réagit aux violences infligées par le corps national, notamment durant la guerre d’Asie-Pacifique, sans doute avec une latitude de manœuvre plus ample qu’en Chine, dans le sens de la remise en question de la virilité nationale d’abord atteinte par la défaite – comme dans cette scène du Pavillon d’or (1956) de Mishima Yukio (1925-1970) où un GI bon teint force un jeune bonze complexé à donner des coups de pied dans le ventre d’une geisha… enceinte –, puis laissée pour compte, en pleine période de haute croissance économique. Pour sa part, Kôno Taeko (1926-2015) met en scène la souffrance du corps féminin au profit de son auto- affirmation, face à la mémoire de la guerre confisquée au profit des hommes.

27 La série d’articles proposée ici scrute le corps souffrant, malade et déformé, prégnant dans le corpus littéraire chinois et japonais de la fin du XIXe siècle jusqu’au début des années 1990, dans ce monde où le sinogramme, longtemps dénoncé comme obstacle à la transformation, retrouve la vie propre qui était la sienne en Chine pré-moderne, et incarne désormais la volonté culturelle chinoise de remporter les défis de la modernité 18. Les mutations consécutives aux contacts avec l’Occident entraînent volens nolens le réajustement généralisé du corps qui, tiraillé entre us anciens et nouveaux, pâtit dans

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sa santé, dans ses sens, dans son identité. La littérature d’Asie orientale ne se contente pas de mimer ce mal-être en tous ses états. Elle cherche aussi parfois à le dire avec une écriture qui fait littéralement corps avec son objet et laisse émerger une autre figure du sujet. L’ensemble offre un panorama qui combine la mise en mouvement des corps jusqu’à leur éventuelle mutation sous les formes les plus diverses, leur orchestration émotionnelle entre les instances de représentation (auteur/montreur, corps montré/ montrant, public/lecteur ému), leur sémantisation socio-culturelle en fonction des modes et des besoins.

28 1. Emmanuel Lozerand s’attache, dans « Corps, maladie, écriture chez trois auteurs japonais du début du XXe siècle : Nakae Chômin, Masaoka Shiki, Natsume Sôseki », à trois œuvres singulières publiées entre 1901 et 1911, mal classables, élaborées à partir d’une situation de maladie. Nakae Chômin, atteint d’une tumeur cancéreuse à la gorge, se lance en toute hâte dans Un an et demi, la durée même du temps que les médecins lui accordent à vivre ; Masaoka Shiki, souffrant d’une tuberculose osseuse douloureuse et invalidante, donne jour après jour, au quotidien Nihon, Une goutte d’encre depuis son Lit de malade [de] six pieds de long ; Natsume Sôseki, rescapé d’une hémorragie gastrique, publie en feuilleton, dans le journal Asahi, Choses dont je me souviens pour garder la mémoire des sensations complexes qui furent les siennes dans les semaines écoulées. Tous trois refusent la métaphorisation de la douleur, qu’elle soit stigmatisation ou esthétisation, et inventent des écritures quasi humorales, pour ouvrir depuis leurs corps malades des fenêtres sur le monde.

29 2. Victor Vuilleumier met à jour, dans « Le corps souffrant chez Lu Xun : allégorie muette de l’obstacle et appropriation de la modernité », le complexe édifice de l’allégorisation du corps souffrant chez Lu Xun. Le corps n’est en effet que très peu décrit. Cette absence permet de dire indirectement une souffrance multiple : celle de la honte ressentie au spectacle de la crise historique traversée par la Chine, honte imputable à la nature nationale, coupable de porter une culture « cannibale » et complice de sa perpétuation, ou simplement celle de la mélancolie existentielle. Le corps incarne le signe de la tradition, qui fait obstacle à l’émancipation de l’individu. Libérer la voix vive de la nation chinoise impose et de détruire symboliquement le corps reçu en héritage et de subvertir l’esthétique et les paradigmes scientistes de la corporalité et de la puissance élaborés par la modernité chinoise mondialisée. Le vrai médecin agit par l’écrit sur l’esprit, la culture, les lettres, non sur le corps ou la civilisation matérielle. Valoriser le cœur sur le corps permet de fonder un projet de modernité, en métaphorisant la médecine occidentale et japonaise, reine des sciences modernes. L’étiologie du corps chinois souffrant confère une fonction thérapeutique à la littérature.

30 3. Gérald Peloux explore pour sa part, dans « Cadavre vivant et pantin désarticulé : souffrance et reconfiguration des corps dans l’œuvre d’Edogawa Ranpo », le savant dispositif de spectacularisation du corps souffrant dans les récits policiers d’Edogawa Ranpo. La surabondance de corps, surtout féminins, démembrés, reconfigurés, y reconduit certains canons esthétiques des années vingt et trente, basés sur le grotesque, l’érotisme et l’absurde. Malgré la violence qui traverse ces histoires, la description du corps souffrant y est étonnamment absente, trait qui signale le désir auctorial de détourner les techniques et stéréotypes du genre policier pour proposer, là même où l’on attendrait une souffrance exhibée, une approche originale, quasi

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interactive, du rapport entre auteur, texte et lecteur – comme le montre l’examen de « la Chenille » (1929), clé d’une œuvre ambivalente au regard de la souffrance physique.

31 4. Nicolas Zufferey analyse, dans « Corps fort et corps blessé chez Jin Yong et dans quelques romans d’arts martiaux chinois contemporains », certaines représentations fictionnelles de la souffrance du corps. Cette littérature privilégie le plus souvent le corps de l’homme fort, de surcroît apte à réguler ses énergies internes au moyen de techniques de travail sur le souffle. Mais dans Aventurier fier et souriant, œuvre du célèbre romancier Jin Yong, le corps souffrant n’est plus seulement celui du vilain, que le champion défait, mais aussi celui de ce dernier, quand des énergies contraires se combattent en lui et le font souffrir. Le corps souffrant du héros peut être interprété comme un corps-monde, qui aspire à une vie pure et simple, dans une Chine pacifiée, mais que traversent les tensions énergétiques, lesquelles reflètent les luttes politiques du moment – Aventurier fier et souriant, écrit au début de la Révolution culturelle, est aussi une dénonciation des dérives politiques de l’époque maoïste.

32 5. Xu Shuang et Ariadna de Oliveira Gomes retracent, dans « Le corps souffrant dans la littérature chinoise depuis la Nouvelle période (1979-2015) », les expériences du corps souffrant au fil des programmes politiques impulsés par le régime communiste depuis Mao. Le sujet, mis en demeure mais aussi désireux de se plier aux exigences de la foi doctrinale, se fait docile aux dépens de son corps, comme l’illustre la littérature dite « des cicatrices », apparue à la fin des années soixante-dix. Il sort brisé, impuissant, affolé de cette épreuve, ou s’évade dans la mort. Mais le passage à une nouvelle économie politique le met aux prises avec une nouvelle géhenne. Et c’est seulement dans les années quatre-vingt-dix qu’émerge un corps chinois relativement plus libéré des contraintes idéologiques.

33 6. Gérard Siary s’attache, dans « Corps sensible et corps pratico-inerte : femme frustrée et kamikaze mutique dans une nouvelle de Kôno Taeko, “Tetsu no uo” (“Poisson de fer”) », à ferrer le poisson de la nouvelle de Kôno Taeko, un poisson de fer qui symbolise ici la torpille à guidage humain (kaiten) pilotée par les tokkôtai.in ou kamikazes, nef sous-marine exposée au sanctuaire Yasukuni de Tôkyô, mausolée des soldats péris à la guerre et devenus des dieux. La protagoniste, dont le mari s’est fait exploser dans l’engin en question, s’y engouffre de façon clandestine afin de s’approprier cet homme qu’elle a peu connu et qui l’a maintenue dans le silence jusqu’à très tard dans son existence. La nouvelle dit le traumatisme de la guerre au féminin, autant la mort du sujet militaire que la souffrance du corps féminin, qui se voit ravir son existence affective au bénéfice de l’historiographie officielle axée sur l’héroïsme guerrier.

34 Ces études montrent ainsi qu’au corps souffrant imposé en Chine, entre colonisation, oppression politique et appropriation volontaire des représentations de la faiblesse, tend à s’opposer le corps souffrant instrumentalisé au Japon, entraîné dans une course sans limites vers une modernisation rêvée. Au corps national mis à mal en Chine tend à s’opposer le corps national subverti au Japon. Et, de tous côtés, la guerre des genres modifie lentement les rapports de force, vers l’affirmation d’un corps féminin, dont la souffrance sert parfois d’identité ambivalente mais puissante. Insistons : ce ne sont là que des tendances. Mais elles pourraient bien renvoyer, du point de vue anthropologique, à quelque étiologie de la représentation de la souffrance, qui reste à interpréter en termes culturels.

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ANNEXES

Glossaire chinois baihua 白話

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bing 病 Chen Duxiu 陳獨秀 fannao 煩惱 Guo Moruo 郭沫若 Han Shaogong 韓少功 hen 痕 jiku 疾苦 kuli 苦力 Liang Qichao 梁啓超 qi 氣 Qin Shou’ou 秦瘦鷗 Qiuhaitang 秋海棠 qu 軀 quke 軀殼 Mei Lanfang 梅蘭芳 Mo Yan 莫言 routi 肉體 shanghen 傷痕 shen 身 shen 神 shenjing shuairuo 神經衰弱 shenti 身體 teng 疼 ti 體 tige 體格 tili 體力 tipo 體魄 tong 痛 Yu Dafu 郁達夫 xin 心 xing 形 Glossaire japonais Edogawa Ranpo 江戸川乱歩 genbun.itchi 言文一致

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jibun 自分 jishin 自身 kaiten 回天 Kani.kôsen 蟹工船 kara 殻・空 karada 体・からだ kimi 黄身 Kobayashi Takiji 小林 多喜二 Kôno Taeko 河野多惠子 kumon 苦悶 kunô 苦悩 Kuriyagawa Hakuson 厨川白村 kurushimi 苦しみ kutsû 苦痛 Masaoka Shiki 正岡子規 Mishima Yukio 三島由紀夫 Nagai Kafû 永井荷風 Nakae Chômin 中江兆民 Natsume Sôseki 夏目漱石 nayami 悩み nikutai 肉体 sei 性 shin/mi 身 shintai 身体 shiromi 白身 shitamachi 下町 Tanizaki Jun.ichirô 谷崎潤一郎 Tetsu no uo 鉄の魚

NOTES

1. Fragonard 2010 : 352. Les références des ouvrages en chinois et en japonais figurent en fin de chaque article composant le numéro. 2. Ce programme doit se clore en 2016-2017 par un colloque international avec publication des Actes. 3. Brownell 2009 : 29-34.

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4. Touret 2014 : 1. 5. Prost 2010 : 8. 6. Jullien 2005 : 68-69. 7. Jullien 2005 : 69. 8. Brownell 2009 : 34-37 ; Elvin 1989. 9. Link 2001 : 46-51. 10. Legendre 2013 : 298-299. 11. Lafont 1978. 12. Goody 1999. 13. Henry 1965 : 83. 14. Bolens 2008. 15. Рычи, Китай [rychi kitaï]. 16. V. Tang 2008 : 213-227. 17. V. Wang 2003 et Braester 2000. 18. Voir Bachner 2014 : 1-14.

RÉSUMÉS

L’article analyse le dispositif pictural tel qu’il a été élaboré par Jean-François Lyotard dans sa communication en 1972, « La peinture comme dispositif libidinal » et décrit les mécanismes de l’objectivation de la psychanalyse pour sa pensée concernant la peinture.

The article analyzes the pictorial dispositif developped by Jean-François Lyotard in his communication in 1972, “Painting as a libidinal dispositif” and describes the objectification mechanisms of the psychoanalysis for his thinking about painting.

INDEX

Mots-clés : Chine, Japon, corps, littérature Keywords : Chine, Japon, corps, littérature

AUTEURS

CÉCILE SAKAI

Cécile SAKAI. Professeur de littérature japonaise moderne à l’Université Paris Diderot, UFR LCAO, membre du Centre de recherche sur les civilisations de l’Asie orientale (CRCAO-UMR 8155). Elle a publié Histoire de la littérature populaire japonaise. 1900-1980 (L’Harmattan, 1987) ; Kawabata, le clair- obscur. Essai sur une écriture de l’ambiguïté (PUF, 2001, rééd. 2014). Elle a traduit une vingtaine d’œuvres de la littérature japonaise et co-édité plusieurs ouvrages, notamment Imaginaires de l’exil dans les littératures contemporaines de Chine et du Japon (Philippe Picquier, 2012) ; L’Archipel des séismes. Écrits du Japon après le 11 mars 2011 (Philippe Picquier, 2012) ; Les Rameaux noués. Mélanges offerts à Jacqueline Pigeot (Bibliothèque de l’IHEJ, diffusion de Boccard, 2013).Ancien pensionnaire

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de la Maison franco-japonaise (1985-87). Docteur de 3e cycle (1978) et d’État (1988). Professeur des universités (Université Paul-Valéry, Montpellier) en littérature générale et comparée (Europe, Asie orientale). Membre titulaire du Centre de recherche sur les civilisations de l’Asie orientale (CRCAO-UMR 8155). Champs de recherche : littérature de voyage ; imagologie littéraire ; histoire des idées. Traducteur de littérature japonaise, classique (Ihara Saikaku, Katsuragawa Hoshû) et moderne (Miyabe Miyuki, Yoshida Shûichi), et de littérature portugaise. Derniers travaux : Le Pavillon d’Or de Yukio Mishima (Essai et Dossier) (Gallimard, « Foliothèque », 2010) ; co-direction de Transmission de la mémoire allemande en Europe centrale depuis 1945/Spuren Deutscher Identität in Mittel- und Osteuropa seit 1945 (Peter Lang, 2011) ; L’Idée de race. Histoire d’une fiction (Berg International, 2012) ; traduction et édition critique de Fernando Morais, Olga. Allemande, juive, révolutionnaire (Chandeigne, 2015) ; « Les kamikazes à l’UNESCO : les armes, les lettres et le patrimoine de l’humanité » (larevueesressources.org, 30.03.2015). Étude sur les kamikazes en préparation.Maître de conférences à l’Université Paris Diderot, UFR LCAO, membre du Centre de recherche sur les civilisations de l’Asie orientale (CRCAO-UMR 8155), et chargé d’enseignement au Département d’études est-asiatiques de l’Université de Genève. Ses recherches portent sur la littérature chinoise du XXe siècle, le corps et les gender, l’histoire culturelle et intellectuelle de la Chine moderne. Il est auteur d’une thèse de doctorat sur L’Écriture du corps déchiré dans la littérature chinoise moderne. Parmi ses derniers travaux : « Le pays de l’alcool de Mo Yan : éloge de l’alcool et tradition de l’ivresse », in Zhang Yinde, Xu Shuang et Dutrait Noël (dir.), Mo Yan, au croisement du local et de l’universel (à paraître au Seuil), « The “Chinese Culture” as Ethical and National Spirit in Some Works of Liang Shuming », in Escande Yolaine, Li Chengyang et Shen Vincent (dir.), Inter-culturality and Philosophic Discourse (CSP, 2013).

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Corps, maladie, écriture chez trois auteurs japonais du début du XXe siècle : Nakae Chômin, Masaoka Shiki, Natsume Sôseki Body, Illness, and Writing by Three Japanese Authors at the Start of the 20th Century: Nakae Chômin, Masaoka Shiki, and Natsume Sôseki エマニュエル・ロズラン。20世紀前半における身体、病、随筆 - 中江兆民、正岡子規、夏目漱石の場合。

Emmanuel Lozerand

1 En 1978, dans un ouvrage qui fit date1, Susan Sontag dénonçait « l’encombrant appareil de la métaphore » plaqué sur certaines maladies, comme le cancer. Deux ans plus tard, prolongeant cette analyse, Karatani Kôjin2 avançait qu’au Japon on n’avait jamais vu la maladie revêtir ce genre de signification, ou, plus exactement, qu’il avait fallu attendre la fin du XIXe siècle pour que la tuberculose3 se charge de la signification nouvelle de témoigner explicitement d’une « nouvelle attitude par rapport au moi ». Un roman à succès de l’époque, Le Coucou (Hototogisu) de Tokutomi Roka, paru de 1898 à 19004, bornerait de manière exemplaire cette mutation des sensibilités, des discours et des consciences. Et il est bien certain en effet que toute une littérature de la tuberculose s’inscrit dans ce courant, avec des ouvrages comme Le vent se lève (Kaze tachinu) de Hori Tatsuo en 1936-1937 ou Histoire spirituelle du désespoir (Zetsubô no seishinshi) de Kaneko Mitsuharu en 19655.

2 Pour souligner la dimension « perverse » de cette métaphorisation de la maladie, Karatani remarquait qu’à la même époque un autre écrivain, Masaoka Shiki, refusait d’assigner un sens particulier à son mal. Bien que tuberculeux lui-même, Shiki se contente en effet de reconnaître la souffrance comme souffrance, la laideur comme laideur6. Cette observation de Karatani, qui n’insiste pas outre mesure, nous intéresse tout particulièrement. Elle suggère en effet qu’il existerait à côté des « modernes »

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comme Roka, dont le critique cherche à caractériser « l’origine », d’autres écrivains, d’une autre veine. Mais s’ils ne sont pas des « modernes », qui sont-ils au juste ? Faut-il les considérer comme des conservateurs, simples vestiges d’un passé qui peine à mourir ? Ou comme des réactionnaires, « anti-modernes », c’est-à-dire une catégorie particulière de modernes ? Il me semble qu’en réalité ils explorent d’autres voies de la modernité que celles désignées par l’histoire des vainqueurs. Car la modernité, on l’oublie trop souvent, n’est pas une. Elle comporte des chemins de traverse, qui n’ont peut-être guère eu de suites, mais qui ont pourtant été frayés, et que l’on peut tenter de faire revenir à la lumière en essayant de « brosser l’histoire à rebrousse-poil7 ».

3 C’est à certains de ces auteurs japonais, « autrement modernes », du début du XXe siècle, ayant tressé dans leurs œuvres des rapports fascinants entre corps, maladie et écriture, que nous consacrerons cette étude8. Ils ont nom Nakae Chômin, Masaoka Shiki et Natsume Sôseki9.

Trois écrivains malades

4 Nakae Chômin est né en 1847. Après un séjour en France de 1872 à 1874, il devient une figure importante de la vie intellectuelle du milieu de l’ère Meiji. Il propose la première traduction japonaise du Contrat social de Rousseau (Min.yaku yakkai, 1882), ou encore celle de l’Esthétique d’Eugène Véron (Wi-shi bigaku, 1883-1884). Sa Discussion entre trois ivrognes sur la conduite des affaires (Sansuijin keirin mondô, 1887) est demeurée fameuse. Engagé dans le mouvement pour la liberté et les droits civiques, il est élu à la première Diète, en 1890, mais en démissionne rapidement. En avril 1901, alors qu’un peu oublié du public il s’est fourvoyé dans des investissements hasardeux à Hokkaidô, un médecin lui découvre une tumeur cancéreuse à la gorge et lui donne « un an et demi à vivre ». En juin et juillet, il écrit à très grande vitesse un ouvrage intitulé précisément Un an et demi (Ichinen yûhan) qu’il remet à son disciple Kôtoku Shûsui venu le visiter le 4 août. L’ouvrage, que l’auteur avait imaginé posthume, paraît ainsi de son vivant, le 2 septembre. Chômin trouve l’énergie d’écrire une Suite (Zoku Ichinen yûhan), publiée le 15 octobre, avant de mourir le 19 décembre 1901.

5 Masaoka Shiki est né en 1867. Se sachant tuberculeux10 dès 1889, il abandonne ses études à l’université de Tôkyô pour entrer au journal Nihon, d’où il va initier la réforme du haiku. Bien que sa maladie s’aggrave à partir de 1895, attaque son squelette et le condamne à la souffrance et à l’immobilité, il ne ralentit pas le rythme de son activité et entreprend de réformer le waka, puis la prose. Dans les ultimes années de sa vie, depuis son lit de malade, il donne au journal Nihon d’étonnantes chroniques quotidiennes : Une goutte d’encre (Bokujû itteki), du 16 janvier au 2 juillet 1901, et Un lit de malade six pieds de long (Byôshô rokushaku), du 5 mai au 17 septembre 1902. Il meurt le 19 septembre 1902, moins d’un an après Nakae Chômin, dont il avait vertement critiqué Un an et demi.

6 Natsume Sôseki, né lui aussi en 1867, et grand ami de Shiki depuis leurs années d’université, fut connu d’un large public grâce au succès inattendu de Je suis un chat (Wagahai neko de aru) en 1905. En 1907, il cesse d’enseigner la littérature anglaise à l’université de Tôkyô pour devenir feuilletoniste au quotidien Asahi shinbun où il publie Les Coquelicots (Gubijinsô, 1907), Le Mineur (Kôfu, 1908), ainsi que la trilogie Sanshirô, Et puis (Sorekara), La Porte (Mon). Alors qu’il vient d’achever ce dernier récit, le 12 juin 1910, il est hospitalisé à cause d’un ulcère. Le 31 juillet, il part en convalescence à

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Shûzenji dans la péninsule d’Izu, où une violente hémorragie gastrique le terrasse le 24 août. De retour à Tôkyô, dans l’hôpital même qu’il avait quitté quelques semaines plus tôt, il commence à rédiger une sorte de relation de ces événements, qui paraît quotidiennement dans le journal Asahi du 29 octobre 1910 au 20 février 1911 sous le titre Choses dont je me souviens (Omoidasu koto nado11).

7 S’il est certain que Le Coucou de Tokutomi Roka fut un des best-sellers de l’ère Meiji, il ne faut pas croire que les auteurs ni les textes que nous venons de présenter rapidement aient eu une audience confidentielle. Un an et demi connut un grand succès, Shiki touchait par le biais de Nihon un public passionné, et Sôseki publiait dans un des plus grands quotidiens de l’époque. Ces entreprises ne sont donc pas marginales, même si l’histoire littéraire éprouve quelques difficultés à les ranger dans des cases bien définies.

Écrire la maladie

8 Un an et demi de Nakae Chômin, Une goutte d’encre et Un lit de malade six pieds de long de Masaoka Shiki, Choses dont je me souviens de Natsume Sôseki sont des œuvres singulières par leur forme et par leur style. On les qualifie volontiers d’« essais au fil du pinceau » (zuihitsu). Cette catégorie, dont les contours sont flous, est en effet souvent utilisée pour rassembler des textes dont la caractéristique première serait… de ne point en avoir. Jean-Jacques Origas a tenté de proposer une définition plus précise et constructive du genre12, mais il faut souligner que l’utilisation de cette catégorie – presque toujours a posteriori, et pour répondre à des logiques éditoriales ou d’histoire littéraire – a fréquemment quelque chose d’abusif. Donner à des textes ce genre d’étiquette conduit souvent à oublier qu’ils pouvaient avoir pour objectif explicite d’échapper au système des genres constitués, et qu’ils présentent un à un des caractéristiques formelles singulières qu’on ne prend pas toujours la peine de définir. On pourrait presque dire qu’ils sont « hors de genre », comme on dit de certains alcools qu’ils sont « hors d’âge13 ».

9 Essayons donc de cerner au plus près la démarche suivie dans chacune de ces œuvres. Au moment où il prend le pinceau pour composer Un an et demi, Nakae Chômin n’écrit plus beaucoup14. N’espérant que quelques mois de répit, il décide de les consacrer à deux choses : « mener à bien ses projets » (nasu), et « profiter de moments agréables15 » (tanoshimu). Sa volonté est de participer aux affaires publiques, par la seule arme qui lui reste, la critique. Comme il est « d’ordinaire mécontent de la société de Meiji », il ne cesse de l’attaquer (kôgeki) et de l’insulter16 (kôba), « jusqu’à la mort17 ». Il consacre donc la moitié de son énergie à « cracher sur toutes les couches de la société18 ». Quant aux plaisirs, s’il énumère à l’occasion trois d’entre eux : lire le journal, écrire Un an et demi, manger19, il faut y ajouter un quatrième, le plus important, qui est celui d’aller au théâtre. L’œuvre est ainsi constituée d’une série de paragraphes assez brefs, alternativement consacrés à des considérations souvent agressives sur l’état du Japon de l’époque et à des évocations apaisées de moments heureux. Le style, vif, rapide, plein d’alacrité, est dense, très écrit, unifié, profondément marqué par le sino-japonais.

10 La situation de Masaoka Shiki est toute différente. L’évolution de la maladie l’a conduit dans un état où il ne peut plus avoir aucun projet littéraire au sens habituel du terme. Il explique le 24 janvier 1901 :

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En dehors des douleurs locales qui me font souffrir depuis des années, les douleurs du flanc gauche sont devenues plus fortes l’année dernière, si bien qu’à présent je ne peux plus prendre le pinceau pour écrire. Je garde ainsi ce que je pense enfermé en moi et j’éprouve aussi des douleurs morales. Cela ne vaut donc plus la peine de vivre. Comment me distraire de l’ennui où me laisse mon lit de malade ? Tandis que je m’enfonçais dans ces sombres pensées, je me suis dit finalement que j’allais écrire ces « gouttes d’encre ». Elles feront vingt lignes pour les plus longues, et dix pour les plus courtes, ou cinq, ou deux, ou une. Guettant les répits que me laisse la maladie, je noterai tout ce qui surgit en moi, sans faire le tri, et ce sera toujours mieux que de ne pas écrire. Mais je ne souhaite pas particulièrement publier ces choses puériles pour vous les faire lire, mes amis. Simplement, chaque matin, dans mon lit de malade, quand j’ouvre le journal, je me console un peu moi-même en voyant les textes que j’ai pu écrire20.

11 L’écriture constitue donc ici une sorte de perfusion inverse, de drainage. Humorale, elle sourd directement du corps, auquel elle apporte apaisement et soulagement. L’entreprise inaugurée par Shiki emprunte aux formes les plus variées : journal intime, lettres (reçues ou envoyées), listes, poèmes (haiku, waka, sino-japonais, occidentaux), récits de souvenir, de rêve, saynètes, descriptions, débats et polémiques, critiques, essais et réflexion, en utilisant des registres de langue variés, passant sans crier gare de la langue classique à la langue moderne, d’un texte à l’autre, parfois à l’intérieur d’une même livraison. Elle aborde les sujets les plus divers, traitant du monde extérieur, du plus proche au plus lointain, et en particulier de la nature (fleurs, poissons, oiseaux21), du passé, dans sa variété et sa profondeur, des arts (peinture, théâtre, musique, littérature), des gens (des intimes aux ennemis, en passant par les anonymes).

12 Choses dont je me souviens de Sôseki déploie une structure complexe sur laquelle l’auteur s’explique d’ailleurs en partie22. Pris d’un désir de faire revenir les événements douloureux des trois derniers mois23, ainsi que les sensations qu’ils ont suscitées en lui, il entend également donner à lire le type d’écriture qu’il a pratiqué avec bonheur pendant sa guérison : la composition de haiku et de poèmes chinois. Si Choses dont je me souviens paraît quotidiennement dans le journal Asahi, l’œuvre constitue ainsi une véritable parenthèse dans son travail de feuilletonniste. Elle veut évoquer sur un ton suranné la pause paradoxalement heureuse24 que lui a offerte la maladie, à l’écart de la vie réelle.

13 Chez ces trois auteurs, il s’agit donc d’écritures « du » corps malade – non pas « sur », mais bien « à partir de » – qui, sans le moindre « appareil métaphorique », ouvrent sur la possibilité d’expériences particulières, avec leurs limites et leurs possibles.

L’espace de la maladie

14 La maladie change le rapport des corps à l’espace. Shiki commence par voir son monde se réduire : « Un lit de malade, six pieds de long, voilà le monde qui est le mien25. » Cette perte douloureuse de tout plaisir et de toute liberté26 débouche même parfois sur une sorte d’angoisse claustrophobique27. Mais, étonnamment, le malade échappe à tout repli sur lui-même, garde son envie de mouvement. Il commence par transfigurer le réel proche grâce à l’observation minutieuse qu’il en mène. Et s’il ne peut plus approcher directement le dehors, il conserve son élan vers lui et y accède par l’intermédiaire de toute une série de truchements : langagiers (récits oraux, lettres, livres, journaux et périodiques), mais aussi iconiques (peintures, dessins, originaux ou reproduits). Le lit de malade n’est pas une prison, il se fait fenêtre28 sur un monde qui se

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développe en cercles concentriques : de la chambre du malade à l’échelle de la planète, en passant par la maison, le jardin, le quartier, la ville, la région, le Japon.

15 Sôseki, qui se trouvait à Londres pendant les deux dernières années de son ami, connaît à son tour, dans l’auberge de Shûzenji, puis à l’hôpital à Tôkyô, l’expérience de l’immobilité, du confinement dans un espace restreint29, loin de son domicile. Il décide d’en faire sa « seconde demeure » (daini no ie30). Mais chez lui aussi cette limitation du mouvement entraîne une ouverture sur le dehors, qu’il s’agisse de paysages « chinois » imaginaires, sans aucun lien avec la réalité31, de paysages quittés et retrouvés32, du ciel33 ou des fleurs34. Se dessine ainsi toute une dialectique du mouvement et de l’immobilité qu’exprime parfaitement l’image récurrente dans son œuvre de la tension immobile des lutteurs de sumô en plein effort35.

16 Chômin enfin, « contraint d’errer à une centaine de lieues de chez lui36 », d’auberge en clinique, et alors même que sa maison est rongée par les dettes comme son maître par la maladie37, est encore plus déraciné. Après avoir changé plusieurs fois de logement en quelques semaines, il trouve asile à Sakai chez le généreux M. Ôue38. S’il lui arrive de temps à autre d’évoquer son pays natal de Tosa à Shikoku, généralement à propos de nourriture39, il profite cependant de son séjour forcé dans la région d’Ôsaka pour aller fréquemment écouter du gidayû au théâtre de marionnettes 40, mais aussi pour découvrir des lieux inattendus comme le « jardin de la résidence de Sakai41 » ou la plage de Hamadera : Le paysage de Hamadera, à Sakai, est magnifique. Des pins poussent en désordre sur la plage, et il faut absolument aller se promener à leur ombre pour y prendre le frais : le site ressemble vraiment à celui de Suma, ou à celui de Hiratsuka sur la Route des mers de l’est. Au bord de l’eau se trouve un restaurant nommé Ichiriki, qui accueille aussi des voyageurs pour la nuit ; c’est un bel édifice, et quand on s’appuie sur le parapet pour profiter du panorama, là où ciel et mer se confondent on peut deviner Kôbe ou Awaji. Un soir, alors que je marchais avec mon épouse, nous avons débouché sur la plage. Il se mit brusquement à pleuvoir, de noirs nuages recouvrirent le ponant, les vagues battirent la côte, avec un fracas qui exalte l’âme ou la plonge au contraire dans une profonde mélancolie42.

17 La maladie change donc le rapport des individus à l’espace, de différentes manières, imposant ses contraintes certes, mais permettant aussi d’expérimenter des points de vue renouvelés, des explorations insoupçonnées.

Le temps de la maladie

18 Plus encore peut-être qu’à l’espace, la maladie modifie le rapport des corps au temps. Ce phénomène est particulièrement évident chez Masaoka Shiki, à cause de la nature même de la tuberculose osseuse sans doute, maladie dont l’évolution complexe implique une expérience du temps aiguë et paradoxale. Le temps tel que le vit Shiki est à la fois raccourci et distendu, orienté et riche d’inconnu (de surprises heureuses et malheureuses), répétitif et discontinu. Ne pouvant dans le cadre de cet article exposer ces différents aspects en détail, je me limiterai à deux exemples. Le premier est celui de notations d’une nuit d’insomnie : Dans les courtes nuits qui sont les miennes en ce moment, quand mon corps malade se refuse au sommeil, je regarde fixement le réveil sous la lanterne et le temps me paraît infini. 1 h du matin : le bébé des voisins pleure. 2 h du matin : on entend un coq au loin.

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3 h : une locomotive à vapeur passe, solitaire. 4 h du matin : par un interstice du mur sur lequel on a collé du papier, le jour commence à poindre, les oiseaux de la cage posée au dehors pépient doucement. Et bientôt les moineaux, et bientôt les corbeaux. 5 h : Bruit des portes qui s’ouvrent ; de l’eau que l’on puise ; de tous côtés, peu à peu le monde s’emplit de bruits. 6 h du matin : Bruits de chaussures, bruits de vaisselle, voix de parents qui grondent, battements de mains, voix du Bien, voix du Mal, mille et mille voix qui résonnent à l’infini et finissent par ensevelir la voix de ma douleur43. Le second exemple correspond à la centième livraison d’Un lit de malade, six pieds de long : Un lit de malade, six pieds de long en est à sa centième livraison. Si l’on admet qu’il y en a eu une par jour, cela signifie que cent jours ont déjà passé depuis le début : c’est une durée restreinte, certes, mais cela me donne le sentiment que dix années ont déjà passé. Cela ne serait peut-être pas vrai pour d’autres personnes, mais, prenant conscience qu’il me faut un peu de temps pour ce que j’ai à accomplir, je me fais d’emblée du souci pour savoir jusqu’à quand cela va durer. Ce n’est pas grand-chose, mais, quand j’écris cette chronique, pour l’envoyer chaque jour au journal il me faut la glisser dans une enveloppe et écrire l’adresse : c’est embêtant, alors j’ai demandé à la société éditrice du journal de me faire imprimer des enveloppes avec l’adresse. Avec une telle demande, je craignais intérieurement que l’on ne se moque d’un malade qui voit trop loin en avant, mais à quoi ont-ils pensé ? Toujours est-il que ces enveloppes dont on avait commandé une centaine, ils m’en ont fait imprimer trois cents. Ce chiffre m’a étonné. À supposer que j’en envoie une par jour, il y en a assez pour dix mois. Mais rien n’est moins certain que l’état dans lequel je serai dans dix mois, me disais-je inquiet en mon for intérieur. Or, de manière inattendue, vers le mois de mai ou juin, mon état s’est amélioré et, à ma grande surprise, j’ai utilisé une centaine de ces enveloppes. Mon bonheur d’avoir ainsi traversé cette longue période de cent jours, nul ne peut le comprendre. Mais il en reste encore deux cents. Deux cents enveloppes, c’est deux cents journées. Cela fait plus d’une demi-année. Plus d’une demi-année, cela nous emmène à l’époque où les pruniers fleurissent. Les yeux d’un malade verront-ils les pruniers en fleurs44 ?

19 Comme on le constate, le temps shikien est distordu, en métamorphose. L’écriture prend une dimension barométrique puisque, dans sa matérialité même, elle répercute les ondulations de la conscience temporelle de l’écrivain, auxquelles le lecteur a le sentiment de participer presque en direct, dans leurs moindres oscillations.

20 La situation est différente, et d’une certaine manière très simple, pour Nakae Chômin. Celui-ci sait sa fin proche45, « un an et demi à vivre, deux ans au mieux », selon le médecin. Il se donne quant à lui « six mois », mais ajoute aussitôt que ces durées objectives n’ont guère de sens, « comparées à l’infini que représente la mort ». Il décide alors que cette année supplémentaire va être « la plus riche de sa vie46 ». Le temps nakaéen est donc unidimensionnel. La tumeur cancéreuse progresse à son rythme, jouant le rôle d’un métronome dont le tempo s’accélère au fur et à mesure qu’elle grossit, au risque que l’œsophage ne se bouche, que la gorge ne se serre47. « Il me faut donc presser le pas », écrit Chômin, « sans jamais paresser », « pour conspuer un peu plus chaque individu, démolir un peu plus chaque théorie48 ».

21 Chez Sôseki également, le rapport au temps est extrêmement élaboré. La structure chronologique générale de Choses dont je me souviens est elle-même très subtile, puisque l’œuvre s’inscrit à la fois dans le présent de cet hôpital de Tôkyô où l’écrivain est revenu le 11 octobre 1910, dans des analepses successives remontant chaque fois plus haut dans le passé49 et dans la narration diachronique des faits survenus depuis ce 24 août fatidique. La perception du temps constitue en outre un des thèmes majeurs

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d’une œuvre riche en expériences psychologiques sophistiquées : qu’est-ce que vivre au jour le jour dans un état critique50 ? être un survivant51 ? être déclaré mort par erreur52 ? avoir connu l’expérience intime de la mort53 ? Sôseki s’attarde par exemple longuement sur un passage où Dostoïevski explique ce qu’est « revenir de justesse à la vie » après un simulacre d’exécution, connaître en moins d’une heure « trois tournants abrupts » : avancer de la vie vers la mort, faire demi-tour, revenir à la vie54. Et s’il se remémore avoir découvert les techniques de longue vie au hasard de ses lectures55, il dit avoir renoncé à l’idée de vivre longtemps56 et trouver merveilleux d’avoir un ou deux jours à vivre57. Il se déclare enfin sensible aux paradoxes de l’attente, expliquant que, même face à un événement tant espéré (quitter l’Angleterre, ou l’hôpital), quand celui-ci paraît sur le point de survenir, on peut avoir envie de s’attarder dans l’état même que l’on désirait pourtant fuir58 !

22 Précisons enfin qu’une des caractéristiques de la modernité, au Japon comme ailleurs, tient à la mise en place d’un temps mécanique, qui ne se réduit pas à l’introduction des computs et calendriers occidentaux, mais comprend aussi l’adoption du temps mesuré et mesurable des horloges comme norme d’un grand nombre d’activités sociales59. Par contraste, les trois rapports au temps sommairement présentés ici, bien que tous très différents les uns des autres, reposent fondamentalement sur l’expérience de la durée vécue60, ce que conforte une remarque de Sôseki exprimant son immense bonheur de découvrir – via A Pluralistic Universe de William James – l’œuvre d’Henri Bergson dont il mentionne la traduction anglaise de l’Essai sur les données immédiates de la conscience, parue sous le titre Time and Free Will en 190961.

Corps malades, corps souffrants

23 La souffrance est une donnée première, incontournable, de l’état de maladie. Masaoka Shiki, par exemple, la décrit et l’analyse finement, dans ses manifestations et ses degrés. Il en distingue différentes facettes : physiques, spirituelles et morales ; il en caractérise les rythmes : cycles, répits, émergences ou intensités soudaines, sans oublier le crescendo effrayant des derniers jours de septembre 190262. Pour lui, la souffrance ne mérite pas de fausses réponses, comme celles que propose la religion, mais elle peut être atténuée, par la morphine ou différentes distractions et consolations, toujours fragiles, dont les vertus peuvent s’épuiser.

24 Chez Chômin, la douleur est un point de départ. Elle s’accompagne de fatigue. Elle est surtout l’indice d’une évolution de la maladie, donc d’une approche de la mort, et plusieurs notations viennent préciser la manière dont est ressentie la progression de la tumeur cancéreuse63. Mais elle ne fait pas l’objet d’autres discours.

25 Sôseki quant à lui observe la souffrance comme un phénomène. Il est sensible aux sensations qu’elle procure, en particulier quand la situation s’aggrave et que les douleurs abdominales deviennent intolérables : Sans cesse, depuis l’aube jusqu’à la tombée du jour, j’avais envie d’arracher au plus vite cette partie de mon corps et de la lancer aux chiens. […] […] C’était comme si l’on fouaillait à l’intérieur de ma poitrine avec un bâton pour mélanger tout ce qui s’y trouvait, ou encore comme si mes entrailles, cherchant à remonter à la surface, formaient à grand fracas des vagues monstrueuses et désordonnées64. Quand les mots que j’aurais voulu dire traversaient ma gorge, c’était comme si mille aiguilles me râpaient65.

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26 Aucun d’entre eux ne met en scène une quelconque dramaturgie de la douleur : ni héroïsme, ni pathos, ils ne sont ni christiques, ni morbides. Cette remarque est importante, car dans le regard exotique sur les corps japonais (et plus largement « orientaux ») l’idée que ceux-ci entretiennent un rapport particulier avec la douleur, et la violence, supportées ou infligées, est fondamentale. Elle a été largement amplifiée depuis la fin du XIXe siècle, par exemple dans l’insistance mise à décrire suicides par éventration (le célèbre « hara-kiri ») et supplices chinois66 pour mieux déshumaniser les « Orientaux ». Or, ces trois auteurs ne sont pas insensibles à la douleur : il arrive parfois qu’elle les submerge, mais, s’ils ne songent pas à la nier, ils ne lui donnent jamais sens. Elle n’est prétexte ni à l’exercice de sa propre maîtrise ou grandeur d’âme, ni à quelque rédemption que ce soit, ni à aucune exploration du négatif. Comme l’écrit Shiki, « ce qui fait mal fait mal, mais ce qui est beau est beau67 ».

27 Bien que ces trois auteurs soient atteints de maladies graves, la question des soins occupe dans leurs textes une importance toute relative. Les médecins y sont d’ailleurs très en retrait. Dans Un lit de malade six pieds de long, Shiki commence par relater la visite du médecin de famille qui vient annoncer son départ de Tôkyô et prendre congé. On ne reverra pas un seul de ses confrères jusqu’à la fin de l’œuvre. Chez Sôseki, le personnel médical est plus présent, mais les praticiens qui viennent examiner le malade n’ont que peu de traitements à lui proposer, sinon d’attendre la guérison. Leur présence peut même être étouffante. Chômin, quant à lui, reçoit un diagnostic de cancer, accompagné d’un pronostic vital peu optimiste. Il refuse l’ablation de la tumeur, mais accepte ensuite une trachéotomie de confort. Il ne témoigne cependant d’aucun rapport suivi et approfondi avec quelque médecin que ce soit.

28 Plus intéressante est la question des soins quotidiens à la personne, du care, dirait-on aujourd’hui. Ces soins peuvent être assurés par des amis, mais le sont le plus souvent par les femmes de la maison. Quand Chômin explique qu’il a trois alliés dans la lutte contre la maladie, sa femme, ses enfants et son pinceau, il rend hommage au rôle important joué par sa famille proche68, mais il minimise celui joué par ses amis et oublie que ses enfants ont été, au moins partiellement, tenus dans le secret, ce qu’il avait pourtant expliqué un peu plus tôt69. Masaoka Shiki, à l’inverse, insiste sur le rôle joué par ses compagnons, qui se relayaient effectivement pour assurer un tour de veille à son chevet, mais il occulte presque complètement le rôle joué par les deux personnes qui veillent pourtant nuit et jour sur lui : sa mère et sa sœur70. De manière singulière et étonnante, il développe aussi une véritable réflexion sur la nature des soins dont peut avoir besoin un malade :

29 Quand on est triste et seul en particulier, il suffit que des personnes présentes à vos côtés prennent bien soin de vous, autrement dit qu’elles s’accordent à votre humeur et vous soulagent habilement, pour que vous en veniez à oublier presque complètement vos souffrances71.

30 Il est ainsi amené à prendre conscience du manque d’éducation des filles, et plus largement des charges qui pèsent sur elles, comme la cuisson du riz72. L’expérience de la maladie combine chez lui, de manière inextricable, quelque chose d’insupportablement égocentrique et une mutation du regard de l’écrivain sur les femmes. Il découvre ce qu’il ignorait auparavant, imagine d’autres manières de vivre.

31 Sôseki est lui aussi très entouré par sa famille et ses amis, à qui il multiplie les hommages et remerciements73. Il consacre en outre un remarquable développement

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aux « blouses blanches74 », ces infirmières qui se mettent en action comme par magie, anticipant ses besoins avec une telle précision que celle-ci en devient effrayante.

32 La maladie est ainsi saisie chez nos trois écrivains au ras du quotidien, dans ses dimensions vécues, loin de tout embellissement comme de toute stigmatisation.

Corps vivants : plaisirs et désirs

33 Ces trois textes ne nient en rien, on l’a vu, les nombreux inconvénients de la maladie, mais ils sont pourtant traversés, chacun à sa manière, par une certaine énergie, une forme de bonheur, de vitalité, une paradoxale jubilation des corps. Chômin l’exprime de manière très simple : « Ce séjour s’est déroulé dans la gaieté75. »

34 Être malade, c’est pourtant, comme l’explique lumineusement Shiki, vivre un processus convergent de suppression des plaisirs et des libertés, mais aussi de réduction des désirs76. Shiki écrit ainsi le 15 mars 1901 : Plaisir de la promenade, du voyage, plaisir d’assister à du nô ou à du kabuki, plaisir d’aller écouter les conteurs, de regarder attractions et spectacles forains, plaisir d’aller voir une exposition, plaisir d’observer les cerisiers, la lune ou la neige, plaisir d’aller prendre des bains chauds avec son épouse, plaisir des quartiers réservés et de l’alcool, de poser sa tête sur les genoux d’une beauté, plaisir d’organiser une session de haiku dans un pavillon de thé de Meguro et de se frapper la panse pleine de riz aux châtaignes, plaisir de contempler les vastes étendues de Musashino depuis le mont Dôkan-yama, et de mordiller des kakis dans un salon de thé de Gakehana. Liberté de marcher, liberté de s’asseoir et de s’étendre, liberté de se retourner sur sa couche, de déplier ses jambes, liberté de rendre des visites, de participer à une réunion, liberté d’aller aux cabinets, liberté de chercher des livres, liberté de sortir se calmer quand on s’est mis en colère, liberté de foncer au dehors quand un incendie ou un tremblement de terre menacent. Tous les plaisirs, toutes les libertés m’ont été arrachés et seuls demeurent, fragiles, un unique plaisir et une unique liberté : le plaisir de boire et de manger, la liberté d’écrire. Mais à présent les douleurs locales sont violentes et la liberté d’écrire m’a presque entièrement quitté ; estomac et intestins ont fini par s’affaiblir et je me vois privé de la plus grande part de mon plaisir de manger. Ah ! quel plaisir peut-il bien me rester dans les jours et les mois à venir77 ?

35 Malgré tout, désirs et plaisirs subsistants sont comme portés à incandescence. Chômin, on l’a vu, se jette ainsi à corps perdu dans la critique de ses contemporains et dans l’éloge des chanteurs de gidayû ; Sôseki profite de la maladie pour jouir de l’idéal du détachement lettré (fûryû) ; Shiki, comme on l’a rapidement suggéré, se tourne vers le monde avec avidité.

36 Au cœur de cette thématique des désirs et des plaisirs, peut-être peut-on placer la question de l’appétit78. Malgré la tumeur à la gorge et la trachéotomie, qui provoque des difficultés de déglutition et le force à réduire les quantités ingérées, Chômin garde l’« appétit d’un ogre de l’enfer79 ». Il évoque ainsi avec des accents de pure félicité deux épisodes particulièrement marquants. À la suite de la promenade à Hamadera, dont nous avons déjà cité un extrait, il poursuit : Ce soir-là, j’ai dit à ma femme en riant qu’elle avait déjà passé les quarante ans et qu’elle n’avait aucune chance de se remarier après ma mort, je lui ai donc proposé de se jeter dans la mer avec moi pour aborder ensemble au pays sans souci. Nous avons bien ri et, en chemin, nous avons acheté un potiron et une barquette d’abricots, puis nous sommes rentrés à la maison. Il était exactement neuf heures du soir80.

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37 Une autre fois, alors que son fils adolescent est allé lui pêcher quelques coquillages, il évoque sa soupe de palourdes quotidienne « avec laquelle même celle du Café anglais de Paris ne saurait rivaliser81 ».

38 Shiki est encore plus vorace. Il parle souvent de ce qu’il mange, comme dans cet extrait à la manière d’une page de journal : — 29 juillet mardi. Temps couvert. Vers neuf heures, après être passé à la selle, je souffre, et comme d’habitude je prends des anesthésiques. Avant même que les médicaments n’aient fait leur effet, je me sens déjà joyeux. […] Un bol de lait et un peu de pain. […] Pour le déjeuner, des sushis à la lie de tôfu. Il s’agit d’un mélange de chair de poisson avec des résidus de caillé de soja laxatif. Nouvelle sieste. À mon réveil, je bois de la soupe sucrée de haricots rouges en poudre. […] Dîner. Trois bols de riz, grillades, patates douces, aubergines, pois, légumes confits aux trois condiments. Tout me paraît délicieux82.

39 Dans les pires moments, manger est pour lui le signe et le moyen même du retour à la vie. Le 15 mai 1902, par exemple, alors qu’il est au plus mal, il compose ce qu’il croit être son dernier verset. Par ce geste, je voulais dire que, si je m’endormais ainsi, ce serait mon poème d’adieu, mais, comble du ridicule, l’après-midi j’oubliai peu à peu ma douleur et, tout réjoui de me souvenir que c’était aujourd’hui la fête à Negishi, je changeai complètement d’état d’âme, je me régalai de caillé de soja et bus une coupe de saké pour célébrer l’événement : ces derniers temps, je me suis complètement fourvoyé, mais finalement cela se termine bien ; comme il reste encore quinze jours en mai, je me demande comment je vais bien pouvoir les occuper. — Le 15 mai, c’était la fête au sanctuaire Mishima de Kami Negishi et ce jour-là, comme chaque année, il s’est mis à pleuvoir. Cependant avec un bouillon au caillé de soja, de jeunes pousses en sauce, le tout accompagné d’un verre de vin, ce fut un plaisir sans mélange : Pousses de bambous Et bourgeons en sauce C’est la fête83 !

40 De manière plus fondamentale encore, manger, découvrir avec bonheur des plats nouveaux, est un moyen de prolonger la vie, comme il l’explique avec humour en relatant son festin du 28 février 1901 : Aujourd’hui est prévu un festin de grande cuisine dans le style de la cérémonie du thé. […] Vers les cinq heures, on sert le repas. Fumoto joue le rôle du maître de maison84. Voici le menu : – La soupe est un miso de Mikawa filtré, aux chrysanthèmes sauvages. J’en reprends deux fois. – Le plat vinaigré est une carpe au vinaigre doux. Il paraît que c’est un assaisonnement secret. Je mange tout, sauf le raifort râpé, mais prenant conscience de la règle qui veut que dans ce genre de cuisine on aille jusqu’au bout des plats, sans rien laisser, je commence soudain à hésiter, et je mélange le raifort dans la soupe pour l’absorber. Éclat de rire général. […] Je mange à volonté riz et soupe, mais pour le saké, je dois me limiter, et quand on en sert avec les daurades, j’en bois à petites gorgées, entre deux bouchées de riz. […] Le repas terminé, on verse de l’eau salée dans un pot et on nous en sert. Comme c’est mon premier festin dans le style de la cérémonie du thé, ma vie va être prolongée de soixante-dix jours, et pour m’en souvenir je le consigne par écrit85.

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41 Envers et contre tout, Masaoka Shiki est donc un homme d’appétence. Bien qu’il soit frappé par une terrible maladie, qui ne cesse de gagner du terrain, limite férocement ses possibilités de vivre et de manger, son avidité gourmande n’est jamais altérée.

42 Les choses sont plus délicates dans le cas de Sôseki. Chez ce dernier en effet, à cause de la nature même de la maladie dont il souffre (un ulcère à l’estomac ayant provoqué une hémorragie gastrique), l’appétit est atteint dans ses fondements : Une vieille femme venait trois fois par jour prendre commande de mes repas, mais j’avais beau lui demander quelque mets susceptible de me plaire, dès que mon regard se tournait vers les assiettes disposées sur la petite table, sans que je sache d’où cela venait, je me sentais envahi de dégoût pour toute cette nourriture et n’arrivais même pas à toucher aux baguettes. Puis j’ai eu un haut le cœur. D’abord je vomis en abondance un liquide jaunâtre qui ressemblait à une décoction86.

43 Sôseki décrit avec un luxe de détails les différents aspects de ses vomissures, et plus particulièrement du bloc de sang visqueux et fétide rejeté lors de son hémorragie gastrique87, mais il relate aussi son lent réapprentissage de l’alimentation, le modeste retour de l’appétit à partir d’une modeste tisane de fécule88. Un haiku vient témoigner de cette difficile renaissance : Le goût du gruau Que le printemps goutte à goutte Verse sur mes entrailles89.

44 Chômin, Shiki et Sôseki semblent donc être dans la lignée de ces corps qu’évoquait Roland Barthes à propos de Jules Michelet90, corps toujours affamés d’une certaine manière, bien que souffrants, comme l’illustrait le grand historien français lui-même, toujours douloureux, jamais rassasié.

45 De manière peut-être plus fondamentale encore, chez Shiki et Sôseki en tout cas (Chômin reste malgré tout plus intellectuel), le corps est rendu à une forme de trivialité, qui se traduit par une importance extrême accordée aux gestes les plus simples, aux perceptions les plus élémentaires. Chez Shiki, les fonctions physiologiques essentielles sont présentes, comme le sommeil (endormissement, réveil, insomnie). Manger ne peut être séparé de l’évocation du transit intestinal, et en particulier des difficultés à déféquer, et donc des lavements. L’hygiène corporelle, le changement des bandages (Shiki a plusieurs abcès purulents) ne sont pas rejetés hors champ. Le grand problème n’est donc pas celui de la vie et de la mort, mais d’un quotidien qu’il faut organiser.

46 Le monde de Sôseki se caractérise, de son côté, par le rôle qu’y jouent les perceptions les plus aiguës : odeurs91, lumière92, sons comme ceux du tambour93 ou de la pluie94. Les remarques proprioceptives – c’est-à-dire sur la perception, consciente ou non, de la position des différentes parties du corps – y sont nombreuses et subtiles, à propos du dog sleep95 par exemple, ce type de sommeil très particulier qui suit l’hémorragie, ou bien d’un état de faiblesse tel que lire lui devient impossible parce qu’il ne peut pas tenir un livre au bout de ses bras96, ou encore des décalages que la maladie produit entre activités du corps et de la tête97.

47 Ce sont bien sûr les contraintes qui sensibilisent Shiki à l’importance des actes en apparence les plus naturels, donc les moins dignes d’attention, et les transformations du corps qui rendent Sôseki plus attentif à certains états, comme il l’exprime dans ce beau haiku :

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Froid du matin Mes os vivants Ne peux mouvoir98.

48 Quelques remarques conclusives :

49 1. Les trois auteurs dont nous venons d’étudier le rapport à la maladie sont ouvertement matérialistes, non seulement parce que les questions religieuses ou spirituelles sont formellement absentes de leurs univers, mais aussi parce que le corps est chez eux le lieu et le moyen d’un enracinement fondamental. Ce matérialisme n’a toutefois rien de réducteur, car le corps n’est pas pour eux un point d’arrivée, mais bien un tremplin à partir duquel se tourner vers le monde. Ce matérialisme peut être affirmé explicitement, sous la forme d’une doctrine philosophique comme chez Nakae Chômin dans Un an et demi, suite, ou d’un rejet explicite de la religion chez Masaoka Shiki99, ou bien encore d’une référence, chez Sôseki, au pragmatisme de William James et à son principe de « s’appuyer envers et contre tout sur des réalités concrètes100 ».

50 2. Il ne faut pas se méprendre sur ce qu’on appelle souvent en Occident la « résignation » orientale. Le fait d’accepter101 les limites de la condition humaine, s’il interdit toute révolte métaphysique, ne conduit pas pour autant à un refus de la vie, ni à une mystique de la mort. On peut sans doute appliquer à chacun de nos trois auteurs cette belle formule de Masaoka Shiki : « chercher un faible sentier de vie sur le chemin de la mort102 ».

51 3. Le rapport de la maladie à la santé, la définition même de la santé, sont choses délicates103. Sôseki sur ce point se distingue de ses deux confrères. Pour lui, en effet, la vie malade se distingue nettement de la vie quotidienne, et d’une manière en apparence toute paradoxale. La vie malade, lui permettant d’échapper aux pesanteurs insupportables d’un monde réel aride et étriqué104, fait de contraintes, de mesquineries, d’hostilités, est profondément heureuse105. La maladie fonctionne du coup comme un point de vue critique sur la modernité, véritable paravent lui permettant d’échapper aux contraintes106 et à la solitude107, de trouver l’apaisement : l’insouciance108, la joie109, l’extase110. Un autre écrivain que nous aurions pu examiner ici, le poète Ishikawa Takuboku, est allé jusqu’à écrire dans son Journal en alphabet latin (Rômaji nikki), le samedi 10 avril 1909 : « Je suis las. Je cherche la paix. Quelle paix ? Où la trouver ? Mon cœur pur de naguère, qui ignorait la souffrance, je ne le retrouverai plus jamais, même dans 100 ans. Où trouver la paix ? “ J’aimerais tant être malade. ” Ce désir, longtemps, est demeuré caché en moi. Malade ! Ce mot que les gens haïssent, résonne doucement à mon oreille comme le nom des montagnes de mon pays natal. Ah ! Une vie libre, débarrassée de toute responsabilité ! Le seul chemin qui nous le permette, c’est la maladie. “ S’ils pouvaient tous être morts ! ” Mais aucun ne meurt. “ S’ils pouvaient tous être mes ennemis ! ” Mais personne ne m’en veut particulièrement. Mes amis compatissent tous à mon sort. Ah ! Mais pourquoi suis-je ainsi aimé ? Pourquoi est- ce qu’ils ne me détestent pas tous viscéralement ? D’être ainsi aimé, c’est une honte insupportable. Je suis fatigué. Je suis un faible111. »

52 Par contraste Shiki et Chômin, même malades – faut-il dire : « surtout malades » ? –, sont plus que jamais au monde, monde dont ils refusent absolument de se couper, comme en témoigne leur rapport frénétique aux journaux quotidiens. La maladie, de ce fait, devient pour Chômin une forme de radicalisation de son rapport fondamental à la vie, qui se trouve comme condensé, ramené à l’essentiel. Quant à Shiki, la vie avec la

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maladie n’a rien de particulier pour lui, elle n’est jamais présentée dans une différence par rapport à une autre manière de vivre. C’est tout simplement « sa vie ». Au-delà de ces différences assez sensibles entre les trois écrivains reste l’idée que la vie malade n’est pas une sous-vie, ni une vie héroïque, mais un régime de vie parmi d’autres possibles.

53 4. Les corps dont nous parlons ici sont-ils « japonais » ? Ils sont certes ceux d’individus nés et grandis au Japon, vivant dans l’archipel : mais qu’est-ce à dire ? À une certaine époque – c’est-à-dire du milieu du XIXe siècle jusqu’aux années 1950 environ –, on aurait volontiers dit « ces gens-là sont des asiatiques (ou des jaunes), donc… » : donc ils supportent mieux la douleur que nous, par exemple. Et aujourd’hui encore, le stéréotype reste vivace. Mais cette obsession du national fait proliférer les angles morts. Pour ma part, je dirais volontiers que « ce sont des Japonais de l’ère Meiji certes, et d’ailleurs » – d’ailleurs ils partagent certaines caractéristiques communes avec leurs compatriotes de l’époque –, mais surtout « ce sont des Japonais certes, et alors ? », ou mieux encore « ce sont des Japonais certes, mais surtout » : mais surtout ce sont des corps singuliers, profondément individualisés, plus encore : qui s’individualisent, à partir de l’expérience de leur corps malade, par l’écriture, devant le public, par le biais des médias de masse (journaux, édition). Chômin va même jusqu’à dire : « C’est là mon moi authentique (shinga)112. »

54 5. Les textes ici étudiés sont tous des textes non fictifs, menés du point de vue d’une première personne, d’un sujet de l’énonciation assimilé à l’auteur, d’une part, au sujet de l’énoncé, d’autre part. Or, chacun sait qu’il existe en japonais plusieurs termes possibles pour désigner cette inscription du sujet dans la langue. Celui que retiennent nos trois auteurs, yo, n’est pas le plus fréquent, ni le plus connu, et il n’a pas subsisté en japonais contemporain. Son histoire, en revanche, remonte haut dans l’histoire de la langue japonaise, jusqu’à l’époque de Heian. Il n’a pas eu le même usage selon les périodes. Il était ainsi relativement fréquent à l’époque d’Edo, dans des textes variés, qu’il faudrait définir avec plus de précision : zuihitsu, préfaces, annotations, journaux de voyage par exemple. Il est ainsi utilisé par Bashô dans La Sente étroite du Bout-du-Monde (Oku no hosomichi). Il semble permettre au sujet de se dire en dehors de toute hiérarchie sociale, dans une forme de solitude. Ce serait une erreur de le considérer comme un archaïsme dans ce Japon du début du XXe siècle, sous prétexte qu’il n’a guère survécu à cette période. Mais quelle est ici sa nuance particulière, par rapport à wata(ku)shi ou à jibun, par exemple, qui s’affirmèrent à cette époque et passent pour avoir parfaitement exprimé le fameux « moi moderne », mentionné sous la plume de Karatani au début de cette étude ?

55 Formulons une hypothèse : et si les trois œuvres considérées ici établissaient justement, à partir de ce yo renouvelé, un autre moi moderne, minoritaire, qui n’eut sans doute qu’un temps, et qui, tout en incarnant une puissante affirmation de la singularité individuelle, ne privilégiait ni l’introspection réflexive, ni le détachement par rapport au social, mais la spécificité d’un point de vue sur le monde ? Il se pourrait alors que la maladie, affirmant la prééminence irréductible du corps souffrant, ait pu constituer un truchement privilégié de cette expérimentation. C’est ce dont témoignent en tout cas avec éloquence ces quelques exemples de ce qu’on pourrait appeler une « littérature du yo », dont le périmètre exact demeure à déterminer et à laquelle il faudra consacrer d’autres recherches.

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VINCENT, J. K. (1996). « Masaoka Shiki to yamai no imi » 正岡子規と病の意味. Hihyô kûkan, vol. II. 8 : 160-187.

ANNEXES

Glossaire akirameru 諦める Asahi shinbun 朝日新聞 Awaji 淡路 Bashô 芭蕉 Bokujû itteki 墨汁一滴 Byôshô rokushaku 病牀六尺 daini no ie 第二の家 Dôkan-yama 道灌山 fûryû 風流 Futabatei Shimei 二葉亭四迷 Gakehana 崖端 gidayû 義太夫 Gubijinsô 虞美人草 haiku 俳句 Hamadera 浜寺 Higan sugi made 彼岸過迄 Higuchi Ichiyô 樋口一葉 Hiratsuka 平塚

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Hori Tatsuo 堀辰雄 Hototogisu 不如帰 Ichinen yûhan 一年有半 Ishikawa Takuboku 石川啄木 jibun 自分 Kami Negishi 上根岸 Kaneko Mitsuharu 金子光晴 Karatani Kôjin 柄谷行人 Kaze tachinu 風立ちぬ kôba 詬罵 Kôbe 神戸 Kôfu 坑夫 kôgeki 攻撃 Kunikida Doppo 国木田独歩 Masaoka Shiki 正岡子規 Min.yaku yakkai 民約訳解 Mishima 三島 Mikawa 三河 miso 味噌 Mon 門 Musashino 武蔵野 Nakae Chômin 中江兆民 nasu 為す Natsume Sôseki 夏目漱石 Negishi 根岸 Oku no hosomichi 奥の細道 Omoidasu koto nado 思い出す事など Ôsaka 大阪 Ôue 大上 Rômaji nikki ローマ字日記 Sakai 堺 Sanshirô 三四郎 Sansuijin keirin mondô 三酔人経綸問答 Shikoku 四国

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shinga 真我 Shûzenji 修繕寺 Sorekara それから Suma 須磨 Takayama Chogyû 高山樗牛 tanoshimu 楽しむ Tokutomi Roka 徳富蘆花 Tôkyô 東京 Tosa 土佐 Wagahai wa neko de aru 吾輩は猫である waka 和歌 wata(ku)shi わた(く)し/私 Wi-shi bigaku 維氏美学 yo 余 Zetsubô no seishinshi 絶望の精神史 Zoku - Ichinen yûhan 続・一年有半 zuihitsu 随筆

NOTES

1. Sontag 1980 : 9. 2. Karatani 2015 : 146-147. 3. En 1902, 82 559 Japonais moururent de cette maladie (sur une population de 45 millions d’habitants environ). Elle tua de nombreux écrivains comme Higuchi Ichiyô, morte en 1896 à 24 ans, Takayama Chogyû, mort en 1902 à 31 ans, Kunikida Doppo, mort en 1908 à 37 ans, Futabatei Shimei, mort en 1909 à 45 ans, ou Ishikawa Takuboku, mort en 1912 à 26 ans. Pour plus de détails sur l’histoire culturelle de la tuberculose, voir Fukuda 1995 et Johnston 1995. 4. Tokutomi 1938/1912. Premier roman japonais par ailleurs à être traduit en français, sous le titre Plutôt la mort, par un énigmatique Olivier Le Paladin, en 1912. Le titre, Le Coucou, s’explique parce que cet oiseau est réputé, quand il ouvre son bec, montrer un fond de gorge vermeil, évoquant les crachats sanguins des tuberculeux. Le terme japonais hototogisu peut être noté de plusieurs manières. Les trois sinogrammes ici retenus – 不如帰 (négation/comme/revenir à la maison) – évoquent une anecdote où un personnage transformé en coucou après sa mort, apprenant la destruction de son pays, aurait chanté « rien ne vaut de revenir [à la maison] ». 5. Hori 1991/1993 et Kaneko 1996/2009. 6. Karatani 2015 : 149-150. 7. Benjamin 2000 : 432-433. 8. Pour un regard général sur les liens entre maladie et littérature, voir Danou 1994. 9. Sur l’affirmation de la singularité individuelle chez ces auteurs, voir Lozerand 2014b. 10. Sur le rapport de Shiki à la tuberculose, voir Vincent 1996.

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11. Notons que le 21 février 1911, il refusa le titre de docteur ès Lettres que le gouvernement se proposait de lui accorder, qu’en août il fit une importante tournée de conférences dans le Kansai qui occasionna une rechute, et qu’il ne se remit à l’écriture romanesque, avec À l’équinoxe et au- delà (Higan sugi made), qu’en janvier 1912. 12. Origas 2008 : 171-184. 13. C’est-à-dire constitués d’un mélange riche et subtil, à chaque fois unique, d’alcools d’âges différents. 14. Nakae 1995 : 10 / 2011 : 33. Nous renvoyons toujours à l’original japonais, puis, quand elle existe, à une traduction française, même si nous avons presque toujours retraduit nous-mêmes. 15. Nakae 1995 : 19 / 2011 : 36. 16. Nakae 1995 : 76 / 2011 : 82. 17. Nakae 1995 : 77 / 2011 : 83. 18. Nakae 1995 : 101 / 2011 : 102. 19. Nakae 1995 : 76 / 2011 : 82. 20. Masaoka 1999 : 10-11. 21. Lozerand 2006. 22. Natsume 2013 : 14-22 / 2000 : 24-36. 23. Principalement ce qui s’est passé entre le 28 août et le 11 octobre. 24. Natsume 2013 : 22 / 2000 : 36. 25. Masaoka 2000 : 7. 26. Masaoka 1999 : 61-62. 27. Masaoka 2000 : 83-84. 28. Jean-Jacques Origas parle de « littérature de la fenêtre ouverte » (Origas 2008 : 176). 29. Natsume 2013 : 64 / 2000 : 93. 30. Natsume 2013 : 8 / 2000 : 14. 31. Natsume 2013 : 16 / 2000 : 26-27. 32. Natsume 2013 : 108-109 / 2000 : 154. 33. Natsume 2013 : 83 / 2000 : 120. 34. Natsume 2013 : 100 / 2000 : 142. 35. Natsume 2013 : 66 / 2000 : 95. 36. Nakae 1995 : 78 / 2011 : 83. 37. Nakae 1995 : 102 / 2011 : 101. 38. Nakae 1995 : 33 / 2011 : 47. 39. Nakae 1995 : 52 / 2011 : 63. 40. Nakae 1995 : 21-22 / 2011 : 38-39. 41. Nakae 1995 : 51 / 2011 : 62-63. 42. Nakae 1995 : 39-40 / 2011 : 52. 43. Masaoka 1999 : 137-138. 44. Masaoka 2000 : 154-155. 45. Nakae 1995 : 9 / 2011 : 33. 46. Nakae 1995 : 18-19 / 2011 : 36. 47. Nakae 1995 : 76 / 2011 : 81-82. 48. Nakae 1995 : 102-103 / 2011 : 101-102. 49. Il se réfère d’abord au moment où il a recommencé à écrire après son hémorragie, puis à son premier vomissement de sang « deux semaines » avant le 24 août, puis à la période encore précédente, quand il est arrivé à Shûzenji. 50. Natsume 2013 : 14-15 / 2000 : 24-25. 51. Natsume 2013 : 9-10 / 2000 : 17-18. 52. Natsume 2013 : 25 / 2000 : 41. 53. Natsume 2013 : 53-54 / 2000 : 77-78.

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54. Natsume 2013 : 72-74 / 2000 : 104-107. 55. Natsume 2013 : 23-24 / 2000 : 38-39. 56. Natsume 2013 : 24 / 2000 : 40. 57. Natsume 2013 : 25 / 2000 : 41. 58. Natsume 2013 : 107-108 / 2000 : 152. 59. Voir l’étude de Hashimoto et Kuriyama sur la « naissance du retard » (Hashimoto et Kuriyama 2001), ainsi que le témoignage autobiographique de Fukuzawa Yukichi (Fukuzawa 1996). 60. Pour éviter tout malentendu, précisons que je n’accorde aucun crédit à l’idée d’un prétendu « présentisme » de la culture japonaise, chère à Katô Shûichi 加藤周一, Mizubayashi Akira 水林 章 ou Augustin Berque. 61. Natsume 2013 : 13-14 / 2000 : 21, 23. 62. Masaoka 2000 : 182-185. 63. Nakae 1995 : 17, 50, 76, 101-102 / 2011 : 35, 61, 81-82, 101. 64. Natsume 2013 : 33 / 2000 : 51. 65. Natsume 2013 : 35 / 2000 : 54. 66. Lozerand 2014a : 286. 67. Masaoka 1999 : 92. 68. Nakae 1995 : 102-103 / 2011 : 102. 69. Nakae 1995 : 24-25 / 2011 : 40-41. 70. Lozerand 2016. 71. Masaoka 2000 : 106-107. 72. Masaoka 2000 : 120. 73. Natsume 2013 : 19-20, 28 / 2000 : 32-33, 44-45. 74. Natsume 2013 : 76-77 / 2000 : 109-110. 75. Nakae 1995 : 25 / 2011 : 41. 76. Masaoka 1999 : 13. 77. Masaoka 1999 : 61-62. 78. Lozerand 2011. La question des désirs sexuels est quasi absente. Pour Shiki, voir néanmoins Lozerand 2016. 79. Nakae 1995 : 76 / 2011 : 82. 80. Nakae 1995 : 40 / 2011 : 52. 81. Nakae 1995 : 101 / 2011 : 101. 82. Masaoka 2000 : 131-132. 83. Masaoka 2000 : 20-21. 84. Oka Fumoto 岡麓 (1877-1951), poète de waka et calligraphe. Disciple de Masaoka Shiki. 85. Masaoka 1999 : 43-45. 86. Natsume 2013 : 32-33 / 2000 : 49-50. 87. Natsume 2013 : 50, 57 / 2000 : 73, 83. 88. Natsume 2013 : 87-90 / 2000 : 125-128. 89. Natsume 2013 : 90 / 2000 : 128. 90. Barthes 2002 : 302. 91. Natsume 2013 : 6-7 / 2000 : 12-13. 92. Natsume 2013 : 50-51 / 2000 : 74. 93. Natsume 2013 : 98-99 / 2000 : 140-141. 94. Natsume 2013 : 37-40 / 2000 : 57-60. 95. Natsume 2013 : 75-76 / 2000 : 108-109. 96. Natsume 2013 : 12 / 2000 : 20. 97. Natsume 2013 : 18-22 / 2000 : 91-93. 98. Natsume 2013 : 65 / 2000 : 98.

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99. Masaoka 1999 : 62. 100. Natsume 2013 : 12 / 2000 : 21. 101. Il y a bien chez Shiki par exemple une reconnaissance d’une attitude qu’il désigne à l’aide du verbe akirameru, mais cette « acceptation » ne signifie pas « résignation » ou « renoncement ». 102. Masaoka 2000 : 7. 103. Voir Canguilhem 2005. 104. Natsume 2013 : 78 / 2000 : 112. 105. Natsume 2013 : 33 / 2000 : 28, 31-32. 106. Natsume 2013 : 33 / 2000 : 30, 35. 107. Natsume 2013 : 33 / 2000 : 97. 108. Natsume 2013 : 33 / 2000 : 84. 109. Natsume 2013 : 33 / 2000 : 100. 110. Natsume 2013 : 33 / 2000 : 102. 111. Ishikawa 2005 32-33. 112. Nakae 1995 : 78 / 2011 : 83.

RÉSUMÉS

L’étude s’attache à trois œuvres singulières publiées entre 1901 et 1911, élaborées à partir d’une situation de maladie. Nakae Chômin, atteint d’une tumeur cancéreuse à la gorge, se lance en toute hâte dans Un an et demi, la durée même du temps que les médecins lui accordent à vivre ; Masaoka Shiki, souffrant d’une tuberculose osseuse douloureuse et invalidante, donne jour après jour, au quotidien Nihon, Une goutte d’encre depuis son Lit de malade [de] six pieds de long ; Natsume Sôseki, rescapé d’une hémorragie gastrique, publie en feuilleton, dans le journal Asahi, Choses dont je me souviens pour garder la mémoire des sensations complexes qui furent les siennes dans les semaines écoulées. Tous trois refusent la métaphorisation de la douleur, qu’elle soit stigmatisation ou esthétisation, et inventent des écritures quasi humorales, pour ouvrir depuis leurs corps malades des fenêtres sur le monde.

This study focuses on three singular works, all published between 1901 and 1911, and developed from the author’s disease state. Nakae Chômin, stricken with a throat cancerous tumor, hastily embarked in One Year and a Half, the very same length of time that doctors left him to live. Masaoka Shiki, suffering from a painful bone tuberculosis, day after day sent from his Six Feet Long Bed of Illness short essays entitled A Drop of Ink to the Nihon Shinbun. Natsume Sôseki, just after surviving a stomach bleeding, published in the Asahi Shinbun serial essays under the title Things I Remember, as he wanted to keep a memory of the complex sensations he went through during this period. All three refused to resort to metaphors as a means to stigmatize or prettify. They invented a kind of “humoral” writing that was likely to open up to the world from the point of view of their sick bodies.

無論在西方還是在中國,以現代的觀點看來,戰爭似乎在中國歷史上無足輕重。本文試圖把 中國軍事史研究置入當今中國史和軍事史的交叉議題中,給戰爭在中國歷史上應有的位置。 十九、二十世紀中國在政治、經濟、技術和軍事上的羸弱被映射到之前的各個歷史時期,史 學家們更是把技術和軍事方面的落後看作中國文化的基本特徵。李約瑟早在上世紀中葉便已

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展開對中國科學技術史的挖掘工作,而中國軍事史卻直到九十年代才開始引起學者們的關 注。

INDEX

Schlüsselwörter : corps, maladie, Japon Palabras claves : corps, maladie, Japon Keywords : corps, maladie, Japon Mots-clés : corps, maladie, Japon

AUTEUR

EMMANUEL LOZERAND Ancien élève de l’École normale supérieure de Saint-Cloud, agrégé de lettres modernes, professeur de langue et littérature japonaises à l’Inalco. Membre du Centre d’Études Japonaises (CEJ) et co-directeur de la « Collection Japon » aux éditions Les Belles Lettres. A publié Les Tourments du nom (Maison franco-japonaise, 1994), Littérature et génie national (Les Belles Lettres, 2005), ainsi qu’un choix de récits historiques de Mori Ôgai : Vengeance sur la Plaine du temple de Goji-in (Les Belles Lettres, 2008). A également dirigé ou codirigé plusieurs ouvrages collectifs : Le Japon après la guerre (Picquier, 2007, Routledge, 2011), La Famille japonaise moderne (Picquier, 2011), Drôles d’individus (Klincksieck, 2014).Alumnus of the École normale supérieure of Saint-Cloud, holder of the “Agrégation de Lettres modernes” (higher teacher’s diploma in Modern Literature), professor of Japanese Language and Literature at Inalco. Member of the Center for Japanese Studies (CEJ), he is the co-director of the “Japanese Collection” at Les Belles Lettres. He published The Torments of the Name (Maison franco-japonaise, 1994), Literature and National Essence (Les Belles Lettres, 2005), and translated an anthology of Mori Ôgai’s historical novels : The Revenge on the Plain of Goji-in Temple (Les Belles Lettres, 2008). He also edited or co-edited : Japan’s Postwar (Picquier 2007, Routledge 2011), The Modern Japanese Family (Picquier, 2011), Funny individuals (Klincksieck, 2014).

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Le corps souffrant chez Lu Xun : allégorie muette de l’obstacle et appropriation de la modernité The Suffering Body by Lu Xun as a Silent Allegory of Constraint and Appropriation of Modernity 宇樂文「魯迅的作品與受苦的身體:現代性的適應與阻礙的無聲寓 言」

Victor Vuilleumier

L’auteur remercie vivement Cécile Sakai, Gérard Siary et les deux relecteurs anonymes pour leurs précieux retours.

Émergence d’un nouveau discours du corps en Chine

1 Le corps de la « modernité mondialisée » (global modernity)2 fait en Chine l’objet d’un développement croissant suite à la défaite chinoise devant le Japon en 1895. C’est à ce moment que se mettent en place des représentations du corps comme élément constitutif d’une modernité devenue ensuite normative dans la Chine républicaine (1911-1949) : c’est « l’esthétique du corps » sublime (tipo meixue, aesthetics of corporeality)3, comme exaltation de la puissance, de la vitalité et de la force physique4. Cette esthétique se matérialise dans les discours et politiques du « renforcement » et de la « militarisation » qui se succèdent en Chine, des années 1860 à la fin des années 19105, dans un contexte de valorisation progressive des armes et des valeurs martiales, aussi bien chez les réformistes que les révolutionnaires anti-mandchous, ou dans les mouvements du militarisme ou de la Nouvelle culture de la fin des Qing (1644-1911) et de la République. Jusqu’alors, de telles valeurs étaient tenues comme inférieures aux vertus lettrées. La représentation dominante est celle du corps fort, que l’individu est appelé à se donner pour constituer un corps national puissant, assurant à la Chine une survie dans la lutte entre sociétés et nations vues comme des organismes.

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2 Cette esthétique du corps sublime, horizon du discours chinois moderne sur le corps, se forge en opposition à celle du corps évanescent qui, selon la sensibilité cultivée prémoderne, est perçu comme faible, malade, déformé, et honteux. Il devient le signe du « malade de l’Asie », que métaphorise la figure de la femme aux pieds bandés ou du fumeur d’opium. Se met en place une rhétorique du corps, selon une polarité fort/ faible, masculin/féminin, occidental/chinois. Ce corps de genre féminin devient une métaphore, un objet du discours et de l’action politique. Cependant, le corps fort individuel, bien que valorisé, est réduit au rôle de métaphore de la volonté et de « l’âme » (hun)6 nationale. Il est soumis à la discipline de la modernité, « nationalisé » 7 et en définitive, inféodé à la « force spirituelle » (xinli). Cette importance du corps et de l’esprit dans la discussion de questions morales et culturelles est manifeste également chez les auteurs et artistes chinois dès les années 1910, constituant une revendication des valeurs de modernité et d’émancipation8. La médecine occidentale, mais aussi la représentation anatomique en peinture ou la reconnaissance des « instincts » (benneng) par la Nouvelle culture, en sont l’exemple.

Configuration textuelle du corps chez Lu Xun

3 La littérature importe des représentations de champs hétérogènes, dont elle se démarque ou non. Ceci dit, il n’y a pas de norme sociale qui fixe une fois pour toutes l’écart ou la conformité d’une représentation littéraire9. Par sa clôture sémiologique, le texte, aussi dépendant du contexte soit-il, crée un « imaginaire littéraire10 » original. L’œuvre à son tour invente des thèmes (réseau d’images, de perceptions, en rapport aux éléments, au temps, à l’espace, au corps) insérés dans des mythologies propres. Étudier le sens et la représentation du corps dans une œuvre singulière consiste à définir un style, un tropisme, en parallèle également avec les représentations littéraires et extra-littéraires. Ce style du corps ouvre au travail d’interprétation de sa signification globale dans l’œuvre. Le cercle herméneutique se complique encore de par la « modernisation hybride11 », en l’occurrence, celle des représentations du corps et de la littérature chinoise moderne. Et si le texte est ce par quoi un lecteur s’invente lui- même, on peut décrire l’horizon d’attente et de réception par le « trajet intentionnel12 » des textes, et par exemple, leur « effet de texte13 » sur le lecteur. Mais il faut aussi sonder les « intentions de l’œuvre14 » en ses « schèmes » qui débordent les desseins explicites de l’auteur et son contexte.

4 Les textes de Lu Xun (1881-1936), l’un des « fondateurs » de la Nouvelle littérature chinoise (Xin wenxue), se prêtent à une telle enquête sur le corps littéraire souffrant. Mais ils ne témoignent pas d’une écriture du corps, au sens d’une narration corporelle qui prend le corps comme objet principal de son récit15, aborde des sujets tabous ou libère le corps et ses énergies à la façon d’un Antonin Artaud. Il y a trois raisons pour cela. D’abord, à peu d’exceptions près, aucun récit ne s’inscrit dans une phénoménologie de la corporalité qui exprime la souffrance en termes explicites. Le « corps souffrant » y est essentiellement métaphore et allégorie, c’est-à-dire signe lisible d’autre chose de lui-même – allégorie –, ainsi que réalité culturelle multiple – métaphore – avant d’être biologique : autant d’images corporelles de la souffrance. « Souffrance » doit s’entendre donc comme signification indirecte de la situation d’aliénation des Chinois, issue du contexte socio-historique, du « caractère national » malade, du silence, lourd et pesant, de l’insoutenable obstacle du corps. Ces souffrances

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sont portées et désignées par des métaphores et allégories corporelles. Le « corps romanesque16 » chez Lu Xun dessine ainsi une « anatomie de la douleur17 », cartographiable avec ses idiosyncrasies, son schéma, ses « postures », et ses thèmes corporels18, au premier chef la maladie et son corollaire, la guérison. De plus, la question du corps n’est pas séparable de celle de la quête d’une l’expression de la « voix du cœur » (xinsheng, xin étant le « cœur-esprit »), car la souffrance est aussi celle du silence. Enfin, il est d’autant plus difficile de distinguer entre traumatisme individuel – ou « allégorie nationale19 » à portée collective – et corps de l’écriture que Lu Xun refuse de faire la part entre subjectivité séparée et destin collectif, comme si le corps particulier était à chaque fois la manifestation du corps social. Les intrications du corps national et du corps de l’écriture, présentes dans toute l’œuvre, n’imposent pourtant pas une lecture qui privilégierait l’allégorie nationale sans autre forme de procès. Au- delà de celle-ci, qu’elle examine à partir de la représentation du corps décapité et du corps divisé, la présente étude tient aussi à défendre une interprétation de Lu Xun qui en révèle la littérarité, à savoir la mise à mort symbolique du corps par la Lettre et la Loi.

Le traumatisme moderne : à la recherche de la voix

Le corps décapité

5 Le motif de la décapitation exprime le mieux le thème traumatisant du corps ayant perdu son intégrité. Il apparaît pour la première fois dans la « Préface » (« Zixu ») à son premier recueil de nouvelles publié en août 1923, Appels (Nahan), dans cette scène censée se passer en janvier 190620 : Je nourrissais un beau rêve : une fois diplômé [il étudiait la médecine à Sendai, au Japon, où il était inscrit depuis 1904], je rentrerais pour guérir les souffrances (jiku) des malades abusés comme mon père [par la médecine traditionnelle], me faisant médecin militaire en temps de guerre, sans jamais cesser de renforcer la confiance de mes concitoyens dans la réforme [sur le modèle des réformes de l’ère Meiji au Japon, 1868-1912]. […] à l’époque on utilisait des projections pour montrer l’aspect des micro-organismes […] au moment de la Guerre russo-japonaise [1904-5], les images des hostilités étaient relativement nombreuses et, me trouvant dans cette salle de cours, je devais souvent partager la joie de mes camarades en applaudissant et en criant. Une fois, à ma surprise, je me retrouvai tout d’un coup face à face, sur l’image, avec nombre de ces Chinois qui me manquaient depuis longtemps : l’un d’eux était attaché, entouré de beaucoup d’autres, tous au physique robuste (qiangzhuangde tige) mais au regard apathique (ou esprit, mamude jingshen). D’après les explications, le prisonnier était un espion militaire au service des Russes, que les soldats japonais s’apprêtaient à décapiter et à exposer à la foule, et autour se trouvaient des gens venus savourer ce spectacle (haut fait, shengju). […] je partis pour Tôkyô [en mars 1906], car à partir de ce jour-là, la médecine cessa de me paraître une affaire pressante : quoi qu’on fît pour renforcer leur corps et les rendre robustes, tous ces citoyens (ou nation, guomin) faibles et stupides (yuruo) ne pourraient servir que de matière première ou de contemplateurs […] si nombreux qu’ils fussent à mourir de maladie, il n’y aurait là nul malheur. Notre première tâche était donc de changer leur esprit, et ce qui était le plus susceptible de provoquer ce changement était naturellement, à mes yeux d’alors, de promouvoir les belles-lettres, c’est pourquoi je voulus lancer un mouvement littéraire21

6 Dans ce passage, Lu Xun raconte sa conversion aux lettres, et son projet de lancer une revue littéraire baptisée Vita Nova (Xinsheng, en référence à Dante), en rejet de la

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médecine, c’est-à-dire de la science, pour une authentique modernisation. La même histoire est reprise plus tard dans « Professeur Fujino » (« Tengye xiansheng », 1926), avec des variantes qui lui permettent de préciser les raisons de son refus22. La médecine et la science, la modernité matérielle technique, constituent un projet aliénant à dépasser : or toutes s’occupent du corps. La science transmise à Lu Xun au Japon est inséparable d’un discours colonial et racialiste (le professeur Fujino mesure des crânes) : les Chinois sont perçus comme une masse indifférenciée, menaçante et déshumanisée de bactéries. Lu Xun, sujet de l’Empire mandchou, se devrait d’être superstitieux, de croire aux « esprits » (gui) et de refuser de disséquer. Fujino souhaite observer des pieds bandés, l’image par excellence de l’arriération renvoyée ainsi à Lu Xun23. Or, tous les intellectuels chinois réformistes depuis les années 1860 rejettent cette pratique, signe pour eux d’une tare collective. Dernier traumatisme, le rôle de Lu Xun se réduirait à celui de passeur d’une modernisation ne pouvant provenir que du Japon, dont il devrait rapporter en Chine la science.

7 Lu Xun se montre prisonnier d’une double contrainte (double bind). Il évoque son « rêve » de moderniser son pays par la médecine, en particulier sur le champ de bataille, ce qui est cohérent avec le discours du corps fort ; mais ce projet ne lui appartiendrait plus s’il devait n’être qu’un agent de l’action civilisatrice du Japon en Chine. Lu Xun, qui dénonce par ailleurs le chauvinisme chinois, n’en demeure pas moins attaché au rôle et au prestige culturels de la Chine. Lorsqu’il choisit un projet de renaissance par les lettres, il affirme la possibilité d’une modernité chinoise culturelle. Et même s’il entend faire prévaloir une modernisation culturelle et non scientifique, il met un point d’honneur à rappeler que certains des premiers manuels de médecine introduits au Japon furent traduits du chinois24. Il veut renverser les rôles en accordant plus d’importance à l’esprit plutôt qu’au corps. Le rejet de la représentation du corps décapité, ainsi que de la culpabilité et de la honte qu’elle provoque chez Lu Xun, va de pair avec le rejet de la science et de la médecine. Lu Xun rejette ainsi et l’exhibition de la violence et l’intercession médicale25. Sa réaction ne s’explique pas que par son souci d’écrivain désireux de réaffirmer le rôle des lettres et promouvoir le « retour au classique » (fugu) face au medium moderne et « scientifique » de la diapositive qui incarne la technique visuelle moderne (visuality)26. Par sa force suggestive, cette dernière se fait le relais de la violence. En effet, l’image réaliste, qui reproduit le drame à chaque projection, fait du spectateur le complice de l’exécution. De plus, elle assigne Lu Xun à une position intenable : il se sent le membre désigné de ce pays présenté comme arriéré et faible, puis rabaissé au niveau de la foule spectatrice passive du supplice, et obligé d’applaudir. La gêne provient autant de la nature du spectacle visualisé que de la forme de la représentation.

Du corps sublimé au corps divisé

8 Le corps condamné à la décapitation constitue un mythe, une scène primitive, un manifeste intellectuel et esthétique. L’image du corps condense les deux causes du traumatisme : la violence et l’apathie supposée des Chinois, due aux défauts de leur « nation ». Elles expliquent d’ailleurs la faiblesse de la Chine face aux impérialismes. La figure du corps amputé de sa tête métaphorise la crise : la division et de la rupture du sens, la « perte des origines27 ». Wang Ban a démontré que Lu Xun passe d’une esthétique du sublime, fondée sur l’unité « symbolique » du sens (cœur) et du signe (corps), à une esthétique « allégorique », basée sur leur rupture définitive28.

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Représenter le corps divisé équivaut à rejeter « l’esthétique du corps » en tant qu’il est « signe du sublime »29, ainsi que toute possibilité de conserver l’unité harmonieuse du corps et l’esprit, du signe et du sens, de l’individu et de l’universel.

9 Lu Xun s’était tout d’abord fait l’écho de cette esthétique sublime dans ce qui est sans doute son premier texte, publié durant son séjour japonais (1903-1909) et rédigé en chinois classique, comme le seront ses textes jusqu’en 191830. Sa nouvelle, « L’âme de Sparte » (« Sibada zhi hun », 1903)31, adaptée des Histoires d’Hérodote (VII, 198-233), valorise l’esprit de sacrifice de Léonidas et ses hommes pour leur pays32. Ce texte paraît peu avant la guerre russo-japonaise (1904-1905), et transpose les acteurs présents dans le passé : les « Barbares » perses sont les Russes, qui menacent les « Grecs », à savoir les Chinois, appelés à défendre la Mandchourie, comme avant eux les Spartiates, les Thermopyles. Lu Xun reprend le discours nationaliste répandu parmi les étudiants et les intellectuels chinois au Japon, à l’origine du « Mouvement du militarisme » (Junguomin yundong, 1902-1919)33. Mais Lu Xun prend ses distances avec l’esprit martial et l’exaltation de la force physique, dénonçant le militarisme dans « De la dénonciation des voix malignes » (« Po e’sheng lun », 1908)34, ce qui n’interdit pas un souci nationaliste. Il fait de même avec la science, pour en venir à l’affirmation progressive de la culture, dans « Des déséquilibres dans la culture » (« Wenhua pianzhi lun », 1908) et « La puissance poétique de Mara » (« Moluo shili shuo », 1908)35.

Le corps obstacle à la voix et à la vie

10 La question de l’expression du cœur par le corps est centrale chez Lu Xun car il s’agit pour lui de résoudre le conflit entre baihua (« chinois moderne ») et wenyan (« langue classique »), entre parole et silence. Dans « Épitaphe » (« Mujiewen », 1925), poème en prose en baihua,le narrateur rêve qu’il arrive devant une tombe, dont la stèle inscrite sur ses deux faces porte en wenyan l’histoire du mort enterré. Ce dernier, mort de son propre « venin » (du), est devenu une « âme errante » (youhun). Il a ensuite « dévoré » (zi shi) son propre « cœur » (xin) se plaçant dans une situation intenable : […] s’arracher le cœur pour le manger, afin de découvrir sa propre saveur (benwei). Mais si la souffrance est trop vive, comment [le] pourrait-on […] […] la souffrance une fois calmée, le manger lentement. Mais [s’il] a ranci entre- temps, comment [la connaître]36 ?

11 Ce paradoxe définit le problème de l’expression37 : le cœur ou la signification ne peuvent se dire sur le vif, comme le « feu mort » immobilisé mais toujours ardent sous la glace38. Ceci est signifié au rêveur, à la fin poursuivi, terrorisé, par le mort à la poitrine ouverte sans « cœur ni foie » (zhong xin gan) – c’est-à-dire dénué de « sincérité » (xin’gan) au sens figuré. L’écriture classique est réduite à une ruine lacunaire : telle la poitrine vide et défoncée, l’épitaphe est morcelée. Le mort répond à la question sans « remuer les lèvres » (kouchun bu dong). Ce mort-vivant est le passé qui hante le rêveur. Il est le fantôme du signe chinois et de sa culture, revenu poursuivre le narrateur moderne cherchant à écrire en baihua. Le narrateur pourtant ne parvient à se détacher du wenyan : après lecture des deux faces de la stèle, parole du mort, il introduit du wenyan dans sa propre voix39 (rythme tétrasyllabique archaïsant), ironie de Lu Xun, mais signe de fascination morbide. Dans « Écrit après La Tombe » (« Xie zai Fen houmian », 1926)40, Lu Xun dit craindre « d’empoisonner » (duhai) la jeunesse du fait de son éducation classique imprégnant ses écrits ; les écrivains à venir, pour faire entendre une « voix nouvelle » (xin sheng) devraient « faire de la parole des vivants leur

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source » (huorende chunshe zuowei yuanquan), pour s’approcher de la « langue (parlée) » (yuyan) et donc de la vie (shengqi)41. Au regard de « La puissance poétique de Mara », l’homophonie « vie » (sheng) et « cri » (sheng, « voix ») prend tout son sens : c’est la parole vive, qu’il faut trouver comment exprimer par une nouvelle langue écrite, ce que devrait être le baihua. « Épitaphe » est l’allégorie, véritable emblème, de la défense et illustration du baihua. Le corpus classique, le wenyan, voire même les caractères chinois, sont métaphorisés par un corps vide d’esprit, un revenant, icône de l’effroi ressenti face au texte du passé.

12 Lu Xun évoque sa difficulté à écrire, son impression de « vide » (kongxu) éprouvée au moment « d’ouvrir la bouche » (kai kou)42, ce que le corps mort ne peut faire. Ce vide peut s’expliquer par un scrupule ou une inquiétude43, mais aussi par un sentiment de déperdition causée par l’expression. L’écriture de Lu Xun s’adresse aux « fantômes, monstres, hiboux et serpents »44 – êtres marginaux, souvenirs du passé. Cet imaginaire « gothique » signale la dimension sépulcrale de l’écriture (« Épitaphe »), qui enterre et donne pour mort ce qui est dit. Or, dire et écrire relève de la vie : d’où les images de la croissance végétale et l’expression des sentiments, dans « Prologue à La Mauvaise herbe » (« Tici », 1927)45. La vie du texte se nourrit de la « chair et du sang » des « morts » enterrés (chensiren de xue he rou)46, c’est-à-dire du passé, des attentes et espoirs, mais aussi de la « vie et de la mort », de « la lumière et de l’obscurité ». Lu Xun recourt au paradoxe pour parler de l’écriture, espérant à la fois son apparition et sa disparition, pour dessiner un espace intermédiaire improbable, une fine pointe de l’expression menacée de disparition. Écrire est une activité biologique, née de la mort de l’ancien, de sa décomposition, et soumise elle-même à la corruption : ce processus est nécessaire pour permettre l’expression fidèle et sincère de « la chair et du sang » « mis à nu »47. En rappelant ce qui a vécu, le texte signale sa propre mort. De cela, le corps, matière abandonnée, est la métaphore inquiète. Dans le texte même d’« Écrit après La Tombe », Lu Xun érige une stèle48, sorte de bilan rétrospectif de ses textes classiques et modernes réunis dans le recueil. C’est son tombeau, par lui composé, qui recèle le « corps » (quke) réduit en « poussière » de ses souvenirs, la « marque » de sa vie passée. Le mot yuhen, qu’il emploie, comprend « hen », la cicatrice, la marque laissée49, « la mémoire de la perte50 » de ses aspirations à faire naître une « voix du cœur » par le « retour à l’antique ». Lu Xun enterre l’écriture classique.

13 Le corps mort du passé est un obstacle à la voix et à la vie. Dans « Chine muette » (« Wushengde Zhongguo », 1927), Lu Xun se demande comment faire entendre aux Chinois leur « propre voix » au présent. Ils doivent se libérer aussi bien de leur propre corpus classique, que de la parole colonisée, celle que les Occidentaux tiennent sur les Chinois comme de celle que les Mandchous ont effacée par les « procès littéraires » (wenziyu) ou la pratique des caractères tabous de l’ancien régime : supprimer ou interdire un caractère accompagne le supplice des corps51. De même que dans « La puissance poétique de Mara », l’auteur appelait à la « voix du cœur », il compare le fait de donner une voix à la Chine muette à demander à un « mort » de « renaître » (huoguolai)52. Pour lui, proche de Zhuangzi sur ce point53, les textes anciens sont les « paroles des morts antiques » (gudaide sirende hua), et les « textes en baihua » (baihuade wenzhang) celles des « vivants » (xiandaide huorende hua)54.

14 Dans cette conférence, Lu Xun appelle la jeunesse à rejeter les « lettres classiques » (guwen)55 afin de faire entendre sa voix pour « vivre ». La quête de l’expression marque ce désir de vie et de renaissance de l’esprit et du cœur, qui permet à la culture de

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renaître en retour. « La puissance poétique de Mara » est introduite par cette citation modifiée du Zarathoustra : « Ceux dont les recherches ont épuisé les antiques origines vont sonder les sources futures pour de nouvelles origines. Mes frères, sous peu une nouvelle vie apparaîtra et de nouvelles sources surgiront des profondeurs56. » Lu Xun modifie l’original57, remplaçant « les nouveaux peuples » (neue Völker) par « l’apparition d’une nouvelle vie » (xinsheng zhi zuo). La nouvelle vie doit être la nouvelle voix. Or, ce thème de la renaissance de l’esprit et de la voix58 est exprimé par le motif de la renaissance grotesque du corps59, parodique, figurant un mouvement perverti car mort.

15 Le mouvement est essentiel. Dans « Le passant » (« Guoke », 1925), un homme anonyme avance d’est en ouest, suivant le trajet du soleil, en direction des « tombes ». Il est poussé par une « voix » qui l’appelle comme un daimôn. Semblable au fantôme errant d’« Épitaphe », il aimerait boire du « sang », mais se contente d’eau. Il ne cesse de marcher malgré ses pieds abîmés, symboliquement comme les pieds bandés du passé (une fillette lui tend un tissu pour les panser). L’image du marcheur aux pieds abîmés qui ne doit pas s’arrêter s’oppose aux motifs de l’immobilité et de la paralysie corporelles. Cependant, le corps en mouvement, mort ou vivant, est signe d’une situation impossible. Le corps du revenant est un corps qui ne peut s’exprimer (« Épitaphe ») ; le corps rigide et muet est habité d’une tension mutique (« Tremblement au bord de l’abîme », « Tuibaixian de zhandong », 1925)60. Dans « Après la mort », le narrateur fait l’expérience de rester conscient après la mort, paralysé mais sensible. Ces motifs chez Lu Xun composent une série d’oppositions thématiques (vitalité/léthargie, flux/mort, vie/nécrose, parole/silence), qui recoupent fondamentalement celle du corps mobile ou immobile61, plus encore, celle du corps qui peut entendre, ou faire entendre, une voix : le véritable mouvement est l’expression de la parole vive. Le style de la représentation du corps chez Lu Xun s’organise autour du mouvement de la parole, de l’expression (biaoxian)62. C’est une tension exprimée par des paradoxes et images contraires. La tension construit le thème de la lutte et de la révolte63. La figure du lanceur de « javelot » monté « au front du néant » (wuwu zhi zhen) dans « Un combattant comme ça » (« Zheiyangde zhanshi », 1925) signifie ce mouvement d’affrontement corporel toujours renouvelé64. Le « vide » qu’affronte le narrateur est celui des faux-semblants des concepts moraux destinés à tromper les esprits. Mais ces concepts sont aussi des mots, renouvelés en permanence au fur et à mesure de leur destruction par le javelot évolutif et critique du combattant. Ils incarnent l’absence de sens et de voix sincère : ce « vide » à affronter est de même nature que le revenant d’« Épitaphe », c’est celui du corps et du signe. Le corps est métaphore du discours du Père, du passé, du wenyan, voire des caractères qui hantent le vivant et font obstacle à la « voix nouvelle », le baihua. Si l’on suit Simon Leys, qui voit chez Lu Xun une interrogation sur « l’âme » et la mort65, il apparaît que le corps en propre est visé. Il apporte l’aliénation et la mort. Véhicule de l’expression, il est aphasique, épitaphe illisible. Le corps luxunien souffre d’être sèma et sôma, il a perdu sa faculté à produire un « son » qui signifie66.

16 Cette expression frustrée définit le kumen (« dépression, mélancolie, angoisse »), souffrance de « l’esprit »67. Ce terme est introduit parKuriyagawa Hakuson (1880-1923) dans Le Symbole de la mélancolie (Kumon no shôchô, 1921), que Lu Xun traduit et publie en 1924 (Kumende xiangzheng)68. Selon cette dernière version, toute création artistique est « l’expression » symbolique du sentiment de « kumen » (kumende biaoxian)69, « existentiel » (shengde kumen)70, apparu au contact des obstacles que la « force vitale » (shengmingli) rencontre71. Cette conception d’un élan vital frustré dans son mouvement rejoint l’idée que Lu Xun a développée ailleurs de l’existence comme procès d’évolution

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au cours duquel la vie prime sur toute chose. Aussi le refus du changement moral est-il selon Lu Xun contraire aux lois de l’évolution72. D’où l’intrication, voire la dialectique de la vie et de la mort (« Prologue à La Mauvaise herbe »), de l’amour et de la mort (« Vengeance »), qui constitue le mouvement même de la vie. Ainsi, « l’évolutionnisme » de Lu Xun ne fait-il qu’un avec l’éthique du « développement » de la « vie » (shengming)73. Puisque le corps en tant que signe écrit ancré dans le passé fait obstacle à l’expression renouvelée de l’actuel, il doit s’autodétruire s’il veut se faire expression du monde qui change. Et Lu Xun n’hésite pas à le soumettre à la plus autophage des représentations.

Le refus du corps : pour une autre modernité

17 Le motif du corps décapité exprime une crise intellectuelle, l’abandon de la médecine et de l’esthétique du corps. Il implique également une opposition entre corps et esprit, pour exprimer celle séparant « science » et « lettres ». Dès ses premiers textes publiés durant son séjour japonais, Lu Xun recourt à de telles métaphores qui donnent de l’importance à la culture, à la voix poétique, au « cœur-esprit » (xin), et ce à l’encontre du corps et de la civilisation matérielle. Il oppose au corps désigné comme une enveloppe uniquement matérielle, un champ lexical de « l’esprit » (jingshen) ou du « cœur » bien plus développé et positif74. Pour Lu Xun, le scientisme développe une conception matérialiste du corps inerte qui menace l’esprit de disparition. C’est le cas de ces lettrés réformistes qui, « bien que leur corps (quke) subsiste, ont perdu leur intelligence (lingjue) », et fort de leurs faibles connaissances en « physiologie » (shengli), vont répétant : « Le corps humain (renti) étant composé de cellules, où trouverait-on une âme (linghun)75 ? » Le corps c’est la civilisation du « matérialisme » (wuzhi) importée par erreur en Chine par ces réformistes, dont Lu Xun dénonce l’ignorance du réel intérêt qu’offre l’Occident. C’est aussi la « démocratie » (zhongzhi), la dictature des masses et de la « majorité » (duoshu), qui signera la ruine de « l’individualité » (gexing), selon le portrait que dresse de l’Occident du XIXe siècle un Lu Xun anti-moderne. Ce système politique et civilisationnel, véritable « déviation culturelle » (wenhua pianzhi), détruit la créativité (« talent naturel », tiancai) de l’individu et toute possibilité pour lui de se nourrir de la bénéfique « influence des anciens rois » (xianwang zhi ze)76. La Chine est donc malade, atteinte de « paralysie », du fait que le développement de « l’esprit » est contrecarré par la matière : la « puissance » collective ne peut s’obtenir que par « l’établissement de l’homme » (liren)77. Le développement de l’individu inspiré par le poète « Mara » est pour Lu Xun l’unique solution à la crise nationale. La « voix [de son] cœur », la force sublime et virile de son esprit, transmise par sa parole poétique, se fera entendre de ses concitoyens, leur transmettant sa vertu salvatrice, revigorant ainsi leur esprit et leur corps paralysés. Le « combattant du règne de l’esprit » (jingshenjie zhi zhanshi) est appelé à remplacer le réformisme des institutions, de l’industrie et du commerce, et le militarisme : Où débusquer en Chine le combattant du règne de l’esprit ? Qui nous fera entendre le timbre (sheng) de la plus parfaite sincérité (cheng), pour que nous accédions revigorés au bon et au bien (shanmei gangjian) ? qui produira une voix (sheng) assez fervente pour nous extirper de notre froide dévastation ? Sur la terre de nos pères (jiaguo) devenue vaine (huang), il n’est pas encore, le Jérémie qui déclamera l’ultime lamentation, pour léguer aux générations sa dénonciation du monde (tianxia). Soit il n’est pas né ; ou s’il l’est, la tourbe l’aura fait taire. Dans les deux cas, la léthargie de la Chine s’ensuit. Comme l’on n’a su que concentrer laborieusement nos soins sur

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notre enveloppe corporelle (quke) [depuis les modernisations ayant suivi les guerres de l’opium puis avec les réformes de 1898 et 1901], l’esprit (jingshen) de jour en jour régresse, au point de ne pouvoir se maintenir contre les nouveaux courants. La multitude parle de « réforme » (weixin) : mais ce n’est que l’expression de paroles (sheng) de qui confesse ses péchés commis depuis toujours, comme s’il voulait se réformer ( gaihui)78. Et pourtant avec ces réformes, tous nos espoirs avaient commencé : nous attendions des savants (shiren) qu’ils nous présentassent une nouvelle culture. Cependant l’examen de ce qu’ils ont rapporté depuis plus de dix ans que dure cette introduction continue, ne révèle rien d’autre que [des ouvrages traduits en chinois par les anciens étudiants revenant du Japon, traitant79] de recettes de gâteaux et de surveillance pénitentiaire80.

18 Cette transmission d’une esthétique de la « sincérité » du poète à l’auditeur, en vue de la transformation éthique de ce dernier par la voix poétique, reprend l’idée de la « poésie comme expression du sentiment » ou de la « volonté » (shi yan zhi)81. Lu Xun défend un projet moderne lié à celui de Zhang Taiyan (1868-1936), de redéfinition des « études nationales » (guoxue), de « renaissance » culturelle, de « retour à l’antique », dont le style de prose classique dit Wei Jin (dirigé contre la prose parallèle Tongcheng « conservatrice »)82 est l’expression littéraire. L’originalité de Lu Xun cependant est de vouloir établir une « nouvelle école » (xinzong), qui intègre la tradition étrangère de parole romantique inspirée et épique de la « poésie Mara ». Le « Spartiate » est devenu poète romantique, « homme » (ren) confucéen et « surhomme » (chaoren) nietzschéen. La jonction entre nationalisme et individualisme se fait par le biais de la figure du héros culturel et non plus martial. Lu Xun ne rejette pas la science en tant que telle83, mais la modernisation matérielle qui se voudrait uniquement technique et physique. Il change de paradigme, de l’étude de la science à celle de « l’esprit »84. Il établit une critique culturelle des « voix malignes » des réformistes chinois et des « travers culturels » modernes, et s’inspire du volontarisme, de l’individualisme, de l’existentialisme et de l’anti-rationalisme occidentaux (Nietzsche, Ibsen, Stirner, Kierkegaard, Schopenhauer)85. Lu Xun partage avec les penseurs réformistes des années 1890-1900 un même rejet de la matière au nom de « l’esprit » ou de la « force spirituelle » – mais lui, poétise la « force »86. Lu Xun a sublimé la puissance physique en force poétique du cœur, et dans ses textes à partir de 1918, la médecine devient une métaphore : le vrai médecin est l’écrivain soignant l’esprit, et non le praticien traitant les corps. La métaphorisation est un moyen d’appropriation du discours de la modernité scientifique.

Remède à la maladie : métaphoriser la science dans le « Journal d’un fou »

19 Le choix de la langue dans laquelle écrire accompagne ce changement esthétique de Lu Xun. Jusqu’alors, le wenyan incarnait son projet de renaissance porté par la figure du poète surhumain, héraut de sa nation menacée. Avec le Mouvement pour la Nouvelle culture (Xin wenhua yundong) et de la Nouvelle littérature du 4 Mai (Wusi), Lu Xun s’astreint au baihua87, qu’il contribue à développer, pour former une nouvelle langue littéraire dans le contexte de l’établissement d’une koinè moderne, la « langue nationale » (guoyu), définie dans les années suivant la fondation de la République. À partir de 1918, le chinois classique ou littéraire dans les textes publiés de Lu Xun cède la place au baihua, devenant l’incarnation de nouvelles valeurs à défendre, et le classique, la métaphore de celles devant être rejetées.

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20 C’est le cas dans le « Journal d’un fou » (« Kuangren riji », 1918)88, premier texte littéraire en baihua de Lu Xun et l’un des principaux hypotextes chinois du XXe siècle. La nouvelle oppose l’éveil de l’individu au « cannibalisme » inculqué à tous par les « rites » (lijiao)89 : d’un côté, la prise de conscience inédite de l’individu90, qui espère interrompre ce processus en rétablissant la linéarité de l’histoire par l’écriture ; de l’autre, une histoire immobile et cyclique91, une éducation et un système familial, économique et social, qui amène chacun à dévorer son semblable. Cependant, l’individu, diariste de la nouvelle qui connaît un tel éveil et que présume « fou » l’éditeur fictif du manuscrit retrouvé, n’est plus un surhomme92 : il se reconnaît complice et responsable. Il a pris conscience de la faute collective, mais aussi de sa propre culpabilité, en même temps qu’il se sent menacé par les autres, établissant un rapport complexe de l’individu à la société.

21 L’opposition des valeurs s’exprime par ces motifs : d’un côté, des figures de l’autorité détentrices du savoir et investies du pouvoir d’énoncer des vérités, d’établir la morale, d’instruire, de l’autre, les subordonnés, souvent complices, plus rarement victimes innocentes ou héroïques, le narrateur étant quant à lui menacé, victime éventuelle, complice en tout cas. Le wenyan de la préface est ainsi la langue de l’institution cannibale et conservatrice. Le baihua en cours de création, langue à la première personne de l’individu lucide, lui permet une lecture « culturaliste », considérant la société comme régie par des principes structurels intemporels, qui dévoile (kanpo) la dimension de pouvoir du langage et des textes, leur non-dit et leur hypocrisie. Le bilinguisme de la nouvelle crée une double énonciation (éditeur/diariste), véhicule de valeurs contraires, et une duplicité herméneutique dans la lecture de la nouvelle. Ce dispositif crée une double réception par l’institution de deux narrataires différents renvoyant au même lecteur : le lecteur putatif de la nouvelle est appelé à considérer le diariste comme coupable (il a été cannibale, et s’il a guéri, il est resté tel) et victime (l’éditeur ment, et le « fou » a été mangé), fou et sain d’esprit. Appelé à se reconnaître dans le fou et à apprendre à lire avec lui, il n’en est pas moins le premier destinataire de la préface, qui l’intègre de fait dans la communauté des médecins nécrophages et lettrés cannibales.

22 La nouvelle, en effet, est présentée par l’éditeur comme « contribution à la recherche médicale » (yijia yanjiu). L’éditeur, le diariste et son frère sont manifestement membres de l’élite formée aux « nouvelles études » (xinxue) réputées modernes. La médecine aussi bien « chinoise » du médecin bourreau que moderne importée du narrataire médecin, est science du cannibalisme. Autrement dit, la science, discours de connaissance du corps, impuissante à produire l’événement singulier de la prise de conscience, est complice de la circularité cannibale. La nouvelle n’oppose donc pas le moderne au traditionnel, l’Occident à la Chine, ni l’individu innocent à la société corrompue. Elle appelle à une conversion éthique de l’esprit, un changement de langue et de lecture, qui doit être allégorique. Lu Xun métaphorise le discours et la représentation de la science. Il s’approprie le discours de la théorie de l’évolution, transformée en une généalogie phylogénétique du cannibalisme, de son acceptation ou de son refus : Les premiers hommes qui vivaient encore à l’état sauvage ont sans doute mangé de la chair humaine. Par la suite, comme leur mentalité avait évolué, certains y ont renoncé, et par désir de s’amender, sont devenus des hommes dignes de ce nom. Mais d’autres en mangent encore. C’est comme les larves ; certaines sont devenues des poissons, des oiseaux ou des singes, et, pour finir, des hommes ; d’autres n’ont

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pas voulu s’amender et sont restées des larves. Les hommes qui mangent encore leurs semblables doivent se sentir bien honteux (cankui) en se comparant à ceux qui n’en mangent plus. Infiniment plus honteux, je le crains, que les larves vis-à-vis des singes93.

23 Le véritable évolutionnisme est une histoire de la morale, dont le moteur est le choix éthique94 du refus de la « prédation », grâce à la logique du Fou qui établit un lien entre les faits qu’il réunit95. La science n’est pas rejetée, car le principe de l’évolution est assimilé (malgré quelques libertés vésaniques avec le schéma standard). Ce n’est pas non plus une simple transposition du discours du surhomme de Nietzsche dans la paraphrase transparente qui en est donnée ici96. Le « fou » est trop humain pour être un Zarathoustra. Cette appropriation métaphorique du paradigme scientifique du biologique vers le moral, de « l’homme sauvage » (yemande ren) aux « hommes authentiques » (zhende ren), est décrite dans la « Préface » comme passage du corps à l’esprit, des sciences aux lettres. L’écriture diariste fictive constitue la véritable recherche médicale. La nouvelle est fondatrice en ce qu’elle inaugure dans la Nouvelle littérature le « genre » de l’écriture de la maladie, de l’écriture clinique97, comme véritable médecine, tandis que l’auteur se représente en médecin nosographe de la culture. Celui-ci relève des symptômes, établit un diagnostic, définit une topique des maux de l’esprit. Or, ceux-ci sont représentés par des motifs corporels allégoriques.

24 Dans « Le journal d’un fou », le corps ne fait l’objet d’aucune description particulière. Il est évoqué comme l’interface permettant à la société d’asseoir son emprise sur l’individu. Il n’est que la pâture de la scopie cannibale et des « crocs » des autres en un monde où homo homini lupus. Tout juste bon à palper par le médecin maître queux, dont la fonction est d’engraisser les victimes. Le corps humain qui, pour le fou renversant les causalités, semble le fruit d’une évolution morale, est un aliment. Le destin du diariste est celui de l’individu dans un monde cannibale : il a mangé et sera mangé. Les corps ne s’appartiennent pas, ils sont menacés et aliénés. Les rapports humains sont une affaire d’estomac : celui qui accepte la loi commune mange, celui qui comme le fou la refuse, vomit. L’activité « phagique » institue le corps propre comme « interface » entre le sujet et son environnement humain, devenu comestible et assimilable. Ce thème regroupe une série de motifs chez Lu Xun : cannibalisme, regards voraces, autophagie. Le banquet est une allégorie de la Chine qui, tel Cronos, dévore sa jeunesse98, de la société chinoise représentée comme une tablée, instituant autour d’elle un immuable rituel de partage inhumain. Et la conscience de cette complicité, autant que celle de la menace, est une souffrance99.

Le corps victime de la lettre et de la Loi

Le corps malade de la culture

25 L’aliénation du sujet s’exprime également par le motif du corps démembré. Toute exécution capitale se lit comme pratique arriérée cannibale cause d’apathie chez les spectateurs complices, et de traumatisme pour le témoin. Dans « Le remède » (« Yao », 1919), les parents d’un enfant tuberculeux lui donnent un petit pain trempé dans le sang d’un homme exécuté. Dans « Bénédiction » (« Zhufu », 1924), l’héroïne, ostracisée par les maîtres qu’elle sert, passant pour dotée d’une influence néfaste car deux fois veuve, est tenue à l’écart des rituels communs. Elle craint d’être découpée en deux par le roi des Enfers une fois morte, pour être répartie à part égale entre ses maris défunts.

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Le démembrement est métaphore de la condition pitoyable de cette femme paysanne pauvre, aliénée par la superstition, la religion, et le patriarcat : dans la littérature du 4 Mai, la paysanne est la figure par excellence de l’individu exploité. Le corps féminin depuis au moins les discours réformiste des années 1860 véhicule un discours critique ou normatif sur la collectivité. Dans « Ce que je pense des martyres de la vertu » (« Wo zhi jielie guan », 1918), la femme est interdite de parole, « son corps (tizhi) est déformé, comme son esprit (jingshen) »100. Le corps est déformé, dévitalisé, rigide, « comme du bois », la peau marquée comme des « écorces de pin », comme c’est le cas dans « Pays natal » (« Guxiang », 1921) du cousin paysan du narrateur, écrasé par les éléments, les autorités, les militaires et son propre conservatisme. L’inertie, comme l’apathie complice du spectateur, empêche l’action, la vie. Dans « Pays natal », le corps raide de la « Vénus au tofu » (« Doufu Xi Shi »), à cause de ses pieds bandés, à lire comme signe de la société arriérée, est grotesque. Le motif du handicap physique entre dans cette catégorie : le personnage de Kong Yiji, dans la nouvelle éponyme de 1919 est un lettré raté, condamné à se traîner par terre à cause de ses jambes brisées101. La culture et l’éducation classiques sont les responsables indirects de la paralysie, car il est incapable de se faire entendre ni faire autre chose que de recopier des textes : le corps est victime des textes classiques102. Le nom même du personnage, renvoyant à celui de Confucius (Kongzi), incarne des lignes d’écriture dénuées de sens à réaliser par les enfants à partir de modèles d’écriture.

Techniques du corps, norme et morale

26 L’individu est soumis à différentes techniques du corps qui l’altèrent. Comme la médecine, elles sont « traditionnelles » autant que « modernes », matérielles et aliénantes. La première des techniques trompeuses est la médecine elle-même. La médecine chinoise absconse appauvrit les malades avant de les tuer : c’est le cas dans « La maladie de mon père » (« Fuqinde bing », 1926), qui reprend un autre mythème traumatisant luxunien, celui de la maladie du père, affaibli par les remèdes coûteux et inefficaces prescrits par un médecin chinois, responsables d’avoir ruiné la famille103. Cet épisode est par ailleurs associé à un sentiment de honte lié à la pauvreté (relative) et la déchéance sociale et paternelle. Dans « Je passe donc de ma moustache à mes dents » (« Cong huxu shuodao yachi », 1925), Lu Xun raconte comment en Chine son affection dentaire ne peut être traitée, et lui vaut au contraire une réprimande d’ordre moral, le rendant responsable de sa maladie104. Il prétend avoir été guéri dès son arrivée au Japon par la médecine moderne. Le récit de cette guérison vise surtout à disqualifier la médecine et le moralisme anciens. Pourtant, si la médecine pratiquée au Japon est métaphore de la modernité, cette dernière n’est pas exempte de critiques. On pourrait citer « l’hygiène » (weisheng), l’une des modalités pratiques du discours normatif de la modernité à la période républicaine, action de dressage du corps. Lu Xun dénonce indirectement son hypocrisie, qui masque des motivations réactionnaires, et son inefficacité105.

27 Les châtiments représentent un développement extrême des techniques anciennes. Lu Xun, dans « Propos variés après ma maladie » (« Binghou zatan », 1935), voit en Chine un retard de la science et de la médecine, exception faite de la pratique des supplices, demandant une maîtrise et une bonne connaissance empirique, en particulier dans le cas des peines de « castration » (gongxing, youbi). Les « supplices » (nüexing) sont une déviation de la « médecine » (yishu) et de « l’anatomie » (jiepou)106, développés

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uniquement comme techniques de punition. De même que le fou découvrait dans les Classiquesconfucéens et les annales officielles une histoire du cannibalisme, Lu Xun malade trouve dans les « notes » (biji) et « histoires non officielles » (yeshi) confirmation que l’histoire chinoise est celle des supplices : les textes anciens sont une description méthodique de la violence, ceux-là métaphores de celle-ci et réciproquement, ce dont témoigne les citations de récits classiques « d’écorchements » (bopi) qui ponctuent ses considérations107.

28 Parmi les autres techniques anciennes, les arts martiaux et la pratique de la transe maintiennent leurs adeptes en état d’apathie : dans « Le Savon », le jeune écolier pratique la « Boxe des huit trigrammes » (baguaquan) dans l’obscurité ; dans « Hors des passes », Laozi est pareil à du « bois mort et de la cendre éteinte », à un « morceau de bois stupide » (dai mutou). Ces techniques ridiculisées renvoient à la littérature populaire (la Nouvelle littérature cherchant à se démarquer de « l’ancienne littérature »), à la vogue des « arts (martiaux) nationaux » (guoshu), tout autant que des livres de méditation. Car ces techniques expriment une volonté de retour en arrière, de corporalité et d’immobilisme.

Le corps comme réalité sociale aliénante

29 Le corps offre une prise au pouvoir politique quand, au risque de la décapitation, il fait, sans pouvoir s’y soustraire, gage d’allégeance personnelle à un régime ou à une faction. Le motif des cheveux ou des moustaches l’exprime : avoir les cheveux courts dans les années 1900 est un crime à l’égard des Mandchous qui avaient imposé le front rasé et la natte aux hommes chinois. En revanche, de porter la natte mandchoue108 est un crime à l’égard des Taiping (1851-1864)109. De même, une moustache assigne immédiatement une identité à son porteur : Lu Xun raconte comment un pays a refusé de le reconnaître comme Chinois, à cause de sa moustache « japonaise » (« De ma moustache »). Le corps matérialise la personne dans sa dimension sociale, l’ouvre à la menace. Aliénant par nature, il fait l’objet d’un rejet radical. Dans « Les adieux de l’ombre » (« Yingde gaobie », 1924), « l’ombre » (ying) du dormeur – son âme ou son esprit – veut quitter son corps matériel, pour une existence solipsiste. La mention du corps dans le texte est réduite au minimum, à une main (symbole d’action) « gris cendre » inconsistante110.

Le corps comme lieu d’écriture de la Loi

30 Le corps est aussi métaphore de l’écriture, transformé en signe de la norme destructrice du Père. Il souffre avant tout de la « piété filiale » (), dont le cannibalisme est la métaphore hyperbolique. Le corps est la projection de la dimension sociale de l’individu pris dans un réseau d’obligations éthiques envers les aînés. Selon le Classique de la piété filiale (Xiaojing), le corps appartient aux parents, ce qui implique divers devoirs, comme de leur assurer une postérité (Mencius), ou s’ils sont malades, d’aller jusqu’à leur donner à manger un morceau de son corps111. La piété filiale caractérise le « confucianisme », au même titre que les injonctions voraces à la morale (« Journal d’un fou »). Dans Les Vingt-quatre images de la piété filiale (Ershisi xiao tu, 1926)112, Lu Xun désigne la piété filiale comme instrument des « confucianistes » (ruzhe) pour terroriser les enfants. Cette morale est transmise par les livres d’enfants illustrés : le texte s’ouvre sur une « imprécation » lancée par Lu Xun contre les moralistes contempteurs du baihua113. La question de la langue est omniprésente : comment agir

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sur la représentation littéraire du corps pour empêcher la reproduction de la violence par sa représentation. Le corps est la lettre de l’ordre, qui rend possible celui-ci.

31 La culture chinoise dénature les corps réels par l’action du wenyan, réduisant ceux-ci au rôle de signe de cette tradition. Dans « La réparation du ciel » (« Bu tian », 1922) la géante Nüwa, déesse créatrice des hommes, est prise à partie par un censeur confucianiste campé entre ses jambes lui reprochant en wenyan sa nudité. Plus tard, Nüwa morte épuisée, son corps est pris d’assaut par des armées opposées, plantant des drapeaux de caractères archaïques, afin de prendre possession de son corps et d’en tirer légitimité. Cette critique rousseauiste de la culture et de l’histoire lettrée représente dans ce récit en baihua la mort du corps nu et naturel, tué par l’évolution de la langue des premiers hommes, de simples onomatopées en lettres latines (négation du caractère chinois) au wenyan moral et inaudible de leurs descendants. La « Boxe des Huit trigrammes » dans « Le savon » forme la même imposition de caractères sur le corps : les trigrammes, origine fantasmatique des caractères114, sont le signe de la culture lettrée, cherchant à maintenir une totalité « symbolique » entre le corps et la lettre, un tatouage du sens. Dans « Souvenirs du passé » (« Huaijiu », 1913), nouvelle en wenyan, le narrateur rappelle ses souvenirs de jeune écolier : les caractères sont perçus visuellement comme indistincts du maître115, faisant corps avec lui. La pratique classique de l’écriture, de la lecture et de la transe psalmodiée sont des techniques du corps qui en prennent possession.

La destruction de la représentation complice du corps

32 La représentation physiologique pourrait contrer la représentation « classique » du corps. Dans « Je passe donc de ma moustache à mes dents », Lu Xun parle volontairement du « bas » (xiati) et après avoir revendiqué le droit d’évoquer ses « poils » de moustache (« De ma moustache », « Shuo huxu », 1924), mentionne ses dents pour en arriver à décrire le trajet de l’alimentation, de l’ingestion à l’excrétion, recourant au lexique anatomique116. C’est l’une des rares descriptions du corps chez lui, comme on en trouve encore dans « Propos après ma maladie », où il décrit les symptômes de sa maladie : l’objectif est de choquer, de se montrer « vulgaire » (su)117, et d’opposer à une conception holistique et analogique, une représentation matérielle et sans implication morale du corps, désacralisante et scatologique. Il ne s’agit pas de décrire le corps, même si on peut considérer ce souci du corps individuel et maladif comme expression modernisée du souci de soi des lettrés Wei Jin, avec lesquels Lu Xun tisse des liens profonds118. Sur ce point, Lu Xun se place dans la perspective du 4 Mai et de la Nouvelle culture, qui revendique la modernité de la représentation scientifique du corps.

33 L’exemple le plus spectaculaire de cette entreprise de destruction symbolique de la représentation du corps se trouve dans « Vengeance » (« Fuchou », 1924). Ce poème en prose décrit l’imminence d’une lutte entre deux personnages non identifiés119 qui n’aura pas lieu, et la réaction de dépit de la part de spectateurs qui escomptaient sang et violence. La première partie du texte est une rêverie de dissection morbide, sur le modèle d’une séance d’anatomie, sadique car associant plaisir et meurtre. L’ironie du texte cible l’attente suggérée du narrataire, représenté par les badauds censés espérer que les personnages « s’embrassent ou se poignardent » (jiangyao yongbao, jiangyao shalu)120. Le lecteur, trompé par le titre, est frustré dans son attente de description

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d’une vengeance. Lu Xun combat l’esprit de vengeance impliquant la représentation de la violence et du supplice, qui seraient véhiculés par la littérature chinoise ancienne (tel Au Bord de l’eau)121. Hu Shi (1891-1962) et Zhou Zuoren (1885-1967) ont été parmi les premiers à dénoncer celle-ci comme facteur d’arriération reproduisant la pensée ancienne. Les badauds vermiculaires sont cousins des « tarentules » de Zarathoustra, le pourfendeur de la morale du ressentiment qui travestit en « justice » le désir de vengeance122. La représentation littéraire chinoise du corps appellerait à la violence. C’est donc l’image du corps que Lu Xun découpe par la chirurgie du texte : cette destruction de la « peau de pêche » (taohong sede pifu), épithète stéréotypée classique, effectue symboliquement une « “vengeance” sur l’ancien système de représentation123 ». Pourtant, le texte ne procède pas à son remplacement intégral par une description anatomique « moderne ». L’objectif reste destructeur. À travers le corps, la vengeance porte sur la culture chinoise. Malgré le refus explicite de reproduire la violence en la représentant, on peut se demander si le texte n’exprime pas thématiquement ce qu’il nie discursivement, à savoir le « mal »124. Le texte est structuré par l’image du mouvement des insectes125, l’unité d’Éros et Thanatos : le thème d’un flux vital continu, indifférencié et toujours renouvelé. Cette destruction, même si elle vise la représentation du corps, reste d’une grande violence symbolique126.

La cicatrice

34 Le passé culturel et individuel, perpétué dans la Chine moderne, aliène les individus. La cicatrice en signale le traumatisme sur le corps. Les personnages de A Q et de Maître Gao en portent une sur la tête : pour le premier, elle est le signe de son « A-Qisme127 », tare morale qui lui fait ressentir une victoire imaginaire et masochiste en consolation de sa condition abjecte – la cicatrice s’illumine et provoque les rires. Quant à celle de Maître Gao, elle matérialise son malaise face au regard des autres ainsi que son conservatisme128. Situer la cicatrice sur le visage la désigne comme blessure narcissique, et elle vise ou dévoile la « face » (mianzi)129. Les signes corporels forment l’allégorie de la « nature nationale » (minzuxing ou guominxing) supposée des Chinois : Lu Xun a lu Chinese Characteristics d’Arthur Smith pendant ses années japonaises130. Les motifs corporels disent les tares spirituelles et culturelles, autant de maladies congénitales131. Les personnages, mais également les narrateurs (« Pays natal », « Bénédiction », « Kong Yiji ») souffrent du passé. Le narrateur ou Lu Xun tel qu’il se représente, sont tourmentés par les « ténèbres » (hei’an) du passé mêlant fiction et autobiographie132. Le mal de dents dont Lu Xun dit avoir guéri au Japon est interprété via l’écriture comme symptôme du malaise culturel de la Chine. Écrire sur la maladie personnelle est prétexte pour parler de la maladie de la culture chinoise (« Écrit après ma maladie »), à moins que ce ne soit l’inverse : « J’anatomise souvent les autres, en fait, le plus souvent, c’est moi-même que j’autopsie froidement133. »

35 Le corps, chez Lu Xun, en plus d’être interface sociale, est surface d’écriture. Sa représentation implique des attentes éthiques et normatives qui l’aliènent, l’affaiblissent ou le détruisent. Il s’agit d’empêcher sur le corps le tatouage de l’écriture de la Loi et de sa peine134. Lu Xun montre un corps décapité, aliéné ou découpé, contre une représentation « classique » du corps, « distinguée » (ya), mais totalisante et trompeuse135. À l’inverse de l’esthétique du tatouage dans laquelle le signe et le sens se

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rejoignent136, il choisit la cicatrice et l’usage allégorique du corps. Ce choix interdit tout pathos.

36 Le corps, chez Lu Xun, est souffrant : mais il s’agit moins d’une souffrance du corps que d’une souffrance signifiée par la figure du corps. Le corps est absent de la description. Le corps propre, lorsqu’il est brièvement dit, est certes toujours malade et souffrant : mais il n’est pas individualisé. Il est transformé en allégorie du corps malade de la nation, et plus abstraitement encore, de l’esprit, de la culture (tenant à distance le corps propre). Les esprits sont empoisonnés par un mal héréditaire commun, qui hante les consciences et se marque sur les corps. Le corps, dont la représentation est réduite à des motifs corporels, apparaît comme allégorie, nationale et esthétique. Esthétique, elle est rupture du corps avec l’ordre moral du monde, de la lettre avec sa capacité d’expression : le corps vidé de toute « spiritualisation137 » est le corps chinois désemparé, à la recherche d’une nouvelle voix. La cicatrice qui signale la perte d’intégrité du corps, une rupture définitive avec un système symbolique aliénant, est le propre de l’allégorie comme refus de l’utopie ouverte par le corps (ici le signe classique)138, exprimée par le tatouage totalisant et inclusif. Ceci explique l’usage principalement figuré du corps chez Lu Xun : le corps est une métaphore et ne peut parler pour le corps réel, il établit l’absence du corps et oblige à une distance irréductible avec l’objet de la représentation. À l’inverse de l’image réaliste projetée par diapositive de la décapitation, l’allégorie littéraire des motifs corporels ne peut permettre aucune identification pathétique de la part du lecteur. Lu Xun veut intellectualiser la souffrance, parce qu’il veut en prouver l’origine culturelle et spirituelle. Cette distance se voit également dans le dispositif de mise à distance narratoriale des nouvelles139 ou dans la double énonciation du « Journal d’un fou ». La souffrance n’est pas dite directement pour cette raison – en même temps, cette distance crée le plus d’effet. Cette volonté d’intellectualiser le corps se voit dans la métaphorisation de la médecine, science du corps, qui devient nosographie spirituelle et culturelle. Le corps est le signe de la mémoire traumatisée, et la maladie, celle de l’esprit et de l’écrit. La « spiritualisation » du « matériel » constitue de plus un projet d’appropriation de la modernité scientifique importée par les réformistes, ceux-là mêmes qui ont introduit la crainte d’être en retard dans le schéma d’évolution des peuples. Et c’est une « modernité mondialisée », comme le montre notre analyse du discours culturaliste de réforme dans le « Journal d’un fou », où un sujet autonome revendiquant un discours culturaliste veut se placer au centre de la transformation politique de la nation en « retard » par un processus rationnel. Il en assume l’entière responsabilité140, pour transformer en culpabilité la honte ressentie face à l’Occident. Pour affirmer une différence avec ce dernier, malgré la nature fondamentalement hybride de son propre discours141, puisque même le projet d’édification nationale est mondialisé, il cherche à le spiritualiser, le rendre éthique, pour maintenir un jeu critique à l’intérieur même du discours importé de la « science » et donc du corps et de ses représentations.

37 Lu Xun refuse les stéréotypes classiques mais ne crée pas de nouvelle représentation littéraire du corps. En de rares endroits, il introduit une vision « réaliste », donc « moderne » et « humaniste » du corps, que le 4 Mai appelle à affirmer, programme appliqué par des auteurs comme Guo Moruo ou Yu Dafu (1896-1945)142. Lu Xun ne suit pas cette construction moderne de la représentation littéraire du corps. Il refuse de reprendre ce processus d’objectivation du corps, qui est renforcé par les discours racialistes et nationalistes : de tels auteurs ont repris dans leur représentation littéraire

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la fondation biologique des identités (genre, nation, race) dans le corps143. Non sans contradiction, s’ajoute chez ceux-ci une conception subjectiviste du corps libidinal et du moi corporel inspiré de la psychanalyse. Lu Xun, lui, se montre « conservateur » dans sa représentation des identités. Les motifs corporels sont utilisés comme symboles pour aborder l’identité, la culture, le politique. L’identité chez lui est non biologique, mais demeurée culturelle, fondée à travers le texte et la mémoire144. Pourtant, la représentation du corps de Lu Xun n’est pas dénuée de « modernité ». En témoigne une réception de la psychanalyse freudienne, limitée à quelques textes (ou sous la forme dérivée de l’esthétique du kumen) et surtout, sa conception « évolutionniste » de la vie comme d’un procès continu fait de transformation et lutte, demandant de « remplacer le vieux par le nouveau ». Lu Xun est par contre esthétiquement moderniste dans sa représentation du corps145. Ce qui n’exclut pas un certain classicisme. Si dans l’art et la littérature pré-modernes, le corps est « invisible »146, habillé, culturel, s’il est évoqué, stéréotypé ou caché par des expressions figées renvoyant à des gestes ou attitudes éthiques et morales, matérialisation d’un éthos, l’absence chez Lu Xun d’individualisation des corps et leur esquisse147 perpétuent cette « tradition ». D’ailleurs la maladie comme métaphore n’est en rien nouveau dans l’histoire de la littérature chinoise148. Lu Xun ne cherche pas à décrire le corps ni à le libérer de sa fonction de signe, mais à critiquer la culture, l’esprit donc, car le corps, chose du bio-pouvoir, reste fondamentalement métaphore de la matière.

38 Ce refus de « moderniser » le corps en littérature est cohérent avec le rejet de la normativité nouvelle. Lu Xun refuse de se rendre complice de ce contrôle au niveau de la représentation du corps : il résiste ainsi aux idéologies du retour en arrière, comme à celles du nationalisme et du scientisme. Le discours de la modernité importée comme discours du corps est transformé en allégorie littéraire149. Le paradoxe de Lu Xun est qu’il y parvient dans une langue nouvelle, tout en recourant à des références et procédés classiques : sur ce point, il est autant un renaissant qu’un moderne.

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ANNEXES

Glossaire A Q zhengzhuan 阿Q正傳 baguaquan 八卦拳 baihua 白話 baihuade wenzhang 白話的文章 benneng 本能

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benwei 本味 biji 筆記 biaoxian 表現 Binghou zatan 病後雜談 bopi 剝皮 butian 補天 cankui 慚愧 chaoren 超人 chensiren de xue he rou 陳死人的血和肉 Chu guan 出關 Cong huxu shuodao yachi 從鬍鬚說到牙齒 dai mutou 呆木頭 Doufu Xi Shi 豆腐西施 du 毒 duhai 毒害 duoshu 多數 Ershisi xiaotu 二十四孝圖 feizao 肥皂 fugu 復古 fuchou 復仇 fuqinde bing 父親的病 gaihui 改悔 Gao lao fuzi 高老夫子 Gemingjun 革命軍 gexing 個性 gongxing 宮刑 gudaide sirende hua 古代的死人的話 guwen 古文 Guxiang 故鄉 gui 鬼 guoke 過客 guominxing 國民性 Guo Moruo 郭沫若 guoshu 國術

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guoxue 國學 guoyu 國語 hei’an 黑暗 Hu Shi 胡適 Huaijiu 懷舊 hun 魂 huoguolai 活過來 huorende chunshe zuowei yuanquan 活人的唇舌作為源泉 jiku 疾苦 jiangyao yongbao jiangyao shalu 將要擁抱將要殺戮 jiepou 解剖 jinrou 筋肉 jingshen 精神 jingshenjie zhi zhanshi 精神界之戰士 Junguomin yundong 軍國民運動 kaikou 開口 kanpo 看破 kexue 科學 kongxu 空虛 Kong Yiji 孔乙己 Kongzi 孔子 kouchun bu dong 口唇不動 kumen 苦悶 kumende xiangzheng 苦悶的象徵 Kuangren riji 狂人日記 Kuriyagawa Hakuson 廚川白村 lijiao 禮教 liren 立人 linghun 靈魂 lingjue 靈覺 Lu Ji 陸機 mamude jingshen 麻木的精神 mianzi 面子 Mianzi he menqian 面子和門錢

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minzuxing 民族性 Moluo shili shuo 魔羅詩力說 Mujiewen 墓碣文 nüexing 虐刑 Po e’sheng lun 破惡聲論 Qisi 起死 qiangzhuangde tige 強壯的體格 Qing 清 qu jin fu gu 取今復古 quke 軀殼 ren 人 Ren sheng xiangxiao 人生象斆 renti 人體 ruzhe 儒者 shenjing 神經 sheng 生 sheng 聲 shengde kumen 生的苦悶 shengli 生理 shengming 生命 shengmingli 生命力 shengqi 生氣 shengsichang 生死場 shi 詩 shi yan zhi 詩言志 Shuo huxu 說鬍鬚 Shuo mianzi 說面子 Sibada xiaozhi 斯巴達小志 Sibada zhi hun 斯巴達之魂 Sihou 死後 Sihuo 死火 su 俗 Takayama Chogyû 高山樗牛 taohongse de pifu 桃紅色的皮膚

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Tengye xiansheng 藤野先生 Tici 題辭 tizhi 體質 tiancai 天才 tianxia 天下 tipo meixue 體魄美學 Toufade gushi 頭髮的故事 Tongcheng 桐城 Tuibaixiande zhandong 頹敗線的顫動 Wei Jin 魏晉 weisheng 衛生 Weixin 維新 Wenhua pianzhi lun 文化偏至論 wenyan 文言 wenziyu 文字獄 Wushengde Zhongguo 無聲的中國 Wusi 五四 wuwu zhi zhen 無物之陣 wuzhi 物質 Women xianzai zenyang zuo fuqin 我們現在怎樣做父親 Wo zhi jielie guan 我之節烈觀 xiati 下體 xiandaide huorende hua 現代的活人的話 xian wang zhi ze 先王之澤 Xiao Hong 蕭紅 Xiaojing 孝經 Xie zai Fen houmian 寫在墳後面 xin 心 xinli 心力 Xin wenhua yundong 新文化運動 xin wenxue 新文學 xinsheng 新生 xinsheng 心聲 xinsheng zhi zuo 新生之作

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xinxue 心學 xinxue 新學 xin zong 新宗 Xu Zhimo 徐志摩 ya 雅 Yao 藥 yemande ren 野蠻的人 yeshi 野史 yijia yanjiu 醫家研究 yishu 醫術 Yingde gaobie 影的告別 youbi 幽閉 youhun 遊魂 Yu Dafu 郁達夫 yuhen 餘痕 Yusi 語絲 yuyan 語言 Yuan qiang 原強 Zhang Taiyan 章太炎 Zheiyangde zhanshi 這樣的戰士 zhende ren 真的人 zhong wu xin gan 中無心肝 zhongzhi 眾治 Zhufu 祝福 Zixu 自序 Zhou Zuoren 周作人

NOTES

2. Fran et Heinrich 2006 : 10. Voir Dirlik 2010, qui considère, contre la théorie des « modernités plurielles », que toute revendication de modernité, malgré ses diverses adaptations hybrides locales et nationales, témoigne de l’universalité d’un même processus dû à la mondialisation des rapports. 3. Wang 1997 : 55-59 ; Wang 2003 : 376 ; Wang 2004 : 279. 4. Tel l’appel de Yan Fu à renforcer la « force du peuple » (minli 民力), dans « Aux origines de la puissance » (Yuan qiang, 1895). 5. Sur les liens entre modernisation et militarisation, voir Lou et Knechtges 2012 : 579-81.

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6. Vuilleumier 2011b : 271-275. 7. Huang 2006. 8. Heinrich 2002 : 167 ; Vuilleumier 2010 : 131-7. 9. Sur « l’écart » entre représentations littéraires et sociales, voir Chartier 2009 : 326. 10. Ricœur 1998 : 158. 11. « La conception de modernisation hybride (hybride Modernisierung) semble appropriée pour rendre compréhensible ce processus dynamique d’interdépendance transculturelle et de croisement de ressources internes et externes qui a marqué le développement de la Chine au XXe siècle » (Heubel 2015 : 4). 12. Starobinski 1978 : 24. 13. Quignard 1997 : 147. 14. Rousset 1995 : 16. 15. Comme Champs de vie et de mort ou Samsara (Shengsichang, 1935) de Xiao Hong (1911-1942). Traduction anglaise : Xiao 1979. 16. Kempf 1968 : 5-7. 17. Assoun 2009 : 49, 128. 18. Richard 2010 : 11. 19. Jameson 1986 : 69. 20. Pollard 2002 : 30-1. 21. Tr. S. Veg (Lu 2010 : 14-15). Lu 2006e : 2-3. Les parenthèses et crochets sont de moi. 22. Lu 2007e : 79-86 ; Lu 1976 : 145-148. 23. Heinrich 2002 : 184-190. 24. Lu 2007e : 80 ; Lu 1976 : 142. 25. La question de la représentation et de ses modalités est au cœur des préoccupations littéraires de Lu Xun qui veut représenter le réel social et ses violences, sans en reproduire la violence et en être le complice (Anderson 1990). 26. Voir Chow 1995 : 4-18. 27. Wang 2004 : 21. 28. Wang 1997 : 70-79. Il emprunte ces termes à Walter Benjamin. 29. Ibid. : 55-59. 30. À l’exception de son journal, de poèmes, de ses écrits officiels, académiques ou pédagogiques, qu’il rédigera dans cette langue toute sa vie. 31. Lu 2007d : 7-14. 32. Lu 2007d : 7-8. 33. Sur ce mouvement, son esthétique et sa mise en application dans l’éducation, voir Huang 2006 : 45-51. L’Armée révolutionnaire (Gemingjun) de Zou Rong (鄒容, 1885-1905), paru un mois plus tôt à Shanghai, donne le ton. Le mouvement, soutenu par la modernisation militaire en Chine depuis les années 1860, par le nombre croissant des troupes au cours du XIXe siècle, et surtout par la revalorisation des armes à l’issue de la Nouvelle politique (Xinzheng, 1901) des Qing, est préconisé par des intellectuels et militaires chinois, appelant à prendre exemple sur le Japon, tel Liang Qichao 梁啟超auteur d’une « Brève histoire de Sparte » (« Sibada xiao zhi », 1902). 34. Lu 2011 ; Lu 2006b : 23-38. 35. Lu 2006d : 43-118 ; Lu 1981 : 61-143. Nous proposons cette traduction du titre en français de li (« force ») par « puissance », pour relever la connotation sublime que ce mot revêt dans le texte de Lu Xun, et de « Moluo shi » par « poésie de Mara », plutôt que « des poètes de Mara », shi 詩 étant la « poésie » et non le « poète ». 36. Tr. Leys (Lu 1975). Voir Lu 2006c : 45. 37. Davies 2013 : 273. 38. Voir « Le feu mort » (« Sihuo », 1925), incarnant « l’esprit de lutte » pour Qian 2004 : 283-284.

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39. Lee 1987 : 93. 40. Il s’agit de la postface au recueil de Lu Xun intitulé La Tombe (Fen 墳). 41. Lu 2006d : 299-300. 42. Lu 2006c : 1 ; Lu 1973 : 12. 43. Lu 2006d : 299. 44. Lu 2006d : 298. 45. Lu 2006c : 1-2. 46. Lu 2006c : 1. 47. Lu 2006d : 298. 48. La postface s’achève sur la citation d’un poème de Lu Ji (261-303), faisant l’éloge posthume de Cao Cao 曹操 (187-226) ayant ordonné de simplifier les rituels funèbres à sa mort, à qui Lu Xun s’identifie ici ! 49. Lu 2006d : 301. 50. Agamben 2015 : 9. 51. Lu 2007b : 171-2 52. Lu 1973 : 7. Voir Davies 2013 : 262. 53. Zhuangzi 1998, t. 2 : 357. 54. Ibid. 55. Faut-il rejeter les caractères ou simplement le chinois classique ? Comme le dit Lu Xun, pour pouvoir ouvrir une fenêtre, il faut menacer de supprimer le toit : d’où la traduction « lettres classiques », qui englobe le signe autant que les textes classiques. 56. Lu 2006d : 63. Voir Nietzsche 1999 : 262. 57. Von Kowallis 2013 : 429. 58. Quignard 1997 : 82. 59. Sur le même motif, voir« Après la mort » (« Sihou », 1925, Lu 2006c : 52-56) et « Résurrection » (« Qisi », 1936, Lu 2007c : 133-145). 60. Davies 2013 : 256. 61. Gernet 1995 : 271. 62. Le souci de l’expression et de la représentation explique la dimension « visuelle » de nombreux textes de Lu Xun, comme pour dépasser l’immobilisme supposé de l’écrit chinois. 63. Sun 2007 : 32. 64. Étrangement proche de la tension sublime (voir Quignard 1997 : 58). 65. Lu 2006 : 151 ; Lu 1975 : introduction. 66. Quignard 1997 : 23-4. 67. Lu 2008 : 234. 68. L’ouvrage est traduit une première fois en 1921 (McDougall 1971 : 108). Lu Xun joue un rôle important dans la diffusion de ce concept en Chine, central pour la Nouvelle littérature des années 1920. 69. Lu 2008 : 238. 70. Lu 2008 : 225. 71. Kuriyagawa élabore la conception d’une force frustrée à l’œuvre dans toute production artistique et littéraire à partir de la théorie freudienne de la création comme sublimation et du trauma comme refoulement. Il trouve la notion de libido freudienne trop limitée : la « force vitale » intègre « l’élan vital » de Bergson. Le kumen est l’expression de la résistance des forces vitales à l’obstacle, comme la fièvre est la manifestation de la résistance de l’organisme à la maladie (Lu 2008 : 244). L’art est le symbole et la sublimation de cette force vitale et créatrice frustrée. Elle se comprend comme souffrance existentielle, et concrètement, comme lutte entre le désir d’expression et d’affirmation créatrice de l’individu, et la société. De même, la vie dans une société mécanisée produit l’aliénation du travail. Le kumen exprime les conflits et

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antagonismes de l’âme contre le corps, de l’individu contre la société, de l’esprit contre la matière. 72. Voir « Quels pères devons-nous être aujourd’hui » (« Women xianzai zenyang zuo fuqin », 1919), Lu 2006d : 138. 73. Lu 2006d : 133. Voir Cao 2006 : 267-268. 74. Gao 2007 : 2. 75. Lu 2006b : 28. 76. Cette influence est positive : le culte supposé de la matérialité a détruit la créativité en même temps que la bénéfique influence des anciens. La créativité de l’individu, pour laquelle Lu Xun préconise des nourritures spirituelles occidentales, a besoin également de la « rosée » antique pour (re)naître. Plus haut dans le texte (ibid. : 55), est défendue l’idée d’établir une « nouvelle école » en « s’appropriant le moderne et revenant à l’antique » (qu jin fu gu), soit une renaissance culturelle via la redécouverte des ressources classiques. « Li ren » est à lui seul une expression et un concept « orthodoxe » (Gao 2007 : 3). Cette volonté initiale de renaissance explique pourquoi Lu Xun est lu comme source de réflexion pour une modernité autre. 77. Lu 2006d : 56. 78. Mes italiques pour relever la critique du ressentiment moral dissimulé derrière le projet de réforme. 79. Lu 2006d : 118. 80. Lu 2006d : 100-101. 81. Yuan 1996 : 17-24. 82. Chen 1998 : 291-292. 83. À son retour en Chine en 1909, Lu Xun enseigne la physiologie pendant quelques temps et rédige un polycopié en wenyan, le Manuel illustré de physiologie humaine (Ren sheng xiangxiao, 1909), Lu 2006a : 75-225. 84. Sur le passage de kexue à xinxue, voir Gao 2007 : 1-4. 85. Wang 2008 : 53-111. Le Japon est d’ailleurs le médiateur par lequel il découvre ces références via des versions allemandes ou japonaises, et qui lui transmet certaines thèses sur le développement de la culture, comme Takayama Chogyû (Pollard 2002 : 35). 86. L’affirmation du corps fort est avant tout celle de l’âme nationale. Ces auteurs témoignent d’un puritanisme et d’un rejet du corps individuel certains. 87. Admussen 2009. 88. Lu 2006e : 9-21 ; Lu 2010 : 19-31. 89. L’association explicite du cannibalisme aux « rites » du confucianisme est le fait du premier article critique publié sur la nouvelle (Wu 1982). La critique féroce dirigée contre les rituels est une caractéristique des lettrés excentriques de la période Wei Jin. 90. Veg 2010 : 93. 91. Zhang 1992 :133. 92. Zhang 2001 : 78-79. 93. Tr. Vallette-Hémery 1991 : 20. Lu 2006e : 17. 94. Itô 2005 : 107. Cette dimension éthique est nouvelle pour Lu Xun et n’apparaît pas dans de précédentes mentions du schéma évolutionniste (Lu 2006b : 31). 95. Quignard 1997 : 37. 96. Nietzsche 1999 : 22. Voir aussi Findeisen 1997 : 84-88 ; Galik 1986 : 26-27. Lu Xun a traduit, partiellement en wenyan puis entièrement en baihua le « Prologue de Zarathoustra » entre 1918 et 1920 (Findeisen 2001 : 778 et 1997 : 86). 97. Vuilleumier 2010 : 214-236. Il faut réserver une place à part pour les références de Lu Xun à sa propre maladie dans certains textes, et surtout, son Journal. 98. Davies 2013 : 61.

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99. S’agit-il, selon les termes du Fou, de « honte » (cankui), un sentiment proche de celui de l’humiliation collective, ou de culpabilité, partagée à titre individuel ? Voir Tsuneki 2006 : 346-347. 100. Lu 2006d : 125. 101. Le motif de l’homme affaibli, féminisé, face à la femme émancipée ou forte hante la littérature chinoise moderne. 102. On lui a brisé les jambes en punition d’un vol commis. 103. Leo Lee Ou-fan a d’ailleurs proposé de voir dans le parcours de Lu Xun la volonté de restaurer l’honneur de son père (Lee 1987). 104. Von Kowallis 1996 : 20. 105. Voir « Le savon » (Feizao, 1924), Lu 2006f : 41-53 ; Lu 2004 : 61-74. Dans « Hors des passes » (Chu guan, 1936), Lu Xun ironise sur la mode du discours hygiéniste, repris par un douanier (Lu 2007c : 107 ; Lu et Li 1988 : 140). 106. Lu 2007b : 168-169. 107. Lu 2007b : 168-170. Il ne s’agit pas de « la mort lente » (lingchi 凌遲), qu’il mentionne (ibid : 171). 108. Porter la natte est un symbole d’humiliation nationale et raciale. Voir Lu 2007b : 191. 109. Voir « Histoire de cheveux » (« Toufade gushi », 1920), Lu 2006e : 49-55 ; Lu 2010 : 61-66. 110. Lu 2006c : 7 ; Vuilleumier 2006. 111. Voir « Quels pères devons-nous être aujourd’hui », Lu 2006d : 135, 140 ; « La véritable histoire d’A Q » (« A Q zhengzhuan », 1921-1922), Lu 2006e : 90. 112. Vingt-quatre images de la piété filiale est un ouvrage de morale classique destiné aux enfants. 113. Lu 2007e : 24. 114. Lu Xun donne comme origine à l’apparition de la langue, dans une perspective assez rousseauiste (tout autant que traditionnelle), l’expression inarticulée par le corps et les cris, le besoin d’expression poétique au contact du monde, puis reprend les lieux classiques sur l’invention de l’écriture, des cordes nouées aux trigrammes et hexagrammes, qui auraient précédé les caractères d’écriture (Lu 2007f : 1-2). 115. Lu 2007a : 2 ; Lyell 1976 : 317. 116. Lu 2006d : 259. 117. Lu 2007b : 168. 118. Vuilleumier 2011a. 119. Lu Xun dit ailleurs qu’il s’agit d’un homme et d’une femme (Lu 2006c : 15). Mais le texte ne le dit pas. La question des genres n’est pas importante ici. 120. Lu 2006c :14-15 ; Lu 1975. 121. Sur le supplice comme métaphore de la littérature, voir Veg 2005 : 272. 122. Nietzsche 1999 : 128-131. 123. Heinrich 2002 : 177. 124. Voir Bataille 2004 : 21, 24 et la « narration préhumaine » (Quignard 1997 : 142) à l’orée de tout texte. 125. Il existe un rapport intertextuel direct avec « Une charogne » (Heinrich 2002 : 181). « Vengeance » est publié dans le numéro 7 de la revue Au fil des mots (Yusi). Or, dans le numéro 3, Xu Zhimo (1897-1931) publie une version du poème de Baudelaire, accompagnée d’une présentation à laquelle Lu Xun réagit de façon très critique dans le numéro 5. Lu Xun critique le symbolisme mystique de Xu Zhimo, dont il reprend l’imaginaire. 126. Est-elle portée contre le corps en tant qu’objet de la piété filiale ou du poids du passé (le Père à travers lui) ? ou en tant qu’obstacle créant de la « discontinuité » dans la « continuité » première ? s’agit-il d’un dispositif de distanciation cathartique pour le lecteur (voir Kaldis 2014 : 179-1781) ? 127. La lettre « Q » figure une tête nattée.

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128. « Maître Gao » (« Gao lao fuzi », 1925), Lu 2006f : 72-83 ; Lu 2004 : 97-109. 129. La « face » est un besoin de respectabilité hypocrite impliquant une conception hiérarchique et inégalitaire de la société : « À propos de la “face” » (« Shuo mianzi », 1934), Lu 2007b : 128-131 ; « “Face” et “Pourboire” » (« Mianzi he menqian », 1923), Lu 2006a : 398-401. 130. Liu 1995 : 45-77. 131. Lu 2006d : 137. 132. Lu et Jing 2006 : 19. 133. « Écrit après La Tombe » (Lu 2006d :298). 134. Agamben 2015 : 25 (ce qu’illustre la « La colonie pénitentiaire » de Kafka). 135. Les suppliciés « distingués » font de la poésie avant leur exécution : métaphore pour la littérature classique masquant la violence sociale (Lu 2007b : 170). 136. Pour un exemple chez Guo Moruo (1892-1978), voir Vuilleumier 2015. 137. Benjamin 2000 : 218. 138. Foucault 2014 : 15. 139. Anderson 1990 : 32-53. 140. Ce qui demande au sujet de se maintenir dans le renouvellement permanent d’un instant critique, moderne, impossible à saisir, qui annonce l’avenir et le transforme, « puis[ant] sa normativité en elle-même » (Habermas 2011 : 8). 141. Hybride, car il contient des références multiples occidentalistes et aussi indigènes, comme pour le thème de la folie (voir Gao 2007 : 45). 142. Ils introduisent consciemment dans leurs nouvelles des années 1920 et 1930 le paradigme du déterminisme de la conscience et du sujet par « l’instinct » ; représentation moderne de la mécanique du corps objet autonome, dont les « muscles » (jinrou), activés par les « nerfs » (shenjing), transmettent les ordres du cerveau. 143. Voir Siary 2014 ; Dikötter 1995. 144. Sur ce point, il y a proximité avec des œuvres telles L’Odyssée de Lao Can (ou Vieux-Débris, Lao Can youji 老殘遊記, 1903-1906), Fleurs dans un océan de péchés (Niehaihua 孽海花, 1903-1931) ou les nouvelles de Su Manshu (蘇曼殊, 1894-1918). 145. Symboliste, expressionniste, inspiré par les effets du cinéma (voir Hanan 1974 : 89) et de la gravure. 146. Hay 1994. 147. Semanov 1980 : 96 sqq. 148. Tan 2007. 149. La destruction symbolique du corps (similaire à la promotion de la latinisation, latinxua 拉丁 化) chez Lu Xun est différente des représentations dualisantes de la Nouvelle littérature des années 1920, opposant à l’âme souffrante le corps déprécié, qui expriment ainsi directement leurs frustrations. Pourtant, Lu Xun n’est pas un « contempteur du corps », même si celui-ci tend à servir surtout « l’esprit » (voir Gao 2007 : 181). Il vise le Körper, non le Leib, insistant avec Nietzsche sur le processus de vie (leben) et le rejet du désir de mort, mais rejetant l’esthétique du corps et du surhomme. Lu Xun combat le corps comme expression figée et obstacle à la vie, pour contrer la souffrance de cette impossibilité à régénérer la voix. Cependant, le corps littéraire, par sa destruction symbolique et sa mise à distance comme signe, laisse soupçonner une ultime aliénation du corps. Car, si le corps individuel comme « lieu ou scène de la manifestation [d’un] trouble » est « premier signifiant mis en œuvre par le langage » (Starobinski 1981 : 273), comment comprendre qu’il soit tu ? C’est peut-être la dernière souffrance, celle du corps muet, obligé de demeurer un signe statique interdit de parole individuelle, au nom de la dénonciation du silence collectif et du refus de l’épanchement.

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RÉSUMÉS

Le corps chez Lu Xun est peu décrit. Cette absence permet de dire indirectement une souffrance multiple : la honte ressentie devant la crise historique de la Chine dont la nature nationale est tenue pour responsable ; la mélancolie existentielle. En revanche, le corps est allégorisé comme signe de la tradition, qui fait obstacle à l’émancipation de l’individu. Libérer la voix de la nation chinoise impose de détruire symboliquement le corps reçu en héritage, de subvertir l’esthétique et les paradigmes scientistes de la corporalité et de la puissance élaborés par la modernité chinoise mondialisée. Le vrai médecin agit par l’écrit sur l’esprit, non sur le corps ou la civilisation matérielle. Accorder la primauté au cœur sur le corps permet de fonder un projet de modernité, en métaphorisant la médecine importée.

The body in Lu Xun’s writings is rarely depicted. This absence allows the text to indirectly express the meaning of suffering in its multiple dimension (the shame felt in the face of China’s historical crisis, which the national nature is held liable for, and the existential melancholy). However, the body is allegorized, and embodies the sign of a tradition that limits the emancipation of the individual. The liberation of the Chinese national voice requires symbolically destroying the inherited body, as well as subverting the sublime aesthetics of corporeality and the scientist paradigm of the body defined by the Chinese globalized modernity. The real physician impacts on the spirit by means of the writing, and not on the body or the material civilization. To ensure a greatest value to the heart rather than to the body is regarded by Lu Xun as a way to establish a project of modernity, by the metaphorization of the imported medicine.

在魯迅作品里,很少描寫身體。這種缺席可以有助於用非直接的方式來言說一種多重的苦痛 (包含在中國的歷史危機面前所體會到的羞恥感,中國人的國民性被認為是要對這種危機負 責,也包含存在的苦悶)。相反,身體被加以寓言化,成為傳統符號的寓言,阻礙個體的解 放。解放中國民族的聲音,迫使要用象徵的方式摧毀作為遺產來接受的身體,顛覆既有的美 學觀,亦顛覆由經歷世界化的中國現代性所建構出的體魄與力量的科學主義範式。真正的醫 生通過書寫的形式對精神加以作用,而不是針對身體或者物質文明。相對身體,魯迅更肯定 「心」,他通過把從西方引入的醫學隱喻化,促成一種現代性規劃的奠定。

INDEX

Mots-clés : corps, Lu Xun Keywords : corps, Lu Xun

AUTEUR

VICTOR VUILLEUMIER Ancien élève de l’École normale supérieure de Saint-Cloud, agrégé de lettres modernes, professeur de langue et littérature japonaises à l’Inalco. Membre du Centre d’Études Japonaises (CEJ) et co-directeur de la « Collection Japon » aux éditions Les Belles Lettres. A publié Les Tourments du nom (Maison franco-japonaise, 1994), Littérature et génie national (Les Belles Lettres, 2005), ainsi qu’un choix de récits historiques de Mori Ôgai : Vengeance sur la Plaine du temple de Goji-in (Les Belles Lettres, 2008). A également dirigé ou codirigé plusieurs ouvrages collectifs : Le Japon après la guerre (Picquier, 2007, Routledge, 2011), La Famille japonaise moderne (Picquier, 2011),

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Drôles d’individus (Klincksieck, 2014).Alumnus of the École normale supérieure of Saint-Cloud, holder of the “Agrégation de Lettres modernes” (higher teacher’s diploma in Modern Literature), professor of Japanese Language and Literature at Inalco. Member of the Center for Japanese Studies (CEJ), he is the co-director of the “Japanese Collection” at Les Belles Lettres. He published The Torments of the Name (Maison franco-japonaise, 1994), Literature and National Essence (Les Belles Lettres, 2005), and translated an anthology of Mori Ôgai’s historical novels : The Revenge on the Plain of Goji-in Temple (Les Belles Lettres, 2008). He also edited or co-edited : Japan’s Postwar (Picquier 2007, Routledge 2011), The Modern Japanese Family (Picquier, 2011), Funny individuals (Klincksieck, 2014).

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Cadavre vivant et pantin désarticulé : souffrance et reconfiguration des corps dans l’œuvre d’Edogawa Ranpo

Gérald Peloux

1 Le 2 août 1928, Hitomi Kinue1 termine à la deuxième place de la finale de l’épreuve du 800 mètres demi-fond féminin aux Jeux Olympiques d’Amsterdam. Moment historique pour le sport moderne japonais : c’est la première fois qu’une athlète de ce pays remporte une médaille olympique2. Un an après, jour pour jour, commence à paraître le nouveau roman d’Edogawa Ranpo (1894-1965), intitulé L’Homme-araignée (Kumo otoko)3. Comme à son habitude, l’auteur de romans policiers le plus en vue à cette époque y décrit de manière rocambolesque la découverte des corps des victimes de meurtres. La première d’entre elles est kidnappée pour être ensuite tuée. Son corps, démembré, est retrouvé morceau par morceau dans des moulages de parties de corps humains distribués dans des écoles d’art. Sa sœur, Satomi Kinue, partie à sa recherche, est à son tour enlevée : elle est retrouvée morte, noyée dans un aquarium près de Kamakura, l’ancienne capitale shogunale.

2 Hitomi Kinue–Satomi Kinue. Cette quasi-identité anthroponymique ne peut être le fait du hasard, d’autant plus que le récit d’Edogawa Ranpo est publié alors que l’athlète est au sommet de sa carrière4 et que le sport, en tant qu’activité physique, est au centre des préoccupations du monde de l’édition de l’époque5.

3 Hitomi Kinue donne à voir un corps de sportive transformé par les entraînements réguliers pour atteindre à une certaine beauté moderne, théorisée dès la fin du XIXe siècle6. Cette image d’un corps sportif qui se veut en communion avec la Nature est largement reprise au Japon dans les années vingt et trente au cours desquelles le corps – surtout féminin – devient un thème majeur de la culture populaire qualifiée par le mot-valise ero-guro-nansensu (« érotique-grotesque-nonsense ») 7. Dans l’un des multiples ouvrages illustrés de cette période, le Nouveau guide illustré de l’insolite et de l’avant-garde ( Gendai ryôki sentan zukan, 1931), outre les chapitres consacrés, par

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exemple, à « l’érotisme », aux « revues de cabaret », aux « bizarreries », un chapitre de quinze pages est entièrement dédié au sport (golf, patinage sur glace, plongeon, boxe, rugby, gymnastique) avec une mise en scène particulièrement importante du corps féminin8. Si ce chapitre présente exclusivement des illustrations de corps sportifs dans leur intégralité, les commentaires des légendes, quant à eux, accordent une importance particulière aux jambes. Une lecture d’ensemble de l’ouvrage renforce cette impression de fragmentation physique : le corps est visuellement disséqué, tronqué, présenté en plusieurs parties (visages, nez, oreilles, jambes), transformé (tatouages). Les textes présents dans la seconde partie du guide participent aussi de ce phénomène en magnifiant certaines parties du corps féminin, par exemple les fesses dans Le Second Visage (Dai ni no kao) de Maruki Sado9.

4 Edogawa Ranpo reprend, dans les premières livraisons de L’Homme-araignée,toutes ces images et ces thématiques. Les deux sœurs représentent, à travers leurs morts et la mise en scène de leurs corps, les deux pôles d’un type de beauté largement mis en avant au cours de cette période : Satomi Kinue flotte dans l’aquarium telle une sirène, Ranpo n’hésitant pas à utiliser plusieurs fois l’adjectif qualificatif « beau10 » pour décrire la victime. D’autre part, sa sœur Yoshie, femme de son temps – elle cherche un emploi de secrétaire dans un immeuble ultra-moderne11 – « déploie » les morceaux de son corps dans la capitale japonaise.

5 Tous ces corps féminins, celui de Hitomi Kinue et ceux des sœurs Satomi, qu’ils appartiennent à la réalité ou à la fiction, constituent l’expression d’une nouvelle approche du corps de la femme en ce début du XXe siècle à travers différents symboles : sport, nouveaux métiers, architecture moderniste, société de loisirs. La beauté de ces corps s’appréhende grâce à leurs mouvements, à leur vitesse, à leurs poses12. De ce point de vue, Edogawa Ranpo ne fait que reprendre les paradigmes littéraires en vigueur alors : en s’appropriant le corps féminin moderne, il décline lui aussi l’une des thématiques dominantes chez les auteurs de littérature populaire japonaise en cette période d’expansion massive de la lecture et de l’édition13.

6 Cependant, Ranpo semble ne laisser que peu de place à l’expression de la souffrance physique, alors même que son œuvre policière prolifique est considérée comme étant l’une des plus complaisantes envers les descriptions brutales des sévices infligés au corps humain14. Une analyse attentive de ses textes, quand bien même la violence y est particulièrement présente avec une « débauche » de corps maltraités, révèle en effet paradoxalement un phénomène étonnant : la description attendue de la souffrance physique n’est jamais effectuée à travers le corps supposé souffrir. Elle laisse généralement la place à une présentation taxinomique des transformations, des malformations, des transgressions, des déformations corporelles. En outre, exprimer la souffrance n’est plus le propre du sujet souffrant ; les représentations physiques liées à la douleur sont prises en charge par une tierce personne qui en fait un spectacle.

7 Ainsi dans L’Homme-araignée, la mort des deux sœurs Satomi n’est que le prélude au projet du criminel qui veut proposer un spectacle intitulé « La Beauté du vice », sous forme d’un panorama composé de poupées-mannequins qui seront subrepticement remplacées, au dernier moment, par quarante-neuf femmes dont le destin est de finir asphyxiées. Dans son discours adressé aux spectateurs découvrant ce spectacle en avant-première, il déclare : « Nous y voilà ! Voici sur quoi j’ai travaillé le plus méticuleusement : le corps de ces mannequins. C’est la silhouette de ces jolies jeunes femmes se tordant dans les

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douleurs de l’Enfer. Regardez donc ! Regardez la douceur de la peau de ces cadavres ! Regardez cette souplesse pleine de fraîcheur15 ! » Si la souffrance est mise en spectacle, c’est avant tout la beauté des corps qui est « célébrée » à travers ces vrais-faux mannequins – autre objet moderne qui obtient toutes les faveurs de l’ero-guro-nansensu. Ainsi, dans le spectacle présenté par l’homme- araignée dans son panorama, la souffrance n’est pas une fin en soi, mais, telle la flamme tordant le plastique, un moyen pour obtenir de ses victimes des poses propres à étonner les spectateurs. Les réitérations de « Regardez » cherchent à attirer les yeux non pas vers la souffrance, à l’origine de ces positions étonnantes, mais vers la beauté grotesque des victimes. Le mannequin, de par sa malléabilité, de par ses possibles reconfigurations physiques, mais aussi de par l’absence évidente de subjectivité, tend à prendre la place du corps féminin vivant : il se retrouve ainsi exploité dans de nombreux récits d’Edogawa Ranpo16.

8 Considéré comme le fer de lance du roman policier hétérodoxe17, Ranpo déploie son génie dans des récits où l’enquête classique n’occupe guère de place, se focalisant largement sur des descriptions de personnages aux psychologies souvent déviantes – pour reprendre un vocabulaire apprécié à l’époque – et sur des scènes mêlant sexe, sang, violence et mort, le tout dans les limites imposées par la censure. Il propose ainsi un kaléidoscope de tout ce que le corps peut « subir » en une période où c’est justement celui-ci qui se trouve placé sur le devant de la scène artistique populaire. Plus généralement, le roman policier japonais de cette époque, dont Ranpo constitue la tête de proue, donne cette impression étrange, au lecteur habitué aux ouvrages occidentaux, d’un incroyable fourre-tout où le genre policier au sens strict du terme côtoie la science-fiction, l’horreur, le fantastique, l’humour, l’aventure. Gonda Manji compare avec justesse ce genre aux poissons abyssaux aux formes baroques et grotesques18.

9 Cette surexposition du corps féminin mis en scène dans des spectacles voyeuristes et la reconfiguration des corps qui constituent des phénomènes identifiables dans L’Homme- araignée caractérisent en fait l’œuvre d’Edogawa Ranpo dans son ensemble. L’auteur semble vouloir remettre en cause le lien supposé évident dans l’ero-guro-nansensu entre la violence infligée et les descriptions du corps souffrant. Nous analyserons dans les pages qui vont suivre les raisons d’un tel phénomène. Dans un premier temps, nous proposerons une taxinomie des différentes possibilités du corps dans les récits de Ranpo, taxinomie qui permettra de dégager plusieurs points caractérisant son œuvre dans son rapport au corps maltraité. Dans un second temps, nous nous intéresserons plus spécifiquement à une nouvelle écrite en 1929, « La chenille » (« Imomushi »)19. Considérée comme un de ses chefs-d’œuvre, elle semble prendre le contrepied des attentes d’un lecteur d’une nouvelle ero-guro-nansensu. Il ne faudra cependant pas sous- estimer l’écrivain qui excelle dans la remise en question des caractéristiques génériques d’un récit. Cette nouvelle constitue – comme le négatif d’un film photographique – l’exemplification d’une dialectique, voire d’une trialectique (auteur- récit-lecteur), centrée sur la question du rôle de la souffrance dans l’œuvre du romancier japonais.

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Décomposer et recomposer le corps

10 La thématique du corps agressé n’est pas un monopole du Ranpo écrivain de romans policiers. La présence même d’un corps meurtri constitue une nécessité presque ontologique pour ce genre, en Occident comme au Japon20. Pourtant, il faut constater que, dans le roman policier classique occidental, le corps de la victime ne joue guère de rôle : il disparaît rapidement au profit de l’enquête. La seule exception – majeure – est le texte fondateur du roman policier, « Double assassinat dans la rue Morgue » (« The Murders in the Rue Morgue », 1841) d’Edgar Allan Poe (1809-1849), où les corps des deux victimes – deux femmes, il est important de le noter – sont particulièrement mis en scène : l’un d’eux est enfoncé dans la cheminée, l’autre a la tête coupée et séparée du corps21.

11 Au Japon, la direction prise par le roman policier emprunte une trajectoire différente. Le corps occupe dès l’origine une part importante de l’intrigue. Ainsi, dans la nouvelle « Atroce » (« Muzan », 1889) de Kuroiwa Ruikô (1862-1920), considérée comme un des premiers textes japonais de fiction policière, c’est bel et bien le corps – d’un homme – qui se trouve au centre de l’intrigue, autant dans son indicibilité que dans sa capacité à être lu : le corps retrouvé est affreusement mutilé et c’est grâce à un de ses cheveux que les deux inspecteurs retrouvent l’identité du cadavre, puis le meurtrier. Au cours des années 1920, décennie qui voit le genre s’épanouir, un autre auteur, du fait sans doute de sa formation médicale, Kosakai Fuboku (1890-1929), donne au corps une place primordiale dans l’économie de ses nouvelles. Dans « La Vengeance d’un fou » (« Chijin no fukushû », 1925), c’est l’énucléation de l’œil valide (et non de l’œil malade) d’un patient qui se révèle être le moyen de vengeance. Unno Jûza (1897-1949), plutôt connu pour ses textes de proto-science-fiction, publie une nouvelle en octobre 1932, « L’Affaire du vivarium aux serpents » (« Hachûkan jiken »), où le meurtre est littéralement caractérisé par la disparition du corps, par sa dissolution dans un cocktail liquide à base de sucs gastriques de serpents.

12 Dans les récits de Ranpo, le corps n’est jamais stable, il ne cesse d’évoluer, de se décomposer ou de se recomposer. Dans le contexte éditorial de l’ero-guro-nansensu, ce phénomène peut finalement paraître commun puisqu’il en constitue l’un des fonds de commerce. Cependant, la fluidité des reconfigurations corporelles et la souffrance qui semble disjointe de ces évolutions physiques souvent violentes confèrent à l’œuvre de Ranpo un statut particulier que nous nous proposons d’analyser dans les pages qui vont suivre.

13 Ses récits, de par l’intensive utilisation du corps, et ce par tous les moyens possibles, s’intègrent parfaitement dans cette tendance générale de la littérature policière des années vingt et trente. Mais alors que les autres auteurs s’attardent sur les sévices infligés aux corps ou sur les transformations extrêmes qu’il subit pour en faire le point de départ de l’enquête, Ranpo se concentre sur un corps-outil narratif : le corps devient un moyen pour cet écrivain de confronter son lecteur à ses propres stéréotypes concernant le genre policier et les rapports masculin/féminin. Dans ce cadre, il privilégie un corps anormal à un corps normé, ce dernier souvent représenté par son héros fétiche, le détective privé Akechi Kogorô22. La structure même de ses récits repose sur une mise en abyme des différents niveaux discursifs et implique, dans de nombreux cas, une position voyeuriste du lecteur. Le discours sur le corps souffrant est systématiquement objectivé dans le sens où il se focalise sur le partenaire, sur celui qui

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inflige la douleur (sadisme)23, mais aussi sur le spectateur de ces scènes (voyeurisme) alors que la victime – à part de rares cas sur lesquels nous reviendrons dans la seconde partie – n’a jamais droit à la parole dans ce jeu à trois.

S’approprier le corps féminin

14 Quelques mois après la fin de la parution du dernier épisode de L’Homme-araignée commence celle de La Bête aveugle (Môjû)24, où l’on trouve une mise en scène de la mutilation des corps particulièrement élaborée. Le texte comporte cette fois-ci de nombreuses descriptions du corps féminin démembré. Dans ce récit, le criminel, un sculpteur aveugle, cherche à produire une œuvre parfaite. Décrit comme pathologiquement instable, le héros s’adonne à son art en kidnappant et en découpant ses victimes, ne gardant d’elles que les parties de leur corps qui lui paraissent les plus abouties. Toute sa vie est consacrée à ce que Ranpo nomme le tactilisme (shokkakushugi), une approche artistique où les couleurs sont remplacées par le plaisir du contact charnel.

15 La première de ses victimes, Mizuki Ranko, est ainsi enfermée dans une salle entièrement « décorée » par le sculpteur : Mais alors que ses yeux, excités par la peur, faisaient le tour de la pièce, elle découvrit quelque chose de plus effrayant encore. Jusqu’alors, elle n’avait pas particulièrement prêté attention au mur du fond, tant la lampe était faible […], mais comme la voix semblait venir de là, elle concentra son regard vers le fond de la pièce et découvrit que, contrairement à ce qu’elle avait vu jusqu’alors, des parties de corps humain y étaient alignées. Le regard était d’abord attiré par un groupe d’énormes nez ayant chacun au moins près de deux mètres de longueur, faits dans du bois gris de fine texture, luisant comme s’ils étaient bien huilés. […] Près du groupe de nez, toute une variété de lèvres allant de la grandeur nature à la taille d’un tatami étaient exhibées, certaines fermées, d’autres entrouvertes, montrant deux rangées de dents semblables à un mur de pierre, d’autres encore grandes ouvertes, laissant voir jusqu’au fond de la gorge, telles des grottes aux voûtes d’où pendaient comme des stalactites. Plus terrifiant encore était le groupe d’yeux25.

16 Cette construction répond clairement à un programme esthétique, celui de se remémorer par le toucher les femmes magnifiques que le meurtrier avait pu « voir » par le passé. Désormais, Ranpo, à travers son sculpteur, irrigue le texte d’images de corps démembrés : celui de Ranko est retrouvé au fur et à mesure, un membre dans un bonhomme de neige, un autre accroché à des ballons gonflables, sa tête dans une attraction foraine, etc. D’autres femmes subissent le même sort. Systématiquement l’horreur et le grotesque des scènes sont contrebalancés par les discours laudatifs des témoins. La souffrance qui pourrait être légitimement évoquée est ainsi évacuée des différents discours : – Il paraît que quelqu’un a accroché une jambe humaine à vingt ou trente ballons qu’il a lâchés dans le ciel. Et on dit même que c’est le pied d’une femme qui devait être bien belle, disait un homme aux allures d’ouvrier26.

17 Une vision esthétique semble ainsi primer dans le cadre du récit. Cependant un autre type de souffrance, celle infligée au niveau de l’horizon d’attente du lecteur qui se voit refusé un certain type de jouissance (démembrer un corps sous-entendrait forcément la présentation d’une scène de torture), transparaît dans ces quelques lignes. Nous

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verrons dans notre seconde partie que c’est dans l’espace interactionnel qui lie auteur, texte et lecteur que se joue cette spécificité de l’œuvre de Ranpo.

18 L’intrication du beau et du grotesque atteint son paroxysme lorsque la tête est finalement découverte dans une attraction foraine appelée « la femme-araignée »27 : Après avoir roulé sur le sol, la tête de femme fixait maintenant l’espace. L’entaille avait la couleur rose de la viande de bœuf. La mort lui donnait un teint cireux, mais cette femme avait dû être très belle. Elle avait les traits réguliers des masques de princesses qu’on utilise au théâtre28. Ce processus de déshumanisation apparaît clairement avec une des victimes, Madame Pearl. Elle aussi se retrouve enfermée chez le sculpteur. Avant de succomber, elle passe par différentes étapes de déshumanisation : elle devient un « gros singe savant, tout blanc29 », puis un « pantin désarticulé30 », puis un « bernard-l’ermite31 ». La dernière vision du corps de Madame Pearl est symbolique, reprenant les deux topoï de l’esthétique ero-guro-nansensu tels qu’ils sont décrits dans le Nouveau guide illustré de l’insolite et de l’avant-garde, les jambes et les fesses : On vit alors dépasser d’entre les dents géantes deux grosses fesses rondes et deux jambes repliées. […] L’aveugle salivant de joie, se mit à titiller les jambes et les fesses de la jeune femme du bout de son poignard aussi tranchant qu’un scalpel32

19 Le troisième et dernier grand épisode des aventures sanglantes du criminel semble vouloir résumer non seulement l’action du sculpteur, mais aussi et surtout confronter le lecteur à son propre voyeurisme. Ôuchi Reiko fait partie d’un club de veuves, un « véritable lieu de débauche33 ». Pensant avoir mis la main sur le criminel venu la masser34, elle décide de se jouer de lui et d’en faire profiter ses amies. Elle leur propose une séance de voyeurisme au cours de laquelle elle – en fait un mannequin en caoutchouc à son effigie – subira les violences physiques du sculpteur aveugle. Dans un phénomène de reflet fascinant dont l’image du corps souffrant constitue l’axe central, le lecteur assiste à son propre acte de lecture à travers les réactions à la fois horrifiées et fascinées des spectatrices. Ces dernières jouissent non seulement de la souffrance – fictive – infligée lors de ce « spectacle », mais aussi de leur propre souffrance psychologique. Parallèlement, le lecteur jouit de ces mêmes descriptions, mais aussi de la « tension discursive35 » grandissante qui s’instaure, au niveau de la structuration du récit, entre ses propres attentes et la progression de l’histoire. Cet épisode de torture fait ressortir un point essentiel : la déshumanisation du corps est affirmée dès les premiers événements, car le corps de Reiko est remplacé par un mannequin. Il ne s’exprimera donc jamais sous les coups de l’assassin. Ce dernier, d’ailleurs, n’entre pas dans un rapport sadomasochiste puisqu’il ne sait rien des sentiments, des souffrances supposées de sa victime dont il affirme qu’elle n’est « rien ». Quelques extraits de cette longue séquence de sévices nous le montrent : Le monstre aveugle, à califourchon sur son corps, était en train de lui serrer le cou à deux mains. C’était un spectacle terrifiant que de voir cet homme en train d’étrangler une femme nue. Bien que sachant pertinemment qu’il s’agissait d’une poupée de caoutchouc, c’était une scène si cruelle, que les femmes détournèrent instinctivement les yeux avant que l’attrait de la peur ne les fasse revenir craintivement à leur poste d’observation. […] […] Au bout de cette demi-heure, la poupée de caoutchouc représentant Reiko, après avoir été étranglée, malmenée, et avoir subi la plus terrible des offenses, n’était plus qu’une chose informe et pitoyable, abandonnée dans un coin.

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L’aveugle, complètement nu, accroupi aux pieds de sa victime, lui parlait en s’embrouillant à force d’avoir trop bu. – Voyez-vous, Reiko, malgré vos airs de belle veuve éplorée, vous n’êtes rien !… Mais je vais maintenant accéder à votre désir et terminer en beauté. Vous allez voir, c’est très amusant… Tout en parlant, le monstre s’était emparé du gros couteau de boucher qu’il avait apporté, et s’apprêtait à commencer sa tâche macabre. En un instant, la tête, les bras et les jambes furent découpés. Chaque coupure laissait échapper du sang qui jaillissait avec force. Tout en malaxant ces extrémités avec les doigts, le monstre aveugle trépignait comme un enfant qui jouerait avec les couleurs de sa boîte de peinture. […] Il jetait l’un après l’autre les membres découpés dans la baignoire, où ils tombaient en projetant des éclaboussures. Elles ne savaient pas qu’il y flottait déjà un autre corps découpé en morceaux : il y avait en tout deux têtes, quatre bras, quatre jambes et deux troncs qui remplissaient la baignoire, et s’entrechoquaient, si bien que le spectacle avait dépassé le stade de l’horreur pour devenir franchement comique36. Cette scène se termine sur un retournement de situation typique de Ranpo. Les veuves décident de quitter leur poste d’observation avec Reiko qui les attendait. Mais au moment de partir, elles se rendent compte que la personne qui se trouvait à leur côté – dans l’obscurité – n’est qu’un mannequin de caoutchouc. Le second corps dans la baignoire était en fait celui de la véritable Reiko.

20 La possession du corps féminin constitue ici la thématique principale. Cependant, elle s’effectue dans un cadre très particulier : ce corps n’est pas vivant et ne peut exprimer aucune sensation. Les seules informations qui nous sont données le sont à travers les réactions et les paroles des protagonistes. D’une part, les veuves au fait de la supercherie sont partagées entre l’horreur et la fascination. D’autre part, le criminel, qui fait peu de cas de la vie de l’objet de son supplice, s’enfonce dans un plaisir purement individuel où le corps n’est plus qu’un matériau artistique : il est d’ailleurs comparé aux « couleurs » d’une « boîte de peinture ». Mais dans le même temps, le criminel se sait regardé, épié, puisqu’il met en place le subterfuge du mannequin de Reiko dans le poste d’observation. Finalement, dans cette impressionnante mise en abyme où rien n’est vrai, le corps perd toute relation au vivant, il est un simulacre lui aussi, un stratagème narratif. L’auteur propose à ses lecteurs de l’identifier à ce « monstre aveugle » : tout comme ce dernier, il donne à voir à ses lecteurs/spectateurs des mises en scène violentes, sanglantes. L’identification des lecteurs avec les membres du club est sans doute difficile, mais la mise en scène est sans équivoque. Lorsque les femmes décident de quitter leur lieu d’observation parce qu’« elles ne pouvaient regarder plus longtemps37 », le lecteur qui se trouve dans la même position que ces femmes est confronté à sa propre attirance/répulsion : va-t-il continuer à lire ? Va-t-il abandonner la lecture à cet instant ? Le contrat qu’a mis en place Ranpo stipule, bien sûr, que le lecteur poursuive cette lecture, mais au prix d’assumer ce voyeurisme mortifère focalisé sur le plaisir du démembrement d’un corps dont la souffrance est supposée, mais jamais véritablement explicitée. Comme le criminel, Ranpo prend ainsi au piège son lecteur.

21 Finalement, on perd la trace du sculpteur. Il laisse juste au monde une œuvre qu’un confrère finit par retrouver. Il découvre son atelier et ses amas de morceaux de chair, mais surtout l’œuvre finale du criminel qu’il est bien en peine de juger avec ses propres critères esthétiques. Si chaque fragment de corps est beau selon les normes esthétiques contemporaines, l’ensemble est difficilement évaluable selon ces mêmes critères. La

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statue exposée obtient un vif succès suite à un article sur le tactilisme où sont chantées les louanges de cet art : C’était une statue de plâtre qui représentait une femme nue. […] En fait, elle avait des formes absolument délirantes, et l’on n’avait certainement jamais rien vu de tel jusqu’à présent dans une exposition. Personne, même pas un adepte de quelque mouvement dadaïste, n’aurait pu la revendiquer38. […] Cette femme nue avait un corps, mais aussi trois visages, quatre bras et trois jambes. De plus, ces visages, ces bras et ces jambes, grands, petits, gros ou maigres, semblaient complètement disparates. Partant du principe que les proportions sont parties intégrantes de la beauté, on pouvait dire sans se tromper que cette œuvre était complètement ratée. […] La laideur de cette statue tenait plus du déséquilibre instauré entre les différentes parties du corps que du trop grand nombre de bras et de jambes, ce qui faisait qu’au premier coup d’œil, on n’avait pas l’impression de se trouver devant un corps humain39. Cette statue, comme l’expliquent les dernières lignes du texte, est une composition des sept femmes que le sculpteur avait kidnappées et démembrées, ne gardant de chacune de ces victimes que les fragments à son goût pour en faire des moulages. Elle rappelle le travail plastique de Hans Bellmer (1902-1975) dans les années 1930 sur des poupées qu’il reconfigurait en mettant en avant leur aspect sexuel. Alyce Mahon explique que ces mises en scène comportaient aussi un message politique : Bellmer marquait son opposition à la vision normée du corps nazi40. Il est difficile de voir dans La Bête aveugle un manifeste du même genre, car Ranpo ne s’est jamais exprimé à ce sujet41. Cette reconfiguration du corps féminin, au-delà d’un esthétisme extrême, pourrait être cependant l’expression non structurée d’une position politique de l’auteur japonais, dirigée contre la mise en place d’une esthétique normée et normative.

22 Ce discours reste cependant ambigu du fait même de l’ambivalence de la littérature populaire : Ranpo demeure avant tout un auteur de roman policier et se doit de présenter « des personnages aussi proches que possible d’un type idéal reconnu par l’opinion commune, la doxa42 » et ses personnages de victimes presque toutes féminines viennent confirmer ce stéréotype littéraire de la femme objet, qui ne parle pas, qui ne s’exprime pas. L’utilisation systématique de victimes féminines comme support d’un « proto-discours » politique antinormatif pourrait laisser penser que les récits de Ranpo restent malgré tout foncièrement marqués par les rapports de force entre les deux sexes tels qu’ils sont envisagés au Japon dans la première moitié du XXe siècle avec une épouse soumise à son mari et, plus généralement, une femme soumise à l’homme d’un point de vue social43, et ce malgré la présence médiatique des moga (modan gâru), les consœurs japonaises des garçonnes et des flappers44. Cependant, comme nous le verrons dans notre seconde partie, la prise de parole de certaines héroïnes va venir « bousculer » le héros masculin et cette vision traditionnelle du rapport homme/ femme.

23 Le corps féminin, tel que tente de se l’approprier le sculpteur en le démembrant, n’est finalement et de manière paradoxale jamais considéré comme un corps vivant. Les interactions avec les mannequins, l’étonnante porosité entre ces deux types de corps montrent une utilisation singulière de la souffrance : elle est étrangement absente, comme si son occultation grâce à l’instrumentalisation du corps souffrant permettait à Ranpo d’envisager un renouvellement esthétique du roman policier basé sur un rapport beaucoup plus complexe entre l’auteur, le texte et le lecteur.

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Au-delà du corps féminin

24 Dans sa quête de mises en scènes grotesques pour attirer son lecteur contemporain, Ranpo propose des textes très originaux. Dans « Vermine » (« Mushi », 1929), la victime est la proie de pulsions agalmatophiliques45. Ranpo raconte l’amour non partagé de Masaki Aizô pour l’actrice Kinoshita Fuyô. Tout comme dans les textes vus précédemment, la question du corps souffrant n’est jamais explicitement abordée, d’autant plus que l’histoire s’appuie sur l’évolution des rapports entre un homme et un corps mort, par conséquent dénué de sensibilité.

25 Cette relation à sens unique débute par une description fragmentée du corps de l’artiste : ses cheveux, son nez, l’artère de son cou, la plante de ses pieds ou, encore, « une minuscule égratignure sur un mollet, soulignée par du sang coagulé46 ». Masaki Aizô finit par assassiner Fuyô mais plutôt que se débarrasser du corps, il s’enferme avec lui et tente de lui faire conserver une éternelle beauté en essayant différentes techniques d’embaumement et de momification. Il essuie échec après échec et le corps se putréfie irrémédiablement. Cependant, alors que des images de plus en plus terribles sont décrites, Ranpo prend bien soin de les lier toujours à un aspect esthétique : Au toucher, il était clair que le corps avait atteint le stade de la rigidité absolue, mais ce corps pâle et légèrement gonflé qui brillait offrait au regard l’impression d’un bel animal au sang froid vivant au fond des mers. Jusqu’au matin, les sourcils froncés avaient accentué la terrible souffrance du visage, alors qu’à présent, la jeune femme arborait l’expression de pureté de la Sainte Vierge47 […]. Cette pureté virginale laisse pourtant bientôt la place à la triste réalité du corps et de son évolution : La chair que toucha Masaki avait la mollesse du tôfu, et il constata que la rigidité post mortem s’était atténuée. Mais ce qui le bouleversa par-dessus tout, ce fut de découvrir ces innombrables taches cadavériques. Les « blasons », inquiétants motifs ronds et grisâtres aux contours irréguliers, recouvraient entièrement le corps de Fuyô. Une armée de vers microscopiques, d’une espèce inconnue et qu’on ne voyait ni remuer ni proliférer, rongeaient méticuleusement leur territoire, millimètre par millimètre, avec la précision d’une horloge48.

26 Masaki, refusant de laisser se dégrader le corps de Fuyô, décide alors de le maquiller. De son vivant, Fuyô était belle, mais la Fuyô actuelle, outrageusement maquillée, était parée d’un charme indéfinissable, plus éclatant encore que de son vivant49. Les dernières descriptions données par Ranpo associent encore une fois grotesque (« femme sumô50 », « bébé géant51 ») et esthétisme (« poterie de Sôma52 »). Les dernières lignes de « Vermine » se veulent le lieu où horreur et expression de l’amour fou se partagent l’instant : À l’étage de l’obscure bâtisse, dans une odeur suffocante, étaient étendus deux cadavres. L’un fut immédiatement identifié comme celui de Masaki Aizô ; quant à l’autre, en raison de son état de décomposition avancée, de longues heures d’étude furent nécessaires pour reconnaître celui de la célèbre actrice Kinoshita Fuyô, portée disparue. Le corps crispé, torturé par les affres de l’agonie, Masaki Aizô avait le visage enfoui dans les entrailles de Fuyô, les doigts agrippés à la hanche putréfiée de sa bien-aimée53… Tandis que le corps de Fuyô évolue irrémédiablement vers un autre état sans qu’il ne soit jamais fait mention d’une quelconque souffrance, la fin de Masaki semble avoir été marquée par l’agonie mais, ici encore, Ranpo ne donne jamais la possibilité aux lecteurs de découvrir au cours de son récit le processus de cette souffrance du point de vue du

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personnage masculin. Les descriptions se focalisent entièrement sur le corps de sa victime, corps qui n’est cependant plus humain, qui devient une poupée sur laquelle Masaki tente une série d’expériences, la dernière, vouée aussi à l’échec, étant l’embaumement. En toute hâte, Masaki ressortit en ville pour acheter une brosse et du blanc de Chine. Après avoir dilué cette poudre dans une cuvette, il recouvrit tout le corps de Fuyô comme un maître de marionnettes de taille humaine, qui mettrait la dernière main à son œuvre. Une fois les tâches dissimulées, à l’aide d’un banal pinceau qu’utilisent généralement les peintres, il entreprit d’estomper en rose le dessous des yeux, comme s’il maquillait le visage d’un acteur54 […]. On retrouve les mêmes préoccupations que le sculpteur de La Bête aveugle qui « joue avec les couleurs de sa boîte à peinture ». Plus généralement, tous les criminels que nous avons rencontrés jusqu’à présent, l’homme-araignée dans son panorama, le sculpteur avec ses différentes victimes, Masaki avec Fuyô, font œuvre artistique en travaillant un matériau, le corps féminin, qui n’est plus vivant et qui est d’ailleurs parfois remplacé par un mannequin en caoutchouc. Masaki tente par tous les moyens de bloquer cette évolution du vivant comme s’il voulait rejeter la vie sans cesse fluctuante hors du corps de Fuyô : les tentatives finales de transformation en une momie constituent l’expression de ce refus de voir ce corps idéalisé se dégrader sous l’effet du pourrissement.

27 Le processus de décomposition physique, volontaire ou involontaire, constitue un marqueur identitaire du roman policier : attenter à l’intégrité du corps est consubstantiel au genre. Ranpo réinvestit cet aspect mais en le détournant. Non seulement message subrepticement politique, le corps décomposé devient aussi un objet de travail, une palette avec laquelle les criminels – mais également l’auteur – composent une œuvre nouvelle.

Le corps hybride : reconfigurer le monde

28 Dans cette typologie singulière, il existe une dernière catégorie, qui est sans aucun doute la plus caractéristique au point d’innerver nombre des récits de Ranpo, que ce soit thématiquement ou formellement : il s’agit du corps hybride. La création du sculpteur de La Bête aveugle participe de cette thématique. Le lecteur est aussi confronté à l’instabilité foncière des corps apparaissant dans ses récits : ils ne peuvent être simplement beaux et en pleine santé, conformes aux critères eugénistes en vogue dans les années 1930. Non seulement des personnages aux évolutions anormales, mais aussi des êtres dont la nature a été profondément remaniée habitent les créations de Ranpo. Enfin, ici aussi, mais de manière encore plus radicale, la souffrance de ces corps transformés par la chirurgie ou par des manipulations inspirées de l’évolutionnisme de Lamarck est complètement absente des discours des personnages et de l’auteur.

29 Le récit exemplaire est « Le démon de l’île isolée » (« Kotô no oni », 1930) où l’écrivain déploie tout son savoir-faire de conteur autour d’une fable sur le corps malléable, parce qu’hybride. Après toute une série de rebondissements menant les deux héros masculins – dont le narrateur – sur une île isolée pour démasquer le commanditaire des meurtres de la fiancée de ce dernier et du premier détective embauché pour résoudre l’affaire, ils découvrent plusieurs êtres hybrides, créés par la main même de l’homme : Il y avait une infirme qu’on appelle vulgairement une femme-ours dont la moitié du visage était recouverte de poils comme si on l’avait badigeonné d’encre. Ses membres étaient normaux mais elle ne semblait pas être suffisamment alimentée et

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avait le teint pâle. Elle marmonnait quelque chose d’incompréhensible mais paraissait cependant heureuse. Il y avait un enfant ressemblant à une grenouille, dont les articulations des jambes étaient retournées. Il avait dix ans à peine, un mignon petit visage et sautillait avec entrain à droite et à gauche avec ses jambes malformées. On voyait aussi trois nains. Une tête d’adulte sur un corps d’enfant, voilà quelque chose de normal pour de telles personnes, mais, contrairement à ceux que l’on pouvait trouver dans des fêtes foraines, ils avaient l’air très affaibli et leurs membres, telles des méduses, sans force. Ils semblaient avoir de la peine à marcher. L’un deux ne pouvait pas se mettre debout et rampait sur les nattes comme un pauvre bébé. Tous les trois arrivaient tout juste à soutenir leurs têtes avec leurs faibles corps. En voyant dans le long couloir sombre grouiller tous ces infirmes, au premier rang desquels se trouvaient les jumeaux dont les corps avaient été fondus55 […]. Ces êtres tout droit sortis d’un imaginaire partagé alors avec l’Occident56, dont l’expression artistique contemporaine la plus connue est le film de Tod Browning Freaks57, ont tous été créés par Moroto Jôgorô (Moro-to étant un clin d’œil évident au Docteur Moreau de H. G. Wells) dans un seul but : se venger du monde extérieur qui n’a eu de cesse durant son enfance de se moquer de son propre handicap, le fait d’être bossu. Il vend ainsi des enfants qu’il a eu soin de transformer et qui deviennent des attractions foraines. Parmi ces êtres, il en est un qui sort du lot : les enfants siamois présentés comme jumeaux mais qui se révèlent être deux enfants, une fille et un garçon, attachés chirurgicalement à leur naissance par Moroto. On apprendra vers la fin du récit que la fille n’est autre que la petite sœur de la promise tuée au début du roman. Le narrateur en tombe amoureux et demande à son ami médecin de redonner leur liberté aux deux adolescents.

30 Dans cette histoire baroque la difformité joue deux rôles : celui d’attirer l’attention du lecteur ero-guro-nansensu, mais aussi celui de proposer une série de discours ambivalents sur la normalité du corps, ambivalence provoquée par la prise en compte ou pas par le narrateur du lecteur contemporain. Le discours « officiel » s’appuie sur le retour à la normalité dans les dernières lignes du texte : les enfants transformés subissent des opérations chirurgicales et esthétiques pour retrouver une « forme normale ». De ce point de vue, le message semble à l’opposé de celui de Freaks où la communauté des « monstres » se rebelle et se venge sur Cléopâtre la trapéziste. L’exemple le plus frappant est celui de Hide, la femme du narrateur. Le corps hybride des jumeaux siamois ne peut être viable dans la société japonaise contemporaine, il doit retrouver une unité : Ce n’est pas la peine que j’écrive des lignes et des lignes sur ma joie lorsque Hide, sa plaie guérie, apparut devant moi les cheveux parfaitement arrangés, maquillée et vêtue d’un superbe kimono en crêpe, et lorsqu’elle m’adressa ensuite la parole dans la langue de Tôkyô58. Le retour à la vie humaine passe ainsi par une normalisation des vêtements, de la langue parlée et du corps. Pour reprendre les termes de Jim Reichert, le corps ero-guro- nansensu est discipliné59 dans le sens où il ne devient acceptable (et dans le récit, mariable) qu’une fois qu’il a été débarrassé des oripeaux des expériences du savant fou Moroto. Cet eugénisme qui ne dit pas son nom est fortement présent à la fin du récit : alors que les personnages au corps hybrides ou transformés redeviennent des « êtres humains normaux » (seijô na ningen60) et peuvent reprendre une vie normale, ceux pour qui la transformation est impossible sont punis, emprisonnés ou meurent. Ranpo semble adopter ici la vision communément admise d’une société à la recherche d’un

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corps social parfait où toute anormalité pourrait entraîner une dégradation de la société en son entier61. La mort finale du second héros, homosexuel, participe, mais de manière très ambiguë, à cette vision d’une société idéalisée. En effet, l’analyse des discours intradiégétiques (entre le narrateur et le personnage homosexuel) et ceux extradiégétiques (entre le narrateur et les lecteurs) nuance le discours général concernant les « êtres non conformes62 ». Ce double discours est aussi perceptible à propos de la difformité : la vengeance de Moroto provient en effet du conformisme social qui rejette les éléments catégorisés comme non sains. S’il en est venu à cette extrémité, s’il s’est enfermé sur cette île isolée, c’est parce que la société qui a ostracisé une partie de sa famille à cause de sa malformation physique l’y a poussé. Les corps monstrueux ont une « fonction révélatrice63 » : ils prennent ici, à travers leur anormalité et, pour certains, leur hybridité, le statut de message politique dénonçant la biopolitique du corps normé. Mais de manière très lucide, l’un des héros emploie à propos du projet de Moroto le terme d’ « utopie démoniaque » (oni no yûtopia64), l’objectif de Moroto ne constituant finalement qu’un second eugénisme, au profit des corps difformes.

31 La reconfiguration des corps trouve son aboutissement dans un autre roman que Ranpo considère comme un « enfant malformé » (kikeiji) : Au paroxysme de l’insolite (Ryôki no hate, 1930)65. Dans ce récit, plus d’utopie basée sur une vengeance personnelle menant à la disparition des êtres « normaux », mais un complot organisé par le « gang des chauves-souris blanches » touchant différentes personnalités à la tête de l’État (hommes politiques, hommes d’affaires, militaires, etc.66) devant être remplacées par des sosies grâce à la chirurgie esthétique pour laquelle Ranpo a souvent marqué son intérêt. Les transformations corporelles ne cherchent pas ici à réintégrer certains individus dans la communauté « normée » des corps. Mais tout comme le projet de Moroto, et même si l’objectif du gang est d’abord financier, l’implication politique est bel et bien présente. Surtout, les dernières pages du récit qui s’attardent longuement sur les techniques chirurgicales se terminent par une remarque qui renvoie à l’aspect artistique. Pour créer un visage absolument identique à un modèle existant il faut trouver une personne dont la taille, l’ossature et l’aspect sont les plus proches de ce modèle. Le professeur Ôgawa, tout comme l’avaient fait les spécialistes des empreintes digitales, avait classé en plus d’une centaine de types les formes de la tête et du visage des hommes. Lorsqu’il faut créer le double d’un humain, il est nécessaire que le modèle et les matériaux appartiennent au même type. Par exemple, pour construire le faux Akechi Kogorô, on trouva une personne à l’apparence la plus proche de ce dernier (Aoki Ainosuke était justement cette personne) et le professeur se rapprocha du modèle, l’observa comme un peintre examine son modèle, et, de retour dans sa clinique, face à plusieurs photographies de celui-ci, il se lança dans son opération chirurgicale67. À nouveau, l’acte de peindre est utilisé par Ranpo pour définir cette transformation, faisant de celle-ci un geste artistique en même temps qu’une activité scientifique. Le professeur Ôgawa, tout comme Moroto, constituent deux exemples typiques de savants fous qui deviennent des héros incontournables de la littérature et du cinéma dès le début du XXe siècle. Nous avions déjà évoqué le docteur Moreau qui avait donné son nom à Moroto68. Le personnage du savant fou est récurrent dans la littérature policière japonaise des années 1920 et 1930. Sari Kawana y voit non seulement l’influence des récits occidentaux et le puissant attrait pour la science, mais aussi un parallèle avec la montée en puissance du militarisme, de l’eugénisme qui sera légalisé en 194069. Les

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savants fous qui apparaissent dans l’œuvre de Ranpo ont cependant comme spécificité de s’intéresser à la reconfiguration corporelle, non pas en tant que telle (il n’est jamais fait mention d’un plaisir ou plus simplement d’un attrait pour l’acte de transformation), mais en tant qu’outil. Ce recentrage a pour conséquence de rendre caduque la description de la souffrance du corps. Pour reprendre les termes de Kawana, « [s]uivre l’évolution du sous-genre des “meurtres par des savants fous” dans le cadre du roman policier moderne japonais revient à être le témoin d’un déplacement graduel de l’articulation de la motivation du crime, du personnel à l’impersonnel, ou du subjectif à l’objectif70 ». Ainsi, dès la fin des années 1920, l’écrivain japonais présente dans ses œuvres ce changement de paradigme et l’exprime avec les moyens que lui offre le genre policier : une déshumanisation générale de la personne remplacée par des corps dénués de toute subjectivité. Mais Ranpo ne se limite pas à cette réappropriation magistrale. Comme nous allons le voir, il la détourne et s’en sert pour guider son lecteur vers une approche beaucoup plus ambiguë de cette déshumanisation.

32 Tous ces corps mutilés, démembrés, transformés forment une palette des possibles configurations corporelles dans les œuvres policières de Ranpo. Dans de nombreux cas dont nous n’avons montré que les plus exemplaires, ils constituent une technique répondant parfaitement aux critères esthétiques de l’époque des années 1920 et 1930. Les atteintes physiques qui pourraient jouer l’élément déclencheur pour décrire des corps souffrants se voient investies d’un autre objectif, celui de permettre la description de corps mutants. Cependant, il reste un texte qui paraît résister de prime abord à cette analyse. « La chenille » semble en effet prendre le contrepied des figures évoquées jusqu’à présent : ici, c’est le corps masculin qui est malmené, c’est une femme qui lui fait subir des sévices et le corps semble bel et bien constituer l’horizon discursif final. Comment s’intègre alors ce récit dans l’œuvre de Ranpo ? En constitue-t-il seulement un épiphénomène ? Puisqu’il s’articule autour des sévices d’une épouse envers son mari, la question du statut du corps souffrant dans cette nouvelle se pose avec d’autant plus d’acuité.

« La chenille » : la clé de l’inversion générique

33 Rares sont les récits où l’on retrouve ce type d’inversion genrée : « Et voilà O-sei ! » (« O-sei tôjô », juillet 1926), « Un amour ingrat » (« Hitodenashi no koi », octobre 1926), « La bête dans l’ombre » (« Injû », août à octobre 1928), « La chenille » (« Imomushi », janvier 1929) et « Le lézard noir » (« Kurotokage », janvier à novembre 1934). Ces textes partagent de nombreux points communs dans l’organisation du récit. L’enfermement des personnages dans des lieux clos est ainsi récurrent : la victime meurt asphyxiée dans un coffre dans « Et voilà O-sei ! » ; dans « Un amour ingrat », la victime a l’habitude de se cloîtrer dans un grenier à riz ; dans « La bête dans l’ombre », le corps de la victime est retrouvé coincé sous les latrines d’un embarcadère ; dans « Le lézard noir », on tente de tuer Akechi Kogorô en l’enfermant dans un canapé. Dans ces cinq récits, les criminelles sont toutes des femmes et les victimes des hommes. Cependant « La chenille » se démarque par l’unité d’action, de lieu (la dépendance d’une demeure) et de temps (quelques jours – même si le texte est traversé par de nombreuses analepses) et par une focalisation sur la relation entre Tokiko, l’épouse, et le lieutenant Sunaga, le mari.

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34 Le corps de ce dernier a été réduit à l’état de tronc lors de la guerre russo-japonaise de 1904-1905 : plus de jambes, plus de bras, un visage méconnaissable, son seul lien avec le monde extérieur résidant en ses yeux. Sa femme, en bonne épouse telle que la définit l’État japonais d’alors71, prend soin de lui et semble donner le change face à une société qui loue son travail d’épouse mais qui l’oublie de plus en plus alors que les bruits de la guerre s’éloignent et que les gens se détournent d’eux. Un éclat d’obus l’avait atrocement défiguré. Le lobe de son oreille gauche avait été entièrement arraché et seul restait un petit trou noir à la place ; de même, une balafre ponctuée de points de suture remontait de la commissure des lèvres jusque sous l’œil gauche, tandis que du côté droit, une affreuse cicatrice courait de la tempe vers le sommet du crâne. Sa gorge était creusée comme si elle avait été évidée, et ni son nez ni sa bouche n’étaient reconnaissables. Pourtant, au milieu de cette face hideuse, brillaient deux yeux clairs et ronds, presque enfantins, pétillant de colère72. Quant à son corps, sa description vire au grotesque : D’après les médecins, c’était un miracle qu’il ait survécu à l’amputation de ses quatre membres. Les journaux avaient consacré de nombreux articles à son cas tragique, et dans l’un d’entre eux, le lieutenant Sunaga avait même été comparé à une « pathétique poupée brisée ». […] Le plus étonnant était qu’il avait gardé de sa robuste constitution un torse très développé et un solide appétit. Manger était devenu sa seule distraction […], son abdomen s’était gonflé comme une outre lustrée, plein à craquer. Sur ce corps réduit à un tronc, l’obésité prenait des proportions effrayantes73. Cette description du corps blessé, mutilé, est une référence directe aux images des gueules cassées qui circulent alors en Europe et au Japon dans des revues et des fascicules du mouvement ero-guro-nansensu, sous couvert parfois d’un antimilitarisme sincère, parfois simplement dans une volonté de surenchère dans la présentation d’images dérangeantes et violentes74.

35 Si le corps de Sunaga est dans les premières pages du texte l’objet de la pitié des personnages mais aussi, sans doute, des lecteurs, cette compassion n’est jamais dirigée vers la souffrance physique que le lieutenant a pu endurer. Cette dernière est en effet occultée par le discours héroïsant tenu par les autorités à l’endroit du militaire courageux et de son épouse dévouée. Ranpo amène ainsi le texte dans une autre direction : ce corps abîmé est décrit comme l’objet sexuel de son épouse qui, face à son mari impotent et totalement dépendant d’elle, obtient une satisfaction sexuelle en le maltraitant. Finalement, les yeux de son mari, seule source de liberté pour ce dernier, sont impitoyablement crevés par son épouse qui, dans un élan de violence, ne supporte pas qu’il puisse encore être libre. Nous avons là l’image d’Épinal des fantasmes ero-guro- nansensu de l’époque, mais dans un schéma inversé : le grotesque du corps souffrant de Sunaga devient l’objet érotique de son épouse, qui voit dans la violence infligée à son époux une échappatoire à une vie entièrement dévouée à ses soins.

36 Le rapport au corps de son mari en dit long sur la relation de Tokiko à la souffrance, et plus généralement sur le plaisir que peut ressentir le lecteur en découvrant ce récit. Tokiko ne peut que deviner à travers les mouvements des yeux (et quelques mots griffonnés sur un papier avec la bouche) ce que ressent Sunaga. Leurs rapports se « cérébralisent » alors même que c’est justement le corps physique de son mari, son appétit sexuel, qui semblent devenir leur seul point d’entente : L’explosion [de la bombe], en outre, avait diminué ses facultés mentales au point qu’il en était réduit à la recherche de la satisfaction bestiale d’un appétit sexuel insatiable. En même temps, au sein même des ténèbres de son cerveau embrumé, le

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souvenir de la morale rigide de son éducation militaire faisait de lui le témoin impuissant de sa propre déchéance. C’était à cette lucidité que Tokiko attribuait l’angoisse qu’elle lisait dans son regard enflammé par le désir. Elle avait, pour sa part, découvert le plaisir qu’elle tirait du spectacle de sa souffrance. D’un naturel craintif et timide, elle avait pris goût à faire souffrir plus faible qu’elle, et les tourments qu’elle pouvait infliger à sa guise au malheureux l’excitaient chaque jour davantage75. Cet extrait est celui qui offre le plus de place à la souffrance, mais le texte français ne doit pas tromper. Une lecture du terme japonais correspondant à ceux de « souffrance » et « tourments » (kumon) nous indique qu’ils font tout autant référence à la souffrance psychologique qu’à la souffrance purement physique. Le seul canal qui pourrait permettre à Sunaga d’exprimer clairement cette douleur physique, les yeux, avant d’être définitivement détruit, ne joue pas ce rôle. N’y apparaissent que des « expressions » (hyôjô) : Le plus fascinant était qu’il ne disposait que de ses deux grands yeux ronds pour manifester ses réactions aux souffrances qu’elle lui infligeait : son regard exprimait tour à tour la détresse et la colère pour finir par pleurer de rage et d’impuissance76. Tokiko – qui s’en effraie – ne peut contenir ses pulsions sadiques, mais la décision autoritaire et auctoriale de Ranpo de ne pas décrire les tourments physiques du point de vue du mari en le privant de tout moyen de communication renforce ce paradoxe du texte où la souffrance sous-jacente n’est finalement pas exprimée. L’auteur se limite ainsi à des expressions en lien avec des sentiments (« détresse », « colère », « rage », « impuissance »). « La chenille » est exemplaire de ce point de vue : alors que la thématique abordée pouvait se prêter à des descriptions précises des souffrances du point de vue de Sunaga, Ranpo s’y refuse. Et il s’y refusera dans toutes ses œuvres, préférant se concentrer sur un autre type de description, celui de la transformation des corps.

37 L’acte final de Tokiko n’est pas simplement, nous semble-t-il, l’expression d’un sadisme poussé à son paroxysme – même s’il peut être lu ainsi. Il représente tout autant une métaphorisation de la vision du corps chez Ranpo. En effet, « La chenille » constitue le point de bascule entre l’humanité et la déshumanisation à l’œuvre chez cet auteur. Cet instant qui mène non seulement de l’homme à l’animal, mais aussi du vivant à la mort est plusieurs fois marqué dans le texte grâce aux métaphores animales qu’il utilise pour décrire Sunaga, « animal77 », « poulpe78 », « chenille », termes dont l’environnement textuel est mortifère : « à l’agonie79 », « bouilli80 ». Cette conflagration de la mort et du vivant est parfaitement résumée par l’oxymore « cadavre vivant » utilisé pour décrire le nouvel état du mari aveuglé.

38 Dans les dernières pages Tokiko reste seule du côté de l’humanité – mais quelle humanité ! – tandis que Sunaga disparaît totalement. Son corps, viril et puissant, a dévalé toutes les phases de la déshumanisation pour se retrouver dans un espace souterrain, un puits dans lequel il se suicide à la fin de la nouvelle. La métamorphose de la chenille a bien eu lieu, mais pas vers le papillon symbole de liberté. « La chenille » constitue ainsi, d’un certain point de vue, un texte programmatique dans l’œuvre de Ranpo : ce n’est pas la description d’un corps statique, muré dans sa souffrance, qui lui importe, mais celle d’un corps en constante évolution, en continuelle transformation, qu’elles soient positives ou négatives. Ce décalage dans son centre d’intérêt explique, pour une large part selon nous, l’utilisation du corps souffrant non pas comme thématique principale, mais comme moyen pour provoquer une jouissance de la malléabilité corporelle. Mais qui « profite » de cette jouissance ?

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39 Une partie de la réponse se trouve dans le rapport que Ranpo entretient avec son lecteur. Nombre de ses récits sont marqués par une importante présence d’appels adressés à ce dernier, mettant en place un schéma narratif où il est très fortement guidé (trompé parfois) par le narrateur (et par conséquent l’auteur). Il s’ensuit une dépendance du lecteur qui voudrait voir fonctionner le texte à son rendement le plus élevé81. Chez le lecteur envisagé par Edogawa Ranpo, il n’y a ainsi jouissance que lorsqu’il accepte de « lâcher prise » et la mise en place d’une « illusion discursive » : la fiction qui s’installe entre le lecteur et le texte débute lorsqu’il se met en position d’écoute.

40 De manière emblématique, Tokiko est surdéterminée par l’acte de lecture : elle lit à son mari les articles de journaux relatant ses exploits guerriers, elle tente de déchiffrer ses messages à travers son regard, à travers les coups qu’il donne sur le sol pour lui marquer sa colère, sa désapprobation, et les rares mots qu’il arrive à écrire avec sa bouche et un crayon. De ce point de vue, le lecteur est incité par Ranpo à continuer son acte de lecture jusqu’aux derniers mots. Tout comme Tokiko qui tente de lire son mari, le lecteur veut connaître le « fin mot de l’histoire ». Tout comme Tokiko qui veut prendre du plaisir à travers son mari, le lecteur cherche la jouissance à travers le texte de Ranpo. La jeune épouse s’approprie son mari en coupant le dernier axe de communication indépendant qu’il avait pu préserver : les yeux, confirmant par là- même l’importance de l’acte de communication dans la relation du couple. Tokiko déshumanise en fait doublement son mari : par la perte de la vue mais aussi par la perte symbolique de sa virilité sexuelle82.

41 Cependant, Ranpo montre la futilité de cette tentative qui se veut l’expression d’une toute-puissance : il achève la nouvelle par le suicide de Sunaga, acte définitif pouvant être considéré comme l’expression de l’autonomie paradoxale du sujet sur son propre corps auquel il ôte la vie pour montrer qu’il existe. Tokiko, la lectrice, n’aura jamais été maître de son mari. C’est finalement lorsqu’elle avait laissé la communication s’établir – difficilement certes – entre son mari mutilé et elle-même qu’elle avait eu accès à un certain type de jouissance. L’étrange chose en son pouvoir qui ne pouvait ni se déplacer, ni parler, ni entendre, n’était pas un bout de bois ou un morceau de glaise, mais un être humain pétri de chair et d’émotions. Le plus fascinant était qu’il ne disposait que de ses deux grands yeux ronds pour manifester ses réactions aux souffrances qu’elle lui infligeait : son regard exprimait tour à tour la détresse et la colère pour finir par pleurer de rage et d’impuissance… Le jeu se répétait à l’infini : le lieutenant était à la fois terrorisé par sa femme et fou de désir, tandis que, de son côté, elle avait découvert le plaisir extrême de l’exciter et de le faire souffrir83.

Du corps (non) souffrant à une narrativité subversive

42 L’inversion généralisée qu’entreprend Ranpo dans ce texte en particulier lui permet d’apporter une réflexion originale à propos de certains schémas traditionnels propres aux productions culturelles de l’ero-guro-nansensu, basées sur l’érotisation du corps féminin et la représentation de la souffrance. La majorité de ses récits dans cette veine sont en décalage : la femme est certes toujours l’objet d’une forte érotisation, mais l’expression de la souffrance est réduite à la portion congrue. D’autre part, cette érotisation du corps féminin, qui plus est japonais, ne prend pas les voies attendues à cette époque – celle de l’ero du triptyque ero-guro-nansensu – puisque les corps mis en avant consistent en des remodelages grotesques, veine plutôt utilisée pour décrire

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l’aspect physique des peuples dits « primitifs ». Ce phénomène est clairement marqué par l’utilisation des mannequins qui viennent souvent remplacer le corps féminin vivant. La femme perd toute possibilité de s’exprimer, elle n’est plus un sujet pensant, mais un simple objet, un outil. Dans « La chenille », le rôle de victime normalement tenu par la femme est pris en charge par un homme.L’interdiction, en 1938, du texte par les autorités peut trouver une explication dans cette inversion84. La virilité en berne dans cette nouvelle constitue l’expression d’une remise en question des attributs genrés des rapports de force entre l’homme et la femme85. La réification d’un corps féminin pouvait être acceptée, la violence à son encontre aussi, mais pas celle infligée à un corps masculin représentant les forces armées et sous la domination d’une épouse considérée socialement comme exemplaire.

43 L’ambivalence de l’œuvre de Ranpo est maximale dans cette nouvelle. Elle permet tous les discours : celui du plaisir de la lecture ero-guro-nansensu, celui de la lecture politique telle qu’elle fut pratiquée par les sympathisants des mouvements prolétariens, qui y voyaient une attaque contre le bellicisme de l’État japonais, celui des autorités qui considéraient que le texte allait à l’encontre de l’unanimisme exigé à propos des forces armées. L’inversion – dans le cadre de la fiction – des positions de force au niveau du genre avec pour focalisation le corps de Sunaga rend possible cette ambivalence qui laisse percevoir une pratique assez perverse de l’écriture et de la lecture de Ranpo.

44 Identifié comme représentant de la littérature populaire, cet écrivain expérimente une nouvelle écriture combinant le suspense inhérent au genre policier à une focalisation décalée à l’intérieur de ses récits. Or, contrairement à ce qui se produit en Europe où les avant-gardes s’intéressent fortement aux productions populaires et à leur inventivité narrative (par exemple les aventures de Fantômas encensées par les surréalistes), les avant-gardes japonaises sont restées fortement ancrées dans une vision bipolaire de la littérature avec, d’une part, une production noble et, d’autre part, la « littérature populaire » (taishû bungaku)86. Ranpo, dans les premiers temps de son travail d’écrivain, considérait le roman policier comme une troisième voie, ni littérature populaire, ni haute littérature, évoquant dans certains essais une « intellectual literature »87.

45 Le refus des conventions littéraires s’exprime chez Ranpo avec les outils du roman populaire : les corps normés sont systématiquement questionnés et le corps souffrant est sans cesse réinvesti. Mais, tout en s’appuyant largement sur les codes du roman policier, Ranpo expérimente en changeant, comme dans « La chenille », certains attendus du genre, en inversant les présupposés des lecteurs. Comment ne pas voir dans les dernières lignes de « La chenille »un lien avec le mouvement littéraire moderniste et avant-gardiste Shinkankaku-ha (École des sensations nouvelles)88 qui voulait créer une nouvelle langue littéraire japonaise empruntant pour une part aux techniques surréalistes et dadaïstes ? Dans un des textes représentatifs de ce mouvement, « La mouche » (« Hae », 1923) écrit par Yokomitsu Riichi (1898-1947), le point de vue adopté est celui d’une mouche89. Dans « La chenille », Sunaga effectue le même mouvement de chute à la fin de la nouvelle.

46 Après avoir violemment clos les yeux de son mari, Tokiko ferme les siens. Après toute cette tension exacerbée, le calme et l’obscurité s’abattent sur les personnages et le lecteur. Tokiko avait fermé les yeux. Une chenille avançait lentement le long d’une branche de bois mort ; arrivée à l’extrémité, elle tombait dans l’obscurité sans fond de la nuit90.

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BIBLIOGRAPHIE

Conclusion paradoxale, le corps souffrant, constamment présent en filigrane dans les textes d’Edogawa Ranpo par les démembrements, les recompositions, les violences, est systématiquement détourné de l’objectif attendu par les lecteurs. Cette trialectique trompeuse entre l’auteur, le texte et le lecteur, permet à Ranpo de proposer, dans le cadre contraignant du roman policier, des œuvres dérangeantes. Si les thèmes abordés sont dans la droite ligne de l’ero- guro-nansensu, la structure même des récits est poussée dans ses limites génériques. Tout en conservant une apparente conformité avec les canons esthétiques de la littérature populaire, Ranpo innove, expérimente et fait donc souffrir, bien plus que ses personnages, ses textes et ses lecteurs, des lecteurs nécessairement consentants s’ils veulent aller au bout de l’ouvrage. Le corps malléable des héroïnes est un écho du texte policier malléable d’Edogawa Ranpo en perpétuelle reconfiguration. Et la relation sadomasochiste absente de l’histoire se joue ainsi d’une certaine façon hors de celle-ci, à un autre niveau, entre le lecteur et l’auteur.

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ANNEXES

Glossaire Akechi Kogorô 明智小五郎 Akumu 悪夢 Aoki Ainosuke 青木愛之助

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Chijin no fukushû 痴人の復讐 Dai ni no kao 第二の顔 Edogawa Ranpo 江戸川乱歩 Ero-guro-nansensu エロ・グロ・ナンセンス Gendai ryôki sentan zukan 現代猟奇先端図鑑 Hachûchan jiken 爬虫館事件 Hae 蠅 Hakuchûmu 白昼夢 Hanzai zukan 犯罪図鑑 Hide 秀 Hirabayashi Hatsunosuke 平林初之輔 Hitodenashi no koi 人でなしの恋 Hitomi Kinue 人見絹枝 Hyôjô 表情 Imomushi 芋虫 Injû 陰獣 Issunbôshi 一寸法師 Kanda Hakuryû 神田伯龍 Kawabata Yasunari 川端康成 Kikeiji 奇形児 Kinoshita Fuyô 木下芙蓉 Kôga Saburô 甲賀三郎 Kosakai Fuboku 小酒井不木 Kotô no oni 孤島の鬼 Kumo otoko 蜘蛛男 Kumon 苦悶 Kuroiwa Ruikô 黒岩涙香 Kurotokage 黒蜥蜴 Maruki Sado 丸木砂土 Masaki Aizô 柾木愛造 Mizuki Ranko 水木蘭子 Moga モガ Modan gâru モダン・ガール Môjû 盲獣

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Moroto Jôgorô 諸戸丈五郎 Mushi 蟲 Muzan 無惨 Nakamura Masanao 中村正直 Nijûichinichikai 二十一日会 Ôgawa 大川 Oni no yûtopia 鬼のユートピア Oseitôjô お勢登場 Ôuchi Reiko 大内麗子 Ryôki no hate 猟奇の果 Satomi Kinue 里見絹枝 Seijô na ningen 正常な人間 Seishinbunseki kenkyûkai 精神分析研究会 Shinkankaku-ha 新感覚派 Shokkakushugi 触覚主義 Sunaga 須永 Taishû bungaku 大衆文学 Tanteishôsetsu kôwa 探偵小説講話 Tanteishôsetsu-dan no shokeikô 探偵小説壇の諸傾向 Tokiko 時子 Unno Jûza 海野十三 Yokomitsu Riichi 横光利一 Yoshie 芳枝

NOTES

1. Nous respectons l’usage japonais pour la transcription des noms de personnes en indiquant en première position le patronyme. 2. Voir Tamura 1995 : 34-35. 3. Publiée d’août 1929 à juin 1930. 4. « Hitomi » est aussi un nom qu’affectionne l’écrivain puisqu’il l’utilise pour trois autres personnages dans différents récits. La signification de ce nom que l’on pourrait traduire, d’après les caractères chinois (人見), par « regarder les hommes » n’a sans doute pas laissé indifférent Ranpo pour qui la question du voyeurisme est fondamentale. Enfin, hitomi 瞳 signifie aussi « pupille ». 5. Voir Wada 1999 : 188-217. 6. Qu’on pense au mouvement naturiste en Europe, surtout en Allemagne avec Heinrich Pudor et son ouvrage Nacktkultur (1893), le mouvement des Wandervögel et la création du FKK

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(Freikörperkultur) en 1918. Voir, pour les développements dans l’Allemagne de Weimar, Willett 2011. 7. Sur cette thématique on pourra consulter, en langue occidentale, Silverberg 2009 et Driscoll 2010. Ils traitent largement de l’ero-guro-nansensu, mais selon deux perspectives différentes. Le premier s’intéresse plus particulièrement à la question de l’érotisme féminin, le second s’appuie largement sur les théories post-coloniales. 8. Sur les quinze pages, dix sont exclusivement consacrées à des activités exercées par des femmes. Les chapitres du recueil sont les suivants : « Érotique », « Grotesque », « Nonsense », « Revues de cabaret », « Vues étonnantes », « Sport », « Avant-garde », « Poses », « Bizarreries ». 9. Maruki 1931 : 12-15. Maruki Sado 丸木砂土, transcription phonétique de « Marquis de Sade », est le pseudonyme évocateur de Hata Toyokichi 秦豊吉 (1892-1956), écrivain, traducteur (de langue allemande) et entrepreneur culturel. 10. Utsukushii 美しい : « Belle sirène », « beau visage », « beau cadavre » (Edogawa 2005 : 202-203). 11. La description du lieu de travail de Yoshie fait écho au Marunouchi Building 丸の内ビルディ ング (plus connu par son abréviation Marubiru 丸ビル), immeuble de bureaux et de magasins à Tôkyô construit dans le quartier d’affaires de Marunouchi en 1923 et considéré comme le parangon de l’architecture moderniste. Ce bâtiment sera souvent cité dans des romans, des chansons, en tant qu’emblème de la modernité des années vingt. Il a été détruit en 1999. 12. Voir Akita 1994 : 131-144. 13. Voir Nagamine 2001 : 97-157. 14. Ainsi, en 1994, pour le centenaire de la naissance de l’écrivain, la série de « Numéros spéciaux » de la revue Taiyô (Soleil), Les numéros spéciaux de “Soleil” (Bessatsu Taiyô), publie un numéro intégralement consacré à Ranpo, dans lequel on peut trouver des articles sur le bondage japonais, les expositions hygiénistes, le sadomasochisme, les productions graphiques ultra- violentes, etc. (Yonezawa 1994). 15. Edogawa 2005 : 426 (notre traduction). 16. On pourra citer, par exemple, la nouvelle « Un cauchemar en plein jour » (« Hakuchûmu », 1925) et le récit Le Nain (Issunbôshi, 1926-1927). 17. Les années 1920 et 1930 sont traversées par une série de débats à propos du genre policier. En février 1926, le critique de littérature prolétarienne Hirabayashi Hatsunosuke 平林初之輔 (1892-1931) oppose, dans son essai Les Diverses Tendances du roman de détective (Tanteishôsetsu-dan no shokeikô), les romans policiers « malsains » (fukenzen 不健全) aux romans policiers « sains » (kenzen 健全). Les premiers – il ne définit pas les seconds – s’éloigneraient du réalisme pour créer un espace fictionnel et seraient caractérisés par une utilisation massive de la « psychologie de la déviance » (hentai shinri 変態心理). Durant la même période, l’écrivain Kôga Saburô 甲賀三郎 (1893-1945) propose sa propre terminologie, toujours utilisée actuellement pour définir les sous-genres du roman policier : il oppose le roman policier orthodoxe (honkaku tanteishôsetsu 本格探偵小説) au roman policier hétérodoxe (henkaku tanteishôsetsu 変格探偵小説). Pour Kôga, la veine orthodoxe doit s’attacher à respecter les structures du roman policier classique avec une énigme et une résolution qui ne font pas appel au surnaturel. Quant à la veine hétérodoxe, elle met en avant les aspects les plus morbides et les plus extrêmes de la psyché humaine, l’enquête policière étant reléguée à l’arrière-plan (voire disparaissant complètement). Le même écrivain reviendra de janvier à décembre 1936 dans une série d’articles, Causeries sur le roman de détective (Tanteishôsetsu kôwa), sur la définition habituelle du genre policier. Il y explique que le roman policier hétérodoxe ne devrait plus être appelé roman policier, mais « nouvelles » (shôto sutorî ショートストリー, de short story), limitant le terme de « roman policier » au texte de facture classique, où les « éléments de l’intrigue » (tanteiteki yôso 探偵的要素) l’emportent sur les « éléments littéraires » (bungakuteki yôso 文学的要素).

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18. Gonda 1996 : 7. 19. Le titre original, lors de la publication dans la revue, était « Le Cauchemar » (« Akumu »). 20. L’écrivain américain S. S. Van Dine (1888-1939), créateur du détective Philo Vance, indique dans le numéro de septembre 1928 de l’American Magazine, parmi les vingt règles absolues pour qu’un roman policier soit digne de ce nom, qu’il doit y avoir un cadavre dans un récit de ce genre sans quoi l’attente du lecteur pourrait être déçue (règle numéro 7) : « Il est évident qu’il faut un corps dans un roman policier, et plus ce corps sera mort, mieux ce sera. Un meurtre, et rien moins que cela, est nécessaire. Trois cents pages, c’est bien trop de tapage pour un crime qui ne serait pas un meurtre. Après tout, le trouble du lecteur et sa dépense d’énergie doivent être récompensés. » 21. Le roman policier classique, représenté par exemple par Arthur Conan Doyle (1859-1930) ou Maurice Leblanc (1864-1941), ne choisira pas cette veine « sanguinolente » que Edgar Allan Poe préfigure dans cette nouvelle. 22. Le corps d’Akechi Kogorô est d’ailleurs particulièrement symptomatique. Il ne « possède » en fait pas de corps propre au niveau de la fiction. Ranpo écrit qu’il s’est inspiré pour son apparence, sa façon de parler et de marcher d’un modèle réel, Kanda Hakuryû 神田伯龍 (1890-1949), un célèbre artiste de kôdan 講談. À part ses cheveux ébouriffés, Akechi Kogorô est plutôt caractérisé par ses vêtements : dans les premières œuvres, il est habillé de manière traditionnelle, mais à partir de L’Homme-araignée, après une série de voyages en Chine et en Inde, il revêt des habits de type occidental. 23. Les questions du sadisme et du masochisme sont déjà connues au Japon depuis de nombreuses années suite à la traduction de l’ouvrage de Richard von Krafft-Ebing, Psychopathia Sexualis (1886), qui développe ses théories sur les « perversions » sexuelles (fétichisme, homosexualité, sadisme, masochisme, etc.). Traduit une première fois en japonais en 1889, l’ouvrage est aussitôt interdit par le gouvernement. Il paraît à nouveau en 1913. 24. Publiée de février 1931 à février 1932. 25. Edogawa 1999 : 39-40. 26. Ibid. : 67. 27. Ranpo écrit à ce sujet : « L’attraction consistait à placer une tête de femme au milieu d’un étrange escalier, entourée de huit fausses pattes d’une énorme araignée, sur des fils entrelacés comme une toile. C’était pour simuler une énorme araignée à tête humaine, postée à l’affût sur sa toile. » (Ibid. : 73.) 28. Ibid. : 76. 29. Ibid. : 98. 30. Ibid. : 99. 31. Ibid. : 99. 32. Ibid. : 99. 33. Ibid. : 113. 34. Le métier de masseur était traditionnellement exercé au Japon par des aveugles. 35. Baroni 2007 : 18. 36. Edogawa 1999 : 132-134. 37. Ibid. : 135. 38. Ibid. : 149. 39. Ibid. : 151. 40. Mahon 2015 : 213-214. 41. Cependant, l’interdiction de la réédition de « La chenille » en 1938 par les autorités de censure pour qui cette nouvelle portait atteinte à l’image de l’armée peut laisser entrevoir un message politique diffus dans certaines de ses œuvres même si l’auteur s’en est toujours défendu officiellement. Le choix d’un héros militaire n’aurait été pour lui qu’un moyen pour provoquer un certain type d’angoisse.

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42. Couégnas 1992 : 160. 43. Voir, dans le contexte des rôles de femmes dans le cinéma japonais des années 1920 et 1930, Pinon 2004 : 140-141. 44. Voir Silverberg 2009 : 51-72. 45. On pourrait aussi citer « Un amour ingrat » (« Hitodenashi no koi », octobre 1926). La narratrice raconte sa descente aux enfers : son mari, très distant depuis le début de leur mariage, s’enferme dans une pièce sans qu’elle puisse savoir ce qu’il y fait. Finalement, elle découvre qu’il entretient une « relation amoureuse » avec une poupée. Prise de folie, elle brise la poupée mais elle détruit aussi son couple : son mari se suicide dans les bras de son mannequin. Cette nouvelle est l’exemple le plus abouti de l’intérêt de Ranpo pour le pygmalionisme. 46. Edogawa 2000 : 88. 47. Ibid. : 124. 48. Ibid. : 129. 49. Ibid. : 132. 50. Ibid. : 135. 51. Ibid. : 135. 52. Ibid. : 135. La poterie de Sôma, produite dans le département de Fukushima, est caractérisée par de nombreuses craquelures du glaçage final. 53. Ibid. : 139. 54. Ibid. : 131. 55. Edogawa 2003 : 256 (notre traduction). Une traduction en français de cette œuvre, sous le titre « Le démon de l’île solitaire », par Miyako Slocombe, est parue en mai 2015 aux éditions Wombat. 56. Voir Bogdan 2013. 57. Sur les écrans aux États-Unis en février 1932, le film est sorti au Japon en novembre de la même année. Il n’a donc pas pu influencer Ranpo dans l’écriture de « Le Démon de l’île isolée ». La traduction française du titre, « La monstrueuse parade », est en adéquation avec la procession d’êtres difformes que nous décrit l’auteur japonais. 58. Ibid. : 329 (notre traduction). 59. Voir Reichert 2001 : 113-141. 60. Edogawa 2003 : 329 (notre traduction). 61. Voir, sur les questions de l’eugénisme, Früstück 2003 : 161-168. 62. Edogawa Ranpo, dont l’intérêt pour l’homosexualité est connu, confronte dans ce récit deux positions : les discours extradiégétiques s’adressent aux lecteurs et intègrent le discours officiel médicalisé à propos de l’homosexualité (« sexualité déviante ») tandis que les discours intradiégétiques sont beaucoup plus nuancés avec une importance donnée aux sentiments propres des personnages au-delà de toute considération scientifique. Le parcours du héros homosexuel doit donc se lire sur deux niveaux : il meurt à la fin mais ses derniers mots sont pour la personne qu’il a toujours aimée, le narrateur, et, en plusieurs points du texte, il s’insurge contre la société qui ne peut rendre possible cet amour. 63. Jourde 2008 : 250. 64. Edogawa 2003 : 303. 65. Il déclare à son propos que c’est « une œuvre particulièrement étrange, ressemblant à un enfant malformé » (Edogawa 2003 : 599). Ce récit est marqué par les atermoiements de son auteur : il est dépassé par l’ampleur de son récit, le temps lui manque pour rendre chaque mois un épisode, il donne naissance à un texte hétérogène qui prend parfois des chemins de traverse et fait intervenir – à la demande de l’éditeur – des personnages non prévus à l’origine (citons par exemple l’apparition brusque à la moitié du récit du détective privé Akechi Kogorô). 66. On notera que, pour des raisons évidentes de censure, l’empereur n’est pas concerné. 67. Edogawa 2003 : 577-578 (notre traduction).

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68. Outre le docteur Moreau, on pourra citer, parmi les plus célèbres praticiens d’avant-guerre, le docteur Fu Manchu de l’écrivain Sax Rohmer et le docteur Caligari du réalisateur Robert Wiene. 69. Kawana 2008 : 138. 70. Ibid. : 144. 71. Le philosophe Nakamura Masanao 中村正直 (1832-1891) est à l’origine en 1875 de l’expression ryôsai kenbo 良妻賢母 (« bonne épouse et mère intelligente ») qui va définir durant l’ère Meiji la conception « officielle » du statut de la femme japonaise. 72. Edogawa 1995 : 13. 73. Ibid. : 15. 74. L’une des plus connues est la brochure intitulée Guide illustré du crime (Hanzai zukan) publiée en 1932 à l’occasion de la sortie des premières œuvres complètes d’Edogawa Ranpo par la maison d’édition Heibonsha. Ce livret sera d’ailleurs aussitôt interdit par la censure. 75. Edogawa 1995 : 16. 76. Ibid. : 21-22. 77. Ibid. : 23. 78. Ibid. : 23. 79. Ibid. : 23. 80. Ibid. : 23. 81. Voir, à ce sujet, la réflexion d’Umberto Eco sur la définition de son « lecteur modèle » dans Eco 2004 : 61-83. 82. La théorie freudienne opère un lien entre cécité et castration. Ranpo, au début des années trente, s’intéresse fortement à la psychanalyse au point d’intégrer en janvier 1933 la Seishinbunseki kenkyûkai 精神分析研究会 (Société de recherches en psychanalyse). La fin des années 1920 voit la publication successive au Japon de nombreuses traductions des œuvres de Freud et un engouement généralisé pour cette nouvelle science. 83. Edogawa 1995 : 21-22. 84. Si « La chenille » est le seul cas notable de censure complète d’une œuvre de Ranpo, les autorités exigèrent cependant que quelques autres œuvres soient parfois remaniées. 85. Voir Virgili 2011 : 74-90. 86. Voir Sakai 1987. 87. Il hésitera un certain temps avant de rejoindre, en octobre 1925, les auteurs de littérature populaire réunis dans la Nijûichinichikai 二十一日会 (Société du 21). 88. Les deux grands représentants de ce mouvement sont Kawabata Yasunari 川端康成 (1899-1972) et Yokomitsu Riichi 横光利一 (1898-1947). 89. « En ce jour de plein été, le relais était désert. Dans un coin de l’écurie obscure, prisonnière d’une toile d’araignée, une mouche aux yeux énormes se balançait – seul et unique mouvement – tout en déchirant la toile de ses pattes arrière. Et ploc ! Elle dégringola comme un petit pois. » (Yokomitsu 1998 : 93.) 90. Edogawa 1995 : 27.

RÉSUMÉS

Les récits policiers d’Edogawa Ranpo sont caractérisés par une abondance de corps, surtout féminins, démembrés, reconfigurés, s’appropriant certains canons esthétiques des années 1920 et

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1930 basés sur le grotesque, l’érotisme et l’absurde. Malgré la violence qui traverse ces histoires, la description du corps souffrant y est étonnamment absente, trait qui signale le désir auctorial de détourner les techniques et stéréotypes du genre policier pour proposer, là même où l’on attendrait une souffrance exhibée, une approche originale, quasi interactive, du rapport entre auteur, texte et lecteur – comme le montre l’examen de « La chenille »(1929), clé d’une œuvre ambivalente au regard de la souffrance physique.

As they internalize the aesthetic canons of the twenties and thirties based on grotesque, eroticism and nonsense, Edogawa Ranpo’s detective stories are characterized by an abundance of dismembered and reconfigured bodies, especially women. Despite the violence pervading these stories, the description of the suffering body is surprisingly absent. Such a trait signals the author’s attempt at twisting the techniques and the stereotypes of the detective fiction and proposing an original and almost interactive approach of the relations between author, text and reader instead of the display of suffering the reader is yearning for. The analysis of “The Caterpillar” (1929) provides us with a key to understand the ambiguity of Edogawa’s work as to physical suffering.

無論在西方還是在中國,以現代的觀點看來,戰爭似乎在中國歷史上無足輕重。本文試圖把 中國軍事史研究置入當今中國史和軍事史的交叉議題中,給戰爭在中國歷史上應有的位置。 十九、二十世紀中國在政治、經濟、技術和軍事上的羸弱被映射到之前的各個歷史時期,史 學家們更是把技術和軍事方面的落後看作中國文化的基本特徵。李約瑟早在上世紀中葉便已 展開對中國科學技術史的挖掘工作,而中國軍事史卻直到九十年代才開始引起學者們的關 注。

AUTEUR

GÉRALD PELOUX

Gérald PELOUX. Agrégé de langue et culture japonaises, auteur d’une thèse sur le roman policier japonais moderne, Gérald Peloux est maître de conférences à l’Université de Cergy-Pontoise (UCP), membre du laboratoire Agora et chercheur associé au Centre de recherche sur les civilisations de l’Asie orientale (CRCAO-UMR 8155). Ses recherches portent sur les productions populaires (romans policier, romans d’aventure) et sur les transferts culturels entre le Japon et d’autres aires géographiques (littératures de voyage, littératures marginales), durant les années 1920 et 1930. Parmi ses dernières publications : « Les Meriken jappu mono de Tani Jôji – un premier cas de littérature globale au Japon ? » (Japon Pluriel 10, Philippe Picquier, 2015).Gérald PELOUX. Holder of the “agrégation” (higher teacher’s diploma) in Japanese language and culture, Gérald Peloux wrote a Ph.D. thesis about the modern Japanese detective story and is Associate Professor at the Cergy-Pontoise University (UCP), member of the Agora Research Center and research associate at the East Asian Civilizations Research Centre (CRCAO-UMR 8155). His researches are mainly focused on popular culture productions (detective and adventure fiction) and on the cultural transfers between Japan and other geographical areas (travel stories, marginal literature), during the 1920s and 1930s. His recent publications include : “Tani Jôji’s Meriken jappu mono—the First Case of Global Literature in Japan ?” (Japon Pluriel 10, Philippe Picquier, 2015).

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Corps fort et corps blessé chez Jin Yong et dans quelques romans d’arts martiaux chinois contemporains Strong Body and Wounded Body in Jin Yong’s and Other Contemporary Chinese Martial Arts Novels” 左飛。當代武俠小說中的病態軀體:以金庸為例

Nicolas Zufferey

1 Les dimensions culturelles du corps et ses représentations sont un thème important des Cultural Studies, de l’anthropologie et des études littéraires ; de nombreuses études ont également été consacrées à ces questions dans une perspective sinologique. En tant qu’« autre » de l’expérience humaine, selon l’expression consacrée, la Chine représente en l’espèce un terrain fécond, d’autant plus qu’elle a laissé une tradition écrite d’une grande richesse permettant d’aborder cette thématique dans le temps long.

2 Pour ce qui est de la Chine ancienne, ce sont les représentations médico-cosmologiques et les dimensions sexuelles du corps qui ont fait l’objet du plus grand nombre de travaux. Depuis plus de deux mille ans, les textes chinois nous présentent le corps dans une vision dynamique, comme ouvert sur le monde et ses énergies, et par ailleurs comme entretenant avec la nature et la société des relations d’analogie et de correspondances, selon une perspective holistique commune à la médecine, à la cosmologie et à la religion. Nombreuses également sont les sources anciennes qui nous permettent d’appréhender le corps sexuel ou « genré » : les travaux sur la sexualité en tant que telle ont déjà une longue tradition en sinologie, et depuis quelques décennies les commentateurs, souvent dans une perspective de Gender Studies, se sont intéressés à des dimensions plus spécifiquement chinoises comme la symbolique du pied bandé, l’androgynie du corps vêtu et le travestissement, l’absence du corps nu dans la peinture et la littérature ou encore la porosité entre corps animal et corps féminin1.

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3 À l’époque moderne, si on laisse de côté la question bien évidemment omniprésente de l’appropriation des représentations occidentales du corps, notamment en médecine, l’un des traits les plus frappants du discours sur le corps est son usage dans le discours national et politique : à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, la Chine est ainsi souvent décrite comme le « corps malade » de l’Asie ; et, à l’inverse, la dictature de Nankin, notamment dans l’idéologie du Mouvement pour la Nouvelle Vie (New Life Movement) au début des années 19302, ou le régime maoïste dans la propagande officielle3 mettront en avant le corps fort, endurci par l’hygiène et la gymnastique, pour symboliser le renouveau du pays. Un autre thème important à l’époque contemporaine est la représentation du corps féminin, qui a évolué de façon très importante, comme l’a bien montré Mark Elvin dans une étude qui est déjà un classique4 : à l’époque maoïste, par exemple dans les affiches de propagande, le corps de la femme est souvent représenté comme aussi fort que celui de l’homme et, comme ce dernier, il est mis au service de la patrie.

4 Mais le corps de la femme n’a pas attendu l’époque contemporaine pour être fort. La justicière (nüxia) traditionnelle l’emporte parfois sur les hommes en matière d’agilité, de maniement de l’épée, voire de force physique : on la trouve dès les contes (chuanqi) de la dynastie Tang (618-907), et elle hante la littérature jusqu’à l’époque actuelle5. Yu Jiaolong, l’héroïne du roman Tigre et (1941-1942)6 de Wang Dulu, auteur sorti de l’obscurité grâce au film taiwanais éponyme d’Ang Lee (2000), possède comme bien des nüxia un corps qui transcende en quelque sorte les genres : dans le vocabulaire d’un interprète récent7, elle est gender-queer, soit sexuellement ambiguë – femme dans la sphère domestique, mais vêtue en homme et se battant comme un homme hors de celle-ci ; comme elle est mandchoue, elle n’a pas les pieds bandés, ce qui la distingue des femmes Han et accentue la dimension « transgenre » de son corps8.

5 Toujours dans le registre des arts martiaux, si un corps « asiatique » a frappé le public occidental et influencé le cinéma international, c’est celui de Bruce Lee (1940-1973), le mythique héros des premiers « films d’arts martiaux » (wuxia pian) à toucher un public mondial. Plusieurs interprètes ont remarqué que l’image de ce héros, qui s’impose internationalement au début des années 1970, correspond à la fois à un intérêt accru pour les cultures et « sagesses » extrême-orientales9, dans le contexte de l’après-guerre et de la réconciliation avec le Japon, de la fin de la guerre du et du rapprochement avec la Chine ; à une prise de conscience, en Occident, du poids grandissant des pays de la zone dans l’économie et la politique mondiales10 ; et en ce qui concerne les États-Unis, à l’affirmation des minorités ethniques, qui s’identifient à ces héros qui ne sont pas de « race » blanche, le premier d’entre eux étant Bruce Lee dans un film comme Enter the Dragon (1973)11.

6 Depuis les années 1920, le roman d’arts martiaux (wuxia xiaoshuo) et le cinéma d’arts martiaux entretiennent des liens étroits, avec de constants échanges et influences. Le roman d’arts martiaux connaît de multiples formes, mais traditionnellement il met en scène des redresseurs de tort, des justiciers, des hommes de main, des assassins, des bandits, qui se reposent sur leur maîtrise (gongfu) de techniques de combat variées pour défendre la veuve et l’orphelin, disputer le pouvoir à des rivaux ou simplement s’enrichir ; leur univers est souvent celui « des rivières et des lacs », jianghu, expression également utilisée de façon métonymique pour désigner la communauté de ces hors-la- loi vivant loin de la société « normale », de ses codes et de ses contraintes.

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7 En tant que genre véritablement constitué, le roman d’arts martiaux chinois est d’origine relativement récente, mais il a une préhistoire, que l’on peut aller chercher dans les valeurs de l’école moïste au Ve siècle avant notre ère, dans les histoires d’assassins et de redresseurs de torts des Mémoires historiques (Shiji) de (145 ?-86 ? av. J.-C.), ou dans la fiction des dynasties Tang et Song (969-1279). Le roman Au bord de l’eau (Shuihu zhuan), dont les principales versions datent de la fin de la dynastie Ming (1368-1644), est parfois considéré comme le premier roman d’arts martiaux12, ce qui est certainement abusif ; mais, entre cette œuvre et les romans d’arts martiaux de la fin du XIXe siècle, comme Les Sept Justiciers et les Cinq Justes (Qi xia wu yi, 1879), qui est peut-être le premier représentant du genre à proprement parler, la continuité est indiscutable. L’épanouissement de la littérature d’arts martiaux dans la deuxième partie du XIXe siècle reflète au moins partiellement la violence et la noirceur de l’époque13. Au XXe siècle, cette littérature connaît des fortunes diverses, avec une production importante durant l’époque républicaine, les premières adaptations cinématographiques dès les années 1920, une longue interruption en Chine de 1949 au début des années 1980, une résurrection littéraire à Hong Kong dès le milieu des années 1950, suivie par les grands succès du cinéma récent, de Bruce Lee à Tigre et Dragon, Shaolin Soccer (2001) ou Hero (2003), sans oublier des appropriations occidentales comme Matrix (1999-2003) ou Kill Bill (2003-2004), pour ne citer que quelques titres parmi une production énorme.

8 Le corps trouve une place naturelle dans le roman d’arts martiaux. La supériorité dans le combat repose en effet largement sur sa force, son endurance, son agilité et son habileté : de fait, ce genre littéraire présuppose la représentation du corps fort, et ce d’une manière qui n’est guère propice à l’originalité.

9 Nous nous intéresserons ici à la représentation du corps blessé chez le célèbre romancier Jin Yong14 (Louis Cha), qui propose du corps une vision symboliquement riche qui se démarque largement des conventions du genre. Pour mieux comprendre l’originalité de Jin Yong sur ce plan, commençons par rendre compte de la description archétypique du corps dans le roman d’arts martiaux, à savoir celle du corps fort, généralement rendu de façon brève et routinière, sous la forme d’un simple catalogue de traits physiques. La présentation de Xiang Shaolong, le héros du célèbre roman de Huang Yi, À la recherche de Qin (Xun Qin ji, 1994-1996)15, un officier de l’armée chinoise projeté du XXIe siècle dans la Chine des Royaumes combattants, est de ce point de vue typique : Xiang Shaolong était dans sa vingtième année ; sa peau hâlée par la longue exposition au soleil irradiait une santé éclatante ; sans doute n’avait-il pas la beauté d’un jeune premier, mais avec sa stature de presque deux mètres, avec ses larges épaules, sa taille mince et ses longues jambes, avec ses muscles solides et bien dessinés, sans le moindre gras inutile, avec ses yeux vifs et intelligents, son nez haut et droit, ses pommettes parfaitement rondes, son visage carré, le tout assorti d’une expression souriante au coin de la bouche, si provocante pour les filles, il avait vraiment tout ce qu’il fallait pour les séduire. (chap. 1.116)

10 Comme souvent dans cette littérature, le corps du héros est masculin par excellence ; dans À la recherche de Qin, ce trait est souligné par la quasi-invincibilité de Xiang Shaolong au combat, ce qui n’a rien d’étonnant, mais aussi par la passion sensuelle qu’il suscite chez les femmes. Le roman abonde en scènes où le sexe est relativement explicite et, dans la première partie du récit, Xiang Shaolong se comporte comme un

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mâle en perpétuel rut, séduisant sans la moindre difficulté toutes les femmes qu’il rencontre : Xiang Shaolong comprit que cette fille ensorcelante avait vraiment des sentiments pour lui. Dans un élan, il lécha de la pointe de la langue les larmes suspendues à ses joues, tandis que sa main s’insinuait sous son corsage, s’agitant sur les seins souples […]. Le corps gracieux de Ting Fangshi se mit à trembler, son visage était rouge comme le feu, ses yeux semblaient lancer des flammes. Elle ouvrait sa bouche menue, gémissait et haletait, emportée par la passion […]. (chap. 1.5) Ce qui frappe dans ces passages, c’est la totale impuissance des femmes confrontées au corps du jeune héros : la virilité de Xiang Shaolong produit sur elles un effet brut, irrésistible, y compris dans des situations qui ne se prêtent guère à la bagatelle. Dans une autre scène, pour échapper à un ennemi impitoyable, Xiang Shaolong et deux jeunes filles ont dû se cacher dans un réduit si exigu qu’ils sont entassés les uns sur les autres. Malgré l’urgence de la situation, et bien que Xiang Shaolong se relève d’une grave blessure, son corps produit un effet animal sur ses deux compagnes : Dans l’obscure alvéole s’élevèrent soudain d’étranges bruits. Xiang Shaolong se rendit compte que la respiration des deux femmes s’était soudain accélérée, que leurs poitrines haletaient, avec pour effet que la sensation de frottement de leurs corps serrés les uns contre les autres devint plus forte… Par chance Xiang Shaolong se sentait encore assez faible, et il n’eut pas cette réaction physiologique masculine qui aurait rendu la situation encore plus embarrassante. Mais les corps des deux femmes devenaient de plus en plus mous, de plus en plus alanguis, et Xiang Shaolong, en un élan, ne put s’empêcher de jeter un bras derrière lui, de lancer l’autre en avant, pour les enlacer fermement. (chap. 4.6) Les deux jeunes filles sont explicitement présentées comme vierges à ce moment du récit, mais elles ne réagissent pas de manière effarouchée ; le corps de Xiang Shaolong n’autorise tout simplement aucune résistance, morale ou autre.

11 À la recherche de Qin n’est pas un roman féministe. La Chine des Royaumes combattants selon Huang Yi est un monde où les femmes, plus belles les unes que les autres, n’ont en définitive guère d’autre fin que de donner du plaisir aux hommes. Le roman exprime à plusieurs reprises ce fantasme masculin : Xiang Shaolong était de plus en plus d’avis que les filles de cette époque, lorsqu’elles tombaient sur un homme qui leur plaisait, se montraient plus directes et moins résistantes que celles du XXIe siècle, et cela le réjouit. (chap. 1.4) Les belles filles des temps anciens avaient encore plus de saveur que celles du XXIe siècle, parce qu’en ce temps la société étant centrée sur les hommes, elles devaient se reposer entièrement sur eux durant toute leur vie, se montrer encore plus attentives et plus impliquées, et se comporter sans la moindre retenue. (chap. 4.7)

12 Ces scènes de séduction, si elles titillent peut-être les lecteurs peu exigeants, n’apportent pas grand-chose à l’intrigue ; elles n’enrichissent pas la psychologie, d’ailleurs pauvre, des personnages ; et bien entendu, elles ne disent rien de la réalité des rapports entre sexes à l’époque des Royaumes combattants. De fait, elles ne servent qu’une seule fin, celle de magnifier Xiang Shaolong : le monde des femmes est le simple pendant du champ de bataille, les deux espaces n’étant pour le héros que des lieux de conquêtes et de victoires, et donc des occasions d’exalter la virilité et la masculinité de son corps17.

13 Si le corps fort de Xiang Shaolong obéit aux conventions du genre, les romans d’arts martiaux n’excluent pas les contre-modèles. Dans Tigre et Dragon, Li Mubai (le personnage joué par Chow Yun-fat dans le film d’Ang Lee), est à bien des égards un héros fatigué18. Dans Duo qing jianke wu qing jian (L’Insensible Épée du sentimental bretteur),

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du très populaire auteur taïwanais Gu Long (1938-1985), le personnage principal, Li Xunhuan, est un héros mélancolique, dont les belles années sont derrière lui : c’est un malade chronique, assailli par de terribles quintes de toux et qui crache régulièrement le sang.

14 Mais chez ces auteurs, le corps en tant que tel n’est en définitive guère thématisé ; il ne fait l’objet que de descriptions brèves. Chez Jin Yong au contraire, le corps est traité d’une manière particulièrement riche : il devient un véritable enjeu du récit, et apparaît sous toutes sortes de formes, du puissant au poussif, en passant par le surnaturel, le difforme et le grotesque. Si plusieurs des héros les plus marquants de l’œuvre de Jin Yong, comme Guo Jing dans Le Héros chasseur d’aigles (Shediao yingxiong zhuan,1957) ou Qiao Feng dans Demi-dieux et semi- (Tianlong babu,1963-1967), sont quasiment invincibles et paraissent de ce point de vue conformes aux exigences de cette littérature, on trouve dès les premiers récits de l’auteur hongkongais des personnages qui sortent de la norme. Ainsi Yang Guo, le protagoniste du roman Les Compagnons aux aigles merveilleux (Shendiao xialü, 1959-1961), perd-il un bras dans un combat – ce qui n’empêche pas le manchot de triompher de nombre d’ennemis.

15 Dans les œuvres tardives, Jin Yong met une plus grande emphase sur les techniques « internes » de ses personnages, c’est-à-dire le travail (gongfu) sur les énergies (qigong) qui informent le corps, et qui peuvent être sollicitées pour immobiliser ou tuer un adversaire, pour se déplacer en quasi-apesanteur (qinggong) ou pour guérir ou redonner des forces à un malade. Ces techniques reposent sur la représentation du corps qui prévaut dans la médecine traditionnelle chinoise, mais chez Jin Yong les possibilités de ces énergies sont magnifiées jusqu’au surnaturel. L’adepte qui sait les solliciter peut nuire à ses victimes sans même que celles-ci ne s’en rendent compte – ainsi le jeune « Bâtard » (Gouzazhong), dans La Marche des héros (Xiake xing, 1966-1967), est-il le jouet de son « maître », qui durant six ans lui insuffle des énergies délétères. Dans Demi-dieux et semi-dragons, qui est peut-être le roman le plus « fantastique » de Jin Yong, le qigong peut avoir des effets spectaculaires sur le corps. On rencontre par exemple dans ce roman le personnage de la « vieille-enfant de Tianshan » (Tianshan tonglao), une nonagénaire redoutable et sans scrupules, mais qui a l’apparence d’une fillette : Elle s’assit en tailleur, l’index de la main droite pointé vers le ciel, et celui de la main gauche pointé vers la terre. Sa bouche laissa échapper un grognement, et de ses narines sortirent deux souffles d’un blanc léger qui s’enroulèrent autour de sa tête, sans se disperser, devenant même de plus en plus denses, se transformant en une brume blanche qui recouvrait complètement son visage. Puis on entendit toutes les articulations de son corps qui se mettaient à crépiter. […] Au bout d’un moment, la pétarade diminua, et le nuage blanc commença à se dissiper. Ils virent que la fillette continuait d’inhaler la vapeur blanche ; lorsqu’elle eut fini, elle ouvrit les yeux et se leva lentement […] : « Cette technique interne que je pratique est incomparablement efficace, mais j’ai commencé un peu tôt, à l’âge de six ans, et lorsqu’elle a déployé tous ses effets, quelques années plus tard, je n’ai plus pu grandir, et depuis j’ai la taille d’une fillette de huit ans… Durant la période de retour à l’enfance, je perds tous mes moyens. Au bout d’un jour d’exercices internes, je retrouve la technique que j’avais à sept ans, le deuxième jour, celle que j’avais à huit ans, le troisième, celle que j’avais à neuf ans, chaque jour qui passe me fait progresser d’une année… Tous les jours à midi, je dois boire du sang frais, sinon je ne peux pratiquer mes exercices internes. […] Ce processus rappelle un peu la mue des serpents : à chaque fois qu’ils perdent leur peau, ils grandissent, mais au moment même de la mue ils sont vulnérables et courent donc un danger extrême… Et si j’avais encore dû attendre un ou deux jours sans sang frais, sans pouvoir

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pratiquer mes techniques internes, les énergies essentielles de mon corps auraient fini par gonfler et exploser, et ça en aurait été fini de moi… Lorsque je dis que tu m’as sauvé la vie, je n’exagère pas ! » (chap. 35)

16 Aventurier fier et souriant (Xiao’ao jianghu, 1967), l’un des derniers romans de Jin Yong, est peut-être celui dans lequel la question du corps, et notamment du corps blessé, joue le rôle le plus important. Dans ce récit, l’auteur décrit volontiers les blessures, la laideur ou la maladie, avec parfois des accents de cour des miracles. De ce point de vue, le contraste est complet avec À la recherche de Qin, où les corps sont presque toujours beaux, et où malgré les innombrables combats, ils ne sont que rarement décrits comme meurtris ou abîmés. Dans Aventurier fier et souriant, les batailles laissent des traces, des cicatrices, des balafres, parfois spectaculaires. Ainsi la jeune Lingshan s’effraie-t-elle d’une ancienne blessure de son père, Yue Buqun, l’un des personnages principaux du récit : Yue Buqun ouvrit lentement sa chemise, découvrant sa poitrine nue. Yue Lingshan s’exclama, surprise : « Père… Père… Vous… » Le thorax de Yue Buqun était traversé par une cicatrice de deux pieds de long, qui courait de son épaule gauche jusqu’à la droite de sa poitrine ; bien que la cicatrice ait guéri depuis longtemps, elle avait encore une couleur rouge terne, et on pouvait imaginer la gravité de la blessure : il s’en était fallu de très peu que Yue Buqun n’en meure. (chap. 9) Le roman abonde en personnages au physique extraordinaire, par exemple un géant à la force colossale : Linghu Chong leva la tête vers l’endroit d’où venait la voix, et fit un bond tant il fut surpris : devant lui se tenait un moine obèse et immense, qui se dressait comme une tour de fer ; il était gigantesque, et tenait Di Xiu en l’air, au bout de son bras tendu à l’horizontale ; les bras de Di Xiu pendaient sous lui sans bouger, et il était difficile de dire s’il vivait encore. (chap. 12)

17 Jin Yong dépeint avec une certaine délectation la laideur : Tous se retournèrent d’un coup, et virent un bossu gros et gras qui se tenait à l’entrée de la salle ; son visage était balafré de cicatrices blanches, avec par ailleurs des marques noires un peu partout ; sa bosse était imposante et proéminente – il était à la fois étrange et extrêmement laid […]. Tous furent saisis par cette bizarre apparition. Le bossu était obèse, mais il se mouvait avec une agilité incomparable, et chacun était ébloui. (chap. 4) Comme dans Demi-dieux et semi-dragons, les descriptions confinent parfois au fantastique, mais avec une dimension grotesque19. Dans le passage suivant, le héros, Linghu Chong, rencontre six personnages redoutables, à l’allure repoussante, les « Génies de la Vallée des Pêchers » (Taogu liu xian) : Soudain, deux ombres jaillirent, bloquant le passage. Le chemin de montagne était étroit et surplombait le précipice sur le côté, et Linghu Chong, qui courait à toute vitesse, fut surpris par cette brutale apparition ; il s’en fallut de peu qu’il ne percute les deux personnages. Il stoppa en catastrophe à quelques pouces d’eux. Ils avaient des visages effrayants, tout en creux et en bosses, et couverts de rides. De surprise, il battit en retraite, criant : « Qui êtes-vous ? » Mais il y en avait deux autres à l’arrière, avec deux visages extraordinairement laids, également en creux et bosses, et couverts de rides. Ces deux visages étaient à quelques pouces de son propre visage, et leurs nez touchaient presque le sien : Linghu Chong eut un nouveau sursaut et fit un pas vers le côté, pour se retrouver devant deux autres personnages qui se tenaient devant le précipice, en tous points semblables aux quatre premiers […]. Les six bonhommes ressemblaient à des démons, avec leur air terrifiant et leurs mouvements étranges. (chap. 10) La laideur ne correspond pas forcément à la débilité physique ; au contraire, plusieurs personnages d’aspect repoussant, voire encombrés de handicaps, se montrent capables

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de prouesses au combat. La disgrâce du corps est cependant souvent la marque de la perversion, du manque de scrupules, de la cruauté – et parfois également de la stupidité. À l’inverse, les héros et héroïnes sont immanquablement jeunes et beaux, même si, dans certains cas, la beauté ne s’accompagne pas forcément de moralité. L’exemple le plus frappant est sans doute Yue Buqun, déjà rencontré plus haut : Avec un éclat de rire, un lettré en robe noire apparut au coin du mur ; il portait un habit ample et une ceinture lâche, agitait dans sa main droite un éventail, et toute son apparence respirait l’élégance […] ; il avait une digne barbichette, un visage gracieux et un air honnête et droit. (chap. 5) Mais sous cette honnête et élégante apparence, Yue Buqun cache de noirs desseins – la balafre qu’il cache sous ses vêtements (décrite si dessus) peut de ce point de vue se lire comme un symbole de son hypocrisie.

18 Un autre personnage du roman, Lin Pingzhi, est révélateur dans ce contexte. Au début du roman, sa beauté physique va de pair avec sa bonne éducation. Courageux, il vient en aide à l’orpheline ; bon fils, il respecte ses parents et se montre inconsolable lorsqu’ils disparaissent. Mais la soif de vengeance le transforme petit à petit en monstre, et son corps lui-même devient monstrueux : il finit castré et aveugle, comme s’il y avait une sorte de lien nécessaire entre perversion morale et abjection physique.

19 Si Lin Pingzhi se castre, c’est à l’exemple de Dongfang Bubai, « Orient Invincible », l’un des « méchants » du roman, et l’un des personnages les plus célèbres de l’univers de Jin Yong. Chef d’une secte « hérétique », prêt à tout pour dominer le monde des jianghu, Dongfang Bubai n’hésite pas à imprimer dans sa chair son ambition malsaine. L’acquisition des meilleures techniques d’arts martiaux présupposant la castration20, il se fait eunuque, avec pour résultat qu’il se transforme en homosexuel efféminé : La chambre était somptueusement décorée de fleurs et de brocarts, et exhalait une forte odeur de parfums et de produits de beauté. Du côté est, près d’une table de maquillage, était assis un personnage vêtu d’une robe rose, avec dans sa main gauche un cadre de broderie et dans sa main droite une aiguille à broder. Il leva la tête, étonné [de l’irruption de Ren Woxing et des autres] – mais son étonnement était loin de valoir celui de ces derniers. À l’exception de Linghu Chong, tous reconnurent ce Dongfang Bubai qui avait usurpé le pouvoir à la tête de la Secte merveilleuse du Soleil et de la Lune, et qui depuis plus de dix ans passait pour le premier des hors-la-loi. Mais en ce moment, quel spectacle scabreux il offrait, faisant presque mal aux yeux avec sa peau lisse de tout poil, son visage luisant de poudre, sa robe dont on ne savait pas très bien si elle était masculine ou féminine, et son air aguicheur […] Comment un héros de son envergure, qui effrayait Ciel et Terre, qui faisait trembler le monde des hors-la-loi, pouvait-il ainsi s’adonner à la broderie, caché dans un boudoir ? […] Il n’est pas rare de voir des hommes s’éprendre de mignons, mais Dongfang Bubai, ce grandiose chef de secte, prenant plaisir à se maquiller en femme, et jouant le rôle d’une concubine ou d’une épouse ! Il devait être fou ! (chap. 31) Ici aussi, l’immoralité et la perversion morale s’incarnent dans le corps du personnage, dans sa nature d’eunuque et dans son homosexualité [sic]. Avec le paradoxe que Dongfang Bubai, le plus redoutable des combattants, n’a plus rien de masculin, et représente en quelque sorte l’anti-archétype de ce genre de littérature ; il est en tout cas le parfait contraire du très viril Xiang Shaolong dans À la recherche de Qin. Mais outre qu’ils sont l’un et l’autre redoutables au combat, Dongfang Bubai et Xiang Shaolong ont pour point commun que c’est une sexualité « anormale » ou excessive (trop « féminine » dans le cas du premier, trop virile chez le second) qui en fin de compte caractérise le combattant invincible21…

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20 Dans Aventurier fier et souriant, mutilations et cicatrices sont cependant bien plus souvent la conséquence de combats sans merci (wuqing). Chez Jin Yong, la violence peut paraître surprenante, même dans un genre où elle est incontournable. Dans le passage suivant, Linghu Chong, le héros du roman, acculé par quinze ennemis qui l’attaquent ensemble, n’a d’autre recours que de se défendre au moyen d’une botte particulièrement efficace de son épée : La pointe de son épée tressaillit, touchant les yeux de ses quinze assaillants. De terribles cris de douleur retentirent, « Aaah ! », « Aaah ! », et les armes tombèrent en désordre sur le sol, dans un bruit de cliquetis et de ferraille. En un instant, grâce à son geste prodigieusement rapide, Linghu Chong avait percé les trente yeux des quinze hommes masqués ! […] Linghu Chong s’empressa de s’extirper du groupe de ses assaillants ; s’appuyant contre le chambranle de l’entrée, le visage livide, le corps tremblant, il laissa tomber son épée avec un bruit sourd. Devant lui, les quinze hommes masqués se pressaient les yeux de leurs deux mains, et du sang coulait sans discontinuer entre les jointures de leurs doigts ; certains étaient accroupis sur le sol, d’autres hurlaient, quelques-uns encore se roulaient dans la boue. D’un coup, ils étaient devenus aveugles, et avec la douleur et l’épouvante, ils ne songeaient qu’à se frotter les yeux et à crier. […] Les quinze hommes se mouvaient dans le plus grand désordre, totalement désorientés, comme des mouches sans tête. (chap. 12) La violence est encore plus « graphique » dans cet autre passage, où nous retrouvons quatre des six Génies rencontrés ci-dessus dans l’un de leurs exercices favoris, le démembrement de l’ennemi : Soudain, des ombres fusèrent, et Cheng Buyou, agrippé par les jambes et les bras, se retrouva soulevé loin du sol. On entendit un hurlement terrible, et son sang et ses viscères se répandirent par terre : son corps avait été écartelé par quatre horribles démons, qui tenaient encore dans leurs mains ses deux bras et ses deux jambes arrachés ; c’étaient quatre des Génies de la Vallée des Pêchers, qui venaient de le déchirer vif, en quatre parties. Ce rebondissement soudain frappa de stupeur l’assistance. Yue Lingshan, à la vue de cette mutilation sanglante et sauvage, fut prise d’un vertige et perdit immédiatement connaissance ; et même Yue Buqun, Lu Bo et les autres, qui pourtant étaient tous des combattants aguerris, furent saisis d’épouvante. (chap. 11) L’effroi du public, ici, renvoie à celui du lecteur. Si une telle cruauté n’est pas une nouveauté, notamment dans la littérature d’arts martiaux, rappelons que Aventurier fier et souriant est publié durant les années 1960, décennie qui dans le cinéma international marque le début du sous-genre gore22, et à Hong Kong, la production de films graphiquement beaucoup plus violents, avec notamment Un seul bras les tua tous (Du bi dao, 1967), qui frappe par ses scènes sanglantes. Littérature d’arts martiaux et cinéma s’influencent l’un l’autre, et on peut difficilement comprendre certaines scènes de romans sans avoir à l’esprit les films de l’époque. La « fontaine de sang » (sang jaillissant, blood squirt, blood gushing) semble apparaître dans le cinéma à la fin des années 196023, et on en trouve une représentation très spectaculaire dans Aventurier fier et souriant : Le sang giclait entre les deux épées. Fei Bin sauta, faisant de son mieux pour esquiver les attaques, mais il lui fut en définitive impossible de se soustraire à la portée de l’épée du Grand Maître Mo. Le sang finit par former une flaque rouge autour des deux combattants. Et soudain on entendit Fei Bin pousser un cri de douleur, tandis qu’il s’élevait dans les airs […]. Lorsqu’il retomba, le sang fusait de sa poitrine en jets vers le haut, comme une fontaine jaillissante. Durant ce féroce combat, il avait mobilisé son énergie interne selon la méthode de l’école Songshan, et lorsque l’épée de son adversaire avait percé son abdomen, ces énergies

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accumulées avaient expulsé le sang vers l’extérieur en flots impétueux ; c’était à la fois étrange et terrifiant. (chap. 7) Dans ce dernier extrait, il est question des « énergies internes » de la malheureuse victime. Nous avons dit que, dans les derniers romans de Jin Yong, le travail sur ces énergies joue un rôle très important. Aventurier fier et souriant propose maints exemples de l’efficacité de ces techniques, avec non seulement la conviction que « lorsqu’un maître d’arts martiaux travaille en profondeur ses énergies internes, il peut vivre plus longtemps » (chap. 5), mais aussi celle que les énergies internes, bien maîtrisées, représentent une arme redoutable dans le combat : De la paume de sa main, Yu Canghai contrôlait entièrement le corps de Lin Pingzhi, il lui suffisait de libérer ses énergies internes pour ravager les viscères et briser les os du jeune homme ; mais lorsqu’il le reconnut, il retint un instant ses énergies. (chap. 5) Les points vitaux (c’est-à-dire les points d’acupuncture) sont des endroits privilégiés pour intervenir sur les énergies internes, que ce soit pour bloquer le corps, l’endormir, ou le blesser. Dans l’extrait suivant, un personnage est la victime d’un blocage de points vitaux associé à l’inoculation d’un poison24 : Quelqu’un a bloqué mes points vitaux à cet endroit et y a mis un poison violent […]. Dans un mois, ces deux taches rouges vont se décomposer et enfler, puis progressivement s’étendre. À partir de là, il sera trop tard pour me soigner, mon corps entier finira par se transformer en chair pourrie, et au bout de trois ans et six mois je mourrai de décomposition. (chap. 9)

21 Les pratiquants bien entraînés peuvent aussi mobiliser leurs énergies internes contre eux-mêmes, par exemple pour se suicider : Se tournant vers Liu Zhengfeng, il lui dit : « Mon frère, il est temps de partir ! » – « C’est juste », répondit Liu Zhengfeng. Il étendit ses bras, et les deux hommes s’attrapèrent par les mains. Éclatant d’un long rire, ils mobilisèrent leurs énergies internes pour interrompre leurs souffles et couper leurs artères, puis fermèrent les yeux et moururent. (chap. 7)

22 Une autre idée empruntée à la médecine chinoise ancienne est celle que les blessures les plus graves ne sont pas apparentes – ou, du moins, qu’elles ne le sont pas aux yeux de l’observateur commun : Les artères de votre cœur sont déjà rompues, je n’ai même pas besoin d’appliquer la pression de mon petit doigt, vous n’avez de toute façon plus que quelques instants à vivre. (chap. 7) Si ces descriptions et pratiques peuvent paraître irréalistes, elles n’en découlent pas moins de conceptions que l’on trouve au cœur de la médecine chinoise traditionnelle, à savoir l’idée que le corps est parcouru d’énergies dont l’hygiène de vie peut garantir la bonne circulation ou, au contraire, provoquer des obstructions, des concentrations anormales, avec toutes sortes de conséquences funestes pour la santé. Le corps individuel est essentiellement en relation avec le monde ; entre les deux, il y a correspondances, corrélations, symbiose, et cela n’est pas indifférent pour comprendre la signification métaphorique du corps blessé de Linghu Chong, le personnage principal de Aventurier fier et souriant. Si, comme nous allons le voir, le corps de Linghu Chong est investi d’une dimension symbolique, c’est aussi en raison de la corrélation essentielle, dans la cosmologie chinoise, entre corps et monde.

23 Linghu Chong n’est pas en bonne santé ; il présente même la particularité, singulière pour un héros de romans d’arts martiaux, d’être gravement blessé, alité et parfois mourant, durant une bonne partie du récit. Suite à un combat, au début de l’histoire, qui l’a laissé en piteux état, une petite nonne, Yilin, tente de le soigner, et le passage est

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typique de l’attention de l’auteur aux données médicales, même si elles sont largement fantaisistes : Yilin écarta avec précaution la mince couverture qui recouvrait le corps de l’homme, découvrant sa poitrine nue, et au milieu une large blessure. Le sang ne coulait plus, mais la blessure était très profonde et manifestement très grave. Yilin reprit ses esprits, se disant : « Peu importe comment, mais je dois le sauver ! » Elle passa le bougeoir à Qu Feiyan, et tira de la poche contre sa poitrine la boîte en bois contenant la Pâte Céleste Raccommodante, l’ouvrit, puis la posa sur la tablette au bout du lit et appliqua doucement la pâte sur les bords de la plaie. Qu Feiyan dit à voix basse : « Heureusement que les points vitaux arrêtant l’hémorragie ont été bloqués rapidement, sinon il serait mort depuis longtemps ! » Yilin hocha la tête, constatant que les points vitaux correspondant à la blessure avaient été fermés, et que cela avait été fait avec un art dont elle aurait été bien incapable. Alors elle retira lentement le pansement qui recouvrait la plaie, et lorsque cela fut fait, le sang jaillit abondamment. Avec son maître, Yilin avait étudié la manière de sauver les gens, elle appliqua sa main gauche sur la blessure, et de la main droite elle appliqua la Pâte sur la plaie, puis elle remit le pansement dans la plaie. Cette Pâte était l’une des merveilles de la pharmacopée de l’école de Hengshan, une fois appliquée, elle stoppait très rapidement l’écoulement de sang. Entendant l’homme respirer de façon précipitée, Yilin se demanda s’il allait survivre. (chap. 5) Aventurier fier et souriant est l’un des meilleurs romans de Jin Yong, et sans doute de la littérature d’arts martiaux chinoise contemporaine. Et même si cette œuvre appartient à un genre souvent considéré comme mineur, elle devrait intéresser au-delà des amateurs de littérature de cape et d’épée, non seulement parce qu’elle est plutôt bien écrite, par un conteur au faîte de son art, mais aussi parce qu’elle se prête à plusieurs niveaux de lecture. On peut bien entendu la prendre simplement comme une histoire distrayante – et le lecteur qui en resterait à ce niveau de lecture, appréciant simplement ce morceau de bravoure pour ce qu’il est, n’aurait sans doute pas tort. Mais on peut aussi interpréter cette œuvre de façon allégorique, ce que Jin Yong lui-même a d’ailleurs encouragé dans la postface qu’il a ajoutée au roman, dans laquelle il indique que les rivaux qui se disputent le pouvoir dans le récit « ne sont pas des experts d’arts martiaux, mais des hommes politiques ».

24 À un deuxième niveau de lecture, Aventurier fier et souriant peut en effet se comprendre comme un « roman politique » (zhengzhi xiaoshuo)25, plus précisément comme une dénonciation de ces querelles de pouvoir qui empoisonnent la Chine depuis les origines. Le roman est publié sous forme de feuilleton, à Hong Kong, de 1967 à 1969, c’est-à-dire à un moment où la Révolution culturelle bat son plein en Chine, et où la colonie elle- même est traversée par de nombreux courants et conflits, qui culminent avec les émeutes gauchistes du printemps 1967 contre la tutelle britannique, avec une partie des manifestants qui se réclament ouvertement de Pékin et de la Révolution culturelle. Le culte de la personnalité dont le président Mao est l’objet à cette époque trouve indiscutablement des échos dans le roman, avec les veuleries hypocrites des suivants de chefs comme Dongfang Bubai et Ren Woxing. L’opposition fondamentale entre « sectes orthodoxes » et « sectes hérétiques » renvoie peut-être à l’opposition entre idéologie occidentale et idéologie communiste. En ce qui concerne Dongfang Bubai, dont le nom, « Invincible Orient », sonne comme un slogan maoïste (cf. dongfang hong, « l’Orient est rouge »), il a parfois été explicitement interprété comme une représentation du président Mao lui-même, sa secte étant pour sa part identifiée à la République populaire de Chine, tandis que d’autres écoles d’arts martiaux étaient décryptées par certains comme renvoyant à l’Union soviétique, aux États-Unis ou à l’Angleterre26. Les

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détails de ces identifications importent peu. Mais si on accepte la dimension allégorique du roman, on peut aussi tenter d’interpréter le rôle de Linghu Chong, et surtout de son corps blessé, qui occupe une place très importante dans le récit.

25 Tout d’abord, le personnage. Linghu Chong est l’un des héros les plus sympathiques de l’univers de Jin Yong, parce qu’il incarne jusqu’au bout quelques-unes des valeurs normalement associées au monde des « rivières et lacs » : un idéal de liberté et d’insouciance, loin des rigueurs de la vie sociale, des déboires de la carrière officielle et des intrigues politiques. Mais en cela, il tranche avec la société des jianghu telle qu’elle est présentée dans Aventurier fier et souriant, une société très contrainte, dans laquelle les rapports entre maîtres et disciples, et entre les disciples eux-mêmes, sont régis par toutes sortes de règles, d’interdits et de rituels, avec une affirmation constante des hiérarchies, des loyautés, des devoirs. Il s’agit en fait d’un monde beaucoup plus « confucianiste » que taoïste – comme nous l’avons dit, le monde de Aventurier fier et souriant présente une allégorie du monde réel et de ses luttes de pouvoir, que ce soit la Chine impériale ou la Chine communiste : l’univers des jianghu, « les rivières et les lacs », s’y confond finalement avec l’univers des jiangshan, « les rivières et les montagnes », selon une autre métaphore qui désigne conventionnellement la Chine politique et ses règles.

26 Linghu Chong ne trouve pas sa place dans ce monde, qui ne cherche qu’à le dompter ou à l’assujettir. Durant la plus grande partie du roman, il est mené par les événements, victime de conflits et d’ambitions qui le dépassent, incapable de comprendre les intrigues dévastatrices autour de lui. Il privilégie les valeurs simples des gens simples, du petit peuple, qui aspire à la paix et à la tranquillité, mais qui est constamment le jouet des rivalités entre des chefs obnubilés par le pouvoir, quand il n’est pas simplement martyrisé par les puissants.

27 Il ne trouve pas sa place dans ce monde, tout simplement parce qu’il y est égaré : dans Aventurier fier et souriant, Jin Yong projette dans un univers essentiellement politique un héros qui relève d’un genre souvent perçu comme apolitique ou subversif. Et si ce monde peut être décrit grossièrement comme « confucianiste », on reconnaît au contraire une dimension taoïste chez le jeune homme, qui, par ses infractions aux règles de bonne conduite et sa résistance aux hiérarchies, agace ses maîtres. Tout aussi taoïstes paraissent son refus des conventions et sa méfiance vis-à-vis des valeurs de civilisation (il sait par exemple à peine lire). Il se moque parfois de la morale elle- même, comme dans le passage suivant, où il tient tête à Yilin, la petite nonne qui essaie de le convertir à ses valeurs : Yilin dit : « Même si certaines personnes meurent prématurément et d’autres beaucoup plus tard, toutes en fin de compte finissent par mourir. Rien ne dure, tout n’est qu’amertume, et selon le Bouddha nul ne saurait éviter les tourments de la vie, de la vieillesse, de la maladie et de la mort. Mais trouver la véritable illumination pour échapper au cycle des vies et des morts, ça n’est vraiment pas facile ! » Linghu Chong dit : « Certes, mais pourquoi alors ressasses-tu sans fin toutes ces règles de pureté, tous ces interdits, comme ne pas tuer les animaux, ou ne pas voler les gens… Si le Bouddha devait s’occuper de toutes nos petites affaires, il s’épuiserait ! » (chap. 7) Il finit par remettre en cause certaines des oppositions fondamentales du monde des jianghu, renvoyant dos à dos les sectes « morales » orthodoxes et les sexes hétérodoxes, manifestant ainsi une sorte de relativisme moral. C’est que le jeune homme est la victime d’agressions et d’intrigues multiples, de la part d’ennemis bien sûr, mais

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également de prétendus amis, les uns comme les autres faisant parade de morale et de vertu pour masquer leurs ambitions égoïstes.

28 Ces agressions, il les vit dans son corps même. En effet, sous prétexte de soigner le jeune héros, des protagonistes d’écoles rivales lui inoculent des poisons, ou lui transmettent des énergies contraires. Dans la scène suivante, on voit par exemple les Six Génies de la Vallée des Pêchers, qui essaient de mettre de l’ordre dans les énergies internes du blessé. Mais malheureusement pour Linghu Chong, ils sont beaucoup moins versés dans l’art de soigner que dans celui de démembrer : Linghu Chong était furieux, et en proie à des douleurs insupportables. Lorsque les Six Génies de la Vallée des Pêchers avaient fait n’importe quoi en tentant de le soigner, il était inconscient, et ça allait encore ; mais en ce moment, il était éveillé et avait tous ses esprits, mais aucun moyen de résister aux actions désordonnées des six frères. Il sentait simplement que leurs six énergies se bousculaient partout dans son corps, et que son foie, sa vésicule biliaire, ses reins, ses poumons, son cœur, sa rate, son estomac, son grand intestin, son petit intestin, sa vessie, son péricarde, son triple réchauffeur, ses cinq organes et ses six entrailles étaient tous devenus des terrains de conflit et de lutte pour les forces et fluides vitaux qu’ils avaient instillés en lui. (chap. 11)

29 Il est difficile de compter toutes les pages où il est question de la mauvaise santé de Linghu Chong, ainsi que les agressions physiques, internes ou externes, subies par le jeune homme, tant de la part d’ennemis que d’amis plus ou moins compétents qui tentent de le soigner mais ne parviennent en définitive qu’à aggraver ses maux, comme ici les Six Génies de la Vallée des pêchers. Son corps est tellement empoisonné qu’il en devient même toxique : un ennemi qui le blesse reçoit son sang sur le visage et en meurt (chap. 17). De chapitre en chapitre, Linghu Chong fait le désespoir de tous ceux, médecins ou autres, qui tentent de le soigner, et qui lui prédisent à l’unanimité une fin rapide, parfois présentée comme un simple compte à rebours ; l’un des meilleurs médecins va jusqu’à se suicider parce que le cas du jeune homme se dérobe à sa science. Son corps n’est en effet plus qu’un champ de bataille, dans lequel énergies et poisons luttent les uns contre les autres : Madame Yue se précipita pour examiner Linghu Chong. Il avait les joues creusées, le teint jaune, et lorsqu’elle étendit la main vers son poignet, elle sentit à quel point ses pouls étaient chaotiques. Sa vie ne tenait manifestement plus qu’à un fil […]. Le voyant si affaibli, elle ne put s’empêcher d’éclater en sanglots. […] Son visage et sa poitrine étaient couverts de sang frais, et il respirait à peine – il en était au stade critique où il perdait beaucoup plus d’énergie qu’il n’en gagnait. Yue Buqun appliqua sa main sur le point vital derrière la nuque du jeune homme, souhaitant lui insuffler sa propre énergie pour prolonger sa vie ; mais dès qu’il commença, il sentit plusieurs flots d’énergie de Linghu Chong résister d’une façon totalement anormale, à tel point que sa main fut presque repoussée, ce qui l’inquiéta considérablement. Puis il remarqua que ces flots étranges luttaient également entre eux dans le corps même de Linghu Chong, ce sans lui laisser aucun répit. Il appliqua ensuite sa main sur les points vitaux du thorax et du torse du jeune homme, et à nouveau il sentit une violente décharge contre sa paume, avec même une légère douleur dans sa propre poitrine. Cela l’affola plus encore. Il comprit que ces flots d’énergie qui circulaient d’une façon extraordinaire dans le corps de Linghu Chong résultaient de techniques hétérodoxes du souffle, extrêmement expertes. (chap. 11) Les énergies et poisons qui l’assaillent et s’affrontent en lui, inoculés par les divers protagonistes du récits, amis et ennemis, maîtres orthodoxes ou sectateurs hétérodoxes, taoïstes, bouddhistes, symbolisent les rivalités et le chaos du monde des jianghu. Le corps de Linghu Chong est devenu le lieu symbolique des luttes de pouvoir

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entre sectes concurrentes. Et dans la mesure où, de l’aveu de Jin Yong lui-même, ces luttes entre écoles et sectes renvoient aux déchirements politiques de la Révolution culturelle, ce corps n’est rien de moins qu’une métaphore pour la Chine, pour le peuple meurtri dans sa chair par les forces rivales qui s’y disputent le pouvoir. Nous avons vu que selon la cosmologie chinoise traditionnelle, le corps individuel entretient des relations essentielles avec le monde qui l’entoure ; dans le taoïsme, le corps de l’adepte est un microcosme qui correspond à l’univers. Au risque de la surinterprétation, on dira que le corps de Linghu Chong est un corps-monde, un « corps taoïste » déréglé par des agressions extérieures, qui lutte pour sa survie et pour retrouver son innocence.

30 Pour conclure cette interprétation, notons encore que le corps de Linghu Chong possède une dimension salvatrice. Nous avons vu que ce corps a été tellement empoisonné que son sang est devenu toxique ; mais dans une autre scène, le jeune héros se vide de son sang, littéralement, pour sauver une jeune fille malade27 : son corps, en tant que tel, incarne donc aussi le personnage, et plus précisément son corps dans ce sens : selon une lecture, le mot pourrait être une référence au célèbre passage du Laozi (chap. 42), où il est question de la « myriade de choses qui tournent le dos au yin et embrassent le yang, et se remplissent [chong] mutuellement du qi qui les harmonise »28. À la fin de Aventurier fier et souriant, Linghu Chong est guéri, et le monde des jianghu paraît (momentanément) pacifié.

31 À des fins de contraste, nous venons de présenter le corps viril de Xiang Shaolong, le héros de À la recherche de Qin. Ce roman de Huang Yi et Aventurier fier et souriant sont des œuvres très différentes, et elles mettent en scène deux héros dissemblables. Xiang Shaolong est un colosse qui s’impose sur le champ de bataille comme au gynécée, ses victimes mâles ou femelles faisant ressortir sa virilité essentielle ; c’est un homme d’action, tendu vers un seul but, simple à défaut d’être facile, à savoir l’unification de la Chine. Linghu Chong est beaucoup plus victime des événements, avec une attitude qui confine parfois au fatalisme ; et les agressions qui meurtrissent son corps marquent dans sa chair une sorte de passivité, voire d’impuissance. Mais, au-delà de ces contrastes, on peut faire du corps de Xiang Shaolong une lecture politique qui se rapproche de celle que nous venons de faire pour Linghu Chong : le corps de Xiang Shaolong incarne comme celui de Linghu Chong la possibilité d’un sauvetage – en l’occurrence, celui de la Chine.

32 Comme Aventurier fier et souriant, le roman de Huang Yi appelle en effet un autre niveau de lecture, et ce d’une manière plus directe encore, étant donné la thématique évidemment politique de l’œuvre, puisqu’il s’agit de l’unification des pays chinois. Xiang Shaolong, le jeune sous-officier (duizhang) de l’Armée populaire de Libération (APL) projeté dans la Chine des Royaumes combattants, joue un rôle décisif dans ce processus d’unification. Selon la réalité historique, la Chine est unifiée en 221 av. J.-C. par Ying Zheng, « Premier Empereur » des Qin (r. 221-210 av. J.-C.). Mais dans le roman, Ying Zheng meurt alors qu’il est encore enfant : Xiang Shaolong le remplace par l’un de ses jeunes protégés, et c’est cet « usurpateur » qui dans le roman unifie les pays chinois à la place du « vrai » Ying Zheng.

33 Xiang Shaolong remet ainsi l’Histoire sur les rails que, sans son intervention, elle aurait quittés, selon un paradoxe fréquent dans le roman de voyage dans le temps : l’Histoire doit obligatoirement aller dans une certaine direction, mais il faut l’intervention d’un héros venu de l’avenir pour que cette nécessité se réalise. Dans À la recherche de Qin, le héros n’est donc rien moins que la condition d’une téléologie qui commande que la

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Chine soit unifiée. Notons d’ailleurs que ce roman a été publié à Hong Kong un an avant le retour de la colonie à la mère-patrie, soit, dans l’esprit des dirigeants du continent, l’avant-dernier moment de la réunification de l’Empire (avant la réunification avec ) et une répétition, à une échelle bien entendu différente, de l’unification des pays chinois par le Premier Empereur en 221 av. J.-C.

34 Par sa force même, le corps de Xiang Shaolong possède donc une dimension patriotique, puisqu’il devient l’instrument de l’unification des pays chinois – luttant et prévalant contre les agents centrifuges hostiles à l’Histoire, il incarne la possibilité même d’une Chine unifiée. Le corps invincible du jeune homme, colosse projeté de la Chine du XXIe siècle dans la Chine pré-impériale, personnifie la Chine puissante et unifiée de l’époque contemporaine, par rapport aux royaumes de l’époque pré- impériale et de ses divisions ; le fait que Xiang Shaolong appartienne à l’APL accentue cette dimension patriotique ; et de la même façon que le prénom de Linghu Chong suggérait peut-être son destin de sauveur, celui de Xiang Shaolong, « Jeune Dragon », renvoie peut-être à sa mission patriotique, sachant que le dragon est souvent utilisé comme métaphore de la Chine et du pouvoir impérial.

35 Étant donné cette dimension téléologique et patriotique du roman, le corps fort de Xiang Shaolong prend même une dimension sacrée, voire surnaturelle, qui n’échappe pas aux protagonistes avisés du roman. Au cours de ses pérégrinations, Xiang Shaolong rencontre les avatars fictionnels de nombreux personnages historiques, parmi lesquels le philosophe Zou Yan (env. 305-240 av. J.-C.), spécialiste du yin, du yang et des cinq éléments, qui fait un lien entre le corps du héros et sa destinée : Tu as été inconscient durant neuf jours. Tout autre que toi, avec des blessures aussi graves, avec une telle perte de sang, aurait dû dire adieu à la vie ! Mais tu n’es pas un homme ordinaire, et tu ne peux mourir ; cela est voulu par le Ciel, la preuve est là ! (chap. 4.6) C’est bien le corps endurant de Xiang Shaolong qui est, pour Zou Yan, la preuve que le jeune homme est le sauveur qui sortira les royaumes chinois du chaos. Remarquons que la cosmologie de Zou Yan (le Zou Yan historique) possède en elle-même une dimension unificatrice, puisque ce penseur propose une cosmologie qui est sans doute l’une des plus ambitieuses des géographies imaginaires proposées en Chine ancienne ; il n’est donc peut-être pas indifférent que ce soit un penseur de cette ampleur qui, dans le roman, reconnaisse le destin particulier du jeune héros.

36 Les corps de Linghu Chong et de Xiang Shaolong incarnent donc tous deux un monde pacifié – ils sont le lieu et la condition d’une harmonie à retrouver. En tant que personnages, ils aspirent de la même manière à une vie tranquille : chez Linghu Chong, on peut parler d’une véritable tentation de l’érémitisme29 ; et Xiang Shaolong exprime à plusieurs reprises son souhait de mener une vie de retraite dans une « Source aux fleurs de pêchers » (taohuayuan). Mais, au-delà de ces similarités, leurs visions de la paix et de l’harmonie sont radicalement différentes : Linghu Chong rejette la politique, Xiang Shaolong l’idéalise ; le premier incarne une critique du pouvoir, de tous les pouvoirs, le second promeut une idéologie, celle de la Chine puissante et unie. Les deux titres des romans sont significatifs : celui intitulé Aventurier fier et souriant possède une dimension individuelle30, individualiste, voire anarchiste, alors que À la recherche de Qin résume un programme patriotique. Le message de Aventurier fier et souriant est d’ailleurs beaucoup plus complexe que celui de À la recherche de Qin, et il est remarquable que le message soit porté par un corps blessé : en littérature au moins, la faiblesse possède une puissance expressive que la force n’a pas.

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ANNEXES

Glossaire Chong, chong 沖 chuanqi 傳奇 chuanyue shikong 穿越時空 Dongfang bubai 東方不敗 dongfang hong 東方紅 Du bi dao 獨臂刀 duizhang 隊長 Duo qing jianke wu qing jian 多情劍客無情劍 gongfu 功夫 Gouzazhong 狗雜種 Gu Long 古龍 Guo Jing 郭靖 Hetie xilie 鶴鐵系列 huaji xiaoshuo 滑稽小説 Huang Yi 黃易 jianghu 江湖 jiangshan 江山 Jin Yong 金庸 kehuan wuxia xiaoshuo 科幻武俠小説 Li Mubai 李慕白 Li Xunhuan 李尋歡 Lin Pingzhi 林平之

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Linghu Chong 令狐沖 nüxia 女俠 Qi xia wu yi 七俠五義 qigong 氣功 Qiao Feng 喬峰 qinggong 輕功 Shediao yingxiong zhuan 射雕英雄傳 Shendiao xialü 神雕俠侶 Shiji 史記 Shuihu zhuan 水滸傳 Tang Zhesheng 湯哲聲 Taogu liu xian 桃谷六仙 taohuayuan 桃花源 Tianlong babu 天龍八部 Tianshan tonglao 天山童姥 Xiake xing 俠客行 Xiao’ao jianghu 笑傲江湖 Wang Dulu 王度廬 wen-wu 文武 Wohu canglong 臥虎藏龍 wuqing 無情 wuxia pian 武俠片 wuxia xiaoshuo 武俠小説 Xiang Shaolong 項少龍 Xun Qin ji 尋秦記 Yang Guo 楊過 yu lian shengong yin dao zi gong 欲練神功引刀自宮 Yilin 儀琳 Ying Zheng 嬴政 Yu Jiaolong 玉嬌龍 Yue Buqun 岳不群 zhengzhi xiaoshuo 政治小説 Zhongguo xiandai tongsu xiaoshuo sibianlu 中國現代通俗小説思辨錄

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NOTES

1. Pour une littérature très riche sur le symbolisme et l’animalité des pieds bandés, voir Wang Ping 2000 ; sur l’absence du corps nu dans la peinture chinoise, voir Hay 1994. 2. Dirlik 1975. 3. Elvin 1989. 4. Elvin 1989. 5. Cass 1999. Altenburger 2009. 6. Wang Dulu 2007-2009. Tigre et Dragon (Wohu canglong) est le 4e livre de la série Grue de fer (Hetie xilie), dont les deux premiers livres ont été traduits en français, en quatre volumes : La Vengeance de Petite Grue (2007), La Danse de la Grue et du Phénix (2008), Li Mubai, l’Epée précieuse (2009) et Yu Xiulan, l’épingle d’or (2009). 7. Sang 2006. Voir aussi Lu 2011. 8. Les justicières traditionnelles ont parfois les pieds bandés, ce qui ne les empêche pas d’être agiles, voir par exemple Ko 2005 : 175. Je remercie les relecteurs de cet article, qui m’ont fait un certain nombre de suggestions utiles, notamment en matière bibliographique. 9. Le célèbre ouvrage d’Alan Watts, The Way of Zen, publié en 1957, avait fait beaucoup pour propager auprès de la jeunesse américaine une certaine idée du bouddhisme et de la philosophie orientale, déjà dans un contexte de remise en question de la culture occidentale dominante. 10. Lu 2011. 11. Bowman 2011 : 66. Soulignons la coïncidence entre cette vogue du corps fort du héros de films d’arts martiaux, au tournant des années 1970, et l’affirmation du corps fort en République populaire de Chine durant la Révolution culturelle (dont l’une des images les plus frappantes est la nage du président Mao dans le Yangzi, en juillet 1966). Voir Lu 2011: 101-102. 12. http://en.wikipedia.org/wiki/Wuxia (tous les sites internet mentionnés dans cet article ont été consultés en juin 2015). 13. Sur l’histoire du roman d’arts martiaux, voir Wan 2009. 14. Jin Yong, né en 1924, a publié une quinzaine de romans entre 1955 et le début des années 1970, tout d’abord en feuilleton dans la presse hongkongaise. Il jouit d’un prestige immense dans le monde chinois, et ses œuvres se seraient vendues à plus de 100 millions d’exemplaires (http:// en.wikipedia.org/wiki/JinYong) ; elles ont par ailleurs fait l’objet de nombreuses adaptations à la télévision et au cinéma. Sur Jin Yong, voir principalement Hamm 2005, et en français, Zhang 2003, Zufferey 2007, 2010 et 2012. 15. Ce roman à succès, qui a fait l’objet d’une adaptation télévisuelle (A Step into the Past, 2001), n’est certainement pas un chef-d’œuvre littéraire ; la lecture en est d’autant plus fastidieuse qu’elle s’étend sur 25 livres et quelque 300 chapitres… Mais le jeu entre fiction et réalité historique y est parfois amusant. Étant donné l’idée de départ (un personnage projeté dans le passé), cette œuvre est parfois rangée dans la littérature de voyage dans le temps (chuanyue shikong), sous-genre dont elle est parfois même considérée comme l’une des œuvres fondatrices (http://baike.baidu.com/subview/24191/57249989.htm). Mais en réalité cette œuvre se rapproche du roman d’arts martiaux, en raison des multiples combats qui y sont décrits, de l’importance des armes et des méthodes secrètes de combat, et plus généralement de l’ambiance martiale du roman. Le site Wikipedia fait de Huang Yi le créateur du sous-genre « roman d’arts martiaux de science-fiction » (kehuan wuxia xiaoshuo), voir http://zh.wikipedia.org/wiki/黄易 _(香港), ce qui correspond bien à la réalité, même si dans À la recherche de Qin la dimension de science-fiction reste marginale. On en trouve une traduction en anglais sur Internet, http:// www.spcnet.tv/forums/showthread.php/21972-A-step-into-the-past-寻秦记-by-Huang- Yi#.VhbHLqLwbBM 16. Les traductions sont de l’auteur.

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17. Ce héros tranche par sa licence sexuelle sur le héros chinois traditionnel, et plus généralement l’homme moral selon le confucianisme, qui ne cède pas à son désir – même si bien évidemment ce modèle connaît des variations et des exceptions ; sur ce modèle « traditionnel », voir Hsiung 2003. Par son machisme, Xiang Shaolong paraît beaucoup plus « moderne » que chinois : il incarne une vision non confucianiste de la virilité, une vision souvent considérée comme non chinoise. On peut le rapprocher du personnage de Lo, le barbare de Tigre et Dragon dont s’éprend l’héroïne : Lo représente « a type of masculinity beyond the dominant wen-wu paradigm : a sexualized masculinity that reveals their animal barbarism » (Lu 2011: 112). 18. Lu 2011: 107. 19. Jin Yong n’est pas le premier en Chine à s’amuser du corps difforme. C’est un thème que l’on trouve déjà en Chine ancienne (que l’on songe au Zhuangzi), ou dans la littérature populaire au tournant et au début du xxe siècle, notamment dans le roman « burlesque » (huaji xiaoshuo). Voir Tang : 151. 20. Selon ses propres dires : « Pour développer une technique magique, il faut utiliser le couteau pour se castrer ! » (yu lian shengong yi dao zi gong). Le rapport entre autocastration et pouvoir se trouve en Chine ancienne, par exemple chez l’eunuque Wei Zhongxian (McMahon 2014). 21. Pour l’anecdote, si Dongfang Bubai joue un rôle central dans le roman, il n’apparaît en personne que dans quelques pages, ce qui n’empêche pas le personnage d’avoir en quelque sorte échappé à son créateur. Dongfang Bubai est en effet devenu le héros de toutes sortes de produits dérivés inspirés parfois très librement de Jin Yong (romans, films, bandes dessinées, séries télévisées, jeux vidéo, etc.) ; par ailleurs, dans certains milieux, son nom est presque devenu une antonomase pour l’homosexuel ou l’homosexualité. Voir https://en.wikipedia.org/wiki/ DongfangBubai. 22. Blood feast, réalisé par Herschell Gordon Lewis, souvent considéré comme le premier splatter movie, date de 1963. 23. Voir https://en.wikipedia.org/wiki/Blood_squirt, qui indique La Horde sauvage (The Wild Bunch, 1969), de Sam Peckinpah, comme l’un des premiers films à grand spectacle à montrer de telle scènes ; un autre film qui voit le sang jaillir, littéralement et abondamment, est Kill Bill (2003). 24. Sur les poisons (souvent associés à la Chine du Sud), voir Durand-Dastès 2007, article où il est aussi question du « poison à retardement ». 25. http://bbs.tianya.cn/post-666-26846-1.shtml 26. Le roman a donné lieu à toutes sortes d’interprétations, notamment sur internet : voir par exemple celle de Liu Guozhong, http://www.jinyongbbs.com/jiedu/zppl/1156.html, ou http:// tieba.baidu.com/p/29298798 pour l’identification de Dongfang Bubai au président Mao. 27. Chap. 15. Cette tentative de sauvetage vise surtout à montrer la grandeur d’âme du jeune homme ; elle se prête à diverses interprétations. 28. Pour ce rapprochement entre le prénom de Linghu Chong et le Laozi, voir http:// bbs.tianya.cn/post-666-26846-1.shtml ; http://bbs.tianya.cn/post-free-845835-1.shtml ; http:// www.china.com.cn/culture/txt/2007-09/17/content8899199.htm. 29. Zhang 2003: 333-335. 30. Le titre chinois, Xiao’ao jianghu, est parfois compris comme un pluriel (« Les aventuriers… ») ; la majorité des traducteurs le rendent cependant au singulier (cf. la traduction habituelle en anglais : « The Smiling, Proud Wanderer »), comme le contexte du roman le commande ; dans le récit, Xiao’ao jianghu est aussi le nom d’un morceau de musique.

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RÉSUMÉS

La littérature d’arts martiaux met naturellement en avant le corps fort, nécessaire au héros pour triompher. Le célèbre romancier Jin Yong, cependant, thématise dans certaines de ses œuvres le corps faible et blessé. C’est le cas du corps de Linghu Chong dans Aventurier fier et souriant (Xiao’ao jianghu) : dans ce roman, le corps malade du héros est un champ de bataille symbolisant les conflits entre écoles martiales rivales. Et comme ce roman peut se lire comme une critique de la Révolution culturelle, il est tentant de voir dans le corps de Linghu Chong une métaphore pour la Chine en proie aux divisions politiques et au chaos.

The martial art novel usually stresses the necessity for the hero to have a strong body in order to defeat his enemies. Such is not the case, however, in The Smiling and Proud Wanderer (Xiao’ao jianghu), one of the works in which the famous novelist Jin Yong emphasizes the weakness of the main character, Linghu Chong, whose body can be interpreted as a symbolic battlefield between rival martial art schools. As far as one can read this novel as a parody of the Cultural Revolution, the hero’s sick body turns out to be a metaphor for Chinese politics in a very chaotic period.

武侠小說往往会不自覺地去彰顯强健的体魄,因爲这常常成爲主人公战胜對手的必要条件。 然而在著名的武侠小說家金庸的笔下,主人公有時身体瘦弱、身負重傷,正如小說《笑傲江 湖》的男主角令狐冲:該書中,大侠令狐冲的多傷多病之躯,象征着江湖各大宗派混乱纷争 之地。《笑傲江湖》这部小說一定程度上也被解讀爲對文化大革命的影射,男主人公的病歪 歪的身体隐喻着混乱期间被争權奪利的各大政治派别所淆乱的中国。

INDEX

Mots-clés : Corps, arts martiaux chinois Keywords : Corps, arts martiaux chinois

AUTEUR

NICOLAS ZUFFEREY Sinologue, professeur au Département d’études est-asiatiques de l’Université de Genève. Ses champs de recherche sont l’histoire de la dynastie Han, le confucianisme ancien et moderne et la littérature populaire contemporaine, notamment les romans d’arts martiaux. Nicolas Zufferey a publié une traduction partielle des Discussions critiques (Lunheng) du penseur Wang Chong (27-97), aux éditions Gallimard (1997) ; une monographie sur les origines du confucianisme (en anglais), et une introduction à la philosophie chinoise, La Pensée des Chinois (Marabout, 2012), destinée au grand public. Il dirige actuellement, à l’Université de Genève, un projet du Fonds National Suisse de la recherche scientifique sur la littérature populaire chinoise contemporaine dans ses rapports avec la tradition. Sinologist, Professor of Chinese Studies at the Department of East- Asian Studies, University of Geneva, Switzerland. His fields of expertise include the history of the , ancient and modern Confucianism, and contemporary Chinese literature, in particular martial arts novels. He published a partial translation of the Critical Discussions (Lunheng) of the thinker Wang Chong (27-97), edited by Gallimard (1997), a monograph on the origins of Confucianism (To the Origins of Confucianism : The Ru in pre-Qin times and during the early Han Dynasty, 2003), an introduction to Chinese philosophy (Marabout, 2012), for a larger

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audience, and various translations and studies devoted to the intellectual history of the Han dynasty. He currently leads a project on Chinese contemporary popular literature founded by the Swiss National Science Foundation.

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Le corps souffrant dans la littérature chinoise depuis la Nouvelle période (1979-2015) Suffering Bodies in Chinese Literature Since the Reform and Opening (1979-2015) 徐爽,阿麗亞娜· 德 ·奧麗維拉 ·格麥斯。簡析新時期以來中國文學中的 痛楚身體 (1979-2015)

Xu Shuang et Ariadna de Oliveira Gomes

1 La première moitié du XXe siècle est en Chine traversée par les guerres et les révolutions. C’est pourtant la fin de ce siècle et singulièrement les années de l’essor économique qui voient apparaître, sous la plume des écrivains, l’image récurrente d’un corps affaibli, torturé ou malade : récurrence qui interroge. Tout se passe comme si le corps ne pouvait être détaché du thème de la douleur ; la mise en scène du corps souffrant est figure iconique et figure rhétorique, image valant par elle-même et symbole renvoyant à un champ de parole difficile, voire impossible. Ce qui ne peut ou ne sait se dire s’inscrit, et s’inscrit somatiquement. Le corps se grave, comme une plaque d’imprimerie, et souffre cette inscription avant même, peut-être, de savoir la lire.

2 La scène de l’expression somatique est singulièrement complexe. En amont du texte littéraire, le discours officiel donne l’exemple : il n’est pas indifférent que, dans la propagande et particulièrement l’exercice très chinois du slogan politique, le corps ait servi et continue à servir de métaphore privilégiée. Dans les années 2000 encore, le but proposé par les autorités à la nation se dit xiaokang – la « prospérité modeste » – terme dont les éléments impliquent la bonne forme physique (kang, santé).

3 À cet égard, la manipulation du discours pendant la période maoïste a constitué à la fois un modèle et un extrême. La transformation que proposait le régime pouvait être décrite par Mao en une image brutalement somatique : il s’agit, pour l’homme modelé par la révolution, de « se métamorphoser jusqu’aux os et faire peau neuve » (tuotai huangu)1. Mieux encore, la définition du corps se déplace ; le corps, qui signifiait l’individu, doit devenir un élément d’uniformité. Au début des années 1960, Lei Feng

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(1940-1962), soldat légendaire des contes éducatifs de la propagande maoïste, exprime le nouvel idéal en des termes aussi violents que significatifs : « La fonction d’un individu, par rapport à la cause révolutionnaire, est comme celle d’une vis dans une machine. […] Je veux être une vis pour toujours2. » Le seul corps considéré devient ainsi celui de la nation révolutionnaire, qui n’est plus un organisme, mais une « machine », à l’intérieur de laquelle l’être humain ne possède pas l’identité minimale d’une fonction, mais est un rouage interchangeable, une « vis » qu’on peut forger – modelage par la gymnastique imposée sur le lieu de travail – ou refondre pour un nouveau façonnage – « rééducation » par les travaux agricoles ou les travaux forcés (laogai).

4 Il n’est pas moins significatif qu’au lendemain de cette fusion en une grande unité révolutionnaire, le détachement des hommes rejetés au rivage de l’individualité trouve un mot expressif : shanghen, la « cicatrice ». Shanghen est à la fois le titre d’une nouvelle de Lu Xinhua (1954-) et le terme de ralliement d’un mouvement littéraire qui doit son nom à celle-ci. La « littérature des cicatrices » a pour fonction, selon Lu Xinhua, de faire état de la « gigantesque cicatrice que dix années de troubles ont laissée sur le peuple chinois3 ». Le texte littéraire dénonce ainsi la métaphore mise en place par le discours politique : la nation n’est pas le gigantesque mécanisme que la propagande a voulu voir en elle, elle est faite d’une chair et d’un sang pour lesquels le façonnage programmé par le régime a été une chirurgie à vif dont le résultat reste opaque : la « cicatrice » signifie- t-elle une guérison, certes lourde de mémoire, mais acquise, ou au contraire, la trace d’une amputation irréversible ?

5 Pour intéressante que soit cette question, qui soutiendra notre lecture de la littérature des quelque trente-six années qui nous séparent de l’instauration de la politique dite de Réforme et d’Ouverture qui a succédé à la Révolution culturelle, ce n’est pas elle que notre analyse se proposera comme essentielle. Il existe en effet un acquis de la Révolution maoïste dont il importe de savoir s’il doit être considéré comme durable et s’il conditionne la vision du corps dans la littérature contemporaine : si la nation souffre des séquelles d’un traumatisme physique, d’une « cicatrice », ce n’est pas seulement parce que ses membres ont vécu une tragique expérience commune, c’est parce que cette expérience interroge le rapport de l’individu au groupe. Qui est, finalement, corps ? Est-ce l’homme ? Est-ce le « peuple chinois » ? Et quelle est la souffrance du corps ? Celle de s’inclure dans un grand ensemble dans lequel il peut tout au plus prétendre à une fonction, ou bien de s’en voir détaché ?

6 La question ainsi posée permet d’interroger le paradoxe que nous allons parcourir au fil de la chronologie. La « cicatrice », le corps souffrant sont des représentations liées au souvenir traumatique des années difficiles, mais ils ne s’arrêtent pas à celles-ci : le thème de la douleur physique héritée de la Révolution culturelle se retrouve en littérature, en d’autres termes et sous d’autres formes, dans la représentation des maux issus de la consommation et des dégâts collatéraux de la croissance économique. Le corps apparaît ainsi dans l’univers littéraire comme un objet dépourvu d’indépendance, voire comme le principe d’une aliénation qui s’exprime dans une interrogation souvent brutale sur l’inhumain, le sexe et l’amour, la violence et la mort.

Corps docile et corps meurtri

7 Au commencement était le corps docile : tel pourrait être le résumé de la question du corps, telle qu’elle apparaît dans le souvenir immédiat des lendemains de la Révolution

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culturelle. Par corps « docile », il faut entendre, à la suite de Foucault, un corps « qu’on manipule, qu’on façonne, qu’on dresse, qui obéit, qui répond4 ». Surveiller et punir note que « dans toute société, le corps est pris à l’intérieur de pouvoirs très serrés, qui lui imposent des contraintes, des interdits ou des obligations »5, alors que les corps vivants sont par nature « plaisir, discontinuité, fête, repos, besoin, instants, hasard, violence, etc.6 ». Parler d’un corps docile, c’est donc interroger l’accès au désir et, par là, l’accès au plaisir.

L’ « étranger de retour » : corps amer

8 De quelle manière le corps de la jouissance et de la fête, du hasard et du besoin devient- il donc « corps docile » ? C’est ce qu’interroge un des textes importants de la « littérature des cicatrices », la nouvelle Un étranger de retour (Guilai de moshengren)7 de Bei Dao. L’auteur y relate le retour au foyer d’un intellectuel réhabilité au lendemain de la Révolution culturelle. Victime d’une fausse accusation, jugé « coupable de crimes contre le peuple », l’homme a passé vingt ans en camp de travail pour rééducation.

9 Le récit est donné à la première personne, avec pour narratrice la fille du héros, restée séparée de son père depuis l’âge de cinq ans. Dans le regard de celle-ci, l’homme apparaît dès son arrivée comme un individu privé d’autonomie, impuissant à maîtriser le cours de son existence. Tel « un marin roulé par la vague », « il a lutté avec l’énergie du désespoir pendant cette longue vie d’errance, jusqu’à ce qu’une autre vague, comme par miracle, le rejette sur le pont d’origine8 ». Cette « longue vie » ne fait l’objet d’aucun discours mais s’inscrit dans le signifiant somatique : le corps du père est déformé, affaibli et passif ; sa face est « blême », « couverte de cicatrices », ses mains apparaissent « raides », avec des « articulations déformées par l’arthrite ». La voix elle- même s’est transformée, « basse », tremblante ; son ton est de manière permanente « compatissant et implorant9 ».

10 La dégradation physique se traduit pour la narratrice en un contenu narratif : le corps est une surface qui s’offre au décryptage. La perte de « dignité » du père est perçue comme l’écho d’une humiliation que la fille reconstitue (fantasme ?) comme engendrée par la menace des « barbelés », des « mitrailleuses » et de « la mort ». Ainsi, les barbelés ne se résument pas à l’existence concrète d’un fil de fer, pas plus que le camp n’est un périmètre défini dans un espace réel : ils constituent des univers mentaux dont la victime ne peut se libérer. Même lorsque, de retour chez lui, il est « hors d’atteinte », libéré de la présence du « chef de brigade », éloigné du camp de travail, le père ressent de manière physique la menace du regard d’autrui. Ainsi, ayant jeté un paquet de cigarettes sans vérification, le front en sueur, il se lève à l’aube et se précipite pour aller fouiller la poubelle. La réalité historique vécue, reconstituée à partir de la trace physique et des gestes du père, est cependant aussitôt retranscrite par la narratrice dans les termes du corps : l’homme mentalement détruit lui paraît physiquement « pétri » « comme de la glaise ».

11 Bien que le récit se termine par le rétablissement progressif du lien affectif entre père et fille, le corps du rescapé reste figé comme un témoin du passé. La posture mutique, « soumise », du père s’impose comme une trace et un symbole : « Il serre fortement les lèvres, comme s’il avait avalé sa langue10. » Elle illustre la manière dont s’est imposé le « carcan » de l’appareil politique, terme qu’il ne faut pas percevoir comme une métaphore lexicalisée, mais avec la dimension concrète que suppose le supplice hérité

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de l’empire et ressuscité par la Révolution culturelle : « […] nos maîtres d’école embellissaient la vie, l’entouraient d’un nimbe. […] En fait de nimbe il s’agissait plutôt […] d’anneaux de fer servant de carcan11 ! »

12 Le corps prostré ne met pas en cause la seule existence d’un sujet livré aux vicissitudes de l’histoire. Il se fait contagieux. En retrouvant un père sans voix, la narratrice voit se ranimer en elle le souvenir de la « blessure » ancienne, qu’elle croyait effacée : « Mon père ? » ai-je murmuré pour moi-même, et je me suis détournée brusquement, comme terrorisée par le sens de ce mot. Puis mon cœur s’est mis à battre la chamade. C’était clair : les fils qui suturaient l’ancienne blessure avaient lâché12. Il existe ainsi une différence essentielle entre le signifiant de « père » et ce même mot donné en présence du référent réel. Les violences subies par la narratrice comme fille de condamné reviennent à sa mémoire à mesure qu’elle perçoit les traces laissées par ces violences sur le corps-miroir du père. La souffrance individuelle, de spectacle qu’elle était, se transforme en expérience partagée. C’est au terme de ce partage que le lien se recompose, et que la famille trouve moyen de retrouver existence – peut à nouveau faire corps. Car c’est bien là le sujet du roman : si le corps d’un homme rendu « docile » ne peut retourner à la vie ordinaire, un autre corps est à trouver ou retrouver. Finalement, la grande souffrance provoquée par la Révolution culturelle n’aura pas été de briser l’homme mais de séparer, de disjoindre les membres d’un organisme d’un autre type, familial, et d’empêcher le père de voir grandir sa fille tout en contraignant la fille à grandir sans père.

Corps frustré : « La moitié de l’homme, c’est la femme »

13 Cette peinture de la douleur physique due à la disjonction des corps plus encore qu’à la souffrance individuelle se dit d’une manière plurielle. Dans le roman La moitié de l’homme, c’est la femme (Nanren de yiban shi nüren)13, de Zhang Xianliang (1936-2014), l’expression de cette souffrance est simple et crue, c’est-à-dire sexuelle. Le corps commun disjoint se présente ici comme un « demi-corps » pour lequel le contact avec sa « moitié » (la femme) est rendu impossible : le lien impraticable de la pénétration sexuelle invalide la constitution de l’unité de vie familiale.

14 La moitié de l’homme, c’est la femme se présente sous les auspices du fantasme de l’impuissance sexuelle. Le protagoniste, l’intellectuel Zhang Yonglin, est la victime des mouvements politiques qui se sont succédés depuis la campagne anti-droitière de 1957. Il a passé dix ans de sa jeunesse entre camps de rééducation et prisons. Libéré à 39 ans, il retrouve la femme dont il est secrètement amoureux, la sensuelle Huang Xiangjiu, qu’il avait aperçue huit ans auparavant dans le camp de travail, alors qu’elle se baignait nue dans une rivière. Il l’épouse, elle l’aime. Mais la nuit de noces, face au corps tant désiré de sa femme, Zhang Yonglin s’avère incapable de consommer l’acte sexuel. Humilié par son handicap, le héros laisse le chef de la commune nouer une liaison avec son épouse.

15 Le sujet était, pour un roman paru en 1985, hardi : le succès de Zhang Xianliang a été d’abord lié au parfum de scandale que laissait planer, en ces débuts de la Nouvelle Période, la mise en scène de la nudité et du coït14. Soumis à la morale puritaine de l’époque maoïste, le protagoniste se présente dès le départ comme associant la question sexuelle avec des représentations effrayantes : il tient le désir pour « un démon » (mozhang) – terme issu du canon bouddhique15 –, dont la présence est « capable de

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détruire la sagesse, la morale, la culture et la vertu16 ». La sensation que le corps éprouve sous l’effet de l’appétit sexuel est rendue par un ensemble d’images très négatives. Agressive et blessante comme « un objet pointu et déstabilisant qui attaque au bas ventre », elle est « sournoise » (yinxian), immorale, destructrice, littéralement monstrueuse : (Le désir) fondrait très probablement sur moi, me déchirerait en morceaux avant de lécher ses lèvres ensanglantées et de se jeter sur la première femme qu’il apercevrait17. En surprenant le corps nu de la femme, l’homme éprouve une tension inhibitrice qui fait naître en lui le sentiment d’un affrontement à une catastrophe ; il tremble devant ce qui lui apparaît comme un piège (xianjin), un effondrement (duoluo)18. Cette torture, à la fois physique et spirituelle, résulte du jeu de deux forces en conflit : « d’une part la réflexion rationnelle qui se fonde sur la foi en une croyance, liée à la contrainte et à la surveillance exercées par une civilisation ; d’autre part, l’instinct irrationnel, l’aspiration à s’unir à un corps charnel vivant, réel, à ce corps de femme que je vois de mes yeux et qui stimule mon désir19 ». Cette inhibition se traduit dans les faits : jusqu’à son mariage à l’âge de trente-neuf ans, le héros n’a jamais touché réellement le corps d’une femme20, bien que celui de Huang Xiangjiu ait été, des années durant, l’objet de fantasmes aussi violents que réprimés.

16 En contrepoint, la féminité de Huang Xiangjiu, l’épouse, resplendit. Elle apparaît d’abord nue lors d’une baignade secrète. Se sentant observée à la dérobée derrière les roseaux qui s’agitent doucement au vent, elle « ne se presse pas de se rhabiller ; lâchant la culotte qu’elle tient à la main, elle croise les bras devant sa poitrine comme si elle avait froid et tourne son corps vers moi [le protagoniste]21 ». La chair s’exhibe ainsi au regard masculin : Sans aucun geste de séduction, sans un mot, sans un sourire, elle m’appelle par ses regards, par le frisson de chaque parcelle de sa peau, par l’innocence de sa présence22. La nature du féminin se révèle dans le détail des gestes : quand Huang Xiangjiu enlève la paille qui colle à son habit, jette un coup d’œil au miroir ou range la maison… À une époque où les deux sexes sont appelés à s’aligner sous une apparence asexuée et uniforme23, la féminité menace l’homme et la séduction apparaît sous les couleurs de la fatalité. L’appel mis en avant par le corps de Huang Xiangjiu se révèle ainsi en contradiction, ou plus exactement en concurrence avec l’ambition politique du régime. Aux yeux de l’appareil, l’individu standardisé par le port de l’uniforme s’identifie à sa « force de travail » (laodongli) qui l’intègre au grand corps de la nation ; tandis que le sexe suppose un autre type de fusion : La grâce de ce corps nu suscite en l’homme que je suis un désir, une passion. Il me fait comprendre ceci : bien que je sois « une force de travail », je n’en suis pas moins, sous la surface noire, bleue ou verte, un homme. Dans cette uniformité qui gomme l’individualité, il me reste au moins mon sexe24. La contradiction se met à jour dans l’opposition entre la jouissance éprouvée dans le désir et la souffrance que provoque la rencontre réelle avec le corps désiré. L’incapacité sexuelle est rendue par des métaphores violentes, dans lesquelles se connotent le danger, la mort, le dégoûtant : marais, volcan, mollusques céphalopodes avec tentacules à ventouses directement rattachés à leur tête, éponge aspirante, mirage du désert25… La perte de l’accès au corps par la sexualité amène ainsi le sujet au diagnostic identitaire de la disparition, en la personne de sa femme, d’une partie de son corps : Je ne suis qu’une « moitié d’homme » (ban ge ren), « un estropié » (feiren)26.

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17 Dans un second mouvement dialectique, cependant, l’impuissance sexuelle se fait métaphore politique. Le protagoniste, intellectuel soucieux de l’avenir du pays, établit un lien d’analogie entre la passion politique et l’appétit charnel : L’excitation politique ressemble à la pulsion du désir. Toutes deux proviennent d’une sécrétion du corps (nei fenmi) qui incite l’homme à pénétrer courageusement, à avancer, posséder, se procurer satisfaction et joie dans l’action27. Pour le héros, perdre sa virilité équivaut ainsi à perdre sa capacité à intervenir dans l’espace collectif. Un dialogue fantastique avec le cheval du village souligne l’écart qui sépare le corps mutilé du grand historien Sima Qian, victime du supplice de la castration sous l’empire des Han28, et le moderne corps impuissant du protagoniste. Tandis que celui-là trouve dans la réaction à la violence éprouvée la force d’achever ses Annales historiques (Shiji), celui-ci, en proie à un « mal » qui « a pénétré dans les viscères, dans la tête, dans les nerf29 », est réduit à l’inaction. En cela il subit à la fois la position de la femme dans l’acte sexuel et celle de la bête domestiquée (du cheval) : Tu laisses les autres te manipuler, te fouetter, te monter dessus30. À la fin du discours, le cheval fantastique persifle l’intelligentsia humiliée en trouvant encore une fois le registre du corps : « Je me demande si tous ces intellectuels n’ont pas été castrés », déclare l’animal.

18 Le rôle joué par le corps du protagoniste est, comme on le voit, pensé selon deux logiques. D’une part, il apparaît comme le moyen qui permet au sujet d’accéder à une libération de la contrainte collective : par la sexualité, le personnage peut enfin revivre le moment d’intimité initié des années plus tôt dans le secret de la rivière ; le couple lui fournit la communauté restreinte, minimale, qui doit lui permettre de survivre à la grande aliénation collective. Mais, d’autre part, ce corps reste pensé comme l’outil de la relation entre individu et groupe, homme singulier et ensemble social : sans l’élan viril de la pulsion, l’homme ne saurait accéder à une fonction réelle, celle-ci se réduisît-elle à celle de l’intellectuel qui, sur l’exemple de Sima Qian, loue ou blâme le fait du prince – les agissement du chef de la commune avec Huang Xiangjiu par exemple, que le héros subit sans pouvoir les condamner. Dans les deux cas, c’est par le corps et singulièrement par la fonction virile de celui-ci que le sujet comprend son accès au(x) groupe(s) ; l’impuissance interdit aussi bien l’intimité conjugale que le travail collectif. Le dénouement du roman est à cet égard significatif : le protagoniste se débarrasse de son impuissance lorsqu’il se montre capable d’une action héroïque lors d’une crue. Parallèlement, le dégel politique se profile avec l’annonce radiophonique de la prise de pouvoir de , qui laisse naître, chez les intellectuels contemporains, la possibilité d’un nouvel engagement.

19 La frustration du protagoniste sert de support à une analyse au terme de laquelle le corps joue entre une représentation asociale parce qu’asexuée et une sexualité devenue acte politique. Au terme d’une fable transparente, on voit l’intervention politique maoïste interdire, puis confisquer la vie intime du personnage tandis que la Réforme et l’Ouverture autorisent à nouveau sexualité conjugale et utilité sociale. Loin d’imposer un lavage de cerveau, ou encore, comme dans les littératures de la Shoah, de donner en spectacle les extrêmes de la violence irrationnelle, l’oppression est un phénomène organique, dont l’action essentielle se déroule dans le secret des corps. Faute d’échapper aux techniques de sujétion, l’individu devenu physiquement docile est en souffrance aussi bien au plan biologique (sexualité) qu’intellectuel (aspiration politique).

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« Qui suis-je ? » : corps halluciné et « génies malfaisants »

20 C’est à la liaison de la réflexion sur articulation entre le monde physique et l’univers psychologique que la nouvelle de l’auteure Zong Pu (1928‑) « Qui suis-je ? » (Wo shi shui)31 offre l’un des meilleurs récits consacrés au questionnement identitaire, poursuivi à travers la représentation des corps aliénés. « Qui suis-je ? » relate le destin d’un couple de scientifiques qui adhère volontairement au régime communiste et le paie par d’atroces souffrances.

21 Après leurs études à l’étranger, Weimi et son mari choisissent de rentrer en Chine au printemps 1949 par exaltation patriotique et par admiration pour la Révolution, qu’ils voient comme un « creuset glorieux ». Ils décident de « faire peau neuve » et de « se forger dans le haut fourneau de la Révolution32 ». Cependant, au début de la Révolution culturelle, ils sont condamnés comme « droitiers », « traîtres », « ennemis du peuple », et soumis à des tortures physiques et mentales. Ils subissent les violences et les humiliations des séances de critique publique : le crâne à demi rasé, ils sont frappés et fouettés33. Ils restent cependant fidèles au régime, acceptant la punition et se résignent à balayer le campus « en silence, mécaniquement ». Pourtant, après avoir vu brûler le fruit de ses travaux scientifiques, le mari choisit de soulager ses souffrances en faisant usage de la seule liberté qui lui reste et se pend dans la cuisine. Weimi, poursuivie par les accusations politiques, altère progressivement l’interrogation identitaire en un délire hallucinatoire ; des corps fantastiques et des génies malfaisants lui apparaissent. De terrifiants épisodes délirants alternent avec d’autres où, lucide, l’héroïne s’interroge sur son propre état : « Est-ce que les serpents savent rire ? Ce n’est que dans le monde de la folie que de telles choses peuvent se produire34. » Parallèlement, son comportement public manifeste la démence qui la mine : elle crie « J’ai tué quelqu’un ! » ou hurle « Je suis vénéneuse, surtout ne me touche pas35 ! ». Elle acquiert la certitude qu’elle empoisonne la jeunesse et que son savoir scientifique propage un venin fatal. Le lecteur est témoin du déchirement qui l’envahit et la pousse finalement, dans un destin parallèle à celui de son mari, à la noyade.

22 Il faut donner ici toute son importance à la focalisation interne poursuivie au long du récit : tandis que, pour les personnages qui constituent son entourage, l’état de la narratrice se manifeste comme un phénomène mental (elle est « la folle »), le récit homodiégétique met en scène un vaste espace fantastique dont le héros et l’enjeu se confondent avec le somatisme protéen de la femme délirante. « Le corps est absent », dit Foucault dans Le Pouvoir psychiatrique36 : le corps docile, qui souhaitait se muer en un être neuf, se nie en des formes inédites. Weimi se voit ainsi comme un « diable bovin, un serpent démoniaque » (niugui sheshen), un démon « au visage terrifiant, à la cruauté infinie ». « De ses mains démesurément grandes elle poursuivait une foule variée de petits enfants tous joliment parés37 » ; le thème onirique des paumes immenses qui battent les enfants, hérité de Lu Xun, prend ici l’épaisseur concrète de l’hallucination ; la persécutée harcèle, puis empoisonne et tue : sous les huées qui l’invectivent, elle se mue en une « fleur blanche » qui diffuse de dangereuses « lueurs phosphorescentes38 », avant de se transformer en « reptile » (chongzi), en « gros serpent venimeux » (da duchong)39. La métamorphose physique se réinterprète aussitôt comme identification du sujet à son persécuteur : les démons qui fournissent leur forme à Weimi lui apparaissent comme l’irruption animalisée des tortionnaires dont elle a été la victime ; devant le regard terrifié de la protagoniste, une petite colline prend la forme de

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« visages de démons hideux », les cavités d’un roc aux lueurs du couchant deviennent « autant de bouches béantes et sanglantes40 »… Nous ne sommes plus ici, comme chez Bei Dao, dans la description de la dégradation physique, ou, comme chez Zhang Xianliang, dans la dimension symbolique de celle-ci, mais dans un pied-de-la-lettre psychotique et poétique à la fois, au terme duquel le mot se fait chose. Les injures – niugui sheshen, da duchong, outils privilégiés de la persécution politique – deviennent autant de corps, diables, figures animales et démoniaques. Le procédé atteint son apogée dans les dernières lignes de la nouvelle, où le signe écrit apparaît comme une annonce certaine de l’avenir avant de révéler son ambivalence sémiotique. Sur le point de se noyer, Weimi voit les oiseaux dessiner dans le ciel « une forme brillante qui figure le caractère 人 (ren, homme) » et y lit l’espoir d’un monde enfin humain. Mais, à l’instant d’expirer, elle ne se perçoit plus que comme entourée de formes dégradées de l’humanité : des squelettes et des reptiles métaphoriques, dont elle a subi les attaques tout en perdant elle-même son humanité par identification à ces formes.

23 Le « corps absent » foucaldien prend ici tout son sens. Si Weimi est privée de rapports avec l’altérité au point d’en perdre la raison, c’est qu’elle a été dépossédée de l’identité physique minimale qui lui permettrait de reconnaître ceux qui l’entourent comme des semblables et d’être reconnue d’eux comme un être humain. Dans la nouvelle, les êtres extérieurs et l’héroïne n’assument les formes reptiliennes et démoniaques que dans des moments alternés ; quoi qu’il arrive, monstre ou femme, Weimi n’appartient dans son délire jamais à la même espèce que ceux qu’elle rencontre. La persécution aboutit ainsi à un double déficit : d’une part, l’héroïne n’est plus elle-même (identique à soi), d’autre part, elle n’est plus homomorphe à ceux qui l’entourent (identique aux autres). Le « corps absent », plus qu’une absence de corps, est surabondance d’identités somatiques et impossibilité d’un corps semblable, d’un corps commun. Il est manque parce qu’il est perte du corps des autres. Quoi qu’il arrive, et c’est bien là le destin de la victime, quand bien même elle fait partie de millions d’autres, elle est seule de son espèce, abandonnée à une souffrance isolée.

24 La « littérature des cicatrices » peut être perçue comme la forme du deuil « officiel » dédié aux tourments vécus durant la Révolution culturelle. Les premiers corps souffrants dans cette représentation littéraire sont essentiellement ceux des intellectuels, des cadres embourgeoisés et de leurs familles, victimes des violences politiques du régime. À partir de 1985, dans les courants littéraires qui s’affirment, le corps souffrant prend les formes les plus diverses : le corps déformé d’enfants infirmes comme le personnage de Bingzai dans Papapa de Han Shaogong41, le corps malade chez Zhang Wei dans Le Vieux bateau (Guchuan)42, la vie humaine représentée comme souffrance historique chez Yu Hua43, le corps livré à l’abjection, la monstruosité et l’animalité chez Mo Yan44, etc.

25 En fait, le temps du deuil est vite remplacé par « l’idéologie du développement économique ». Sur la scène littéraire apparaissent de nouveaux personnages, liés à l’essor de la société de consommation45. La question du corps se pose dans un monde ébloui par l’argent et la prospérité matérielle. Le traumatisme de la Révolution culturelle semble s’éloigner. Pourtant, l’analyse révèle que la question du corps, loin de disparaître dans un âge d’abondance, se présente sous des formes qui entretiennent avec la période précédente une proximité troublante.

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Deuil des âmes souffrantes et société de consommation

26 En 1999, le poète Michel Deguy lance dans son adresse aux poètes français : « La poésie faisait mal ; fit mal ; savait faire mal. Pourrait-elle le faire encore46 ? » Une telle interrogation se retrouve chez le poète chinois Luo Ying (1956-) qui, dans son recueil Lapins, lapins (Xiao tuzi)47, surprend le lecteur par la vision d’un « enfer contemporain : urbain, climatisé, et peuplé d’inquiétants rongeurs. Décapant univers dans la lignée de Cioran48 ». Luo Ying est un poète atypique dont le parcours est le témoin de l’histoire de la Chine depuis les années 1950, en particulier de celle qui a suivi la Révolution culturelle. Dans son œuvre, la présence du corps est la pierre de touche par quoi se déstabilise l’image d’une nation absorbée dans les seuls soucis de la prospérité économique.

Corps aliénés ou la souffrance en temps d’abondance

27 Lapins, lapins est composé de dix poèmes en prose écrits en 2006. La fureur, l’impuissance, la douleur, la critique sociale sont autant de thèmes qui en parcourent l’écriture. La réalité, caractérisée par les ténèbres, la cruauté et la débauche, relègue le locus amoenus de la poésie chinoise traditionnelle ; cela se marque dans un choix de couleurs dans lequel le rouge sang efface les teintes pastel ; les éléments de la lyrique classique – barque, nuage, nuit, pluie, aube, instrument à cordes, lune, étoiles, brume, crépuscule –, présents dans les précédentes œuvres du poète, s’absentent, détruits ou resémantisés : Ainsi, je vois mourir, les uns après les autres : montagnes, fleuves, villes entières. Je vois aussi les hommes mourir et tomber les uns après les autres, comme les cerises d’un arbre. Et la terreur se répand et s’en nourrit. (« De la terreur »49) Sans montagne ni fleuve, le narrateur lyrique ne peut plus prendre de barque pour voyager au lointain ou monter sur une hauteur pour se retirer du monde. Le poète se met en scène comme un esclave de son environnement stérile, apocalyptique, « saisi par la terreur au XXIe siècle50 ».

28 La civilisation industrielle détruit la beauté de la nature et de la douceur humaine. Ponctuant cette dégradation, Luo Ying retrouve l’image de la métamorphose apparue chez Zong Pu. Les corps prennent des formes animales : chiens errants, rats, cafards, corbeaux, serpents, vers dans les fosses d’aisance, mante religieuse qui tue son mâle, et enfin ces lapins éponymes, véritables allégories du corps sans force – pour survivre, ces créatures se laissent humilier jusqu’à l’abdication de toute dignité51.

29 Le poète écrit : « Il suffit de très peu de souffrance, d’une quantité infime, ou plus précisément d’un tout petit peu de mal émanant de l’esprit pour que nous-mêmes et notre existence tendions vers le sublime, et qu’au moins nous ne ressemblions pas à des vers grouillant dans une charogne, convives d’un écœurant festin » (« La souffrance » 52). Le corps humain est ici métaphoriquement évoqué par celui de l’invertébré élémentaire ; l’espace commun apparaît comme un gigantesque repas dans lequel ces créatures s’acharnent à dévorer « une charogne ». Dans cette allégorisation de l’individu ou plutôt des masses « grouillant[es] » affrontées au grand banquet d’une consommation dans laquelle la jouissance immédiate semble devenue un mot d’ordre,

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le poète met en scène une inversion des valeurs : « très peu de souffrance » ou « plus précisément » « un tout petit peu de mal » devient la condition sine qua non de l’accès au « sublime ». Cette souffrance doit se comprendre comme physique (il s’agit, concrètement, de ne pas avoir accès à la ripaille) mais aussi et surtout comme morale (puisqu’on peut, au nom de la souffrance, refuser cette ripaille). De ce phénomène complexe, la description est d’une concrétude organique qui recherche le dégoût : la mise à mal de la spiritualité dans la société de consommation devient « un écœurant festin » dans lequel le plat proposé au public est entré en décomposition depuis longtemps. Les laissés-pour-compte du développement dans une société d’abondance apparaissent ainsi comme d’étranges élus que la douleur empêche de toucher à un mets certes plantureux, mais dangereux. Dans un paradoxe du même type, le poète représente l’homme en lapin « asexué » qui, malgré l’absence d’organes, « doit se masturber en public, mimer à de nombreuses reprises les positions de l’acte sexuel, prenant la place du mâle ou de la femelle53 » ; la métaphore réédite l’aventure contradictoire mise en scène par Zhang Xianliang : l’incapacité d’accès au repas commun se transforme en une sexualité sans issue, pour laquelle aucune position, tant physique que sociale, n’est possible, si ce n’est celle, solipsiste, de la « souffrance ».

30 Dans La Neuvième Nuit ( Di jiu ye, 2008)54, achevée deux ans après Lapins, lapins, l’interrogation sur le corps se creuse d’un retour sur la question de l’animalité. Le recueil se compose de deux grandes parties : « Le cheval – expérience sexuelle d’un cheval et son impasse morale » et « Le chat – nuit de défloration d’une chatte et récit extraordinaire de sa mort ». Le critique Yang Xiaobin voit dans cette évocation de la sexualité des animaux domestiques l’image de la jouissance sexuelle telle qu’un corps métamorphosé l’appréhende tant en intensité qu’en vitesse55. À l’aide de mon phallus qui traverse les siècles et les époques, je soulève le gong du gardien de nuit pour appeler les disparus56. Le son du « gong » dans la nuit suggère le réveil des endormis, et plus métaphoriquement la société obscure d’où sont absents les acteurs, les héros. Le désir d’éveil s’exprime à travers l’image du phallus en érection, symbole de « jouissance » qui domine le recueil. Cependant, dans « Le cheval », cette « jouissance » contemporaine révèle sa signification ambiguë. Source de volupté, elle s’avère létale, puisqu’il s’agit pour le personnage de se tuer au terme de neuf nuits de plaisir : Se tuer soi-même au bout de neuf nuits est la décision douloureuse d’un mutant monstrueux57. Le cheval, métaphore transparente d’une sexualité de la performance, devient « le spécimen d’un symptôme et d’une mutation » non moins lisibles. Ce qui n’empêche que le corps éprouve la frustration du désir, car la jouissance tant recherchée s’avère, au bout du compte, insatisfaisante. Dans la course au plaisir en effet, l’organe sexuel, bien qu’omniprésent, est représenté comme invalide ou insignifiant. Il est découpé, congelé, inepte et finalement détaché du corps. La représentation de la castration revient au terme du texte, comme l’expression d’une fatalité ; la jouissance est décrite comme vécue sous une menace imminente : Dans une époque barbare comme ce XXIe siècle, un phallus traverse les missiles, les fusils ; il échappe à la guerre en Irak, il s’efforce, avant la castration, de faire jaillir la dernière goutte de son sperme58… Dans le recueil Tara ( Lümudu, 2009)59, la représentation du corps souffrant parce qu’isolé reprend l’anthologie des thématiques que nous avons repérées. Le locuteur « je » se voit tour à tour « prisonnier » (qiutu)60 et « esclave » (nuli)61. Victime de la violence extérieure, il en porte, comme le personnage de Bei Dao, les stigmates

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physiques : yeux aveugles, dents brisées, os fracturés, orteils pulvérisés, pieds amputés, voix étouffée62. Son enfermement ne s’interrompt que dans les métamorphoses ; celles de Zong Pu sont empruntées à un appareil fantastique démoniaque, celles du protagoniste de Tara ont une forme animale : papillon, pigeon, serpent, corbeau, cerf, cheval, poisson, singe, cheval, crapaud, grenouille63. La perte de la capacité physique illustrée chez Zhang Xianliang devient ici une auto-mutilation, mise en image dans des scènes où l’individu « se dévore », « boit son propre sang », « se fait mal », « se coupe les pieds », « se croque les jambes », ou « se découpe en tranches de chair »64. Le corps subit un anéantissement d’autant plus violent qu’il est partiel : « j’erre avec, à la main, la viande hachée tirée de mon corps » ; la chair entre en lente putréfaction sur l’individu vivant65. La décomposition spirituelle parachève cet ensemble ; des chenilles « déchirent (silie) tout » et l’âme « se débat (zhengzha) » dans le bec d’un corbeau66.

31 Les trois recueils, Lapins, lapins (2006), La Neuvième Nuit (2008) et Tara (2009), qui proposent une image du corps aliéné par la consommation, la recherche contemporaine de la performance, la violence autodestructrice de l’homme isolé, retrouvent les thématiques allégoriques de la « littérature des cicatrices » ; la représentation obsessionnelle des « cicatrices » aux mains et au visage (« Qui ai-je tué67 ») constitue une convergence troublante. Au seuil du nouveau siècle, dans un univers social stable et prospère, le poète se voit condamné à la souffrance physique totale que le demi-siècle précédent avait comprise comme la rançon expiatoire de la pénurie et des mécomptes politiques : Je ressemble à un oiseau mort, accroché à l’arbre et exposé au regard de tous Je suis la proie de cette époque couverte de traces de balles (« Le soleil se lève (2)68 ») Faut-il pour autant comprendre la « littérature des cicatrices » comme un paradigme d’engendrement à partir duquel il faille envisager la totalité de la production post- maoïste, de 1979 à aujourd’hui ? La textualité serait-elle, dans une contemporanéité au sein de laquelle les jeunes générations chinoises ignorent parfois jusqu’au nom de la Révolution culturelle, figée dans un traumatisme ?

Corps souffrants et mémoire : diagnostiquer le mal

32 Il est certain que cette dernière interrogation n’est pas absente de l’œuvre de Luo Ying. En 2012, le poète achève un long texte autobiographique consacré au souvenir de la Révolution culturelle et aux suites de celles-ci, Le Gène du garde rouge (Wenge jiyi)69. Il s’agit pour l’auteur de « purger un passé qui hante non seulement un homme incapable de trouver le sommeil mais la nation chinoise tout entière70 ».

33 Le recueil est composé de quatre parties. Les deux premiers chapitres sont consacrés aux souffrances de l’époque maoïste. Les deux derniers traitent de la période actuelle. Parlant depuis le XXIe siècle, le poète affirme sa résolution de « rouvrir la plaie du passé », et de décrire souffrances et violences collectives ; il le fait sous la forme de condoléances, dans le contexte, hérité de la tradition bouddhique, d’un deuil manifesté pour apaiser les morts inassouvis. Par-delà la dénonciation des responsables ou l’expression de la douleur qui avaient fait le fond de la « littérature des cicatrices », le poète cherche, par cet acte pieux, à « libérer l’âme » des corps restés en souffrance. Ces derniers sont ainsi mis en scène dans une tentative de diagnostic général.

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La souffrance : coupable et victime

34 Dans une première scène, le père du narrateur, accusé d’être un « contre- révolutionnaire », est « ligoté » et « emmené » par les « révolutionnaires ». Le détail physique passe par la description de la grosse corde de chanvre rêche qui enserre ses bras et sa gorge : Cette corde devait le blesser au cœur ; il ferma bien les yeux Puis baissa docilement la tête, en bon soldat discipliné Colonel de l’Armée de campagne, il avait dû tuer de nombreux soldats du Parti nationaliste (« Mon père, tas d’os desséchés71 ») Le père est victime d’une injustice politique, accablé par la maltraitance physique et morale. Mais, sous un autre angle, il apparaît comme un des auteurs des massacres qui ont accompagné la précédente révolution, dans laquelle il était « colonel de l’Armée de campagne ». Le personnage qui accompagne sans révolte ses bourreaux est en réalité un ancien rouage de l’appareil politique : Père avait combattu lorsque la révolution avait eu besoin de combattants S’était sacrifié lorsque la révolution avait exigé le sacrifice72 Ainsi, ancien « colonel » et actuel « contre-révolutionnaire », le père se laisse traîner « tête basse, comme un chien », sans réaction, « en signe de loyauté »73. Militaire, il ne bronche pas contre la violence de la révolution en laquelle il conserve sa foi.

35 Il en va de même pour le narrateur. Fils du contre-révolutionnaire, il fait l’objet d’humiliations sociales, souffre de l’injustice politique, mais, comme écolier et petit garde rouge, n’en participe pas moins à la lutte contre les « mauvais éléments » et devient l’auteur indirect de la mort d’un propriétaire foncier et du directeur de son école74.

36 La violence s’étend à l’ensemble d’un corps social mis en accusation ambiguë. Contre- révolutionnaires fusillés, propriétaires fonciers torturés à mort, ou « garde rouge tombé sous le couperet75 » : la révolution s’achève en un massacre général.

Corps collectif et sacralisation du pouvoir

37 Un des points les plus intéressants du recueil consiste en la description précise du façonnement physique auquel se livre l’appareil politique. Le révolutionnaire est pourvu par l’exercice gymnique d’un mouvement normé, uniforme et collectif. « La danse de la loyauté » illustre le façonnage d’un corps qui s’inclut, au terme du processus, dans l’unité supérieure concrète que constitue la collectivité, tant politique (« nous l’exécutions lors des défilés, des débats ») que familiale (« ainsi qu’à la maison ») : La danse de la loyauté visait à porter la révolution au plus profond de l’âme Nous l’exécutions lors des défilés, des débats, ainsi qu’à la maison Poings serrés, tête levée, il fallait bomber le torse en gardant les yeux écarquillés, fixés au loin Elle m’évoque à présent la posture du Diamant, celle du gardien du temple de Bouddha (« La danse de la loyauté »76) Comme toute danse, celle-ci exige une maîtrise des gestes. Chaque mouvement doit être minutieusement décomposé et défini. Les corps adoptent conjointement des attitudes figées, respectent avec précision la manière de se tenir, de marcher, d’exécuter les ordres, de travailler. Le mouvement sacralisé est finalement intégré au

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rituel de la vénération du pouvoir ; celui-ci n’a ainsi plus qu’un interlocuteur (un adorateur) en la personne du corps unique dans lequel se sont fondues les « poupées politiques77 » individuelles. Cette unité bouge, s’immobilise ou articule d’une manière unanime : Nous devions crier : « Vive le président Mao ! » et rester immobiles, figés dans une chorégraphie collective Nous portions l’uniforme militaire jaune, ceinturon à la taille, insigne de Mao étincelant sur la poitrine78 Le désir lui-même s’exprime sous forme globalisée et l’hymne entonné par tous résonne aussi bien en chacun ; la voix même lie indissociablement l’individu et le groupe : La danse de la loyauté était la façon qu’avait mon âme d’exprimer le désir de révolution Chaque jour à l’aube résonnait en moi l’hymne solennel : « L’Orient est rouge »79 Tourné vers l’horizon, je serrais fort le poing Tandis que montait en moi l’envie féroce d’anéantir le monde entier80 Dans ce processus, « le petit livre rouge », lecture unique et communautaire, devient un ouvrage sacré, dont la couleur « rouge et or éclatant » qui « s’illuminait de rayons dorés81 » symbolise l’accord moral qui correspond à la pratique de la voix et du geste collectifs. Il en va de même pour un cadeau offert par le président Mao en personne – « une mangue couleur d’or », qui « brillait d’un éclat inouï » et dont le parfum « se répandait dans la ville entière82 ».

38 Dans le poème « La mangue », le texte décrit d’abord l’enthousiasme qui accueille l’objet sacré, véritable moment de folie collective : la ville « passa trois jours à l’attendre sans fermer l’œil / Les gens tapaient sur des gongs et des tambours, exécutaient la danse de la loyauté ; les rues s’étaient vidées de dix milles personnes venues l’accueillir le long de l’artère principale / le visage baigné de larmes, tous criaient à tue-tête : Vive le président Mao83 ». Le fruit divin se transforme cependant rapidement en une source de conflit. Les différentes factions révolutionnaires se disputent la possession de la mangue et la rue passe de la transe collective à une lutte brutale, qui ramène sur le devant de la scène les dissensions particulières jusque là niées ; l’hystérie joyeuse se transforme en un « champ de bataille résonnant de coups de feu84 » et la fête s’achève sur la vision de cadavres accumulés. La scène a révélé la tragédie du corps collectif : malgré l’emprise de la répétition litanique, celui-ci se découvre destiné à l’éclatement de l’existence particulière, véritable « catastrophe » dont il est la « victime » (sinanzhe)85.

Le corps souffrant comme objet de jouissance

39 Déclaré révolutionnaire ou jugé criminel, l’individu qui se détache de la masse est désigné à la violence : l’exposition des condamnés à la foule (shizhong) est une représentation récurrente dans le recueil. Dans cette position, l’être humain est ramené à l’existence la plus élémentaire : sur la pancarte qu’il promène, son nom dit son individualité, le chef d’accusation indique sa particularité, c’est-à-dire son crime (droitier, contre-révolutionnaire, etc.) ; cet ensemble le réduit bientôt à l’état de corps anonymé, torturé, violenté publiquement, exécuté.

40 Le peuple se rue vers la scène : « Les frères Wu furent jetés dans un camion, exhibés dans les rues pour servir d’exemple / […] On les mena à la mort. La ville entière était en effervescence, comme si une fête battait son plein86. » Lors de la lutte entre des mineurs révolutionnaires et des gardes rouges, « toute la ville assistait au combat, sans boire ni

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manger ; les gens applaudissaient, criaient Hourra ! Hourra87 ! ». Au début du XXe siècle, Lu Xun (1881-1936) avait déjà noté l’attitude des hommes du peuple qui contemplaient avec « un détachement tout esthétique » le spectacle de « l’exposition à la foule ». Sébastien Veg note dans son étude consacrée à l’auteur que « cette jouissance esthétique » est placée chez lui « sous le signe du théâtre » ; dans la nouvelle « La véritable histoire d’A-Q », l’épisode qui précède l’exécution est « fortement théâtralisé » ; on revêt le condamné d’un costume, le promène en ville dans une charrette et le spectacle s’achève sous « les bravos de la foule »88. Ce type de mise en scène se retrouve dans le texte de Luo Ying : ici aussi, les cadavres forment une exposition et les combats se confondent avec des spectacles. Mais, tandis que chez Lu Xun, l’attitude du public est comprise comme le résultat de la passivité d’un peuple chinois anesthésié par des siècles d’oppression impériale, dans le contexte de la Révolution culturelle, l’exhibition se mue en ostentation idéologique, en discours politique.

41 Dans la partie intitulée « Nous étions tous des gardes rouges », le poète met en scène les prolongements de la Révolution culturelle. La délation, l’esprit « voyou » et le style « caïd » sont autant de marques d’une lutte haineuse qui rappellent le comportement des gardes rouges89. Le langage continue, encore aujourd’hui, à véhiculer les topiques violentes de l’ère révolutionnaire : écrasé, brisé, envahi par les insultes, les malédictions, il est instrument d’agression. À cet égard, il est intéressant d’analyser la dialectique sous-jacente aux slogans hérités de la dernière période maoïste. Ces formules reposent sur des oppositions pronominales, dans lesquelles les deux termes prennent leur plein sens d’embrayeurs : « Toi, meurs, vive moi ! » (Ni si wo huo), « Qui a peur de qui ? » (Shui pa shui ?), « Pour ceux qui sont avec moi, hourrah ! Pour ceux qui sont contre moi, à bas ! » (Shunwozhe chang, niwozhe wang). Les personnels et des interrogatifs, « moi », « toi », « qui », la violence de la sanction (vie, mort, peur) ramènent la personne humaine à un essentialisme sommaire, dans lequel le « toi » et le « moi » sont pareillement anonymes et interchangeables, se renvoyant la position de la jouissance cruelle et celle de la souffrance.

En guise de conclusion : incorporation et vie contemporaine

42 Victime de la violence politique, l’écrivain né dans les années difficiles de l’après- guerre a historiquement inscrit son écriture dans la description d’un danger vital : on ne peut manquer d’être frappé, en littérature chinoise contem–poraine, par la représentation envahissante d’un être humain ramené à sa « somaticité ». Il n’est pas moins notable que cette thématique, loin de s’éteindre avec le souvenir des années de plomb, garde une présence inquiétante dans la littérature des dernières décennies. Cela pourrait être illustré chez des auteurs comme Mo Yan ou Yu Hua ; nous choisirons ici d’en donner un exemple dans « l’écriture féminine » (nüxing xiezuo). L’ensemble d’œuvres qu’on classifie sous cette appellation est marqué par l’influence des mouvements féministes et des théories littéraires venues d’Occident90 ; d’un texte à l’autre, on retrouve une dénonciation du corps politisé des héroïnes révolutionnaires et une quête de construction de l’identité féminine.

43 Au milieu des années 1990, un groupe de jeunes auteures s’impose sur la scène littéraire en publiant des textes à coloration autobiographique, caractérisés par une écriture du

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privé qui n’hésite pas à évoquer le désir physique des femmes, leurs fantasmes, les actes hétérosexuels, homosexuels ou les pratiques auto-érotiques qui marquent leur sexualité91. La majorité de ces récits met en scène, à la première personne, un personnage féminin fuyant le monde extérieur ou en rupture avec la société. Cet isolement social semble déboucher sur l’affirmation d’un corps de type nouveau, pourvu d’une sexualité vécue de manière libre. On peut citer trois noms majeurs de ce mouvement : Hai Nan (1962-), Lin Bai (1958-) et Chen Ran (1962-) et des ouvrages représentatifs : Mes amants (Wo de qingrenmen), Le Combat solitaire (Yigeren de zhanzheng) et Ma vie privée (Siren shenghuo). Une autre écrivaine, Tie Ning (1957-), donne à l’un des ses romans un titre significatif : Les Grandes Baigneuses (Dayunü)92. Elle y met en scène une éditrice quadragénaire pour qui les anciennes valeurs féminines ne représentent que déception et qui voit dans la mondialisation l’occasion d’apprendre, découvrir de nouvelles valeurs et se reconstruire93. La délivrance du passé s’accomplit finalement au moment où l’héroïne découvre son propre corps – féminin, nu, dans sa maturité sexuelle94.

44 Mais le corps féminin, tel qu’il apparaît dans ces écritures, est bien plus souvent décrit comme une source de souffrance que d’épanouissement95. C’est particulièrement vrai dans les textes plus récents, de la génération des écrivaines nées dans les années 1970 (qui n’ont donc pas souvenir de la Révolution culturelle). Les récits de Wei Hui (1973-), auteure de Shanghai baby, ou de Mian Mian (1970-), auteure de Panda Sex et Les Bonbons chinois96, sont caractérisés par la mise en scène d’une marginalité néocapitaliste clinquante dans laquelle l’abondance matérielle va de pair avec la liberté sexuelle. Mais l’isolement des personnages, compris comme source de confort ou de révélation de soi dans la génération immédiatement antérieure, prend ici la coloration sombre d’une souffrance vécue sur fond de dépression et de drogue. Le texte devient le témoin de la vie d’un corps en proie à d’incontrôlables addictions, à une sexualité qu’il ne domine pas ou à des démons intérieurs qui prennent le visage de la folie. Nous retrouvons ainsi une à une les figures du corps diminué, de l’incapacité à régler une vie sexuelle (cette fois sur le versant féminin de l’excès, et non dans le registre masculin du défaut), de l’invasion délirante. Dans le roman de Wei Hui La Chambre de l’amant97, la protagoniste est une jeune femme sortie d’une hospitalisation en psychiatrie. Riche, elle se retranche dans un grand appartement de Shanghai dans lequel ses seuls contacts avec l’extérieur sont ceux que lui offre le voyeurisme. Satisfaire les désirs physiques d’un corps envahissant semble être pour elle le seul moyen de chasser le sentiment de vide et l’angoisse existentiels.

45 Cette invasion morbide par le corps se dit au pied de la lettre dans le roman de Sheng Keyi (1973-) Filles du Nord (Beimei)98. Au centre du récit, la particularité physique d’une jeune travailleuse migrante, Qian Xiaohong : d’énormes seins. Le personnage, brutalement sexué par cette caractéristique, voit sa vie s’organiser autour de celle-ci. Dans la lutte pour l’emploi qui régit l’existence des mingong, la poitrine de la jeune femme est un atout qui s’avère vite décisif : le roman dévoile « le corps féminin comme ultime atout dans la course à la réussite économique et à l’ascension sociale, avec les dérives liées99 ». Cette individuation ironique amène son cortège de mécomptes, physiques (avortements, maladie) et sociaux, des soucis de tous ordres venant assaillir la jeune femme. À la fin du roman, la poitrine de Qian Xiaohong, affectée d’une prolifération de glandes mammaires, devient extrêmement lourde. La scène finale met

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en scène une conclusion fantastique qui n’est pas sans rappeler, par-delà l’influence du réalisme magique marquezien, les descriptions délirantes de Zong Pu : Tombée par terre, Qian Xiaohong écrase ses seins […]. Ces derniers semblent cloués dans le sol en ciment, Qian Xiaohong n’arrive pas à les tirer […]. Elle serre les dents, baisse la tête, traîne ses deux seins aussi lourds que deux sacs de sable, sort de l’encerclement des pieds de la foule, descend le pont, pénètre dans les rues en rampant100. La particularité physique représente ici symboliquement un poids insupportable. La vie sexuelle sans attaches de Qian Xiaohong apparaît ainsi plus comme une aliénation que comme une libération : dégagé de la collectivité initiale, le personnage ne peut plus retrouver un espace commun. L’individuation par le fait du corps se révèle fatale : dans la mesure où elle détache le sujet de la masse, elle le condamne à l’isolement et à la perte du repère du réel.

46 Le modèle de cette singularisation par le corps est certes très différent de celui qu’on voit mis en scène dans les textes issus de l’expérience de la Révolution culturelle. Le rapprochement n’en demeure pas moins clair. Dans une société néocapitaliste dans laquelle le corps se singularise par la multiplication des repères sociaux, du vêtement jusqu’au moyen de transport ou à la chirurgie plastique, la singularité se met en scène dans l’ordre du stigmate, du danger social et psychologique. Le corps ne survit qu’en s’individuant et, en s’individuant, se fait souffrant : l’équation est récurrente. Le paradoxe, qu’on voit se faire jour dans les tourmentes de la Révolution culturelle, se révèle ainsi à l’issue de l’analyse un phénomène moral complexe qui dépasse de beaucoup l’événement historique. Entre l’influence d’un puritanisme traditionnel aux couleurs bouddhistes ou maoïstes et la difficulté confucéenne à penser l’homme en dehors de la collectivité dans laquelle il s’inscrit, le corps se trouve à la croisée des inquiétudes. Ainsi, son image littéraire est ballottée entre difformité et violence : puni pour la manière dont il s’extrait d’un corps collectif dont la disparition progressive laisse un vide perçu comme effrayant, puni pour avoir usé de la liberté dont semblait le pourvoir la société nouvelle, le corps se représente – se vit, peut-être – comme un malade social.

47 Les derniers avatars de cette difficile appréhension sont particulièrement intéressants dans la mesure où ils semblent mettre en scène de nouveaux développements, plus radicaux encore. Selon Statistical Report on Internet Development in China, parmi les nombreux genres littéraires étiquetés sur les sites internet, une quantité très importante représente l’aspiration du corps souffrant à un au-delà, historique, transcendant, etc. : romans de cape et d’épée du monde des immortels (Xianxia), récits fantastiques (Xuanhuan), romans de science-fiction (Chuanyuan)101. Comment le corps est-il représenté dans cet espace virtuel avec les outils des nouveaux médias ? Dans quelle mesure est-il encore corps physique ? Comment les éléments de sa surhumanité répondent-ils à la problématique du corps souffrant ? Il sera intéressant d’en proposer une nouvelle étude et de s’aventurer entre monde réel et monde virtuel102.

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ANNEXES

Glossaire ban ge ren 半個人 Bei Dao 北島 Beimei 北妹 Chen Ran 陳染 chongzi 蟲子 Chuanyuan 穿越 da duchong 大毒蟲 Dayunü 大浴女 Di jiu ye 第九夜 Ding Ling 丁玲 duoluo 墮落 feiren 廢人 Guchuan 古船 Guilai de moshengren 歸來的陌生人 Han Nan 海男 Han Shaogong 韓少功 kang 康 laodongli 勞動力 laogai 勞改 Lei Feng jingshen 雷鋒精神 Lin Bai 林白 Lu Xinhua 盧新華 Lu Xun 魯迅 Lümudu 綠母度 Luo Ying 駱英

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Luosiding jingshen 螺絲釘精神 Mian Mian 棉棉 Minggong 民工 Mo Yan 莫言 Mozhang 魔障 Nanren de yiban shi nüren 男人的一半是女人 nei fenmi 內分泌 Ni si wo huo 你死我活 niugui sheshen 牛鬼蛇神 nuli 奴隸 nüxing xiezuo 女性寫作 Nüxing yinsi wenxue 女性隱私文學 Papapa 爸爸爸 qiutu 囚徒 renmin 人民 Shanghen wenxue 傷痕文學 Sheng Keyi 盛可以 Shiji 史記 shizhong 示眾 Shui pa shui 誰怕誰 Shunwozhe chang, niwozhe wang 順我者昌,逆我者亡 silie 撕裂 sinanzhe 死難者 Siren shenghuo 私人生活 Tie Ning 鐵凝 tuotai huangu 脫胎換骨 Wei Hui 衛慧 Wenge jiyi 文革記憶 wenge jiyin 文革基因 Wo de qingrenmen 我的情人們 Wo shi shui 我是誰 xianjin 陷阱 Xianxia 仙俠 xiaokang 小康

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Xiao tuzi 小兔子 Xin shiqi 新時期 Xuanhuan 玄幻 Yigeren de zhanzheng 一個人的戰爭 yinxian 陰險 Yu Hua 余華 Zhang Wei 張煒 Zhang Xianliang 張賢亮 zhengzha 掙扎 Zong Pu 宗璞

NOTES

1. Voir Mao 1963 : 430. 2. C’est un extrait du Journal intime de Lei Feng, voir Li 2009. 3. Zhongguo wenxuejia cidian 1985 : 110. 4. Foucault 2014 : 160. 5. Ibid. : 161. 6. Harcourt (dir.) 2013 : 236. 7. Bei Dao (1949-, né à Pékin) est un poète et un romancier qui s’est fait connaître dès les années 1980. Cette nouvelle a d’abord été publiée dans la revue non officielle Jintian 今天 (Aujourd’hui), puis dans le recueil éponyme Un étranger de retour (voir Bei Dao 1986). Nos citations en français se réfèrent à l’édition française (voir Bei Dao 1999). 8. Ibid. : 19. 9. Ibid. : 28. 10. Ibid. : 21. 11. Ibid. 12. Bei Dao 1999 : 21. 13. Voir Zhang 2009 pour l’édition chinoise et Zhang 2004 pour l’édition française. Nos citations se réfèrent à l’édition chinoise. 14. Voir Li 2014. 15. Le mot est tiré du Traité de la grande vertu de sagesse de Nāgārjuna (Dazhidu lun 大智度論) : ouvrage du iiie siècle, traduit en chinois par Kumârajîva (344-413). Pour la traduction en français, voir Lamotte (trad.) 1980. 16. Zhang 2009 : 142. 17. Ibid. : 142. 18. Ibid. : 142-143. 19. Ibid. : 171. 20. Ibid. : 142-143. 21. Ibid. : 153-154. 22. Ibid. : 154. 23. Voir Roberts 2009. 24. Zhang 2009 : 171. 25. Ibid. : 201.

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26. Ibid. : 209, 226-227. 27. Ibid. : 178. 28. Sima Qian 司馬遷 (vers 145-vers 86 avant J.-C), historien chinois. 29. Zhang 2009 : 208. 30. Ibid. : 208. 31. La nouvelle a été publiée dans la revue Changchun 長春 (décembre1979) ; nos citations se réfèrent à la version française, voir Zong 1994. Il est intéressant de l’associer à une autre nouvelle à la même thématique et du même style : « Ma coquille » (« Woju »), parue dans la revue Zhongshan 鍾山 (janvier 1981), voir Zong 1988. 32. Zong 1994 : 37. 33. Ibid. : 33. 34. Zong 1994 : 36. 35. Ibid. : 35. 36. Foucault (dir.) et Grange 2003 : 268. 37. Zong 1994 : 32. 38. Ibid. : 34-35. 39. Ibid. : 35-36. 40. Ibid. : 32. 41. Voir Han 2000 pour l’édition française du roman et de Oliveira Gomes 2012 pour l’étude à ce sujet. 42. Voir Zhang 2014 pour l’édition française du roman. Pour l’étude du corps malade, voir Xu 2010 et Xu 2012. 43. Voir Rabut 2005. 44. Zhang 2014, pour l’étude de la représentation du corps dans l’ensemble de l’œuvre de Mo Yan. Voir Xu 2013a et Xu 2014, pour une étude du corps fantastique et celle du corps irrégulier chez Mo Yan. 45. Voir Xu 2011b. 46. Deguy 1999. 47. Luo Ying 2013. 48. Voir Jeancourt Galignani 2013. 49. Luo Ying 2013 : 25. 50. Ibid. 51. Ibid. : 71-6. 52. Ibid. : 37. 53. Luo Ying 2013 : 75. 54. Luo Ying 2011. 55. Ibid. : 4. 56. Ibid. : 38. 57. Ibid. : 94. 58. Ibid. : 54-55. 59. Luo Ying 2013. 60. Ibid. : 157. 61. Ibid. : 205, 238. 62. Ibid. : 204, 231 ; 204 ; 214 ; 215 ; 215 ; 220. 63. Ibid. : 3, 190 ; 191 ; 193 ; 193 ; 193 ; 209 ; 230, 239 ; 239 ; 238 ; 239 ; 245. 64. Ibid. : 209, 241 ; 210 ; 212 ; 240 ; 222 ; 222. 65. Ibid. : 222 ; 195. 66. Ibid. : 157 ; 184. 67. Ibid. : 125. 68. Ibid. : 123.

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69. Luo Ying 2015. 70. de Clercq 2015 : 227. 71. Luo Ying 2015 : 16. 72. Ibid. : 18. 73. Ibid. : 17-18. 74. Voir « Le petit garde rouge du président Mao » (ibid. : 41) ; « La lutte contre les propriétaires fonciers » (ibid. : 55). 75. « Le garde rouge tombé sous le couperet », Luo Ying 2015 : 79. 76. Ibid. : 45. 77. Foucault 2014 : 161. 78. Luo Ying 2015 : 45-46. 79. Hymne de la République de Chine pendant la révolution culturelle. Le président Mao y est comparé au soleil levant et qualifié de sauveur du peuple. 80. Luo Ying 2015 : 45-46. 81. Ibid. : 43. 82. Voir « La Mangue », Luo Ying 2015 : 47. 83. Ibid. 84. Ibid. : 48. 85. Ibid. : 39. 86. Ibid. : 64. 87. Voir « Le garde rouge tombé sous le couperet » (ibid. : 79). 88. Veg 2009 : 284-285. 89. Luo Ying 2015 : 197. 90. À titre d’exemple, voir Zhang 1992 : on y trouve des articles de Simone de Beauvoir, d’Hélène Cixous, de Julia Kristeva, de Luce Irigaray. 91. On a parlé de « Littérature de l’intimité féminine » (Nüxing yinsi wenxue). 92. Voir Tie Ning 2008. Le titre fait écho au tableau de Cézanne Les Grandes Baigneuses (1906) qui peint des nus féminins dans un paysage. Contrairement au tableau de Courbet Les Baigneuses (1853), celui de Cézanne fait naître, selon Philippe Sollers, une « inquiétude bisexuelle, qui rappelle l’histoire de L’Hermaphrodite endormi » (Sollers 1995 : 67-80). 93. Xu 2011a. 94. Tie Ning 2008 : 225, 226. Dans la scène du bain (la seule du roman), la jeune femme prend conscience de son corps au toucher de ses seins, de son sexe (225). La fusion corporelle avec Chen Zai, qui succède immédiatement à cette scène, représente le corps nu dans un plein épanouissement (225-226). La sexualité retrouve ainsi un aspect « naturel », dépouillé de toute connotation morale ou politique. 95. Sur les études à ce sujet, voir Zhang 2003, Jin 2002, Jin 2009. 96. Wei Hui 2001 ; Mian Mian 2001, Mian Mian 2009. 97. Wei Hui 2004. 98. Sheng 2011, Sheng 2012. 99. Voir la présentation du roman par Brigitte Duzan, http ://www.chinese-shortstories.com/ Auteurs_de_a_z_Sheng_Keyi.htm, et celle d’Eric Abrahamsen pour sa traduction en anglais : http://paper-republic.org/ericabrahamsen/northern-girls-extract/ : « After arriving in Shenzhen Hong and her friend drift at the edges of society, working in hair salons, shops, factories and hotels, owning absolutely nothing in the world but their labor and their bodies. » 100. Sheng 2011 : 279. 101. Voir Chen & Song 2010. Selon une statistique de 2007, dans le palmarès des romans les plus lus, 249 récits parmi les 400 premiers classés mettent en scène un espace-temps différent du nôtre, soit une proportion de 62 %. (Pour indication : selon les statistiques publiées par « The

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China Internet Network Information Center » (CNNIC) indiquent environ 40 % des internautes en Chine ont accès à la littérature en ligne. Hockx 2015 : 5.) 102. Voici nos premières études sur la web-littérature liées à ce sujet : sur le corps souffrant et l’écriture de la fantasmagorie, voir Xu 2013b ; sur l’imaginaire d’un corps utopique, voir Xu 2015.

RÉSUMÉS

Cette étude analyse la représentation du corps dans la littérature chinoise depuis 1979. Au lendemain des années Mao, le sujet se découvre un corps brisé, impuissant, menacé. Cette image, loin de s’atténuer avec la prospérité économique du XXIe siècle, s’y révèle persistante. La clef de cette continuité est à chercher dans les rapports complexes qui unissent et déchirent corps individuel et corps social, inscrits dans l’imaginaire comme la source d’une souffrance durable.

This study scrutinizes the representation of the body in Chinese literature since 1979. In the aftermath of the Cultural Revolution, bodies perceive themselves as broken, impotent, and endangered. Far from fading out with the economic prosperity, such a recurring pattern grows more persistent in the 21st Century. The key to this phenomenon is to be found in the conflicting relation between individual and social body as a cause of long-lasting suffering.

。論文分析1979年以來中國文學中身體的表徵。毛時代之後,主體面對支離破碎,軟弱無力, 倍遭威脅的身體。這一形象一直持續到二十一世紀,並沒有隨著經濟的繁榮發展而消失。錯 綜複雜的關係使個體和社會融合,又將其撕裂,這在文學的想像中成為苦痛永遠的源泉。

INDEX

Mots-clés : Corps, littérature Keywords : Corps, littérature

AUTEURS

ARIADNA DE OLIVEIRA GOMES

Ariadna DE OLIVEIRA GOMES. Ancienne élève de l’École normale supérieure de Paris, professeur en Première supérieure et chargée de cours à l’UFR des Langues et Civilisations de l’Asie orientale à l’Université Paris Diderot. Dans le domaine des langues orientales, elle est l’auteure d’un triptyque : Ville réelle, sur le mouvement dans l’architecture et le cinéma chinois (Emblée, 2007), Le Livre de l’autre, sur la question du miroir en Chine (Emblée, 2010) et En deçà du sens/Voyage dans le froid, sur le rapport entre écriture chinoise et appréhension du réel (Emblée, à paraître en 2016).XU Shuang. Agrégée de chinois, maître de conférences en langue et littérature contemporaine chinoises à l’Université Paris Diderot, membre du Centre de recherche sur les civilisations de l’Asie orientale (CRCAO-UMR 8155). Auteure de plusieurs études sur la littérature contemporaine chinoise. Elle a co-dirigé, avec Chantal Chen-Andro et Cécile Sakai, Imaginaires de l ’exil dans les littératures contemporaines de Chine et du Japon (Philippe Picquier, 2012). Elle co-dirige

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avec Yinde Zhang et Noël Dutrait un autre ouvrage collectif, Mo Yan, au croisement du local et de l’universel (Le Seuil, à paraître en 2016).

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Corps sensible et corps pratico- inerte : femme frustrée et kamikaze mutique dans une nouvelle de Kôno Taeko, « Tetsu no uo » (« Poisson de fer ») Sensitive Body and Practico-Inert Body: Frustrated Woman and Mute Suicide Bomber in Kono Taeko’s ‘Tetsu no uo’ (‘Iron Fish’) ジェラール・シアリ。躍動する身体と無反応な身体:「鉄の魚」 (河野多恵子)ー 欲求を阻止された女性と沈黙するカミカゼ。

Gérard Siary

« Notre chair n’est rien d’autre que cela qui s’éprouvant, se souffrant, se subissant et se supportant soi-même et ainsi jouissant de soi selon des impressions toujours renaissantes, se trouve, pour cette raison, toujours susceptible de sentir le corps qui lui est extérieur, de le toucher aussi bien que d’être touché par lui. Cela donc dont le corps extérieur, le corps inerte de l’univers, est par principe incapable1. »

1 S’il est une expérience dont pâtit le corps entre émotion et sensation, au mental et au physique, c’est bien celle de la guerre. Même si elle s’étale sur la longue durée, l’individu cherche à lui opposer tant bien que mal une résistance, et même une résilience, pour se forger une identité viable. Il s’ensuit une sorte de dialectique du mal- être et de la guérison, de la dépendance et de la libération. Du mal-être au sens large, d’un moment physiquement ou moralement douloureux qu’on ne parvient pas à dépasser, à surmonter, à reléguer dans un passé révolu ou à intégrer dans sa trajectoire

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existentielle. De la dépendance, c’est-à-dire de la fixation sur une phase de vie qu’on peine à comprendre et qui pèse sur le présent si l’on n’y porte remède.

2 Ce rapport privilégié que le corps souffrant tisse avec la guerre, privilégié car celle-ci bouleverse le centre de gravité de tout le corps social au risque d’écarteler le sujet entre la nation et la famille, la littérature peut en rendre compte à sa façon, qui ne s’accorde pas forcément avec celle de la science historique. Elle peut dénoter le vécu de l’individu acteur, sur le moment ou presque, ou de l’individu témoin, à distance de l’événement, ainsi que le fait l’Histoire, mais elle recourt aussi à d’autres formes d’expression, en particulier la métaphore, qui peuvent procurer, dans une forme-sens, une autre vision du monde que celle de l’Histoire et peut-être réconcilier l’être humain et son milieu.

L’expérience de la guerre à travers le corps féminin et dans la littérature féminine

3 Le corps souffrant dont il est question ici s’écrit dans une nouvelle en japonais qui concerne le traumatisme de la guerre perçu d’un point de vue féminin. Datée de 1976, d’une époque où le syndrome post-traumatique est peu usité, elle s’intitule « Tetsu no uo », « Poisson de fer ». La narratrice y conte que l’amie qu’elle accompagne dans un musée où l’on vénère les soldats morts à la guerre, s’y fait enfermer la nuit. Là, elle se niche dans la nef sous-marine, dite le poisson, où son défunt soldat de mari, durant une guerre innommée, a trouvé la mort en percutant une autre nef, dite poisson géant. À sa façon, elle y revit le lien qu’elle n’a jamais eu avec un époux trop vite disparu et revivifie son propre rapport au monde de femme mariée. Cette trame sera analysée plus loin, mais le poisson de fer apparaît d’emblée comme un espace létal, un corps qui cristallise le vécu douloureux de la guerre, tant pour le mari que pour la veuve, et le corps national, mais aussi, pour cette femme, paradoxalement, un lieu où renaître, où se refaire, où se comprendre enfin.

4 L’auteur est une femme de lettres du Japon, Kôno Taeko (1926-2015), qui a vécu la guerre d’Asie-Pacifique (1937-1945), souvent plus à l’usine qu’à l’école, et dont la production passe pour scruter la condition féminine, alors sous-traitée dans la société à domination masculine du Japon, tester des voies de salut inédites, notamment dans les pratiques sexuelles (échangisme, pédophobie, sado-masochisme, etc.) et expérimenter des formules littéraires relativement incongrues. Au début de sa carrière, elle compose plutôt à partir de son propre vécu de la guerre d’Asie-Pacifique. Nombre de ses récits sont d’ailleurs repris dans les anthologies de la fiction sur ces années de guerre. Mais, dans les années 1970, elle amorce un nouveau thème, celui de la liberté, pour la femme en particulier.

5 À cet égard, « Poisson de fer » conjugue au mode féminin l’expérience singulière et collective de la guerre, la quête de la liberté par voie transgressive et l’approche métaphorique de l’objet, (le poisson) quasi anhistorique, qui lui confère valeur morale. Tout cela passe par une phénoménologie du corps et même de la chair qui souffre à la vue ou à l’idée de la souffrance du corps d’autrui, qui souffre aussi de la frustration qu’engendre le deuil, qui souffre enfin sous la chape de l’histoire officielle imposée, mais qui, au fil du temps, résiste. Et c’est justement ce corps du poisson de fer qui concentre cette souffrance et la communique au lecteur.

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Corps exproprié/Corps approprié

6 Le(s) sens du corps souffrant ne peu(ven)t se déterminer à partir d’une définition préalable dudit corps. Tout dépend de sa place et de sa fonction dans la structuration d’un écrit donné. C’est après, dans un second temps, que le(s) sens dégagé(s) peuvent être ramenés à des formes ou à des concepts qui les subsument – mais pas nécessairement, car la littérature peut aussi entrouvrir des pistes ignorées de l’histoire, de la philosophie, de l’anthropologie. Aussi la lecture serrée de la nouvelle de Kôno Taeko dans la perspective du corps souffrant passe-t-elle d’abord par l’analyse de la diégèse, qui relate un lent cheminement de l’expropriation du corps du mari à l’appropriation de ce même corps via le corps du poisson de fer, et à travers laquelle émerge un corps souffrant singulier. Comme il n’existe pas de traduction française de ce texte assez peu connu et que ses plus petits détails s’imbriquent étroitement dans son économie narrative et symbolique, le fil du texte sera suivi au plus près. La paraphrase qui suit l’épouse parfois jusqu’à traduire littéralement certains passages. Ainsi le lecteur ressentira-t-il au plus près ce corps en souffrance, qui se manifeste autant par le dit que par le non-dit. Le commentaire qui suit renvoie entre parenthèses aux paragraphes concernés du résumé. La numérotation des paragraphes n’est pas celle de l’original, mais celle de l’auteur de l’article.

La disparition de l’amie et la mort étrange des jeunes filles

§ 1 – Le narrateur unique, femme anonyme, ouvre le récit en première personne sur le « nous » qu’elle forme avec son amie au moment où elles s’apprêtent à sortir du musée, non nommé, dont la gardienne annonce la fermeture des portes, un peu trop tôt pour certains visiteurs. C’est alors que l’amie, anonyme aussi, s’excuse auprès d’elle, lui demande de l’attendre un instant, lui confie son parapluie car le temps s’est remis au beau et retourne à l’intérieur du musée. L’amie sort sans se retourner, se disant qu’il était inutile de lui offrir de prendre son parapluie. En effet, selon elle, la vraie raison qui fait qu’elles se sont si longtemps attardées devant les pièces exposées au rez-de-chaussée, c’est que sa compagne n’avait nulle envie de rentrer, rien que de raisonnable. De plus, le passage dans le hall avait dû lui inspirer quelque regret. Elle croit saisir que sa compagne ne songeait qu’à réintégrer le musée pour laisser libre cours à ses émotions avant de ressortir avec un mouchoir à la main. § 2 – Puis la narratrice s’engage sur un sentier jonché de feuilles d’automne, à distance du bâtiment du musée qu’elle aperçoit désormais de loin et qu’indique un panneau en forme de flèche. Elle foule au pied les feuilles mortes, qu’elle remue des deux parapluies, et se rappelle ces pièces exposées en vitrine au musée, laissées par des hommes en guise de testament, qui contiennent des feuilles et des fleurs, pâlies avec le temps, dont certaines ont été soigneusement et laborieusement découpées et collées une à une par des jeunes filles figurées en photo dans la même vitrine, toutes mortes d’une mort étrange car causée par un grand feu déclenché à distance. Et la narratrice de se dire qu’elle aussi, à une autre époque, a accompli les mêmes gestes pour des compositions florales, qui ont toutes disparu dans un grand incendie enclenché au loin par un certain mécanisme, mais qu’à la différence des jeunes filles elle a pu échapper à cette mort étrange. § 3 – La narratrice attend en vain que son amie revienne après avoir essuyé ses larmes, avec un mouchoir. Comme toutes les portes du musée se referment, elle glisse par la serrure un message à la disparue qu’elle entend soudain lui dire, de l’autre côté de la porte, de rentrer chez elle sans s’inquiéter, et qu’elle lui

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expliquera à l’occasion ce qui s’est passé. La narratrice tremble de tout son corps. Elle éprouve comme un vertige. Il lui semble entendre les mots d’un moine qui va s’enterrer vivant, et voir tournoyer au-dessus de sa tête le contenu des vitrines, les sabres, les taches de sang roussies avec le temps et les idéogrammes des innombrables lettres d’adieu. Dans la nuit, trois images la poursuivent : son amie se retrouve dans la situation du moine de la légende du temple Dôjôji, qu’un démon féminin a enfermé sous cloche, et la narratrice est alors en proie à une gastralgie ; son amie a voulu commettre quelque acte criminel, mais la narratrice n’y croit pas et se déclare même solidaire des actes de celle-ci ; son amie a été victime d’une destinée néfaste. Quatre ans après, son amie s’ouvre à la narratrice de ce qui s’est passé cette nuit-là, et celle-ci rapporte les faits comme elle se les imagine. Le récit passe de la première à la troisième personne, l’amie devient protagoniste à part entière.

La mort étrange du premier mari et l’ajournement de la visite au musée

§ 4 – À un moment et en un lieu, à l’insu de son épouse elle-même, le premier mari de la protagoniste avait fait ses adieux à ses camarades pour monter dans le ventre d’un poisson de fer et filer au large sous les yeux de ceux qui restaient en arrière. Très loin de là, il avait piqué sur le ventre d’un poisson de fer géant à demi émergé, telle une île en fer, et trouvé la mort dans l’explosion du corps de son propre poisson. Sa chair, éparpillée en mille morceaux au fond de la mer, avait sûrement vite attiré de vrais poissons. Comme lui aussi était mort d’une mort sans doute étrange, et même s’il y avait des différences de degré dans l’étrangeté, il avait été déifié, avait-elle entendu dire, ainsi que maints congénères masculins et juste quelques femmes, tous également morts d’une mort étrange. § 5 – Elle n’avait jamais visité le lieu où son mari avait été déifié. Elle n’était pas mariée depuis un an que son mari avait pris congé d’elle pour ne revenir que deux fois au foyer et en repartir aussitôt, sans jamais dire ni d’où il venait ni où il retournait. Puis, cent soixante-deux jours après l’ultime visite de son mari, on l’avait été avisée qu’il n’était plus et que la chose était advenue depuis cent vingt- deux jours. Alors même qu’elle était bien au courant de cette déification, elle ne s’était pas empressée de visiter l’endroit où son mari était ainsi déifié. Moins par doute sur le sens de cette déification que par son peu d’envie de rendre en un lieu qu’elle imaginait plongé dans l’ombre. Elle irait un jour, s’était-elle contentée de répondre aux interpellations d’autrui à ce sujet, tout en pensant le contraire, à savoir qu’elle s’en fichait, pour user d’une expression qu’elle n’avait jamais utilisée. § 6 – Mais plus que l’obscurité du lieu, la vraie raison était que le temps n’était pas encore venu pour cela. Elle voulait sentir son défunt mari complètement à elle, mais n’y parvenait pas. Encore des années après, même après que l’opinion publique eut cessé de réagir, elle n’était toujours pas parvenue à sentir personnellement son mari. Avec le temps, bien qu’elle eût fini par s’approprier ce mari, elle avait perçu ce lieu comme encore plus obscur. Elle se disait à présent qu’il ne valait pas la peine d’y aller. Elle trouverait ledit lieu de plus en plus obscur, mais finirait bien par aller un jour vérifier sur place ce qu’il en était. Néanmoins, même si elle visitait ce lieu, elle ne pensait pas pouvoir se l’approprier à sa guise et à loisir et, quand bien même c’eût été le cas, à remettre de l’ordre dans tout cela. § 7 – Entre-temps, sept ans après la mort de son premier mari, à l’âge de vingt-sept ans, elle s’était remariée, et les années de son second mariage avaient filé aussi vite que celles du premier. Durant toutes ces années, elle n’avait pas non plus visité le lieu, non par respect envers son second mari, mais parce qu’elle était sûre qu’elle irait vérifier un jour ce qu’il en était de l’obscurité du lieu. Elle était aussi rassurée de savoir qu’elle ne s’était pas rendue là-bas par respect pour son second mari au risque de négliger le premier, et qu’elle n’avait pas non plus été là-bas par respect pour son premier mari au risque de négliger le second. Elle s’était sentie d’autant

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plus naturellement rassurée qu’elle avait vécu loin dudit lieu après son second mariage. Et c’est subitement, lors d’un voyage, qu’elle avait décidé d’aller à l’endroit où son mari était déifié, et demandé à la narratrice de l’accompagner – vingt-cinq ans après.

Le poisson, objet muséal : de l’information à l’émotion

§ 8 – À son arrivée, par un jour d’automne pluvieux, elle avait trouvé un endroit clair et lumineux. De larges voies, une allée bordée d’arbres géants, des surfaces vertes comme dans un parc, une place couverte de gravillon et ornée d’arbustes. Si cet endroit avait été aussi sombre qu’elle se l’imaginait, elle aurait commis une double négligence : vis-à-vis du premier mari, pour n’y être pas allée de si longtemps, ainsi que du second mari, pour y être allée quand même. Si tel avait été le cas, elle aurait même regretté d’être venue, mais elle pouvait à présent penser comme elle le voulait. § 9 – Le bâtiment où son mari était déifié de concert avec un grand nombre d’hommes et quelques femmes, était fait de pierre naturelle, d’énormes pièces de bois naturel et de métal. Son mari aurait sûrement voulu se retrouver en bien d’autres lieux. Il n’avait peut-être pas vu celui-ci de son vivant, mais il devait avoir l’intention d’y être déifié en montant dans le poisson de fer. Vu la clarté du lieu, il ne l’aurait pas ignoré et pourrait bien s’y manifester à titre exceptionnel. La décoration extérieure faisait largement honneur au lieu. Des petits écriteaux pendaient aux arbres. L’un d’eux invitait les esprits des morts. Son mari pourrait bien venir sans y être invité, s’était-elle dit. Un autre panneau invitait les esprits à reposer en paix. Elle avait alors pensé que son premier mari connaissait tant de gens qui étaient encore en vie, elle comprise, qu’il ne songeait pas à reposer en paix de sitôt. § 10 – Après s’être laissé enfermer dans l’un des bâtiments annexes et avoir coupé court aux appels extérieurs, elle était d’abord allée toucher le poisson de fer, poser dessus ses deux mains, caresser cette peau rêche et rouillée comme celle d’un poisson caressé à rebrousse-écailles. Puis, elle était passée par-dessous la barrière en bois. S’étant rapprochée, elle avait couché son corps sur le poisson et, à défaut de pouvoir l’embrasser, elle avait fait le geste de l’enlacer, car elle sentait de tout son corps que c’était son droit et son devoir. Plus d’une centaine de poissons semblables avaient ainsi coulé corps et biens au fond de la mer, mais l’un d’entre eux, on ne savait lequel, avait été retrouvé avec un ventre en partie intact, remonté à la surface et installé là. § 11 – En apercevant ce ventre allongé et rond au milieu de la salle, elle n’avait pas saisi ce que c’était. Grâce aux panneaux d’explication, elle avait compris que son mari était monté dans ce poisson de quatorze mètres de long mais d’un mètre de diamètre, puis localisé l’orifice par où il était entré. En voyant alors de ses yeux le réceptacle vide et obscur, de moins d’un mètre, où était entré son époux, elle n’avait pu dire avec des mots que son premier mari s’était enfermé lui-même là- dedans pour ne pas en ressortir, et à quel point il avait dû étouffer. Quand la porte s’était refermée, il avait dû ressentir une sensation d’étouffement. § 12 – Elle n’y avait plus repensé un instant, mais ce n’était pas parce qu’elle avait vu à l’étage des pièces qui lui avaient remué le cœur. De celles que lui avait laissées son mari en partant, elle en avait donné à deux ou trois personnes, pour ne garder qu’une décoration et quelques photos enfouies dans un sac. Pour elle, les pièces exposées ne valaient pas la peine de l’être.

Le poisson de fer, corps à vivre de l’intérieur, entre Éros et Thanatos

§ 13 – En voyant l’attitude de son accompagnatrice qui, s’écartant brusquement de la vitrine des écrits autographes et ponctués des mots : « Je n’ai pas de dette, je n’ai pas de liaison avec une femme, je n’ai pas commis de crime », lui avait tourné le dos

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pour essuyer quelques larmes en vitesse, elle s’était dit que certaines personnes, qui avaient vécu cette époque-là mais n’avaient pas vécu cette expérience au plus profond d’eux-mêmes, ne pouvaient au contraire s’empêcher d’avoir des réactions sensibles. Face à la ferveur de son accompagnatrice, elle avait regardé plus à loisir les pièces exposées. § 14 – Mais elle avait fait demi-tour vers le poisson et repensé à son étouffante exiguïté. Cette sensation d’enfermement s’était accrue quand l’une des portes du musée s’était refermée pour plonger le lieu dans une semi-obscurité. Elle avait attendu que le bâtiment se fût vidé entièrement et que les portes fussent verrouillées pour enfin éprouver l’impression que cela faisait de se trouver enfermée dans le poisson. Elle avait l’impression que la porte allait comme enfermer son premier mari dans ce ventre étouffant, qu’elle pourrait en faire de même et que c’était déjà presque fait. § 15 – Malgré l’extinction des feux, une légère clarté filtrait encore, sans doute d’une fenêtre de la cage d’escalier. Le poisson de fer semblait immergé dans les profondeurs, mais le fond de la mer dégageait un peu de lumière, due au reflet des petits cailloux blancs. Elle avait caressé la blancheur dure, granuleuse du fond de la mer, et saisi à pleines mains les cailloux, comme l’avaient fait les enfants. Elle avait alors songé que si la chair de son premier mari, quand elle s’était dispersée au fond de la mer, n’avait pas servi de pâture aux poissons, c’est qu’elle s’était fracassée et disséminée parmi les cailloux. § 16 – Son mari, bien que jeune, était d’humeur difficile, peut-être du fait qu’elle- même était jeune, et puis aussi parce qu’il était immature et maladroit, tout comme elle, et qu’elle n’avait pas songé à détendre l’atmosphère. Elle ne se rappelait de lui que son expression favorite, « On doit faire vite », justifiée par l’époque, mais sans doute aspirait-il à former plus franchement un couple avec elle. Il voulait parfois signifier par là qu’ils étaient très jeunes mais plus seuls du tout et devaient faire tous leurs efforts pour qu’on les traite vite comme des adultes. Il avait même utilisé cette expression au lit. Elle avait perçu plus tard la drôlerie du mot. Sur le moment, elle s’était assise pour écouter les admonestations. Et puis son mari avait eu une autre expression : « Je veux que tu fasses… » ceci ou cela, ou bien encore : « Je ne veux pas que tu dises n’importe quoi » parce qu’il pensait qu’ils devaient se presser. « Qu’aurais-tu voulu que je fasse ? », avait-elle dit alors, éclatant d’un rire mêlé de sanglots, et se couvrant la bouche. § 17 – Puis elle était entrée en se baissant dans le ventre du poisson, avait touché les arceaux à droite et à gauche, tenté en vain de se redresser, s’était baissée davantage jusqu’à se courber et avait gardé cette position un moment. Ensuite, elle s’était accroupie pour caresser le bas du poisson en disant : « N’as-tu pas pensé à ce que tu aurais voulu que je fasse à cette époque-là ? » Ses mains avaient touché la chair fine, dure et épineuse du poisson. Son mari n’avait-il pas alors désiré revoir la lumière du soleil ? Pas de réponse. Rien n’avait changé entre son mari qui ne réagissait pas, et elle, qui ne savait comment le faire réagir.

Le poisson au prisme du temps : de l’obscurité à la clarté solaire

§ 18 – Comme son premier mariage avait été fort bref, le second avait fini par durer beaucoup plus de temps. De toutes ces années, quand il lui était arrivé de repenser à son premier mari, la part de sa vie de femme qu’elle lui avait consacrée lui avait paru d’une violente injustice en comparaison de son second mari, et ce fut de son fait. Et puis, cela ne lui avait plus semblé si étrange. L’obscurité avait encore gagné. Elle avait trouvé à tâtons une chaise pliante dans la salle de conférences, et l’avait posée devant la barrière en bois. Même sept ans après s’être remariée, il lui semblait l’avoir fait trop tôt, mais cela tenait à ce que son second mari avait deux ans de plus qu’elle et que cette pensée la faisait se sentir libre vis-à-vis de lui. § 19 – Lorsqu’elle en était venue à parler par hasard de son premier mari au second, celui-ci avait désigné celui-là comme « l’homme en partance pour la guerre ». Elle

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avait vu alors le caractère pour la guerre, jadis courant, grossir sous ses yeux, et à ces mots, « l’homme en partance pour la guerre », elle avait cru revoir l’image de ce premier mari avec une intensité redoublée. Son second mari, peu sensible à sa situation, lui avait aussi dit qu’elle avait dû faire du bien dans une vie antérieure pour qu’un homme aussi gentil que lui veuille la reprendre – encore qu’il ne sût pas trop… –, et par cette plaisanterie, signifié qu’elle ne devait pas prendre les choses trop à cœur. Ces mots, peut-être trompeurs, l’avaient attachée jusqu’à ce jour à son second mari. § 20 – Il lui était arrivé de se demander si son premier mari, en s’enfermant dans le ventre du poisson de fer, avait eu des désillusions et des regrets à son endroit, mais alors, les regrets et les désillusions d’un homme difficile. Et de penser qu’elle aurait pu faire un petit peu plus pour lui au cours de leur vie conjugale. Accoudée dans le noir sur le rebord de la barrière, elle s’était dit que ces pensées auxquelles elle en était arrivée tenaient à sa seconde vie conjugale avec son second mari, et puis que ce qu’elle avait vécu avec le premier lui avait fait éprouver un profond bien-être en entendant les mots de son second mari au tout début de leur mariage. Si quelqu’un lui avait fait entendre cela, elle le saurait si elle revoyait encore une fois la lumière resplendissante du soleil. Toute la nouvelle tourne autour de la difficulté du lien à restaurer avec le mari, de ce rapport à instaurer puisqu’ils n’ont jamais vraiment communiqué ni sans doute eu de commerce sexuel. Et cela débute dès lors que la gardienne du musée – le personnel du récit est largement féminin – annonce sa fermeture immédiate. Devoir sortir, c’est se plier à la temporalité muséale qui véhicule la représentation de l’Histoire selon un mode d’expression imposé, qui la médiatise par des vitrines. Sortir du musée, pour la protagoniste, c’est se faire exproprier du corps de son premier mari, ne pouvoir nouer le lien qu’elle est précisément venue établir. S’approprier son premier mari, tel est bien le « thème en puissance » de ce récit. Pour cela, il faut contourner cet appareil institutionnel qui éloigne les corps les uns des autres. Le mort est ici doublement éloigné : il a disparu corps (et biens) ; il n’est plus qu’objet in absentia de la représentation historique et religieuse que le musée impose plus qu’il ne propose, il n’appartient plus, en l’occurrence, à son épouse qui doit passer par des voies indirectes afin de le retrouver, et à toutes les épouses en général.

7 Et tel est bien aussi le « thème en effet » de ce récit : elle se réapproprie son mari ou du moins comprend-elle assez pourquoi elle n’a pu se l’approprier à l’époque pour qu’elle puisse passer de l’obscurité à la lumière du soleil et revivre. Entre ces deux pôles, l’expropriation et l’appropriation, le récit se déploie par des dégagements successifs qui se jouent dans le rapport que la femme, ou plutôt les femmes, la narratrice et sa protagoniste, tissent au fil du temps avec l’histoire collective (la mort étrange des jeunes filles), individuelle ensuite (la mort étrange du premier mari), et enfin conjugale (le tissu conjonctif de l’interaction maritale). Mais c’est la figure de ce poisson-mari et peut-être plus que cela, dont la protagoniste ne veut pas s’éloigner, au sein duquel elle pénètre comme dans un espace masculin interdit et d’où elle veut ressortir, qui relie toute cette trame.

Médiatisation de la protagoniste et de l’Histoire

8 Avant d’explorer ces pistes, il importe d’exposer trois difficultés du récit. La première tient à ce que dans cette nouvelle à récit enchâssé, l’expérience de la veuve n’est pas rapportée par elle, par exemple au style direct, mais par l’accompagnatrice, de façon transposée. La seconde, à ce que le référent historique y est soigneusement gommé. La

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troisième, à ce qu’en lieu et place de l’Histoire apparaît une légende actualisée, avec ambiance insolite, sinon fantastique. Dans les trois cas, il y a une prise de distance modulée, qui reste à interpréter et qui peut l’être en fonction du corps souffrant.

Un point de vue distancié

9 Dans la distribution des rôles, entre narratrice et protagoniste, le positionnement dans l’espace-temps est remarquable. Après leur visite commune du musée, alors que la narratrice s’éloigne du musée avant de méditer ce qu’elle y a vu, de l’extérieur vers l’intérieur, la protagoniste s’y enferme et va s’engouffrer dans le poisson pour ensuite l’observer à distance, de l’intérieur vers l’extérieur. On s’approche et on s’éloigne par degrés de l’objet central, le poisson, ce qui atteste le souci de se saisir de l’objet, puis de prendre une certaine distance vis-à-vis de lui.

10 En alternant la progression vers le musée-poisson et les étapes de la vie de femme mariée de la protagoniste, le récit enchâssé remonte du lointain passé, avec le départ du premier mari, au présent de l’enfermement volontaire dans le musée, en passant par l’expérience bienfaisante du second mariage. De façon circulaire, le moment où la protagoniste s’apprête à remonter précède alors celui où la narratrice reçoit le récit qu’elle va restituer, et la boucle est bouclée : il est temps de sortir du musée et du récit.

11 Celui-ci s’ordonne en deux parties nettes : les deux femmes se séparent au musée, puis l’une rapporte la nuit passée dans ledit musée par l’autre. Cependant il est tout entier rapporté du point de vue de la narratrice, l’accompagnatrice, qui se pose en conteuse. Que le récit enchâssé ne soit pas du tout assumé par la protagoniste a de quoi étonner le lecteur même habitué à pareilles histoires d’étranges incidents. Mais la narratrice, qui prend elle-même ses distances avec l’objet, le musée, le contenant, représente une protagoniste qui prend elle aussi ses distances avec le poisson, le contenu.

12 Si, dans la première partie, la narratrice est homodiégétique, présente en tant que personnage de l’histoire, dans la seconde, le récit enchâssé, elle est hétérodiégétique, extérieure au récit, et intervient peu, mais il n’en demeure pas moins que tout émane d’elle. En d’autres termes, elle est la porte-parole d’une expérience dont elle a le sentiment que son amie l’a éprouvée, mais qui ne lui a pas été communiquée telle quelle (§ 3), comme si le vécu de son amie ne pouvait se dire au style direct. C’est parce qu’elle est apte à ressentir l’émotion de son amie que la narratrice s’estime qualifiée pour raconter à sa façon ce qu’elle a entendu. Dotée d’imagination, elle brode déjà sur les mobiles qui amènent son amie à s’enfermer la nuit au musée, imagine déjà les objets qui l’assaillent comme dans un cauchemar (§ 3), puis nourrit son imaginaire des révélations de son amie. De la sorte, elle passe de la mort étrange des jeunes femmes à la mort tout aussi étrange du premier mari de son amie. Le temps qui s’éclaircit contribue aussi à placer la narratrice en phase avec la protagoniste, qui s’étonne de la clarté de l’atmosphère (§ 8). La peur que celle-ci soit enfermée dans le musée prédispose celle-là à imaginer l’enfermement qu’a connu le mari de son amie. Ces éléments de qualification font de la narratrice comme le double de son amie et, de façon plus large, la porte-parole, à titre collectif et individuel, de toutes ces femmes qui ont pâti de la guerre, dont elle n’a pourtant pas partagé le destin mais qu’elle fait parler, avec ses mots à elle, au style indirect.

13 Cette régie narrative, qui a sa propre cohérence, se caractérise par le souci structural de prise de distance dans l’espace-temps, relayée par plusieurs instances, avec

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l’incident au cœur du récit : la mort étrange. Cette distanciation réitérée figure la difficulté d’approcher directement cette étrange mort, et de la dire autrement que par une voie indirecte, qui est ici la métaphore, à savoir le poisson. C’est lui le corps qui, abordé par transgression de la barrière muséale, redonne un semblant d’unité à la vie de l’amie. C’est lui le corps imaginé (un poisson au lieu d’un bateau), encore une expression indirecte, qui renferme la clé de l’énigme et s’inscrit comme objet d’herméneutique.

Un référent historique indirect

14 Cette prise de distance, qui médiatise l’expérience du corps souffrant sans l’anesthésier, est aussi notable dans le rapport à l’Histoire. Nombre d’éléments sont identifiables avec précision. Le musée dont il s’agit n’est autre que le Yûshûkan, édifice attenant au sanctuaire de Yasukuni, sis à Tokyo, situé au bout d’une large et belle avenue dégagée et bordée d’arbres, lieu édifié pour, comme l’indique le panneau, le repos des âmes des soldats morts à la guerre et devenus des dieux vénérables comme tels. Les lettres exposées sont notamment celles qu’ont laissées les pilotes des unités spéciales d’assaut, dites tokkôtai, plus connues sous le nom de kamikaze, avant de partir pour une mission sans retour, et ce avec la mention précise d’une lettre-testament, et de fleurs séchées, peut-être de ces fleurs de cerisier dont le caractère éphémère évoque le destin coupé net des jeunes pilotes. Le poisson de fer n’est autre qu’un engin de guerre exposé, la torpille sous-marine (kaiten) pilotée par ces unités spéciales dont le mari faisait partie en 1944. Quant au mécanisme enclenché à distance, l’allusion est plus vague, et les grands incendies peuvent renvoyer à la bombe atomique ou aux bombardements américains qui ont marqué la dernière partie du conflit.

15 Le cas du premier mari est envisagé à la fois dans et hors de l’Histoire. Dans l’Histoire, au sens le plus fort, car il fait partie de ces unités spéciales d’assaut qui, à bord d’une torpille à pilotage manuel lourdement chargée d’explosifs, fonçaient sur un bâtiment ennemi, si possible un porte-avions, pour le faire exploser et exploser avec elle. Les pilotes étaient des jeunes gens dans la fleur de l’âge, entre seize et vingt-cinq ans. La réussite de la mission impliquait la mort du pilote qui menait son engin sur la cible. En reconnaissance de cet acte d’autosacrifice à l’empereur et à la nation, le soldat était promu dieu de la guerre (gunshin) et honoré post mortem au sanctuaire Yasukuni. Cela, c’est l’histoire officielle, celle qu’offre le musée, avec en particulier les lettres- testaments et poèmes d’adieu laissés par les jeunes gens avant leur sortie fatale (voir annexe). Secret défense oblige, les familles n’étaient pas toujours au courant de l’activité de l’intéressé ni du lieu où se trouvait sa base.

16 Il n’est pas sûr qu’il s’agisse là d’ironie, comme l’insinue la critique, car le propos présuppose du lecteur un savoir qui, en 1976, est peut-être encore mobilisable, ce qui n’est pas sûr. S’il y a bien ironie, alors la nouvelle s’en prend expressément au sanctuaire Yasukuni qui glorifie de façon indirecte les soldats morts et la guerre d’Asie- Pacifique menée par le Japon, ce qui ne va pas sans susciter des remous et controverses politiques2. Derrière l’expérience distanciée de nos deux femmes, le traumatisme de la guerre, avec retour du refoulé. Vingt-cinq ans d’oblitération, d’atermoiements et de rationalisation pour que la veuve visite le sanctuaire Yasukuni, traduisent la difficulté à intégrer la violence de l’Histoire – à commencer par la violence du silence.

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17 Inversement, mais cela n’est pas incompatible avec ce qui précède, ce gommage historique profite à une sorte de fable qui déplace l’accent sur le plan du gender. Il s’agit en effet d’une femme qui, dans un lieu hautement symbolique, mais surtout consacré à une majorité d’hommes, raconte, au milieu de femmes (les gardiennes), une expérience féminine qui combine la sienne propre et celle de son amie, et qui raconte surtout le vécu de la protagoniste. Celle-ci, en essayant de comprendre une mort étrange sur la longue durée, cherche à rétablir une continuité existentielle que, certes, l’Histoire a bouleversée.

Une légende médiane

18 Pour autant, le symbole du poisson de fer, au cœur de la nouvelle, invite à s’interroger sur sa présence ici quand il eût été possible d’appeler un chat un chat, et, comme telle, une torpille sous-marine à guidage manuel. La nouvelle, qui présente les traits du genre, porte un titre introduisant une dimension étrange, voire fantastique, qui ne sied pas a priori à ce à quoi renvoie le poisson, l’expérience vécue de la guerre, étalée sur plusieurs années de vie(s) de femme(s). Mais, pour la narratrice, la formulation curieuse de certains détails (mécanisme enclenché à distance, description de l’attitude inquiétante de son amie, sentiment de mort étrange) favorise le passage à une autre ambiance insolite et à la métaphore du poisson.

19 Le propos actualise à sa façon la légende du temple Dôjôji que la narratrice propose en clé d’explication possible du comportement de son amie (§ 3). C’est un récit bouddhique qui apparaît dans les recueils de setsuwa (anecdotes) comme le Dainihon Hokkekyô genki (Relation des miracles) effectués par le Sutra du Lotus au Japon (ca 1040-1043) et dans le Dôjôji engi emaki, son illustration écrite et visuelle la plus ancienne. Ce rouleau raconte l’histoire d’une jeune aristocrate qui veut séduire un jeune bonze en pèlerinage à Kumano. Pour lui échapper, le bonze promet qu’il repassera, mais n’en fait rien. Folle de passion, la femme se mue en serpent et le poursuit jusqu’au temple Dôjôji. Les autres bonzes cachent le jeune homme sous une cloche à laquelle la femme-serpent (et quelque peu dragon) met le feu. Plus tard, en rêve, le vénérable du temple voit le jeune homme qui lui demande de réciter pour lui le sutra du lotus car la femme serpent l’a violé et il est revenu sur terre sous la forme d’un serpent. Le vénérable sauvera et le bonze et la malheureuse jeune fille.

20 La cloche, dans la nouvelle, est remplacée par le poisson-mari que va hanter la veuve, l’ex-épouse qu’il n’a pas considérée (§ 18), afin de se l’approprier (§ 6). Mais les rôles sont passablement inversés. L’homme devient l’animal, sans se confondre avec le poisson, qui est tout de même le réceptacle qui l’avale à jamais. La femme va bien le traquer, tout comme dans l’anecdote bouddhique, mais elle est plutôt la victime du mari, lequel pâtit de son enfermement volontaire au sein d’un animal déclencheur de feu, qui lui coûtera la vie, et apparaît aussi en victime. En ce lieu censément voué au repos des esprits masculins, avec juste quelques femmes pour la forme (§ 9), s’accomplit une sorte d’exorcisme en vue de sauver l’âme de la protagoniste, mais aussi de permettre la réconciliation entre vivants et morts. Il y a lieu de se demander – la question est même posée expressément à l’issue du récit (§ 20) – si quelque présence occulte, comme l’esprit dudit premier mari dont la manifestation n’est pas exclue (§ 8), ne vient pas se manifester de quelque façon pour redonner une ligne de sens à la vie de son ex-épouse. L’idée que les âmes de Yasukuni souffrent aussi affleure. La présence du

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poisson introduit une dimension spirituelle insolite. La légende fonctionne ici comme un mythe qui, actualisé, cristallise une époque et donne sens à une société face à la violence de l’Histoire.

Le corps souffrant à l’échelle collective

21 C’est à l’instant même où la protagoniste, qui vient d’éprouver une certaine émotion, risque d’être éconduite en raison du règlement intérieur du musée, qu’elle décide de transgresser (§ 1). Cette rupture avec l’ordre des choses résulte de l’interaction entre les corps meurtris de ceux qui ont péri à la guerre et les corps des spectateurs sensibles à leurs souffrances.

22 Lorsque les visiteuses se voient invitées à sortir, voilà déjà un moment qu’elles séjournent dans le hall où elles regardent une vitrine d’objets exposés à l’origine de l’émotion qui déclenche le mouvement et même le revirement de la sortie mécanique à l’effraction du musée. Cet instant précis, la narratrice le relate de son côté. Le corps de l’autre ne donne pas signe du désir de partir car l’émotion ressentie devant les vitrines n’a pas été pleinement assouvie (§ 1).

23 Mais dans la chronologie des faits, c’est l’excès d’émotion de la narratrice, alors qu’elle lit la lettre d’un soldat disparu, qui suscite chez la protagoniste une première réaction de défense : ceux qui n’ont pas vécu cela sont bien trop sensibles (§ 13), puis une autre, d’empathie, par rapport au mari qui a étouffé dans le poisson, qui l’amène à se nicher dans le ventre de la bête (§§ 10-11, 14-15). De la sorte, la souffrance se communique d’un corps à l’autre. C’est après avoir vu son accompagnatrice essuyer des larmes, à contretemps (§ 13), que la protagoniste réagit.

24 De fait, c’est l’émotion de la narratrice devant la vitrine (§ 2) qui induit une réaction en chaîne. Telle Emma Bovary avec son parapluie dans son jardin, elle remue avec ses deux parapluies les feuilles mortes d’automne, elle remue le passé en somme, et ce contact physique et sensori-moteur la ramène, par association avec les feuilles séchées vues au musée, à remuer la douleur de l’histoire. Ces feuilles expriment en effet, par métonymie, les corps et les vies de celles qui ont accompli de leurs propres mains, comme elle plus tard, le geste laborieux de collage quand le cellophane n’existait pas encore. Le geste manuel difficile est revécu. L’origine lointaine de quelques feuilles écarlates – d’un rouge feu, en somme – ramène, toujours par glissement d’image, au lointain foyer de feu qui a causé la mort de ces jeunes filles et aurait pu aussi bien, à quelques années près, causer celle de la narratrice, qui ressent dans son corps qu’elle a survécu – contingence de l’Histoire.

25 Mais la narratrice est aussi sensible aux objets brutaux et cruels laissés par les hommes, et c’est une autre violence qui se communique à elle. Elle se montre plus tard en train de lire la lettre poignante d’un kamikaze, d’autant plus douloureuse que celui-ci dit qu’il n’a pas vécu, pas assez pour vivre de banales expériences (dettes, femme, voir annexe), aspect poignant des lettres de tokkôtai.in (§ 13). Dans l’une d’elles, la mention de l’absence de femme, particulièrement émouvante, annonce l’absence de communication entre la femme et le mari, et fait passer une émotion. L’époux écrit plus qu’il ne parle. Le corps souffre bien assez, à la vue de ces objets qui signalent la souffrance d’autres corps, pour verser des larmes qui vont elles-mêmes nouer l’émotion et mobiliser le corps de la protagoniste. Le sentiment est ici vécu à l’échelle collective,

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plus côté féminin que masculin, avec une nette opposition entre objets masculins, rudes, et objets féminins pleins de tact – non sans stéréotypes.

26 Cela dit, de la part de la narratrice, il s’agit là d’une souffrance contrôlée, car elle se retourne très pudiquement pour sangloter et s’attend d’ailleurs ensuite à pareille réaction du côté de son amie (§ 3). La souffrance s’exhibe (larmes, mouchoir), mais sans se dire plus que cela. Elle s’imagine chez l’autre par impression, mais sans que la chose soit verbalisée. Néanmoins, le courant passe entre le corps qui a souffert l’ordalie martiale et le corps vivant sensible. La narratrice est d’autant plus dans la norme sociale qu’elle a le frisson en sentant que son amie veut se faire enfermer et veut violer l’interdit muséal (§ 3). Elle pose des sens possibles à cet acte, autant de pistes pour le lecteur.

Le corps souffrant à l’aune de l’Histoire

27 Du côté de la protagoniste, le rapport au corps souffrant ne relève pas tout à fait de la convention émotionnelle. Il se traduit à deux niveaux. D’abord, dans l’imagination du corps souffrant du premier mari. Ensuite, par l’insertion du vécu corporel dans une histoire de vie, et même de vie conjugale, qui s’étale sur plusieurs années.

28 Si la narratrice ressent bien dans son corps la douleur qui lance le récit et mobilise son amie, la trajectoire de celle-ci, bien antérieure, s’inscrit dans une réaction face à l’événement brutal de la disparition du mari. On passe certes d’une mort dite étrange à une autre mort étrange, mais dans une perspective, cette fois, qui engage le rapport de la protagoniste à la société (§§ 2, 4). Le récit exprime la tension, qui n’est pas forcément contradiction, entre le détachement apparent de la veuve, qui se trouve diverses raisons de repousser l’échéance de la visite, et la pensée qui l’obsède de la visite de ce lieu où son mari est vénéré comme un dieu (§§ 5-7). Il y a là un refoulement de souffrance, qui tient fondamentalement au déficit de communication avec le premier mari, aggravé de la médiatisation du deuil par le rituel muséal.

29 Le récit, dans l’optique de la protagoniste, la montre étrangère à cette entreprise militaire. Elle ne sait ni où ni quand son mari décède. Elle en apprend juste assez pour savoir qu’on l’a promu dieu (§ 4). La violence de l’Histoire, la récupération qui s’ensuit, l’aliènent à son époux. Du deuil en tant que tel, le récit ne fait pas état. Néanmoins, il est clair que cet incident a bien contribué à la déposséder encore plus du lien déjà ténu avec son mari en raison du déficit de communication. De même, les sollicitations de l’entourage (§ 5) sont vécues par elle comme une manière de normaliser la frustration en rite funéraire obligé, en visite très orthodoxe du lieu, en génuflexion devant l’Histoire imposée. Non sans irrévérence, la veuve juge que les objets exposés ne sont pas de mise, ce qui constitue une sorte de blasphème à l’encontre de l’embaumement muséal et de l’idéologie martiale (§ 12).

30 Lorsqu’elle accède enfin à l’espace sépulcral, dans une lumière tamisée à souhait, c’est la sensation d’étouffement de son mari qui la gagne et la pousse à prolonger l’expérience, à se mettre à la place du mari pour ressentir ce qu’il a vécu (§ 11). Suit une scène de transgression, d’un érotisme pervers, douloureuse et jouissive, masochiste en somme, par lequel la protagoniste reproduit le mouvement pénible du mari dans sa cage de fer, mais que l’on peut lire aussi comme une sorte de commerce sexuel, une tentative pour retrouver une intimité, qui n’aboutit pas (§§ 15-16). Ce que revit dans son corps la protagoniste, c’est bien l’histoire d’une fin horrible issue d’une Histoire

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violente. L’épopée sacrificielle des tokkôtai est ici suggérée. On a fait s’enfermer ces hommes dans ces boîtes pour les envoyer à la mort certaine et nécessaire – hisshi. Le mari, lui, a répondu à l’esprit de corps de l’armée, incarné par le poisson. Le refoulé de l’Histoire affleure pour qui perçoit le non-dit, mais cette lecture-là est compatible avec une autre lecture, qui fait l’économie de l’allusion historique et focalise la relation conjugale. Il s’ensuit que la violence historique, pourtant bien réelle, n’a jamais été que la cause occasionnelle d’un incident révélateur de l’absence de communication entre mari et femme.

Le corps souffrant à l’aune de la relation conjugale

31 S’il ne fait aucun doute que l’Histoire a produit cette violence dont l’effet a rejailli sur la vie des couples en les séparant arbitrairement et à jamais, et que la chose est dûment signifiée dans la présence brévissime du mari au foyer conjugal, il n’en reste pas moins que le couple de jeunes gens, ici la protagoniste et son premier mari, communique peu et que la femme ne voit guère ce que son mari attend d’elle – si tant est qu’il attende quelque chose – et cherche à comprendre afin de joindre les deux bouts de sa vie (§ 16). Cet aspect relationnel l’emporte sur la dimension proprement historique du récit.

32 C’est après avoir vécu l’ordalie du mari de l’intérieur du poisson, mais sans avoir pu communiquer avec lui, même indirectement, que l’épouse, dans une analepse, se souvient que son mari était un homme compliqué, au tempérament difficile. Les paroles de ce mari aussi laconique qu’impératif sont reprises et évaluées, mais non sans ironie. Sa phrase « On doit faire vite » (wareware wa isoganakerebanaranai), son expression apparemment favorite peut s’entendre au sens de l’urgence historique. La guerre est là, il faut profiter d’être ensemble ; le vent se lève, il faut tenter de vivre. Il serait aisé de voir ici le drame qui sépare les êtres, et sans doute cette approche est-elle plausible. La veuve y lit un possible appel à un comportement social (faire un enfant ?) dont la nature n’est pas précisée. Mais il se trouve que l’injonction maritale est disqualifiée par l’un de ses contextes d’usage, car elle est prononcée au lit et rendue triviale. À la scène érotique avec le poisson succède alors une autre scène érotique, mais aussi peu concluante que la première, où le mari pressé fait la leçon à sa femme, assise à un coin de lit – ce qui évoque un coït inabouti. C’est parce qu’elle ne savait pas ce que son époux exigeait d’elle que sa femme déploie un transport de tendresse qui n’a pour réponse qu’une phrase castratrice : « Je ne veux pas que tu dises n’importe quoi. » Cet ordre est, pour cette femme, l’acte de frustration qu’elle va refouler des années durant, avant un effort ultime de communication. Si le poisson, animal de chair, est ici de fer, c’est que le mari, renfermé et replié sur lui-même, est aussi un homme de fer, hermétique…

33 C’est vers la fin du récit, dans un processus de remémoration, où le contact physique au sein du poisson alterne avec le souvenir, que se situe cette étape, qui explique l’attitude de la femme à partir du moment où elle a appris la mort de son premier mari. La communication avec lui s’était brisée, elle l’avait perdu comme interlocuteur de chair et de sang (ce n’était plus qu’un dieu pour tout le monde, elle comprise), mais la frustration n’en avait pas moins persisté, cachée par tout un dispositif de rationalisation (elle s’en fichait, elle craignait l’obscurité du lieu), jusqu’au moment où elle avait décidé de prendre l’initiative et d’aller se réapproprier son mari. Le corps souffrant réagit et résiste et à la frustration conjugale et à l’emprise idéologique de la société. L’expérience indirecte avec le mari se solde, malgré la ferveur érotique de

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l’épouse, par une absence de réponse à ses questions. Par-delà la mort, la relation n’est pas rétablie. Il a fallu toute une trajectoire pour que l’épouse reprenne la main, soit sensibilisée à l’expérience martiale du mari et tente de refaire corps (ittai) avec lui. Mais jamais elle ne saura si son mari a vraiment tenu à quitter sa cage sous-marine : sortir, c’est-à-dire la rejoindre. Le manque de communication renvoie à la faillite du corps conjugal, que l’Histoire n’a fait qu’aggraver pour des raisons qui restent à éclaircir.

34 Après ce fiasco apparent, la protagoniste s’éloigne un peu du poisson, reprend de la distance avec lui, pour réévaluer la situation (§ 18). S’étalant sur plus d’un demi-siècle, le récit fait apparaître le devenir conjugal d’une femme, de la femme peut-être, à travers la guerre et surtout l’après-guerre, dans le passage d’un mari à l’autre. L’enjeu est de continuer la vie présente sans se fixer sur un passé frustrant. L’épouse le fait en jouant de l’interaction entre ces deux maris dont il semble bien que la parole exerce un poids considérable sur son être-au-monde. En l’occurrence, c’est la phrase du second mari qui a un effet libérateur. Dire à sa femme que le premier mari était en partance pour la guerre, c’est vouer ce dernier à la guerre, à la mort certaine, donc le ranger du côté de l’Histoire, et non plus de son épouse. Le verbe utilisé, iku, très fréquent dans les lettres de kamikaze (voir annexe), signifie aller au sens de partir à la guerre, et, dans ce cas précis des tokkôtai, partir à la mort. Le propos du second mari ne fait pas que d’énoncer le déterminisme de l’Histoire – le premier mari était voué à mourir –, il implique que celui-ci a fort bien pu opter pour le trépas (§ 19). Quoi qu’il en soit, l’épouse frustrée saisit mieux le sens de ce qui lui est arrivé. Dès lors, elle a une chance de passer de l’ombre à la lumière et de vivre mieux. Peut-être bien, suggère le récit, que quelqu’un lui a transmis ce désir, que son mari s’est bien manifesté de quelque façon, en lui faisant comprendre quelque chose de sa vie, quelque chose qu’elle pourra communiquer à son tour (§ 20).

Le corps souffrant comme manque à dire et la littérature

35 L’expérience du poisson, qui trouve son origine dans une conjugalité empêchée, atteste la fonction salutaire de la souffrance que s’impose le corps féminin, douleur certes, mais mâtinée de jouissance, pour négocier la communication avec le corps masculin. L’itinéraire de l’épouse illustre la difficulté, voire l’impossibilité de dire, source d’une frustration conjugale qui ne trouve de dénouement que bien plus tard, au terme d’une dialectique entre souffrance silencieuse, cachée derrière toutes sortes de bonnes raisons, et aspiration à vivre et à retrouver une continuité existentielle. La résurrection intégrale du passé à la lumière du passage doux-amer permet en quelque sorte de combler le hiatus historico-sentimental qui grève la vie de l’épouse.

36 Mais il reste à comprendre pourquoi elle ne raconte pas cela elle-même, pourquoi sa parole est déléguée à une autre qu’elle-même, certes expressément solidaire en tant que femme, mais qui n’est pas elle. Face à ce qu’elle vit, l’épouse reste interdite. Non contente d’écouter la parole d’autrui, de ce premier mari dont elle ne saisit pas les exigences, de ce second mari dont les paroles ont pu la tromper, elle subit sans mot dire la parole de la société sur ce qu’elle doit faire, et elle ne trouve pas les mots en découvrant la fin horrible de son mari. Il ne faut sûrement pas en conclure au silence imposé à la femme sous diverses formes (elle colle des fleurs séchées, l’homme écrit des

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lettres) en régime homo-sociétal, mais il est clair que quelqu’un doit dire à sa place ce qu’elle ne peut pas dire.

37 Là, l’Histoire échoue, laisse entendre la nouvelle, car elle subsume la souffrance individuelle sous la grande guerre nationale et ravit le corps des soldats aux proches de ceux-ci. À la date de 1976, il n’est que de constater que l’historiographie, même si s’ouvre le champ des mentalités, n’approche guère le vécu individuel, et moins encore celui des femmes. Le sanctuaire Yasukuni, certes visitable par tous, reste un espace masculin. En revanche, c’est à la littérature, en tant qu’elle fait preuve d’imagination – c’est le cas de la narratrice –, de recréer, de restituer, de recomposer ce que l’historien peine encore à dire et surtout ce que le sujet féminin de l’Histoire achoppe à formuler. Dans Requiem (1935-1940) d’Anna Akhmatova (1889-1966), une femme demande à la poétesse, qu’elle vient de reconnaître dans la foule des épouses et des mères qui attendent devant la prison de Moscou d’avoir des nouvelles de leurs maris et de leurs fils emprisonnés : « Et ça, vous pouvez le décrire ? », et Anna répond qu’elle le peut, oui3. La littérature peut, en effet, restituer ce corps souffrant qui ne se dit pas, et restaurer le rapport de la femme aussi bien à l’Histoire, dont elle a été exclue par les instances masculines, qu’à son vécu conjugal personnel, brimé lui aussi par la censure verbale de l’homme. Kôno Taeko va plus loin, avec ce poisson fantastique en fer, qui concentre le drame historique du Japon à travers le regard féminin, qui dit le corps souffrant du Japon à travers la condition féminine, mais qui amorce aussi un discours subversif de libération.

38 Avant de conclure, il convient de replacer cette nouvelle dans l’histoire de la littérature écrite par des femmes au Japon. Une bonne partie de celle-ci ne peut se comprendre si l’on ne tient compte du clivage social entre les mondes masculin et féminin. L’homme est censé s’épanouir au travail, la femme au foyer et dans la maternité, et cette distribution des rôles, cette division du travail, passe pour consensuelle. Décalée par rapport à la norme masculine, la femme est l’être à part et qu’il faut protéger. Telle est la doxa. S’il arrive bien que la femme réagisse et résiste, la femme japonaise reste le plus souvent inconsciente de cette situation qui peut la desservir ou s’identifie au sexe dit fort dans son comportement. Telle est la tendance. Les mythes et préjugés sur la nature de la femme circulent, qui contribuent à pérenniser la séparation des univers masculin et féminin et sont à imputer au substrat confucéen, néo-confucéen et bouddhique.

39 Cette dichotomie socio-sexuelle caractérise la littérature japonaise contemporaine : les auteurs masculins y écriraient de la littérature, et les auteurs féminins, de la littérature pour femmes. Cette distinction engendre tout un cortège de stéréotypes, notamment celui selon lequel la sensibilité féminine fonctionnerait sur le mode émotionnel, a- ou illogique et pointilliste. En fait, au moins depuis le début du XXe siècle, la Japonaise qui écrit a établi sa position professionnelle d’écrivain et atteint un haut niveau d’indépendance économique. Il n’en reste pas moins qu’elle a dû lutter contre sa relégation systématique dans la littérature féminine. Et si le corps constitue l’un des thèmes et motifs saillants de cette littérature féminine japonaise, c’est qu’il est l’arme absolue de défense, d’affirmation et d’illustration contre un monde masculin impénétrable.

40 La nouvelle de Kôno Taeko rompt avec les représentations masculines de la guerre en lui opposant la transgression massive, contre-nature, d’un corps qui surmonte le fossé de l’Histoire au masculin en retrouvant le lien rompu avec le corps de l’autre, de l’homme. Cette expérience de la guerre, étonnante, incompréhensible, douloureuse au

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premier chef, est exorcisée par une copulation symbolique, passablement scandaleuse, avec la cause du mal, la guerre littéralement incarnée dans le poisson, un poisson reconstitué pour tous les besoins de la muséographie et de l’exemple militaro-religieux, un poisson qui a fait exploser et s’éparpiller aux quatre coins de la mer le corps du mari, en une sorte de ragoût pour poissons. C’est, en définitive, une belle épreuve de résistance du corps souffrant féminin à l’emprise de l’Histoire masculine que donne à lire la nouvelle de Kôno Taeko, mais aussi d’une littérature au féminin qui resémantise les oripeaux martiaux masculins au profit d’une relation féminine restaurée avec l’existence.

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ANNEXES

Lettres de kamikazes Nota bene – Ces traductions, à la différence des traductions françaises déjà en circulation mais retraduites de l’anglais, parfois très librement ou peu soignées, sont établies à partir de l’original. Uehara Ryôji Depuis vingt ans que j’ai reçu la vie, j’ai joui d’une éducation sans aucun inconfort, j’ai été heureux. Dans la douce chaleur de votre amour, mes chers parents, et de par la diligence de mon grand frère et de ma petite sœur, les meilleurs du monde, j’ai pu couler des jours agréables. Et puis, ne serait-ce qu’un peu, j’ai parfois été égoïste. Entre-temps, de tous vos enfants, celui qui vous a causé le plus de souci, mes chers parents, c’est moi. De partir avant vous, sans vous rendre tous vos bienfaits, cela me fend le cœur, mais au Japon où loyauté au Tennô et piété filiale ne font qu’un, et où se donner tout entier au Tennô, c’est pratiquer la piété filiale, je crois que vous voudrez bien pardonner mon geste. Membre des forces de l’air, je mène une vie où chaque jour a la mort pour prémisse. Chaque lettre que je trace, chaque mot que je dis, auront été mes derniers. Tout là-haut dans le ciel, jamais on ne focalise sur la peur. Se peut-il que je meure ainsi, par percussion ? Mais non, de toute façon, cette pensée de la mort ne me vient pas. Et d’ailleurs, il m’est arrivé d’éprouver le besoin pressant de percuter ainsi. La mort ne me fait aucunement peur. Je ressens plutôt de la joie. Car je crois, quoi qu’il arrive, que je pourrai retrouver mon frère aîné Ryû. Et justement, nous revoir dans les cieux, c’est là mon vœu le plus cher. Quant à ce qu’on appelle la conception de la vie et de la mort, je n’en ai pas eue. Parce que, de toute façon, je me suis dit que cette conception de la vie et de la mort, ce désir de donner absolument sens et valeur à la mort émanait d’une peur obscure de la mort. Moi, comme je crois que les retrouvailles aux cieux passent par la mort, je ne puis avoir peur d’elle. La mort, quand je songe qu’elle est le processus pour monter aux cieux, n’existe point. Plus précisément, j’ai aspiré au libéralisme. Car à mon sens, pour que le Japon continue vraiment et pour toujours, le libéralisme était une nécessité. Il vous semble entendre des idioties. C’est parce qu’actuellement, le Japon est plongé dans le totalitarisme. Et pourtant, si j’ouvre bien les yeux, et que je réfléchis à la nature réelle de l’être humain, le libéralisme me paraît justement une doctrine rationnelle. Si l’on regarde les victoires et les défaites à la guerre, si l’on regarde la doctrine du pays, on a confirmation avant terme. La victoire du pays qui possède une doctrine naturelle et conforme à la nature de l’être humain est plus évidente que de voir le feu brûler. Mon idéal d’un Japon pareil au grand empire britannique de jadis s’est évanoui, vaincu. Mais au moins pour la liberté et l’indépendance du Japon, je suis heureux de sacrifier ma vie. […]

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Dans le tiroir droit de ma bibliothèque qui est dans l’annexe, il y a un livre que je vous laisse en souvenir. Si le tiroir ne s’ouvre pas, ouvrez le tiroir de gauche et sortez le clou. Voilà, je forme des vœux pour que vous preniez bien soin de vous. Mes meilleurs sentiments à mon grand frère, à ma sœur Kiyoko et aux autres. Au revoir et bonne santé. Adieu pour toujours. À mes parents Ryôji4 Watanabe Kôzô Chers parents, comment vous portez-vous depuis la dernière fois ? Voilà vingt années maintenant que Kôzô a reçu la vie en ce monde et a été élevé sans souci ni peine par des parents affectueux. Durant tout ce temps, ma santé étant plus fragile que mes frères, je vous ai toujours causé des inquiétudes, mes chers parents. Un jour, alors que j’étais longtemps alité, tout près de mourir, et puis toutes les fois où j’ai gardé le lit, vous m’avez veillé sans prendre de sommeil : je vous en sais gré aujourd’hui. Néanmoins, je regrette d’avoir passé tous ces jours sans avoir marqué la moindre piété filiale. L’édit impérial de mobilisation générale a été proclamé le 8 décembre 1944, et la situation s’aggrave de jour en jour. Comment mon jeune cœur pourrait-il ne pas réagir ? Vu la situation actuelle, j’ai pensé que c’était manifester ma piété filiale au mieux et j’ai quitté la maison. Depuis lors, je suis dans l’aéronavale. Chacun de mes vols peut être le dernier et, votre photo sur mon cœur, je poursuis mon entraînement intensif. Et puis, comme vous le savez, chers parents, les aigles divins, nos compagnons des unités spéciales d’attaque, sont apparus à cette heure des plus critiques pour l’Empire. Comment Kôzô, qui tient de votre sang, pourrait-il ne pas les suivre ? Un homme peut-il avoir d’autre satisfaction que celle-là ? De même, pour vous mes parents, je pense que c’est bien le moindre des actes de piété filiale, et je perfectionne ma technique tous les jours en rêvant de voir arriver le plus vite possible le jour de la sortie. Quand je prendrai mon envol, comme il est évident que de toute façon je tomberai sous le tir d’un navire ennemi ou un avion ennemi, et que mon corps ne sera pas rendu, j’inclus au moins, pour que vous gardiez souvenir de Kôzô, quelques cheveux. Quand j’y pense, cher père, ce que je déplore le plus, c’est au fond de vous voir vous affaiblir. Veuillez me pardonner, chers parents, de vous précéder dans le trépas. Depuis mon départ, chers parents, je vous crois préparés à la situation présente, mais je vous souhaite de tout cœur de ne surtout pas vous décourager et de vivre une très longue vie. Grand frère Kiyoshi, Grand frère Motomasa, Grande sœur Fujiko, grande-sœur Hanai, Kimie, Kinoi, mes petites sœurs chéries, je vous souhaite à toutes de vivre sans problème. Je vous confie juste de manifester à nos chers parents, en mon lieu et place, votre piété filiale. – Je n’ai contracté ni prêt ni emprunt.

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– Je n’ai eu aucune relation avec des femmes. À mes chers parents Kôzô5 Glossaire Dainihon Hokkekyô genki 大日本法華経験記 Dôjôji engi emaki 道成寺縁起絵巻 gunshin 軍神 hisshi 必死 iku 征く ittai 一体 kaiten 回天 kamikaze 神風 Kôno Taeko 河野多惠子 setsuwa 説話 tokkôtai 特攻隊 Yasukuni jinja 靖国神社 Yûshûkan 遊就館 wareware wa isoganakerebanaranai 我々は急がなければならない

NOTES

1. Henry 2000 : 8-9. 2. Takahashi 2005. 3. Akhmatova 2007. 4. Chiran kôjo nadeshiko-kai 1996 : 76-78. 5. Chiran kôjo nadeshiko-kai 1996 : 124-125.

RÉSUMÉS

« Poisson de fer » (« Tetsu no uo », 1976), nouvelle de l’écrivaine Kôno Taeko (1926-2015), raconte l’histoire d’une veuve de guerre qui se fait enfermer la nuit dans le musée (le sanctuaire Yasukuni) où son mari est vénéré comme un dieu, et dans la torpille sous-marine (le « poisson ») où il a trouvé la mort. Dans le processus de réappropriation de ce mari kamikaze, qu’elle n’a presque pas connu et qui ne lui a pas laissé la parole, la souffrance alterne avec la jouissance. Le

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poisson symbolise ici le traumatisme de guerre perçu au féminin et subvertit l’historiographie masculine officielle au profit de la souffrance privée et muette de la femme.

“Tetsu no uo” (“Iron Fish”, 1976), a short story written by Kôno Taeko (1926-2015), a woman writer, tells the story of a war widow who has herself locked up at night in the museum (Yasukuni shrine) where her husband is revered as a god, and in the man-guided torpedo (the “fish” or kaiten) where he died. In the process by which she manages to take possession of her former late husband, a kamikaze pilot, whom she hardly knew and who didn’t let her express herself, suffering alternates with enjoyment. The fish hereby symbolizes the war trauma such as perceived from a feminine point of view and subverts the official masculine historiography in favor of women’s private and silent suffering.

「鉄の魚」は女流作家・女性作家、河野多惠子が1976年に発表した短編である。ひと りの戦争未亡人が、ある夜、靖国神社内の旧遊就館に閉じ込められる。そこでは彼女の戦 死した夫が軍神として祀られている。彼の身体は彼が玉砕した人間魚雷の中に今もあるの だ。神風を顕現するこの夫、彼女が知ることもなく、彼女に言葉一つ残していかなかった この夫を自分の手に取り戻す過程で、苦痛と悦楽が交差する。魚雷はここでは女性にとっ ての戦争のトラウマを象徴し、公式な歴史書の男性的言説は女性の私的な、そして無言の 苦痛へと転換するのである。

INDEX

Mots-clés : Corps Keywords : Corps

AUTEUR

GÉRARD SIARY Ancien pensionnaire de la Maison franco-japonaise (1985-87). Docteur de 3e cycle (1978) et d’État (1988). Professeur des universités (Université Paul-Valéry, Montpellier) en littérature générale et comparée (Europe, Asie orientale). Membre titulaire du Centre de recherche sur les civilisations de l’Asie orientale (CRCAO-UMR 8155). Champs de recherche : littérature de voyage ; imagologie littéraire ; histoire des idées. Traducteur de littérature japonaise, classique (Ihara Saikaku, Katsuragawa Hoshû) et moderne (Miyabe Miyuki, Yoshida Shûichi), et de littérature portugaise. Derniers travaux : Le Pavillon d’Or de Yukio Mishima (Essai et Dossier) (Gallimard, « Foliothèque », 2010) ; co-direction de Transmission de la mémoire allemande en Europe centrale depuis 1945/Spuren Deutscher Identität in Mittel- und Osteuropa seit 1945 (Peter Lang, 2011) ; L’Idée de race. Histoire d’une fiction (Berg International, 2012) ; traduction et édition critique de Fernando Morais, Olga. Allemande, juive, révolutionnaire (Chandeigne, 2015) ; « Les kamikazes à l’UNESCO : les armes, les lettres et le patrimoine de l’humanité » (larevueesressources.org, 30.03.2015). Étude sur les kamikazes en préparation.

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Regard extérieur

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Quelques aperçus comparatistes sur les représentations du corps souffrant en France et en Chine

Yvan Daniel

1 L’approche comparatiste, dans sa dimension littéraire, pourrait supposer d’abord une représentation universelle du « corps souffrant », prise dans une condition organique et une expérience physiologique communes à tous les hommes, normalement caractérisée par le rejet de la douleur et la répulsion face à toutes les menaces pesant sur le corps, qu’elles soient naturelles – comme la maladie ou le vieillissement – ou provoquées par des violences subies. Cette condition corporelle universellement partagée informe de nombreux récits fondateurs qui ont pour point commun de mettre en scène dès l’origine le corps souffrant, démembré, torturé ou décomposé d’une figure à la fois divine et anthropomorphe : déjà dans l’Égypte ancienne, le mythe d’Osiris (ca – 2500), transmis par Plutarque (45-125), évoque l’assassinat et le démembrement du dieu par son fils Seth1 ; en Occident, le Christianisme place au centre de sa doctrine le récit du « calvaire » ou de la « Passion » du Christ, traditionnellement mis en scène en quatorze « stations », épisodes des tortures physiques et morales subies ; en Chine, le mythe de Pangu, devenu divinité taoïste, fait de la mort de ce personnage et de la décomposition de son corps l’origine du monde, de ses paysages et de leurs habitants.

2 Dans tous ces exemples, la présence du corps souffrant se trouve dans l’imagination et la représentation de l’origine, ou l’événement central d’une dramaturgie mythique ou religieuse, sans qu’il soit jamais possible de considérer plus précisément d’analogie profonde, chaque culture ayant élaboré une représentation singulière du corps, intégrée à des fictions en constante évolution, et des pratiques à son endroit qui le sont tout autant. Le partage du corps, et même dans l’expérience aiguë ou ultime de la souffrance ou de l’agonie, a donc abouti à des représentations et à des usages incomparables, avec toutefois cette tendance commune à toutes que le corps est convoqué pour être lu, il apparaît comme une « fiction » dont les caractéristiques sont soumises aux visées de leurs auteurs, en fonction de leur domaine (médical, judiciaire, érotique, artistique, etc.)2.

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3 À la façon d’un texte ou aussi bien d’une mise en scène spectaculaire ou révélatrice, le corps est donc utilisé comme un signe ou un système de signes, porteur de significations qui peuvent être mythologiques, cosmologiques ou religieuses, comme dans les exemples qu’on vient de citer, mais aussi politiques, sociales, scientifiques, historiques, philosophiques – ou littéraires. Dans de nombreux cas, ces lectures symboliques ou allégoriques semblent primer sur l’expression du corps proprement dit, réalité palpitante devenue instrument de discours. Cette tendance à la lisibilité du corps, et à sa fictionnalisation, a sans doute été favorisée par les pratiques de déchiffrement des « signes » du corps – c’est-à-dire des symptômes ou des stigmates – dans les usages médicaux ou judiciaires. La prolixité de tous ces discours, représentations, commentaires et fictions, camoufle, nie, contourne ou transcende ce qui est proprement indicible et constitue un défi à langue, y compris dans sa forme littéraire, c’est-à-dire l’expression de la souffrance physique. Peut-être cet indicible de la douleur est-il le seul discours commun, inarticulé et inanalysable.

4 Les autres discours utilisant le corps, de la Chine à la France, se découvrent lentement et progressivement à partir de la fin du XVIe siècle, puis à un rythme accéléré et parfois brutalement aux XIXe et XXe siècles. Dans ce contexte, la découverte mutuelle des représentations du corps de l’autre, a fortiori dans les conditions extrêmes qui sont celles de la souffrance, touche donc au corps physique mais surtout à toutes les représentations des « corps » fictionnalisés, allégoriques, dont les significations s’élargissent à des enjeux religieux et politiques, aux formes de la société, de ses croyances et de ses pratiques – culturelles, mais aussi techniques et scientifiques –, ou même aux plus vastes représentations cosmologiques ou philosophiques. On proposera ici de considérer trois types de « corps souffrant » représenté, instruments de trois types de discours, se croisant de la France à la Chine : le corps religieux, le corps politique, le corps médico-légal (mondialisé).

Le corps religieux

5 L’historien de l’art et comparatiste Frank Vigneron remarque, avant même l’essor des traductions et des échanges au XIXe siècle, une opposition saillante dans les traditions visuelles de la peinture savante ou lettrée française et chinoise : la représentation et les mises en scène de corps souffrants abondent du côté européen, en particulier dans la peinture religieuse, avec un long continuum de crucifixions, ou martyres, dont les traits « réalistes » et concrets se sont affirmés et développés plus encore depuis la Contre-Réforme, dans les peintures d’inspiration morbide, les danses macabres, les cadavres d’animaux des « vanités » ou les allégories moralisatrices de la Mort par le truchement d’objets ou de personnages emblématiques, mais aussi dans la peinture profane, avec les scènes de bataille ou d’assassinat politique, jusqu’à La Mort de Marat (1793) de Jacques-Louis David. Or, la représentation du corps souffrant, malade ou mort – même lorsqu’il s’agit d’un animal – est à l’inverse quasiment absente de la tradition picturale lettrée en Chine, note encore Frank Vigneron. Même si ces observations ne s’entendent que pour la peinture lettrée ou savante, à l’exclusion des œuvres liées au culte des morts et des productions populaires et médiatiques, dans lesquelles les représentations du défunt ou du cadavre sont fréquentes beaucoup plus tôt, elles sont révélatrices de positions fondamentalement différentes face aux « corps souffrants ».

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6 Du côté occidental, la pensée chrétienne, marquée par le dogme de l’incarnation, a développé la représentation du « corps souffrant » dans l’intention d’élever l’humilité, en se distinguant des représentations héroïsées du corps omniprésentes dans les arts mythologiques gréco-latins. Cette tendance a valorisé les représentations « réalistes » du corps, y compris dans l’expression de sa vulnérabilité, et s’est intégrée aux processus de la mimesis en Occident, en l’expliquant pour partie, comme l’a brillamment démontré Erich Auerbach3. Dans le contexte chinois, les travaux de Frank Vigneron montrent quant à eux que la représentation de la mort ou du corps dans la dysharmonie de la maladie est impossible pour le peintre lettré néo-confucéen, aussi bien en théorie qu’en pratique, puisqu’il recherche l’« élan » (shi), les manifestations du « souffle » (qi) pour recréer le « mouvement de la vie » (shengdong)4.

7 La diffusion des représentations du corps religieux occidental en Chine, sous l’influence des missions chrétiennes, l’omniprésence du symbole de la croix, et d’une vaste imagerie volontiers doloriste, en particulier dans les scènes de martyre, provoquèrent les réactions de certains lettrés, pour des raisons aussi bien esthétiques que politiques, comme l’a montré Jacques Gernet dans son essai Chine et Christianisme5. Ces représentations ont aussi été largement utilisées de façon détournée, sous forme visuelle d’illustration ou de vignette, dans la propagande populaire anti-chrétienne en Chine, jusqu’à la période des Boxeurs (1900-1901).

8 Parallèlement, la presse religieuse missionnaire, en France et en Europe, diffuse des récits et des illustrations mettant en scène le « corps souffrant » du Chinois : malades, misérables, lépreux, orphelins et mendiants sont toujours présents dans les articles et les dossiers des Annales pour la propagation de la Foi, devenus l’hebdomadaire familial à fort tirage Les Missions catholiques au XIXe siècle ; ils justifient le rôle que nous dirions aujourd’hui « humanitaire » des missions – on parle alors de « charité » –, et font pendant aux activités des missionnaires sur place, elles aussi largement illustrées par les représentations d’hôpitaux, de léproseries, de dispensaires ou d’orphelinats. Les catéchumènes chinois, souvent recrutés dans les classes les plus modestes de la société, sont montrés victimes de la misère, des maladies ou des catastrophes, inondations et , quand ils ne sont pas eux-mêmes martyrs, représentés massacrés par leurs compatriotes. Cette imagerie du « corps souffrant » chinois due aux missionnaires bénéficie d’une large diffusion en France. Elle apparaît aussi dans d’autres textes très diffusés et lus à la même période, y compris dans les milieux littéraires, comme L’Empire chinois (1854) qui recueille les souvenirs de voyage du père Régis-Évariste Huc (1813-1860) pendant la révolte des Taiping. Sous ces influences, très prégnantes pendant tout le XIXe siècle, les représentations du corps chinois souffrant, vulnérable, objet de la « charité missionnaire », côtoient d’autres types de représentations, elles aussi très présentes, celles des corps suppliciés.

9 Ces supplices concernent d’abord le corps religieux dans les nombreux récits de martyrs, mais aussi, comme nous le verrons bientôt, le corps politique et même, pourrait-on dire, colonial. C’est principalement la médiation de cette presse missionnaire qui permet l’apparition de nouvelles représentations du « corps souffrant » dans la littérature française : dès 1842, Balzac, dans La Chine et les Chinois6, publié dans la presse, raconte le supplice subi par l’un de ses anciens condisciples devenu missionnaire en Chine. La représentation du « corps souffrant » en Chine se fige alors pour devenir le cliché du « supplice chinois », dans la culture médiatique comme dans la littérature française, au XIXe comme au XXe siècle encore, pendant lequel il

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évolue. Judith Gautier (1845-1917) imagine de nombreuses scènes de torture « chinoises » dans son roman Le Dragon impérial7 (1869) : le motif réapparaît ensuite très fréquemment, par exemple chez Jules Verne (1828-1905) dans Les Tribulations d’un Chinois en Chine (1879), chez Octave Mirbeau (1848-1917) dans Le Jardin des supplices (1899), adapté avec succès au Grand Guignol jusque dans les années 1920 encore ; il est revisité chez Albert Robida (1848-1926) ou plus tard Georges Bataille (1897-1962)8.

Le corps politique

10 Le contexte colonial triomphant à la fin du XIXe siècle va favoriser une représentation du « corps souffrant » soumis aux manifestations du biopouvoir, qui se porte par définition spécialement sur le corps, individuel ou collectif9. Dans la presse française et souvent dans le texte littéraire, au moins jusqu’aux Derniers Jours de Pékin (1902) de Pierre Loti, le corps du Chinois est nettement distingué du corps de l’Européen par des traits caractéristiques physiques qui souvent le déshumanisent et cependant dénoncent dans le même temps implicitement une domination politique éprouvée dans les corps, et dont l’Occident prétend le libérer. Le corps chinois est très fréquemment représenté dans des scènes de torture ou de peine capitale, mais son état « normal », pourrait-on dire, semble lui aussi relever du corps torturé ou au moins contraint. Les textes littéraires et médiatiques reviennent complaisamment sur certaines caractéristiques physiques comme les pieds bandés des femmes, les attributs virils des vrais ou des faux eunuques de la cour impériale, ou, de façon moins marquée, le port de la tresse mandchoue, ou les ongles démesurément longs attribués aux lettrés dans de nombreux témoignages et portraits.

11 Les supplices des peines judiciaires légales donnent lieu à des descriptions et à des commentaires – en particulier la cangue ou la « Mort lente » – en même temps qu’ils justifient des débats sur la difficile échelle de « l’humanité » de la peine capitale : le corps chinois est montré fusillé par les Européens ou décapité au sabre par les Japonais. Il faut alors bien souvent comprendre que ce traitement est bien meilleur que l’ordinaire judiciaire chinois. Ces scènes sont largement reprises, les débats difficiles étant rapidement emportés par la dimension spectaculaire des événements. C’est le cas notamment dans la presse illustrée, par exemple dans L’Illustration en 1900-1901,et encore dans les arts visuels avec certaines planches du Lotus bleu10 d’Hergé dans les années 1930. Ces représentations donnent aussi lieu à des portraits spécifiques de la physiologie et de la sensibilité des Chinois, comme c’est le cas dans le fameux Chinese Characteristics11 (1894) d’Arthur Smith (1845-1932), si souvent lu et cité par les voyageurs occidentaux, où le corps chinois est décrit moins sensible à la douleur que le corps occidental…

12 Le « corps souffrant » de la représentation impériale et coloniale, en partie hérité du corps religieux qui entendait lui aussi établir un biopouvoir (chasteté, monogamie, tempérance, résignation à la souffrance), est contemporain de l’apparition d’un corps politique, ou d’un corps citoyen, qui va lui aussi revendiquer ses martyrs – dans les conséquences de la guerre coloniale ou de la guerre civile. On sait quelle importance l’exhibition de la peine capitale a pu avoir dans l’expérience de Lu Xun (1881-1936), dans certaines de ses réflexions et dans ses choix, décisifs pour sa carrière de médecin et d’écrivain. Cette question apparaît par exemple à la fin de l’un de ses récits les plus emblématiques, « La véridique Histoire d’Ah Q12 », pendant la révolution « manquée »

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de 1911. C’est quelques décennies plus tard seulement que la peinture s’empare du corps souffrant ou du cadavre dans une intention politique, comme le remarque Frank Vigneron qui propose de considérer la toile de Li Tiefu (1869-1952) représentant le cadavre torturé du révolutionnaire Cai Ruiting (1946) comme un des tout premiers exemples en Chine de ce genre de peinture engageant violemment le corps politique : le cadavre, à terre et menotté, porte les traces des tortures subies. Ces représentations annoncent la longue suite des images de « martyrs politiques » de toutes tendances provenant de Chine dans la dernière moitié du XXe siècle, en donnant un prolongement contemporain à un imaginaire européen du « supplice chinois » déjà très développé et tenace. En 2001, Mo Yan réinvestit l’imaginaire du corps (politique) supplicié dans Le Supplice du Santal (Tanxiangxing)13, en mettant cette fois en scène un bourreau européen.

Le corps médico-légal mondialisé

13 Le corps politique est aussi le corps légal, il apparaît de façon caractéristique et incontournable dans plusieurs types de fiction littéraire – ou juridico-médico- littéraires – présentes, évidemment sous des formes différentes, en Chine comme en France. Ce sont ici les techniques d’investigation médico-légale qui sont mises en scène, dans le roman judiciaire en Chine, dans le roman policier en Occident. C’est au tournant du XIXe et du XXe siècle que se multiplient les traductions de romans populaires occidentaux en chinois, notamment d’origine française et britannique. Les textes d’Eugène Sue (1804-1857), d’Émile Gaboriau (1832-1873), de Maurice Leblanc (1864-1941), ou d’Arthur Conan Doyle (1859-1930) sont travaillés par des traducteurs réputés, comme Bao Tianxiao (1876-1973) ou Chen Jinghan (1878-1965), introduisant ainsi de nouvelles figures d’enquêteurs, de nouvelles situations narratives et bien sûr aussi un éventail de crimes laissant toutes sortes de victimes et de cadavres, objets d’enquête – ou de lecture.

14 La diffusion de ces récits est facilitée par le développement de la presse dans la même période, par des parutions en feuilleton et l’apparition d’une classe urbaine en capacité de lire. On ne tarde pas alors à voir paraître des récits d’investigation (zhentan xiaoshuo) hybrides dus à des auteurs chinois, mêlant souvenirs traditionnels des recueils de « cas judiciaires » (gong an) et inspiration de l’étranger14. Parallèlement, certains anciens récits chinois appartenant à cette catégorie « judiciaire » sont transférés en Occident et deviennent la source des romans « policiers » de Robert Van Gulik (1910-1967), qui mettent en scène le juge Ti sous les Tang (618-907)15. André Lévy les a envisagés comme une source hypothétique pour plusieurs récits policiers chinois mais aussi occidentaux, modernes16. Dans la perspective qui est la nôtre, ce moment est celui d’une convergence remarquable des représentations, des fictions et des discours sur le corps souffrant et le cadavre – généralement victime d’un crime – dans un registre pouvant être à la fois littéraire, policier, juridique et médical, superposant de façon complexe les différentes lectures possibles du corps de la victime. Ces lectures, manifestations du biopouvoir, sont nécessairement en quelque manière spectaculaires, du fait de leur rôle exemplaire, et constituées en « disciplines » (c’est-à-dire en procédures et savoirs organisés), qu’elles aient pour objet l’enquête médico-légale et son corollaire, le supplice sur décision de justice, ou la médecine.

15 Les rapports entre médecine et littérature dans l’espace européen ont fait l’objet de nombreux travaux récents, dans des perspectives comparatistes, interdisciplinaires et/

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ou internationales. Les travaux de Gérard Danou concernent par exemple les effets de la maladie sur l’auteur, et les tentatives littéraires pour exprimer l’indicible de la douleur, dans le roman – par exemple dans La Douleur (1985) de Marguerite Duras (1914-1996) – ou dans l’écriture poétique. Il envisage aussi les cas spécifiques des écrivains médecins et de leurs œuvres, parmi lesquels notamment Victor Segalen (1878-1919) ou Jean Reverzy (1914-1959)17. Plus récemment encore, les travaux de la comparatiste Ariane Bayle regardent les « usages thérapeutiques » de la littérature ou les problématiques de la contagion et de l’épidémie sexuellement transmissible, non plus pour le SIDA à la période contemporaine, comme l’a fait le comparatiste Alexis Nouss pour les « SIDA-fictions18 », mais pour la syphilis aux XVIe et XVIIe siècles19.

16 Qu’elle reste un « art » ou qu’elle soit devenue un protocole de haute technicité, la médecine marque fortement de son empreinte, dans la langue elle-même, le texte littéraire, comme le montrent tous ces travaux sur les littératures euro-américaines. À partir du XIXe siècle, le traumatisme de la découverte et de l’introduction en Chine de la médecine occidentale marque, parallèlement, la transition vers d’autres représentations du soin et du corps malade – et d’abord chez Lu Xun, dénonçant les superstitions « médicales » dans des nouvelles comme « Le remède » (« Yao »)20 dans le recueil Cri (1923). Plus récemment, les œuvres de Yu Hua (né en 1960), devenu écrivain après avoir été dentiste, ont marqué l’actualité littéraire (et cinématographique avec l’adaptation de Vivre !21 par Zhang Yimou) : elles portent aussi souvent une attention aiguë aux corps, dans son rapport aux pratiques médicales – comme la transfusion sanguine22 –, ou aux cadavres dans tous leurs états. Dans son dernier roman, le romancier explique avoir voulu « transposer au crématorium ce qui se passe dans les banques chinoises23 » : le corps médico-légal est réinvesti par le corps politique – menacé de devenir dans le monde contemporain une manière d’allégorie financière.

17 On se gardera bien de conclure à l’issue de ces brefs et modestes aperçus, qui ne valent que par les possibles prolongements qu’ils appellent et les perspectives qu’ils suggèrent. Du côté français, les travaux comparatistes portant sur les représentations du corps (souffrant) dans les littératures modernes sont relativement peu nombreux ; on a cité ici quelques-uns des plus représentatifs de notre point de vue. Dans la perspective franco-chinoise, ou plus largement franco- ou européo-asiatique, ce sont les travaux de l’anthropologie, notamment ceux de Michel Maffesoli, qui révèlent une diffusion des pratiques asiatiques du corps en Occident, marquée dans les usages de la vie quotidienne et de leurs représentations médiatiques – nourriture, soin du corps et activités corporelles, acupuncture et « médecine chinoise », ou douce – et viennent renouveler les images du corps occidental et son rapport à la douleur ou au vieillissement. Ces tendances s’intègrent à d’autres problématiques et questionnements idéologiques et pratiques, dont le texte littéraire fait aussi largement témoignage, concernant l’écologie et les risques environnementaux lorsqu’ils touchent directement la santé, mais aussi les craintes suscitées par les protocoles et procédures souvent jugés déshumanisants de l’hypertechnicité de la médecine moderne.

18 Cette tendance, analysée par la sociologie et l’anthropologie, trouve-t-elle son reflet dans la création littéraire française et européenne la plus récente ? Après avoir longtemps été liée à la représentation du corps supplicié, jusqu’à faire apparaître la torture comme un cliché spécialement chinois, l’imaginaire occidental du corps asiatique serait l’objet dans le texte littéraire d’un profond retournement : représenté non plus comme le spectacle de la douleur infligée, mais comme le fantasme ou le rêve,

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souvent individuel – ou, plus positivement, intime – d’une représentation adoucie du corps, et de ses pratiques elles aussi devenues « disciplines ». Au risque de voir alors un cliché en remplacer un autre.

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YU HUA (2008). Vivre !. Trad. YANG, Ping. Arles, Actes Sud.

ANNEXES

Glossaire Pangu 盘古 shi 势 qi 気 shengdong 生動 Lu Xun 鲁迅 Li Tiefu 李鉄夫 Mo Yan 莫言 Tanxiangxing 檀香刑 zhentan xiaoshuo 偵探小 gong an 公案 Bao Tianxiao 包天笑 Chen Jinghan 陣景韓 yao 薬 Yu Hua 余華 Zhang Yimou 張藝謀

NOTES

1. Plutarque 1988.

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2. Reichler 1983. 3. Auerbach 1977. 4. Vigneron 2010. 5. Gernet 1991. 6. Balzac 2006. 7. Gautier 2011. 8. Leiva et Détrie 2005. 9. Foucault 2004. 10. Hergé 1936. 11. Smith 2003. 12. Lu Xun 2000. 13. Mo Yan 2006. 14. Daniel et Lo 2015. 15. Van Gulik 1956 ; 2002. 16. Lévy 1981. 17. Danou 1994 ; 1995. 18. Nouss 1998. 19. Bayle 2007 ; 2013. 20. Lu Xun 2000. 21. Yu Hua 2008. 22. Yu Hua 2006. 23. Yu Hua 2014.

INDEX

Mots-clés : corps Keywords : corps

AUTEUR

YVAN DANIEL Professeur de littérature comparée à l’Université de La Rochelle. Délégué général de l’Institut collégial européen pour l’organisation du colloque Paul Claudel en Chine. Auteur de l’ouvrage Paul Claudel et l’empire du Milieu (Les Indes Savantes, 2003), à partir de sa thèse de doctorat soutenue sous la direction de Pierre Brunel. Ses recherches portent sur les effets de la mondialisation culturelle et théorique dans la création littéraire, en particulier dans le cas des échanges littéraires entre la Chine et la France, des années 1840 à aujourd’hui. Il a publié Littérature française et Culture chinoise (Les Indes Savantes, 2011). Éditeur des traductions et des œuvres de Judith Gautier (Le Livre de Jade, Imprimerie nationale, « La Salamandre », 2004 ; Œuvres complètes, t. I, Classiques Garnier, 2011). Il a co-édité France-Chine : les échanges culturels et linguistiques. Histoire, enjeux, perspectives (Plurial, 2015) et La Chine sur la scène française au XIXe siècle (PUR, 2015).fr

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