Transposition Musique et Sciences Sociales

7 | 2018 Le prix de la musique The Price of Music

Fanny Gribenski et Étienne Jardin (dir.)

Édition électronique URL : https://journals.openedition.org/transposition/1808 DOI : 10.4000/transposition.1808 ISSN : 2110-6134

Éditeur CRAL - Centre de recherche sur les arts et le langage

Référence électronique Fanny Gribenski et Étienne Jardin (dir.), Transposition, 7 | 2018, « Le prix de la musique » [En ligne], mis en ligne le 15 septembre 2018, consulté le 21 septembre 2021. URL : https://journals.openedition.org/ transposition/1808 ; DOI : https://doi.org/10.4000/transposition.1808

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SOMMAIRE

Présentation

Le prix de la musique

Articles

Formes économiques et identité sociale des chœurs amateurs en France Guillaume Lurton

Gratuité et entreprenariat Hip Hop au Sénégal : l’exemple du Festa 2H Cécile Navarro

Le subventionnement des concerts symphoniques dans les départements français entre 1861 et 1969 Une préhistoire de la politique musicale de l’État et une géographie de la France musicale Yannick Simon

Les premières éditions de pièces de clavecin en France, œuvres musicales et économie Chloé Dos Reis

Music, Copyright, and Intellectual Property during the French Revolution: A Newly Discovered Letter from André-Ernest-Modeste Grétry Rebecca Dowd Geoffroy-Schwinden

Amateurs et professionnels, gratuité et profits aux premiers temps du Web 2.0 : l’exemple de la blogosphère musicale François Ribac

Une division du travail contrainte produite par l’anticipation d’une situation anomique ? Une analyse néo-durkheimienne de la loi HADOPI et des pratiques de téléchargement illégal de musique Laurent Laffont

Varia

Militer en chantant, sous l’œil de la police parisienne des années 1930 : une exploration du fonctionnement politique du chant Jonathan Thomas

Entretiens

« L’argent permet de faire quelque chose, mais il n’est pas l’objectif ultime. » Entretien avec Pierre François Anne Monier

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« Les marchés de la musique vivante », de l’expérience professionnelle à l’enseignement et la recherche Entretien avec Gilles Demonet Fanny Gribenski

Comptes-rendus de lecture

Jean-Marc Larrue & Marie-Madeleine Mervant-Roux (eds), Le Son du théâtre, XIXe-XXIe siècle. Histoire intermédiale d’un lieu d’écoute moderne Paris, CNRS éditions, 2016. Gilles Declercq

Anastasia Belina-Johnson & Derek B. Scott (eds), The Business of Opera Farnham, Ashgate, 2015. Mélanie Traversier

Aude Ameille, Pascal Lécroart, Timothée Picard & Emmanuel Reibel (eds), Opéra et cinéma Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2017. Jérôme Rossi

Alessandro Arbo & Pierre-Emmanuel Lephay (eds), Quand l’enregistrement change la musique Paris, Hermann, 2016. Jonathan Thomas

Lisa Giombini, Musical Ontology: A Guide for the Perplexed Milano/Udine, Mimesis International, 2017. Nicolò Palazzetti

Gary Peters, Improvising Improvisation: From Out of Philosophy, Music, Dance, and Literature Chicago, University of Chicago Press, 2017. Aili Bresnahan

David Christoffel, Ouvrez la tête (ma thèse sur Satie) Paris, Éditions MF, 2016. Julien Labia

Teresa Cascudo (ed.), Nineteenth-Century Music Criticism Turnhout, Brepols, 2017. Marica Bottaro

Clinton D. Young, Music Theatre and Popular Nationalism in Spain, 1880-1930 Baton Rouge, Louisiana State University Press, 2016. Inés Sevilla Llisterri

Samuel Llano, Whose Spain ? Negotiating “Spanish Music” in Paris, 1908-1929 Oxford/New York, Oxford University Press, 2012. Igor Contreras Zubillaga

Michael Christoforidis, Manuel de Falla and Visions of Spanish Music London/ New York, Routledge, 2018. Eva Moreda Rodríguez

Esteban Buch, Igor Contreras Zubillaga & Manuel Deniz Silva (eds), Composing for the State: Music in Twentieth-Century Dictatorships Abingdon, Routledge, 2016. Lindsay Carter

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Pamela M. Potter, Art of Suppression: Confronting the Nazi Past in Histories of the Visual and Performing Arts Oakland, University of California Press, 2016. Erik Levi

Philippe Despoix, Marie-Hélène Benoit-Otis, Djemaa Maazouzi & Cécile Quesney (eds), Chanter, rire et résister à Ravensbrück : Autour de Germaine Tillion et du Verfügbar aux Enfers Paris, Seuil, 2018. Élise Petit

Pauline Fairclough, Classics for the Masses: Shaping Soviet Musical Identity Under Lenin and Stalin New Haven/London, Yale University Press, 2016. Simon Morrison

Marina Frolova-Walker, Stalin’s Music Prize: Soviet Culture and Politics New Haven/London, Yale University Press, 2016. Simo Mikkonen

Joanna Bullivant, Alan Bush, Modern Music, and the Cold War: The Cultural Left in Britain and the Communist Bloc Cambridge, Cambridge University Press, 2017. Pete Dale

Esteban Buch, Trauermarsch. L’Orchestre de Paris dans l’Argentine de la dictature Paris, Le Seuil, 2016. Anaïs Fléchet

Frédéric Ramel & Cécile Prévost-Thomas (eds), International Relations, Music and Diplomacy, Sounds and Voices on the International Stage Cham, Palgrave Macmillan, 2018. Stéphanie Gonçalves

Sheila Whiteley & Jedediah Sklower (eds), Popular Music and Countercultures Farnham, Ashgate, 2014. Vera Vidal

Gérôme Guibert & Catherine Rudent (eds), Made in France, Studies in Popular Music New York/Londres, Routledge, 2017. Martin Guerpin

Jonathan R. Wynn, Music/City. American Festivals and Placemaking in Austin, Nashville and Newport Chicago, University of Chicago Press, 2015. Frédéric Trottier

Tanya L. Saunders, Cuban Underground Hip-hop: Black Thoughts, Black Revolution, Black Modernity Austin (TX), University of Texas Press, 2015. Carlos Dávalos

Stephen Graham, Sounds of the Underground: A Cultural, Political and Aesthetic Mapping of Underground and Fringe Music Chicago, University of Michigan Press, 2016. Jean-Marie Seca

Renée Levine Packer & Mary Jane Leach (eds), Gay Guerrilla: Julius Eastman and His Music Rochester, NY, University of Rochester Press, 2015. Catherine Laws

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Présentation Introduction

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Le prix de la musique

1 En décembre 2014, quelques semaines avant l’ouverture de la Philharmonie de Paris, un collectif de musiciens du nom de « Colère lyrique » lance une pétition en ligne « Contre l’emploi abusif de chœurs amateurs au sein des structures professionnelles subventionnées, à commencer par la Philharmonie de Paris1 ». Dans un style fleuri, le texte de la pétition dénonce, de manière générale, un recours trop systématique aux choristes amateurs au sein des grandes maisons musicales françaises et vise particulièrement le chœur (amateur) de l’Orchestre de Paris, accueilli en résidence dans la nouvelle structure du nord-est parisien. Le texte en ligne se divise en deux parties. La première présente la situation et énonce deux revendications : 1. Qu’un chœur professionnel soit en résidence à la Philharmonie de Paris, avec, comme dans toute grande maison qui se respecte, un noyau dur en CDI et des artistes supplémentaires engagés en CDD. 2. Que les pouvoirs publics légifèrent enfin de manière claire afin que la pratique artistique amateur soit encadrée et ne puisse plus occasionner de concurrence déloyale vis à vis des artistes professionnels2.

2 La seconde inscrit la colère des pétitionnaires dans un cadre plus large, à savoir les difficultés rencontrées par les artistes pour trouver un emploi en temps de crise. Les signataires parlent ainsi d’un « scandale social » : [...] à la Philharmonie de Paris, si personne ne s’y oppose, dans quasiment tous les spectacles, le chef d’orchestre est rémunéré, le chef de chœur est rémunéré, les chanteurs solistes sont rémunérés, les techniciens sont rémunérés, la dame de l’accueil est rémunérée, la femme de ménage est rémunérée, les instrumentistes de l’orchestre sont rémunérés et les chanteurs du chœur ne le sont pas3.

3 Il n’y a pas lieu ici de prendre parti dans le débat suscité par ce collectif, qui met en tension les revendications d’un groupe professionnel – craignant de se voir remplacé par des musiciens bénévoles – avec une volonté de donner une place à la pratique amateur au sein d’une institution subventionnée. D’un point de vue esthétique, cette dialectique renvoie à des perspectives opposées ou complémentaires : la précision d’exécution d’un groupe restreint de chanteurs professionnels d’une part, la puissance d’une masse chorale de l’autre. Rappeler ces tensions qui ont récemment agité le milieu musical français autour de la rémunération d’une catégorie de musiciens nous a en revanche semblé offrir une bonne introduction à ce numéro consacré au « Prix de la musique ». Elles permettent de constater à la fois l’actualité des questions qu’il soulève,

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et la vertu des moments de crise ou de transition pour étudier le fonctionnement des économies musicales, ainsi que leurs implications sociales, politiques ou esthétiques.

4 Par-delà la diversité de leurs objets, des périodes envisagées, des territoires et de leurs approches, les textes retenus pour ce numéro ont en effet en commun de contribuer à une étude de l’économie de la musique par les marges, les moments de tension. Alors que l’on aurait pu s’attendre à recevoir des contributions sur le triomphe de l’industrie du disque dans les années 1980 ou de l’édition musicale au XIXe siècle, ce sont bien des périodes de changement entre des modèles dominants et des propositions alternatives qui ont ici retenu l’attention des auteurs. Ce faisant, ces derniers offrent un ensemble de réflexions stimulantes sur les enjeux sociaux, historiques, politiques et éthiques de l’économie musicale. Notre dossier thématique est ainsi soutenu par deux grands axes. Le premier, formé des trois premiers textes, pose la question des rapports entre gratuité et coût de la musique tout en envisageant les dynamiques de structuration des économies musicales. Le second, formé des quatre derniers articles, offre une étude de la question dans la longue durée, du XVIIe siècle à nos jours.

5 Les trois premiers articles, fondés chacun sur une échelle d’analyse différente, s’intéressent aux modalités financières des pratiques musicales. Alors que le monde amateur est volontiers associé à la notion de gratuité, Guillaume Lurton démontre que ce n’est pas parce que l’on ne verse pas de salaire aux musiciens que l’on se soustrait aux réalités économiques. Le large panel de chœurs qu’il étudie permet de constater l’hétérogénéité des aspirations au sein du monde amateur : depuis des groupes informels – dont l’économie repose sur la réciprocité non monétaire – jusqu’aux ensembles structurés en mesure de commercialiser leurs productions et de capter des subventions. Ce chemin allant du non monétaire aux franges du monde professionnel est celui qui a été pris par le festival Festa 2H, étudié par Cécile Navarro. Mettant l’histoire de cet événement artistique en regard de l’attitude de défiance adoptée par les acteurs du rap sénégalais vis-à-vis de la gratuité, elle signale le rôle que jouent les modèles anciens – ici celui du griot chantant les louanges du noble qui le paie – dans la perception que les musiciens contemporains peuvent avoir de l’économie artistique dans laquelle ils évoluent. La place des pouvoirs publics dans l’accompagnement des structures musicales – largement discutée par les rappeurs sénégalais – est également au cœur de l’article que Yannick Simon consacre au subventionnement des concerts symphoniques en France (en dehors de Paris) entre 1861 et 1969. Durant le siècle qui précède le fameux « Plan Landowski » – habituellement retenu comme point de départ des politiques françaises de décentralisation artistique –, l’État adoube déjà un certain nombre de structures comme on labellise un produit. Alors que les sommes concédées sont loin de couvrir toutes les dépenses nécessaires à l’entretien des orchestres, la valeur d’une subvention tient dans la distinction qu’elle opère et la pérennisation qu’elle permet.

6 Les quatre articles suivants retracent l’histoire des marchés de la musique du XVIIe siècle à nos jours, à travers des études de cas qui reviennent sur des moments-clés : l’apparition des partitions de pièces de clavecin en France à la fin du XVIIe siècle, les débats autour des droits d’auteur pour les compositeurs sous la Révolution, les échanges peer to peer et la loi Hadopi. L’approche sur la longue durée permet d’historiciser des questionnements actuels autour de l’exploitation des œuvres musicales. Alors que les débats contemporains se focalisent généralement sur les supposées conséquences des évolutions technologiques récentes – la dématérialisation

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des supports de la musique, la constitution de réseaux d’échanges à une échelle globale – ils renvoient souvent à des enjeux anciens, liés à la marchandisation de la musique et à la mise en circulation d’autres objets – partitions, instruments de musique, disques, etc. Répartis en deux sous-groupes, les articles de cette section s’attachent d’abord au point de vue des compositeurs, puis à celui des auditeurs, usagers et intermédiaires.

7 Les études réunies ici témoignent de la diversité des questionnements relatifs au fonctionnement de l’économie musicale4. Elles offrent un foisonnement de points de vue, croisant des perspectives issues de la musicologie, de l’histoire culturelle, économique et sociale, de l’ethnographie, de la sociologie économique et de la culture, de l’histoire globale et du droit. Cette variété d’approches reflète la pluralité de l’objet envisagé. L’étude de l’économie de la musique permet en effet de mettre en évidence l’imbrication de l’esthétique, de l’éthique, du politique et des structures sociales qui sous-tendent les cultures musicales. Les textes de Yannick Simon et Chloé Dos Reis inscrivent la production de répertoires et la diffusion de genres musicaux dans le contexte de stratégies professionnelles et individuelles – celles des compositeurs d’œuvres pour clavecin – ou politiques – celles du pouvoir impérial et de l’État républicain en France. L’article de Rebecca Geoffroy-Schwinden réunit ces deux questionnements en considérant la relation entre musicien et législateur. Poursuivant ces réflexions, les textes de Cécile Navarro et Guillaume Lurton analysent la manière dont les politiques publiques façonnent les pratiques musicales. Les effets de ces politiques ne sont pas simples à saisir : l’article de Guillaume Lurton montre ainsi qu’elles servent de point de départ à des stratégies différenciées selon les acteurs et, ainsi que le signale le texte de François Ribac, les pratiques des usagers donnent naissance à de nouveaux espaces pour le partage de la musique. Enfin, l’article de Laurent Laffont propose une lecture néo-durkheimienne des conséquences éthiques de ces évolutions.

8 Les deux entretiens publiés dans ce numéro attestent de la montée en puissance de réflexions relatives à la constitution et au fonctionnement des marchés musicaux dans la recherche et l’enseignement sur la musique en France depuis une dizaine d’années. Les deux textes montrent en effet la richesse de trajectoires de chercheurs impliqués dans l’économie musicale ; Gilles Demonet revient sur son parcours de directeur musical devenu chercheur et enseignant en gestion de la musique ; inversement, l’entretien de Pierre François donne un exemple du rôle d’expert que peuvent endosser certains chercheurs spécialistes de l’économie musicale.

9 À notre grand regret, l’appel à contributions pour ce dossier thématique n’a pas suscité de propositions de la part d’économistes. Ainsi, alors que les différents textes retenus étudient des comportements qui s’inscrivent en opposition aux systèmes marchands ou tiennent du bricolage de solutions financières, le rapport qu’entretient le monde de la musique avec les modèles économiques dominants, tel le capitalisme, n’est pas traité ici frontalement. Comment le prix de la musique est-il fixé ? En espérant que des études futures tenteront de répondre plus précisément à cette question, nous pouvons néanmoins indiquer les pistes qui apparaissent à la lecture de ce dossier. D’une part, les pouvoirs publics (du local à l’extranational) jouent un rôle clé et disposent de plusieurs leviers pour intervenir dans l’économie musicale : régulation, subvention, institutionnalisation, taxation ou commande. Cette implication du pouvoir politique – bien que fluctuante – coexiste, sur le temps long, avec un mécénat privé. Cela interdit de ne voir dans l’organisation de l’économie musicale qu’une simple réponse de l’offre à

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la demande. D’autre part, comme le rappelle l’exemple invoqué au début de ce texte, les scènes musicales sont traversées de tensions entre différents groupes. Si les programmateurs doivent faire des choix en fonction de questions esthétiques, politiques ou commerciales, ils doivent également composer avec les revendications sociales des artistes et spectateurs. L’instauration des droits d’auteur, la syndicalisation des musiciens ou l’organisation de plateformes de téléchargement illégales appartiennent ainsi au groupe des réponses adoptées pour influer sur une économie s’organisant au détriment d’une partie de ses acteurs. Enfin, il semble crucial d’indexer les sommes dépensées et perçues à des démarches stratégiques ou aux bénéfices symboliques pouvant être tirés de tel ou tel type de prestation musicale. Telle celle des artistes professionnels des sociétés philharmoniques du premier XIXe siècle – qui acceptaient de jouer gratuitement au cours des concerts en échange de l’opportunité qui leur était faite de fréquenter les notables de leur ville (amateurs) au sein de l’orchestre et trouver ainsi un foyer de recrutement pour leurs cours particuliers –, une activité musicale peut n’être rémunératrice que dans un second temps : l’un des « pirates » interrogés par Laurent Laffont se procure par exemple illégalement l’ensemble de la production d’un artiste afin de choisir le ou les albums qu’il ira acheter.

10 Il reste par conséquent beaucoup à faire pour éclairer les rapports entre la musique et l’argent et la spécificité de ce monde au regard d’autres domaines de l’activité économique en général, et artistique en particulier. Les textes réunis ici permettront, nous l’espérons, de susciter de nouveaux travaux dédiés à ces problèmes. Ils montrent aussi de manière éloquente la vertu des questionnements économiques pour renouveler l’étude de la musique.

NOTES

1. Pétition « Contre l’emploi abusif de chœurs amateurs au sein des structures professionnelles subventionnées, à commencer par la Philharmonie de Paris », Mes Opinions, 10 décembre 2014, en ligne (consulté le 4 octobre 2010). Quatre ans après la publication de cette pétition, force est de constater qu’elle a recueilli peu de signatures (6054 en octobre 2018) et qu’elle n’a pas entraîné un changement de cap dans le partenariat unissant le chœur amateur de l’Orchestre de Paris et la Philharmonie. Elle a cependant reçu un écho certain auprès de plusieurs médias. Voir notamment « Un collectif de chanteurs en colère contre la Philharmonie de Paris », France Musique, 26 janvier 2015, en ligne (consulté le 4 octobre 2018) ; « Chœurs : amateurs ou professionnels ? », La Lettre du musicien, no 460, mars 2015 ; « Orchestre de Paris : cacophonie chez les choristes », Le Parisien, 27 mai 2015, en ligne (consulté le 4 octobre 2018) ; « Des chanteurs en colère contre les agissements de la Philharmonie de Paris », Forumopera.com, 29 décembre 2014, en ligne (consulté le 4 octobre 2018). 2. Ibid. 3. Ibid. 4. Voir aussi DUQUERROY Marion, FRYBERGER Annelies, MAHIOU Cécile et WASCHBÜSCH Viviane (eds), Proteus, no 13, « Financement et valeurs de l’art », janvier 2018, en ligne.

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Articles

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Formes économiques et identité sociale des chœurs amateurs en France

Guillaume Lurton

1 L’amateurisme est souvent traité dans un rapport d’opposition frontale avec l’économie marchande. La dénégation de « l’intérêt commercial » est constitutive de la posture de l’amateur1 qui ne travaille pas pour le profit, mais « pour la gloire 2 ». La pratique amateur n’aurait donc pas de prix. Le chant choral offre volontiers l’image d’un tel amateurisme « gratuit », sans autre coût que l’engagement vocal spontané des individus. Chanter en chœur ne demande aucun investissement instrumental et peu de formation. Une telle légèreté économique a d’ailleurs contribué au développement du chant choral au cours du XXe siècle. Le caractère démocratique d’une pratique musicale sans prix explique pour partie sa large mobilisation par les mouvements d’éducation populaire3.

2 La grille de lecture qui oppose l’économie des artistes professionnels à la gratuité de l’amateurisme est cependant trop simple. Si le chœur demande un investissement économique plus léger que la musique instrumentale, il n’en a pas moins un coût. Il implique la mobilisation de ressources matérielles (espace pour répéter et se produire, partitions, instruments accompagnateurs…) et de compétences (encadrement artistique et administratif du groupe). Les mécanismes qui permettent à des chœurs de mobiliser les moyens matériels de leur fonctionnement constituent l’économie du monde choral amateur. Cette économie est complexe. L’objectif de cet article est d’en proposer une description détaillée, afin d’élaborer une grille de lecture permettant de sortir de l’opposition entre professionnalisme marchand et amateurisme gratuit. Nous proposerons pour cela une typologie des modèles économiques sur lesquels repose l’économie chorale amateur, et nous montrerons que cette économie est « encastrée socialement » : la nature des mécanismes économiques mobilisés par les chœurs, varie selon l’identité sociale et artistique des groupes.

3 Méthodologie

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4 La description que nous proposons s’appuie sur approche ethnographique de l’économie chorale. La compréhension de ce monde amateur passe par une description fine des comportements économiques des acteurs. Nous nous appuyons pour cela sur des données à la fois qualitatives et quantitatives collectées dans le cadre de notre thèse de doctorat. Nous mobilisons des campagnes d’entretiens4 et d’observations ethnographiques réalisées au sein du monde choral amateur. Nous utilisons également des données statistiques collectées dans le cadre d’enquêtes quantitatives. Deux enquêtes par questionnaires de grande ampleur ont été réalisées au cours des années 2000 par les Missions Voix en Régions et par l’Institut Français d’Art Choral. La première réalise un état des lieux du chant choral. Elle a permis de collecter des données sur le fonctionnement global et le répertoire de 2451 chœurs5. Les aspects économiques du fonctionnement de ces chœurs y sont évoqués à la marge. La seconde enquête porte sur un échantillon plus restreint de 681 chœurs6, mais elle vise plus précisément les caractéristiques économiques de ces ensembles. Les faibles taux de réponse de ces enquêtes invitent à n’extrapoler les résultats qu’avec beaucoup de prudence. Ces données permettent néanmoins de saisir de grands équilibres et restent une source d’information précieuse sur les pratiques chorales amateurs.

5 Dans une première partie descriptive, nous dresserons le portrait de l’économie chorale amateur. Nous recenserons et décrirons les différents mécanismes sur lesquels repose le fonctionnement matériel des chœurs amateurs. Sur la base de cette approche empirique, nous dégagerons dans un second temps des clefs de lectures théoriques permettant de structurer notre vision de l’économie chorale amateur et d’expliquer les phénomènes observés.

De la gratuité au prix de marché : les ressources du chœur amateur

6 La gratuité d’une pratique amateur ne tient pas à l’absence de coût. Le fonctionnement de tout chœur génère des besoins matériels (hébergement, partitions…) auxquels sont apportées des solutions qui ne passent pas nécessairement par une évaluation chiffrée des coûts ni par la mobilisation de ressources monétaires. Certains groupes élaborent un budget leur permettant d’acheter les moyens matériels de leur fonctionnement et collectent les ressources monétaires nécessaires pour l’alimenter. D’autres se passent de monnaie et trouvent directement les moyens matériels de fonctionner.

7 Ces deux situations soulèvent deux questions différentes. Lorsqu’un chœur parvient à mobiliser des ressources sans que cela donne lieu à transfert monétaire, nous sommes dans une économie non monétaire qui peut justifier un sentiment de gratuité. Il s’agit alors de décrire comment un tel fonctionnement est possible. Quels sont les mécanismes permettant à un chœur de se passer de monnaie ? Lorsqu’un chœur a recours à un budget monétisé pour acheter les ressources dont il a besoin, l’enjeu descriptif change. Il s’agit alors de repérer d’où provient la monnaie mobilisée par le groupe, et de s’interroger sur ce qui rend cette mobilisation monétaire possible ?

8 Nous organiserons notre description de l’économie chorale autour de cette articulation. Nous décrirons dans un premier temps les situations ou des chœurs satisfont leurs besoins sans avoir recours à la monnaie. Puis nous évoquerons les différentes sources

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de revenus monétaires susceptibles d’être mobilisées par les chœurs : Cotisations associatives, subventions, et produits de la vente de concerts.

Illusions de la gratuité

9 Les ressources mobilisées par un chœur pour fonctionner peuvent rester invisibles à l’échelle du groupe. 45 % des chœurs interrogés sur leur fonctionnement économique ne déclarent aucun budget. Ces groupes ont pourtant besoin de lieux pour répéter, de partitions, d’instruments… Mais ces besoins n’entraînent aucun transfert monétaire visible à l’échelle du collectif. Un tel fonctionnement repose sur ce que Florence Weber décrit comme une « fiction de la gratuité »7 : des ressources sont mobilisées sans que le groupe ne fournisse de contrepartie monétaire. Les coûts engendrés par le fonctionnement du collectif sont contournés ou reportés sur d’autres acteurs, individuels ou institutionnels. Le chœur reste, pour sa part, transparent sur le plan économique.

Économies informelles

10 La gratuité du chœur peut reposer sur un fonctionnement totalement informel. Jacques8 fait ainsi partie d’un quatuor vocal qui répète de façon hebdomadaire chez chaque chanteur à tour de rôle. Les membres du groupe apportent les partitions qu’ils ont récupérées dans d’autres chœurs, où qu’ils achètent à titre individuel. Ingrid pour sa part est musicienne intervenante. Elle anime des cérémonies religieuses marquantes au sein de sa famille ou de son cercle amical (mariages ou baptêmes). Elle monte de petites chorales liturgiques en mobilisant les bonnes volontés. Dans le cas de Jacques comme dans celui d’Ingrid, les petits chœurs évoqués donnent le sentiment d’une grande légèreté économique. Aucun coût n’est évoqué en entretien. De tels fonctionnements informels reposent sur trois types de ressources.

11 C’est en en premier lieu le patrimoine personnel des membres du groupe qui est mobilisé. Les partitions achetées par Jacques ont bien sûr une valeur marchande, mais leur propriétaire les met à disposition du groupe gratuitement. Les exemples de tels services rendus gracieusement par les membres de chœurs sont courants. Il est fréquent de voir un chef ou un chanteur apporter son clavier électrique pour accompagner la répétition. Et c’est jusqu’au principe central du monde amateur, le bénévolat, qui peut être considéré dans des termes équivalent : un individu met ses compétences au service du groupe sans en tirer de rémunération. La pratique du chant choral repose très largement sur une telle économie du don. Des chœurs informels peuvent fonctionner en tant que projet artistique collectif tout en reportant les coûts sur l’investissement de leurs membres. Le transfert de ressources en nature, des individus vers le collectif est une façon pour les chœurs de préserver l’illusion de la gratuité de la pratique chorale.

12 Une deuxième source de gratuité à laquelle puisent les chœurs est le domaine public. Les individus peuvent utiliser des « biens collectifs » sans avoir à s’acquitter de droits d’usage. Le domaine public est une ressource particulièrement importante en ce qui concerne le répertoire. L’interprétation d’œuvres est source de coût pour les chœurs amateurs, qu’il s’agisse de l’acquisition des partitions ou de l’acquittement de droits d’auteurs liés à la diffusion de l’œuvre en concert. Certains acteurs se tournent consciemment vers le répertoire des auteurs tombés dans le domaine public pour

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contourner ces coûts. Une choriste déclare ainsi avoir créé un ensemble vocal dont le répertoire est composé exclusivement de musique baroque sacrée. Elle relève incidemment à ce sujet que « ce qui est bien aussi, c’est qu’avec la musique baroque, il n’y a pas d’histoire avec la SACEM. » (Élisabeth, choriste)

13 Le coût principal lié au répertoire reste celui des partitions. Dans ce domaine, la question de la gratuité du domaine public n’est pas aussi simple qu’il y parait. Les droits de l’éditeur font également l’objet d’une protection. Et même si le compositeur est dans le domaine public, la reproduction de partitions peut rester illégale. Diverses pratiques visent à minimiser le coût des partitions tout en restant dans la légalité. Certains acteurs recopient des partitions manuellement ou à l’aide de logiciels d’édition musicale. Les sites internet proposant au téléchargement des partitions censées être libres de droits sont aussi fréquemment mobilisés par les acteurs du monde choral9.

14 En dehors du répertoire, la notion de domaine public peut être étendue à d’autres aspects du fonctionnement de chœurs informels. L’espace public en particulier est susceptible de servir de cadre à des pratiques chorales, répétitions ou concerts. Ingrid explique que les quelques répétitions du chœur qu’elle a monté pour animer la messe de mariage d’une amie, ont eu lieu dans le kiosque à musique d’un parc public parisien. Le quartet de Jacques donne des concerts de rue, en particulier lors de la Fête de la musique.

15 Une dernière solution permettant d’assurer la gratuité du fonctionnement d’un chœur consiste tout simplement à ne pas tenir compte des droits de propriété. Les acteurs du monde choral se mettent ainsi en marge de la légalité. Le respect du droit d’auteur et du droit de copie est particulièrement sujet à contournement. Le travail sur partitions photocopiées est extrêmement courant. Marianne dirige une petite chorale dont le fonctionnement est peu formalisé. Elle reconnaît spontanément en entretien que son chœur ne respecte pas les règles en la matière. [Les partitions,] c’est tout photocopié Monsieur, c’est très très mal, mais je sais pas s’il y a beaucoup de chorales qui achètent des partitions. Nous on s’y met un peu, je sais pas si tu as vu qu’on a des originaux. […] Après, s’il y a un contrôle, c’est clair qu’on est mal. (Marianne, chef de chœur)

16 Cette citation traduit une posture fréquente des acteurs du monde choral. S’ils sont réticents à l’idée d’acheter des partitions parfois couteuses, il ne s’agit pas non plus de se mettre intégralement hors-la-loi. On observe alors des positionnements ambigus : « c’est photocopié », mais « on s’y met un peu » (à acheter des originaux). La complexité du droit d’auteur favorise de telles ambiguïtés. Les pratiques de recours au domaine public évoquées plus haut sont sujettes à controverse et des acteurs sortent parfois du cadre légal sans en être pleinement conscients. L’un des principaux sites de téléchargement de partitions libres de droit se base ainsi sur le régime du Copyright Canadien et désengage sa responsabilité en signalant que les fichiers peuvent ne pas être dans le domaine public selon la législation du pays de l’usager. L’avertissement incite d’ailleurs les utilisateurs à recourir aux services d’un avocat spécialisé en droit de la propriété intellectuelle. Étant donnée la complexité de cette discipline juridique, de nombreuses pratiques se situent donc dans une zone grise. Les acteurs cherchent à minimiser le coût de leurs partitions tout en témoignant d’une volonté de rester au plus près de la légalité, plutôt que d’un strict respect de contraintes juridiques qui ne sont de toute façon pas maîtrisées.

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Chœurs attachés et aides en nature

17 Les chœurs qui ne disposent d’aucun budget ne fonctionnent pas tous de manière informelle. Parmi les ensembles qui ne déclarent aucune ressource monétaire, la majorité (61 %) sont des chœurs « portés » dont le fonctionnement est pris en charge par une structure tierce mettant à disposition du chœur les moyens matériels nécessaires à son fonctionnement. Les coûts de la pratique chorale ne sont donc pas évalués à l’échelle du groupe. Ils sont intégrés à l’activité d’une organisation plus large qui l’englobe. La création d’un chœur universitaire, évoquée par son chef illustre bien ce type de situation. Le fonctionnement du chœur ne dépend plus de l’engagement matériel de ses membres, mais de celui de deux institutions. [L’association régionale Musique et Danse a] proposé à l’université de fonctionner comme ça. La première année, ils payaient 60 % du salaire du chef […], l’université, 40. La deuxième année c’était le contraire, la troisième année, ils payaient plus que 10 %. Donc c’était une forte incitation puisque l’université ça lui coûtait pas cher au début. Mon travail est reconnu comme Unité de Valeur [à l’université]. (Pierre, Chef de chœur)

18 Cette citation illustre la particularité des chœurs concernés par ce mode de fonctionnement. Ces ensembles occupent une fonction précise au sein des structures auxquelles ils sont attachés. Comme ici, il s’agit en premier lieu de fonctions pédagogiques au sein d’institutions d’enseignement musical ou général (conservatoires, collèges, universités…). Il peut également s’agir de fonctions liturgiques pour les chœurs de paroisses, ou encore d’animation pour des activités chorales portées par des associations culturelles voire des chœurs d’entreprises…

19 La citation est représentative du type de dépenses prises en charge par les institutions qui portent des chœurs. Les chœurs portés par une institution se distinguent du reste du monde choral de par le statut de leurs chefs. Les données de l’enquête sur l’économie des chœurs aboutissent à un constat inattendu : il est très fréquent que les chœurs dirigés par des chefs professionnels déclarent ne disposer d’aucune ressource monétaire (aucune donnée budgétaire n’est renseignée). En réalité, parmi les ensembles dont le chef est rémunéré, les groupes indépendants qui budgétisent un salaire sont une minorité. Dans la plupart cas (62 % d’entre eux), c’est une structure tierce qui salarie le chef.

20 En dehors du salaire du chef de chœur, l’autre ressource fréquemment concernée par ce mode de fonctionnement est l’hébergement. La mise à disposition de locaux dépasse le cas des chœurs dont le fonctionnement est intégralement porté par une institution. Les répétitions de 88 % des chœurs interrogés ont lieu dans un local mis à disposition gratuitement. Ces salles de répétitions sont des subventions en nature fournies par une municipalité ou une autre collectivité locale dans 57 % des cas et un établissement d’enseignement général ou musical dans 28 %.

Économies budgétaires

21 Dans l’économie informelle, la vie économique du chœur se confond avec celle de ses membres. Dans l’économie des chœurs portés, elle se confond avec celle de l’organisation qui porte son fonctionnement. L’économie d’un chœur amateur sort de l’illusion de la gratuité et entre dans une économie monétaire à partir du moment où les ressources nécessaires à son fonctionnement sont évaluées et imputées au collectif,

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c’est-à-dire lorsqu’un budget de la pratique chorale est établi, et géré à l’échelle du groupe. Une telle formalisation est souvent motivée par la volonté des membres d’un chœur de dépasser les limites imposées par un fonctionnement purement informel, en affirmant l’existence du chœur en tant qu’entité autonome. Doter le chœur d’un budget revient alors à le constituer en tant que personne morale. En ce sens, le passage d’un fonctionnement non monétaire informel à une économie monétisée repose d’abord sur une transformation juridique. La très forte corrélation entre le fait de gérer un budget et le fait de disposer d’une identité juridique autonome (cf. tableau 1) souligne que ces deux phénomènes ne sont que deux versants d’un même problème.

Le chœur dispose-t-il en tant que tel de ressources monétaires ?

Oui Non Total

Oui 78 % 22 % 100 % Le chœur a-t-il une identité juridique propre ? Non 16 % 84 % 100 %

Total 55 % 45 % 100 %

Tableau 1

22 C’est dans le cadre de la forme associative que s’inscrit de façon quasi exclusive la construction de cette identité juridique des chœurs amateurs10. Fonder une association est une étape indispensable pour détacher la vie économique du groupe de celle de ses membres en le dotant des outils nécessaires : budget propre, compte en banque, moyens de paiement…

23 Dès lors qu’un groupe dispose des outils lui permettant de s’inscrire dans une économie monétaire, la mobilisation des ressources nécessaire à son fonctionnement change de nature. Il ne s’agit plus d’identifier les mécanismes lui permettant de capter des ressources matérielles, mais plutôt de comprendre la nature des ressources monétaires sur lesquelles repose la construction de son budget.

Cotisations

24 La cotisation est de loin le mode de financement le plus répandu : 88 % des chœurs amateurs déclarent toucher des cotisations de la part des choristes. L’analyse de l’économie chorale associative passe par la compréhension de ce mode de financement. La cotisation associative est un échange : au transfert monétaire (paiement de la cotisation) répondent des contre-transferts en nature (remise de partitions au choriste, encadrement musical par le chef de chœur…). Cette transaction n’est pourtant pas un échange marchand. Elle ne présente aucune des caractéristiques qui permettent d’identifier la transaction de marché. Une transaction marchande présente deux caractéristiques : le bien échangé est évalué indépendamment de la relation entre les personnes qui l’échangent ; […] c’est une relation fermée et affectivement neutre où transfert et contre-transfert se superposent, en principe instantanément, et épuisent le sens de l’interaction11.

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25 L’évaluation du montant de la cotisation ne répond pas à ces critères. Ce montant ne résulte pas de la confrontation d’une offre et d’une demande anonymes, mais d’une relation personnalisée entre les partenaires de l’échange (le chœur et le choriste). La finalité de la cotisation est de mutualiser les coûts de la pratique entre les membres du groupe. Le montant de la cotisation reflète donc les caractéristiques du groupe : coûts engendrés et nombre d’adhérents. La façon dont Bernard évoque la fixation de la cotisation de son chœur illustre ce point. Cette année elle est de 124 €. […] On a déjà demandé jusqu’à 150 €. Cette année, il se trouve qu’on n’a pas prévu de week-end extérieur où il faut payer une pension complète. Donc la cotisation, on l’adapte tous les ans en fonction, on peut pas demander un fixe, parce que demander 150 cette année, ce serait voler le choriste par rapport au service qu’on lui offre. On essaye, tu vois, on l’a baissée, on l’a déjà augmentée. (Bernard, Chef de chœur)

26 Non seulement les caractéristiques du groupe sont essentielles dans la fixation de la cotisation, mais les caractéristiques individuelles des membres et en particulier leurs capacités de paiement entrent également en jeu. La mise en place de « tarifs » indexés sur la situation des personnes n’est pas rare dans le monde associatif. Le fait de demander une cotisation réduite aux jeunes, étudiants, chômeurs… traduit l’écart entre une relation marchande anonyme et la cotisation. Dans l’exemple évoqué par Sylvie, cette personnalisation va bien au-delà de la mise en place d’un « tarif », et devient une gestion au cas par cas négociée entre la trésorière et l’individu, puis validée par le bureau de l’association. Quand il y a des personnes qui ont un peu des soucis d’argent, on essaye de s’organiser. Il y a une espèce de mutualisation […]. On a une fille dans la chorale qui a pas trop trop de moyens, sa cotisation lui coûterait 120 €, plus 35 € par week-end. Du coup ça fait plus de 200 et des brouettes, elle m’a dit « moi je peux pas débourser cette somme sur l’année, mais j’ai vraiment envie de faire partie de la chorale ». Donc je lui ai dit « combien tu peux mettre dedans ? » Elle m’a dit 150, je lui ai dit ben d’accord. Et ça veut dire que les autres frais qu’elle va nous coûter vont être couverts par un petit pourcentage des cotisations des autres. Dans la mesure où ça met pas en péril les comptes de la chorale, moi ça me semble juste. (Sylvie, Trésorière)

27 La dernière phrase de cette citation résume en définitive les deux impératifs qui guident la fixation de la valeur de la cotisation. Il s’agit de ne « pas mettre en péril les comptes », c’est-à-dire de garantir que le chœur pourra effectivement mobiliser les ressources dont il a besoin, sans creuser de déficit. De ce point de vue, l’économie chorale associative est une économie « budgétaire » au sens que Max Weber donne à ce terme12, c’est-à-dire une activité qui est sa propre fin et dont la seule contrainte est de parvenir à couvrir les coûts qu’elle engendre (par opposition à une économie lucrative dont la visée est de dégager un profit).

28 Le second impératif est de garantir une certaine « justice » au sein du groupe. L’échange qui se tisse autour de la cotisation s’écarte donc également de la deuxième caractéristique de la transaction marchande, dans laquelle la simultanéité du transfert et du contre-transfert épuise le sens de la relation. L’impératif de justice renvoie au contraire à un horizon plus large : celui du fonctionnement du chœur. La formulation de cette trésorière de chœur associatif illustre ce point. Si la dimension économique de la cotisation est bien présente, elle se trouve relativisée (l’échange n’est pas qu’une transaction, mais également une prise de contact), et replacée dans un horizon

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temporel plus large : le paiement de la cotisation ne clôt pas la relation entre le choriste et le chœur, il en est au contraire le point de départ. Récupérer les cotisations, c’est le travail du trésorier en début de saison. Et c’est pas anodin du tout. C’est un bon moment aussi pour prendre contact avec les membres de l’association […]. C’était marrant parce qu’autour de cette petite transaction, tu vois qui n’a rien d’extraordinaire, ce qui est en jeu, c’est beaucoup plus que le fait de donner un chèque et d’en recevoir un. Ce qui est en jeu, ben c’est de se donner les moyens financiers de commencer l’année et d’avoir un peu de trésorerie. (Élisabeth, Choriste, Trésorière de chœur associatif)

29 Le caractère non-marchand de la cotisation se traduit in fine par la diversité des montants de cotisations chorales. Dans la mesure où la cotisation est un échange personnalisé dans lequel les caractéristiques des partenaires rentrent en ligne de compte, la diversité des groupes et des situations individuelles débouche sur une grande diversité des montants de cotisations pratiqués par les chœurs amateurs. Les cotisations chorales peuvent s’élever d’un euro symbolique à plusieurs centaines d’euros13. Le caractère personnalisé de l’échange fait que le montant de la cotisation n’est pas soumis à la pression de mécanismes de marchés (le jeu de « l’offre et de la demande ») qui pousseraient à l’uniformisation des montants : d’un point de vue économique, les chœurs ne sont pas en concurrence les uns avec les autres. Autrement dit, même si de nombreux choristes amateurs payent une cotisation pour pratiquer le chant choral, il n’existe ni marché ni prix de marché de la pratique chorale amateur.

Subventions

30 Les subventions constituent une seconde ressource financière pour les chœurs amateurs. Entre la moitié et les deux tiers des groupes amateurs touchent des subventions14. Le Tableau 2 donne un aperçu de la distribution de ces subventions en fonction des administrations dont elles émanent.

Groupement de de Conseil Commune Région DRAC Autre communes Général

12 Subvention médiane (€) 500 400 500 2000 400 000

18 Subvention moyenne (€) 1453 3982 2473 17 651 5489 471

Nombre d’ensembles 306 26 129 27 15 51 subventionnés

Proportion du nombre 45 % 4 % 19 % 4 % 2 % 7 % total d’ensembles

Tableau 2

31 La distribution des subventions est marquée par une structure en chiasme. De l’échelle d’intervention publique la plus locale (les communes) à la plus large (les régions, et les crédits d’État déconcentrés des DRAC), le nombre d’ensembles aidés diminue alors qu’augmentent les sommes allouées. Près de la moitié des chœurs amateurs interrogés

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touchent des aides de leur commune d’implantation. Ils ne sont qu’un sur cinq à toucher des aides du département, et moins d’un sur vingt à toucher des aides de la région ou de la DRAC. Le montant de ces aides évolue de façon inverse : la subvention médiane passe de quelques centaines d’euros pour la commune et le département à plusieurs milliers pour la région. La même question se pose pour ces subventions que pour les cotisations associatives : quel sens accorder à ces aides ? Selon quelle logique sont-elles versées aux chœurs amateurs ? Deux logiques de distribution de subventions doivent être distinguées. L’une sanctionne l’animation de la vie associative d’un territoire, l’autre la qualité d’un projet artistique. Ce chargé de mission musique au sein d’un conseil général exprime bien cette opposition entre deux logiques de distribution d’aides aux associations chorales. Chaque conseiller général dispose d’une enveloppe, et il est libre d’affecter cette enveloppe à qui il veut. Si c’est pour la foire au boudin, c’est pour la foire au boudin. Si c’est pour faire venir Boulez, c’est pareil. […] Donc quand c’est d’intérêt local, ça s’appelle le fonds d’animation locale, ça dit bien ce que ça veut dire. Le critère, il est pas forcément de qualité artistique et culturelle, il est d’intérêt d’animation locale. […] Éventuellement, on [le service culturel] aide les pratiques amateurs dans le cadre de projets, soit fédérateurs, qui présentent une dépense financière particulière et d’autre part un projet particulier… Je sais pas, une création, un concert exceptionnel avec orchestre… Mais à condition qu’il y ait un intérêt artistique, pas si c’est juste de dire « c’est notre anniversaire ». (Chargé de mission musique, service culturel, conseil général)

32 Le premier programme d’aides géré directement par les conseillers régionaux dans le cas évoqué ici, ne cible pas les chorales en tant que structures artistiques, mais en tant qu’associations contribuant à l’animation sociale d’un territoire. Le second, géré par le service culturel, cible avant tout des projets comportant un contenu « artistique ». Cette distinction entre un critère « d’animation » et un critère de « qualité artistique » ne recouvre pas seulement une opposition dans la finalité de l’aide et dans les principes légitimant la subvention. Elle concerne également les formes que prend la distribution d’aides. Aux politiques de soutien à l’animation correspond une logique non- discriminante. Ce n’est pas la nature de l’activité qui importe tant que son existence. Ce principe de subvention se traduit donc par la dispersion d’aides de faible montant parmi un nombre élevé de chœurs. Les subventions accordées en raison de la dimension « artistique » sont au contraire par nature discriminantes. Elles ciblent des projets en fonction d’un critère hiérarchisant de qualité esthétique. Ce principe de subvention tend à la concentration de subventions de montants élevés sur petit nombre de groupes.

Production chorale : le prix du concert

33 Les chœurs amateurs sont des producteurs artistiques. Ils construisent des programmes musicaux présentés à un public. Ils donnent en moyenne autour de 4 concerts par an. Pour la moitié d’entre eux, ces représentations génèrent des recettes – billetterie ou vente de concerts – qui constituent une troisième source de revenus monétaires. Dans quelle mesure la vente de leur production artistique inscrit-elle les chœurs dans une économie marchande ?

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Le concert amateur, un don du public aux choristes

34 Pour la plupart des chœurs amateurs, la relation économique qui se tisse entre un chœur amateur et son public est – comme pour la cotisation – une relation monétaire non marchande. L’anonymat qui définit la relation marchande fait à nouveau défaut. La composition du public des concerts amateurs est marquée par la très forte prééminence du réseau de proches des choristes. Interrogés à ce sujet, les membres de chœurs n’ont pas d’hésitation : le public appartient au réseau de connaissances des membres du chœur. Pour les concerts comme ça il faut pas se leurrer, le public est en grande majorité un public de famille, d’amis. Ce sont les musiciens, les choristes, enfin, c’est hyper difficile de capter un public qui est autre que ce public familial, amical. (Élisabeth, Trésorière)

35 Le public des chœurs amateurs n’a donc rien à voir avec une demande marchande anonyme. Les outils de communication dont disposent les chœurs expliquent cette situation. Seule une minorité de groupes amateurs ont recours aux outils de communication utilisés par les professionnels. 26 % d’entre eux disposent de fonds d’affiche, 26 % ont une plaquette, 30 % ont d’un dossier de presse. La prévente de billets est en revanche assez largement répandue dans le milieu amateur : le public est recruté par les choristes qui vendent des billets à leurs proches dans les semaines qui précèdent le concert.

36 La familiarité avec le public peut se manifester de façon ostensible dans le déroulé même du concert. Les saluts de la main à un proche reconnu au sein du public en sont le signe le plus visible, mais pas nécessairement le plus fréquent. Plus subtils, mais plus présents sont les signes qui rompent l’impassibilité solennelle des interprètes en représentation – expressions faciales, mimiques, manifestations de connivence entre des membres du chœur… Tel choriste n’est pas à sa place dans le rang des chanteurs qui entrent en scène. Il se replace dans la file, bousculant temporairement l’ordre de la cérémonie. Il a un haussement d’épaule gêné et une mimique qui semble signifier à la fois qu’il est désolé, et qu’il se sent un peu perdu. Tel autre écarquille les yeux face au public, surjouant la surprise de se trouver face à une assemblée aussi large… Si l’impassibilité du professionnalisme traduit l’anonymat de la relation entre l’interprète et son public, les mimiques et attitudes auxquelles nous faisons allusion transgressent cette perspective. Elles expriment un détachement vis-à-vis du formalisme de la situation et mettent à distance toute manifestation d’ambition qui pourrait être perçue par le public comme déplacée ou en décalage avec le niveau de la prestation. Les signes de connivence manifestés dans le courant du concert témoignent que la représentation ne découle pas de la recherche d’une reconnaissance de la qualité de la production artistique par le marché.

37 Le caractère non marchand de la billetterie de concerts a des implications économiques, tant sur la fixation du prix des billets que sur celle du nombre de concerts. Le caractère budgétaire de l’économie chorale amateur a des implications ici aussi. Les concerts sont des sources de dépenses importantes : location d’un lieu de représentation (salle, église…), salaires et remboursements de frais à des intervenants extérieurs (instrumentistes accompagnateurs, solistes…)… Les responsables administratifs des chœurs amateurs sont attentifs à ce que les recettes occasionnées par le concert compensent autant que possible les dépenses. Il faut alors tenir compte

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de la capacité du chœur à capter un public de proches. Le raisonnement de ce chef de chœur à l’occasion d’une assemblée générale illustre ce point. Au début de l’année, on avait pensé à faire un peu plus de concerts, deux concerts pour avoir un peu plus d’argent. Mais en fait, un seul concert c’est pas mal : les deux concerts de la chorale P… n’ont pas rempli, et avec les frais… (Antoine, chef de chœur, Assemblée générale du chœur A…)

38 La fixation du nombre de concerts et la fixation du prix ne relèvent donc pas d’un positionnement sur un marché, mais plutôt de considérations sur la disponibilité d’un public déjà connu et sur la capacité du chœur à rentrer dans ses frais. Dans la mesure où le public d’un chœur amateur est limité au cercle restreint des proches, la rentabilité marginale du concert est très vite décroissante et justifie le nombre limité de concerts organisés.

39 Si dans la forme, la vente de billets imite un échange marchand, dans les faits, l’échange qui se noue entre un chœur amateur et son public sort donc de ce cadre. Et c’est finalement le ressenti des choristes qui nous permet de mieux cerner la nature économique du concert amateur. Par définition, à la fin de l’année, c’est un aboutissement, tout ce travail qu’on fait un peu à l’aveuglette, dans des salles de répètes, à l’esthétique plus ou moins moche, où on chante comme ça entre nous, en petit comité. On sait pas forcément trop où on va. Et d’un coup au concert, on met bout à bout des chants. Il y a même des gens qui les écoutent. […] Les gens qui viennent nous voir, c’est les copains, c’est la famille, c’est des gens qui viennent pour nous faire plaisir. (Mathieu, choriste)

40 Ce qui marque dans cette citation, et qui est confirmé sans équivoque par l’observation des concerts du monde choral amateur, c’est le plaisir que tirent les choristes du concert. Mathieu souligne plusieurs fois au cours de l’entretien à quel point ce plaisir est un aboutissement important de son engagement choral. Une lecture marchande suggère qu’à travers la place de concert, le public achète une expérience esthétique. Dans la bouche de Mathieu pourtant, le public ne vient pas pour « se faire plaisir », mais pour « nous faire plaisir ». Ce renversement conduit à relire le sens de la transaction : plus que l’achat d’une place de concert, le prix du billet d’entrée au concert amateur est un don du public aux membres du chœur, et ce à plus d’un titre. Il permet de financer l’organisation de la représentation tout en fournissant l’élément central du dispositif de concert : un public, qui de surcroit est acquis à la cause des artistes. Comme le précise Mathieu dans son entretien : « On sait qu’ils seront indulgents ».

La marchandisation des concerts amateurs

41 Pour une frange du monde choral amateur, le rapport au public sort de la relation de proximité que nous venons de décrire. Certains chœurs donnent un nombre important de représentations, pouvant aller jusqu’à plusieurs dizaines. Le cercle des proches ne suffit plus à remplir un nombre élevé de représentations, et la rentabilisation d’une telle diffusion passe par la mise en place de stratégies de captation d’un public élargi. Le chœur de Charles relève de ce cas de figure : la stratégie de diffusion mise en place vise avant tout à élargir l’audience. Les premiers concerts, on les a faits gratuits, entrée libre, pour se former un public […] On a fonctionné par e-mail essentiellement, et puis du tractage à la sortie des messes, à Sainte Clotilde, et des paroisses où on allait chanter, parce que c’est

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souvent dans des églises les concerts, des affiches. On a mis des annonces dans Zurban, l’Officiel, le Pariscope, […] On essaye de se faire une banque de données d’adresses e-mail, de gens qui ont envie d’être mis au courant de nos concerts, et qui commence à être assez fournie. (Charles, Président)

42 Cette transformation du rapport au public va souvent de pair avec une évolution du mode d’organisation des représentations. Les chœurs amateurs que nous avions évoqués organisent eux-mêmes leurs concerts, et les rentabilisent grâce à la billetterie. Les ensembles amateurs qui commencent à jouir d’une certaine réputation sollicitent – voire sont sollicités par – des organisateurs de concerts : collectivités locales, festivals, agents… Les chœurs qui parviennent à se constituer un réseau d’organisateurs de concerts prêts à faire appel à eux abandonnent peu à peu l’organisation de concerts, et se contentent de répondre aux sollicitations. Il y a des gens qui nous téléphonent pour nous demander ce qu’on a en magasin, comme concert, on travaille beaucoup avec des municipalités. On est sollicité essentiellement par des organisateurs de concerts. Donc soit des municipalités, soit des structures, des agences. […] On est très très peu à la recette, Une fois par an, on donne un concert, dans le cadre du festival où là on fait un concert à la recette, mais là on fait ça pour le fun. (Gérard, chef de chœur)

43 Le revenu tiré du concert change alors de nature. Il ne s’agit plus de recettes de billetteries, mais d’une vente de concert à un organisateur qui se chargera lui-même de la billetterie. C’est 3 000 € le concert. Bon, ce qui est pas non plus excessif. On connaît le tarif de certains chœurs professionnels, mais eux ils ont des frais, ils ont des charges, mais je pense qu’à 3 000, on est encore raisonnable. […] Quand on fait un concert, l’église est toujours pleine. C’est aussi, la teneur de notre répertoire, de notre raison d’être, un chœur d’homme sur un [répertoire spécialisé], c’est suffisamment rare comme produit, effectivement un programmateur va pouvoir se dire, tient, si je mets un chœur comme ça, je suis sûr d’avoir du monde, et c’est vrai que ça se passe comme ça. Donc l’organisateur du concert, il va rentrer dans ses frais, ya pas de problème. (Michel, Chef de chœur)

44 Le prix n’est plus évoqué en référence aux frais engagés par le chœur dans une logique budgétaire. Le calcul entre dans une démarche de comparaison avec d’autres acteurs notamment professionnels qui conduisent ce chef à constater que « ce n’est pas excessif ». Cette logique comparative est le propre du positionnement sur une scène concurrentielle. La production de concert entre alors dans une logique marchande. Le vocabulaire utilisé (un « produit rare ») marque également la rupture de logique économique. De tels ensembles, tout en restant bénévoles, entrent dans une logique marchande en se positionnant sur un marché des concerts.

Les fondements sociaux de l’économie chorale

45 Dès lors qu’on observe précisément la multiplicité des arrangements quotidiens qui permettent son fonctionnement, l’économie chorale apparaît sous un jour nouveau : diversifiée, foisonnante, complexe. Elle échappe aux schémas explicatifs simples, et notamment à la seule notion de gratuité censée caractériser une économie de l’amateurisme. Sur la base de cette description, il s’agit donc dans cette deuxième partie de reconstruire un cadre explicatif permettant de comprendre les logiques économiques à l’œuvre dans le monde choral.

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46 Ce tableau de la diversité des modes de fonctionnement d’une économie amateur soulève deux questions. La première, à visée descriptive, part du constat de la nature hétéroclite de l’économie chorale. Comment organiser ce foisonnement de modes de fonctionnement ? Quels points de repère conceptuels peut-on mobiliser pour donner une lecture claire de cette économie ? Nous commencerons donc par proposer des outils d’analyse permettant de structurer notre vision de l’économie du monde choral amateur.

47 La seconde, à visée explicative, porte le regard au-delà des seuls paramètres économiques pour réinscrire le fonctionnement matériel des chœurs amateurs dans le cadre plus large de leur vie sociale et artistique. Comment cette diversité des arrangements économiques du monde choral s’articule-t-elle avec les caractéristiques non économiques de ces groupes ? Nous montrerons dans un second temps que la diversité de l’économie chorale n’est que le reflet de la diversité de ce que sont les pratiques chorales amateurs, d’un point de vue social et artistique.

Typologies de l’économie chorale

48 L’économie chorale amateur est extrêmement diverse. Pour mieux la comprendre, il faut baliser le paysage à l’aide de points de repère conceptuels. Nous nous appuierons pour cela sur les travaux de sociologie économique s’intéressant, dans la lignée de Karl Polanyi, à la diversité des « formes économiques »15. Les théories de l’économie « plurielle16 » identifient trois formes d’organisation économiques : la réciprocité, la redistribution et le marché. Ces formes sont interprétées comme des secteurs économiques, définis par la nature des organisations qui y sont actives. Le secteur marchand est assimilé au monde de l’entreprise capitaliste, la redistribution au fonctionnement de l’État par le biais du prélèvement d’impôts permettant de délivrer des services publics, et la réciprocité enfin correspond à l’économie non monétaire de la sphère domestique et à l’activité des associations sans but lucratif17. Une telle façon d’envisager ce que sont les formes économiques ne permet pas de rendre compte de la diversité de l’économie chorale. Dans cette optique, le monde choral s’inscrirait exclusivement dans l’économie réciprocitaire du « tiers secteur18 ». Or, même s’ils relèvent effectivement d’une économie associative non-lucrative, tous les chœurs amateurs ne fonctionnement pas de la même façon.

49 Nous proposons donc de revenir à la typologie de Karl Polanyi en adoptant la démarche structurale qui est la sienne dans La Grande transformation. Il n’y définit pas des formes économiques par référence à des types d’organisation (Entreprises capitalistes, État et structures publiques, associations et sphère privée), mais en référence à la structure des réseaux sociaux qui portent les échanges économiques.

Les formes de l’économie chorale

50 L’économie chorale décrite en première partie est constituée de ressources en mouvement : des moyens matériels et monétaires circulent pour permettre aux groupes de fonctionner. Ces transferts de ressources reposent sur l’existence de réseaux d’acteurs économiques qui échangent. Comme toute économie, le fonctionnement matériel du monde choral dépend donc des relations qui existent entre acteurs, elle est « encastrée » dans des réseaux sociaux. Expliquer les formes de l’économie chorale signifie donc décrire les réseaux qui se tissent entre acteurs et qui

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permettent que des ressources soient allouées à la pratique chorale. La structure de ces réseaux définit des schémas de circulation des ressources, ou « formes économiques ».

51 Les ressources économiques circulent selon un schéma de réciprocité lorsque ce réseau a une structure symétrique. On assiste à des échanges entre partenaires économiques de statut social équivalent. La forme paradigmatique de la réciprocité est l’échange non- marchand de type don / contre-don. La réciprocité joue un rôle central dans l’économie chorale amateur. Elle peut-être non monétaire lorsque les ressources circulent directement en nature. C’est le cas notamment dans les économies informelles (mise à disposition gracieuse d’instrument, de partitions, d’espace de répétition…), et plus largement dans l’engagement amateur bénévole. La réciprocité peut également être monétaire. Nous avons vu que le prix du billet du concert amateur peut être assimilé à un don du public au chœur. Mais c’est surtout à travers la cotisation associative que la réciprocité joue un rôle fondamental dans le fonctionnement de l’économie chorale amateur. La cotisation n’est pas en effet un « prix de marché » de la pratique chorale. Elle est une ressource économique mise à disposition du groupe, qui permet au chœur de fonctionner, tout en marquant l’inclusion au collectif de l’individu qui s’en acquitte. La cotisation peut être lue comme un don fait par chacun aux autres membres du chœur. Elle peut être considérée comme une forme de réciprocité généralisée au sein du groupe.

52 Les ressources économiques circulent selon un schéma de redistribution lorsqu’il est possible d’identifier une entité centralisatrice – étatique ou non – qui polarise et régule la circulation des biens. Elle se distingue de la réciprocité par le fait que l’un des partenaires de la relation économique détient une autorité dans l’allocation des ressources. L’économie chorale repose pour une part importante sur des schémas redistributifs. Cela est évident dans le cas des subventions accordées par les tutelles publiques aux chœurs amateurs. La redistribution peut également s’opérer de manière non monétaire lorsque ces subventions sont accordées en nature (hébergement des répétitions, recrutement d’un chef de chœur professionnel), et plus largement lorsque le fonctionnement d’un chœur est porté par une autre organisation. Dans ce dernier cas, l’entité centralisatrice n’est plus nécessairement une tutelle publique. La centralisation découle de la structure hiérarchique de l’organisation qui gère le chœur parmi ses activités.

53 La notion de marché est définie de façon plus vague par Polanyi qui n’identifie pas de structure sociale propre à cette forme économique19. Nous nous appuierons sur la définition de Max Weber reprise par les travaux de sociologie des marchés20 qui en fait un échange dont les termes sont définis en situation concurrentielle. Il y a marché lorsque les acteurs économiques entrent en concurrence pour des « opportunités d’échange21 », c’est-à-dire dès lors qu’interviennent des logiques de comparaison, et de négociation au cours desquelles les partenaires économiques anonymes se mettent d’accord sur les termes de l’échange qui leur semblent les plus avantageux. Alors même que cette logique concurrentielle semble extrêmement éloignée des principes de l’amateurisme, nous avons vu ressurgir la dépersonnalisation de la relation et la logique comparative qui sont au fondement de la forme marchande dans le cas des ensembles qui cherchent à élargir la vente de leurs concerts. Ces ensembles se rapprochent alors des modes de fonctionnement professionnels et sont évoqués comme « semi-professionnels » ou encore « grands-amateurs ».

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54 Pour compléter ce tableau, signalons que des mécanismes marchands peuvent être observés marginalement sous une forme non monétaire. Un chœur hébergé par une paroisse déclare ainsi payer un loyer sous forme d’animations occasionnelles de l’office. Le nombre d’interventions est justifié par référence aux prix de marché d’une intervention liturgique du chœur et du loyer d’une salle de répétition. On s’est arrangé avec le curé pour lui payer un loyer sous forme de prestations. On chante une messe par trimestre. Si on faisait payer, pour une messe de mariage, c’est environ 2 000 €. On n’en a jamais donné, mais quand je chantais à la Maîtrise, c’était ce tarif-là. Quatre fois, ça fait 8 000 €, c’est à peu près le prix d’une location. (Charles, Président d’association chorale).

55 L’échange donne bien lieu à la fixation d’une valeur d’échange qui s’apparente à une valeur marchande, sans faire intervenir d’équivalent monétaire. Dans la mesure où la transaction marchande dépend d’un accord sur la valeur de ce qui est échangé, la monnaie a vocation à y occuper une place centrale en tant qu’outil de mesure permettant de formuler cette équivalence. La référence aux prix monétisés dans cette citation révèle la difficulté de mener une négociation marchande indépendamment de l’outil monétaire. Il semble logique que la forme marchande non monétaire (le troc) reste marginale.

Typologie et modèles économiques de chœurs amateurs

56 Nous rencontrons donc dans l’économie chorale les trois formes économiques identifiées par Polanyi. Chacune peut être observée dans le cadre de transferts de ressources qui peuvent impliquer ou non l’usage de la monnaie. Du croisement de ces deux dimensions (caractère monétisé et structure des échanges) découle une typologie en six catégories (cf. tableau 3).

Non monétaire Monétaire

Économie Économie informelle associative Réciprocité (structure sociale symétrique) Bénévolat Cotisation Concert amateur

Aides et subventions en Redistribution (structure sociale nature Subventions centralisée) Chœurs portés

Transaction en nature (troc) Marché (concurrence) Marché du concert Exceptionnel

Tableau 3

57 Cette typologie est un outil descriptif du fonctionnement quotidien des chœurs amateurs à une échelle d’observation microsociale. Elle permet de caractériser les mécanismes que ces groupes mobilisent pour répondre à leurs besoins matériels. Un même ensemble peut tout à fait combiner plusieurs formes économiques. Un chœur associatif peut par exemple demander une cotisation pour acheter des partitions

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(réciprocité monétaire), répéter dans un local mis à disposition par la municipalité (redistribution non monétaire), organiser un « pot d’après concert » dont le buffet est préparé par les choristes (réciprocité non monétaire). À cette échelle, l’usage de la typologie met donc en évidence la souplesse d’une économie amateur qui combine une grande diversité de modes de fonctionnements. Mais elle permet d’ores et déjà de repérer certaines régularités dans la façon dont sont gérés les principaux enjeux matériels de la pratique chorale. Nous avons vu par exemple que les questions d’hébergement sont fréquemment pris en charge par la redistribution non monétaire (mise à disposition de salles par des municipalités ou des écoles), que les partitions font souvent l’objet d’une réciprocité, non monétaire (achat à titre individuel par les choristes et domaine public) ou monétaire (achats groupés par le chœur grâce aux cotisations), que la rémunération d’un chef de chœur repose le plus fréquemment sur la redistribution (prise en charge par une structure tierce dans le cadre d’un rattachement du chœur).

58 À l’échelle macro de l’ensemble du monde choral, la typologie permet de définir des « modèles économiques » qui décrivent cette fois le fonctionnement global d’un chœur. La façon dont certains chœurs mobilisent une forme économique de façon privilégiée, ou dont d’autres en combinent plusieurs, obéissent à certaines régularités. On voit émerger des équilibres récurrents dans la façon dont les chœurs organisent leur vie économique. Ces équilibres définissent des « modèles économiques ». Ces modèles sont des idéaltypes qui permettent de caractériser l’identité économique d’un chœur. Nous en identifions quatre (cf. Tableau 4).

Tableau 4

59 Deux modèles économiques de chœurs amateurs reposent exclusivement sur des formes non monétaires. Il s’agit des chœurs informels et des chœurs portés, relèvent respectivement de mécanismes de réciprocité et de redistribution, et dont le fonctionnement a été décrit plus haut. Les chœurs associatifs sont un modèle plus souple dont le fondement est la réciprocité monétaire qui s’exprime en premier lieu à travers la cotisation. Ces ensembles associatifs combinent généralement plusieurs modes de fonctionnement en complément du budget alimenté par la cotisation. Ils peuvent mobiliser plus ou moins largement des mécanismes non monétaires (engagement matériel des individus et subventions en nature). Ils peuvent également s’appuyer sur des subventions, en particulier celles émanant des dispositifs de soutien à l’animation associative. Un dernier modèle économique est constitué par les ensembles que nous qualifions de semi-professionnels qui se distinguent par la façon dont ils diffusent largement leur production artistique, dans une logique marchande. Ces groupes peuvent toucher marginalement des cotisations, mais ils sont surtout susceptibles de toucher des subventions attribuées dans une logique de soutien à un projet artistique.

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Implications sociales et esthétiques des modèles économiques

60 Il ne faut pas se tenir à une lecture purement économique des quatre modèles économiques que nous identifions. Nous l’avons souligné plus haut, l’économie des chœurs amateurs est « encastrée » socialement : elle dépend des relations sociales que tissent les acteurs impliqués dans leur fonctionnement (leurs membres, leur public, leurs partenaires…). Il existe donc un lien étroit entre ces modèles d’organisation économique et les autres composantes de leur fonctionnement : organisation sociale des groupes, manière dont se construisent les répertoires, organisation du travail artistique…

61 Il ne s’agit pas ici de donner une description exhaustive et détaillée des aspects non économiques de la vie des chœurs amateurs. Pour mettre en évidence l’encastrement social des modèles économiques des chœurs, nous insisterons sur un paramètre en particulier, déterminant pour comprendre l’économie des chœurs amateurs, à savoir les facteurs d’intégration sociale dont dépend la cohésion de ces groupes. Nous montrerons qu’à chaque modèle économique correspond un type d’intégration sociale particulier des chœurs amateurs.

Le prix de la gratuité, une forte intégration sociale

62 L’usage de la monnaie ne disparait pas dans les modèles non monétaires, il est simplement reporté sur d’autres acteurs individuels (économie informelle) ou institutionnels (économie portée). Plus que la disparition de la monnaie, la gratuité découle donc de la définition d’un espace préservé à l’échelle duquel la monnaie reste invisible. Le cas des chœurs informels et des chœurs portés pose donc la question des conditions de possibilité d’une telle mise à distance de la monnaie.

63 Les chœurs dont le fonctionnement est totalement informel ont une ampleur limitée. En termes d’effectifs, les ensembles que nous avons décrits plus haut ont tous une taille restreinte (quartet vocal, groupe d’amis). Les données quantitatives confirment ce point : les chœurs dont l’ensemble des dépenses sont prises en charges par les choristes à titre individuel ont une taille moyenne de 30 choristes, contre 42 pour l’ensemble des chœurs interrogés. Les pratiques chorales informelles sont également d’ampleur limitée dans le temps. Les chœurs liturgiques d’Ingrid illustrent ce point. Le caractère occasionnel du projet (ici un mariage) fait que l’on ne se donnera pas la peine d’en formaliser l’organisation. L’ampleur temporelle limitée des chœurs informels est également due au fait que ceux de ces groupes qui ont bien vocation à durer sont précisément contraints à formaliser leur économie pour pérenniser leur existence. L’économie informelle est donc souvent une étape pour des groupes en cours de constitution.

64 Ce type de chœur fait reposer son fonctionnement économique sur l’investissement individuel. Il suppose un attachement au groupe fort de la part de ses membres. L’ampleur limitée de ces chœurs permet précisément une telle cohésion. Les individus peu nombreux, ou rassemblés pour un projet précis, entretiennent des liens étroits. Ils se connaissent souvent indépendamment de leur engagement choral. Dans le cas des chœurs d’Ingrid, il s’agit par exemple de réseaux amicaux et familiaux qui se rassemblent le temps d’une cérémonie religieuse. La cohésion de ces ensembles informels peut également tenir à des considérations esthétiques. C’est la motivation des

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membres du chœur pour un projet musical particulier qui garantit leur engagement, comme pour le quartet vocal de Jacques dont les membres sont rassemblés par un goût partagé pour le jazz vocal et la variété harmonisée.

65 Les chœurs portés ont souvent une plus grande ampleur que les chœurs informels. Les institutions porteuses ne fournissent pas seulement les ressources économiques nécessaires. Elles sont également des viviers de recrutement. Par ailleurs la nature de l’institution porteuse et le statut de la pratique chorale en son sein définissent plus ou moins explicitement l’identité du chœur porté : organe d’animation liturgique pour un chœur de paroisse, ensemble à vocation pédagogique pour un chœur de conservatoire, outil d’animation ou vecteur de cohésion pour des chœurs d’écoles, d’entreprise, de centres sociaux… Même si la finalité du chœur restait ambigüe, l’appartenance des individus à l’institution porteuse joue un rôle intégrateur.

66 Le facteur déterminant dans la définition d’un périmètre économique non monétaire est donc la solide cohésion des chœurs concernés. Ces groupes sont caractérisés par une forte intégration sociale, qui résulte d’un attachement des individus au collectif ou de l’emprise d’une institution sur le groupe. Ce constat conduit à reconsidérer le sens de la gratuité de l’amateurisme. Celle-ci est souvent lue comme le résultat de dispositions individuelles : désintéressement et vocation de l’amateur feraient passer l’art avant le profit. Nous faisons ici une lecture sociale de la gratuité, considérée comme un mode de fonctionnement collectif. Dans cette optique, c’est la forte intégration des groupes qui rend cette gratuité possible. Tous les chœurs amateurs n’ont pas une telle cohésion.

La cohésion fragile des chœurs associatifs

67 Dès lors qu’un chœur se dote d’une identité autonome – en se constituant en association et en construisant son budget propre – le sens de l’adhésion au groupe change. Le groupe s’affirme désormais de façon explicite et indépendante comme un « chœur amateur ». Cette clarification de l’identité du groupe a des effets inattendus. Par opposition, aux ensembles où règne la gratuité, les chœurs associatifs sont souvent caractérisés par une cohésion fragilisée.

68 Le chant choral est en effet une pratique musicale particulièrement souple, qui laisse énormément de marge aux individus dans la définition de leurs attentes vis-à-vis de cette activité. La maîtrise d’une technique musicale « classique » n’est pas indispensable et les compétences solfégiques des choristes amateurs peuvent être complètement absentes comme extrêmement poussées. Le répertoire est particulièrement vaste, et va des œuvres polyphoniques les plus savantes aux harmonisations de chanson populaire et de variété. Les motivations mêmes des choristes varient énormément. Certains évoquent une vocation artistique et mettent l’accent sur leurs attentes esthétiques. D’autres parlent du chant choral comme d’un loisir ou d’une activité sociale dans laquelle la dimension musicale du chœur est parfois anecdotique. La seule référence à l’identité chorale d’une association ne suffit donc pas à garantir la cohésion d’un chœur. À partir du moment où l’intégration sociale du collectif n’est plus garantie par l’attachement à un réseau de proches ou par l’appartenance à une institution, la cohésion des chœurs amateurs reste souvent fragile. Cette faible cohésion prend des formes variées, des oppositions de personnes bénignes, jusqu’aux fréquentes scissions de groupes qui rythment la vie du monde choral amateur.

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69 La pérennité des chœurs associatifs dépend alors de mécanismes intégrateurs qui renforcent la cohésion du groupe dans le courant même de son fonctionnement. Alors que la cohésion forte des groupes non monétaires repose sur des mécanismes d’intégration indépendants de la pratique musicale (réseaux de sociabilités, institutions…), la cohésion de ces chœurs associatifs se construit bon an mal an au fil de son fonctionnement quotidien. Dans l’ordre des choix esthétique par exemple, la multiplication de programmes éclectiques en est une manifestation des plus marquantes. Le mélange des esthétiques musicales les plus diverses est souvent un passage obligé pour les chefs de tels chœurs soucieux que « chacun s’y retrouve ». Le « plaisir du concert » que nous avons évoqué plus haut est un autre exemple de ces facteurs de cohésion qui tiennent au fonctionnement même du chœur amateur. Dans l’ordre économique, la cotisation est également l’un de ces mécanismes qui permettent d’entretenir la cohésion du groupe. Les termes utilisés par la trésorière associative citée plus haut doivent être relus dans cette optique : ce qui compte au moment du paiement de la cotisation, c’est la « prise de contact », et le fait de « se donner les moyens financiers de commencer l’année ». La cotisation est un geste économique qui « engage » le membre qui s’en acquitte. Cette dimension intégratrice de la cotisation associative est un reflet économique du besoin permanent des chœurs amateurs de renforcer leur cohésion.

La cohésion esthétique des chœurs semi-professionnels

70 Peu d’ensembles amateurs sont en mesure de diffuser leur production selon une optique marchande. À partir du moment où le chœur entre dans une logique concurrentielle, celle-ci impose une qualité de prestation qui fait peser une pression sur le groupe et ses membres. La valorisation marchande des concerts suppose que l’ensemble de ses membres aient un engagement fort, ce qui implique que tous partagent une conception relativement proche du sens de leur pratique chorale et de sa finalité artistique. La cohésion de ces groupes est donc en premier lieu esthétique. Alors que les répertoires musicaux éclectiques associant des styles très différents sont fréquents dans les chœurs associatifs, les ensembles semi-professionnels (ou « grands amateurs »), ont des répertoires généralement beaucoup plus ciblés. Pour beaucoup, cette spécialisation se fait sur des répertoires savants, mais elle peut également s’opérer sur les styles de musiques populaires : jazz vocal, variété harmonisée, répertoire choral traditionnel régional…

71 L’intégration esthétique a d’autres effets économiques. La capacité d’un groupe à mobiliser ses membres autour d’un projet artistique partagé favorise l’obtention de subventions ciblées sur la qualité esthétique. Nous avons vu que ces aides sont par nature plus discriminantes que les subventions accordées dans une logique d’animation, et tendent donc à concentrer des sommes plus importantes sur un nombre limité de groupe. Certains chœurs bien intégrés esthétiquement, dont les membres partagent une même vision de leur pratique chorale, peuvent donc avoir tendance à cumuler le revenu de la vente de leurs concerts et des subventions dont le montant est supérieur à la moyenne de celles des groupes amateurs. L’existence de cette frange de chœurs amateurs fortement intégrés sur le plan esthétique a donc des conséquences importantes sur la physionomie économique du monde choral. La capacité à capter conjointement des revenus marchands et des subventions creuse les écarts de moyens financiers entre chœurs amateurs.

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72 Une telle intégration esthétique est rare dans le monde choral. Beaucoup d’individus chantent au contraire dans des ensembles dont ils ne partagent pas toutes les orientations esthétiques. L’affichage explicite d’un programme musical précis et d’exigences techniques n’est viable que si le groupe a déjà une bonne visibilité pour attirer suffisamment de chanteurs motivés. Pour des chœurs plus récents, l’intégration esthétique découle souvent, comme pour les chœurs informels, de liens que les membres du groupe entretiennent indépendamment du fonctionnement du groupe. Certains environnements sont particulièrement propices à la constitution de chœurs intégrés sur le plan esthétique : groupes d’étudiants en musicologie, d’élèves de conservatoires, musiciens se rencontrant lors d’un stage… Pour de tels ensembles, l’amateurisme peut d’ailleurs n’être que temporaire. De même que l’économie informelle n’est qu’une étape pour un groupe en cours de formation, l’économie « semi-professionnelle » n’est parfois qu’une étape sur la voie de la professionnalisation. De nombreux chœurs qui se sont professionnalisés entre les années 1980 et les années 2000 sont passés par cette phase de semi-amateurisme au cours de laquelle le groupe reste bénévole tout en se positionnant sur un marché du concert et en cherchant des aides afin de pérenniser leur fonctionnement. De telles trajectoires ont largement contribué à faire émerger le milieu choral professionnel qui s’est développé en France au cours des années 1980 et 1990.

Conclusion

73 L’opposition de la gratuité et du prix de marché ne suffit pas à définir l’économie de la pratique chorale amateur. Le monde choral amateur est complexe et son fonctionnement ne se laisse pas décrire de façon homogène par une seule logique économique. Il est au contraire traversé par des oppositions entre plusieurs modes de fonctionnement. Des mécanismes de réciprocité, de redistribution et de marché interviennent tant sous forme monétaire que non monétaire. Les six formes économiques qui découlent du croisement de ces deux dimensions définissent le répertoire des modes de fonctionnement économiques quotidien des chœurs amateurs. Quatre modèles types peuvent être identifiés pour définir la manière donc les ensembles se saisissent de ces formes économiques. Le fonctionnement des chœurs informels repose essentiellement sur la réciprocité non monétaire, celui des chœurs portés sur la redistribution non monétaire. Les chœurs associatifs combinent cotisations, subvention orientées vers l’animation associative, et revenus de concerts non marchands. Les ensembles semi-professionnels se distinguent par la valorisation marchande de leur production et leur capacité à capter des subventions attribuées aux projets artistiques. Ces modèles économiques sont encastrés dans la vie sociale du chœur. C’est l’intégration sociale forte des chœurs informels, ou le poids d’une institution porteuse, qui permet à certains ensembles de rester dans un modèle de gratuité, et c’est une forte intégration esthétique qui permet aux groupes semi- professionnels de se positionner sur un modèle marchand. La cohésion des chœurs associatifs reste en revanche fragile, et dépend de l’existence de mécanismes d’intégration dont la cotisation associative est un exemple dans l’ordre économique.

74 Les différents régimes économiques identifiés ne sont pas exclusifs. Certaines formes ne sont que temporaires et permettent l’évolution des groupes vers de nouveaux équilibres. Les chœurs informels ont souvent vocation à évoluer vers des groupes

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associatifs. Leur cohésion permet parfois l’émergence d’ensembles semi-professionnels qui eux même peuvent sortir de l’amateurisme en achevant de se professionnaliser. Ce constat nous incite donc à dépasser une vision des économies artistiques en termes de « mondes hostiles22 ». L’économie du monde choral n’est pas faite de rupture ni d’antagonismes entre formes marchandes et gratuité. C’est au contraire la combinaison de ces modèles qui permet la fluidité de l’économie chorale.

BIBLIOGRAPHIE

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NOTES

1. CUKROWICz Hubert, « Le prix du beau », Genèses. Sciences sociales et histoire, no 36, 1999, p. 35-53.

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2. DEL COL Éliane « “Travailler pour la gloire”. L’univers des oiseaux de cage », Genèses. Sciences sociales et histoire, no 36, 1999, p. 6‑34. 3. GUMPLOWICZ Philippe, Les travaux d’Orphée. Deux siècles de pratique musicale amateur en France, 1820-2000 : Harmonies-chorales-fanfares, Paris, Aubier, 2001. 4. Dans le cadre amateur du monde choral, 67 entretiens semi-directifs ont été réalisés, auprès de chefs de chœur, de chanteurs, mais également de responsables administratifs de structures associatives et d’acteurs impliqués dans l’encadrement politiques des pratiques chorales. 5. Le questionnaire avait été diffusé à l’intégralité des 5451 chœurs recensés par les quinze missions voix en région participant à l’enquête. 6. Le questionnaire avait été diffusé à un échantillon aléatoire de 3 000 chœurs tirés parmi les bases de données des missions voix. 7. WEBER Florence, Le Travail à-côté : une ethnographie des perceptions, Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 2009. 8. Les noms des individus interrogés en entretiens ont été modifiés. 9. Citons par exemple IMSLP Petrucci Music Library (International Music Score Library Project) et CPDL (Choral Public Domain Library). 10. 95 % des chœurs disposant d'une identité juridique propre sont organisés en association « loi 1901 ». Les quelques ensembles restants sont pour la plupart des associations de droit local (en Alsace-Lorraine). 11. WEBER Florence, « Transactions marchandes, échanges rituels, relations personnelles », Genèses, no 41, 2000, p. 87 12. WEBER Max, Economy and Society: An Outline of Interpretative Sociolog y, 2 vol., Berkeley, University of California Press, 1978, p. 87-90 13. Sur l’échantillon interrogé, les montants vont de 1€ symbolique à 367€, la moyenne s’établissant à 42€. 14. Le taux varie de 63 % dans l’enquête État des lieux à 53 % dans l'enquête économie chorale. 15. POLANYI Karl, La grande transformation : aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, Gallimard, 2009. 16. EME Bernard et LAVILLE Jean Louis, « Économie plurielle, économie solidaire: précisions et compléments », Revue du MAUSS, no 7, 1996, p. 246‑68; LAVILLE Jean-Louis, « Le tiers secteur : un objet d’étude pour la sociologie économique », Sociologie du travail, no 42, 2000, p. 200. 17. GODBOUT Jacques, L’esprit du don, Montréal, Boréal, 1995. 18. LAVILLE Jean-Louis et SAINSAULIEU Renaud, Sociologie de l’association : des organisations à l’épreuve du changement social, Paris, Desclée de Brouwer, 2004. 19. Polanyi décrit précisément le marché comme une forme sociale « désencastrée ». Dans la mesure où l’échange marchand repose sur l’aboutissement d’une négociation entre deux partenaires dont la relation prend fin dès lors que l’échange est consommé, il considère que le marché ne repose sur la préexistence d’aucune structure sociale. Cet argument du désencastrement du marché étant très largement remis en cause par les acquis de la sociologie économique, nous ne retiendrons pas cette approche de l’économie marchande. 20. FRANÇOIS Pierre, Sociologie des marchés, Paris, Armand Colin, 2008 ; BECKERT Jens, « The social order of markets », Theory and Society, no 38, 2009, p. 245-269. 21. WEBER, Economy and Society: An Outline of Interpretative Sociology. 22. STEINER Philippe, « Karl Polanyi, Viviana Zelizer et la relation marchés-société », Revue du MAUSS, no 29, 2007, p. 257-280.

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RÉSUMÉS

La pratique musicale amateur a-t-elle un prix ? Spontanément, la légèreté économique du chant choral semble illustrer les représentations qui opposent la gratuité de l’amateurisme au prix fixé par le professionnalisme. Pourtant, si le chant choral amateur donne volontiers l’illusion de la gratuité, il n’en a pas moins un coût et il génère une économie plus complexe qu’il n’y paraît. Cet article établit une description ethnographique du fonctionnement économique des chœurs amateurs en France et propose des clefs de lecture pour en comprendre la logique. Nous proposons dans cette optique une typologie permettant de rendre compte d’une économie amateur. Celle-ci est encastrée socialement, le modèle économique d’un chœur amateur étant déterminé par son identité sociale et artistique.

INDEX

Mots-clés : chant choral, chœur, amateurisme, économie plurielle, marché, formes économiques non marchandes, économie non-monétaire, encastrement

AUTEUR

GUILLAUME LURTON Sociologue, Guillaume Lurton est maître de conférences à l’Institut d’Administration des Entreprises de l’Université de Poitiers. Ses travaux portent notamment sur le développement du chant choral en France et se positionnent à l’articulation entre sociologie de la culture et sociologie économique. Il s’intéresse en particulier à la diversité des formes économiques et à l’articulation entre marchés et formes économiques non marchandes.

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Gratuité et entreprenariat Hip Hop au Sénégal : l’exemple du Festa 2H

Cécile Navarro

Introduction

1 Envisagée comme le continent de l’avenir depuis le début de la décennie1, l’Afrique apparaît aussi comme un espoir de développement de l’industrie musicale mondiale. Mais alors qu’en Occident, l’industrie musicale est en crise face à la chute des ventes de disques et à la hausse du téléchargement, au Sénégal, comme sur l’ensemble du continent africain, la possibilité pour les artistes de vivre de leur musique se pense à travers le développement d’une industrie musicale considérée comme largement inexistante. Cette absence se vit comme un manque – manque d’infrastructures, manque de professionnalisme, manque de soutiens privés et publics – qui prive les artistes des moyens nécessaires pour vivre de leur musique. À l’aune des 30 ans d’existence de la pratique du rap au Sénégal, ce qui était d’abord une passion aux yeux de jeunes attirés par une nouveauté venue d’ailleurs, s’est transformé en moyen d’insertion économique et sociale à mesure que les premiers rappeurs sont devenus pères et chefs de famille. Cet article envisage à travers une étude de cas les stratégies d’acteurs du rap au Sénégal pour pouvoir vivre de leur musique. Comme décrit par Mbaye2, ces acteurs sont des « entrepreneurs Hip Hop3 », à savoir des acteurs qui ont pour caractéristique la volonté de changer leur champ de pratique en s’inscrivant dans les normes locales de l’entreprenariat culturel tout en s’inspirant des normes de l’économie Hip Hop. L’article discute la façon dont la transformation de ces normes s’articule autour de la notion de gratuité sur la base d’entretiens et d’un terrain ethnographique mené auprès d’acteurs impliqués dans la production et la diffusion de la musique rap à Dakar en 2014 et 2015.

2 Dans un premier temps, l’article reviendra sur le concept de gratuité et ses critiques par les acteurs du rap sénégalais. Dans un deuxième temps, j’expliquerai comment l’entreprenariat Hip Hop cherche à transformer les normes locales régissant le statut de l’artiste tel qu’il est façonné par les relations entre les artistes et les habituels

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consommateurs/soutiens financiers de l’économie musicale : l’État, et à travers lui les sponsors privés, et le public. Les agences de coopération qui se sont en grande partie substituées à l’État dans le domaine de la promotion artistique depuis les années 80 sont alors amenées à jouer un rôle particulier auprès des rappeurs. Pour illustrer ces processus, j’aborderai, dans une dernière partie, l’étude de cas du festival Festa 2H. En effet, alors que le festival était auparavant guidé par deux grands principes depuis sa création, la gratuité et l’itinérance, le directeur du festival a depuis l’édition 2016 rompu avec ces deux principes dans l’objectif de viabilité économique du festival. À travers cet exemple, l’article aborde l’« entreprenariat Hip Hop » à la lumière du concept de gratuité pour montrer en quoi les pratiquants de rap se trouvent dans une démarche singulière de commercialisation de la musique et de valorisation du statut d’artiste en tant que métier.

Le concept de gratuité et la rémunération de l’artiste

3 La gratuité est un principe économique selon lequel un bien ou un service, désigné comme « gratuit » peut être obtenu sans contrepartie financière directe. En philosophie, la gratuité a été associée au don, à l’émancipation du marché, ou encore à la justice et à l’égalitarisme4. L’avènement de la généralisation de la gratuité de la consommation culturelle à travers les plateformes de streaming ont au contraire suggéré son importance comme pilier d’une nouvelle stratégie marchande à l’ère numérique5. Comme le défendent Le Gall-Ely et al.6, la gratuité ne modifie en réalité pas l’existence de coûts, monétaires et non-monétaires, mais en modifie la perception.

4 Dans le cas du rap sénégalais, le concept de gratuité est intervenu, dans le discours de ses acteurs, de façon répétée, pour revendiquer son contraire, à savoir le principe de non-gratuité de l’activité artistique. Selon ses acteurs, l’activité musicale est un métier qui comme tout métier mérite rétribution. Autrement dit, les artistes affirment devoir assumer un coût pour la gratuité supposée de l’activité artistique, un coût qui les empêche de vivre de leur musique.

5 La gratuité de la musique rap sénégalaise se situerait à plusieurs niveaux. En premier lieu, la vente des disques pâtit du piratage. Ce piratage est le fait d’individus qui téléchargent les albums illégalement, en font des copies et les vendent dans les principaux marchés de la capitale ou dans les espaces publics. Ces vendeurs, marchands ambulants dans une économie majoritairement informelle, gagnent de l’argent au détriment des artistes qui assument les coûts de production de la musique.

6 En deuxième lieu, les artistes pâtissent de la faible rétribution des droits de propriété intellectuelle par le Bureau sénégalais des droits d’auteur (BSDA), devenu en 2016 la Sénégalaise du droit d’auteur et droits voisins (SODAV). La réponse que le BSDA donnait aux artistes qui se plaignaient de ces rétributions malgré la diffusion de leur musique sur les principaux médias sénégalais était que les radios et télévisions manquaient de déclarer leur utilisation de la propriété intellectuelle auprès du Bureau. Encore une fois, les artistes assument le coût de la propriété intellectuelle, ce qui permet aux médias d’obtenir des chansons sans payer de contrepartie financière.

7 En troisième lieu, les artistes déclaraient ne pas toucher de revenus suffisants, et parfois même aucun, de leur participation à des concerts. L’économie de la musique étant encore largement informelle au Sénégal7, la rémunération des prestations dépend en grande partie des relations entre promoteurs et artistes. Or, dans un milieu aussi

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concurrentiel que le rap sénégalais – selon Moulard-Kouka8 on compterait près de 1500 groupes de rap à Dakar – seuls les artistes reconnus ont le pouvoir de négocier leurs cachets avec des promoteurs qui ont le choix parmi une multiplicité d’artistes. Dans ce cadre, dénoncer la non-gratuité du métier d’artiste c’est revendiquer une rémunération juste en échange d’une prestation.

8 Face à ses difficultés, les rappeurs vivent le plus souvent d’activités professionnelles annexes dont certains des bénéfices servent à assumer les coûts de leur activité artistique. D’autre part, les artistes cherchent à minimiser les coûts en devenant propriétaires de leurs moyens de production, notamment en construisant des home studios pour éviter de devoir payer des séances d’enregistrement coûteuses, en privilégiant les ressources gratuites, telles qu’internet, pour la diffusion et la promotion de la musique et en prenant en charge les différentes facettes de la production artistique ou en les confiant à des réseaux de solidarité (amis d’enfance, collègues rappeurs, famille).

9 Selon Ndour9, malgré la réussite sociale et économique de nombreux musiciens sénégalais parmi lesquels des stars internationales comme Youssou Ndour, Baaba Maal ou encore Omar Pène, seuls 29 % des artistes interrogés, tous genres musicaux confondus, déclarent bien vivre de leur art. Cependant, alors qu’un autre genre musical, le mbalax10, monopolise le soutien des hommes politiques11, une volonté de rompre avec des pratiques de « mendicité artistique » qui régiraient les relations entre les artistes et leurs consommateurs/soutiens financiers – l’État et à travers lui, les sponsors privés et le public – prévaut dans le rap, comme je le développe à continuation.

Rompre avec la « mendicité artistique » : fondements de l’entreprenariat Hip Hop au Sénégal

Les artistes et l’État

10 En l’absence d’industrie musicale permettant aux artistes de vivre de leur art, de nombreux artistes de rap incriminent le manque de soutien de l’État sénégalais. Dans de nombreux états qui appliquent le principe de service public, l’État se substitue au marché dans les domaines qui ne s’intègrent pas à la logique de rentabilité et de croissance. Artistes et musiciens sont souvent dépendants de subventions, d’aides publiques pour pouvoir vivre de leur art. Selon Greffe12, les rapports entre État et acteurs de l’art sont alors marqués par des relations de confrontation et de négociation qui mettent en jeu les questions de l’autonomie et des limites du monde artistique face au politique.

11 Dans le contexte africain d’après les indépendances, de nombreux auteurs ont souligné l’utilisation des expressions artistiques, dont la musique, dans les processus de construction de l’État-Nation et de consolidation du pouvoir politique13. Selon Masolo14, l’instrumentalisation de la musique à des fins politiques dans le contexte africain serait la continuation de son rôle antérieur dans les cadres traditionnels. En Afrique de l’Ouest, la figure griotique, dépositaire de la tradition orale, conteur des légendes et des mythes, entretient des relations « ambigües » avec le pouvoir. Le griot est ainsi rattaché à un noble dont il chante les louanges en échange de sa subsistance et dont il subit les pressions15. En conséquence, les rapports entre musiciens et État sont, de

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manière prédominante, observés sous l’angle du patronage et du clientélisme, dans des contextes politiques marqués par des régimes autoritaires ou en voie de démocratisation. Au Sénégal, la politique culturelle16 postindépendance aurait eu, selon Benga17, la vocation d’exprimer et de forger une identité nationale. Consacrant le tiers de son budget national au ministère de la Culture, le premier président sénégalais, Léopold Sedar Senghor mit en place un mécénat d’État à travers le fonds d’aide aux artistes ainsi que la construction d’une école artistique, appelée l’École de Dakar18. De fait, la liberté artistique était limitée par les conventions posées par le mécénat d’État et la bienséance sociale19. D’autre part, cette politique culturelle aurait favorisé les « arts nobles » par opposition aux « arts populaires », ce qui aurait contribué à une conception élitiste de l’art20.

12 Au début des années 80, la politique culturelle étatiste de Senghor prend fin sous le régime du successeur qu’il a nommé à sa démission, Abdou Diouf. Le contexte de cette décennie, marquée par les politiques de structuration exigées par le FMI ainsi que les transformations de l’espace urbain mues par l’explosion démographique, conduit à un désengagement de l’État dans la politique culturelle. Le mécénat d’état est remplacé par une multiplicité d’initiatives, accordant certes une nouvelle autonomie aux artistes, mais se caractérisant aussi « par l’informel, l’esprit de débrouille […] la multiplication et la déterritorialisation des initiatives culturelles21. »

13 Les premiers rappeurs apparaissent à la fin des années 80 suite à la réélection contestée d’Abdou Diouf en 198822, une élection entachée de soupçons de fraude, dans un régime démocratique ouvert au multipartisme limité depuis 1974. C’est la raison pour laquelle le rappeur Matador me dira : « le rap sénégalais est né engagé23 ».

14 Au cours des élections présidentielles de 2000, la jeunesse dite du changement (Sopi24), qui a joué selon l’historien sénégalais Benga « un rôle important d’avant-garde dans le mouvement général de contestation du système politique25 », dénonce en chansons la corruption du gouvernement d’Abdou Diouf et la complicité des chefs religieux qui appellent à voter pour lui en émettant une consigne de vote (ndigel) à destination de leurs disciples.

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Ex. 1. Couverture de la compilation « Politichiens », Fitna production, 2000.

15 La couverture de la compilation rap « Politichiens » (voir ex.1), dont le titre est un jeu de mots traitant les « politiciens » de « chiens », publiée par Fitna productions en 2000, met en scène cette complicité entre pouvoir politique et pouvoir religieux. Le chef religieux est présenté assis en position de prière sur la carte du Sénégal, corrompu par le pouvoir de l’argent distribué par un homme en costard cravate et à tête de chien.

16 La victoire de Abdoulaye Wade en 2000 marque la première transition démocratique depuis l’indépendance du Sénégal. Les rappeurs se considèrent depuis comme des acteurs qui pèsent dans la vie démocratique sénégalaise : « C’est cette génération qui a mis Wade au pouvoir, qui a prouvé justement que le Hip Hop avait vraiment pris de l’ampleur (…) donc c’était une force politique26. »

17 Plus récemment, en 2012, un mouvement créé une année plus tôt et inspiré par les printemps arabes mène des protestations, durement réprimées par le pouvoir en place, contre la candidature d’Abdoulaye Wade à un troisième mandat, jugé anticonstitutionnel. Le mouvement y’en a marre, fondé par un groupe de rap et des journalistes, puis rejoints par d’autres rappeurs, organise des actions autour de chansons pensées comme autant de slogans pour sensibiliser la population aux questions citoyennes, à l’image de la chanson « Marche avec ta communauté » (Dox ak sa gox) : https://youtu.be/H9KcB4WGYdg

18 Ainsi, pour des rappeurs comme Matador, le rôle du rappeur est d’oser dire la vérité crue, celle qui prend source dans l’expérience de la rue, et permettre de faire entendre la voix des populations : On parle pour les Sénégalais, on ne parle pas pour nous-mêmes. Et si on dit quelque chose, facilement les Sénégalais ils acceptent ou ils suivent parce qu’ils savent qu’on ne dit pas ça pour les tromper. Quand c’est un politicien, souvent c’est parce

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qu’il veut être au pouvoir, c’est des mensonges. Mais nous ce qu’on dit on le dit pas pour nous-mêmes, on parle pour tous ces gens-là27.

19 En conséquence, contrairement aux relations ambiguës entre rappeurs et hommes politiques que Schneidermann28 et Aterianus-Owanga 29 ont analysées durant les campagnes présidentielles, respectivement en Ouganda et au Gabon, les artistes de rap sénégalais ont soigneusement, à quelques exceptions près, évité toute récupération politique, malgré les offres d’hommes politiques intéressés par leur capacité avérée à s’adresser et à mobiliser la jeunesse. Pour la majorité des rappeurs, leur autonomie vis- à-vis des hommes politiques est cruciale afin de leur permettre de continuer à faire une musique « pour les Sénégalais » tandis que les hommes politiques sont perçus comme avant tout concernés par leur réélection et motivés par l’enrichissement permis par le statut d’homme politique, un constat mis en scène dans la chanson Nguur gi (« le pouvoir ») de Matador : https://youtu.be/rBfZ-VGazU0

20 D’autre part, tout soutien de l’État à des artistes de rap conduit à des soupçons de cooptation de la part du public et des autres acteurs de la scène rap et à une remise en cause de leur crédibilité en tant que rappeurs. Aux yeux des artistes, ce refus de compromission avec les autorités étatiques les prive aussi de soutiens de la part de sponsors privés, avant tout soucieux de rester dans les bonnes grâces du gouvernement en place.

21 Ce refus de la mendicité artistique, qui s’applique à la relation des rappeurs avec l’État, s’applique aussi dans la relation des rappeurs avec le public.

Les artistes et le public

22 Dans une publication sur sa page Facebook, le rappeur Nitdoff, l’un des artistes de rap les plus connus au Sénégal auprès du public de rap, s’adresse de façon explicite à ses fans :

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Ex 2. Capture d’écran prise par l'auteur d’un message du rappeur Nitdoff à ses fans.

23 Par l’expression en langue wolof « sambaay mbayaan », le rappeur se réfère à une pratique consistant à chanter les louanges en échange de récompenses financières ou matérielles, associée au griotisme et réurrente dans le genre musical mbalax. À titre d’exemple, voici comment la chercheuse Fiona McLaughlin décrit la prestation d’une des chanteuses sénégalaises les plus populaires, Fatou Guewel, lors d’un concert donné au Théâtre national Daniel Sorano en 1998 : Elle est apparue sur scène par une embrasure arabesque dans une brune enfumée émanant d’une machine à neige, proclamant « Bismillahi » (Au nom de Dieu) et chantant les éloges d’Ahmadou Bamba, fondateur de la confrérie soufie mouride30. Immédiatement, des membres du public majoritairement féminin se sont levés pour s’approcher de la scène pour jeter ou remettre à la griotte une grande quantité de billets que ses danseurs ont alors rassemblés et mis dans un grand sac à main stratégiquement placé devant Petit La, mari et percussionniste de Fatou Guewel. Le cortège scintillant31 de donateurs, dont beaucoup appartenaient à des organisations féminines mourides, s’est poursuivi pendant plusieurs heures au cours de la soirée et à plusieurs reprises la zone devant la scène fut bloquée par des centaines de personnes – des membres du public essayant de jeter de l’argent sur scène et des griots chantant ses louanges32.

24 Ces prestations sont pour McLaughlin une reformulation des rapports monétaires entre griot et marabout sous le prisme des relations entre disciples et marabout : alors que souvent par le passé le marabout et parfois l’homme politique récompensaient le griot pour ses louanges, ce sont ici les disciples, autrement dit le public, qui récompensent le chanteur au nom de leur allégeance au marabout, ici Cheikh Ahmadou Bamba et ses descendants.

25 Or, si certains rappeurs versent aussi dans les louanges du marabout, ce que le sociologue Abdoulaye Niang33 appelle « le rap prédicateur », la plupart des rappeurs

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que j’ai interrogés sont très critiques envers ses pratiques, et notamment sur le principe que des louanges puissent faire l’objet de rémunérations : Parce qu’ils (les chanteurs de mbalax) racontent rien. Ta mère est la meilleure des femmes, ton père était le roi de tel village. Non, mais c’est ça qu’ils racontent ! (…) Si on te donne des millions avec ça, même toi, tu dois pas en être fier quoi34.

26 À titre d’exemple, lorsque le groupe de rap Keur Gui a pris l’initiative d’adopter les stratégies commerciales répandues dans le mbalax, en proposant des places VIP allant jusqu’à 1 million de FCFA, l’équivalent de 2000 euros, ou encore en faisant parrainer le concert, ils ont été accusés de participer de la « mendicité artistique », critique dont l’idée principale est que l’artiste dévalorise par ces pratiques la valeur de son art, qu’il vend au plus offrant.

27 Selon Appert35, la majorité des rappeurs se distancient de la figure griotique, notamment par refus de « se vendre », en se rattachant avec les origines américaines du Hip Hop. Cette distanciation participe à la perception des rappeurs comme acteurs du changement, par la remise en cause de « traditions » en partie selon eux responsables du sous-développement sénégalais.

28 On voit comment les normes locales qui régissent les relations des rappeurs à l’État et au public conduisent à un paradoxe bien résumé par Amadou Fall Ba, directeur du festival Festa 2H : « Peut-on être révolutionnaires et être riches36 ? »

Le rôle des agences de coopération

29 Les agences de coopération ont joué depuis les années 2000 un rôle de premier plan dans le rayonnement international des premiers artistes de rap sénégalais. C’est par exemple grâce à leur apparition sur une compilation enregistrée au Centre Culturel Français (CCF)37, que le groupe de rap Positive Black Soul sera repéré par le rappeur français d’origine tchadienne Mc Solaar qui proposera à ses membres de faire la première partie de sa tournée africaine. Des concours comme la nuit internationale du rap, toujours organisée par le CCF, ainsi que des initiatives comme Africafête, ont permis de lancer la carrière de nombreux rappeurs38.

30 Dans le discours des artistes de rap, les financements de ces agences de coopération viennent combler les manques de l’État sénégalais : Après c’est les Occidentaux qui viennent subventionner et on nous pose la question à savoir pourquoi vous acceptez ces subventions. Mais c’est parce que chez nous personne ne veut nous subventionner. C’est pour ça on accepte ces subventions-là39.

31 Selon le rappeur Simon Kouka, qui s’exprime ici, bien que les financements d’agences de coopération puissent poser problème – et il se réfère ici aux critiques adressées au mouvement y’en a marre, dont il fait partie, accusé d’être à la solde de financeurs américains (Oxfam, USAID et Osiwa) qui avaient soutenu certains de leurs projets – les artistes n’ont d’autre choix que d’accepter ces subventions pour pouvoir mener à bien leurs activités. Il faut noter que la plupart de ces subventions servent à financer non pas des projets musicaux, mais des projets sociaux menés par des artistes.

32 Pour les agences de coopération, ces financements sont l’outil d’une soft diplomacy qui utilise le Hip Hop pour revaloriser l’image de l’occident et de son idéal démocratique, en particulier dans les pays à majorité musulmane40. Cette vocation est manifeste dans le discours de financeurs sur le rap sénégalais, tel que j’ai pu le constater lors d’une présentation donnée lors d’un festival organisé en Allemagne :

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Quel potentiel a la musique pour contribuer à la société civile ? Un exemple illustratif parmi d’autres est la scène Hip Hop au Sénégal. Elle pointe son regard sur les conditions inacceptables qui existent au Sénégal, dont le domaine de la santé, la migration vers l’Europe et le grand nombre de gens qui meurent en Méditerranée. Les gens à un niveau supérieur et de favoriser le changement. C’est ce que le Hip Hop réalise au Sénégal. Il est devenu le porte-voix de toute une génération de jeunes Africains confiants, la génération consciente, qui désire construire le futur de leur société41.

33 Ce discours a attiré l’attention du public vers des thèmes qui, bien que traités dans le rap sénégalais, ne méritent ici mention que parce qu’ils sont jugés importants par un public majoritairement européen.

34 Les artistes s’accommodent tant bien que mal des attentes de ces financeurs étrangers qui leur permettent de financer leurs projets et de parler de leur musique, tant qu’ils rentrent dans l’intérêt des agences de coopération pour les thèmes de la défense de la démocratie en Afrique et le développement du continent en général.

35 Expliquant à Amadou Fall Ba mon intérêt pour mon sujet de thèse, basé sur la constatation de nombreux voyages de rappeurs sénégalais à l’étranger dans le cadre d’invitations de la part d’agences de coopération pour parler de l’engagement du rap sénégalais, il me répondit : parce que ça marche. Les Européens ont envie d’entendre ça. C’est tout. Et comme c’est eux qui commandent, c’est tout. Parce que si on nous demandait de parler de ce qu’on a envie de parler, peut-être qu’on allait parler d’autre chose42.

36 Ancrés dans un jeu de position vis-à-vis d’une scène Hip Hop mondiale qui tend à opposer un rap « engagé » à un rap « commercial », certains artistes sénégalais savent tirer profit, par les possibilités de financement qu’il leur apporte, et sans pour autant remettre en cause la sincérité de ces acteurs, de leur rapprochement avec l’engagement, la politique, l’utilité sociale, démontrant leur maîtrise des enjeux globaux comme des enjeux locaux.

37 La concurrence entre ces acteurs est d’ailleurs importante pour obtenir ses financements, comme me l’avoue Ama Diop, producteur et musicien : Pour la Francophonie-là, j’en parlais avec un gars, il m’a dit que y’avais plus de 300 demandes. (…) Il m’a dit on a subventionné 88 structures43.

38 Cependant, l’exemple du Festa 2H montre qu’aux yeux des artistes, ces financements entraînent un coût encore trop important, à savoir la dépendance vis-à-vis de sources de financements extérieures, ce qui pousse ces acteurs à mettre en place leurs propres modèles économiques.

Un exemple d’entreprenariat Hip Hop : le Festa 2H

39 Le festival Festa 2H se présente comme « le premier festival de Hip Hop et de cultures urbaines en Afrique de l’Ouest ». Il fête en 2018 sa treizième édition, remarquable stabilité dans un contexte où de nombreux festivals ont échoué à passer le cap de la première édition, faute de ressources propres et de soutiens étatiques et privés.

40 Cette étude de cas se focalisera sur l’évolution passée et présente du festival. Après un bref historique du festival et de l’association qui l’organise, Africulturban qui « met en avant la promotion la diffusion et le développement du Hip Hop et des cultures

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urbaines »44, je m’attarderai sur le passage du festival d’un modèle économique basé sur la gratuité et l’itinérance à un nouveau modèle qui se met en place depuis 2015.

Africulturban et le festival Festa 2H : histoire d’un succès

41 En 2004, alors qu’il est en tournée en Belgique avec les autres membres du groupe Wa BMG 44, Matador apprend au journal télévisé les inondations qui touchent comme chaque année la proche et lointaine banlieue de Dakar, telle que Thiaroye dont il est originaire, ainsi que plusieurs villes de l’intérieur du pays. Il aurait alors pris la décision, à l’inverse des autres membres du groupe, de rentrer au Sénégal, inspiré par l’exemple de la structure belge spécialisée dans la promotion des expressions urbaines Lezarts Urbains, avec laquelle un échange culturel soutenu subsiste jusqu’à ce jour. Un premier projet prend forme en 2005 sous la forme d’un concert organisé au bénéfice des victimes. Faute de ressources financières, le concert n’aura jamais lieu. Cependant, des contacts établis avec le Maire de Pikine puis le directeur d’un centre culturel local, prêts à soutenir un projet à long terme à destination des jeunes de leur ville, leur permettront d’acquérir un petit local, dans lequel il installe l’association Africulturban. Les débuts – une salle de 9 m2, un ordinateur pentium 4, pas de connexion internet – font partie de la grande histoire d’Africulturban, comme pour mieux souligner les progrès effectués en 10 ans. L’association a aujourd’hui déménagé dans de nouveaux locaux flambants neufs.

42 Aux prémices de cette nouvelle structure, dont l’équipe originelle est composée de 5 personnes, Amadou Fall Ba, ami de longue date de Matador, apprenti rappeur, mais finalement meilleur gestionnaire, réfléchit à une solution pour assurer la pérennité de l’endroit, unique en son genre au Sénégal à cette époque, et de ses nouvelles fonctions de secrétaire général. Il m’explique avoir créé le festival afin de pouvoir chaque année fédérer l’équipe au service d’un même but45. D’autre part, le constat général d’une « crise » du rap sénégalais à la moitié de la décennie 2000, s’exprimant entre autres par une baisse de popularité du rap auprès du public exprimé par la baisse de la fréquentation des concerts, permet de penser la création du festival dans un effort de revalorisation d’une industrie naissante depuis la fin des années 90 et semblant déjà tomber en désuétude.

43 Lors de la première édition, Amadou Fall Ba fait appel à ces contacts : le rappeur et producteur Fou Malade amène une caméra, la mairie leur fournit le matériel sonore, Matador anime des ateliers de slam et se produit sur scène avec les Djs suisses Dj Vinz Lee et Dj Giant, avec lesquels l’organisateur correspond à l’aide des réseaux sociaux de l’époque, MySpace et msn. Un des membres de l’équipe d’origine, le rappeur Goormak, rencontré en Suisse où il est installé depuis 2014, m’explique : les djs ou les rappeurs avec qui il échangeait, quand il leur explique que là on vient de mettre sur pied une structure, Africulturbaine, ça va être pour la promotion des cultures urbaines ici à Dakar parce que y’a pas une structure comme ça et tout, ils trouvent l’idée superbe. (…) Pis lui il leur disait, voilà nous on veut que si possible vous veniez faire un spectacle, partager avec les jeunes qui sont là et tout, pis ces gars ils pouvaient lui dire super, ils venaient comme ça, on leur payait rien. Même les billets d’avion ils s’adressaient à la mairie de leur ville pour avoir les billets d’avion. C’est comme ça que ça se passait46.

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44 Ces contacts venus de l’étranger viennent se produire, mais aussi échanger et transmettre leurs connaissances dans le cadre d’ateliers organisés avec les jeunes de Pikine47.

45 Ce témoignage révèle aussi à quel point la première édition, qui n’a pourtant pas connu le succès espéré, l’unique concert du festival devant être annulé à cause d’une coupure de courant, a posé les jalons des éditions futures. L’organisation du festival repose ainsi sur une économie du don. L’objectif du directeur du festival n’est pas de générer des profits, mais de promouvoir le Hip Hop et de faire vivre son association. Le festival peut avoir lieu en recourant au bénévolat – le directeur lui-même n’est pas rémunéré – et à différentes aides logistiques et financières, notamment auprès d’agences de coopération auprès desquelles le directeur soumet des demandes de financement, mais aussi auprès desquelles les intervenants étrangers sollicitent des aides pour se rendre au Sénégal, otorguant au festival un cachet international. Ces agences financent la venue des artistes étrangers ainsi que la réalisation de projets ponctuels. Il montre aussi la principale qualité d’Amadou Fall Ba, à savoir sa capacité à mobiliser des relations personnelles avec lesquelles il partage un fort investissement pour la promotion de la culture Hip Hop.

Gratuité et itinérance : les deux principes du Festa 2H

46 Le festival a longtemps été organisé sur une période d’une semaine à 10 jours, sur plusieurs scènes à Dakar et en « banlieue » avec l’objectif de représenter toutes les composantes du Hip Hop : de la musique à la danse en passant par le graffiti et le djing. Le festival proposait des activités gratuites et ouvertes à tous : concerts, ateliers, sessions culturelles, expositions, conférences et projections de films, s’égrenaient tout au long du festival.

47 Par gratuité, il est entendu que le festival est accessible au public sans qu’aucune contrepartie ou paiement ne lui soit demandé en échange. Par itinérance, il s’agit de la tenue du festival dans plusieurs lieux, un principe à l’inverse de la logique de la plupart des festivals dont la principale caractéristique est de se définir en référence à un lieu spécifique, raison pour laquelle de nombreuses contributions sur les festivals se concentrent sur les liens entre les festivals et la mise en scène d’identités locales collectives, jusqu’à parler de « place dependency » du festival48.

48 Ses deux principes fondent la volonté du festival de rendre les activités proposées accessibles à « tous » les publics et en particulier à ceux qui n’y ont habituellement pas accès. En se positionnant dans le domaine de la « culture », notamment en parlant de « cultures urbaines », il s’agit pour Africulturban de légitimer le Hip Hop comme champ d’action des politiques culturelles potentielles de l’État. Le concept de « cultures urbaines », qui désigne de façon large toutes les expressions culturelles issues d’un environnement urbain, permet selon Amadou Fall Ba, d’abord de supprimer la charge de contestation contenue dans la terminologie « Hip Hop » ainsi que de mobiliser une plus grande diversité d’acteurs49.

49 Comme me l’explique Amadou Fall Ba : Tu vois y’a un problème de démocratie ici et d’accès à la culture pour tous. (…) Ici y’a deux millions d’habitants qui vivent à Pikine, mais y’a pas d’infrastructures culturelles. (…) Tout est concentré en ville. Du coup tous les gens qui sont ici n’ont pas, savent même pas, on a une culture assez, entre guillemets, de luxe. Si tu payes

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pas cher tu vas pas y avoir l’accès, tu vois. Donc il fallait combattre ça aussi et essayer même d’équilibrer les choses50.

50 Pour Amadou Fall Ba, la « culture » promue par l’État sénégalais est ainsi une « culture » de luxe parce qu’elle n’est accessible qu’à une élite qui peut se l’offrir. Le festival, en instaurant une gratuité de principe, se fixe ainsi pour objectif de proposer une alternative à cette « culture » élitiste. Pour ce faire, le festival a axé sa logistique sur le principe d’itinérance afin que les populations qui écoutent du rap, mais ne pouvant pas se rendre à Dakar puissent voir des concerts de rap près de chez eux. En plus de proposer des concerts à Pikine, non loin du siège d’Africulturban, des scènes ont aussi été construites spécialement pour l’occasion dans des villes en banlieue ou à l’intérieur du pays. Associée comme en France à une image dépréciative de la « banlieue », la musique rap au Sénégal a d’abord été une musique écoutée et pratiquée par une classe moyenne vivant en centre-ville en mesure de se procurer des disques et des lecteurs aux débuts des années 8051. La « banlieue » correspond géographiquement à trois villes administrativement rattachées à la région de Dakar (Pikine, Guédiawaye, Rufisque), mais comprend aussi d’autres territoires dont les caractéristiques seraient les mêmes : insalubrité, aménagement urbain chaotique, pauvreté des populations y résidant, et constitue un espace imaginaire et social. La référence à la « banlieue » dans le rap au Sénégal n’a commencé à apparaître qu’à l’apparition de groupes de rap se revendiquant comme originaires de ces territoires et articulant un rap, qualifié d’ « hardcore », articulé sur la représentativité des populations habitant ses quartiers52. De nombreuses initiatives portées par des groupes de rap, dont la création de l’association Africulturban à Pikine, ont pour vocation de revaloriser les territoires de la « banlieue », des territoires dont les rappeurs dénoncent le délaissement par les pouvoirs publics et la concentration de toutes les activités au centre-ville. C’est dans cette opposition entre « ville » et « banlieue » qu’il faut comprendre l’argument d’accessibilité à la « culture » dans la mise en place du festival.

Le Festa 2H, illustration des rapports entre les acteurs du rap et les consommateurs/soutiens financiers de l’économie musicale

51 L’idée de rendre accessible la culture à tous est communément une prérogative des politiques culturelles dans de nombreux pays. C’est ainsi qu’Africulturban et le Festa 2H se positionnent comme relais de l’action de l’État sénégalais, en comblant ses manques. Ses activités vont au-delà de la promotion d’un genre musical. Le Flow Up53, concours de jeunes talents créé il y a maintenant quatre ans, a par exemple été ajouté au programme du festival pendant l’édition 2015, permettant ainsi aux jeunes talents de jouer devant un large public et aux côtés d’artistes étrangers. Et de fait, Africulturban comme le Festa 2h, en offrant des perspectives aux jeunes par la formation professionnelle, mais aussi par un soutien financier – le gagnant du concours remporte un prix de 5 000 000 FCFA en 2018, soit un peu plus de 7500 euros – se donnent pour objectif d’encourager le développement de nouvelles carrières artistiques et au-delà, présentent le Hip Hop comme moyen de lutter contre le chômage des jeunes et donc pour agir en faveur du développement du Sénégal.

52 Or, pour organiser son festival, Amadou Fall Ba se repose presque entièrement sur les contacts noués avec des agences de coopération (Ambassades, instituts culturels, ONGs, organisations internationales). De son propre aveu, 97 % des ressources de son festival

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ne proviennent pas de partenaires sénégalais54. Or, à cause de ces financements et des conditions dans lesquelles ils sont alloués, les organisateurs n’ont ni les ressources pour rémunérer les prestations des artistes, qu’ils soient étrangers ou sénégalais, ni les ressources pour rémunérer l’équipe qui organise le festival. Cette situation est source de tensions entre les organisateurs et les artistes sénégalais. Pensant que le festival bénéficie de nombreux partenariats et donc selon eux, logiquement, de moyens conséquents, ils ont ainsi l’impression d’être floués. De nombreux artistes refusent aujourd’hui de jouer gratuitement pour le festival, estimant que « Tout travail mérite salaire ».

53 Les nombreux partenariats dont bénéficie Africulturban sont perçus par beaucoup comme le résultat de relations jugées monopolistiques qu’ils entretiennent avec les agences de coopération : « En tout cas c’est un cercle bien fermé, les gens ils connaissent et puis ils font leur boul, ils font leur deal dessus55. »

54 Pour toutes ces raisons, le partenariat avec les agences de coopération commence à devenir problématique de plusieurs façons. En premier lieu, il semble impliquer la cooptation d’Africulturban au bénéfice d’intérêts étrangers. En deuxième lieu, il pose des questions quant à la pérennité de l’économie musicale du genre rap au Sénégal : Certains ont affirmé qu’il fallait refuser les 300 millions de Macky Sall56, mais si on doit aller les chercher à l’Institut français ou chez Eiffage57, qu’est-ce que ça change ? L’aide au développement est une perfusion. Organiser un festival avec de l’argent extérieur n’a aucun sens58.

55 Amadou Fall Ba soutient ici, à l’inverse d’autres acteurs du rap, qu’il est préférable d’accepter les subventions de l’État, quand celui-ci les propose de manière publique, à celles d’agences de coopération qui dépendent de la volonté d’Etats étrangers et qui par conséquent, peuvent s’arrêter du jour au lendemain. Cependant, l’objectif du festival pour les années suivantes va plutôt dans le sens de l’établissement d’un modèle économique qui puisse permettre au festival de gagner de l’argent : Moi je serais content d’ici l’année prochaine ou en 2016 que tous les artistes, toutes les personnes qui travaillent dans ce festival vont être rémunérées. (Tant que) j’arrive pas à faire ça, moi j’ai pas réussi. Que ça soit stable. C’est un projet tu vois, moi-même j’ai mon salaire là-dessus, parce que je travaille, j’ai une maison, je paye des factures etc. tant qu’on arrive pas à ça en fait, un modèle, business model59.

56 Depuis les éditions 2015 et 2016, le festival a procédé à deux ruptures. En premier lieu, le festival n’a désormais lieu que dans certains lieux de la capitale, tels que le centre culturel Douta Seck où ont eu lieu la quasi-totalité des concerts du festival. Questionné à ce propos, Amadou Fall Ba m’a expliqué qu’il s’agissait de revaloriser ce centre culturel et d’entrer en cohérence avec la politique du maire de la ville de Dakar, laissant de côté la revalorisation des territoires de « banlieues » par le rap. Ce premier changement signale une certaine volonté de chercher des compromis avec les autorités politiques au nom d’un certain pragmatisme, comme le révèle la réponse de Amadou Fall Ba à mes interrogations sur le soutien politique au festival : non ils nous soutiennent, c’est un compromis, c’est tout et on l’assume totalement. (…) de toute façon, y’a que les politiques qui changent les choses. Parce qu’ils ont la légitimité et la légalité. Ils peuvent prendre les sous et décider où vont aller les sous. Et ça c’est leur droit. C’est pas vrai ? Donc si tu veux travailler avec eux aussi faut, tu n’es pas obligé d’être avec eux hein, mais tu dois juste avoir la subtilité de voir comment gérer tout ça60.

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57 Amadou Fall Ba est depuis 2014 chargé de mission auprès du maire de Dakar au sujet des cultures urbaines. Il administre aussi, provisoirement, la Maison des Cultures urbaines, située en ville de Dakar, en charge de la distribution du Fonds d’appui aux cultures urbaines, créé par le Ministère de la Culture et de la Communication, tout en maintenant des liens auprès du maire de Pikine au sein d’Africulturban. L’Acte III de la décentralisation décidée en décembre 2013 ayant pour objectif de consacrer un nouveau réaménagement du territoire permet à chaque collectivité locale de disposer d’un budget propre géré de façon autonome. En collaborant avec ces deux partenaires, les mairies de Pikine et de Dakar, Amadou Fall Ba montre ainsi sa maîtrise des enjeux locaux par la mise en concurrence de ces deux localités autour du secteur des cultures urbaines.

58 En deuxième lieu, les concerts qui ont lieu durant le festival sont désormais payants. Les organisateurs ont d’abord exploré en 2016 le prix d’un billet d’entrée à 5000 FCFA, pour le dernier concert du festival uniquement puis l’ont finalement baissé à un prix de 2000 FCFA, soit 3 euros, pour tous les concerts en 2017, un prix légèrement plus faible que la moyenne des concerts (3000 FCFA). Ce renoncement à la gratuité procède d’une revalorisation des prestations ainsi que d’une volonté nouvelle de création de richesses dans l’objectif d’attractivité du festival. Ces stratégies, avec d’autres, lui ont permis, depuis 2015, d’inviter lors de son festival, et de rémunérer, des artistes de rap de renommée internationale.

Conclusion

59 La réorganisation du festival augure de nouveaux questionnements sur l’émergence d’une nouvelle économie musicale du rap au Sénégal ainsi que sur le nouveau rôle de l’État sénégalais dans le subventionnement du secteur des « cultures urbaines ». Le Festa 2H est un exemple parmi d’autres des solutions entreprenariales trouvées par les acteurs du rap au Sénégal. Par son succès néanmoins, et les exemples qu’il inspire, les initiatives prises par les organisateurs sont significatives des changements actuels de l’économie musicale rap sénégalaise ainsi que de ses évolutions futures.

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Références discographiques

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Y’EN A MARRE, Dok ak sa gox. Plusieurs interprètes. Clip Youtube (en ligne).

NOTES

1. Tel que présenté par exemple en une du magazine The Economist en décembre 2011. Cf. « The Hopeful Continent : Africa Rising », The Economist, décembre 2011 (en ligne : https:// www.economist.com/node/21541015). 2. MBAYE Jenny Fatou, Reconsidering Cultural Entrepreneurship: Hip Hop Music Economy and Social Change in Senegal, Francophone West Africa, thèse de doctorat en philosophie, London, London School of Economics and Political Science, 2011. 3. Sur la base d’entretiens avec des entrepreneurs musicaux au Sénégal et au Burkina Faso, Mbaye effectue une typologie en trois catégories: entrepreneurs culturels locaux, entrepreneurs musicaux cosmopolites, entrepreneurs du hip hop. 4. SAGOT-DUVAUROUX Jean-Louis, « La gratuité, une utopie réalitaire », Mouvements, vol. 45-46, no 3, 2006, p. 55‑61. 5. BOMSEL Olivier, Gratuit ! : Du déploiement de l’économie numérique, Paris, Folio, 2007. 6. LE GALL-ELY Marine, URBAIN Caroline, BOURGEON-RENAULT Dominique, GOMBAULT Anne et PETR Christine, « La gratuité : un prix ! », Revue française de gestion, no 186, 2008, p. 35‑51. 7. NDOUR Saliou, « L’industrie musicale au Sénégal : étude d’une évolution », MUDIMBE V. Y. (dir.), Contemporary African Cultural Productions, Oxford, African Books Collective, 2013, p. 129‑176. 8. MOULARD-KOUKA Sophie, Senegal yewuleen ! Analyse anthropologique du rap à Dakar : liminarité, contestation et culture populaire, thèse de Doctorat en Anthropologie culturelle et sociale, Bordeaux, Université Victor Segalen - Bordeaux II, 2008. 9. NDOUR, « L’industrie musicale au Sénégal : étude d’une évolution ». 10. Musique urbaine dansante spécifique au Sénégal, issue de la rencontre entre la musique salsa et les percussions africaines, et louée selon Mangin (2013) par les musiciens et les fans pour son abilité à créer, reproduire et articuler des idées au sujet des identités ethniques, générationnelles, genrées, religieuses et nationales pertinentes dans le contexte Sénégalais. Cf MANGIN, Timothy Roark, Mbalax: Cosmopolitanism in Senegalese Urban Popular Music, Columbia, Columbia University, 2013, 262 pages (thèse pour l’obtention du doctorat en philosophie). 11. À titre d’exemple, et selon une information relayée par le site d’information Times24.info, partagé par un informateur sur sa page Facebook, l’actuel président sénégalais Macky Sall aurait

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offert à un chanteur de mbalax, Wally Seck, une somme de 50 millions de FCFA (l’équivalent de 100 000 Euros) pour soutenir un concert organisé à Paris Bercy dans le cadre de la promotion de la musique sénégalaise à l’étranger. 12. GREFFE Xavier, Artistes et Politiques, Paris, Economica, 2013. 13. LAGE Émilie DA, « Politiques de l’authenticité », Volume ! La revue des musiques populaires, vol. 6, no 1-2, 2008, p. 17‑32 ; ANDRIEU Sarah, « La mise en spectacle de l’identité nationale », Journal des anthropologues. Association française des anthropologues, hors-série, 2007, p. 89‑103 ; WHITE Bob W., « Pour un lacher prise de la culture », Anthropologie et Sociétés, vol. 30, no 2, 2006, p. 7-25. 14. MASOLO D. A, « Presencing the Past and Remembering the Present: Social Features of Popular Music in Kenya », RADANO Ronald (dir.), Music and The Racial Imagination, Chicago, University of Chicago Press, 2000, p. 349‑402. 15. ZANETTI Vincent, « Le griot et le pouvoir », Cahiers d’ethnomusicologie. Anciennement Cahiers de musiques traditionnelles, no 3, 1990, p. 161‑172. 16. Le terme de « politique culturelle » désigne ici les actions entreprises par l’Etat dans le secteur culturel, la culture renvoyant alors à des pratiques soit jugées comme relevant de l’art soit jugées comme relevant de l’expression de caractéristiques nationales que l’Etat se doit de promouvoir. Pour Dubois, l’émergence du secteur des politiques culturelles est le produit de l’histoire des rapports de force qui ont eu pour enjeux à la fois la définition légitime de la culture et la définition des fonctions légitimes de l’État. Cf. DUBOIS, Vincent, La politique culturelle: Genèse d’une catégorie d’intervention publique, Paris, Belin, 1999. 17. BENGA Ndiouga Adrien, « Mise en scène de la culture et espace public au Sénégal », Africa Development, vol. 35, no 4, 2010, p. 237‑260. 18. DELAS Daniel, « Regard sur la politique culturelle de Senghor (1960-1980) », Africultures, vol. 67, no 2, 2006, p. 239-243. 19. Senghor avait par exemple interdit la pratique publique du sabar, pourtant reconnue aujourd’hui comme une danse typiquement sénégalaise, car il la jugeait indécente. Depuis, d’autres lois ont régis la pratique du sabar, comme le port obligatoire de fuseau pour éviter que les femmes n’exposent leurs parties intimes, par l’ancien Président Abdoulaye Wade. 20. BENGA, « Mise en scène de la culture et espace public au Sénégal ». 21. Ibid., p. 238. 22. DIOUF Mamadou, « Les cultures urbaines entre traditions et mondialisation », DIOP Momar- Coumba (dir.), Le Sénégal contemporain, Paris, Karthala, 2002, p. 261‑288. 23. Entretien avec Matador (rappeur). Pikine, 8 novembre 2014. 24. J’ai retenu cette mise en page pour indiquer les mots en wolof, langue utilisée au Sénégal, tout au long de l’article. 25. BENGA, « Mise en scène de la culture et espace public au Sénégal », p. 172. 26. Xuman (rappeur). Communication « Les cultures urbaines au Sénégal : expression des résistances et luttes citoyennes, vecteurs de changement ». Atelier « Acteurs culturels et acteurs médiatiques en Afrique : Moteur ». Panos-Afrique de l’Ouest, Dakar, 16-18 décembre 2014. 27. Entretien avec Matador (rappeur). Pikine, 8 novembre 2014 28. SCHNEIDERMANN Nanna, « “Qui cuisine, qui mange ?” : les artistes, courtiers culturels des campagnes électorales en Ouganda », Politique africaine, no 141, 2016, p. 99‑121 (traduction de Rozenn DIALLO). 29. ATERIANUS-OWANGA Alice, « Rap et démocratie dans le Gabon contemporain : Les stratégies musicales d’invention du politique », Emulations, no 9, 2011, p. 43‑55. 30. Confrérie religieuse de l’Islam sunnite soufi fondée au Sénégal à la fin du XIXe siècle sur les enseignements du chef religieu Cheikh Ahmadou Bamba. 31. Ce terme est utilisé par McLaughlin pour décrire les tenues somptueuses du public, colorées et brillantes. Des dépenses importantes sont souvent concédées, parfois jusqu’à l’endettement, en

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vue d’évènements particuliers (comme lors de cérémonies religieuses) pour souligner un statut social. 32. She appeared on stage through an Arabesque doorway in a smoky haze emanating from a dry ice machine, proclaiming 'Bismillahi' (In the name of God) and singing the praises of Amadou Bamba, founder of the Mouride Sufi order. Immediately, members of the predominantly female audience rose to approach the stage and throw or hand the griotte significant sums of money which her dancers then collected and put in a large handbag conspicuously placed in front of Petit La, Fatou Guewel's drummer husband. The glittering procession of donors, many of whom belonged to Mouride women's organizations, continued for several hours over the course of the evening, and at several points the area at the front of the theater below the stage became blocked with more than a hundred people-Fatou Guewel's patrons attempting to throw money on the stage, and other griots singing her praises. (MCLAUGHLIN Fiona, « “In the name of God I will sing again, Mawdo Malik the Good”: Popular music and the Senegalese Sufi “tariqas” », Journal of Religion in Africa, vol. 30, no 2, 2000, p. 198, ma traduction) 33. NIANG Abdoulaye, « Hip-hop, musique et Islam : le rap prédicateur au Sénégal », Cahiers de recherche sociologique, no 49, 2010, p. 63-94. 34. Entretien avec Goormak (rappeur). Lausanne, 21 Juillet 2015. 35. APPERT Catherine M., « Locating Hip Hop origins: Popular Music and Tradition in Senegal », Africa, vol. 86, no 2, 2016, p. 237-262. 36. Entretien Amadou Fall Ba (directeur du Festa 2H). Pikine, 27 octobre 2014. 37. Institut Français de Dakar actuel est né de la réunion de l’Alliance Française et du CCF. 38. Entretien avec Maxi Krezy (rappeur). New York, 4 septembre 2015. 39. Simon (rappeur). Débat « Rap et engagement citoyen ». Atelier « Acteurs culturels et acteurs médiatiques en Afrique : Moteur ». Panos-Afrique de l’Ouest, Dakar, 16-18 décembre 2014. 40. AIDI Hisham, « The Grand (Hip Hop) Chessboard: “Race, Rap and Raison d’État” », Middle East Report, no 260, 2011 (en ligne : https://www.academia.edu/876879/ _Race_Rap_and_Raison_dEtat_MERIP_Fall_2011). 41. What potential does music have for contributing to civil society ? One outstanding example among many is the Hip Hop scene in Senegal. It turns the spotlight on unacceptable conditions in Senegal including health, migration to Europe and the large number of people dying accross the Mediterranean. Doug E. Fresh said Hip Hop is supposed to uplift and create, to educate people on a larger level and to make a change. This is what Hip Hop does in Senegal. It has becomed the mouthpiece for a whole generation of self-confident young Africans, la génération consciente, who wants to shape the future of their society. Présidente d’une fondation allemande active dans la promotion culturelle. Allocution enregistrée lors d’un festival, 2015, ma traduction. 42. Entretien avec Amadou Fall Ba (directeur du Festa 2H). Pikine, 27 octobre 2014. 43. Entretien avec Ama Diop (producteur). Dakar, 10 décembre 2014. 44. http://africulturban.com/a-propos/. Je mentionnerais plus en avant ce que recoupe le concept de « cultures urbaines » utilisé dans la communication de l’association Africulturban. 45. Entretien avec Amadou Fall Ba (directeur du Festa 2H). Pikine, 13 juin 2015. 46. Entretien avec Goormak (rappeur). Lausanne, 21 juillet 2015. 47. Aujourd’hui encore, ces ateliers se déroulent pendant le festival sous la forme d’initiation au djing, au marketing ou aux métiers des cultures urbaines. Ces expériences ont mené à mettre en place une école de formation, appelée Hip Hop Akademy depuis 2010. 48. AALST Irina Van et MELIK Rianne van, « City festivals and urban development: does place matter? », European Urban and Regional Studies, vol. 19, no 2, 2012, p. 195‑206. 49. Amadou Fall Ba, Conférence « Leaders du Hip Hop », Ghip Hop, Guédiawaye, 28 décembre 2014. 50. Entretien avec Amadou Fall Ba (directeur du Festa 2H). Dakar, 17 octobre 2014. 51. CHARRY Eric, « African Rap : À Capsule History », CHARRY Eric (dir.), Hip Hop Africa : New African Music in a Globalizing World, Bloomington, Indiana University Press, 2012, p. 1-26.

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52. MOULARD-KOUKA Sophie, « Le rap à Dakar. Mise en perspective du local et du global dans une culture populaire urbaine au Sénégal », RAIBAUD, Yves (dir.), Quand la musique vient aux territoires, Bordeaux, MSHA/CNRS, 2009. 53. Le concours est financé par l’Union Européenne. 54. Amadou Fall Ba, Conférence « Leaders du Hip Hop », Ghip Hop, Guédiawaye, 28 décembre 2014. 55. Entretien avec un rappeur, Dakar, Sénégal, décembre 2014. 56. Président sénégalais depuis 2012. 57. Groupe de construction et de concession français, il a notamment obtenu, lors du mandat présidentiel d’Abdoulaye Wade (2000-2012), le contrat pour construire et gérer l’autoroute à péage qui traverse Dakar pour la relier à la banlieue. 58. Amadou Fa Ball, cité par Nicolas Michel pour la revue Jeune Afrique. Cf. Michel, Nicolas, Au Sénégal, le Hip Hop comme contre-pouvoir, in Jeune Afrique (en ligne : http:// www.jeuneafrique.com/mag/327418/culture/senegal-hip-hop-contre-pouvoir/). 59. Entretien avec Amadou Fall Ba. Pikine, 27 octobre 2014. 60. Entretien avec Amadou Fall Ba (directeur du Festa 2H). Pikine, 13 juin 2015.

RÉSUMÉS

À l’aune des 30 ans d’existence de la pratique du rap au Sénégal, ce qui était d’abord une passion aux yeux de jeunes, attirés par une nouveauté venue d’ailleurs, s’est transformé en moyen d’insertion économique et sociale à mesure que les premiers rappeurs sont devenus pères et chefs de famille. Cet article envisage à travers une étude de cas les stratégies d’acteurs du rap au Sénégal pour pouvoir vivre de leur musique. Comme décrit dans la thèse de Jenny Fatou Mbaye, ces acteurs sont des « entrepreneurs Hip Hop », à savoir des acteurs qui ont pour caractéristique la volonté de changer leur champ de pratique en s’inscrivant dans les normes locales de l’entreprenariat culturel tout en s’inspirant des normes de l’économie Hip Hop. L’article discute la façon dont la transformation de ces normes s’articule autour du concept de gratuité sur la base d’entretiens et d’un terrain ethnographique mené auprès d’acteurs impliqués dans la production et la diffusion de la musique rap à Dakar en 2014 et 2015. L’article développe une étude de cas pour illustrer ses processus : le festival de Hip Hop Festa 2H. Ce festival se présente comme « le premier festival de Hip Hop et de cultures urbaines en Afrique de l’Ouest ». Il fête en 2018 sa 13e édition, remarquable stabilité dans un contexte où de nombreux festivals ont échoué à passer le cap de la première édition, faute de ressources propres et de soutiens étatiques et privés. Depuis 2015, le festival rompt avec deux principes qui guidaient sa direction : la gratuité et l’itinérance. L’article ancre ses transformations dans des processus plus larges impactant l’économie musicale du rap sénégalais qui relèvent d’enjeux liés à la promotion de la culture nationale par les États africains et du rôle des agences internationales de coopération.

INDEX

Mots-clés : Rap, Sénégal, entreprenariat Hip Hop, gratuité, agences de coopération

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AUTEUR

CÉCILE NAVARRO Cécile Navarro est titulaire d’un master à l’université de Neuchâtel en Lettres et Sciences Humaines avec un cursus spécialisé en Migration et Citoyenneté effectué auprès de la Maison d’Analyse des Processus sociaux (MAPS). Son sujet de mémoire portait sur les discours de migrant.e.s d’origine africaine au sujet de la catégorie Africains comme productrice de catégorisations et d’appartenances identitaires dans un contexte suisse marqué par l’acceptation de l’initiative « pour le renvoi des étrangers criminels » en novembre 2010. Depuis 2014, elle a obtenu une bourse doc.ch du Fonds National Suisse pour la Recherche Scientifique afin de réaliser un travail de doctorat sur les mobilités d’acteurs de la scène rap sénégalaise. Les résultats de ce travail, récoltés au moyen d’un terrain multi-site, suggèrent que les mobilités jouent un rôle complexe dans les trajectoires professionnelles des acteurs de rap (accession à la notoriété, processus de professionnalisation, capacité à vivre de sa musique mais aussi perte de crédibilité, abandon de la musique) et sont les catalyseurs de conflits et d’inégalités entre ceux qui acquièrent un capital transnational par la mobilité et ceux qui sont astreints à l’immobilité. Le travail développe aussi des réflexions sur la performance d’appartenances genrées, nationales et situationnelles dans le cadre d’évènements (concerts, festivals, conférences).

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Le subventionnement des concerts symphoniques dans les départements français entre 1861 et 1969 Une préhistoire de la politique musicale de l’État et une géographie de la France musicale

Yannick Simon

1 Le défaut de politique musicale de l’État avant la fondation d’un secrétariat d’État aux Affaires culturelles en 1959 ne signifie pas l’absence de diffusion de la musique sur l’ensemble du territoire français. Si, pour plagier André Malraux, le ministre des Affaires culturelles nommé par le général de Gaulle à ce poste créé spécialement pour lui en 1959, on peut dire que l’État ne l’a pas attendu pour ne rien faire1, les collectivités locales, et plus encore les forces vives et les « mélomanes actifs2 » des territoires ont fait preuve d’un prosélytisme ayant obligé les pouvoirs publics à réagir dès 1878. C’est ce que les travaux de Myriam Chimènes sur le budget de la musique ont montré3. La présente étude s’inscrit dans leur prolongement, en tentant de décrypter ce que dissimule la ligne « concerts populaires » du budget de la France, et dans la perspective de dresser une géographie musicale de la France aux XIXe et XXe siècles.

2 Il est pourtant indéniable que, jusqu’au « Plan de dix ans pour l’organisation des structures musicales françaises » initié par Marcel Landowski en 1969, l’État, plutôt qu’il ne finance l’activité symphonique des départements, apporte d’abord sa caution à des sociétés de concerts4. Plus que des moyens financiers indispensables, il délivre des encouragements, c’est-à-dire une protection prenant la forme d’une subvention. Pour autant, tout en opérant une rupture radicale, au niveau des moyens mis en œuvre et des objectifs poursuivis, le Plan Landowski s’inscrit dans la continuité d’une structuration progressive de la politique musicale de l’État. Celle-ci prend la forme d’une commission dont les attributions toujours plus larges en font progressivement une sorte de Conseil supérieur de la musique au sein de l’administration des Beaux- arts5. Cette structuration s’accompagne, à partir des années 1930, d’une ambition

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corporative et nationaliste – dont la période de Vichy n’est pas le paroxysme – qui prédomine sur le renouvellement des publics. Malgré une incontestable prise en considération de l’activité musicale dans les départements depuis le début de la IIIe République, le rapport entre les institutions musicales, de facto parisiennes, et les sociétés des régions n’est pas fondamentalement modifié avant le Plan Landowski. Celui-ci stabilise une géographie musicale de la France jusqu’à présent mouvante, mais néanmoins marquée par des points d’ancrage importants et inégalement répartis sur le territoire.

3 Tout en étant quantitative, cette étude est à la recherche de ce que nous disent les chiffres de la création musicale, du goût musical et de la diffusion de la musique en France dans le domaine spécifique du concert symphonique sur une longue période. Elle débute avec la naissance des Concerts populaires de musique classique en 1861, sous la conduite du chef d’orchestre Jules Pasdeloup6. La conception, l’organisation, la programmation, le public visé, le rayonnement et le succès des Concerts Pasdeloup en font un élément fondamental de l’histoire du concert symphonique en France. Il marque le début d’une longue période qui se clôt en 1969 avec l’adoption du Plan Landowski.

L’absence de politique et de décentralisation culturelles

4 En France, il faut attendre l’avènement de la Ve République et la création d’un secrétariat d’État aux Affaires culturelles pour voir se dessiner et se mettre en place une véritable politique culturelle, qui plus est, à l’échelle du territoire français7. La période précédente s’était étendue sur près d’un siècle et caractérisée par une incertitude née de l’abandon brutal de la fonction principale de la culture jusqu’en 1870, l’apparat et le rayonnement du pouvoir monarchique ou impérial. Ce renoncement imprévu ne se traduit pas par l’émergence immédiate d’un nouveau paradigme. Globalement, entre 1861 et 1969, la politique culturelle reste un ensemble composite, flou et toujours en cours de redéfinition par des acteurs différents qui se contestent la légitimité de l’entreprendre. En effet, longtemps, les artistes et les intellectuels ont eu les premiers le monopole de cette définition et se sont déclarés en faveur de « la séparation des Beaux-arts et de l’État8. » Cette défiance a pour corollaire l’absence d’engagement financier de l’État dans le domaine de la culture. Seules les institutions nationales sises à Paris bénéficient de son aide. Mais cette forme de séparation des pouvoirs revendiquée par les artistes eux-mêmes évolue progressivement. Ils finissent par s’approprier le discours sur l’État protecteur et son pendant, le financement public. Dans le même temps, comme le montrent les rapports qui accompagnent chaque année le vote du budget de l’État, les parlementaires s’immiscent dans le débat sur la définition de la politique culturelle : utilité économique, grandeur nationale et moralisation des masses sont les trois arguments mis en avant par l’État pour justifier son intervention dans le domaine culturel. Dans cette optique, une meilleure répartition des moyens dans l’espace français n’est jamais perçue comme une priorité.

5 Pendant un siècle, la décentralisation est le parent pauvre d’une politique culturelle de l’État très embryonnaire. Car si le centre se fait un devoir d’irriguer sa périphérie, il ne s’en donne jamais les moyens. Et même si, comme nous le verrons, progressivement à

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partir de 1878, des crédits sont alloués à cette cause, ils le sont dans des proportions très faibles. Dans ce domaine, plus que les réalisations, ce sont les écrits et des vœux pieux qui prévalent sur l’ensemble de la période étudiée. Pour le moins, ils témoignent de la prise de conscience progressive du problème. Sous le Second Empire, la question est d’autant plus d’actualité que se développe à grande vitesse le réseau ferroviaire, instrument idéal de la décentralisation et de la circulation de la musique.

6 Paru en 1857 dans la Revue des deux mondes, un article du musicographe Paul Scudo intitulé « La musique en province » est l’un des signes de la prise de conscience, dans la capitale, de la renaissance de l’activité musicale dans les départements français9. Scudo fait remonter à une vingtaine d’années la résurrection d’une vie musicale annihilée par la Révolution10. Tout en constatant le « triste état11 » des théâtres lyriques, il loue l’activité des sociétés musicales qui ont « beaucoup contribué à la propagation de l’art musical12. » Mais tout en présentant la centralisation comme un reste de la monarchie, Scudo n’associe pas son constat à une requête en faveur de ces nouveaux acteurs de la vie musicale contrairement à Antoine-Louis Malliot.

7 Compositeur et chanteur né à Lyon et exerçant son activité de critique musical à Rouen à partir de 1846, Malliot13 est un militant de la décentralisation lyrique à laquelle il consacre un long plaidoyer dans un ouvrage paru en 1863, La musique au théâtre14. En 1865, dans le prolongement du décret du 6 janvier 1864 relatif à la liberté de construire et d’exploiter un théâtre qui répond partiellement à ses attentes15, Malliot adresse une pétition au Sénat en faveur de la « Fondation des théâtres impériaux de province16. » Il réclame que la ville de Paris fournisse elle-même à ses propres théâtres la moitié de ce que l’État leur donne (1 600 000 francs) et que les 800 000 francs ainsi économisés soient répartis entre les établissements des régions, dénommés « théâtres impériaux de la province », en contribuant à leur financement à hauteur de 50 % de la subvention municipale ; cette aide serait soumise à la condition que les villes susceptibles d’en bénéficier créent un conservatoire de musique. Tout comme la suivante présentée en 186617, cette requête ne connaît pas une issue positive. Elle n’en traduit pas moins une attente, celle des acteurs de la vie musicale des départements, et un besoin, celui des compositeurs dont le nombre croissant les incite à rechercher de nouveaux débouchés pour leurs ouvrages lyriques en dehors de la capitale18. La décentralisation musicale de papier ne s’arrête pourtant pas avec l’échec des deux pétitions de Malliot19. Les rapports et les projets avortés ne manquent pas mais ils sont moins concrets que certaines initiatives personnelles isolées.

8 Les quarante-quatre concerts de l’orchestre des Concerts populaires de musique classique et de son chef d’orchestre Jules Pasdeloup en dehors de Paris entre 1864 et 1883 sont au nombre de celles-là20. Il n’est pas à exclure que ces voyages d’une formation comptant parfois jusqu’à soixante-quatorze instrumentistes soient une première en France. Certes, des solistes se déplacent depuis longtemps sur l’ensemble du territoire21, mais il est probable que les voyages de l’orchestre de Pasdeloup sont une innovation. Ils doivent beaucoup au réseau ferroviaire seul en mesure de permettre le déplacement d’une telle cohorte et le transport des instruments. Pasdeloup et son orchestre effectuent des déplacements uniques pour un ou deux concerts et, dans un cas (à Bordeaux en 1882), pour une série de treize représentations. Ils entreprennent aussi quatre tournées qui les amènent à visiter à chacune d’entre elles de deux à cinq villes. Opération à la fois éducative et commerciale, les concerts Pasdeloup décentralisés ne bénéficient d’aucune aide de l’État. Leur rentabilité fait d’autant moins

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de doute que la pratique des voyages orchestraux se poursuit bien après le décès de Pasdeloup en 1887. Édouard Colonne et Charles Lamoureux l’imitent avec leur propre formation. Bien accueillies par le public, ces initiatives le sont beaucoup moins par les acteurs de la vie musicale locale qui y voient une forme de concurrence déloyale22. Leurs protestations s’appuient sur un fait : la vie musicale dans les villes françaises n’est pas atone. C’est cette réalité que nous allons dorénavant tenter d’aborder non sans mesurer la difficulté d’une telle entreprise.

9 Restée au stade d’incantation, la décentralisation considérée comme une politique volontariste induite par le centre n’est pas pertinente pour comprendre la réalité de la vie musicale dans les départements français avant les années 1970. Parallèlement, il convient d’admettre que l’absence d’implication de l’État n’est nullement la conséquence d’un manque. En réalité, en marge, en complément ou en remplacement de l’activité théâtrale, des villes françaises, grandes, moyennes ou plus petites abritent une vie musicale plus ou moins intense. Cette activité est autonome, dans la mesure où elle repose sur les efforts d’individus et/ou de groupes sociaux, mais aussi parce qu’elle s’autofinance, avec le concours plus ou important des collectivités locales – prioritairement les municipalités et, dans une moindre mesure, les conseils généraux23. Dans le même temps, cette activité est en partie dépendante du centre, pour ce qui est des instrumentistes et chanteurs, de leur formation, ou encore des partitions qu’ils interprètent.

10 Cette histoire de la vie musicale en France dans les départements depuis la Révolution reste à écrire. La bibliographie consacrée au Concert en France des origines à 1 914 pourrait donner à penser que l’espace musical français a fait l’objet de nombreuses publications24. Néanmoins, indépendamment des monographies dédiées à une ville, ou plus rarement à une région, le sujet n’a pas donné lieu à une synthèse même sur une période limitée, que ce soit pour le théâtre lyrique ou pour la musique instrumentale. En revanche, le cadre scientifique de la recherche est clairement identifié grâce aux ouvrages publiés entre 2003 et 2008 dans le prolongement du projet « Musical Life in Europe (1600-1900) : Circulation, Institutions, Representation » (European Science Foundation), qui en sont naturellement les fondements25.

Les débuts du financement de la musique par l’État (1878-1914)

L’action de Pasdeloup

11 Si elle ne saurait suffire à évaluer ses ambitions et réalisations, l’approche quantitative offre un coup d’œil éclairant sur la politique culturelle de l’État. Quelles sommes et quelle part de son budget l’État consacre-t-il à la musique ? Telle était la question posée par Myriam Chimènes pour la période de la IIIe République26. La réponse tient en quelques mots : très peu et encore moins pour les départements ! Alors qu’il entretient les institutions lyriques de la capitale depuis le XVIIe siècle, l’État n’accorde aucune subvention directe et pérenne à une société de concerts avant 187827. Cette année-là, Jules Pasdeloup adresse une pétition aux députés dans laquelle il réclame l’aide de la puissance publique pour financer ses concerts populaires de musique classique28. Il obtient gain de cause et le budget de l’État s’enrichit d’un nouveau chapitre intitulé « Encouragements aux concerts populaires » (chapitre no 44 bis) qui profite

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simultanément à l’Association artistique des concerts du Châtelet d’Édouard Colonne. Très faibles (20 000 francs pour Pasdeloup, 3 500 francs pour Colonne et 1 500 francs répartis entre plusieurs sociétés partiellement identifiées), les sommes en jeu sont dix fois inférieures à celles consacrées à l’enseignement musical et près de cinquante fois à celles réservées à l’art lyrique. Il n’empêche que le financement de la musique symphonique est la principale innovation de la IIIe République dans ce domaine artistique avant la politique des commandes d’œuvres qui n’apparaîtra qu’en 193829. Sous des appellations variables, le chapitre budgétaire accordant des subsides aux sociétés de concerts populaires est reconduit d’année en année pendant toute la IIIe République. Les principales sociétés parisiennes qui en bénéficient voient leur nom mentionné dans le budget de l’État sous la forme d’un article du chapitre nouvellement créé. C’est le cas pendant presque toute la période étudiée des Concerts Colonne, à partir de 1878, et des Concerts Lamoureux, à partir de 188130. Sans en avoir le titre, on peut dire que ces deux sociétés accèdent ainsi au rang d’institutions même si l’État ne finance que très partiellement leurs activités. Les subventions aux autres sociétés, à Paris et dans les départements, font l’objet d’une demande globale apparaissant sur une ou plusieurs lignes budgétaires. Pendant plusieurs décennies, la répartition est ensuite laissée à la discrétion du ministre de l’Instruction publique et des Beaux-arts. Pour les musicologues et les historiens, la distinction entre des subventions pérennes à des sociétés identifiées et le vote d’un budget groupé n’est pas sans conséquence dans la mesure où elle rend plus difficile, partielle ou impossible le recensement des sociétés concernées. Les conséquences de cette visibilité erratique ne sont pas minces puisque le financement par l’État est le seul instrument d’évaluation commun à toutes les sociétés musicales sur l’ensemble du territoire français à partir de 1878. En effet, la pétition adressée à l’État par Pasdeloup cette année-là ne profite pas uniquement à son rédacteur et à son principal concurrent sur le « marché » des concerts symphoniques dominicaux à Paris.

La création d’une ligne budgétaire

12 L’Association artistique d’Angers est l’une des premières sociétés de concerts départementales à bénéficier d’une aide de l’État31. En 1878, elle fait partie des sociétés qui se partagent les 1 500 francs inscrits dans le chapitre 44 bis aux côtés des 20 000 francs attribués à Pasdeloup et des 3 500 francs concédés à Colonne. Il n’est malheureusement pas permis d’identifier les autres sociétés sachant que la société angevine ne reçoit qu’un cinquième de la somme, soit 300 francs. L’année suivante, en 1879, l’aide de l’État à la société angevine est portée à 4 000 francs grâce à des crédits restés sans affectation depuis la liquidation du Théâtre-Lyrique et laissés à la disposition du ministre des Beaux-arts, au lieu d’être annulée32. Enfin, à l’occasion de la préparation du budget 1881, l’aide est transformée en véritable subvention grâce à la création d’un article du budget intitulé « Concerts populaires, matinées littéraires, sociétés musicales33 » au sein du chapitre créé pour Pasdeloup en 1878. Il est doté de 25 000 francs répartis entre des sociétés domiciliées à Angers, Bordeaux, Lille et Marseille34. Sans pouvoir l’affirmer, on peut supposer que ce sont les mêmes qui avaient obtenu quelques subsides en 1878.

13 La proposition du gouvernement ne fait pourtant pas consensus35. La commission du budget de l’assemblée nationale considère que l’État n’a pas à subventionner les concerts des régions, d’une part, parce qu’il prendrait le risque d’être submergé par les

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demandes, et, d’autre part, parce que la vocation de ces sociétés est purement municipale. Seules les sociétés parisiennes auraient un rayonnement national justifiant l’engagement de l’État : Il a paru à votre commission que ces subventions devaient être données par les municipalités et non par l’État. C’est à elles qu’il appartient d’encourager des manifestations artistiques qui ont une très heureuse influence dans la ville où elles se produisent, mais dont le reste du pays ne profite pas. C’est en vain qu’on essaierait d’assimiler les subventions demandées à celles que reçoivent les théâtres ou même les concerts de Paris. Ceux-ci ne sont pas exclusivement Parisiens [sic]. Ils rayonnent, pour ainsi dire, sur tout le pays. Ce sont les œuvres qu’ils représentent, et que seuls ils peuvent représenter, qui alimentent toutes les scènes de province, et par là ils justifient la subvention qu’ils reçoivent de l’État. Votre commission vous demande de ne pas accepter le crédit qui vous est demandé par le Gouvernement36.

14 Contre l’avis de la commission, la proposition du gouvernement est adoptée par les députés et reprise dans les mêmes termes au Sénat.

15 Parallèlement à la création de l’article, le chapitre du budget est rebaptisé « Concerts populaires et sociétés musicales des départements ». Il est désormais entièrement consacré aux sociétés de concerts, que leurs activités se déploient à Paris ou dans les départements. Le premier des trois articles est dédié aux Concerts Pasdeloup, le deuxième aux Concerts Colonne – un troisième sera créé l’année suivante pour la Société des nouveaux concerts fondée en 1881 par Charles Lamoureux – et le dernier aux « concerts populaires et sociétés musicales des départements ». Strictement identiques, la dénomination du chapitre et celle du nouvel article créé en 1881 ne sont pas sans ambiguïté. N’étant pas spécifiquement dévolu aux seules sociétés de concerts des départements, l’article va rapidement devenir un fourre-tout permettant de réunir des sociétés, d’une part, de tous types y compris des fanfares et des harmonies municipales, et, d’autre part, en tout lieu du territoire français en incluant la capitale.

Un financement brouillon

16 L’étude de la dimension budgétaire de l’embryon de politique musicale de l’État est un exercice périlleux qui n’en reste pas moins déterminant dans la perspective de dessiner une géographie de la France musicale. Comme nous avons pu l’observer en 1881, alors que chacune des sociétés de concerts parisiennes institutionnalisées est associée à un article du budget, les sociétés des régions sont traitées globalement dans un article unique. Et si les parlementaires en votent le volume, la répartition reste du ressort de la seule administration des Beaux-arts. Cette pratique artisanale perdure longtemps, ne facilitant pas le travail du chercheur contraint à l’exploration du fonds F/21 des Archives nationales de France et du Journal officiel pour trouver des informations qui sont rarement exhaustives et définitives37. C’est en 1909 qu’apparaît pour la première fois une liste complète des sociétés subventionnées dans un document parlementaire. À ces difficultés, viennent s’ajouter d’autres facteurs.

17 L’intitulé des chapitres et articles du budget, la définition des termes qu’ils contiennent et ce qu’ils regroupent sont placés sous le sceau d’une instabilité permanente. Le chapitre créé en 1878 à la demande de Pasdeloup et intitulé « Encouragements aux Concerts populaires » connaît quatre autres titres avant la Première Guerre mondiale : « Subventions aux Concerts populaires et aux matinées littéraires » (1879-1880) ;

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« Concerts populaires, matinées littéraires, sociétés musicales » (1881-1896) ; « Concerts populaires et sociétés musicales à Paris et dans les départements » (1897-1900) ; « Concerts populaires et sociétés musicales à Paris et dans les départements et œuvres de décentralisation artistique » (1901-1914). En outre, cette évolution ne reflète qu’imparfaitement celle du contenu du chapitre, exception faite de la permanence des deux articles consacrés aux Concerts Colonne et Lamoureux pendant toute la période étudiée38. De fait, le nombre des articles et leurs titres connaissent de nombreux changements tandis que les bénéficiaires des aides de l’État ne sont pas tous des orchestres symphoniques donnant des concerts populaires. On y trouve aussi des théâtres populaires et des sociétés musicales non symphoniques (fanfares ou harmonies municipales, sociétés de musique de chambre, chœurs) tant parisiennes que régionales. C’est uniquement en 1909 que les sociétés symphoniques et les fanfares ou harmonies municipales sont clairement séparées dans deux chapitres distincts. Par ailleurs, il n’est pas rare que deux sociétés aux activités identiques ne soient pas réunies sous le même article : des sociétés de concerts symphoniques figurent dans l’article consacré aux concerts populaires mais aussi dans celui intitulé « décentralisation artistique » qui voit le jour en 1902. À l’évidence, au regard de son expression budgétaire, l’embryon de politique musicale de l’État se caractérise par une grande confusion qui témoigne de l’absence d’une véritable politique musicale à l’échelle du territoire français clairement définie. Dans ce domaine, le volontarisme s’avère insuffisant. Indépendamment des institutions parisiennes, les régions ne font pas l’objet d’une politique spécifique d’encouragement, bien au contraire. Alors qu’ils étaient réservés à des sociétés provinciales en 1881, les crédits de l’article intitulé « Concerts populaires à Paris et dans les départements » sont affectés à des sociétés parisiennes à hauteur de 50 % en 190739. Le rééquilibrage envisagé dans les années suivantes se heurte à la faiblesse des moyens et pose la question de leur dispersion au détriment d’une approche qualitative40.

18 La confusion régnant dans les documents budgétaires rend illusoire toute comparaison qui ne reposerait pas sur une identification précise des sociétés encouragées. Pour autant, il n’est pas inutile d’en revenir aux chiffres globaux mentionnés par Myriam Chimènes41. En retranchant de l’ensemble les sommes attribuées aux trois sociétés de concerts parisiennes institutionnalisées (Pasdeloup, Colonne et Lamoureux), on constate que l’État consacre aux concerts des crédits compris entre 25 000 francs en 1881 et 135 500 francs en 1914. Une augmentation significative mais un volume dérisoire au regard des budgets des sociétés de concerts.

Encouragements et caution de l’État

19 Il convient de le redire : ne reposant pas sur des sources exhaustives, le recensement des subventions distribuées par l’État aux sociétés de concerts non institutionnelles comporte une part d’approximation que nous avons naturellement tenté de réduire, par le dépouillement des documents d’archives et la consultation du Journal officiel. Pour la période postérieure à 1 903, on pourra utiliser en priorité le « Relevé des allocations aux sociétés musicales, concerts populaires et œuvre de décentralisation artistique » répertoriant département par département les subventions versées par l’État à des sociétés musicales entre 1904 et 192542. Nous le ferons néanmoins avec prudence dans la mesure où, d’une part, il n’a pas été complété pendant toute la période de la Première Guerre mondiale, et, d’autre part, parce que la distinction n’est

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pas opérée entre les différentes formes de sociétés43. Il n’empêche que la tenue de ce répertoire est le signe d’une évolution significative du financement de l’État. En 1902, était apparu un nouvel article du budget intitulé « Décentralisation artistique ». Doté de 25 000 francs, il venait s’ajouter à celui consacré aux concerts populaires qui restait alimenté, pour sa part, à hauteur de 28 000 francs.

20 La période antérieure à la création de cet article budgétaire se caractérise par un financement réduit tant par le volume que par le nombre des villes concernées. Elles sont au nombre de dix entre 1881 et 1902 : • Angers : Société des concerts populaires • Bordeaux : Société de Sainte-Cécile • Boulogne-sur-Mer : Société des concerts du conservatoire • Lille : Société des concerts populaires • Lyon [Sociétés indéterminées] • Marseille : Société des concerts populaires et Association artistique des concerts classiques • Nancy : Concerts populaires / Concerts du conservatoire • Perpignan : Société de musique classique • Roubaix : Association symphonique des concerts du conservatoire • Valenciennes : Société des concerts populaires

21 Dans cet ensemble, on relèvera en priorité le nom des sociétés ayant bénéficié d’une subvention de l’État dès 1881 : la Société des concerts populaires d’Angers (fondée en 1877), la Société de Sainte-Cécile de Bordeaux (1843), la Société des concerts populaires de Lille (1877), la Société des concerts populaires de Marseille (1880). Cette dernière est la seule à connaître une existence éphémère puisqu’elle disparaît en 1884 et cède sa place à la plus pérenne Association artistique des concerts classiques à partir de 1886. On gardera en mémoire le nom de ces villes dont l’activité symphonique est pratiquement constante et intense pendant toute la période étudiée. À l’exception de Marseille, elles seront toutes bénéficiaires du Plan Landowski après 1969. Sans être également réparties, elles forment ensemble l’esquisse d’un grand arc aux pourtours du territoire français dont la capitale est l’épicentre.

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Sociétés de concerts subventionnées entre 1881 et 1902

22 Il est malheureusement impossible de déterminer précisément sur l’ensemble de la période 1881-1902 le montant des subventions reçues par chacune de ces quatre sociétés. Les chiffres sont néanmoins connus avec assurance pour l’une d’entre elle, l’Association artistique d’Angers. Entre 1881 et 1893, date à laquelle la société interrompt ses activités (avant de les reprendre en 1898), elle perçoit de l’État entre 5 000 francs et 8 000 francs44. Malgré l’absence d’éléments de comparaison, tout porte à croire que l’Association artistique d’Angers est la société de concerts française la mieux dotée par l’État. Bien que connus uniquement à partir de 1896, les chiffres pour les autres sociétés le confirment. On peut estimer qu’ils sont inchangés depuis plusieurs années, voire même depuis 1881, ou, s’ils ont évolué, qu’ils ont plutôt augmenté. De 1896 à 1902, la Société de Sainte-Cécile de Bordeaux perçoit entre 2 400 francs et 2 500 francs, la Société des concerts populaires de Lille entre 2 000 francs et 2 200 francs et l’Association artistique des concerts classiques de Marseille entre 5 000 francs et 5 500 francs.

23 Les autres villes sont subventionnées plus tardivement et dans des proportions plus faibles. La première concernée est Perpignan pour sa Société de musique classique fondée en 1880. Pour le moins, elle reçoit une subvention de 500 francs en 1884 et 1885, puis, entre 1886 et 1891, un subside d’un montant indéterminé. Fondés en 1884, les Concerts populaires de Nancy se voient attribuer une subvention de 1 000 francs à partir de 1886. Il n’est pour autant pas permis d’affirmer qu’elle est reconduite tous les ans et, si elle l’est, à la même hauteur45. Deux villes du département du Nord situées à proximité de Lille, Valenciennes et Roubaix, s’ajoutent à cet ensemble. La première pour la Société des concerts populaires fondée en 1888. Elle perçoit entre 300 francs et 500 francs à partir de 1893. La seconde pour l’Association symphonique de l’école nationale de musique fondée en 1889. De 1895 à 1914, elle reçoit 500 francs par an. Non

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loin de là, à Boulogne-sur-Mer, la Société des concerts du conservatoire se voit attribuer une gratification en 1891. Dernier maillon du cercle qui entoure la capitale, la ville de Lyon est mentionnée à quelques reprises entre 1878 et 1902 dans des documents budgétaires sans qu’il soit permis de déterminer avec précision le nom des sociétés concernées – la principale de cette ville, la Société des grands concerts, ne voit le jour qu’en 1905.

24 Le financement des concerts s’accroit et s’élargit grâce à l’introduction de l’expression puis de l’article « Décentralisation artistique » dans le chapitre du budget consacré aux concerts en 190146. Même si les effets ne se font sentir qu’en 1903, cet article est doté d’un montant de 25 000 francs en 1902, soit une somme presque identique à celle réservée aux concerts populaires et aux sociétés musicales. Avant d’être celui d’une ambition, l’introduction de cet article est le signe d’un échec puisque, contrairement à celui consacré aux concerts, qui aurait dû être réservé aux régions, il exclut tout financement de la vie musicale à Paris. Alors qu’elles étaient moins de huit chaque année jusqu’en 1902, les sociétés de concerts symphoniques subventionnées sont au nombre de dix-neuf en 1911 même si une incertitude persiste du fait de la confusion entre les sociétés de concerts symphoniques et les sociétés musicales. Outre celles déjà présentes avant 1903, figurent désormais des sociétés ayant pour siège douze autres villes47 :

Montant minimal Dates extrêmes du Date de la et maximal de la Ville Nom de la société subventionnement sur fondation subvention (en la période étudiée francs)

Société des auditions Amiens* 1904-1914 50 / 150 classiques

Société des concerts Angers 1877 1881-1914 3 000 / 8 000 populaires

Société des concerts Angoulême* 1904-1914 300 / 300 populaires

Société Belfort* 1907-1913 50 / 300 philharmonique

Société des concerts Besançon* 1907 1908-1914 25 / 300 symphoniques

Société de Sainte- Bordeaux 1843 1881-1914 2 400 / 3 500 Cécile

Boulogne- Société des concerts 1891 ? sur-Mer du conservatoire

Association artistique des Caen* 1908-1911 150 / 800 grands concerts caennais

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Société symphonique des La Rochelle* 1910-1913 100 / 100 concerts populaires48

Société Sainte-Cécile 1858 1904-1913 300 / 300

Le Havre* Association artistique des 1891 1913 500 concerts populaires

Société des concerts Lille 1877 1881-1914 2 000 / 4 000 populaires

Sociétés ? ? indéterminées Lyon Société des grands 1905 1908-1914 300 / 2 500 concerts

Société des concerts 1881 ? populaires

Marseille Association artistique des 1886 1891-1914 5 000 / 5 500 concerts classiques

Montpellier* Schola cantorum 1906-1909 500 / 500

Concerts populaires Nancy / Concerts du 1884 1886-1914 350 / 1 000 conservatoire

Association nantaise Nantes* 1911 1911-1913 1 500 / 1 500 des grands concerts

Société des concerts Narbonne* 1904-1914 100 / 300 populaires

Société de musique Perpignan 1880 1884-1902 ? / 500 classique

Rennes* Société des concerts 1874 1909-1914 500 / 1 000

Association symphonique de Roubaix 1889 1895-1914 500 / 500 l’école nationale de musique

Société des concerts Toulouse* 1902 1903-1914 1 200 / 2 500 du conservatoire

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Société des concerts 1888 1891-1901 300 / 300 populaires Valenciennes Société des concerts 1913 1913-1914 200 / 200 du conservatoire

Sociétés de concerts symphoniques subventionnées par l’État entre 1881 et 1914

25 L’étude des montants et celle des dates extrêmes permettent de comparer les sociétés de concerts françaises avant la Première Guerre mondiale et d’en dresser une cartographie. Comprises entre 50 francs et 8 000 francs, les subventions de l’État entre 1881 et 1914, une période sans inflation, sont très variées. Elles prennent naturellement en compte l’activité et les besoins des sociétés même s’il est impossible d’identifier les critères retenus. Dans cet ensemble, les sociétés dont les subventions ont atteint un montant au moins égal à 1 000 francs apparaissent comme les principales sociétés de concerts françaises en dehors de Paris avant la Première Guerre mondiale. Y figurent la Société des concerts populaires d’Angers, la Société de Sainte-Cécile de Bordeaux, la Société des concerts populaires de Lille, la Société des grands concerts de Lyon, l’Association artistique des concerts classiques de Marseille, les Concerts du conservatoire de Nancy, l’Association nantaise des grands concerts (Nantes), la Société des concerts de Rennes et la Société des concerts du conservatoire de Toulouse.

26 Plus généralement, le subventionnement des sociétés de concerts se caractérise par une forte disparité confirmée par un document rédigé peu avant 191449. Les Concerts populaires des départements répertoriés y sont au nombre de douze dans les villes d’Angers, Angoulême, Bordeaux, Le Havre, Lille, Lyon, Marseille, Nancy, Nantes, Rennes, Roubaix et Toulouse50. Outre quelques appréciations générales sur les sociétés, ce document indique le montant de la subvention de l’État et le nombre des concerts

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donnés par saison. Si, à Angoulême, la subvention équivaut à 42 francs par concert, elle atteint 666 francs à Lille. Cette forte différence ne doit pas dissimuler le fait que, même lorsqu’elles sont abondamment dotées, les sociétés de concerts ne peuvent considérer les subventions de l’État autrement que comme un complément. Et si l’apport financier est apprécié, c’est davantage la reconnaissance de l’État qui est recherchée.

27 La faiblesse des moyens distribués nous conduit effectivement à nous interroger sur le rôle de ces subventions et à nous demander si elles sont indispensables aux sociétés départementales qui les perçoivent. S’agissant de l’Association artistique d’Angers, la subvention de 300 francs qu’elle reçoit en 1878 représente 0,6 % de ses recettes, celle de 4 000 francs 7,2 % l’année suivante et celle de 5 000 francs 15 % en 1881. Cette dernière proportion, assez exceptionnelle en fait, n’est certes pas négligeable, mais force est de constater que la subvention de l’État n’a joué aucun rôle dans la fondation de l’Association artistique d’Angers. Elle n’est pas déterminante pour l’existence de la société mais permet d’en augmenter le nombre des concerts au cours de la saison. Tout autant, sinon plus, c’est la possibilité d’en faire état sur les affiches et programmes de salle qui motive les dirigeants de la Société à solliciter l’État. C’est pourquoi ils font ajouter sur le programme du concert prévu trois jours après la décision d’attribuer 300 francs à la Société en 1878, la mention « Subventionnée par le Ministre de l’Instruction publique et des Beaux-arts ». En fait, cette mention est une caution dont on trouverait peut-être dans le statut de succursale du conservatoire l’équivalent dans le domaine de l’enseignement musical51. L’État cautionne des sociétés qu’il considère méritantes sans associer ce parrainage à un engagement financier significatif et déterminant. Les demandes adressées à l’administration des Beaux-arts confirment cette orientation. Fondateur de l’Association symphonique de l’école nationale de musique de Roubaix, Julien Koszul demande « une petite somme, à titre d’encouragement », en précisant que « ce serait un grand stimulant pour les musiciens et un argument puissant auprès de l’administration municipale52. » Plus qu’un soutien financier indispensable à la survie de la société, Koszul a besoin d’une reconnaissance institutionnelle qu’il pourra faire valoir auprès des autorités municipales lorsqu’il sollicitera leur concours pécuniaire dans des proportions qu’il espère bien plus larges.

La structuration progressive du protocole de subventionnement et l’intervention des inspecteurs de l’enseignement musical

28 La pratique consistant à s’adresser directement à l’administration des Beaux-arts pour réclamer une aide, comme le fait Koszul en 1895, est la plus courante. Cependant, la multiplication des demandes pousse les autorités à définir progressivement un protocole d’attribution qui semble se mettre en place au moment où est créé l’article « décentralisation artistique ». De fait, en 1903, probablement pour la première fois, Koszul associe à sa demande des informations qui lui ont visiblement été réclamées : recettes, dépenses et programmes de la saison précédente, composition de l’orchestre, montant de la subvention municipale, règlement de la société. Dans le même temps, le directeur des Beaux-arts adresse au préfet du département du Nord un formulaire pré- imprimé afin de recueillir son avis sur la demande. L’attribution de la subvention est désormais assujettie au respect de ce protocole tandis que l’avis du préfet peut en influencer le montant53. La démarche poursuivie par Koszul à Roubaix est identique pour Bernard Crocé-Spinelli à Toulouse la même année 190354. Elle reste en vigueur au moins jusqu’à la Première Guerre mondiale, laissant à l’administration toute lattitude

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pour effectuer la répartition des crédits votés par le parlement avec le concours, il est vrai, des inspecteurs de l’enseignement musical.

29 Avant même la création du corps des inspecteurs de l’enseignement musical en 1884, un inspecteur des Beaux-arts joue un rôle déterminant dans le subventionnement des sociétés de concerts des départements. Il ne s’agit pas d’Henri Reber ou d’Ernest Reyer, inspecteurs des succursales du conservatoire de 1871 à 1880 pour le premier et de 1881 à 1884 pour le second, mais d’Armand Gouzien, nommé inspecteur des Beaux-arts dans les départements et commissaire du gouvernement auprès des théâtres nationaux en 188055. Avant même cette date, son action en faveur de l’Association artistique d’Angers avait été déterminante. Présent à Angers le 4 novembre 1877 pour le concert inaugural de la société, il en fut l’un des membres honoraires fondateurs56.

30 L’histoire du subventionnement des sociétés de concerts est parallèle à celle du corps des inspecteurs de l’enseignement musical57. Alors que le contrôle des succursales du conservatoire dans les départements est assumé par un inspecteur unique depuis 184258, un arrêté du 28 janvier 1884 procède à son remplacement par « neuf inspecteurs de l’enseignement de la musique dans les succursales du conservatoire, les écoles nationales et dans les maîtrises59. » Un arrêté du 17 mai 1884 modifie la composition de cet ensemble désormais constitué d’un inspecteur général et de six inspecteurs dont les noms ne sont cependant pas mentionnés60. Même si elle est soumise à quelques incertitudes61, la liste des membres du corps des inspecteurs de l’enseignement musical en 1884 et 1914 peut être établie : Ernest Reyer (1884-1909) remplacé par Alfred Bruneau (1909-1932) (inspecteurs généraux) ; Ernest Guiraud (1884-1892) remplacé par Gabriel Fauré (1892-1905) ; Théodore Dubois (1884-1896), non remplacé ; Charles Lenepveu (1884-1910) remplacé par Paul Dukas (1910-1934) ; Victorin de Joncières (1884-1904) remplacé par André Gédalge (1904-1926) ; Henri Maréchal (1884-1921) ; Gustave Canoby (1884-1903) remplacé par Paul Véronge de La Nux (1903-1928 ?). Même si les deux arrêtés de 1884 n’en font pas état et limitent leur champ d’intervention aux succursales du conservatoire, les inspecteurs sont aussi chargés de superviser les sociétés de concerts.

31 Cette mission semble venir s’ajouter à la fonction officielle des inspecteurs très rapidement après la création de leur corps en 1884. On en relève les traces dans les archives, sans présager qu’elles soient les premières, dès 1889. C’est le cas à Roubaix où des rapports d’inspection sont évoqués par Julien Koszul pour justifier sa demande de subvention62. Le rapport que Gustave Canoby consacre à l’Association symphonique de l’école nationale de musique de Roubaix le 28 février 1896 est représentatif du genre63. Le ton est bienveillant et l’objectif est avant tout de soutenir les efforts en faveur de la musique symphonique déployés par les musiciens. Les inspecteurs recommandent l’attribution, le maintien ou l’augmentation des encouragements pécuniaires de l’État. Du reste, les sociétés de concerts sont les premières à réclamer la visite d’un inspecteur qu’elles considèrent comme un honneur. La présence d’André Gédalge au concert de l’Association symphonique de l’école nationale de musique de Roubaix du 15 mai 1904 est ainsi mentionnée sur le programme de salle64. À partir de cette époque, les inspections deviennent régulières et officielles. Le périodique fondé en 1901 par Jules Combarieu, La Revue musicale, s’en fait l’écho et annonce les déplacements des inspecteurs sans indiquer néanmoins ses sources. Ainsi, apprend-on dans la livraison du 1er février 1904 que :

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l’inspection des Grands Concerts populaires s’effectuera de la façon suivante pour l’année 1904 : M. Maréchal, Marseille et Nancy ; M. Gédalge, Lille ; M. Fauré, Angers ; M. Lenepveu, Bordeaux65.

32 En fait, l’évaluation de l’orchestre devient progressivement un élément indispensable dans le processus de subventionnement des sociétés de concerts et une mission des inspecteurs de l’enseignement musical aussi importante que celle des succursales du Conservatoire. Amenés à se déplacer sur l’ensemble du territoire, et non pas uniquement dans les villes dotées d’une école conventionnée, les inspecteurs acquièrent une vision globale de l’univers symphonique français et la possibilité d’en établir une hiérarchie. C’est ainsi que, dans son rapport du 1er mai 1911, de retour de la ville rose, André Gédalge peut écrire : « la Société des concerts de Toulouse m’a paru, et de beaucoup, la meilleure et la plus intéressante de celles que j’ai entendues jusqu’ici en province66. » Ce jugement le conduit à réclamer de la part de l’État un engagement financier plus important que celui qu’il apporte à d’autres sociétés d’une qualité jugée moindre.

Élan brisé et difficile retour à la normale (1914-1929)

33 La Première Guerre mondiale vient mettre un coup d’arrêt au processus hésitant mais néanmoins réel du subventionnement de la musique en France. Le lent retour à la normale s’opère parallèlement à l’émergence de trois inventions susceptibles d’influencer considérablement la vie musicale en général et celle des orchestres en particulier : l’enregistrement électrique (qui annonce une large diffusion des phonographes et des disques 78 tours), la radiodiffusion et le cinéma parlant. La brutale crise économique qui commence en 1929 vient déstabiliser encore plus un secteur en pleine convalescence67.

L’effondrement de la Première Guerre mondiale

34 Les hommes partis au front, les orchestres – très peu ou pas du tout féminisés – sont obligés d’interrompre leurs activités pendant une période plus ou moins longue. C’est notamment le cas de la Société des concerts populaires d’Angers et de la Société des concerts de Toulouse qui ne donnent aucun concert entre 1914 et 1918. Ces deux renoncements provisoires sont l’expression de la baisse et de la faiblesse de l’activité symphonique pendant la Première Guerre mondiale sur l’ensemble du territoire français. Pour sa part, l’État se montre moins généreux et plus soucieux de concentrer les deniers publics vers l’effort de guerre. Les documents budgétaires et les archives portent la trace – ou plus exactement l’inverse – de ce déclin brutal. Aussi, alors qu’il était réalisable de manière presque exhaustive pour la période antérieure à la guerre, le recensement des sociétés de concerts françaises subventionnées entre 1914 et 1918 devient impossible. Il faut en revenir aux chiffres globaux publiés par Myriam Chimènes. Le budget de la musique passe de 165 500 francs en 1914 à 49 900 francs en 1918. La chute est d’autant plus brutale que les deux sociétés de concerts institutionnalisées, Colonne et Lamoureux, conservent chacune la subvention de 15 000 francs qu’elles recevaient avant guerre. Doté de 46 000 francs en 1914, l’article

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« Concerts populaires et sociétés musicales à Paris et dans les départements et œuvres de décentralisation artistique » est réduit à 7 500 francs en 1918. Dans le même temps, celui consacré à la décentralisation passe de 74 000 francs à 5 400 francs. Les deux articles dédiés au subventionnement des concerts subissent ensemble une diminution de près de 90 % entre 1914 et 1918. Elle traduit tout autant la volonté de l’État de financer prioritairement la guerre que la réduction du nombre de sociétés actives prêtes à solliciter des aides. C’est ce que confirme un document d’archives de 1918 sur lequel le nom des principales sociétés subventionnées est suivi de la mention « n’a pas reçu depuis 191468. » En outre, le chapitre des grands concerts se voit doter d’une nouvelle mission, celle de la propagande artistique à l’étranger (« Subventions aux œuvres de propagande théâtrale à l’étranger »)69.

Un retour à la normale difficile

35 Il faut attendre 1920 pour retrouver les traces d’un financement dans des proportions identiques à 1 913. De plus, du seul point de vue quantitatif, il évolue peu jusqu’en 1928 : 12 sociétés de concerts symphoniques se partagent 20 400 francs en 1920 ; elles sont 17 à se voir attribuer globalement 23 800 francs en 1928. Tous les orchestres existants au moment du déclenchement de la guerre ne sont pas en mesure de se reconstituer ou de redéployer une activité justifiant l’octroi d’une subvention de l’État70. C’est notamment le cas de la Société des auditions classiques d’Amiens, la Société philharmonique de Belfort, la Société de Sainte-Cécile et l’Association artistique des concerts populaires du Havre, l’Association nantaise des grands concerts, la Société des concerts populaires de Narbonne et la Société des concerts de Rennes. D’autres formations, souvent plus anciennes et dotées de subventions plus importantes, reprennent leurs activités à l’image de la Société des concerts populaires d’Angers, la Société de Sainte-Cécile de Bordeaux, la Société des concerts populaires de Lille, la Société des grands concerts de Lyon, l’Association artistique des concerts classiques de Marseille, les Concerts du conservatoire de Nancy, l’Association symphonique des concerts du conservatoire de Roubaix, la Société des concerts du conservatoire de Toulouse et la Société des concerts du conservatoire de Valenciennes. Dans le même temps, quelques sociétés nouvelles sont adoubées par l’État : la Société des concerts du conservatoire de Metz, une ville qui a réintégré la France à l’issue du conflit mondial, la Société des concerts du conservatoire de Rennes (1897) qui prend la place de la Société des concerts fondée dans cette ville en 1874 et la Société des concerts du conservatoire de Toulon (1906).

36 On remarquera que ces sociétés nouvellement subventionnées, même si elles ne viennent pas toutes de voir le jour, ont délaissé l’appellation autrefois si courante de « concerts populaires ». L’abandon de cette expression devenue désuète est moins le signe d’un renoncement qu’un constat qui s’impose à tous, celui de l’impérieuse nécessité de penser le concert pour un public le plus large possible. Dans ce processus l’année 1930 occupe une place importante puisque l’État fait lui aussi disparaître l’expression de son budget : le chapitre « Concerts populaires à Paris et dans les départements et œuvres de décentralisation artistique » est rebaptisé « Concerts à Paris et dans les départements, musiques populaires et œuvres de décentralisation artistique ».

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Montant minimal Dates extrêmes du Date de la et maximal de la Ville Nom de la société subventionnement sur fondation subvention (en la période étudiée francs)

Société des concerts Angers 1877 1920-1929 4 000 / 7 000 populaires

Société des concerts Angoulême 1920-1923 300 populaires

Société des concerts Besançon 1907 1920-1929 300 / 500 symphoniques

Société de Sainte- Bordeaux 1843 1920-1929 2 500 / 5 000 Cécile

Concerts populaires Caen de l’école nationale 1923-1929 200 / 500 de musique**

Calais* Société Éolienne** 1926-1929 200 / 1 000

Association Carcassonne* symphonique des 1901 1927-1929 150 / 200 concerts**

Société des concerts Dijon* 1920-1929 1 000 / 3 500 du conservatoire**

Société La Rochelle 1815 1929 1 000 philharmonique**

Société des concerts Lille 1877 1920-1929 2 500 / 5 000 populaires

Société des grands Lyon 1905 1920-1929 3 500 / 5 000 concerts

Association artistique Marseille des concerts 1886 1920-1924 500 / 5 000 classiques

Société des concerts Metz* 1925-1929 100 / 3 000 du conservatoire**

Concerts du Nancy 1884 1920-1929 2 000 / 5 000 conservatoire

Société des concerts Rennes 1897 1920-1929 500 / 5 000 du conservatoire**

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Association symphonique de Roubaix 1889 1920-1929 250 / 3 500 l’école nationale de musique

Société des Thouars* 1921 1929 300 concerts**

Société des concerts Toulon* 1906 1920-1929 200 / 1 000 du conservatoire**

Société des concerts Toulouse 1902 1920-1929 2 000 / 5 000 du conservatoire

Société des concerts Tourcoing* 1929 2 000 du conservatoire**

Société des concerts Valenciennes 1913 1920-1929 250 / 2 500 du conservatoire

Sociétés de concerts symphoniques subventionnées par l’État entre 1920 et 192971

37 Presque insignifiant, l’engagement pécuniaire de l’État conserve le principe de la caution ou de l’adoubement jusqu’en 1929. Le rédacteur d’une note évoque même à la fin de la décennie « un simple encouragement moral72 ». Il est vrai que la subvention accordée à la Société des concerts du conservatoire de Toulouse en 1921 ne représente que 3,5 % de ses recettes73 et que celle de la Société des concerts du conservatoire de Valenciennes atteint uniquement 2,2 % ! La situation est d’autant plus problématique que l’État donne d’une main ce qu’il récupère de l’autre à travers des taxes dont le

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poids grandissant est dénoncé. Aymé Kunc, directeur de la Société des concerts du conservatoire de Toulouse, les évalue à 5 000 francs pour la saison 1920-1921, soit le double de la subvention accordée par l’État qui, au demeurant, n’est pas le seul en cause74.

38 Comme l’ensemble des spectacles, les concerts sont associés à trois taxes différentes : le droit des pauvres, la taxe d’État, la taxe municipale75. L’ancestral droit des pauvres est encore en vigueur même si le prélèvement de 10 % de la recette initialement mentionné dans la loi du 7 frimaire an V [27 novembre 1796] a été réduit à partir de 1876, date à partir de laquelle l’ensemble des taxes ne peut excéder 5 % des recettes. Instaurée par la loi du 30 décembre 1916, la taxe d’État dite « taxe de guerre » a été maintenue et prévoie le prélèvement de 5 % du prix net des places (c’est-à-dire déduction faite de toutes les autres taxes). Enfin, la troisième taxe est municipale, les communes étant autorisées depuis 1920 à prélever une taxe sur les spectacles ne pouvant excéder 50 % de l’impôt d’État. Problématique nouvelle, les taxes constituent pour les sociétés de concerts une contrainte supplémentaire dans un environnement particulièrement difficile, alors que les aides de l’État restent symboliques. Cependant, à partir de 1930, l’État va s’impliquer davantage dans ce secteur et mettre en place une commission spécifiquement dédiée à l’attribution des subventions aux sociétés de concerts.

Le temps de la Commission des concerts (1930-1967)

Naissance et genèse de la Commission des concerts

39 L’instauration, en 1930, d’un organisme consultatif dédié à la musique, dont le modèle pourrait être le Conseil supérieur des Beaux-arts créé en 187576, est l’aboutissement d’un processus déjà ancien77. Sans remonter au comité souhaitant instaurer un théâtre lyrique départemental en 188878, on peut notamment évoquer « la Commission consultative instituée auprès du sous-secrétariat d’État des Beaux-arts, en vue d’examiner les mesures à prendre pour favoriser les intérêts de l’art dramatique et lyrique et le développement des théâtres populaires » en 190579. Son action ne semble guère se prolonger au delà d’une année80. La longévité de la « commission consultative chargée de donner son avis sur la répartition et les encouragements affectés par le budget des Beaux-arts à la décentralisation musicale, à l’occasion des représentations dans les théâtres des départements, d’œuvres lyriques de compositeurs français n’ayant pas encore été joué » semble identique. Instaurée par un arrêté du 23 mai 191281, elle réunit un compositeur, un inspecteur général de l’enseignement musical, des parlementaires, des membres de l’administration du sous-secrétariat des Beaux-arts, des représentants de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques [SACD]. Le rapport rédigé à la veille de la Première Guerre mondiale par deux membres de cette commission, le compositeur Xavier Leroux et l’auteur et critique dramatiques Adolphe Aderer (membre de la Commission de la SACD), n’aura guère laissé de traces dans la vie musicale française82. Moins focalisées sur le théâtre lyrique et plus ambitieuses sont les tentatives prises une fois la paix revenue.

40 L’instauration le 8 novembre 1928 de la Commission pour la rénovation et le développement des études musicales témoigne de la volonté de l’État de faire participer l’ensemble des acteurs de la vie musicale à la réflexion sur sa propre action83. Rassemblant soixante-dix-neuf membres, cette commission présente ses conclusions, le

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8 janvier 1931, sous la forme d’un long rapport rédigé par son secrétaire général, l’inspecteur de l’instruction publique Charles L’Hôpital84. Catalogue d’intentions et synthèse des souhaits du monde musical (interprètes, compositeurs, enseignants, facteurs d’instruments, éditeurs, organisateurs de spectacles), ce rapport apparaît comme un état des lieux sur lequel pourraient reposer la définition d’une véritable politique musicale. Émanation de la commission, le Comité national de propagande pour la rénovation et le développement de la musique (rebaptisé Comité national de propagande pour la musique en 1930) fera de ce rapport une sorte de programme dont les propositions seront préconisées, et parfois adoptées, au cours des années 1930 et 1940. C’est dans le contexte des travaux de la Commission pour la rénovation et le développement des études musicales qu’est créée une commission consultative au sein même du sous-secrétariat d’État des Beaux-arts.

41 Instaurée par un arrêté du 15 mars 1930, la « commission consultative chargée de donner son avis sur la répartition du crédit inscrit au budget des Beaux-arts sous la rubrique « Décentralisation lyrique » (subventions à des théâtres des départements à l’occasion de la représentation d’œuvres lyriques, non encore jouées, de compositeurs français) » est rapidement amenée à se prononcer sur des questions touchant un domaine plus large que celui du seul opéra. C’est pourquoi elle est remplacée par la Commission consultative des concerts et de la décentralisation artistique par un arrêté du 21 janvier 1932. Les attributions de cette commission sont beaucoup plus larges puisque elle est chargée de donner son avis « sur la répartition des crédits inscrits au budget des Beaux-arts en faveur des sociétés de concerts et des œuvres de décentralisation artistique (grandes sociétés musicales à Paris et dans les départements, œuvres de décentralisation artistique, théâtre de plein air et décentralisation lyrique) », mais aussi, « sur toutes les questions qui lui sont soumises par l’administration des Beaux-arts. » Pour la première fois, une commission a pour mission de donner son avis sur toutes les questions liées à la musique et non plus seulement sur celles du seul théâtre lyrique.

42 La redéfinition de la commission consultative entre 1930 et 1932 doit beaucoup à la question des subventions aux sociétés de concerts françaises. La loi de finances du 16 avril 1930 ayant assujetti la délivrance des subventions aux sociétés de concerts à l’existence de cahier des charges, un groupe de travail est mis en place par le directeur général de l’administration des Beaux-arts. La clause du cahier des charges étant déjà imposée aux sociétés de concerts institutionnalisées depuis 1897, il est par conséquent question de l’étendre à toutes les formations en activité sur le territoire français85. Le constat est néanmoins fait qu’une telle obligation n’est pas envisageable compte tenu de la faiblesse des subventions accordées aux sociétés de concerts. En revanche, il est décidé d’imposer à toutes les sociétés souhaitant obtenir un subside de l’État d’avoir à leur tête un chef d’orchestre de nationalité française et de ne pas compter plus de 5 % de musiciens étrangers. Par ailleurs, « aux plus importantes, et aux mieux dotées (notamment les sociétés des concerts de conservatoires) on imposera d’inscrire au programme un quart au moins de musique française86. » Alors que l’attribution des subventions reposait uniquement sur les évaluations qualitatives des inspecteurs et le caractère populaire du projet artistique, elle dépend désormais de considérations prioritairement idéologiques et corporatives : la musique et les musiciens français d’abord. Ce nationalisme musical institutionnalisé, qui voit le jour au début des années 1930 sous la pression de compositeurs et de représentants des principales sociétés de concerts87, restera une priorité pendant plus de trois décennies. Les

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discussions du groupe de travail se concrétisent par la rédaction de l’arrêté du 20 août 1931 « instaurant les conditions auxquelles est subordonnée l’attribution éventuelle d’une subvention par l’administration des Beaux-arts aux Sociétés de concerts88. » Il présente les deux clauses (nationalité française du chef d’orchestre et d’un minimum de 95 % des instrumentistes ; un quart de musique française dans les programmes) comme des conditions d’admission incontournables avant de dresser la liste des documents devant accompagner la demande transmise par le préfet89. L’arrêté du 20 août 1931 est adressé aux sociétés de concerts susceptibles de solliciter une subvention et devient la pièce centrale du dispositif.

43 Étant désormais admis que la question des sociétés de concerts et celle de leur subventionnement avaient pris une place importante dans la politique musicale de l’État, la commission consultative instaurée le 15 mars 1930 ne pouvait qu’être redéfinie et voir son champ d’intervention élargi. Ce sera chose faite le 21 janvier 1932. Sa composition est elle aussi révisée. Présidée par le directeur général des Beaux-arts, elle réunit le directeur du Conservatoire, l’inspecteur général et les inspecteurs de l’enseignement musical, le chef du bureau des théâtres, l’administrateur de la Comédie- Française, le directeur de l’Odéon, le président ou un représentant de la SACD, Alfred Bachelet (directeur du conservatoire de Nancy, membre de l’Institut), Gustave Charpentier (membre de l’Institut), Adolphe Boschot (critique musical et membre de l’Institut), Romain Coolus (auteur dramatique), Maurice Donnay (de l’académie française), Georges Hue (membre de l’Institut), Pierre Lalo (critique musical et membre du conseil supérieur de l’enseignement du conservatoire), Charles-Marie Widor (secrétaire perpétuel de l’académie française). Malgré ses compétences en matière de décentralisation, seul l’un de ses membres, bien que né à Paris, Alfred Bachelet, peut être considéré comme un représentant des sociétés de concerts des régions.

Les premiers pas de la Commission

44 Résultant d’une meilleure prise en compte de la musique par l’État, la naissance de la Commission des concerts voit néanmoins le jour dans un contexte anxiogène, celui de la généralisation de l’enregistrement électrique facilitant et améliorant la production des disques, de l’inexorable essor de la radio et du cinéma sonorisé, mais aussi de la crise économique dont les effets se font sentir dès le début de la décennie. La grande enquête menée en 1930 par Le Courrier musical est l’une des manifestations des craintes qui frappent le secteur musical. Des dizaines de réponses émanant de compositeurs, instrumentistes, organisateurs de concerts, élus et parlementaires, sont publiées sur pas moins de dix-sept pages90. Deux articles plus développés sont publiés dans des livraisons ultérieures. Ils sont signés Raymond Charpentier91 et Pierre Lalo92. Pour ce dernier, les causes sont spirituelles et matérielles mais des remèdes sont envisageables, notamment en augmentant les subventions de l’État. Dans une note de l’administration des Beaux-arts, le constat est fait que « beaucoup de sociétés, surtout dans les départements, auraient déjà dû disparaître si elles n’avaient le secours des libéralités privées93. »

45 Il n’est pas certain que l’activité de la Commission des concerts soit déterminante pour les sociétés de concerts des régions devant surmonter les difficultés financières qu’elles rencontrent. Dans la pratique, le rôle des inspecteurs de l’enseignement musical reste prédominant et c’est le premier d’entre eux, Alfred Bruneau, du moins jusqu’à son

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décès en 1934, qui soumet des propositions aux membres de la Commission94. Néanmoins, même si ces derniers n’y apportent que de légères modifications, il n’empêche que la répartition est validée par un collège d’experts et peut être perçue comme le classement annuel des sociétés de concerts. Connaissant mal les sociétés des régions, les membres de la Commission se montrent plus intéressés par les sociétés parisiennes et plus encore par la redéfinition permanente de leur cahier des charges.

46 De leur côté, les sociétés se conforment aux directives contenues dans l’arrêté du 20 août 1931. Elles adressent à l’administration des Beaux-arts, par la voie préfectorale, les documents et informations demandés. La nationalité des musiciens et l’origine nationale des œuvres interprétées y figurent en bonne place. Le premier point ne semble guère poser de problème. Ainsi, à Saint-Étienne, tous les membres de l’orchestre de l’Association des concerts du conservatoire sont français à l’exception d’un italien et d’un russe. À Toulouse, ils sont tous français. En ce qui concerne les œuvres interprétées, certaines sociétés semblent s’inspirer des pratiques adoptées dans la capitale en conformité avec le cahier des charges des sociétés institutionnalisées. C’est le cas à Saint-Étienne où les programmes des concerts de la saison 1932-1933 comportent six heures et trente et une minutes de musique française sur un total de dix heures et quinze minutes, soit une proportion des deux tiers bien supérieure à celle imposée – un quart95. Certains dirigeants de société se livrent à des classements par écoles nationales. C’est le cas de Fernand Lamy à Valenciennes dont la liste des œuvres exécutées pendant la saison 1931-1932 comporte quatre sections : école française, école allemande, école russe, école diverses. Au cours de la saison suivante, les écoles sont trois : française, allemande et belge. Dans les deux cas, seule l’école allemande ne compte que des compositeurs décédés96. Outre ses conséquences sur la programmation des sociétés de concerts, l’arrêté du 20 août 1931 impose une vision de l’histoire de la musique qui ne saurait se décliner autrement que sous la forme d’écoles nationales indépendantes les unes des autres et au sein desquelles la française serait privilégiée.

47 La crise que traversent les orchestres, l’intérêt croissant de l’État pour le concert, l’instauration d’une commission dédiée à la musique instrumentale et l’ambition culturelle du gouvernement de Front populaire à partir de 1936 s’accompagnent d’une augmentation significative des subventions accordées aux sociétés des régions. Sensible en 1929, elle se confirme puis s’amplifie tant du point de vue du nombre de sociétés que du volume financier : 17 sociétés subventionnées à hauteur de 23 800 francs en 1928, 20 sociétés et 56 200 francs en 1929, puis 27 sociétés et 121 050 francs en 1930 avant d’atteindre 43 sociétés et 566 100 francs en 1939. L’année 1940 voit naturellement ces chiffres diminuer. En une décennie, le nombre des sociétés subventionnées double tandis que le montant global des subventions est multiplié par dix en francs courants – par huit en francs constants. Les sociétés les plus importantes et les plus soutenues par l’État sont les premières bénéficiaires de cette évolution : la Société des concerts populaires d’Angers (4 200 F en 1928 et 56 000 F en 1939), la Société de Sainte-Cécile de Bordeaux, qui prend le titre de Société des concerts du conservatoire en 1937 (2 700 F – 35 000 F), la Société des concerts du conservatoire de Dijon (2 700 F – 18 000 F), la Société des grands concerts de Lyon, rebaptisée Association philharmonique en 1938 (3 800 F – 35 000 F), la Société des concerts du conservatoire de Nancy (2 600 F – 56 000 F), la Société des concerts du conservatoire de Rennes (600 F – 20 000 F), l’Association symphonique de l’école nationale de musique de Roubaix (500 F – 20 000 F), la Société des concerts du conservatoire de Toulon (700 F – 20 000 F), la Société des concerts du conservatoire de Toulouse (2 700 F – 56 000 F), la Société des

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concerts du conservatoire de Valenciennes (400 F – 56 000 F). Seules manquent à l’appel la Société des concerts populaires de Lille et l’Association artistique des concerts classiques de Marseille. Trois sociétés récemment fondées prennent place dans cet ensemble : la Société des concerts du conservatoire de Metz (800 F – 40 000 F), la Société des concerts du conservatoire d’Orléans (2 500 F en 1929 – 40 000 F) et l’Association des concerts du conservatoire de Saint-Étienne (1 000 F en 1930 – 40 000 F). Par ailleurs, l’augmentation du nombre de sociétés subventionnées par l’État entraîne une plus grande dissémination dans l’espace français. Entre 1930 et 1940, une vingtaine de villes supplémentaires sont recensées97 :

Montant Dates extrêmes du minimal et Date de la Ville Nom de la société subventionnement sur maximal de la fondation la période étudiée subvention (en francs)

Union symphonique Agen* 1933-1938 100 / 1 000 agenaise**

Société des concerts de Aix-en- l’école nationale de 1939-1940 1 000 Provence* musique**

Société des concerts Amiens 1933 1937-1939 1 000 / 2 000 symphoniques**

Société des concerts Angers 1877 1930-1940 12 000 / 56 000 populaires

Les Amis de la Angoulême 1930 1932-1933 250 / 300 musique**

Association des Bayonne* 1931 1932-1938 250 / 1 100 concerts Rameau**

Société des concerts Besançon 1907 1930-1939 450 / 2 000 symphoniques

Section symphonique Béthune* 1932-1933 3 000 du cercle de Béthune**

Société de Sainte-Cécile 1843 1930-1937 10 000 / 21 200

Société des concerts du 1938-1940 30 000 / 35 000 Bordeaux conservatoire**

Cercle 1837 1932-1934 250 / 600 philharmonique**

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Association des Bourges* concerts de l’école 1927 1932-1940 500 / 3 680 nationale de musique**

Orchestre de l’école Brest* 1933-1940 1 000 / 5 800 nationale de musique**

Concerts populaires de Caen l’école nationale de 1930-1940 704 / 2 296 musique

Société Éolienne 1933 2 000

Association des anciens élèves de l’école 1932-1933 2 000 / 2 500 Calais nationale de musique**

Orchestre de l’école 1935-1940 1 000 / 7 900 nationale de musique**

Châteauroux* Cercle symphonique** 1930-1939 550 / 1 000

Association des Clermont- concerts du 1939-1940 1 000 Ferrand* conservatoire**

Société des concerts du Dijon 1930-1940 7 000 / 19 200 conservatoire

Société des concerts Douai* symphoniques du 1933-1940 2 200 / 6 800 conservatoire**

Société La Rochelle 1815 1930 2 000 philharmonique

Société des concerts du Le Mans* 1933-1940 2 000 / 6 000 conservatoire**

Société des concerts Lille 1877 1930-1940 1 000 / 10 000 populaires

Société des concerts du Limoges* 1938-1940 2 000 / 3 000 conservatoire**

Société des concerts de Lorient* 1933-1940 1 400 / 5 680 l’école de musique**

Société des grands concerts / Association 1905 1930-1940 10 000 / 35 000 philharmonique (1938) Lyon

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Trigentuor instrumental 1925 1932-1939 600 / 3 400 lyonnais**98

Association artistique Marseille 1886 1932-1940 1 500 / 10 000 des concerts classiques

Société des concerts du 1930-1940 8 000 / 40 000 conservatoire Metz Société des concerts 1932-1939 100 / 1 600 Soudant**

Société des amateurs Montpellier* 1939-1 939 100 / 1 000 de musique**

Concerts du 1884 1930-1940 10 000 / 56 000 conservatoire Nancy Orchestre 1932-1933 500 / 600 symphonique**

Association symphonique des Nantes 1938 1938-1940 1 000 / 3 000 concerts du conservatoire**

Symphonie amicale de Narbonne 1932-1934 250 / 300 Narbonne**

Société des concerts du Nîmes* 1933-1940 1 000 / 5 800 conservatoire**

Orchestre symphonique 1930-1939 100 / 1 100 d’Orange** Orange* Symphonie indépendante 1930-1932 500 d’Orange**

Société des concerts du Orléans* 1921 1930-1940 2 500 / 17 000 conservatoire**

Société des concerts du Pau* 1937-1940 1 000 / 2 000 conservatoire**

Société des concerts de Reims* l’école nationale de 1938-1940 1 000 / 5 000 musique**

Société des concerts du Rennes 1897 1930-1940 10 000 / 22 320 conservatoire

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Association Roubaix symphonique de l’école 1889 1930-1940 7 000 / 22 520 nationale de musique

Société Saint-Brieuc* 1933-1940 100 / 1 300 philharmonique**

Association des Saint- concerts du 1930 1930-1940 1 000 / 40 000 Étienne* conservatoire**

Concerts de l’église Strasbourg* 1930-1939 200 / 2 000 Saint-Guillaume**

Société Tarbes* 1938-1940 1 300 / 3 000 philharmonique**

Thouars Société des concerts 1921 1930-1934 400 / 500

Société des concerts du Toulon 1906 1930-1940 3 000 / 22 400 conservatoire

Société des concerts du Toulouse 1902 1930-1940 10 000 / 56 000 conservatoire

Société des concerts du Tourcoing* 1930-1940 2 000 / 14 160 conservatoire**

Concerts de l’école Troyes* 1933-1940 1 000 / 3 680 nationale de musique**

Société des concerts du Valenciennes 1913 1930-1940 5 000 / 56 000 conservatoire

Versailles* Société des concerts** 1939-1940 7 000

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Sociétés de concerts symphoniques subventionnées par l’État entre 1930 et 1940

Les années fastes de l’Occupation

48 Les spécificités de la période de l’Occupation n’empêchent pas l’embryon de politique musicale de s’inscrire dans la continuité. Du reste, l’État français ne saurait être en désaccord avec les deux lignes de force qui caractérisent les années 1930 : la préférence nationale institutionnalisée et l’augmentation significative des subventions aux sociétés de concerts des régions. La capitale et avec elle une grande moitié – puis l’intégralité – du pays étant occupées, la décentralisation s’impose d’elle même à un gouvernement installé dans la ville de Vichy. Elle est d’autant plus assumée que les autorités nouvelles font du régionalisme l’un des axes de leur politique. Paradoxalement, c’est essentiellement depuis Paris qu’elle est conduite, du moins, dans le domaine de la musique.

49 L’occupation allemande et le régime de Vichy ne perturbent pas les activités de la Commission des concerts instaurée en 1932. Les inspecteurs de l’enseignement musical continuent d’y jouer un rôle déterminant malgré le non remplacement de l’inspecteur général depuis le décès d’Alfred Bruneau en 193499. C’est sur la base du rapport de l’inspecteur de l’enseignement musical André Bloch que s’opère la première répartition de l’Occupation au cours de la réunion du 3 décembre 1940100. Bloch détermine quatre catégories de sociétés sans que l’on puisse affirmer qu’il s’agit d’une innovation101 : les concerts des écoles nationales ; les concerts indépendants des écoles nationales ; les concerts de moindre importance ; les propositions de refus de subvention. Ces derniers n’affectent que des sociétés sans activité. Un hommage particulier est rendu à « la ville héroïque de Tours où l’on fit, paraît-il, des répétitions sous le bombardement102 ! »

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50 Dans le domaine des concerts comme dans l’ensemble de l’activité musicale, le gouvernement de Vichy s’illustre par son interventionnisme et la création de comités d’organisation dont il conserve le contrôle103. C’est ainsi qu’il est institué par un arrêté du 11 mars 1941 auprès de la direction générale des Beaux-arts, un « comité consultatif en vue de la coordination des activités des associations de concerts symphoniques subventionnées (Gabriel Pierné104, Lamoureux, Pasdeloup, Société du Conservatoire [sic]) et de l’examen des questions intéressant l’ensemble de ces associations105. » Présidé par le directeur général des Beaux-arts, ce comité consultatif a pour vice- président le directeur du Conservatoire et réunit le chef du service de l’enseignement, des travaux d’art et des spectacles, l’administrateur de la Réunion des théâtres lyriques nationaux, les présidents-chefs d’orchestre des quatre associations symphoniques concernés, le président de la Sacem, le chef de bureau de la musique et des spectacles de la direction générale des Beaux-arts. On remarquera qu’une place de choix est réservée à Claude Delvincourt, le directeur du Conservatoire nouvellement nommé106 et surtout que le corps des inspecteurs de l’enseignement musical n’est pas représenté dans ce comité dont le champ d’intervention est réduit aux sociétés institutionnalisées. Il aura rapidement à se prononcer sur les projets de refonte du cahier des charges associée à une augmentation conséquente des subventions107.

51 Le comité consultatif ne semble pas porter atteinte aux activités de la Commission des concerts dont la composition évolue afin de tenir compte du renouvellement de l’organisation de la musique opéré par Vichy. Le procès verbal de la séance du 30 mars 1943 en témoigne108. Au coté de Louis Hautecœur, directeur général des Beaux- arts, apparaissent le directeur du Conservatoire, Claude Delvincourt, le président du Comité professionnel des auteurs dramatiques, compositeurs et éditeurs de musique instauré par la loi du 30 novembre 1941109, Henri Rabaud, le président du Comité d’organisation professionnelle de la musique instauré par le décret du 24 mars 1942110, Alfred Cortot, le secrétaire général du Comité d’organisation des entreprises de spectacle instauré par un décret du 7 juillet 1941111, M. Reynaud, le directeur de l’Opéra, Marcel Samuel-Rousseau, et un inspecteur de l’enseignement musical, Joseph Szyfer. Les membres présents à cette séance du 30 mars 1943 portent leur attention, eux aussi, sur la révision du cahier des charges des sociétés de concerts institutionnalisées.

52 L’intérêt relatif porté par la Commission des concerts à ce qui est pourtant sa raison d’être, la répartition des crédits destinés aux sociétés de concerts des régions, ne doit pas masquer la hausse réelle des subventions à partir de 1942. Plus que d’une augmentation, néanmoins, il s’agit de la réaffectation de crédits initialement destinés au Commissariat à la lutte contre le chômage112. Il n’empêche que les sociétés de concerts bénéficient d’une manne inédite d’autant plus qu’elles sont moins nombreuses à se la partager. Après le pic de 1939 et deux années de baisse, 1 942 et 1 943 constituent une brève période d’euphorie, rapidement démentie par la diminution de 1944. Les crédits de 1939 sont multipliés par trois en 1943 même si, en francs constants, cette hausse est limitée à 67 %. Sur la même période, les sociétés reçoivent, en moyenne, des subventions quatre fois supérieures.

Année Nombre de sociétés subventionnées Montant global (en francs)

1939 43 566 100

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1940 36 490 000

1941 28 448 800

1942 32 1 036 250

1943 33 1 683 000

1944 30 811 000

Nombre de sociétés de concerts subventionnées et montant global des crédits répartis entre 1939 et 1944

53 La nouvelle organisation de la France, découpée en zones libre, occupée ou annexée qui sont amenées à évoluer sur l’ensemble de la période, ne modifie pas fondamentalement la géographie musicale du pays. Le cas de Metz constitue une exception : incluse dans les départements annexés par le Reich, elle ne peut plus recevoir de subvention pour sa société de concerts. Pour le reste, le subventionnement de l’État français ne tient pas compte des zones : 10 sociétés sont en zone libre, 17 en zone occupée, 5 dans les territoires rattachés au commandement militaire allemand à Bruxelles, 2 dans la zone d’occupation italienne, une dans la zone interdite113. La réduction du nombre des sociétés résulte des difficultés de la période empêchant une activité normale de la vie musicale. Ce sont essentiellement des petites sociétés qui sont concernées à l’image de la Société des concerts de l’école nationale de musique d’Aix-en-Provence, de la Société des concerts symphoniques de Besançon ou de l’Orchestre de l’école nationale de musique de Calais.

54 La réduction du nombre de sociétés subventionnées et la hausse des crédits profitent d’abord aux sociétés les plus importantes. Entre 1939 et 1943, la subvention de la Société des concerts du conservatoire de Toulouse est multipliée par cinq, celle de la Société des concerts populaires d’Angers et celles des Sociétés des concerts du conservatoire de Bordeaux, Nancy, Orléans et Rennes par quatre. Le double mouvement de réduction du nombre de sociétés et d’augmentation des crédits dessine une carte de France sur laquelle apparaît plus nettement que jamais une dizaine de villes dont une part importante est à la tête du mouvement symphonique français depuis des décennies. Le montant des subventions distribuées en 1943 permet d’en dresser un palmarès qui ne tient compte que de cet aspect quantitatif : 1/ Société des concerts du conservatoire de Toulouse (290 000 F) ; 2-3/ Société des concerts populaires d’Angers et Société des concerts du conservatoire de Nancy (200 000 F) ; 4/ Sociétés des concerts du conservatoire de Bordeaux (200 000 F) ; 5/ Association philharmonique de Lyon (90 000 F) ; 6/ Association des concerts du conservatoire de Saint-Étienne (85 000 F) ; 7-8/ Association artistique des concerts classiques de Marseille et Société des concerts du conservatoire de Rennes (80 000 F) ; 9-11/ Association symphonique des concerts du conservatoire de Nantes, Association symphonique des concerts du conservatoire de Roubaix, Société des concerts du conservatoire de Valenciennes (65 000 F).

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55 À l’évidence, les conditions particulières de l’Occupation font sortir de l’approximation, pour un temps du moins, l’embryon de politique musicale de l’État.

Montant minimal Dates extrêmes du Date de la et maximal de la Ville Nom de la société subventionnement fondation subvention (en pendant l’Occupation francs)

Société des concerts Angers 1877 1941-1944 68 000 / 200 000 populaires

Société des concerts Avignon* de l’école de 1941-1944 3 000 / 5 000 musique**

Société des concerts Bordeaux 1941-1944 35 000 / 60 000 du conservatoire

Association des Bourges concerts de l’école 1927 1941-1943 1 000 / 2 000 nationale de musique

Concerts populaires Caen de l’école nationale 1941-1942 1 250 / 2 500 de musique

Société des concerts Chambéry* 1942-1944 2 000 / 10 000 du conservatoire**

Châteauroux Cercle symphonique 1942-1943 5 000 / 7 000

Association des Clermont- concerts du 1941-1944 1 000 / 15 000 Ferrand conservatoire

Société des concerts Dijon 1941-1944 3 000 / 7 000 du conservatoire

Société des concerts Douai symphoniques du 1943-1944 2 000 conservatoire

Orchestre de Enghien-les- chambre Daniel 1944 5 000 Bains* Stirn**

Société des concerts Le Mans 1941-1943 5 950 / 16 000 du conservatoire

Société des concerts Lille 1877 1941-1944 12 000 / 30 000 populaires

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Société des concerts Lorient 1941-1944 3 000 / 8 000 de l’école de musique

Association Lyon 1905 1941-1944 35 000 / 90 000 philharmonique

Association artistique Marseille des concerts 1886 1941-1944 7 500 / 80 000 classiques

Concerts du Nancy 1884 1941-1944 50 000 / 200 000 conservatoire

Schola cantorum de 1913 1942-1944 27 500 / 45 000 Nantes**

Nantes Association symphonique des 1938 1941-1944 3 500 / 65 000 concerts du conservatoire

Société des concerts Nîmes 1942 10 000 du conservatoire

Société des concerts Orléans 1921 1941-1944 12 000 / 40 000 du conservatoire

École municipale de Poitiers* 1942-1944 10 000 / 18 000 musique**

Société des concerts Reims de l’école nationale 1941-1944 7 000 / 40 000 de musique

Société des concerts Rennes 1897 1941-1944 21 000 / 80 000 du conservatoire

Société Roanne* 1942-1944 2 000 / 5 000 philharmonique**

Association symphonique de Roubaix 1889 1941-1944 12 000 / 65 000 l’école nationale de musique

Société Saint-Brieuc 1941-1944 750 / 6 000 philharmonique

Association des Saint-Étienne concerts du 1930 1941-1944 40 000 / 85 000 conservatoire

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Société Tarbes 1941-1944 5 000 / 14 000 philharmonique

Société des concerts Toulon 1906 1941-1943 5 000 / 10 000 du conservatoire

Société des concerts Toulouse 1902 1941-1944 35 000 / 290 000 du conservatoire

Société des concerts Tourcoing 1941-1944 10 000 / 20 000 du conservatoire

Société des concerts Tours* 1941-1944 6 000 / 22 000 du conservatoire**

Concerts de l’école Troyes 1941-1944 2 100 / 15 000 nationale de musique

Société des concerts Valenciennes 1913 1941-1944 35 000 / 65 000 du conservatoire

Versailles Société des concerts 1941-1942 1 000 / 6 500

Sociétés de concerts symphoniques subventionnées par l’État entre 1941 et 1944114

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Une commission hégémonique (1944-1966)

56 Loin de mettre un terme à ses activités, le retour à la paix offre à la Commission des concerts la possibilité d’élargir son périmètre d’intervention et son influence sur la vie musicale dans une perspective nationaliste plus que jamais affirmée avec détermination.

57 Entre la fin de la guerre et la création de la direction de la musique, la Commission des concerts fait l’objet d’une dizaine d’arrêtés ministériels définissant ses compétences et la composition de ses membres. Le premier d’entre eux est celui du 10 juillet 1945 instaurant une « commission consultative chargée d’examiner les problèmes intéressant les concerts symphoniques » sans mention ni abrogation des textes précédents. La même absence de référence aux arrêtés antérieurs vaut pour celui du 9 mai 1946 instituant une « Commission consultative chargée d’examiner les demandes de subvention présentées par les sociétés de concerts de Paris et des départements. » Cette instance consultative fusionne, par un arrêté du 9 mars 1955 avec la « commission consultative chargée de délibérer sur l’emploi du crédit affecté aux commandes à des compositeurs de musique et toutes questions intéressant l’encouragement de la composition musicale instaurée par arrêté du 12 août 1947. » Cette évolution témoigne de la montée en puissance de la Commission des concerts. Les autres arrêtés qui lui sont consacrés vont dans le même sens. Ils sont relatifs à la liste des membres qui ne cesse de s’allonger en accueillant un nombre de personnalités extérieures de plus en plus élevé. Alors qu’elles étaient quatre en 1941, elles sont sept sur l’arrêté du 21 avril 1961.

58 Initialement destinée à émettre des avis sur la répartition des subventions aux sociétés de concerts, la Commission des concerts élargit progressivement son champ d’intervention. Sollicitée par l’administration des Beaux-arts, elle porte des avis sur divers sujets. Le 22 novembre 1947, Jeanne Laurent, qui préside la séance, adresse trois questions à la Commission. Elle lui demande s’il faut autoriser des artistes de l’Opéra à participer à un enregistrement du Faust de Gounod en Angleterre pour le compte de la firme La Voix de son maître. Elle l’interroge sur l’opportunité de reprendre à l’Opéra et à l’Opéra-Comique les œuvres de Richard Strauss. Sur ce point, la réponse est positive : « Compte tenu du talent de ce compositeur, des sentiments francophiles et antinazis dont il n’a cessé de faire preuve avant et pendant la guerre, la Commission émet à l’unanimité un avis très favorable à la reprise des œuvres de Richard Strauss. » Enfin, « la Commission est consultée sur l’incorporation des femmes dans les orchestres symphoniques. M. Delvincourt déclare que la nécessité d’une unité de présentation s’y oppose. La Commission adopte ce point de vue et estime d’une façon générale que la participation des femmes n’est pas souhaitable115. » Le 31 mai 1948, la commission est sollicitée pour donner son avis sur le choix de l’ouvrage lyrique qui sera donné dans le cadre de la prochaine session de l’Organisation des nations unies prévue à Paris116.

59 Parmi les sujets abordés par la Commission des concerts au cours de ses séances des premières années de l’immédiat après-guerre, figure celui de l’épuration. Des encouragements à des manifestations musicales sont refusés ou soumis à des conditions au motif qu’elles accueillent des interprètes dont le comportement sous l’Occupation est jugé critiquable. C’est le cas de Marius-François Gaillard : la Commission estime le 9 mai 1947 qu’il « serait inopportun de subventionner des concerts dirigés par M. Gaillard étant donné que la participation de ce chef d’orchestre risque d’entraîner

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des protestations analogues à celles qui ont eu lieu au cours du récital de M. Cortot117. » La subvention de 100 000 francs sera versée si Gaillard est exclu. Le chef d’orchestre sollicite lui-même l’État pour son Association des concerts Marius-François Gaillard mais se voit opposer une fin de non recevoir le 11 décembre 1947 pour des raisons identiques. Pour sa part, le 10 décembre 1948, le tout nouveau festival de Besançon, même s’il obtient finalement gain de cause, se voit reprocher d’avoir invité la pianiste Marcelle Meyer, « dont l’attitude pendant la défaite et l’Occupation n’a pas été irréprochable118. »

60 Plus que jamais, et plus encore que sous l’Occupation dont elle tente de solder les comptes, la Commission des concerts fait du nationalisme musical une priorité. Le nombre des références à la primauté de la défense de la musique française dans les comptes rendus de ses séances atteint un niveau inconnu sous l’Occupation. La place de la musique française dans les programmes et celle des chefs d’orchestres nationaux sur les estrades influencent ou conditionnent les choix de la Commission. C’est ainsi que le 11 décembre 1947 elle affirme que l’aide financière de l’État à la Société des concerts du conservatoire de Paris « se situe uniquement sur le plan artistique et qu’elle est destinée à favoriser le développement du patrimoine musical français. » Les incessantes révisions du cahier des charges des sociétés parisiennes sont dictées par cet impératif. Malgré l’absence de toute convention entre l’État et les orchestres départementaux, les orientations nationalistes de la Commission ne sont pas sans conséquence sur l’ensemble du territoire. Le 12 avril 1947, à propos d’un festival Bach à Strasbourg, Roger Désormière « fait état de témoignages qui lui ont été rapportés sur la trop grande part faite en Alsace à la musique allemande. » Le 13 mai 1949, à propos du festival d’Aix-en-Provence, le directeur de l’Opéra de Paris « tient à appeler l’attention de la Commission sur le fait que les seules représentations lyriques prévues au programme d’Aix-en-Provence sont celles de « Don Juan » et qu’elles seront jouées par des artistes étrangers ; or, la musique française, devrait occuper une place prépondérante dans ces festivals. » Le 28 juin 1950, Amable Massis, inspecteur général de l’enseignement musical, fait remarquer qu’aucune part n’a été faite à la musique française dans les programmes du premier semestre de l’Association des concerts symphoniques de Toulouse, et que, « à son avis une pénalisation s’impose, à titre d’avertissement. » Le même jour, des sanctions pécuniaires sont effectivement prises à l’encontre du festival de Besançon dont la part de la musique française dans les programmes « serait presque nulle. » Le 3 juillet 1951, une amende, sous la forme de la baisse de la subvention annoncée, est infligée au festival d’Aix-en-Provence. Les festivals sont particulièrement ciblés. Il leur est reproché, le 27 février 1952, de ne pas servir « la musique française puisque aucune œuvre de compositeurs français n’est inscrite à leurs programmes. » Ces critères se heurtent néanmoins aux attentes du public qui, selon Jeanne Laurent, « ne viendrait pas aux festivals si ceux-ci ne comportaient uniquement que des œuvres de musique française119. »

61 La distance temporelle avec l’Occupation ne s’accompagne pas d’une remise en cause de cet objectif. On en retrouve la trace en 1957, date à laquelle l’Orchestre philharmonique de Bordeaux voit sa subvention amputée malgré l’intervention du charismatique maire de la ville et ministre d’État, Jacques Chaban-Delmas. L’insuffisance de la musique française et le nombre trop élevé de chefs d’orchestre étrangers sont mis en cause120. En 1965, au cours de la séance du 15 juin, la commission approuve le barème imposé aux sociétés parisiennes. Il « tient compte des efforts faits en faveur de la musique française et contemporaine et des chefs d’orchestre et interprètes français121. » La qualité passe

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après la défense de la musique et des musiciens français : Henri Sauguet regrette que les Concerts Lamoureux soient défavorisés mais il se heurte à la réponse d’Emmanuel Bondeville qui « pense que la musique, les auteurs et les musiciens français doivent être défendus avant tout. » Cette stratégie atteint néanmoins son paroxysme et son terme puisque, au cours de la même séance, Émile Biasini, le directeur du théâtre, de la musique et de l’action culturelle au sein du ministère des Affaires culturelles, donne aux représentants des grandes associations présents à la réunion « l’assurance que dès l’année prochaine, un système nouveau de répartition des subventions sera mis en application, selon le vœu de la Commission nationale pour l’étude des problèmes de la musique122. »

62 La Commission des concerts ne se contente pas d’encourager avec beaucoup d’insistance la défense de la musique et des musiciens français, elle veut imposer un répertoire aux formations symphoniques. Cette pratique ne connaît pas d’équivalent dans l’histoire du concert en France, pas même sous l’Occupation. C’est ainsi que le 28 octobre 1947, la commission dresse une « liste d’œuvres à proposer aux associations symphoniques123. » Une centaine de compositeurs français et environ le double d’œuvres sont mentionnés. La tentation de définir un corpus des œuvres contemporaines apparaît à d’autres reprises, notamment, le 21 septembre 1948. Alors qu’un membre de la commission, le musicographe René Dumesnil propose de fournir aux associations la liste des œuvres qu’elles devraient jouer, les représentants de l’administration se montrent réticents. Jacques Jaujard « craint qu’il soit difficile d’imposer un système basé sur une trop grande contrainte, » tandis que Jeanne Laurent propose « de donner une subvention spéciale pour l’exécution de certaines œuvres déterminées ainsi que cela se pratique pour le théâtre124. » Des œuvres défendues par des sociétés de concerts font l’objet d’appréciations négatives. Au cours de la séance du 15 juin 1950, « MM. Aubert et Raugel insistent sur la médiocrité d’un ouvrage présenté en première audition, le Poème biblique de Bernard Loth 125. » Le caractère religieux de l’œuvre n’est peut-être pas sans lien avec ce type de condamnation dont le degré suivant est celui de la censure, effleurée le 29 novembre 1951. À cette date, Jeanne Laurent « fait savoir que la Messe du révérend père Martin doit être donnée par la Société des concerts du Conservatoire. Y a-t-il lieu d’interdire cette œuvre ? La Commission pense qu’elle ne peut établir une censure musicale et doit laisser la Société des concerts entièrement libre de jouer cette œuvre126. » Ce sera chose faite le 9 mars 1952.

63 Tout en élargissant son domaine d’intervention et en affirmant une doctrine nationaliste, la Commission continue d’apporter à l’État un avis sur la répartition des crédits alloués aux sociétés de concerts françaises. Sur cette question, le rôle des inspecteurs de l’enseignement musical reste prédominant tout au long de la période. Après le décès de l’inspecteur général Joseph Szyfer en 1947, son remplaçant, le compositeur Amable Massis se voit confier la mission d’organiser les évaluations des sociétés de concerts et d’en présenter une synthèse devant la commission. Sous son impulsion, des tentatives de classement et de catégorisation des orchestres sont réalisées pour faire face au nombre élevé des demandes. Le 11 décembre 1950, Massis propose un classement en six catégories basées sur l’importance de l’orchestre, le nombre des concerts avec ou sans chœur127. Ces expérimentations semblent ne pas connaître une grande fortune d’autant plus qu’elles se heurtent aux critères propres de la Commission. Il n’empêche que la dispersion des subventions fait l’objet de critiques récurrentes mais elle est présentée comme une nécessité par l’administration. Celle-ci

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redoute le pouvoir de nuisance des parlementaires des départements sur les dotations des Beaux-arts et veille à proposer une répartition qui soit aussi électoraliste des subventions aux formations symphoniques. Leur niveau restant insuffisant, elles demeurent néanmoins avant tout symboliques.

64 Même si, dans l’état actuel de nos recherches, les chiffres dont nous disposons sont parcellaires, on peut constater, du moins jusqu’à la fin des années 1950, une augmentation du nombre des sociétés de concerts subventionnées128. Après avoir été 43 en 1939, 33 en 1943 et 30 en 1944, elles sont 51 en 1958. Du reste, 1958 peut servir d’année de référence et être comparée à 1943, année faste de l’Occupation. Entre ces deux années, le montant global des subventions, en euros constants, est divisé par trois129. Si le nombre des sociétés subventionnées passe bien de 33 à 51, l’augmentation ne reflète qu’imparfaitement l’évolution, puisque plus de la moitié des sociétés subventionnées en 1951 n’existaient pas ou n’étaient pas aidées en 1943. C’est le cas des sociétés de l’est de la France : à elles seules, les villes de Metz, Mulhouse et Strasbourg perçoivent 1 300 000 francs pour ce qui pourrait être qualifié de second rattrapage après cette nouvelle période d’annexion. Pour leur part, les villes traditionnellement parmi les mieux dotées, celles d’Angers, Bordeaux, Lyon, Marseille et Nancy, conservent ce statut dont seule la ville de Toulouse est exclue. Elles sont rejointes par une cohorte de villes moyennes qui se répartissent sur l’ensemble du territoire.

Date de la Subvention (en Ville Nom de la société fondation francs)

Amiens Association des concerts du conservatoire 70 000

Angers Société des concerts populaires 1877- 300 000

Société des concerts de l’école nationale de Arras 1952- 50 000 musique

Avignon Société des concerts de l’école de musique 60 000

Besançon Société des concerts symphoniques 1907- 150 000

Bordeaux Orchestre municipal 200 000

Association des concerts de l’école nationale Bourges 1927- 100 000 de musique

Association des concerts symphoniques Brest 1947- 90 000 brestois

Caen Orchestre municipal 150 000

Cambrai Société des concerts classiques 1948- 70 000

Clermont- Association des concerts du conservatoire 160 000 Ferrand

Société des concerts du conservatoire 300 000 Dijon

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Schola cantorum 20 000

Société des concerts symphoniques du Douai 1925 / 1931- 90 000 conservatoire

Grenoble Concerts de l’école nationale de musique 1953- 200 000

La Rochelle Société philharmonique 1815- 15 000

Laval Société philharmonique 1839- 15 000

Le Mans Société des concerts du conservatoire 1928 / 1931- 90 000

Société des concerts populaires / Société Lille 1877- 140 000 des concerts du conservatoire

Lorient Société des concerts populaires 40 000

Lyon Association philharmonique (1938) 1905- 430 000

Macon Concerts de l’école municipale 30 000

Association artistique des concerts Marseille 1886- 350 000 classiques

Metz Association des concerts du conservatoire 1946- 250 000

Montpellier Orchestre municipal 40 000

Moulins Société des amis de la musique 15 000

Mulhouse Orchestre philharmonique 250 000

Nancy Société des concerts du conservatoire 1884- 250 000

Schola cantorum de Nantes 1913- 100 000

Nantes Association symphonique des concerts du 1938-1969 100 000 conservatoire

Nice Orchestre municipal 1946- 140 000

Nîmes Société des concerts du conservatoire 80 000

Orléans Société des concerts du conservatoire 1921- 70 000

Pau Société des concerts du conservatoire 30 000

Perpignan Société des concerts du conservatoire 45 000

Poitiers École municipale de musique 30 000

Reims Orchestre municipal 120 000

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Rochefort Société philharmonique 25 000

Romans Société des concerts 1948- 30 000

Association symphonique… / Société des Roubaix 1889- / 1951- 90 000 concerts du conservatoire

Rouen Concerts du conservatoire 1946- 100 000

Saint-Brieuc Société philharmonique 50 000

Saint-Étienne Association des concerts du conservatoire 1930- 100 000

Orchestre municipal 1875- 400 000

Strasbourg Concerts de l’église Saint-Guillaume 200 000

Chorale de la cathédrale 200 000

Thouars Société des concerts 1921- 10 000

Toulon Société des concerts du conservatoire 1906- 60 000

Toulouse Orchestre de chambre 175 000

Troyes Concerts de l’école nationale de musique 100 000

Valenciennes Société des concerts du conservatoire 1913- 130 000

Sociétés de concerts symphoniques subventionnées par l’État en 1958

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65 Cette liste de 51 sociétés comporte six « orchestres municipaux » dans les villes de Bordeaux, Caen, Montpellier, Nice, Reims et Strasbourg. Cette dénomination n’apparaît qu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et semble désigner une structure spécifique pour laquelle une ligne de crédit est ajoutée dans le budget de l’État. La subvention ne leur est pas octroyée directement mais par l’entremise des « villes qui entretiennent à leur frais un orchestre municipal130. » Rien ne permet de dire que cette appellation est associée à un statut spécifique et à un engagement financier précis – en 1958, les subventions varient entre 40 000 francs à 400 000 francs. On constate, du reste, que la liste des bénéficiaires est en constante évolution. En 1947, elle comprenait Bordeaux, Lille, Nancy, Nice, Mulhouse et Strasbourg. En 1951, « la Société des concerts de Rouen devient un orchestre municipal étant donné son importance131. » Le 15 juin 1965, Émile Biasini propose d’étendre la liste des orchestres municipaux en y ajoutant « certains orchestres assurant la vie musicale en Province et remplissant sensiblement le même rôle. » Aux sept actuels orchestres municipaux, à Bordeaux, Metz, Mulhouse, Nancy, Nice, Rouen et Strasbourg, seraient ajoutées les formations symphoniques d’Angers, Dijon, Grenoble, Lyon et Marseille132. Pour le moins, l’apparition de ces orchestres municipaux est un signe supplémentaire d’une volonté de différenciation plus marquée entre les sociétés de concerts. D’une certaine manière, elle annonce la fin d’une politique de maillage du territoire française à laquelle celle des pôles régionaux va bientôt se substituer.

La préparation du Plan Landowski

66 La création de la Direction de la musique au sein du ministère des Affaires culturelles et la nomination de Marcel Landowski à sa tête mettent un terme au système dont la création de la Commission des concerts en 1932 pourrait être considérée comme l’inauguration. À l’heure de la radio et des enregistrements discographiques, face à la concurrence du cinéma international et de la télévision, l’entretien d’un nombre élevé d’orchestres et le saupoudrage des deniers publics n’apparaît plus comme la solution la plus adaptée. On leur préfère la rationalisation, la professionnalisation et le rayonnement. La transformation de la Société des concerts du Conservatoire en Orchestre de Paris dès 1967 est le symbole de cette évolution de la politique musicale de l’État que Landowski étendra à l’ensemble du territoire.

67 Ces orientations sont exposées au cours de la première réunion de la nouvelle Commission des concerts créée par un arrêté du 3 mars 1967 « instaurant une commission chargée de donner au ministre son avis sur toutes les questions que celui-ci lui soumet en matière de subventions aux diverses organismes musicaux ainsi que sur celles concernant l’emploi des crédits affectés à l’exécution, l’animation, l’initiation et l’édition musicales, et plus généralement sur toute question intéressant le développement de la vie musicale133. » La rédaction de l’arrêté tient compte de l’élargissement des prérogatives de la Commission depuis la Libération. La séance du 14 mars 1967 permet au nouveau directeur de la Musique d’exposer « la nouvelle politique entreprise par M. le Ministre d’État en faveur de la Musique » : Il s’agira dorénavant, en échange de subventions plus importantes, de promouvoir et de contrôler par le moyen de conventions précises signées avec l’État par les organismes musicaux subventionnés, une politique de création, de large action culturelle et de qualité d’interprétation devant permettre, sous le contrôle de l’État un épanouissement et un rayonnement nouveau de la Musique134.

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68 Cette orientation vaut tout autant pour Paris que pour les régions où l’objectif est de constituer des orchestres régionaux de grande valeur avec deux principes : implantation locale et irradiation régionale. Deux villes sont proposées pour tester cette nouvelle politique : Lyon et Angers. Est-il besoin de rappeler qu’il s’agit de deux des principales villes françaises dans lesquelles un orchestre est actif sur une longue période et en dehors du théâtre tout en étant parmi les plus subventionnées par l’État ? Le discours a fondamentalement changé : la langue de la nouvelle Commission a recours aux mot convention, contrôle, politique de création, action culturelle, rayonnement. C’en est fini de l’objectif unique de servir la musique, les compositeurs et les musiciens français !

69 Avant même la mise en place du Plan Landowski, la politique de subventionnement des sociétés de concerts se veut plus limitative. Pour 1968, trois groupes sont constitués : les orchestres municipaux de 1re catégorie, les autres orchestres municipaux, les associations des régions135. Alors qu’ils étaient 51 en 1958, les orchestres subventionnés ne sont plus que 33 en 1969. Dans le même temps les crédits qui leur sont alloués sont en nette augmentation136. Par ailleurs, sur les tableaux récapitulant les subventions des orchestres, une colonne est réservée aux commentaires qualitatifs. Les seules sociétés subventionnées en 1969 qui ne l’étaient pas onze ans plus tôt sont l’Association des concerts du conservatoire d’Aix-en-Provence, la Société des concerts symphoniques de Dôle, la Société des concerts du conservatoire de Limoges, la Société des concerts de l’école nationale de musique de Reims, l’Association des concerts symphoniques de Bretagne (Rennes), l’Association des concerts du conservatoire de musique de Sarreguemines et la Société des concerts du conservatoire de Tours. Indépendamment de la diminution du nombre d’orchestres et de l’absence des futurs pôles régionaux, l’État encourage nettement certaines formations : l’Association des concerts symphoniques de Bretagne (12 000 francs) ; la Société des concerts du conservatoire de Dijon, les Concerts de l’école nationale de musique de Grenoble, l’Orchestre philharmonique de Mulhouse (13 000 francs) ; l’Association des concerts du conservatoire de Metz, la Société des concerts du conservatoire de Nancy (18 000 francs). Aucune des autres subventions ne dépasse 4 000 francs.

Date de la Subvention (en Ville Nom de la société fondation francs)

Aix-en- Association des concerts du conservatoire 1960- 2 000 Provence

Amiens Association des concerts du conservatoire 2 000

Avignon Société des concerts de l’école de musique 2 500

Bayonne Société des concerts du conservatoire 2 000

Bordeaux Orchestre municipal 4 000

Association des concerts de l’école Bourges 1927- 2 500 nationale de musique

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Association des concerts symphoniques Brest 1947- 2 000 brestois

Caen Orchestre municipal 4 000

Dijon Société des concerts du conservatoire 13 000

Société des concerts symphoniques du Douai 1925 / 1931- 2 500 conservatoire

Grenoble Concerts de l’école nationale de musique 1953- 13 000

La Rochelle Société philharmonique 1815- 2 500

Le Mans Société des concerts du conservatoire 1928 / 1931- 2 500

Limoges Société des concerts du conservatoire 2 000

Metz Association des concerts du conservatoire 1946- 18 000

Mulhouse Orchestre philharmonique 13 000

Concerts populaires / Société des concerts Nancy 1884- 18 000 du conservatoire

Nantes Schola cantorum de Nantes 1913- 1 000

Association symphonique des concerts du Nantes 1938-1969 1 500 conservatoire

Nice Orchestre municipal 1946- 4 000

Orléans Société des concerts du conservatoire 1921- 1 000

Pau Société des concerts du conservatoire 1 000

Poitiers École municipale de musique 1 000

Société des concerts de l’école nationale de Reims 3 000 musique

Association des concerts symphoniques de Rennes 10 000 Bretagne

Romans Société des concerts 1948- 1 000

Association symphonique… / Société des Roubaix 1889- / 1951- 2 000 concerts du conservatoire

Saint-Étienne Association des concerts du conservatoire 1930- 1 000

Strasbourg Orchestre municipal 1875- 4 000

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Tours Société des concerts du conservatoire 4 000

Troyes Concerts de l’école nationale de musique 2 000

Valenciennes Société des concerts du conservatoire 1913- 2 000

Sociétés de concerts symphoniques subventionnées par l’État en 1969

70 Plus de cent ans après la fondation des Concerts Pasdeloup, le Plan Landowski marque un tournant dans l’histoire du concert symphonique en France. L’État intègre désormais cette activité dans une politique culturelle globale privilégiant la constitution de pôles d’excellence mieux subventionnés. Cette transformation s’inscrit dans un processus inauguré en 1966 avec la fondation de la Direction de la musique au sein du jeune ministère des Affaires culturelles. La clarification de l’engagement de l’État fait suite à un siècle pendant lequel sa politique musicale n’avait jamais fait l’objet d’une définition claire et d’un investissement réel. Pour autant, l’État n’est pas totalement absent d’une activité symphonique que son soutien brouillon et timoré a pour le moins le mérite d’en éclairer la densité. Partout en France, des orchestres diffusent le répertoire symphonique dont il devient désormais nécessaire d’apprécier la qualité, la diversité et le renouvellement. Ce foisonnement se fait non pas contre ou avec l’État, mais malgré la faiblesse de son investissement. Pendant un siècle, des orchestres vivent et meurent avec pour seule aide de l’État sa caution sous la forme d’une subvention plus ou moins élevée, leur pérennité reposant avant tout sur leurs fonds propres, les recettes de billetterie et les aides des collectivités locales. On aurait néanmoins tort de ne pas observer attentivement l’engagement même insuffisant de l’État pendant un siècle. Il esquisse le tableau de la France symphonique, révèle son intensité, établit un classement dont l’un des enseignements est la suprématie d’un

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petit groupe de sociétés pendant une longue période. En elle-même, cette distinction est déjà le fruit de choix qui se dessinent progressivement et qui peuvent être assimilés à une politique musicale, même embryonnaire, à laquelle est associée une organisation dont la Commission des concerts est l’aboutissement. Mais celle-ci, plutôt que d’utiliser l’augmentation des moyens qui lui sont alloués pour encourager la diffusion de la musique sur l’ensemble du territoire en fait un instrument au service d’un projet corporatif et nationaliste que le Plan Landowski remet en cause.

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NOTES

1. « En ce qui concerne la musique, là Messieurs vous avez les uns et les autres parfaitement raison. Il y a une part de carence de l’État, mais il y a aussi – il faut bien que vous le disiez – quelque chose d’assez étrange : c’est qu’on ne m’a pas attendu pour ne rien faire. » (discours d’André Malraux prononcé à l’Assemblée nationale le 14 octobre 1965). Voir « André Malraux » [en ligne], Assemblée nationale, http:// www.assemblee-nationale.fr (consulté le 30 octobre 2017).

2. COMMISSION NATIONALE POUR L’ÉTUDE DES PROBLÈMES DE LA MUSIQUE, Rapport général 1963-1964, Paris, Ministère d’État des Affaires culturelles, 1965, p. 49. 3. CHIMÈNES Myriam, « Le budget de la musique sous la IIIe République », DUFOURT Hugues et FAUQUET Joël-Marie (dir.), La musique du théorique au politique, Paris, Aux amateurs de livres, 1990, p. 261-312.

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4. « Plan de dix ans pour l’organisation des structures musicales françaises », repris dans SAEZ Guy (dir.), La musique au cœur de l’État. Regard sur l’action publique de Marcel Landowski, préface de Maryvonne DE SAINT PULGENT, Paris, Collection du Comité d’histoire du ministère de la Culture et de la Communication, 2015, p. 177-181. 5. Son modèle pourrait être le Conseil supérieur des Beaux-arts. Voir GENET-DELACROIX Marie-Claude, Art et État sous la IIIe République : le système des Beaux-arts, 1870-1940, Paris, Presses universitaires de la Sorbonne, 1992. 6. SIMON Yannick, Jules Pasdeloup et les origines du concert populaire, Lyon, Symétrie, 2011.

7. Sur l’histoire de la politique culturelle en France, voir DUBOIS Vincent, La politique culturelle. Genèse d’une catégorie d’intervention publique, 1re éd. 1999, éd. revue et corrigée, Paris, Belin, 2012. 8. Voir l’« enquête sur la séparation des Beaux-arts et de l’État » publiée en 1904 par la revue Les Arts de la vie et évoquée par Vincent Dubois dans La politique culturelle (p. 36-37). 9. SCUDO Paul, « La musique en Province », Revue des deux mondes, 15 septembre 1857, p. 442-450. 10. BRENET Michel, Les concerts en France sous l’Ancien Régime, Paris, Fischbacher, 1900.

11. SCUDO, « La musique en Province », p. 445. 12. Ibid, p. 447. 13. Sur Antoine-Louis Malliot, voir GOUBAULT Christian, La vie musicale à Rouen de 1830 à 1914, thèse de doctorat, Université de Paris IV, 1977, p. 465-470. 14. MALLIOT Antoine-Louis, La musique au théâtre, Paris, Amyot, 1863, p. 311-352. 15. Décret du 6 janvier 1864 relatif à la liberté de construire et d’exploiter un théâtre, Le Moniteur universel (Journal officiel de l’Empire français), 7 janvier 1864, p. 1. 16. MALLIOT Antoine-Louis, Pétition au Sénat. Fondation des théâtres impériaux de province, Rouen, Imprimerie Lapierre, 1865. 17. MALLIOT Antoine-Louis, Deuxième pétition au Sénat. Fondation des théâtres impériaux et des conservatoires de province, Paris, Amyot, 1866. 18. C’est dans cette double perspective que sera envisagée en 1890 la fondation d’une nouvelle institution de théâtre largement financée par l’État, mais qui aurait été installée à Rouen. Voir ROWDEN Clair, « Decentralisation and Regeneration at the Théâtre des Arts, Rouen, 1889-1891 », Revue de musicologie, t. 94, no 1 (2008), p. 139-180. 19. Voir notamment AURIOL Henri, Décentralisation musicale, préface de Gabriel FAURÉ, Paris, E. Figuière, 1912 ; COUYBA Charles-Maurice, Les Beaux-arts et la nation, introduction de Paul-Louis GARNIER, Paris, Hachette, 1908 ; DEYON Pierre, Paris et ses provinces. Le défi de la décentralisation, 1770-1992, Paris, Armand Colin, 1992 ; THIESSE Anne-Marie, « L’invention du régionalisme à la Belle Époque », Le Mouvement social, vol. 160, juillet- septembre 1992, p. 11-32. 20. SIMON Yannick, « Les voyages de Monsieur Pasdeloup. Propagation d’un modèle et d’un répertoire symphonique », Ad Parnassum, vol. 15, no 30, october 2017, p. 95-134 ; SIMON, Jules Pasdeloup et les origines du concert populaire. Le répertoire des quarante- quatre programmes de concert a fait l’objet d’un dossier sur le site Dezède. SIMON Yannick, « Les voyages de Monsieur Pasdeloup (1864-1883) », Dezède [en ligne]. dezede.org/dossiers/id/46/ (consulté le 8 juin 2017).

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21. MORABITO Fulvia (dir.), « En pèlerinage avec Liszt »: Virtuosos, Repertoire and Performing Venues in 19th-Century Europe, Turnhout, Brepols, 2014. 22. C’est notamment le cas à Lille en 1905. Voir notamment la lettre d’Émile Ratez [directeur du conservatoire et des concerts populaires de Lille] à « Monsieur et cher député », 12 novembre 1905, Archives nationales de France [AnF], F/21/4626 (24) 23. Les conseils généraux ont été remplacés par les conseils départementaux en 2015. 24. SIMON Yannick, « Le concert en France des origines à 1914. Orientations bibliographiques » [en ligne], avec la collaboration de Joann ÉLART, Étienne JARDIN et Patrick TAÏEB, 1re éd. 2011, Publications numériques du CÉRÉdI, mise à jour en 2015.

25. Voir plus spécifiquement BÖDEKER Hans Erich, VEIT Patrice et WERNER Michael (dir.), Le concert et son public. Mutations de la vie musicale en Europe de 1780 à 1914 (France, Allemagne, Angleterre), Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2002 ; BÖDEKER Hans Erich, VEIT Patrice et WERNER Michael (dir.), Espaces et lieux de concert en Europe, 1700-1920, Berlin, Berliner-Wissenschafts-Verlag, 2008 ; BÖDEKER Hans Erich, VEIT Patrice et WERNER Michael (dir.), Organisateurs et formes d’organisation du concert en Europe, 1700-1920, Berlin, Berliner-Wissenschafts-Verlag, 2008 ; BÖDEKER Hans Erich et VEIT Patrice (dir.), Les sociétés de musique en Europe, 1700-1920. Structures, pratiques musicales, sociabilités, Berlin, Berliner-Wissenschafts-Verlag, 2007. 26. CHIMÈNES, « Le budget de la musique sous la IIIe République ». 27. La Société des concerts du Conservatoire est effectivement financée par l’institution qui l’abrite et qui voit son budget entièrement pris en charge par l’État. 28. PASDELOUP Jules, « Lettre du 23 janvier 1878 à “Messieurs les députés” », Le Ménestrel, 10 février 1878, p. 85. Cette pétition est reproduite dans SIMON, Jules Pasdeloup et les origines du concert populaire, p. 70-71. 29. SPROUT Leslie A., Music for a « New Era » : composers and national identity in France, 1936-1946, Berkeley, University of California, 2000. 30. Les concerts Pasdeloup s’interrompent en 1887 après le décès de leur fondateur. Une société utilisant son nom voit le jour pendant la Première Guerre mondiale mais ne sera financée par l’État qu’à partir de 1927. Sur les Concerts Lamoureux voir SIMON Yannick, Charles Lamoureux, chef d’orchestre et directeur musical au XIXe siècle, Arles, Actes Sud/Palazzetto Bru Zane (à paraître). 31. Voir SIMON Yannick, L’Association artistique d’Angers (1877-1893). Histoire d’une société de concerts populaires suivie du répertoire des programmes des concerts, Paris, Société française de musicologie, 2006, p. 79-83. 32. CHAMBRE DES DÉPUTÉS, « Discussion sur le budget de l’exercice 1879 », ministère de l’Instruction publique, des Cultes et des Beaux-arts, partie relative au service des Beaux-arts, Journal officiel, 29 novembre 1878, p. 11175-11194. 33. SÉNAT, « Compte rendu de la séance du 3 décembre 1880 relative au vote du budget des dépenses de l’exercice 1881, chapitre 51 du budget du ministère de l’instruction publique », Journal officiel, 4 décembre 1880, p. 11882-11884. 34. Une confusion règne sur la place de Lyon dans cet ensemble. Voir SIMON, L’Association artistique d’Angers, p. 82. 35. Un amendement allant dans le même sens avait été repoussé l’année précédente. Voir CHAMBRE DES DÉPUTÉS, « Discussion sur le budget de l’exercice 1880 », ministère de

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l’Instruction publique, des Cultes et des Beaux-arts, partie relative au service des Beaux-arts, Journal officiel, 30 juillet 1879, p. 7753. 36. CHAMBRE DES DÉPUTÉS. « Rapport fait au nom de la commission du budget chargée d’examiner le projet de loi portant fixation du budget général des dépenses et des recettes de l’exercice 1881 (Ministère de l’instruction publique et des Beaux-arts, 2e section, Beaux-arts) », par M. Édouard Lockroy, député, annexe no 2752, séance du 17 juin 1880, Journal officiel, 21 juillet 1880, p. 8470-8471. 37. Pour la période antérieure à 1914, cette étude repose sur le dépouillement des cartons F/21/3985, 4007-4016, 4417-4418, 4545, 4548-4550, 4552, 4582. En ce qui concerne le Journal officiel, on trouvera, pour la période de la IIIe République, une liste de rapports parlementaires sur le budget des Beaux-arts dans VAISSE Pierre, La Troisième République et les peintres : recherches sur les rapports des pouvoirs publics et de la peinture en France de 1870 à 1914, thèse d’État, université de Paris IV, 1980, p. 785-787. 38. On rappellera que Pasdeloup décède en 1887. 39. « Réponses aux notes de la Commission des comptes définitifs. Exercice 1907. Chapitre 19. Demande. Note 70, 23 mai 1911 », AnF, F21/4545 (2) 40. AnF, F/21/3985 (5) 41. CHIMÈNES, « Le budget de la musique sous la IIIe République », p. 290-291. 42. AnF, F/21/4582. Quelques départements, notamment le Maine-et-Loire où évoluent les Concerts populaires d’Angers, ne figurent pas dans ce recensement pour des raisons indéterminées. 43. Dans un brouillon de lettre qu’elle doit adresser à la Commission des comptes définitifs en mai 1911, l’administration des Beaux-arts écrit que « les crédits inscrits à l’article 3 s’appliquant sans destination aux concerts populaires et aux sociétés musicales, l’administration des Beaux-arts n’a pas établi de répartition entre ces deux catégories de parties prenantes. » Voir « Réponses aux notes de la Commission des comptes définitifs / Exercice 1907 / Chapitre 19 / Demande – Note 70, 23 mai 1911 », AnF, F/21/4545 (2) 44. Voir SIMON, L’Association artistique d’Angers (1877-1893), p. 82. 45. Sur ce point, Christophe Drag se montre très imprécis tout en confirmant que la subvention de l’État n’est pas reconduite systématiquement d’année en année. Voir DRAG Christophe, La naissance de l’orchestre symphonique de Nancy et la création des Concerts populaires (1884-1914). Étude structurelle, musicale et financière, mémoire de maîtrise, université de Nancy II, 1993, p. 89-96. 46. CHAMBRE DES DÉPUTÉS, « Séance du 1er décembre 1900 », Journal officiel (débats parlementaires), 11 décembre 1900, p. 2571. 47. Le nom des nouvelles villes est associé à un astérisque dans la première colonne de ce tableau qui ne prend en compte, naturellement, que les chiffres recensés dans les archives consultées. Seules des études ville par ville pourraient permettre de compléter ces données. L’isolement des sociétés de concerts symphoniques dans un ensemble qui inclut des sociétés musicales a été réalisé sur la base de plusieurs critères : titre de la société, pérennité de la société, ampleur de la subvention, taille de la ville. C’est, par exemple, en fonction de ces choix que l’Union symphonique de Périgueux, ayant reçu une subvention de 50 francs la seule année 1904, n’a pas été intégrée dans cette liste. 48. Cette appellation désigne peut-être la Société philharmonique fondée en 1815.

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49. « Notes sur les Concerts populaires des départements, s. d. [1911 ?], 4 p., AnF, F/ 21/3985 (5) 50. Ce recensement diffère de notre propre répertoire dans la mesure où il distingue les « concerts populaires » sans, du reste, préciser la définition retenue de cette expression. 51. JARDIN Étienne, Le conservatoire et la ville. Les écoles de musique de Besançon, Caen, Rennes, Roubaix et Saint-Étienne au XIXe siècle, thèse de doctorat, École des hautes études en sciences sociales, 2006. 52. Lettre de Julien Koszul au directeur des Beaux-arts, 13 novembre 1895, AnF, F/ 21/4627 (19) 53. AnF, F/21/4627 (19) 54. AnF, F/21/4628 (4) 55. Armand Gouzien est nommé par un arrêté du 15 mars 1880, mentionné par lui- même dans un document figurant dans son dossier de légion d’honneur mais qui ne semble pas avoir paru au Journal officiel. Voir AnF, LH/1183/5 56. Voir SIMON, L’Association artistique d’Angers, p. 52, 73-75, 81.

57. Sur le rôle des inspecteurs de l’enseignement musical, voir JARDIN, Le conservatoire et la ville. 58. Désiré-Alexandre Batton (1842-1855), Ambroise Thomas (1855-1871), Henri Reber (1871-1880) et Ernest Reyer (1881-1884). 59. Il s’agit de Gustave Canoby, Théodore Dubois, Ernest Guiraud, Victorin de Joncières, Henri Maréchal, Charles Lenepveu, Émile Paladilhe, Ernest Reyer et Charles Vervoitte. AnF, F/21/5345. 60. Un arrêté du 7 mai 1896 réduira le nombre des inspecteurs à cinq. AnF, F/21/5345 61. Pourtant mentionnés sur l’arrêté du 28 janvier 1884, Émile Paladilhe et Charles Vervoitte ne prennet pas leurs fonctions, le premier pour une raison inconnue et le second en raison de son décès le 16 avril 1884. 62. AnF, F/21/4627 (19) 63. AnF, F/21/4627 (19) 64. AnF, F/21/4627 (19) 65. La Revue musicale, 1er février 1904, p. 98. 66. AnF, F/21/4628 (4) 67. Pour la période comprise entre 1914 et 1929, cette étude repose sur le dépouillement des cartons F/21/3985, 4545, 4549, 4552, 4582, 4626-4628. 68. AnF, F/21/4545 (19) 69. AnF, F/21/4545 (8). Sur la propagande artistique à l’étranger et le rôle déterminant joué dans ce domaine par le pianiste Alfred Cortot, voir ANSELMINI François, « Alfred Cortot et la création des Matinées nationales : l’Union sacrée mise en musique », Revue de musicologie, t. 97, no 1, 2011, p. 61-84. 70. La confirmation du démembrement des sociétés de concerts suppose un travail de recherche que nous n’avons pas été en mesure de réaliser dans toutes les villes évoquées. 71. Villes nouvelles* et sociétés nouvelles**.

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72. « Notes sur le crédit des concerts », [1928], AnF, F/21/3985 (5) 73. AnF, F/21/4628 (4) 74. Ibid. 75. Voir « Les taxes sur les spectacles », 1er mai 1930, 7 p., AnF, F/21/4552 (2) 76. Voir GENET-DELACROIX, Art et État sous la IIIe République. 77. Sous ses différentes formes et dénominations, celle à laquelle nous donnerons le titre générique de Commission des concerts apparaît dans de nombreux cartons du fonds F/21 : 4582, 4626, 5200, 5358-5359, 8441, 8445, 8643. Voir aussi le carton F/21/NC/ 472 (carton non classé en 2017) et, pour la période la plus récente, le carton 19860731. 78. Le caractère officiel de ce comité n’est pas avéré. Voir ROWDEN, « Decentralisation and Regeneration at the Théâtre des Arts, Rouen, 1889-1891 », p. 144-147. 79. La Revue musicale, 15 juillet 1905, p. 394. 80. Voir La Revue musicale, 15 mars 1906, p. 159 et 1er avril 1906, p. 186. 81. Journal officiel, 25 mai 1912, p. 4740. 82. AnF, F/21/4582 (4) 83. Journal officiel, 17 novembre 1928, p. 12159-12160. 84. L’HÔPITAL Charles, Commission pour la rénovation et le développement des études musicales (1928-1931), Rapport de M. Charles L’Hôpital, Paris, Comité national de propagande pour la musique, 1931. 85. La question du cahier des charges des sociétés de concerts institutionnalisées fera l’objet d’une étude spécifique. 86. « Procès-verbal », 22 janvier 1931, AnF, F/21/4626 87. Le groupe de travail réunit Alfred Bachelet (chef de l’orchestre des Concerts du conservatoire de Nancy), Albert Wolff (Concerts Lamoureux), Gabriel Pierné (Concerts Colonne), Philippe Gaubert (Société des concerts du Conservatoire), René Gadave (chef du bureau des Théâtres), Henri Rabaud (directeur du Conservatoire) et Alfred Bruneau (inspecteur général de l’enseignement musical). 88. AnF, F/21/4626 89. La demande doit comprendre : a/ les statuts (à la première demande) ; b/ un état indiquant le nom du chef, le nombre des instrumentistes et des choristes, la répartition par pupitre, les membres étrangers, la salle, le nombre de places et les catégories tarifaires, les coordonnées de celui auquel doit être adressée la subvention ; c/ le programme des concerts donnés pendant la saison. 90. « Notre enquête. La grande pitié des Concerts en France », Le Courrier musical et théâtral, vol. XXXII, no16, 1er octobre 1930, p. 533-550. 91. CHARPENTIER Raymond, « La grande pitié de la musique symphonique en France. La crise de la symphonie », Le Courrier musical et théâtral, vol. XXXII, no 17, 15 octobre 1930, p. 589-596. 92. LALO Pierre, « La grande pitié de la musique symphonique en France », Le Courrier musical et théâtral, vol. XXXII, no 19, 15 novembre 1930, p. 661-662. 93. « Note sur les crédits à demander par l’Administration des Beaux-arts pour parer aux conséquences de la crise économique », 15 décembre 1931, AnF, F/21/4626 94. Voir les procès verbaux des séances, AnF, F/21/4582

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95. AnF, F/21/4628 96. AnF, F/21/4628 (6-7) 97. Villes nouvelles* et sociétés nouvelles**. 98. Le Trigentuor instrumental lyonnais fusionne avec la Société des grands concerts en 1938 pour créer l’Association philharmonique de Lyon. 99. C’est précisément pendant cette période, en 1943, qu’Alfred Bruneau sera remplacé par Joseph Szyfer. Nommé inspecteur de l’enseignement musical en 1941, cet obscur compositeur et chef d’orchestre est né à Varsovie en 1887. Naturalisé français au lendemain de la Première Guerre mondiale à laquelle il a participé comme volontaire dans l’armée française, Szyfer dirige à neuf reprises sous l’Occupation l’orchestre de la Société des concerts populaires d’Angers. Il décède en 1947. 100. La situation d’André Bloch sous l’Occupation est singulière : inspecteur de l’enseignant musical et professeur au Conservatoire, il avait été contraint de faire valoir ses droits à la retraite le 1er mai 1940. Refusant cette perspective, il obtint du directeur général des Beaux-arts la possibilité de rester en fonction. Par deux arrêtés du 18 décembre 1940 s’appuyant sur l’article 7 de la loi du 3 octobre 1940 portant statut des juifs, il est mis fin à ses fonctions à compter du 19 décembre 1940. Dans le même temps, Bloch est nommé « professeur honoraire du Conservatoire » (un changement de statut qui s’applique pareillement au pianiste Lazare Lévy) et « inspecteur honoraire de l’enseignement musical ». AnF, F/21/ 5345. Voir aussi GRIBENSKI Jean, « L’exclusion des juifs du Conservatoire (1940-1942) », CHIMÈNES Myriam (dir.), La vie musicale sous Vichy, Bruxelles, Complexe, 2001, p. 145. 101. Il ne nous a pas été permis de consulter tous les procès verbaux des séances de la Commission des concerts tenues au cours des années ayant précédé le déclenchement de la guerre. 102. AnF, F/21/5200 103. Sour les comités d’organisation créés sous Vichy, voir SIMON Yannick, Composer sous Vichy, Lyon, Symétrie, 2009, p. 64-85. 104. Édouard Colonne étant d’origine juive, les autorités allemandes ont exigé que soit débaptisée la société qui porte son nom et que ce dernier soit remplacé par celui de son successeur à la tête de l’orchestre, Gabriel Pierné. 105. AnF, F/21/8441 106. Claude Delvincourt a été nommé à la tête du Conservatoire en remplacement d’Henri Rabaud par un arrêté du 22 février 1941 publié au Journal officiel du 31 mars 1941. 107. LAEDERICH Alexandra, « Les associations symphoniques parisiennes », CHIMÈNES (dir.), La vie musicale sous Vichy, p. 217-233. 108. AnF, F/21/8441 109. Journal officiel, 21 décembre 1941, p. 5482-5484. 110. Journal officiel, 18 avril 1942, p. 1487. L’année suivante, il prendra le titre de Comité professionnel de l’art musical et de l’enseignement libre de la musique. 111. Journal officiel, 30 novembre, 1941, p. 5173.

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112. « Note sur les initiatives prises par le secrétariat général des Beaux-arts en faveur de la musique, des concerts et de l’enseignement de la musique depuis le mois de juillet 1940 », s.d. [1942], AnF, F/21/NC/472 113. Pour une carte de la France sous l’Occupation, voir COINTET Michèle et Jean-Paul (dir.), Dictionnaire historique de la France sous l’Occupation, Paris, Tallandier, 2000, p. 716. 114. Villes nouvelles* et sociétés nouvelles**. 115. AnF, F/21/8442. Si l’acceptation des femmes dans les associations de concerts parisiennes semble postérieure à la formulation de cet avis, il est avéré que des musiciennes sont admises dans les phalanges en dehors de la capitale depuis plusieurs décennies. 116. AnF, F/21/8442 117. Sur les troubles à l’occasion de la rentrée parisienne de Cortot en janvier 1947, voir CHIMÈNES, « Alfred Cortot et la politique musicale du gouvernement de Vichy », La vie musicale sous Vichy, p. 49. 118. AnF, F/21/8442. Sur Marcelle Meyer, voir LE BAIL Karine, Musique, pouvoir, responsabilité : la politique musicale de la Radiodiffusion française, 1939-1953, thèse de doctorat, Institut d’études politiques, 2005, 4 vol., p. 625-626. 119. AnF, F/21/8442 120. AnF, F/21/NC/418 121. AnF, 19860731/1 122. AnF, 19860731/1. Voir Commission nationale pour l’étude des problèmes de la musique. Rapport général 1963-1964, Paris, Ministère d’État des Affaires culturelles, 1965, 133 p. 123. AnF, F/21/8445 (4) 124. AnF, F/21/8442 125. AnF, F/21/8442 126. AnF, F/21/8443 127. AnF, F/21/8442 128. À partir de cette période, l’établissement d’un tableau indiquant, non pas la liste des sociétés subventionnées mais le montant des subventions devient difficile à réaliser. La forte inflation qui caractérise cette période amène l’État à effectuer plusieurs versements au cours de l’année sans qu’il soit toujours possible de les identifier ni même d’en connaître le nombre. Par ailleurs, la création du ministère des Affaires culturelles en 1958 a entraîné une nouvelle politique de conservation des archives. 129. En francs courants : 1 683 000 francs en 1943 et 6 310 000 francs en 1958 ; en euros (2015) : 387 090 euros et 126 200 euros. 130. « Séance du 11 décembre 1947 ; Second semestre 1947, demandes de subvention rejetées », AnF, F/21/8442 131. Commission des concerts symphoniques, séance du 29 novembre 1951, AnF, F/ 21/8443 132. AnF, 19860731/1 133. AnF, 19860731/1

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134. AnF, 19860731/1 135. AnF, 19860731/1 136. Ils passent de 6 310 000 anciens francs à 158 500 nouveaux francs – 126 200 euros (2015) à 177 520 euros, soit une augmentation de 40 %.

INDEX

Mots-clés : vie musicale, concerts, France, xixe siècle, xxe siècle, régions, subventionnement, politique musicale, décentralisation, goût musical

AUTEUR

YANNICK SIMON Professeur à l’université de Rouen, Yannick Simon travaille sur la vie musicale en France sous la IIIe République et sous l’Occupation. Il est l’auteur de La Sacem et les droits des auteurs et compositeurs juifs sous l’Occupation (La Documentation française, 2000) et de Composer sous Vichy (Symétrie, 2009). Il a dirigé, avec Myriam Chimènes, la publication de La musique à Paris sous l’Occupation (Fayard, 2013). Il effectue parallèlement des recherches sur la diffusion de la musique symphonique, de la musique de chambre et de l’opéra dans l’espace musical français. Il a consacré deux ouvrages aux concerts populaires : L’Association artistique d’Angers (Société française de musicologie, 2006) et Jules Pasdeloup et les origines du concert populaire (Symétrie, 2011). Il est aussi l’auteur de Lohengrin : un tour de France, 1887-1891 (Presses universitaires de Rennes, 2015). Il est l’un des trois fondateurs et administrateurs du site Dezède.

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Les premières éditions de pièces de clavecin en France, œuvres musicales et économie

Chloé Dos Reis

Introduction

1 De 1670 à 1707, neuf compositeurs ont publié des pièces pour clavecin à Paris à compte d’auteur : Chambonnières (1670), Lebègue (1677 et 1687), Jacquet de la Guerre (1687 et 1707), d’Anglebert (1689), Marchand (1699 et 1702), Clérambault (1704), Dandrieu (1704), Le Roux (1705) et Rameau (1706). L’édition d’œuvres pour clavecin n’avait jamais été mise en place jusqu’alors. L’imprimeur Ballard, bénéficiant du privilège royal, ne vit pas l’intérêt de telles publications avant 1707. Comment expliquer l’apparition de cette nouvelle source musicale et son tel développement au début du XVIIIe siècle ?

2 Le premier jalon représentatif de l’école française naissante est livré dans le manuscrit anversois de John Bull dans les années 16201. La première édition pour clavecin de 1670 est donc postérieure de près de cinquante ans aux premiers manuscrits. Les caprices des artistes tels qu’on peut les lire dans les écrits des musicologues du début du XXe siècle ne sont pas l’unique raison de ces tardives publications : Les virtuoses se souciaient peu d’éditer leur musique parce qu’elle représentait pour eux une propriété exclusive, dont seuls ils tiraient parti. […] La composition et l’exécution se confondent encore. Les artistes gardent donc jalousement leur musique pour eux2.

3 L’histoire de l’imprimerie musicale en France et de ses contraintes imposées permet d’expliquer différemment ce décalage entre la pratique et l’édition. La famille Ballard, composée d’imprimeurs, est une véritable dynastie, allant de 1552 à la fin de l’Ancien Régime3, gardant jalousement par privilège un monopole voué au luth ou au chant. Or, cette famille néglige aussi bien l’orgue, l’épinette et le clavicorde que la viole et la musique d’ensemble avec basse continue. Il semble pourtant que dans les années 1550, les associés Adrien Le Roy et Robert Ballard aient acheté des caractères pour imprimer

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une « petite tablature d’épinette » et une « grosse tablature d’épinette », mais ce matériel n’a jamais été utilisé4. Les seules musiques imprimées destinées au clavier sorties des presses françaises avant le premier quart du XVIIe siècle furent les Hymnes de l’Église pour toucher sur l’orgue et le Magnificat de Jehan Titelouze, chez Ballard en 1623 et 1625. Du vivant de Louis XIV, trois membres de la famille Ballard ont exercé la typographie musicale : Robert III de 1639 à 1673, son fils Christophe de 1673 à 1715 et son frère Pierre III de 1695 à 1697. De 1640 à 1675 environ, Robert III Ballard occupe la presque totalité du marché de l’édition musicale. Les Ballard, et le roi, imposent leurs goûts à la France entière et ne consacrent rien au clavecin avant 1702. La technique utilisée est celle, assez rigide, de la typographie, dont le système fonctionnait par un procédé d’emboîtage de caractères mobiles constituant les pièces d’une espèce de puzzle. Cette technique rencontre vite des difficultés. Le facteur le plus important à avoir favorisé la perte de la forme losangée de la typographie tient à l’évolution de l’écriture musicale. Entre autres, l’adjonction massive d’ornements (surtout sous forme de signes, c’est-à-dire d’agréments) et le développement croissant de la virtuosité mirent en évidence les limites de cette technique. Or, la gravure, exercée d’abord par des artisans originaires du Nord de l’Europe5, permettait de dessiner la musique et de lui apporter les lignes et les courbes dont elle avait besoin pour s’exprimer par la notation. Le graveur pensait sa page de musique comme une entité graphique, puis, à l’aide d’outils (burin, poinçon, traceur de portée) composait, sur plaque de cuivre et surtout d’étain, qui est un matériel relativement tendre, la page de la partition ou de la partie séparée. La gravure était effectuée à l’envers ou en miroir afin que les plaques, ensuite encrées puis pressées, fassent apparaître à l’endroit la partition sur le papier. Elle permettait d’améliorer, outre l’aspect esthétique, la lecture et surtout le lien des symboles. Son implantation en France fut plus tardive qu’au Nord de l’Europe, en raison du monopole des Ballard.

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Ex. 1 : Comparaison de la gravure avec la typographie. Deux pièces de clavecin : la courante Iris de Chambonnières gravée par Jollain en 1670 et la Naïve de Durocher imprimée par Ballard en 1733

4 Heureusement, la gravure, considérée comme un autre mode de diffusion de la musique que celui de l’impression par typographie, fut un moyen efficace d’instituer une édition concurrente à celle des Ballard et, par voie de conséquence, de contrer leur privilège. C’est seulement en 1660 que la première gravure réalisée en France voit le jour avec 500 exemplaires tirés des Fugues et Caprices à quatre parties mises en partition par François Roberday6. Vers 1680, un timide concurrent à la famille Ballard apparaît, sous forme de musique gravée, et à partir de 1690 avec l’ouverture de la boutique d’Henry Foucault, « À la Règle d’or7 ». Il devient l’un des grands marchands de musique de l’époque, prédécesseur de Boivin dans la boutique de la rue Saint-Honoré portant l’enseigne de la Règle d’or.

5 C’est avec Jollain, en 1670, que Chambonnières publie le premier livre de pièces de clavecin de l’histoire française (Cf. Ex. 1). Il ouvre, au sein de l’école de clavecin, la voie à une nouvelle pratique qui va se développer et se multiplier au début du XVIIIe siècle, passant ainsi d’une transmission orale à une transmission éditoriale qui engendre un contrôle musical de l’œuvre. L’écriture pour clavecin sera modifiée, et de plus forte manière, l’écriture ornementale8.

6 Mais est-ce uniquement grâce aux avancées techniques et au contournement du monopole des Ballard que Chambonnières a pu éditer le premier livre de pièces de clavecin de l’histoire française ?

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L’édition de pièces de clavecin et les finances des clavecinistes

7 Les pièces pour clavecin de Chambonnières circulent dans le milieu musical depuis plusieurs décennies grâce aux manuscrits9. En 1670, dans sa préface, le compositeur et claveciniste explique la raison de la publication tardive de ses pièces. Seule l’existence de copies médiocres qui déforment ses œuvres et circulent en Europe l’a décidé à imprimer : Cependant, les avis que je reçois de différens lieux qu’il s’en fait un espèce de commerce presque dans toutes les villes du monde, où l’on a la connoissance du clavecin, par les copies que l’on en distribue quoy qu’avec beaucoup de deffauts et ainsi fort à mon préjudice, m’ont fait croire que je devois donner volontairement ce que l’on m’otoit avec violence et que je devois mettre au jour moy-même ce que d’autres y avoient déjà mis à demy pour moy ; puis qu’aussi bien les donnant avec tous leurs agréments comme je fais en ce recueil, elles seront sans doute et plus utiles au public et plus honorables pour moy que toutes ces copies infidèles qui paroissent sous mon nom10.

8 Chambonnières, âgé de 69 ans, en fin de carrière, se cache bien de donner une autre raison de cette publication, raison qui pourrait être gênante et nuirait à sa réputation. Le claveciniste omet de mentionner ses problèmes financiers qui le poussent à vouloir récupérer de l’argent par tous les moyens. En effet, depuis quelques années, il accumule les pertes pécuniaires. En 1652, l’armée de la Fronde dévaste la région de Brie et le domaine hérité de sa grand-mère maternelle. En 1657, sa deuxième femme obtient le divorce et lors de la séparation de biens prononcée par le Parc civil du Châtelet de Paris, elle est autorisée à vendre la terre et la métairie du Petit-Plesse-en-Brie. De plus, peu à peu, Chambonnières, pour des raisons précises inconnues, se voit disgracié de la cour du roi. Les musicologues émettent plusieurs hypothèses sur les causes de cette disgrâce, dont la première serait liée au titre de noblesse ajouté à son nom : D’autre part, en cette année 1662 qui vit Jean de La Fontaine être condamné pour usurpation de titres de noblesse, la disgrâce de Chambonnières ne s’explique-t-elle pas aussi par ses prétentions nobiliaires (« baron » ou « marquis » suivant les textes) avec lesquelles Louis XIV ne plaisantait guère11 ? Durant toute sa vie, Chambonnières s’était constamment préoccupé d’améliorer sa position sociale, en commençant par prendre le nom de la propriété de son grand- père maternel, puis en prenant le titre de baron, et pour finir en se désignant comme marquis. Louis XIV n’aimait guère que l’on se pare de titres sans permission et ceci a pu causer la perte de la position de Chambonnières comme joueur d’épinette12.

9 Pourtant, un autre claveciniste du roi, d’Anglebert, selon les recherches effectuées par le musicologue Kocevar au travers d’archives13, aurait lui aussi ennobli son nom, issu d’un surnom, en amenant progressivement le « d » vers une minuscule et en ajoutant un tiret entre son prénom et son nom Jean-Henry, sans être pour autant disgracié (dit Anglebert n’est qu’un surnom emprunté très tôt dans la famille pour la distinguer de nombreuses familles vivant sous le nom de Henry aux alentours de Bar-le-Duc)14.

10 La deuxième raison de la disgrâce de Chambonnières serait son « caractère impossible15 » qui le pousserait à refuser de jouer la basse continue. Cette rumeur, encore considérée aujourd’hui par les musicologues, est lancée par le violiste Jean Rousseau en 1688, non pas pour des raisons de caractère, mais pour des raisons d’incapacité : « M. de Chambonnières ne sçavoit pas accompagner, & que ce fut pour ce sujet qu’il fut obligé

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de se défaire de la charge qu’il avoit chez le Roy, & de s’en accomoder avec Monsieur d’Anglebert16. » Cela est difficilement concevable de la part du grand claveciniste de ce siècle. Dès 1641, Chambonnières avait mis en place sa série de concerts payants de l’« Assemblée des honneste curieux », il y participait comme claveciniste et continuiste. Mais le continuo ne devait pas être sa pratique préférée. Chambonnières a pu refuser de jouer à cette place. En 1992, le claveciniste Sempé explique que ce poste de continuiste ne correspondait pas au rôle que le grand claveciniste du roi s’attribuait : « Chambonnières, donc, a refusé la tradition de Lully, ceci expliquant son éloignement de la Cour, très vraisemblablement pour avoir refusé de faire partie de la basse continue de la machine orchestrale de Lully17. » La disgrâce aurait commencé dès 1657. Louis XIV, avec qui il avait pourtant dansé quelques années auparavant dans le Ballet royal de la Nuit de Lully, choisit Étienne Richard, organiste de Saint-Jacques-de-la- Boucherie comme maître de clavecin. L’ami mathématicien de Chambonnières, Christian Huygens, laisse entendre que sa dégradation semble de surcroît toucher son légendaire talent (ce qui a pu alimenter les écrits de Jean Rousseau)18. De cette période de précarité financière, datent sûrement les deux anecdotes souvent citées à propos du carrosse et des chevaux du claveciniste déchu : Chambonnière qui jouoit si bien du Clavecin, & qui savoit parfaitement la Musique, étoit un homme fort agréable et bien fait de sa personne ; mais il étoit d’une vanité insupportable ; et ne se contentant pas de se faire gentilhomme, il vouloit encore faire le grand Seigneur. Il avoit un carrose traîné par deux méchants chevaux, avec un page en effigie et rempli de foin attaché sur le derrière. Étant au Cours avec ce carrosse, où les carrosses se suivent en marchant lentement suivant la coutume, les chevaux du carrosse qui suivoient le sien, sentant le foin devant eux, se mirent à prendre le page par les jambes. Quelqu’un, qui s’en aperçut, cria au cocher : Prenez garde à vos chevaux, ils mangent le page de Monsieur19. À propos de chevaux, je ne sçaurois que je ne mette icy la pitoyable aventure des chevaux de Chambonnière, cet excellent joüeur de clavessin. Il avoit un carrosse, mais, faute de nourriture, il envoyait paistre ses chevaux sur le rempart du Marais. Je vous laisse à penser en quel estat ils etoient. Des escorcheurs les prirent pour des chevaux [condamnés], et un beau matin ils les escorchèrent tous les deux20.

11 En 1660, on propose le poste de claveciniste de la chambre du roi de Chambonnières, à Louis Couperin qui refuse par respect pour son ancien professeur. En 1662, Chambonnières est privé de se rente de 1000 écus. L’homme d’État et poète Constantin Huyghens tente alors, mais sans succès, de recommander le musicien auprès de l’Électeur de Brandebourg le 31 août 1662 en écrivant au baron de Schwerin21. La même année, ayant besoin d’argent, Chambonnières vend 2000 livres la survivance de sa charge à Jean-Henry d’Anglebert.

12 Au vu de tous ces faits, nous pouvons supposer que l’édition du premier livre de pièces de clavecin de l’histoire de l’école française a pu être motivée par des raisons financières. La naissance de l’édition des pièces de clavecin a donc une origine peu reluisante. Qu’en est-il des compositeurs suivants ?

13 D’autres évènements personnels financiers vont guider le paysage éditorial pour clavecin. A contrario de Chambonnières, lorsque d’Anglebert édite, il est au sommet de sa gloire et installé dans le système de la cour22. En 1689, il est claveciniste du roi, depuis 17 ans officiellement, mais tient cette position depuis presque 30 ans. Âgé de 70 ans, il nous livre avec fierté l’œuvre de toute une carrière. L’ouvrage est donc conséquent, il contient une des tables des agréments les plus célèbres de l’histoire du clavecin car très soignée et précise, ainsi que des pièces de clavecin, des arrangements

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d’œuvres de Lully ou de pièces de luth, des fugues pour orgue et les Principes de l’Accompagnement. Le parcours d’un troisième claveciniste, Louis Marchand, ressemble bien plus à celui de Chambonnières. Marchand publie en 1699 son premier livre de clavecin. Il est alors marié, depuis le 5 février 1689, à Marie-Angélique Denis, fille de Louis Denis facteur d’instruments, organiste de Saint-Barthélemy. Titulaire d’un certain nombre de postes d’organistes à Paris (ceux des Cordeliers, des Jésuites de la rue de Saint-Jacques et de Saint-Benoit), il court sans cesse après plusieurs tribunes, dont celle de Saint-Merry que le Mercure Galant de novembre 1686 qualifie d’estimable : « Les orgues de cette église qui ont la réputation d’être aussi bonnes que l’organiste est habile23. » Le graveur de son premier livre, Roussel, annonce que Marchand publiera très régulièrement ses compositions : « L’auteur donnera au public tous les trois mois, une suitte de pièces de clavecin alternativement avec une suitte de pièce d’orgue de chaque ton24. » Pourtant, contrairement à l’annonce, le deuxième livre de Marchand de 1700-1701 sera gravé par un concurrent : Baussen25 et les publications s’arrêteront par la suite. L’arrêt subit de la liste de ses publications peut s’expliquer par les démêlés judiciaires de Marchand avec sa femme, démêlés qui commencent en 1701. Les époux vivaient en désaccord depuis longtemps, mais les choses s’enveniment alors à un point tel que la rupture est inévitable. Pour certains musicologues, comme Denis Morrier en 2006, Marchand décida de réduire ses revenus afin de ne pas les verser à son ancienne femme : L’épouse obtint en 1702 la séparation des biens et d’habitation d’avec son mari, dont elle devait continuer à percevoir la moitié des revenus. Dès lors, Marchand fit en sorte de ne pas gagner trop facilement un argent dont il n’aurait pas eu la jouissance intégrale : ainsi joua-t-il gratuitement aux Cordeliers jusqu’à sa mort et abandonna-t-il la publication de ses œuvres, qu’il avait commencée en 169926.

14 Ainsi, les finances personnelles des compositeurs modulent le paysage éditorial pour clavecin. Non seulement la situation pécuniaire influence l’apparition des éditions de pièces de clavecin, mais nous allons constater qu’elle modèle aussi la forme et le fond de chaque recueil.

Une forme éditoriale propice à la vente

15 Avec la gravure, les musiciens publient à compte d’auteur – pour autant qu’ils aient des ressources pécuniaires suffisantes, généralement obtenues par la bonne grâce de la riche noblesse –, et en s’associant aux graveurs et revendeurs, pour faire face aux frais. Ainsi, un jeune musicien sans mécène ne pourra pas éditer un recueil de la même valeur qu’un de ses aïeux plus expérimenté et mieux entouré. Les dédicaces écrites au début des livres de pièces de clavecin permettent d’identifier ces mécènes. Si Dandrieu publie en 1704 un recueil fort onéreux, c’est sûrement grâce à l’appui de son dédicataire : le Chevalier de Septueil. « Monsieur Robert, chevalier, seigneur de Spteuil, Conseiller du Roy en ses Conseils et Président en sa Chambre des Comptes27 » écrit-il dans sa dédicace. En effet, il est très étonnant de constater le luxe de cette première édition de jeunesse pour Dandrieu qui est alors âgé de 22 ans et ne vit que de la pratique de l’enseignement et de ses concerts au sein du cercle fermé du Palais-Royal chez les Orléans. Cette première édition est imprimée entre le moment où Dandrieu prend ses fonctions à Saint-Merry, le 4 janvier 1704 et sa nomination officielle à ce poste, le 19 juillet 1705. La dédicace de Dandrieu est placée dans le médaillon du frontispice : les armes de Septueil, personnage important – un taureau avec une étoile

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entre les cornes – figurent sur la gravure. Une seconde dédicace dédiée au même, tenant sur une page avant le frontispice, est plus développée. Dandrieu évoque l’anecdote selon laquelle le Chevalier de Septeuil le considérerait comme le légitime héritier de son aîné Lebègue, mort en 1702. Le poste de Lebègue à l’orgue de Saint- Merry, est occupé à sa mort par Mayeux. Mais ce dernier est malade en 1704 et il semble que ce soit Monsieur de Septeuil qui ait proposé Dandrieu pour reprendre la place laissée vacante par Lebègue, puis Mayeux. En 1974, la musicologue Brigitte François-Sappey écrit que la partition de Dandrieu de 5 livres est une « édition de luxe sur beau papier avec frontispice provenant d’artistes connus [Desmarest]28 », ce qui explique son prix élevé. L’indication du prix ne se trouve pas sur le recueil lui-même, mais dans les catalogues. La seconde édition de ce premier livre de jeunesse de Dandrieu entre 1715-1720, d’une valeur de 40 sols était donc beaucoup moins prestigieuse et chère, avec un frontispice d’un graveur inconnu, donc sûrement peu célèbre et un papier plus fin.

16 En 1706, lorsque Rameau publie son premier livre de clavecin, il n’est encore qu’un jeune provincial tout juste arrivé à Paris29. Il n’écrit aucune dédicace et montre ainsi, comme Le Roux en 170530, qu’il n’a pas de mécène. Son frontispice richement orné d’instruments est identique à celui de Dandrieu de 1704. Les deux jeunes compositeurs ont eu le même graveur et la même page de garde dont seul le contenu de la cartouche change ainsi que celui du médaillon31. Le graveur est Roussel, le dessin est de Desmarest. Il représente tous les instruments : clavecin, théorbe, luth, chalumeau, cornemuse, cor, triangle, trompette, serpent, échelette, lyre, viole, violon, bombarde, orgue positif, harpe, tambour, guitare, timbales, violone, trompette marine, tambour de basque. Ce dessin richement fourni sera réutilisé dans d’autres éditions puisqu’il faisait partie des fonds de l’imprimeur Foucault32. Ceci nous indique que Rameau (et non Dandrieu qui semble être le premier à bénéficier de cette gravure ?) n’avait pas les moyens d’acheter une gravure originale pour son livre, mais a pu bénéficier d’un système de partage moins onéreux.

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Ex. 2 : Frontispice du premier livre de Dandrieu de 1704 et du premier livre de Rameau de 1706

17 Malgré la finesse de ces pages de garde, l’allégorie de la musique présente dans certains exemplaires du livre de d’Anglebert reste la gravure la plus subtile et la plus étoffée de l’ensemble des recueils de pièces de clavecin. Encore une fois, ce livre est le plus pécuniairement démonstratif. L’allégorie entame l’édition de d’Anglebert, avant un portrait du compositeur et avant le frontispice lui-même. Le dessin est de Mignard, peintre du roi et la gravure de Vermeulen comme pour le portrait. À quelques variantes près, Mignard semble s’être inspiré des descriptions de l’érudit italien Cesare Ripa dans son Iconologie, recueil d’emblèmes et de figures destiné aux poètes et aux peintres. La musique y est décrite en ces termes : C’est une Femme qui regarde fixement un Livre ouvert, qu’elle tient d’une main, & une plume de l’autre, pour corriger sa tablature ; ayant pour cet effet à ses pieds un Luth, une viole, & des Flustes, pour accorder l’harmonie à celle de sa voix. […] A cette dernière Figure peut estre joint fort à propos celle d’une femme qui joüe d’un Cistre, où se void une Cigale à la place d’une Corde qui est rompüe : outre qu’elle se fait remarquer par un Rossignol qu’elle a sur la teste, par une grand Vase, qui est à ses pieds, & par une lyre avec son archet33.

18 De ces divers éléments iconologiques, Mignard retient l’image d’une jeune fille assise sur un globe d’azur qui, selon Ripa, signifie que toute l’Harmonie sensible se fonde sur l’Harmonie des Cieux, que les Pythagoriciens ont connue. Elle lit un fragment musical portant l’inscription « DIVUM HOMINUMQVE VOLUPTAS » (plaisir des dieux et de l’homme) et tient une lyre dont elle joue. Ripa précise que « par le Livre de Musique est enseigné la reigle qu’il fait tenir, pour apprendre par la veuë ce merveilleux Art à ceux qui ne le savent pas34. » Sa tête est surmontée d’un rossignol, symbole de la « merveilleuse mélodie. » Un concert d’angelots accompagne la muse, qui est entourée à droite d’un cabinet d’orgue, et à gauche, par un clavecin à deux claviers sur un piètement torsadé et retourné. Un livre de musique oblong – comme les Pièces de clavecin de d’Anglebert –

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est posé sur un pupitre sur le couvercle fermé de l’instrument. Pour la première fois, le clavecin est représenté avec son piètement torsadé et tourné (précédemment, dans les recueils de Chambonnières et Lebègue, le clavecin est représenté sans piètement).

Ex. 3 : Portrait de d’Anglebert et allégorie de la musique gravés dans l’édition de 1689

19 Les symboles choisis répondent à des codes précis issus d’un langage connu et commun de l’époque. D’Anglebert est le seul claveciniste à insérer son portrait dans un recueil

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de pièces. Mais, ainsi, le prix n’était pas accessible à tous. La valeur du recueil augmentait avec cette gravure et le portrait qui suivait, d’où leur présence dans tous les tirages, mais non dans tous les recueils retrouvés. Avec ces deux formes de recueils, d’Anglebert élargit son panel d’acheteurs. Car si les clavecinistes publient, c’est pour vendre. Quelles stratégies mettent-ils en place avec les commerciaux pour vendre leurs œuvres ?

20 Dès le quatrième recueil de l’histoire du clavecin en France, des innovations commerciales apparaissent. Ces nouveautés touchent la forme même de la musique. En 1689, d’Anglebert insère à la suite traditionnelle des pièces de clavecin, 15 transcriptions tirées d’opéras de Lully, car « Il faut avoüer que les ouvrages de cet homme incomparable [Lully] sont d’un goût fort supérieur a tout autre » s’explique-t-il dans sa préface. En 1701, Dieupart propose avec ses pièces de clavecin, une version « mise en concert par Monsieur Dieupart pour un violon & flûte avec une Basse de Viole & un Archilut35. » En 1705, Le Roux écrit pour le même effectif et ajoute une troisième version pour deux clavecins36. Enfin, en 1707, Élisabeth Jacquet de La Guerre propose une édition, dont aujourd’hui personne ne semble comprendre le format exact, intitulée : Pièces de Clavecin qui peuvent se joüer sur le viollon37.

21 Au-delà de ces innovations musicales attractives, l’édition doit être une source de pratique pour les acheteurs. Le format oblong, utilisé pour les gravures parisiennes de ce tournant de siècle permet un usage facile et aisé. En 1761, le membre de l’Académie des Sciences, François-Alexandre-Pierre de Garsault écrit, pour définir le clavecin, que « c’est l’instrument des Demoiselles à marier & des Dames38. » La pratique intime des salons nécessite un ouvrage facilement manipulable. Les clavecinistes doivent vendre leurs livres à ce cercle issu des salons, qui inclut souvent leurs élèves. Ils ouvrent la voie à une technique éditoriale commerciale39. Mais les tirages sont limités et le prix élevé par rapport aux produits de la vie courante, car les procédés de gravure sont coûteux : planches d’étain et de cuivres poinçonnées. La comparaison des prix affichés des partitions nous permet de mettre en place une grille de valeurs :

Compositeurs Prix

Chambonnières 1 10 livres en 1734

Chambonnières 2 10 livres en 1734

Lebègue 1 20 livres en 1734

Lebègue 2 20 livres en 1734

Jacquet de La Guerre 1 ?

D’Anglebert 10 ou 12 livres en 1689

Marchand 1 2 ou 3 livres en 1742

Marchand 2 2 ou 3 livres en 1742

Clérambault 25 sols (3 livres en 1734)

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Dandrieu 5 livres en 1704

Le Roux 10 ou 11 livres 20 en 1705

Rameau 30 sols en 1706

Jacquet de La Guerre 2 3 livres et 10 sols en 1707

Ex. 4 : Tableau comparatif du prix des recueils de pièces de clavecin de 1670 à 170740

22 Malheureusement, le prix n’est pas toujours indiqué sur la partition ou alors peu lisible. Dix livres41 semble être le prix le plus commun pour les pièces de clavecin au tournant du XVIIe siècle. On le retrouve chez d’Anglebert et Le Roux (ou même Couperin plus tard en 1713). Le recueil de 1707 de Jacquet de La Guerre coûte 3 livres et 10 sols. Une livre correspondant à 20 sols, ainsi le premier recueil de Rameau de 30 sols équivaut à 1,5 livres. En 1964, selon le musicologue Thurston Dart, le recueil de Clérambault était vendu 25 louis42, or le louis d’or était très fluctuant, à quoi correspondrait cette somme ? D’une valeur de 10 livres en 1640, le louis passa par une valeur de 20 livres en 1709 et continua à fluctuer. En comparaison avec les autres recueils, ce prix paraît exorbitant pour un si petit recueil (l’édition contient deux suites, soit 16 pièces). Ne serait-ce pas plutôt 25 sols ? Ceci correspondrait à environ 1,25 livres, ce qui se rapprocherait plus des autres recueils de l’époque notamment de celui de Rameau qui a sensiblement le même format. Le prix varie aussi si les feuilles sont reliées ou non, ainsi dans le recueil de Le Roux, nous pouvons lire ajouté à la main sous le prix initial gravé de « 10 lt en blanc » ce qui signifie non relié, un texte manuscrit : « relié 11 lt 20 ». Pour l’œuvre de Chambonnières, composée de 61 pièces, la séparation en deux volumes, choisie sûrement par le graveur Jollain, permet de vendre à moindre prix et donc de vendre plus43. Dans son livre de 1976, la musicologue Anik Devriès compare les prix des recueils uniquement entre 1734 et 1742, notant une augmentation du coût de la musique durant cette période. Chaque livre de clavecin de Marchand est vendu 2 livres par Boivin et 3 livres par Leclerc44. Avant cette date nous ne connaissons pas le prix des recueils de Marchand. En 1734 dans le catalogue du commerçant Leclerc, le livre d’Anglebert est au même prix qu’en 1689 : 10 livres45. Ainsi, ces catalogues tardifs peuvent nous donner une idée réelle du prix du recueil lors de sa sortie. En 1734, chaque livre de Chambonnières est vendu 10 livres (prix le plus courant des recueils de pièces de clavecin de notre période étudiée)46, chaque livre de Lebègue est vendu 20 livres (rappelons que Lebègue a écrit deux recueils imposants avec un total de cent- deux pièces)47, et le recueil de Clérambault coûte 3 livres (le prix semble avoir doublé depuis sa sortie)48. Grâce à sa notoriété de plus en plus importante dans les années 1730 (et une augmentation générale des prix), le premier livre de Rameau passe de 30 sols en 1706 à 7 livres en 173449. Ce recueil est apparemment devenu rare puisqu’il est plus cher que les livres suivants du compositeur qui sont bien plus fournis (6 livres et 2 livres). D’après le musicologue John Walter Hill, la raison commerciale de ces éditions ne fait aucun doute : À partir de la fin des années 1680, un nombre important de compositeurs français de musique pour clavecin n’avaient pas de nomination à la cour royale […] Même lorsqu’un compositeur était nommé à la cour, sa musique pour clavecin était désormais imprimée pour des amateurs fortunés et éduqués, plutôt que d’être préservée seulement sous forme de manuscrit50.

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23 En général, ces prix nous indiquent que le public des pièces de clavecin faisait partie d’une population aisée. Ceci ne contredit en rien la portée pédagogique de ces recueils. Quel était le niveau musical de ce public ? Les clavecinistes adaptent-ils leur écriture afin de brasser une plus large population ?

24 Clérambault, ou peut-être son graveur Roussel, propose en fin du premier livre, la possibilité de commander des pièces sur mesure : « CEUX qui souhaiteront des pièces particulières, / faciles, ou d’exécution à la moderne, n’auront / qu’à s’adresser à lui51. » Cette annonce, tout en étant commerciale, dénote d’une volonté de s’adapter à un public varié. Elle tendrait à classer les pièces proposées par Clérambault dans son premier livre comme des pièces peu faciles et non modernes. Selon le musicologue Vincent Bernhardt, la précision des ornements dans les partitions du début du XVIIIe siècle est une nécessité pédagogique qui n’avait pas lieu d’être précédemment lorsque la musique s’adressait plus généralement à des musiciens avertis : En général, les personnes à qui étaient destinées ces partitions notées avec une certaine simplicité (certes toute relative) étaient des musiciens suffisamment compétents pour être en mesure d’en donner immédiatement une interprétation convenable, exécutée dans le style appropriée – et le compositeur n’avait pas à se donner la peine lui-même d’ajouter tous les détails de l’exécution dans sa musique (l’ornementation étant l’essentiel de ces « particularités pratiques »). Si une copie ornée était nécessaire, que ce soit pour une raison pédagogique (enseignement à un élève ayant besoin d’apprendre le style ornemental alors en vogue), pratique (partition étant destinée à être jouée par un amateur peu au courant des vrais raffinements de l’exécution – souvent connus des seuls professionnels), ou quelle qu’elle soit, ce n’était certes pas au créateur de se charger de la réaliser, mais plutôt à ses proches ou à ses élèves. […] Il y faut distinguer à la fois un critère de destinataire (car on n’écrit pas de la même façon lorsqu’on destine sa partition à soi-même, à ses proches ou à sa famille, à un noble protecteur, à des débutants, à des musiciens confirmés, ou à des amateurs), et un critère d’époque52.

25 L’écriture simplifiée, notée par Davitt Moroney dans les pièces de Chambonnières, confirme ce point de vue : Les corrections qu’il apportait à ses propres œuvres peuvent être étudiées en comparant les versions manuscrites aux dernières versions qu’il a publiées en 1670 ; pour lui, le fait de corriger consistait presque toujours à simplifier, à réduire toute confusion afin de produire un style raffiné et épuré […] (Certains experts s’étonnent même qu’il publie ses morceaux « moins intéressants », mais c’est confondre complexité et intérêt)53.

26 Ainsi, un certain nombre de clavecinistes va ajouter une table explicative des agréments dans son recueil afin de guider et rassurer les musiciens amateurs. Chambonnières, Lebègue, d’Anglebert, Dieupart, Le Roux et Rameau, soit 6 compositeurs sur 9, vont créer leur propre table. Celle-ci, succincte au début de l’histoire éditoriale, se complexifie au fur et à mesure. Est-ce, de la part de compositeurs, une correction des insuffisances des tables précédentes ?

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Ex. 5 : Table de Chambonnières de 1670

Ex. 6 : Table de Le Roux de 1705

27 La préface de Lebègue, du premier recueil imprimé de 1677, indique la difficulté de l’auteur à livrer des préludes non mesurés à un public éventuellement non averti : « La grande difficulté de rendre cette metode de Preluder assé intelligible a un chacun54. » En effet, contrairement à Louis Couperin dont les préludes manuscrits étaient notés uniquement en rondes, Lebègue adopte une notation mixte, mêlant à ces rondes certains rythmes qui, même s’ils ne doivent pas s’interpréter littéralement, facilitent la compréhension et l’interprétation harmonique et mélodique de ces mystérieuses pièces. Ce choix d’une écriture mixte par Lebègue peut être pensé comme une tentative de lisibilité auprès d’amateurs. Malheureusement, aucun de ses préludes n’est présent sous forme manuscrite, nous ne pouvons pas apporter de preuves à cette supposition. Il faut croire que ces essais de notation n’ont pas été suffisants pour les musiciens étrangers, car, lors de la deuxième édition du premier livre de Lebègue chez Roger à Amsterdam, la page de titre contient le commentaire suivant : « Comme plusieurs Personnes ignorent la Manière de joüer ces Pieces et Par Consequent n’en Connoissent pas la Beauté on Avertie ceux qui seront curieux de les Entendre de S’Adresser a Monsieur Marquis Maistre de Clavessin a Amsterdam55. » Ajouté à cela la demande d’explication sur l’interprétation des préludes non mesurés par un amateur anglais en 168456, Lebègue supprimera cette forme de pièces de son deuxième livre. D’autres différences de pratiques éditoriales entre le premier livre de 1677 et le second de 1687 du claveciniste, indiquent qu’il a pris en compte les difficultés rencontrées par le public. Dans son second livre, Lebègue simplifie l’écriture musicale afin de limiter les ambiguïtés ornementales et les corrections futures probables. En novembre 1687, le Mercure Galant avisait le public de la parution de ce nouveau recueil et précisait : « vos amies seront peut-être bien aises de l’apprendre, parce qu’il les envoye dans toutes les villes du royaume, où elles ne sont pas moins estimées par la facilité qu’il y a de les

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apprendre, qu’à cause de leur extrême beauté. » En conséquence, Lebègue passe de 14,74 % d’agréments dans le premier livre à 10,31 % dans le second57. Nous constatons que pour chaque deuxième livre de pièces de clavecin, le compositeur a écrit moins d’agréments, comme s’il voulait adapter son écriture : • Lebègue : de 14,74 % à 10,31 %58 • Jacquet de La Guerre : 17,60 %59 à 15,61 % • Marchand : de 13,82 % à 13,09 %60 • Rameau : de 13,33 % à 10,33 %61.

28 De plus, l’écriture de Lebègue pour le second livre est mieux contrôlée dès le premier tirage. En effet, le premier livre compte 6 tirages avec beaucoup de changements d’ornements, alors que le second, n’a que 2 tirages retrouvés avec une seule modification ornée apportée.

29 Chez Dandrieu, rappelons–le, la première édition de 1704 est luxueuse, mais très peu d’agréments sont notés. Le public concerné serait celui d’amateurs riches non virtuoses, car les pièces sont assez faciles, sûrement des élèves auprès desquels Dandrieu enseignait oralement les agréments, avec la partition sous les yeux. L’aspect pédagogique ressort plus dans sa seconde édition, vers 1715 : elle est moins onéreuse et enrichie d’un grand nombre d’agréments ajoutés et notés. Les taux d’agréments basculent de 9,48 % dans la première édition (moyenne la plus basse de tous les recueils de l’époque) à 13,47 % pour la deuxième édition. Dans cette deuxième édition, Dandrieu écrit plus systématiquement les agréments sur les formules courantes, sa présence auprès de l’élève n’est plus nécessaire. Cette dernière édition est vraisemblablement destinée à un public plus large, à titre didactique, mais restreint au cercle privé, ce qui expliquerait le silence absolu des catalogues officiels et la suppression de la dédicace. Cette précision ornée est un cas d’école. Karl Philip Emanuel Bach en témoigne en 1753 : On est en particulier saisi d’un préjugé malheureux à l’encontre des pièces de clavecin françaises, qui ont pourtant été une bonne école pour les exécutants, car c’est un pays qui s’est toujours distingué des autres de sa façon de jouer cohérente et juste. Tous les agréments indispensables y sont expressément indiqués62. Ici, il faut rendre justice aux Français d’avoir mis tant de soin à écrire leurs morceaux. Les plus grands maîtres de notre instrument on fait la même chose en Allemagne, mais avec moins d’excès. Et qui sait si ce n’est pas ce choix raisonné parmi le nombre des ornements qui a donné l’occasion aux Français de ne plus alourdir, aujourd’hui comme ils le faisaient auparavant, chaque note ou presque d’un ornement, qui finissait par cacher l’indispensable clarté et la noble simplicité du chant63 !

30 Afin de vendre leurs pièces de clavecin, les compositeurs tâchent de fournir un outil des plus pratiques pour les musiciens amateurs ou professionnels susceptibles d’acheter leurs œuvres. La gravure reste onéreuse, ce qui modifie le format et la présentation des recueils en fonction des finances des clavecinistes. Ainsi les tirages peuvent se multiplier, car au début, peu d’exemplaires sortent des presses. Les compositeurs profitent de ces retirages pour apporter des corrections qui parfois n’ont que des portées commerciales. Nous allons maintenant étudier ce pan de l’édition : la phase post-impression concernant les corrections, les lieux de vente, les rééditions légales ou piratées.

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La vente et la réédition

31 Avec la technique de gravure, les plaques ayant servi au premier tirage peuvent être conservées et permettent de tirer les épreuves en fonction des besoins. La musicologue Anik Devriès explique en 1967 que les tirages étaient effectués par petits lots en fonction de la demande et des commandes. Les chiffres de 10, 15 ou 20 exemplaires sont fréquemment cités dans les actes notariés comme base de commande aux marchands ou auteurs64. Une planche de cuivre ou d’étain autorisait un tirage total maximum de 250 exemplaires. Nous pouvons estimer grâce à l’inventaire après décès que la première édition de pièces de clavecin d’Anglebert se situait entre 300 et 400 exemplaires65. Pour Rameau, selon la musicologue Sylvie Bouissou, peu d’exemplaires ont été imprimés, puisque peu d’exemplaires nous sont parvenus66. Cette pratique de gravure en lots successifs explique les constantes modifications, fussent-elles minimes, que l’on relève d’un exemplaire à l’autre, le compositeur et le graveur retouchant souvent leurs productions. Un simple rebouchage d’une gravure erronée ou démodée, mais aussi l’ajout de nouvelles corrections gravées suffiront là où nécessaire pour une réimpression. Encore de nos jours, il n’y a aucune entente générale entre bibliographes musicaux sur la question de savoir de qui constitue véritablement un tirage par opposition à une édition. Nous avons essayé d’unifier notre démarche, en contradiction parfois avec les termes utilisés par les musicologues, en dirigeant notre définition du tirage vers les exemplaires dont l’état distinct du livre premier, tel qu’il nous est parvenu, présente au moins une différence de gravure (musique ou titres) avec les autres exemplaires connus. La réédition est la réappropriation sur différentes plaques de gravures ou non, par un éditeur différent de l’original. Ci-dessous, le tableau récapitulatif du nombre de tirages et d’éditions de pièces de clavecin au tournant du XVIIe siècle nous indique que tous les livres de clavecin, à l’exception d’un, ont connu ces multiples sorties.

Graveur Nombre de tirages et Nombre d’exemplaires Compositeurs d’origine éditions retrouvés

Chambonnières 1 Jollain 4 tirages (2 éditions ?) 11

Chambonnières 2 Jollain 2 tirages (2 éditions ?) 11

Lebègue 1 Baillon 6 tirages – 2 éditions 10

2 tirages de la 1re – 2 Lebègue 2 Lesclop 3 éditions

Jacquet de La Baussen 2 tirages 2 Guerre 1

Gillet et D’Anglebert 4 éditions (5 probables) 28 Bonneuil

Marchand 1 Roussel 3 éditions 4

Dieupart Roger 2 éditions 8

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3 éditions – 2 tirages de la Marchand 2 Baussen 4 2e

Clérambault Roussel 2 tirages 2

Dandrieu Roussel 3 éditions 4

Le Roux Baussen 2 éditions 4

Rameau Roussel 2 éditions 2

Jacquet de La Baussen 1 édition 1 Guerre 2

Siret Baussen 2 tirages (1 avant 1713) 2

Ex. 7 : Tableau récapitulatif des tirages et éditions de pièces de clavecin

32 Comment expliquer l’exception du deuxième livre de Jacquet de La Guerre ? Il semblerait qu’à 42 ans, 20 ans après son premier livre, son expérience lui a permis de présenter une édition ne nécessitant plus aucune retouche. Il reste étonnant qu’aucune réédition de ce livre n’ait été effectuée ou ne soit parvenue jusqu’à nous.

33 Le tableau ci-dessus indique qu’au XVIIe siècle, les noms des graveurs sont beaucoup plus variés qu’au XVIIIe siècle. Chambonnières est le seul à éditer avec Jollain. Lebègue partage ses deux livres entre Baillon et Lesclop. Grâce à l’inventaire après décès d’Anglebert, nous savons que c’est Gillet et Bonneuil qui ont été chargés de la gravure des pièces de clavecin. Entre 1687 et 1710, deux graveurs, Baussen67 et Roussel 68, se partagent le marché des pièces de clavecin, ce qui est peu face à la centaine de professionnels du métier comptés à Paris au XVIIIe siècle69. Dieupart fait exception puisqu’il est le seul à publier à Londres avec Roger. Or, le choix du graveur modifie le paysage orné musical. Baussen propose toujours un travail fin et soigné. Chez Roussel, l’écriture semble moins précise et parfois plus grossière70. Ces petits détails interfèrent dans la lecture des partitions et donc son interprétation.

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Ex. 8 : Comparaison de la qualité des gravures : courante 3 du premier livre de Marchand gravé par Roussel et courante 12 du second livre de Marchand gravé par Baussen

34 Les éditions de Roussel n’ont pas été corrigées et travaillées par les compositeurs après la première impression : Marchand, Clérambault et Rameau, sauf pour le premier livre de jeunesse de Dandrieu, 6 à 10 ans après. Chez Baussen, Jacquet de La Guerre (et Siret plus tard vers 1710) ont apporté des changements dans les ornements, notamment des ajouts d’agréments. Baussen semble être plus appliqué et plus à l’écoute des clavecinistes. Est-ce pour cela que Marchand l’a préféré à Roussel pour son second livre ? Le claveciniste a-t-il été déçu du travail de ce dernier pour le premier livre ? Ou encore, Roussel était-il moins cher que Baussen, s’occupant ainsi des musiciens jeunes et moins argentés ?

35 Une fois l’impression effectuée, la vente se fait de plus en plus chez l’auteur : Lebègue, Jacquet de La Guerre, d’Anglebert, Marchand, Clérambault et Dandrieu. Jusqu’au début du XVIIe siècle, elle avait plutôt lieu chez le graveur principal, mais cette pratique se

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délite au cours du XVIIIe siècle, pour laisser place à la vente chez les libraires. Foucault l’imprimeur, à partir de 1702, devient un des revendeurs les plus courants des pièces de clavecin. En effet, il sera le seul marchand de musique français jusqu’en 1720 à assurer la diffusion de tout ce qui se publiera et se vendra en France dans le domaine de la musique, y compris les œuvres éditées par l’imprimeur Ballard ou des œuvres gravées à l’étranger. Il propose à la vente les pièces de Clérambault, Dandrieu, Le Roux et Rameau. Ballard va revendre, aux côtés de Foucault, plusieurs livres de clavecin dont le deuxième livre de Jacquet de La Guerre. Les deux ont été associés à partir de 1705 selon le musicologue Denis Herlin : Un autre élément pour la datation de l’ouvrage [de Siret] est fourni par la double adresse de Ballard et Foucault qui figure sur la page de titre. Elle se trouve également dans les pièces de clavecin d’Élisabeth Jacquet de La Guerre de 1707. En effet, après plusieurs procès intentés par Ballard contre Foucault, il semble que ces deux éditeurs se soient associés seulement à partir de 170571.

36 Un deuxième libraire moins prolifique, Ribou, propose dans sa boutique les deux recueils de Jacquet de La Guerre et celui de Dandrieu.

37 Ballard ne publie son premier livre de clavecin qu’en 1702, soit après 150 années d’activités dans l’édition musicale, et 33 ans après le premier livre gravé de l’histoire du clavecin. Cette nouveauté suppose en premier lieu un succès dont l’éditeur du roi voulait profiter. Celui-ci choisit une valeur sûre : la réédition des livres de Marchand, puis celle en 1703 du recueil d’Anglebert. Pour ce dernier ouvrage, Ballard ne prend aucun risque et récupère les planches d’origine héritées par la veuve d’Anglebert à la mort de son mari, ce qui reste la plus raisonnable des décisions puisque l’écriture ornée du claveciniste est impossible à reproduire avec la technique de caractères mobiles. L’inventaire après décès d’Anglebert de 1691 indique que les planches de gravure appartenaient toujours à la famille72 ; Madeleine de Champagne, la veuve d’Anglebert, avait racheté à ses enfants les planches. L’édition Ballard apporte-t-elle un revenu supplémentaire à la famille ? La veuve d’Anglebert avait déjà procédé, après la mort de son mari, à une deuxième édition des pièces de clavecin, soi-disant « Reveu et corrigé ». Or, l’analyse dévoile qu’il n’en est rien. C’est un subterfuge commercial. En 1702, lorsque Ballard réédite les deux livres de Marchand, quel contrat met-il en place avec le musicien ? Les planches appartiennent normalement à l’auteur. Pourtant lors des rachats à l’occasion des successions des marchands, les planches gravées apparaissent dans les contrats. En 1736, le système changera puisque Leclerc innovera en ne commercialisant que des œuvres dont il a l’exclusivité. Le commerçant met alors en place un système novateur où les planches appartiennent de moitié au marchand et au compositeur73.

38 En 1707, Ballard publie, un petit livre de vingt-huit pages, sous le titre : Pièces choisies / pour le clavecin / de différents auteurs. Aucune adresse, ni aucune date n’est ajoutée à ce titre, qui a ainsi toute l’apparence d’un faux titre. Le volume contient seulement 10 pièces et les noms des auteurs ne sont pas donnés. Il est probable que nous avons là une de ces publications subreptices, établies sans la participation des auteurs, sur les manuscrits des ouvrages dont la réputation courait le monde. Des pièces de Couperin et une pièce inédite de Marchand font partie de ce recueil74. La visée commerciale est clairement définie. Le livre est imprimé avec les caractères ordinaires des Ballard, assez grossièrement et assez mal lisible. En conséquence, les agréments sont moins variés, moins nets, simplifiés et très souvent supprimés. On mesure ici, les raisons du

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triomphe, presque achevé à ce moment déjà, de la gravure : raisons qui ont fait la décadence de l’antique maison des imprimeurs du roi pour la musique.

39 Dans le même esprit, dès le tournant du siècle, le piratage des éditions de pièces de clavecin se met en place à Amsterdam avec l’imprimeur Roger. Cette pratique nous permet de constater quels étaient les compositeurs en vogue en Europe à cette époque et susceptibles d’intéresser un large public et de permettre à l’éditeur de faire des profits. Néanmoins, nous ne devons pas faire de généralités, car l’absence de piratage de certains compositeurs peut s’expliquer autrement que par un manque d’intérêt pour ces compositeurs. Le musicologue Bruce Gustafson s’étonne, par exemple, de l’absence de copie amsterdamoise des pièces de Chambonnières et explique celle-ci par le coût de l’édition et la présence des manuscrits : Les éditions de Lebègue et d’Anglebert étaient piratées à la fin du siècle à Amsterdam, contrairement aux pièces de Chambonnières. Cela s’explique sûrement non pas par un manque de popularité des œuvres, mais par le fait que la musique de Chambonnières était plus disponible. La musique imprimée coûtait cher, et les œuvres de Chambonnières circulaient sous forme de manuscrits moins chers, à la différence de celles de Lebègue et d’Anglebert75.

40 Le premier claveciniste français à être copié par Roger est Lebègue en 1697, viennent ensuite Marchand vers 1701, d’Anglebert en 1705 et Le Roux en dernier, vers 1707. La vogue française ne durera que 10 ans. Chez Roger à Amsterdam, le livre de Marchand est vendu 1,4 florins76. D’Anglebert y est vendu à 7 florins, le premier livre de Lebègue à 6 florins et le second à 5 florins. Enfin, le recueil de Dieupart qui vit à Londres voit le jour à Amsterdam uniquement grâce à l’imprimeur Roger. Il coûte 9 florins dans les catalogues de Roger en 171677.

Conclusion

41 Au XVIIIe siècle les copies des livres de pièces de clavecin à Amsterdam par Roger démontrent le succès croissant de ces œuvres dont la présentation typiquement française répond à un souci commercial fort. Même l’imprimeur du roi qui avait tourné le dos pendant près de 150 ans à l’édition de pièces de clavecin, se voit obligé de récupérer une part de ce marché fructueux. Il est alors contraint de racheter les planches gravées puisque sa technique d’impression est inadaptée à l’écriture musicale pour clavecin dès le tournant du XVIIe siècle. Le commerce se fait autour des mêmes individus que ce soit pour la gravure ou pour la vente.

42 La première édition de 1670 de Chambonnières a donc mis en place un système possible grâce au développement de la gravure. Frontispice, dédicace, table des agréments, écriture ornée, arrangements nouveaux, tout ceci constitue le contenu des recueils allant de 1670 à 1707 et répond à des nécessités commerciales : remercier les mécènes sans qui l’impression n’aurait pas été aussi soignée et attirer des amateurs riches afin de pouvoir vendre le produit. Ce produit est sans cesse amélioré grâce à l’expérience acquise depuis 1670 et grâce aux répercussions des premiers tirages. L’économie tient une place primordiale dans l’édition des pièces de clavecin. Les musiciens aujourd’hui doivent prendre conscience de ce fait, afin de préciser la place du support éditorial dans la pratique, notamment par rapport au style musical de l’époque qu’il nous communique.

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1. Ce manuscrit est consacré à de la musique anglaise, italienne et néerlandaise avec les noms de Byrd, Cornet, Farnaby, Gibbons, Tallis, Ferrabosco et Sweelinck, et au milieu desquels se glisse celui de Champion, père de Chambonnières, comme auteur d’une Fantasia, d’une Pavane, et d’une Galliard. Ce livre porte le nom de son propriétaire, le Docteur John Bull. Les dates qui y sont mentionnées sont celles de 1621 et 1628.

2. QUITTARD Henri, « Un claveciniste français du XVIIe siècle, Jacques Champion de Chambonnières », Tribune de Saint-Gervais, vol. 2, 1901, p. 37. 3. Cf. BENOÎT Marcelle, Les musiciens du roi de France (1661-1733), Paris, PUF, 1982, p. 72.

4. Cf. COUTURE Johanne, « Nouvelles perspectives sur le répertoire français pour clavecin au XVIIe siècle », Recherches sur la musique française classique, vol. 31, 2007, p. 3-16.

5. Cf. BOUISSOU Sylvie, « De la notation abrégée et réduite, et de ses enjeux économiques. », Histoire de la notation de l’époque baroque à nos jours, Clamecy, Minerve, 2005. 6. ROBERDAY François, Fugues et Caprices à quatre parties mises en partition, Paris, Vve Sanlecque, J. Hanocq & J. Laisné, 1660. 7. Cf. GUILLO Laurent, « Les Ballard : Imprimeurs du Roi pour la musique ou imprimeurs de la musique du Roi ? », DURON Jean (dir.), Le Prince et la musique, Les passions musicales de Louis XIV, Wavre, Mardaga, p. 275-288. 8. « Recherches de Walter J. Ong sur la relation entre les traditions orales et écrites […] : L’impression de la langue écrite change l’évolution de l’alphabétisation et peut se calquer sur le transfert, initié par Chambonnières, d’une tradition strictement orale et manuscrite à la transmission et la propagation par la partition imprimée.» “Walter J. Ong’s investigation [ONG, W.J., Orality and literacy : the technologizing of the word, London, 1982] of the relationship between oral and written traditions [….] the printing of the written word changes the nature of literacy may be mapped easily onto the shift, initiated by Chambonnières, from a strictly oral and manuscript tradition to transmission and dissemination

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trough print.” ( CYPRESS, Rebecca, « Chambonnières, Jollain and the first engraving of harpsichord music », Early Music, vol. 35, no 4, 2007, p. 539-553, ici p. 544.) 9. Le manuscrit Oldham ou London Couperin manuscript daté entre 1650 et 1661 ne contient pas moins de 14 pièces du livre de Chambonnières publié en 1670. 10. CHAMPION DE CHAMBONNIÈRES, Jacques, Les pièces de clavessin, Livre premier, Paris, Jollain, 1670. 11. BAUMONT Olivier, « La source de la belle manière du toucher », Les Pièces de Clavecin Jacques Champion de Chambonnières, disque compact, AS Musique, 2003, p. 17. 12. FLINT Karen, « D’exquises mélodies et le plus beau toucher », Les pièces de Clavessin, Jacques Champion de Chambonnières, disque compact, Plectra, 2010, p. 19. 13. KOCEVAR Érik, « Jean-Henry d’Anglebert ou Jean Henry, dit Anglebert ? Mise au point sur le véritable nom des d’Anglebert à la lumière de documents d’archives inédits », Ostinato, no 8/9, 1997, p. 67-86. 14. En effet, vers la fin du XVIIe siècle, la politique de Louis XIV semble changer pour des raisons financières. En 1696, les guerres victorieuses du roi ont coûté cher. Aussi a-t-on recours à un expédient pour renflouer les caisses du royaume : une suite d’édits permet l’anoblissement de personnes qui ont été distinguées pour leur mérite et contre vingt livres. Couperin est ainsi anobli, et avec lui ses confrères de la Musique du roi, séduits par cette possibilité de promotion : Lalande, Buterne, d’Anglebert fils, Beaumont, André et Jacques Danican Philidor. Son blason va ainsi figurer dans l’Armoirial des Généralités que Charles d’Hozier le généalogiste du roi, a commencé à établir à partir de l’année 1696. 15. BROSSE Jean-Patrice, Le clavecin du Roi Soleil, Paris, Bleu nuit, 2011, p. 93.

16. Cf. LESURE François, « Une querelle sur le jeu de la viole en 1688 : Jean Rousseau contre Demachy. », Revue de musicologie, t. 46, 1960, p. 184. 17. SEMPÉ Skip, « Skip Sempé en conversation avec Thomas Mace », Paris, Printemps 1992, Jacques Champion de Chambonnières, Pièces de clavecin, Skip Sempé, Harmonia Mundi, 1992, p. 12. 18. Cf. HUYGHENS Christian, « Lettre du 20 décembre 1660 », Œuvres complètes, La Haye, 1888, p. 138. Christiaan déclara brièvement le 20 décembre 1660 : « Vu Chambonnières qui joua du clavecin et chanta un air de sa façon qui ne me sembla que médiocre ». Le 14 septembre 1662, il écrivit à nouveau, d’une façon bien peu charitable d’ailleurs : « L’estat du marquis de Chambonnières me feroit pitié s’il n’avoit pas si fort fait l’entendu auparavant. La dernière fois que je le vis, il vouloit encore me faire accroire qu’il ne jouoit plus du clavecin et le voilà misérable maintenant s’il ne scavoit pas ce mestier ». 19. SEGRAIS Jean Regnault DE, Segraisiana ou melange d'histoire et de litterature. Recueilli des entretiens de monsieur de Segrais de l'Academie françoise, Paris, Compagnie des libraires associés, 1721, p. 60. 20. TALLEMANT DES RÉAUX Gédéon, « Contes de bestes », Historiettes, Paris, 1834-1835, rééd. Paris, A. Adam, 1960-1961, p. 16. 21. « Je vous advertiray que le très illustre Sieur de Chambonnières […] se trouve ici desgoutté de se veoir ostée par le bas et mauvais mesnage qui règne en cette cour une pension d’environ mi escus par an, qu’il y auroit moyen d’en chevir, s’il trouvoit un prince digne amateur de sa science et capable de le faire vivre avec un peu d’honneur,

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comme il a toujours faict icy… ». (HUYGHENS Constantin, « Lettre XLIV », Correspondance et œuvres musicales, Leyde, éd. Jongkbloet-Land, 1882, p. 34.) 22. ANGLEBERT Jean-Henry D’, Pièces de clavecin, Paris, l’Auteur, 1689. 23. Le Mercure Galant, novembre 1686. 24. MARCHAND Louis, Premier livre de pièces de clavecin, Paris, Ballard, [1699]. 25. Les changements d’éditeurs de Marchand sont sûrement en lien avec son caractère difficile ou à ses problèmes financiers qui commencent. 26. MORRIER Denis, « Louis Marchand, un honnête homme ? », Œuvres pour clavier, Marchand, Laurent Stewart, disque compact, Hortus, 2006, p. 3. 27. DANDRIEU Jean-François, Livre de clavecin, Paris, Ribou, Foucault, l’Auteur, [1704].

28. Cf. FRANÇOIS-SAPPEY, Brigitte, « L’œuvre de clavecin de Jean-François Dandrieu (1682-1738), Trois livres de jeunesse », Recherches, no 14, 1974, p. 154-235, p. 163. 29. RAMEAU, Jean-Philippe, Premier livre de pièces de clavecin, Paris, l’Auteur, Roussel, 1706. 30. LE ROUX, Gaspard, Pièces de clavessin, Paris, Foucault, 1705. 31. Le médaillon chez Dandrieu représente un bœuf, écusson de Monsieur Robert chevalier de Septeuil à qui le claveciniste dédicace son œuvre. 32. Cf. Airs sérieux et à boire de Paulin en 1705 et les Motets melez de Symphonie de Charpentier en 1609. 33. RIPA Cesare, Iconologie…, Paris, Baudoin, 1643, p. 123-124. 34. Ibid. 35. DIEUPART François, Six suittes de clavecin, Amsterdam, Roger, [1701].

36. LE ROUX, Pièces de clavessin.

37. JACQUET DE LA GUERRE Élisabeth-Claude, Pièces de Clavecin qui peuvent se joüer sur le viollon, Paris, l’Auteur, Foucault, Ribou, Ballard, 1707. 38. GARSAULT François-Alexandre-Pierre DE, « Clavecin », Notionnaire ou mamorial raisonné de ce qu’il y a d’utile et d’interessant, Paris, Guillaume Desprez, 1761, p. 640. 39. Il en est de même pour les organistes, rappelons que la première gravure que nous connaissons est celle d’un organiste : Fugues et Caprices à quatre parties mises en partition par François Roberday, en 1660, chez la Veuve Sanlecque, J. Hanocq & J. Laisné. 40. Certains prix sont inconnus aujourd’hui à la date de publication. Le coût indiqué est plus tardif (de 1734 à 1742), durant une période où les catalogues sont plus précis et sont parvenus jusqu’à nous. Cf. Troisième partie : La vente et la réédition. 41. La livre en tant que pièce de monnaie n’existe pas. Le terme « livre » correspond à une unité de poids dans laquelle étaient taillés un certain nombre de flans pour en faire des pièces (au temps de Charlemagne, la livre de métal était divisée en 20 parties égales pour en faire 20 sols). Une livre égale 489,5 grammes. 42. DART Thurston, « Préface », BRUNOLD Paul (ed.), Pièces de clavecin de Louis-Nicolas Clérambault, rééd. Thurston DART, Monaco, L’Oiseau-lyre, 1964 ; rééd. 2004, p. 1. 43. «Vraisemblablement, il est possible que la raison pour laquelle Jollain ait imprimé le travail de Chambonnières simultanément en deux volumes séparés était de les rendre plus abordables, et ainsi plus accessibles à l’achat. » “Furthermore, it is possible that the reason Jollain printed Chambonnières’s works simultaneously in two separate volumes

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was to make them more affordable, and therefore more accessible for purchase. Given these circumstances, it is unlikely that Chambonnières expected to gain financially from his publications.” (CYPRESS, Rebecca, « Chambonnières, Jollain and the first engraving of harpsichord music », p. 545.) « Thurston Dart suppose que Jollain sépara le seul volume en deux, de peur que l’unique large tome soit trop cher à la vente. » “Thurston Dart speculated that Jollain broke a single volume in two, lest the one large tome prove too expensive to sell.” (GUSTAFSON Bruce, French Harpsichord music of the 17th Century, Ann Arbor, UMI Research Press, 1979, p. 131.) 44. DEVRIÈS Anik, Éditions et commerce de la musique gravée à Paris dans la première moitié du XVIIIe siècle, Le Boivin, Les Leclerc, Genève, 1976, p. 53. 45. Ibid., p. 133. 46. Ibid., p. 160. 47. Ibid., p. 208. 48. Ibid., p. 165. 49. Ibid., p. 243. 50. “Beginning in the late 1680s, as significant number of the composers of important French harpsichord music did not have appointments at the royal court. […] Even when a composer held a court position, his harpsichord music was now commercially printed for amateurs of means and education, rather than preserved only manuscript.” (HILL John Walter, Baroque Music, Music in Western Europe 1580-1750, University of Illinois, Urbana-Champaign, W.W. Norton & Company, 2004, p. 440.) 51. Premier tirage de 1702 : F-Pn Rés. Vmc 174. 52. BERNHARDT Vincent, Une réflexion sur l’interprétation de la musique pour clavier de J.S. Bach : la problématique de l’ornementation, en ligne, p. 4-5. 53. “The revisions which he carried out on his own works can be studied by comparing the manuscript versions with the texts he finally published in 1670; the act of revision was for him almost always a process of simplification, a paring down of all complications to produce a lean and purified style [….] (Some scholars have even felt it strange that he should have published his “less interesting” pieces, but this is to confuse the complex with the interesting).” (MORONEY Davitt, « Chambonnières and his “Belle manière” », SCHNEIDER Herbert & LA GORCE Jérôme DE (dir.), Jean-Baptiste Lully, actes du colloque, Laaber, Laaber-Verlag, 1990, p. 207. 54. LEBÈGUE Nicolas-Antoine, Pièces de clavecin, Premier livre, Paris, Baillon, l’Auteur, 1677. 55. Deuxième édition par Roger à Amsterdam vers 1697, exemplaire de la bibliothèque de l’université de Lund en Suède : Lunds Akademiska Kapell, J.H. Englehart’s donation no 24. 56. Dans un des exemplaires du premier livre de Lebègue, une réponse de ce dernier, à une lettre d’un amateur anglais William Dundass a été envoyée en 1684 après une demande d’explication sur l’interprétation préludes non mesurées. Lettre du 3 juillet 1684 pour M. William Dundass, Londres, British Museum Library, K 10a 14. 57. Ces pourcentages sont issus du calcul du nombre d’agréments dans les pièces de clavecin par rapport au nombre de notes.

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58. LEBÈGUE Nicolas-Antoine, Pièces de clavecin, Deuxième livre, Paris, Baillon, l’Auteur, 1687. 59. JACQUET DE LA GUERRE Élisabeth-Claude, Pièces de clavecin premier livre, Paris, l’Auteur, De Baussen, [1687]. 60. MARCHAND Louis, Second livre de pièces de clavecin, Paris, Ballard, 1702. 61. Nous comparons avec le deuxième livre de Rameau, bien plus tardif que le premier car daté de 1724 : RAMEAU Jean-Philippe, Pièces de clavecin avec une méthode pour la mechanique des doigts, Paris, Boivin, Hochereau, l’Auteur, 1724. 62. BACH Carl Philipp Emanuel, Versuch über die wahre Art das Clavier zu spielen, Berlin, Henning, 1753; rééd. Paris, J.C. Lattès, 1979, p. 28. 63. Ibid., p. 94. 64. DEVRIÈS, Éditions et commerce de la musique gravée à Paris, p. 7. 65. Archives nationales de France, Minutier central, Étude LIII, 105, partage de la succession de Jean-Henry d’Anglebert, 23 novembre 1691. Le partage de succession précise qu’il existait une série d’exemplaires en blanc, c’est-à-dire non reliés, qui s’élevait à deux-cent vingt-cinq exemplaires. Les exemplaires furent répartis entre Madeleine de Champagne la veuve de d’Anglebert de la manière suivante : 113 pour elle-même et 14 exemplaires pour chacun des huit enfants. Cette précision permet d’évaluer à 266 le nombre d’exemplaires restants après un an et demi de publication. Le tirage initial devait donc se situer entre 300 et 400 exemplaires. 66. « Rameau ne souhaitait faire des frais inutiles pour la publication de son premier livre. D’ailleurs, il n’en sera tiré qu’un petit nombre puisqu’aujourd’hui on ne recense de cette première édition que deux exemplaires, l’un à Paris, l’autre à Bordeaux. » (BOUISSOU Sylvie, Jean-Philippe Rameau, Paris, Fayard, 2014, p. 62.) 67. Le graveur Baussen a déjà travaillé pour les organistes Gigault et Grigny. Ancien musicien de Mademoiselle de Guise, Baussen exerça son activité à partir de 1685 avec la gravure du troisième livre d’orgue de Lebègue. Initié à cet art par son beau-père, Pierre Baillon, dont il avait épousé la fille en 1681, il fut l’un des plus importants graveurs de musique de 1685 à 1716, date probable de son décès. En 1711, il prit en apprentissage Louis Hue, qui allait devenir à son tour, le graveur le plus productif de sa génération. Baussen a gravé 5 ouvrages pour le clavecin. 68. Roussel est graveur, éditeur et marchand d'estampes et de cartes géographiques, également graveur de musique. Établi dès 1682 à Paris, il s’y marie. Il est en procès pour contrefaçon de planche en juin 1699 mais encore en activité en 1725. 69. L'état français permettait un certain commerce (même s'il était forcément limité) des textes et œuvres publiés à Paris et destinées au public de la capitale, qui pouvaient ainsi toucher aussi la bourgeoisie et la noblesse de campagne grâce au réseau routier fortement amélioré par Colbert à la demande de Louis XIV et permettant une bien meilleure circulation des voyageurs – et donc des livres. On compte, au XVIIIe siècle, jusqu’à 150 graveurs travaillant à Paris qui devient le centre musical européen de l’imprimerie comme en conclut le musicologue George Stauffer en 2006 : “The high quality and beauty of the engravings, the excellent publicity offered by the engravers and music organizations, and the wide distribution of the finished collections made in Paris the European center for music printing” (STAUFFER George B., The world of baroque music, Bloomington, Indiana University Press, 2006, p. 119.)

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70. Cf. essentiellement la gravure du livre de Clérambault ou le premier livre de Marchand. 71. HERLIN, Denis, « Introduction », Pièces de clavecin dédiées à Monsieur Couperin de Siret, Paris, Société Française de Musicologie, 2001, p. XI. Siret a publié son premier livre de pièces de clavecin vers 1710, la date reste inconnue. En 1976, la musicologue Anik Devrès écrit que « Foucault s’associera aussi entre 1709 et 1715 avec la belle-sœur de Christophe Ballard, la Veuve Pierre Ballard. » (DEVRIÈS, Éditions et commerce de la musique gravée à Paris, p. 16.) 72. Archives nationales de France, Minutier central, Étude LIII, 104, inventaire après décès de d’Anglebert, 8 mai 1691. 73. Cf. DEVRIÈS, Éditions et commerce de la musique gravée à Paris, p. 57. 74. La Vénitienne de Marchand, qui est inédite et L’abeille, les Nonettes, la Diane, la Florentine et la Badine de François Couperin qui seront publiées par l’auteur en 1713 dans son premier livre. En 1922, le musicologue André Tessier attribue la deuxième Badine (pièce inédite) de ce recueil à Marchand, mais aucun autre musicologue n’avance cette théorie, nous n’avons donc pas ajouté cette œuvre à la liste. TESSIER, André, « Attribution à Couperin le Grand d’une pièce anonyme d’un recueil de Ballard », Revue de musicologie 2 (1922), p. 69-78. 75. “Lebègue’s and d’Anglebert’s prints were pirated in Amsterdam at the turn of the century, but Chambonnières’ pieces were not. The explanation may lie less with any lack of popularity of the works than with the ready availability of Chambonnières’music. Printed music was expensive and Chambonnières’ pieces were widely circulated in cheaper manuscripts, unlike those of Lebègue and d’Anglebert.” (GUSTAFSON, French Harpsichord music of the 17th Century, p. 133.) 76. LESURE François, Bibliographie des éditions musicales publiées par Estienne Roger et Michel-Charles Le Cène (Amsterdam 1696-1743), Paris, Heugel, 1969, p. 162. 77. Ibid., p. 65 et 162.

RÉSUMÉS

Alors que les manuscrits de pièces de clavecin circulent en Europe dès les années 1620, le premier livre édité en France voit le jour cinquante ans plus tard, en 1670. À partir de cette date, les recueils pour cet instrument en soliste vont se multiplier. De 1670 à 1707, neuf compositeurs vont publier à Paris à compte d’auteur : Chambonnières (1670), Lebègue (1677 et 1687), Jacquet de la Guerre (1687 et 1707), d’Anglebert (1689), Marchand (1699 et 1702), Clérambault (1704), Dandrieu (1704), Le Roux (1705) et Rameau (1706). Nous tenterons d’expliquer l’apparition de cette nouvelle source musicale et les raisons de son développement au début du XVIIIe siècle. Le progrès technique mais surtout les intérêts économiques tiennent une place primordiale dans l’histoire de l’édition du clavecin. Chaque recueil est conçu dans des circonstances particulières où le compositeur, en fonction de sa situation pécuniaire et de ses choix financiers, va mettre au jour un format d’œuvres, devenu aujourd’hui une source musicale principale.

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INDEX

Mots-clés : clavecin, édition, ornement, agrément, économie, prix, gravure, tirage, réédition, Ballard, Roger, Foucault, Chambonnières, Lebègue, Jacquet de la Guerre, d’Anglebert, Marchand, Clérambault, Dandrieu, Le Roux, Rameau, dédicace, mécène

AUTEUR

CHLOÉ DOS REIS Professeure agrégée d’éducation musicale, docteure et claveciniste, Chloé Dos Reis enseigne à Sorbonne Université. Ses recherches portent sur la musique française pour clavecin des XVIIe et XVIIIe siècles (approche herméneutique, esthétique, esthésique, poïétique, historique...), sur ses transferts et ses influences et leurs réceptions aux siècles suivants (historiographie, factures, enseignements, performance studies & practice, filmographie).

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Music, Copyright, and Intellectual Property during the French Revolution: A Newly Discovered Letter from André-Ernest-Modeste Grétry

Rebecca Dowd Geoffroy-Schwinden

Introduction

1 An onslaught of worries must have occupied composer André-Ernest-Modeste Grétry’s mind when he sat down to write a letter to the National Assembly deputy, the Abbé Sieyes, on October 16, 1790.1 Though Grétry is forgotten in many contemporary narratives of music history, he boasted a celebrity status in late eighteenth-century Paris.2 His opéra comiques not only dazzled the Parisian public, but also gained attention from the queen. Grétry served as her personal music director and Marie Antoinette was even godmother to one of his daughters. But as the French Revolution heated, both Grétry’s personal and professional stars began to dim. During 1790 alone, one of his operas had been deemed too sympathetic to the monarchy and his two daughters, Lucile and Antoinette, both died tragically young.3 This newly discovered letter to Sieyes, written by Grétry during the difficult year of 1790, does not appear in the authoritative collection of the composer’s correspondences and has never been discussed by scholars.4 Not only does the letter shed light on the composer’s support of revolutionary agendas, but it also provides insight into the tangible ramifications that musicians felt as a result of the socio-economic changes caused by the political upheaval. The new music market that emerged from the revolutionary rubble forced French musicians to settle questions about copyright and intellectual property that had long been debated in eighteenth-century Europe. Grétry’s letter reveals a composer grappling with complex issues that traversed legal, economic, and political realms.

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2 There are two historical interpretations of eighteenth-century composers’ pursuit of copyright protection. One perspective contends that an intellectual spirit of ownership motivated composers to insist upon a moral right to dictate how their music circulated. 5 Ownership, however, could be defined both abstractly and tangibly. Thus, the debate between copyright as a natural right of self-expression versus a property right of authors or publishers persisted from the late seventeenth to early nineteenth centuries.6 The other historical perspective, primarily purported by legal scholars, contends that as the printed circulation of music became more profitable than royal patronage, privileges, and ticketed performances, composers increasingly pursued ownership rights over their share of profits from publication. These two views, referred to by legal scholar Michael W. Carroll as intellectualist and materialist, respectively, represent the complex economic and legal circumstances within which eighteenth- century composers worked.7 The transition from court to freelance musicianship occurred diffusely, as public concerts and publishing gradually became more lucrative than contracted court positions. More generally, the rise of copyright was directly linked to the transition away from protectionist economic policies within mercantile economic frameworks, as Europe slowly evolved into a free market system.8 Indeed, as early as Adam Smith’s Wealth of Nations, proponents of a free market identified copyright as a necessary evil, required to incentivize artistic production.9

3 Copyright was first guaranteed by law through the 1710 Statute of Anne in England. The statute neither explicitly applied to music nor protected authors of printed works. Instead, it guaranteed publishers the exclusive rights to print during a fourteen-year period any work legally acquired. Composers began to enter copyright debates in England later in the eighteenth century, particularly through the famous cases of Johann Christian Bach and Charles Frederick Abel.10 Until the Revolution, the right to publish in France was granted exclusively through royal privilege. Four main differences distinguish copyright protection from protection by royal privilege: first, privilege is not automatically guaranteed, but must be requested; second, a privilege granted could be revoked at any time; third, privilege was granted not only for prints, but also for reprints; and fourth, privileges did not extend across state borders. This last defining feature of privilege caused numerous frustrations for music publishers throughout eighteenth-century Europe, as some composers used this loophole to their advantage.11 Overall, though, in the case of music, eighteenth-century printing privileges protected publishers more than composers.

4 Privilege was the defining social characteristic of Old Regime French society, as nobility, property, and nearly everything else was ultimately granted by the power of the king. After the National Assembly was declared in June 1789 and the Bastille fell on July 14, France began to reimagine a new nation. In this process, the night of August 4, 1789, stands out as a defining moment in French political, legal, social, and economic history.12 A revolutionary spirit moved National Assembly members to stand up, one by one, and renounce their various privileges. Yet to renounce one’s privilege was to renounce much more than mere titles. By the morning of August 5, 1789, the socio- economic structures of France, from time immemorial, had been completely dismantled. New legal structures had to be designed to facilitate all socio-economic exchange previously regulated through royal privilege, printing and publication among them. When Grétry wrote to Sieyes, the two men had already witnessed a profound

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upheaval in the economic and legal structures that had once dictated the French music market.

The Philosopher and the Composer

5 At the time that Sieyes received Grétry’s letter, he had followed an unlikely trajectory to become one of the most profound political philosophers of the French Revolution.13 His father had served as a minor royal official in the town of Fréjus in the Provence region of France. Sieyes attended the Seminary of Saint-Sulpice in Paris and also studied theology at the Sorbonne. Although his academic performance at both institutions was underwhelming, his personal papers reveal a brilliant mind grappling with philosophy, natural history, and political and economic theories during the 1770s and 1780s.14 The clergy offered him a path to a secure livelihood, despite his generally negative view of religion. Indeed, he described himself as an ecclesiastic-administrator rather than as a priest.15 His impressive career trajectory, which began in 1775, was achieved through patronage within the first estate. The Abbé de Césarge helped Sieyes to obtain a position as secretary to a royal almoner, de Lubersac, who soon became bishop of Tréguier in Brittany. After briefly serving as chaplain to the king’s aunt, Madame Sophie, in 1780, Sieyes became vicor general of Chartres, then a canon of the cathedral chapter three years later, and a delegate of the diocese to the Sovereign Chamber of the Clergy in Paris. By 1788 he served as the Chartres chapter’s chancellor as well as a representative to the provincial assembly of the Orléanais. Still, the ambitious cleric harbored resentment toward the nobility who occupied the most prestigious positions of the first estate, often at the expense of more deserving bourgeois clerics who were overlooked merely because of their meager social connections.16

6 Sieyes exercised his assiduous study of philosophy and his critiques of Old Regime privilege when he wrote three pamphlets in reaction to the political, economic, and fiscal crises of 1788 and 1789 in France. The publications earned him celebrity in Paris and invitations to salons, and by 1789 he found himself elected deputy to the Estates- General as a representative of the Parisian third estate.17 In What is the Third Estate?, a pamphlet published six months before the storming of the Bastille, Sieyes critiques the Old Regime socio-economic hierarchy that divided subjects into three classes—clergy in the first estate, nobility in the second, and everyone else in the third. Instead, he proffers that the third estate, although always treated as “nothing,” was “everything” to the French nation and deserved to become “something” politically.18 He proposed that citizens be grouped into four classes based on their production of wealth for the collective good of the nation, his own idea of political economy that combines Jean- Jacques Rousseau’s social contract with Adam Smith’s economic acumen.19 In his position as deputy to the Estates-General, Sieyes applied his acute political thought by suggesting that because the Third Estate held true sovereignty, it unquestionably held the right to declare itself the National Assembly without participation from the first and second estates. His leadership earned Sieyes appointment to committees that would draft the new constitution and the Declaration of Rights of Man.

7 Grétry, on the other hand, was already a prominent cultural figure when the Revolution began. His opéra comiques had been wildly successful under the Old Regime, and although he had not mounted any recent successes as the Revolution

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heated, he held a long-established musical reputation in Paris. Biographers, musicologists, and historians have debated Grétry’s navigation of the Revolution, some asserting that a heavy-handed government coerced his revolutionary compositions and others convinced that he was a committed republican.20 While scholars have speculated about Grétry’s support for the Revolution based on his musical output, his financial decisions, and his published Mémoirs, which appeared first in 1789 and again revised in 1797, personal reflections by Grétry from the height of the revolutionary turmoil remain sparse.21 Although he never enjoyed a formal patronage relationship, during the 1770s and 1780s Grétry benefited from the French monarchy’s support of opera and the admiration of Queen Marie Antoinette, receiving stipends from the Opéra-Comique and a royal pension.22 Moreover, the royalist interpretations of his 1790 opéra comique Pierre le Grand and pre-revolutionary “Ô Richard, ô mon roi” colored the composer as politically conservative. By 1801, however, Grétry thoroughly recast himself in his published writings as an even-handed republican.23 The question of his true sentiments regarding the Revolution has nonetheless persisted.

8 Both Sieyes and Grétry, despite their mutual patriotic rhetoric, seemed to foster ambivalent views about the Old Regime structures of privilege from which they had benefited. Sieyes demonstrated open distain for the second estate, the nobility, which he perceived as a lazy class that leached off the productive labor of the third estate. Yet his views about privilege became murky concerning the first estate, technically his own order. Sieyes viewed the clergy as a professional class that provided necessary services to the nation, particularly as educators. Thus, he did not initially support the retraction of the clerical tithe on the night of August 4, 1789. This hesitation instigated his gradual decline from leadership in the National Assembly because he was perceived as insufficiently radical, an ironic turn of events for the man who might be said to have single-handedly created the political rhetoric that ushered in the Revolution. Grétry enjoyed income from monarchical privilege until the Revolution. Although he also openly critiqued the nobility in his post-revolutionary writings, he never disparaged the monarchy.24 What the two men undoubtedly shared was a disdain for the second estate and a view of man as “sociable not servile.” 25 Grétry, like Sieyes, derided the servile status that non-noble professionals endured under the Old Regime at the hands of the idle nobility. Thus, when Grétry read Sieyes’ legislative proposal to grant ownership rights to musicians, he likely saw a kindred spirit who valued the industry of professional individuals.

Petitions and a Personal Letter

9 When Grétry’s letter arrived to Sieyes in late 1790, the composer’s name was likely familiar to him not only for his opéra comiques, but also because Grétry’s signature appears on an undated petition found among the private papers of Sieyes.26 Composer Nicolas-Marie Dalayrac also signed the petition, in addition to many librettists associated with the Théâtre-Italien.27 Sieyes received the petition because he was a member of the assembly’s committee on liberty of the press. The petition asks the committee to present a law to the National Assembly that would protect the intellectual property rights of writers and artists.28 Though undated, the document likely dates to the fall of 1789 or the spring of 1790, because in January 1790, Sieyes indeed brought a report on issues of liberty of the press and copyright to the

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constitutional committee. The petitioners either contacted Sieyes as he compiled the report during the fall of 1789 or upon hearing of his initiative in January 1790, with the hopes of encouraging the legislation to pass.

10 The suggestions outlined by the artists in the petition manifest quite clearly in the January 1790 report. The petitioners specifically demanded that no copies of their works be printed or sold without explicit written permission from the author, and that upon the author’s death, his or her heirs would inherit rights to the work for a specified period of time. Though the legislation never passed in the form in which Sieyes presented it, the proposal he submitted on January 20, 1790, represents a milestone in French legal history on intellectual property rights and copyright.29 The report proposes to grant intellectual property rights to individual creators of published works. Article XIV clearly states, “the property of a work should be assured to its author by the law.”30 The language used in the proposal seems to synthesize the competing natural right and property right perspectives about creative work that had competed for a century in pre-revolutionary Europe.31 The report also outlines details of this legal protection from counterfeit publications and performances in four subsequent articles, and in article XIX, it explicitly states that the preceding articles apply equally to printed music and theatre scores—a key element that was absent from previous English laws on copyright. The petition Sieyes received from Grétry and his associates similarly asserts in the final paragraph: “Musicians, as talented associates with men of letters in the composition of works destined for the lyric theatre and in the community of work, interests, and rights with them, solicit from the National Assembly the same protections for their property and the same portion of profits from their operas in the provincial theatres.”32

11 Another undated petition sent to the National Assembly by authors and editors of music similarly focuses on the legal process of printing music, rather than on the abstract notion of natural ownership rights over products of self-expression. This petition proposes a detailed legal process by which music should be printed. It demands that “authors of music” register works with the municipality and obtain a visa before selling or ceding the manuscript.33 The editor would then also register the work with the municipality to avoid duplicate printings. Engravers would subsequently have to request proper paperwork from editors, proving that the author granted rights for the publication. Next, compilers would need to obtain notarized permission if they wished to change any notes or instrument parts in a score. The legislation would forbid printers from moving forward with printing without a signed copy from the editor verifying that these processes had been properly followed. The petitioners also hoped to ban imported counterfeit works and to strictly regulate exportation. More than sixty musicians signed the petition, from professors at the École royale de chant et de déclamation to instrumental performers from the Théâtre Feydeau. Almost all of the signees would become professors at the Paris Conservatoire when it formed five years later.

12 Grétry’s letter to Sieyes, dated October 16, 1790, was probably pursuant to the petitions he had signed, as he was likely pleased to see the petition’s echoes in Sieyes’ proposals. The short, four-page letter touches upon a host of legal and economic issues that concerned musicians at the end of the eighteenth century, particularly as the music market’s foundation abruptly changed from royal pensions and privileges to an open market. The letter also offers a rare perspective on the composer’s personal

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perspective about revolutionary ideology. Grétry ostensibly penned the letter to congratulate Sieyes about his recent work on liberty of the press, and in particular, the implications of the proposal for dramatic authors and composers. The letter may be read in its original orthography in Appendix 1. What begins as a congratulatory note, however, soon exhibits a host of anxieties, both professional and personal, that weighed on Grétry’s mind as the Revolution unfolded.

13 Grétry contrasts Sieyes’ proposals with those of the playwright Jean-François de La Harpe, who had been outspoken about authors’ rights during this period.34 Grétry critiques La Harpe’s prejudiced view that only men of letters are “dramatic authors” because they write for the same theatre for which Racine and Molière had written—the Comédie-Française.35 Grétry complains about how the Comédie-Française authors consider the writers and composers of the Comédie-Italienne as mere actors (a social group who suffered an unfavorable regard in eighteenth-century Paris).36 Indeed, during his 1790 speeches, La Harpe had accused the sociétaires who ran the Comédie- Française of feeding off of a system of theatrical privilege that deprived authors of their property. In these arguments, however, La Harpe never addressed the rights of composers as authors of stage productions.37 Grétry highlights Beaumarchais’ Figaro (1786) as an example of this inequality between the two theatres, claiming that the play generated more revenue in a few performances than his own opéra comique Richard, Cœur de Lion (1776) ever could. He argues that as long as laws favored librettos and scripts over scores, artists who created successful opéra comique would continue to struggle to survive—with “no bread” on the table and “with but an écu from performances throughout the kingdom.”38 He encourages Sieyes to continue considering the “big picture,” that is to say, the diverse creative energies involved in successful stage productions.

14 Grétry raises concerns surrounding the composer’s natural right to his creative work as well as property rights over performances. Interestingly, he does not broach the issue of copyright at all. His concerns stemmed from the organization of Old Regime cultural institutions, particularly tensions between the Opéra and Comédie-Française versus the Comédie-Italienne and Théâtre Feydeau.39 Pierre-Augustin de Beaumarchais, who Grétry singles out in his letter, had established the Society of Dramatic Authors and Composers in 1777, motivated by some of the very issues Grétry raises in his 1790 letter. Indeed, many of the artists who signed the petitions to Sieyes had been members of this group. One of the primary concerns of the society was how provincial theatres continued a long tradition of restaging comic works that first appeared in Paris without first requesting permission from the authors.40 Additionally, tensions surrounding Italian translations of French works lurked beneath these struggles, as writers and composers of new French works for the stage believed that translations of Italian works drew revenue away from the Opéra and Comédie-Française. The year after his letter to Sieyes, Grétry wrote a pleading letter to Beaumarchais about the translation of Marsolliers de Vivetières and Dalayrac’s Nina, ou La Folle par amour (1786), which was translated into Italian by Guiseppe Carpani and set to music by Giovanni Paisiello. The Italian version received over two-dozen performances at the Théâtre Feydeau from September 1791 until August 1792, presumably without permission from Dalayrac.41 Grétry expresses dissatisfaction to Beaumarchais that translations are undertaken and set to new music without permission of either author—that is, neither the librettist nor the composer. He begs Beaumarchais to continue pursuing their “cause” to the authorities.42 The increasing popularity of comic works and Italian translations,

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coupled with the enhanced role of music in comic productions, led librettists to include composers in their struggle for ownership over stage works.

15 Composers like Grétry argued that, like dramatic authors, their works were born of genius and thus should earn compensation when reproduced, whether through performance or print. Only weeks before the first law regarding copyright was passed in January 1791, Grétry submitted a letter to the Journal de Paris, which quipped that if theatres were going to continue performing his works without permission, they should at least correct the music using a faithful engraved copy. He goes on to say, “The hope that there will soon exist laws that make the property of artists respected makes me endure this last injustice with patience.”43 Despite the arguments set forth by Sieyes and the artists who encouraged him, the legislation that would eventually pass in January 1791 only protected the rights of libretto authors, and not explicitly the intellectual property of all artists. Still, during the Revolution, even musicians, singers, and dancers from the Opéra began to demand their share of performance profits, arguing that productions were the fruit of these artists’ combined individual industry.44 Yet Mark Darlow has demonstrated that arguments for the private interests of individual musicians and composers counterbalanced perceptions of music as a public utility until 1794.45 Property rights are typically a private interest and, in France, music was increasingly viewed as a public good. It is along this line of argument that proponents of a free market saw copyright laws as a hindrance. The focus of Grétry’s letter on the status of composers among men of letters and the unsanctioned performances of musical works indicate that he, along with many of his peers, increasingly viewed ownership of musical works as a moral, natural right, rather than merely a cut of revenues from print sales. This right would be increasingly valuable, as composers would inevitably struggle to live on publication revenues alone. During the summer of 1790, the French government abolished the nobility and stripped the clergy of their unique rights, making them government servants. With the two main patrons of music in France vanished, when Grétry wrote his letter to Sieyes, he likely had this other “big picture” in mind—a music market with no wealthy patrons, no privileges, and no pensions.

A Legal and Economic Legacy

16 A series of laws passed after Grétry’s appeals to Sieyes achieved some of the legal protections for which composers had longed. The Le Chapelier Law, passed on June 14, 1791, champions private, individual interests. The remarkably short text had an immense impact on French society by abolishing craft guilds and trade unions. Guilds represented one of the pillars that upheld the absolutist, mercantile economic system of eighteenth-century France. Their abolishment represented a firm stand for individual rights over collective privilege. Moreover, it held a variety of ramifications for musicians. “The freedoms granted to labor and industry by constitutional law” through Le Chapelier ostensibly legalized the Physiocratic, that is, free market economic philosophy that had gained traction in France since the 1770s.46 Article 1 bans guilds and hierarchical structure within a trade or profession, which came to be viewed as an unfair collective privilege of the stratified Old Regime social hierarchy. The law abolished the monarchy’s monopoly over theatres, thus the right to open a theatre in Paris became available to anyone who had the means. Theatres multiplied from three

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official sanctioned theatres in 1789 to 35 in 1792.47 This proliferation of performance venues caused a relaxation in censorship since it was no longer the centralized authority representing the crown that would determine repertoire choices. Theatres would instead negotiate repertoire decisions within individual institutions and among various municipal bodies. Thus, more parties and bureaucratic levels participated in the negotiation of repertoire decisions.48 The idea at the heart of Le Chapelier—the abolishment of collective privilege for the sake of individual opportunity and enterprise—seemed to offer a profound opportunity for musicians. As venues multiplied, new theatres and revolutionary festivals would require more music. Unfortunately, the new venues also caused a flurry of unauthorized performances in Paris.

17 The French laws of 1791 and 1793 would come to be considered the first copyright laws that firmly applied to musicians as well as authors. Michel Thiollière identifies the law of January 1791 as the first author’s right “with both a moral and patrimonial dimension.”49 Through it, works became public property five years after the author’s death, until which time authors and their heirs held exclusive rights. Thus, the law both acknowledged the author’s work as personal property, and also that artistic works constituted a public good that should be openly accessible in perpetuity. Although it was the first “right of performance,” that is, authors had the right to dictate performance of their works during their lifetime; this right was limited in time.50 The Law of 19–24 July, 1793, presented by Joseph Lakanal to the legislative assembly, brought debates on authors’ rights to a close in France for a time.51 The law granted authors, composers, painters, and draftsmen, the right to the printing and distribution of their work, and rights transferred to their heirs up to ten years after the authors’ death. Strict regulations demanded that two copies of any printed work should remain in the Bibliothèque nationale or Cabinet des Estampes to establish an authoritative collection of legally printed works in France.52 While this law definitively granted copyrights to all auteurs, it failed to protect against unsanctioned performances. It could be argued that composers had, as Grétry feared, fallen between the cracks in the vigorous arguments between librettists, theatre entrepreneurs, and actors.

18 Thoillière identifies a tension articulated in Isaac René Guy Le Chapelier’s summation of the Law of 19–24 July, 1793, that persists between legal and economic perspectives into the twenty-first century on music copyright: Le Chapelier saw the work, the fruit of a writer’s thoughts as “the most sacred, the most legitimate, the most unassailable, and […] the most personal of properties.” [Le Chapelier] adds, “Although, as it is extremely just that men who cultivate the domain of thoughts reap the fruits of their labor, during their life and for some years after their death, no one must be able, without their consent, to possess the product of their genius. But also, after an established period of time, public property begins, and everyone should be able to print, publish the works that have contributed to the enlightenment of the human mind.” This desire to reconcile authors’ rights to their works with the existence of a public domain then leads to a limit in time, thus a separation from property rights, which are, by nature, perpetual.53

19 In his 1791 letter to Beaumarchais, Grétry acknowledged that Le Chapelier sympathized with the plight of dramatic authors.54 From the law of 1791 regarding performance to the law of 1793 regarding reproduction, however, the author became distanced from his work as an owner, and became instead a medium for cultural heritage that could not possess his creation in perpetuity. The author instead contributed to a collective

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national heritage of genius.55 Carla Hesse has asserted that the goal of legislative actions in 1793 was to create an open commerce of ideas to balance public and private interest within a free market system.56 Artists’ political identities were renegotiated “from a privileged creature of the absolutist police state into a servant of public enlightenment.”57 Thus, it was through neither a philosophical nor material concern for intellectual property that these laws were founded, but through a political concern of where artists and their work would fit into a regenerated France. “Works of genius” in France were now shared between individual artists, on one hand, and the public, on the other.58 Despite these policies, an undated letter from Grétry, Dalayrac, and other dramatic authors sent during the Consul government to the préfect de police, Dubois, demands that he stop the unsanctioned performances of their works at second- and third-tier Parisian theatres.59

Conclusion

20 The French Revolution expedited the gradual transitions that had begun to take place in the eighteenth-century music market. This abrupt change required a firm delineation of not only who owned music, but also what music was—a text, a performance, or an abstract ideal. Although copyright laws sought to grant composers ownership rights over the publication of their works, Grétry’s letter reveals concerns about two other aspects of ownership: rights over performances and rights as an artist over the abstract work. Grétry wanted the art that he created to be considered equal to the creative output of men of letters. These rights to ownership over self-expression, whether text, performance, or art object, were matters of individual concern. The French laws of 1791 and 1793, the first copyright laws to explicitly apply to music, attempted to wed these individual concerns to the view that art represents a public, collective good. These first laws on music as property in fact codified the tension between the legal and economic arguments surrounding music ownership. The former asserting the composer’s property rights, the latter, the ideologies of a free market economy. On a personal level, Grétry’s letter adds more evidence to debates about the composer’s involvement in the Revolution. Grétry clearly supported the revolutionary causes that provided professional opportunities in a changing legal and economic framework. Moreover, while scholars have debated the intellectualist and materialist motivations of music copyright, Grétry’s letter shows that both factors played into the professional concerns of composers at the end of the eighteenth century. Because the privilege structures that supported musicians in Old Regime France suddenly collapsed, it seems that musicians quickly realized that mere publication revenues would not sustain a comfortable livelihood. Thus, musicians, including Grétry, attempted to legally protect their work in an uncharted economic system.

Appendix 1

21 Letter from André-Ernest-Modeste Grétry to the Abbé Emmanuel-Joseph Sieyes, dated October 16, 1790, F-Pan, AP284 /8 (4). Original orthography and spelling have been maintained despite errors.

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[1] Monsieur.

j’ai lû dans le tems votre excellent ouvrage sur la liberté de la presse, tous les auteurs dramatiques, poetes et musiciens en etoient satisfaits. j’arrive de la province et je lis le discours de M. de la Harpe, qui n’ajoute rien a ce que vous avez fait. je vois seulement que les gens de lettres se croyent seuls les auteurs dramatiques, je vois qu’ils se croyent, au moins, [2] les cousins germains des Racines et des Molieres, parce qu’ils ont travaillé pour le meme theâtre. ils semblent meme nous exclure du droit du proprieté en disant que les auteurs qui ont travaillés pour les italiens, sont contens des comediens. il n’en est pas moins vrai, Monsieur, qu’une piece qui a reussi aux francois, que Figaro, par exemple, a plus raporté a son auteur dans une année, que [3] Richard cœur de Lyon ne raportera jamais. il n’en est pas moins vrai qu’un artiste peut se faire une reputation meritée par trois ou quatre bons ouvrages et n’avoir pas de pain ; et n’eut il qu’un écu aux representations de tout le Royaume son existence est assurée.

continuez donc, Monsieur, a voir les choses en grand comme vous les avez vues, et croyez qu’il ni a eu qu’un [4] cri du reconnoissance entre les artistes, pour approuver votre excellent ouvrage que tous brulent de voir décreter. je suis avec respect

Monsieur,

Paris ce 16 8bre 1790

Mon adresse, rue Poissonniere

Vis a vis la rue Beauregard

Votre tres humble et tres obeissant serviteur

Grétry

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NOTES

1. Letter from GRÉTRY to SIEYES, 16 October 1790 (F-Pan, AP 284/8 (4)). F-Pan is the RISM sigla for the Archives nationales de France. Despite the common orthography of the name Sieyes including a grave accent on the second e (“Sieyès”), he usually spelled his name unaccented. For a detailed historical survey of the orthography, see SEWELL William H., A Rhetoric of Bourgeois Revolution: The Abbé Sieyes and What is the Third Estate?, Durham and London, Duke University Press, 1994, p. 2, n.2. Sewell’s orthography is adopted throughout this article.

2. ARNOLD Robert James, Grétry’s Operas and the French Public: From the Old Regime to the Restoration, Surrey and Burlington, VT, Ashgate, 2016. 3. Pierre le grand (1790) was noted for its positive portrayal of the monarchy (see following article section). Grétry’s daughter, Lucile had died in March 1790. Antoinette was ill at the time he wrote to Sieyes, and she soon died, on December 2, 1790. Grétry had already lost his oldest daughter, Andriette-Marie-Jeanne (Jenny) in 1786 or 1787. CHARLTON David, Grétry and the Growth of Opéra-Comique, Cambridge, Cambridge University Press, 1986, p. 204 and 324. 4. FROIDCOURT Georges DE (ed.), La correspondance générale de Grétry, Brussells, Brepols, 1962.

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5. TSCHMUCK Peter, “Eighteenth-century Vienna,” TOWSE Ruth (ed.), Copyright in the Cultural Industries, Cheltenham (UK) and Northampton (MA), Edward Elgar Publishing Inc., 2016, p. 218. 6. KRETSCHMER Martin & KAWOHL Friedemann, “The History and Philosophy of Copyright”, FRITH Simon & MARSHALL Lee (eds.), Music and Copyright, second edition, New York, Routledge, 2004, p. 31. 7. CARROLL, Michael W., “The Struggle for Music Copyright,” Florida Law Review, vol. 57, no 4, September 2005, p. 914. 8. KRETSCHMER and KAWOHL, “The History and Philosophy of Copyright”, p. 25.

9. TOWSE, Ruth, “Copyright and Economics”, FRITH and MARSHALL (eds.), Music and Copyright, p. 56–57. 10. MACE, Nancy A., “Music Copyright in Late Eighteenth and Early Nineteenth-Century Britain”, ALEXANDER Isabella, and GÓMEZ-AROSTEGUI H. Tomás (eds.), Research Handbook on the History of Copyright Law, Cheltenham (UK) and Northampton (MA), Edward Elgar Publishing Inc., 2016, p. 139-158; on Bach and Abel, specifically, see ALLEN-RUSEELL Ann VAN, “‘For Instruments Not Intended:’ The Second J.C. Bach Lawsuit”, Music & Letters, vol. 83, no 1, 2002, p. 3-29. 11. See GUILLIO Laurent, “Legal Aspects,” RASCH, Rudolph (ed.), Music Publishing in Europe 1600–1900: Concepts and Issues Bibliography, Berlin, Berliner Wissenschafts-Verlag, 2005; and MACE Nancy A., “Haydn and the London Music Sellers: Forster v. Longman & Broderip”, Music & Letters 77 (1996), p. 527–541. 12. DOYLE William, The Oxford History of the French Revolution, second edition, Oxford, Oxford University Press, 2002, p. 116-118. 13. FORSYTHE Murray, Reason and Revolution: The Political thought of the Abbé Sieyès, London and New York, Continuum International Publishing Group, 1987, p. 3: “He is, more than any other, the man who articulates the political theory of the French Revolution”. 14. The Private Papers of the Abbé Sieyès, F-Pan, AP284. 15. SEWELL, A Rhetoric of Bourgeois Revolution, p. 13. 16. Ibid., p. 14-15. 17. Ibid., p. 15-16. 18. Ibid., p. 41. 19. Sewell highlights Sieyes’ astute articulation of representative government, which applies Rousseau’s conception of the social contract to representative government manifested within an economy based on the division of labor (SEWELL, A Rhetoric of Bourgeois Revolution, p. 77-80). 20. ARNOLD, Grétry’s Operas and the French Public, p. 113.

21. See FROIDCOURT (ed.), La correspondance générale de Grétry.

22. ARNOLD, Grétry’s Operas and the French Public, p. 124.

23. GRÉTRY André-Ernest-Modeste, Mémoires, ou Essais sur la musique, Paris, 1789, expanded 1797; De la vérité, ce que nous fûmes, ce que nous sommes, ce que nous devrions être, Paris, C. Pougens, 1801; and Réflexions d’un solitaire, SOLVAY L. and CLOSSON E. (eds.), New York, AMS Press, 1919/1978, and BRIX M. and LENOIR Y. (eds.), Namur, Presse Universitaire de Namur, 1993.

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24. ARNOLD, Grétry’s Operas and the French Public, p. 112.

25. Sieyes, quoted in SEWELL, A Rhetoric of Bourgeois Revolution, p. 73. In his post- revolutionary text, De la verité, Grétry derides the servitude that artists endured “as men” at the hands of nobles under the Old Regime. See ARNOLD, Grétry’s Operas and the French Public, p. 112. 26. “Honorables membres formant Le Comité pour la liberté de la presse,” undated (F- Pan, AP284/8 (1)). Previous versions of the following two sections were published in GEOFFROY-SCHWINDEN Rebecca Dowd, “Politics, the French Revolution, and Performance: Parisian Musicians as an Emergent Professional Class, 1749–1802,” PhD diss., Duke University, 2015. 27. During the revolutionary period the Comédie-Italienne and Opéra-Comique were the same venue and the names could be used interchangeably. I use the titles interchangeably based on how sources refer to the institution. The Comédie-Italienne had been merged with the Opéra-Comique in 1762, and was officially titled as such, however, many contemporaries refer to the theatre as either the Comédie-Italienne or Théâtre-Italien. 28. “Honorables membres formant Le Comité pour la liberté de la presse”, undated (F- Pan, AP284/8 (1)). 29. “Rapport de M. l'abbé Sieyes sur la liberté de la presse, et projet de loi contre les délits qui peuvent se commettre par la voie de l'impression, et par la publication des écrits et des gravures”, BUCHEZ Philippe-Joseph-Benjamin and ROUX Prosper Charles, Histoire parlementaire de la Révolution française, vol. 4, Paris, Paulin, 1834, p. 273. 30. Ibid., p. 283. 31. KRETSCHMER and KAWOHL, “The History and Philosophy of Copyright”, p. 35. 32. “Musiciens, comme associés de talens avec les Gens de lettres dans la composition des ouvrages destinés aux Théâtres lyriques, et en communauté de travaux, d'intréts, et de droits avec eux, sollicitent aupres de l'assemblée nationale la même protection pour leur proprieté et la même part aux benefice de leurs opéra sur les Théâtres de Province,” in “Honorables membres formant Le Comité pour la liberté de la presse”, undated (F-Pan, AP284/8 (1)). 33. Pétition adressée à l'Assemblée nationale par les auteurs et éditeurs de musique, Paris, Laurens aîné, s.d. 34. Letter from GRÉTRY to SIEYES, 16 October 1790 (F-Pan, AP 284/8 (4)). 35. Ibid., p. 1-2. 36. Grétry’s nomenclature for the Opéra-Comique is maintained here. See n. 25. 37. LA HARPE Jean-François DE, Adresse des auteurs dramatiques à l'Assemblée nationale, prononcé par M. de la Harpe, dans la séance du mardi soir 24 août [1790], n.p., n.d.; and Discours sur la liberté du théâtre prononcé par M. de la Harpe le 17 décembre 1790 à la Société des amis de la Constitution, Paris, Imprimerie nationale, 1790. 38. Letter from GRÉTRY to SIEYES, p. 3. 39. For background on these arguments, and on dramatic authors' struggle for intellectual property rights, see BROWN Gregory S., Literary Sociability and Literary Property in France, 1775–1793: Beaumarchais, the Société des Auteurs Dramatiques, and the Comédie Française, Aldershot, England, Ashgate, 2006. For a more specific perspective on

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Dalayrac’s role in these debates, see KARRO Françoise, “Le musicien et le librettiste dans la nation: propriété et défense du créateur par Nicolas Dalayrac et Michel Sedaine,” MORTIER Roland and HASQUIN Hervé (eds.), Études sur le XVIIIe siècle: Fêtes et Musiques Révolutionnaires: Grétry et Gossec, Bruxelles, Éditions de l'Université de Bruxelles, 1990, 17: p. 9–52; and MCCLELLAN Michael E., “Battling over the lyric muse: expressions of revolution and counterrevolution at the Théâtre Feydeau, 1789–1801”, Ph.D. Diss., UNC- Chapel Hill, 1994. 40. See KRETSCHMER and KAWOHL, “The History and Philosophy of Copyright”, n. 3. 41. “La Nina o sia la pazza per amore”, Calendrier électronique des spectacles sous l’ancien régime et sous la révolution, accessed July 15, 2016, http://www.cesar.org.uk/cesar2 42. GRÉTRY, Letter to Beaumarchais dated 18 August 1791, in FROIDCOURT (ed.), La correspondance générale de Grétry, p. 158–159. 43. GRÉTRY, Letter to the Journal de Paris dated 1 January 1791, in Ibid., p. 155. “L’espoir qu’il existera bientôt des lois qui feront respecter la propriété des artistes, me font supporter avec patience cette dernier injustice.” 44. DARLOW Mark, Staging the French Revolution: Cultural Politics and the Paris Opéra, 1789– 1794, Oxford and New York, Oxford University Press, 2012, p. 78-79. 45. Ibid. 46. For an overview of Physiocratic philosophy see MEEK Ronald L., The Economics of Physiocracy: Essays and Translations, Cambridge (MA), Harvard University Press, 1963; FOX-GENOVESE Elizabeth, The Origins of Physiocracy: Economic Revolution and Social Order in Eighteenth-Century France, Ithaca (NY), Cornell University Press, 1976; SEWELL William H., Work and Revolution in France: The Language of Labor from the Old Regime to 1848, Cambridge and New York, Cambridge University Press, 1980; and VARDI Liana, The Physiocrats and the World of the Enlightenment, New York, Cambridge University Press, 2012. 47. MCCLELLAN, “Battling over the lyric muse”, p. 68-78.

48. See DARLOW, Staging the French Revolution, p. 63-182, on the bureaucratic negotiations involved in Opéra repertory decisions from 1789 to 1794. 49. Ibid. 50. THIOLLIÈRE Michel, “IV. Les débats révolutionnaires: Droits d'auteur et domaine public”, Projet de loi relatif au droit d'auteur et aux droits voisins dans la société de l'information, rapport no 308, 2005–2006, fait au nom de la commission des affaires culturelles, déposé le 12 avril 2006, http://www.senat.fr/rap/l05-308/l05-3084.html (accessed 2 December 2014): “The law of 13–19 January 1791 marks the outcome of a struggle lead by Beaumarchais and consacrates the right of performance of dramatic authors. It offers the first rendition of authors rights with both a moral and patrimonial dimension. This dedication is nonetheless indirect. The law of 1791 is first a text on “ spectacles” that begins by stating, in article 2, that ‘works of authors dead for five years or more are public property’ before recognizing the right of authors and their heirs hold an exclusive right to performance of their works limited in time.” (“La loi des 13-19 janvier 1791 marque l'aboutissement du combat mené par Beaumarchais et consacre le droit de représentation des auteurs dramatiques. Elle apporte la première traduction d'un droit d'auteur comportant à la fois une dimension morale et une dimension patrimoniale. Cette consécration n'est cependant qu'indirecte. La loi de 1791 est d'abord un texte sur « les spectacles » qui commence par poser, à l'article 2,

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que « les ouvrages des auteurs morts depuis cinq ans et plus sont une propriété publique » avant de reconnaître aux auteurs et à leurs ayants droit un droit exclusif sur la représentation de leurs oeuvres limité dans le temps.”) 51. DE RIOLS Emmanuel-Napoléon Santini, Guide de la propriété artistique et littéraire en France et à l'étranger, Paris, Le Bailly, 1881, p. 15. 52. Thiollière explains: “The law of 19–24 Jul 1793 has to the contrary a more general scope. It establishes, in article 1, the principle that ‘authors of all written genres, composers of music, painters and designers that carve pictures or designs, will enjoy for their entire life exclusive rights to sell, to distribute their works in the territory of the Republic and to relinquish the property in full or in part.’ It establishes thus a right to reproduction to authors for the duration of their life, then to their heirs for five years.” (“La loi des 19-24 juillet 1793 a en revanche une portée générale. Elle pose, dès son article 1er, le principe que « les auteurs d'écrits en tout genre, les compositeurs de musique, les peintres et les dessinateurs qui feront graver des tableaux ou dessins, jouiront durant leur vie entière du droit exclusif de vendre, faire vendre, distribuer leurs ouvrages dans le territoire de la République et d'en céder la propriété en tout ou en partie. » Elle consacre donc un droit de reproduction aux auteurs pour la durée de leur vie, puis à leurs héritiers pendant cinq ans.”) Emphasis original. 53. Ibid., emphasis original. “Cependant, comme il est extrêmement juste que les hommes qui cultivent le domaine de la pensée tirent quelques fruits de leur travail, il faut que, pendant toute leur vie et quelques années après leur mort, personne ne puisse, sans leur consentement, disposer du produit de leur génie. Mais aussi, après le délai fixé, la propriété du public commence, et tout le monde doit pouvoir imprimer, publier les ouvrages qui ont contribué à éclairer l'esprit humain.” 54. GRÉTRY, Letter to Beaumarchais dated 18 August 1791, in FROIDCOURT (ed.), La correspondance générale de Grétry, p. 159. 55. See SZENDY Peter, Listen: A History of our Ears, trans. Charlotte Mandell, New York, Fordham University Press, 2008, p. 18-24. Peter Szendy interprets the laws of 1791 and 1793 as the first steps toward a paradigm, codified later in the nineteenth century that gave authors rights over the interpretation of their works. Szendy misreads these two laws. They only attempted to give authors financial compensation for the performance of their works (barely, according to Thiollière), not artistic rights over the staging of productions. 56. HESSE Carla Alison, Publishing and Cultural Politics in Revolutionary Paris, 1789–1810, Berkeley, University of California Press, 1991, p. 125. 57. Ibid., p. 121. 58. Ibid., p. 124. 59. GRÉTRY et al., Letter from dramatic authors to Dubois, undated (around 1800), in FROIDCOURT (ed.), La correspondance générale de Grétry, p. 212.

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ABSTRACTS

Before the French Revolution began in 1789, André-Ernest-Modeste Grétry composed opéra comique that achieved great success both in Paris and abroad. As the revolutionary tides swept toward republican musical aesthetics, the illustrious Grétry receded from the public eye and briefly struggled to remain afloat. A newly discovered letter that he wrote during this period to the famed Abbé Emmanuel-Joseph Sieyes offers a window into the effects that revolutionary legislation had on musicians. Sieyes, author of the seminal revolutionary text “What is the Third Estate?”, pioneered liberty of the press and authors’ rights legislation as a member of the French National Assembly and National Convention. His efforts were realized when the first intellectual property laws relating to music became codified in 1791 and 1793. In the 1790 letter, although Grétry praises Sieyes’ policy proposals, he also raises personal and professional injustices surrounding intellectual property rights to music. Grétry’s letter addresses his concerns about the translations of stage works from French to Italian, the unsanctioned performances of opéras and opéras comiques, and the general welfare of French musicians. While in his nineteenth- century memoirs Grétry recasts himself as a republican, this letter from early in the Revolution focuses on musicians’ more tangible concern to, in his own words, “place bread on the table.” The letter invites an interrogation of how musicians approached the new patronage structure in revolutionary France, which abruptly transferred from the court and church to the nation as a result of political upheaval. A valuable addition to scholarly understanding of Grétry’s participation in the Revolution, the letter simultaneously begs a rethinking of his contribution to revolutionary causes and a reevaluation of musicians’ professional activities during the French Revolution.

INDEX

Keywords: French Revolution, music copyright, Emmanuel-Joseph Sieyes, André-Ernest-Modeste Grétry, opéra comique

AUTHOR

REBECCA DOWD GEOFFROY-SCHWINDEN Rebecca Dowd Geoffroy-Schwinden is assistant professor of music history at the University of North Texas College of Music. Her research on music in eighteenth-century France has been published in Studies in Eighteenth-Century Culture and Women and Music: A Journal of Gender and Culture, and presented at conferences in the United States, Europe, and Asia. She received a Ph.D. in musicology from Duke University in 2015, where her research was supported by several endowed fellowships and she was inducted as a member of the Society of Duke Fellows.

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Amateurs et professionnels, gratuité et profits aux premiers temps du Web 2.0 : l’exemple de la blogosphère musicale

François Ribac

La constitution d’un nouveau paysage

Élasticité des fichiers et inventivité des usagers

1 À partir du milieu des années 90, le CD s’est peu à peu imposé comme le principal support d’écoute dans les pays industrialisés. Basé sur le fait de coder numériquement un enregistrement et de reconvertir le fichier en son lors de la lecture, ce format a été présenté par les fabricants d’appareils et de supports, les éditeurs, les majors et nombre d’états comme un progrès majeur, tant du point de vue de la qualité sonore que de la solidité des supports. Si la « révolution numérique » a contraint les consommateurs à remplacer leurs systèmes d’écoute et leurs vinyles, elle s’est également traduite par des effets imprévus que ses apôtres n’avaient pas anticipés et en particulier en matière de copie. En effet, s’il était courant de copier de la musique pour son entourage sur des cassettes puis des CD depuis la fin des années 60, les systèmes de peer to peer (P2P) ont soudain permis aux internautes d’échanger à volonté des fichiers mp3 et de les diffuser à une échelle jusqu’alors inédite. Conçu bénévolement par des informaticiens, le P2P a fortement fragilisé le monopole détenu par les distributeurs et les producteurs de musique enregistrée, affectant non seulement l’économie de la musique enregistrée, mais aussi les bases matérielles de la propriété intellectuelle.

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Du côté de la prescription

2 Le processus décrit ci-dessus a également son pendant du côté de la prescription musicale. Dès ses débuts, la toile a vu fleurir groupes de discussions, listes de news puis sites Web personnels consacrés à la musique. Mais il s’agissait uniquement (d’échanges) de textes. Les réseaux de P2P, dont certains étaient plutôt dédiés à des niches musicales1, ont constitué une première forme de prescription musicale à grande échelle, mais plutôt anonyme. Mais, l’apparition du Web 2.0 et de son cortège d’outils collaboratifs (blogs, forums, sites de partages de contenus, réseaux sociaux, sites de téléchargement, etc.) ont permis aux formes amateures de prescription d’étendre considérablement leurs déclinaisons, leur périmètre et leur visibilité. À tous les endroits de la toile, des amateurs émettent désormais des jugements sur la qualité esthétique des œuvres anciennes et récentes, patrimonialisent la musique enregistrée, écrivent des live report, éditent des newletters sur l’actualité du mainstream ou de minuscules niches stylistiques, etc. Parfois dotées d’audiences impressionnantes, ces plates-formes investissent de fait le territoire et la rythmique de la prescription professionnelle pour une rémunération essentiellement symbolique ; un like, des remerciements, une citation dans la presse, la reconnaissance d’autres pairs. Comme pour l’industrie des supports et de la production musicale, le monopole des médias et des critiques musicaux professionnels (journalistes, académiques, programmateurs/ trices, acteurs des politiques culturelles) est donc battu en brèche.

Focus sur la blogosphère musicale

3 Dans cet article, je voudrais précisément rendre compte de l’activité de certain-e-s de ces critiques de musique amateurs, animateurs/trices de blogs, webzines et forums et de leur influence non seulement sur le Web, mais aussi dans le monde professionnel des labels et des spectacles en Ile-de- France. Pour cela, je m’appuierai sur une enquête que j’ai menée de 2008 à 2010 en Île-de-France et sur le Web et qui portait sur l’activité de ces plates-formes et de leurs animateurs/trices2. Un terrain constitué d’une trentaine de sites dédiés à la musique où la plupart des styles étaient représentés (du métal au classique en passant par le jazz)3. L’enquête datant désormais d’un peu moins d’une dizaine d’années, certains (f)acteurs ont perdu de l’influence (notamment les blogs) voire disparu alors que d’autres ont pris une plus grande importance (par exemple les réseaux sociaux). Cependant, cette période d’éclosion n’en est pas moins intéressante en ce sens qu’elle permet d’examiner comment cette prescription s’est mise en place, ce qu’elle a modifié dans le monde musical et pourquoi elle semble s’être pérennisée.

Le terrain

4 Je me suis tout d’abord intéressé à des blogs animés par une personne unique, publiant des articles (on dit des posts) signés avec son prénom et/ou son nom de famille ou – beaucoup plus fréquemment – un pseudonyme. Sur ces sites, les personnes contributrices exprimaient leurs goûts en se référant à leur érudition et à diverses sources extérieures, mais aussi à leur histoire personnelle4.

5 Ensuite des webzines, des sites animés par plusieurs personnes et, qui de par leur organisation interne, leur mise en page, leurs choix éditoriaux et leur rythmique,

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s’apparentaient à des sortes de magazines culturels. Par extension, j’appelle blogzines, des blogs individuels dont le rythme de publication et la physionomie étaient comparables.

6 Enfin, des forums de discussion et/ou d’échange de fichiers musicaux où il fallait le plus souvent s’inscrire (voire participer un minimum) pour prendre connaissance des échanges et accéder à de la musique

7 La plupart des sites du panel proposaient d’écouter de courts extraits des musiques dont ils parlaient, par exemple en pointant vers des sites de streaming type Spotify ou Deezer ou de vidéo comme Youtube ou Dailymotion. Un des sites réalisait lui-même des vidéos. Mais certains (blogs mp3 et forums de discussion), minoritaires, distribuaient et échangeaient plus ou moins ouvertement des liens permettant de télécharger de la musique.

8 Dans cet article, je m’intéresse essentiellement aux blogs et aux webzines.

Le panel

9 La plupart des enquêté-es résidaient en Île-de-France et animaient bénévolement ces sites. Ils/elles ne tiraient pas – ou très marginalement – de revenus de leur(s) activité(s). À l’exception d’un blogueur rédigeant ses posts en anglais, tout le monde s’exprimait en français même si l’anglais pouvait être ponctuellement utilisé dans des discussions avec des visiteurs/trices.

10 Pour établir le panel, je me suis tout d’abord fié à ma propre connaissance de la blogosphère musicale francophone, ayant participé en 2006 à un blog mp3 rédigé en français. Mais j’ai également utilisé d’autres ressources comme la plate-forme internationale Totally Fuzzy qui recensait l’activité de nombre de blog mp3. Pour les autres types de sites, j’ai croisé plusieurs méthodes. J’ai testé le nombre d’entrées que Google accordait à ceux que j’avais repéré, recoupé leurs blogrolls5 et également utilisé les palmarès de Wikio (un site qui classait les blogs en fonction de leur citation sur la toile). Puis, au fur et à mesure que je menais des entretiens et que mon enquête était commentée dans la blogosphère musicale, on m’indiquait tel-l-e ou tel-le dont la réputation m’avait échappée. Si le panel comprend des plates-formes qui semblaient avoir acquis une certaine réputation, j’ai également veillé à ce qui figurent des sites moins « rayonnants » dédiés à de petites niches stylistiques. Au final, le panel était composé de 32 sites et de 26 personnes comprenant 21 hommes et 5 femmes (voir tableau 1). On remarquera que la plupart des personnes étaient dotées d’un emploi et que nombre travaillaient dans des secteurs dont les thématiques pouvaient se rapprocher du contenu de leurs blogs ou des compétences qui leur sont associées : les médias, la musique, le graphisme, l’informatique.

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Tableau 1 : Descriptif du panel6

Thématiques

11 Certains sites se consacraient exclusivement à un sujet, l’actualité musicale, un style spécifique, le patrimoine enregistré. Quelques-uns mélangeaient la musique avec la photo, le cinéma, le roman, etc. Pour ce qui concerne les styles musicaux, les sites du panel s’intéressaient surtout aux musiques populaires (rock, hip hop, techno, world music, musiques improvisées et expérimentales, chansons et leurs nombreux hybrides), mais plusieurs étaient dédiés à d’autres mondes : un webzine se consacrait à la musique classique, un autre s’intéressait régulièrement à la musique contemporaine, un blog d’albums de jazz et deux blogs d’albums à dominante rock parlaient régulièrement de musique classique ou contemporaine.

Trois familles

12 Au fur et à mesure que l’enquête avançait, j’ai de plus en plus distingué trois groupes : les réseauteurs/euses, les alternatifs et les indépendant-e-s. Pour définir et différencier ces idéaux-types, j’ai principalement pris en compte la façon dont les personnes et/ou les collectifs construisaient leur réputation, notamment leur relation aux internautes et les choses à propos desquelles ils et elles publiaient (ou pas). Je n’ai donc pas considéré que les différences stylistiques constituaient des critères déterminants pour établir cette typologie, car l’éthique et la pratique d’un blogueur spécialiste de rock pouvaient avoir beaucoup plus de proximités avec le responsable d’un webzine classique qu’avec l’animateur d’un blog mp3 consacré au rock. Pour les mêmes raisons, j’ai mis sur le même plan des plateformes individuelles et collectives7.

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Les réseauteurs (euses)

13 Le premier groupe se distinguait d’abord par le fait de s’intéresser préférentiellement à des objets et des évènements liés à l’actualité culturelle, au tempo du monde professionnel : sorties récentes de disques, tournées de formations musicales, parutions récentes sur la musique, etc. Dans ce groupe, on réalisait couramment des interviews, des reportages photo voire des vidéos d’artistes. Certains de ces sites proposaient des services aux internautes tels que des calendriers de concerts dans la capitale, des newsletters incluant aussi bien le sommaire du webzine que des événements artistiques à ne pas manquer ou encore des places de concerts à gagner. Une variante consistait à compléter la couverture de l’actualité par des articles à tonalité encyclopédique à propos d’artistes ou de courants musicaux. Les formes éditoriales typiques de la presse papier étaient – parfois avec des innovations significatives – déclinées par plusieurs de ces sites. Certains se positionnaient explicitement comme de nouveaux acteurs en compétition avec la presse professionnelle.

14 D’une façon générale, les personnes de ce groupe publiaient beaucoup et régulièrement non seulement sur leurs sites, mais aussi sur d’autres blogs amis, les réseaux sociaux (Twitter et Facebook) et veillaient constamment à ce que leur plate-forme soit bien référencée sur la toile. Pour prendre la mesure de cet activisme de tous les instants, notons qu’un des blogueurs du panel avait publié 1039 messages sur son site l’année précédant le début de l’enquête ! Cette politique de visibilité se traduisait également par des liens tissés avec des labels de disques, des tourneurs8, des musées, des salles de spectacle, via leurs intermédiaires et/ou représentant-e-s ; chargée-s de relations publiques, attaché-e-s de presse, agences de communication et jeunes agences de Web marketing dont les principales cibles étaient justement les blogs. Ces agences fournissaient ces blogs et webzines en informations (parfois exclusives), disques, films et livres. Elles organisaient également des rencontres avec des artistes ou des responsables artistiques. Elles choisissaient les blogs en fonction de leur classement par Wikio et si leur contenu éditorial leur semblait compatible avec les attentes de leurs clients. En échange de ces informations et services, les réseauteurs s’inséraient dans le dispositif de communication de leurs partenaires. Au moment où j’ai mené l’enquête, un des représentants les plus actifs de ce groupe (Patrick) organisait des rencontres où des professionnels-l-e-s de la musique et des blogueurs et blogueuses se retrouvaient pour boire un verre à Paris. Ce même blogueur animait le site d’une marque d’alcool qui sponsorise des concerts. Plusieurs de ces réseauteurs utilisaient leurs véritables noms et prénoms.

Les alternatifs

15 Si on les compare aux précédents, les alternatifs avaient pour première caractéristique de s’occuper principalement de rock et même de rock indé, au sens du courant musical et du type de critique journalistique nés à la faveur des mouvements punk et new wave à la fin des années 1970 (Cf. le magazine Les Inrocks). En termes d’écriture, leur style faisait souvent référence à la littérature et à des auteurs rock tels que Nick Tosches où l’érudition se combine souvent avec l’autobiographie.

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16 La plupart des alternatifs utilisaient un pseudonyme et refusaient presque systématiquement d’être démarché-es par des labels, agences, représentants d’artistes. De façon concomitante, leurs posts et playlists étaient principalement dédiés à des répertoires enregistrés antérieurs et même si plusieurs allaient assister à des concerts, ils et elles ne les chroniquaient (pratiquement) pas et évoquaient peu les nouveautés. Néanmoins, les alternatifs travaillaient aussi à leur réputation. Ils/elles publiaient beaucoup et régulièrement, discutaient avec leurs pairs sur d’autres blogs et sur les réseaux sociaux, dialoguaient avec les internautes, ne manquaient pas de copier des liens ici et là, s’inscrivaient sur les sites de référencement, surveillaient leurs statistiques de fréquentation, etc. Lorsque la presse nationale les citait (par exemple sur la qualité des remasterings en mono des Beatles) ou les sollicitait, ils/elles ne se dérobaient pas. Simplement, leur éthique n’était pas compatible avec le fait de collaborer avec les différentes déclinaisons de l’industrie musicale et des politiques culturelles.

17 Le tableau no 2 ci-après représente en trois séquences (préparation, rédaction, dialogues) les nombreuses activités auxquelles se livraient les réseauteurs et les alternatifs ; veille, mise en page et écriture, échanges avec les visiteurs et les pairs, conversations sur les réseaux sociaux, dialogues avec des professionnels, etc. Un véritable travail !

Tableau no 2 : l’activité d’un blog musical

Les indépendant-e-s

18 La caractéristique essentielle de ce groupe, composé de blogs mp3 et de forums de discussion, était de prescrire pour l’essentiel des enregistrements et d’accompagner ses critiques de liens permettant de télécharger des albums complets. Dans un contexte de mise en place de l’Hadopi9, les indépendant-e-s bloguaient sans exception sous

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pseudonymes, n’avaient aucune relation avec des professionnels ou des labels de disques sauf quand ceux-ci leur ordonnaient de cesser de partager leurs disques. Les indépendant-es ne s’inscrivaient pas non plus sur les sites de référencement et de classement des blogs et ne s’exprimaient que dans les pages de commentaires de blogs du même type ou dans des forums fermés. Leur réputation pouvait donc seulement se déployer dans ce monde spécifique, peuplé de passionné-e-s à la recherche de disques rares introuvables ou (considérés comme) négligés. Écoutons par exemple Pierre qui pilotait pas moins de trois blogs consacrés à la library : B.O de films, « musiques au mètre » réalisées pour des films commerciaux ou d’entreprises, musiques électroniques des sixties et seventies. Pierre : Concernant mes motivations : rendre à la sphère des music blogs ce qu’elle m’a donné... Aller sur des blogs que vous aimez, découvrir de nouvelles choses qui vous feront découvrir de nouvelles choses... La plupart des blogs que j’adorais n’existent plus, j’essaie de faire la roue de secours... Rendre hommage à la musique inconnue, me dire que grâce à moi, un album « revit » et est apprécié par trois cents personnes dans seize pays. J’aime bien. Être prescripteur de tendances, mettre un truc et simplement dire : « écoutez-moi ça les chéris »... Être un peu la contre- culture (...). Proposer des alternatives et mettre en valeur le fait que ces alternatives étaient là depuis trente ans, sous votre nez, et qu’en fouillant un peu, on trouve des trucs super.

19 Pour autant, cela ne signifie pas que tous les indépendant-es ne travaillaient pas à leur renommée et publiaient en dilettante. Ainsi, des mesures effectuées avec le logiciel Issue Crawler10 ont montré que d’avril 2007 à avril 2010, un blog mp3 de jazz du panel avait mis en ligne rien moins que 260 liens de téléchargement, chaque lien étant accompagné d’une chronique du disque (tableau no 3 ci-après).

20 De leur côté, les internautes pouvaient évaluer la réputation des blogs mp3 en se référant aux compteurs qui référençaient le nombre de visiteurs et/ou de téléchargements ou encore au nombre et au contenu des commentaires déposés sur un blog. À cette reconnaissance « publique » s’ajoutait une reconnaissance plus discrète : amitiés nouées via de messages privés dans les forums ou la plate-forme de P2P Soulseek, réception de rips11 de vinyles souvent introuvables et dont la valeur marchande pouvait être considérable.

21 Le tableau ci-dessous répertorie les disques proposés par Duno dans son blog d’album à dominante jazz Swinglow d’avril 2007 à avril 2010. Chaque ligne inclut le jour de publication de la critique et du lien de téléchargement, le nom de l’artiste et/ou de la formation, le nom de l’album et le type de compression du format mp3. On voit ainsi apparaître la carrière de ce blog et le type de contenus proposés sur une longue période. Les albums postés plusieurs fois ne sont pas recensés ici. On notera que la quasi-totalité des disques proposés sont des disques anciens (voire introuvables).

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Tableau no 3

De petites sociétés encastrées

22 Dès les premiers entretiens avec les réseauteurs et les alternatifs, je n’ai pas tardé à me rendre compte que le concept de blogosphère musicale francilienne était bien réel. En effet, la plupart des personnes que j’avais contactées se connaissaient et pour certaines se rencontraient régulièrement, tant sur la toile qu’à Paris. Les réseauteurs et les alternatifs étaient presque constamment connectés avec des pairs. On échangeait beaucoup via Twitter et Facebook, à l’époque en plein essor, où l’on utilisait les mêmes pseudos que sur les sites Web. Au moment où l’enquête a été réalisée, Facebook avait de plus en plus tendance à être utilisé pour répliquer et compléter les posts sur les blogs et les webzines.

23 Les échanges qui se déroulaient sur Twitter se déclinaient de bien des manières : des sortes de carnets de notes instantanés (« impossible de dormir »), des infos sur ses déplacements (« je suis au Trabendo »), des annonces de nouveaux posts (« Bob Mould revient avec un nouveau disque »), des appels à se retrouver à Paris (« qui va voir les Pixies ce soir ? ») des évènements que l’on organisait, des commentaires ironiques – mais jamais violents – envers des pairs et beaucoup de plaisanteries. Cette décontraction permettait de remiser au second plan les différences entre les réseauteurs et les alternatifs et la concurrence. Ce recours constant à l’humour et à l’auto dérision caractérise fortement ce monde qui, quoique passionné et méthodique, se définit comme amateur et où il est mal vu – tant du côté des internautes que des pairs – de se prendre par trop au sérieux

24 Du côté des réseauteurs, les discussions sur Twitter impliquaient régulièrement des professionnel-l-e-s et en particulier deux agences de Web marketing. Celles-ci m’ont d’ailleurs confirmé que ces échanges contribuaient à établir un climat de confiance.

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25 Quoi qu’il en soit, si l’on additionne l’ensemble des conversations en ligne, l’activité des sites et leur fréquentation, les rendez-vous entre pros et blogueurs (euses), les rencontres lors des spectacles et évènements initiés par des professionnels, les rencontres informelles dans les concerts, les bars et les expositions on se rend alors compte que la blogosphère francilienne de 2008/2010 constituait véritablement un petit groupe social. C’est à l’impact de cette blogosphère auquel je vais maintenant m’intéresser.

Mesurer l’influence de la blogosphère

Une intégration partielle au monde professionnel

26 J’ai déjà mentionné plus haut que les réseauteurs et quelques alternatifs entretenaient des liens avec le monde professionnel ; salles, festivals, musées, promoteurs de spectacles, presse papier et médias audiovisuels, majors et labels indépendants, professions dédiées à la promotion, à la communication et au marketing. Ainsi, lorsque j’ai débuté mon enquête, de nombreux partenariats étaient d’ores et déjà tissés entre des réseauteurs et des structures professionnelles. Nombre avaient accès à des informations concernant des artistes, des disques, des concerts, des expositions (par exemple celle consacrée à Miles Davis à la Cité de la Musique à Paris), des interviews, des pass dans des festivals, etc. Ils/elles organisaient des quizz pour gagner des places, chroniquaient régulièrement les sorties d’un label, étaient associé-es avec des salles de spectacles ou des radios. Bien qu’achalandés en grande partie par des attachée-s de presse et des agences de Web marketing, les réseauteurs affirmaient qu’ils conservaient leur entière liberté de jugement.

27 Certains sites avaient réussi à s’imposer comme des prescripteurs à valeur ajoutée grâce à leur originalité éditoriale, comme ce webzine qui filmait des concerts en appartement de formations musicales de passage à Paris. Ce format avait tellement de succès auprès des internautes, des professionnels et des artistes que de nombreux labels et tourneurs s’efforçaient d’obtenir que leurs artistes soient filmés par l’équipe et figurent sur le webzine. Aujourd’hui, ce « produit » est véritablement devenu un standard dans le monde du rock. Au moment de l’enquête, des membres fondateurs de ce site assuraient partiellement la programmation d’une salle de spectacle parisienne privée. Certains alternatifs se produisaient régulièrement en tant que DJ dans des cafés parisiens. Plusieurs blogueuses (réseauteuses ou alternatives) effectuaient des piges en tant que chargée de relations publiques ou attachée de presse, notamment pour des petits labels de rock.

28 Du côté de la diffusion d’informations, plusieurs newsletters éditées par des webzines – et en particulier une produite par un site dédié à la musique classique et à l’opéra – étaient réalisées en collaboration avec de grandes institutions publiques, des festivals et des organismes de promotion de la musique classique. Cette « newsletter classique » était utilisée par les magazines professionnels et consultée par la profession. Quelques alternatifs étaient régulièrement cités par la presse nationale comme des experts crédibles, et discutaient en ligne – parfois quotidiennement – avec des journalistes musicaux professionnels, sans se départir pour autant de leur anonymat.

29 On l’aura compris, certaines de ces plates-formes avaient acquis une place dans l’industrie musicale (au sens le plus large du terme) et pour quelques-unes

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concurrençaient leurs « équivalents » professionnels. Elles étaient considérées comme des prescripteurs influents, capables d’innover et d’attirer du public et traités comme tels.

Les agences de Web marketing

30 Deux (jeunes) agences de Web marketing travaillaient activement à la légitimation de la blogosphère. Elles s’activaient en effet auprès des majors du disque, des salles de concert et des institutions publiques pour faire valoir l’importance de ces nouveaux prescripteurs et la nécessité de travailler avec eux. Fans de musiques, très au fait des courants musicaux et des niches, fréquentant énormément les concerts, les responsables de ces agences prenaient en compte la sensibilité des animateurs/trices de sites, leur flair, la qualité de leur écriture. Pour convaincre leurs clients, elles faisaient d’abord valoir des arguments quantitatifs ; les statistiques de fréquentation des sites, leur classement dans les sites de référencement, les mentions de ces blogs que l’on pouvait trouver sur le Web. Elles insistaient également sur l’importance pour leurs clients (artistes, labels, produits) de pouvoir compter sur des traces sur la toile. Or justement, comparés aux sites Web de la presse nationale – dont la plupart rendaient payants les articles quelques jours après leur parution – les blogs amateurs laissaient accessibles tous leurs contenus. Les agences de Web marketing avaient déjà compris que la réputation d’un produit culturel s’appuie non seulement sur le fait d’obtenir un bon papier dans un journal national, mais aussi sur le fait d’être abondamment référencé par les moteurs de recherche.

Les territoires de la prescription

31 Une mesure de la rézodience12 des sites du panel a permis de vérifier la consistance des liens entre les réseauteurs et les alternatifs et la sphère professionnelle à Paris et en Île- de-France. Dans un premier temps, le logiciel Issue Crawler a scanné les codes source 13 des 26 sites du panel dont les animateurs/trices avaient des liens (résidence et/ou travail) avec l’Île-de-France et qu’on appellera le noyau. Le logiciel a ensuite recensé toutes les pages Web citées au moins deux fois par ces mêmes 26 sites et a ainsi mis à jour les adresses URL14 de 81 sites que l’on appellera la périphérie. Le recensement des sites mentionnés au moins deux fois dans le « grand réseau » (noyau + périphérie) a fait apparaître les résultats suivants : • 47 blogzines musicaux (dont 1 anglophone et 7 du panel) • 11 sites généralistes (réseaux sociaux, partage de vidéos en ligne, Wikipedia, etc.) • 11 sites d’artistes à visibilité internationale • 3 labels de disques • 9 lieux situés, à une exception près, en Île-de-France

32 Résultats qui sont représentés ci-après :

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Tableau no 4 : Les différentes parties du « grand réseau »

33 Si l’on dresse la liste des lieux recensés à Paris et en Île-de-France cela donne :

Nom du lieu Activités Ville

Point Éphémère Spectacles/Répétitions Paris 10e arrondissement

La Bellevilloise Spectacles Paris 20e arrondissement

La Flèche d’or Spectacles Paris 20e arrondissement

La Maroquinerie Spectacles Paris 20e arrondissement

Le Glazart Spectacles Paris 19e arrondissement

Fondation Cartier Art Contemporain/Spectacles Paris 14e arrondissement

Groundzero Disquaire Paris 10e arrondissement

Rock en Seine Festival Parc de Saint Cloud/Hauts de Seine

FIB Festival Benicasim/Espagne

34 Plusieurs choses méritent d’être soulignées à cet endroit.

35 Premièrement, le grand réseau (noyau + périphérie) est en grande partie constitué de blogs et de webzines référencés par leurs pairs. Cela confirme l’idée qu’une communauté de sites consacrés à la musique, la blogosphère musicale, s’est bien formée.

36 Deuxièmement, l’effeuillage du grand réseau fait apparaître 7 blogs du panel qui comprennent des réseauteurs et alternatifs hyper actifs du panel. Les indépendants (blogs ou forums) ne sont pas présents, ce qui confirme leur confinement aux marges.

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Autrement dit, si vous publiez beaucoup et régulièrement ; que vos contenus sont jugés crédibles par vos pairs et des internautes ; et que vous interagissez régulièrement avec d’autres usagers et visiteurs, votre réputation en ligne peut se développer et s’affermir15.

37 Troisièmement, 10 % des liens du grand réseau pointent vers des lieux physiques dédiés aux spectacles, aux expositions (la Fondation Cartier) ou à la vente de disque, situés en Île-de-France, et en tout premier lieu à Paris. Ce résultat confirme les liens tissés entre des fractions de la blogosphère et le monde professionnel de la capitale. Par là, on voit les connexions entre une critique en ligne qui donne la part belle aux disques et le monde du live, en particulier des salles de spectacles privées qui programment du rock à Paris intra-muros.

38 Quatrièmement, on voit que la centralité parisienne s’exerce aussi sur le Web. Là comme ailleurs en France, Paris capte l’attention des critiques amateurs, car pour eux aussi c’est là que les ressources et les événements décisifs se trouvent.

39 Enfin, on peut remarquer que ces liens avec le monde du spectacle en Île-de-France concernent essentiellement des dispositifs ne recevant pas ou peu de subventions publiques. Seul le Festival Rock en Seine, qui recevait à l’époque un fort soutien financier du département des Hauts de Seine, fait exception.

La blogosphère, une activité rémunératrice ?

40 Compte tenu de l’insertion dans le monde professionnel de certains sites, le blogging pouvait-il constituer un chemin vers un emploi dans la presse professionnelle ou le monde du spectacle ? On peut sérieusement en douter.

41 Tout d’abord parce que la presque la totalité du panel s’y refusait. Lors des entretiens j’ai été très frappé par l’insistance de la quasi-totalité des blogueurs/euses sur la dimension strictement amateur de leur pratique, et ce y compris chez les plus actifs des réseauteurs/trices. Patrick dont le blog était classé en tête de Wikio, qui faisait des piges pour le blog musical d’une marque d’alcool et organisait des rencontres informelles avec des pros déclarait : Patrick : Si je continue de vouloir organiser des événements fédérateurs au niveau de la blogosphère, (...) je veux surtout que cela reste une passion et m’éloigner le plus possible de toutes contraintes professionnelles. À bien des égards, j’essaye de me faire discret aujourd’hui. Ça doit rester un hobby, je ne suis pas journaliste professionnel et je ne veux pas devoir assumer une notoriété plus forte.

42 De même, les membres du panel qui travaillaient dans le monde de la musique ou des médias m’ont présenté leur blog ou webzine comme un espace où ils/elles pouvaient s’exprimer en toute liberté.

43 L’autre point qui fait douter de la possibilité que même les plus actifs de la blogosphère musicale basculent durablement et pleinement dans le monde professionnel tient à la modicité des rémunérations sur la toile. Ainsi, l’animatrice d’un blogzine a révélé il y a quelques années avoir été approchée par le magazine 20 ans pour effectuer des piges. Cette blogueuse dénonça non seulement les tarifs dérisoires qu’on lui proposait pour une page (il lui fallait écrire 132 pages par mois pour prétendre au smic), mais aussi le fait que l’on propose à des amateurs de concurrencer des journalistes professionnels16. Il semble encore en être de même à l’heure actuelle ; pour dégager de véritables revenus, les Youtubeurs/euses doivent agglomérer des audiences considérables qui se

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chiffrent en centaines de milliers d’abonnés17. Autre exemple, les fondateurs de la plate-forme qui a imposé le format des concerts en appartement ont effectivement basculé vers le monde professionnel. Cependant, si le blogging a effectivement constitué pour eux un tremplin vers un emploi, cela a impliqué le naufrage partiel de leur site et de fortes dissensions. Cette exception semble donc confirmer la règle. En 2010, à l’issue de cette enquête, ni les réseauteurs, ni les alternatifs les plus actifs ne semblaient pouvoir obtenir une véritable rémunération de leur activité. Au mieux, le blogging pouvait constituer un sas.

Et maintenant ?

44 Six ans après la fin de cette enquête, les plus actifs et les plus visibles des réseauteurs et des alternatifs sont encore en activité et, pour la plupart avec le même tempo soutenu. Toutes et tous ont intégré à leur pratique le fait de publier et d’interagir avec d’autres usagers sur les réseaux sociaux, Facebook, Twitter, mais aussi Instagram (et des équivalents). Deux d’entre eux ont écrit des livres, l’un avec son véritable nom (le réseauteur), l’autre sous pseudonyme (l’alternatif). Du côté des indépendants, si de nombreux blogs mp3 et un forum du panel ont disparu ou ont été abandonnés, là encore les plus actifs sont toujours présents.

Pistes de réflexion

45 Pour conclure la présentation de ce(s) monde(s), je voudrais mentionner quelques travaux qui, à mon sens, éclairent le surgissement et le maintien de la blogosphère musicale et sa contribution au monde musical.

Comment la blogosphère musicale a-t-elle surgi ?

46 La théorie de la longue traîne de Chris Anderson (2009) a montré qu’en s’affranchissant de nombre des contraintes et coûts propres aux magasins (personnel, loyer, fiscalité, situation, exposition des marchandises, etc.) les sites de vente en ligne peuvent alors non seulement stocker et vendre du mainstream à moindre prix, mais aussi des produits de niches qu’il leur aurait été impossible de conserver et d’exposer dans des magasins. Même si chaque produit de niche ne trouve qu’un acheteur par mois, l’accumulation des ventes de références isolées peut optimiser très fortement les profits. L’intérêt de l’approche d’Anderson est de montrer que si les consommateurs de l’avant Web se concentraient sur le mainstream c’est notamment parce qu’ils n’avaient que très peu accès à d’autres biens. Précisément, on peut comprendre la blogosphère musicale comme une sorte de « longue traîne prescriptive ». En s’appropriant les outils du Web 2.0, les animateurs/trices de la blogosphère musicale ont pu s’affranchir des contraintes matérielles de la critique professionnelle et de la presse18 et disposer d’un périmètre et d’une audience importante dont aucun fanzine des seventies n’aurait osé rêver. De ce fait, cette prescription a alors le loisir de parler tout autant du mainstream que des niches, de même qu’elle peut expérimenter toutes sortes de manières de prescrire.

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Pourquoi la blogosphère musicale a-t-elle surgi ?

47 Dans L’économie des singularités (2007), Lucien Karpik rappelle qu’à la façon d’autres produits ou services (la haute couture, les prestations de avocats ou des architectes) les biens culturels se caractérisent par le fait d’être extrêmement difficiles à apprécier à l’avance. Un même spectacle peut être extrêmement différent selon les représentations, un artiste confirmé peut sortir un disque qui déconcerte ses fans, etc. Afin de réduire l’incertitude qui est inhérente à ces biens, les usagers se tournent donc vers des instances et des personnes qui les informent et leur garantissent un peu moins d’obscurité et un minimum de sécurité : institutions, organes de presse, médias, programmateurs, critiques, universitaires, ce que Karpik appelle des « dispositifs de jugement »19. Si Karpik ne parle pas d’Internet, il est patent que les notes et les commentaires accompagnant les offres de produits culturels en ligne, les discussions sur les réseaux sociaux à propos de biens culturels et bien entendu les prescriptions de la blogosphère s’apparentent bien à des dispositifs de jugement20. La grammaire de Karpik nous suggère alors que la mise à disposition d’un nombre sans précédent d’œuvres musicales sur la toile (cf. la longue traîne) pourrait être corrélée avec l’accroissement et la diversification de l’expertise et des recommandations culturelles. Si la blogosphère musicale a trouvé et fidélisé ses divers publics, c’est probablement parce que sa pluralité permet aux internautes de mieux s’orienter et d’accéder à la musique à l’ère numérique. Et de même, la grande diversité des formes de prescription musicale coïncide avec l’infinie variété des genres et des goûts musicaux que l’effet de longue traîne rend visible.

La question des motivations

48 Pour comprendre le surgissement et la persistance de cette forme d’expertise, on peut également mobiliser une autre grille de lecture qui, plus encore que celle de Karpik, prend en compte les ressorts collectifs et sociaux. Dans Exit, voice and loyalty, (1970/2011), Albert Hirschman propose l’idée que lorsqu’un produit ou un distributeur domine un marché, une certaine fraction des consommateurs a tendance à s’en détourner. Par exemple, les acheteurs de nourriture bio se méfient des produits de ce type proposés par la grande distribution, car ils ne croient pas que cette dernière puisse respecter l’éthique et les normes du bio. Autrement dit, « l’effet mainstream » induit une méfiance et provoque la fuite d’une partie des consommateurs (exit). Une fraction de ces mécontent-es peut être alors amenée à prendre la parole pour exprimer son indignation (voice), par exemple en créant une association de consommateurs ou une coopérative bio. Selon Hirschman, un troisième groupe continuera néanmoins à faire confiance à l’enseigne et/ou à la marque, gage de sécurité et de stabilité (loyalty). Fort de cette perspective, on peut comprendre le public de la blogosphère musicale comme la partie des consommateurs qui se méfie de la critique musicale instituée (exit) et le blogging comme son porte-parole (voice). Cependant qu’en parallèle à cette offre alternative et bénévole, une partie des consommateurs reste attachée à la critique et aux médias traditionnels et professionnels, parce leur durée de vie et leur taille leur semble constituer une assurance de sérieux et de qualité (loyalty)21. Et de la même manière que la blogosphère est bigarrée et partiellement en contact avec le monde professionnel, le public peut évidemment voyager d’un pôle à l’autre.

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Qui profite de la blogosphère ?

49 On l’a vu plus haut, le travail de la blogosphère musicale ne profite pas qu’aux internautes, il est aussi mobilisé, au moins en partie, par le monde professionnel.

50 Depuis l’essor du Web 2.0, de nombreux travaux ont été consacrés au digital labor22. On désigne ainsi les nombreuses activités auxquelles se livrent les internautes sur la toile, qu’il s’agisse par exemple d’interactions au sein des réseaux sociaux ou d’engagements plus formalisés comme animer un blog. Or, nombre de ces données, produites gratuitement par des personnes et/ou des collectifs, sont captées par des firmes pour les informer sur le profil des internautes et (tenter d’)orienter les stratégies de ces firmes. En d’autres mots, l’activité des uns sert à enrichir quelques autres, sachant que cette expropriation, et son pendant la surveillance de nos activités, s’effectuent subrepticement. De la même manière, les activités foisonnantes de la blogosphère et des internautes qui la fréquentent sont pistées, analysées par des firmes et très certainement revendues à d’autres. Toutefois, l’enquête montre que le travail de la blogosphère n’est pas uniquement capté sur et pour le Web. On se rappelle que les composantes « spectacles » et « médias traditionnels » de l’industrie musicale – qui officient sur le territoire d’avant les réseaux électroniques – ont également recours à la blogosphère. De même, nombre d’informations, prescriptions, analyses et découvertes produites par la blogosphère sont citées (gratuitement) par la presse nationale et mobilisées par des agences de Web marketing. Et de fait, le travail de ces dernières consiste bien à monétiser (pour elles et leurs clients) ces activités bénévoles. Même la fraction de la blogosphère qui distribue illégalement de la musique contribue à ce transfert de valeur. Car, les innombrables raretés discographiques et les artistes oubliés que les indépendants extraient régulièrement du néant sont tôt ou tard repérés par des professionnels qui en cas d’engouement se chargent ensuite de rééditer les disques de ces artistes et, s’ils sont vivants, de leur organiser des tournées. En d’autres mots, le digital labor de la blogosphère musicale est mobilisé par toutes les composantes de l’industrie musicale et dans toutes sortes de territoires. On voit par-là que penser les mutations de l’économie de la musique implique de prendre en compte ce continuum entre le territoire « traditionnel » et le Web, d’une part, et entre amateurs et professionnels, d’autre part.

51 Plus généralement, le fait que cette expertise gratuite et bénévole ait trouvé son public et convaincu une partie du monde professionnel nous invite certainement à repenser l’égalité entre professionnalisme et qualité qui domine les jugements en matière de musique et d’art.

BIBLIOGRAPHIE

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NOTES

1. Par exemple la plate-forme d’échanges Soulseek. 2. Ce que les usagers et Internet font à la prescription culturelle publique et à ses lieux : l’exemple de la musique en Ile de France ». Étude financée par le programme interministériel « culture et territoire en Ile de France » et dont le rapport est disponible en ligne : http://rp.urbanisme.equipement.gouv.fr/puca/activites/rapport- usagers-internet-prescription-culturelle-publique.pdf

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3. J’ai moi-même créé un blog consacré à l’enquête : http://www.blogs-et-prescription- en-idf.net/ 4. À ce sujet voir la notion de plateforme expressive dans ALLARD Laurence, « Émergence des cultures expressives, d’Internet au mobile », Mediamorphoses, no 21, 2007, p. 19-25. 5. Blogroll : liste de liens pointant vers d’autres sites figurant généralement à droite ou à gauche de la page d’accueil d’un blog. 6. Les noms entourés d’une zone grise désignent des personnes dont l’activité a été étudiée sur plusieurs sites. 7. Ce classement en trois strates peut être rapproché de celui opéré par Dominique Cardon (CARDON Dominique, « Le désign de la visibilité Un essai de cartographie du web 2.0 », Réseaux, no 152, 2008, p.104) qui dans son analyse des différentes façons dont les usagers du Web 2.0 dévoilent (ou pas) leur identité et leurs connexions parle respectivement de paravent (derrière lequel se cacheraient « mes » indépendants), de clair-obscur (les alternatifs) et de phare (les réseauteurs). 8. Sociétés qui à l’occasion de tournées de formations musicales les proposent à des salles de concert ou des festivals. 9. Haute Autorité pour la diffusion des Œuvres et la Protection des Droits sur Internet créée par la loi de 2009 et ayant pour objet de combattre le téléchargement illégal. 10. Logiciel permettant de repérer en ligne des débats et/ou des mots clés et d’établir des réseaux sémantiques. Pour cette étude le logiciel a notamment servi à associer différents moteurs de recherche et compiler leurs résultats. 11. Rip : transfert sous forme de fichiers numériques de disques vinyles. 12. Forgé par Andreï Mogoutov, le terme rézodience amalgame les mots audience et réseaux et est intimement lié à l’usage de logiciels qui recueillent des données en ligne. Voir MOGOUTOV Andreï, « Making Collaboration Networks Visible », LATOUR B. et WEIBEL P. (dir.), Making Things Public-Atmospheres of Democracy, Cambridge, MIT Press, 2005. Il signifie que l’on se propose d’analyser l’audience d’une entité en termes de réseaux et de connexions et que l’on va croiser des données quantitatives (par exemple le nombre de liens qui pointent vers un site) avec une analyse qualitative (par exemple l’analyse des composantes de ce réseau). On trouvera d’autres méthodes d’évaluation et de représentation des pratiques sur le Web dans les deux numéros (152 et 154) de la revue Réseaux consacrés au Web 2.0 dirigés par Dominique Cardon. 13. Le code source se présente sous la forme d’une suite de fichiers texte et de liens, des lignes de code où figurent les instructions permettant de mettre en page et d’ordonner un site. Les codes source des blogs sont accessibles à partir d’un menu figurant dans le navigateur que l’on utilise pour surfer sur la toile. 14. URL : adresse par laquelle on accède à un site. 15. Un constat qui recoupe les analyses des usages et de la construction de sa réputation sur MySpace (avant son déclin) par Jean-Samuel Beuscart et sur Flickr par Beuscart, Cardon, Pissard et Prieur. Voir BEUSCART Jean-Samuel, CARDON Dominique, PISSARD Nicolas, PRIEUR Christophe, « Pourquoi partager mes photos de vacances avec des inconnus, les usages de Flickr », Réseaux, no 54, 2009, p. 93-129 et BEUSCART Jean- Samuel, « Sociabilité en ligne, notoriété virtuelle et carrière artistique, les usages de MySpace par les musiciens autoproduits », Réseaux, no 152, 2008, p. 139-168. 16. Blog La fille du Rock (consulté le 8 septembre 2016).

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17. Sur ce phénomène : BEUSCART Jean-Samuel et MELLET Kevin, « La conversion de la notoriété en ligne. Une étude des trajectoires de vidéastes pro-am », Terrains et Travaux, vol. 26, no 1, 2015, p 83 -104. 18. Coûts d’impression ou de diffusion, masse salariale, achat des flux d’infos, nécessité de s’assurer d’un public nombreux, recherches d’annonceurs, distribution, accès aux œuvres et aux informations etc. 19. KARPIK Lucien, L’économie des singularités, Paris, Gallimard, 2007, p. 68-81.

20. Selon Karpik, l’ensemble de ces instances constitue un « régime de coordination » (Ibid., p. 137-156). 21. On peut même penser qu’un nombre significatif de personnes continuent justement à accorder du crédit aux « prescriptions traditionnelles » car elles se méfient du Web et de sa position de plus en plus dominante (exit). 22. Voir par exemple BOUQUILLON Philippe et MATTHEWS Jacob T., Le Web collaboratif. Mutations des industries de la culture et de la communication, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2010 ; SCHOLZ Trebor (ed.), Digital Labor, The Internet as Playground and Factory, New York, Routledge, 2013 ; FUCHS Christian, Digital Labor and Marx, New York, Routledge, 2014 ; DUJARIER Marie-Anne, Le travail du consommateur, Paris, La Découverte, 2014 ; CARDON Dominique et CASILLI Antonio, Qu’est-ce que le digital labor ?, Paris, Ina, 2015. Merci à Paola Sedda pour ses précieux conseils bibliographiques.

RÉSUMÉS

La numérisation de la musique enregistrée puis l’apparition des réseaux de peer to peer ont fortement affecté l’économie de la musique, ses métiers, son architecture, sa division du travail. Ce phénomène majeur s’est accompagné d’une autre mutation non moins importante. À la faveur de la mise en ligne des outils du Web 2.0 (blogs, sites de partages, réseaux sociaux), une critique amateur(e) s’est constituée et a su trouver son public. Cette blogosphère musicale a développé de nouvelles façons de faire partager (l’amour) de la musique, d’émettre des préconisations, de promouvoir son activité. Une forme de recommandation bénévole qui a désormais pris sa place dans le monde musical aux côtés de la prescription professionnelle.

INDEX

Mots-clés : Prescription culturelle, économie de la musique, amateurs, musique et Internet

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AUTEUR

FRANÇOIS RIBAC François Ribac est compositeur de théâtre musical, maître de conférences à l’université de Dijon, laboratoire Cimeos. Ses recherches portent sur les musiques populaires, la reproduction sonore, la prescription culturelle. Il est responsable du projet de recherche ASMA (Arts de la Scène et Musique dans l’Anthropocène) 2016-2019. Il est l’auteur de sept opéras et de musiques pour la télévision. Dernier ouvrage publié : La Fabrique de la programmation culturelle (La Dispute, 2017).

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Une division du travail contrainte produite par l’anticipation d’une situation anomique ? Une analyse néo-durkheimienne de la loi HADOPI et des pratiques de téléchargement illégal de musique

Laurent Laffont

Introduction. La loi HADOPI : un problème politique et scientifique

1 La question juridique du respect des droits d’auteurs, qui s’est posée de manière croissante à partir du milieu des années 1990, se situe à plusieurs échelles : à l’échelle mondiale, avec l’Organisation mondiale de la Propriété intellectuelle (l’OMPI) ; européenne, avec l’Union européenne ; et nationale, au sein de chaque état membre de celle-ci.

2 En 1996, l’OMPI, institution spécialisée des Nations Unis dont le but et de promouvoir et de stimuler, par un système international de propriété intellectuelle, la créativité et le développement économique, a signé un traité à propos du droit d’auteur, des interprétations, exécutions et phonogrammes. Celui-ci est mis en œuvre au niveau de l’Union européenne en 2001 par la directive 2001/29/CE, destinée à harmoniser certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information. La directive est ensuite vouée à être transposée dans la législation nationale de tous les États membres de l’U.E. En France, dans le domaine de l’industrie musicale, la question du non-respect des droits d’auteur s’est posée de manière croissante à partir des années 2000, au fur et à mesure que les chiffres de vente de disques diminuaient de

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manière régulière. Après la promulgation, en 2006, de la loi relative au droit d’auteur et aux droits voisins dans la société de l’information (loi DADVSI), en tant que transposition française de la directive européenne de 2001, Christine Albanel, alors ministre de la Culture et de la Communication, confie à Denis Olivennes, alors président directeur général de la Fnac, de rédiger un rapport visant à imaginer un dispositif de lutte contre le téléchargement illégal (avec comme contrainte d’apporter une nouvelle proposition de « réponses graduées » compatible avec la décision du Conseil constitutionnel). Ce rapport aboutit aux « Accords de l’Élysée » signé en novembre 2007 par des entreprises représentatives du monde de la culture et de l’Internet. Le texte constitue la base du texte de projet de la loi HADOPI. La thèse du projet de loi est alors la suivante : après le constat de la baisse des ventes de disques, et de l’augmentation, en parallèle, des téléchargements illégaux de biens culturels, ceux-ci font courir le risque d’un manque de régulation nuisant aux intérêts économiques des industries culturelles. La « réponse graduée » est alors censée pallier ce manque de régulation. Elle est constituée de deux phases : la première phase, « préventive », se traduit par l’envoi d’un courriel après qu’une infraction ait été constatée par le dispositif de l’HADOPI puis, à la seconde infraction, par celui d’une lettre recommandée. Succède ensuite la seconde phase, « répressive », à partir de la troisième infraction : la coupure de la connexion internet pour une durée d’un an, décidée par la « Haute Autorité ».

3 Le processus législatif qui, se déroulant entre avril 2008 et juin 2009, a abouti au vote de la première loi HADOPI, puis en novembre de la même année, à la loi HADOPI 2, qui a légiféré en faveur de la création du dispositif de la « Haute Autorité », a été le cœur d’une controverse politique extrêmement tendue. Elle impliqua hommes politiques, français et européens, artistes, industriels et associations de consommateurs. Tandis que la majorité politique au gouvernement tente d’accélérer le processus en déclarant « urgente » la promulgation de cette loi (impliquant une seule lecture du texte à l’Assemblée nationale et au Sénat), et qu’une pétition de la SACEM ainsi qu’une lettre ouverte de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques en faveur de la loi sont publiées dans les journaux nationaux, les opposants à la loi se manifestent également via la presse et les sites internet. Des oppositions au sein du Parlement européen se font entendre : Michel Rocard (PS) et Christofer Fjellner (Modérés) critiquent vivement le projet de loi du « paquet télécoms », voté en parallèle, qui prévoit lui aussi, par une modification de la Commission européenne, d’adopter une « réponse graduée » aux infractions liées aux droits d’auteurs, et qui, selon les deux eurodéputés, porterait atteinte aux droits fondamentaux en allant à l’encontre du respect des libertés civiques et des droits de l’homme. Emboitant le pas de cette critique, nombre d’opposants politiques de gauche, mais aussi des collectifs d’artistes britanniques (la Featured Artist Coalition), français (Création, Public, Internet) formé après une « lettre ouverte aux citoyens » publiée dans Libération le 7 avril 2008, critiquèrent le projet de loi HADOPI en vertu de l’atteinte aux droits fondamentaux : liberté d’expression, d’accès à l’information et à la connaissance. Le collectif « La Quadrature du Net », lui, reprocha vivement que la loi porterait atteinte à l’utilisation des logiciels libres. Une lettre ouverte des producteurs indépendants à l’attention des députés, intitulée « Hadopi, la création sacrifiée », tout en étant contre le téléchargement illicite, s’en prend aux Majors qui, en criminalisant le public d’emblée, en le considérant comme voleur potentiel avant d’être « amateur de musique », nuirait davantage à l’industrie musicale. La CNIL, consultée au sujet de la loi en mai 2008, en plus d’une atteinte relative aux droits fondamentaux, souligna qu’aucune enquête d’impact n’était fournie par le projet

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de loi, en vue de justifier le rôle néfaste du téléchargement sur la baisse du chiffre des ventes de disques. Le Conseil constitutionnel enfonça le clou en considérant non conformes à la constitution les articles relatifs au fait qu’un dispositif public puisse autoriser, sans en passer par une autorité judiciaire offrant à l’accusé un débat contradictoire, la coupure d’Internet, coupure jugée elle-même anticonstitutionnelle. Après de multiples modifications des textes, les deux projets de lois finirent par être validés respectivement en juin et décembre 2009, laissant dans l’ensemble intact le projet initial.

4 On le voit, les principaux arguments des opposants au sein de la controverse politique s’organisent autour de trois points : d’une part, l’atteinte aux droits fondamentaux humains qu’impliquerait la surveillance des activités numériques des internautes ainsi que la coupure de leur accès Internet ; d’autre part, l’accusation non démontrée que les téléchargements illégaux seraient l’une des causes majeures de la baisse des ventes de disques ; enfin, une critique de la réduction, opérée par les politiques et les majors, à l’agir stratégique des consommateurs.

5 Si le problème de l’inscription marchande des productions numériques, à travers la mise en concurrence des productions collectives gratuites de biens publics (les fichiers partagés de manière illégale) et des produits marchands (les biens culturels) est un problème politique, il est indissociablement un problème scientifique. Comme le rappellent Jean-Samuel Beuscart, Éric Dagiral et Sylvain Parasie, cette concurrence entre biens gratuits et marchands qui « impacte les modèles organisationnels des entreprises qui les élaborent », a orienté le débat académique vers « la question des “modèles d’affaires” (business models) d’Internet1 ».

6 En économie, les travaux de Michel Gensollen2 d’un côté, Éric Brousseau et Nicolas Curien3 de l’autre, ont entre autres fait apparaître que, à l’instar de la publicité dans les journaux, les sites non marchands constituent des externalités positives pour les sites marchands : « en quelque sorte, les sites marchands bénéficient de la présence des sites gratuits comme, dans un journal, la publicité bénéficie de l’intérêt des articles auprès desquels elle se trouve. […] Le cheminement sur le web sert ainsi de prescripteur de consommation ; le client potentiel découvre ce qu’il désire et peut faire l’expérience ex ante de la qualité de ce qu’il va acheter, ce qui, pour les biens informationnels (et plus généralement pour tous les biens d’expérience) est essentiel4 ». N’en va-t-il pas de même en ce qui concerne les achats de disques, les pratiques musicales payantes et les pratiques de téléchargement illégal ? La question « de la complémentarité ou [de] la substituabilité entre les biens gratuits et les biens marchands5 » devient alors centrale dans les débats scientifiques.

7 Dans cette perspective, de nombreuses études empiriques en économie, en gestion et en management tendent à valider d’une part la thèse de la complémentarité des fichiers téléchargés envers les achats de films ou de musique6 : les pratiques illégales, en se convertissant au bout du compte en achat, sont bénéfiques aux intérêts des industries culturelles. Patrick Waelbroeck et Martin Peitz ont ainsi nuancé le caractère strictement néfaste des pratiques illégales du téléchargement sur l’économie de l’industrie musicale. Tout d’abord, l’utilisation du téléchargement libre par l’intermédiaire du p2p permet aux grandes firmes d’alléger leurs coûts promotionnels7. Ces pratiques permettent ensuite aux artistes en marge de l’industrie musicale de rééquilibrer la visibilité dont ils sont relativement privés par les artistes signés par les grandes maisons de disques, et ainsi augmenter leur chance de profit économique8.

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8 D’autre part, la thèse de la substituabilité des téléchargements illégaux aux achats de biens culturels s’est vue affaiblie par d’autres enquêtes : des chercheurs ont ainsi démontré qu’il existait une surestimation des grands groupes industriels en ce qui concerne les pertes économiques relatives au téléchargement : ce qui est parfois téléchargé n’aurait pas fait l’objet d’un acte positif d’achat si le contenu avait été payant9. Dans une autre perspective, celle-là légaliste, visant à renforcer les enquêtes empiriques élaborées dans le cadre de la HADOPI10, des scientifiques du management et de gestion cherchent à comprendre l’intérêt économique à la base de ces pratiques substituables afin de proposer aux industriels des solutions qui permettent de les intégrer, tirant ainsi profit, eux aussi, des intérêts particuliers des consommateurs11.

9 Qu’il s’agisse d’« externalité positive », de « pratique complémentaire », de faiblesse de la thèse des « pratiques substituables », de « baisse des coûts promotionnels », ou encore de proposer des modifications des modèles économiques afin de pouvoir tirer profit des raisons qui poussent certains internautes à télécharger illégalement, les approches économiques et managériales procèdent à une critique réaliste de la thèse du législateur : alors que les politiques considèrent comme néfastes les téléchargements illégaux pour le respect des droits d’auteurs, ces approches soulignent au contraire qu’il existe un potentiel économique très important pour les firmes dans l’usage des sites de partage de fichiers illégaux. Les politiques auraient donc mal calculé l’intérêt économique des pratiques de téléchargement illégal pour les industriels. Dans cette perspective, c’est surtout le second argument des opposants politiques à la loi que les économistes et les sciences de gestion et du management reprennent à leur compte : il n’existe en fait pas de lien de cause à effet entre la baisse des ventes de disques et le téléchargement illégal ; par conséquent, le fait de réguler ces pratiques serait néfaste aux intérêts économiques de l’industrie culturelle.

10 Du côté des juristes, il a plutôt été question de reprendre à leur compte la critique de l’atteinte aux droits juridiques formulée par les opposants à la loi HADOPI. Dans l’ouvrage Free culture publié en 200412, Lawrence Lessig, professeur de droit à Harvard, aborde entre autres choses la question du piratage numérique sur les sites peer-to- peer. Il décline quatre types de pratiques, qu’il évalue ensuite normativement à partir de critères économique et juridique. Le premier (type A) est celui de l’internaute qui utilise « les réseaux de partage comme substitut à l’achat ». Le second (type B) est celui de l’internaute qui utilise « les réseaux de partage pour avoir un échantillon de la musique qu’il compte acheter » si celle-ci, après l’avoir testé, lui plait. Le troisième type (type C) est celui de l’internaute qui utilise « les réseaux de partage pour obtenir un accès aux contenus protégés par Copyright qui ne sont plus vendus ou qu’ils n’auraient pas achetés parce que les coûts de transaction en dehors d’Internet sont trop élevés ». Le dernier (type D), est celui de l’internaute qui utilise « les réseaux de partage pour avoir accès aux éléments qui ne sont pas protégés par Copyright ou ceux que le détenteur du Copyright veut distribuer13 ». Si Lessig note que seul le dernier type est légal, en revanche, seul le type A serait nuisible, tant du point de vue légal qu’économique, tandis que les types B et C sont, d’un point de vue juridique, illégaux, mais participent d’un autre côté à la diffusion d’informations et à la répercussion ultérieure sur des achats de musique. Il propose ainsi de modifier juridiquement le statut du piratage afin d’intégrer à la loi les bienfaits économiques des types B et C. Chemin faisant, il envisage d’élargir les droits à la connaissance, la culture et la communication des humains, dans la lignée de ce que défendent les opposants à la loi

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HADOPI. Cependant, bien que Lessig s’écarte de la perspective libérale des économistes et des sciences du management, qui ne sont pas nécessairement en faveur d’une régulation de ces pratiques, il les rejoint sur le primat à accorder à la portée réaliste de la situation : certaines pratiques de téléchargement illégal doivent trouver un sens positif dans la loi étant donné qu’elles contribuent à l’intérêt économique des industriels, tandis que d’autres doivent être réprimées, étant nécessairement des actes cupides et délictueux (type A).

11 Cependant, l’élaboration de sa typologie reste scolastique étant donné qu’elle n’émerge pas d’un diagnostic social éprouvé par l’enquête. C’est en quelque sorte la critique que lui fait Lawrence Liang, membre de l’Alternative Law Forum14. Selon lui, Lawrence Lessig pêche par normativité aprioriste : en constituant comme « véritable acte de piraterie » les pratiques qui sont à la fois nuisibles économiquement, et (par définition) légalement (cf. les pratiques illégales de téléchargement substituables), le professeur de Harvard ne saisit pas que celles-ci peuvent également être décrites comme exprimant une critique pourvue d’un désir de justice plus important à l’égard du cadre légal ou de tel ou tel dispositif d’accès à la culture. Face à la définition « essentialiste » du pirate, Liang propose de considérer cette pratique à partir des conséquences pratiques qu’elle implique. En menant une étude sur les moyens économiques d’accès aux livres aux États-Unis, en Inde et en Afrique du Sud, le chercheur a calculé le pourcentage que le coût absolu d’un livre représente pour chacun des revenus nationaux bruts de ces pays. Il constate ainsi une disproportion considérable au niveau du coût proportionnel d’un livre entre les États-Unis et l’Afrique du Sud. Et, alors que l’accès aux livres en Inde est relativement proche de celui de l’Afrique du Sud, l’accès à un marché pirate du livre permet aux Indiens d’accéder à des ouvrages très demandés et cependant très couteux15. Fort de ce constat, Liang s’oppose donc à la définition criminalisante du type A de Lessig, en soulignant la critique morale que manifestent les actes de piraterie, face à un rapport inéquitable des transactions économiques. Partant, le juriste soutient ouvertement le téléchargement illégal, ce qui a pour conséquence de maintenir les consommateurs dans l’illégalité tout en maintenant leurs nouvelles exigences de justice écartées du débat public.

12 En sociologie, les enquêtes ont plutôt concerné les effets de sociabilité liés aux dispositifs de partage de fichiers16. Nous souhaiterions pour notre part orienter le questionnement des pratiques de téléchargements illégaux du point de vue d’une perspective de transformation sociale du lien entre le cadre juridico-légal et les dimensions morales immanentes aux pratiques réelles, en mobilisant l’approche néo- durkheimienne développée par Cyril Lemieux17. Contrairement aux approches économiques et des sciences de gestion et du management, qui réduisent l’agir des consommateurs, des industriels et des artistes à des actions stratégiques (chacun défendant son intérêt économique), l’approche néo-durkheimienne incite à partir du point de vue moral, c’est-à-dire à considérer les pratiques de téléchargement illégal du point de vue du rapport qu’elles entretiennent avec les compétences morales des consommateurs. Les principes de pluralisme, d’indétermination relative des pratiques et d’anti essentialisme sur lesquels se base cette approche conduisent ensuite à ne pas assigner a priori une signification aux actes des individus : c’est pourquoi notre position se rapproche des critiques de Liang à l’égard d’une définition essentialisante du « vrai piratage » de Lessig.

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13 La première question est alors la suivante : l’idée selon laquelle les pratiques illégales de téléchargements impliqueraient un rapport anomique au monde social est-elle vérifiée ? Est-ce que, oui ou non, les pratiques illégales de téléchargement, dans la mesure où elles enfreignent la règle publique d’équité, constituent un « état pathologique » pour la société (partie 1) ? « Pathologique » étant ici à entendre du point de vue dynamique d’un sur-désajustement excessif entre les attentes et pratiques réelles des individus, et le cadre juridico-légal dans lequel elles s’inscrivent18. Ces pratiques sont-elles réellement de pures actions stratégiques et par conséquent dépourvues de sens moral ? L’hypothèse est que ces pratiques font en fait référence à la règle publique de l’équité et que, si les consommateurs dérogent au paiement des droits d’auteurs, c’est qu’ils estiment que cette règle n’est à leurs yeux pas respectée, soit par les industriels, soit par les artistes.

14 Cette hypothèse est ensuite testée à partir d’extraits d’entretiens biographiques d’individus qui, étant des consommateurs importants de musique, oscillent entre pratiques légales et illégales (partie 2). La perspective est alors de savoir si, oui ou non, les « pratiques complémentaires » (des pratiques illégales vers des pratiques légales), et les « pratiques substituables » ne prennent pas plutôt un sens positif dans la grammaire publique (en respectant la règle d’équité ou en reprochant à tel ou tel acteur de ne pas la respecter), bien plus que, comme ne le laissent penser les économistes et les sciences de gestion et du management, dans la grammaire réaliste (par pur calcul économique). La mise en valeur des dimensions morales des pratiques de téléchargement illégal permettrait alors de faire émerger en quoi le cadre légal actuel apparaît à certains individus comme excessivement injustes et concours à ce que le législateur, par l’application de la loi HADOPI, contribue à créer une division du travail contrainte en ayant cru pallier une division du travail anomique.

15 L’approche conduit finalement à s’interroger sur la manière dont ce cadre pourrait être modifié (ce qui nous distingue de l’approche militante de Liang), si on voulait que cette modification soit la plus démocratique possible, c’est-à-dire, au sens où Durkheim pense la démocratie, la plus intégratrice des différents groupes sociaux et professionnels concernés par le problème traité (politiques, industriels, artistes, associations de consommateurs...).

Les pratiques illégales d’accès à la musique conduisent-elles réellement à un état anomique de la société ?

16 L’un des motifs qui justifiaient, aux yeux du gouvernement en activité en 2008, la lutte contre le téléchargement illégal confiée à la HADOPI, était que cette forme d’accès aux œuvres culturelles constituait une des causes importantes du déclin constaté de l’industrie culturelle. Un tel manque de régulation devait alors être comblé par la mise en place du dispositif créée à partir de la Hadopi. Pour autant, aucune preuve d’un lien de cause à effet entre téléchargement illégal et baisse des ventes des biens culturels n’est venue équiper le projet de loi. C’est ce que souligne un article du 3 novembre 2008 de La Tribune, qui rend public le rapport de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL), consultée par le Ministère de la Culture et de la Communication : La Commission observe également que les seuls motifs invoqués par le gouvernement afin de justifier la création du mécanisme confié à la HADOPI

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résultent de la constatation d’une baisse du chiffre d’affaires des industries culturelles. À cet égard, elle déplore que le projet de loi ne soit pas accompagné d’une étude qui démontre clairement que les échanges de fichiers via les réseaux « pair-à-pair » sont le facteur déterminant d’une baisse des ventes dans un secteur qui, par ailleurs, est en pleine mutation du fait notamment, du développement de nouveaux modes de distribution des œuvres de l’esprit au format numérique19.

17 Les enquêtes des économistes et des scientifiques en gestion et management affirment de leur côté que la thèse qui sous-tend la loi HADOPI est infondée : de manière globale, ils observent que les pratiques illégales de téléchargement, bien qu’elles mènent à une situation anomique pour la société, contribuent à l’augmentation des intérêts économiques des industries culturelles. Certains juristes, quant à eux, envisagent d’assouplir la législation, mais toujours d’un point de vue stratégique pour les bénéfices des industriels. Notre approche est toute autre : en axant le questionnement sur la dimension morale des pratiques illégales, elle vise à questionner le caractère réellement anomique de la situation actuelle. Ces pratiques sont-elles réellement pathologiques pour la société par absence de morale ? Cette expression fait référence à la conception durkheimienne du normal et du pathologique au sein d’une société. Celle- ci se veut avant tout dynamique. En effet, pour Durkheim, l’état « normal » d’une société ne correspond jamais à une superposition du droit et de la morale d’un côté, de la morale immanente aux pratiques sociales effectives de l’autre. En cela, Durkheim s’écarte d’une vision fixiste et immobile du « normal ». Dans cette perspective, le pathologique n’est plus l’inverse du normal, mais une exagération de celui-ci, entendu comme la manifestation d’un sur-désajustement entre le cadre juridico-moral et l’état de la division du travail social20. La rupture avec la philosophie morale est donc la suivante : les jugements moraux de normalité ou de déviance ne doivent plus être indexés au niveau individuel, mais au niveau collectif. Ces actes individuels, jugés moralement déviants, ne doivent plus être considérés comme les causes d’un état pathologique du social, mais tout au plus comme des symptômes, à condition que la mesure statistique de leur nombre ou de leur taux au niveau collectif puisse être considérée comme révélant un excès significatif par rapport à ce qu’ils étaient jusqu’à présent – ce qui autorisera alors à parler de « sur-désajustements ». Ramenée au caractère moral des pratiques de téléchargements illégaux d’un côté, et aux règles juridiques qui encadrent ces pratiques de l’autre, la question sociologique est alors de savoir si ces pratiques, en contradiction avec le cadre juridique, constituent des sur- désajustements envers une juste rétribution du travail des artistes ?

18 Nous proposons d’y répondre, à partir de la dernière enquête des pratiques culturelles des Français de 2008. Olivier Donnat a déjà ouvert quelques pistes en s’attachant au lien qui existe entre les pratiques de téléchargements et les achats de CD : il constate ainsi qu’« à l’échelle de la population française, la proportion de personnes ayant déjà téléchargé de la musique augmente avec le nombre de CD achetés dans l’année21 ». Cela nous fournit déjà un début de réponse quant au fait de savoir si l’accès gratuit à de la musique conduit réellement à un état anomique de la société. Cependant, cela ne tient pas compte de toute l’économie culturelle des pratiques live : seul le respect des droits d’auteurs à l’égard des ventes de disques est interrogé.

19 L’objectif est donc de poursuivre le raisonnement afin de saisir si les pratiques non payantes constituent des « pratiques pathologiques » pour le vivre ensemble sociétal, à travers le (non-) respect de la règle publique d’équité, voulant qu’il existe aux yeux des

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consommateurs un rapport équitable entre l’acte de consommation culturelle et le prix des pratiques et des biens artistiques mis sur le marché.

20 Certes, nous reconnaissons les limites qu’une telle analyse contient, au vu de la modification de l’achat de musique suite à l’arrivée de l’achat en ligne au format numérique et aux abonnements de plateformes en streaming, qui est quasiment contemporain de l’enquête réalisée. Néanmoins, un questionnement sur le caractère réellement pathologique d’une telle pratique à l’égard de la société (par un manque de distanciation à l’égard de la règle de l’équité envers les artistes), et les conséquences que les politiques devraient en tirer d’un point de vue juridico-légal, n’a été que peu exploré jusqu’alors. Ce type de réflexion demandera évidemment d’être reformulé aux vues des modifications des formats musicaux et des modes d’accès qu’ils impliquent22, à partir des données que révèlera l’enquête PCF de 2018, dont la base n’est pas encore accessible au moment où nous écrivons ces lignes.

21 Pour prendre la mesure du caractère pathologique que constitue, ou non, les pratiques illégales à l’égard des artistes, nous allons utiliser deux variables qui permettent de mesurer les contributions individuelles à leur rétribution : celle du nombre d’achats de CD annuel et celle des sorties annuelles au concert. Nous les croiserons ensuite avec deux autres variables qui décrivent des usages illégaux et/ou gratuits : le recours au téléchargement (la variable utilisée par Olivier Donnat), et celui aux sites de partages de fichiers tels que Dailymotion, YouTube, Emule (un site de partage illégal de fichiers entre particuliers).

Tableau 1. Pratiques musicales illégales et/ou gratuites et Achat de CD et sorties au concert annuels. Source : Base de données de l’enquête sur les pratiques culturelles des français de 2008, DEPS.

22 Le tableau 1 ci-dessus permet de répondre à deux ordres de questions : les pratiques musicales gratuites et/ou illégales ont-elles des effets (positifs ou négatifs) sur les pratiques musicales « marchandes » ? Si oui, ont-elles des effets identiques sur les ventes de disques et les concerts live ? La première question permet de fournir une indication sur le caractère « globalement pathologique » des pratiques illégales au sein de la société ; la seconde question permet de distinguer, au sein des deux principales variables (la vente de disque et le concert live), là où les pratiques illégales qui rendraient manifeste un caractère « pathologique » envers la société, à travers le non- respect de la règle d’équité à l’égard des artistes.

23 Or que constatons-nous ? Qu’il s’agisse des achats annuels de CD ou des sorties au concert durant les douze derniers mois, les personnes qui téléchargent et/ou qui utilisent les sites de partages de fichiers, ont tendance, plus que celles qui n’utilisent pas ces dispositifs, à être les personnes qui achètent le plus de CD et à se rendre le plus au concert durant l’année. C’est donc que le recours à l’accès gratuit et/ou illégal de

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musique, loin de nuire aux ventes de disques ou à la fréquentation des salles de concert, les alimente, par une sorte de mécanisme d’entraînement. C’est donc que, globalement, ces pratiques ne constituent en rien un état pathologique pour la société : en l’occurrence, l’idée que, pour le législateur, les pratiques d’accès illégaux et/ou gratuits à la musique conduiraient à une forme d’anomie sociale se trouve contredite par les corrélations statistiques. Les « pirates » sont bien capables d’actes de distanciation.

24 Cependant, un doute persiste : s’agit-il des mêmes références que les individus se procurent de manière gratuite et/ou illégale, et les disques qu’ils achètent ? De même, les disques qu’ils obtiennent sans les acheter sont-ils également ceux qu’ils vont écouter en concert ? Existe-t-il, pour un même individu, des pratiques complémentaires et d’autres de substitution ? Dans cette perspective, si l’on peut s’attendre à ce que les pratiques complémentaires prennent un sens positif dans la grammaire publique, puisqu’elles aboutissent in fine à des actes d’achats qui respectent la règle de l’équité (et ne sont donc pas des stratégies, comme le pensent les économistes et les sciences de gestion et du management), une ambiguïté persiste quant aux pratiques de substitution : sont-elles réellement des actes cupides, des stratégies de maximisation des profits au détriment du respect de la règle d’équité ? Ou constituent-elles plutôt des formes de reproches à l’encontre des industriels et des artistes, lesquels ne respecteraient pas à leur égard cette même règle ? La mise en valeur des dimensions morales des pratiques complémentaires et de substitution conduirait alors à concevoir l’intervention de la loi HADOPI comme ayant entraîné une division du travail contrainte, en réprimant par la loi ce qu’elle considère comme des pratiques immorales alors qu’elles caractérisent en fait, de la part des consommateurs, des exigences supplémentaires du respect de la règle d’équité.

En quoi les pratiques d’accès illégal/gratuit à la musique sont-elles la manifestation d’actes moraux vis-à-vis de la règle de l’équité ?

25 Avoir démontré statistiquement, à partir d’une base nationale contemporaine du projet de loi HADOPI, que les pratiques d’accès illégal et/ou gratuit à la musique ne constituaient pas, au sens durkheimien, des pratiques pathologiques aboutissant à un état de division du travail anomique, n’en fournit cependant pas une intelligibilité à proprement parler. Reste à fournir à ces corrélations le sens qui correspond à ces pratiques. En quoi le fait de ne pas respecter les contraintes légales peut malgré tout prendre, aux yeux des individus qui en sont responsables, un sens qui puisse se justifier auprès d’un tiers ? Ces non-respects du cadre juridico-légal constituent-ils, par rapport aux achats de disques et à la participation aux concerts, des logiques complémentaires ou substituables ? C’est ce que nous allons tenter d’éclairer en mobilisant les données d’une enquête par entretiens biographiques sur les trajectoires de goûts musicaux menée en Occitanie23. Sans prétendre à l’exhaustivité, les séquences que nous allons mobiliser permettent de donner corps à des pratiques que le législateur considère a priori comme dénuées de manifestations morales. Les enquêtés retenus consomment tous beaucoup de musique et ont la particularité d’alterner entre pratiques de consommations musicales légales et illégales.

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Des pratiques illégales aux pratiques légales : un continuum soutenu par des comportements moraux

26 Le recours à des pratiques illégales peut tout d’abord entrer dans une dynamique de complémentarité avec les achats de CD ou la participation à des concerts. Dans ces cas- là, les individus se procurent dans un premier temps la musique de tel artiste ou tel groupe sans contrepartie monétaire puis, dans un deuxième temps, se procurent le disque ou vont écouter l’artiste ou le groupe à un concert qu’il donne.

D’un manque de distanciation par réalisme à un manque de réalisme par distanciation : les préalables illégaux au respect de la règle de l’équité

27 C’est par exemple le cas de Jérémie, 48 ans en 2013. Fils de parents ouvriers et non diplômés, il a grandi en région parisienne en compagnie de ses deux sœurs jusqu’à ses 6 ans. Arrivé à Toulouse, il arrête ses études avant le Bac et commence à travailler. Après avoir repris ses études en obtenant un DAEU, il devient gardien d’une résidence d’immeuble. À 45 ans, après avoir arrêté un moment d’acheter des magazines musicaux, il décide de reprendre l’activité en s’orientant vers le magazine « Noise », qui recensait à la fois des groupes de World qu’il connaissait et d’autres dont il ignorait complètement l’existence. La découverte du rappeur « Buck 65 » s’inscrit dans cette gamme d’artistes inconnus dont il apprécie le mélange des influences musicales, surtout dans un genre (le Rap américain) dont ce qu’il connaissait jusque-là, essentiellement par le biais des radios généralistes, ne l’avait pas du tout attiré : - Jérémie : Par exemple le hip-hop j’en écoutais pas vraiment, j’avais pas trop l’occasion, mes potes n’en écoutaient pas, et le peu que j’entendais ça me plaisait pas. Ce que j’entendais sur les radios ça me plaisait pas. C’était tous des photocopies… Et alors justement, « Buck 65 », ce qui est typique, c’est qu’il est très peu connu, il a une carrière… Il a mon âge donc il a une carrière de 25 ans au moins, et il fait une espèce de hip-hop qui « bringuebale », qui est pas du tout dans le format actuel. On entend des guitares Folk dans son Hip-hop, on entend des choses un peu incongrues qui, moi, me le rendent sympathique et agréable. Il est à la fois inventif et puis il est relax… Je l’ai aussi découvert par Noise au fait. Il expliquait exactement ça et ça m’a rendu curieux d’aller écouter sur le net…

28 Fort de cet enthousiasme, Jérémie décide de vérifier par lui-même si les arguments esthétiques de l’article de Noise qui l’ont accrochés se confirment auditivement. Cette situation manifeste donc que son action se situe dans la grammaire naturelle : c’est-à- dire dans un ensemble de règles dont les actes qui les manifestent rendent descriptibles des engagements immédiats et des restitutions (ici le goût spontané de Jérémie pour « Buck 65 » à travers la chronique de Noise). Cependant, Jérémie réalise qu’il ne dispose pas d’un revenu qui lui permette de se procurer l’ensemble des disques de l’artiste (qui compte plus de 25 ans de carrière). Il décide alors de se rendre sur un site de partage de fichiers afin de faire l’expérience de l’ensemble de sa discographie, et d’effectuer après coup un tri à partir duquel il se décidera à acheter tel ou tel disque : - Sociologue : Et ensuite, tu cherches à voir les autres disques qui sortent et… ? - Jérémie : Oui, Buck 65, j’ai écouté sur le net, parce que y’avait quand même une sacré ribambelle de… 25 ans de carrière, y’a au moins une vingtaine d’albums… Donc je peux pas acheter les vingt, et puis les écouter et puis en revendre 18, donc j’écoute d’abord sur le net, j’ai choppé les disques sur un site p2p, et là, j’ai deux vinyles… Y’en a un troisième qui existe qu’en Cd, sinon je l’aurais acheté déjà…

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29 Malgré le caractère illégal d’un tel acte, Jérémie procède au téléchargement des albums afin d’accéder à l’expérience esthétique de la musique de Buck 65. Si l’on en reste là, le téléchargement illégal des albums de Buck 65 rend Jérémie vulnérable au reproche de non-respect des droits d’auteurs du rappeur américain. À ce titre, l’engagement spontané de Jérémie (son excès de curiosité pour les disques de Buck 65) l’exposerait à une critique de manque de distanciation (ne pas honorer le respect des droits d’auteurs).

30 Cependant, lorsque l’on rattache cette séquence aux achats ultérieurs de Jérémie, on constate que ce que l’on prenait pour un engagement spontané menant à un manque de distanciation (ne pas refreiner un usage illégal des sites de partage de fichiers pour se procurer des albums protégés par les droits d’auteurs, par une curiosité excessive) prend soudain un sens positif dans la grammaire publique : le non-respect des droits d’auteurs était en fait destiné à… s’acquitter in fine de la rétribution de tels droits !

31 Le manque de distanciation visant à se procurer malgré tout la discographie de Buck 65, a simplement permis à Jérémie, contraint par ses revenus, de faire un choix dans celle- ci afin de payer uniquement pour les albums qui lui plaisaient… vraiment ! Le dilemme entre d’un côté la volonté de rétribuer un artiste qui semble lui plaire (sans en avoir le cœur net) et celui, tout aussi pesant, de respecter les attentes d’un banquier, a été résolu par Jérémie en enfreignant temporairement la règle juridique du respect des droits d’auteurs, par une attitude réaliste, et s’est libéré in fine des contraintes économiques en adoptant à l’égard de l’artiste un comportement… moral, en respectant la règle de l’équité (à la qualité éprouvée du produit par le consommateur, fait suite sa rétribution) !

Se distancier par l’achat du billet, critiquer l’injustice du coût préalable à l’engagement personnel avec les artistes : les conditions légales et illégales d’un engagement corps et âme !

32 Si le recours aux sites de partage de fichiers peut aboutir à ce que les individus achètent finalement les disques qu’ils ont téléchargés après en avoir vérifié la qualité, il se peut également qu’ils soient utilisés pour télécharger des disques d’artistes que les individus vont ensuite écouter en concert.

33 C’est par exemple le cas d’Amandine, 36 ans au moment de l’enquête. Sa mère est titulaire d’un Bac+5 et est professeur dans le secondaire. Son père est titulaire d’une Licence et travaille comme technicien dans le service public, Amandine grandit avec sa sœur et son frère en région PACA, débute le violoncelle à 8 ans et s’inscrit au conservatoire. Elle multiplie les « cycles courts » et, en entrant dans un conservatoire important à seulement 17 ans, elle se trouve assez vite écartée du cursus de professionnalisation. Elle effectue ensuite des études d’Histoire, puis d’Archéologie et enfin de Psychologie. Elle est actuellement psychologue dans la région toulousaine au sein d’un centre spécialisé auprès de jeunes en difficulté. Dans la séquence ci-dessous, Amandine décrit ce que contient un fichier de son Ipod. L’un d’eux a été intitulé par Amandine « playlist Redding », du nom du festival auquel son conjoint et elle, participent dans les mois qui suivent l’enquête. Elle explique que son conjoint, après avoir repéré l’ensemble des groupes qu’ils comptent aller écouter au cours du festival, s’est procuré par le biais d’un site de partage de fichiers une liste imposante de morceaux que ces groupes ont sortis. L’écoute répétée est alors destinée à ce que, une fois le festival entamé, ils puissent interagir activement avec les groupes :

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- Amandine : Là, ce qu’on écoute beaucoup en ce moment, c’est la « playlist de Redding »… Du festival, pour le préparer… Tu vois, y’a 1 800 morceaux, et tous les gens qui passent, mon gars il a choppé la musique sur p2p et on a tout mis… Soit les connus, soit des mecs qui ont pas fait encore d’albums… Comme ça on est prêt à s’éclater avec les groupes en live ! On considère pas que c’est du vol puisqu’on va à leur concert… Donc on paye notre part… Mais comme on paye pour un truc live, faut bien qu’on puisse participer au truc !

34 Par de tels téléchargements, Amadine et son conjoint s’exposent, comme Jérémie, à un reproche de manque de distanciation : en agissant de la sorte, ils profitent de la musique de leurs artistes préférés sans les rétribuer. Pour autant, comme dans le cas de Jérémie, il serait erroné de prendre les téléchargements illégaux d’Amandine et de son conjoint pour de purs manquements à la rétribution des droits d’auteurs des artistes qu’ils vont écouter au festival. En effet, ceux-ci vont à leurs concerts ! C’est donc qu’ils ont agi moralement en payant leur place. Dès lors, les écoutes répétées des artistes qu’ils vont ultérieurement voir en concert s’entendent comme la réalisation d’une autre action : celle de leur incapacité, actuellement, à pouvoir s’engager dans l’interaction des futurs concerts. L’expression libératrice qui les a poussés à vouloir s’engager avec les artistes lors de leur prestation scénique, en passant outre une certaine forme de distanciation qui était initialement attendue d’eux (payer pour la musique obtenue) ne relève donc pas d’une logique de « pirate cupide » mû par la recherche du profit24, mais manifeste plutôt un reproche d’injustice visant à critiquer le fait de devoir payer pour s’engager corps et âme dans une manifestation musicale pour laquelle ils se sont déjà acquittés d’une rétribution. Devoir payer pour être en capacité de s’engager au concert constitue alors pour Amandine un engagement malheureux25 de la part des artistes, et un manque d’équité envers eux.

Degré de médiatisation, qualité musicale et dimension esthétique du packaging : un manque d’équité à la base de la substituabilité des pratiques illégales

35 Les exemples de Jérémie et Amandine fournissent quelques pistes qui permettent de comprendre pourquoi les pratiques illégales complémentaires d’accès à la musique peuvent, en fait, manifester à l’égard des artistes le respect de la règle d’équité. Des actes réalistes (réaliser que l’on ne peut pas se procurer la discographie de Buck 65, réaliser que l’on ne va pas pouvoir interagir avec les artistes que l’on va voir en concert), ont conduit in fine Jérémie à équiper ses choix d’achats ultérieurs et Amandine à parfaire ses connaissances musicales, après avoir reproché l’injustice qui existe de devoir payer afin de pouvoir honorer les attentes de réciprocité des groupes qu’elle allait écouter en concert, s’étant déjà acquittée du paiement de sa place. À ce titre, ces deux cas fournissent de beaux exemples de pratiques complémentaires : l’illégalité des premières pratiques trouve un sens positif dans les secondes, qui au final rétribuent les artistes. Il existe par ailleurs un autre cas de figure : celui où des personnes, qui téléchargent beaucoup certains disques sans les racheter ensuite, payent en revanche pour d’autres. Il s’agit alors de pratiques substituables : si de manière globale, cela ne nuit pas aux artistes, certains d’entre eux bénéficient de ce genre de pratiques au détriment d’autres, dont la musique se trouve uniquement piratée. Mais pour quelles raisons ? Pourquoi des individus paieraient volontiers pour certains artistes et trouveraient justifié de télécharger sans remords la musique des autres ?

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« Payer pour ses maîtres, voler les privilégiés » : une manifestation des cultes positif et négatif de la règle de l’équité26

36 Un premier cas de figure est caractérisé par Clément, 39 ans au moment de l’enquête. Fils d’une mère technicienne et titulaire d’un Bac et d’un père ayant un Deug et étant employé, il a grandi dans une petite ville d’Aquitaine qui compte actuellement 35 000 habitants. Après avoir passé un Bac général, il vient à Toulouse réaliser un IUT d’informatique, moment où il débute une pratique instrumentale amateur avec des amis de la même formation universitaire. Il a travaillé pour plusieurs entreprises dans la maintenance informatique. Il était au moment de l’enquête à la recherche d’un emploi.

37 Dans la séquence suivante, Clément confie les raisons qui le poussent d’une part à télécharger momentanément certains albums, en raison de ses finances actuelles dérisoires, dont il achète ensuite des copies de manière progressive (pratique complémentaire), et d’autre part, celles qui le conduisent à ne pas payer pour un titre de Beyonce (pratique substituable) : - Clément : Donc j’ai beaucoup téléchargé dernièrement, comme le dernier album « Next day », mais, je rachète au fur et à mesure… J’ai assez de respect pour mes maîtres pour ne pas les couler… Mais par exemple, j’avais téléchargé un morceau de Beyonce, on voulait reprendre « If i was a boy », parce que ça nous semblait marrant une reprise métal de… Mais j’ai pas cherché à acheter l’album ensuite, je m’en foutais… Elle gagne assez de fric vu comment elle est médiatisée en boucle… On va pas lui couler sa carrière (rires) ! Bon on a fait trois répèt, on a fait le tour, ça s’est pas fait, mais c’était marrant de… (imitant une voix rocailleuse) : « If i was a boyyyyyy »… Après ben euh, j’aime bien autant que possible avoir les originaux…

38 Clément mentionne tout d’abord le désir de se procurer les albums de certains de ses artistes préférés : ses propos situent donc l’action dans la grammaire naturelle. Cependant, il réalise la limite d’une première action : étant au chômage, il n’a pas les moyens de satisfaire son envie. Mais le désir est tel qu’il conduit Clément à enfreindre malgré tout la loi en se les procurant de manière illégale. Il s’expose alors à un reproche de manque de distanciation. Se satisfait-il pour autant de cette situation ? N’éprouve-t- il pas des remords ? Assurément que si ! Raison pour laquelle il se libère de son attitude réaliste (« je n’ai pas l’argent, donc je télécharge illégalement ») en rachetant au fur et à mesure que ses deniers personnels le lui permettent les disques qu’il s’est procurés dans un premier temps illégalement. C’est donc que ces téléchargements-là manifestent un comportement moral ! Et que leurs rachats ultérieurs confirment le fait que les artistes ont respecté à ses yeux la règle de l’équité : la situation s’apparente alors à un culte positif de la règle de l’équité, à une « cérémonie publique » visant à la célébrer27.

39 Ces pratiques complémentaires s’associent par ailleurs à d’autres, dont les remords, là, sont totalement absents : Clément n’éprouve aucun sentiment de culpabilité à l’égard du morceau de Beyonce qu’il a pourtant téléchargé sans rétribution monétaire. Quelle en est la raison ? Cet acte est-il dépourvu d’un sens quelconque de justice ? S’agit-il d’un pur vol ? Comme l’extrait l’indique, il n’en est rien : si l’absence de remords est si patente, c’est que Clément reproche de manière vive aux dispositifs radiophoniques un déséquilibre en termes de médiatisation, lesquels aboutissent à des écarts flagrants en termes d’équité du point de vue de l’ensemble des autres artistes. Certes, l’acte de Clément à l’égard du morceau de Beyonce prête aisément le flanc à un reproche de non- respect des droits d’auteurs ; pour autant, la présence excessive de celle-ci sur les

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medias, selon Clément, constitue pour l’ensemble des artistes moins médiatisés une situation inéquitable. C’est pourquoi l’action-en-retour de Clément s’entend avant tout comme une situation de culte négatif qui traduit une critique à l’égard des politiques culturelles, qui ne réglementeraient pas assez la diversité des artistes médiatisés par les principales radios françaises, favorisant ainsi la constitution de monopoles, et seraient à la base des difficultés, pour les autres artistes, d’avoir accès à une exposition publique plus équitable. Cette critique s’entend alors comme une « confrontation publique » adressée au législateur afin qu’il fasse mieux respecter la règle de l’équité28.

40 La raison qui est à la base, chez Clément, du téléchargement sans remords d’un titre de Beyonce, est rendue descriptible de façon négative par une autre séquence de Jérémie. Dans celle-ci, l’enquêté explique pourquoi il s’arrête acheter le vinyle d’un artiste qu’il vient d’entendre en concert : - Jérémie : Globalement, si j’ai le choix, ce sera le vinyle… Pour certaines raisons… Si j’ai le choix. Peu importe le prix, j’en importe des États-Unis, par l’intermédiaire du Net. Si j’ai le choix, ce sera pour la qualité du son, l’objet un peu moins… Surtout pour la qualité du son… Et la deuxième raison, c’est souvent quand j’ai l’occasion, quand je vais en concert, d’acheter le vinyle sur place, et de payer directement le prix au musicien quoi. Et c’est souvent d’ailleurs le musicien lui-même qui a le stand de merchandising et puis l’occasion aussi de parler, d’échanger… Et surtout de leur donner à eux le prix de leur travail quoi… Et souvent c’est plus logique, y’a des intermédiaires en moins, c’est moins cher dans ces petits concerts- là qu’à la Fnac ou chez le vendeur de camembert que sont Virgin et autres voleurs… (rires !) Ça va bien avec le matraquage médiatique que les radios nous font ingurgiter !

41 Non seulement Jérémie n’hésite pas à débourser l’argent nécessaire pour assister au concert de tel ou tel musicien, mais l’interaction directe qu’il entretient avec l’artiste après le concert, lui communique une représentation collective telle que le paiement du vinyle devient pour Jérémie logique, et moralement justifié. Jérémie n’ignore certes pas que la situation de vente prend également un sens positif dans la grammaire réaliste (« y’a des intermédiaires en moins, c’est moins cher dans ces petits concerts-là qu’à la Fnac »). Pour autant, le gain économique n’affleure pas à l’aperception de l’interaction que décrit Jérémie ; bien au contraire : la situation où ces artistes et Jérémie respectent mutuellement la règle d’équité est l’occasion pour ce dernier de critiquer le manque d’équité des grandes enseignes de vente de disques à l’égard des artistes, qui encaissent aux yeux de Jérémie des marges commerciales injustifiées sur les ventes de disques (« c’est des voleurs »), appuyées en cela par une rotation inéquitable des principaux artistes sur les ondes radiophoniques à partir de laquelle ces enseignes élaborent leur chiffre d’affaires.

« L’emballage, ça compte aussi ! » : la critique d’un manque d’esthétisme des pochettes de disques

42 Les exemples de Clément et Jérémie permettent de donner du sens à une première gamme de pratiques substituables : certains individus sont prêts à payer pour des artistes qu’ils soutiennent musicalement, tandis qu’ils téléchargent illégalement sans le moindre remords les disques d’artistes diffusés sur les ondes radiophoniques d’une façon qu’ils jugent inéquitable.

43 Un autre cas de pratiques substituables peut être distingué : les téléchargements illégaux ne doivent alors pas s’entendre comme des critiques du laxisme juridique des politiques culturelles en matière d’équité de médiatisation, mais sont plutôt des critiques adressées aux personnes chargées de concevoir les pochettes de disques. Le

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raisonnement est alors le suivant : à l’heure d’internet, pourquoi continuer d’acheter des disques physiques si l’essentiel du bien culturel est accessible en téléchargement ? La critique est alors celle de l’inadéquation entre le prix concédé et la qualité du produit vendu, compte tenu des transformations du marché qu’a impliqué l’apparition du numérique. Avec le numérique, le support physique s’expose au reproche d’un manque de spécificité. L’achat est justifié dès lors que le support physique honore suffisamment sa double qualité de support : en tant que support, le disque médiatise l’expérience musicale initialement enregistrée en studio – ou home studio plus récemment29 ; en tant que support physique, la pochette de disque se doit aussi d’être esthétique. L’exemple de Fanny révèle assez bien un tel type de pratique. L’enquêtée est âgée de 27 ans au moment de l’enquête. Fille d’une mère non diplômée et femme au foyer, et d’un père également sans diplôme et travaillant comme ouvrier, elle a grandi avec ses sœurs dans une petite ville d’une région proche de Toulouse qui compte actuellement un peu moins de 10 000 habitants. Après un Bac général, elle poursuit des études de sciences sociales et était inscrite en thèse au moment de l’enquête. Habituée à télécharger illégalement de la musique, elle a cependant acheté volontiers le dernier disque d’Émilie Simon : Fanny : C’est ça, je voulais en savoir plus et du coup j’ai téléchargé l’album… Mais pareil, toujours de manière illégale… J’achète très rarement de la musique… J’achète plutôt des Blue-Ray tu vois, des films, parce que t’as les bonus, etc… Mais la musique non… Ou… ! Quand ça vaut vraiment le coup… Et je pense que les compagnies de musique l’ont pas très bien compris ça, mais… Ils devraient personnaliser un maximum l’offre, et proposer des choses que tu peux pas déjà avoir sur Internet… Tu vois déjà avec des jolis packagings… Le dernier album que j’ai acheté, c’est un album d’Émilie Simon, donc ça fait deux ans… ! Et… ! Je l’ai acheté parce que la couverture était magnifique tu vois !

44 L’intelligibilité des pratiques substituables de Fanny apparaît clairement. D’une part, celle-ci honore la rétribution attendue pour se procurer les Blue-Ray, en raison des bonus que ceux-ci contiennent, par rapport aux films accessibles gratuitement en streaming. D’autre part, les disques qu’elle écoute habituellement ne respectant pas selon elle le format attendu, le fait de les télécharger ne constitue plus pour elle une raison de s’autocontraindre à les payer, bien au contraire… Le non-respect de l’esthétique qu’affiche la confection de ces pochettes de disques constitue pour Fanny autant de répulsions, qui l’incitent à ce qu’elle reproche aux concepteurs un manque certain de distanciation à l’égard des consommateurs : les téléchargements illégaux de ces disques constituent alors des reproches de non-respect de la règle d’équité (une situation de culte négatif, de « confrontation collective »). Au contraire, la beauté esthétique de la pochette d’Émilie Simon l’a spontanément attirée et son achat a été immédiat (une situation de culte positif de la règle de l’équité, de cérémonie publique) !

45 Cependant, Fanny n’est pour autant pas réfractaire à la rétribution des artistes dont les pochettes de disques ne la satisfont pas lorsque, avec le recours au numérique, les plateformes en streaming comme Deezer viennent satisfaire ses exigences musicales : un moindre coût au niveau de l’accès (étant donné que l’achat ne donne pas accès à l’aspect physique du support) ; la possibilité d’accéder à un répertoire musical fluide (sans publicité) qu’elle avait l’habitude d’écouter ; et enfin la possibilité d’être indépendant de la connexion internet pour pouvoir l’écouter sur son téléphone même quand celui-ci ne « capte » pas : - Fanny : Alors comment j’ai découvert Deezer ? C’est très récent, ça doit dater d’un an. Je faisais des soirées chez des potes et en fait ils mettaient de la musique en fond, et je leur disais « mais pourquoi vous avez autant de musique diversifiée, comment vous arrivez à

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faire pour écouter de la musique gratuitement ? » et c’est là que j’ai découvert Deezer, parce qu’avant je connaissais pas du tout, et du coup j’ai pris l’habitude d’écouter Deezer pendant que je travaillais, ET y’a toujours 15 jours de gratuit, MAIS y’a les pubs. Et donc ça me gonflait prodigieusement… Et puis j’ai vu des pubs apparaître de plus en plus sur mon écran en me disant « ouiiii vous pouvez vous abonner…. C’est que 10 euros par mois, en plus vous avez pas les pubs et vous avez la musique sans connexion, en illimité » ! Et du coup ça m’a donné envie parce que j’écoute vachement de musique pour prendre le métro et pour prendre le bus, parce que j’ai quand même 40 min de trajet pour arriver chez moi, donc j’en profite pour être dans ma bulle… Et je me suis abonnée pour ça, essentiellement pour écouter de la musique dans le métro et dans le bus… Sans connexion 3G vu qu’elle bugue tout le temps…

46 Le cas de Fanny montre donc bien à quelles conditions les pratiques illégales tendent à se substituer aux pratiques d’achats, et dans quelles autres celles-ci peuvent cesser. Elles se substituent aux actes d’achats dès lors que le prix de l’offre numérique excède ce à quoi elle donne accès, de l’avis de l’acheteur (une diversité restreinte de références musicales par rapport à celle qui est attendue) ou dès lors que cette offre n’est pas compatible avec les contraintes techniques du support d’écoute (ex. : la connexion internet du smartphone). Ces pratiques de substitution ont lieu également lorsque l’offre « physique » ne remplit pas le format exigé (le médiateur étant à la fois source de plaisir auditif et visuel). Dans ces cas-là, ces pratiques s’entendent comme des reproches d’un manque de respect de la règle d’équité adressés par les consommateurs. Elles cessent dès lors que l’une des conditions est remplie : les pratiques de téléchargements illégaux se convertissent alors soit en abonnement à une plateforme, soit en achats de disques. Elles prennent alors un sens positif dans la grammaire publique, en confirmant que la règle de l’équité est bien honorée par les dispositifs d’accès à la musique (plateformes, pochettes de disques).

47 Nous constatons donc que, tant à travers les actes de téléchargements illégaux, que dans les actes d’achats, sont rendus manifestes des actes moraux honorant la règle publique d’équité : les personnes sont prêtes à payer, mais trouvent « injuste » de payer pour des produits qui ne le méritent pas (l’achat, alors, ne leur paraît pas équitable vis- à-vis d’eux-mêmes en tant qu’acheteurs).

Conclusion. Sortir d’une division du travail contrainte. Vers des dispositifs plus respectueux de la règle de l’équité du point de vue des consommateurs ?

48 Cet article visait à questionner les bases sur lesquelles a été promulguée la loi HADOPI : à savoir le rôle du téléchargement illégal de biens culturels sur l’industrie culturelle (ici la musique). Nous avons donc questionné le caractère pathologique d’une telle pratique pour la société, à travers le respect de la règle de l’équité à l’égard des artistes. Les conclusions auxquelles nous mène l’approche néo-durkheimienne du normal et du pathologique dont nous nous sommes inspirés, nous conduisent à adopter une position différente des juristes, économistes et praticien-ne-s des sciences de gestion et management au sujet des pratiques illégales de téléchargement. Elles permettent notamment de souligner que les consommateurs manifestent à travers elles, et vis-à-vis des industriels, des législateurs et des artistes, leur compétences morales vis-à-vis du respect (ou non) de la règle de l’équité : loin d’être réfractaires à ce que défend la loi HADOPI, à savoir que les échanges économiques soient équitables envers les artistes,

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qui méritent d’être rétribués, les consommateurs sont au contraire prêt à payer s’ils estiment réciproquement que les transactions économiques sont équitables à leur égard : soit qu’ils ne soient pas trompés sur la marchandise, soit qu’ils n’aient pas à payer un prix démesuré pour des artistes ou des pochettes qui à leurs yeux ne le méritent pas. Loin d’être immoraux, les violateurs d’Hadopi sont donc des êtres dotés de compétences morales qui leur permettent d’évaluer par eux-mêmes le bien-fondé des règles qu’on leur impose : s’ils enfreignent Hadopi, ce n’est pas uniquement par réalisme.

49 L’approche néo-durkheimienne ici défendue incite à considérer que le législateur a voulu réagir au risque qu’il percevait du développement d’une situation anomique : celle des téléchargements illégaux. Faute d’avoir correctement analysé la dynamique réelle de la nouvelle division du travail de production culturelle (chose qui a été l’objet des parties 1 et 2 du présent article), il est tombé dans l’excès inverse, en créant une division du travail contrainte, dans laquelle les « règles instituées, héritées du passé contredisent et compressent les attentes qui sont en train d’émerger depuis l’organisation nouvelle des pratiques30 ».

50 Dans cette perspective, il paraît vain de vouloir s’échiner à vérifier les vertus répressives d’un cadre légal à l’égard des pratiques fautives31, ou de ne considérer ces actes que du point de vue d’un agir stratégique, en préconisant soit de ne pas légiférer du fait que le téléchargement est économiquement profitable aux industries, soit en tenant compte des raisons qui amènent à télécharger dès lors que les industriels peuvent en tirer profit. À l’inverse, il est peut-être plus judicieux de prendre acte des pratiques en cause, et de saisir en quoi le cadre juridico-légal freine la dynamique de changement social dont ces pratiques sont le symptôme. Si les pratiques de téléchargements illégaux complémentaires doivent trouver un sens positif dans un futur cadre légal, c’est bien plus du fait qu’elles doivent en passer par des pratiques illégales pour manifester au final leur dimension morale, que du fait qu’elles servent les intérêts économiques des industries culturelles (ce dont ne tiennent pas compte Dejean, Pénard et Suire). Les pratiques substitutives, quant à elles, loin de devoir être minorées du point de vue du manque à gagner des industries, comme le font les économistes et les sciences de gestion et du management, ou d’être réduites a priori à de l’agir stratégique, comme le fait Lessig nécessitent d’être entendues comme des critiques adressées aux industriels et aux politiques. Dans les deux cas, loin d’être dénuées d’un sens moral des individus, ces pratiques le manifestent toutes deux ! Elles rendent, de plus, descriptible une division du travail contrainte : les revendications des consommateurs concernant, de leur point de vue, le respect de la règle de l’équité de la part des législateurs, des artistes et des industriels, ne sont pas prises en compte, et même, en étant réduites à des modes d’agir réalistes (maximiser ses gains en évitant de respecter la règle d’équité), sont considérées comme des actes immoraux qu’il faut sanctionner. Une des solutions serait alors de procéder à la modification des dispositifs d’accès à la musique, afin que ceux-ci respectent mieux la règle de l’équité, en prenant y compris en compte la façon dont les consommateurs l’envisagent. Ce que n’envisage pas Liang qui, malgré sa prise en compte des dimensions morales du piratage, n’en tire pas les conclusions normatives nécessaires à ce que les nouvelles exigences revendiquées par les consommateurs en matière d’équité soient prises en compte dans un processus de modification des dispositifs d’accès à la musique.

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51 Une telle modification des dispositifs, qui viserait à ce que les nouvelles exigences des consommateurs en matière d’équité soient mieux respectées, pourrait être de rendre possible le téléchargement momentané des fichiers musicaux, en recevant par exemple un code unique relié à cette opération : si le test a été confirmateur du respect de l’équité escomptée, le consommateur saisit ensuite le code lors de l’achat (validant ainsi définitivement l’usage des fichiers téléchargés en tant que « copie privée »). De façon symétrique, afin de faire respecter aux consommateurs cette même règle vis-à-vis des artistes et des industriels, il serait nécessaire d’équiper les fichiers numériques « test » d’une durée d’utilisation maximale, comme c’est le cas pour les « périodes d’essais » des logiciels : ceci rendrait par la suite inopérante l’écoute de ces fichiers numériques. Cet aménagement des dispositifs pourrait également s’adapter à la vente des billets de concerts et festivals. Afin d’éviter les critiques d’engagement malheureux de la part des consommateurs qui s’estiment lésés de devoir payer en sus la musique qu’ils partageront ensuite avec les artistes lors du concert pour lequel ils ont déjà payé, il devrait être possible de pouvoir télécharger, au moment de l’achat du billet (ou, si l’achat s’effectue en guichet, en recevant un code qui le permet), un fichier de l’ensemble des morceaux joués en live lors de la représentation. Ceci permettrait aux futurs auditeurs, de façon juste à leurs yeux, de se préparer à s’engager de façon réciproque avec les artistes au moment voulu. La date limite de validité des fichiers serait par exemple fixée lorsque la manifestation musicale est terminée.

52 Une autre modification devrait être celle d’une plus grande diversité de la diffusion des artistes, régulée par la loi (comme l’a été l’imposition, en 1994, d’un quota de chansons francophones sur les ondes radio qui a orienté « Skyrock » vers la diffusion massive de Rap français32), ainsi qu’une législation visant à une distribution plus équitable entre tous les acteurs économiques des bénéfices tirés du chiffre d’affaires des ventes de disques.

53 Ces types de modifications, en même temps qu’ils préservent le respect du droit d’auteur des artistes, rendraient justice au désir d’équité des consommateurs. Ceux-ci pourraient alors tester la qualité musicale des biens qu’ils désirent acheter ; ils n’éprouveraient plus d’injustice à devoir payer pour pouvoir s’engager émotionnellement avec les artistes qu’ils vont voir en concert – et pour lesquels ils ont déjà payé la place ; ils auraient enfin la possibilité de constater que certains artistes ne sont pas lésés par la redistribution des richesses et par la diffusion de leur art.

54 De telles modifications des dispositifs rendraient dès lors inutiles, et moralement moins justifiables, les pratiques de téléchargement illégal de la part des consommateurs, que ces pratiques débouchent sur des « pratiques complémentaires » ou « substituables ». Par suite, une fois pris en compte par le législateur le désir des consommateurs d’une plus grande équité lors de l’achat des biens culturels, on peut espérer que la situation de division du travail contrainte actuelle se résorbe, sinon complètement, du moins pour une bonne part. Le cas de la loi HADOPI suggère au final que la pratique sociologique, dès lors qu’elle place l’analyse des dimensions morales des pratiques immanentes du point de vue de leur écart au cadre juridico-légal, a toute les chances de diagnostiquer de façon plus sûre la spécificité des formes de pathologies sociales émergentes, et d’équiper des résultats de l’enquête empirique le processus de changement visant à les résorber.

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NOTES

1. BEUSCART Jean-Samuel, DAGIRAL Éric, PARASIE Sylvain, « Sociologie des activités en ligne (introduction) », Terrains & travaux, no 1, 2009, p. 14.

2. GENSOLLEN Michel, « La création de valeur sur Internet », Réseaux, vol. 97, no 6, 1999, p. 15-76. 3. BROUSSEAU Éric, CURIEN Nicolas, « Économie d’Internet, économie du numérique », Revue économique, vol. 52, no 7, 2001, p. 7-36. 4. GENSOLLEN Michel, « La création de valeur sur Internet », p. 23-24.

5. BEUSCART, DAGIRAL, PARASIE, « Sociologie des activités en ligne (introduction) », p. 14.

6. OBERHOLZER-GEE Felix, STRUMPF Koleman, « The Effect of File Sharing on Record Sales: An Empire Analysis », Journal of Political Economy, vol. 115, no 1, 2007, p. 1-42 ; PEITZ Martin, WAELBROECK Patrick, « Piracy of digital products: A critical review of the

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theoretical literature », Information Economics and Policy, vol. 18, no 4, 2006, p. 449-476 ; SMITH Michael D., TELAG Rahul, « Piracy or promotion? The impact of broadband Internet penetration on DVD sales », Information Economics and Policy, vol. 22, no 4, 2010, p. 289-298, en ligne ; WALDFOGEL Joel, « Music file sharing and sales displacement in the iTunes era », Information Economics and Policy, vol. 22, no 4, 2010, p. 306-314. 7. PEITZ Martin, WAELBROECK Patrick, « File-Sharing, Sampling, and Music Distribution », International University in Germany. Working Paper, no 26, 2004, en ligne. 8. PEITZ Martin, WAELBROECK Patrick, « Why the music industry may gain from free downloading – The role of sampling », International Journal of Industrial Organization, vol. 24, no 5, 2006, p. 907-913 ; PEITZ Martin, WAELBROECK Patrick, « Piracy of digital products: A critical review of the theoretical literature », Information Economics and Policy, vol. 18, no 4, 2006, p. 449-476. 9. CHIOU Jyh-Shen, HUANG Chien-yi, LEE Hsin-hui, « The Antecedents of Music Piracy Attitudes and Intentions », Journal of Business Ethics, vol. 57, no 2, 2005, p. 161‑174 ; HUI Kai-Lung, PNG Ivan, « Piracy and the Legitimate Demand for Recorded Music », Contributions in Economic Analysis & Policy, vol. 2, no 1, 2003. 10. ICARD Florence, SERFATY Marianne, « Études et recherche à la Hadopi : retour d’expérience sur l’observation des pratiques culturelles dématérialisées », En quête de musique. Questions de méthodes à l’ère de la numérimorphose, sous la direction de Philippe LE GUERN, Paris, Hermann, 2017, p. 145-163.

11. DEJEAN Sylvain, PÉNARD Thierry, SUIRE Raphaël, « La gratuité est-elle une fatalité sur les marchés numériques ? Une étude sur le consentement à payer pour des offres de contenus audiovisuels sur internet », Économie & prévision, vol. 194, no 3, 2011, p. 15-32. 12. LESSIG Lawrence, Free Culture: The Nature and Futur of Creativity, New York, Penguin, 2005. 13. Ibid, p. 68‑69. 14. LIANG Lawrence, « Piratage, créativité et infrastructure : repenser l’accès à la culture », traduction de Samuel HAYAT et Camille PALOQUE-BERGÈS, Tracés, no 26, 2014, p. 183-202, en ligne. 15. Ibid, p. 193-194. 16. BEUSCART Jean-Samuel, « Les usagers de Napster, entre communauté et clientèle. Construction et régulation d’un collectif sociotechnique », Sociologie du travail, vol. 44, no 4, 2002, p. 461-480. 17. Celle-ci s’inspire en grande partie de la relecture de l’œuvre de Durkheim proposée par Cyril Lemieux (LEMIEUX Cyril, « La politique sociologique selon Durkheim », KARSENTI Bruno et LEMIEUX Cyril (dir.), Socialisme et sociologie, Paris, EHESS, 2017, p. 123-150). Voir aussi LEMIEUX Cyril, « What Durkheimian thought shares ith pragmatism: How the two can work together for the greater relevance of sociological practice », Journal of Classical Sociology, vol. 12, no 3-4, 2012, p. 384-397. 18. LEMIEUX, « La politique sociologique selon Durkheim », p. 131-132. 19. La Tribune, 3 novembre 2008. 20. LEMIEUX, « La politique sociologique selon Durkheim », p. 130-133.

21. DONNAT Olivier, Les pratiques culturelles des Français à l’ère numérique. Enquête 2008, La Découverte/Ministère de la Culture et de la Communication, Paris, 2009, p. 127.

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22. MAISONNEUVE Sophie, « La constitution d’une culture et d’une écoute musicale nouvelles : le disque et ses sociabilités comme agents de changement culturel dans les années 1920 et 1930 en Grande-Bretagne », Revue de musicologie, vol. 88, no 1, 2002, p. 43-66 ; MAISONNEUVE Sophie, L’invention du disque, 1877-1949. Genèse de l’usage des médias musicaux contemporains, Paris, Archives contemporaines éditions, 2009. 23. LAFFONT Laurent, La formation des goûts musicaux. Une approche par les grammaires d’actions et les processus, thèse de doctorat, Toulouse, Toulouse-Jean-Jaurès, 2017. 24. LEESON Peter T., COYNE Christopher J., « Une analyse économique du piratage informatique », Tracés, no 26, 2014, p. 203-231, en ligne. 25. La notion d’ « engagement malheureux » caractérise, pour Cyril Lemieux, des fautes grammaticales commises au sein de la grammaire naturelle, c’est-à-dire des actes d’engagement immédiat (LEMIEUX Cyril, Mauvaise presse. Une sociologie compréhensive du travail journalistique et de ses critiques, Paris, Métailié, 2000, p. 173-178). En l’occurrence, les artistes placent les spectateurs en position de ne pas pouvoir leur restituer l’engagement dont ils font preuve à leur égard, en jouant des chansons pour lesquelles ces premiers ne sont pas en capacité de reprendre les paroles, ou d’entonner l’air. 26. En partant de la notion durkheimienne de « moment effervescent » (LEMIEUX Cyril, Le devoir et la grâce, Paris, Economica, 2009, p. 185), Cyril Lemieux souligne qu’il existe deux types particuliers de situations publiques : certaines sont caractérisées par le fait que les actions-en-retour des individus viennent confirmer le fait que l’ action précédente de leurs interlocuteurs rend hommage à l’application de la règle qui était collectivement attendue : il s’agit alors d’un culte positif de la règle publique. Au contraire, il existe des situations où les actions-en-retour constituent pour les actions qui les précèdent des notifications d’un manque de distanciation, c’est-à-dire d’un manque de respect de la règle publique qui était collectivement attendue : il s’agit alors d’un culte négatif rappelant au devoir d’agir correctement. Voir en détail la scolie 46 du Devoir et la grâce intitulée « Forme des cultes positif et négatif dans la grammaire publique » (LEMIEUX, Le devoir et la grâce, p. 135-136).

27. LEMIEUX, Le devoir et la grâce, p. 187. 28. Ibid., p. 187. 29. HENNION Antoine, La passion musicale, Paris, Métailié, 1993.

30. LEMIEUX, « La politique sociologique selon Durkheim », p. 134.

31. DARMON Éric, DEJEAN Sylvain, PÉNARD Thierry, « La réponse graduée de l’Hadopi a-t- elle eu des effets sur le piratage de musique et de films ? », Revue économique, vol. 67, no 2, 2016, p. 181-206. 32. HAMMOU Karim, Une histoire du rap en France, Paris, La Découverte, 2012, p. 183-186.

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RÉSUMÉS

En France, la question du non-respect des droits d’auteur en matière de musique a été indissociablement un problème politique, aboutissant à la création de l’HADOPI et un problème scientifique. À rebours des analyses juridiques, économiques, de gestion ou de management, qui soulignent les attitudes réalistes des consommations illégales de musique (soit pour les criminaliser, soit pour que les industries en tirent profit), nous adoptons la perspective néo- durkheimienne élaborée par Cyril Lemieux et focalisons l’attention sur le caractère moral de telles pratiques. En nous appuyant sur l’enquête statistique des pratiques culturelles des Français de 2008 et sur une enquête qualitative de consommateurs de musique, nous soutenons que l’HADOPI, en considérant comme stratégiques les attitudes critiques des consommateurs qui, en fait, revendiquent à leur égard un plus grand respect de la règle d’équité, a produit une situation de division du travail contrainte, en pensant lutter contre une situation anomique.

INDEX

Mots-clés : HADOPI, critique, équité, grammaire publique, démocratie, anomie, industrie musicale

AUTEUR

LAURENT LAFFONT Laurent Laffont est docteur en Sociologie de la Culture. Après avoir soutenu une thèse en 2017 sur la question du changement de goût musical dans une approche pragmatique, il est actuellement en post-doctorat à l’EHESS, accueilli au LIER, où il travaille sur les processus de programmation musicale des « radios jeunes » et les potentiels clivages sociaux que ces programmations peuvent impliquer. Il travaille également sur la publication de sa thèse.

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Varia

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Militer en chantant, sous l’œil de la police parisienne des années 1930 : une exploration du fonctionnement politique du chant

Jonathan Thomas

Vers un imaginaire de la puissance politique du chant

1 Quand Alain Corbin préface une vaste étude sur les usages politiques de la fête en France aux XIXe et XXe siècles, il commence par mettre en doute l’existence historique d’une fête exempte de toute instrumentalisation, « en quelque sorte, pure de toute politique1 ». Ainsi, plutôt que de proposer une histoire de la fête à laquelle il faudrait inclure des usages politiques à l’émergence insituable, mieux vaudrait puiser dans l’histoire la matière d’un « répertoire des modèles de fêtes politiques2 ». Cette démarche exemplaire en appelle une autre, contigüe, qui prendrait cette fois pour objet le chant et la dimension du sonore à laquelle il appartient, en contexte de pratique politique collective, c’est-à-dire de fête, de meeting ou de manifestation. En effet, quiconque s’est rendu à l’un de ces rassemblements y a sans doute entendu des chants ou des slogans exprimés sur quelques notes. Comme pour la fête, la première occurrence de l’association du chant à une pratique politique semble insituable, et la considération de toutes les autres inviterait à dégager le principe de cette association de toute historicité. Une histoire intégrale des usages du chant en contexte de pratique politique collective apparaît dès lors inenvisageable. Mais il reste possible de questionner la multitude des traces historiques de ces usages, et ainsi de comprendre comment le chant participe à l’histoire.

2 Un certain nombre d’ouvrages se sont déjà intéressés au chant comme « acteur de l’histoire3 », soit en relevant les effets remarquables et ponctuels de ses usages symboliques lors d’évènements politiques4, soit en s’attachant à un chant – la Marseillaise ou l’Internationale – pour écrire, en même temps que celle de ses chanteurs,

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l’histoire de ses usages contradictoires5 et questionner son fonctionnement symbolique6. Le champ d’une pragmatique du chant politisé est entrouvert par Michelle Perrot7 ou Michel Vovelle8, qui relèvent le nombre d’exécutions publiques de différents chants politiques pour une période et un lieu. Philippe Darriulat propose une histoire des chansons politiques et sociales en France au XIXe siècle, s’intéressant notamment à leurs contenus, leurs usages, leurs moyens de diffusion et leurs fonctions9. Enfin, le temps d’un chapitre, Daniel Morat interroge les affects provoqués par les chants politiques entonnés dans la rue et leurs effets10. Il est ainsi possible de proposer une démarche complémentaire à celles-ci, qui investira cette fois la question des intentions et des attentes d’effets relatives aux usages politiques du chant, celle de ses représentations chez ses acteurs et ses récepteurs, et qui cherchera à comprendre son fonctionnement en situation de pratique politique collective.

3 Au cœur de cette démarche se trouve une série de postulats formulés à partir d’un premier examen du corpus d’usages politiques du chant rassemblé pour cet article. Le premier de ces postulats est qu’il existe un nombre limité d’assemblages imaginaires basiques associant les engagements du chant dans des situations de pratique politique aux effets qu’en attendent ses chanteurs. Ces assemblages premiers prennent ici le nom de routines et sont la matrice pratique des usages politiques du chant. En conséquence, un deuxième postulat est que ces usages procèdent de conceptions du chant qui lui attribuent sa valeur politique en situation et circonscrivent ses capacités d’action, tout en les naturalisant. Ces conceptions sont partagées par les chanteurs et leurs récepteurs. Elles engagent les usages tout autant qu’elles sont engagées par eux, et sont une assurance relative que l’emploi d’un chant dans une situation donnée aura l’effet recherché. Un troisième postulat est que routines et conceptions partagées du chant procèdent d’un imaginaire de la puissance politique du chant, par lequel sont organisés et reçus ses usages politiques selon leurs situations. Cet imaginaire, par lequel se constituent les usages, est aussi constitué par leur expérience acquise, transmise puis sédimentée. En ce sens, cet imaginaire évolue, et doit être situé dans le temps et l’espace. Cette démarche devra donc dégager ces routines à partir d’une situation temporelle et géographique particulière, pour aborder un imaginaire de la puissance politique du chant.

4 Pour ce faire, des fêtes, des réunions et des manifestations politiques tenues à Paris, pour la plupart entre 1934 et 1938, seront considérées ici. Ce choix se justifie autant par l’intensité particulière que prend l’exploitation du son par des pratiques politiques collectives, que par des conditions historiques favorables à la multiplication des faits de chant, en effet nombreux et décisifs. Partis politiques et militants s’approprient alors largement des technologies sonores encore récentes. Le disque est adopté par la SFIO et l’Action française en 1929, suivies par la CGT (1930) et le Parti communiste (1932) pour diffuser discours et chants, partout où se trouve un phonographe11. Il s’ajoute au haut- parleur, dont le premier usage politique semble dater, en France, de 192412, et dont la banalisation au cours des années 1930 met l’accent sur la valeur politique de l’impérialisme sonore. Par ailleurs, ces nouvelles pratiques se tiennent alors que la France connaît un climat politique agité, dont la tension culmine autour des émeutes insurrectionnelles du 6 février 1934. Ces manifestations mortelles de ligues d’extrême- droite et d’associations d’anciens combattants provoquent la chute du gouvernement en place et sont alors perçues comme une tentative manquée de coup d’État. Elles provoquent en retour l’union antifasciste des partis socialiste et communiste. Celle-ci fait de Paris le théâtre quotidien de manifestations13, où le chant se fait entendre dans

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des situations d’opposition militante parfois violentes. Les meetings et les fêtes se déroulent également en nombre et rassemblent souvent plusieurs milliers de personnes. Le chant y est encore présent, soit qu’il est entonné par l’assistance, soit qu’il est confié à des chorales populaires, des artistes lyriques ou des disques. Tout concourt ainsi à faire des années 1930 une décennie particulièrement sonore, voire bruyante. Elle l’est d’autant plus en comparaison des années de l’Occupation allemande. L’usage politique du chant y est alors surtout le fait du gouvernement de Vichy, qui cantonne les manifestations chantées adverses dans la clandestinité de leurs chanteurs, lesquels résistent en chantant bas, brièvement et par petits groupes, des airs alors jugés, dans leurs bouches, séditieux14.

5 Le corpus ainsi situé nous est rendu accessible par les comptes rendus – établis ex post – et les brefs rapports – établis in situ – produits par la Police municipale parisienne et la Direction des renseignements généraux et des jeux15, au cours de leurs missions de surveillance politique et de maintien de l’ordre. Il s’agit de sources précieuses à plus d’un titre, malgré leur justesse et leur niveau de précision parfois médiocre. Elles offrent déjà les programmes musicaux, les descriptions des ambiances sonores, des déroulés des fêtes et des manifestations, ainsi que des faits de chants surveillés. Mais elles sont surtout les traces de l’écoute policière qui participe à les produire. Cette écoute est un moyen à la fois unique, indirect et explicite de figuration des pouvoirs politiques du chant et de la puissance d’agir qu’il donne à ses chanteurs. Par elle, les policiers tirent des sons le moyen d’apprécier l’état de la situation surveillée, puis, à partir des effets sociaux – constatés ou redoutés – des sons écoutés, le moyen d’anticiper l’évolution de cette situation. Comptes rendus et rapports de surveillance rendent ainsi possible de relever les usages politiques du chant, d’en dégager les types et de formuler les routines à leur origine. Ils suggèrent d’abord ce que pourrait être la partie policière d’un imaginaire de la puissance politique du chant mais, puisqu’ils décrivent les pratiques des militants chantant, ils font de même pour la partie militante de cet imaginaire. Ces deux parties qui peuvent être conçues comme contraire l’une à l’autre, puisqu’elles sont relatives à deux forces mises en oppositions, procèdent pourtant d'un même imaginaire du chant comme moyen d’action dans une situation de pratique politique. Le chant représente alors pour les militants et les policiers une puissance d’agir que les premiers doivent libérer, et les seconds contenir.

6 Cette source documentaire nourrira une réflexion exploratoire qui cherchera donc à se figurer d’abord la partie policière de l’imaginaire de la puissance politique du chant pour ensuite aborder sa partie militante, notamment à travers les pratiques et mises en œuvre du chant par les chefs politiques et leurs affiliés. Elle commencera par se figurer pourquoi et comment la police doit surveiller les rassemblements politiques, puis elle cherchera à comprendre les caractères des pratiques d’écoute policière dans différents contextes de pratique politique, afin de pouvoir cerner les types d’usages politiques du chant, leur valeur d’agir et les intentions qui les engagent. Elle relèvera ensuite différents faits de son instrumentalisation par des chefs politiques en posture d’orateur, pour finir par se concentrer sur l’un de ces faits – l’association de la Marseillaise à l’Internationale par le Parti communiste –, et interroger cette occurrence particulière du fonctionnement symbolique du chant en politique. Celle-ci et les analyses déployées tout au long de ce texte nous permettront enfin de dégager les routines à l’origine des usages politiques du chant.

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Les tâches policières et leurs terrains

7 Tenter d’approcher, à travers le regard policier, ce que peut être un imaginaire de la puissance politique du chant nécessite de se figurer comment la police évalue sa valeur subversive, c’est-à-dire l’intensité de ses effets et leurs incidences sur les missions policières. Cette approche implique en premier lieu de mesurer les enjeux de la surveillance politique qu’assure la police parisienne. Celle-ci est placée sous l’autorité du Préfet de Police de Paris, qui doit prévenir et disperser les « attroupements et réunions tumultueuses », et préserver la « liberté et la sûreté de la voie publique16 ». Ces missions tirent leur importance de la concentration des institutions du pouvoir étatique dans une ville à la longue histoire insurrectionnelle. L’historien de la police Jean-Marc Berlière note ainsi que la police parisienne est, plus qu’une autre, cadenassée par le pouvoir central, qui la conçoit comme le moyen de contrôle d’une population depuis longtemps réputée séditieuse : Cette méfiance du pouvoir central à l’égard du peuple de Paris, nous la retrouvons sous la IIIe République, exacerbée par le souvenir de la Commune. Toutes les révolutions et tous les changements de régime ont eu lieu à Paris, les gouvernants de la IIIe République sont bien placés pour le savoir et c’est ce constat qui justifie pour une grande part la pérennité sous un régime républicain d’une institution qu’il n’aurait, semble-t-il, pas dû tolérer17.

8 La surveillance des rassemblements politiques parisiens n’a donc pas pour seul but la préservation d’un ordre public que viendraient troubler des affrontements verbaux ou physiques. À travers la récolte de renseignements sur le nombre et la ferveur des militants, la popularité ou l’impopularité des chefs politiques, le contenu de leurs discours et de leurs appels à l’action, c’est donc bien la perspective, même lointaine, d’un renversement du pouvoir en place qui préoccupe la police. Et chaque terrain de surveillance, chaque type de rassemblement possède ses caractères propres, qui dictent à la police ses modalités d’attention et d’action. La fête ou le meeting, relativement circonscrits à un endroit bien délimité, peuvent se montrer avant tout comme des indicateurs de la probabilité d’un tel événement. En revanche, c’est dans la rue que s’effectue le passage à l’acte des révolutions ou des manifestations violentes que peuvent préparer les réunions sédentaires. En effet, « il n’existe de régime stable que celui qui tient la rue à Paris. […] C’est là que la République joue son existence, c’est le rôle du Préfet de Police et de la Police municipale de la protéger ; pour cela, le contrôle quotidien de la rue est la première de leurs missions18 ». Et cette mission justifie notamment une surveillance rapportée presque minute par minute par tout un réseau d’agents de la police parisienne – et consignée par écrit.

9 Pour comprendre la mission de surveillance de la police et aborder au mieux l’écoute policière, il convient donc de différencier fête, meeting et manifestation politique – sans toutefois s’appuyer sur une typologie trop rigide, et alors trompeuse, de leurs productions formelles. En effet, rien que les manifestations de rue de l’été 1936 empruntent déjà à la fête ses représentations fantaisistes, ses parodies et ses rituels19. Plus d’une fête et d’un meeting politique pourraient par ailleurs confondre leurs déroulés : la fête est toujours l’occasion d’une prise de parole politique ; le meeting accueille souvent une partie musicale, chantée ou non. En revanche, manifestation, fête et meeting peuvent être distingués par la catégorie de leur cadre spatial de déroulement. Pour informer cette distinction, nous nous appuierons sur les catégories de lieu et d’espace, telles que les a définies Michel de Certeau20.

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10 Le meeting, d’abord, est une pratique sédentaire qui se tient dans un lieu. Celui-ci est pour de Certeau l’endroit où « les éléments considérés sont les uns à côté des autres, chacun situé en un endroit “propre” et distinct qu’il définit21 ». Ici, c’est l’injonction d’efficacité d’une pratique politique dans sa phase de transmission des signes politiques et d’accumulation d’énergie qui fixe les modalités d’occupation d’un endroit. Elle y décide des mouvements licites et illicites, établit une hiérarchie parmi les occupants de la salle, désigne les chefs et ceux, ne pouvant bouger sans leur assentiment, qui doivent les suivre. Ainsi, les orateurs sont à la tribune et font face à l’assistance. Ils rendent asymétriques les échanges tenus dans la salle, en monopolisant une parole rendue écrasante par l’emploi réservé d’un micro et de haut-parleurs. Leur public doit se tenir dans des endroits où il ne peut apparaître que comme un ensemble homogène d’adhérents à un projet politique. Ses seules possibilités d’expression – chanter, crier – le font d’autant plus apparaître comme force brute, ou comme masse. La pratique politique du meeting ne peut tirer de bénéfices de la constitution de son endroit en lieu que par sa stabilisation durant le temps de la transmission des messages partisans. Les éventuels contradicteurs de ces messages, envoyés par d’autres partis, pourraient contrarier cette organisation en tentant de briser l’unité d’adhésion militante et l’ordre qu’elle instaure entre la masse et l’orateur. Mais ils se montrent aussi comme des occasions d’affirmer encore la force de la stabilité de l’occupation de l’endroit en lieu, par la réponse qu’apporte l’orateur et qui doit réduire la contradiction à l’ineptie ou au silence.

11 Caractéristique du meeting, la stabilité d’occupation du lieu est absente de l’espace, que de Certeau conçoit comme « un croisement de mobiles, […] l’effet produit par les opérations qui l’orientent, le circonstancient, le temporalisent et l’amènent à fonctionner en unité polyvalente de programmes conflictuels ou de proximités contractuelles22 ». En contexte de manifestation, la rue est un espace, et une pratique politique collective peut espérer y trouver des bénéfices d’une autre nature que dans un lieu23. Mais elle est un espace inachevé. Elle fait l’objet d’une concurrence de production d’espaces entre les manifestants - qui essaient d’en faire celui de leur hégémonie politique -, et la police - qui tente de contrer cet essai pour ramener la rue à sa configuration de voie publique.

12 Quant à la fête, elle semble devoir relever d’une succession d’organisations en lieu, puis en espace, selon que l’assistance écoute, fixée, un orateur ou qu’elle danse lors du bal suivant la délivrance des indispensables messages politiques. Restant confinée dans l’espace d’une salle, elle ne représente toutefois pas un enjeu sécuritaire équivalent à celui de la manifestation.

13 La rue et la salle de meeting ou de fête apparaissent donc comme trois terrains déterminant différentes formes de mobilisations politiques. La salle24 est le lieu d’emprise de l’orateur, qui peut y moduler l’état affectuel de son assistance, grosse de plusieurs centaines ou milliers de personnes. Isolée du monde extérieur, elle semble être avant tout, lors du meeting, le lieu de la production et de la concentration d’une énergie politique latente et, lors de la fête, celui de la socialisation utopique d’un projet politique, qui peut alors imprimer son empreinte sur des échanges sociaux par ailleurs étrangers à la pure activité militante. La rue, en monde à s’approprier, est l’espace d’expression d’un état individuel et collectif médiatisé et intensément travaillé par le politique ; une expression qui peut être comprise comme la libération de l’énergie politique auparavant accumulée dans les rassemblements enclos dans des lieux.

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14 Les sources policières de cette étude indiquent que les surveillances exercées s’adaptent à ces différences d’endroits. Elles sont, dans l’enceinte des salles, un moyen de renseignement sur l’état des discours et des tactiques politiques, d’évaluation de la ferveur militante et de la popularité des orateurs. Dans la rue, leur mission de renseignement doit aider au contrôle des foules et au maintien de l’ordre. Leurs premiers moyens sensibles sont la vue – les comptes rendus et les rapports détaillent la présence des drapeaux, emblèmes, portraits, etc. Mais ces sources indiquent aussi que l’écoute est un moyen incontournable de la surveillance policière, et qu’elle est adaptée aux conditions spatiales des surveillances exercées. Elle se signale d’abord dans les sources par la présence très fréquente d’informations relatives aux sons, et plus particulièrement au chant – moment des chants, titres, chanteurs, réception par le public militant, les manifestants ou les passants. Ensuite, l’articulation de ces informations à d’autres faits déjà déroulés ou redoutés montrent que les usages politiques du chant sont particulièrement surveillés, et donc craints, par les policiers, en tant qu’ils pourraient participer à compromettre leurs missions. Les sources mobilisées ici nous offrent donc en premier lieu un accès à la façon dont la police écoute les usages politiques du chant, puis un accès à la partie policière d’un imaginaire situé de la puissance politique du chant. Il est donc maintenant temps de les explorer et de commencer leur analyse, pour commencer d’établir et de remonter la chaine qui nous mènera aux éléments de cet imaginaire.

Les traces d’une écoute policière

15 Tout d’abord, comment et à quelles occasions le chant apparaît-il dans les archives policières ? Il faut commencer par noter qu’il est mentionné pour lui-même, hors de toute articulation avec de possibles désordres, aux côtés d’autres informations comme la situation géographique des personnes surveillées, leur nombre, leur appartenance politique, leur éventuelle constitution en groupes, les symboles visuels qu’ils convoquent – drapeaux, emblèmes, insignes, gestes – leur état d’excitation, leur engagement dans des actes de vandalisme ou dans des affrontements verbaux ou physiques. Dans les rapports relatifs à quatre manifestations d’ampleurs diverses tenues entre le 14 juillet 1935 et le 18 mars 1937, le chant entonné est une simple information contextuelle : « La tête du cortège est arrivée à la hauteur de la rue des Boulets ; les manifestants chantent des hymnes révolutionnaires25. » ; « Le 7e groupe arrive place de la Bastille. Les participants chantent l’Internationale26. » ; « Actuellement le calme est revenu. Les participants chantent “L’Internationale” et le “Ça ira”27 » ; « Un autre groupe de cinq cents manifestants, en marche dans la direction de l’Opéra, occupe le tiers de la chaussée et chante “La Carmagnole”, “l’Internationale” et réclame sur l’air des lampions : “Des canons pour l’Espagne.”28 ». Sans qu’il soit toujours annonciateur de troubles, le chant est donc déjà considéré comme un élément de première importance pour appréhender l’état d’un espace public alors en ballotage d’appropriation. Il semble gagner une valeur subversive supplémentaire et engager un surcroît d’attention policière quand il est rapporté aux côtés des « cris », c’est-à-dire des slogans hurlés par les manifestants29, et ce d’autant plus que leurs absences sont elles aussi relevées – « ni chants, ni cris30 ».

16 L’association qu’opèrent les agents de police entre le cri et le chant pose question, tant la brutalité de l’un semble devoir briser la patiente construction de l’autre, et non

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amplifier sa force. Bien qu’ils existent tous deux dans la dimension sonore des manifestations, le chant et le cri sont ici situés aux antipodes de l’esthétique et de l’imaginaire social de la voix. Alors que le cri est une manifestation individuelle ou collective saturée, quasi-monotone, précipitée, assourdissante et finalement violente, le chant est le fruit d’un travail réflexif et nuancé d’apprentissage et de raffinement de la maîtrise d’une voix modulée sur plusieurs hauteurs et différentes dynamiques. Quand le cri ne nécessite des crieurs aucune compétence particulière autre que celle de la copie, la mise en œuvre du chant requiert des chanteurs de ne pas être faux, ainsi que la connaissance collective de sa mélodie et de son texte. Et si le chant peut aussi reproduire l’impulsion du cri pour gagner un moyen de mobilisation politique efficace, en s’appropriant son effet performatif propre31, il peut être pensé comme un anti-cri, ou du moins comme un outil politique sonore plus élaboré, plus complexe à mettre en œuvre et, le cas échéant, mobilisable comme un signe de légitimité et un moyen d’élévation culturelle, notamment dans le lieu du meeting ou de la fête32. Mais en contexte de manifestation – dans la rue qui n’est certes ni l’opéra, ni le cabaret, et se prête difficilement à la délectation esthétique du chant - la police ne considère pas, à de rares exceptions près33, les qualités plastiques de son interprétation. Articulé au cri, le chant politisé n’est, pour elle, plus du tout un objet d’art, et aucun des rapports consultés n’implique ses qualités esthétiques dans la survenance ou la crainte de la survenance d’incidents. L’association du chant avec le cri, ce produit de la volonté d’un agir politique immédiat et inconditionnel, est le signe que la perception de ses qualités esthétiques est recouverte par la qualité performative de son usage politique. La perception policière du chant dégage donc son esthétique de l’explication de ses effets, où ne se tient plus que le simple fait de sa survenance. Toutefois, il est alors courant que l’harmonie actancielle des chanteurs soit reconnue et instrumentalisée comme une petite société utopique. Le groupe des manifestants chantants pouvait être ainsi perçu comme l’émergence menaçante d’un germe social coordonné, dont le programme d’action s’entendrait dans les paroles du chant ou dans l’histoire de ses exécutions publiques.

17 Ainsi, pour comprendre pourquoi les archives de la police mentionnent tant de fois le chant et pour ordonner ces mentions, nous pourrions introduire l’idée d’une gradation policière de sa capacité de nuisance. Si la simple mention du chant et son association aux cris ne traduisent pas encore de danger imminent, elles prennent un sens différent si on considère que le chant peut rassembler plus de chanteurs, amplifier les affects des manifestants et leur mobilisation34, pour enfin provoquer des incidents. Ces derniers peuvent être attendus, mais ne pas survenir : « Quelques cris et chants retentissent mais sans provoquer d’échos35 » ; « Les participants font entendre des chants révolutionnaires notamment la “Carmagnole” et l’“Internationale”. Pas d’incident36. ». Mais ils peuvent aussi se réaliser. Lors de la manifestation du 22 juin 1936, à la Gare Saint-Lazare, où se font face militants du Front populaire et ceux du Front National – une confédération des ligues françaises consécutive aux événements du 6 février 1934 – le chant participe peut-être à faire d’une opposition symbolique un bref pugilat : L’agitation atteint son maximum vers 19h45, heure à laquelle les manifestants étaient divisés en deux camps d’importance sensiblement égale. Les partisans du « Front Populaire » […] chantaient « L’Internationale », « La Jeune Garde » et criaient « Vive le Front Populaire », « La Rocque au poteau ». Les partisans du « Front National » criaient « La France aux Français » et « Vive La Rocque ». Des coups ont été échangés entre manifestants. Cinq d’entre eux ont été contusionnés, mais sans gravité, ainsi que deux gardiens de la paix37.

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18 Qu’ils surviennent ou non, les usages politiques du chant et leurs conséquences sont par ailleurs anticipés avant même la tenue des rassemblements. Les fiches de préparation des manifestations socialistes et communistes de juillet 1934 et du 16 février 1936, ou du banquet royaliste du 19 mars 193638, font un point sur le contexte politique et imaginent le déroulé sonore de ces manifestations. Par exemple : Depuis la place du Panthéon jusqu’à la Nation, […] les participants ne manqueront pas de faire entendre sans discontinuer les chants révolutionnaires habituels et de pousser des cris d’hostilité à l’égard des chefs et des organisations de droite39.

19 Cette attente du chant par la police se montre comme l’effet d’une expérience répétée, sédimentée et transmise de ses usages en manifestation. La préfiguration de leurs effets semble devoir aider à la préparation de la réception par les forces de l’ordre, de leur réception chez les manifestants et ceux qui les entoureront. Elle est notamment construite par les données issues de l’écoute formée et formant la partie policière de l’imaginaire de la puissance politique du chant, qui considère le chant comme le vecteur contaminant du chaos. La direction et les processus de cette écoute mènent à leur tour à l’identification des usages politiques du chant dont la police reconnaît, à travers leur dangerosité potentielle et parfois avérée, la valeur d’agir. Pour continuer à approcher cet imaginaire policier, il faut ainsi chercher à comprendre comment la police écoute les groupes de manifestants chanteurs, et ce qu’elle peut tirer de cette écoute.

L’écoute en manifestation : le portrait parfois trompeur d’une situation

20 Pour investir l’écoute policière, nous pouvons nous servir de la typologie de l’écoute de Michel Chion. Il propose, à partir des travaux de Pierre Schaeffer, trois modes d’écoute : causale, sémantique, réduite40. L’écoute réduite, désignant une écoute concentrée sur le son pour lui-même, n’est pas ici un outil d’investigation adéquat, tant elle ne transparait pas dans les archives consultées. Ce n’est pas le cas de l’écoute causale, « la plus commune, [qui] consiste à écouter un son dans le but d’obtenir une information sur sa cause (ou sa source)41 », laquelle semble apte à soutenir un effort d’évaluation de l’état d’une situation et de ses possibilités d’évolution. Il en va de même pour l’écoute sémantique, qui s’attache à déchiffrer ce qu’elle perçoit d’un langage. Elle pourrait même précéder une écoute causale, puisque les services de police semblent prendre en considération le contenu textuel d’un chant pour confirmer sa politisation et évaluer son potentiel de nuisance. Ainsi, alors que la police est attentive aux éventuelles reconstitutions de l’Action française et de ses associations peu après leur dissolution en février 1936, le Gardien de la Paix André Rage surveille une permanence des Étudiants d’Action française et rapporte ceci : Au cours de ma surveillance, je n’ai rien remarqué d’inhabituel […] ; cependant, vers 17 h 30, un certain nombre [de jeunes gens] […], se sont mis à chanter un air entrainant dont je n’ai pu comprendre les paroles […]. Ce chant a duré environ 15 minutes ; je ne suis pas intervenu et comme tout se passait à l’intérieur de l’immeuble, je n’ai pas cru devoir en rendre compte42.

21 Si Rage rapporte finalement qu’il n’a pas rendu compte de ce fait de chant, c’est bien parce qu’en l’absence d’un contenu sémantique perceptible, il ne l’a pas compris. Le défaut de son écoute sémantique aurait pu le faire passer à côté d’une violation de la

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loi, comme le rapporte par ailleurs le commissaire d’arrondissement André Torlet43, plus attentif que l’agent à la valeur comme signe de ce chant incompris. Alors que les traces d’une existence clandestine de l’Action française sont recherchées par la police en février et mars 1936 pour s’assurer de sa dissolution effective, le chant est bien perçu comme l’emblème d’un groupe qu'il consolide encore comme acte, au même titre que les insignes portées par les militants, ou les enseignes accrochées aux façades et aux fenêtres des immeubles parisiens, qui se rapportent aux associations d’Action française44.

22 Dans cet exemple, les paroles du chant doivent le rattacher sans aucun doute possible à un groupe politique pour achever de constituer son usage politique. Ainsi, l’écoute sémantique articulée au répertoire des chants politiques donne d’abord au chant une valeur de signe identitaire, par ailleurs constitué et reconnu hors du cercle policier. Mais ce signe sonore n’est jamais complètement stabilisé, et n’est donc pas toujours univoque. Danielle Tartakowsky s’appuie sur lui pour tenter de démêler l’écheveau des appartenances politiques revendiquées en chantant par les militants et les émeutiers des événements du 6 février 1934. En rappelant les associations de la Marseillaise aux anciens combattants, de l’Internationale aux communistes de l’Association républicaine des anciens combattants (ARAC), de la Madelon aux Croix-de-feu, mais en rappelant aussi que cette dernière, ainsi que le Chant du départ et la Marseillaise, peuvent être entonnés par des « organisations de droite très diverses, voire de simples passants45 », elle donne autant une idée des forces en présence que, à travers leur vraisemblable cacophonie, de la confusion sonore caractéristique de cette soirée d’émeutes. La corrélation que permet l’écoute sémantique entre la signifiance identitaire du chant, la reconnaissance des forces politiques en présence et la signification de son usage politique peut donc être trompeuse, et renforcer d’autant plus cette idée que le chant est une matière sonore contagieuse.

23 Trompeuse, l’écoute sémantique l’est encore en amenant les policiers à déchiffrer les paroles des chants politiques comme des programmes d’action, et à entendre ainsi L’Internationale, La Jeune Garde ou la Marseillaise comme les annonciateurs d’une grande violence. Si cette hypothèse paraît extravagante, elle s’accorde pourtant bien d’une part avec la reconnaissance de la capacité de ces chants à provoquer la sédition et la révolution, et de l'autre avec la persistance de cette reconnaissance, malgré la proportion extrêmement faible des révolutions et des émeutes déclenchées par rapport à leurs exécutions très fréquentes. Leurs effets peuvent même être inverses de ceux attendus par la police. Par exemple, la Marseillaise – ce chant qui appelle à prendre les armes et à tuer – chantée par l’Union des anciens combattants (UNC) au soir du 6 février 1934, n’excite pas plus des émeutiers dont les violences, en face de l’Assemblée nationale, semblent insurrectionnelles, mais au contraire les apaise46. L’écoute sémantique montre ainsi qu’elle ne peut suffire à la police pour acquérir une expérience utile des situations de manifestation, mais qu’en reconnaissant toujours un pouvoir insurrectionnel au chant, elle participe bien à la partie policière de l’imaginaire de sa puissance politique.

24 Les émeutes et les manifestations du 6 février mettent enfin particulièrement en valeur la nécessité, pour tous leurs acteurs, de la mise en œuvre conjointe d’une écoute causale et d’une écoute sémantique, pour leur permettre d’assembler des informations sur un état du présent, sur ses possibilités d’évolution, et leur faire percevoir des possibilités d’agir selon leurs propres intérêts. L’une et l’autre s’assemblent alors pour

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former une « écoute praticienne47 », forgée par l’expérience et orientée vers la captation du panel des informations utiles à une pratique donnée. Un des points sensibles de l’enquête consécutive aux émeutes mortelles du 6 février est de savoir si oui ou non, des sonneries au clairon et des sommations verbales ont bien été exécutées – et si elles ont été audibles –, avant que les forces de l’ordre tirent sur les émeutiers48. La conventionalité qui constitue sonneries au clairon et sommations en avertissements est à saisir ici dans le cadre d’une telle écoute, dans ce cas partagée entre policiers et manifestants. Elle repose alors sur un répertoire spécifique d’assignations communes de sons à des causes et à ce qu’ils annoncent. Néanmoins, si l’avertissement s’établit comme l’élément d’un langage partagé et doit ainsi procéder d’une écoute praticienne commune, les tâches policières procèdent d’une écoute praticienne étrangère à celle des manifestants, tout en étant portée sur les mêmes signes d’usages et en reconnaissant leur valeur politique. Il convient maintenant d’investir cette écoute policière praticienne en passant par le biais de l’écoute causale, pour relever les usages politiques du chant en manifestation, quand ils participent à des oppositions militantes parfois violentes et font du chant une arme symbolique.

Contrôler ceux qui chantent contre

25 Si l’écoute sémantique est utile pour reconnaître, à partir des paroles d’un chant, une appartenance politique, l’écoute causale construit quant à elle le répertoire de ses observations à partir d’un constat basique : si un agent entend un chant où il reconnait plusieurs voix mêlées et ajustées, c’est qu’un groupe le chante. Et, alors qu’il est pourtant essentiel, et donc habituel, à la manifestation de « “faire groupe”, constituer une “totalité”, “prendre corps”49 », le groupe chantant semble devoir faire l’objet d’un surcroit de soupçons. Peut-être est-ce parce qu’un groupe est perçu comme plus vaste quand il use d’instruments de musique et crie50 ou, peut-on ajouter, qu’il chante, montrant ainsi les limites de la véridicité d’une écoute causale. Peut-être est-ce parce que « le bruit promet le renfort que l’on espère, et [que] c’est un augure favorable pour les actes qui se préparent51 », alors que le chant existe comme le bruit dans la dimension du sonore. Toujours en suivant l’auteur de Masse et puissance, un autre décalage serait possible. Si, comme il l’écrit, « le feu […] est visible de loin et attire les autres52 », il pourrait en être de même pour le chant, audible de loin, attirant « les autres » qui le connaissent, partageant son contenu sémantique et une certaine partie de son histoire symbolique. Il pourrait alors fonctionner comme ce que Murray Schafer nomme un son centripète53, attirant à lui des individus dispersés qui renforceront un groupe toujours plus important. Le groupe chantant pourrait ainsi fonctionner comme ce que Canetti nomme un cristal de masse, l’un et l’autre partageant la capacité de « déclencher la formation de masses » et, jusqu’à un certain point, leur caractère délimité et persistant54. Cristal de masse et groupe chantant ont ainsi surtout en commun « la netteté, l’isolement et la constance [qui les font se détacher] de façon inquiétante sur les phénomènes d’agitation de la masse elle-même55 ». Le groupe chantant, éventuel cristal de masse, possède des propriétés imaginaires qui provoquent dans tous les cas leur surveillance. Celle-ci n’aboutit cependant pas toujours à sa dispersion, dont les circonstances ne sont pas toujours renseignées dans les rapports de police, et dont les motifs sont donc peu clairs et semblent aléatoires. Ainsi, lors d’une manifestation de protestation, le 16 février 1936, contre l’agression de Léon Blum par des sympathisants de l’Action française, les groupes chantants repérés semblent n’être

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pas dispersés par la police. Peut-être est-ce parce qu’ils semblent se déliter d’eux- mêmes56 ou qu’ils occupent un espace déjà désigné et aménagé dans ce but par les autorités publiques ? Un groupe de 3000 personnes chantant l’Internationale devant un kiosque à musique de la Place de la Nation n’est en tous cas que signalé, sans que sa dispersion soit renseignée57, alors que ce même jour, un groupe de 200 personnes chantant la Marseillaise est dispersé sans incident58. En revanche, quand un militant du Parti social français (PSF) est poursuivi par des membres du service d’ordre de la manifestation de Front populaire du 14 juillet 1937 et qu’il se réfugie dans un café, le groupe qui stationne devant et chante l’Internationale n’est pas dispersé 59, alors qu’il pourrait être impliqué dans cet incident et faire pression sur le militant de droite. Un dernier cas confirme toutefois que le groupe chantant est particulièrement visé par la police et que la décision de sa dispersion est suffisamment fréquente pour être attendue et contrée par les manifestants : Le 13 juillet [1935] à 22 heures, le Gardien SIMON Pierre a remarqué qu’un groupe d’une cinquantaine de personnes parcourait en chantant “l’Internationale” les rues François-Miron et Tiron […]. Avertit, l’inspecteur principal JAPPEL se rendit sur les lieux avec le car Secours-Police et rejoignit le groupe […]. À la vue du car les manifestants se dispersèrent rapidement et non seulement les gardiens n’eurent pas à employer la force mais ils ne purent procéder à aucune arrestation60.

26 La constitution de groupes chantants se montre donc comme le préalable, semble-t-il reconnu comme tel par la police, à un panel de pratiques que permet ou catalyse le chant, qui sont fondamentales des pratiques politiques collectives, et que la police peut être amenée à empêcher. D’après les archives consultées, la plus saillante d’entre elles est la revendication d’une identité politique, entrainant la démarcation des groupes et des espaces. Son corollaire immédiat est l’occupation symbolique d’un territoire dont l’aire n’est pas délimitée par les corps des chanteurs mais par l’étendue sonore du chant lui-même. Dans cette perspective, le comportement d’un groupe d’étudiants de droite, lors de la manifestation de Front populaire du 16 février 1936, étonne et désigne peut-être une des modalités de l’usage territorial du chant. Un rapport mentionne en effet que ce groupe a « tenté de se mêler à la foule en chantant “La Marseillaise”61 », à la suite d’une opposition verbale avec un autre groupe d’étudiants aux opinions politiques adverses. Effectuée sans discrétion, donc, cette tentative de se mêler à la foule ne semble pas destinée à dissoudre le groupe pour préserver ses membres d’éventuelles violences physiques, mais bien à étendre leur territoire symbolique par l’instauration d’îlots de chants qui en sont autant de bornes sonores et rayonnantes, et qui pourraient aussi leur permettre de se gagner la foule.

27 Cet usage tactique raffiné du chant se montre comme une modalité du combat symbolique qu’il permet d’engager. En manifestation, avant d’en venir éventuellement aux mains, les militants de camps politiques opposés s’affrontent d’abord à coup de cris, d’insultes, mais aussi de chants. Le 22 juin 1936, à la gare Saint-Lazare, la Marseillaise et l’Internationale sont chantées par deux groupes entre lesquels se déroulent des « incidents62 ». Le 12 juillet 1936, un petit groupe de jeunes militants de gauche traversent la Gare Saint-Lazare en chantant la Jeune garde. Alors qu’ils prennent un taxi, quatre jeunes militants de droite entament, semble-t-il pour les provoquer, une Marseillaise63. Le 4 octobre 1936, alors que des militants du PSF se préparent à manifester contre la tenue d’un meeting du PCF au Parc des Princes, instruction leur est donnée d’éviter de trop faire monter la tension, et de la cantonner au terrain symbolique et incontestable du chant : « Pas de provocations inutiles, mais on répondra

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à “L’Internationale” par “La Marseillaise”. Recommandation est faite de crier “Vive l’Armée !”64 ». Ces bagarres de chants sont d’ailleurs autant de jalons d’une histoire des assignations symboliques et des appropriations variables des chants entonnés par chaque camp. Elles témoignent de leur instabilité quand, le 16 février 1936, un groupe de jeunes militants de droite répondent – provoquant l’intervention immédiate de la Police municipale – à l’Internationale de quelques militants du Front populaire par une Marseillaise pourtant chantée par les manifestants de gauche tout au long de la journée65. Mais le chant n’est pas qu’un moyen d’opposition, qui débouche sur des violences et motive ainsi les interventions policières. En plus d’être valorisé par l’imaginaire policier comme un facteur de troubles et anticipé pour cette raison, il l’est aussi comme un indicateur de la qualité des relations des militants avec leurs partis, de leur engagement et de leur adhésion. L’écoute praticienne des manifestations doit alors être accompagnée de celle qui évalue la situation des meetings, ou des manifestations stabilisées qui transforment leurs espaces – comme de grandes places parisiennes – en lieux, pour permettre la captation par tous de la parole de l’orateur. Les archives de la police se montrent alors, encore, autant comme des rapports de surveillance que comme des traces de ce qui fait outil politique dans le chant, pour ses chanteurs.

Surveiller ceux qui chantent pour

28 Un des principaux usages politiques du chant est ainsi d’exprimer et d’amplifier l’adhésion et l’engagement militant. Dans les manifestations de gauche des 14 juillet 1935 et 24 juin 1936, la présence et les discours de chefs politiques sont salués par des Internationale qui sont autant de marques de reconnaissance du charisme des orateurs et d’approbation de leurs discours. L’usage fait du chant pour acclamer une figure politique pourrait être conçu ici comme mixte sur le plan spatial, car il survient autant dans l’espace de la rue que dans le lieu du meeting ou de la fête. Dans ces contextes spatiaux, l’acclamation par le chant tient même, par sa fréquence, autant du moteur que de la trame du rassemblement politique. Considérant de nombreux comptes rendus de fêtes ou de meeting politiques, notamment de gauche, le chant – ou la musique – semble devoir toujours occuper le temps de son établissement, quand l’assistance prend sa part de l’organisation de la salle en lieu, et se prépare à recevoir la parole des orateurs. Le chant ou son air sont ainsi exécutés par un orchestre66 ou diffusés par un phonographe relié à des haut-parleurs67. Le chant peut être repris au refrain par le public, avant l’accueil du premier intervenant68. Il est par ailleurs fréquent que le public militant de gauche entonne une Internationale à la mesure de son estime pour celui-ci, en ouverture puis en clôture de son discours, et répète ce rituel à chaque nouvel orateur69. Le meeting est ainsi mis en scène par la musique, mais c’est bien le chant montant de l’assistance qui soutient le rythme et l’intensité de son déroulement, et finit par le constituer en succès ou en échec.

29 Et le meeting s’apparente peut-être vraiment à une fête quand chant et musique ne sont plus le fait du public, mais d’orchestres, de chœurs, de chanteuses et de chanteurs lyriques qui peuvent interpréter aussi bien des chants politiques que des airs d’opéra. Si la question de la signification politique des pièces et de la provenance sociale de leurs interprètes se pose, elle est trop vaste et laissera ici sa place à celle portant sur la justification de leur choix. Car l’écoute de la police n’est plus ici causale et prédictive, mais principalement sémantique, relevant les titres des chants, des airs, des pièces et

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les noms de leurs compositeurs70. Elle considérerait donc les détails du répertoire joué, même s’il lui paraît, à tort, étranger à tout usage politique possible71, comme des renseignements à part entière, pourquoi pas utiles aux lecteurs de ces rapports pour se figurer une signification politique aux musiques jouées.

30 Ainsi, la police ne manque pas de relever qu’au cours d’une fête de charité organisée par les « Dames royalistes », la chanteuse Josefina Attard, interprète entre autres « l’hymne franquiste72 ». Le compte rendu de cette fête, qui fait apparaître une seconde fois cette information à droite du corps du texte et la constitue ainsi comme un des renseignements à retenir de cette soirée73, indique également que la chanteuse tenait dans ses bras un bouquet évoquant l’Espagne de Franco, « cravaté aux couleurs sang et or [et que] cet hymne a été écouté par les assistants debout et a été longuement applaudi74 ». Un an plus tôt, la police anticipe que « le chanteur nègre Paul Robson se fera entendre dans son répertoire75 » lors d’une soirée qu’organisera le Comité national allemand pour l’aide à l’Espagne, le 11 février 1938. La présence du chanteur semble confirmée par le compte rendu de la soirée, bien que celui-ci soit entretemps devenu pour la police le « baryton nègre Robinson76 », alors qu’il est en fait l’acteur et chanteur américain Paul Robeson, à la voix de basse et aux multiples engagements politiques de gauche. La police fait ainsi émerger la question des usages politiques de la musique et du chant non plus par des manifestants, mais par des organisations et des chefs politiques, à travers le répertoire et la personnalité des interprètes qu’ils convoquent77 – autant d’indices d’une histoire des politiques culturelles partisanes.

31 Mais la police relève également, de la part des orateurs ou des chefs, plusieurs autres faits notables d’instrumentalisation du chant, à fins d’agir sur l’état affectuel d’une assistance à qui il est demandé de chanter. Il s’agit alors toujours de conclure le meeting, par ce qui ressemble à un rituel où le chant occupe une place que les exemples suivants permettront de définir. Le 13 février 1936, à la fin d’une soirée artistique (environ 1500 personnes) du Mouvement social français Croix de Feu, précurseur du PSF, le délégué général à la propagande Charles Vallin définit ce qu’est le Mouvement, « recommande à ses auditeurs d’avoir toujours une confiance aveugle dans le colonel de la Rocque et les autres chefs et […] termine en leur demandant de crier deux fois : “Vive le Rocque ! Vive la France !” puis de chanter la Marseillaise78 ». Ici, le chant – associé au cri non plus par la police, mais par les acteurs politiques qu’elle surveille – est utilisé pour sa capacité à consolider une adhésion. La même année, le 28 octobre, devant un millier de personnes, un délégué à la propagande du PSF, fondé en juillet, termine son intervention par la lecture d’un tract appelant à une contre-manifestation des militants d’extrême-gauche, qui veulent ainsi répondre au rassemblement de ces militants qu’ils considèrent comme fascistes. Il poursuit : Le 13 juillet [1935] à 22 heures, le Gardien SIMON Pierre a remarqué qu’un groupe d’une cinquantaine de personnes parcourait en chantant “l’Internationale” les rues François-Miron et Tiron […]. Averti, l’inspecteur principal JAPPEL se rendit sur les lieux avec le car Secours-Police et rejoignit le groupe […]. À la vue du car les manifestants se dispersèrent rapidement et non seulement les gardiens n’eurent pas à employer la force mais ils ne purent procéder à aucune arrestation79.

32 Là, le chant est demandé par l’orateur alors qu’est exposée la mise en cause de son identité politique et de celle de l’assistance, qu’est attendue et suscitée en retour leur confirmation, et que l’extérieur de la salle de meeting pourrait être l’espace d’affrontement de volontés d’altération physique des identités politiques de chaque camp. Le chant fonctionne encore comme un moyen de consolidation d’une adhésion,

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cette fois non dans le but de la constitution, mais de la résistance du groupe à ce qui tente de le dissoudre. Ce surcroit d’engagement de chacun – pris dans la « mystique PSF » – dans la survie du groupe confine à un effacement de l’individu dans sa consécration à une figure de l’Autre qui le subsume. Le groupe politique prend une dimension à la fois divine et terrestre. S’il existe ici une « mystique PSF », c’est bien parce que la mobilisation politique tend à se confondre avec l’engagement religieux, en même temps que la politique emprunte en quelque sorte sa liturgie à la religion80. La proximité, voire la confusion, des rassemblements PSF avec les pratiques rituelles religieuses, autres signes d’un projet de fabrication sociétale, est d’ailleurs, selon Danielle Tartakowsky, un trait caractéristique des fêtes de droite en général, consécutif des liens unissant la droite et l’église81. Ainsi, le 30 mars 1940, pour clore l’assemblée d’une soixantaine de personnes de la section PSF du Bel-Air-Picpus, son chef M. Thomas « fait une dernière fois appel à “la foi P.S.F.” et [invite] les assistants à entonner “La Marseillaise”82 ».

33 Alors qu’un orateur fait appel à la foi de son assistance, et lui demande de chanter pour, dans un même mouvement, l’invoquer et y confirmer l’inscription de tous les membres chantants du groupe – les silencieux se trahissant – il faut reconnaître la part du chant dans ce rituel de clôture où le politique semble trouver une part non négligeable de sa puissance d’action. Ces trois exemples de rituels chantés interviennent en effet alors que le groupe politique, rassemblé et irrigué par la parole et les affects suscités par le ou les orateurs, est sur le point de se séparer, et que sa situation actuelle laisse un doute sur son avenir. C’est alors un moment d’angoisse, car après la fête ou le meeting, en dehors de la salle, quand viendra le moment où les militants pourront répandre et faire grandir les germes d’action politique qu’ils viennent de recevoir, leur masse sera atomisée. Se constituera-t-elle à nouveau, lors d’une autre réunion, plus large et puissante, pour rapprocher un peu plus le projet politique qui la rassemble de sa réalisation ? Réapparaitra-t-elle affaiblie ? Ou ne réapparaitra-t-elle jamais ? Par ailleurs, quel sera le degré d’engagement militant de chacun une fois qu’il se sera extrait du monde essentiellement politique qui configure ce qui advient dans la salle de meeting ou de fête ? Le chant semble alors intervenir comme un remède à cette angoisse, par un pacte de chacun avec tous scellé par le partage de la sémantique, alors rendue unique, d’un même texte résonnant dans une mélodie qui en désigne les pleins et les déliés émotionnels et qui doit faire ressentir à chacun, au même moment, les mêmes affects. C’est cette manière de faire groupe par communauté émotionnelle, ou par communion dans la vérité que l’émotion donne à son objet – ici, n’importe quelle cause politique – que semblent chercher les chefs politiques, qui peuvent ainsi trouver un biais supplémentaire à leurs talents oratoires pour agir sur leur assistance.

34 Mais l’exemple suivant semble encore révélateur d’une autre dimension des effets du chant sur un groupe. Le 31 juillet 1932, Jacques Doriot termine de s’exprimer devant 5000 militants communistes réunis au Stade de l’Unité, à Saint-Denis. Ceux-ci n’ont pas reçu l’autorisation du gouvernement de manifester au sortir du meeting. Conscient de la frustration de son assistance, Doriot lui dit : Mais nous en ferons d’autres, ajoute-t-il, ici ou ailleurs, en plein air. Sans renoncer à notre droit à la rue, je vous demande de sortir dans le calme. Nous manifesterons quand nous estimerons que l’heure en sera venue. Vous sortirez donc par petits groupes, tout cortège étant interdit, et vous suivrez les deux itinéraires indiqués dans le journal l’Humanité, d’un côté le Barrage, de l’autre la route du fort. Je vous demande également de ne pas répondre à aucune des provocations qui ne

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manqueront pas de vous être faites à la sortie. Je vous autorise cependant à terminer cette manifestation au chant de l’Internationale83.

35 Doriot tente de faire passer la manifestation interdite pour une manifestation reconnue comme inappropriée dans ce contexte, et donc de faire d’une interdiction dictée depuis l’extérieur une volonté des militants et de leur chef de ne pas manifester. Il essaie de prévenir ainsi la possible colère de son assistance afin d’éviter tout incident, même en cas de provocations lancées à des individus qui seront forcés à n’être plus des militants, mais de simples passants. L’autorisation finale qu’il donne de chanter l’Internationale fait alors penser que le chant fonctionne comme le médiateur que chacun pourra convoquer pour se décharger de sa colère et de ses affects, mais encore que ceux-ci auraient pu être plus puissants et dangereux si le chant n’avait pas été autorisé. Et ils auraient pu l’être non seulement parce que le chant n’aurait pu assurer sa tâche de décharge, mais aussi parce qu’il semble désiré pour sa capacité de représentation symbolique d’une société en devenir, et pour sa capacité d’autojustification, qu’il permet en tant que preuve, travail et emblème du but utopique qui motive l’être- militant. Or, cette sorte particulière d’appétence de la masse des militants pour le chant politique permet de penser un peu plus le chant comme un moyen mis en œuvre par les chefs politiques pour réguler, selon les termes fluctuants de leurs tactiques, les affects et l’orientation de l’action des militants. Il est alors concevable comme un puissant moyen pour rassembler, en premier lieu, une masse militante, mais aussi, pourquoi pas, tout un peuple. C’est ainsi qu’un dernier cas doit être évoqué ici pour continuer d’informer l’imaginaire de la puissance politique du chant, depuis sa partie militante. Il montre la manœuvre simultanée de plusieurs masses militantes par une opération symbolique portée sur le menu de leurs chants emblématiques, alors que se scelle l’union capable d’amener trois anciens adversaires politiques au pouvoir.

La Marseillaise avec l’Internationale : un cas de braconnage et d’unification symbolique par le chant

36 Le 14 juillet 1935 doit avoir lieu une grande manifestation du rassemblement antifasciste des partis socialiste et communiste qui, augmenté pour la première fois du Parti radical, débouchera sur la création d’un Comité national pour le rassemblement populaire. Ce comité, qui lie classes moyenne et ouvrière, est le précurseur du Front populaire. À cette occasion, le PCF veut que ses militants adjoignent la Marseillaise à leur traditionnelle Internationale. Le 5 juillet 1935, dans la salle des fêtes de la mairie de Bagnolet, un orateur du parti communiste en informe les futurs manifestants : [Beckler] fait enfin diverses recommandations en ce qui concerne ce rassemblement. “Il faut, dit-il, que la manifestation se déroule dans le calme et la dignité. “Nous chanterons “la Marseillaise” avec la pensée qu’à l’origine cet hymne était révolutionnaire et le drapeau tricolore, emblème de victoire sur la royauté, figurera à côté du drapeau rouge. Lorsqu’on entonnera “la Marseillaise” il ne faudra pas tenter de l’étouffer en chantant “l’Internationale”, mais la chanter de tout cœur, en alternant avec l’“Internationale”84.

37 Beckler prépare en fait son assistance à faire quelque chose qu’elle semble ne pas avoir à cœur de faire ou qui, du moins, ne lui semble pas naturel. Internationale et Marseillaise ont en effet, depuis la fin du XIXe siècle, une histoire commune de proximités et d’éloignements striée de frictions85, et il n’y a pas que les militants de la droite qui pourraient être scandalisés par un rapprochement opéré entre les symboles de la

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Nation française – drapeau et chant – et ceux du communisme international86. Au début des années 1930, avant la manœuvre initiée par Maurice Thorez pour donner au Parti communiste la légitimité nationale nécessaire à son accès démocratique au pouvoir87, l’extrême-gauche n’aimait pas la Marseillaise, qu’elle « considérait encore comme l’expression barbare d’un chauvinisme dépassé88 ». C’est alors surtout une symbolique de la pureté nationale, et donc du nationalisme, constamment convoquée par certains des chanteurs de la Marseillaise au lendemain de la Première Guerre mondiale, qui l’oppose à l’Internationale. Celle-ci est en effet le symbole d’une lutte de libération qui doit transcender les nations pour s’adresser à l’humanité entière. Cette assignation négative du symbole de la nation tournée vers elle-même – et donc de celui d’une prochaine guerre – à la Marseillaise fait contraste et valorise en retour l’Internationale comme un hymne de la fraternité planétaire. Ainsi, pour saluer le départ de Paul Robeson, son assistance entonne l’Internationale, chant « commencé en allemand, continué en français et terminé en espagnol89 ». Pourtant, leurs histoires montrent aussi que les symboliques respectives de l’Internationale et de la Marseillaise sont suffisamment contigües pour que le texte de la première ait été conçu sur la musique de la seconde90, que Jean Jaurès, dans un texte de 1903, considère l’Internationale comme la « suite prolétarienne de la Marseillaise91 » et que cette dernière soit d’abord chantée, en février 1917, par ceux qui adopteront, deux mois plus tard, l’Internationale comme hymne pour continuer la révolution en Russie.

38 Si l’adoption par des militants de gauche et d’extrême gauche de la Marseillaise ne va alors pas de soi, elle reste envisageable et sa difficulté ne rebute pas les chefs du Parti communiste, dont la pugnacité pose la question de leurs attentes de bénéfices politiques. Si ceux-ci sont clairs, les mécanismes qui les produisent et leurs modalités de réalisation méritent d’être détaillés. Il faut déjà revenir sur la possibilité même, pour le Parti communiste, de proposer la Marseillaise à ses militants sans perdre sa crédibilité auprès d’eux. Celle-ci est en effet, comme le manifestent les événements du 6 février 1934, la propriété des organisations politiques de droite et des associations d’anciens combattants92, qui veillent au respect de l’idéal républicain et français pour lequel ils se sont battus. Mais cette appropriation particulière de l’hymne national est, comme d’autres, instable et passagère. L’histoire mouvementée des appropriations et des assignations symboliques de la Marseillaise est déjà permise par ce que Buch reconnaît comme « un fonctionnement typique [du chant politique] : celui d’un signe lancé dans le champ politique susceptible d’être approprié et adapté par chacun à son propre discours93 ». Il est possible d’avancer un peu plus dans l’intelligibilité de cette opération d’appropriation en considérant qu’un chant partage avec une langue la capacité de se faire le signe de symboles, que la Marseillaise est, en tant qu’hymne national depuis 1879, un signe répandu et connu par tous sur tout le territoire de la Nation94, qu’il est certes l’objet d’interprétations diverses, mais que sa légitimité à symboliser la société française apparaît d’autant plus comme une convention bien établie que certains la remettent en cause. La polysémie de la Marseillaise, ou pour le dire autrement la diversité de ses assignations symboliques, en fait alors un matériau de choix pour mettre en œuvre une stratégie politique de rassemblement. Nous pouvons alors suivre Pierre Bourdieu, pour qui « la religion et la politique tirent leurs meilleurs effets idéologiques des possibilités qu’enferme la polysémie inhérente à l’ubiquité sociale de la langue légitime95 ». La légitimité historique, nationale et populaire de la Marseillaise la désignent pour travailler classes moyenne et ouvrière selon le sens que chacune lui reconnait, effacer la distance qui les sépare, les ramener sous le giron d’un même chant

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et de la nation qu’il représente, pour faire socle à un nouveau gouvernement populaire. Mais elle permet encore autre chose. La concurrence d’appropriation qu’instaure le Parti communiste entre les forces de gauche et les « fascistes » peut aussi être comprise comme l’exercice de la possibilité de réinvestissement symbolique qu’offre le chant, pour diminuer ou parasiter l’imaginaire convoqué par le discours politique de l’ennemi fasciste. Le Secrétaire général du PCF Maurice Thorez déclare ainsi le 22 janvier 1936, lors du 8e Congrès du parti : Sur le plan idéologique, nous avons fourbi les nouvelles armes de la classe ouvrière tout en reprenant à l’ennemi ce dont il nous avait soustrait ; chantant notre Internationale, nous avons repris la Marseillaise ; brandissant notre drapeau rouge, nous avons repris le drapeau tricolore. Nous avons repris les strophes sur la liberté et appliqué au fascisme, ennemi du peuple de France, les paroles de Rouget de L’Isle : “Ils viennent jusque dans nos bras égorger nos fils, nos compagnes”96.

39 Le Parti communiste n’a par ailleurs pas à faire trop de contorsions pour intégrer la Marseillaise à son patrimoine symbolique et l’associer à la classe ouvrière. Il lui suffit en effet de la reconnaître, cette fois-ci en France, avant tout comme le symbole du renversement de la monarchie par la République, et donc comme celui de la libération populaire. Par ailleurs, le contexte politique et international de cette opération pourrait la rendre fructueuse. Alors que la menace des régimes nazi et fasciste résonne dans l’action des ligues françaises d’extrême-droite, et que se succèdent en moins de dix-huit mois quatre gouvernements tous incapables d’offrir les conditions d’une vie abordable aux Français, redonner à la Marseillaise sa charge symbolique révolutionnaire, populaire, humaniste et la faire chanter dans la rue revient à rejouer symboliquement la Révolution, selon son imaginaire de libération de la misère et de l’oppression – fut-elle dorénavant capitaliste – et ainsi d’accession à des conditions matérielles utiles au bonheur. Le Peuple est ainsi de nouveau en armes de ce chant qu’il s’est réapproprié, en circonscrivant ses possibilités d’assignation symbolique par sa mise en miroir avec l’Internationale.

40 Et la Marseillaise est alors aussi et surtout mobilisée comme un symbole national, et non plus nationaliste, dans un contexte de manifestation où il participe et donne sa qualité à « cette opération de légitimation que seul le défilé dans son actualité peut effectuer97 ». Son appropriation est ainsi avant tout celle d’une légitimité nationale, c’est-à-dire d’une légitimité à faire nation. Ce qui deviendra le Front populaire doit en effet, pour gagner le pouvoir, être représentatif de la nation française en même temps que de son peuple, aux contradictions sociales résolues. Le nouvel usage politique de la Marseillaise semble apte à répondre à cette nécessité, qui désigne la priorité de l’établissement d’une hégémonie politique symbolique avant celle d’une hégémonie institutionnelle. Et l’appropriation se fait, tout comme l’usage fonctionne. De la grande manifestation antifasciste du 14 juillet 1935 à celle victorieuse du 14 juillet 1936, la Marseillaise devient en effet « l’hymne retrouvé du Front populaire98 ». Ce dernier aurait-il été possible et victorieux si seul le drapeau tricolore avait été mobilisé pour symboliser la centralité de la nation française dans le projet politique de l’union des gauches ? Il y aurait peut- être eu un malentendu si, le 14 juillet 1935, place de la Bastille, seule l’Internationale avait été entendue parmi les 500 000 personnes présentes. Cela aurait signifié qu’elles souhaitaient porter leur projet politique d’élection sur l’humanité entière, pour remporter la « lutte finale », et qu’en visant l’humanité et la victoire dans la dernière des luttes, elles ne limitaient pas leur désir de libération aux frontières d’une communauté particulière, soumise à ses propres relations de domination, réclamant ses

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propres modalités de libération. Ce faisant, elles auraient cantonné la portée de leur projet politique à une action purement symbolique, sans qu’il puisse être concrétisé par son exercice sur un objet à sa portée, car circonscrit et différencié. De fait, si l’Internationale a permis à ceux qui ont aussi chanté la Marseillaise de délimiter le sens de cette dernière et de ne pas la donner à comprendre comme celle que chantaient les militants de droite et d’extrême-droite, la Marseillaise leur a permis d’attacher le projet de libération porté par l’Internationale à une communauté imaginée particulière, nationale, présentant ses propres problèmes à résoudre. Et de légitimer ainsi la saisie symbolique de ces problèmes et l’orientation politique de leur résolution dans la perspective du message de l’Internationale. Ce faisant, les masses militantes et chantantes participant à former le Front populaire ont ouvert une perspective d’application localisée et circonstanciée à leur projet politique, rapprochant ainsi le rêve de la réalité. Et grâce au chant, mobilisé par des partis de masses pour elles, elles ajoutent à la contextualisation nécessaire à la mise en œuvre effective d’un projet politique, la force de leur rassemblement en une communauté imaginée, qui fond dans son identité nationale son identité politique, et peut manifester à ses ennemis le symbole triomphant, hégémonique, de la force que lui donne la cohésion d’une identité commune. La communauté chantante peut ainsi gagner et construire le monde comme s’il était le sien, c’est-à-dire le seul qui vaille.

Les routines d’un agir politique par le chant

41 Il faut, pour finir cette analyse des usages politiques du chant, dégager quelques routines de sa manipulation en situation de pratique politique collective, qui sont autant de signes de l’imaginaire de sa puissance politique. La première d’entre elles est fondamentale. Elle est déduite de la présence du chant dans les rapports et les comptes rendus policiers et de sa justification : s’il y figure, c’est qu’il participe à produire la dangerosité politique des situations surveillées et qu’il possède donc une valeur pour un agir politique. La première de ces routines est ainsi qu’entonner un chant dans une situation de pratique politique collective produira un effet qui participera à l’évolution de cette situation, selon la volonté et les intérêts du ou des chanteurs.

42 Dans le cas où le groupe chantant chercherait à fonctionner comme un cristal de masse, le fait que le chant ne provoque pas toujours les effets politiques souhaités par ses chanteurs met d’autant plus l’accent sur la constitution imaginaire des pouvoirs qui lui sont prêtés. L’imaginaire de sa puissance politique forme ainsi les modalités d’intervention du chant sur le monde non pas par le calcul et l’évaluation froide de ses probabilités de succès, mais dans le moule d’un fantasme de maîtrise où la volonté d’un acteur peut se réaliser avec fluidité, comme par magie. Cet imaginaire est donc aussi celui d’un acte de communication, qui chiffre par le chant une intention que d’autres de ses connaisseurs pourraient déchiffrer sans perte de sens, et qui leur indiquerait quoi faire. Par exemple, Marc Ferro rapporte qu’en 1917 : La lutte pour la paix était devenue l’objectif numéro un de la propagande bolchevik. Dans la Pravda, Lénine avait recommandé aux soldats russes qui étaient dans les tranchées de chanter l’Internationale : les soldats allemands ou autrichiens d’en face, pour peu qu’il y ait des ouvriers parmi eux, ne manqueraient pas d’en être émus, et ainsi, de fraternisation en fraternisation, les soldats lèveraient la crosse en l’air99.

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43 Une deuxième routine est ainsi que la convocation d’une partie choisie de l’univers symbolique d’un chant serait à même de générer et d’orienter ses effets politiques pour les rendre utiles à une pratique, selon les exigences stratégiques du moment, comme dans le cas de l’association de la Marseillaise à l’Internationale. L’exemple de Ferro nous permet par ailleurs de développer cette routine. Il y est attendu que le chant fonctionne non pas pour causer la révolte de tous les soldats contre la hiérarchie oppressive qui les envoie mourir au combat, mais bien comme un signe d’appartenance à la même classe sociale, transcendant les appartenances nationales. Ce n’est donc pas l’entièreté du programme politique de l’Internationale que mobilise Lénine, mais une partie de sa signifiance possible. La musique peut suffire à la porter, si sa référentialité avec l’univers symbolique des paroles est suffisamment constituée et répandue. Elle rend même son signifiant plus facilement perceptible dans ce contexte, où des paroles chantées vraisemblablement en russe à des soldats germanophones avaient déjà à couvrir et à franchir les sons et les espaces de la guerre. Il peut dès lors s’instaurer un jeu d’interactions symboliques entre une musique à la référentialité déjà construite et un texte différent de son texte d’origine, jusqu’à – et souvent pour – la contradiction. Il existe ainsi de nombreuses Marseillaises, dont une royaliste, la Marseillaise des Blancs. La polysémie essentielle du chant politique conditionne alors une troisième routine de sa manipulation politique, reprenant l’assertion de Buch citée plus haut : un chant peut être approprié et mobilisé par n’importe qui en sera capable, quel que soit son ancrage politique et les buts qu’il poursuit, dans la perspective stratégique d’une appropriation symbolique plus large et dommageable pour les propriétaires actuels du chant. Cette routine permet la mise en scène musicale de l’inscription politique des chanteurs militants dans une situation particulière, dépassant les contradictions d’assignation identitaire d’un chant particulier pour en tirer un bénéfice politique unique. Ce faisant, elle s’ajoute aux précédentes pour nous suggérer que les usages politiques du chant sont moins gouvernés par son hypothétique essence symbolique que par les exigences d’une situation, qui ne cessent de pousser les chanteurs à travailler le matériau symbolique chanté. Chaque chant se montre ainsi comme un pur instrument, dont l’équipement symbolique peut être adapté pour répondre à des usages certes variant en situation, mais qui peuvent être définis par une typologie large. Chacun de ces usages est issu de la confrontation qu’opèrent les militants, dans une volonté d’agir immédiate, entre les caractères de leur situation présente et les routines de manipulation du chant.

44 Ainsi, trois types d’usages ont été relevés au cours de cette étude : ceux qui visent à rassembler un groupe, le rendre reconnaissable par autrui tout en lui conférant un territoire face à un groupe adverse ; ceux qui visent à exprimer et à faire communion avec autrui, notamment l’orateur ou le chef politique ; ceux qui visent à appuyer et à exalter un processus d’engagement symbolique et physique. Ces usages peuvent être considérés comme les organes d’une fonction générale de territorialisation spatiale, politique et identitaire, assurant au cristal de masse chantant l’endroit de son existence et de son développement. Le chant agirait ainsi comme un moyen d’occupation symbolique qui se confond, par sa dimension sonore, avec un moyen d’occupation physique. Et cette conception territoriale du chant l’amène à être considéré dans la perspective de ce qu’est, d’une façon générale, l’occupation d’un territoire : un espace que l’on s’approprie, dont l’appropriation est disputée jusqu’à la mort, mais qui ne cesse d’être changeante, sur lequel se construisent, perdurent puis disparaissent des

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identités différentes et adverses. C’est bien cette lutte pour la possession de l’espace qui fait relever à la police les faits de chant en contexte de manifestation. Et s’il faut finir ici par la tentative d’informer ce que pourraient être les parties policières et militantes d’un imaginaire de la puissance politique du chant pour la police, il faut déjà rappeler l’hypothèse que pour la police, le groupe chantant apparaisse comme l’émergence d’un ordre social adverse dans le chaos de la manifestation, une organisation sociale dont le chant montre la coordination et l’union nécessaire à la conquête du pouvoir. Pour les militants, le chant serait, par son exécution, le moyen de se constituer en un groupe à l’identité revendiquée, voire en un cristal de masse, apte à réaliser l’objet final de sa mobilisation. Il serait alors connexe d’un imaginaire de la révolte et de la conquête, et ainsi de la libération. Mais pour les chefs politiques, il serait un moyen supplémentaire à la parole pour réguler l’état affectuel de la masse militante, pas seulement par l’exaltation que le sentiment d’adhésion et d’union lui procure, mais par la stratégie gouvernant le moment de sa demande ou de son autorisation. Il serait ainsi suffisamment puissant pour, comme le laisse entendre Jacques Doriot quand il retient son audience de former un cortège mais l’« autorise cependant à terminer cette manifestation au chant de l’Internationale100 », tenir une masse par la gestion de sa frustration et mesurer l’emprise du chef sur ses militants, c’est-à-dire le degré de leur aliénation. Son imaginaire serait alors connexe de celui du contrôle, et sa dimension esthétique résonne avec celle des totalitarismes des années 1930. Le chant politisé apparaît ainsi comme le plus beau moyen d’expression d’une volonté de façonner le meilleur des mondes, tout en étant agi pour poser des frontières et délimiter insidieusement la liberté de tous, à commencer par celle de ses chanteurs.

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NOTES

1. CORBIN Alain, « Préface », CORBIN Alain, GÉRÔME Noëlle & TARTAKOWSKY Danielle (dir.), Les usages politiques des fêtes aux 19e -20e siècles, Paris, Publications de la Sorbonne, 1994, p. 7. 2. Ibid.

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3. QUÉNIART Jean, Le chant, acteur de l’histoire, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 1999.

4. BERSTEIN Serge, Le 6 février 1934, Paris, Gallimard/Juillard, 1975 ; TARTAKOWSKY Danielle, « Stratégies de la rue 1934-1936 », BOUVIER Jean (dir.), La France en mouvement 1934-1938, Seyssel, Champ-Vallon, 1986, pp. 31-60 ; TARTAKOWSKY Danielle, Les manifestations de rue en France, 1918-1968, Paris, Publications de la Sorbonne, 1997 ; TARTAKOWSKY Danièle, Les droites et la rue : histoire d’une ambivalence de 1880 à nos jours, Paris, La Découverte, 2014. 5. FERRO Marc, L’Internationale : histoire d’un chant de Pottier et Degeyter, Paris, Agnès Viénot, 1996. 6. BUCH Esteban, La Neuvième de Beethoven : une histoire politique, Paris, Gallimard, 1999 ; BUCH Esteban, « Les hymnes », DUCLERT Vincent & PROCHASSON Christophe (dir.), Dictionnaire critique de la République, Paris, Flammarion, 2007, pp. 896-901. 7. PERROT Michelle, Les ouvriers en grève : France 1871-1890 (2 Vol.), Paris, Mouton & Co, 1974. 8. VOVELLE Michel, « La Marseillaise, la guerre ou la paix », NORA Pierre (dir.), Les lieux de mémoire, T. 1 La République, Paris, Gallimard, 1997, pp. 107-149. 9. DARRIULAT Philippe, La Muse du peuple : chansons politiques et sociales en France 1815-1871, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2010. 10. MORAT Daniel, « Cheer, Songs, and Marching Sounds: Acoustic Mobilization and Collective Affects at the Beginning of World War I », MORAT Daniel (Dir.), Sounds of Modern History : Auditory cultures in 19th- and 20th- century Europe, New-York/Oxford, Berghahn Books, 2017 [2014], pp. 177-200. 11. Une recherche doctorale est actuellement menée par l’auteur sur l’émergence du disque politique en France dans les années 1930. 12. L’usage est alors réputé ancien aux États-Unis et en Angleterre, mais il est tout récent en France. Ici, un haut-parleur est monté sur une voiture, et un orateur l’utilise pour s’adresser à des ouvriers à leur sortie d’usine. Par ailleurs, une firme cinématographique loue à la journée des haut-parleurs montés sur des tracteurs avec remorque, et le personnel adéquat, à des candidats aux élections qui se les arrachent. Voir MONTARON, « La voix qui parle aux foules… Un essai de réunion électorale avec un haut-parleur. », Le Populaire, 26 avril 1924, p. 1 13. TARTAKOWSKY, Les manifestations de rue en France, 869 p. 14. « Quel que soit le moyen employé, il s’agit […] de manifester contre l’Allemagne et l’armée d’occupation en agissant de façon à s’assurer la sympathie de la foule. […] Toute latitude est laissée aux éléments de la base à cet effet. De nombreux conseils leur sont donnés seulement à titre d’indication, par exemple : - se promener par petits groupes ou en chantant en sourdine le refrain de “La Marseillaise” et aussi celui de “L’Internationale”. » Compte-rendu du 13/07/1941, B-37, BA 1917, APP. Par ailleurs, à la sortie d’une réunion du Progrès social français, « à la demande de M. Pradon, l’assistance a chanté “La Marseillaise” en sourdine et la sortie s’est effectuée sans incident. » Compte-rendu du 25/01/1941, 79.501-2726, BA 1952, APP. 15. Ces documents sont conservés dans les Archives de la Préfecture de Police de Paris (APP).

16. BERLIÈRE Jean-Marc, Le préfet Lépine : vers la naissance de la police moderne, Paris, Denoël, 1993, p. 54. 17. Ibid., p. 56. 18. Ibid., p. 162. 19. TARTAKOWSKY, Les manifestations de rue, p. 398-414.

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20. CERTEAU Michel DE, L’invention du quotidien. Tome 1 : arts de faire, Paris, Gallimard, 1990. Cette référence à ce point du travail de Michel de Certeau et son articulation au texte de Louis Marin, évoquée plus bas, sont empruntées à cet article : SIAUD Florent, « Liturgies de la rue », Tracés. Revue de Sciences humaines, vol. 5, 2004 (http:// traces.revues.org/3203, consulté le 30 septembre 2016). 21. CERTEAU, L’invention du quotidien, p. 172. 22. Ibid. 23. Comme, par exemple, la prise physique et symbolique d’un des lieux du pouvoir depuis l’espace de la rue, ou la démonstration de la cohésion d’un groupe militant massif, qui revendique ainsi sa légitimité à dominer la fabrication politique du sociétal. 24. Et ses abords, quand le son du meeting est diffusé à l’extérieur par des haut-parleurs. 25. « Rassemblement Populaire Antifasciste », 14/07/1935 à 16 h 15, BA 1861, APP. 26. « Manifestation du Front Populaire », 16/02/1936 à 17 h 40, BA 1862, APP. 27. « No 13 ; Manifestation organisée par le Comité de Front Populaire ; cortège no 2 ; 4e groupe », 14/07/1937 à 14 h 5, BA 1867, APP. 28. « P.M.A. », 18/03/1937 à 11 h 5, BA 1865, APP. 29. Un exemple parmi d’autres : « Les participants crient “Thorez au pouvoir”, “Fascistes assassins !” et chantent aussi l’Internationale et la Carmagnole. ». « No 60 ; Manifestation organisée par le Comité de Front Populaire ; cortège no 3 », 14/07/1934 à 15 h 45, BA 1867, APP. 30. « Manifestation des Travailleurs des Services Publics aux abords de l’Hôtel de Ville », 29/12/1936 à 18 h 10, BA 1864, APP. 31. BUCH, La Neuvième de Beethoven, p. 40. 32. Outre des chanteurs populaires, interprètes de chants politiques ou distractifs, il n’est pas rare que des chanteurs appartenant à l’Opéra, à l’Opéra-Comique ou à la Gaité Lyrique se produisent dans un répertoire lyrique lors de fêtes politiques rassemblant plusieurs milliers de personnes. 33. « Dans le 11 e groupe, se trouvaient une centaine de militants communistes. […] [Ils] chantaient, tant bien que mal, l’hymne italien révolutionnaire “Bandiera Rosa”. » in « Rassemblement Populaire antifasciste », 14/07/1935 à 19 h 40, BA 1861, APP. 34. MORAT, « Cheers, Songs and Marching sounds », p. 178. 35. « P.M.A. », 18/03/1937 à 11H05, BA 1865, APP. 36. « No 38 ; Manifestation du Comité de Front populaire ; cortège No 2 », 14/07/1937 à 14 h 55, BA 1867, APP. 37. « Sans titre », 23/06/1936, BA 1862, APP. 38. « Durant la concentration, sur le parcours du Cours de Vincennes à la Place de la Nation et dans l’intervalle des discours les participants ne manqueront pas, comme en tout circonstance semblable, de faire entendre des hymnes révolutionnaires et de pousser leurs cris habituels » in « Manifestation organisée place de la Nation par les Régions de Paris du Parti Communiste et les Fédérations de la Seine et de la Seine-et- Oise du Parti Socialiste (S.F.I.O.) », 07/07/1934, BA 1860, APP. « Cette cérémonie coïncidera avec la sortie du personnel des bureaux et des magasins. Ainsi est-il possible que quelques centaines de personnes, attirées par les annonces des journaux d’extrême gauche, ou par simple curiosité, se rassemblent à l’entour. Il se peut que quelques-unes d’entre elles se laissent aller à pousser des cris d’hostilité à la guerre et au fascisme, et même à entonner des chants révolutionnaires. » in « Cérémonie commémorative de la mort de Jaurès le 31 Juillet, rue du Croissant », 28/07/1934, 264 500-115, BA 1860, APP. « L’organisation de ce banquet ne parait devoir susciter aucun incident. Il est

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seulement possible que l’issue en soit marquée par quelques cris ou chants royalistes. » in « Sans titre », 16/03/1939, 340.700-28- ?, BA 1896, APP. 39. « Manifestation organisée par le Comité du Rassemblement populaire en réplique à l’agression commise contre Léon Blum. », 15/02/1936, BA 1862, APP.

40. CHION Michel, « The three listening modes », STERNE Jonathan (dir.), Sound Studies Reader, Oxon, Routledge, 2012, pp. 48-53. 41. “Causal listening, the most common, consists of listening to a sound in order to gather information about its cause (or source).” CHION, « The three listening modes », p. 48. 42. « Rapport (Rage) », 19/02/1936, BA 1896, APP. 43. « Rapport (Torlet) », 19/02/1936, BA 1896, APP. Voir dans cette boîte les archives de la police parisienne relatives à la dissolution de la Ligue d’Action française et de ses associations. 44. La présence d’insignes et d’enseignes est toutefois plus particulièrement surveillée, et fait même l’objet d’instructions qu’envoie le Préfet de Police au Directeur Général de la Police Municipale et aux directeurs de la Police Judiciaire et des Renseignements généraux. Le chant n’y est pas mentionné. Voir « Instructions relatives à l’application du Décret de dissolution des ligues d’Action Française », 21/02/1936, BA 1896, APP 45. TARTAKOWSKY, Les droites et la rue, p. 63. 46. BERSTEIN, Le 6 février 1934, p. 164. Ce caractère apaisant pris alors par la Marseillaise est en quelque sorte revendiqué par Georges Lebecq, président de l’UNC, comme pour justifier face à la « Commission d’enquête sur les événements du 6 février » des chants entonnés par ses troupes : « À 20 heures, nous avons vu même circuler un camion portant un mort. Au même moment, nous donnons l’ordre de marche. Nous descendons les Champs Elysées en chantant la Madelon et la Marseillaise, et je vous assure qu’il était touchant d’entendre d’une seule voix ce chant patriotique. » in « Commission d’enquête sur les évènements du 6 février ; Séance du Mardi 27 Mars 1934 ; Présidence de M. Bonnevay ; La séance est ouverte à 14 h 45. », BA 1859, APP. 47. SCHAEFFER Pierre, Traité des objets musicaux : essai interdisciplines, Paris, Le Seuil, 1966, p. 122. 48. « Commission d’enquête sur les évènements du 6 février ; Rapport de la 3e sous-commission sur les conditions dans lesquelles le Service d’ordre a tiré à 19 h 30 au pont de la Concorde », non daté, BA 1859, APP.

49. MARIN Louis, De la représentation, Paris, Le Seuil, 1994, p. 48.

50. TCHAKHOTINE Serge, Le viol des foules par la propagande politique, Paris, Gallimard, 1952, p. 272. 51. CANETTI Elias, Masse et puissance, Paris, Gallimard, 1966, p. 16.

52. CANETTI, Masse et puissance, p. 17.

53. SCHAFER Murray, Le paysage sonore : le monde comme musique, Paris, Wildproject, 2010, pp. 92 et 96. 54. CANETTI, Masse et puissance, p. 76. 55. Ibid. 56. « Un groupe de 200 personnes environ – dont une centaine chantaient la Marseillaise qui avaient été signalé boulevard St. Germain, se dirigeant vers le Bd. St. Michel, s’est dispersé sans incident. » in « Manifestation du Front Populaire », 16/02/1936 à 18 h 5, BA 1862, APP. 57. « Manifestation du Front Populaire », 16/02/1936 à 17 h 20, BA 1862, APP. 58. « Manifestation du Front Populaire », 16/02/1936 à 17 h 15, BA 1862, APP. 59. « N o 70 ; Manifestation organisée par le Comité de Front Populaire ; Place de la Nation », 14/07/1937 à 17 h 15, BA 1867, APP.

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60. « Rapport ; Le Commissaire d’Arrondissement IV e, à Monsieur le Directeur Général de la Police Municipale », 16/07/1935, 264.500-117-10, BA 1861, APP. 61. « Manifestation du Front Populaire », 16/02/1936 à 17 h, BA 1862, APP. 62. « P.M.A. », 22/06/1936 à 19 h 10, BA 1862, APP. 63. « À la Gare Saint-Lazare. » 12/07/1936, BA 1952, A.P.P. 64. « - 469 - », 04/10/1936, 264.500-122-2, BA 1863, A.P.P. 65. « Manifestation organisée par le Comité du Rassemblement Populaire en réplique à l’agression commise contre Léon Blum », 17/02/1936, BA 1952, A.P.P. 66. « Meeting commémoratif de l’anniversaire de la Commune de Paris, organisé par le Parti Communiste ; Palais de la Mutualité, 24 rue St-Victor, le 20 Mars », 21/03/1936, 13.400-23, BA 2038, APP. 67. « 4e Circonscription – Canton de st-Denis ; Candidature Doriot ; Salle du Théâtre municipal à Saint-Denis », 21/04/1932, 8 310, BA 1945, APP. 68. « 4e Circonscription – Canton de st-Denis ; Candidature Doriot ; Salle du Théâtre municipal à Saint-Denis », 14/04/1932, 8 310, BA 1945, APP. 69. « Meeting organisé par la Société des Amis de l’U.R.S.S. pour commémorer le XVIII e anniversaire de la Révolution russe ; Salle Wagram – Le 7 Novembre », 08/11/1935, BA 1898, APP. 70. Voir notamment de nombreux comptes rendus de fêtes politiques partisanes ou associatives dans les boîtes d’archives de l’APP : BA 1896 ; BA 1898 ; BA 1939 ; BA 1956 ; BA 2038. 71. Voir ces deux comptes rendus : « Sans titre », 29/03/1936, 79.501-851, BA 1898, APP ; « Réunion organisée par les “Amis de l’U.R.S.S.” ; Salle Wagram – le 29 Mai », 30/05/1936, 79.501-851, BA 1898, APP. Dans le premier, la police ne reconnaît « aucun caractère subversif » au programme musical d’une soirée exclusivement consacrée aux chants et musiques soviétiques. Dans le second, elle note le déroulement d’une partie artistique « n’ayant aucun caractère révolutionnaire » à la fin d’une réunion des Amis de l’Union soviétique. La police semble ainsi orienter son attention vers les menaces les plus directes de troubles, et négliger le rôle politique, ici d’adhésion culturelle, plus discret, profond et durable que peut jouer une musique sans caractère séditieux explicite. 72. « Fête de charité des dames royalistes. 8 rue Jean Goujon. Orateur : Real del Sarte. 300 personnes », non daté, 340.700-28-B, BA 1896, APP. Cette archive, et celle qui la suit dans ce paragraphe, montre les limites informatives des rapports de police. Elle ne mentionne aucune date – la fête se déroule le 18 février 1939 – et « l’hymne franquiste » chanté est en fait un chant des phalanges – Volveron Banderas Gloriosas. Voir l’article du journal L’Action Française qui rapporte la fête : Non signé (1939), « Fête des Dames royalistes du XVIIe », 18 février, p. 2. 73. « Melle Attard chante l’hymne franquiste ». Le seul autre renseignement mis en valeur dans ce compte-rendu est « M. Real del Sarte fait l’éloge des camelots du roi disparus ». Ibid. 74. Ibid. 75. Il est encore rappelé, à la droite du corps du texte, le « Concours du chanteur nègre Paul Robson ». « Information ; Réunion du Comité National allemand et de l’association des Ecrivains allemands 44 rue de Rennes ; Ppx orateurs : Bode Uhse et Kurt Stern ; Aide à l’Espagne Républicaine », 11/02/1938, BA 1970, APP. 76. « Réunion organisée par le Comité national allemand pour l’aide à l’Espagne et l’association des écrivains allemands – Salle de la Société d’encouragement de l’industrie Nationale, 44, rue de Rennes – Le 11 février - », 12/02/1938, BA 1970, A.P.P. 77. Voir le programme de la commémoration de la Commune par le PCF le 23/03/1939, où sont présentés les noms des compositeurs Grétry, Litolff, Gossec, Bizet, Schumann, Félicien David, Pierre Dupont, Liszt et Berlioz. « L’humanité 20/03/39 », 13.400-23, BA 2038, APP. 78. « Soirée artistique privée organisée par la section de Neuilly du Mouvement Social Français des Croix de Feu. », 14/02/1936, 79.501-1108-5, BA 1902, A.P.P.

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79. « Rapport ; Le Commissaire d’Arrondissement IV e, à Monsieur le Directeur Général de la Police Municipale », 16/07/1935, 264.500-117-10, BA 1861, APP. 80. Voir Rivière Claude (1988), Les liturgies politiques, Paris, Presses Universitaires de France, 256 p. 81. TARTAKOWSKY, Les manifestations de rue, p. 305. Ce qui ne signifie pas pour autant que la dimension religieuse des fêtes de droites ne procède que de la proximité de cet univers politique avec l’église, ni que son cas résume toute la similarité des pratiques et des opérations symboliques mises en œuvre par le religieux et le politique. Les usages de la voix – parlée, criée ou chantée – constituent d’ailleurs un de leurs principaux champs communs de pratiques. Pour son exploration, voir POIZAT Michel, Vox Populi, Vox Dei : voix et pouvoir, Paris, Métaillié, 2001. Pour quelques exemples d’autres rituels politiques partageant leurs principes directeurs avec les rituels religieux, voir : MERCIER Arnaud, « Efficacité du performatif dans les rituels politiques », Hermès, La Revue, vol. 3, no 43, 2005, p. 31-37 (https://www.cairn.info/revue-hermes-la- revue-2005-3-page-31.htm, consulté le 18 juin 2018). 82. Sans titre, 31/03/1940, BA 1952, A.P.P. 83. « Au sujet de la démonstration “Contre la Guerre Impérialiste” à Saint-Denis. », 31/07/1932, 62.909-78, BA 1945, A.P.P. 84. « Assemblée Populaire organisée par le Secours Rouge International. Salle des Fêtes – Mairie de Bagnolet, le 5 juillet », 05/07/1935, 20.965-B, BA 1861, A.P.P. 85. Voir à ce sujet Ferro 1996 et Vovelle 1997. 86. « L’émotion se manifeste plutôt à droite à l’occasion du rassemblement du 14 juillet. Dans les groupements du Front National, on se montre scandalisé à l’idée de voir le drapeau tricolore et le drapeau rouge côte à côte, salués par l’“Internationale” et la “Carmagnole”. » in « Sans titre », 01/07/1935, BA 1861, A.P.P.

87. BECKER Jean-Jacques & BERSTEIN Serge, Histoire de l’anti-communisme en France, Paris, Orban, 1987.

88. ORY Pascal, « De “Ciné-Liberté” à La Marseillaise : espoirs et limites d’un cinéma libéré (1936-1938) », BOUVIER Jean (dir.), La France en mouvement 1934-1938, Seyssel, Champ-Vallon, 1986, p. 286. 89. « Réunion organisée par le Comité national allemand pour l’aide à l’Espagne et l’association des écrivains allemands – Salle de la Société d’encouragement de l’industrie Nationale, 44, rue de Rennes – Le 11 février - », 12/02/1938, BA 1970, A.P.P.

90. UGARTE Juana, « Deux grands hymnes idéologiques : le Te Deum, l’Internationale », Mots. Les langages du politique [En ligne], vol. 70, 2002 (http://mots.revues.org/8923, consulté le 11 octobre 2012).

91. FERRO, L’Internationale, p. 46.

92. Ibid., p. 64.

93. BUCH, La Neuvième de Beethoven, p. 33. 94. L’apprentissage de ses trois premiers couplets dans les écoles françaises est par ailleurs recommandé par voie ministérielle en 1911. Voir ALTEN Michèle, « Un siècle d’enseignement musical à l’école primaire », Vingtième Siècle, revue d’histoire, no 55, 1997, pp. 3-15.

95. BOURDIEU Pierre, Langage et pouvoir symbolique, Paris, Le Seuil, 2001, p. 63. 96. 8 e Congrès du PCF. 1ere séance : Interventions de Gitton, Levy, Cachin, Bordes, Roqueblave, Chaumeil, Christofol, Bartholini. 2e séance : Interventions de Tillon, Monmousseau, Thorez. (22/01/1936), p. 266, Bobine 3 MI 6/ 119_751, Archives

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départementales de Seine-Saint-Denis. Document consultable en ligne à cette adresse : https://pandor.u-bourgogne.fr/img-viewer/PAPRIKA/000517/000001/001770/ viewer.html?ns=0517_0001_1770_0184.jpg [Consulté le 6 juin 2018]. 97. MARIN, De la représentation, p. 55.

98. VOVELLE, « La Marseillaise, la guerre ou la paix », p. 146.

99. FERRO, L’Internationale, p. 51. 100. Voir infra.

RÉSUMÉS

À Paris, dans les années 1930, pourquoi les manifestants et les militants chantent-ils lorsqu’ils se rassemblent dans la rue, ou qu’ils se réunissent lors de meetings ou de fêtes politiques ? Et pourquoi la police, qui surveille la vie politique partisane comme le lait sur le feu, ne cesse de faire mention du chant dans ses rapports et ses comptes rendus ? À partir d’une analyse qualitative des archives policières de la surveillance politique des années 1930, cet article tentera de répondre à ces deux questions. Il considèrera déjà qu’il existe un imaginaire de la puissance politique du chant, qui motive ses usages par les militants, lui attribue des effets sociaux et attire sur lui l’attention de la police. Puis il tentera de renseigner cet imaginaire, à travers l’exploration d’un corpus d’usages politiques du chant. Pour enfin investir son fonctionnement politique, cet article proposera ensuite quelques routines de la manipulation du chant par ses chanteurs, celles-ci leur désignant leurs possibilités d’action sur une situation politique pratique. Il tentera ainsi de comprendre comment et à quelles fins le chant peut être employé pour servir de façon déterminante une pratique politique.

INDEX

Mots-clés : chant politique, manifestation politique, meeting politique, années 1930, imaginaire, surveillance politique, police, Internationale, Marseillaise Keywords : political singing, political demonstration, political meeting, 1930s, imagination, political surveillance, Police, Internationale, Marseillaise.

AUTEUR

JONATHAN THOMAS Jonathan Thomas est doctorant contractuel au Centre de recherche sur les arts et le langage (EHESS-CNRS). Il travaille, sous la direction du professeur Esteban Buch, sur le disque politique (France, 1929-1940). Il a publié des articles sur les usages politiques de la musique, du chant et du disque (SERP, Chant du Monde) dans les revues Volume ! et Analitica.

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Entretiens Interviews

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« L’argent permet de faire quelque chose, mais il n’est pas l’objectif ultime. » Entretien avec Pierre François

Anne Monier

Des recherches sur la musique

Comment avez-vous été amené à travailler sur la musique ? Aviez-vous une formation musicale ? Un intérêt pour la musique ? J’ai fait pas mal de musique en amateur, avec un niveau assez médiocre, au sens où je n’étais pas un grand amateur, et je n’étais pas un très bon pianiste. En revanche j’en ai fait beaucoup, donc qualitativement ce n’était pas très bon, mais quantitativement c’était intense. Mon rapport à la musique était beaucoup dans le faire : j’ai fait du piano, j’ai fait de l’orgue, j’ai fait du chant et j’ai aussi fait un peu de direction chorale. Je n’étais donc vraiment bon dans aucune de ces disciplines, mais j’avais un rapport à la musique qui était très quotidien, je pense que j’en faisais une vingtaine d’heures par semaine. Il fallait monter les programmes, il y avait beaucoup de tournées de concert, des choses comme ça. C’est un type de rapport à la musique qui est un peu différent de celui qu’on peut avoir quand on est juste en conservatoire, même si quand on est juste en conservatoire, on est souvent beaucoup plus virtuose que moi je ne l’étais. S’il faut dire les choses avec des grands mots, je dirais que c’est l’idée qu’on peut se faire de ce qu’était la pratique musicale au XVIIIe siècle, c’est-à- dire une pratique musicale non virtuose, mais très quotidienne, très pragmatique, très empirique, très ancrée dans des deadlines proches.

Comment en êtes-vous venu à travailler sur le monde de la musique ancienne ? J’ai fait des études de sciences sociales, qui n’étaient absolument pas indexées sur ces problématiques-là, très généralistes. Quand j’étais en maîtrise, c’est-à-dire Master 1 d’aujourd’hui, j’avais vu la présentation d’une enquête sur les comédiens par Catherine Paradeise (Les comédiens. Profession et marchés du travail, Paris, PUF, 1998)

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qui était à l’époque la directrice du département de sciences sociales de l’École Normale Supérieure de Cachan, où j’étais élève. J’avais découvert la sociologie des professions et la sociologie du marché du travail appliquée aux professions artistiques, ça m’intéressait. À cette époque-là, j’avais commencé à écouter de la musique ancienne. Dans le chœur où j’étais, cette musique, française notamment – Charpentier, Delalande, un peu Lully, Bouzignac, Couperin – était une musique qu’on chantait beaucoup. J’avais découvert pendant mes études qu’il y avait des disques qui permettaient d’écouter cette musique-là chantée correctement, du Charpentier bien chanté, avec des beaux orchestres, etc. Donc je me suis mis à les écouter et, en les écoutant, j’ai commencé à lire à ce sujet. Quand Catherine Paradeise a fait cette présentation sur les comédiens, je me suis dit « il y a plein de questions qu’elle pose qui pourraient intéresser la musique ancienne ». Ensuite, les circonstances ont fait que j’ai dû choisir mon sujet de thèse l’année de l’agrégation. Or cette idée-là, que je trouvais un peu amusante, était restée dans ma tête et c’est comme ça que je me suis mis à faire un DEA d’abord, et ensuite une thèse à l’École des Hautes Études, sur les mondes de la musique ancienne, avec la conviction que la thèse était un engagement trop important qu’elle porte sur un sujet qui ne me motivait pas. Je souhaitais vraiment travailler sur un sujet qui m’intéressait. Les questions théoriques qui ont émergé dans mon travail de thèse n’étaient pas forcément celles qui m’intéressaient le plus, mais l’objet m’intéressait beaucoup et je pensais que – et ça s’est confirmé avec d’autres expériences de recherche – quand on enquête sur un terrain, il faut quand même être un peu intéressé par ce terrain, et pas uniquement en faire un espace d’investigation un peu comme ça, désinvesti de toute considération d’intérêt.

Comment se sont déroulées les enquêtes ? Assez facilement. C’est un monde qui s’est révélé plutôt perméable. La manière dont elles se sont déroulées concrètement, c’est que j’ai envoyé un courrier à un journaliste de Diapason. Moi je ne connaissais personne dans ce milieu-là, vraiment personne, mais j’avais identifié qu’il y avait un journaliste de Diapason qui écrivait beaucoup et très bien sur ce milieu-là, qui manifestement connaissait très bien l’histoire de ce mouvement. Je lui avais donc envoyé, à tout hasard, une lettre en lui demandant un rendez-vous pour discuter et voir s’il pourrait me donner des contacts. Ce journaliste, c’était Ivan Alexandre et, à ma grande surprise (j’étais en train de lancer différents filets dans différentes directions), il m’a répondu. Je suis allé chez lui, on a discuté pendant des heures et il m’a ouvert pas mal de portes dans ce milieu. Ivan était très proche de Marc Minkowski – à l’époque, le milieu était structuré autour de l’opposition entre William Christie et Marc Minkowski – et donc Ivan m’a présenté des gens qui étaient plutôt du côté de Minkowski. De fil en aiguille, j’ai rencontré plusieurs musiciens, j’ai fait des entretiens biographiques avec eux, ce fut une première phase, en Master. Pour la thèse, n’ayant pas eu de financement, j’ai été obligé de travailler. Or j’ai eu une opportunité, que m’a offerte Pierre-Michel Menger, mon directeur de DEA puis de thèse. Pierre-Michel avait été contacté par des gens de Radio France, qui cherchaient quelqu’un pour réaliser une enquête sur un sujet – assez éloigné du mien – qui était d’analyser toute la politique audiovisuelle – radio, disque, captation télé – des grands orchestres et des grands opéras du monde occidental. Donc pendant un an j’ai mis entre parenthèses ma thèse et j’ai travaillé à l’Opéra de Paris en tant que salarié. La mission était financée par l’Opéra, mais aussi par Radio France, par l’Orchestre de Paris, par le Théâtre des Champs-Élysées, par le Châtelet et par l’Opéra Comique. Il y avait un peu tout le monde autour de la table. Ce

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fut une année assez merveilleuse, exigeante, mais merveilleuse en termes d’accumulation d’entretiens. J’ai dû faire 150 entretiens, j’ai passé deux mois à travailler sur l’Angleterre, ensuite j’ai travaillé beaucoup sur l’Allemagne et l’Autriche, un petit peu la Suisse, plutôt l’aspect radio, l’Italie un peu, évidemment la France – j’ai commencé par faire un tour de France – et après ça je suis allé aux États- Unis. J’ai écrit un rapport de 700 pages, très descriptif, où je faisais le bilan de ce que faisaient toutes les télés, toutes les radios, toutes les grandes maisons d’opéra et les orchestres. C’était assez éloigné de ma thèse, parce qu’on n’était plus dans la musique ancienne du tout, mais en même temps c’était merveilleux d’avoir la possibilité, à 24 ans, de faire le tour du monde, de rencontrer tout le monde, d’aller dans les plus beaux orchestres. Cela m’a surtout permis d’acquérir une très grande expérience et connaissance des écosystèmes respectifs de l’organisation de la musique dans des pays qui ont une tradition musicale très forte. Par la suite, je suis revenu à la musique ancienne, j’ai passé deux ans à enseigner au lycée, tout en faisant mes enquêtes sur la musique ancienne. L’un des problèmes que j’ai rencontrés, pour cette enquête sur le monde de la musique ancienne, c’est que c’est un monde qui était très éparpillé, très distribué, sur une multitude d’acteurs. C’était passionnant, mais j’avais des problèmes pour avoir des données de cadrage, des éléments qui permettent d’objectiver des trajectoires un peu lourdes, un peu longues, un peu structurantes. J’ai eu la possibilité de constituer deux grosses bases de données, longitudinales. L’une qui portait sur les distinctions discographiques, sur lesquelles je recensais les données de base (nationalité des compositeurs, nationalité des interprètes, nature des œuvres, etc.), et une autre fondée sur les bases de données que les Arts florissants avaient constituées sur la population des musiciens qu’ils employaient, ce qui me permettait de travailler sur des éléments relatifs à l’organisation du travail. Sinon, j’ai également fait des entretiens, avec des musiciens, des administratifs, un peu avec des chefs, pas beaucoup.

Et de l’ethnographie aussi ? J’ai fait un peu d’ethnographie. J’en ai fait en Master. Je me suis beaucoup amusé à en faire, mais Pierre-Michel Menger n’est pas très fan d’ethnographie et il m’avait un peu découragé d’en faire, en me disant que c’était anecdotique, que je n’allais pas voir grand-chose avec ça, et que ce serait juste pour me faire plaisir. J’avais suivi son conseil, je pense que fondamentalement il avait raison, j’aurais vu des choses assez répétitives. J’avais, malgré tout, mis un bout de chapitre qui était une ethnographie du travail d’orchestre que j’avais faite en Master, mais qui n’était pas très importante. En revanche, mes bases de données, je les avais beaucoup travaillées et elles étaient très importantes pour moi. Or lors de ma soutenance, je n’ai pas eu une seule question sur le chapitre sur les bases de données, mais ils ont tous fait allusion aux 7 ou 8 pages d’ethnographie un peu en vrac que j’avais faites sur l’orchestre. Ensuite, ils m’ont conseillé d’en faire un article à soumettre à Socio du travail et c’est comme ça que j’ai fait ce papier sur la construction du son, que maintenant j’aime bien, mais que pendant longtemps je n’ai pas du tout aimé car je considérais que c’était une imposture, parce qu’en fait mon vrai travail n’était pas là. J’avais assisté au travail d’un orchestre : or, précisément, comme j’avais fait beaucoup de musique, je pouvais voir des choses que d’autres personnes, y compris celles qui ont fait beaucoup de conservatoire et jouaient très bien, n’auraient pas forcément vues. Par exemple, comme j’avais fait de la direction chorale, je savais ce que c’était que de ne pas réussir à diriger un collectif, et quand je voyais Christie se débattre dans les Noces, je voyais

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très bien qu’il se débattait, et qu’il n’arrivait pas à le faire : pour moi c’était assez transparent.

La musique et l’argent

La question de l’argent touche de différentes manières le monde de la musique ancienne – coût d’une production, salaires des musiciens, marché des subventions, marché des concerts, statut de l’intermittence –, mais vous montrez qu’au tout début, les ensembles de musique ancienne vivent avec presque rien, des coûts très bas : quelle est la place de l’argent, au début, dans les années 1970 ? Au début, le monde de la musique ancienne est un monde amateur, donc il y a un peu deux manières de répondre à votre question. On peut dire d’abord que l’argent n’est pas présent parce que c’est un monde amateur : les gens ne sont pas payés, les flux financiers sont extrêmement bricolés, les gens se payent en faisant passer la corbeille à la fin des concerts, il n’y a pas de précommande de production très lourde, une bonne partie des musiciens (des chanteurs notamment, mais pas seulement) ne sont pas payés ou alors ils se partagent la recette. C’est une forme de pratique qui est en fait assez commune, qui correspond à des pratiques de musique amateur, dans lesquelles il y a des gens qui sont bons et des gens qui sont moins bons, et où les flux monétaires sont peu présents, sauf lorsqu’il faut quand même par exemple mettre de l’argent dans le bus qu’on a loué pour pouvoir transporter les timbales, c’est de cet ordre-là. Une autre manière de répondre à votre question, c’est de dire que tous les milieux amateurs, et en particulier sur ces pratiques amateurs là, sont des pratiques qui ne se déroulent pas dans n’importe quel milieu. L’une des marraines de ce mouvement-là était la Comtesse Ginette de Chambure, qui tenait salon à Neuilly, et il y avait, dans le bureau de la Société des musiques d’autrefois, Mme de Rothschild. Or c’est dans la Société des musiques d’autrefois que William Christie, , René Jacobs et les autres vont se faire les dents. C’est donc un peu rapide de dire simplement qu’il n’y a pas d’argent, parce que d’un côté il n’y a pas d’argent, et de l’autre il y en a énormément. Ce sont des pratiques qui sont enchâssées sur une population dont les propriétés sociales sont sans ambiguïté et extrêmement homogènes. Mais ce n’est pas encore un univers dans lequel les échanges sont marchandés.

Vous expliquez que la professionnalisation du monde de la musique ancienne a donné aux relations financières une place de plus en plus importante. Pourriez-vous nous expliquer ce mécanisme ? Il est clair qu’il y a eu de plus en plus de relations marchandes. Je pense que ce qui a été déterminant c’est, paradoxalement, l’intervention d’acteurs publics. C’était un peu des street-level bureaucrats, des gens qui avaient des petits guichets, qui étaient des militants de la cause en quelque sorte, et qui ont utilisé ces petits guichets pour faciliter certaines entreprises qui se sont avérées ensuite déterminantes. Il y a eu deux ou trois éléments marquants. Il y a eu, par exemple, des bourses pour permettre à des jeunes gens qui étaient en apprentissage d’aller se former en Hollande. Cela ne concerne pas beaucoup de musiciens, à peine une petite dizaine de musiciens, violonistes, flûtistes qui sont partis. Ces gens-là reviennent en France, trouvent des postes dans les conservatoires, passent les diplômes d’enseignant, deviennent profs et se mettent à former, eux aussi, des musiciens. C’est un premier pas, les sommes dont on parle ne sont pas des sommes énormes, mais cela joue un rôle très important.

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Simultanément, quelques ensembles obtiennent un peu d’argent : c’est une époque où le ministère de la Culture a un peu le vent en poupe et donc, même si les sommes engagées par le ministère ne sont pas mirobolantes (à l’échelle de ce que coûte par exemple l’Opéra de Paris), ça amorce un mouvement, et les mêmes se trouvent en position de commencer la professionnalisation de deux ensembles en particulier, la Chapelle royale1 et les Arts florissants2. Il se trouve que les musiciens qui dirigent la Chapelle royale et les Arts florissants sont des artistes de très grand talent qui vont faire des productions avec une vraie visibilité. On connaît les dates clés, les grands moments : c’est La Passion selon Saint Matthieu à Saint-Étienne-du Mont d’Herreweghe au début des années 1980, c’est la Médée de Charpentier par William Christie 3 puis Atys4. Pendant la première moitié des années 1980, ces deux ensembles sont portés avec des sommes qui ne sont pas considérables, mais un certain nombre de musiciens, de chanteurs, qui jusque-là étaient amateurs, qui faisaient ça sur leurs soirées, leur temps libre, peuvent sauter le pas. D’abord, certains progressent : je me souviens comme ça de l’entretien que j’avais fait avec une femme, qui jouait de la viole de gambe, et qui était prof de maths, donc elle avait du temps pour faire sa musique. Là, on lui donne un peu d’argent, donc elle se met à mi-temps, ensuite elle se met en disponibilité. Ce n’était pas une gambiste de très haut niveau, ce n’était pas Jordi Savall, mais elle progresse, le niveau monte, et c’est le point de départ. Une fois que le mouvement est enclenché, il y a la possibilité d’entrer dans des circuits de production, même s’ils restent modestes. Il y a par ailleurs assez tôt des structures un peu fortunées qui sont capables de mettre de l’argent dans des productions. Je me souviens par exemple d’avoir vu, enfant, la Passion selon Saint Jean au Théâtre des Champs-Élysées mis en scène par Pizzi je crois et William Christie à la baguette. Évidemment ce type de production, ce n’était pas gratuit. Il y a également les exemples de la production d’Atys et d’autres grandes productions. Ça donnait de l’activité aux ensembles, ça permettait à des musiciens de commencer à obtenir leur statut d’intermittent et donc d’accéder à une forme de professionnalisation. Par ailleurs il y avait des circuits de production qui commençaient à se structurer un petit peu, même s’il s’agissait de sommes qui n’étaient pas considérables. C’est ainsi l’époque où l’on voit émerger le festival de Beaune5, le festival d’Ambronay6, le festival de Sablé-sur-Sarthe7 : ces endroits n’étaient pas richissimes, mais avaient un peu de sous, ce qui permettait là encore de faire vivre des productions. Il y a eu deux autres éléments qui ont été déterminants dans cette dynamique, c’est la radio et le disque. La radio a été absolument cruciale, avec des personnes qui étaient avant tout là aussi des militants de la cause. Je pense à Jacques Merlet. Il avait lui-même une histoire passionnante, qui passait par les orgues, complètement soixante-huitard, donc enchâssé dans une histoire politique assez profonde. Il a profité d’un moment d’implosion de France Musique pour faire gagner de la place à la musique ancienne à l’intérieur de France Musique et pour faire des semaines entières d’émissions consacrées à telle ou telle démarche, tel ou tel musicien, tel ou tel compositeur. Il invitait tous ces musiciens dont on parle, les Christies, les Herreweghe, tous ces gens, il les faisait venir et leur disait « Allez, jouez, expliquez-nous votre démarche », et ça a donné une visibilité immense à la musique ancienne. L’autre élément qui a joué un rôle absolument déterminant, c’est le disque. Le disque là encore c’est étonnant. On voit des disques, qui étaient très bien produits, avec de belles pochettes, des prises de son souvent extrêmement réussies, très soignées, qui sont vraiment des disques somptueux : les disques du début des années 1980 sont vraiment magnifiques. En

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même temps, ces disques, les gens les faisaient souvent à l’œil, ils n’étaient pas payés, il n’y avait pas de contrat, il n’y avait pas d’argent. Ça a permis à Harmonia Mundi et aux époux Coutaz d’en enregistrer beaucoup, ça a donné une visibilité absolument considérable à ces ensembles et ces disques se vendaient très bien. Harmonia Mundi a gagné pas mal d’argent là-dessus. Ensuite, les choses se sont régularisées, c’est-à-dire que les ensembles ont constaté qu’ils n’étaient pas payés, qu’on vendait beaucoup de disques qui n’étaient pas gratuits et que par conséquent il y avait des gens qui gagnaient de l’argent avec. Il a fallu régulariser, ce qui n’est pas forcément allé sans mal. Il y a un élément que je raconte dans mon livre, c’est une anecdote qui fonctionne un peu comme un symptôme de cette période-là. Les Arts florissants enregistraient à cette époque-là pour Harmonia Mundi. Tout ce développement-là s’est fait de manière très chaotique, avec des gens qui géraient ces ensembles, qui étaient souvent aussi des amateurs, donc le business model n’était pas écrit, on ne savait pas très bien comment ça fonctionnait, et les gens qui étaient à la tête de ces structures, c’était des amis, qui rendaient service, mais ce n’était pas des comptables, ce n’était pas des gens qui faisaient de la gestion. À un moment, les Arts florissants se sont retrouvés dans une situation de quasi-mort économique, de faillite, à peu près au moment où ils étaient en plein boom esthétique. Le nouvel administrateur qui est arrivé à ce moment-là avait une formation en gestion de haut niveau. Il s’est retrouvé à essayer à mettre un petit peu d’ordre dans tout ça, il s’est demandé où étaient les contrats entre les Arts florissants et Harmonia Mundi et il a constaté qu’il n’y avait pas de contrat, et donc il est allé voir Bernard Coutaz et il lui a dit : « On va négocier un contrat et si vous ne nous faites pas une offre suffisante, on ira voir une autre maison de disque ». Coutaz lui a répondu : « vous ne pouvez pas ». Et l’administrateur lui a dit : « Si, je peux, nous n’avons pas de contrat ». Coutaz lui a dit : « vous n’avez pas de contrat, mais vous n’êtes pas propriétaire du nom ». Bernard Coutaz avait déposé à la Société nationale de la Propriété intellectuelle le nom « Arts florissants » afin de pouvoir avoir la maîtrise de la marque (donc concrètement la maîtrise de l’ensemble), sans avoir à signer de contrat d’exclusivité et donc sans avoir à verser de fees ou de royalties sur les enregistrements. Il a fallu enclencher une petite démarche judiciaire et tout cela est rentré dans l’ordre. Quand on parle de relations qui ne sont pas des relations marchandes, ça ne veut pas forcément dire que ce sont des relations de confiance et ça ne veut pas forcément dire que c’est un univers où les gens étaient tous super amis.

On a un peu l’impression qu’il y a d’un côté les musiciens désintéressés et de l’autre côté les intermédiaires, organisateurs de concerts, producteurs qui souhaitent avant tout gagner de l’argent… Les musiciens ne sont pas du tout désintéressés. Je ne suis pas en train de dire que ce sont des ignobles individus avides d’argent, pas du tout, mais ils avaient envie de gagner leur vie en faisant ce qui les intéressait, un peu comme tout le monde finalement. Ils avaient ce type d’appétit, légitime, mais ils n’étaient pas forcément compétents pour le faire : gérer un ensemble, trouver des concerts, c’est un métier. Ce qui est vrai en revanche c’est qu’il y a quelques exemples de musiciens qui avaient un geste gaullien qui consistait à dire « l’intendance suivra », « j’ai envie de faire ça et donc ça suivra ». Quand ces productions étaient des sonates en trio, parfois des cantates de Campra, c’était des petites choses, qui ne coûtaient pas cher. Quand, en revanche, on veut faire Médée, c’est 3 h de musique, il y a une distribution, ce n’est pas Guerre et Paix de Prokofiev, mais il y a une distribution. Quand on décide de faire

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la production scénique d’Atys, ça coûte très cher. Quand on fait une Saint-Matthieu, c’est deux orchestres, deux chœurs, huit ou dix solistes, ça coûte très cher.

Concernant le financement des musiciens, vous montrez dans vos travaux qu’il y a une différence entre la musique ancienne où les musiciens sont plutôt intermittents et les orchestres traditionnels où les musiciens sont souvent salariés. Or on s’attendrait peut-être à ce qu’avec la professionnalisation, on passe d’un statut d’intermittent à un statut salarié… Je pense que les ensembles n’ont jamais souhaité ça. Pour plusieurs raisons. Tout d’abord, les ensembles étaient vraiment des outils au service de leur directeur artistique. C’est peut-être un peu moins vrai maintenant, parce que ces directeurs artistiques ont pris la direction d’autres orchestres – je pense à Herreweghe, ou à Minkowski. Même si certains de ces ensembles ont pu être dirigés par des gens qui n’étaient pas uniquement leurs fondateurs, à l’époque où j’ai fait l’enquête, à la fin des années 1990, il y avait une confusion complète : Les Arts florissants c’était au service de William Christie. Point. Il n’y avait pas d’ambiguïté là-dessus. Or ces directeurs musicaux étaient des gens qui avaient envie de faire un petit peu ce qu’ils voulaient. Je me souviens d’un musicien qui me parlait de sa conversation avec Herreweghe, où il l’avait interpellé en lui disant « Pourquoi on n’essaie pas de mettre en place le salariat dans nos ensembles ? », et il lui aurait répondu « tu sais, les gens, quand tu les salaries, ça les endort, et donc ne pas les salarier, ça les réveille ». Cela résume bien cette idée. Il y a une autre raison qui est, je pense, très profondément enchâssée dans le projet artistique de ces ensembles et dans leur économie : ce que permet cette organisation appuyée sur l’intermittence, c’est de faire varier considérablement les formats. Un orchestre symphonique traditionnel ça va d’une formation Mozart (45 musiciens) à une symphonie de Mahler (120 musiciens). C’est une grande amplitude, bien sûr, mais globalement, il joue des œuvres autour de 60-90 musiciens. Un ensemble de musique ancienne peut jouer une sonate (2 ou 3 musiciens) ou une tragédie lyrique, où on peut monter potentiellement à une centaine de musiciens. On a une amplitude qui est beaucoup plus vaste, et cela est très profondément enchâssé dans le projet artistique des ensembles en question, mais aussi dans leur fonctionnement économique, où l’on oscille entre d’un côté des choses qui sont toutes petites, qui sont légères, mais qui donnent un peu de travail, qui permettent de faire vivre l’ensemble et de vendre des disques, et d’un autre côté des choses qui sont beaucoup plus lourdes, plus spectaculaires, le mouvement général des chefs étant d’aller vers des reproductions plus grosses. Dans l’écosystème de ces ensembles, on fait à la fois du tout petit et du très gros, ce qui est une particularité importante, et qui est peu compatible avec la stabilisation d’une main d’œuvre, ou alors cela coûte extrêmement cher. Il y a quelques institutions qui le font dans le monde – l’Opéra de Paris est un exemple d’une structure qui peut faire des choses très grosses et des choses plus modestes, mais enfin on n’est pas dans une amplitude où l’on passe de 3 à 100.

Alors ensuite vous expliquez dans vos travaux que ce monde est l’articulation de différents marchés, et vous avez notamment un article sur la définition du prix dans le marché des concerts… L’argument du papier, c’est qu’il est difficile de donner un prix à un concert, parce qu’on n’est pas dans un jeu tel que décrit par la science économique. On est dans une situation où il y a une très forte incertitude sur la qualité et où, surtout, le bien n’est pas standardisé. Donc la fixation du prix d’un orchestre c’est tout d’abord une analyse des coûts : les producteurs regardent combien ça coûte. Vous faites une passion de

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Bach, ça coûte combien ? Il faut tant de musiciens, qu’il faut payer tant, et ça dure tant de temps, et c’est plus ou moins long à monter. Ensuite, il y a la confrontation entre les gens qui produisent et les gens qui achètent le concert. Les gens qui achètent le concert ont souvent un budget qui peut parfois excéder de beaucoup le coût et parfois être un peu en dessous. En général, les gens qui achètent les concerts font une veille qui leur permet de savoir à peu près quels sont les coûts de marché d’un musicien et ils regardent si les producteurs ou les ensembles essaient de leur vendre trop cher. Ce travail de veille est souvent informel : comme les musiciens jouent en permanence chez les uns et chez les autres, vous avez tel flûtiste qui va dire « tiens, tu sais quand je joue avec telle personne, il paye tant ». Ensuite, ils ont leur budget. Ils peuvent se dire « cet ensemble c’est une production qui m’intéresse beaucoup, j’ai envie de l’avoir, et je suis prêt à ne pas trop regarder à la dépense, parce que c’est important que cette production existe et c’est important ensuite de la faire circuler ». Il y avait quelques institutions, à l’époque où j’avais fait le terrain, qui étaient connues pour ça, qui avaient un peu d’argent et qui pouvaient avoir un quasi- statut de co-producteur. Et vous avez d’autres institutions pour qui c’est plus compliqué d’accueillir tel ou tel, et dans ce cas les ensembles vont se dire « bon je vais quand même faire un effort, parce qu’ils sont sympas ou parce que ça rajoute une date, pour fidéliser mes musiciens c’est important, parce que ça leur permet de faire une date supplémentaire, donc pour leur statut, ce sera plus simple ». Parfois c’est tout bête, mais vous devez remonter de Marseille à Paris, vous pouvez vous arrêter à Ambronay. Cela vous fait faire un petit détour, mais quand vous avez une tournée, de toute façon les gens vous devez les défrayer pendant 3 jours parce que vous avez un concert le lundi et un concert le jeudi, si vous trouvez un concert le mardi et le mercredi, même s’ils ne sont pas très bien payés, c’est toujours ça de pris, parce que de toute façon vous immobilisez les musiciens, donc vous êtes obligés de les défrayer. C’est ce type de raisonnement qui existe et qui fait qu’on se retrouve parfois avec des écarts de prix pour une même production.

C’est intéressant ce que vous expliquez sur la fixation du prix des marchés des concerts, plus on fait des concerts, moins c’est cher… est-ce que ça n’amène pas à une certaine uniformisation ? Quand vous montez une production, vous la donnez dix fois, douze fois, quinze fois, mais vous ne la donnez pas cinquante fois, pour une raison très simple : les musiciens, ça les ennuie. Ce que vous décrivez, là, c’est le modèle du théâtre privé. Le modèle du théâtre privé c’est on monte une production, avec une pièce dans laquelle il y a quatre acteurs, et pas vingt, on donne la pièce 2 000 fois, 5 000 fois, 10 000 fois et on se débrouille pour que les cachets des acteurs que l’on fait jouer tous les soirs soient un peu inférieurs à la recette que l’on arrive à anticiper grâce à la jauge du théâtre. Mais dans la musique ancienne ou classique, ce n’est jamais le cas. Vous ne trouverez jamais un musicien qui est prêt à jouer 2 000 soirs de suite une cantate de Bach, ce n’est pas possible…

Est-ce qu’il y a aussi une influence de la réputation des artistes sur le prix des concerts ? Bien sûr. La réputation joue un rôle énorme sur le prix des concerts. La question qui se pose est : la réputation de qui ? La réputation des orchestres joue un peu, mais je ne suis pas sûr qu’elle joue tant que ça. La réputation du chef joue énormément et elle a une incidence importante parce que certains chefs sont très bien payés. La réputation des chanteurs et des solistes joue un rôle, en particulier dans le lyrique. Le

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nom des ensembles c’est important, mais ça ne va pas forcément créer une grande différence.

Il y a donc des différences de prix, qui varient à la fois sur les caractéristiques des artistes et sur le budget que détient l’organisateur. Ce qui est intéressant aussi, c’est que vous expliquez qu’on est dans une logique plus budgétaire que lucrative, c’est-à-dire qu’on accepte parfois d’avoir des déficits. Oui, de toute façon la production de spectacle vivant – bien qu’il y ait beaucoup d’exceptions – c’est généralement une production avec laquelle on gagne difficilement de l’argent. Haendel a fait faillite deux fois je crois, et les théâtres de l’époque élisabéthaine faisaient aussi faillite régulièrement. On n’est pas, la plupart du temps, sur une économie qui vise à accumuler du profit, et cela renvoie à la distinction que fait Weber entre la logique budgétaire et la logique lucrative. La logique lucrative c’est la logique capitaliste par excellence, dans laquelle on produit quelque chose en essayant de faire en sorte qu’à la fin du compte ce que l’on vend nous rapporte davantage que ce que cela nous a coûté à produire : on crée un différentiel qui s’appelle le profit, mais où l’objectif ultime, ce n’est pas de faire quelque chose, l’objectif ultime c’est de gagner de l’argent. Dans le cas de la logique budgétaire, l’objectif ultime, c’est de faire quelque chose. L’argent permet de faire, mais l’argent n’est pas l’objectif. Dans notre cas, on a une activité, dont le but ultime est de faire exister une production. Pour ça, il faut partager les déficits : on a cinq acteurs autour de la table, on sait très bien que cette production ne sera pas bénéficiaire et la question au fond est la suivante : qui prend quelle part de la perte ? Il y a aussi la loi de Baumol… La loi de Baumol est l’un des éléments qui permettent d’expliquer pourquoi les déficits se creusent, avec l’idée qu’il existe un différentiel entre les gains de productivité et la rémunération : la formule générale c’est qu’il n’y a pas d’indexation de la rémunération – qui rémunère correctement une compétence qui est rare – sur la productivité. Ce différentiel fait que les déficits se creusent.

Vous montrez que le soutien de l’État à la musique ancienne, ne correspond pas à une véritable politique culturelle, mais qu’il est indirect, à travers trois éléments : les subventions, les marchés des concerts (à travers les subsides donnés aux festivals, etc.), le régime de l’intermittence… Quel est ici le rôle de l’État ? Le rôle de l’État est très indirect et très important. C’est un point sur lequel les gens de ce monde-là n’étaient pas très contents quand je leur racontais ça. Je comprends parfaitement leur point de vue. Eux voyaient l’Opéra de Paris, l’Orchestre de Paris, les orchestres de région, qui avaient ce qu’ils qualifiaient de « manne », qui tombait du ciel, et qui leur permettait d’avoir une garantie, les laissant en permanence au-dessus de la ligne de flottaison. Ce n’est pas vraiment l’État, ce sont les financements publics : ce sont les communes, les départements, les régions, ou des salles subventionnées par l’État, c’est donc à peu près tout sauf l’État, mais c’est de l’argent qui, quand on remonte le fil, vient d’une manière ou d’une autre, de l’impôt. Quand je dis « ces financements publics jouent un rôle absolument déterminant dans le fonctionnement de ce monde-là », ils rétorquaient qu’ils ne recevaient aucune subvention directe. Le modèle que j’évoque en conclusion du livre c’est celui de l’irrigation. On n’est pas dans un univers où il y a un point de départ unique, un guichet, qui finance telle ou telle institution. On a plein de petits filets d’argent qui sont disponibles à droite et à gauche, qu’on peut récupérer un peu partout et qui permettent aux ensembles de travailler, et dont ils savent se saisir avec une virtuosité

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très impressionnante. Mais cela suppose d’avoir une représentation de la politique culturelle très différente de celle portée par les gestes à la Malraux ou à la Jack Lang, avec l’idée d’un centre, situé à côté du Palais Royal, qui irrigue la France entière. Ce n’est pas ça du tout, c’est du bricolage, ce n’est pas contrôlé, les gens ne savent pas exactement ce qu’ils font. Quand je discutais avec le ministère de la Culture là-dessus, ils me regardaient avec de grands yeux, en me disant « ce n’est pas du tout ça qu’on fait, on est nuls ». Moi je leur disais « non, vous n’êtes pas nuls, mais vous ne contrôlez rien ». Quand vous dites à un haut fonctionnaire qu’il ne contrôle rien, en général il n’est pas très content, mais c’est quand même la vérité.

Existe-t-il un mécénat pour la musique ancienne ? Il y en a eu, je ne sais pas où ça en est aujourd’hui. La seule chose qui était à l’époque importante, c’était la Fondation France Telecom. Parce que c’était un soutien institutionnel, c’est-à-dire que concrètement ça ne dépendait pas de la lubie de telle ou telle personne, c’était une politique d’organisation. Il y a eu un petit peu ça avec Péchiney et les Arts florissants, mais c’était quand même très bilatéral, sinon en général le mécénat ça restait, à l’époque (mais je ne pense pas que ça ait beaucoup changé) « la danseuse du président » – expression consacrée, mais assez désagréable. L’un des cas emblématiques, c’était le mécénat de Elf, qui a été abandonné au milieu des années 1980. Mais, à l’époque de l’enquête, il n’y a pas de pratique régulière du mécénat : c’était de l’argent qui, ponctuellement, pouvait créer des opportunités et comme ces ensembles-là étaient des corsaires, ils attrapaient de l’argent partout où ils pouvaient. Comment se rémunéraient les intermédiaires, producteurs, organisateurs de concerts ? Comme ils pouvaient, ce n’est pas une économie où l’on fait beaucoup d’argent. Seuls deux types d’acteurs ont gagné beaucoup d’argent. D’un côté les producteurs de disques, qui avaient le nez creux – et il n’y a pas eu non plus des milliards de profit, il faut être honnête. D’autre part des musiciens dont la réputation s’est accrue et qui sont entrés dans des économies de superstars : on s’est retrouvé face à des musiciens qui, en l’espace de 15-20 ans, ont réussi, pour certains d’entre eux, à avoir des cachets, qui correspondaient parfois aux cachets des superstars du classique, qui peuvent être très importants. Si la question est : est-ce que William Christie a gagné beaucoup d’argent ? Oui, bien sûr ! William Christie, Marc Minkowski, ont gagné beaucoup d’argent. Je ne suis pas sûr qu’on puisse aller au- delà de cinq ou six personnes. Si on prend des musiciens dont la trajectoire discographique et professionnelle plus générale a été un tout petit peu moins brillante, si on prend Christophe Rousset, Hervé Niquet, ou dans des générations plus récentes, je ne suis pas complètement sûr que ces gens-là aient fait des immenses fortunes.

Est-ce qu’il y a une spécificité de la musique classique par rapport à la musique de manière générale en termes de financement ? Oui, bien sûr. C’est une économie qui est beaucoup plus subventionnée, de manière directe et de manière indirecte, c’est-à-dire que les salles de concert sont plus subventionnées, il y a des subventions directes qui peuvent être données à certaines formations. Je vois bien ce qu’il peut y avoir de problématique là-dedans, au sens où on peut dire : « tiens, c’est compliqué, parce qu’on subventionne beaucoup les loisirs des riches ». C’est vrai. En même temps, la question est : est-ce que la totalité d’une

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politique culturelle doit se faire à l’aune des propriétés sociales de ceux qui la consomment ? Je pense que c’est un paramètre très important, mais je ne pense pas qu’il faille en faire un paramètre exclusif. Il est important de dire aussi : cette musique-là constitue une richesse extraordinaire que nous avons la mission, le devoir, de faire vivre, de faire exister, et d’affirmer cela. J’ai eu quelques discussions avec les gens du ministère, à une époque, qui cherchaient à justifier et à résoudre cette contradiction : on subventionne beaucoup et ça profite aux riches. Je leur disais : vous ne sortirez pas de ça, sauf à affirmer qu’il est capital de jouer cette musique. C’est capital pour des raisons de vie collective, parce qu’il s’agit de ce que nos sociétés ont produit de plus brillant au cours de leur histoire et donc oui il faut l’assumer, il faut la prendre en charge et la faire vivre.

BIBLIOGRAPHIE

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FRANÇOIS Pierre, Le monde de la musique ancienne : sociologie économique d’une innovation esthétique, Paris, Economica, 2005.

MAUBLANC Séverine, LURTON Guillaume et FRANÇOIS Pierre, Les trajectoires d’insertion professionnelle des sortants de conservatoire, Paris, Ministère de la Culture et de la Communication, 2005.

NOTES

1. La Chapelle royale est un ensemble vocal français fondé en 1977 qui a pour vocation initiale d’interpréter le grand répertoire de la musique baroque française du Siècle d’Or (XVIIe siècle). 2. Les Arts florissants sont un ensemble de chanteurs et instrumentistes voués à la musique baroque, fidèles à l’interprétation sur instruments anciens. Fondés en 1979, ils sont dirigés par William Christie et son adjoint, depuis 2007, Paul Agnew. 3. William Christie est un claveciniste et chef d’orchestre franco-américain, fondateur de l’ensemble Les Arts florissants. 4. Atys est un opéra composé par Jean-Baptiste Lully et dont la production par William Christie en 1987 est devenue célèbre. 5. Le Festival de Beaune est un festival international d’opéra baroque créé en 1982 qui a lieu chaque été (en juillet) à Beaune. 6. Le Festival d’Ambronay est un festival de musiques anciennes qui a été créé en 1980 par Alain Brunet et qui se déroule chaque année (en octobre) à Ambronay. 7. Le Festival de Sablé-sur-Sarthe est un festival de musique baroque créé en 1978 par Jean- Bernard Meunier et porté par l’Entracte, scène conventionnée de Sablé (association loi 1901).

RÉSUMÉS

Pierre François est directeur de recherche au CNRS, rattaché au Centre de Sociologie des organisations de l’Institut d’Études Politiques. Spécialiste de sociologie économique, dont il utilise les outils pour analyser la dynamique des mondes de l’art, Pierre François a travaillé, dans sa thèse, sur le monde de la musique ancienne. Il revient ici sur ses recherches et quelques résultats clés autour d’une question centrale - celle de l’argent et de son rôle dans l’art. Il évoque son enquête et le contexte de l’époque où celle-ci s’est déroulée ainsi que les difficultés qu’il a pu rencontrer. Il montre comment la professionnalisation du monde de la musique ancienne a donné à l’argent et aux relations financières une plus grande importance. Il analyse en particulier la question de la fixation des prix, révélatrice des dynamiques en jeu dans les relations artistiques. Il s’intéresse également au rôle de l’État et à la politique culturelle indirecte que mène celui-ci.

INDEX

Mots-clés : musique ancienne, musique baroque, professionnalisation, argent, prix, État

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AUTEUR

ANNE MONIER Ancienne élève de l’École Normale Supérieure Lettres et Sciences Humaines, Anne Monier est docteure en sciences sociales, rattachée au Centre Maurice Halbwachs (EHESS/ENS/CNRS). Ses thématiques de recherche sont au croisement des études sur la culture et les politiques culturelles, la philanthropie et les transformations de l’État, les relations internationales et le transnational ainsi que la sociologie des élites. Sa thèse, sous la direction de Michel Offerlé, a porté sur les « Mobilisations philanthropiques transnationales : les “Amis Américains” des institutions culturelles françaises ».

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« Les marchés de la musique vivante », de l’expérience professionnelle à l’enseignement et la recherche Entretien avec Gilles Demonet

Fanny Gribenski

Juriste de formation, vous avez une expérience de plus de vingt dans le marché de la musique vivante : pourriez-vous retracer (brièvement !) votre parcours ? La première étape remonte à l’époque où je travaillais à la Caisse des Dépôts et consignations, établissement financier qui entretient des relations étroites avec le théâtre des Champs-Élysées : elle est en effet non seulement propriétaire du bâtiment, mais aussi actionnaire majoritaire et principal financeur de la société qui en assure l’exploitation. Mes fonctions de chef de cabinet du directeur général m’ont amené à représenter la Caisse des Dépôts au conseil d’administration de cette société. Puis, de 1996 à 1999, j’ai été directeur administratif et financier de l’Opéra-Comique en même temps que j’ai fondé avec un ami élève de Manuel Rosenthal l’orchestre Ostinato. C’est enfin dans le secteur privé que j’ai travaillé pendant dix ans, comme directeur et gérant de la filiale française d’IMG Artists, sans doute la première agence de concerts internationale. J’étais en particulier chargé des tournées, ce qui m’a permis de collaborer avec des orchestres comme les Berliner Philharmoniker, le Concertgebouw d’Amsterdam, l’orchestre philharmonique de Saint-Pétersbourg, the English Baroque Soloists, etc.

Qu’est-ce qui vous a donné envie d’embrasser une carrière de pédagogue, puis d’enseignant-chercheur en parallèle et à la suite de ces activités ? L’enseignement, dont j’avais eu l’expérience en tant que juriste, s’est présenté à moi de manière fortuite alors que je venais de rejoindre l’Opéra-Comique. Le directeur du master Administration et gestion de la musique de l’époque à la Sorbonne, par ailleurs spécialiste de Satie, était venu me présenter un projet de spectacle sur ce compositeur. À la fin du rendez-vous, il m’a demandé d’assurer un cours sur la

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gestion des opéras. L’UFR de musique et musicologie m’a ensuite proposé le statut de professionnel associé puis, en 2009, m’a confié la responsabilité du master. Parallèlement j’ai éprouvé le besoin de théoriser ma pratique professionnelle sur des sujets touchant la production et la diffusion de la musique, dont les enjeux étaient à la fois économiques, juridiques et de politique publique. J’ai alors intégré l’équipe de recherche de l’Observatoire musical français où j’ai publié quelques articles consacrés aux tournées d’orchestres et à la production de concerts. Mon goût de la recherche s’est alors développé et m’a assez naturellement conduit à vouloir réaliser un travail de plus grande ampleur, et donc une thèse de doctorat.

En 2010, vous avez soutenu une thèse de doctorat consacrée à la figure du directeur musical : qu’est-ce qui vous a poussé à faire de votre expérience professionnelle un sujet de recherche ? Quelles sont les principales qualités d’un bon directeur musical ? Il s’agissait ici aussi d’une exigence personnelle : tenter de clarifier une notion que j’avais rencontrée à de multiples reprises dans mes activités professionnelles, mais dont il n’existe pas de véritable définition et dont la signification varie selon les pays, les institutions, la personnalité des individus, etc. L’objet de ma recherche consistait notamment à distinguer les éléments invariables et contingents qui sont constitutifs de la fonction de directeur musical, à établir une typologie en fonction de la nature des pouvoirs, à analyser les contre-pouvoirs au sein des orchestres et des opéras et à montrer que la conception dominante en France aujourd’hui, bien qu’elle emprunte à différents modèles, reflète une vision dans laquelle le chef se voit souvent exclu des décisions artistiques, notamment de la programmation.

Comment enseigner un métier fondé sur des savoir-faire aussi divers que celui de directeur musical, et qui nécessite d’accumuler autant d’expérience ? Peut-on transmettre (par l’enseignement et par les livres) le contenu de vingt ans de carrière dans la musique vivante ? Dans mes cours le directeur musical permet avant tout d’illustrer l’importance des enjeux de pouvoir au sein des institutions musicales et de montrer que la programmation, essentielle à la diffusion des œuvres, à la création et à la constitution des répertoires, dépend de nombreux facteurs externes, notamment institutionnels et économiques. La transmission concerne moins le contenu lui-même de mon expérience, car beaucoup de choses ont changé, qu’une manière de réfléchir et de devenir acteur du monde professionnel en s’efforçant de concilier des approches artistique, juridique, économique et organisationnelle, souvent considérées comme peu compatibles. Les étudiants doivent, une fois diplômés, être en mesure de faire face à des situations professionnelles variées et avoir un bon degré d’autonomie. L’expérience acquise chez IMG Artists me conduit ainsi à insister sur les logiques d’entreprise privée, souvent absentes des formations au management culturel. Par ailleurs, nous sommes une Université et la dimension de recherche est fondamentale. Dans notre domaine, elle doit aussi avoir une utilité, c’est pourquoi plusieurs sujets de mémoire sont définis en lien avec nos partenaires institutionnels.

Quels sont à votre sens les ingrédients indispensables d’un parcours de gestion de la musique ? Quelle doit y être la part d’une formation musicale ? Travailler dans la musique vivante requiert-il des savoirs spécifiques au regard d’autres domaines de la pratique artistique ? Entrer dans le master que je dirige requiert d’avoir une bonne pratique musicale qui, si elle n’est pas sanctionnée par un diplôme ou un titre, doit alors être validée par

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une brève audition. Par ailleurs, si la place occupée de nos jours dans notre pays par les « musiques actuelles » (bien que de nombreux conservatoires et écoles les enseignent aujourd’hui) tend parfois à relativiser l’importance des formations académiques, il est évident qu’une bonne connaissance des répertoires est un atout considérable. Nous ne devons jamais oublier que l’objet des activités auxquelles se destinent les étudiants est avant tout musical. La seconde partie de votre question soulève celle, bien plus vaste, du meilleur profil pour diriger une institution musicale. Ma thèse de doctorat s’efforçait d’ailleurs d’y apporter quelques éléments de réponse. Non seulement chaque pays a sa propre philosophie, qui reflète souvent le fonctionnement de ses institutions, mais celle-ci peut évoluer au fil du temps, en fonction de facteurs politiques, budgétaires, artistiques, etc. Prenons par exemple l’Opéra de Paris : les dirigeants qui se sont succédé depuis les années 1970 ont incarné des profils très différents, selon les cas plus ou moins artistiques ou gestionnaires. Qui peut dire aujourd’hui, et en fonction de quels critères, lequel d’entre eux a été le meilleur ? Vous enseignez à l’Université de Shanghai et sur d’autres campus extra-européens : comment abordez-vous ces situations d’enseignement ? Peut-on généraliser les problématiques liées à la musique vivante ou sont-elles trop liées à des cadres nationaux ?

1 Mes cours en Chine ont été une source d’inspiration considérable et j’essaie en retour de transmettre à mes étudiants de Paris ce que j’y ai appris. Je présente toujours mes cours à l’étranger comme le reflet d’une expérience et d’une manière de penser propres à une culture donnée, et donc avant tout comme une source d’inspiration possible. Il ne faut pas oublier que non seulement la Chine a une immense culture et une capacité d’adaptation infinie, mais aussi que d’autres pays occidentaux y sont présents depuis longtemps déjà et qu’ils ont influencé le goût du public et la manière de « faire » du spectacle vivant. Il faut donc rester humble, même si la France est souvent considérée comme le pays de la culture par excellence. Où que j’enseigne, y compris à Paris, j’espère donc avant tout partager des idées, des pratiques et des manières de réfléchir en espérant qu’elles suscitent des interrogations constructives et qu’elles permettent à chacun de se forger sa propre vision. Mon expérience à Abu Dhabi, où notre université a ouvert un campus il y a plus de dix ans, est peut-être plus stimulante encore de ce point de vue : le pays est très jeune, a besoin de s’approprier un patrimoine culturel commun aux différentes entités le constituant. Le spectacle vivant ne peut pas être abordé comme en Occident, car il s’inscrit dans un contexte politique, économique et social (l’immense majorité de la population étant constituée d’étrangers) très différent.

Venons-en à votre ouvrage Les Marchés de la musique vivante. Quelles sont les conditions d’émergence d’un marché de la musique vivante ? Et quelles en sont les spécificités par rapport à d’autres domaines des échanges économiques et commerciaux (en d’autres termes, la musique est-elle un bien comme les autres ?) Ce livre est une sorte de manifeste en faveur d’une reconnaissance de la musique vivante comme une activité économique à part entière, dotée de son propre écosystème. Autant la musique enregistrée est, sans soulever de difficulté, considérée comme un bien, voire un produit, du moins pour autant qu’elle prend la forme d’un support physique, autant il est inhabituel en France de considérer la musique vivante comme soumise à des logiques économiques. Or les travaux historiques nous montrent que la relation marchande est depuis bien longtemps au cœur de la

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production de musique, mais certains phénomènes comme la sacralisation du concert à partir de la fin du XIXe siècle et les interrogations sur le rôle de l’artiste dans la société ont souvent occulté les rapports entre l’offre et la demande ainsi que certains mécanismes tels que ceux permettant de fixer la rémunération des artistes. L’empreinte des politiques publiques sur la culture en France tend aussi à marginaliser, voire à déprécier le rôle des entreprises privées alors qu’elles contribuent largement au fonctionnement de cet écosystème. Que serait en effet la vie musicale parisienne sans certains producteurs de concerts et certaines agences qui ne bénéficient pourtant d’aucune subvention et ne coûtent donc rien au contribuable ? Pour autant, il ne s’agit pas d’une apologie de l’entreprise privée et l’assimilation de la musique vivante à un bien qui serait négocié sur un marché a bien sûr des limites ! Dans votre livre, les agents occupent une place centrale : ce sont eux qui organisent la circulation des « biens » échangés au sein des marchés de la musique vivante. On pourrait dire que d’une certaine manière ce sont eux qui produisent les marchés en créant la valeur des artistes, à partir de leurs connaissances des institutions musicales ? Il s’agit d’un bon exemple de la manière dont mon expérience professionnelle a nourri ma réflexion. J’ai en effet pu constater le rôle de certaines agences dans l’émergence des artistes, le déroulement de leur carrière et leur notoriété. Or ce rôle est loin d’être nouveau. Arguant de l’utilité du métier d’agent pour les artistes et les organisateurs de concerts, le violoniste Carl Flesch (1873-1944) évoque par exemple dans ses mémoires la manière dont Hermann Wolff (agent établi à Berlin à la fin du XIXe siècle) comparait le placement des virtuoses à la vente de denrées sur un marché ! Une grande différence existe entre la France et la plupart des autres pays : notre pays a une vision fondamentalement sociale, avérée par le fait que la plupart des dispositions relatives aux interprètes, agents et entrepreneurs de spectacle, sont régies par le Code du travail. Les conséquences sont non seulement professionnelles, mais aussi juridiques, car la France fait partie de l’Union européenne et de l’Organisation mondiale du commerce qui édictent des normes ayant vocation à s’imposer à tous les états membres. Or ces normes procèdent souvent d’une conception plus entrepreneuriale de la culture. Les principales agences artistiques, celles qui interviennent dans le monde entier, jouissent d’une position qui les rend incontournables, car elles ont tissé des relations étroites, parfois exclusives, avec à la fois les artistes et les institutions musicales. Elles connaissent leurs projets, leurs souhaits, leur disponibilité, etc. et peuvent ainsi faciliter la rencontre de l’offre avec la demande. En contrepartie, elles doivent gagner et garder leur confiance par leur professionnalisme et la valeur ajoutée qu’elles procurent aux uns et aux autres. Dans un monde extrêmement concurrentiel, cela n’est pas toujours facile et d’ailleurs je déplore toujours que les agences françaises ne parviennent pas à jouer un rôle plus actif sur la scène internationale.

Quelles sont les évolutions actuelles des marchés de la musique vivante ? Internet et les réseaux sociaux, la diffusion massive de concerts ou de représentations d’opéra en ligne, ont-ils radicalement transformé l’économie de la musique ? Assurément, et la presse s’en fait régulièrement l’écho. Les enjeux de ces évolutions sont tout à la fois artistiques (diffusion des œuvres), sociaux et politiques (accès le plus large à la culture) et économiques (rémunération des artistes, coûts et prix de la

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musique). Internet touche un public infini et par exemple permet théoriquement de résoudre le dilemme auquel est confrontée une salle dont la capacité est insuffisante pour accueillir le public de certains concerts : refuser une partie du public et donc renoncer à une recette de billetterie supplémentaire ou doubler le concert, ce qui entraîne de nouvelles dépenses. Internet non seulement interroge sur la valeur de l’expérience consistant à assister à un concert dans une salle, mais érode également la frontière traditionnelle entre musique vivante et musique enregistrée. Une autre question est posée : comment concilier les droits des artistes à une rémunération légitime de leur travail lorsque celui-ci est diffusé sur la toile et ceux du public qui tout aussi légitimement aspire à un accès généralisé et gratuit à la culture ? Les mutations technologiques dans leur ensemble ont aussi des effets sur l’écosystème : les artistes tendent à se passer des services des professionnels, en particulier dans les musiques actuelles, ce qui leur permet d’accroître leur propre rémunération. Les agents et les entrepreneurs de spectacles doivent par conséquent adapter en permanence leurs stratégies afin de démontrer leur utilité. Les intérêts artistiques, politiques et économiques en jeu dans un contexte international mouvant sont tels qu’il faut sans doute s’attendre désormais à une constante évolution de la manière dont la musique est produite et « consommée ».

Quel est l’avenir de la musique vivante en France ? Quels en sont les principaux défis ? Et à quoi doivent se préparer les futurs acteurs de cette économie auxquels vous vous adressez ? Les principaux défis sont à mon sens liés à la place du politique à la fois comme source de normes et comme dispensateur de crédits. Le poids des politiques culturelles dans notre pays, qui se manifeste par exemple dans les nominations à la tête des institutions culturelles, est souvent perçu comme une contrepartie nécessaire à l’obtention des subventions. Si celles-ci se raréfient, voire disparaissent, quelle sera la légitimité des injonctions publiques ? Une première question est donc certainement la définition du rôle de l’État dans le champ culturel et, à l’inverse, la place laissée à l’initiative privée et aux mécanismes marchands. C’est la raison pour laquelle l’approche économique et entrepreneuriale me semble si importante dans nos enseignements. La seconde question est celle du public : toutes les initiatives pour renouveler, fidéliser et accroître le public sont parfaitement légitimes, mais leur coût est rarement pris en compte et leur efficacité très difficile à évaluer. Si le modèle de financement de la culture est bouleversé, le risque pourra apparaître à terme de privilégier des programmations moins innovantes afin d’assurer la survie des orchestres, des opéras, etc. L’avenir de la création, particulièrement soutenue en France, est donc aussi en jeu. Un autre risque est celui du repli sur soi. Il est indispensable de comprendre comment fonctionne l’économie de la musique, y compris vivante, au niveau international pour pouvoir élaborer des stratégies qui renforcent la présence de nos artistes et la reconnaissance de nos professionnels à l’étranger. Le risque est celui de la fragilisation et de la vulnérabilité et, à cet égard, il est encore difficile d’apprécier les conséquences de l’arrivée récente en France de grands groupes internationaux comme Live Nation et des phénomènes de concentration auxquels nous assistons. Dans un monde musical qui semble condamné à l’instabilité, la formation des décideurs de demain, qu’il s’agisse de diriger un orchestre, une salle, un festival, etc., est d’autant plus déterminante.

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RÉSUMÉS

Comment enseigner la gestion de la musique ? Quel dialogue peut-on engager entre la pratique et la recherche dans ce domaine ? Et quels sont les enjeux auxquels il convient de préparer les futurs administrateurs de la musique en France, et ailleurs ? Juriste de formation, responsable du Master « Administration et gestion de la musique » de l’UFR Musique et Musicologie à l’Université Paris-Sorbonne, et directeur adjoint de l’Institut de Recherche en Musicologie (IReMus), Gilles Demonet, revient sur son parcours de directeur musical et d’universitaire. Ce faisant, il partage sa triple vision d’acteur culturel, de chercheur, et d’enseignant, sur l’histoire, le fonctionnement et l’avenir des marchés de la musique vivante.

INDEX

Mots-clés : gestion de la musique, marchés musicaux, agents, formation professionnelle

AUTEUR

FANNY GRIBENSKI Fanny Gribenski est Research Scholar au Max Planck Institute for the History of Science de Berlin. Ancienne élève de l’ENS de Lyon, agrégée de musique, elle est diplômée du Conservatoire de Paris en histoire de la musique et en esthétique. Après une thèse intitulée L’Église comme lieu de concert. Pratiques musicales et usages de l’espace ecclésial dans les paroisses parisiennes (1830-1905) (à paraître chez Actes Sud), elle prépare un livre sur l’histoire de la standardisation du diapason. Elle a été boursière de la Fondation Thiers, Fulbright Postdoctoral Fellow et Visiting Scholar à l’Université de Californie de Los Angeles, et Dibner Fellow in the History of Science and Technology à la Huntington Library (San Marino, Californie).

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Comptes-rendus de lecture Reviews

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Jean-Marc Larrue & Marie- Madeleine Mervant-Roux (eds), Le Son du théâtre, XIXe-XXIe siècle. Histoire intermédiale d’un lieu d’écoute moderne Paris, CNRS éditions, 2016.

Gilles Declercq

RÉFÉRENCE

Jean-Marc Larrue & Marie-Madeleine Mervant-Roux (eds), Le Son du théâtre, XIXe-XXIe siècle. Histoire intermédiale d’un lieu d’écoute moderne, Paris, CNRS éditions, 2016.

1 Consacré à un objet laissé-pour-compte des études universitaires du siècle dernier, l’ouvrage s’impose d’emblée par son ampleur, sa structure et ses enjeux scientifiques : • Un ensemble de 37 contributions, dues à 35 auteurs qu’il serait vain de prétendre ici résumer, mais dont il importe en revanche d’appréhender la diversité thématique et méthodologique ainsi que l’étendue des exemples. • Une structure concertée, qui témoigne d’un magistral travail d’orchestration opéré par les directeurs de l’ouvrage, véritable collectif international (avec un axe fort entre l’université française et les universités montréalaises, francophones et anglophones), et pluridisciplinaire par la conjonction des approches historiographiques, intermédiales, technologiques et esthétiques. Rassemblé en cinq topiques successives – ACOUSTIQUE / AURALITÉ / TECHNOLOGIES ET MÉDIATISATIONS / VOIX ET ORALITÉS / MÉTIERS DU SON AU THÉÂTRE –, l’ensemble des articles propose un parcours méthodique et organique. 1. L’examen des conditions et lieux de l’écoute, fonction à la fois de l’évolution des techniques et des sensibilités : quatre articles dus à Marie-Madeleine Mervant-Roux & Stefan Weinzierl, Clemens Büttner, Victoria Tkaczyk, Sandrine Dubouilh. 2. L’étude des modes de l’écoute où le maître mot est l’auralité pour rendre compte de l’expérience auditive du « spectateur » (l’ancienne rhétorique disait plus justement

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« l’auditeur », un terme préservé dans la langue anglaise qui parle d’« audience » tant au cinéma qu’au théâtre). 3. La fabrique des sons sur scène (et hors-scène), partie centrale qui examine tout d’abord les technologies de la scène (avec cinq articles de Jean-Marc Larrue, Mireille Brangé, Bénédicte Poisson, Daniel Deshays et Julie Sermon), puis les médiatisations du théâtre (sept articles de Patrick Feaster, André Timponi, Jeanne Bovet, Giuisy Pisano, Marie-Madeleine Mervant- Roux, Renée Bourassa et Anne Godon). Est ainsi examinée la nature intermédiale du son au théâtre, à la fois dans ses techniques de production scéniques et son inclusion dans la fiction dramatique. 4. La quatrième section est consacrée à la voix au théâtre, dans une perspective – il importe de le souligner – distincte de l’étude textuelle du discours dramatique. La dimension théorique est d’emblée introduite par une analyse comparative de la voix de l’auteur-lecteur de son œuvre, tout en retenue et non-dit, et de la voix, professionnelle et éminemment « publique » de l’acteur. L’approche se prolonge par l’étude de « voix marquantes » de comédiens dont le microsillon (gisement d’étude encore largement sous-exploité) garde la trace. Neuf articles d’Helga Finter, Anne Pellois, Arnaud Berandet, Nicolas Diassinous, Cristina Da Simone, Mary Nooman, Nicolas Fargier. 5. Très significativement l’ouvrage s’achève par la dimension technique et pédagogique de son objet en donnant la parole aux techniciens du son et en étudiant la difficile quête de reconnaissance de l’acoustique dans l’enseignement théâtral, trop longtemps annexé au management de la lumière et de la scénographie. Quatre articles dus à Katharina Rost, Guillaume Trevulce, Daniel Deshays et Jean-Paul Lamoureux, acousticien responsable de la rénovation de la salle Richelieu de la Comédie-Française en 2012.

2 Cet ensemble d’articles, à fonction nettement encyclopédique, fondamentalement pluriel par ses approches et ses objets d’analyse, se caractérise par son effet de convergence (préférée ici à une cohérence qui n’aurait pu qu’être forcée) ; chaque auteur mettant sa compétence propre au service d’une recherche collective et multiforme dont le lecteur découvre progressivement les facettes. Au demeurant, l’ouvrage invite également à une lecture discontinue, chaque contribution pouvant se lire de manière autonome au gré des intérêts propres à chaque lecteur – et ce n’est pas la moindre richesse de l’ouvrage. La dimension fédératrice est toutefois assurée par la présence de deux forts index (Notions, d’une part ; Noms de personnes, lieux, institutions et titres, d’autre part) et des Notices bibliographiques des auteurs qui mettent en évidence, par la mention des rattachements institutionnels, la réelle dimension internationale de ce travail, et qui surtout identifient la formation et compétence des contributeurs : acousticiens, architectes, historiens des techniques et de la culture, théâtrologues, esthéticiens dialoguent ainsi par l’agencement structurel de leurs contributions. Une force structurelle qui résulte aussi d’un long travail collaboratif (projet ANR, laboratoires CNRS, collaborations interuniversitaires, réseau de doctorants et post- doctorants) dont cette publication est l’aboutissement éminemment qualitatif, chaque auteur disposant d’un espace rédactionnel suffisant pour permettre l’articulation des hypothèses théoriques et des analyses de cas. Bien loin des « actes de colloques » au nombre de signes trop souvent comptés, c’est ici d’un livre qu’il s’agit.

3 Sa cohérence théorique, ce livre la fonde dans ses trois textes liminaires : l’Introduction corédigée par M.-M. Mervant-Roux et J.-M. Larrue qui problématise son objet d’une triple scansion épistémologique : historiciser, écouter, écrire le sonore ; et une double Ouverture, historiographique avec Alain Corbin qui situe la question de l’écoute théâtrale dans le cadre large de l’histoire des sensibilités, et intermédiale avec Jonathan

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Sterne qui examine à nouveaux frais la notion de « paysage sonore » dans le cadre des « Sound Studies ».

4 La lecture de ce triptyque inaugural est essentielle pour saisir les enjeux de la question du son théâtral. Enjeux dont le caractère problématique, voire polémique, est déterminant pour comprendre les raisons qui ont, jusqu’ici, ralenti et minoré l’étude du son. La première de ces raisons est le primat culturel et ontologique du visuel. On en connaît les sources philosophiques occidentales, platoniciennes notamment, l’œil et non l’oreille, étant considérée comme la porte de l’âme et l’accès privilégié à la contemplation des idées. L’avènement moderne de l’audiovisuel à son tour, a renforcé la supériorité (idéologique autant que technologique) de l’image sur le son. Mais l’ouvrage met aussi en évidence un concours inattendu à ce primat dans l’histoire moderne du théâtre populaire de l’après seconde guerre mondiale : le souci d’un espace « démocratisé » a en effet conduit, par le dispositif / cadre de scène + gradins / a privilégié la visibilité pour tous au détriment de la qualité acoustique des salles.

5 L’ouvrage souligne encore, dans plusieurs de ses contributions (notamment dans sa cinquième section) la difficulté du dialogue entre architectes et acousticiens ; la question technique de l’acoustique étant souvent abordée dans le cadre du « second œuvre ». Le son s’est ainsi trouvé lésé au profit du visuel, tant dans la perspective des arts libéraux que des arts mécaniques dont l’union est propre au théâtre…

6 L’ampleur de l’ouvrage et le nombre de ses contributions engendrent de surcroît des analyses et questionnements qui se font écho et le lecteur est ainsi invité à penser l’archive sonore dans son contexte historique, technique et culturel ; à penser l’auralité dans l’interactivité propre au théâtre ; ou à repenser l’ornement dans sa contribution technique à la réverbération de la parole et du son. On notera également que l’ouvrage excède souvent avec profit les bornes historiques qu’il s’assigne en son titre, notamment par des incursions dans la première modernité avec l’examen acoustique des théâtres italiens de la Renaissance ou les considérations sur le son et les cris dans les campagnes et villes du XVIIIe siècle.

7 Au final, l’ouvrage produit un effet de savoir cumulatif tout en plaçant celui-ci sous le signe de la surprise : rares sont les ouvrages qui invitent leur lecteur à penser simultanément l’évolution des normes du bruit au regard des querelles suscitées par les cloches de village, le processus d’appropriation d’un espace sonore privé par les casques « noise-cancelling », la contribution du phonographe et du microsillon à la mémoire théâtrale, la poïétique de la parole et de la voix (vs celle du corps) dans le théâtre de Marguerite Duras, ou la contribution des fausses portes à la signature acoustique des salles de théâtre à l’italienne… À sa rigueur scientifique, ce livre ajoute le charme de l’étude d’objets aussi pertinents qu’inattendus dans leur rassemblement. Une fructueuse et enthousiasmante conjonction.

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AUTEURS

GILLES DECLERCQ Ancien élève de l’École Normale Supérieure, agrégé de lettres modernes et docteur de l’Université Paris-Sorbonne, Gilles DECLERCQ est professeur d’études théâtrales à l’Université Sorbonne-Nouvelle dont il a été le vice-président recherche de 2002 à 2006. Membre du Conseil National des Universités (section 18 : Arts), il dirige le Centre de Recherche en Études théâtrales de la Sorbonne Nouvelle (IRET, EA 3959). Ses recherches portent sur la dramaturgie et l’esthétique du XVIIe siècle français, la rhétorique, la théorie de l’argumentation et la problématique de la parole théâtrale. Il a notamment publié L’Art d’argumenter. Structures rhétoriques et littéraires, Éditions universitaires, 1992 ; La Parole polémique, co-édité Jacqueline Dangel et Michel Murat, éditions H. Champion, 2002 ; Les Entretiens d’Ariste et d’Eugène de Dominique Bouhours (édition critique avec Bernard Beugnot), éditions H. Champion, 2003 ; Racine 1699-1999, Actes du tricentenaire, Presses Universitaires de France, 2004 (co-édité avec Michèle Rosellini) ; Le Romanesque, co-édité avec Michel Murat, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2004 ; Pascal Quignard ou la littérature démembrée par les muses, ainsi que Reprise et transmission : autour du travail de Daniel Mesguich, , co-édités avec Stella Spriet et Mireille Calle-Gruber ; Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2011 et 2012 ; Fascination des Images, Images de la fascination, co-édité avec Stella Spriet, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2014. Ses recherches actuelles portent sur l’esthétique des passions et la question du sublime dans la représentation artistique et littéraire.

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Anastasia Belina-Johnson & Derek B. Scott (eds), The Business of Opera Farnham, Ashgate, 2015.

Mélanie Traversier

RÉFÉRENCE

Anastasia Belina-Johnson & Derek B. Scott (eds), The Business of Opera, Farnham, Ashgate, 2015.

1 Viva l’opéra!, Metropolitan Opera YouTubechannel, Der Newsletter der Deutschen Oper Berlin, Instagram Account Sydney Opera House, Teatro alla Scala on Twitter… : la présentation des supports et programmes vidéo et numériques proposés par les théâtres d’opéra constitue désormais un moment incontournable du lancement d’une nouvelle saison. Il ne s’agit pas pour les directions de ces hauts lieux de la culture musicale de sacrifier à la mode du 2.0, mais bien d’en exploiter le potentiel économique. Car l’enjeu financier est d’importance : la valorisation et l’usage de ces nouvelles ressources numériques, jugées plus accessibles pour le public – ne serait-ce que financièrement –, visuellement attractives et dynamiques, sont destinés à moderniser l’image de ces institutions souvent patrimoniales et réputées élitistes, et partant à renouveler, élargir, rajeunir leur fréquentation. C’est l’une des thématiques méthodiquement examinées dans l’ouvrage The Business of Opera coordonné par l’historienne de la musique et metteure en scène Anastasia Belina-Johnson et le musicologue Derek B. Scott.

2 S’inscrivant dans le renouvellement de l’histoire économique des arts en général, et du marché de la musique en particulier, le livre est issu d’un colloque qui s’est tenu à l’université de Leeds en 2012. Mais il déborde largement les cadres habituels de la recherche et offre des éclairages incisifs sur la réalité socio-économique du monde de la musique aujourd’hui, dans ses strates supposément les plus prestigieuses. En effet, la démarche est non seulement interdisciplinaire, mais son originalité, qui était déjà celle du colloque né d’un partenariat entre l’University’s School of Music de Leeds et Opera North, la plus importante compagnie britannique en dehors de Londres, tient au

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souhait d’articuler savoir académique et expériences vécues de professionnels de la musique, impliqués à différents niveaux artistiques et organisationnels dans la production des opéras. C’est la confrontation entre ces divers univers de travail qui fait la richesse de l’analyse proposée.

3 Si le nombre de travaux historiquement situés sur l’économie et les professions musicales est désormais conséquent (rappelons seulement ici les ouvrages de référence de Beth et Jonathan Glixon, John Rosselli, Lorenzo Bianconi et Giorgio Pestelli, Erich Bödeker, Michael Werner et Patrice Veit, Philippe Agid et Jean-Claude Tarondeau1), les essais sur la vie économique des théâtres d’opéra durant ces deux dernières décennies sont encore rares et offrent encore plus rarement des échanges de points de vue entre recherche et pratique, entre tous les métiers mobilisés dans la performance, du montage d’une production à la réception et à l’archivage du spectacle. The Business of the Opera relève le défi. Il offre des jalons précieux pour questionner les mutations actuelles à la fois de la gouvernance de ces entreprises de spectacle et de leurs pratiques budgétaires, telles que les unes et les autres réorientent, voire brutalisent parfois, les relations entre créateurs et administrateurs, entre artistes et spectateurs, entre directions de salle et public d’abonnés ou non-abonnés. Au-delà il pose, dans le contexte globalisé et numériquement mondialisé d’aujourd’hui, une question que les historiens des pratiques musicales dans les sociétés d’Ancien Régime ont déjà affrontée, mais dans un tout autre contexte socio-culturel et économique : dans quelle mesure un Opéra, au-delà de sa vocation artistique, est-il un business ordinaire, une entreprise comme les autres, soumises aux mêmes contraintes que les autres, optimisant les mêmes ressources managériales, publicitaires, technologiques que les autres ?

4 L’examen des modes de gestion est aujourd’hui crucial, à l’heure où la baisse des financements publics, le rétrécissement sociologique du public, l’accès dématérialisé aux œuvres musicales, opéras compris, a fragilisé les « équilibres » budgétaires des théâtres d’opéra dont la programmation induit des coûts de production incompressibles et particulièrement élevés. Le diagnostic est général, et les directions, elles-mêmes marquées par des changements de gouvernance, doivent se tourner vers d’autres sources de revenus, lever des fonds privés, tenter de renflouer leurs billetteries sans pour autant développer une politique tarifaire rédhibitoire. Le tableau dressé par Sarah Zalfen dans son étude comparative sur les Opéras de Berlin, Londres et Paris, vaut largement ailleurs. Si le livre s’en tient aux lieux phares de la musique savante, ajoutons que d’autres institutions culturelles publiques, tout aussi patrimoniales que la plupart des théâtres d’opéra, les musées en particulier, doivent faire face au même tarissement des ressources étatiques ; elles mettent en œuvre des stratégies commerciales et managériales souvent similaires pour y répondre : développement du sponsoring, relance du mécénat privé, politique promotionnelle visant des publics cibles, produits d’appel, organisation d’activités hors les murs… autant de moyens que Nicholas Payne expose ici à la lumière de ses vingt-sept années passées à la tête de différentes compagnies d’opéra.

5 « Cercles de mécènes » ou « Amis de », partenaires bancaires ou industriels gagnent par la publicité faite à leurs subventions artistiques une fructueuse gratification symbolique, tout en s’assurant un accès « réservé », privilégié à certains événements musicaux. Le sponsoring ne s’affiche plus seulement dans les pages du programme ou sur le site internet des théâtres, mais aussi sur les grands écrans retransmettant tel ou tel opéra, comme put le constater le public rassemblé autour des BPbigscreens qui

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diffusaient, de Aberdeen à Plymouth, les ballets et opéras proposés en 2013 par la Royal Opera House. Comme le rappellent Anastasia Belina-Johnson et Derek B. Scott, l’ancienne British Petroleum Company glanait, ainsi, sous couvert de mécénat musical fort généreux dans l’espace public, une belle caution artistique, redorant son blason pétrolier. Ce recours au mécénat, fer de lance du marketing relationnel que relaie les instances dirigeantes des opéras, vient in fine rappeler que la quête de rentabilité économique réactualise aujourd’hui des pratiques anciennes et signale, de manière certes feutrée, que l’opéra fut d’abord un art de cour, soutenu par des relations interpersonnelles et une gestion l’éloignant du commun économique !

6 Le renforcement de l’attractivité de la programmation est un autre levier pour redresser la rentabilité économique, la valorisation de l’héritage musical ou architectural ne suffisant pas ou plus. Ses ressorts sont multiples : publicité sur tout support et streaming, « désacralisation » des lieux et des musiques qui y sont proposées grâce d’une part à la visite des salles et de leurs moindres recoins en dehors des spectacles et d’autre part un renouvellement du répertoire, projections en plein air. Les actions visant à attirer le jeune public et à promouvoir plus largement l’éducation musicale s’inscrivent dans une logique analogue. Ces initiatives sont là encore communes à l’ensemble des institutions culturelles et peuvent aussi soutenir des formes de financement participatif qui donnent des atours démocratiques à des pratiques mécénales collectives. Mais ces politiques de diffusion vers un plus large public (à la fois plus nombreux et socialement plus diversifié) doivent être pondérées par des considérations à la fois artistiques et patrimoniales : il s’agit d’élargir, rajeunir l’audience, mais sans perdre en exigence artistique, ni négliger les œuvres totémiques de l’histoire de l’opéra qui, elles, attirent le public « traditionnel ». Et ces monuments ne sont pas les mêmes partout dans la culture musicale occidentale ou occidentalisée. Évoquant la programmation inédite à Glyndebourne de l’opéra baroque de Rameau, Hippolyte et Aracie, en juillet 2013, Christine Fischer rappelle dans son article que la globalisation culturelle n’efface pas les spécificités locales ou nationales, des pratiques d’écoute et que les directions doivent aussi tenir compte de leur histoire.

7 Si la numérisation des œuvres et les diffusions en ligne, en streaming ou en plein air semblent rendre plus accessibles l’opéra et en assurent aussi, au-delà d’une simple impact publicitaire attendu, une forme d’archivage inespérée, le livre dévoile les coulisses plus sombres des mutations en cours. Le décryptage de la vie économique des théâtres demeure aujourd’hui comme hier un moyen d’appréhender la conflictualité entre les différentes catégories de professionnelles, indispensables à la production d’un opéra, mais aux intérêts divergents : compositeurs, instrumentistes, interprètes, metteurs en scène, techniciens, administrateurs, attachés de presse, pour ne citer que les métiers les plus évidemment impliqués. Les nouvelles technologies mises au service du spectacle, mais aussi de sa promotion et de sa diffusion en-dehors de l’espace de la salle même, n’effacent pas les positionnements conflictuels concernant les niveaux de rémunération, les droits d’auteur et les droits à l’image, ni la difficulté à établir des compromis entre liberté créatrice et rentabilité financière. Le témoignage du compositeur Paul Alan Barker, tout comme l’enquête de George Kennaway, sur les contrats des musiciens d’orchestre, soulignent sans faux semblant les négociations parfois tendues entre artistes et responsables gestionnaires, lorsqu’il s’agit d’établir les clauses relatives au défraiement et à la rémunération. Parce que nombre de théâtres d’opéra disposent d’un orchestre et d’un chœur résidents, les questions salariale et syndicale auraient pu être plus spécifiquement traitées ou abordées d’un point de vue

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comparatif, dans le sillage par exemple des travaux, par ailleurs cités, de Tuomas Auvinen et Ortrud Gutjahr2. Car l’histoire récente des théâtres d’opéra reste ponctuée par des grèves ou menaces de grève liées aux conditions de travail et de rémunération dégradées par les coupes budgétaires publiques qui affectent l’ensemble d’une compagnie : le personnel technique, administratif ou celui chargé de la sécurité, ainsi à la Scala en avril 2013 ou à l’Opéra Bastille en juin 2018, mais aussi les musiciens de la compagnie permanente ou les chanteurs recrutés dans le chœur, à l’instar de ceux de l’English National Opera mobilisés en avril 2013 contre des réductions de salaire. Ces mouvements qui entravent le bon fonctionnement de l’activité théâtrale et entrepreneuriale ne sont évidemment pas récents, que l’on songe aux refus de monter sur scène des têtes d’affiche de l’opéra dès le XVIIe siècle ou à la fameuse grève du chœur du Metropolitan Opera qui avait marqué en 1906 les débuts new-yorkais de . Les nouvelles réalités économiques qui déterminent les choix de gestion financière et de management des directions de salle ont aussi des conséquences sociales qui ne sauraient être minorées.

8 Ponctuellement, à la lecture de ce dense ouvrage qui transporte le lecteur d’un Opéra l’autre, du Metropolitan Opera de New York au Finnish National Opera d’Helsinki dont l’histoire si singulière est minutieusement rappelée par Liisiamaija Hautsalo, on regrette que certains aspects ne donnent pas lieu à des développements encore plus conséquents tant les questionnements ouverts engagent la réflexion : en particulier les arbitrages entre les cultures musicales locales et la programmation d’œuvres patrimoniales mondialisées, le financement participatif, les influenceurs dans le domaine culturel, l’enchevêtrement entre les réseaux économiques publics et privés et les cercles de mécènes attachant leur nom ou celui de leur société à telle ou telle salle d’opéra, l’histoire sur la longue durée des coproductions internationales telles que Laëtitia Corbière en a récemment étudié les premiers acteurs au tournant du XIXe et XXe siècle3. En outre, d’autres interrogations se lèvent : les Opéras qui ont récemment été inaugurés au Qatar et à Dubaï et qui sont soutenus par des fonds étatiques largement abondés ont-ils les mêmes politiques de marketing relationnel, alors que la contrainte de rentabilité pèse d’évidence moins sur eux ? Comment la compétition culturelle et musicale entre capitales est-elle reconfigurée par la nouvelle donne économique ? Du côté des professionnels de la musique, la précarité et les difficultés à imposer des exigences financières et artistiques face à des équipes de gestionnaires, plus que prudentes pour des raisons budgétaires, ne sont-elles pas encore plus lourdes pour les compositrices que pour les compositeurs ?

9 Ainsi, l’ouvrage aiguise assurément le regard des historiens de la musique, celui des spectateurs-consommateurs de musique, ou encore celui des multiples acteurs insérés dans le business de l’opéra. En nous faisant entrer dans les coulisses de la production lyrique, il nous invite à un exercice de déniaisement salutaire qui rappelle que l’opéra vit certes du talent de ses créateurs et interprètes, mais qu’il (sur)vit aussi, d’abord, de l’argent de ceux qui le financent, qu’ils soient en coulisse ou dans la salle. Et faire jaillir cette manne aujourd’hui, comme hier, implique de savoir mettre « les mains dans le cambouis ». C’est l’un des mérites de l’ouvrage que de nous rappeler, exemples concrets et emblématiques à l’appui, cette évidence matérielle.

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NOTES

1. GLIXON Beth L. and GLIXON Jonathan E., Inventing the Business of Opera: The Impresario and His World in Seventeenth-Century, New York, Oxford University Press, 2006 ; ROSSELLI John, The Opera Industry in Italy from Cimarosa to Verdi: the Role of the Impresario, Cambridge, Cambridge University Press, 1984 ; BIANCONI Lorenzo and PESTELLI Giorgio (eds), Storia dell’Opera italiana, vol. IV, Turin, EDT, 1987, trad. française, Histoire de l’opéra italien, vol. IV, Le système de production et ses implications professionnelles, Liège, Mardaga, 1992 ; BÖDEKER Hans Erich, VEIT Patrice et WERNER Michael (eds), Les sociétés de musique en Europe, 1700-1920, Berlin, Berliner Wissenschafts-Verlag, 2008 ; Id., Organisateurs et formes d’organisation du concert en Europe, 1700-1920, Berlin, Berliner Wissenschafts- Verlag, 2008 ; AGID Philippe et TARONDEAU Jean-Claude, The Managment of Opera: An International Comparative Study, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2010. 2. AUVINEN Tuomas, Unmanageable Opera? The Artistic-Economic Dichotomy and its Manifestations in the Organisational Structures of Five Opera Organisations, Ph.D diss., City University, Londres, 2000 ; GUTJAHR Ortrud (ed.), Regietheater!: wie sich über Inszenierungen streiten lässt , Theater und Universität im Gespräch, Würzburg, Königshausen u. Neumann, 2008. 3. CORBIERE Laëtitia, Du concert au show business. Le ro◌̂le des imprésarios dans le developpement́ international du commerce musical, 1850-1930, Thèse d’histoire contemporaine dirigée par Sylvie Aprile (Université de Lille) et Ludovic Tournès (Université de Genève), soutenue le 19 juin 2018.

AUTEURS

MÉLANIE TRAVERSIER Ancienne élève de l’École normale supérieure de Fontenay-Saint-Cloud, Mélanie Traversier est historienne et comédienne. Maîtresse de conférences en histoire moderne à l’Université de Lille et membre de l’Institut Universitaire de France, elle consacre ses recherches à l’histoire socio- économique et technique du spectacle et à l’histoire du genre au XVIIIe siècle. Elle a notamment publié Gouverner l’opéra. Une histoire politique de l’opéra à Naples (1767-1815), École française de Rome, 2009 ; Musiques nomades : objets, réseaux, itinéraires (XVIIe-XIXe siècles), Diasporas, no 26, 2015, et Le Journal d’une reine. Marie-Caroline de Naples dans l’Italie des Lumières, Champ Vallon, 2017. Auteure de plusieurs travaux portant sur l’histoire du paysage sonore, elle a codirigé Mélodies urbaines. La Musique dans les villes d’Europe (PUPS, 2008) et Aller au théâtre (Histoire urbaine, 2014/3). Dans le cadre de ses recherches sur les rapports entre sciences, innovation technique et musique, elle a coédité avec Marie Bouhaïk-Gironès et Olivier Spina le volume La mécanique de la représentation. Machines et effets spéciaux sur les scènes européennes (XVe-XVIIIe siècles) pour la Revue d’Histoire du Théâtre (juin 2018). Membre du conseil d’administration de l’association Mnémosyne pour le développement de l’histoire des femmes et du genre et du comité de rédaction de la revue Genre&Histoire, elle a récemment coordonné avec Alban Ramaut La musique a-t-elle un genre ?, sous presse aux Éditions de la Sorbonne. Elle prépare actuellement un ouvrage sur le marché de la musique et les rapports entre musique, sciences et techniques au siècle des Lumières.

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Aude Ameille, Pascal Lécroart, Timothée Picard & Emmanuel Reibel (eds), Opéra et cinéma Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2017.

Jérôme Rossi

RÉFÉRENCE

Aude Ameille, Pascal Lécroart, Timothée Picard & Emmanuel Reibel (eds), Opéra et cinéma, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2017.

1 Dans le numéro spécial de l’Avant-scène opéra (n° 98, 1987, p. 6) consacré aux rapports entre opéra et cinéma, Ermanno Comuzio pouvait écrire : Un vent de folie souffle sur l’opéra, tant à la scène qu’à l’écran. Plus qu’une mode, c’est un must, une obligation sociale, à tous les niveaux. Les hommes de spectacle font des pieds et des mains pour réaliser des mises en scène d’opéra ; les chefs d’orchestre défendent des alliances jadis impensables avec des auteurs qui ne se limitent plus à faire évoluer des groupes sur scène ou à suggérer des mouvements aux chanteurs, mais proposent des ‘interprétations globales’ ; les impresarios ne savent plus où donner de la tête ; les cinéastes enfin, meurent d’impatience de porter les mélodrames à l’écran.

2 Plus de trente ans plus tard, l’enthousiasme autour des relations entre les deux arts n’est pas retombé et le livre Opéra et cinéma édité aux Presses Universitaires de Rennes en sonde les raisons avec minutie et érudition. Co-édité scientifiquement par quatre auteurs, émaillé d’entretiens (Philippe Béziat, Benoît Jacquot, Jacques Martineau, Michèle Reverdy et Olivier Simonnet), le recueil est articulé en cinq parties de tailles à peu près similaires. Il vient enrichir une bibliographie importante dans les pays anglo- saxons, bien plus modeste en France. Dans un mouvement d’explication des origines, la première partie relate les premières manifestations de croisements entre les deux arts, tandis que les seconde et quatrième parties sont conçues en miroir : l’influence du cinéma sur l’opéra, puis de l’opéra sur le cinéma. Les troisième et cinquième parties

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sont respectivement consacrées à la captation et la diffusion de l’opéra (par la télévision, la vidéo et le cinéma), et aux « interactions multiples et multiformes » suscitées ou provoquées par les croisements entre les deux genres.

3 Dans leur introduction, après avoir montré comment les deux arts avaient pu avoir besoin l’un de l’autre – le cinéma a eu besoin de l’opéra pour se donner une légitimité artistique, l’opéra a eu besoin du cinéma pour offrir une alternative intéressante aux compositeurs alors qu’ils traversaient une crise profonde après la seconde guerre mondiale (à la fois esthétique, idéologique et morale, p. 14) –, les auteurs proposent une typologie de la présence opératique au cinéma : • utilisation de l’opéra à titre de citation (« La chevauchée des Walkyries » dans Apocalypse Now de Francis Ford Coppola, 1979) ; • filmage d’une grande scène d’opéra intégrée à l’intrigue (Matchpoint de Woody Allen) ; • intervention de personnages fictifs de chanteurs et de divas (Diva de Jean-Jacques Beineix, 1980), et biopics de chanteurs d’opéras (Callas Forever, Franco Zeffirelli, 2002) ; • film-opéra, genre hybride au sein duquel les auteurs distinguent l’opéra en prose (reprise de la trame d’un opéra dans un film entièrement parlé), le film paraphrase (qui suit l’intrigue de l’opéra source de près, et lui adjoint ses airs les plus célèbres) et le film-opéra proprement dit, qui suit de près la partition de l’œuvre source (donc entièrement chanté).

4 En retour, l’influence du cinéma est bien présente à l’opéra dans les sujets (Romanza de Sergio Rendine, par exemple, tire son origine des Ailes du désir de Wim Wenders, 2002), la confection des livrets (les compositeurs parlent plus volontiers de « séquence » que de « scène »), la mise en scène qui peut inclure un dispositif de projection cinématographique ; enfin, la captation audiovisuelle de l’opéra permet à celui-ci une retransmission télévisée, une diffusion dans les salles de cinéma (en temps réel) ou une distribution en dvd.

5 La première partie s’ouvre par la présentation de deux inventeurs, William K. L. Dickinson et Louis A.A. Le Prince qui associent l’opéra à leurs premières expériences cinématographiques. On peut regretter la brièveté de l’article et le déséquilibre en faveur de Dickinson ; le texte a toutefois l’intérêt de montrer combien les débuts du cinéma recèlent encore de fascinantes découvertes. Deux autres articles sont consacrés aux œuvres du cinéma muet. Le premier présente le travail d’adaptation et – ce que l’on sait moins – de composition du chef d’orchestre du cinéma Gaumont-Palace, Paul Fosse ; ce dernier réservait les morceaux extraits d’opéras – la plupart du temps en y soustrayant la partie vocale – aux œuvres aux forts enjeux dramatiques. Le second texte retrace la généalogie du fantastique dans le cinéma américain et pose l’adaptation de The Phantom of the Opera (réal. R. Julian, 1925) comme l’une des œuvres clés à cet égard dans ses rapports au corps, à la danse et à la musique. Mis en avant par Méliès dans ses applications cinématographiques, les trucages ne bénéficient pas de la même valorisation à l’opéra ; Marie-Anne Le Roy Maršálek nous révèle ainsi que la critique de la Belle Epoque préfère se concentrer sur le rendu mystique des adaptations lyriques de Jeanne d’Arc plutôt que sur l’aspect spectaculaire des mises-en-scène, bien que celui-ci soit un atout commercial de premier plan. Enfin, les articles de Van der Hoeven et Plasseraud étudient la postérité wagnérienne de l’idée de synthèse des arts à travers respectivement l’idéalo-wagnérisme, courant parisiano-bruxellois qui se situe à la croisée du symbolisme et de la synesthésie avec pour principaux représentants Joseph Péladan (le fameux Sâr Péladan pour lequel Erik Satie composa Les sonneries de la Rose+Croix et L’Air du Grand Maître), Albert Cozanet (pseudonyme de Jean d’Udine),

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Alexandre Scriabine et Edgard Varèse, et l’unanimisme, qui est d’ailleurs moins un courant que la recherche constante de réactualisation de la tragédie grecque – en tant qu’elle représente un monde dans lequel l’art est le garant d’une fusion spirituelle des individus, fusion dont le drame wagnérien avait été la réalisation la plus aboutie et que le cinéma se promettait de devenir.

6 La confrontation de l’opéra au film implique de repenser le premier, tant sur les plans esthétique que sociologique, car l’œil humain s’est habitué à une nouveau type de représentation de la réalité (pour A. Schoenberg : « le film a gâché l’œil du spectateur », p. 91). Premier auteur de cette seconde partie, Julien Segol nous montre comment l’opéra, genre conservateur par excellence, a su s’adapter en Allemagne en prenant le cinéma comme « horizon d’attente ». La résurgence de la pantomime, l’expressivité des regards, le recours aux « encarts » (équivalents des sous-titres), la rapidité des changements de scènes sur le modèle du montage cinématographique, ou encore les projections de films sur scène (jeux de miroirs qui défamiliarisent la présence du corps sur scène) constituent autant de traits empruntés au cinéma muet de l’époque, qui apparaît comme une nouvelle « poétique du spectaculaire » (p. 96) sur laquelle se refonde la représentation opératique germanique, faisant preuve d’une admirable adaptabilité. Les autres articles de cette partie s’attachent tous à montrer comment le cinéma a concrètement pénétré le monde de l’opéra : cela se traduit, chez Eisenstein, par une utilisation extrêmement précise des éclairages au service d’une expressivité plastique pour sa mise en scène de La Walkyrie au Bolchoï, tandis que l’on peut parler d’une véritable « conception cinématographique » de l’opéra chez Peter Eötvos : simultanéité d’action inspirée du split screen (trois scènes dédoublées), rôle signifiant de la musique avec l’attribution de notes de références aux personnages ou encore soin accordé au bruitage. Les tableaux détaillés d’Aude Ameille (p. 122-132) montrent l’importance, depuis le début des années cinquante, d’un phénomène consistant à confier la mise en scène d’un opéra à un cinéaste. Du point de vue de l’opéra, cette stratégie peut se comprendre comme une volonté de toucher un public plus large que celui des « habitués », mais les enjeux vont bien au-delà. Si les difficultés sont réelles pour le cinéaste (jeu théâtral des chanteurs, absence de gros plans), l’opéra lui donne en retour la possibilité de se laisser guider par la musique : « ce n’est pas le livret qui constitue le ‘scénario du spectacle’ mais bien la musique » (Benoît Jacquot, p. 136). L’auteur termine son propos en se posant l’intéressante question d’une esthétique de la mise en scène qui serait propre aux réalisateurs.

7 Delphine Vincent débute la troisième partie de l’ouvrage en examinant les stratégies des cinéastes lorsqu’ils veulent transposer un opéra au cinéma. Si la réduction temporelle de l’opéra vers le cinéma est quasiment inévitable – pour correspondre à une durée moyenne d’une heure trente –, les solutions retenues sont, elles, très diverses et ne se laissent pas classer en deux catégorie comme l’historiographie courante nous le laisse penser (rupture au début des années soixante-dix): coupures, ajout de séquences ou de voix-off, traduction, chant « en direct » ou en playback, actualisation ou non dans notre société, doublage ou non des chanteurs par des acteurs, manipulations sonores en fonction des plans… les appropriations sont multiples et riches. On louera la vingtaine de pages d’annexes de ce seul article qui recense toutes les modifications pratiquées par les processus d’adaptation des opéras cités. « Synthèse du hasard et de la nécessité » (p. 176), le film-opéra de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub sur Moses und Aron de Schoenberg relève – contre le doublage et les manipulations de post-production – le défi conjoint du tournage en plein air et du

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chant en direct, entre le sonore imprévisible et la musique en tant qu’œuvre d’art programmée par l’artiste ; remarquons le dispositif, assez insolite, consistant à avoir enregistré tout l’opéra dans une version purement instrumentale, afin que les chanteurs puissent ensuite chanter en direct pendant le tournage. Concernant les rapports entre le sonore et le visuel, ceux-ci « sont comme deux jets qui s’affranchissent et gagnent en autonomie », en une ambivalence dynamique qui cherche à « capter les conditions qui ont engendré cet opéra, puisque Schoenberg, au début des années 1930, est celui qui a su retranscrire le cri qui parcourt le monde en musique » (p. 180). Les quatre autres articles de cette partie se concentrent sur la présence de l’opéra à la télévision en l’abordant sous divers angles : l’histoire des premières mises en scène spécialement conçues pour la télévision et les captations (Marie Auburtin), le dvd et son livret (David Christoffel), le sous-genre du documentaire sur l’opéra (Elizabeth Giuliani, François-Gildas Tual). Cette place accordée au medium télévisuel est rare en musicologie et atteste de la richesse inouïe de ce media pour l’étude de l’évolution des genres musicaux et des mentalités au XXe siècle. Pour chacune de leur proposition, les auteurs proposent des typologies efficaces et pertinente. Le tableau de F.-G. Tual qui classe le matériau cinématographique en le répartissant sur un continuum allant de la forme la plus concrète (réalité quotidienne : paysage) à la plus abstraite (le carton silencieux) nous a semblé particulièrement perspicace.

8 La quatrième partie traque la question de l’« opératique » au cinéma – une notion qui sera articulée avec celle de « cinématographique » dans le tout dernier article du volume – dans les figures de la diva (la chanteuse, l’actrice, le personnage de fiction) au cinéma (Thierry Santurenne), les adaptations du roman de Gaston Leroux « Le fantôme de l’opéra » (Timothée Picard), le cinéma de Tsui Hark (Simon Daniellou), les films de Dario Argento (Pierre Jailloux), Match Point de Woody Allen (Justin Bernard) ; parmi les éléments avancés, on retient l’affirmation d’une rhétorique de la mise en scène (par exemple dans le caractère ostentatoire des entrées et sorties des musiques), une certaine manière d’occuper l’espace avec des mouvements de caméra en trois dimensions et, de manière plus générale un goût pour l’outrancier associant « décorum, performance, paroxysme, lyrisme, stylisation, artifice, totalité, escapisme, kitsch » (Picard, p. 261). Pour Justin Bernard, Match Point (réal. Woody Allen, 2005) présente l’opéra à la fois comme marqueur social, fil conducteur du drame et expression d’un drame interne. Dans la recherche d’une filiation entre l’opéra et le cinéma, Laurent Guido questionne la vision rétrospective de Wagner comme celle d’un génie visionnaire, père spirituel du spectacle cinématographique. Si la configuration particulière du théâtre de Bayreuth est bien une véritable salle de cinéma avant l’heure, les aspects les plus spectaculaire de l’opéra wagnérien – actions virevoltantes, effets lumineux (l’auteur cite la lanterne d’Eugène Frey pour la chevauchée des Walkyries, l’éclairage électrique pour Parsifal), importants dispositifs scéniques (le panorama mobile) – sont moins destinés à impressionner le public – l’article montre que les trucs et effets de machinerie sont courants à l’époque – qu’à tenter de mettre en œuvre le Gesamkunstwerk pour lesquels ils s’avèrent « constituer des éléments minimaux nécessaires à l’expression » (p. 325). Dans un article dense, João Pedro Cachopo expose les idées de Stanley Cavell, philosophe américain, pour lequel la relation conflictuelle entre opéra et cinéma contribue à définir leur identité ; on pourra toutefois regretter la concision de l’article qui, selon nous, peine à rendre justice à la complexité de la pensée de Stanley Cavell. Enfin, le texte ambitieux de Patrick Longuet (d’après Bazin) pense le cinéma et ses rapports à l’opéra à travers l’idée d’impureté,

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distinguant similitudes externes (univers de vedettes, industrie culturelle) et « relations internes plus profondes » qu’il explore dans neuf films qui intègrent divers aspects de la création opératique (faste du décorum, effet de rideau, scènes chantées, prologues, sons en coulisse) ; pour l’auteur, la différence principale entre les deux arts – l’opéra (comme le théâtre) est fondé sur la coprésence, dans le même espace, des acteurs et des spectateurs – peut être dépassée en intégrant un public fictionnel à l’image cinématographique.

9 La dernière partie, plus disparate, reste néanmoins passionnante car riche en découvertes et en propositions. Béatrice Gandois étudie le travail d’arrangement de Korngold sur la partition de Mendelssohn dans le film A Midsummer Night’s Dream (réal. M. Reinhardt and W. Dieterle, 1935), superproduction hollywoodienne qui s’approche du mélodrame par la quantité de musique présente ; une comparaison avec le récent film éponyme de M. Hoffman (1999), qui intègre des extraits d’opéras italiens, aurait offert un éclairage contemporain intéressant. Cécile Carayol montre l’influence de Debussy sur le cinéma hollywoodien, peut-être moins perceptible mais toute aussi prégnante que celle de Wagner. Avec une scène de Rebecca (réal. A. Hichcock, comp. F. Waxman, 1940), elle montre notamment comment le musicien français, avec Pelléas et Mélisande et sa prosodie proche de la parole parlée, a posé les bases de la technique d’ underscoring, une écriture musicale spécifiquement cinématographique consistant à épouser les contours du langage parlé pour offrir un écrin musical empathique aux dialogues. « Oratorio dramatique », « mimodrame », « mystère lyrique », Jeanne d’Arc au bûcher est une œuvre qui témoigne de l’influence croisée de l’opéra et du cinéma dans le but de renouveler le genre lyrique ; Pascal Lecroart raconte quelques étapes cruciales dans la création et la réception de cette œuvre, vraisemblablement influencée par un film (le Faust de F. W. Murnau, 1926), mise en musique par Arthur Honegger, compositeur rompu aux exigences de la musique de film (il en a produit six dans les trois années qui précèdent), puis mise en scène et adaptée à l’écran par Roberto Rossellini (1954). Opéra de M. Beretti et d’A. Bon conçu pour le cinéma, La Jeune Fille au livre (réal. J-L. Comolli, 1994) revisite les rapports traditionnels entre les divers arts de la littérature, de la musique, de la peinture – un tableau constitue le centre de l’intrigue – et du cinéma ; pour Elisabeth Rallo Ditche, ce dernier fonctionne comme un « opérateur de lecture », c’est-à-dire qu’il sélectionne un sens privilégié pour le (télé)spectateur, ici la question des rapports entre l’art et la réalité. Expérience inédite, Atiq Rahimi a tiré du récit Terre et cendre – à forte résonance autobiographique – un livre, un film et un opéra ; Xavier Rockenstrocly en analyse les diverses adaptations et transformations permettant d’approfondir les spécificités expressives des trois médias. Dernière étude de cas, The Tristan Project propose une réflexion sur l’apport de la vidéo – le film de Bill Viola – à la mise en scène de Peter Sellars pour la version de Tristan und Isolde proposée à l’Opéra Bastille en 2005 ; complément spirituel, la partie vidéo couvre l’ensemble de la représentation, imposant l’eau comme élément symbolique central – voir l’ascension finale de Tristan transposée dans le monde sous-marin – et manipulant la temporalité par les effets de lenteur, de ralenti ou de slow motion. Si un long et passionnant entretien fait office de conclusion, l’article d’Emmanuel Reibel et Céline Carenco qui questionne les notions de « cinématographique » à l’opéra et d’ « opératique » au cinéma dans les critiques d’œuvres offre une magistrale réflexion finale sur la question, insistant sur la dissymétrie entre les deux arts : le cinéma représente une forme de culture universellement partagée, porteuse ou non de valeurs artistiques, tandis que l’opéra constitue « le modèle d’un rapport au monde qui

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esthétise la violence, embrasse une forme de totalité, entretient un rapport distendu à la temporalité, et hisse en fin de compte le propos à un niveau transcendant le réel. » (p. 435)

10 Si les rapports entre opéra et cinéma ne cessent de fasciner, c’est que les deux arts continuent de poser la question fondamentale du naturalisme et du rapport au réel. Les entrées multiples du livre (le wagnérisme, les trucages, les techniques d’adaptation, les genres filmiques, la mise en scène) permettent d’en étudier les multiples facettes, faisant assurément de ce collectif brillamment mené un ouvrage de référence.

AUTEURS

JÉRÔME ROSSI Maître de conférences en musicologie à l’université de Nantes, Jérôme Rossi est l’auteur de nombreux ouvrages et articles consacrés à la musique post-romantique – particulièrement la musique anglaise de la première moitié du XXe siècle – et aux liens qui unissent musique et cinéma. Son livre sur l’œuvre du compositeur anglais Frederick Delius a obtenu le Prix des Muses de la biographie en 2011 ; il a récemment publié l’ouvrage La musique de film en France chez Symétrie (Lyon). Il est le compositeur de nombreuses musiques de documentaires et de courts- métrages.

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Alessandro Arbo & Pierre- Emmanuel Lephay (eds), Quand l’enregistrement change la musique Paris, Hermann, 2016.

Jonathan Thomas

RÉFÉRENCE

Alessandro Arbo & Pierre-Emmanuel Lephay (eds), Quand l’enregistrement change la musique, Paris, Édition Hermann, 2016.

1 Capter le son, en conserver la trace et la reproduire, voilà trois opérations qui, depuis qu’elles ont été progressivement rendues possibles puis raffinées à partir du milieu du XIXe siècle, ont étendu le champ de la préhension et de la manipulation de son environnement sonore par l’homme. Et cette capacité, tel que l’a déjà montré Jonathan Sterne1, n’est pas et n’a jamais été sans conséquence ni pour ceux qui la mettent en œuvre ni pour ce qui est mis en œuvre par elle. La possibilité d’enregistrer le son et d’en faire usage a en effet modifié les pratiques sociales et sonores déjà existantes, en a fait émerger d’autres, a participé et participe toujours à l’élaboration constante de cultures sonores et à la dimension sonore des cultures. Par ailleurs, l’enregistrement du son ne le restitue ni ne le répète jamais tel qu’il fut. Il constitue donc une opération problématique, qui l’est peut-être plus encore quand elle s’attache à la musique, cette pratique artistique autant sociale qu’individuelle dont les productions et les performances n’avaient, avant l’invention du phonographe, jamais eu besoin d’être enregistrées pour exister.

2 L’enregistrement de la musique est ainsi un vaste terrain de recherche, qui a donné naissance à « un nouveau secteur disciplinaire, parfois appelé “musicologie de l’enregistrement” ou “phonomusicologie” » (p. 7). Il est investi depuis plusieurs années par le groupe de travail « Musique et enregistrement » du Groupe de recherche sur l’acte musical (GREAM, Université de Strasbourg). Coordonnés par Alessandro Arbo, ses

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membres – musicologues ou philosophes – ont organisé une journée d’étude en 2015, dont le titre et la plupart des contributeurs sont ceux de l’ouvrage collectif rapporté ici. Dirigé par Arbo – auteur de nombreuses contributions sur l’ontologie et l’esthétique musicales2 – et Pierre-Emmanuel Lephay – lesquels ont déjà publié sur ce sujet3 –, Quand l’enregistrement change la musique est une des rares contributions francophones portées sur l’histoire et les conséquences de l’enregistrement musical, des premiers temps de la phonographie aux technologies numériques. Il faut donc se réjouir de la parution d’un tel volume. Celui-ci reprend strictement les thèmes de recherche du groupe « Enregistrement et musique », et constitue ainsi un état de sa recherche. L’enregistrement musical y sera considéré pour son histoire, son rôle dans l’activité des interprètes, son usage dans la recherche en musicologie, sa fonction documentaire, ses conséquences sur la réception de la musique, ainsi que sur l’ontologie des œuvres et des improvisations. Ce dernier thème traverse tout le livre, dont les sept parties sont chacune consacrées, à l’exception de la première et de la dernière, à un genre musical particulier – musique ancienne, électroacoustique ou mixte, improvisée, pour le cinéma, popular music. On devine ainsi qu’il s’agira de considérer avant tout la musique – avant et pendant l’ère de l’enregistrement – plutôt que de centrer le propos sur l’enregistrement, ses techniques, ou sur une typologie des changements qu’il opère sur la musique.

3 Ce n’est pourtant pas ce qu’illustre la première des sept parties de l’ouvrage. C’est en effet l’enregistrement lui-même qu’Arbo et Lephay abordent, chacun dans un article, en un axe différent mais similaire : entre l’enregistrement-document et l’enregistrement-œuvre pour le premier ; de l’enregistrement-témoignage à l’enregistrement-objet pour le second. Une question semble traverser les deux contributions : la musique enregistrée que nous écoutons est-elle l’instanciation d’une œuvre ou une œuvre en soi ? Mais cette question est en fait un peu différente : cet enregistrement est-il la trace honnête et véridique d’une performance, ou plutôt le maquillage inauthentique de celle-ci, voire avant tout le résultat, manipulateur et étranger au concert, des opérations permises par les techniques d’enregistrement ?

4 Considérant l’ensemble des genres de musiques enregistrées, Arbo situe sa réflexion sur le plan ontologique. Après avoir établi, suivant les travaux récents de Roger Pouivet, les définitions ontologiques de l’enregistrement-document et de l’enregistrement-œuvre, il ne peut que constater que cet effort est incapable d’embrasser la complexité contradictoire des cas d’enregistrements intermédiaires entre ces deux pôles. Pour parvenir à informer le jugement de l’auditeur, Arbo propose donc de le rendre attentif aux conditions de production de ce qu’il écoute. Il pourra alors, s’il est disposé à reconnaître l’enregistrement « comme une fin et non comme un simple moyen » (p. 31), commencer à s’extraire de l’angoisse du flou ontologique qui l’entoure. Enfin, l’auteur décide d’aller voir « du côté de la réception » (p. 31), et pose les jalons d’une méthode en deux temps pour investir et juger l’enregistrement : d’abord « considérer la manière dont la première trace complète de l’œuvre, ou plus généralement de l’objet musical en question, a été produite » ; ensuite, « comprendre en quoi consiste l’objet principal sur lequel, à un moment donné, se concentrent les jugements critiques compétents formulés dans les contextes de sa réception » (p. 37).

5 Circonscrivant son propos aux seules œuvres de musique savantes, Lephay contextualise dans l’article suivant les deux pôles qu’il reconnaît à l’enregistrement, témoignage et objet, le long d’une histoire détaillée des technologies, mais aussi des

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pratiques d’enregistrement et de la réception de leurs productions. Des premiers temps du phonographe à l’avènement de la « haute-fidélité » s’affirme ainsi, à mesure des progrès réalisés dans les technologies et les pratiques de captation et d’édition du son, la volonté de produire des interprétations parfaites. Celles-ci deviennent de moins en moins reproductibles en concert et de plus en plus artificielles. Mais Lephay montre que le disque, devenu un « mirage » (p. 55), est dans le même temps réinvesti par des enregistrements témoignant de pures performances en concert, lesquelles sont d’ailleurs impactées par l’exigence de qualité d’exécution faite et popularisée par les enregistrements-objets. Il se développe alors une éthique de l’enregistrement, qui valorise la performance sur scène et se veut transparente sur l’usage de ses médiateurs techniques, quand elle ne refuse pas simplement d’avoir recours au studio. Les deux pratiques se rejoignent enfin et s’harmonisent. Le texte de Lephay résonne alors dans celui d’Arbo : si l’enregistrement-objet continue à exister, il est aussi parfois produit non pour faire accéder l’auditeur à l’instanciation idéale d’une œuvre, mais à la réalisation d’un projet conçu pour le disque et publicisé comme tel. Par ailleurs, certains festivals ou orchestres adoptent une voie intermédiaire entre témoignage et objet, en mettant immédiatement à disposition du public de leurs concerts l’enregistrement, à peine retouché, de ce qu’il vient d’entendre.

6 La deuxième partie du livre, « L’enregistrement de la musique ancienne » compte deux articles. Dans le premier, « Le rôle du disque dans la promotion et la pérennité d’un paradigme interprétatif », Samaa Sulaiman Marion-Gallois s’intéresse à la part que prend l’enregistrement dans la « fabrication d’un paradigme interprétatif tout en assurant sa pérennité, sa diffusion et son ancrage dans le marché des biens culturels » (p. 72). Il s’agit donc d’investir par le biais d’un médiateur – le disque – le « lien de permutation [qui] s’est instauré entre les deux champs d’activité de l’interprétation et de l’enregistrement » (p. 75). Si le propos de Marion-Gallois est convaincant dans sa façon de montrer comment l’enregistrement, son rendu sonore et sa diffusion commerciale aboutissent à modifier progressivement les pratiques d’interprétations sur instruments anciens et leurs attendus d’écoute, ainsi qu’à pousser l’adaptation de ces instruments à la modernité sonore et instrumentale, deux critiques peuvent cependant lui être adressées. D’abord, il nous semble qu’enregistrement et disque y sont parfois confondus, ce qui tend à assimiler tout enregistrement à un disque, alors que chaque medium de diffusion d’un enregistrement possède ses qualités propres, qui conditionnent les possibilités et la qualité de son écoute. Par ailleurs, Marion-Gallois aurait pu mieux situer son propos en citant quelques acteurs, labels ou entreprises éditoriales marquantes de ce mouvement singulier de l’édition discographique. Mais peut-être devons-nous y voir la conséquence d’un point de vue surplombant et nécessairement plus général, qui fait contraste et complète d’autant mieux l’article suivant, de Jonathan Nubel, qui s’attarde sur le cas particulier de La Petite Bande. Nubel peut ainsi nous parler de façon très détaillée et contextualisée de thèmes déjà abordés par Arbo, Lephay et Marion-Gallois. Il aborde l’enregistrement comme document du répertoire et des interprétations baroques, pour ensuite montrer comment la production discographique intervient pour modeler l’écoute et le gout de l’auditeur et, en retour, le jeu de l’instrumentiste. Sigiswald Kuijken, chef de La Petite Bande, doit ainsi produire des enregistrements qui tendent à être des objets, avant de se voir remplacés dans sa discographie par des enregistrements-témoignages, à mesure que s’améliore le jeu sur instruments anciens. Là encore, il est finalement question d’une

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éthique de l’enregistrement qui respecterait les œuvres et leurs auditeurs, une thématique qui prendra de l’ampleur dans la partie suivante.

7 Quatre articles sont maintenant rassemblés sous l’intitulé « Enregistrement et culture pop ». Ils font suite, en abordant cette culture dont le territoire a largement été constitué et habité par des musiques souvent soupçonnées d’être sans éthique, à cette préoccupation d’assurer leur légitimité à des musiques constituées par l’enregistrement, et qui souffrent de la double critique de leur caractère populaire et inauthentique. Dans « Enregistrements constructifs et popular music », Jacques Favier réinvestit le problème de la définition ontologique de la musique enregistrée. Il discute avec précision des modèles de Stephen Davies, Evan Eisenberg, Roger Pouivet et Theodore Gracyk, pour conclure que se dégageraient deux approches ontologiques de la popular music : l’une proposerait « une vision unifiée des œuvres musicales qui transcende l’avènement de la phonographie et des enregistrements constructifs » (p. 130), l’autre séparerait œuvres musicales et phonographiques, et reconnaitrait à ces dernières d’être la source d’une nouvelle poétique. Et c’est la reconnaissance de l’existence d’une telle poétique qui semble transparaitre dans la question que pose l’article suivant, « La pratique du sampling dans les musiques populaires urbaines », de Paola Delfino : le sampling est-il une pratique de création musicale ou, dépréciative, de simple copie ? Delfino répond à cette question au long d’un riche exposé qui considère l’histoire, les acteurs et les implications culturelles et esthétiques du sampling. En originant sa possibilité dans le procédé même de la phonographie, elle justifie d’abord, selon nous, la légitimité de sa pratique comme le développement créatif et inévitable d’un processus technique consensuel, pour ensuite explorer la sensibilité de ces acteurs, et trouver la source de leur musicalité dans leur écoute et leur gestualité (p. 143). La pratique du sampling est finalement le signe culturel d’un nouveau type d’auteur, permis par la phonographie, qui reprendrait à son compte tout signe musical comme « matériel sonore commun » (p. 152), dégagé de toute hiérarchie de légitimité et de dignité. Dans l’article suivant, Rodolphe Weyl, dans « Entre œuvre phonographique et improvisation : le cas du dub », aborde cette musique basée sur une pratique d’improvisation manipulant une musique déjà enregistrée. Il reprend des catégories ontologiques déjà exposées par Favier pour déterminer si le dub peut produire des œuvres. Enfin, pour savoir « Comment les technologies d’enregistrement transforment la musique dans la culture japonaise », Akiba Fuminori argumente contre la thèse radicale du compositeur japonais Masahiro Miwa. Pour ce dernier, « la musique enregistrée diffusée dans un environnement commercial “relève obligatoirement des catégories de la musique tonale et de la musique à structure métrique régulière qui ont cessé d’être vivantes depuis plus d’un siècle dans le monde de la musique occidentale” » (p. 171). Fuminori situe son argumentaire, bien renseigné sur le plan technique et clair dans sa présentation, dans le champ volontairement restreint de la culture populaire japonaise. Pour elle, l’enregistrement standardise certes la production musicale, mais l’évolution de ses techniques témoigne aussi de leur usage encore créatif. Les techniques de production et d’édition musicale – que l’auteur ne distingue pas assez, selon nous, de celles de l’enregistrement lui-même – n’occasionnent pas de nouvelles occurrences d’un art mort, mais servent au contraire, dès lors qu’elles sont conscientisées par ceux qui les emploient, à entretenir leur regard critique sur la musique. Enfin, « la musique possède toujours ce pouvoir de nous aider à vivre dans la société contemporaine » (p. 190), ce qui suffirait pour la considérer, avec bienveillance, comme l’accompagnement vivant de son temps.

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8 Avec Clément Canonne et Stéphane Gasparini, la quatrième partie, « Enregistrer l’improvisation », est l’occasion de questionner bien plus en détail cette opération particulière. Pour Canonne, « il semble difficile de trouver deux types d’objets musicaux a priori plus opposés que l’improvisation et l’enregistrement » (p. 195). Leur rapport est d’ailleurs paradoxal, puisque si Canonne montre comment l’enregistrement est conçu comme incapable de rendre compte de l’improvisation, il mentionne aussi que la volonté de l’enregistrer est bien plus ancienne que l’invention des premiers appareils phonographiques. Au cours d’un développement désormais classique dans cet ouvrage, il aborde la fonction documentaire de l’enregistrement, puis son impact sur la construction, la diffusion et la pérennité des pratiques d’improvisation. Relevant enfin, au terme d’un propos toujours clair, documenté et stimulant, « l’instabilité ontologique de l’improvisation – à la fois événement sonore, type-performance et structure sonore abstraite indiquée par l’improvisateur dans le temps de la performance, susceptible d’instanciation (et donc d’interprétations) multiples » (p. 217), Canonne pointe aussi la « “respectabilité” » (p. 216) que gagnerait l’improvisation par les conséquences de la diffusion de son enregistrement, et donc le devenir-œuvre de celle-ci. C’est cette question qu’aborde en suivant Gasparini, à propos d’un enregistrement du Köln Concert de Keith Jarret par le pianiste Tomasz Trzcinski, réalisé à partir d’une transcription méticuleuse de l’enregistrement original. Or, ce nouvel enregistrement est jugé par l’auteur bien moins délectable que son prédécesseur. Le Köln Concert est-il dès lors une œuvre instanciable à loisir ou une improvisation répétable, mais pas interprétable ? Par une réflexion ontologique convaincante, Gasparini montre que si la version de Trzcinski l’ennuie, c’est que son interprète la répète au lieu de la réitérer, qu’il considère plus l’enregistrement de Jarrett comme une improvisation qu’aucun autre ne saurait faire advenir que comme une œuvre que tout un chacun peut exécuter en y apportant sa propre subjectivité. Ainsi, c’est bien notre rapport à « l’Art musical », « constitué de moments musicaux singuliers que nous appréhendons par l’unique biais de l’exécution et, désormais, par celui de l’exécution enregistrée » (p. 235), que l’enregistrement change. Il en est de même pour notre rapport à l’œuvre et à son exécution, l’enregistrement s’offrant à nous pour instaurer, à partir de lui, un nouveau processus créatif de réitération des œuvres.

9 C’est au fond l’envers de cette question qui traverse la cinquième partie de l’ouvrage - « Restitution des œuvres électroniques et mixtes » - constituée d’un unique article, d’Angelo Orcalli et Luca Cossettini. Intitulé « L’émergence de la musique électronique et mixte : de l’éthique de la préservation à la restitution de l’œuvre », il traite de « l’éthique de la préservation des documents sonores et [des] méthodologies de restitution de l’œuvre musicale audiovisuelle et mixte » (p. 246), c’est-à-dire des problématiques d’information et de transparence de ces opérations. À travers un texte autant théorique que pratique, passionnant et très bien référencé, Orcalli et Cossettini montrent qu’elles ne se doivent pas d’activer le seul savoir-faire technique, mais aussi de s’appuyer sur une expertise autant nourrie de l’histoire des technologies de la reproduction du son que de musicologie. Finalement, le processus historique de construction d’une éthique de la préservation des documents audio aboutit à la formation d’un nouveau paradigme, celui du « re », qui « peut être compris non seulement en termes de répétition et de copie mais aussi au sens de la production d’une altérité : système de re-production, ré-organisation, ré-génération tournée non seulement vers le passé, mais aussi vers le présent et vers l’avenir » (p. 279).

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10 La contribution de Roberto Calabretto – « Le cas de la musique pour film : un modèle de post-production » – est en fait la sixième partie du livre – « Enregistrement et musique pour film ». Elle est surtout l’occasion de lire une histoire technique précise de la musique au cinéma, des premiers systèmes de son en salle à la production contemporaine des musiques de film, entre orchestre réel et instruments virtuels. Elle montre enfin que l’enregistrement de la musique pour le cinéma a été la source de nouveaux procédés de production musicale.

11 La dernière partie de l’ouvrage aborde « L’enregistrement comme outil de la recherche musicologique », en tant que trace de performances rendues ainsi accessibles à leur étude. Julie Walker y dresse d’abord un état des investigations de « L’enregistrement comme outil de recherche dans l’étude de l’interprétation musicale ». Après avoir retracé l’histoire disciplinaire des performance studies – d’abord étrangères à la musicologie – de Wallace Bacon puis Richard Schechner jusqu’aux études sur la musique de Robert Philip, Walker détaille les travaux des différents groupes de recherche constitués en France et en Angleterre pour étudier la performance par son enregistrement. Pour elle, « l’enregistrement a […] clairement fait évoluer les performance studies en permettant aux chercheurs d’investir toutes les données qu’un enregistrement peut contenir : données historiques, pratiques, stylistiques et empiriques avec les progrès de l’informatique, selon les deux rôles principaux qu’il peut jouer : l’enregistrement témoin, sauvegarde d’un savoir, et l’enregistrement comme objet analysé, soit en tant qu’analyse du sonore, base de données empiriques ou support pour des études psycho-acoustiques » (p. 328). Benjamin Lassauzet expose un autre aspect de ce champ de recherche dans « L’enregistrement pour instrument reproducteur : un outil fiable pour l’analyse de l’interprétation ? ». L’instrument reproducteur est utilisé, sous la forme d’un piano, au début du XXe siècle pour enregistrer non pas le son d’une performance mais son action sur l’instrument, pour ensuite pouvoir la reproduire sur un piano mécanique. D’un rendu sonore alors de bien meilleure qualité que celui du phonographe, l’instrument reproducteur est utilisé pour enregistrer des interprètes de choix, dont des compositeurs - tels que Debussy ou Busoni – jouant leurs propres œuvres. Lassauzet montre toutefois que cette fenêtre unique ouverte sur l’interprétation d’une œuvre par son géniteur peut être trompeuse. Alors qu’il détaille le processus d’enregistrement et de duplication, rend compte de ces parties inconnaissables, démontre et fait la mesure de son inexactitude, l’auteur montre une nouvelle fois que la performance n’est jamais enregistrée avec transparence. Il en va de ce cas particulier comme de tout autre enregistrement, tel qu’évoqués dans ce livre : chacun doit être reçu pour ses qualités propres, c’est-à-dire en n’omettant ni son empreinte sur le réel qu’il est censé restituer, ni qu’il est notre seul moyen d’accès à un passé que nous n’avons de cesse de vouloir rendre à nouveau présent, pour en jouir ou pour l’étudier.

12 À l’issue de cette lecture, on pourrait regretter la redondance des problématiques de l’enregistrement que l’ouvrage ne cesse d’exposer, lesquelles transcendent sous une forme ou une autre les genres musicaux abordés. Ses deux premiers articles offrent en effet une synthèse des thèmes de recherches et des conclusions qui traverseront les autres contributions du livre. Celles-ci apparaitront alors surtout comme les contextualisations par genres musicaux de ces thèmes et de ces conclusions. Afin d’éviter tout sentiment de répétition, peut-être aurait-il fallu préférer une organisation thématique indexée sur une typologie des changements que l’enregistrement opère sur

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la musique, à une organisation par genres ? Par ailleurs, nous aurions voulu pouvoir lire une biographie succincte des contributeurs afin de mieux situer leurs propos, qui nous a parfois semblé se heurter à quelques limitations disciplinaires.

13 Néanmoins, ces remarques n’altèrent en rien les qualités des travaux présentés dans ce livre, dont il faut saluer la largeur du spectre des préoccupations. La somme de ses contributions ne laisse de côté ni l’histoire, ni la pratique, ni les techniques, ni les acteurs, ni certains des jalons discographiques de l’enregistrement de la musique. Elle résume, fait le point et discute d’une ontologie de la musique enregistrée construite d’abord dans le monde anglophone mais qui commence, notamment par l’intermédiaire de Roger Pouivet et d’Alessandro Arbo, à susciter des travaux originaux. Et c’est peut- être la meilleure qualité de ce livre que de se montrer comme une contribution précieuse à un champ de recherche neuf en France. Une contribution qui, par ses imperfections même, ouvrira cette recherche à des débats qui sont autant de perspectives de son développement.

NOTES

1. STERNE Jonathan, Une histoire de la modernité sonore, Paris, La Découverte / La Rue Musicale, 2015. 2. ARBO Alessandro, Entendre comme : Wittgenstein et l’esthétique musicale, Paris, Hermann, 2013 ; ARBO Alessandro et RUTA Marcello (eds), Ontologie musicale. Perspectives et débats, Paris, Hermann, 2014. 3. LEPHAY Pierre-Emmanuel, « La prise de son et le mixage, éléments de l’interprétation : les exemples de et », FRANGNE, Pierre-Henry et LACOMBE, Hervé (eds), Musique et enregistrement, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2014, p. 113-122 ; ARBO Alessandro, « Qu’est-ce qu’un enregistrement musical(ement) véridique ? », FRANGNE, Pierre- Henry et LACOMBE, Hervé (eds), Musique et enregistrement, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2014, p. 173-192 ; ARBO Alessandro, « Music and Technical Reproducibility: A Paradigm Shift », dans BORIO Gianmario (ed.), Musical Listening in the Age of Technological Reproduction, Abingdon, Routledge, 2016, p. 53-68.

AUTEURS

JONATHAN THOMAS Jonathan Thomas est doctorant contractuel au Centre de recherche sur les arts et le langage (EHESS-CNRS). Il travaille, sous la direction du professeur Esteban Buch, sur le disque politique en France, pendant l’entre-deux-guerres. Il a publié des articles sur les usages politiques de la

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musique, du chant et du disque (SERP, Chant du Monde) dans les revues Transposition, Volume ! et Analitica.

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Lisa Giombini, Musical Ontology: A Guide for the Perplexed Milano/Udine, Mimesis International, 2017.

Nicolò Palazzetti

REFERENCES

Lisa Giombini, Musical Ontology: A Guide for the Perplexed, Milano/Udine, Mimesis International, 2017.

1 Musical ontology is one of most lively areas of research within analytic philosophy of music. It is an established academic branch in several regions of the English-speaking world, most notably Great Britain and the United States, and has gained increasing attention in continental Europe too over the past twenty years.1 In 2017, a dense volume entitled Musical Ontology: A Guide for the Perplexed has been devoted to the survey of the broad ontological debate on music by Mimesis International – a publishing house launched in 2013 by the same organisation behind Mimesis Edizioni (1987) and Éditions Mimésis (1999). In the first page of the preface, the author Lisa Giombini affirms that “the number of papers, books and essays that have recently been dedicated to the topic of art and musical ontology is so vast that starting to grapple with it means entering into a jungle” (p. 13). A preliminary overview of this topic evokes, indeed, a wealth of fascinating questions: What is the proper methodology for investigating musical ontology? What is the relationship amongst musical ontology, aesthetics, artistic practice, and more “fundamental” metaphysics? What role, if any, should the concept of artwork play in musical ontology? What role does historical and contextual conditions surrounding the composition and reception of musical works play in its ontological individuation? “Trying to get a grip on the debate seems like trying to find one’s bearings without a compass”, states Giombini. Thus, she continues, “writing a clear and precise guide to help hapless readers find their way could be useful work to be done” (p. 13).

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2 Preceded by a foreword written by her mentor Alessandro Bertinetto, Associate Professor of Theoretical Philosophy at the University of Turin, Giombini’s two-part Guide on musical ontology is ensued from the first half of her voluminous doctoral thesis, completed in 2015 and carried out jointly at the University of Lorraine and at the University of Roma Tre. The Introduction highlights a list of criteria that should be taken into account by every satisfactory ontological proposal concerning musical works (their repeatability2, audibility3 and productibility4). The first part of the Guide, then, is a sort of concise manual discussing and evaluating the fundamental positions of the analytical debate related to musical ontology. The reading of this first part, entitled “What is musical ontology?”, might result somewhat unexciting for the expert, but it is extremely useful and even enthralling for the neophyte. As shown by two schemas at pages 50-51, the major approaches within fundamental ontology – i.e. realism and anti- realism – are also valid for musical ontology, considered as a “regional ontology” applied to musical entities. Nevertheless, despite certain eliminativist and anti-realist theories according to which “the world does not contain any musical work” (such as those of Ross Cameron),5 it would seem, at least intuitively, that “philosophers committed to musical ontology must inevitably admit that works of music exist” (p. 47), i.e. they should embrace a realist stance. Hence, explaining the relationship between the singular essence of musical works and their concrete existence in different spatial and temporal events come to constitute “one of the biggest challenges to the ontology of music” (p. 48).

3 Giombini divides realist ontologists into two main groups: the nominalists, on the one hand, and the platonists, on the other.6 Nominalists identify musical works as “concrete objects, arguing that they should be considered as sets of concrete particulars: i.e., scores and performances” (p. 30). In contrast with the classification made by Andrew Kania in 20137, Giombini includes nominalists among realist ontologists. According to her view, they in fact postulate a form of epistemic realism: nominalism admits the mind-independent existence of musical works as mere particulars but does not accept their existence qua abstract things. Different contemporary theories on musical works can be interpreted as “nominalist”. Class nominalism, which was famously upheld by Nelson Goodman in Languages of Art (1976), reduces the musical work to the class formed by the set of compliant performances of one score. According to mereological nominalism, on the other hand, works can be reduced to fusions or sets of concrete objects. Therefore, a musical work x can be construed as the composition of its concrete instantiations or “parts”. From this perspective, instantiations include not only performances but also copies of the score, recordings, mental events, etc. Giombini introduces a further and seemingly hair-splitting distinction within contemporary mereological nominalism: perdurantism (proposed by Ben Caplan and Carl Matheson8) and endurantism (Chris Tillman9).

4 Though committed to ontological economy, musical nominalism turns out to be problematic for a number of reasons (the most evident is that artworks survive their concrete manifestations). The majority of analytical theorists, in fact, prefers a form of platonism concerning musical works, intended as abstract objects. Furthermore, Giombini observes that a prominent ontological proposal, the type/token theory, has gained particular credit in the platonist camp because it elegantly explains the dual nature of musical works: “the main idea is that musical works are types of sound- structures whose performances (i.e. interpretations, recordings, playings) are tokens of

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that type” (p. 94). Hard platonists, on the one hand, believe that musical works are eternal entities “discovered” by the composers. Giombini contends that “the main advocates of this theory” – i.e. Peter Kivy and Julian Dodd10 – “find it reasonable to say that musical works, such as scores and sound-events (performances), like platonic forms or universals, are instances of abstract, eternal, immutable, causally and perceptually isolated entities” (p. 97). Soft platonism, on the other hand, also maintains that musical objects are abstract objects, that is, they exist apart from their performances and scores. However, they are not conceived as eternal: they come to exist over time as a result of human activity. Jerrold Levinson, one of the most famous proponents of this view, intends to safeguard the composer’s creativity and the impact of social and cultural contexts. He maintains that “musical works […] does not exist prior to the composer’s compositional activity […] and must be such that composers composing in different musico-historical contexts who determine identical sound structure invariably compose distinct musical works”.11 Levinson defines the musical work as an impure indicated type, viz. a historically conditioned (impure) structure resulting from the interaction between a pure structure and a concrete individual human (indication).

5 In the second part of the volume, Giombini moves “from first-order to second-order debate”, i.e. “from ontology to meta-ontology” (p. 15). She rightly asserts that “as a hybrid field of studies overlapping abstract metaphysics and art theory, ontology of music has to cope with the relationship between the two – not always a bed of roses – not to mention criticism from both” (p. 141). She identifies and discusses four versions of ontological dismissivism: eliminativism, aestheticism, historicism and semanticism12. Eliminativists, as mentioned before, defends the alleged purity of abstract metaphysics and put forward the idea that artefacts, musical works included, do not exist. Aestheticists, such as Aaron Ridley, claim that ontology has no place in the field of art and music. Any attempt to specify the “content” of a given work “in advance of evaluative judgements about particular performances of it, or independently of such judgements, must be futile and self-defeating”.13 Historicism – a reductive label used by Giombini to indicate thinkers as diverse as Pierre Bourdieu and Lydia Goehr14 – asserts that musical works are primarily cultural, sociological and historical entities that cannot be described ontologically and reified as if they were uncorrupted and isolated objects. Finally, contemporary semanticists, such as Amie Thomasson, clinch the problem once and for all by reducing metaphysical disputes to semantic and verbal misunderstandings.

6 In the last two chapters of her Guide, Giombini challenges the dichotomy between realism and anti-realism, making a plea for a pluralist and inclusive approach in relation to the plethora of existing musical phenomena (which, without doubt, cannot be reduce to the hackneyed concept of artwork). In conclusion, she upholds what she calls an “historical ontology”. Since “there is no ‘monolithic’ category that can account for artistic phenomena as a whole” and “artistic practice is the subject-matter of art ontology” (p. 348), musical ontology should be mainly descriptive, taking historical and contextual considerations into account. The volume suffers from some typos, but Giombini’s thorough analysis proves to be both valiant and engaging in showing the usefulness and inevitability of ontological and meta-ontological enquiries on music. If we were to decide to disassociate ourselves from ontology, “instead of relieving

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ourselves of the burden of metaphysics”, we would “unknowingly be committing to a naïve metaphysical conception” (p. 351).

NOTES

1. See, for instance, ARBO Alessandro and RUTA Marcello (eds), Ontologies musicales : Perspectives et débats, Paris, Hermann, 2014. In 2015, I published a review of this volume: PALAZZETTI Nicolò, “Alessandro Arbo and Marcello Ruta (eds), Ontologies musicales : Perspectives et débats”, International Review of the Aesthetics and Sociology of Music, vol. 46, no 1, 2015, p. 190-193. 2. “The fact that musical works are repeatable and thus resistant to rigid identification” (p. 32). 3. “All ontologies of musical works take into account the fact that musical works are audible through performances. When we listen to a performance of a musical work, we do not just listen to the performance of the work, we also listen to the work itself” (p. 32). Italics in original. 4. The term “productibility” is mine. In her Introduction, Giombini simply affirms: “The third and last challenge to the ontology of music concerns […] the production of musical works. How do musical works come into existence?” (p. 32). Italics in original. 5. CAMERON Ross, “There are No Things That are Musical Works”, British Journal of Aesthetics, vol. 48, no 3, 2008, p. 295-314. 6. Giombini dedicates also some pages to Benedetto Croce’s idealism, which attributes a mental nature to musical works: an “intermediate approach” that “can hardly be ascribed either to realism or to anti-realism” (p. 50). 7. KANIA Andrew, “Platonism and Nominalism in Contemporary Musical Ontology”, MAG UIDHIR Christy (ed.), Art and Abstract Objects, Oxford, Oxford University Press, 2013, p. 197-219. 8. CAPLAN Ben and MATHESON Carl, “Defending Musical Perdurantism”, British Journal of Aesthetics, vol. 46, no 1, 2006, p. 59-69. 9. TILLMAN Chris, “Musical Materialism”, British Journal of Aesthetics, vol. 51, no 1, 2006, p. 13-29. 10. KIVY Peter, “Platonism in Music: A Kind of Defence”, Grazer Philosophische Studien, no 19, 1983, p. 109-129; DODD Julian, “Musical Works as Eternal Types”, British Journal of Aesthetics, vol. 40, no 4, 2000, p. 424-440. 11. LEVINSON Jerrold, “What a Musical Work is”, Journal of Philosophy, vol. 77, no 1, 1980, p. 5-28: 9 and 14. Italics in original. 12. See the schema at page 150. 13. RIDLEY Aaron, “Against Musical Ontology”, Journal of Philosophy, vol. 100, no 4, 2003, p. 203-220: 213. Italics in original. 14. In 2016, Giombini co-translated Goehr’s The Imaginary Museum of Musical Works (1992) in Italian. See GOEHR Lydia, Il museo immaginario delle opere musicali: saggio di filosofia della musica, ed. by Lisa Giombini and Vincenzo Santarcangelo, Milano/Udine, Mimesi, 2016.

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AUTHORS

NICOLÒ PALAZZETTI Nicolò Palazzetti is a Teaching Fellow in Music Analysis, Tonal Harmony and Critical Musicology at the University of Birmingham. His doctoral thesis, completed at the École des Hautes Études en Sciences Sociales (Paris) under the supervision of Esteban Buch in 2017, focused on the reception of Béla Bartók in Italy. Nicolò has given papers at conferences in the UK and abroad and his articles, interviews and reviews have been published in English, French and Italian in several peer-reviewed journals, such as: Archival Notes, Il Saggiatore Musicale, International Review of the Aesthetics and Sociology of Music, Revue de Musicologie, Rivista Italiana di Musicologia. He has recently written a book chapter for The Routledge Companion to Music under German Occupation (2018). Nicolò collaborates as a reviewer with the Swiss journal Dissonance and is a member of the editorial boards of Analitica (Italy) and Transposition (France). His current research project studies the Italian musical migration to London from the late Victorian era to the Second World War.

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Gary Peters, Improvising Improvisation: From Out of Philosophy, Music, Dance, and Literature Chicago, University of Chicago Press, 2017.

Aili Bresnahan

REFERENCES

Gary Peters, Improvising Improvisation: From Out of Philosophy, Music, Dance, and Literature, Chicago, University of Chicago Press, 2017.

1 Immediately upon opening this book, the reader confronts Peters’ disquieting claim that this is not a philosophical text on improvisation but instead is an improvisation. “[E]verything that follows,” he explains, “regardless of its appearance, is completely improvised, written each and every day from scratch. Not from one chapter to the next (if only), not from one section to the next (I wish), but from one sentence, sometimes one word to the next” (p. vii).

2 At this point it dawns upon the reader that she is in what Peters would call a “predicament” into which she has been “thrown” (see p. ix). The predicament for the would-be book critic is to rise to the new circumstances of this unexpected critical- interpretive challenge. What she had thought would be an exercise in philosophical interpretation has now, suddenly and without warning, become the interpretation of an improvisational performance. What this means is that she has to quickly adapt to her momentary destabilization and its accompanying free-fall sense of vertigo and just go with it. She has to draw upon her own improvisational resources in order to access the insights and other conceptual goodies that the book has to offer. All right then— game on! To borrow a phrase from Peters and to further demonstrate my willingness to play by the rules of the improvisation that he has set up: “I’ve started so I’ll begin” (p. 9).

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3 The book contains 23 chapters that are, in fact, loosely structured so that theoretical riffs on philosophers and other theorists on improvisation are interspersed with improvisation-related themes such as art-making, creativity, freedom and decision- making within constraints, precision, decision, and accuracy, difference and sameness, virtuality and actualization, practice, rehearsal, and obligation and duty. Case studies of improvisational performances that connect in some way to these themes and theories both support and resist the connections that Peters sees between them in various ways. One might wonder, for example, whether Hegel’s discussion of classicism or Romantic creativity really applies to Cyndi Lauper’s performances of Time After Time (acknowledging, with all fairness to Peters that he claims that he is engaged in “philosophical ventriloquism” rather than bona fide philosophical interpretation). One might question whether Jurij Konjar’s Fake It! counts as a “re-improvisation” of Steve Paxton’s Goldberg Variations, as Peters says it does, or whether it is better characterized as a creative re-interpretation and re-enactment instead. In general, the reader may suspect that the term “improvisation” is at times being conflated with other types of creative art-making and performing practices that involve conscious, reflective and pre-cognized decision-making. Finally, one may wonder whether there is such a thing as sotto voce understood as “secret improvisation” or whether relying on one’s performative practice, habits, entrainment, and expertise is really the typically improvisatory aspects of expressivity or style in performance rather than full-blooded improvisation (see p. 6).

4 In terms of the book’s structure, sometimes the case studies lead and the theoretical connections follow, sometimes it’s the other way around, but this loose tethering is a tethering nonetheless. Thus, in terms of the structure of the book, theory first and then how that theory applies to actual performances that Peters has witnessed firsthand, this mode of philosophy does have idiomatic precedent.1 One of the particular strengths of this book for the student of improvisation is the large number of case studies of professional musicians, some of which describe Peters’ phenomenological experiences of being an audience member in literary terms. When describing a solo improvisation by Jimi Hendrix on July 6, 1968, for example, Peters recalls: …at this moment Jimi simply stood, solitary and stationary to one side of the stage in semi-shadow. He neither said nor did anything except play. In truth, he didn’t even play; he simply allowed his guitar to resonate and emit a slowly increasing howl of such despairing intensity that the druggy love-in that had been so happily unfolding all day in the Bedfordshire sunshine suddenly became as trivial as its tinkling bells and faux Buddhist chanting. (p. 171)

5 There is something about this description that captures the total attention that a virtuoso solo performance commands, and the power of live performance (whether or not it indeed was an improvisation) to change the color and tone and feel of the space around it. This sort of case study description, then, goes a long way towards giving the reader some of the aesthetic rewards of improvisation even while largely declining to discuss these rewards in terms of aesthetic properties or value or other theoretical terms familiar to aesthetic philosophers.

6 If this book is an improvisation rather than about improvisation, as Peters claims, the question then becomes: What kind of improvisation is it? Throughout the book Peters canvasses a variety of theories on improvisation but throughout he criticizes what he calls “the dominant view” of improvisation, which he claims is something that prioritizes novelty and eschews the role that habit plays in the improviser’s

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performance (see p. 114). He opts instead for avant-garde guitarist Derek Bailey’s categories of improvisation and for what he believes are the improvisation-relevant themes in the work of continental philosophers such as (in no particular order) Badiou, Deleuze, Derrida, Nancy, Ricouer, Heidegger, Arendt, Kant, Nietzsche and Hegel, artist- theorists such as Samuel Beckett, Jorge Luis Borges, and John Cage, musicians/ performance artists such as Lol Coxhill, the Del McCoury Band, Arnold Schoenberg, Jimi Hendrix, Miles Davis, and Cyndi Lauper, and improvisational dancers/choreographers Jurij Konjar and Steve Paxton. I’ve decided here (against Peters’ rules for the sort of ironic free improvisation that resists decision) that this improvisational book fits within the category of what Bailey would call, via Peters, “fixed non-idiomatic improvisation,” which Peters describes as a search for an alternative form of comprehensibility (p. 84). It is not fully “idiomatic improvisation” because there is as yet no fully formed idiom (that I know of) for the sort of improvisational experimentation funded or inspired by philosophic theory that Peters’ methodology provides (see p. 77). Neither does it wander between idioms so it is not “unfixed idiomatic improvisation” (p. 81).

7 Now that this book has been categorized as a particular type of improvisation the question then becomes whether or not qua that kind of improvisation (a fixed non- idiomatic improvisation) it is a good one. To determine that begs the question of what would make this fixed non-idiomatic improvisation “good” rather than “bad” or “meh” on the interpretive terms of its own category. Here we bump up against the problem that the other constituents of this category upon which Peters relies are artistic rather than theoretical. However, this does not seem to be a work of art – the most likely candidate (perhaps) being a work of literature. There are clues throughout the book that this book is, in fact, not a work of literary improvisation like a poem or play or work of fiction but is instead a kind of improvisational philosophical work that does have idiomatic precedent in live lectures and presentations but less so in written philosophical texts that have been revised and edited in some way. Peters acknowledges that this book took place over many years and in many sittings, that he agonized over it, and that he incorporated editors’ and reviewers’ comments, and these disclosures seem to deprive the book of the live “flow” that characterizes so much of improvisational practice in the arts. Further, it raises the worry that Peters does not have enough practice and expertise in this new idiom to perform it with ease. This deprives the book of aesthetic qualities of elegance, grace, control, immediacy, and lyricism that improvisations, even rough and raw ones, often have.

8 If I am right that this is more philosophical than literary or artistic (even granting Peters’ point that it is not philosophy proper) then what it should do, to be good quasi- philosophy on at least one common view of the special virtues of philosophy, is leave us with some enriched sense of the subject upon which it is philosophizing. The question is thus whether this written lecture-demonstration of fixed non-idiomatic philosophical improvisation enriches our comprehension of what its subject – improvisation – is and can be.

9 In the penultimate page of his conclusion, Peters offers yet another self-conscious disclaimer, saying that “I have singularly failed to find a way to the source, essence, origin, or even meaning of improvisation: I have simply improvised in the hope that the distance between the ‘situation’ thereby created and the absent ‘site’ of the event of improvisation is at least brought to life – becomes a live rather than dead space” (p. 245). The irony of this conclusion, and Peters has conceded that this is a deeply ironic

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book, is that his book is entirely successful at what it fails to do (see p. 32 on irony). Indeed, irony is a hallmark of the kind of improvisation exemplified by Lol Coxhill (according to Peters), a musician who was often hailed as a comedian for the way he set up improvisational situations and juxtapositions. What this means is that it does, in showing the reader what the limits of improvisation are to achieve philosophical ends, convey something essential about the nature of improvisational practices in a way that no strictly philosophical treatise could. In that way it does, ironically, succeed in its (non-)philosophical intent.

NOTES

1. For a more traditionally structured and presented philosophical treatise on improvisation that may be more accessible to those readers who would prefer to read within the idiom of the philosophic discipline I highly recommend Peters’ 2009 book, The Philosophy of Improvisation, Chicago University Press, 2009.

AUTHORS

AILI BRESNAHAN Aili Bresnahan is a former lawyer and professional-level ballet dancer who earned her PhD in philosophy from Temple University in 2012 under the supervision of Joseph Margolis. In her current position she is Assistant Professor of Philosophy at the University of Dayton in Ohio, USA. Her primary area of specialization is in the philosophy of art, particularly dance and performance practice. She is the author of “The Philosophy of Dance” entry of the Stanford Encyclopedia of Philosophy and her work appears in the Dance Research Journal, Philosophy Compass, the Journal of Aesthetics and Phenomenology, the Oxford Encyclopedia of Aesthetics, and various books on aesthetics, temporal experience, and dance. Currently, she is working on a monograph on the philosophy of dance performing. She is also the founder and moderator of the DancePhilosophers Google group, an interdisciplinary network of scholars and practitioners who are interested in dance philosophy broadly construed. For more on her work and current projects see www.artistsmatter.com.

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David Christoffel, Ouvrez la tête (ma thèse sur Satie) Paris, Éditions MF, 2016.

Julien Labia

RÉFÉRENCE

David Christoffel, Ouvrez la tête (ma thèse sur Satie), Paris, Éditions MF, 2016.

1 Y aurait-il enfin un « cas » Satie ? On peut s’étonner du peu d’intérêt du système planétaire universitaire gravitant autour de la musique pour un compositeur qu’on trouve, somme toute, plus souvent cité et analysé dans des livres portant sur les arts plastiques ou sur l’art au XXe siècle en général. Il est indéniable que son Œuvre protéiforme paraisse fuyante, moins soucieuse d’être comprise que d’échapper à la fois aux méthodes courantes d’analyse et à un certain esprit de sérieux. On rappellera bien sûr combien fut précieux, avant ce livre, le travail de Vladimir Jankélévitch sur le « dégrisement » dans la musique d’Erik Satie, sans doute à réévaluer aujourd’hui1. Le fait qu’il appartienne à une autre époque de la philosophie de la musique au moins autant qu’à un âge révolu de la « musicographie » n’en abolit certainement pas la valeur presque pionnière. Usant d’autres chemins et soucieux de précision, ce nouvel ouvrage riche et charpenté ouvre des pistes fortes et inédites sur l’œuvre aux cent portes du compositeur d’Arcueil.

2 Aborder l’œuvre de Satie pose à l’évidence d’importantes questions de méthode car il semble falloir respecter, en plus de la lettre d’une œuvre écrite – le livre de David Christoffel montre qu’on y rencontre l’écrit sous toutes ses formes – un certain esprit. C’est pourquoi l’auteur prend soin de respecter l’invention déroutante de l’œuvre du maître d’Arcueil en ajoutant à son livre un chapitre dont la poésie consonne avec celle de Satie sans chercher pourtant à l’imiter : des remarques détachées nées à l’écoute d’une de ces « performances » contemporaines appelées par la musique de Satie, intitulées Avantages à écouter Vexations 840 fois (p. 329-337). Citons ici quelques-unes des variations poétiques nées au fil cette œuvre « minimale » destinée à être jouée en

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boucle : « on en connaît qui pensent savoir ce qui est important – et qui ne sont pas là » (p. 334), « c’est très varié, ce qu’on peut ressentir – plus encore que ce qu’on peut faire » (p. 335), « encore un privilège que les notoires n’auront pas » (p. 333), ou l’héraclitéen « flotter ne veut pas forcément dire se mouiller » (p. 333).

3 L’objet central du livre, bien sérieux, est clairement indiqué par le titre de la thèse de l’auteur, point de départ justement rappelé : « Les mentions verbales sur les partitions pour piano seul d’Erik Satie ». De la vocation de ce travail initial, que l’auteur désigne avec autodérision comme celui d’un « musicologue justicier », est donc né ce livre au titre énigmatique : Ouvrez la tête (ma thèse sur Satie). Sous ce possessif mis entre parenthèses, on croit reconnaître un peu d’Alfred Jarry (cité d’ailleurs p. 294), mettant dans la bouche d’Ubu roi : « Qu’on me donne MA liste de MES biens ! ». Il y a pourtant dans l’ouvrage largement autant de sérieux que d’indispensable stratégie. La démarche du livre relève en effet tout autant de la Philosophie (revendiquée p. 19) de la Communication (d’où sa référence à la question du perlocutoire, p. 13 ou à Jakobson, p. 181, entre autres) que de la Musicologie, dont l’auteur se demande avec humour si elle n’a pas parfois cherché à se protéger de Satie en l’excluant au prix de tant d’efforts. La justification de cette concentration sur les mentions verbales est ainsi double, puisqu’il s’agit (1) d’éviter d’en faire un simple ajout sur une musique souvent rétive aux critères du jugement de valeur musicologique et (2) de se concentrer ainsi sur un aspect totalement original de l’œuvre de Satie, ces inscriptions au statut indéfinissable dont « ouvrez la tête », fournissant le titre, est un exemple. Car il faut bien trouver un accès à cette œuvre, chérie des pianistes amateurs et des professionnels qui en multiplient les intégrales, aimée du grand public et pourtant bannie des salles de concert (fait unique, elle n’y est même pas jouée par les célébrités qui l’enregistrent). Voici donc le pari du livre : montrer, si l’on veut bien nous passer l’expression, que ces mentions font de l’œuvre de Satie une « Thèbes aux cent portes », mais qu’elles jouent aussi bien le rôle de portes d’entrée que de portes de sortie. On comprend alors ainsi le possessif « ma thèse » : il s’agit de parcourir l’Œuvre grâce à ces mentions verbales qui tiennent parfois du sphinx ou de l’oracle, non de prétendre l’épuiser ou dresser ce cadastre qu’elle interdit visiblement. Cette idée d’un parcours en mouvement s’illustre par les titres retenus pour les sections du livre, qui sont autant de verbes d’action suggérant, outre la musique, le travail du matériau et parfois même celui du graphiste : présenter, s’étirer, mettre en page, phraser, déponctuer, scénariser, poétiser, ironiser, s’adresser, contextualiser, méta-fictionnaliser. À la multitude de ces gestes « poétisant l’espace partitionnel » (p. 321) car refusant la « dramatisation conventionnelle du concert » correspond in fine un chapitre de « conclusions » elles aussi au pluriel. On retient d’elles en particulier l’idée centrale d’un geste de « précarisation » de l’œuvre musicale chez Satie (p. 326), qui referme sans doute lucidement la boucle de l’incompréhension du compositeur d’où partait l’ouvrage. Nous montrer comment y avoir accès, c’est en effet aussi nous montrer comment on a pu se l’interdire.

4 Cette logique d’entrées-sorties ne doit pourtant pas donner l’idée que l’œuvre de Satie manquerait de consistance, abordée ainsi sous l’angle de la question poétique comme un simple lieu de passage. L’auteur révèle en effet dans son livre le rôle d’opérateur de complexité assumé par ces mentions verbales, démultipliant le sens de la musique au lieu de l’affaiblir. Citons-en quelques-unes pour le lecteur non-initié, non sans préciser que l’ouvrage, lui, propose de les classifier – souplement – en construisant leur périodicité : « Dans le creux de l’estomac2 » ; « VIF (sans trop)3 » ; « Dans une grande bonté4 » ; « Courageusement facile et complaisamment solitaire5 » ; « Ne changez pas de

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couleurs6 » ; « La basse liée, n’est-ce pas7 ? ») ; « En-dedans » puis « Véritablement8 » ; ou encore cette citation littérale, référence comprise : « Nos vieilles mœurs interdisaient au jeune homme pubère de se montrer nu dans le bain, et la pudeur jetait ainsi de profondes racines dans les âmes (Cicéron, De la République, traduction Victor Poupin)9 ».

5 Rejetant aussi bien l’idée d’un Satie plaisantin que l’approche psychologiste y voyant une simple maniaquerie personnelle (p. 22-23), l’auteur aborde ces textes parallèles à la musique comme d’authentiques paramètres de la création et non comme des additions secondaires ou marginales. Il distingue ainsi soigneusement la fonction des indications plus traditionnelles figurant sur les partitions d’orchestre de Satie de celles qui se trouvent sur les partitions pour piano, son objet d’étude propre (p. 33). De nombreuses fonctions des mentions verbales sont évoquées, de la « confusion entre prescription sur le jeu et description du déroulement » naissant d’un simple « Bien » sur une partition (p. 304) à une manière de remuer « entre le compositeur et l’interprète des enjeux qui ne regardent pas, traditionnellement, les rapports entre l’auteur et l’exécutant » (p. 309), en passant par une « remise en question des facteurs d’écoute traditionnels [quand ces mentions] ne sont pas directement adressées à l’auditeur » (p. 181).

6 Le travail proprement historique de l’auteur consiste en particulier à nous livrer une documentation faite de trois dossiers différents, s’attachant sur son objet principal (1) à établir l’évolution de la pratique de la mention verbale chez Satie, (2) à l’éclairer d’importantes mises en perspectives avec d’autres types d’écriture de partitions pour piano (Massenet, notamment, ou Saint-Saëns, dont on redécouvre actuellement la musique pour piano) mais aussi (3) à mettre en parallèle l’écriture verbale de Satie avec l’activité poétique de son temps.

7 Les deux premiers gestes ou deux premiers chapitres (« présenter » puis « s’étirer ») insistent sur l’importance du corps du musicien, enjeu de notations faisant de la partition un objet d’étude (« partologique », dit l’auteur) à part entière. Il s’agira donc à partir du chapitre suivant (« phraser », chap. 4) de voir comment indications et musique peuvent dialoguer au bénéfice de l’œuvre écrite. La section suivante, « déponctuer » (chap. 5), tire parti du credo de refuser le « biographisme » pour insister avec raison sur ce qui se trouve objectivement écrit. Et pourtant, l’auteur se garde bien de ne faire de la partition de Satie que des notes inscrites dans une page de poésie : il faut bien que cela reste une partition, quitte à la « scénariser » (chap. 6). Le « poétiser » propre au geste de Satie notamment à partir de 1913 s’avère si multiple qu’on a trop souvent privilégié, en effet, une approche à partir du cliché réversible de la catégorie littéraire de l’ironie plutôt qu’à partir de celle, musicale, de la polyphonie (« poétiser », p. 193). « Est-ce qu’au fond Satie a vraiment plaisanté ? » : s’appuyant sur le propos d’un pionnier de la défense de la musique de Satie, le pianiste français Aldo Ciccolini, David Christoffel distingue justement la plaisanterie d’un « ironiser » (chap. 8) propre au compositeur, supposant qu’on maintienne soigneusement ce qu’il appelle la « solidarité contrapuntique » (p. 223) entre les mentions verbales et la partition. La réflexion de l’auteur s’engage sur un terrain directement philosophique pour analyser cet humour, Hegel, Bergson et Barthes à l’appui (p. 226 sq.) : l’humour fait-il nécessairement appel à l’hétérogénéité, est-il interdit à la « musique seule » ? Il devient alors possible d’établir que ces textes énigmatiques de Satie ne relèvent pas d’un ornemental surajouté (p. 258) et donc inessentiel voire superflu. Les deux gestes ultimes, « contextualiser » (chap. 10) et « méta-fictionnaliser » (chap. 11) renvoient à la volonté propre à Satie de nous

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échapper, compliquant mais ouvrant aussi à une lecture du compositeur au regard de son temps. On reconstitue alors au fil de ces analyses la manière dont Satie défit lui- même tout « biographisme », en s’attachant précisément au personnage réel que fut le musicien d’Arcueil. Lorsqu’il souligne que Satie écrit « une musique de représentation qui, affirmant l’inégalité de la relation du représentant (en fait seul en scène) et du représenté (inaccessible), défie toute philosophie de la représentation » (p. 319-320), David Christoffel cite judicieusement Jankélévitch établissant un rapprochement entre Satie et Stravinsky pour qui « l’expression n’a jamais été la propriété immanente de la musique ». Ce croisement avec un autre compositeur de ballets, capable d’affirmer à la fois que la musique est « impuissante à exprimer quoi que ce soit » et de se scandaliser paradoxalement face au Sacre orgiaque de Maurice Béjart parce qu’il n’y avait « pas de sexe » dans l’original, laisse rêveur. On peut espérer maintenant qu’à la suite de ces travaux nous soit un jour offert un livre sur cette autre grande méconnue, l’Œuvre d’orchestre de Satie. Mais en montrant les efforts accomplis à la fois, négativement, pour rejeter la musique de Satie et, positivement, pour en ouvrir ici les sens multiples, ce livre nous assure d’une chose : le vent favorable ou défavorable nécessaire pour mouvoir les cent portes d’entrée ou de sortie de cette Œuvre qui aime à la fois se montrer et se cacher, doit être plus qu’un simple courant d’air. À sa lecture, on comprend ce que nous gagnerions à voir enfin le vent tourner en faveur de Satie.

NOTES

1. JANKÉLÉVITCH Vladimir, La Musique et les heures, Paris, Seuil, 1988. 2. 2de des Valses distinguées du précieux dégoûté. 3. « Sévère réprimande » des Véritables Préludes Flasques (pour un chien). 4. Gnossienne n° 2. 5. « L’Initiation », prélude du 2e acte de la Wagnérie Kaldéenne Le Fils des Étoiles. 6. « Le Water-Chute » des Sports et divertissements. 7. « Idylle » des Avant-dernières pensées. 8. « Commune qui mundi nefas » de la Messe des Pauvres. 9. « Son binocle », 2de des Valses distinguées du précieux dégoûté.

AUTEURS

JULIEN LABIA Professeur agrégé de Philosophie en Classes préparatoires, Julien Labia est docteur de l’Université Paris-Sorbonne. Il a enseigné six ans en qualité d’AM puis d’ATER dans cette même université et a été chargé de cours à l’Université de Bourgogne. Ancien post-doctorant des

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universités Sorbonne-Nouvelle (2013) et Humboldt de Berlin (2014), il a été boursier de la Fritz Thyssen Stiftung (Fondation Maison des Sciences de l’Homme, programme Marie Curie). Membre du jury de l’Agrégation d’Arts appliqués, il est depuis sa création le codirecteur (avec Antonia Soulez) de la collection « Musique & Philosophie » des éditions Delatour-France (neuf volumes parus depuis 2012 : http://www.editions-delatour.com/fr/27-musique-philosophie). Ses publications portent sur la philosophie de la musique et la critique musicale, et, plus récemment, sur les musiques du monde. Traducteur de l’Esthétique de la musique de Carl Dahlhaus (Vrin, 2015) et de Pensée des sons, thèmes de philosophie de la musique, d’Alessandro Bertinetto (Delatour, 2017), il est par ailleurs l’intervenant du programme « Philo-Musique » de la Philharmonie de Paris, qu’il a conçu (https://fr.calameo.com/read/0025459523485310b6147). https://www.linkedin.com/in/ julien-labia-21764369

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Teresa Cascudo (ed.), Nineteenth- Century Music Criticism Turnhout, Brepols, 2017.

Marica Bottaro

REFERENCES

Teresa Cascudo (ed.), Nineteenth-Century Music Criticism, Turnhout, Brepols, 2017.

1 This volume contains a selection of papers presented at the International Conference on Nineteenth-Century Music Criticism organized by the Centro Studi Opera Omnia Luigi Boccherini (Lucca) and Palazzetto Bru Zane (Venice), in collaboration with OICRM (Montréal). The conference was attended by nearly fifty researchers from all over the world, and took place at the Complesso Monumentale di San Micheletto in Lucca from 10 – 12 November, 2015.

2 Nineteenth-Century Music Criticism is the third of five volumes in the Music, Criticism & Politics series, edited by Luca Lévi Sala and supported by the Centro Studi Opera Omnia Luigi Boccherini. The series explores the relationship between music and politics from the Seventeenth Century to the present day, whilst also looking at the study of music criticism, pamphlets, and the press as mechanisms for expressing and exercising cultural power. The edition of Nineteenth-Century Music Criticism is excellently presented. It has a clear, compact design, good quality images and musical examples (black and white). There is a detailed bibliography at the end of each article, as well as helpful abstracts of each essay (in English), author biographies, and finally an index of names. The volume’s editor, Teresa Cascudo García-Villaraco, has shown excellent attention to detail throughout.

3 The cover image is of a fetching caricature of the Spanish composer, music critic and bullfighter, Antonio Peña y Goñi (1846-1896) – quoted on several occasions in the essay, Graphic Humour as Musical Criticism by José Ignacio Suárez García. The caricature is by the Spanish illustrator and painter, José Cuchy Arnau (1860-1936). It is taken from the

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cover of the humorous and satirical review, La Semana Cómica, dated 30 July 1888. The caricature portrays Peña y Goñi in the double role of music critic and bullfighter: his right hand is holding a quill, while his left hand grabs the muleta, the stick tied to a red cloth used in the final third of a bullfight.

4 We will now turn now to the volume’s contents.

5 Nineteenth-Century Music Criticism includes twenty-two articles (in English, French, Italian and German) covering music criticism and press coverage in the long Nineteenth Century in Europe and America. The essays take us from London to New York, Paris to Rio de Janeiro, Vienna to Montevideo, Strasbourg to Buenos Aires, passing through Spain, Germany and Italy. The time frame stretches from the Mémoires of André-Ernest-Modeste Grétry (1741-1813) up to articles written by Manuel de Falla in Madrid during World War I.

6 The articles testify to the explosion of music criticism in the Nineteenth Century. It is widely agreed that the figure of the music critic is officially born out of this flourishing historical period, with music gaining an important place in many newspapers and periodicals throughout the century. News and reviews of musical life play a central part in the music market; indeed, the success (and failure) of this trade depends on the quantity and nature of information circulating about musical events, performers and new repertoires. Music’s greatest treatment in the press is in the emerging phenomenon of music criticism, whose format is pertinent and lengthy essays. These texts can influence the readers/listeners’ opinion to the point of significantly influencing fashions and cultural currents. The articles contained in this volume aim to highlight the relevance and value of music criticism and press coverage for today's musicology. This in turn will lead to a greater understanding of an animated, fervent and contradictory period like the Nineteenth Century.

7 The twenty-two articles are divided into three sections: Music Criticism / Music Journalism, Discourses, and Composers' Voices. This division does not preclude referencing between essays in different sections. Essays often complete each other, providing a broad overview of the central theme of Nineteenth-Century music criticism.

8 Let us now examine the essays in detail, including the volume’s Introduction by its curator, Teresa Cascudo García-Villaraco, who is also the author of an article in the second section of this miscellany1.

9 Divided into three parts, the first section of the Introduction discusses the birth and development of music criticism as a genre, highlighting, in particular, developments in the discipline in recent years. The second part considers the impact of studying reception and the benefits of Norman Fairclough's Textual Analysis for Social Research theory, by reflecting on its relevance for a greater understanding of the phenomenon of music criticism2. This leads on to a discussion of the plurality of meanings for the term ‘criticism,’ and on the links made by Cultural transfer studies. This second part of the introduction ends by considering the change brought about by the ‘massive digitization of historical newspapers, including musical periodicals’ to the way we use newspapers as a source of research for the history of music.3 In the third part, Cascudo briefly reviews all the articles in the three sections of the volume, which we will now consider in turn.

10 The opening essay in the section entitled Music Criticism / Music Journalism, as well as in the volume itself, is by Katharine Ellis, the world's foremost expert on Nineteenth-

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Century French music criticism.4 It is no coincidence that Cascudo has chosen to open with this article, as Ellis devotes much of her study to a solid and stimulating theoretical elaboration, which merits detailed analysis here.

11 In her introduction, Ellis illustrates the evolution of music criticism as a genre (technological innovations, the growth of cultural and reception history etc.) followed by a section that refers to speech acts by John Searle and John Austin5. To understand or restrict the range of possible meanings of a set of words, as Ellis underlines, it is necessary to know its rules and implications. The main thesis of speech acts is based on the assumption that social context and the speaker’s intention influence the communication of meaning within the discourse. Without this context, according to Jacques Derrida, ‘all writings [are] (as) 'orphan' texts’6. Ellis argues that it is therefore preferable that scholars of music criticism reconstruct the overall framework discussed by experts in language.

12 Ellis continues with a section dedicated to general contracts, which are indispensable when working on music criticism. Indeed, the readers of periodicals had specific expectations about the material they had access to, and these expectations were born out of both the present and the past. The readers knew what was happening around them, but had also read certain magazines for many years. Our task as scholars, therefore, is to enter the world of readers in order to reconstruct their expectations. The article continues with the section Genres of Music Criticism. Here, the author reviews the variety of genres of music criticism by examining the characteristics of different types of articles in the weekly music magazines.

13 The last part of the essay affirms and underlines the absolute necessity of contextualizing the texts. To this purpose, Ellis offers two examples from her field of study, French music criticism of the Nineteenth Century. The first case concerns two festivals: the Wagnerian one in Bayreuth and the ‘national’ one in Dijon, discussed in several articles in the Parisian press (during the summer of 1876). The other example dates from January 1891 and deals with the absence of Wagnerian plays on the Parisian stage and the première of Thermidor, a dramatic play by Victorien Sardou. Ellis shows how in both cases it is necessary to reconstruct the context and make use of the theory of linguistic acts and generic contracts in order to grasp fully the review’s content. The author then cites Berlioz as an example to emphasize that even a critic of his stature was not always reliable and could produce biased articles. There were, however, cases in which critics were sincere, and Ellis calls us to extract the rules of the author's rhetoric from these texts and better interpret linguistic theory. Ellis concludes by saying that analysing music criticism requires us to move easily between three disciplines, namely musicology, literary studies and history. These three fields of study make the press ‘an exciting intersection of ideas’, in which music criticism represents ‘a veritable salon in print form.’7

14 In the subsequent article by Guillaume Bordry, the three fundamental elements of the author’s approach are provided in the title: criticism, claque and réclame8. These are considered in reference to Les Soirées de l’orchestre (1852) by Hector Berlioz and, in particular, to the seventh and eighth soirées. As well as highlighting Berlioz’s interest in a certain kind of subject, Bodry attempts to show how the phenomenon of the claque (already in use in Roman times and still common in the Nineteenth Century), the réclame, and criticism (in the press) influenced public taste and determined the success or failure of a composition or indeed an artist.

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15 Sylvia Kahan analyses the articles written by the music critic, Émile-Mathieu de Monter for the Revue et Gazette musicale de Paris on the Universal Exhibitions in Paris of 1867 and 18789. The author highlights Monter’s considerable difference of approach in relation to other nations, and their musical production, compared to France. This serves to deepen our understanding of the concepts of music and race in the period between these two Universal Exhibitions. Kahan uses accurate reconstruction to reveal the series of circumstances that prompted Monter to pass from a strong nationalist position to a broader, more open vision of ‘world music’.

16 In his article, Ingeborg Zechner argues that opera production should be considered a transnational phenomenon, going beyond geographical boundaries. He claims that research in the field of opera should not limit itself to national studies, but instead consider its vast international market10. Zechner demonstrates in particular that foreign music criticism of Italian operatic performances played in London can provide a broader and more truthful vision compared to that of a local critic of the city's operatic scene. Indeed, critics from abroad bore witness to an aesthetic experience altogether different from the one they were used to. For this reason, they were able to provide fresh information and points of view to reconstruct the socio-cultural context of the time. Zechner offers a selection of examples of reviews of some works made explicitly for London by Italian, French, German and Austrian magazines. He looks at the representation of works that had been rearranged for the London opera market, as well as the nature and response of the opera’s audience.

17 Jeroen Van Gessel analyses nearly three decades of operatic reviews from Strasbourg whilst identifying the problems inherent in his sources11. Divided into six parts, his article bases its raison d'être on a consideration by the German sociologist, Niklas Luhmann, according to whom the use of the media as a source of information puts us in a doubly critical position.12 If, on the one hand, we rely on the media to obtain data, on the other, we cannot be entirely certain that it is reliable. However, what is undoubtedly possible to grasp from these sources, specifically from operatic reviews, is the opinion that the press held of its own role and its relations with theatre managers, artists and the public. Van Gessel reveals in a stimulating way the extent to which criticism can provide relevant information on the very authors of that criticism.

18 José Ignacio Suárez García traces the reception of Wagnerian production and aesthetics in Spain in the last decades of the Nineteenth and the early Twentieth Centuries using a rich iconographic apparatus of ironic vignettes.13 He employs humorous vignettes that appeared in various Spanish periodicals of the period, which provide also a way ‘to laugh and to think, for both fun and reflection.’14 The temporal distance separating today's readers from the time when the cartoons were produced prompts José Ignacio Suárez García to rebuild their cultural context, allowing all the facets and references that the cartoonists took for granted to become more apparent. In this case, the caricatures criticized not only the system of Wagnerian musical dramas, but also the contents of the librettos (considered excessively ‘Germanic’), as well as the orchestra directors, performers, etc. This gave rise to a well-rounded criticism of Wagnerian fashion that famously hovered over Europe at this time.

19 Mónica Vermes unexpectedly transports us to late Nineteenth-Century Brazil, and in particular Rio de Janeiro, with a long and comprehensive article dedicated to the musical life of the city15. The author deals mainly with articles published in the O Paiz newspaper, giving special attention to symphonic concerts. Mónica Vermes’s study

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identifies three conflicting forces operating at the time. The first was a group of musicians inspired by the imperial period. Their reference figure was the composer, Antonio Carlos Gomes, and their main proponent was the critic, Oscar Guanabarino. The second was a group of musicians who had been at the centre of the musical scene since the Republic's proclamation in 1889. They were responsible for the National Institute of Music, the nation's most important educational institution. Finally, there was the rise of a real entertainment industry focused in particular on the publication of music sheets and on theatrical activity. In short, the press allows us to glimpse what the musical life of late Nineteenth-Century Rio was really like, and, as in many other large cities, it was conditioned and ‘shaken’ by technological developments.

20 Marita Fornaro Bordolli transports us to the capital of Uruguay with an in-depth article on the first thirty years of the periodical, Montevideo Musical.16 This is the first study of its kind in this country, rendering the analysis of Uruguayan music criticism all the more significant. The author divides the article into distinct sections. She begins with the topic of the press in Uruguay, before discussing the Uruguayan music press of the Nineteenth Century, and then examining the Montevideo Musical periodical in a period of particularly strong Italian musical influence in Uruguay. The following section is dedicated to the ideology and themes in Montevideo Musical, which in turn is divided into several detailed paragraphs concerning the subjects dealt with in the magazine. The article ends by highlighting the driving role of Montevideo Musical in shaping Uruguayan music culture, demonstrating how significant the contribution of music criticism can be to the cultural development of a nation.

21 The second section of the volume is entitled Discourses.

22 Our journey through South America continues to Argentina. Melanie Plesch’s essay looks at the weekly magazine, Boletín Musical , published in Buenos Aires between August and December 183717. This is the first magazine dedicated to music in Argentina, and is still available today, giving Plesch's article a certain historiographical value. Each number contains one or more compositions, printed by the Litografía Argentina, owned by Gregorio Ibarra, and some literary booklets printed by the Argentina Printing Press (Imprenta Argentina). Plesch attempts to outline the ‘cultural biography’ of the Boletín Musical. She does so by considering the magazine as an ‘object’ based on the concept of ‘social lives’ put forward by Arjun Appadurai and Igor Kopytoff, in which an object’s meanings are related to the different cultural values bestowed upon it in precise moments of its ‘biography.’18

23 Erin Fulton’s chapter takes us to New York in the first half of the Nineteenth Century where several attempts were made to create a permanent opera house for foreign works19. The difficulty in achieving this was often due to financial problems or existing prejudices against theatrical activities. An example of a contrasting narrative to these justifications, however, is the huge success of opera sung in English in this period. Fulton effectively demonstrates that the aversion to foreign opera was linked to debates about the moral and political influence of European culture on the New World. In fact, the author uses the journal articles to show how they propagated the idea that opera represented a threat because it was a foreign product.

24 In what Marc Ernesti calls the ‘philological microscope’, the author examines a single year of the Napoleonic period (1813) in two German-language music magazines, Allgemeine musikalische Zeitung (Lipsia) and Wiener allgemeine musikalische Zeitung (Vienna)20. Debate on cultural identity was rife at this time, and many composers tried

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to uphold the Germanic paradigm above all others, and against the ‘invasion’ of foreign music. Using a mainly inter-textual approach, Ernesti highlights the contact points between the two magazines and from them extrapolates the editorial strategies of the German music media in the early Nineteenth Century.

25 Nancy November explores the genre of the string quartet at the dawn of the Nineteenth Century in Vienna, in particular, using reviews by music critics relating mainly to their performances21. This was a turning point for the genre, when the string quartet gained a place on the stage and abandoned the private setting of courts and salons. It was precisely this change that saw the emergence of a group of critics specialized in the subject, its musicians and its intrinsic meanings. This led gradually to the formation of a genuine canon for the string quartet. Nancy November goes on to find a dualism in criticism that is intrinsic to the genre: paying attention contemporaneously to the moment of the performance (the representation), and to the score (the will of the composer).

26 With Maria Teresa Arfini, we move to Germany and on to the ideas of the musicologist, music theorist and music critic, Adolf Bernhard Marx22. Marx presented a personal theory on the meaning of music in his articles, outlining the concept of the Grundidee (fundamental idea) that would allow us to understand compositions in their entirety. Marx focused mainly on Beethoven's oeuvre, and in particular on the cantata Meeresstille und glückliche Fahrt Op. 112, which used a text by Goethe. Marx deemed the music inadequate at expressing the meaning of Goethe's words. He contrasted ‘Beethoven's failure’ with the successful instrumental music of Mendelssohn’s concert overture based on the same pair of poems by Goethe, Meeresstille und glückliche Fahrt, in D major, Op. 27. Unlike Beethoven, who had used text as well as sounds, Mendelssohn had succeeded in expressing the Grundidee of the immortal poet through sounds alone.

27 In the only article in the volume to focus solely on Italy, Renato Ricco effectively illustrates Giacomo Leopardi’s ideas on music through the poet from Recanati’s literary production.23 Ricco highlights the modernity of Leopardi's aesthetic thought, especially given the dearth of literature on the subject on the Italian peninsula at this time. Particularly surprising is Leopardi's attention to some properties of sound - such as the ‘mere’ acoustic and timbre effect - which will be elevated to primary parameters of musical composition during the Twentieth Century. The synesthetic quality of the poet’s thought, which does not shy from exploring the effects of sounds, tastes and colours, is also remarkable.

28 Through a close reading of critical articles taken from periodicals from different nations, Žarko Cvejić explores the thorny conflict between the emergence of instrumental music as an independent and elevated art form and the birth of the phenomenon of instrumental virtuosity at the beginning of the Nineteenth Century.24 With the theorists of German Romanticism, instrumental music famously assumed a superior and almost spiritual value, compared to music with extra-musical references. This was especially true in the writings of E. T. A. Hoffmann, who defined instrumental music as the ‘most romantic of the arts.’25 Following this argument, nothing could be further from the human physicality of the great, talented men of the early Nineteenth Century (for example, Paganini, Liszt, Thalberg etc.). Cvejić shows the gradual transition, from an initial fascination to a general mistrust, even total rejection, of transcendental virtuosity, accusing it of ‘humanly’ degrading an art with celestial connotations.

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29 Michael B. Ward deals with one of the central characters of Nineteenth-Century music criticism, the Czech, Eduard Hanslick26. Ward refers in particular to Hanslick’s aesthetic theory of formalism. This set itself in opposition to programme music, since it was based on the principle of musical asemanticity. A more in-depth study on Hanslick shows that his philosophical ideas were anything but absolute. In fact, his formalism supported German nationalist ideology, which, as Ward points out, was linked to the use of gender, or more precisely sexist, rhetoric. The author discusses Hanslick’s private life, and his Jewish origins on his mother’s side, which he tried to hide throughout his life. Ward observes the apparent contradiction here of a person of Jewish origins supporting German (and anti-Semitic) nationalism. This was indeed a stratagem on Hanslick’s part. Considering the fact that he often links effeminacy to Judaism in his writings, Hanslick’s aim with his gender rhetoric is to divert the attention of his readers and the wider public away from his own origins.

30 We are then transported to early Twentieth-Century Spain. In her essay, Teresa Cascudo García-Villaraco discusses the writings of the composer, Manuel de Falla, which have already been extensively investigated by other critics. She focuses in particular on four articles published in Madrid in 1916, during the First World War, and employs the ‘philological microscope’ mentioned by Marc Ernesti in his article.27 Having been forced to leave Paris and return home, Falla wrote his articles in Madrid, and immersed himself completely in this stormy context. Cascudo extrapolates the most significant topics contained in Falla’s articles, highlighting the composer’s ability to present himself as an exponent of modern music without completely turning his back on the past and, above all, without opposing himself to the pre-established (and conservative) order. Dealing with themes such as race, patriotism, nationalism, Europe and war, his writings bear witness to the changes taking place both Spain in general, and in particular its musical life.

31 We now enter the third and final section of the volume, Composers' Voices.

32 R. J. Arnold explores the writings of André-Ernest-Modest Grétry.28 Grétry was one of the first musicians willing to present the problems of musical composition to a large audience, rather than just to specialists. His texts were eclectic in nature, dealing with personal experiences, but also technical problems related to music, as well as a broad spectrum of issues from politics, philosophy, religion and so on. He helped to create the language and form through which music would be investigated ‘in written words’ during the Nineteenth Century.

33 Diau-Long Shen devotes his article to the influence of Mozart's work on the critic and composer, E. T. A. Hoffmann.29 In his reviews of Mozart's works, Hoffmann outlined the ideas he had drawn from them so as to continue with the process of building a Germanic cultural identity. Indeed, according to Hoffmann, it was Mozart who had first defined German Romantic opera. Hoffmann admired in particular the imagination and irony of the Austrian musician’s operatic compositions. He also provided a new interpretation of the relationship between early Romanticism and irony. By including the views of other German critics in addition to Hoffmann, Shen offers a new perspective from which to evaluate Mozart’s work in the history of the German operatic genre.

34 The scholar, Anja Bunzel presents a well-organized text on the German musician, composer, teacher and writer, Johanna Kinkel (1810-1858).30 She opens with an in- depth analysis of Kinkel's life before moving on to her opinions on issues of gender. The

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following section is dedicated to the reception of her first Lieder Op. 7 (1838), reviewed with great enthusiasm by critics such as Ludwig Rellstab, Gottfried Wilhem Fink and Oswald Lorenz. Bunzel then focuses on the Trinklied für Männerchor, sent by Kinkel to Robert Schumann to be published in the Neue Zeitschrift für Musik. Some critics’ reviews, however, including those of Schumann, consistently demonstrated a certain prejudice against the female gender. Kinkel's music can therefore not be evaluated objectively through the critiques of her works during her lifetime. Bunzel continues with the examination of two other songs on the subject of drinking, written by Kinkel, Wasser und Wein, Op. 6 n. 1 (August Kopisch) and Trinklied im Sommer (Emanuel Geibel), comparing them to previous compositions. In the final section, the author relates some negative reviews of the latest compositions by Kinkel.

35 In his article, Yaël Hêche investigates Wagner’s aesthetic evolution through the German musician’s articles on La Reine de Chypre by Fromental Halévy31. Hêche reveals that Wagner's views on certain subjects were already anticipated in the articles he wrote on Halévy's grand opera. These included his accusation that the composer and poet did not collaborate, his praise of poetry and condemnation of series of historical booklets, and his denigration of Parisian theatrical institutions. His articles on Halévy thus represented a pretext to expose his new aesthetic, at this moment of change.

36 We remain with Wagner for the chapter by Rainer Kleinertz. The author focuses on the German composer’s open letter on the innovative symphonic poems by Franz Liszt ( Über Franz Liszt's Symphonische Dichtungen), published in 1857 in the Neue Zeitschrift für Musik.32 As Kleinertz notes, the letter was considered a sort of ‘advertisement’ on the part of Wagner for his friend, Liszt. In reality, there was more to it. The content of the letter on Lisztian symphonic poems embodies the moment of decisive passage from the Ring to Tristan und Isolde. Indeed, as Kleinertz reminds us, Wagner had come into contact with Liszt's symphonic poems in Switzerland in 1856, and at the end of that year he wrote the first sketches of Tristan (so with Liszt's compositions still in mind). A few months later, in 1857, he published the essay on the innovations of Liszt's symphonic poems in the form of an open letter addressed to Marie von Sayn- Wittgenstein. As Kleinertz reminds us, after Siegfried's second act, in August 1857, the German composer set aside the Ring and began to work extensively on Tristan und Isolde. This decision has often been considered to be the result of personal and financial problems, but this letter bears witness rather to the change of direction in Wagnerian aesthetics. For him, the symphonic poems represented real innovation, a new way of conceiving the form, far from that of the ‘dated’ sonata. The composer’s letter therefore represents, albeit not openly, a manifesto of his aesthetics ‘in progress’.

37 After reviewing all the essays of this volume, we must acknowledge the huge amount of work that Cascudo has put into it. As well as editing the book, she also wrote the ‘Introduction’ and the chapter on Manuel de Falla. The sheer number of studies included and the specificity of their subject matter make the volume extremely useful for specialists, while non-professionals may find the imposing mass of information provided difficult to navigate. Almost all of the authors make use of the extremely precise and timely concept of the ‘philological microscope,’ put forward by Marc Ernesti, to examine the ‘veritable salon in print form,’ evoked by Ellis, and to reproduce it before the reader’s eyes.

38 To conclude, it is now evident that music criticism studies is finally opening up to other fields. Researchers now recognise not only the necessity of a multidisciplinary

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approach, but also the fundamental importance of reconstructing the context in which a critique was written in order to understand its content and relevance. As this volume encompassing different continents demonstrates, a cross-national point of view is nowadays as essential as a comparative methodology. Although the articles are set in various countries, they repeatedly underline the need for a wider perspective, both to connect them and highlight their commonality.

39 The heterogeneity and sheer variety of the approaches and subjects contained in this volume, as well as the quality of the scholarship throughout, provide a stimulus to increase and develop the study of Nineteenth-Century music criticism. The work represents a valuable advance in the construction and consolidation of the field, promising soon to become one of its most important bibliographic references.

NOTES

1. “Introduction”, p. IX-XXIV. 2. FAIRCLOUGH Norman, Analysing Discourse: Textual Analysis for Social Research, London-New York, Routledge, 2003. 3. “Introduction”, p. XVI. 4. “Music Criticism, Speech Acts and Generic Contracts”, p. 3-21. 5. AUSTIN John Langshaw, How To Do Things with Words, URMSON, James O., SBISÀ, Marina (ed.), Cambridge (MA), Harvard University Press, 1975. SEARLE John R., Expression and Meaning: Studies in the Theory of Speech Acts, Cambridge, Cambridge University Press, 1979. SEARLE, John R., Speech Acts, An Essay in the Philosophy of Language, Cambridge, Cambridge University Press, 1989. 6. Quoted in “Music Criticism, Speech Acts and Generic Contracts”, p. 6. 7. Ivi, p. 19. 8. “Barnum et les Romains: Critique, claque et réclame dans les Soirées de l’orchestre d’Hector Berlioz”, p. 23-32. 9. “A Critic’s Progress: Émile-Mathieu de Monter’s Musical Reporting of the Paris 1867 and 1878 Exposition Universelles for the Revue et Gazette musicale de Paris”, p. 33-58. 10. “London’s Italian Opera as a Topic of Interest to International Nineteenth-Century Music Criticism”, p. 59-75. 11. “Speaking for Whom? Using Opera Reviews from Strasbourg (1887-1918) to Clarify the Problematical Source Character of Music Criticism”, p. 77-100. 12. LUHMANN Niklas, Die Realität der Massenmedien, Wiesbaden, Westdeutscher Verlag, 1996. 13. “Graphic Humour as Musical Criticism: Cartoon and Caricature in the First Wagnerian Reception in Madrid”, p. 101-132. 14. Ivi, p. 101. 15. “The Music in the Theatres of Rio de Janeiro (1890-1900): Concert Series, Music Criticism and Conflicting Cultural Projects in the Early Years of the Republic”, p. 133-158. 16. “The Power of Music Criticism in the Shaping of Modern Uruguay: An Analysis of the Newspaper Montevideo Musical”, p. 159-180. 17. “The Cultural Biography of a Music Periodical: Boletín Musical (Buenos Aires, 1837)”, p. 183-206.

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18. Ivi, p. 183. APPADURAI Arjun (ed.), The Social Life of Things: Commodities in Cultural Perspective, Cambridge-New York, Cambridge University Press, 1986 : see in particular KOPYTOFF Igor, “The Cultural Biography of Things: Commoditization as Process”, p. 64-91. 19. “Nativist Rhetoric in the Opera Journalism of Antebellum New York City”, p. 207-236. 20. “Vienna, and a Re-print of the AmZ: Notes on Intertextuality in German Music Media around 1800”, p. 237-254, p. 238. 21. “The String Quartet in Early Nineteenth-Century Performance and Criticism”, p. 255-267. 22. “Beethoven e Mendelssohn nel pensiero di Adolf Bernhard Marx”, p. 269-280. 23. “«La musica non imita e non esprime che lo stesso sentimento in persona»: per una (mancata) teoria musicale leopardiana”, p. 281-303. 24. “Fallen Angels of Music: Subjectivity in Early 19th-Century Philosophy and the Reception of Virtuosity in Contemporary Music Criticism”, p. 305-336. 25. HOFFMANN E. T. A., “Beethoven’s Instrumental Music”, CHARLTON David (ed.), E. T. A. Hoffmann’s Musical Writings: Kreisleriana, The Poet and the Composer, Music Criticism, Cambridge, Cambridge University Press, 1989, p. 96. 26. “‘Absolute’ Philosophy? Gender, Nationalism, and Jewishness in Eduard Hanslick’s Formalism”, p. 337-354. 27. “Manuel de Falla at War: On race, Sound and New Music”, p. 355-376. 28. “«Les Plaisirs de l’Imagination Sont les Seuls Réels»: Grétry’s Writings and the Expansion of Critical Thought at the Beginning of the Nineteenth Century”, p. 379-402. 29. “Composer-Critic and «Inimitable Creators»: E. T. A. Hoffmann, W. A. Mozart, and the Genesis of German Romantic Opera”, p. 403-419. 30. “Critical Responses to Nineteenth-Century Music Criticism: Johanna Kinkel’s Trinklieder and Her Later Lieder Collections”, p. 421-447. 31. “Richard Wagner et La Reine de Chypre de Fromental Halévy (Paris, 1841): la critique musicale comme réflexion esthétique capitale”, p. 449-472. 32. “Richard Wagners offener Brief über Franz Liszts Symphonische Dichtungen (1857) und die Komposition von Tristan und Isolde”, p. 473-493.

AUTHORS

MARICA BOTTARO After completing a Saxophone Diploma, Marica Bottaro graduated in Musicology at Ca' Foscari University in Venice. In April 2017 she received her PhD, after completing a joint PhD program at Ca' Foscari University in Venice and the Université Paris 8. Her main research interests include French and Italian music of the 19th century and the beginning of the 20th century, with specific interests in nationalistic movements and music criticism. She also works on film and stage music, paying particular attention to the problems connected with orchestration. She has won several research grants from different countries (Italy, France, Switzerland). She is currently an Adjunct Professor in History of Music at the Academy of Fine Arts, Bologna (Italy), and Cultore della materia at Ca' Foscari University in Venice.

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Clinton D. Young, Music Theatre and Popular Nationalism in Spain, 1880-1930 Baton Rouge, Louisiana State University Press, 2016.

Inés Sevilla Llisterri

RÉFÉRENCE

Clinton D. Young, Music Theatre and Popular Nationalism in Spain, 1880-1930, Baton Rouge, Louisiana State University Press, 2016.

1 Dans The Music Theatre and Popular Nationalism in Spain, 1880-1930, Clinton D. Young analyse le théâtre musical espagnol (et plus précisément la zarzuela) en le mettant en regard avec le nationalisme espagnol et en adoptant le point de vue théorique des Cultural Studies. Le recours aux sources ainsi que les connaissances que l’auteur possède sur la théorie du nationalisme, l’histoire espagnole et l’histoire du nationalisme dans ce pays sont suffisamment peu fréquents dans les études du théâtre musical hispanique pour être ici très appréciés.

2 Dans l’introduction, Young présente la problématique qu’il traitera tout au long de l’œuvre : la relation entre le théâtre musical et le nationalisme espagnol. L’auteur commence son analyse au milieu du XIXe siècle, alors que la scène musicale se trouve sous la domination de l’opéra italien, défendu par la cour. Après plusieurs tentatives infructueuses de construire un opéra national, les compositeurs espagnols ont cherché une alternative : la récupération et la redéfinition de l’ancienne zarzuela en tant que représentante du théâtre lyrique national. Barbieri a intégré dans la nouvelle zarzuela l’utilisation de la musique populaire espagnole (principalement dans les chœurs) comme moyen de représenter et de caractériser le peuple. Alors que le gouvernement essayait de maintenir sa stabilité politique sans être particulièrement impliqué dans la construction de l’identité nationale, le peuple espagnol forgeait (dans une construction bottom-up de son nationalisme) sa propre vision de l’identité nationale. La zarzuela refléta ce processus en devenant l’une des icônes culturelles du nationalisme,

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s’affirmant comme la musique du peuple créée à partir du théâtre populaire et non, comme dans le reste de l’Europe, dans les grands théâtres.

3 Dans le premier chapitre, l’auteur traite de deux révolutions commencées en 1868 : la révolution politique du soi-disant Sexenio Revolucionario (1868-1874) et la révolution théâtrale du teatro por horas (théâtre par heure) commencée au Café el Recreo de Madrid. Dans le système du teatro por horas, les théâtres offraient plusieurs œuvres courtes d’un seul acte pendant l’après-midi et la soirée. Grâce à la flexibilité des horaires et des prix, le nombre de personnes pouvant se permettre d’aller au théâtre augmenta considérablement. Comme Young le fait remarquer, l’apparition du teatro por horas donne naissance à la culture populaire en Espagne. Cependant, le changement dans la zarzuela n’était pas immédiat. Au début de la Restauration bourbonienne (1874), la zarzuela grande subit un processus de dépolitisation et commence à se concentrer sur les individus et des préoccupations sentimentales, laissant au chœur une fonction purement musicale.

4 Au cours des années 1870, malgré le succès croissant et la généralisation du teatro por horas, le théâtre musical se développe encore peu en son sein. Cela change lors de la décennie suivante, des compositeurs comme Barbieri commencent alors à composer des œuvres plus courtes donnant naissance à la zarzuela du género chico (le petit genre). Avec l’incorporation du théâtre musical, le teatro por horas connaît un nouvel élan et se répand dans toute l’Espagne. La zarzuela chica reprend l’idée que le théâtre musical doit représenter le peuple. Cependant, au lieu de se concentrer sur le passé d’une Espagne rurale, la zarzuela représente le processus de modernisation, retrace la vie des Espagnols dans un environnement urbain, leurs habitudes, leurs goûts musicaux, articule une nouvelle vision de ce qu’être Espagnol signifie.

5 Au chapitre 2, Young développe plus en détail les débuts musicaux du género chico, qui fleurit entre 1880 et 1910. Le théâtre musical du género chico est très différent de ce qui se fait dans le reste de l’Europe. Les zarzuelas en un acte n’ont pas le temps de peindre avec profondeur les personnages ou l’intrigue. Ceux-ci sont simplifiés pour attirer un public plus large et varié. Comme les zarzuelas, qui incluent une partie importante de dialogues parlés, elles sont généralement destinées aux acteurs qui savent chanter et non aux chanteurs professionnels ; elles utilisent donc des mélodies simples et répétitives soutenues par l’orchestre. Young considère que le teatro por horas est au centre du développement de la zarzuela comme genre nationaliste. Au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, l’Espagne a connu un processus de transformation d’une société rurale et agricole vers une société urbaine et industrialisée. La nouvelle dynamique de l’urbanisation change rapidement le pays et, avec elle, le sens de ce qu’être Espagnol signifie. Dans ce contexte, le théâtre musical du género chico dépeint la quotidienneté de la vie urbaine. Ses personnages, indépendamment de leur classe sociale, s’emparent de la musique des cafés et des salles de danse de Madrid de l’époque (la valse, la polka, etc.). Young présente ici une de ses principales thèses : les œuvres du género chico sont des artefacts nationalistes car, bien qu’ils ne célèbrent pas un passé national, le réalisme de leurs scènes favorise la création d’une nouvelle communauté imaginée1 nationale dans laquelle les différences régionales s’unifient. De plus, les changements sociaux ou les concepts de modernisation et d’européanisation s’y banalisent.

6 Le chapitre 3 est consacré au début et au développement de la zarzuela historique dans le género chico. Au XIXe siècle, le gouvernement espagnol n’a pas conçu ni financé la

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création d’un système éducatif, de sorte que la formation d’un récit historique commun, si crucial dans la genèse et la consolidation des identités nationales, devait être enfanté par d’autres moyens. Comme la zarzuela était un véhicule par lequel les Espagnols articulaient leur sens de l’identité nationale, les thèmes historiques devinrent monnaie courante sur la scène lyrique, contribuant ainsi à la création et à la diffusion d’un récit historique commun. Le théâtre musical des deux dernières décennies du XIXe siècle s’intéresse aux moments importants du récit nationaliste et transforme l’Espagnol moyen en protagoniste de ses récits historiques. Contrairement aux zarzuelas historiques de Barbieri, dont les intrigues ont été développées dans le domaine de la haute politique, les zarzuelas historiques du género chico représentent un large panorama de la vie quotidienne. À ce stade, Young relie les zarzuelas historiques de Chueca au concept d’intrahistoria (intrahistoire) d’Unamuno, puisqu’elles se concentrent sur le peuple espagnol (que Unamuno considère l’âme de l’Espagne). Ces zarzuelas historiques de Chueca représentent le peuple espagnol comme première et unique force historique de l’Espagne. De plus, Young rapporte l’idée d’Unamuno que le nationalisme doit se développer et exister dans un contexte international et cosmopolite à la façon dont Chueca introduit dans ses zarzuelas de la musique de danse qui, à l’origine, n’est pas espagnole (comme la valse ou la polka), mais qui, après un certain temps, entre dans l’imaginaire musical local. Après avoir passé en revue quelques zarzuelas historiques du género chico, Young conclut qu’avec la réduction des intrigues historiques et amoureuses, le género chico présente le peuple espagnol comme protagoniste de l’Histoire et la seule force qui détermine le destin du pays. Ce mouvement répondrait ainsi aux difficultés engendrées par le régime de la Restauration, ce dernier ayant bloqué le rôle traditionnel du peuple espagnol en faveur de sa stabilité politique. Les zarzuelas historiques analysées par Young représentent la lutte contre la corruption politique et des élites : le mouvement politique ne doit venir que du peuple, qui agit uni sans distinction de classes. Cette proéminence du peuple espagnol dans le récit historique de la zarzuela chica a été très populaire dans les années 1890. Après le Désastre de 1898, les zarzuelas du patriotisme libéral ont cependant perdu la faveur du public, même si elles le retrouvèrent au début du XXe siècle avec l’émergence d’approches régénérationnistes.

7 Dans le chapitre 4, Young analyse les mouvements du régénérationnisme en Espagne et la manière dont ils y affectent le théâtre musical. Dans le contexte des troubles sociaux croissants qui suivirent le Désastre de 1898, les intellectuels ont commencé à développer des propositions de régénération pour corriger le processus dégénératif dans lequel ils considéraient que l’Espagne était plongée. L’auteur associe le régénérationnisme du début du XXe siècle avec les intellectuels de la Génération du 98 qui défendent une ouverture de l’Espagne vers l’Europe comme moyen de moderniser le pays et de rattraper son retard. Ces mouvements régénérationnistes se sont également étendus au monde de la musique et du théâtre. Young insiste sur la présence de la notion d’intrahistoria d’Unamuno dans les zarzuelas du género chico de la décennie de 1890. Le choc entre la considération des masses urbaines comme la quintessence espagnole et sa caractérisation simultanée à travers la musique de danse européenne a pris une nouvelle impulsion avec la montée de l’européanisme. L’Âge d’argent de l’opérette viennoise fut crucial dans la réforme du théâtre espagnol. La complexité mélodique de l’opérette a été vue, contrairement à la musique de danse simple et répétitive du género chico, comme un moyen de lutter contre le déclin du théâtre

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musical. De même, la mort de compositeurs comme Fernández Caballero, Chueca et Chapí a renforcé l’impression que les jours du género chico avaient pris fin.

8 Faisant un parallèle avec l’incapacité des réformes régénérationnistes du gouvernement à réparer la société espagnole, Young considère que la régénération musicale a également échoué parce qu’elle n’était pas inhérente au théâtre espagnol. Il s’agit plutôt d’une nouvelle formule commerciale qui a cessé de produire de nouvelles œuvres après 1918. Les zarzuelas inspirées par l’opérette ne sont pas parvenues à dominer les scènes comme la zarzuela l’avait fait dans la décennie 1890 et leur échec est lié, selon l’auteur, au fait que leurs sujets n’étaient pas intrinsèquement espagnols.

9 À ce stade, il conviendrait de commenter certains points sur la vision posée par l’auteur du régénérationnisme, qu’il semble identifier de manière univoque avec la Génération du 98 et l’européanisme. Le régénérationnisme était un mouvement intellectuel qui cherchait à identifier et à analyser les causes du déclin de l’Espagne en tant que nation, dans le but de résoudre les problèmes du pays. Les propositions régénérationnistes ont été données tant par les progressistes que par les conservateurs. Bien que Unamuno estime que la régénération nationale s’obtiendra en ouvrant l’Espagne vers l’Europe, Ganivet, plus conservateur, recommande « la fermeture de l’Espagne aux influences étrangères afin de purifier l’énergie nationale2 ». Même si le type de positionnement que Ganivet défend nous semble rétrograde aujourd’hui, il fait encore partie d’un courant régénérationniste de l’époque.

10 Au chapitre 5, Young prend comme point de départ la relation entre la vision idéalisée de l’Espagne rurale et le développement des régionalismes pour réfléchir à l’émergence des nationalismes régionaux à la fin du XIXe siècle. Dans ce contexte, la musique a joué un rôle significatif dans l’intégration de ces régionalismes à un nationalisme étatique plus traditionnel. La place des descriptions de la vie rurale et de sa musique a considérablement augmenté dans les livrets, en réaction au sentiment d’instabilité associé aux tendances de la modernisation et de l’urbanisation de l’Espagne et renforcé par la guerre de 1898.

11 Young considère que le portrait de l’Espagne rurale dans les zarzuelas du género chico fait partie intégrante du système politique de la Restauration, comme méthode de renforcement de son statu quo et du système du caciquismo qui maintient les élites au pouvoir au détriment des classes laborieuses croissantes. Les zarzuelas régionales et rurales représentaient une patria chica (petite patrie) idéalisée, heureuse et calme, qui aurait logé les valeurs éternelles de la nation face à l’attaque de la modernité industrielle des centres urbains (lieux de corruption et de dégradation). Les compositeurs de zarzuelas ont utilisé la musique populaire de différentes régions pour représenter l’Espagne. Avec l’épanouissement politique des nationalismes régionaux au début du XXe siècle, de nouvelles voix politiques apparurent et la zarzuela devint l’un des lieux du débat de l’identité espagnole.

12 Au chapitre 6, Young poursuit son étude sur les mouvements régénérationnistes du théâtre musical espagnol, en mettant cette fois l’accent sur l’opéra. Au XIXe siècle, la prédominance de l’opéra italien en Espagne entraîna l’échec de plusieurs tentatives de création d’un opéra national. Cependant, après 1910, avec la vision de l’européanisme comme mode de régénération de la société, l’opéra européen fut à nouveau considéré comme une solution à la réforme de la scène musicale espagnole. Les compositeurs de zarzuela ont commencé à intégrer des formes musicales plus complexes dans leurs œuvres, avec des lignes vocales plus élaborées et l’incorporation de tropes d’opéra.

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Dans les zarzuelas de compositeurs comme Amadeo Vives et Jose María Usandizaga la frontière entre l’opéra et la zarzuela grande est devenue ténue. La situation était prometteuse et, en 1914, le retour de Manuel de Falla en Espagne suscita de nombreuses attentes. Cependant, ajoute Young, les œuvres de Falla ne correspondaient pas aux cadres traditionnels et le public de zarzuela n’était pas suffisamment familiarisé avec le modernisme pour les apprécier pleinement.

13 En 1925, le gouvernement encouraga le Teatro Lírico Nacional, où s’alterneraient les interprétations d’opéra et de zarzuela dans le but de promouvoir toutes sortes de théâtre lyrique. Pour la première fois, le soutien économique de l’État était dirigé vers la production de zarzuelas, genre ainsi appelé à faire partie de l’appareil officiel. Cependant, au lieu de soutenir la culture espagnole, le Teatro Lírico Nacional avait une perspective commerciale, comme les soi-disant « théâtres industriels ». Young souligne que, à la fin des années 1920, la confluence entre opéra et zarzuela a miné le rôle nationaliste que la zarzuela avait joué à la fin du XIXe siècle.

14 Au chapitre 7 l’auteur étudie comment, lors de la dictature de Primo de Rivera, la zarzuela a concentré ses intrigues sur les classiques littéraires et sur l’histoire de l’Espagne. Young considère qu’en même temps que la dictature a utilisé le langage de la régénération tout en minant la souveraineté populaire qui aurait pu accomplir un tel changement, le classicisme dans la zarzuela a miné son langage nationaliste. Sous le gouvernement faible de la Restauration, le populisme nationaliste qui avait fleuri dans la zarzuela a laissé place à l’épanouissement d’une vision populaire de l’identité nationale. Néanmoins, les progrès que le théâtre lyrique aurait pu faire pour établir une identité nationale ont été interrompus par le régime dictatorial de Primo de Rivera. D’après Young, le théâtre populaire a perdu le pouvoir d’unifier un pays de plus en plus urbanisé parce qu’il ne reflétait plus la modernisation : il « s’est retiré » au XVIe siècle, ce qui était la seule façon dont les compositeurs pouvaient voir leurs œuvres sur scène. L’auteur conclut que bien que la zarzuela ait continué à suivre le chemin tracé durant la Restauration, elle n’aurait pu éviter le cours des événements qui ont conduit l’Espagne à une guerre civile, car son pouvoir de nationalisation de la culture populaire était limité en l’absence du soutien de l’État.

15 La comparaison entre l’utilisation des classiques littéraires espagnols sur scène et la perte du nationalisme dans la zarzuela est, à notre avis, discutable. Le concept d’ intrahistoria d’Unamuno, auquel l’auteur relie la petite zarzuela, dérive du concept d’ histoire interne (ou de l’histoire des idées) de Giner de los Ríos. Pour Giner, les créations artistiques sont le seul accès à l’évolution interne du passé d’un peuple, car elles combinent les traits nationaux du caractère et du génie. Étant donné que le régénérationnisme cherche les causes du déclin espagnol dans les défauts du caractère espagnol et les solutions dans ses vertus, l’analyse des classiques littéraires espagnols sous l’angle de sa relation avec le présent (proposée par Giner et développée par Unamuno dans des œuvres comme La Vie de Don Quichotte et Sancho), relève d’une stratégie claire de régénération. Par conséquent, nous considérons que l’utilisation des classiques littéraires et de l’historicisme dans la zarzuela n’est pas une retraite du nationalisme, mais une proposition différente de caractère régénérationniste.

16 Dans le « Finale » de son livre, Young nous signale que, dans les années 1930, la plupart des zarzuelas ont essayé d’ignorer les tourbillons sociaux et politiques croissants qui précédèrent la Guerre Civile Espagnole (1936-39). D’après Young, ce tournant conservateur a permis à la zarzuela d’être utilisée par le projet de nationalisation

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franquiste. Les versions télévisées et enregistrées (en plein essor au cours des années 1950 et 1960), surgissent parce que leur musique avait une signification sociale et pouvait donc servir à façonner l’identité. Dans les nationalismes bottom-up tels que celui d’Espagne, les formes populaires se confrontent au sens de l’identité nationale. La zarzuela représentait largement la vie espagnole, embrassant différentes régions et classes sociales, avec une grande popularité. Young croit que, dans la mesure où la musique peut à la fois réprimer et susciter des émotions, elle a un fort potentiel et un pouvoir politique. La capacité de la musique à distraire et à transmettre des messages politiques a, en même temps, fait de la zarzuela un véhicule idéal pour exprimer le sentiment national espagnol ambigu. Néanmoins, la zarzuela et d’autres manifestations de la culture espagnole ne suffisaient pas à concilier les différentes perceptions de l’identité espagnole. L’auteur conclut que, bien que la zarzuela ne fasse plus partie de la culture populaire actuelle, elle appartient au patrimoine espagnol : la construction de l’identité nationale esquissée à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle définit toujours le caractère national actuel.

17 En conclusion, le livre de Clinton D. Young ouvre des débats intéressants. C’est une lecture incontournable pour tous ceux qui souhaitent approfondir l’analyse du nationalisme musical espagnol.

NOTES

1. L’auteur suit le concept de communauté imaginée dans ANDERSON Benedit, Immagined Communities: Reflections on the Origin and Spread of Nationalism, Rev. ed., Londres, Verso, 2006.

2. FOX Inman, La invención de España, Madrid, Ediciones Cátedra, 1997, p. 129 (notre traduction).

AUTEURS

INÉS SEVILLA LLISTERRI Inés Sevilla Llisterri est docteure en musicologie à l’EHESS et en communication interculturelle à l’Université de Valence avec sa thèse « Les tréteaux de Mâitre Pierre de Manuel de Falla : un dialogue entre musique, littérature et politique ». Elle est spécialisée dans l’étude des relations entre musique, littérature et politique espagnoles de la fin du XIXe au début du XXe siècle. Elle poursuit actuellement sa recherche postdoctorale en tant que postdoctoral visiting scholar à l’Université de Cambridge.

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Samuel Llano, Whose Spain ? Negotiating “Spanish Music” in Paris, 1908-1929 Oxford/New York, Oxford University Press, 2012.

Igor Contreras Zubillaga

RÉFÉRENCE

Samuel Llano, Whose Spain? Negotiating “Spanish Music” in Paris, 1908-1929, Oxford/New York, Oxford University Press, 2012.

1 Le secrétaire de la section espagnole de la Société Internationale pour la Musique Contemporaine, Antonio Iglesias, écrivait à propos du Trio pour flûte, hautbois et clarinette basse de Joaquim Homs, programmé en 1956 à Stockholm : « Des personnes qualifiées se sont rapprochées pour me dire, surprises, que “dans l’œuvre de Homs il n’y avait pas d’Espagne”1 ». Aux oreilles de ces « personnes qualifiées », la musique d’Homs – pionnier dans l’utilisation de la technique dodécaphonique en Espagne – ne sonnait sans doute pas aussi « espagnole » que celle de compositeurs tels que Falla, alors considéré comme le meilleur représentant du caractère espagnol dans la musique savante du XXe siècle. L’anecdote, au-delà d’être perçue – à l’instar d’Iglesias – comme une preuve de la méconnaissance que l’on avait, à l’étranger, de la création musicale contemporaine en Espagne, est un bon exemple de la persistance d’un certain préjugé sur ce qu’était supposée être la « musique espagnole » ; un lieu commun imprégné d’essentialisme où des notions comme celles d’appartenance et d’authenticité étaient centrales. Le livre de Samuel Llano Whose Spain ? Negotiating “Spanish Music” in Paris, 1908-1929 montre que cette idée prit en grande partie racine dans la capitale française au cours du premier tiers du XXe siècle.

2 Effectivement, le fort sentiment de crise nationale vécut en Espagne à la fin du XIXe siècle – accentué par la perte, en 1898, des dernières colonies d’outre-mer – a conduit à

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une recherche pressante des supposées racines et essences de l’identité espagnole. Dans ce contexte, plusieurs personnalités du monde intellectuel et artistique, frustrées par la perception du caractère périphérique de leur production, s’empressent de chercher à l’étranger, et particulièrement à Paris, les moules narratifs avec lesquels construire un nationalisme culturel triomphant, c’est à dire : autan accepté à l’intérieur du pays que reconnu et estimé à l’échelle internationale. En ce qui concerne la musique, ces personnalités parviennent à définir avec leurs homologues européens, notamment avec les Français, la manière avec laquelle l’identité et la musique espagnole pourraient être formulées. Ce processus a lieu dans le contexte d’un flux intense de capital humain, culturel et économique traversant les Pyrénées ainsi que d’une importante présence de musiciens, artistes et écrivains espagnols à Paris qui se joindront à ceux provenant du reste du monde. De plus, il se nourrit d’un sentiment similaire de crise de la part des intellectuels français qui, poussés par l’affaire Dreyfus, éprouveront le besoin de définir l’identité française et ses rapport avec l’« Autre », une catégorie qui, comme le signale l’auteur de Whose Spain ?, comprend l’Espagne. Dans son livre, Llano se propose donc de cerner le concept de « musique espagnole » dans l’imaginaire intellectuel français, identifiant les individus, groupes sociaux et institutions engagées dans sa définition et dévoilant leurs programmes politiques et idéologiques respectifs. L’auteur analyse également la façon dont les diverses tentatives de définir la « musique espagnole » aident ces personnalités, collectifs et institutions à se placer au sein du champ intellectuel et artistique de l’époque, en faisant usage du concept pour articuler leurs relations mutuelles et manifester leurs propres angoisses culturelles.

3 La première partie du livre aborde l’utilisation du concept de « musique espagnole » en tant que « propagande » politique antiallemande après la guerre franco-prussienne et son instrumentalisation par des personnalités comme le critique musical Henri Collet dans le but d’opposer les valeurs de la France catholique au « paganisme » italien et au protestantisme. Collet, fortement influencé par les idées de Charles Maurras et Maurice Barrès, n’hésita pas à considérer la « musique espagnole » comme un « allié culturel » de la cause antiallemande, sans pour autant remettre en question sa conviction dans la supériorité de la culture française. Ainsi, tel que le souligne Llano, le critique musical, appelant au trope du « noble sauvage », situera l’Espagne dans les marges de la civilisation européenne en la qualifiant d’« inferieure » (p. 31) malgré sa prétention de vouloir la libérer du stigmate de l’exotisme. De toute cette analyse éclatante et passionnante que nous offre Llano, la seule chose restant un peu vague est la catégorie de « propagande », qui lui sert à designer à la fois une méthode de communication et les objets mobilisés par cette méthode. Des précisions auraient été utiles en raison de la place centrale que la propagande occupe dans cette première partie du livre (intitulée « “Spanish Music” as Propaganda ») et du large éventail d’initiatives et de formats que le terme recouvre. Le concept apparait même dans la définition d’« hispanistes » que l’auteur fournit dans les premières pages du volume : « By hispanistes I refer to a loose group of professionals and specialists in various areas of Hispanic culture and history, who played a key role in shaping and spreading French propaganda in Spain. » (p. 5).

4 La deuxième partie du livre, « Negotiating “French” and “Spanish” Music », explore deux opéras dont la création mène critiques musicaux, auditeurs et compositeurs à s’interroger sur la manière dont ils conceptualisent et imaginent la « musique espagnole » au cours des années qui précèdent la Grande Guerre : La Jota (1911) de Raoul Laparra et La Vie brève (1914) de Manuel de Falla. La pièce de Laparra, dont l’intrigue se déroule durant la Première Guerre carliste (1833-1840) – qui opposa les

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partisans de l’infant Carlos María de Borbón et d’un régime absolutiste aux défenseurs d’Isabelle II et de la régente María Cristina de Borbón, dont le gouvernement était à l’origine une monarchie absolutiste modérée mais devint libéral afin d’obtenir le soutien populaire –, est analysée à la lumière des divisions entre libéraux et conservateurs au sein de la société française après l’affaire Dreyfus. L’opéra de Laparra, malgré sa volonté de dépasser certains stéréotypes – l’auteur s’éloigne de l’Andalousie ensoleillée et situe l’œuvre dans un village d’Aragon près des Pyrénées – contribue également à réaffirmer, à travers l’utilisation de procédées compositionnels provenant du vérisme, des lieux communs qui définissent l’Espagne comme un pays fondamentalement violent et tragique, une image déjà véhiculée par Carmen de Bizet. Quant à La Vie brève, Llano retrace magistralement l’itinéraire ardu qui culmine avec la création de la pièce à Nice en 1913 et, quelque mois plus tard, à Paris, ainsi que les divers récits mobilisés pour donner forme à l’idée d’une « école musicale espagnole ». Llano situe ce débat autour de l’œuvre de Falla à l’intérieur du conflit de classe, race et genre derrière lequel se cache la question de l’appartenance nationale. Il critique par ailleurs des lectures comme celles du musicologue James Parakilas qui réifient sa production musicale en tant que « produit » de l’auto exotisme du compositeur : « Parakilas conceives of representation as a form of domination, and he casts the represented “Other” as a passive object of cultural imperialism » (p. 148-149). Face à cette perspective, Llano choisit de mettre l’accent sur « l’imitation intertextuelle » pratiqué par le compositeur et sur sa capacité critique au moment de s’adresser au public et aux intellectuels du pays d’accueil. Donner alors la parole à Falla lui-même constitue sans doute l’une des idées les plus brillantes du livre.

5 Enfin, la troisième partie du livre – « Building the Postwar Order » – analyse les continuités et discontinuités de l’évolution de la notion de « musique espagnole » après la Grande Guerre, quand la « propagande » française ne cherchait plus à rompre la neutralité de l’Espagne. Ici, Llano revoit les interprétations qui résultèrent de la célébration du cinquantième anniversaire de la création de Carmen et la réaction critique à l’hommage que l’Opéra-Comique offrit à Falla en 1928 et dans lequel furent programmés La Vie brève, L’Amour sorcier et Les Tréteaux de Maître Pierre. Dans un contexte où la France a besoin de reconstruire sa relation avec l’« Autre », l’opéra de Bizet devient le paradigme du caractère français, redéfini comme comique et vital face à la supposée gravité et pesanteur allemande. L’hommage à Falla, de son côté, offre la possibilité de relire l’Espagne non pas à partir d’une perspective primitiviste, mais en tant que participant au projet civilisateur parisien. C’est notamment le cas de L’Amour sorcier, particulièrement apprécié par la critique qui voit dans la pièce et dans la performance d’Antonia Mercé « La Argentina » un équilibre entre, d’une part, le traditionalisme esthétique et le soi-disant italianisme de La Vie brève et, de l’autre, le modernisme musical et visuel du Tréteaux de Maître Pierre. Pour Llano, cette réaction montre que la critique musicale parisienne « were ready to couch “Spanish music” in the same rhetoric that they used to describe “French music”, and, therefore, to bring down, if only momentarity, the ontological divide between both concepts » (p. xxii).

6 Whose Spain? est une contribution importante à l’histoire culturelle contemporaine. Elle illustre que toute formulation catégorique de la part du discours critique à propos du concept de « musique espagnole » risque de passer sous silence la dynamique spatio- temporelle des contextes historiques qui résistent à l’uniformité. Des termes souvent imprécis tels qu’« exotisme » ou « appropriation » sont ici remplacés par une analyse de négociations culturelles concrètes. La critique musicale française du début du XXe

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siècle écrit sur la « musique espagnole » depuis une multiplicité de situations privilégiant, d’abord, des conceptions qui insistent sur le caractère marginal de l’identité espagnole et, plus tard, l’acceptation progressive de l’idée d’une école nationale dans une certaine mesure autonome. L’analyse détaillée de la littérature musicologique française réalisée par Llano révèle la présence constante du contexte politique et culturel de ses auteurs, ainsi que l’irréductibilité du concept de « musique espagnole » aux conceptions unitaires et homogènes. La multiplicité des intérêts et des conflits, la richesse des perspectives, les ambiguïtés des textes ou, tel que le formule Llano lui-même, les « angoisses » qui se cachent derrière les discours et productions musicales conforment un paysage où il n’y a pas de place pour des explications réductionnistes et dichotomiques qui s’excluent.

NOTES

1. IGLESIAS Antonio, « El XXX Congreso Mundial de Música y asamblea general de delegados de la SIMC en Estocolmo », Ritmo, no 280, juillet-août 1956, p. 5.

AUTEURS

IGOR CONTRERAS ZUBILLAGA Igor Contreras Zubillaga est British Academy Postdoctoral Fellow à l’Université de Huddersfield (Royaume-Uni). Il a fait son doctorat à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales de Paris avec une thèse sur l’avant-garde musicale espagnole sous le régime de Franco (Mention Spéciale du Jury au Prix PSL en SHS, 2018). Il a publié des articles sur ce sujet dans plusieurs ouvrages collectifs consacrés à l’histoire culturelle et à la musique espagnole du XXe siècle, ainsi que dans des revues scientifiques de musicologie et d’histoire. Par ailleurs, il est co-éditeur des collectifs Composing for the State : Music in Twentieth-Century Dictatorships (Routledge, 2016), À l’avant-garde ! Art et politique dans les années1960 et 1970 (Peter Lang, 2013), et Le son des rouages. Représentations des rapports homme-machine dans la musique du XXe siècle (Éditions Delatour France, 2011). Il est membre du comité de rédaction de la revue électronique Transposition. Musique et sciences sociales dans laquelle il a dirigé deux numéros : Musique et théorie queer (no 3, 2013) et, avec Talia Bachir- Loopuyt, Musique, histoire, sociétés. Les études sur la musique à l’EHESS (hors-série 1, 2018). Actuellement, il travaille sur les rapports entre musique et démocratie dans l’Espagne post- franquiste.

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Michael Christoforidis, Manuel de Falla and Visions of Spanish Music London/ New York, Routledge, 2018.

Eva Moreda Rodríguez

RÉFÉRENCE

Michael Christoforidis, Manuel de Falla and Visions of Spanish Music, London/ New York, Routledge, 2018.

1 Michael Christoforidis’s Manuel de Falla and Visions of Spanish Music (Routledge, 2018) is a monograph of a kind that we do not find often in English-language academic publishing anymore. It is not single-handedly committed to the advancement of an overarching hypothesis or to ‘telling a story’. It is instead the book of an experienced scholar who offers a series of stand-alone essays (some of which were previously published and are now offered in revised form) on a topic he has worked on for the majority of his career, filling lacunae in his own and others’ work, adding much-needed nuance, opening up avenues of enquiry without necessarily following them through to the end. From this point of view, it is a pleasure (again) to read Christophoridis on a topic in which he is such at ease – the life and works of Manuel de Falla and his role within international and Spanish modernism –, seamlessly navigating a wealth of primary sources concerning both notated music and the written word. In page 1 of the book, Christophoridis acknowledges the Archivo Manuel de Falla in Granada for having given a transformative push to scholarship on the composer from its opening in the 1980s; Christophoridis’s book itself is perhaps the best testament to the richness and depth of the archive, in which one can still discover traces of abandoned projects (such as La gloria de don Ramiro, discussed in pp. 33-4 and 178-9) as well as correspondence and private writings that help situate Falla within the complex national and international landscape.

2 Christoforidis sees Falla as an international composer who appears to us at his best in its castellanista late works (El retablo de maese Pedro, the Concerto for harpsichord). In which

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concerns the discussion of Falla’s international stature, we find some of the obvious names here – Claude Debussy, Igor Stravinsky – and places – Paris -, with plenty of new, rich detail to illustrate Falla’s positioning within this landscape, for example about his engagement with orchestration, which is discussed at length in the book. In which concerns Falla’s standing as a castellanista composer, there are remarkable, meticulously research contributions about his early works (particularly Siete canciones populares españolas in chapter 4: Christoforidis does not say the last word on this song set, but his detailed study of Falla’s original sources certainly opens up avenues of enquiry), but it is about El retablo and the Concerto that Christoforidis writes most enthusiastically (three chapters on the former, two on the latter). The stress of Falla’s castellanista works, although well justified, has nevertheless a lineage (dating to Adolfo Salazar in the 1920s and then Federico Sopeña in 1940s Spain) that Christoforidis could have engaged with more thoroughly, critically discussing his own positioning within it.

3 Other chapters are more concerned with aspects of Falla’s biography and his standing within religious, philosophical and political trends of the time. Chapter 7, on the influence of José Ortega y Gasset on El retablo, is almost a must, given the ubiquitous, if sometimes convoluted, influence of the philosopher on Spanish musical circles of this time. Chapter 10, on Falla’s ideas about Catholicism throughout the 1920s and 1930s and the influence of Jacques Maritain, is particularly illustrative and well-researched. A further chapter (chapter 6) falls under the banner of what we could call critical or cultural organology, analysing Falla’s engagement with the guitar at a time in which the modern literature for the instrument was starting to develop.

4 This is a book that should be read side by side with Carol A. Hess’s ground-breaking contributions to the redefinition of Falla’s oeuvre for the international research community1, the work of the later generation of scholars currently working on Falla (Chris Collins, Elena Torres Clemente) and Christophoridis’ extensive body of work on the composer, most of which is cited in the bibliography. The clarity of the book, as well as the abundance of illustrations and examples, make it accessible not only to scholars of Spanish twentieth-century music: in fact, the book could also prove a useful teaching aid for those teaching twentieth-century music at university level; the material is surely engaging, relevant and clear enough to merit the inclusion of Falla in the teaching of musical modernism and neoclassicism.

NOTES

1. HESS Carol A., Manuel de Falla and Modernism in Spain, Chicago, Chicago University Press, 2001; HESS Carol A., Sacred Passions. The Life and Music of Manuel de Falla, New York, Oxford University Press, 2005.

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AUTEURS

EVA MOREDA RODRÍGUEZ Eva Moreda Rodríguez is Lecturer in Music at the University of Glasgow. She is the author of the books Music and exile in Francoist Spain (Ashgate, 2015) and Music criticism and music critics in early Francoist Spain (Oxford University Press, 2016), as well as a number of peer-reviewed articles on the cultural and political history of Spanish music in the nineteenth and twentieth century that have appeared in Music and letters, Journal of the Royal Musical Association, Twentieth-Century Music, Hispanic Research Journal and Bulletin of Hispanic Studies, among others. Moreover, she has a keen interest in the Digital Humanities and has authored a number of resources in the field of cultural mapping, which can be seen on the sites Spanish Music in Exile (http:// musicinexile.wordpress.com) and Inventing the recording (http:// earlyphonography.arts.gla.ac.uk). She regularly writes programme notes, edition introductions and CD liners and delivers public talks and lecture-recitals mostly in the field of Spanish twentieth-century music, and is frequently consulted by performers on this repertoire. Eva’s work has been supported by the Carnegie Trust for the Universities of Scotland, the Music & Letters Trust and Indiana University’s Lilly Library, among others. She is currently Principal Investigator on an AHRC Leadership Fellowship researching the arrival of the phonograph in Spain (1878-1905).

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Esteban Buch, Igor Contreras Zubillaga & Manuel Deniz Silva (eds), Composing for the State: Music in Twentieth-Century Dictatorships Abingdon, Routledge, 2016.

Lindsay Carter

REFERENCES

Esteban Buch, Igor Contreras Zubillaga & Manuel Deniz Silva (eds), Composing for the State: Music in Twentieth-Century Dictatorships, Abingdon, Routledge, 2016

1 Musical works written for dictatorial regimes bring complex ethical considerations for musicologists, performers, and listeners alike. Secondary literature about music in the Soviet Union and the Third Reich, in particular, has long since grappled with questions of how we should approach such works – whether this music should be performed, problems surrounding the intelligibility of politics in music, etc. – whilst primary sources reveal complex practices of self-fashioning that muddy any clear distinction between private and public or resistance and complicity. Composing for the State. Music in Twentieth-Century Dictatorships wades into these murky waters with suitable sensitivity. Described by the editors as a collection of micro-historical studies, the true value of this work is not in addressing long neglected issues, as the publication material suggests, but in its detailed study of the topic and its breadth of knowledge – its chapters span ten regimes and five decades, significantly widening the discussion beyond the two pillars of totalitarianism. It contains an impressive range of international scholarship that has hitherto been unavailable in English.

2 The collection takes a single-work approach, with each chapter focusing on a work for which the State played a role in the commission, production, execution or

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dissemination. These studies are separated into three sections: works composed for the people; works that are linked to the leader; and works that were commissioned for state commemoration events. Whilst the headings fit nicely for the last two sections, the links between the chapters in the first section and the title that joins them is somewhat less clear.

3 In this first section, Yannick Simon’s fascinating chapter examines three productions from the Vichy regime that focus on the Joan of Arc myth. In doing so, Simon discusses questions of an ‘official’ style and the Vichy regime’s involvement in music making, from commission to production. In outlining representations of Joan of Arc from before the Vichy takeover, the chapter demonstrates the adaptability of the martyr myth to suit differing political needs. Equally fascinating, is Hon-Lun Yang’s excellent study of The East is Red (1964) in the People’s Republic of China. Yang’s vivid description of the stage settings provides a real sense of the scale of the production. As with Simon’s chapter, it shows the extent of the State’s involvement in the composition and production of the work and touches on the problems of an ‘official’ compositional aesthetics and on the refashioning and appropriation of history.

4 Of note in the second section is Marina Frolova-Walker’s fascinating chapter on Shostakovich’s Song of the Forests (1949), which calls for a re-Stalinisation of the work after previous whitewashing. Frolova-Walker presents an analysis that highlights both explicit and implicit references to Stalin, including intertextual references to film scores, and convincingly concludes that the work cannot be divorced from its context by simply removing explicit references from the text. Elsewhere in this section, Katherine L. FitzGibbon discusses Gottfried Müller’s Deutsches Heldenrequiem (1934), which was dedicated to the Fürer, Justine Comtois examines Alfred Casella’s opera dedicated to Mussolini, Il deserto tentato (1937) and Andrzej Tuchowski provides a semantical analysis of Alfred Gradstein’s A Word About Stalin.

5 Running throughout the book we see tales of the refashioning of history. This is addressed most strongly in the final section on works that were commissioned for state commemorations. The three chapters fit nicely together, all touching on retrospective readings of the works. Manuel Deniz Silva outlines why Luis de Freitas Branco’s Solemn Overture 1640 (1939) has puzzled biographers, due to the composer’s political stance, and presents a nuanced explanation of why the composer accepted the commission and why the music appears to be stylistically out of place amongst Branco’s other works. Moving on from this, Igor Contreras Zubillaga’s article on the Concierto de la Paz provides a wonderful addition to the collection, discussing the ‘non-propagandistic’ policies surrounding the event, concluding that in this instance the aim to present ‘objective fact’ was a political statement itself. And finally, Esteban Buch looks at the problematic aspects of Alberto Ginastera’s Iubilum, a work commissioned to celebrate the founding of Buenos Aires. Buch highlights the clash of Indian and Catholic themes in the work and the ultimate triumph of Christianity over indigenous cultures. He concludes that whilst this does not equal an endorsement of the massacre of the Indians that took place, it does ignore the violence that allowed Christianity to emerge victorious.

6 The volume stops short of questions of comparison – the editors state as much in the introduction – distancing themselves from issues surrounding the term totalitarianism. However, as an edited collection that places music from a variety of regimes under one umbrella term, inevitable similarities and points of departure do emerge. In fact, the

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claim that the selection demonstrates a variety of institutional traditions is a point of comparison itself. Similar aesthetic considerations emerge in many of the chapters such as monumentality, accessibility, nationality, religiosity, and continuity with and refashioning of the past. Each of the works discussed was intended to be a ‘great’ work of art but time and again we see encounters between music and the State bring about uncertain results, not least due to vague policies on ‘official’ musical aesthetics.

7 One of the key ethical and theoretical considerations to emerge across the book is the post facto reception of the works. Time after time, we see attempts to distance the music from its political context – Müller called the Deutsches Heldenrequiem a personal statement of grief and references to Stalin were removed from Shostakovich’s Song of the Forest after the dictator’s death. Instead, the introduction of this book poses these works of art as ‘aesthetic documents’ of barbarism; and whether or not we choose to listen to and perform the music, the chapters in this collection help to set the record straight about the relationship between music and politics in an admirable number of contexts.

AUTHORS

LINDSAY CARTER Lindsay Carter is a PhD candidate at the University of Bristol. Her thesis examines film music in the Soviet Union and the Third Reich (with particular emphasis on music as a site for the performance of ideology in film) and spans musicology, film studies and cultural history. Beyond this, her research interests include Twentieth-century music and politics, film music and narratology, opera and film, and musical intertextuality. Her recent publication, on musical gags and the problems of comedy in Stalinist cinema, appeared earlier this year in the German- language collection Musik in der Filmkomödie.

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Pamela M. Potter, Art of Suppression: Confronting the Nazi Past in Histories of the Visual and Performing Arts Oakland, University of California Press, 2016.

Erik Levi

REFERENCES

Pamela M. Potter, Art of Suppression: Confronting the Nazi Past in Histories of the Visual and Performing Arts, Oakland, University of California Press, 2016.

1 Few scholars seem better equipped to tackle the thorny issues that surround our perceptions of cultural activity during the Third Reich than Pamela M. Potter. Her 1998 book, Most German of the Arts, was a hugely significant publication highlighting the lengths to which musicologists living and working through the Nazi era sought to harness convoluted intellectual arguments in order to gain the favour and patronage of their political masters. No less problematic was the realisation that many of these ideas, particularly those that contrasted the wholesomeness of German art with the dangers associated with exposure to and influence from other cultures, whether non- German or Jewish, were deeply ingrained and formed part of a long-standing intellectual tradition that had already been formulated well before the Nazis had come to power. The only difference was that they were now recalibrated in such ways that they suited the specific climate of opinion that flourished in 1930s Germany. Most disturbing of all, perhaps, was her discovery of a long-standing conservative and reactionary underbelly in German musicology which prospered during the so-called enlightened cultural and intellectual environment of the Weimar Republic.

2 Yet despite the thought-provoking issues that were brought into the open in publications such as Most German of the Arts, the wider world still clings to a rather different notion of the way culture developed during this period. In this interpretation, the Third Reich in cultural terms marks a decisive break with the immediate past.

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Citing irrefutable evidence that so many artists despised by the Nazis were proscribed and forced out of the country, the overwhelming impression of Nazi culture was that it was monolithic, reactionary and impoverished, that it represented nothing less than the equivalent of a twentieth-century dark ages completely isolated from currents of thought existing in other countries, and that all cultural practitioners, whether working at national or local level, fully subscribed to the Nazi worldview. Undoubtedly one of the most seductive myths to have gained widespread currency, to the extent that its assumptions are still perpetuated on several reputable websites, is that between 1933 and 1945, Hitler, alongside Propaganda Minister Joseph Goebbels, controlled all manifestations of cultural creation and erected rigid guidelines, based almost exclusively on their own personal tastes as to what was deemed acceptable or unacceptable to the regime.

3 Inevitably, the overall picture remains far more complex, ambiguous and open-ended. It is this desire to explore and expound upon the multi-faceted nature of Nazi cultural activity that lies behind Potter’s latest book, Art of Suppression. As Potter argues, the book’s purpose is to try and understand why certain notions about the Nazis’ manipulation of culture have remained compelling enough to be widely accepted, even though mounting evidence, manifested in much recent scholarship, continues to erode the credibility of this stance. In order to explore this notion in more depth, Potter mines the extensive bibliography of material written mainly by Anglo-American and German authors about this topic that has been published since the end of World War II. But whereas most of Potter’s earlier writings focused almost exclusively on issues related to music, her orbit here is much wider and more ambitious, incorporating critical historiographies of the visual arts, architecture, theatre and film, as well as music. The intention, however, is not to add to this material by presenting new discoveries related to further archival research, but rather analyse writings in the public domain from the perspective of the agendas which underpin them. Thus, it considers such issues as the ways in which the circumstances of exile, the Allied occupation of Germany, the Cold War, and the complex debates surrounding the meanings of modernism have inflected interpretations of Nazi cultural development. It also brings to the fore the post-war suppression of inconvenient truths about artistic productivity during this period, suggesting that more favourable conditions existed for artists than what we have previously been led to believe, and that representing the era as a dystopia of artistic limitation, authoritarian micromanagement and kitsch is at best misleading.

4 Potter’s book is divided into six chapters, each of roughly equal length. In the first, entitled ‘What is known and what is believed’, she grapples with the many misconceptions that continue to permeate arguments surrounding Nazi culture. The second chapter ‘The Exile Experience’, considers the difficult and often hostile reception accorded to artists who fled Nazi Germany and that they had to contend with very different working conditions in the countries where they settled. It also explains why cultural histories that were written by German émigrés posited a somewhat black and white interpretation, setting off everything that happened in the Weimar Republic as positive and everything associated with Nazism as negative. In her third chapter ‘Occupation, Cold War and the Zero Hour’, Potter outlines how the discovery of the Holocaust intensified this interpretation but that ideological tensions arising from the

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contrasting positions promoted by the Soviet and the Western powers that were occupying Germany muddied the waters.

5 Potter’s fourth chapter, ‘Totalitarianism, Intentionalism, Fascism’, is particularly absorbing. It analyses a number of pioneering texts that appeared in the 1960s, a salient example being the set of books by Joseph Wulf which for the first time in the post-war era collate material on the performing arts that was published in books, newspaper articles and specialist journals of the 1930s and early 1940s. The way this information is organised is in itself revealing, since major emphasis is placed upon illustrating how the medium in question was controlled, what was deemed acceptable and unacceptable as well as highlighting what he regarded as specifically National Socialist terminology and the consistent strain of anti-Semitism that underpinned the selected documents. What interests Potter is not so much the exact content of such books but the ideology that drives the ways in which the material is presented to the reader.

6 Any discussion of culture during the Third Reich has to come to terms with the regime’s ambiguous relationship to modernism, the central topic of Potter’s fifth chapter. In a subsection entitled ‘Nazi Music: What it was not’, Potter emphasises a peculiar distinction existing in musicological writings on the subject which at least up to the 1990s preferred to focus on stylistic features it generally eschewed rather than trying to determine what if anything was unique and ‘Nazified’ about the new music that was composed at that time. Basic assumptions that the Nazis suppressed all vestiges of musical modernism were upheld, and that all the victims of National Socialism living in exile promoted a progressive cultural outlook. Furthermore, since for various reasons, much of the music was inaccessible to the general public, it was assumed that it must have been artistically inferior and not worthy of serious scholarly attention. With more detailed excavation, emanating from detailed studies appearing in the 21st century, these conclusions have proved to be far too simplistic and disingenuous, as has been the notion that the features of this music were created in an artistic vacuum isolated from developments that were prevalent in other European countries and the United States.

7 This link to artistic currents outside Nazi Germany is expanded in Potter’s final chapter which discusses Cultural Histories produced after the fall of the Berlin Wall. Apart from drawing out uncanny parallels between the rhetoric produced by the Nazis and the Roosevelt administration in terms of building communities through eliminating class division, restoring order out of chaos and encouraging a leadership cult, Potter also addresses more recent connections especially in the popular arts. In her conclusion, she applauds the trend towards exploring mass culture in arts scholarship rather than the conventional separations between so-called ‘high’ and ‘low’ art as offering a particularly fruitful area for future investigation. But she also counsels the necessity for such scholarship to be fully aware of the peculiarities of German history and that ‘by acknowledging the similarities between German and other societies, as well as the crucial differences in scale, degree and effectiveness, cultural historians will be in a better position to resolve the nagging paradox of German culture coexisting with Nazi barbarity.’

8 Given that her text extends to just over 250 pages, it seems implausible that Potter is able to encompass as well as deconstruct so many different issues and still deal with them in considerable depth and detail. Yet in no sense did I feel short-changed by the material as it was presented here. Even though discussion of music per se accounts for

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only a limited proportion of each chapter, what impressed me most was the sheer skill by which Potter was able to draw threads and connections between so many different artistic media, thereby highlighting that her scholarly expertise extends way beyond musical matters. Furthermore, Potter’s narrative is compelling, closely argued and effectively illustrated with apposite visual imagery as well as extensive quotations from seminal works. Equally essential and particularly useful for scholars researching this period is the impressively comprehensive bibliography. In short, this book should be read by all those who have an abiding interest in German culture during the middle of the twentieth century.

AUTHORS

ERIK LEVI Erik Levi is Visiting Professor in Music at Royal Holloway, University of London. Author of the books Music in the Third Reich (1994) and Mozart and the Nazis (2010), he has edited several publications relating to Austro-German music of the twentieth century including Music and Displacement (with Florian Scheding), Hanns Eisler in England and The Impact of Nazism upon Twentieth-Century Music. He is currently co-editor with David Fanning of the forthcoming book The Routledge Companion to Music under German Occupation, 1938-1945. An experienced piano accompanist who has appeared on thirty BBC recordings and the double CD set Continental Britons on the Nimbus label, he is also a broadcaster and regular reviewer of CDs for the BBC Music Magazine.

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Philippe Despoix, Marie-Hélène Benoit-Otis, Djemaa Maazouzi & Cécile Quesney (eds), Chanter, rire et résister à Ravensbrück : Autour de Germaine Tillion et du Verfügbar aux Enfers Paris, Seuil, 2018.

Élise Petit

RÉFÉRENCE

Philippe Despoix, Marie-Helé ̀ne Benoit-Otis, Djemaa Maazouzi & Cécile Quesney (eds), Chanter, rire et résister à Ravensbrück : Autour de Germaine Tillion et du Verfügbar aux Enfers, Paris, Seuil, 2018.

1 Le groupe de recherches « Mémoire musicale et résistance dans les camps » de l’Université de Montréal mène depuis plusieurs années un intéressant et rigoureux travail de recherches pluridisciplinaires autour du Verfügbar aux enfers, composé en 1944 par Germaine Tillion dans le camp de concentration de Ravensbrück. Dans le sillage de rencontres scientifiques et publications préalables de cette même équipe, l’ouvrage Chanter, rire et résister à Ravensbrück représente un aboutissement des recherches sur cette œuvre hybride, baptisée « opérette-revue » par Tillion. Les contributions riches et documentées s’organisent en deux parties : la première porte sur les divers « contextes » de cette « création atypique », tandis que la seconde analyse les processus mémoriels et créatifs dans l’œuvre elle-même.

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2 Ainsi que le rappellent les directeurs scientifiques en introduction au recueil, à Ravensbrück la création musicale fut « presque toujours clandestine ». C’est là l’une des particularités surprenantes du camp, qui n’a jamais compté d’orchestre ou d’ensemble instrumental « officiel », alors que ceux-ci furent constitués dès la création des autres camps. Habituellement, ces ensembles servaient à rythmer les départs au travail, accompagner certaines punitions ou pendaisons, mais aussi à accueillir des officiels en visite ou à distraire les SS lors de soirées privées.

3 Le « cas particulier » de Ravensbrück s’expliquerait-il par le fait que la majorité des détenues étaient incarcérées pour raisons politiques, et avaient donc été déportées sans avoir eu le temps de prendre avec elles leur instrument si elles étaient musiciennes ? Mais dans d’autres camps, à Buchenwald par exemple, des instruments avaient été fournis et les musiciens avaient été autorisés à écrire à leur famille pour se faire envoyer leur instrument personnel, parfois même des partitions. Selon le témoignage de Violette Maurice, il semblerait même qu’un piano ait été présent à Ravensbrück1. Douze baraques étaient en effet remplies d’objets et de biens pillés dans toute l’Europe occupée, et il est certain que des instruments s’y trouvaient2. L’explication la plus plausible pourrait tenir au fait même que Ravensbrück était un camp de femmes. Même si le commandant était un homme, le personnel en charge des détenues était très majoritairement féminin. Les gardiennes avaient certes été formées par des supérieurs SS, mais elles n’étaient pas des soldates ayant connu la vie de caserne ni l’enrôlement, auxquels la musique participait de façon significative. Par conséquent, les marches punitives en chanson ou les veillées musicales au coin du feu ne faisaient pas partie de leur quotidien. Il est donc probable que ce « transfert » opéré inconsciemment par les gardiens de leurs unités aux détenus dans les camps d’hommes n’ait pas eu lieu. Ravensbrück est donc l’un des seuls camps de concentration où la musique aura peu servi à la coercition de la masse des détenues.

4 Dans ce contexte, l’étude « micrologique » (p. 20) d’une œuvre telle que Le Verfügbar aux Enfers la charge d’un double enjeu de mémoire : celle de la Résistance et de la déportation d’une part, celle de la « force spécifique d’une créativité recluse » de l’autre (p. 21). Bien que la création musicale ait le plus souvent eu lieu dans la clandestinité, la pratique musicale n’était pas interdite à Ravensbrück, mais strictement réglementée. Ainsi que le rappelle une directive de l’Oberaufseherin SS Anna Klein-Plaubel, en charge de la surveillance du camp, datée du 2 mars 1944 et destinée à l’affichage dans tous les blocs, seuls des chants allemands pouvaient être entonnés, et pas de chansons de variété. Le chant était autorisé lors des « temps libres » uniquement, c’est-à-dire le soir avant le couvre-feu et le dimanche pour celles auxquelles il restait quelque force. La danse et les pièces de théâtre étaient pour leur part interdites3.

5 Selon divers témoignages, des chœurs purent même voir le jour à la fin de l’année 1944. Pas moins de cinq chœurs ont été recensés par Gabriele Knapp dans son étude sur Ravensbrück4, tandis que le musicologue Milan Kuna date la naissance du premier ensemble vocal à la fin de l’année 19425. De nombreuses soirées musicales furent organisées dans les baraquements de détenues, notamment en 1944, alors que la surveillance SS se relâchait du fait du surpeuplement dans le camp. Les événements principaux étaient Pâques, Noël ou le Jour de l’An, mais aussi les fêtes nationales et anniversaires d’événements politiques, ou encore la « Journée internationale des femmes » qui fut célébrée dans divers baraquements le 8 mars 19456. La répétition de chants pour de telles occasions s’effectuait clandestinement par très petits groupes, à

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voix basse durant l’appel, dans les latrines ou aux lavabos du camp, derrière un baraquement, ou encore à l’« infirmerie » (Revier).

6 Si quelques détenues parvinrent à se procurer des partitions grâce aux colis alimentaires envoyés par leurs familles, et dans lesquels les denrées étaient emballées dans des partitions ou des textes de littérature, l’interdiction de détenir du papier et des crayons était très difficile à contourner pour les musiciennes à Ravensbrück. Dans d’autres camps tels ceux d’Auschwitz, la présence d’orchestres « officiels » entraînait la présence de nombreuses partitions originales ; d’où un besoin de copistes qui, entre leurs activités d’arrangement musical pour l’orchestre, pouvaient coucher sur le papier, parfois même sur du véritable papier à musique, des compositions clandestines. Les détenues de Ravensbrück, quant à elles, mémorisèrent avant tout leurs créations et utilisèrent des petits morceaux de papier qu’elles réussissaient à récupérer, avec lesquels elles constituèrent parfois de petits recueils. Faute de papier à musique ou de compétences en matière de composition, nombre d’entre elles modifièrent, à l’instar de Germaine Tillion et de ses camarades, des chansons connues en ajoutant un texte qui reflétait la situation du camp.

7 L’article d’Insa Eschebach livre une étude très intéressante des activités culturelles à Ravensbrück. Interrogeant les possibilités et les enjeux de telles activités, elle évoque la création de véritables « lieux sociaux » dans lesquels pouvaient s’affirmer identité nationale et solidarité ; en cela, elle rejoint Anne-Berenike Rothstein qui voyait dans Le Verfügbar aux Enfers « l’articulation d’un sentiment national7 ». Elle analyse également les « stratégies narratives » mises en places après la guerre, entre tabouisation du divertissement concentrationnaire et présentation sous l’angle unique de la résistance à un système d’annihilation.

8 Julien Blanc quant à lui replace Le Verfügbar et son humour ravageur dans un contexte artistique : le procédé du détournement et de la dérision était à la fois ancré chez Germaine Tillion avant son incarcération, tout comme il faisait partie des pratiques privilégiées par la Résistance, notamment la diffusion de chansons ou de tracts faisant du rire un « outil de propagande à destination de l’opinion mais aussi à usage interne » (p. 42). Ce que son Verfügbar révèle, c’est bien une capacité de Tillion à rire d’elle-même et de ses malheurs sans s’apitoyer sur son propre sort, mais aussi une connaissance extrêmement détaillée du camp et de son fonctionnement, après un an d’incarcération.

9 C’est cette idée que poursuit la contribution de Françoise Carasso, qui s’attache aux styles de l’existence de Tillion, toujours disponible pour les autres, pensant en ethnographe même à Ravensbrück, entre « indignation, compassion, indépendance d’esprit, souci de la vérité et attachement aux faits » (p. 69). Suit la transcription d’un entretien inédit accordé par Germaine Tillion à Mechthild Gilzmer et au cinéaste allemand Helmuth Bauer en février 2002. Elle y évoquait Ravensbrück, la solidarité, son « opérette entre deux meurtres », mais aussi ses combats après la guerre.

10 La deuxième partie de l’ouvrage s’intéresse au parcours du Verfügbar aux Enfers, de Ravensbrück à aujourd’hui. Nelly Forget, proche collaboratrice de Tillion, retrace le parcours du manuscrit, resté soixante ans sous le boisseau jusqu’à sa publication par les éditions de la Martinière en 2005 puis à sa création au Châtelet en 2007. Elle détaille les passionnantes étapes de la reconstitution des sources musicales, s’arrêtant sur la culture très riche de Tillion et sur sa prodigieuse mémoire. Elle esquisse enfin des questions sur les objectifs et les modalités de l’écriture de l’opérette. Dans le sillage de cette contribution, celle de Cécile Quesney s’attache quelques pages plus tard à l’étude

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de dix ans de mises en scène en France et en Belgique, de 2007 à 2017, soulevant les questionnements nombreux et parfois problématiques quant à la « fidélité » à une œuvre écrite sans accompagnement musical et jamais représentée dans le camp.

11 La contribution de Donald Reid analyse les processus de remémoration et de créativité en jeu dans l’œuvre de Tillion. Il introduit la spécificité de traitement réservée aux prisonniers politiques « NN » (pour Nacht und Nebel), catégorie à laquelle appartenait Tillion, et surtout à ceux qui comme elle étaient « disponibles » (verfügbar) pour toutes sortes de corvées. Rappelant la place importante que le chant tenait dans les nombreuses activités de résistance spirituelle et artistique à Ravensbrück, il place en définitive la singularité de l’œuvre dans son aspect collectif.

12 Philippe Despoix revient sur la culture de Germaine Tillion et de ses camarades dans son analyse des sources musicales utilisées dans Le Verfügbar aux Enfers. Mettant l’accent sur la fonction des médias et du phonographe dans les processus mémoriels, il montre de façon convaincante comment les nouveaux moyens de reproduction sonore ont contribué à la « porosité de frontière » entre musique savante et populaire dans cette opérette, s’immisçant incidemment comme modèle de composition de la revue.

13 Djemaa Maazouzi s’intéresse pour sa part à l’idée polysémique de « distraction » à Ravensbrück, selon trois niveaux de lecture : la distraction de l’ethnologue qui analyse la situation pour mieux s’en extraire, celle causée par le cabaret – producteur d’un espoir salutaire – et celle des chimères, « bobards » et autres fausses nouvelles contre lesquelles Tillion cherchait à prémunir.

14 Enfin, Marie-Hélène Benoit-Otis ancre l’œuvre dans tout un héritage autant savant que populaire, du Song Play au vaudeville et à l’opérette, évoquant par l’aspect collectif de la composition la création d’un « réseau musical virtuel fondé sur un héritage culturel partagé » (p. 183). Une analyse plus détaillée de certains numéros montre de manière pertinente à quel point la musicalité du Verfügbar aux Enfers a pu parfois être conçue de façon virtuelle.

15 L’ouvrage se clôt par une cinquantaine de pages annexes proposant la reconstitution la plus détaillée des sources musicales et phonographiques qui existe à ce jour. Saluons ici un travail d’une grande rigueur, qui met en regard textes originaux et adaptation pour Le Verfügbar aux Enfers, référençant chaque fois un enregistrement phonographique, une partition lorsqu’applicable, et complétant le tout de commentaires scientifiques et de témoignages de détenu·e·s concernant l’extrait d’origine et son utilisation éventuelle dans d’autres camps. Une bibliographie aurait été la bienvenue, au vu du nombre conséquent d’ouvrages de premier plan mentionnés au gré des diverses contributions.

NOTES

1. MAURICE Violette, N.N., Saint-Étienne, S.P.E.R., 1946. 2. Pour célébrer Noël 1944 à Ravensbrück, des détenues allemandes furent brièvement autorisées par la Kommandantur SS à constituer un petit ensemble comprenant un violon, deux guitares et un accordéon. Après avoir donné plusieurs concerts pour les enfants détenus au camp et pour des

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camarades, elles durent restituer les instruments au dépôt duquel ils avaient été tirés. Cf. KNAPP Gabrielle, Frauenstimmen. Musikerinnen erinnern an Ravensbrück, Berlin, Metropol-Verlag, 2003, p. 160 sq. ; MÜLLER Charlotte, Die Klempnerkolonne in Ravensbrück, Berlin, Dietz, 1981. 3. KLEIN-PLAUBEL Anna, « An alle Blocks. Zum Aushang », 2 mars 1944. United States Holocaust Memorial Museum, RG-04.006 M, microfilm 20. 4. KNAPP Gabriele, Frauenstimmen, p. 86. 5. KUNA Milan, Musik an der Grenze des Lebens. Musikerinnen und Musiker aus böhmischen Ländern in nationalsozialistischen Konzentrationslagern und Gefängnissen, trad. all. Eliška Nováková, Francfort, Zweitausendeins, 1993, p. 105. 6. KNAPP Gabriele, Frauenstimmen, p. 59. 7. ROTHSTEIN Anne-Berenike (ed.), Poetik des Überlebens. Kulturproduktion im Konzentrationslager, Berlin/Boston, Walter de Grutyer, 2015, p. 119.

AUTEURS

ÉLISE PETIT Élise Petit est agrégée de Musique et docteure en Histoire de la Musique, spécialiste des politiques musicales dans l’Allemagne du XXe siècle et dans le système concentrationnaire. Elle a notamment publié Entartete Musik. Musiques interdites sous le IIIe Reich (avec Bruno Giner, Paris, Bleu Nuit, 2015) et Musique et politique en Allemagne, du IIIe Reich à l’aube de la guerre froide (Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2018). Chercheuse associée à l’université Paris-I Sorbonne, elle se consacre depuis plusieurs années à un projet de recherches sur les usages de la musique dans les camps, financé par le Musée de l’Holocauste de Washington DC (USHMM, année 2016-2017) et par la Fondation pour la Mémoire de la Shoah à Paris (2018-2019).

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Pauline Fairclough, Classics for the Masses: Shaping Soviet Musical Identity Under Lenin and Stalin New Haven/London, Yale University Press, 2016.

Simon Morrison

REFERENCES

Pauline Fairclough, Classics for the Masses: Shaping Soviet Musical Identity Under Lenin and Stalin, New Haven/London, Yale University Press, 2016.

1 The Bolshevik revolution, as the Bolsheviks themselves recognized, could not last forever. For all the rhetoric about transformation, transfiguration, turning points, historic breaks, and the invention of a new world populated by new people, at a certain point a government needed to be formed – or at least reformed from existing bureaucracies. Thus, the ministries of the past were repurposed as commissariats, with “state” institutions replacing “imperial” ones. Culture, too, needed to be remade in the Soviet image. This refashioning, in the realm of music, is the subject of Pauline Fairclough’s patiently researched, carefully organized, and surprisingly (given the volume of detail) absorbing book.

2 The task she assigned herself was daunting: a people-centered and people-minded chronicle of musical life from 1917 to 1953 and slightly beyond. (She leaves some the details about the Soviet repackaging of Russian imperial music to Marina Raku, who has published a comparable book on the subject, Muzykal’naia klassika v mifotvorchestve sovetskoi epokhi/Musical classicism in the mythology of the Soviet epoch). Fairclough immersed herself in the Moscow and St. Petersburg archives, researched additional UK holdings, and acquired a capacious knowledge of all that has been published, in Russian and English, on the composers, compositions, and institutions under consideration. She is careful to note what she does not know (or what records appear to be lost) and is restrained in her approach, even when describing the horrors of the purges and the

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deaths of 1.5 million people during the first winter of the blockade of Leningrad. “How it was possible to gather together a large enough body of people and well enough (relatively speaking) to put on a production of a whole opera [Carmen] in a blockaded city is hard to imagine,” she writes, with characteristic understatement (p. 177).

3 The book is told from the perspective of cultural officials and bureaucrats, but also – and here was the hardest part to research, Fairclough confesses – from the vantage of listeners who frequented ballet and opera houses, conservatories, clubs and salons, even the concert spaces created on factory floors. (The cover image showing the Tbilisi Philharmonic performing in an electric locomotive workshop is sensational, and I wish there were more like it in the book.) Audience reactions informed official policies more than has been appreciated, Fairclough argues. She also emphasizes the messiness of the effort to canonize the great composers of the past and define a Soviet musical repertoire. In this, she complicates, and in places undercuts, the familiar narrative of Soviet music history, which finds the Association of Modern Music and the Russian Association of Proletarian Musicians waging battle during the period known as the cultural revolution. After these organizations were eliminated or “restructured” in 1932, the Union of Soviet Composers under the Committee of Arts Affairs implemented the people-minded aesthetic doctrine of socialist realism. The nationalism of the Soviet phase of the Second World War ceded to stagnation in the final years of Stalin’s rule, after which the effort to press art into the service of a supra-national Soviet citizen collapsed.

4 Yet nothing was what it seemed. For one thing, Russian musical programming privileged non-Russian music long after 1917. Concerts in the early 1930s were diversely, excitingly international. For another, the “proletarian” and “avant-garde” musical groups were hardly fellow travellers; church music was not instantly suppressed, nor was folklore instantly embraced by the Bolsheviks. (For folk music to be real, in the socialist realist sense, it needed to be faked.) Audiences chose their favorite works, often without concern for politics, while programmers faced their fears of censorship. As the lists of acceptable and unacceptable works changed, some of the censors were censored. Fairclough’s micro-biography of Nikolai Roslavets illustrates the point: “He worked as a censor at Glaviskusstvo in the 1920s, edited the music workers journal Rabis and was bitterly opposed by the musicians who RAPM, who finally managed to have him removed from any professional position in 1930” (p. 235).

5 The leading Soviet critics changed their minds (or had them changed) as to what music was incomprehensible and what, properly performed, could bring listeners to tears. The pages on Handel’s Soviet career, and the Chaikovskii revival, are entertainingly counter-intuitive. Ivan Sollertinskii describes Handel’s Judas Maccabeus as “a true leader, connected in his blood with the people, embodying the best of their qualities: manliness, valor, moral courage, hatred of oppressors” (p. 122). The exact same words would be used, in a balletic context, to describe another appropriated Soviet hero: the Thracian gladiator Spartacus, leader of a Slave rebellion against the Roman Republic. Of Chaikovskii, Fairclough tells a cautionary tale of political-musical attunement. “Not without reason was his music so alien to the aesthetics of the epoch of Russian modernism,” Boris Asaf’ev claimed in a 1940 publication commemorating the centennial of Chaikovskii’s birth (p. 163). He would not have written that sentence in earlier years; indeed, he would have penned the opposite. Asaf’ev was not alone in changing ideological stripes along with institutional affiliations and making

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inconsistent cases for the music that he cared about. Sollertinskii likewise changed his tune as things tightened up, as did all of the critics who contributed to such forgotten, short-lived music periodicals of the later 1920s and early 1930s as Muzyka i byt’ (Music and Daily Life), Muzyka i revolutsiia (Music and Revolution), Proletarskii muzykant’ (Proletarian Music), and Za proletarskie muzykal’nye kadry (For Proletarian Music Cadres). All were eventually replaced by Sovetskaia muzyka (Soviet Music), the official journal of the Union of Soviet Composers.

6 Court and church composers of the decadent West managed to maintain pride of place in the Soviet concert hall thanks to the political and ideological implications of their life and work. Bach was a Lutheran as opposed to a Catholic, and a victim of religious circumstances. Mozart ended up in a pauper’s grave, and Schubert was, in his time, a “new democratic citizen and appealed to the new kind of listener” (p. 33). Mahler and Richard Strauss had a harder time finding official acceptance; however, the Commissar of Enlightenment (aka Minister of Culture) in the 1920s, Anatolii Lunacharskii, thought it important to program Strauss’s Death and Transfiguration for the Bolshoi Theater concert in Lenin’s memory.

7 Fairclough is right to discern a dark side to Lunacharskii’s cultural leadership: He was perhaps more liberal than Platon Kerzhentsev, head of the Committee on Arts Affairs in the later 1930s, but he could not countenance challenges to his authority. Most of his job involved holding on to his job, and he had difficult decisions to make about Russia’s tsarist musical heritage. The classics were unreliable; politically, they could not be trusted. The problem vexed him and his successors. What was to be done, for example, with Glinka’s opera A life for the Tsar? The libretto had to be rewritten, and Fairclough reveals that Mikhail Bulgakov was involved in making the text politically correct.

8 And what about the white émigrés—those who left Russia for good, like Rachmaninoff, and those whom the government expected back, like Prokofiev? Fairclough provides plenty of details in the text, supplemented by generous endnotes. (Just as the main text is dedicated to the history of Soviet music from 1917-53, so too the endnotes document the history of Soviet musicology.) She describes the rewriting of libretti, chronicles the appropriation of imperial music for a Soviet context, and quotes from the trend- settlers who firmly believed that music attached to odious pro-tsarist texts existed above and apart from them.

9 Of the émigrés, Fairclough lingers on Rachmaninoff, who was harshly denounced at a 1931 All-Russian Conference on Amateur Art in Moscow. The conference report, reproduced on pages 89-90, called for a total Rachmaninoff ban. Music, however, had nothing to do with the indictment; rather, and as Richard Taruskin has noted, the ban was payback for Rachmaninoff’s anti-Soviet statements in the American press. Rachmaninoff was “rehabilitated” in the Soviet musical world after his unexpected death in 1943, as Fairclough explains. Concerts were organized, books and articles published. A Soviet critic reassessed Rachmaninoff’s Second Symphony of 1908 as a kind of historical stocktaking—an effort, in music, to think about the whole of Russian history from the advent of Orthodox religion, through the feudalism of ancient Rus’, the folk fare, the admixture of peoples west, east, south, and north, including all of the grief and the fear. “We can define its main central theme,” Iurii Keldysh wrote, “as the theme of the Motherland, Russia, in the broad sense of the word.”

10 Keldysh was one of the survivors. He saw it all, knew everyone, made friends and enemies and friends again. The Soviet musical world was paradoxically small and wide.

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Fairclough doesn’t forget anyone, even as she moves from the microcosm of petty jealousies and intrigues to the macrocosm of international affairs. She is perhaps strongest in describing international exchanges: To mark Ribbentrop’s visit to Moscow in 1939, Stalin instructed the Bolshoi to stage Wagner’s Die Walküre, for example. She describes the cultural diplomacy between the Soviets and British, French, and Americans, along with the nightmarish crackdown on the cultural exchange organizations (chiefly VOKS) that made it impossible for conductors, performers, and scores to move back and forth between the USSR and the West.

11 The merits of Classics for the Masses are obvious, and my copy twice disappeared into the hands of graduate students interested in reading something responsible about 20th- century East-West musical contacts. The book is indispensable for those seeking to understand the Sovietization of classical music and the classicalization of Soviet music. But the book also challenges the rhetoric of the Cold War. The USSR was cut off from Western Europe and the United States after the Second World War, and Soviet musicians lost contact with former peers. Fairclough is to be applauded, heartily, for reminding us of the ties.

AUTHORS

SIMON MORRISON Simon Morrison is Professor of Music and Slavic Languages and Literatures at Princeton University. His most recent book is Bolshoi Confidential (Norton, 2016). He has written extensively on Prokofiev, among other Russian Soviet composers, and he has long been involved in ballet restoration projects based on archival research conducted in Russia, France, and the United States.

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Marina Frolova-Walker, Stalin’s Music Prize: Soviet Culture and Politics New Haven/London, Yale University Press, 2016.

Simo Mikkonen

REFERENCES

Marina Frolova-Walker, Stalin’s Music Prize: Soviet Culture and Politics, New Haven/ London, Yale University Press, 2016.

1 Although the title and the cover of Stalin’s Music Prize: Soviet Culture and Politics might suggest otherwise, make no mistake: this is not a book about Stalin. Although he remains an obsession in popular literature on Soviet music, scholars mostly use Stalin as a marketing gimmick. Yet, the cover featuring Vitaly Komar and Alexander Melamid’s painting The Origins of Socialist Realism, combining Dadaist art with socialist realism, was not chosen haphazardly. Even if one of Marina Frolova-Walker’s key arguments is that Stalin was not especially active in nominating laureates, the Stalin prizes exerted significant influence on the guidelines for late-Stalinist musical policies. The sought-after Stalin prizes conveyed major financial benefits and prestige, directing the creative activities of composers and performers. Despite the somewhat dull title, the book is much more than Stalin’s music prize.

2 The book is gracefully written and generally makes for compelling reading. While the focus is on the Stalin prize committee, how it emerged and worked, who its key members were and so on, Frolova-Walker essentially tells a story about power relations in a society under a dictatorship. The Stalin prize committee was a source of power that influenced Soviet cultural life much more deeply than merely handing out honours. Here, Frolova-Walker makes another important contribution to the study of Soviet music history – she discusses in detail the roles of composers little known in the West today. Nikolai Myaskovsky, Yuri Shaporin, Alexander Goldenweizer and Reinhold Glière, in particular, were towering figures in Soviet musical life through both their compositions and teaching and their roles in the Soviet cultural administration.

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However, their music is rarely played today, even in Russia, and elsewhere, they are almost forgotten. Prokofiev and Shostakovich have become such dominant figures that their roles in the Stalinist era can easily be exaggerated.

3 The Stalin prize committee’s decisions prompted important aesthetic and political discussions concerning music. Importantly, it was not Stalin or his henchmen who were the major players behind these discussions. Artists themselves formed the Stalin prize committee. In music, composers and music professionals were behind most decisions. The prevalent myth about Stalin-era music guided and controlled by Stalin and his closest associates – which scholarship has already challenged – does not withstand Frolova-Walker’s strongly argued case: music professionals had major roles in shaping Stalin-era music politics. As part of the Soviet elite, they acted accordingly, defending their positions and benefiting their own area of the arts – music. Although Frolova- Walker introduces several important but little-known composers, she also gives much room for Shostakovich. Her book presents not passive, reserved composers but active, engaged advocates, willingly participating in debates with political undertones.

4 The book is extremely valuable for any scholar working on Soviet music. Moreover, Frolova-Walker puts her rich, insightful description of how the Stalin prize committee operated in a wider context, making the book an important reading for wider audiences. Comparing music with the other arts and placing the committee within the larger body of Soviet administration, the book reveals the intricacies of the Stalinist bureaucracy and the power relations of a communist dictatorship, which have meaning well beyond music in the late Stalin era.

5 Frolova-Walker concludes that although coloured by personal tastes and sometimes politics and ideology, decisions on Stalin prizes in music were mostly based on aesthetic reasoning. This might disappoint those who like to see the late Stalinist era as the epitome of a monolithic dictatorship in which Stalin made all the important decisions. Even in dictatorships, though, power is inevitably distributed to lower levels and to more people than might seem at a first glance. Drawing on a vast pool of little- used or unused primary source materials, Frolova-Walker manages to build a colourful picture of the workings of the Stalin prize committee. She skilfully uses letters, diaries, reports and committee transcripts, making these sources of information transparent to readers. Few scholars manage to contextualise their sources in such a way that readability does not suffer. Stalin’s Music Prize is an engaging and rigorously researched work that manages to breathe fresh air into the study of the late Stalin era and to provide new knowledge about the workings of the Soviet power structures, particularly – but not only – in the field of arts and culture.

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AUTHORS

SIMO MIKKONEN Simo Mikkonen is Academy of Finland Research Fellow at the Department of History and Ethnology, University of Jyväskylä (Finland). He is specialized in 20th Century Russian and Eastern European history, cultural and artistic diplomacy, and émigrés. He has published extensively on cultural, international and transnational East-West connections, particularly from the Soviet perspective, including a monograph State Composers and the Red Courtiers. Music, Ideology and Politics in the Soviet 1930s (Mellen 2009), and edited volumes Beyond the Curtain: Entangled Histories of the Cold War-Era Europe (Berghahn 2015), as well as Music, Art, and Diplomacy: East-West Cultural Interactions and the Cold War (Routledge 2016). Forthcoming in October 2018 is an edited volume Entangled East and West. Cultural Diplomacy and Artistic Interaction during the Cold War (Degruyter 2018) and monograph Networking the Russian Diaspora: Russian Musicians and Musical Activities in Interwar Shanghai together with Hon-Lun Yang and John Winzenburg (Hawaii UP 2018).

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Joanna Bullivant, Alan Bush, Modern Music, and the Cold War: The Cultural Left in Britain and the Communist Bloc Cambridge, Cambridge University Press, 2017.

Pete Dale

REFERENCES

Joanna Bullivant, Alan Bush, Modern Music, and the Cold War: The Cultural Left in Britain and the Communist Bloc, Cambridge, Cambridge University Press, 2017.

1 Radical politics and radical aesthetics: how closely are they linked? This question is spectral to Joanna Bullivant’s excellent book on the communist composer Alan Bush, in my reading. Does a composer with a strong commitment to radical social change, such as Bush, need to shock and/or challenge the audience with experimentation, dissonance and/or ostentatious novelty of some kind? Alternatively, are there other (and perhaps more subtle, nuanced) ways of navigating the aesthetic path whilst nonetheless retaining a recognisable commitment to the ambitions of the left?

2 These questions are spectral in that Bullivant does not explicitly ask them; and yet, throughout the text, they implicitly arise and are considered in different ways. Take the analyses of Bush’s 1936 Concert Piece for ’Cello and Piano (pp.40-5), for example. Bullivant draws our attention to ‘the tensions between his radical rhetoric and its realisation in practice’ in the piece: at a specific bar, Bush offers us ‘a violent, palpably modernist passage’ but elsewhere we might find an ‘immensely nostalgic, lyrical quality’ (p.45). The lyricism of the latter passage ‘leaves a suggestion of doubt about Bush’s agenda’, Bullivant suggests. Her attention to detail in regard to the notation she offers is excellent; the modernism of the former passage, relative to the nostalgic later passage, can be clearly seen. A question arises, nonetheless: is the ‘agenda’ of Bush, about which Bullivant finds herself in ‘doubt’ when she encounters the nostalgic/ lyrical passage, an agenda for musical or social change? Overall, Alan Bush, Modern

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Music, and the Cold War gives a clear picture of a man with an absolute and unshakeable commitment to communism. It would seem, then, that Bullivant comes to ‘doubt’ Bush’s agenda in an aesthetic rather than a political sense. She is entitled to do this, of course, but here and elsewhere I would argue that she could have wrestled in more depth with the theoretical question of the relation between the aesthetics of modern music and the political ambitions of a communist such as Bush.

3 Alan Bush, for those who are unfamiliar with his work, was a British composer whose lifetime spanned the bulk of the twentieth century. Also bearing in mind that Bush was a committed communist from 1935 onwards, it is not surprising that his fortunes varied in terms of critical reception during the course of his life. Bullivant’s book indicates that, essentially, Bush’s leftism was not a major impediment to modest success prior to the War, and that the BBC actually offered ‘unprecedented chances for Bush to use his expertise in Soviet music and international popular song in the service of British wartime culture’ (p. 98). The latter opportunity arose after Germany invaded the Soviet Union on 22 June 1941: immediately prior to this, in March of the same year, the BBC had effectively blacklisted Bush for a short period, with Vaughan Williams writing an open letter in support of Bush (p. 96); but, of course, things changed once the Soviets were allies of Britain. However, the rapprochement was short lived. Bullivant informs us of ‘wranglings’ with the BBC in the 1950s (p. 182) and, more directly, that ‘Bush’s music was often rejected by individuals and organisations as contrary to their aesthetic and political values’ (p. 244). The BBC reports which she looked at as part of her research ‘are littered with discussions of musical autonomy and the ideological content of the works’ (ibid).

4 Bush’s later work was well-received on the Soviet side of the ‘iron curtain’ after World War II but it is fair to summarise that his overall success was limited compared with other composers of the period. He has fallen as a somewhat obscure historical figure within British composition when compared to, for example, Tippett and Britten. A vital question is, was this due to some inferiority of compositional skill/imagination or, alternatively, was it Bush’s political radicalism which hindered his career? Bullivant wrestles with the essence of this question in her Introduction, raising some very interesting points and queries. ‘Just as Bush sits uneasily within British modernism’, Bullivant writes, ‘he remains problematic as the subject of a rehabilitated picture of Western communism’ (p. 10). The former difficulty arises because Bush was not a straightforward modernist but, rather, a composer who tempered aesthetic avant- gardism with an appetite to communicate with audiences which might not readily accept the radical experimentalism of modern music. The latter difficulty arises because Bush was no communist dilettante but, rather, a card-carrying party member with a seemingly unshakeable willingness to defend, for example, the post-war actions of the Soviet Union (Bullivant criticises him for ‘naivety’ in this regard (p. 137)).

5 But which was the bigger problem for Bush’s career? Certainly he was watched, as a communist, and had his ambitions ‘quashed by MI5’ (p. 101). He fell victim to a ‘crackdown on communists’ within the BBC in 1948, ‘a curtailing of the most significant facet of his wartime career’ namely his work for the corporation (p. 138). However, it is not impossible for an outright communist artist to be critically-acclaimed, particularly once they have died; Brecht being an obvious example. Moreover, the difficulty for Bush, Bullivant’s book seems to indicate, was not just political but also, and crucially, a variable aesthetic position he intermittently adopted. Bullivant draws our attention to

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‘criticisms [of Bush’s music] and unflattering comparisons’ with Berg and a ‘conception of Bush’s work as essentially un-modern’ (p. 179). The author shows that Bush’s modernist tendencies varied, in practice.

6 Bullivant suggests that Bush attempted ‘a curious synthesis of the theories of Caudwell, Hindemith and Schoenberg’ (p. 160) but failed to live up to his ‘rhetorical claims for a perfect synthesis’ of this type (p. 174). Nonetheless, she shows in detail that there is a ‘continuity’ between a work such as Bush’s 1929 Dialectic for String Quartet (‘the high watermark of his modernism’) and the English Suite of 1945-6 (ibid). The author demonstrates, through detailed analysis of the pieces in question, that Bush did not drop modernism purely through fidelity for the diktats against ‘formalism’ which emerged from Stalin’s Soviet Union after the war. On the contrary, Bush’s compositions had demonstrated an interest in folk song prior to 1948 (p. 150) because ‘English folk song, depending on the type, could prop up bourgeois culture or sound the keynote of popular resistance’ (p. 147). Bush came to see the communist composer’s task as ‘breaking down the age-old division between learned or art music on the one hand, and folk or popular music on the other’ in order to ‘break down the class divisions which these musical divisions have symbolised and helped to perpetuate’ (p. 149). Bush wanted to ‘heal the breach between serious and popular music’ (p. 175).

7 Bush’s interest in popular music waned with arrival of the Beatles (p. 221) and Bullivant implies that Bush was amongst the communists who were ‘horrified by the course of popular culture in the 1950s and 1960s’ (p. 223). He made ‘concessions to the spirit of post-war popular music’ but also felt ‘discomfort’ at its nature (p. 226). In the end, Bullivant proposes that his music was ‘profoundly modern’ (p. 244) but she does wonder whether he had given due consideration to ‘building a repertoire that was both politically and musically new and distinctive’ (p. 68, emphasis retained).

8 Does that aesthetic novelty have to be tied to political questions? The fascinating thing about Bush is that he seems not to have felt this necessary. He wanted music that ‘encouraged engagement’ (p. 74) and thus wrestled with ‘tensions between his [modernist-orientated] aesthetics and what was achievable in practice, and between his impulses towards desire for tradition and desire for innovation’ (p. 75). He found means by which ‘those with little or no musical training could participate in musical activities’ (p. 81). This reviewer recalls my own father, a poorly educated print worker in the 1940s and Communist Party member with no musical training, speaking of participation in singing activities led by Bush as a positive and enjoyable experience. Perhaps Wilfred Mellers made a fair critique of Bush’s 1940s programmes of ‘sophisticated’ music with ‘simple and direct songs’ as being ‘utterly disparate’ to a problematic extent (p. 62). Might it not be the case, however, that what we find here is not an aesthetic disadvantage (at least from a modernist’s standpoint) but a political gain?

9 Joanna Bullivant has given us a good deal to think about with this excellent book, in regard to the tensions between modernist aesthetics and radical politics. She is critical, and rightly so in this reviewer’s opinion, of JPE Harper-Scott’s Badiouian dismissal of jazz, minimalism and pop as music which ‘simply rejects the principle of emancipated dissonance outright’, implicitly querying his suggestion that ‘increased saleability’ is all that drives the rejection in question (p. 12). Alan Bush, were he alive, would presumably have pointed out that increased engagement of the masses with the concerns of the left can also be increased when dissonance is tempered with traditional

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musicality. Certainly Bush dared to label Schoenberg’s music as ‘arid and hysterical’; and yet the former also very much admired the latter, nonetheless (p. 35). Bush trod a careful line between modern music and leftist politics, as Bullivant’s shows us. His case is fascinating and her book invaluable food for thought, for those who seek a subtle navigation between the tensions of radical aesthetics and radical politics.

AUTHORS

PETE DALE Pete Dale studied at Sunderland Polytechnic 1989-92. On graduating, he played in several indie/ punk underground bands (Pussycat Trash, Red Monkey, Milky Wimpshake) and set up the cult DIY label/distributor Slampt which ran very successfully between 1992 and 2000. Taking up school teaching in 2001, Pete completed an MA in Music (2005) and then a PhD at Newcastle (2010) whilst simultaneously working as a teacher. He took an early career fellowship at Oxford Brookes in 2012, subsequently becoming Senior Lecturer in Popular Music at Manchester Metropolitan University in 2013. His monographs include Anyone Can Do It: Tradition, Empowerment and the Punk Underground (Ashgate, 2012), Popular Music and the Politics of Novelty (Bloomsbury Academic, 2016) and Engaging Students with Music Education: DJ Decks, Urban Music and Child-centred Learning (2017). Pete is associate editor of the Punk & Post-Punk journal and a founding member of the Punk Scholars Network.

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Esteban Buch, Trauermarsch. L’Orchestre de Paris dans l’Argentine de la dictature Paris, Le Seuil, 2016.

Anaïs Fléchet

RÉFÉRENCE

Esteban Buch, Trauermarsch. L’Orchestre de Paris dans l’Argentine de la dictature, Paris, Le Seuil, 2016.

1 « Les musiciens de l’Orchestre de Paris ne peuvent ignorer qu’ils vont là-bas s’asseoir sur les chaises vides des musiciens argentins disparus et qu’on va leur faire jouer de la musique pour couvrir le silence de la mort1. »

2 Mêlant souvenirs personnels, archives historiques et analyse musicale, le dernier ouvrage d’Esteban Buch propose une réflexion originale sur les fonctions de l’art en régime autoritaire et sur le concept de résistance culturelle. Rejetant toute analyse simpliste qui opposerait musique et pouvoir, collaboration et résistance, l’auteur juxtapose trois récits pour mieux saisir la complexité des significations politiques de la musique pendant la dictature argentine des années 1976-1983.

3 Le premier évoque les concerts donnés par Daniel Barenboïm et l’Orchestre de Paris à Buenos Aires en juillet 1980. À partir d’un imposant corpus d’archives (documents diplomatiques, correspondances privées, carnets de voyage, etc.) et d’une série d’entretiens avec des musiciens de l’orchestre et des spectateurs anonymes venus les écouter, Esteban Buch retrace pas à pas l’histoire de cette tournée organisée à grand frais par le Mozarteum Argentino et l’Association française d’action artistique. Véritable exercice de diplomatie culturelle, l’entreprise avait tout pour réussir : un grand chef revenant pour la première fois dans son pays natal après 20 ans d’absence, un orchestre prestigieux, un public trié sur le volet, le cadre somptueux du Teatro

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Colón et un programme (Beethoven, Berlioz, Malher, Debussy, Ravel) mettant en valeur la musique française. L’aventure se solde toutefois par un fiasco. Avant le départ, des tensions se font jour parmi les musiciens : si certains établissent une frontière nette entre l’art et la politique, d’autres sont sensibles aux arguments de l’association AIDA, créée par Ariane Mnouchkine pour défendre les artistes victimes de la répression dans le monde, qui les exhortent à ne pas aller « s’asseoir sur les chaises vides des musiciens disparus ». Ils décident finalement de se rendre en Argentine, mais de refuser toute invitation susceptible d’être instrumentalisée par les autorités du pays. Après deux escales brésiliennes couronnées de succès à Rio de Janeiro et à São Paulo, l’orchestre donne un premier concert à Buenos Aires le 13 juillet. Le scandale éclate lors des répétitions, quand les administrateurs du Teatro Colón découvrent deux petites annonces rédigées en français dans les coulisses. La première est une invitation, adressée aux musiciens par l’ambassadeur de France, Bernard Destremeau, pour les festivités du 14 juillet. La seconde, signée par « la délégation du personnel », rappelle que les « artistes musiciens de l’Orchestre de Paris ont refusé de participer à toute réception » au cours de leur séjour à Buenos Aires. Ce message, dont le contenu est révélé et amplifié par la presse, met le feu aux poudres. D’autant que la mairie de Buenos Aires, dont dépend le Teatro Colón, et le ministère des Relations extérieures sont alors tenus par l’Armée de l’air, très nationaliste, qui s’empresse de dénoncer une campagne anti-argentine. En représailles, le colonel Cavandoli, numéro deux du ministère, appelle à boycotter la réception du 14 juillet et évoque en off une rupture des relations diplomatiques avec la France. Pourtant, des hauts fonctionnaires sont présents, ainsi que des proches de Videla, mettant à jour les rivalités internes au régime, notamment entre l’Armée de l’air et l’Armée de terre réputée plus libérale et proche des élites économiques. La marine, elle, tente d’exploiter l’incident pour récupérer le ministère des Relations extérieures, sans succès cependant.

4 La crise diplomatique – et c’est sans doute l’un des éléments les plus stimulants de l’ouvrage pour qui s’intéresse au rôle de la musique dans les relations internationales2 – ne peut donc être comprise en termes binaires, mais révèle et attise les lignes de fracture au sein de plusieurs acteurs collectifs, à commencer par la diplomatie française et les autorités militaires argentines. Quant aux musiciens de l’orchestre, leurs attitudes sont diverses : certains se rendent à l’ambassade, d’autres restent cloîtrés dans leur hôtel, d’autres encore vont à la rencontre d’un groupe de Madres de la Plaza de Mayo. Barenboïm, lui, garde le silence, refusant jusqu’à aujourd’hui de s’exprimer publiquement sur le sujet. L’hypothèse, avancée par Esteban Buch, selon laquelle cet épisode est à l’origine d’une attention nouvelle du chef d’orchestre aux significations politiques de la musique, qui aboutira ensuite à la création du West-Eastern Divan Orchestra avec Edward Saïd, est assez convaincante.

5 La deuxième partie du livre est consacrée au dernier concert donné par Daniel Barenboïm et l’Orchestre de Paris à Buenos Aires, le 16 juillet 1980. Au programme, la Cinquième symphonie de Mahler, dont le premier trio du premier mouvement, cette Trauermarsch qui donne son titre à l’ouvrage et qui a été décrite par Adorno comme « un cri d’effroi devant pire que la mort », résonne singulièrement dans l’Argentine des années de plomb. Esteban Buch analyse la structure narrative de la partition de Mahler, dont plusieurs passages pouvaient renvoyer directement à la musique militaire qui saturait l’espace sonore argentin ou au silence des victimes de la dictature. Mais, précise l’auteur, ces éléments ne préjugent en rien de l’expérience vécue par les spectateurs de 1980. Si certains ont pu écouter cette « marche de deuil » en pensant aux

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desaparecidos, ceux qu’a rencontrés Esteban Buch dissocient nettement l’expérience esthétique et le contexte politique dans leurs souvenirs. Tous, cependant, ont salué avec force la performance dirigée par Barenboïm en dépit des consignes données par la presse nationaliste. C’est en ce sens que la musique de Mahler a eu un effet politique : « elle contribua puissamment à l’empathie du ‘public argentin’ avec un groupe d’artistes que certains militaires avaient désignés comme ‘anti-argentin’ […] Et son interprétation par Daniel Barenboïm et l’Orchestre de Paris offrit au moins la possibilité de prêter l’oreille, grâce à la musique, au silence de la mort » (p. 156).

6 C’est à d’autres déclinaisons de ces possibles de la musique qu’est consacrée la troisième partie du livre, dans laquelle l’auteur évoque les souvenirs des concerts rock de son adolescence à Bariloche et le tube du groupe Serú Girán, Canción de Alicia en el país. Cette chanson est considérée aujourd’hui comme l’un des exemples les plus aboutis du langage métaphorique développé par les musiciens de rock pour contourner la censure et critiquer le régime. De cette théorie du rock comme résistance culturelle3, Esteban Buch discute à la première personne dans les pages les plus fortes de l’ouvrage : en insistant sur les expériences partagées lors des concerts, mais aussi sur l’épaisseur temporelle qui déforme les souvenirs que l’on croyait les mieux ancrés, en relevant les ambigüités de l’époque derrière le consensus de la mémoire collective, il interroge l’idée de « protestation secrète » et la manière dont nous pouvons penser le sens des œuvres musicales. Au-delà de tout ce qui les sépare, la musique de Malher et celle de Serú Girán ont dit quelque chose de la réalité argentine au tournant des années 1970 et 1980 et en disent autre chose aujourd’hui, ce qui le conduit à affirmer, en reprenant les mots de Georges Didi-Huberman, que « l’histoire et la mémoire de la musique en dictature s’entrelacent dans une polyrythmie historique » (p. 189). Esteban Buch poursuit l’analyse avec l’œuvre du compositeur Mauricio Kagel, Der Tribun, un opéra radiophonique créé à Cologne en 1979, dénonciation du nazisme et de la dictature argentine. Le rock allégorique de Charly García, Mahler interprété par Barenboïm, la création contemporaine posent finalement, chacun à leur manière, la question de l’herméneutique de l’art en résistance. La notion de résistance culturelle présente des limites, mais il est difficile de s’en passer, nous dit Esteban Buch. « C’est l’énigme musicale inscrite au cœur de cette histoire politique, celle de la résistance comme question, qui la rend inquiétante et belle » (p. 249). Si on aimerait parfois que l’énigme soit davantage résolue, on ne peut que saluer avec enthousiasme cet essai d’interprétation historique et d’analyse musicale, qui place au centre de la réflexion la question de la durée – inscrite dans le titre des parties, « une semaine », « deux heures », « 36 ans » – et la place du je dans l’élaboration d’un discours critique sur l’histoire et la mémoire d’un régime autoritaire.

7 « Une histoire vraie qui mérite d’être racontée se nourrit autant de musique que de silence » conclut Esteban Buch (p. 249). Et c’est bien de cette dialectique du son et du silence dont nous parle ce livre ; de la musique jouée en Argentine pendant la dictature, mais aussi de ce « nuage de silence4 » dont le régime a tenté de recouvrir ses crimes ; de la Trauermarsch de Mahler comme une allégorie de l’impossible deuil des desaparecidos.

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NOTES

1. Communiqué de l’AIDA publié dans Le Monde, le 5 juillet 1980, cité p. 25.

2. Parmi les publications récentes sur le sujet, voir : GIENOW-HECHT Jessica (ed.), Music and International History in the Twentieth Century, New York/Oxford, Berghan Books, 2015. 3. Formulée pendant la transition démocratique par le sociologue Pablo Vila. Cf. VILA Pablo, « Rock nacional and dictatorship in Argentina », Popular Music, vol. 6, no 2, mai 1987, p. 129-148. 4. L’expression est utilisée par un général argentin pour expliquer les précautions à prendre dans le cadre de la lutte anti-subversive. À cet égard, le crime parfait est celui qui consiste à jeter des corps du haut des avions, « le coup mortel de l’entrée dans l’eau ne devant être audible par personne, pas même par les bourreaux » (p. 87).

AUTEURS

ANAÏS FLÉCHET Anaïs Fléchet est maître de conférences en histoire à l’université de Versailles Saint-Quentin-en- Yvelines, directrice adjointe du Centre d’histoire culturelle des sociétés contemporaines et membre de l’Institut Universitaire de France. Elle a notamment publié Littératures et musiques dans la mondialisation XXe-XXIe siècles (Publications de la Sorbonne, 2015, en co-direction avec M.-F. Lévy), Si tu vas à Rio… La musique populaire brésilienne en France au XXe siècle (Armand Colin, 2013) et Une histoire des festivals XXe-XXIe siècles (Publications de la Sorbonne, 2013, collectif).

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Frédéric Ramel & Cécile Prévost- Thomas (eds), International Relations, Music and Diplomacy, Sounds and Voices on the International Stage Cham, Palgrave Macmillan, 2018.

Stéphanie Gonçalves

RÉFÉRENCE

Frédéric Ramel & Cécile Prévost-Thomas (ed.), International Relations, Music and Diplomacy, Sounds and Voices on the International Stage, Cham, Palgrave Macmillan, 2018.

1 Comment comprendre et analyser la diplomatie musicale dans une perspective pluridisciplinaire, internationale et diachronique ? Publié en février 2018, l’ouvrage collectif International Relations, Music and Diplomacy, Sounds and Voices on the International Stage, dirigé par Frédéric Ramel et Cécile Prévost-Thomas, répond à ce défi. Frédéric Ramel est directeur du département de Science Politique à Sciences-Po Paris, spécialiste, entre autres, des liens entre art et politique dans une dimension internationale. Cécile Prévost-Thomas est maîtresse de conférences à la Sorbonne Nouvelle – Paris 3 en sociologie de la musique, spécialiste des médiations musicales et de la chanson française en particulier. Ce livre est le fruit d’une conférence internationale organisée en avril 2016 à Paris1, dans laquelle les disciplines représentées sont diverses : des chercheurs en histoire, en sociologie, en musicologie ou en science politique jettent un regard pluriel sur la place et les rôles de la musique dans la diplomatie internationale.

2 La publication s’inscrit dans le développement récent et particulièrement fécond de l’étude de la musique dans la diplomatie internationale – au même titre que celui du théâtre ou de la danse depuis plusieurs années – développement qui a eu lieu

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principalement dans la recherche anglophone2. Après les tournants « acoustique » (p. 2) et « culturel » (p. 3) qui ont permis de croiser musicologie et relations internationales, l’étude de la diplomatie musicale se porte sur de nouveaux enjeux. Longtemps cantonnées à la question de la place de la musique dans les conflits – notamment la période prolifique de la guerre froide – et aux seuls acteurs étatiques – principalement les États-Unis – les recherches se développent aujourd’hui vers les acteurs non-étatiques et tendent à développer une vision globale. En France, elle reste encore un terrain en chantier, malgré les recherches dynamiques d’Anaïs Fléchet, d’Esteban Buch, d’Anne-Sylvie Barthel-Calvet ou de Fanny Gribenski, des contributeurs du livre. L’objectif, réussi, de l’ouvrage collectif est de mettre en avant tant la multiplicité des définitions de la « musique » – sons, voix et instruments – que la multiplicité des regards portés sur l’objet, grâce à l’utilisation de concepts communs, notamment celui de « scènes » du spécialiste de la communication Will Straw3.

3 L’ouvrage, composé de dix chapitres, plus une introduction de C. Prévost-Thomas et F. Ramel et un article de synthèse final de Jessica Gienow-Hecht, la spécialiste berlinoise de la discipline, revient sur les liens complexes entre musique et diplomatie. L’ouvrage est divisé en trois parties, (1) Shaping the Musical Scenes. Sounds and Voices as Objectives of Diplomacy, (2) Shaping the Diplomatic Scene. Sounds and Voices as Frameworks of Diplomacy, (3) Bringing Music to the Fore of the Diplomatic Scene. Sounds and voices as Objects of Diplomacy, qui dressent un panorama international de la place des sons sur les « scènes » diplomatiques, y compris dans ses coulisses. L’introduction, particulièrement pertinente, resitue les enjeux de la diplomatie musicale et l’état de l’art qui y est fait sera fort utile aux chercheurs qui découvrent la diplomatie musicale dans une perspective diachronique et multidisciplinaire. Géographiquement, les contributions embrassent trois continents – on regrettera l’absence de l’Asie qui reste un terrain encore à défricher. Chronologiquement, elles vont du XVIIe (le chapitre 2 de Michela Berti sur la ville de Rome au cœur des échanges musicaux européens) au XXIe siècle (le chapitre 10 de Dean Vuletic sur l’Eurovision) mais la plupart se concentrent sur le XXe siècle, en particulier la guerre froide, une période déjà bien étudiée dans l’historiographie car les sources sont disponibles. À noter, l’index particulièrement détaillé comprenant noms de personnes, concepts, instruments ou institutions et, pour chaque article, notes et bibliographie dans lesquelles le chercheur curieux dénichera plus aisément des références.

4 Le premier intérêt de l’ouvrage réside dans la volonté des auteurs d’interroger les multiples facettes des « sons » diplomatiques, à travers des concepts transversaux. Celui de « scènes » de Will Straw, bien qu’il définisse la structure du livre en trois parties, n’est malheureusement pas développé par un certain nombre de contributions. Cependant, il est pertinent pour aller au-delà des concepts fréquemment utilisés en histoire culturelle ou en relations internationales comme ceux de représentations, de prestige ou de soft power. En dépassant la scène physique associée aux actions d’écoute, de performance et de contrôle (p. 5-6), les scènes « restreintes » ou « ouvertes » (p. 6) de Straw permettent de mettre en avant les dynamiques de circulations locales, nationales et internationales et de visibilité et d’invisibilité.

5 Le second intérêt est sans conteste l’article conclusif de Gienow-Hecht (p. 259) qui fait la synthèse des contributions et interroge chacune d’entre elles sous l’angle d’un concept opérant : celui de « nation branding ». La difficulté, comme souvent avec les ouvrages collectifs, réside dans le fait de trouver des points communs et transversaux

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dans un grand nombre d’articles. Ce concept, développé il y a une quinzaine d’années et d’abord associé au marketing, permet de dépasser les conclusions, parfois ambigües, de chaque article et de parvenir de manière plus concrète aux résultats. Au-delà de la question désormais bien connue des acteurs étatiques et de leur contrôle sur la musique, le nation branding permet d’ouvrir la recherche vers les acteurs non-étatiques, de multiplier les études sur les outils acoustiques utilisés (par exemple, un hymne national ou des vidéos de promotion) et de questionner, de manière diachronique, les ruptures et les continuités de la diplomatie musicale dans le temps long. La chercheuse allemande dépasse les enjeux de prestige généralement attribués à la diplomatie musicale, ceux de « jeu et de projection », pour interroger les « rêves et de désirs », qui disent encore plus sur la fabrique des sons dans la diplomatie.

6 L’ouvrage intéressera assurément tout autant les musicologues et les historiens culturels que les chercheurs en sociologie ou en relations internationales. En particulier, les chercheurs qui s’occupent de la diplomatie du sport, des échanges scientifiques et artistiques, notamment du théâtre ou de la danse, trouveront des références utiles et des concepts fructueux – comme celui de « scènes » ou de diplomatie « hybride » (A-S. Barthel-Calvet, p. 65) – qui nourriront leur recherche. La diplomatie musicale, et plus généralement les liens entre musique et politique, apparaissent comme des chantiers de recherche féconds, qui s’alimenteront encore de l’ouverture progressive d’archives. Concluons, avec Jessica Gienow-Hecht, en appelant de nos vœux à un développement d’une narration transnationale, transversale et transdisciplinaire des liens entre diplomatie et musique.

NOTES

1. « Sounds and Voices on the International Stage: Understanding Musical Diplomacies », Sciences Po Paris, conférence organisée par le CERI de Sciences Po et le CERLIS (Université Paris Descartes – CNRS – Université Sorbonne Nouvelle), les 20 et 21 Avril 2016. Voir en ligne, http:// www.sciencespo.fr/ceri/fr/content/sounds-and-voices-international-stage-understanding- musical-diplomacies, consulté le 17 juin 2018. 2. Par exemple, AHRENDT Rebecca, FERRAGUTO Mark et MAHIET Damien (eds), Music and Diplomacy from the Early Modern Era to the Present, New York, Palgrave Macmillan, 2014 ; GIENOW-HECHT Jessica (ed.), Music and International History in the Twentienth Century, New York/Oxford, Berghahn Books, 2015. 3. STRAW Will, « Scènes : ouvertes et restreintes », Cahiers de recherche sociologique, no 57, 2014, p. 17-32.

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AUTEURS

STÉPHANIE GONÇALVES Stéphanie Gonçalves est historienne, post-doctorante chargée de recherche au Fonds National de la Recherche Scientifique belge à l’Université libre de Bruxelles. Elle a soutenu en 2015 une thèse de doctorat portant sur la diplomatie culturelle du ballet pendant la Guerre froide (Danser pendant la guerre froide, 1945-1968, qui sortira aux Presses Universitaires de Rennes en septembre 2018). Elle a été assistante à l’ULB pendant six ans, post-doctorante à l’Academia Belgica de Rome et ATER à l’Université de Rennes 2. Elle est spécialiste du lien entre danse et politique au XXème siècle et s’intéresse en particulier aux circulations transnationales des danseurs, notamment les danseurs soviétiques. Son projet de recherches actuel s’intitule « Repenser le phénomène Béjart, perspectives socio-culturelles sur un chorégraphe multi-facette ».

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Sheila Whiteley & Jedediah Sklower (eds), Popular Music and Countercultures Farnham, Ashgate, 2014.

Vera Vidal

RÉFÉRENCE

Sheila Whiteley & Jedediah Sklower (eds), Popular Music and Countercultures, Farnham, Ashgate, 2014.

1 Countercultures and Popular Music, sous la co-direction de Sheila Whiteley et Jedediah Sklowler, est la version anglophone, retravaillée et complétée, des deux numéros de 2012 de la revue française Volume ! à l’origine du projet. Délesté de la majeure partie des contributions francophones–analysant le phénomène en France et ailleurs, l’ouvrage adopte une problématique resserrée sur le phénomène contreculturel américain et le rôle qu’y joua la musique au cours des années 1960-1970, avec quelques incursions à l’étranger (Amsterdam, Berlin, Naples). Quatorze contributions en offrent une lecture transdisciplinaire, mêlant musicologie, histoire culturelle, philosophie et études littéraires.

2 Tant Jedediah Sklower dans sa préface, que Sheila Whiteley dans son introduction, viennent souligner la non-spécificité, la fluidité, la diversité de la contreculture, entendue comme une forme culturelle de contre-hégémonie, dont les formes multiples de dissidence changent selon le contexte. Cette vision va à l’encontre de celle d’unité sous-jacente de la contreculture défendue par Théodore Roszak. Aujourd’hui encore, elle peut être perçue comme « une foi en l’utopie, trahie par le mercantilisme et la naïveté1 » au sein de laquelle la musique ne serait qu’un témoin des événements de l’époque2. L’ouvrage démontre au contraire que la musique n’y joue pas seulement un rôle d’accompagnement ou de documentation, mais est un moteur de transformation personnelle et collective par la remise en question profonde des standards formels et

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de la tradition. La contreculture fut à l’origine tant d’utopies que de dystopies et produisit de nombreux déçus.

3 L’introduction d’Andy Bennett revisite le concept de contreculture par le prisme de celui de subculture. La contreculture est conçue dans les écrits universitaires de l’époque comme une opposition à la culture « parente » – c’est-à-dire à la culture de classe dans laquelle les jeunes ont grandi, selon Stuart Hall – et à la technocratie – soit la culture de l’expertise scientifique et technique dans l’organisation des différentes sphères de la vie, selon Roszak. Elle présente des convergences théoriques avec le concept de subculture, car tous deux sont marqués par une perspective venant de la théorie critique et du marxisme culturel. Il en résulte des problèmes conceptuels similaires : d’une part la disjonction entre les formes de changement social proposées par la contreculture ou la subculture et celles avancées par les théoriciens en sciences sociales et d’autre part, la présupposition d’une composition démographique et socio- économique homogène (classes moyennes pour la contreculture, classes populaires pour les subcultures). Bennett utilise ensuite les notions de mode de vie réflexif et de fluidité issus des écrits d’Anthony Giddens et de David Chaney pour souligner que, plutôt qu’une opposition esthétique et idéologique, la contreculture décrit des points de convergence durant lesquels ses participants se connectent temporairement pour atteindre des buts spécifiques. Malgré leurs similitudes, Bennett souligne trois différences entre les deux concepts : la contreculture désignerait un phénomène plus vaste que la subculture, serait plus politisée et resterait attachée à l’héritage des années 1960, tout en étant utilisée pour désigner des mouvements plus récents.

4 La première partie de l’ouvrage cherche à poser un cadre théorique. La contribution de Ryan Moore articule la relation dialectique entre modernisme et modernisation, autour de la contreculture. Il décrit tout d’abord le San Francisco psychédélique du Grateful Dead et le Los Angeles post-émeutes de Watts des Beach Boys. Moore montre ainsi que la contreculture musicale chercha à dépasser les réactions musicales antérieures d’affirmation et de rejet du processus de modernisation des États-Unis. Elle tenta de transcender ce processus et de créer des opportunités de changement social et de développement personnel, avant d’être vidée de son sens par sa marchandisation de la fin des années 1960.

5 Simon Warner explore une esthétique opposée à celle décrite par Ryan Moore, celle trash, au travers d’Andy Warhol et du Velvet Underground. Pour Werner, l’esthétique trash s’enracine dans le mainstream et la reproductibilité de la machine. Elle célèbre la surface, l’ostentatoire et l’éphémère avec détachement et distance. En explorant de nombreux tabous, elle rompt avec une tradition artistique judéo-chrétienne ancrée dans le beau comme moral. Rejetant tant le mainstream que la contreculture et son utopie politique, son impact est plus durable pour l’auteur que celui du rock psychédélique.

6 La deuxième partie explore les notions d’utopie, de dystopie et d’apocalypse – comprise non seulement comme fin du monde, mais aussi dans son sens premier de révélation, par annihilation du présent. Christophe Den Tandt nous présente le versant utopique de la contreculture, en utilisant le concept bourdieusien de champ. La contreculture rock est analysée comme le pôle de la production restreinte (pour les pairs) du champ musical, qui cherche à garantir son autonomie culturelle du champ de la grande production. Cette autonomie est source d’empowerment pour ses participants. La contreculture participe ainsi à la construction d’une sphère autonome de l’adolescence,

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au développement de langages musicaux hybrides, et fait du travail musical un travail non-aliéné.

7 Gerald Carlin et Mark Jones explorent quant à eux le versant le plus dystopique de la contre-culture. On ne peut parler de dystopie sans penser aux meurtres perpétrés par la Manson family, associés, encore aujourd’hui, au titre Helter Skelter des Beatles. Les auteurs analysent l’évolution des reprises de cette chanson. Initialement surtout reprise par des groupes de hard rock puis de métal, Helter Skelter est ensuite reprise par une grande variété de groupes à partir des années 1980, dont U2 – elle en vient alors à signifier la marchandisation des années 1960 –, avant d’atteindre la respectabilité par sa reprise par Paul McCartney en 2009. Le titre garde néanmoins à ce jour l’association funeste à la Manson family et à un certain échec de la contreculture.

8 Shawn David Young nous fait faire un pas de côté avec les Jesus Freaks, terme désignant ceux impliqués dans le Jesus Mouvement à la fin des années 1960 et au début des années 1970. En rejetant tant l’establishment religieux que la société, ils cherchèrent à restaurer des valeurs traditionnelles chrétiennes, via un message apocalyptique, en empruntant la même musique que celle véhiculant des messages de péché. Par ce biais, comme par la conversion religieuse de nombreuses stars de la musique, la contreculture changea en partie de cap et put être réintégrée au consensus américain de respectabilité.

9 On notera la contribution critique de Gina Arnolds, qui s’attache à montrer comment la représentation de la contreculture, loin d’être contre-hégémonique, a pu au contraire renforcer des valeurs hégémoniques. Son analyse des documentaires des festivals de Woodstock et d’Altamont démontre qu’ils ont transformé des événements multidimensionnels et chaotiques en un conte de fée, ce qui a eu pour effet de renforcer les valeurs hégémoniques de démocratie, de capitalisme et de loi du marché. Les participants y sont représentés comme passifs, dociles et conservateurs, et non comme des rebelles progressistes. C’est une foule qui, contrairement à celle des manifestations, n’est pas menaçante et n’a pas de direction. Le message du festival importe moins que le simple fait d’y participer, pointant ainsi les transformations du capitalisme de la fin du XXe siècle, notamment le passage de la marchandisation de l’objet à celle de l’expérience.

10 La troisième partie « Anarchie sonore et freaks », la plus stimulante dans son ensemble, est placée sous le signe de Frank Zappa, au centre de deux textes. Celui de Jay Keister explore les musiques qu’il conçoit comme inachevées, au sens qu’elles résistent à devenir des morceaux rock achevés se prêtant à la contemplation esthétique. Il analyse le freak out comme une stratégie de résistance immédiate au mainstream, stratégie qui aliène même les fans. Selon Keister, cette résistance est rendue possible par une certaine folie, qui se décline selon trois caractéristiques : l’anarchie (de la forme), l’absurdité (des paroles) et l’amateurisme par choix, créant ainsi une continuité entre Zappa, le Velvet des années 1960 et le punk et post-punk des années 1970.

11 Benjamin Halligan reprend en partie cette idée d’inachevé, de non-tranché, en s’attachant à l’évolution du traitement du monde des banlieues pavillonnaires (suburbia) comme forme d’incarnation du mainstream dans la discographie de Zappa des années 1960 à 1990, qui reflète le passage de la contreculture au reaganisme. L’auteur démontre que l’irrésolution de Zappa, qui condamne autant qu’il célèbre l’absorption de la libération sexuelle et l’homogénéisation culturelle de la banlieue, provoque un état de constante étrangeté.

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12 Les deux dernières contributions témoignent de la capacité de la musique à être le véhicule direct de la capacité transformative de la contreculture, au delà du message que peuvent véhiculer les paroles

13 Stanley J. Spector s’attache à la forme spécifique d’improvisation collective du Grateful Dead, qualifiée de transformative, en ce sens que la conscience des musiciens n’est plus tant individuelle que de groupe. Elle nécessite un travail particulier d’écoute et de conversation : les musiciens ne sont pas tant en dialogue entre eux qu’avec la chanson qui va advenir. Cela amène Spector à se référer alors à Nietzsche, pour qui la rationalité est une forme de conscience dominante qui impose une dichotomie sujet/objet et une compréhension de la conscience comme intentionnalité. En sortant du schéma écoute/ réponse – c’est-à-dire d’une relation sujet/objet – les jams du Grateful Dead demandent une présence qui dépasse cette compréhension classique de la conscience.

14 Shelina Brown propose la seule lecture féministe du livre. Elle mène une analyse de la musique comme transformatrice des schémas de pensée, par l’étude des vocalisations de Yoko Ono, personnage ayant tout à la fois une position centrale dans la contreculture de par sa relation à John Lennon, que marginale, pour être femme et japonaise. Brown met en relation le concept d’abjection de Julia Kristeva avec le contexte du mouvement américain pour la liberté d’expression et la pratique thérapeutique du « scream therapy», chacun utilisant la vocalisation pour combattre l’oppression sociale. Pour Brown, les cris abjects de Yoko Ono sont autant d’expulsions du corps féminin qui représentent les aspects innommables de son existence matérielle et viennent redéfinir les paramètres du symbolique. Ses cris viennent menacer la frontière entre musique et bruit, ainsi que les codes qui définissent les modes acceptables d’expression vocale, tout en ramenant l’attention sur son corps genré et racialisé.

15 La dernière partie s’intéresse aux circulations de la contreculture en Europe, à travers la notion de scène. À l’étranger, les influences du rock anglo-saxon offrent la possibilité à la jeunesse d’un certain empowerment en renégociant leur identité culturelle. Heiner Stahl l’illustre à propos du Berlin des années 1960, où la musique permit à la jeunesse de se réapproprier l’espace public à l’encontre des politiques officielles, tant du parti socialiste à Berlin Est que des classes moyennes bourgeoises à l’Ouest. Ces influences musicales permirent aussi de renouveler un genre en voie de calcification, tout en le repolitisant et en le remettant au cœur d’une dynamique globale. Giovanni Vacca exemplifie ce renouvellement par la chanson napolitaine, qui bénéficia d’un second souffle tout d’abord au cours des années 1970 grâce au rock et au beat, puis dans les années 1990 grâce au rap et au reggae. Enfin, le cas de Christiania, ville alternative nichée dans Copenhague, permet à Thorbjörg Daphne Hall d’explorer la tension, au sein de cette enclave, entre indépendance, idéaux politiques et volonté commerciale. Cette tension s’incarne à travers la trajectoire de certains genres musicaux, tournés vers la communauté, qui s’effacent progressivement pour laisser leur place à ceux tournés vers le tourisme

16 Tout en soulignant les contradictions et la diversité des formes musicales de la contreculture, les contributions de ce livre l’inscrivent néanmoins dans une continuité, en la replaçant dans une temporalité longue et une géographie vaste, plutôt que de l’isoler et la présenter comme une rupture radicale. Héritière du modernisme et des avant-gardes artistiques du début du XXe siècle et inspiration pour de nombreux genres musicaux de ses dernières décennies, notamment punk et post-punk, la contre-culture

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est souvent présentée comme une étape de transition entre la modernité et la post- modernité. Cependant, comme le rappelle Sklower dans sa préface, le modernisme artistique n’assure pour autant ni solidarité ni continuité entre les formes de contreculture, tant celle-ci est prise en tenailles entre ses tendances expérimentales centrifuges et le contexte politico-économique de l’époque. De nombreuses contributions s’attachent aussi à souligner les tensions existant entre la tentative de transformer l’individu et celle de transformer la société, entre la recherche de sens personnel, la volonté de changement social et leurs traductions musicales, tensions qui participent à expliquer, pour certains auteurs, l’échec de la contreculture.

17 On peut toutefois regretter une certaine confusion ou un manque d’élaboration théorique entre les notions de subculture et de contreculture dans le cadre de certaines contributions, qui les utilisent de façon presque indifférenciée, quand elles ne font pas fi de la contreculture pour se centrer sur les subcultures. Par ailleurs, le fait que la majorité des textes soient centrés sur les canons de la contreculture de la fin des années 1960 (Grateful Dead, Frank Zappa, Velvet Underground, Beatles et Beach Boys) ne peut que renforcer une lecture autour de figures tutélaires d’hommes blancs américains. La musique américaine (et britannique) est présentée comme celle qui influence l’étranger, et non l’inverse. La démonstration de la fluidité et de la diversité des formes contreculturelles en est alors restreinte, alors que l’appel à l’origine des contributions de cet ouvrage cherchait précisément à dépasser ces limites.

NOTES

1. DOGGETT Peter, There’s a riot going on: revolutionaries, rock stars, and the rise and fall of 60s counter-culture, Edinburgh, Canongate, 2007, p. 10.

2. PERONE James, Music of the counterculture era, Westport/London, Greenwood Press, 2004. GREENE Doyle, Rock, counterculture and the avant-garde, 1966-1970, Jefferson, North Carolina, McFarland & Company, 2016.

AUTEURS

VERA VIDAL Vera Vidal est doctorante contractuelle à l'Université Ouverte de Catalogne, au sein du laboratoire Dimmons/IN3. Elle est diplômée du master Musique et Sciences Sociales de l'EHESS, où elle a étudié les communautés DIY de la côte Est des États-Unis. Sheila Whiteley

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Gérôme Guibert & Catherine Rudent (eds), Made in France, Studies in Popular Music New York/Londres, Routledge, 2017.

Martin Guerpin

RÉFÉRENCE

Gérôme Guibert & Catherine Rudent (eds), Made in France, Studies in Popular Music, New York/Londres, Routledge, 2017.

1 Made In France vient compléter la collection d’ouvrages collectifs « Routledge Global Popular Music Series » dirigée par Franco Fabbri et Goffredo Plastino. Popular music désigne ici les musiques amplifiées destinées au grand public. C’est en ce sens que nous les désignerons par « musiques populaires » dans ce texte. L’ambition « globale », affichée dès le titre de la collection, appelle une remarque préliminaire sur la plasticité des usages de mots-clés en sciences humaines. Depuis quelques années, dans les publications, les appels à projets et les demandes de financements, mentionner l’adjectif « global » est devenu un réflexe, au détriment parfois du sens initial de ce mot (la même remarque pourrait être faite à propos des termes « transnational » et « interdisciplinaire », entre autres). Alors que les approches « globales » s’appliquent aux histoires de la globalisation et des processus dépassant les cadres nationaux 1, la « Routledge Global Popular Music Series » maintient et renforce même ce paradigme national. À l’exception du volume consacré à l’Amérique latine, en effet, les sept autres de la collection sont consacrés à un pays particulier (Italie, Japon, Brésil, Amérique latine, Corée, Suède, Hongrie et Pays-Bas). Il n’en reste pas moins vrai que cette collection est précieuse. Son but est de faire connaître aux « lecteurs anglo- américains » (et sans doute également à tout autre lecteur) des répertoires qui ne leurs sont pas familiers (les répertoires Made in…), mais aussi des recherches produites dans des langues qui ne leurs seraient pas familières (la recherche made in…, p. XIX). Franco

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Fabbri et Goffredo Plastino, deux spécialistes italiens des musiques populaires enseignant régulièrement en Angleterre, ont sans doute été sensibles au fait que certains chercheurs anglais et américains sont parfois peu enclins à s’intéresser aux travaux rédigés dans d’autres langues. Cela pour des raisons relevant de leurs compétences linguistiques (et qui concernent en réalité tous les chercheurs, anglophones ou non), mais aussi en raison de leur position dominante dans le monde et le marché de la recherche. Ces objectifs permettent de comprendre deux caractéristiques de Made in France qui peuvent surprendre au premier abord : premièrement, la plupart des chapitres de l’ouvrage présentent des travaux déjà en partie publiés en français par chacun des contributeurs. Deuxièmement, 17 des 18 contributeurs sont Français. Malgré cette prégnance du paradigme national, les efforts de Franco Fabbri et Goffredo Plastino pour faire connaître les répertoires et les recherches produites dans les pays non anglophones cités plus haut, correspondent à l’un des impératifs de l’histoire globale : le décentrement2.

2 Made in France présente donc des recherches françaises sur les musiques populaires françaises en France (la précision n’est pas inutile, car l’on pourrait très bien imaginer une histoire internationale des musiques populaires françaises ou une histoire des musiques populaires internationales en France) après 1945. L’ouvrage, caractérisé par une pluridisciplinarité remarquable, rassemble des chercheurs issus d’horizons différents : la sociologie, les sciences de la l’information et de la communication, la musicologie, l’histoire, et l’économie. Elle est également incarnée par les deux directeurs de l’ouvrage. Catherine Rudent est musicologue, spécialiste de la chanson française. Elle est par ailleurs membre fondatrice de la branche francophone de l’ International Association for the Study of Popular Music (IASPM). Gérôme Guibert est, quant à lui, un sociologue des musiques populaires et un membre fondateur de la revue Volume ! (2002), qui a joué un rôle important dans le développement des travaux académiques sur ces musiques (ainsi que sur le jazz) en France3. Plusieurs chercheurs réunis dans cet ouvrage sont d’ailleurs des contributeurs de cette revue : Fabien Hein, Olivier Julien, Barbara Lebrun, Marc Kaiser, Vincent Rouzé, Matthieu Saladin, Jedediah Sklower. Conçu comme une introduction aux différentes tendances des musiques populaires françaises de 1945 à nos jours (p. XXII), Made in France s’apparente donc moins au genre du manuel, qui propose un tour d’horizon à la fois exhaustif et synthétique d’un sujet donné, qu’au modèle des companions et des handbooks, ouvrages collectifs dont chaque chapitre présente des travaux de recherche sur une approche et/ ou un aspect particuliers d’un sujet émergent. D’où peut-être l’impression que les différents chapitres de l’ouvrage sont parfois juxtaposés plutôt qu’articulés. Quoi qu’il en soit, ce livre constitue un complément bienvenu au Popular Music in Contemporary France de David Looseley (2003), qui était jusqu’à présent le seul ouvrage académique à proposer une histoire des musiques populaires dans la France du second XXe siècle4.

3 Les seize chapitres de Made in France sont répartis en quatre parties, chacune introduite pas des préambules rédigés par Gérôme Guibert et Catherine Rudent. La qualité de leur travail mérite d’être saluée. Elle se traduit également par la quasi-absence de coquilles et d’erreurs dans les références bibliographiques françaises, ce qui n’est pas toujours le cas dans les ouvrages rédigés en anglais. Plusieurs autres seuils instructifs encadrent le corps de l’ouvrage : une préface de Catherine Rudent, une introduction générale de Gérôme Guibert, une « Coda » de David Looseley puis, en guise de postface, un entretien avec Nicolas Godin, membre fondateur du groupe Air. Présentée de manière

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thématique, la sélection bibliographique placée à la fin de l’ouvrage fournit enfin un excellent point de départ à tout étudiant ou chercheur intéressé par l’histoire de la popular music en France (p. 261-267).

4 La première partie met en valeur les mutations importantes qui ont marqué l’histoire des musiques populaires françaises, de l’arrivée du rock’n’roll à la fin des Trente Glorieuses. Deux dates jouent un rôle fondamental. L’année 1959, tout d’abord, qui vit la création de Salut les copains par Frank Ténot et Daniel sur Europe no 1. L’émission servit de rampe de lancement à la génération des chanteurs yéyé (Johnny Hallyday, Sylvie Vartan, Eddy Mitchell, Richard Anthony…) et aux reprises de chansons américaines. Ces reprises (covers) sont au centre du chapitre de Mathieu Saladin qui, par le truchement de la théorie de l’imitation de Gabriel Tarde, cherche à les réévaluer, contestant le statut de « parangons de l’absence d’authenticité créative » (p. 27) qui leur est souvent attribué. Seconde année fondamentale, 1963 : celle de la « Nuit de la Nation » et de l’invention de l’expression yéyé par Edgar Morin (Le Monde, 6, 7 et 8 juillet 1963), dans son analyse de ce concert public géant organisé pour fêter le premier anniversaire de la version papier de Salut les copains. En croisant l’analyse de cet événement, de l’émergence des yéyés et des « blousons noirs », Florence Tamagne, étudie la « panique morale » (p. 37) suscitée par le rock’n’roll dans la France des années 1960 et 1970, et replace l’association « rock-violence-perte des valeurs morales » dans le contexte d’une France encore marquée par l’ombre des années Vichy, par la guerre d’Algérie et les événements de Mai 1968. Le recours systématique à des articles de presse et à des archives de police lui permet d’aborder avec précision les débats liés à l’interdiction des concerts de rock, interdictions qui n’étaient donc pas une nouveauté en 2009, lorsqu’elles se sont appliquées au rappeur Orelsan. Ce sentiment de menace, amplifié par les médias, s’explique également par la perception d’une emprise croissante de l’anglais dans le domaine de la chanson. D’où la transformation en antagonisme de la distinction entre chanson française et musiques populaires anglophones. Cet antagonisme n’exclut pas toute forme de conciliation, comme le montre Olivier Julien à travers sa lecture de la carrière discographique de Serge Gainsbourg. Issu du monde des cabarets « rive gauche », il critiqua vertement la « pop américaine avec des sous-titres » des yéyés (p. 52) et expliqua que la chanson française devait évoluer tout en conservant son indépendance. Grâce à l’élaboration d’un système de parlé-chanté bien particulier, appliqué à des textes soigneusement travaillés et souvent subversifs, Gainsbourg est parvenu à « combler le fossé entre la chanson à texte française et la popular music à la française » (p. 55). C’est pourquoi il bénéficia en même temps du statut de « poète maudit » et d’idole des jeunes (p. 53). Après trois chapitres consacrés à des répertoires, des phénomènes culturels et à des artistes particuliers, celui de Marc Kaiser aborde la question des mutations du monde musical français à travers l’évolution de l’industrie du disque. Son étude articule histoire technique des formats de disques, histoire des métiers de l’industrie de la musique (ou, dit autrement, des intermédiaires) et des chiffres alors régulièrement divulgués par les syndicats de l’édition phonographique française. La mise en relation de ces facteurs permet à l’auteur de montrer de manière convaincante que l’explosion du marché du disque dans les années 1960 a contribué à l’émergence d’une distinction nette entre musiques populaires anglophones et francophones (p. 62) et par l’apparition d’une culture « jeune » dominée par la logique du « hit », elle-même rendue possible par l’émergence de la figure du producteur (p. 63).

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5 La seconde partie est consacrée au rôle politique des musiques populaires, envisagé « à de nombreux niveaux » (p. 73). Au niveau identitaire tout d’abord, comme le montre Jedediah Sklower à partir de l’exemple de la réception du free jazz en France. Alors que sa naissance aux États-Unis a partie liée avec la résistance de la communauté afro- américaine face à l’oppression de la majorité blanche, ses promoteurs français en ont fait le symbole d’une opposition plus large entre « opprimés et oppresseurs, colonisés et colonisateurs » (p. 79). Le free jazz a ainsi été rendu appropriable par le public et les musiciens français. Malgré cela, c’est au nom de la dimension politique du free jazz que des musiciens français comme Michel Portal se sont interdit de se réclamer du jazz, « musique volée » et qui « n’est pas la nôtre » (p. 81), selon le clarinettiste et saxophoniste. C’est la raison pour laquelle Michel Portal se rapproche, à partir de la fin des années 1960, de ce que l’on commence à appeler les musiques improvisées européennes (p. 82). Gérôme Guibert aborde la dimension politique de la musique à partir de l’opportunité et de la crédibilité de l’engagement des artistes. À travers une étude de la trajectoire du groupe Trust, il montre que l’engagement des chansons du groupe (« Antisocial », Repression, 1980), plébiscité par le public pendant les années Giscard d’Estaing, suscite beaucoup moins d’adhésion après l’élection de François Mitterrand en mai 1981. Une partie de la jeunesse accorde sa confiance au nouveau président, les paroles toujours aussi critiques du groupe (Marche ou crève, septembre 1981), suscitent une adhésion moindre, d’autant plus que l’enrichissement des musiciens de Trust les éloigne du public heavy metal (p. 101). C’est sous un troisième angle, celui de la « race » (p. 105) et du discours racial, que Barbara Lebrun aborde les musiques populaires, à partir de l’exemple de Rachid Taha et Magyd Cherfi (du groupe Zebda), deux chanteurs « franco-algériens » (p. 105). Son approche constitue une exception dans Made in France : elle est la seule à s’inscrire pleinement dans une perspective postcoloniale. Il n’est pas anodin, à cet égard, que Barbara Lebrun soit l’unique contributrice française de l’ouvrage à enseigner en Angleterre. Son analyse prend appui sur la notion de « différence » (p. 105) introduite en musicologie depuis une vingtaine d’années par Ruth Solie puis Olivia Bloechl, Melanie Lowe et Jeffrey Kallberg5. Barbara Lebrun peut ainsi rendre compte de la complexité des négociations identitaires entreprises par Rachid Taha et Magyd Cherfi, et de leurs résultats paradoxaux : le premier « souhait[e] être pris au sérieux en tant que rocker » alors qu’on le renvoie systématiquement au militantisme anti-raciste (p. 112). Au contraire, Magyd Cherfi souhaite être pris au sérieux en tant qu’artiste militant, mais seule sa chanson la moins engagée a connu un large succès (« Tomber la chemise », 1998). L’intérêt du travail de Barbara Lebrun réside dans l’articulation d’une multiplicité de « niveaux de spécificité ethnique » (p. 113). On pourra donc se demander pourquoi l’auteure considère Magyd Cherfi comme un « Arabe » sans discuter ses origines kabyles (héritées de ses deux parents). Cette différence, souvent ignorée par les médias et par certains intellectuels, qui ne retiennent que la catégorie « Arabe », est pourtant très fortement perçue et revendiquée par les hommes et les femmes originaires d’Algérie. Elle se manifeste de manière sensible sur les plans linguistiques et musicaux et mériterait à ce titre d’être intégrée à la réflexion.

6 La troisième partie, « Assimilation, appropriation, spécificité française », reprend une question posée dès le début de la préface de l’ouvrage et abordée en filigrane dans les quatre premiers chapitres : « une identité française ressort-elle de la production globale de musique française » (p. XXI) ? Cette question est ici envisagée sous l’angle de l’anglo-américanisation de la culture française, que Catherine Rudent et Gérôme

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Guibert souhaitent envisager au prisme de trois modalités : la « résistance », l’« assimilation » et l’« appropriation active » (p. 119). La chanson française est l’un des meilleurs exemples de cette « résistance ». Dans l’histoire qu’elle propose de ce genre musical des années 1950 à nos jours, Cécile Prévost-Thomas en souligne les contours flous, la diversité caractéristique, et met en évidence la diminution progressive de sa place dans les grands médias (p. 132), inversement proportionnelle à l’intégration de ses figures historiques dans le patrimoine national (Dalida, Gainsbourg, Brassens, Trenet et Barbara, entre autres). Catherine Rudent apporte un éclairage complémentaire à l’instabilité de l’étiquette « chanson française » en abordant son hétérogénéité stylistique. La chanson française se caractérise par ce que la musicologue qualifie de « transigeance musicale » (p. 147) : une propension à s’ouvrir aux styles musicaux les plus divers en fonction de leurs vogues successives, plutôt qu’une ambition d’imposer l’un de ces styles (le jazz, le rock, le funk, le disco, le funk et le punk, entre autres). Si ce chapitre semble s’éloigner parfois des questions annoncées dans cette partie de l’ouvrage, il n’en demeure pas moins une très bonne démonstration de l’impossibilité de « définir musicalement » (p. 148) le genre de la chanson française. De même, la présence dans cette troisième partie des chapitres de Stéphanie Molinero et de Christian Béthune consacrés au rap, peut intriguer le lecteur, car la question des rapports entre France et États-Unis n’y occupe qu’une place marginale. Cette question est toutefois abordée indirectement par Stéphanie Molinero, sur le plan des perspectives privilégiées par les chercheurs. En effet, l’angle adopté dans sa belle enquête sociologique des publics se démarque de ceux « qui dominent la littérature en anglais sur le rap », plus volontiers focalisée sur les questions ethniques (p. 152). Parfaitement consciente de cet écart, l’auteure s’en explique par les différences sociales entre les États-Unis et la France, où il semble difficile d’identifier « une communauté “ethnique” » (p. 152) associée plus qu’une autre au rap. Celui-ci relevant plutôt d’une « culture de banlieue » (p. 152), il « unit des individus aux backgrounds différents » (p. 161), qui « ne peuvent être regroupés selon leurs origines culturelles » (p. 160). Le chapitre de Christian Béthune présente une autre singularité, car il se veut autant scientifique que militant. Il prolonge une tradition inaugurée dans les années 1920 (pour le jazz dont le philosophe est également spécialiste), de textes revendiquant la légitimité de musiques méprisées. Christian Béthune s’inscrit en faux contre la condamnation du rap par l’institution scolaire qui y voit, à l’instar du linguiste Alain Bentolila, un facteur de perpétuation des inégalités linguistiques. Une étude serrée de textes écrits par des rappeurs montre que ceux-ci peuvent recourir à des genres, des techniques et des figures de style caractéristiques de la grande tradition de poésie française (p. 166-169). L’approche de Christian Béthune mériterait d’être discutée : ne réduit-elle pas la légitimité d’un produit culturel à sa conformité aux normes dominantes ? Le plus intéressant est que ces normes semblent avoir été intégrées par les artistes étudiées dans ce chapitre, à l’image de Casey et de son fameux « Apprends à écrire, s’te plaît, ou apprends à t’taire » (Libérez la bête, 2010). La rappeuse retourne en effet contre certains confrères certains arguments légitimistes utilisés par Alain Bentolila dans sa condamnation du rap dans son ensemble, ce qui montre que le champ du rap est beaucoup plus stratifié qu’il ne peut le paraître aux non spécialistes. Pareil phénomène pose question : relève-t-il d’une assimilation de la norme dominante par ceux qu’elle est censée marginaliser ? Ou est-il un signe que cette norme (la maîtrise de la langue, mais une maîtrise qui ne correspondrait pas nécessairement à celle que prône Bentolila) possède une valeur (éthique, culturelle et esthétique)

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reconnue et partagée hors du groupe dominant ? Dans un tout autre domaine, Fabien Hein s’attaque à une idée reçue : la fidélité des groupes au principe fondateur du genre, le DIY (Do It Yourself). Cette philosophie implique le refus des aides publiques, dont l’existence est présentée comme une spécificité française (p. 182). Le groupe spinalien Flying Donuts, auprès duquel Fabien Hein a réalisé un travail d’enquête entre 2007 et 2010 est un adepte revendiqué du DIY, mais, comme le démontre l’auteur, il ne l’a pas toujours respecté : ses membres ont sollicité de nombreuses subventions publiques, tout en contournant les obligations liées à leur obtention. On pourrait dès lors se demander si ce contournement n’est pas, précisément, un moyen de respecter in fine la philosophie punk.

7 La quatrième et dernière partie se concentre sur les débats français contemporains autour de la production nationale de musiques populaires françaises, son évolution, sa place dans la société et la manière dont elle est perçue par le public. Elle pose à nouveaux frais la question de la spécificité du cas français (p. 187), déjà centrale dans le préambule la troisième partie. Comme dans les autres chapitres, cette spécificité n’est pas vraiment abordée de front, car les travaux présentés ne recourent pas à des comparaisons entre la France et d’autres pays. Ils n’en proposent pas moins de très intéressantes perspectives, à commencer par celles de Juliette Dalbavie sur la patrimonialisation de la chanson française. Deux logiques de consécration sont distinguées (p. 195) : l’« héritage culturel » institutionnalisé, à travers des musées ou des expositions ; et la « mémoire collective », plus spontanée, mais aussi plus diffuse. Une étude menée sur l’Espace Georges Brassens permet à Juliette Dalbavie de montrer comment ces « deux logiques [de consécration] apparemment contradictoires » (p. 200) peuvent se rejoindre. Complétant les analyses de Catherine Rudent et de Cécile Prévost-Thomas, Juliette Dalbavie montre que la consécration de la chanson française se fait moins à partir de la musique qu’à partir de sa dimension littéraire : l’Espace Georges Brassens présente l’auteur-interprète comme un poète. Cette conclusion mériterait d’être mise en perspective avec l’idée de David Looseley selon laquelle, en France, la légitimité artistique est associée de manière privilégiée avec la « tradition littéraire nationale6 ». À partir des danses électro, dont fait partie le mouvement Tecktonick (2002-2009), Anne Petiau aborde d’autres formes de consécrations, liées aux nouvelles technologies du Web 2.0. « Horizontales », elles permettent aux artistes de se faire connaître sans nécessairement bénéficier des modes de « transmission structurés verticalement » de l’industrie culturelle (p. 211). Cette évolution va de pair avec ce que la sociologue appelle une « diffraction » de la célébrité : chaque groupe possède désormais les moyens médiatiques de fabriquer ses propres « stars », dont le statut désormais « sécularisé » devient « de plus en plus ordinaire » (p. 212). Outre les problématiques liées à la fabrique de la célébrité, les nouveaux modes de diffusion des musiques populaires posent la question du piratage, abordée par les économistes Sylvain Dejean et Raphaël Suire. Leur chapitre étudie les effets des lois HADOPI 1 et 2 (mai et septembre 2009) sur les pratiques de téléchargement illégal. La lecture de leur travail, qui relève moins de l’évaluation des politiques publiques que de l’analyse du profil et des comportements des « pirates », s’avère parfois un peu ardue. Ce contraste avec les autres chapitres de l’ouvrage relève sans doute d’une différence de tradition disciplinaire. Le style d’un chercheur demeure un critère important de la présentation des recherches dans la plupart des sciences humaines. Mais dans des disciplines telles que l’économie, qui empruntent aussi au paradigme des sciences dites « dures », la quête d’une écriture originale tend à passer derrière la rigueur de la présentation des

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protocoles et des méthodes de calcul des résultats. Ceux-ci sont clairement exposés par les auteurs, à partir d’une étude menée en 2012 sur 2 000 internautes français. Le nombre de fichiers musicaux partagés illégalement est inversement proportionnel au sentiment de menace provoqué par les lois HADOPI. De plus, suite à ces lois, seul un petit groupe d’internautes continue à télécharger illégalement et de manière massive. Les autres sondés ont adopté des moyens d’accès à la musique moins facilement détectables comme le streaming ou l’échange de fichiers hors ligne. En moins de trois ans, les lois HADOPI, dont l’effet dissuasif était déjà mitigé (p. 219), ont ainsi été contournées. Le dernier chapitre de Made in France n’est pas moins original que le précédent. À partir d’exemples relevant de la « musique de fond » (background music), dont plusieurs sortent du domaine des musiques populaires, Vincent Rouzé aborde deux thématiques relevant de l’écomusicologie (prise au sens large). La première question concerne l’emploi des musiques de fond dans les lieux publics. Elle met en jeu des considérations techniques (les caractéristiques stylistiques de ce type de musique, les choix de compression et de volume en fonction des lieux de diffusion), mais aussi culturelles (le choix des répertoires en fonction de l’image de marque d’une enseigne et du type de clientèle visé), économiques et légales (la question des droits de diffusion). La seconde question est celle, non moins passionnante, que posent des musiques dont la composition est pensée pour le lieu dans lequel elle sera jouée. À partir des promenades sonores de Pierre Mariétan, de Nicholas Frize et du collectif MU, Vincent Rouzé se demande dans quelle mesure les musiques de fond peuvent être considérées comme une mise en valeur de l’environnement, sachant qu’elles constituent une « transformation de l’identité sonore initiale » d’un environnement donné (p. 236). La coda et la postface de l’ouvrage reviennent sur la question des particularités et l’abordent cette fois explicitement. David Looseley, qui interroge « ce qui rend les attitudes françaises particulières et différentes des attitudes anglaises » (p. 240), met en valeur la force de l’anti-américanisme français et des processus de légitimation qui s’appliquent également aux musiques populaires. Quant à l’entretien avec Nicolas Godin (Air), considéré comme un pionner de la French Touch, il frappe avant tout par les stratégies d’évitement auxquelles recourt le musicien afin de ne pas répondre aux questions portant sur le caractère « français » la musique d’Air. Il eût été surprenant que le musicien y réponde sur un plan technique : les réticences des artistes à aborder les aspects techniques de leur pratique sont un classique dans ce type d’entretiens. Toutefois, malgré trois retours à la charge, Gérôme Guibert et ses lecteurs n’obtiendront qu’un bien maigre lot de consolation : la musique d’Air a été qualifiée de « musique française » en raison de clichés folkloriques associés à la France par le public anglais et américain (l’élégance française, associée à l’air apparemment bourgeois des musiciens, ou encore au château de Versailles, ville dont proviennent Nicolas Godin et plusieurs représentants importants associés à la French Touch). Un lot bien maigre, donc, mais assez révélateur puisqu’il tend à montrer que l’assignation des identités nationales à la musique se joue rarement sur des caractéristiques musicales clairement identifiées. Elle relève bien plus souvent d’une logique fort peu scientifique et d’un placage de représentations assez éloignées de la musique ou des discours imposés de manière volontariste.

8 De la lecture de Made in France, il ressort tout d’abord que les travaux français sur les musiques populaires, naguère cantonnés aux marges du monde des sciences humaines et sociales, ont trouvé leur place dans les institutions les plus légitimes de la recherche et sont aujourd’hui florissants7. Cette dynamique semble néanmoins plus forte dans le

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domaine de la sociologie et des sciences de l’information et de la communication que dans la musicologie. En effet, seuls deux des dix-huit chercheurs rassemblés dans cet ouvrage sur la musique sont musicologues : Catherine Rudent et Olivier Julien. Pareil déséquilibre reflète, en même temps qu’il contribue à la perpétuer, une véritable ligne de partage institutionnelle et épistémologique. D’un côté, des répertoires que les traditions de recherche en sciences humaines ont investis d’un fort « capital musical » (la musique européenne de tradition écrite, les musiques folkloriques et les musiques traditionnelles), dont les caractéristiques formelles méritent d’être étudiées. De l’autre, des répertoires que les traditions de recherche en sciences humaines ont investis d’un fort « capital socio-culturel » (dont relèvent les musiques populaires), dont l’intérêt résiderait avant tout dans les phénomènes politiques et culturels qu’ils véhiculent ou reflètent, ou dans les médiations qui président à leur diffusion. Bien des travaux sur la musique, relevant de ce que Georgina Born a qualifié de « relational musicology8 », ont démontré tout l’intérêt de dépasser ce clivage résultant de l’histoire des sciences humaines en France.

9 Made in France invite donc à une discussion sur la prise en compte, encore trop rare, des dimensions proprement sonores et musicales des musiques populaires. Cette remarque n’est pas une marotte de musicologue ne jurant que par l’analyse musicale : il est bien évident que la musique mérite d’être « lue comme une métaphore » (p. 105), abordée « en termes économiques et culturels » (p. 89) et que son étude doit aller « bien au-delà de la composition » (p. 28). Néanmoins, la prise en compte des caractéristiques techniques de la musique permettrait sans doute de compléter ou de nuancer les conclusions de plusieurs contributeurs de Made in France. Faute d’analyse musicale, la passionnante étude des covers proposée par Mathieu Saladin semble s’arrêter là où l’on souhaiterait qu’elle commence. Que, par un raisonnement déductif, le recours à la théorie de l’imitation de Gabriel Tarde lui permette d’inférer que les covers ne sont finalement pas de simples imitations, mais des adaptations qui « produisent des différences » (p. 31) est une chose. Une autre est, précisément, de proposer une description de ces différences, qui impliquerait a minima l’analyse comparée d’une chanson originale américaine et de sa cover par des artistes français. Une approche technicienne de la musique permettrait également de répondre à une question que le lecteur se pose au terme de la très intéressante étude de Jedediah Sklower : celle des relations entre ce que les musiciens disent faire et ce qu’ils font réellement. Par exemple, la distinction faite par Michel Portal entre le free jazz et les musiques improvisées européennes est-elle, en termes de pratiques musicales et de style, aussi radicale que ne le laisse à penser l’existence de ces deux catégories génériques distinctes ? Répondre à cette question nécessite d’interroger l’utilisation des catégories génériques dans le domaine des musiques populaires, où elles tendent à se multiplier. Les chercheurs doivent-ils reprendre passivement ces catégories ou les aborder de manière critique ? Si les contours d’un genre musical ne sont pas délimités, que sera en effet le statut des conclusions d’un travail consacré à ce genre ? Que vaudrait par exemple un discours sur le jazz qui ne tiendrait pas compte des caractéristiques parfois antagonistes des répertoires auxquels cette étiquette a été accolée de la fin des années 1910 à nos jours ? De ce point de vue, la très éclairante approche critique appliquée par Catherine Rudent à la catégorie générique « chanson française » gagnerait à être généralisée à tous les autres genres abordés dans l’ouvrage.

10 Made in France permettra également de réfléchir sur une différence entre les études sur les répertoires à fort « capital musical » et les répertoires à fort « capital socio-

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culturel ». Cette différence concerne le rapport à l’archive. Tout un pan de la musicologie consacrée à la musique européenne de tradition écrite met en avant la découverte et l’exploitation de fonds d’archives, parfois mis en avant comme les garants exclusifs de la légitimité et de l’intérêt scientifiques. Ce tropisme historien est beaucoup moins marqué dans Made in France. Seuls deux chapitres s’appuient sur de tels fonds : ceux de Florence Tamagne, unique historienne à avoir contribué à l’ouvrage et de Marc Kaiser. Trois explications permettent d’expliquer ce constat. Tout d’abord, les objets de recherche de la plupart des contributeurs ne rendent pas nécessaire la recherche archivistique. Ainsi, les analyses très éclairantes que proposent par Christian Béthune sur la dimension poétique des paroles du rap ne nécessitent qu’une simple consultation de sites Internet spécialisés et de livrets de disques, même si une recherche menée sur des brouillons éventuellement conservés par des rappeurs permettrait certainement d’aborder leur travail sous l’angle de la génétique littéraire et des processus de création (mais cela n’est pas le sujet que s’est donné l’auteur). Deuxièmement, la valeur scientifique et symbolique de l’archive diffère, aujourd’hui encore, selon les répertoires musicaux. Tout manuscrit laissé par un compositeur de musique classique est susceptible de faire l’objet d’une publication scientifique et de rejoindre un fonds d’archives. Tel n’est pas le cas pour la plupart des acteurs de musiques populaires dont les archives restent à constituer (et a fortiori à exploiter). L’étude de Juliette Dalbavie sur l’Espace Georges Brassens, montre toutefois que cette situation est susceptible d’évoluer, et qu’elle dépend des processus de consécration institutionnelle des artistes et des genres musicaux.

11 L’ouvrage de Catherine Rudent et Gérôme Guibert fournit à ses lecteurs un tour d’horizon aussi passionnant qu’instructif des musiques populaires en France et des recherches qui leurs sont consacrées dans la France des années 2010. À ce titre, Made in France deviendra sans doute un incontournable dans les listes de sources secondaires concernant les musiques populaires. Mais il pourrait tout aussi bien constituer une source primaire passionnante dans des publications sur l’historiographie de ces musiques et sur le rôle de la recherche dans les phénomènes de déconstruction/ reconstruction des identités nationales. De fait, le lien entre recherche sur les caractéristiques des identités nationales et discours sur le contenu de ces mêmes identités est parfois ténu.

NOTES

1. MAZLISH Bruce, « Comparing Global History to World History », The Journal of Interdisciplinary History, vol. 28, no 3, 1998, p. 385-395.

2. MAUREL Chloé, Manuel d'histoire globale : comprendre le « global turn » des sciences humaines, Paris, Armand Colin, 2014, p. 54. 3. G UERPIN Martin, « Le jazz et la Revue de musicologie, une rencontre tardive. Légitimation, historiographie, acteurs et contexte institutionnel », Revue de musicologie, vol. 104, no 1-2, 2018, sous presse.

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4. LOOSELEY David, Popular Music in Contemporary France. Authenticity, politics, Debate, New York, Berg, 2003. 5. SOLIE Ruth, Musicology and Difference: Gender and Sexuality in Music Scholarship, Berkeley, University of California Press, 1995 ; BLOECHL Olivia, LOWE Melanie et KALLBERG Jeffrey (dir.), Rethinking Difference in Music Scholarship, Cambridge, Cambridge University Press, 2015. 6. LOOSELEY, Popular Music in Contemporary France, p. 38. 7. L’auteur de cette recension peut témoigner que, parmi les étudiants en musicologie, les choix de sujets de Master et de Doctorat portent majoritairement sur les musiques populaires.

8. BORN, Georgina, « For A Relational Musicology: Music and Interdisciplinarity Beyond the Practice Turn », Journal of the Royal Musical Association, vol. 135, no 2, 2010, p. 205-243.

AUTEURS

MARTIN GUERPIN Ancien élève de l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm et du Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris, Martin Guerpin est Maître de conférences en musicologie à l’université Paris-Saclay-Évry-Val d’Essonne. Ses travaux portent sur les relations entre musiques et identités (XIXe-XXIe siècle). Sa thèse de doctorat, intitulée « Enjeux esthétiques et culturels des appropriations du jazz dans le monde musical savant parisien (1900-1939) » est en cours de publication (Vrin). Il prépare également une anthologie de textes francophones sur le jazz (PUPS). Ses recherches ont été récompensées par plusieurs prix (Fondation Socan-Proctor, SQRM) et par l’obtention d’une bourse postdoctorale Marie Curie de l’Union Européenne (2018, déclinée). Depuis 2015, Martin Guerpin coordonne le réseau de recherche international « Musique et Nation ». Saxophoniste, il a remporté le prix « Jazz Magazine du meilleur concert français en 2014 » et un « Choc » Jazzman pour l’album Spoonful (2017).

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Jonathan R. Wynn, Music/City. American Festivals and Placemaking in Austin, Nashville and Newport Chicago, University of Chicago Press, 2015.

Frédéric Trottier

RÉFÉRENCE

Jonathan R. Wynn, Music/City. American Festivals and Placemaking in Austin, Nashville and Newport, Chicago, University of Chicago Press, 2015.

1 La multiplication des festivals ces deux derniers siècles, et leur production comme forme de participation à la vie artistique, culturelle, économique, sociale, urbaine/ rurale, questionnent. Pour preuve, la recherche francophone en sciences sociales s’est déjà penchée sur divers éléments : l’histoire du terme « festival » et les origines et évolutions des festivals1, la comparaison internationale de ceux-ci2, ainsi que la mise à plat du processus nommé « festivalisation3 ». La musique est souvent en première ligne dans ces études. Dans l’ouvrage de Jonathan R. Wynn, le festival de musique devient un objet de recherche, quand celui-ci est habituellement appréhendé comme un élément de situation du terrain. Il nous propose alors de considérer les festivals étudiés en tant que point de rencontre entre musique et ville.

2 J.R. Wynn part de diverses expériences festivalières – de 2007 à 2014 – qui ont « forgé l’importance des festivals dans son esprit4 » (p. 4), et l’ont rapidement mené à dépasser le cadre saisonnier des festivals pour interroger les effets à long-terme produits, et plus précisément le processus de festivalisation. Outre l’augmentation du nombre de festivals, la festivalisation recoupe surtout pour l’auteur un « processus organisationnel […] renforçant et exploitant un étalage de biens communs, accumulant les coûts et les bénéfices, pour le local et au global » (p. 1). Il résume alors son propos pour déjà émettre une réflexion sur le discours tenu par les différents acteurs à Newport, Nashville et Austin et leur représentation de leur « ville-musique ». Il explique donc son

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choix de mettre en tension les termes « musique/ville » à travers ce processus : « la festivalisation est alors un processus où les activités culturelles rencontre un ancrage territorial, mais est aussi une politique culturelle que les villes et les communautés peuvent débattre et adopter » (p. 12).

3 Détaché de thématiques comme le genre musical, le processus de production musicale, la performance ou encore des scènes comme production de musique locale, J.R. Wynn nourrit son fil d’argumentation en se basant sur les institutions, les industries, les communautés, les groupes et individus en fonction de leurs intérêts propres et les ressources mises en jeu. Dans l’énoncé de sa méthodologie, bien qu’il prévienne de se garder d’un argumentaire unique sur les ressources ou une mobilisation de données économiques, il n’en reste pas moins que son analyse repose, dans un premier temps, sur le « capital » comme « moyen le plus facile pour débuter l’analyse des festivals » (p. 12). La lecture nous dirige alors vers une vision organisationnelle et productive du festival de musique, sans toutefois manquer d’éléments composant les diverses expériences festivalières.

4 En effet, l’auteur développe une écriture claire et renforce son enquête par la multiplication de descriptions et d’analyses à diverses focales. En général, il débute par une ethnographie à un poste d’observation qui diffère par festival, puis établit une histoire de la construction de ce festival – des origines à aujourd’hui. Enfin, il analyse des points spécifiques issus des particularités du festival étudié. Il élargit son approche méthodologique en s’appuyant des travaux d’Henri Lefebvre5 – philosophe et sociologue de la vie quotidienne et de l’urbain – sur la « compréhension multidimensionnelle » d’un espace, qu’il applique à son analyse des festivals et des villes (p. 13). Il part de l’interconnexion des divers capitaux/ressources pour expliquer le festival : capital économique, social, culturel, symbolique. Outre cette méthodologie, dont les références sont plus annoncées qu’analysées, l’auteur part d’une hypothèse basée sur un idéal-type de spatialisation des événements (citadel, core et confetti pattern), pour expliquer le fonctionnement d’un festival : plus le festival est dispersé dans l’espace, plus le contrôle des ressources est voué à des luttes et plus les groupes sociaux touchés sont nombreux et différents - inversement pour un festival plus confiné (p. 17-19).

5 Le premier chapitre présente le large sujet de la place de la culture dans la ville, notamment comme produit du marché local et globalisé, et l’évolution du marché de la musique et notamment le passage à l’ère numérique. Mettant en perspective le discours de différents acteurs ayant autorité dans le cadre de la ville et de la musique, il interroge ce que certains formulent comme « le défi » pour un festival de musique, c’est-à-dire être pris entre « l’art et le commerce » (p. 32). Il pointe l’importance de comprendre « le festival comme activité collective » où « le festival dépend d’un vaste réseau de personnes » (p. 35), d’où son idée de multiplier les entretiens pour analyser les divers points de vue de ceux qui font le festival. Pour établir cette écologie sociale du festival, J.R. Wynn s’appuie notamment sur Simon Frith6 et les « négociations interminables » (p. 36) entre les individus culturelles et leurs organisations, les musiciens, les municipaux, le gouvernement, les industries de commerce, les locaux… pour composer, ici, un festival. Ce chapitre est aussi une annonce pour introduire les trois études de cas : cœur de cette recherche.

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Newport Folk Festival : du festival comme une citadelle

6 La ville de Newport (Rhode Island) développe un festival de folk qui transforme la ville en « colonie d’été » (p. 54). Avant de devenir à but non-lucratif, le festival a beaucoup évolué. Ces dernières années, la question de l’authenticité et de la tradition sont très prégnantes dans les échanges avec les différents acteurs de l’industrie musicale, notamment par la confrontation avec de nombreux grands sponsors finançant le festival, mais aussi à travers la mobilisation de nombreuses figures et images de la musique folk donnant au festival l’aspect d’un « musée vivant ». Les confrontations sont courantes entre les touristes, les festivaliers et les élites. La municipalité et les organisateurs tentent de réduire celles-ci, et de rendre utile le festival, mais la situation géographique du site, proche de la baie et dans le Fort Adams, en fait une citadelle. L’auteur parle aussi de « sacralisation du site » (p. 72), appuyée par une déconnection du centre-ville, liée au peu d’espaces de diffusion musicale présents pour organiser des événements.

Nashville Country Music Festival : du festival comme un noyau central

7 Nashville (Tennessee) porte l’histoire de la transformation d’une ville de ruraux à des élites urbaines sophistiquées. Au travers du festival, l’auteur souligne que cette histoire est aussi celle portée par la musique country, puisque les inspirations qu’elle tire de la vie quotidienne et du travail des « gens ordinaires » ont aussi dû évoluer. Il expose que le festival s’est créé autour d’un conglomérat d’acteurs de la musique à/de Nashville : WSM AM radio, le Ryman auditorium, la Country Music Association et divers studios d’enregistrement. A la tête du festival, cette industrie musicale et la municipalité avaient choisi de développer plusieurs lieux névralgiques dédiés au festival dans le centre-ville, et se tournent depuis les années 2000 vers une réutilisation plus importante des « honkytonks » (p. 111) et bars locaux, entraînant une utilisation très maillée du centre-ville et des alentours par la circulation des festivaliers. Une différenciation s’opère alors, entre les diverses générations du public et leurs goûts, ainsi qu’entre les grandes stars de la country et du Top 50 américain présentes sur les grandes scènes et les musiciens locaux de country/rockabilly dans les bars. J.R Wynn mène aussi une étude pertinente sur « l’impératif commercial » que fait peser le festival « sur l’expérience (visibilité et ventes des sponsors) et les interactions (marchandisation des rapports fans-musiciens) » (p. 124).

Austin’s South by Southwest (SXSW) : du festival comme des confettis

8 Participant au festival en tant que bénévole et musicien, J.R Wynn présente d’abord la hiérarchie qui émane de l’obtention des badges et des bracelets, entre les publics et participants, pour accéder aux événements et commerces du festival. Pour parler de l’engouement derrière le « SXSW » et la machinerie qu’il représente, l’auteur interroge la figure de l’ancien maire Will Wynn, ayant porté la parole de la musique dans la ville, de la chambre de commerce aux habitants, et aussi façonné l’aura esthétique d’Austin

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(Texas) avec son discours à contre-courant : « Keep Austin Weird » (p. 135). Observant le marché des contacts entre les labels, les médias et les musiciens, l’auteur expose différentes variables pour comprendre comment jouer au festival, au travers des récits du parcours de musiciens et des indices de sélection de dirigeants du festival (p. 141-146). Lors du festival, partant des lieux temporaires de musique, il dessine les très nombreux espaces de diffusion musicale dispersés dans la ville, les « officiels » et « non-officiels ». Il pointe que le contrôle des organisateurs sur le commerce autour de la musique et le dynamisme autour du festival entraîne la création de groupes commerciaux ou anti-commerciaux : les premiers profitant de l’essor du SXSW et les seconds critiquant son caractère monopolistique. Ces groupes organisent alors des « événements dans l’ombre » du festival (p. 153-158). Se dessinent donc diverses intentions et actions des acteurs durant le festival, et une bataille entre « l’éthique anti- commerciale » portée par l’imaginaire politique de la musique rock indépendante, et « l’hyper-commercialisation » du SXSW (p. 160-165).

9 Le dernier chapitre, en deux parties, recoupe les données des différents festivals, et les croisent. Les effets à long termes de ces événements pourtant éphémères sont exposés en analysant « le commerce des arts et du développement urbain » (p. 169-179), de leurs effets positifs à leurs critiques, que l’auteur réinterroge lors de sa déambulation dans les villes après la tenue des festivals. Il critique alors son propre modèle spatial des festivals. Faisant de multiples références à Richard Florida et la théorie des creative class/creative cities7 (p. 199-212), l’auteur ne semble pas complètement critiquer sa démarche néolibérale et son influence sur les villes.

10 Enfin, sa conclusion se veut assez performative, bien qu’il précise que toute idée de reproduction des actions des villes et festivals étudiés n’est pas à envisager dans le but d’obtenir des résultats similaires. Selon lui, toutes les villes se préoccupent aujourd’hui de leur images et ressources artistiques et culturelles. En se basant notamment sur Nashville et Austin, il fait de la festivalisation une « bonne politique culturelle et urbaine » (p. 226-242), en tant que nécessitant discussion et échange entre les individus dans et hors la ville de manière concordante. Montant en généralité dans cette partie, il efface alors quelques leviers de domination et d’autorité, des spécificités urbaines, musicales, et culturelles, tout en reconnaissant que les manières de « faire le local » (p. 241-242) doivent être plus enquêtées, notamment à la lumière d’autres festivals qui se tiennent et entrent parfois dans un rapport de tension avec ceux étudiés. Cette éviction de discordances au sein d’une mixité d’actions, d’activités et d’acteurs du festival aurait été très dommageable, si J.R Wynn ne construisait pas son texte de manière à rebondir sur celles-ci en clôture de son ouvrage. D’ailleurs, pour mieux adapter son cadre théorique à la réalité sociale vécue et observée, il conceptualise ce qu’il nomme trois « dynamiques des occasions » (p. 243-253), basées sur la sociologie de Durkheim et de Goffman8 : « porosity, density and turbulence ».

11 De l’ouvrage de Jonathan R. Wynn ressort alors une compréhension dense et fluide des complexes stratégies, dispositifs, discours et actions au cœur et autour du festival de musique et du positionnement des différents acteurs, groupes et individus saisis, malgré quelques propos ambigus. Par la même, il confirme la puissance de l’événement/de l’occasion au sein de nos interactions sociales, nos sociabilités et finalement notre construction.

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NOTES

1. FLÉCHET Anaïs et al. (eds), Une histoire des festivals, XXe-XXIe siècle , Paris, Publications de la Sorbonne, 2013. 2. NEGRIER Emmanuel et al. (ed.), Festivals de musique(s). Un monde en mutation, Paris, Michel de Maule, 2013. 3. LAVILLE Yann, « Festivalisation ? », Cahiers d’ethnomusicologie, no 27, 2014, p. 11-25. 4. Toutes les traductions sont de l’auteur du compte-rendu. 5. LEFEBVRE Henri, The Production of Space, Londres, Blackwell, 1991. 6. FRITH Simon, « The Popular Music Industry », FRITH Simon, STRAW Will & STREET John (eds), The Cambridge Companion to Pop and Rock, Cambridge, Cambridge University Press, p. 26-52. 7. FLORIDA Richard, The Rise of the Creative Class, New York, Perseus Group Book, 2002. 8. L’auteur cite notamment DURKHEIM Émile, The Elementary Forms of Religious Life, New York, New York Free Press, 1966 ; et GOFFMAN Erving, Behavior in Public Places: Notes on the Social Organization of Gatherings, New York, New York Free Press, 1963.

AUTEURS

FRÉDÉRIC TROTTIER Frédéric Trottier est doctorant à l’EHESS (ED-Musique, Histoire et sociétés), sous la direction de Denis Laborde. Pour l’hiver 2018/2019, il termine sa thèse sur les mondes de la musique techno à Detroit, via une approche en anthropologie urbaine et musicale. Il travaille en tant que chercheur-consultant pour la Cité de la musique – Philharmonie, pour le projet Traditions musicales du monde à Antony, et le projet Bébés-Musique, étude d’une nouvelle pédagogie en éveil musical adaptée aux crèches. Il est également secrétaire de l’association Institut de Recherche des Mondes de la Musique (IRMM), et membre du GDRI Musiques, Immigration et Aménagements urbains dans les Métropoles Internationales (MIAMI).

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Tanya L. Saunders, Cuban Underground Hip-hop: Black Thoughts, Black Revolution, Black Modernity Austin (TX), University of Texas Press, 2015.

Carlos Dávalos

REFERENCES

Tanya L. Saunders, Cuban Underground Hip-hop: Black Thoughts, Black Revolution, Black Modernity, Austin (TX), University of Texas Press, 2015.

1 Dr. Tanya Saunders’ new publication, Cuban Underground Hip-hop: Black Thoughts, Black Revolution, Black Modernity, is a critical recollection of arts-based activism channeled to critique colonial legacies in contemporary Cuba. The study has the first generation of members of the Cuban Underground Hip-Hop Movement (CUHHM) at its center. More than a decade of fieldwork resulted in the author’s immersive integration into Habana’s everyday social life and Cuba´s hip-hop scene. This physical and geographical presence is essential to Dr. Saunders vibrant participant observation strategies, a constant in the narrative voice of this work. Aside from being in direct dialogue with hip-hop studies scholarship, a probable use for this book could be for specialized topics of cultural politics or critical gender studies; it can also be featured in more advanced undergraduate courses, perhaps with other materials on Cuban, Caribbean and North American historical, social and political contexts.

2 As the author proposes in the introduction, this text focuses on the “emergence and activism of the CUHHM as a formative element in the emergence of localized Black identity politics in Cuba during the Special Period (1989 to the early 2000s)” (p. 8). Additionally, by positioning Cuba as a primary factor in the configuration of Black identity within the Americas, the sophisticated analysis presented in Cuban Underground

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Hip-hop confirms the leading role of Black Cuban politics throughout the veins of the African diaspora.

3 In the introduction, Dr. Saunders presents the critical route that readers will encounter throughout the book. It first analyses how different countries in the Americas have engaged in the racialization of culture to legitimate race-based social inequality, in which culture and race are used as equivalents. Something still present today. By mentioning the first generation of members belonging to the Cuban Underground Hip- Hop Movement, the next part reveals how underground artists structure cultural politics and art-based activism in the Spanish Caribbean and Spanish speaking countries of Latin America. The following subsections in the introduction recollect how Afro-descendant people in the American hemisphere, Cubans in the case if this book, use hip-hop “to challenge the exclusion of African culture and worldviews in the articulation of a Eurocentric Western modernity” (p. 18). The final part of the introduction covers a necessary selection of topics related to the vast field of hip-hop studies; from ‘Hip-hop as a Black Public Sphere,’ to the significance of blackness, Latin@ness, and Africanness in Hip-hop studies, to intersectional analyses of hip-hop feminism. In her notes (p.325), Dr. Saunders mentions a recent movement in the United States to replace the letter “o” for “@” in order to deactivate the masculinized versions of some Spanish words that imply gender neutrality. Beyond the traditional gender binaries of Spanish, the use of “@” includes masculine, feminine, and other genders.

4 Chapter 2 discusses historical dimensions of race and cultural politics in Cuba. In this section, the author touches on the socialization processes of culture in the Caribbean island. The political period that started after 1959 serves as a departing point to study the cultural sphere that contextualizes the creative activism done by CUHHM members. A strength of the chapter is the comparison between Nueva Trova artists, who were socially active in the sixties, and Cuban hip-hop artists. Using anti-racist, anti- capitalist, and anti-imperialist ideologies; both music genres were able to point out racism as an essential obstacle to directly tackle in Cuban society. And although Nueva Trova emerged from white middle classes in Cuba, differently from the Black subject position from which Cuban hip-hop speaks from; both share Cuban revolution ideals and question the aesthetic debates that define them as “low culture” (p. 76). In its integrity, Dr. Saunders included “The Final Declaration of the First Cuban Hip-Hop Symposium,” which “captures the spirit, aims, and social tensions of the previous generations of socially critical musicians and also reflects the movement’s initial equation with Nueva Trova in the national media” (p. 100).

5 Furthermore, in this chapter the author describes the meeting between proactive Cuban artist Ariel Hernández and US-based, social justice platform Stress Magazine editor Alan Ket, a breaking point in the history of Latin American hip-hop. The result of this encounter is the Cuban annexation to New York’s Black August Hip-hop Project, an international cultural-activist project that strives to support marginalized culture and help in the struggle and recognition for human rights.

6 Chapter 3 considers how artists challenge racism in Cuba. It focuses on the mobilization that the Cuban Underground Hip-hop Movement organized to question racial identity politics and the continual social asymmetry that prevails in the Caribbean island. The social challenge that artists from the CUHHM articulated is still at the center of the post-Special Period Black identity politics that today continues to fight anti-Black racism. The chapter also touches on the formation of radical youth/Black aesthetics

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through the symbols and ideologies of the CUHHM. To then follow the connection between Cuban rap artivists and their NYC peers from the 1970s and 1980s: “Both populations had limited access to material resources and were able to produce living culture and knowledge from little material means” (p. 117). Also, based on a 2004 hip- hop documentary film produced by Ricardo Bacallao, a member of the Cuban alternative arts scene, this chapter touches on the tension generated by the interpretation that Geoff Baker, a British scholar that also specializes in Cuban hip-hop, did of the Cuban racial context through the film. Using the author’s words, Baker’s focus “is primarily on the US-Cuban relations and does not situate Cuban hip-hop discourses within their regional context” (p. 85). Dr. Sounders’ critique, which can be applied to most of Latin American countries, rests on the idea that Caribbean and Latin American hip-hop scenes are not one-dimensional narratives. Opposite to Dr. Baker’s argument, in which he sees race as an obstacle to a nuanced study of daily life in Cuba, the author sustains that the lens of race is essential to “understanding culture in the Americas. To ignore race would be to ignore one of the primary ways (subtly or not) in which Americans understand and experience reality” (p. 85).

7 Chapter 4 provides a thorough examination of the “racial fluidity” discourse in Cuba and the Americas. As many have argued, this discussion has merged into the social structures of Latin America and the Caribbean to the point that today this dynamic continues to oppress people of African or indigenous descent. Words like mulat@ness, blackness, whiteness, or mestizo are at the center of the racial intersection structure in Cuba, they have diverse meanings and can exponentiate their symbolism by complementing each other. In the last pages of this chapter, Dr. Saunders focuses on the importance of studying what people do with the language of race and racism. The idea of (marginalized) Cubans actively constructing language to cover their necessities and discern their own experiences is contrary to what other scholars have done. Which is, according to the author, just an analysis of the sign (the language of race and racism) itself, not what people elaborate with it.

8 In Chapter 5, Dr. Saunders dives into the different forms that CUHHM activists use to transform and redefine certain words and ideas. She offers “insight into the agenda of artivists who interrogate and employ terminologies as a means of articulating and defining terms of their own political struggle” (p. 42). Insights provided by the author help to understand the type of agency that rap artists have in Cuba. By manipulating and questioning specific terminologies, Cuban artists have a very proactive role in defining the conditions of their own social and political endeavors.

9 Chapter 6 engages with the social and economic context that Black Cuban women faced after the Special Period of the nineties. This chapter studies the gendered debates triggered by the Cuban hip-hop feminists’ incursion into racism, sexism and heteronormativity. Directly connected, the following chapter centers on the case of Las Krudas CUBENSI, a hip-hop duo that has favored a very progressive gendered agenda. Like others have mentioned, the hip-hop identities of Las Krudas have been constructed around their identity as black lesbians. Chapter 7 is fully dedicated to them, queer critique, and black feminism.

10 As a young scholar, my criticisms of this work are almost inexistent. If some, certain redundancy could be detected. I wonder how a group like Las Krudas CUBENSI thinks about identity politics after moving from Cuba to the US state of Texas. In that sense, some sectors in academia compare Las Krudas to Orishas, another Cuban hip-hop outfit

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that partially changed its residency to France. Moreover, at the time this review was written, it is still tough to think of Cuban women from younger generations that are using hip-hop as a vehicle of expression and identity configuration. Equally, the absence of substantial analysis and references to other essential elements of the hip- hop culture like brake-dancing, turntablism, or graffiti writing may leave some readers frustrated. Same with how reggaeton is discussed in the book. Dr. Saunders touches on the topic briefly (188-189, 302), but at this time, when reggaeton rhythms are at the center of the mainstream pop music spheres, a more in-depth investigation of how hip- hop and reggaeton can coexist in the Caribbean is not only appealing but necessary.

11 Finally, Cuban Underground Hip-hop includes lyrics, pictures, album covers, flyers, and different testimonies from diverse members of the Cuban hip-hop community between 1998 and 2006. Interviews were made in Spanish, and the reader can see both the Spanish transcription and the English translation. As a native Spanish speaker myself, I thought translations could have been better. Same with interview transcripts, some make little sense when read in Spanish. Corresponding transcription and translation processes were used with the lyrics selected.

12 Dr. Saunders’ analysis is no stranger to the impact that global forces and their transnational capitalist flows in the local context of Cuban hip-hop have had. The tension between globalized trends and local constructions of identity are a consistent part of this book. The author masterfully demonstrates how Cuban hip-hop artist- activists were never passive consumers who just integrated the US race discourse found in the first generations of American hip-hop. Dr. Saunders presents Cuban artivists as active people continually dueling with both colonial legacy and contemporary conversations of identity politics.

AUTHORS

CARLOS DÁVALOS Carlos Dávalos is a freelance journalist, and graduate student/researcher. Carlos was born and raised in Mexico City. His research is influenced by Mexico’s society, music, and popular culture. In 2009 he received a professional master’s degree from UC Berkeley’s Graduate School of Journalism for his work on Mexico City’s illegal, underground drug-rehab facilities – anexos. In 2017 he received a master’s degree from UT Austin’s Ethnomusicology Department for his work on Mexico’s hip-hop movement. Previously, he covered Mexico City’s music scene and taught at the Communications Department in Mexico City’s Universidad Iberoamericana. From 2005 to 2016, Carlos co-founded and co-hosted Scratchamama, one of the first hip-hop FM radio shows in the country. The radio program was central to Mexican hip-hop’s development, popularization, and promotion. In 2010, Carlos founded an independent record label called Discos Cuchillo to publish underground music and literary works from Mexico City and Puebla. And from 2014 to 2018, Carlos was a recipient of Mexico’s CONACyT (Consejo Nacional de Ciencia y Tecnología) international scholarship. In Fall 2018, Carlos will join UW Madison’s Mass Communications & Journalism PhD program. Carlos’ academic interests include the impact of technology,

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transnationalism, nationalism, and gender in Mexican mainstream. media and popular music (Mexican hip-hop specifically).

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Stephen Graham, Sounds of the Underground: A Cultural, Political and Aesthetic Mapping of Underground and Fringe Music Chicago, University of Michigan Press, 2016.

Jean-Marie Seca

RÉFÉRENCE

Stephen Graham, Sounds of the Underground: A Cultural, Political and Aesthetic Mapping of Underground and Fringe Music, Chicago, University of Michigan Press, 2016.

1 Stephen Graham est un musicologue, assistant à l’université Goldsmiths de Londres où il a obtenu sa thèse de doctorat, en 2012. Il a publié ce livre très probablement dans le cheminement d’écriture de son travail doctoral, réalisé sous la direction de Keith Potter et Keith Negus, tous deux professeurs dans cette même institution. L’ouvrage, densément référencé et ambitieux dans sa composition et son objectif, se propose, comme le titre l’indique, de construire une cartographie contemporaine des musiques innovantes que l’auteur entreprend, dès l’introduction, de qualifier d’« underground ». Ce dernier terme, certes très galvaudé, permet de caractériser une exigence de création musicale et de positionnement des producteurs aux marges des deux références majeures des publics du XXIe siècle : le mainstream et les musiques populaires, d’une part, et les musiques savantes, de l’autre. L’idée d’underground se rapporte aussi à une certaine opposition de type politique au conformisme culturel. Elle revendique une diffusion à un public qui peut éventuellement être minoritaire. Elle renvoie à des modes de vie articulés à des revenus limités ou inexistants (p. VII : préface). Par « fringe », il faut comprendre « périphéries ou lisières de l’underground », c’est-à-dire ses extensions à la fois vers les institutions de musiques savantes et les formes plus commercialisées et diffuses.

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2 L’ouvrage est découpé en trois parties et en douze chapitres équilibrés. La première partie, de type introductif et épistémologique, la plus courte (51 pages), s’intitule « Qu’est-ce-que l’underground ? » et est déclinée en trois chapitres (« 1. Introduction à l’ underground et à ses marges » ; « 2. La musique et les musiciens » ; « 3. Scènes underground et alternatives globales et locales »). La seconde, bien plus fournie (116 pages) : « L’underground politique et culturel », inclut cinq chapitres (« 4. Politique et musiques underground et ses périphéries » ; « 5. Politiques culturelles et musiques underground et ses périphéries » ; « 6. Artistes, musiques, improvisation et noise » ; « 7. L’économie numérique et les labels » ; « 8. Festivals et espaces de concerts »). L’ouvrage se termine sur une troisième partie de 75 pages : « Écouter l’underground », en quatre chapitres (« 9. La noise, comme concept, histoire et scène » ; « 10. La politique de l’ underground et la noise music » ; « 11. Les sons de la noise » ; « 12. Le metal extrême »). Cette dernière partie exemplifie l’existence d’une sorte de type idéal de l’underground contemporain. Ajoutons aussi que ce travail d’analyse qu’on pourrait qualifier de « musicosociologique », de type empirique, est fondé probablement sur la théorie ancrée, chère à Barney Glaser et Anselm Strauss, et donc sur la synthèse structurée d’une trentaine d’entretiens approfondis (14 artistes, entre 2010 et 2014 : Gavin Prior ayant été interviewé trois fois ; 7 professionnels de labels indépendants, de 2011 à 2014 ; 7 représentants d’organisations festivals, de concerts ou de financements culturels, de 2011 à 2014).

3 L’auteur possède une culture musicale remarquable, en illustrant son analyse de nombreux exemples. Il décrit des pratiques artistiques horizontales incluant des tendances musicales contemporaines et « savantes ». La démarche des artistes étudiés est, le plus souvent, intellectualiste, fidèle aux principes des arts contemporains où certes la maîtrise technique compte beaucoup, mais dans le cadre desquels l’intention communicationnelle et l’état d’esprit de composition forment des appuis constants, philosophiques et politiques, à la défense des esthétiques diffusées.

4 Un point de bonne intelligence des pratiques chez l’auteur est à constater. L’émergence de la création et de la diffusion sur l’internet a, depuis les années 2000, conduit de nombreux analystes à imaginer que l’innovation underground et tout ce qui tournait, jusqu’à nos jours, autour des émergences associées aux formes « rock » et « expérimentales » était en train de disparaître. Selon Graham, au contraire, le contexte de la numérisation et d’émergence du web 2.0 permet un plein épanouissement de ces courants et de l’innovation esthétique. On assiste donc à tout le contraire des prophéties « antitechnologistes » et pessimistes concernant la créativité sociale et culturelle.

5 Dans la première partie, par exemple, p. 30, l’auteur insiste sur ce qui est essentiel dans la survivance de l’underground : d’une part, un degré de permissivité (démocratie et tolérance), de l’autre, des individualités enthousiastes et mobilisées. Pourquoi ne dit-il pas tout simplement que l’underground est composé de minorités actives ? C’est un élément qui aurait permis d’avancer sur le plan structural. Par ailleurs, il rappelle, toujours dans sa courte première partie, que les grandes villes et le capitalisme sont les terreaux du développement des réseaux DIY. Les États-Unis sont le pays où ces microstructures économico-artistiques ont pullulé. Mais dans la suite de son propos, les exemples sont pris en Irlande, en Angleterre (scène londonienne), en Chine (Pékin), en Allemagne (Berlin) ou au Japon (Tokyo, Osaka). Les artistes et créateurs que Graham passe en revue sont des expérimentateurs qui forment des réseaux centrés

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principalement sur la musique bruitiste (« Noise music ») et sur l’approche expérimentale. Tout en s’appuyant sur une définition élargie de l’underground (incluant tous les styles et tous les métissages jusqu’aux jazz contemporains), l’auteur est régulièrement magnétisé par le paradigme bruitiste.

6 La lecture de ce livre, très intéressant et informatif, nous conforte dans une interrogation. Graham indique par exemple, p. 61, que les musiques underground forment des esthétiques de contre-envoûtement (« Aesthetic counter-magic ») par rapport à l’emprise des systèmes d’exploitation capitaliste et d’extractions de bénéfices et de normalisation par la consommation. C’est une expression pertinente et heureuse. Elle suppose que cette lutte contre une emprise passerait par une « contre-emprise ». On regrettera cependant que ce genre d’analyse ignore des démarches déjà entreprises, par exemple, il y a trente ans sur les minorités rock et sur les conduites de pensée divergente centrées sur la recherche d’alternatives cognitives par rapport à l’anomie des consommations de masse1. La notion de « mutation sensible », employée aussi, il a trente ans2, était du même ordre que « reconfiguration of sensible » décrite par Graham (p. 62). Parler c’est créer, et écrire c’est oublier (les auteurs de notions et d’interprétations). Pourquoi l’auteur si bien informé ne cite-t-il pas les recherches de Stuart Ewen3 qui décrivait, dès 1976, un processus de « consommatisation » dans les sociétés contemporaines. Ce néologisme a une définition assez proche de ce qui est décrit et nommé « subsumption », chez Graham, contre quoi les tendances underground s’opposeraient. Ceci dit, la lutte contre la « consommatisation » est un poncif des analyses de ce domaine. Greil Marcus4, les cultural studies anglaises ou Dick Hebdige 5 avaient déjà insisté aussi sur les postures de résistance, situationnistes ou postmodernes et postcolonialistes des punks. Les discussions théoriques dans une telle recension fatigueraient le lecteur. Mais la mode actuelle est à la surinterprétation des nouveautés liées à l’internet et au capitalisme communicationnel, comme si l’efflorescence des initiatives signifiait une réelle mutation des paradigmes esthétiques. Divers auteurs dont M. Castell sont convoqués à l’appui de cette vision de la dimension politique des pratiques underground.

7 Au-delà de ces remarques qui se veulent critiques, mais constructives, il faut souligner la très bonne tenue du livre, son fort étayage documentaire et son articulation à une authentique culture mondiale des productions alternatives. La rigueur de l’écrit, à travers notamment de la connaissance de l’auteur concernant les politiques publiques et privées (fondations) des musiques underground, est impressionnante. Le chapitre « 5. Politiques culturelles et musiques underground et ses périphéries », permet de construire une typologie des engagements créateurs mixant différentes conceptions de la pluri-activité, des ressources privées (fondations, dons), publiques, ou salariales qui est une norme générale d’engagement dans ces milieux. Graham insiste beaucoup pour dire que la créativité des milieux underground et de ses lisières est une sorte de bénéfice, de « couronnement » du bon fonctionnement des sociétés capitalistes avancées, cumulant tous les avantages du développement (social, technologique, urbain, démocratique, éducationnel, artistique). De même, le chapitre « 6. Artistes, musiques, improvisation et noise » permet d’entrer dans cinq études de cas approfondies et dans les assertions idéologiques de ces producteurs (exemple : Mattin et ses pratiques d’improvisation participative, teinté de conceptions communistes et situationnistes). Ces exemples rappellent les analyses de Paul Beaud et Alfred Willener, développées il y a très longtemps6. L’idéologie de ces créateurs a-t-elle tant évolué ? Peut-on parler d’utopie concrète, comme le propose Damien Tassin7 ou Ernst Bloch8 ? Il

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est évident que oui et que les formes DIY prolifèrent de nos jours dans les pratiques culturelles, comme sur internet : « These case studies have, in sum, shown that underground artists are as entangled in the political contexts of post-Fordist flexible accumulation, precarity, and digital age real subsumption – late capitalism – as much as more mainstream cultural practitioners are » (p. 114.)

8 La méthode d’étude de cas est aussi appliquée dans le cadre des chapitres « 7. L’économie numérique et les labels » et « 8. Festivals et espaces de concerts ». Elle permet ainsi de disposer d’un tableau précis et global des différentes solutions trouvées, en contexte, par les producteurs et les organisateurs d’événement. Par exemple, pour le chapitre 7, la question centrale posée est de savoir si l’émergence de la propagation numérique des cultures ne conduit pas à une sorte d’engagement superficiel des publics, en forme de multiplicité de visites de sites, tous plus engagés et tous également « consommés », sans implication forte des visiteurs. La perte de ressources engendrée par la mise en ligne des contenus underground accentue l’effet de simulacre ou cette « participation molle » à ce type d’activité (p. 115-116). D’autres arguments sont évoqués en faveur de ce que Graham qualifie de « libérationnisme numérique » (John Maus, Scanner/Robin Rimbaud, Vicki Bennett, Kennett Goldsmith, Marcus Boon) qui consisterait dans une tendance constante à la « libération des potentiels créatifs », favorisée par le réseau (p. 121). Le débat oppose alors souvent le souci de trouver des ressources (position « antinumérique ») et l’éloge des potentiels créatifs. D’autres aspects très signifiants sont discutés comme la sémiotique de l’attachement aux formes d’archivages physiques (du vinyle aux compact-disques et aux bandes enregistrées) : l’importance des visuels et des extensions paysagères ou matérielles des créations musicales : p. 134-135). Cependant, des approches mixtes de diffusion (matérialisées et numériques) sont aussi mises à l’honneur. Les animateurs de ces instances de production imaginent diverses options. « So in the spectrum of underground labels we have labels focusing exclusively on physical releases such as Fort Evil Fruit and Trensmat on one side, with mixed-media labels such as Discrepant and Southern Lord somewhere around the middle, and then download-only labels on the other side » (p. 139). Impossible de résumer les observations, souvent pertinentes et fines, de l’auteur dans cette recension qui est déjà bien longue.

9 Il faut cependant souligner la qualité globale de l’écrit, appuyé sur de nombreuses études de cas et sur une vraie expertise des milieux des producteurs de musiques populaires électro-amplifiées en Grande Bretagne et un peu partout dans le monde (particulièrement en France et au Japon). De ce point de vue, ce livre marquera l’histoire des cultural studies, au même titre que les premiers écrits de Simon Frith9 ou de Dick Hebdige. Il faut donc en recommander la lecture à tout chercheur ou étudiant voulant travailler sur ce domaine dont l’étude est en expansion constante sur les trente dernières années, en Europe et dans le monde.

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NOTES

1. SECA Jean-Marie, Vocations rock. L'état acide et l'esprit des minorités rock, Paris, Klincksieck, 1988 ; SECA Jean-Marie, Les Musiciens underground, Paris, PUF, 2001 [traduction en Castillan : 2004 (mai), Los mùsicos underground, Barcelone / Buenos Aires / Mexico, Ediciones Paidos, coll. « De mùsica »] ; SECA Jean-Marie (ed.), Musiques populaires underground et représentations du politique, Cortil-Wodon, InterCommunications éditeur, 2007. 2. SECA Jean-Marie, L’État acide. Analyse psychosociale des minorités rock, Thèse pour le Doctorat de Psychologie sociale (dir. : Serge Moscovici), Nanterre, Université de Paris-X, 1987. 3. EWEN Stuart, Consciences sous influences, Publicité et genèse de la société de consommation, trad. fr., Paris, Aubier-Montaigne (1re édition en langue anglaise : 1976), 1983. 4. MARCUS Greil, Lipstick Traces. Une Histoire secrète du vingtième siècle, Paris, Gallimard (1re éd. en langue anglaise : 1989), 1998. 5. HEBDIGE Dick, Subculture: the Meaning of Style, New York/Londres, Terence Hawkes, 1979. 6. BEAUD Paul et WILLENER Alfred, Musique et vie quotidienne. Essai de sociologie d’une nouvelle culture, Paris/Ligugé, Name, 1973. 7. TASSIN Damien, Rock et production de soi. Une sociologie de l’ordinaire des groupes et des musiciens, Paris, L’Harmattan, 2004. 8. BLOCH Ernst, L’Esprit de l’utopie, Paris, Gallimard, 1977 ; BLOCH Ernst, Le Principe Espérance, tome II, Paris, Gallimard, 1982. Voir aussi : MÜNSTER Arno, L'utopie concrète d'Ernst Bloch. Une biographie, Paris, Kimé, 2001. 9. Frith Simon et Le Guern Philippe (éd.), Sociologie des musiques populaires, numéro spécial de la revue Réseaux, vol. 25, 2007, n° 142-142 ; Frith Simon, Sound Effects. Youth, Leisure and the Politics of Rock'n roll, New York, Pantheon Book, 1981.

AUTEURS

JEAN-MARIE SECA Jean-Marie Seca est professeur de sociologie au Laboratoire Lorrain de Sciences sociales, à l’Université de Lorraine, depuis 2010. Il a été auparavant maître de conférences en psychologie sociale, à l’Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines et à l’Université de Reims- Champagne-Ardennes. Il est membre de l’Association internationale des sociologues de langue française (AISLF). Il a réalisé ses principales recherches dans le domaine de la sociologie des pratiques culturelles (musiques masses électro-amplifiées). Il travaille aussi dans les champs d’étude des représentations sociales et des idéologies associées à la pauvreté notamment. Il a publié trois ouvrages sur la sociologie des musiques de masse et ses praticiens, cités en note de bas de page de cette recension. Il s’intéresse tout particulièrement à la question du sens des recherches d’états modifiés de consciences et du corps dans les cultures de masse contemporaines.

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Renée Levine Packer & Mary Jane Leach (eds), Gay Guerrilla: Julius Eastman and His Music Rochester, NY, University of Rochester Press, 2015.

Catherine Laws

REFERENCES

Renée Levine Packer & Mary Jane Leach (eds), Gay Guerrilla: Julius Eastman and His Music, Rochester, NY, University of Rochester Press, 2015.

1 As someone who first became interested in ‘new’ music as a student in the late 1980s, and has continued playing, studying, writing about and teaching music by composers variously considered to be minimalist, postminimalist and experimental (amongst other denominations), my first encounter with the music of Julius Eastman, in 2012, was exciting but also troubling. Exciting because this music grabbed me similarly, in certain respects, to now canonic minimalist pieces such as Reich’s Music for Eighteen Musicians: the emergence of rhythmic grooves from sustained repetitive pulsation, the endless overtonal variety from combined instrumental sonorities, the difference- within-repetition over a sustained timeframe, and the organic interdependency of harmony and rhythm all produce, for me, a deeply pleasurable intensity; a subjective absorption in nuance emerging from an objectified, openly inviting process. Exciting, too, because of the striking differences to those better known minimalist works: the noticeable differences in the development of musical ideas, in the ways players determine progression through the work, and in the harmonic language with, by turns, striking explorations of the harmonic series, octotonic structures, and echoes of jazz harmonies – a more ‘ecstatic affect’ than contemporaneous minimalism (as George E. Lewis has noted in his foreword to this volume, p. xv). Troubling, because it was hard to understand why I and many of my colleagues, whether performers, composers or musicologists, didn’t already know this music. Both exciting and troubling in the

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challenges the music presents: challenges for both performing and listening, but also through some of Eastman’s titles. I wanted to work with my students on his music for multiple pianos, but how does a white, middle class English woman deal with presenting a piece called Crazy Nigger in the north of England in the early twenty-first century? How would this title be received, especially when audiences don’t know anything about the composer or his music? But Eastman knew what he was doing. To be both delighted by this music and troubled by the questions it provokes is surely the point. To become absorbed in his musical world is necessarily to wonder why Eastman gained insufficient recognition in his lifetime, and hence to consider bigger questions about the relationship between the musical and the socio-cultural: between musical styles, practices, production, promotion and reception, and identity, race and sexuality.

2 Gay Guerrilla: Julius Eastman and His Music is the first book devoted to Eastman. Indeed, very little previous scholarship on Eastman exists: only in the last few years has that started to change. Even now, excepting a recent chapter by Ellie M. Hisama in the collection Rethinking Difference in Musical Scholarship,1 almost everything on Eastman is written by those who also contribute to this book. Eastman’s work deserves attention in itself and for its place in the development of minimalist, postminimalist and experimental composition, but also for its recalcitrance; its refusal to sit easily within any one musical style or the conventions of a practice, and its inseparability from issues of identity and culture.

3 Some of Eastman’s work was traditionally notated, but he also worked with improvisation, and some of his compositions use systems of notation that provide an overall structure, indications of melodic figures and harmonic and rhythmic content, but not the full detail: often this was developed in rehearsal with players (sometimes with Eastman performing). Moreover, the circumstances of Eastman’s increasingly chaotic life and his apparent disregard for possessions meant that scores, sketches and other forms of documentation were often lost, temporarily or permanently. All this, along with the sketchy recorded documentation of his work, means that performing or getting to hear Eastman’s music is by no means straightforward. Where notations exist, it is not always clear how one should work with them. No wonder, then, that Gay Guerrilla, which takes its name from one of Eastman’s compositions, entwines the personal, musical, social and cultural. The book considers his work as both a composer and performer, but refuses to separate this from his life and the contexts in which he lived and work. The necessity of this approach becomes increasingly apparent as one reads on. Some chapters are concerned primarily with biography, some are analytical or musicological, some a little of both, but each in different ways, whether explicitly or implicitly, confirms the interdependency of music, personality, environment and circumstance.

4 That Eastman’s work is gradually being (re)discovered is very much down to the editors of this book, Renée Levine Packer and (especially) Mary Jane Leach. Packer was the same age as Eastman, who died aged forty-nine, and knew him during perhaps his most successful period of creative work, when they were both based at the Center for the Creative and Performing Arts at the State University of New York at Buffalo. Buffalo was well known as a centre for new music, attracting composers and performers from all over the world, particularly through its Creative Associates Fellowship program. Eastman was awarded a Fellowship in 1969, joining the Creative Associates contemporary music group as both a singer and pianist and gaining opportunities to

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have his music performed, both locally and on tour, including to Europe. He subsequently was appointed as an instructor at the University, teaching part-time while continuing to compose and perform with the Creative Associates and also with the S. E M. Ensemble, set up by another Creative Associate, Czech flautist, conductor and composer Petr Kotik.

5 Packer sets out the fascinating biographical backdrop, from the poverty of Eastman’s boyhood and his early piano lessons, his studies at Ithaca College and the Curtis Institute and his nascent singing career. Eastman was nearly 29 when he took up the Fellowship at Buffalo, supported by Lukas Foss (and Foss continued to be an important figure throughout Eastman’s musical life: when Eastman moved back to New York, Foss, as conductor of the Brooklyn Philharmonia, not only programmed him as both soloist or composer but also gave him a part-time job as a co-curator and conductor in the orchestra’s outreach programme. Packer explores Eastman’s more controversial behaviour, including his apparently growing desire to shock, perhaps even alienate, friends, colleagues and audiences alike, and the impact of his later, growing drug use. As such, she relates some of the more notable moments in Eastman’s career, including the attention gained early on by his performances as King George III in Peter Maxwell Davies’s music theatre piece, Eight Songs for Mad King, and a controversial contribution to a performance of Cage’s Song Books that angered the composer, due to its sexual content. However, Packer carefully places these in context, noting the ways in which Eastman moved between the white, middle class context of the Buffalo experimental music world and the local community of jazz musicians, where he often played alongside his brother, Jerry. Packer also sets out the circumstances and impact of Eastman losing his teaching position at Buffalo, considering the racial context alongside evidence of Eastman’s unreliability (and the possible relationship between the two), before documenting his apparently sudden move to New York City 1976, where he mostly lived for the rest of his increasingly turbulent life. In his final years he stayed in no one place for very long, moving between New York, Ithaca and Buffalo with, towards the end, periods of homelessness. He died in 1990, not yet fifty. By that time, many of his friends and musical collaborators had lost touch with him or had encountered him only sporadically over recent years, and his drug use and extreme behaviour had resulted in his possessions being scattered or lost.

6 Packer’s substantial contribution is supplemented by two shorter memoirs, by composer and jazz pianist David Borden, who was a friend of Eastman for many years, and R. Nemo Hill, a poet and novelist who was for some time Eastman’s lover and housemate. There is occasional repetition here and throughout the book – some of the more notable incidents from Eastman’s life are described by more than one contributor – but there is always a difference of emphasis or context, and this serves the overall narrative, confirming the difficulty of pinning down a life (any life, but perhaps especially this one). Borden’s piece ends with an important, open question about the extent to which Eastman’s life and work was conditioned by the impossibility of ‘finding a home’ as a black, openly gay composer-performer. Nemo Hill’s chapter is disarmingly open about his life and sexual relationship with Eastman, and it is his refutation of the divorcing of work from life that is most convincing: he argues that lamenting Eastman’s early death as a ‘waste of talent’, or wondering ‘what might have been’, given his potential as a composer, is misconceived: Eastman’s music simply would not have been anything like it was in the first place with a different life.

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7 Luciano Chessa extends this: his consideration of the queer thematics of Eastman’s works involves reading Gay Guerilla (the piece) as articulating, through its elements of chorale fantasia structuring and referencing of the Lutheran chorale Ein feste Burg ist unser Gott, a musical narrative predicated on Eastman’s notion of a guerrilla: someone who sacrifices their life for a principled point of view. Perhaps more far-reaching is Nemo-Hill’s contention that what matters is the use to which Eastman put the circumstances of his life; the ways in which this fed the artistic manifestation of what he called ‘fundamentalness’ and ‘basicness’, characteristics that he tied up in his use of the word ‘nigger’, since, as he explained to the audience at Northwestern University in 1980, ‘field niggers’ were the basis of America’s economic success. In compositional terms, then, ‘that which is fundamental’, or ‘organicness’, is what matters: the work to which he put the basic materials of a piece within a structure that is both repetitive and grows organically. But George Lewis’s foreword provides the stronger context and the one that exposes the impossibility of a purely structural reading: Lewis notes the connection not only to Richard Pryor’s 1974 album That Nigger’s Crazy, but to Malcolm X’s distinction between the ‘good’ house nigger, and the ‘bad’ or ‘evil’ nigger – the ‘field nigger’ – who is out there, resistant, refusing to be put down. In many ways, this book explores the ways in which Eastman took up the ‘bad nigger’ persona musically and personally, in the sense articulated by Malcolm X and relayed by Lewis.

8 The three chapters that follow Packer’s also stem from personal involvement with Eastman, but are less biographical. John Patrick Thomas outlines the significance of Eastman’s career as a singer and Kyle Gann considers the distinctiveness of his compositions in the context of contemporaneous approaches to musical repetition, especially in minimalism. Retrospectively, Gann argues, it was as if Eastman could ‘see into the future’ of minimalism, a thread that is later picked up in Andrew Hanson- Dvoracek’s contribution, a post-minimalist analysis of Crazy Nigger.

9 Mary Jane Leach, with her persistent tracking down of the traces of Eastman’s work – scores (or sketches), notes from rehearsals, amateur recordings of performances, oral accounts of working with Eastman, and so on – is primarily, responsible for Eastman’s music rising from the dead (as Gann puts it). Her initial compositional interest in pieces for multiples of instruments grew into a much bigger project: Leach started to collate relevant resources on a section of her website, piecing together bits and scraps of information, and the chapter is revealing with regard to the frustrations that arise in trying to persuade people to dig out old recordings, scores or instrumental parts, but also to rake through their memories. Reliability becomes a theme: the uncertainties of human recollection, but also the frailties of recording technologies (whether reel-to- reel tapes that need baking or damaged cassettes). Leach’s perspective is at once that of a composer but also an archivist, albeit an accidental one, and in addition to her insightful commentary she provides as an appendix a list of Eastman’s compositions plus additional relevant details, such as the availability or otherwise of scores and recordings.

10 Six further chapters offer musicological and analytical perspectives on Eastman’s music. Some of this is analytical and/or practical in its orientation, exploring Eastman’s musical language and structural organisation, but also how one goes about performing pieces that often exist only in summary notational form. Importantly, Mary Jane Leach’s second chapter explores the full range of Eastman’s compositional practice across the years, paying particular attention to his approach to instrumentation and

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key influences. Leach also draws on Eastman’s short polemical essay, ‘The Composer as Weakling’, which lamented the isolation and self-absorption of composers and urged them to get back involved in music making and in their communities. As a composer- performer, and someone involved in jazz and other forms of improvisation as well as classical music, Eastman lived what he preached (in this sense, at least). However, Matthew Mendez’s account of the wide range of influences on and performance history of Stay On It, one of Eastman’s best known pieces, notes the difficulties that arise precisely because Eastman’s presence was so integral to playing this music. In choosing often to work without full notation and to develop the more detailed substance of pieces through rehearsal, according to the strengths of the particular players in the group, with structures that allowed for some variation between performances, not only is the work hard to reproduce at a later date, but also, as a result, the traces of the composer as composer are less defined, more easily erased. The weakling composer may be distant from musical practice, but in a culture of composition-as-writing, especially prior to ubiquitous cheap recording, his (still mostly ‘his’) scores facilitated resilience whereas Eastman risked disappearance.

11 While a number of the contributors point beyond minimalism and experimental music as the sole context for Eastman’s work, noting the significance of jazz and improvisation, Ryan Dohoney’s chapter widens the context further, situating Eastman’s aesthetic of ‘fundamentalness’ in relation to the influence of punk and his involvement in experimental (often predominantly gay) disco culture, including with Arthur Russell’s group Dinosaur L. Dohoney notes that this collaboration, combined with Eastman’s experiences with experimental music and jazz, facilitated his development of the extended vocal and keyboard improvisations in which he more openly expressed his sexuality. Dohoney argues that Eastman’s music undermines the simplistic categorisation of downtown, uptown and midtown New York cultures and the cultural association of certain groups of artists and/or practices with each, revealing important crossovers, sometimes arising at least in part from economic necessity. He also explores the relationship between experimental music, radical black activism and post- Stonewall gay sexuality in Eastman’s work. This chapter opens up interesting questions about Eastman’s music – many of which still cannot be answered, due to the absence of adequate documentary material – but also about the ways in which we form our histories of music. The disappointment is that the chapter is too short: despite the limited available sources for some of Eastman’s work, the next, fascinating step would be to see the critical points brought into closer connection with the music.

12 Overall, Gay Guerilla is a book that explores unresolved questions: about Eastman’s identity, his significance as a musician, and the politics of the relationship between the two. It is lively and engaging to read, but refuses to make the story simple: its strength lies in combining the dogged, determined work of putting together the pieces of a life and establishing a musical legacy, with a refusal to smooth over the cracks or to make pieces fit neatly into the available musical narratives.

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NOTES

1. HISAMA Ellie M., “‘Diving into the earth’: the musical worlds of Julius Eastmann”, BLOECHL Olivie, LOWE Melanie & KALLBERG Jeffrey (eds), Rethinkng Difference in Musical Scholarship, Cambridge, Cambridge University Press, 2015, p. 260- 286.

AUTHORS

CATHERINE LAWS Catherine Laws is a musicologist and pianist. She is a Reader in Music at the University of York, UK, and a Senior Artistic Research Fellow at the Orpheus Institute, Ghent. As a performer Catherine specializes in contemporary music, working collaboratively with composers and often drawing other artists, especially theatre and film makers, into her projects. Her practice-led research is focused variously on processes of embodiment, subjectivity and collaboration in contemporary performance practices; she currently leads the research cluster ‘Performance, Subjectivity and Experimentation’ at the Orpheus Institute and is editing two books developed from that work. Much of her musicological work examines the relationship between music, language and meaning, with a particular focus Samuel Beckett and composers’ responses to his writing. She has published many articles in this field and her book, Headaches Among the Overtones: Music in Beckett/ Beckett in Music, came out in 2013.

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