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Table des matières

Introduction p.3

PREMIERE PARTIE : LE GROUPE ET SON FONCTIONNEMENT p.10

I – La structuration de la communauté artistique p.10 A – Mouvements et avant-gardes p.11 B – L’intérêt du groupe p.13 C – La survie du mouvement surréaliste p.16 II – Le groupe après la Seconde Guerre Mondiale : les Peintres de tradition française p.19 A – Naissance d’un groupe : entre tradition et modernité p.19 B – Fin du groupe et individualités p.22 C – Impact et postérité : l’Ecole de Paris p.26 III – Institutions et avant-gardes p.37 A – La réhabilitation des figures modernes p.37 B – Ambivalence du Salon des Réalités nouvelles p.43 C – Abstraction géométrique : entre dogmatisme et invention p.47

DEUXIEME PARTIE : DU COLLECTIF A L’INDIVIDUEL p.53

I – Les tendances p.53 A – Tendances et sens p.54 B – Implications et valeurs p.58 II – Les réseaux : l’exemple de l’abstraction lyrique p.60 A – Rencontres et prémisses p.61 B – La création des valeurs commerciales : marchand et critique p.66 III – L’association comme tremplin ? p.73 A – Retour au sommet p.74 B – Un exemple de stratégie individuelle p.83

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TROISIEME PARTIE : PROLIFERATION DE LA MARGINALITE p.91

I – La marginalité : origines et descendances p.91 A – La marginalité et le stéréotype de l’artiste maudit p.91 B – Les nouveaux artistes maudits p.95 II – La valeur de la marginalité p.103 A – Marginalité et revendication p.103 B – Dubuffet et le marginalisme p.109 III – Art et société p.121 A – Normalisation de la marginalité p.121 B – Les questions d’identité et de statut p.124

Conclusion p.128

Liste des illustrations p.131

Sources p.134 Bibliographie p.135

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Art et public : L’artiste et sa visibilité en après la Seconde Guerre Mondiale (1944-1960)

On a l’habitude de partager le XXè siècle en deux parties, la seconde débutant tout juste à la fin de la Seconde Guerre Mondiale, en 1945. Cette date marque l’entrée du monde dans l’ère atomique, révèle de profonds bouleversements internationaux – l’importance des Etats-Unis sur le plan mondial, avec la diffusion de l’American way of life dans les pays occidentaux à travers les supports culturels de masse - et annonce de manière latente les années de Guerre Froide. Cette distinction – pratique du point de vue de l’historiographie – prend alors valeur de véritable scission, scission que l’on a tendance à appliquer systématiquement et peut-être inconsciemment aux différents domaines d’étude. La rupture historique reflète-t-elle dans le cas présent des changements artistiques majeurs ? La période suivant la Seconde Guerre Mondiale est le théâtre de mutations économiques, sociales, culturelles ; du reste, New York est en passe de devenir la capitale artistique mondiale, incontournable, fonctionnant de manière offensive et douée d’une organisation redoutable des mondes de l’art1. Tout cela ne saurait pour autant signifier que la première partie du siècle ait été effacée en un temps record, balayée par le souffle d’Hiroshima. En matière de culture, la France et Paris bénéficient toujours de leur aura, personnifiée par les figures phares de l’art moderne (résidentes, pour la plupart, du continent Américain pendant la guerre) – véhicules du prestige national –, politiquement rehaussée par le

1 Serge Guilbaut, à ce sujet, met en avant la corrélation entre l’apparition de cette avant-garde américaine et la politique offensive du gouvernement de Truman dès 1945. L’idéologie américaine est à cette époque à la recherche d’une union nationale qui sera parfois symbolisée – de manière ambiguë - par le front commun des expressionnistes abstraits, on assiste alors au développement d’une politique culturelle volontaire (institutions, presse). Serge Guilbaut (dir.), Reconstructing modernism : art in New York, Paris and Montreal, 1945-1964, MIT Press, Cambridge, 1990.

3 courage des résistants, et surtout par le grand héros, le Général De Gaulle. Bien entendu, le pays est ruiné, mais il est aussi en liesse, libéré de l’occupant, bénéficiant même de sa propre zone d’occupation au sein de l’Allemagne vaincue ; l’espoir des classes ouvrières est bientôt satisfait par la participation communiste au gouvernement de De Gaulle. Nous ne pouvons cependant parler de rupture radicale, encore moins de l’avènement d’un monde nouveau : la Libération n’a pas fait disparaître les tickets de rationnement, les esprits sont meurtris, et malgré un désir général de renouveau, le pays doit faire face aux conséquences du désastre. Pour ce qui est de la France, et en particulier de la scène artistique, la guerre ne fut ni une fin ni un commencement, mais une période tampon, principalement marquée par l’Occupation allemande. En effet, cette période, certes difficile pour les Français en général et pour les artistes en particulier, ne fut pas le désert culturel que l’on imagine parfois. Les expositions et autres évènements furent moins nombreux qu’avant et après guerre, à l’image de l’activité générale du pays : les choses ont sans doute été extrêmement ralenties, le climat culturel rendu moins dense par l’Occupation, mais en aucun cas inexistant2. La censure nazie en France fut beaucoup moins sévère qu’en Allemagne et certaines revues continuèrent à paraître3 ; il est indéniable que les acteurs culturels se montrèrent plus prudents qu’à la normale, certains furent arrêtés et déportés voire même exécutés, d’autres partirent en exil à l’étranger. Cette période ne fut pas favorable aux manifestations ou aux découvertes artistiques – quoiqu’il existe des exceptions4 – mais constituera pour certains artistes, qui formeront la jeune génération d’après-guerre, une phase d’apprentissage ou de maturation. C’est sans doute la raison pour laquelle nous avons souvent l’impression d’une soudaine éclosion de la création en 1945, et même dès 1944 : l’Occupation fut ainsi le moment pendant lequel les jeunes travaillèrent en silence avant de se montrer au grand jour lors de la Libération. En ce qui concerne les artistes de la génération précédente, très peu furent réellement censurés, nombreux sont ceux qui continuèrent à travailler et à affirmer leur langage dans la zone libre ou bien à l’étranger – principalement aux Etats-Unis. Ce sont certaines de ces figures déjà bien affirmées qui firent parfois un retour fracassant en France à partir de 19445. L’Occupation ne fut pas une rupture, mais une période tampon dans le sens où nombreux furent les jeunes artistes qui prirent le temps d’assimiler et de digérer les innovations défendues par leurs aînés dans la première moitié du siècle.

2 Les autorités nazies organisèrent tout de même le pillage d’une partie des collections Françaises, et Paris fut également une des places européennes du trafic des biens des juifs. Pour de plus amples informations sur ce point, se référer à Laurence Bertrand-Dorléac, Histoire de l’art. Paris. 1940-1944, publications de la Sorbonne, Paris, 1986 ; ou bien L’Art de la défaite, 1940-1944, Seuil, Paris, 1993. 3 Les surréalistes poursuivirent leurs activités pendant l’Occupation avec la parution de la revue La Main à plume, avec notamment les animateurs Jean-François Chabrun et Noël Arnaud, avec la participation de personnalités littéraires comme Paul Eluard à partir d’octobre 1941 (et exclu en mai 1943). La prudence était tout de même de mise et la publication respectait l’anonymat des intervenants. La revue Messages, animée par Jean Lescure et surréalisante également, parut quant à elle à partir du 16 mars 1942, entrant d’une certaine manière en conflit avec la première. Malgré la censure Allemande, et les arrestations, le milieu littéraire resta actif et fut même alimenté de conflits d’intérêts. 4 Notons, bien entendu, l’exposition des Vingt jeunes peintres de tradition française (Bazaine, Berçot, Beaudin, Bertholles, Borès, Coutaud, Desnoyer, Estève, Gischia, Lapicque, Lasne, Lautrec, Le Moal, Manessier, Marchand, Pignon, Suzanne Roger, Tal Coat, Walch), organisée à l’initiative de l’association Jeune France et inaugurée à la galerie Braun, à Paris, en main 1941. Cette manifestation fait figure d’événement d’importance pendant la période tampon. La galerie Berri-Raspail fut aussi le lieu où plusieurs expositions furent présentées pendant l’Occupation. La galerie Jeanne Bucher proposait quant à elle une programmation extrêmement risquée, en s’exposant à la censure nazie, à travers les présentations répétées de la peinture dite dégénérée. 5 Le Salon d’Automne 1944, rebaptisé Salon de la Libération fut marqué par un hommage à Picasso très controversé. Parmi les grands maîtres modernes, Fernand Léger, exilé aux Etats-Unis, fit un retour triomphal en France en 1946 avec une exposition à la galerie Louis Carré, Fernand Léger, œuvres d’Amérique, 1940-1945, événement abondamment relayé par la presse.

4 Prenons en exemple le cas des Peintres de tradition française qui se servent de l’enseignement de leurs aînés, Matisse, Picasso et Bonnard. En outre, les tendances présentes en France en 1945, non encore marquées par les distinctions des années cinquante, sont sensiblement les mêmes qu’avant-guerre : nous retrouvons par exemple l’art abstrait géométrique, développé entre les deux guerres, ainsi qu’une forme d’expressionnisme, comparable à première vue à l’expressionnisme allemand qui a émergé dans les années 19106. Cette peinture dite informelle, visuellement proche de l’expressionnisme de la première moitié du siècle, puise selon les enseignements de Kandinsky et Klee, au plus profond de la subjectivité et de l’individualité de l’artiste. L’intention de ces peintres informels est pourtant de faire table rase du passé et surtout d’oublier les éprouvantes années de guerre – le discours est parfois paradoxal puisque certains peintres peignent le chaos ; mais le monde et le discours sur l’art est loin d’être unilatéral, et il faut bien souligner que cet art informel et gestuel constitue une minorité peu visible du monde de l’art. Parler à propos de l’après-guerre d’une recherche de nouveauté totale et totalement déracinée du passé paraît par conséquent erroné. Même si la plupart des artistes fuient la représentation du monde réel, beaucoup sont à la recherche de filiations et de modèles. En effet, 1945 – en France, particulièrement – n’est pas forcément l’année zéro en terme de création. En revanche, elle est l’année zéro pour ce qui concerne les problématiques touchant à l’identité de l’artiste. Ainsi, la volonté pour certains d’affirmer une filiation quelle qu’elle soit relève sans doute de préoccupations identitaires ; de même, le fait de rejeter les modèles du passé est une manière de mettre en évidence sa différence et donc son originalité. Il s’agit surtout de se définir – comme ou contre – par rapport à ce qui existe déjà. Malgré l’importance symbolique de l’année 1945, j’ai choisi de commencer mon étude en 1944, année de la Libération en France. Tout le territoire ne sera libre qu’à l’aube de l’année 1945, mais la division Leclerc est entrée dans la capitale le 25 août 1944. Les activités culturelles s’y intensifient alors d’emblée pendant la fin de l’année, galeristes, artistes et public – prudents pendant l’Occupation – sortant de leur torpeur grâce au climat de fête et d’euphorie passagères7. Le parti a été pris de mener cette recherche sur les rapports de l’art et du public jusqu’en 1960 ; n’aurait-il pas semblé plus judicieux de la porter jusqu’à 1968 – année constituant une véritable césure en France sur les plans social et culturel ? Du point de vue culturel, l’année 1960 représente selon moi une pré-rupture où commencent à se mettre en place les idées et facteurs qui aboutiront en 1968 à de nouvelles conceptions de l’art, mais aussi à une contestation et à une nouvelle manière de concevoir la société. Les années soixante sont en effet marquées de profondes mutations dont la plus importante paraît être l’avènement de la culture adolescente qui éclate dans la contre-culture ; une partie de la société que l’on appelle aujourd’hui les jeunes – voire le jeune en tant qu’entité

6 Du point de vue artistique, la différence notable entre l’avant et l’après-guerre – du point de vue des courants – est la popularisation de certaines figures modernes comme Pablo Picasso, un certain engouement pour l’art géométrique, la montée de peintres emblématiques, appréciés du public comme Bernard Buffet, ainsi que l’avènement du réalisme socialiste en France, soutenu par le parti communisme. 7 Plusieurs expositions sont organisées, montrant notamment au grand jour la création qui était proscrite par les Allemands. La galerie Berri- Raspail expose par exemple en octobre l’Art abstrait ; la galerie Denise René ouvre ses portes le mois suivant avec des Œuvres de Victor Vasarely.

5 spécifique – commence seulement à exister par rapport au reste du groupe, en se créant ses propres marques de distinction. Nous considérons ici que 1960 marque une rupture puisque l’environnement socioculturel des sixties bouleverse radicalement les codes qui étaient ceux des années cinquante. Si l’on étudie cette question au sein du champ artistique, nous devons nuancer notre propos : les artistes actifs dans les années cinquante ne disparaissent certes pas brusquement en 1960 ou au cours des années qui suivent, pas davantage que de nouvelles personnalités apparaissent subitement au même moment. La plupart des artistes sur lesquels nous porterons notre attention restent actifs après 1960 ; seulement, leur langage plastique, ainsi que leur conception théorique de la création, sont déjà bien établis. La génération qui émerge pendant l’Occupation, ou après la Libération, définit sa pratique, construit son univers – dans lequel diverses personnalités se forgent – pendant la fin des années quarante et le courant des années cinquante. Concernant la majorité de ces artistes, les années soixante constituent une période de reconnaissance, non seulement en France, mais aussi à l’étranger, voire même une période de digestion par les institutions officielles. 1960 constitue un jalon d’importance qui est celui de l’avènement du Nouveau Réalisme en France – renouvelant les avant- gardes des années cinquante - autour de la figure du critique Pierre Restany. Ces nouveaux réalistes ne sont généralement plus des peintres, ou pas exclusivement : on sort de l’ère de la peinture afin de pénétrer dans celle de l’objet, ainsi que la sphère de la culture populaire que l’on commence à introduire dans l’espace d’exposition. Or, nous nous attacherons à la peinture, en tant que medium principal d’une période, entre 1944 et 1960, en tant que medium incontournable de la création de l’après-guerre, qui s’impose avec force au cours des années cinquante, sur le marché de l’art. Il semble que la peinture ait toujours été celui des arts qui fut le plus répandu. Pourtant, les avant-gardes de la première moitié du siècle ne furent pas acceptées d’emblée. Il a en effet fallu attendre l’après-guerre pour que les protagonistes de l’art moderne puissent être représentés par les institutions – mollement dans un premier temps -, acceptés d’une partie du public, digérés par la société française. La génération qui a émergé juste après-guerre a en revanche vu son succès arriver de manière fulgurante, sensiblement au milieu des années cinquante, certains même un peu plus tôt. Cette étude tend à être une vision diversifiée du panorama artistique français durant la période concernée, mais n’a pas vocation à être exhaustive. Ce mémoire concerne plusieurs artistes représentatifs des différents courants qui se partagent le marché de la peinture dans les années suivant la Seconde Guerre Mondiale ; et mon intention est ici de mettre en évidence les stratégies - personnelles ou collectives – qui sont mises en place par les artistes afin de favoriser leur visibilité auprès du public : les spécialistes dans un premier temps, puis le grand public. Cette période de l’histoire de l’art est particulièrement intéressante puisqu’elle est marquée d’une revendication double et paradoxale des artistes : ils mettent l’accent sur leur existence en tant qu’individus tout en exigeant une position d’artiste, une position particulière au sein de la société – société contemporaine que certains contestent pourtant -, ce qui sous-tend

6 infailliblement une existence publique, qui prime parfois sur l’intériorité de l’individu. L’activité principale du peintre contemporain devient, pendant ces années d’après-guerre, l’exposition, pratique lui permettant d’entrer en contact avec le public – public demandant une constante légitimation de la création –, ainsi qu’un effort de singularisation, aux vues du nombre sans cesse croissant des artistes, qui peuvent, bien entendu, être des concurrents. Certains artistes sont ainsi conduits à devenir les porte-parole de leurs œuvres, définissant sans cesse leur travail, dessinant dans le même temps leur identité. L’important n’est plus alors forcément de peindre de manière originale, mais aussi de tirer parti des modes ainsi que des moyens de diffusion. L’artiste doit concilier ces deux aspects : la nécessité intérieure de création, et le goût du public ; il est ainsi constamment sur le fil, oscillant entre singularité, parfois jusqu’à une solitude extrême, et art populaire, voire kitsch. Certains prennent délibérément le parti d’être à l’une ou l’autre de ces extrémités, quoi qu’il en soit, il faut savoir jouer des moyens de diffusion communs à tous les artistes tout en parvenant à se distinguer de la masse. La question majeure des années cinquante devient alors : comment être un artiste accompli, respecté, et reconnu d’une partie du public, tout en restant à l’avant-garde ? L’objectif de cette étude est de mettre en lumière les rapports de la peinture au public, en travaillant sur les relations entre les différents acteurs de l’art. La situation se présente sur un mode d’échange – ou réseau – triangulaire, comprenant les artistes, les professionnels de l’art (galeristes et marchands, critiques, institutions d’Etat) et le public. Cette étude portant sur la scène artistique française n’exclura pas pour autant les parallèles avec certains artistes des pays limitrophes qui ont pu avoir une importance déterminante à Paris, ou qui peuvent nous aider à expliciter des situations courantes, concernant notamment les rapports de l’artiste au groupe. Ce sujet présente un intérêt historique évident dans la mesure où il nous permet de mieux comprendre les configurations de notre marché de l’art actuel. En effet, les innovations et expérimentations d’après-guerre constituent un laboratoire de démarches plastiques ainsi que les embryons théoriques représentatifs de ce qu’il adviendra, et de ce que nous connaissons de l’art de la seconde moitié du XXè siècle jusque dans les années 1980. La question de la place de l’artiste au sein de la société est une problématique qui reviendra également de manière prégnante dans les années soixante-dix. Les stratégies de communication des artistes dans les années cinquante annoncent en outre ce qui deviendra plus tard partie prenante de la création, c’est-à-dire l’œuvre d’art conçue comme un produit de consommation et la prolifération des artistes multi-facettes, capables d’assumer le parcours de l’œuvre de sa réalisation jusqu’à sa réception, en passant naturellement par la légitimation et la promotion. La période d’euphorie des années cinquante démontre plus que jamais que tout s’achète et tout se vend, surtout l’art, devenant un excellent objet de placements financiers. L’intérêt de ce travail est de faire le point sur la période d’après-guerre qui reste encore aujourd’hui confuse, probablement du fait de la diversité et de la densité des expériences artistiques. C’est pourquoi nous prenons le parti

7 d’en faire un panorama général permettant de préciser les échanges entre les différents acteurs de l’art, et entre les différents courants de la peinture, et donnant à ce travail un aspect pluridisciplinaire. Cette étude ne s’appuiera pas seulement sur les méthodes d’analyse inhérentes à l’histoire de l’art, elle fera également appel à des travaux de sociologie de l’art, notamment concernant le marché de la peinture8, ainsi qu’à la sociologie des médias9, point important des années cinquante. Ce projet constitue en effet un travail riche de dimensions qui s’intéressera autant à l’œuvre d’art en tant qu’objet, aux personnalités d’artistes, et à un contexte culturellement et sociologiquement dense. Cet aspect pluridisciplinaire, mêlant convictions esthétiques, réputations et enjeux commerciaux, me paraît extrêmement intéressant dans la mesure où le décloisonnement des champs d’expériences nous permettra d’abord de mieux comprendre cette période et ses résonances contemporaines, et ensuite d’y apporter certains éléments de réponses confirmant et prolongeant d’autres travaux sur le sujet.

Ce sujet n’est pas inédit dans la mesure où la situation artistique française d’après-guerre a déjà été étudiée à plusieurs reprises. Notons par exemple le catalogue de l’exposition Abstractions France10, en 1997, qui présentait les différents courants de la peinture abstraite en évitant l’écueil des idées reçues et des étiquettes, tentant de faire la lumière sur une période que l’on connaissait finalement peu, puisqu’elle avait été éclipsée par les années soixante. Ce catalogue mettait en évidence la densité des expériences des années d’après-guerre, complétant d’une certaine manière le travail qui avait été amorcé lors de l’exposition Paris-Paris11, présentée en 1981. Déjà en 1978, Jean Laude abordait le problème de la peinture de l’immédiat après guerre, en posant, me semble-t-il, les bases des recherches ultérieures. Il insistait ainsi sur les importants concepts de novation et de spontanéité, en précisant que ceux-ci s’articulent autour de la figure de l’artiste, et proposait également les bases à mettre en place afin de pouvoir étudier cette période de manière satisfaisante. Notons qu’une partie de ce travail a été accompli à ce jour, mais que le matériel concernant certains artistes est encore quasiment inexistant. « Pour s’en tenir exclusivement à l’empirisme, il est clair tout d’abord que, même pour les grandes vedettes, les catalogues scientifiques n’ont pas encore été constitués. A fortiori, pour les moindres seigneurs. Or de tels instruments sont essentiels, car ce n’est qu’à partir de ces travaux que l’on peut découvrir et le sens d’une recherche au moment où elle s’effectue et les transformations qu’elle subit par la suite. Repérer, dans l’ensemble d’une production les têtes de série est un objectif premier, mais se borner au repérage et à la nomenclature de ces têtes de série, ne serait qu’un travail vain si l’on ne recherchait pas, en même temps, comment d’une part on

8 Raymonde Moulin, Le Marché de la peinture en France, éditions de Minuit, Paris, 1967. Cet ouvrage de sociologie de l’art constitue ici notre principale référence concernant les rapports de l’artiste aux conditions du marché de l’art. 9 La société des médias a été abondamment étudiée par Jean Baudrillard par exemple, qui a aussi abordé sous ce jour le problème de l’authenticité de l’art. Citons également Nathalie Heinich concernant le problème de l’individualité de l’artiste. 10 Abstractions France, 1940-1965, peintures et dessins des collections du Musée National d’Art Moderne, catalogue d’exposition, musée d’Uterlinden, Colmar, 18 octobre 1997 – 1er mars 1998, RMN / Centre Georges Pompidou, 1997. 11 Germain Viatte (dir.), Paris-Paris, 1937-1957, catalogue d’exposition, Centre Georges Pompidou, 28 mai – 2 novembre 1981, éditions du Centre, Paris, 1981.

8 passe d’une série à une autre, d’autre part, comment repérant les hypothèses anciennes, le peintre les oriente différemment et en transforme le sens. »12

Comme nous l’avons déjà mentionné, cette recherche n’a pas pour objectif d’être exhaustive, et moins encore d’être un catalogue scientifique. En revanche, il va de soi que nous nous appuierons sur ces outils scientifiques – lorsqu’ils existent - afin de mener cette argumentation. Afin d’atteindre un maximum de pertinence, et dans le dessein de légitimer notre propos, nous avons mis en place certains choix. D’abord, nous n’étudierons pas tous les artistes de la période 1944-1960, mais un échantillon représentatif des diverses tendances observées ; ensuite nous ne nous appuierons pas sur l’intégralité de leur production durant ces quinze années, mais nous sélectionnerons des séries, ou même seulement quelques œuvres que nous considérons suffisamment parlantes pour venir étayer notre propos13. Nous avons également choisi de nous intéresser à cette période à travers un angle de vue particulier, celui de la visibilité – et parfois de la promotion – des artistes. Les années d’après-guerre en France ont souvent été étudiées à la lumière des querelles esthétiques et terminologiques, mais très rarement - ou alors de manière anecdotique – en fonction des supports mis en œuvre par les artistes dans le but de se rendre visible de la critique d’une part, et du public d’autre part. Nous sommes pourtant convaincue de l’intérêt extrême de ces démarches de mise en vue de la création, qui nous permettent de mieux décrypter et parfois de comprendre les parcours de chacun, et qui contribuent à mettre en exergue les enjeux de commercialisation et de réputation. En somme, de quelle manière les artistes se rendent-ils visibles des circuits commerciaux d’une part, et d’un public plus large d’autre part ; quels sont les moyens et stratégies – collectifs ou individuels – employés, et comment sont-ils déterminés par un contexte historique et culturel particulier ? Ces questions seront étudiées selon un schéma que nous jugeons tout à fait représentatif de la période d’après-guerre, c’est-à-dire que nous considérerons les stratégies de visibilité à partir d’organisations collectives, d’abord, jusqu’aux démarches individuelles les plus singulières. Nous serons donc amenée dans un premier temps à nous interroger sur l’utilité et la nécessité du groupe quant à la mise en vue des artistes, sur sa signification et ses rouages ; à analyser ensuite les raisons qui engagent et conditionnent les artistes à travailler et à se présenter graduellement comme des entités à part entière, en jouant des systèmes de commercialisation et de diffusion. Il sera enfin question d’individualisation et de singularisation extrême des comportements artistiques donnant lieu à une large visibilité ; nous nous intéresserons à la prolifération de la marginalité en tant que support de diffusion de la réputation, engageant dans le même temps la question de l’implication sociale de l’art et de l’artiste.

12 Jean Laude, « Problèmes de la peinture en Europe et aux Etats-Unis (1944-1951) », in Art et idéologies, l’art en Occident, 1945-1949, actes du troisième colloque d’histoire de l’art contemporain, Musée d’Art et d’Industrie de Saint-Étienne, 18-20 novembre 1976, TRAVAUX XX / CIEREC, Saint-Étienne, 1978. 13 Il convient ici de préciser que les œuvres en question seront, certes, exploitées en dehors d’une quelconque série, mais ne seront en aucun cas intégralement coupées de leur contexte de production.

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PREMIERE PARTIE LE GROUPE ET SON FONCTIONNEMENT

Nous souhaitons ici montrer de quelle manière se construit un groupe d’artistes en France : sur quelles bases, dans quel but précis, si toutefois celui-ci est défini. L’objectif est de comprendre comment des liens se créent entre différentes personnes, et comment elles orchestrent les manifestations et la promotion du groupe. Nous interrogerons avant tout cette notion de groupe qui, concernant notre période, suscite plusieurs interrogations. Nous nous attacherons ensuite, sur la base de deux exemples précis, à décrypter le fonctionnement du groupe. Nous verrons comment s’organise une telle association d’artistes et ce qu’impliquent les choix esthétiques et idéologiques. Notre réflexion se portera sur le groupe des Peintres de tradition française et sur celui des artistes abstraits géométriques. Ces deux aspects de la peinture d’après-guerre sont parmi ceux qui puisent le plus explicitement au sein des bases théoriques déjà énoncées durant la première moitié du siècle, et sont par conséquent les plus susceptibles de parvenir à s’imposer en tant que groupes cohérents sur la scène parisienne.

I – La structuration de la communauté artistique L’objectif est ici de montrer dans quels cadres se rassemble la communauté artistique, et surtout de nous interroger les implications de ces cadres de création que l’on nomme mouvement, avant-garde, groupe. À travers un retour sur la première moitié du XXè siècle, nous tenterons principalement de mettre en évidence les éléments qui permettent de distinguer les rassemblements d’artistes d’après-guerre de ceux de l’entre-deux-guerres. Le passage fondamental des avant-gardes historiques à la période de la néo-avant-garde sera également abordé. Enfin, nous étudierons une forme de poursuite des expériences d’avant-guerre à travers l’exemple de la survivance du surréalisme après la Seconde Guerre Mondiale.

10 A – Mouvements et avant-gardes Durant la première moitié du XXè siècle, la scène artistique s’est organisée en fonction des mouvements qui avaient vocation à rassembler les artistes, à les unir en un front commun et vers un objectif commun. Le mouvement artistique, composé de nombreuses individualités permettait pourtant de définir une identité commune, tout en donnant un poids supplémentaire à chacune des personnes le composant. La ligne de conduite ainsi que les aspirations du mouvement étaient généralement signifiées au moyen de manifestes, publiés dans les revues d’avant-garde ou même dans les journaux quotidiens. Certains mouvements sont emblématiques des avant-gardes, ils se suivent et se multiplient à une cadence de plus en plus rapide, publiant parfois de nombreux textes. Ils sont également engagés, revendicatifs, subversifs, et certains sont même explicitement associés à la vie politique. On ne parle pas seulement des mouvements, mais aussi des avant-gardes - de la valse des avant-gardes – deux notions qui semblent parfois n’en faire qu’une durant la première moitié du XXè siècle. Ces termes que l’on emploie si souvent ne sont pourtant pas limpides, et un effort de définition s’impose ici. Il est généralement admis que l’expression avant-garde désigne les nouvelles recherches artistiques - à partir du milieu du XIXè siècle - qui se posent en rupture par rapport aux formes d’art existantes. L’avant-garde se place non seulement en porte-à-faux par rapport à une esthétique dominante, mais aussi vis-à-vis de la politique et parfois même de la vie en général. Par essence, l’avant-garde est donc une expression qui a le plus souvent vocation à signifier – en matière d’histoire de l’art - l’opposition. Redondante dans le champ lexical de la théorie de l’art, cette expression a été empruntée au vocabulaire militaire : une avant-garde - ou un avant-poste – renvoie à l’origine à une position d’éclairage située à la frontière de la zone connue et de celle qui reste encore inexplorée, et par conséquent revêt une fonction indispensable liée aux déplacements de troupes. Cette métaphore est alors riche de significations puisqu’elle évoque dans un premier temps une idée de découverte et de progrès, mais aussi une rupture par rapport au passé ; elle connote dans un second temps une attitude guerrière et conquérante. L’avant-garde est très étroitement liée à l’idée de libération, ce terme commence en effet à être associé à l’art lors de la période révolutionnaire en France, donnant un rôle social et politique aux artistes, perçus par certains comme des précurseurs susceptibles de faire évoluer la sphère socioculturelle. C’est ce que constate Paul Noudelmann lorsqu’il mentionne un texte éloquent écrit pas Gabriel-Désiré Laverdant en 1845 et intitulé De la mission de l’avant-garde et du rôle des artistes14. « L’art, expression de la société, exprime dans son essor le plus élevé, les tendances sociales les plus avancées ; il est précurseur et révélateur. Or, pour savoir si l’art remplit dignement son rôle d’initiateur, si l’artiste est bien à l’avant-garde, il est nécessaire de savoir où va l’humanité, quelle est la destination de l’espèce. »15

14 Paul Noudelmann, Avant-gardes et modernité, Hachette, Paris, 2000, p.13. 15 Cet extrait du texte de Laverdant est cité par Peter Bürger, « El Vanguardismo – hacia una definicion del concepto », traduction de Merciano Villanueva, in La Cultura de la conservacion, cycle de conférences organisé par la Fundacion cultural Banesto, septembre – novembre 1992, 1993, p.27.

11 Dès le milieu du XIXè siècle, les ruptures provoquées par les avant-gardes ne se veulent pas exclusivement d’ordre esthétique, mais fonctionnent pour la plupart d’entre elles selon un modèle révolutionnaire, tendant à associer aux revendications esthétiques des revendications sociales, voire politiques. Renvoyant au progrès, à l’évolution, l’avant- garde pourrait alors être perçue comme un poste radicalement avancé de la modernité, ce sont cependant deux concepts que Peter Bürger oppose16. Selon lui, les avant-gardes visent à insérer l’art dans la sphère politique tandis que la modernité tente d’en éviter le contact, se cantonnant uniquement aux problèmes esthétiques. Un second point d’opposition est soulevé par Bürger, le rapport au passé se manifeste de manières différentes dans les revendications des deux entités : la modernité se contente de rejeter l’art traditionnel alors que les avant-gardes mènent un véritable combat contre les institutions artistiques. Il montre ainsi que l’avant-garde participe d’une démarche volontaire et active, très clairement énoncée au sein des manifestes, s’interrogeant sur le rôle de l’art. Elle introduit non seulement un discours autoréflexif - théorique et critique - sur l’art, et prend souvent une position idéologique et parfois reliée aux théories marxistes (Marx définit les relations sociales à travers les objets, or les œuvres sont des objets culturels). L’avant-garde représente alors un moyen pour les artistes de se revendiquer comme tels, mais aussi de s’assumer artistes au sein d’une société en y revendiquant une place et un rôle. Selon Bürger, les avant-gardes successives, en s’attaquant aux institutions, tendent également à viser les problèmes de réception de l’art – réception directement déterminée par ces institutions ; elles attaquent donc explicitement le statut de l’art au sein de la société. Bürger ne fut pas le premier à définir et à théoriser l’avant-garde. La plupart des recherches allant dans ce sens est basée sur les travaux pionniers de l’Ecole de Francfort – Horkheimer, Adorno, Benjamin17 – étudiant l’oeuvre et son autonomie dans le contexte de l’émergence de l’industrie culturelle de masse et du marché de l’art. Selon Adorno, les œuvres d’art ne sont que des symptômes qui traduisent l’état de la société, mais il refuse un lien direct entre l’art et la société ; Benjamin, au contraire, insiste sur ces liens à travers les conditions de la réception de l’œuvre, en indiquant que les nouvelles techniques susciteront probablement de nouveaux moyens de réception. Dans le même temps, Clement Greenberg définit en 1939 dans son article « Avant-garde et kitsch »18 l’avant-garde par opposition à la production industrielle de la culture de masse, en précisant que sa fonction est de trouver une nouvelle voie visant à faire évoluer la culture. Les termes avant-garde et mouvement sont le plus souvent associés en une expression supplémentaire, mouvement d’avant-garde ; or, un mouvement est-il systématiquement d’avant-garde ? D’autant que l’on raccourcit souvent les mouvements d’avant-garde, à les avant-gardes : on substitue le qualificatif à l’expression complète. De la même manière, parle-t-on de groupe d’avant-garde ? Soyons plus explicites et posons la question le plus simplement

16 Peter Bürger, Theorie der Avantgarde, Surkamp Verlag, Francfort, 1974. 17 Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Allia, Paris, 2004 [1939]. Theodor Adorno, The Culture industry, selected essays on mass culture, Routledge, Londres, New York, 2001. 18 Cet article est reproduit dans Art et culture, essais critiques, Macula, Paris, 1988 [Beacon Press, Boston, 1961 / traduction Ann Hindry], p.9-28.

12 possible : parle-t-on encore des avant-gardes après la Seconde Guerre Mondiale, existe-t-il encore une avant-garde ? Si les avant-gardes sont liées aux grands mouvements, et vice versa, durant la première moitié du siècle, nous verrons plus avant que ceux-ci sont très peu présents sur la scène artistique d’après-guerre. La mort des avant-gardes est ainsi proclamée par de nombreux critiques à la fin des années soixante, mais les mêmes constats sont déjà amorcés dans les années trente. Le concept de l’avant-garde est paradoxal puisque dès qu’il commence à être nommé, c’est-à-dire véritablement à être quelque chose, il se met dans le même temps en échec. C’est un phénomène éphémère et dynamique qui permet de susciter le débat, tendant à faire évoluer les choses, mais étant rapidement ingérés par les autres courants artistiques, comparable en cela aux contre-cultures dont nous parlons aujourd’hui. Lorsqu’une avant- garde disparaît – autrement dit lorsqu’elle se fond dans la culture - il s’en crée une autre : le terme est recyclé en fonction d’influences différentes, et propose un nouveau discours. Les avant-gardes sont vouées à disparaître après une durée de vie relativement courte et c’est en cela que plusieurs critiques insistent sur leur échec perpétuel, mais de l’avis de Bürger, c’est le discours qui est important. Il observe ainsi l’échec du projet avant-gardiste, puisque les œuvres d’avant-garde sont devenues des pièces de musée, tout en précisant que l’impulsion avant-gardiste lui a survécu. S’inscrivant dans la lignée de Bürger distinguant déjà l’avant-garde historique de la néo-avant-garde, Benjamin Buchloh développe son propre concept de néo-avant-garde, propre à la période d’après-guerre19. Il critique d’abord l’approche théorique de Bürger, principalement orientée dans le sens de la réintégration de l’art à la vie, applicable seulement à certaines avant-gardes. Buchloh insiste comme Bürger sur le fait que la néo-avant-garde (1955-1975) propose un recyclage des formes et stratégies artistiques de l’avant-garde des années dix et vingt, mais introduit dans son raisonnement une approche socio-historique concernant les conditions de production de l’œuvre, propres à la période d’après-guerre, comme le fait Greenberg (système capitaliste et culture de masse). L’après-guerre ne marque donc pas la fin des avant-gardes mais en fait au contraire une réinterprétation : l’art devient plus rétrospectif encore, perpétuant un discours théorique et critique, entretenant l’impulsion donnée par les mouvements du début du siècle. À propos de l’après-guerre, Buchloh pose malgré tout la question de l’autonomie critique des artistes vis-à-vis d’une politique culturelle désormais basée sur le profit.

B – L’intérêt du groupe On donne instinctivement aux deux termes, mouvement et groupe, des significations différentes : il y a dans le mot mouvement l’idée d’une association de personnes qui souhaitent aller dans le même sens, vers le même but, il sous-entend une réelle amplitude couvrant, outre les problèmes esthétiques, plusieurs aspects ; en revanche, le mot groupe n’indique pas de direction, il semble seulement évoquer un rassemblement d’individus, et non une orientation

19 Benjamin H. D. Buchloh, Neo-avantgarde and culture industry : essays on European and American art from 1955 to 1975, MIT Press, Cambridge, 2000.

13 particulière. Enfin, mouvement se réfère dans nos esprits à la sphère artistique de manière plus explicite que groupe, mot fourre-tout dont le sens reste vague. Si l’on n’observe plus la création de mouvements forts après la Seconde Guerre Mondiale, on ne distingue pas non plus de tendances réellement majoritaires, bien que certaines soient plus en vue que d’autres, comme l’abstraction qui recouvre néanmoins un large panel de pratiques. Les artistes sont en effets dispersés dans des voies différentes, parfois même profondément contradictoires, et n’ont apparemment aucune organisation forte et solide qui pourrait leur permettre de véhiculer un quelconque discours. Progressivement, durant l’Occupation et la fin des années quarante, plusieurs petits groupes se forment, se rassemblant autour de petites galeries. Les démarches ne sont pas clairement définies, cette période étant en effet peuplée de critiques dont le langage grandiloquent s’approche plus de la poésie que d’une véritable réflexion sur l’art20. Dans quelque direction qu’aillent les artistes, il manque en France, à cette période, la définition théorique rigoureuse qui aurait été susceptible de les rassembler. Contrairement à ce que l’on constatait durant la première moitié du siècle, les jeunes artistes d’après-guerre ne sont pas majoritairement engagés ni politisés. C’est sans doute sur ce point précis que l’on peut insister et qui permettrait d’expliquer les lacunes en termes de structure et de théorie artistique : il manque un ciment compact sans lequel l’établissement d’un mouvement ou d’un groupe uni devient plus problématique. C’est en ce sens que le mouvement artistique est rare en France après la guerre, et que le groupe d’artistes soudés fait figure de situation exceptionnelle, et surtout, qui n’est en aucun cas durable, faute de préoccupations communes. Nous observons aux Etats-Unis, à la même époque, une situation strictement contraire : les discordes personnelles et les désaccords esthétiques sont mis de côté afin que les artistes de l’avant-garde puissent se présenter comme un groupe homogène, chacun conservant malgré tout ses particularités. Un groupe unifié paraît en effet plus fort, son discours plus cohérent, d’autant que dans ce cas précis, les artistes américains sont soutenus par des critiques au propos clair - Clement Geenberg et Harold Rosenberg - qui, pourrait-on dire, conceptualisent la situation de l’art – attitude quasiment inexistante sur la scène française désorganisée et divisée. En Allemagne, la domination nazie s’est prolongée sur une période trois fois plus longue qu’en France, et avec une censure culturelle des plus radicales. Il va de soi que les milieux artistiques allemands ont été beaucoup plus touchés ; certains peintres restés sur le territoire ont vécu en autarcie complète, coupés des nouvelles culturelles, ne produisant pas ou peu, compte tenu du danger que cela représentait. Il est indéniable qu’après presque quinze ans de restrictions, le renouveau de la création fut plus lent qu’en France. Pourtant, plusieurs groupes se sont constitués, principalement à l’extrême fin des années quarante et dans les années cinquante. Ils ne s’unirent pas en un front commun et cohérent à l’image des artistes américains, mais ils ne se livrèrent pas non plus à de perpétuelles querelles

20 Ce fut sans doute cet état des choses qui poussa de plus en plus les artistes à définir eux-mêmes leur propre travail, et surtout à fournir les clés permettant de saisir leur démarche.

14 de chapelle comme ce fut le cas à Paris ; la plupart des groupes ne favorisait même, dans un premier temps, aucune tendance particulière. Ces exemples nous incitent à croire que ce sont les incessantes controverses et les conflits – collectifs ou personnels - qui ont privé Paris de toute unité, affaiblissant même les petits groupes qui eurent pour la plupart une durée de vie relativement courte. Ces groupes ou associations non-officielles, nombreux en France après la Seconde Guerre Mondiale, ne se généraient généralement pas selon une organisation stricte, ni au sein d’une structure nette et stable. La plupart de ces rassemblements d’artistes n’étaient ni nommés, ni définis en fonction de pratiques ou d’objectifs précis : le plus souvent, il n’existait pas de manifeste, mais seulement des déclarations éparses de peintres devisant sur leur propre travail. Les membres de ces groupes n’étaient pas clairement répertoriés, ni dénombrés, sans doute du fait de fluctuants allers et retours - intégrations et départs d’artistes –, les rassemblements prenaient d’ailleurs des formes plus concrètes - à travers les expositions - que théoriques, faute de réel but commun. On discerne malgré tout, parmi la prolifération de ces associations officieuses, des regroupements un peu plus stables comme le groupe des Peintres de tradition française, voire même des structures au caractère plus officiel, comme l’association du Salon des Réalités nouvelles – deux entités marquantes de l’après-guerre artistique sur lesquelles nous porterons notre attention. Quel peut alors être l’intérêt de tels rassemblements d’artistes, s’ils n’offrent pas une structure stable servant de vitrine à chacun – hormis dans le cadre des expositions collectives – et s’ils ne génèrent pas de recherches véritablement construites dans un objectif de théorisation ? Ces groupes n’offrent qu’une très relative visibilité aux artistes, qui ne peuvent s’en remettre véritablement à la collectivité concernant de réels supports de promotion - point que nous étudierons au sein de la deuxième partie -, ils revêtent néanmoins une fonction sociale essentielle à chacun. Le groupe officieux – nous employons ce terme afin d’établir une distinction par rapport aux groupes nommés et structurés – n’est pas une nouveauté engendrée par la période qui nous intéresse mais renvoie à un souci de rassemblement antérieur aux avant-gardes historiques. Les groupes d’artistes connaissent en effet un développement important au XIXè siècle après quelques tentatives à la fin du XVIIIè siècle. Il convient selon moi d’exposer cette situation afin de mieux comprendre les enjeux du groupe pour la période étudiée. Les bouleversements politiques des XVIIIè et XIXè siècles entraînent inévitablement une restructuration sociale majeure qui touche notamment le secteur de la production artistique, telle qu’elle était établie depuis plusieurs dizaines d’années. Lorsque les commanditaires traditionnels, principalement cercles royaux et noblesse, disparaissent, les artistes se trouvent confrontés à de nouveaux paramètres économiques et à l’apparition d’un marché de l’art. Le système officiel de l’Académie perdure, mais ne fait pas l’unanimité des créateurs et devient l’objet d’un refus de plus en plus affirmé. Le manque criant de structures d’accueil et d’exposition – les traditionnels cercles groupés autour de riches mécènes deviennent plus rares - provoque

15 une crise identitaire des milieux artistiques21. Ils sont touchés de plein fouet par les mutations sociales en cours et prennent conscience de la nécessité d’une réorganisation ; elle ne fut en aucun cas le fait officiel, mais le fait d’artistes se constituant peu à peu en associations. Le groupe prend alors le rôle de structure, outre artistique, sociale et homogène permettant aux artistes de retrouver un statut ainsi qu’une identité – distincts du reste de la société - parmi leurs confrères. L’enjeu du rassemblement des artistes en groupe n’est pas réellement de donner une visibilité à chacun, mais bien de mettre en avant l’artiste en tant que type social, dénotant l’apparition d’une véritable conscience collective luttant pour une reconnaissance sociale. Comme le montre Alain Bonnet22, cet engagement communautaire est concomitant de la multiplication des portraits de groupes, valorisant l’artiste dans son milieu social, à travers le motif des réunions entre pairs ou bien de l’atelier, mettant alors en exergue sa pratique. Après la Seconde Guerre Mondiale, les questions du statut et du rôle de l’artiste sont à nouveau posées, or on observe à nouveau, comme une réminiscence du XIXè siècle, le foisonnement de petits groupes, parfois immortalisés grâce à la photographie, moyen permettant une meilleure diffusion de cette image de la collectivité lorsqu’elle existe23. On note également une recrudescence des portraits dans l’atelier, indice d’un regain d’intérêt quant au milieu dans lequel évolue l’artiste.

C – La survie du mouvement surréaliste Lorsque débute l’Occupation, les grands représentants surréalistes sont déjà partis se réfugier dans le sud de la France, et surtout aux Etats-Unis. Une poignée d’individus, demeurée à Paris, tente d’y entretenir l’esprit surréaliste, principalement à travers la revue La Main à plume, sur l’initiative de Jean-François Chabrun, et avec les participations notables de Pablo Picasso, Noël Arnaud (qui vient de la revue Les Réverbères) et Paul Eluard. Malgré quelques reproductions de peintures au sein de la revue (la peinture surréaliste est principalement représentée par Dominguez, Hérold et Brauner), ainsi que des relevés de graffitis, l’activité surréaliste de cette période fut surtout littéraire, à travers par exemple la publication des résultats des fameuses enquêtes surréalistes, ou encore les jeux d’écriture collective. C’était d’ailleurs le postulat de base de l’éditorial-manifeste de Chabrun, paru en août 1941, qui préconisait de résister grâce à la poésie. Les traditionnels conflits entre personnalités étaient également toujours d’actualité et se manifestaient surtout par la rivalité entre revues. À partir de mars 1942, La Main à plume est en effet concurrencée par Messages (Jean Lescure et Raoul Ubac, entre autres). Le surréalisme est le seul grand mouvement de l’entre-deux-guerres à survivre à la Seconde Guerre Mondiale, mais dans quelles conditions ? L’immédiat après-guerre constitue d’ailleurs une période de grande actualité surréaliste.

21 Les conditions de l’émergence des groupes, ainsi que leur production, sont étudiées au sein d’un ouvrage très intéressant d’Alain Bonnet, Artistes en groupe, la représentation de la communauté des artistes dans la peinture du XIXè siècle, PUF, , 2007. 22 Idem. 23 Il convient de noter que ces portraits photographiques collectifs étaient majoritairement destinés à un cercle privé : celui des amis et collègues.

16 Après plusieurs publications à New York en 1944 et 1945 (Arcane 17 ; Situation du surréalisme entre les deux guerres ; deuxième édition augmentée du Surréalisme et la peinture, Brentano’s), André Breton rentre à Paris en 1946 - après un séjour en Haïti – où il tente de reprendre le contrôle du mouvement, qui a évolué sans lui pendant les cinq années précédentes, en prononçant un vibrant hommage à Artaud24, rappelant les maîtres mots du surréalisme de l’entre-deux- guerres : « Transformer le monde selon Marx. Changer la vie selon Rimbaud ! ». En France, l’activité du surréalisme reprend un rythme soutenu dès 1945, mais dans une veine rétrospective et analytique, avec la publication de deux ouvrages : l’Histoire du surréalisme de Maurice Nadeau, et La Poésie moderne et le sacré de Jules Monnerot qui étudie le mouvement comme un fait sociologique. Plusieurs expositions personnelles d’artistes surréalistes sont organisées dans les galeries parisiennes ; Louise Leiris propose en 1945 l’exposition Masson, œuvres rapportées d’Amérique, Miro est présenté successivement à La Peau de Chagrin et à la galerie Vendôme ; en 1946, on peut voir Michaux à la galerie Rive Gauche, et Brauner à la galerie Pierre. Durant les mois de juillet et août 1947 a lieu à la galerie Maeght L’Exposition internationale du surréalisme (organisation par André Breton et Marcel Duchamp), regroupant quatre- vingt-sept participants, et dont le postulat est énoncé dans le catalogue : « La structure générale de l’exposition répondra au souci primordial de retracer les étapes successives d’une initiation, dont le passage d’une pièce dans l’autre sous-entendra la graduation. »25

À travers ce schéma d’initiation, l’exposition rappelle les préoccupations primitivistes des surréalistes et leur attrait pour les arts non-culturels. L’année suivante, Breton participe d’ailleurs à la fondation de la Compagnie de l’Art Brut de Jean Dubuffet ; il ne parvient cependant pas à se rapprocher de Cobra, dont la volonté d’indépendance ne laisse pas de place à la personnalité du pape du surréalisme. À partir du début des années cinquante, Charles Estienne, théorisant sa nouvelle invention, le tachisme, permet un rapprochement entre les artistes surréalistes et ceux de l’abstraction gestuelle – Breton participe d’ailleurs en 1953 à la création de L’Etoile scellée, galerie visant à promouvoir l’automatisme sous sa forme abstraite. On n’observera cependant jamais de réelle collaboration entre les deux courants. C’est ainsi que le surréalisme survit après la guerre, mais nous ne pouvons plus le qualifier de mouvement, les sympathisants devenant plus nombreux que les membres effectifs. Aucun projet de grande envergure n’est mené, hormis la réalisation de la fresque collective à l’hôpital Sainte-Anne (participation notamment de Dominguez et Delanglade), et il nous paraît erroné de parler de la subsistance d’un véritable mouvement. En France, le surréalisme commence à devenir un fait du passé, dont les livres content l’histoire et le développement, un mouvement prestigieux

24 Antonin Artaud, sorti récemment de l’asile de Rodez, rentre à Paris où Paulhan et Adamov organisent une soirée en son hommage au Théâtre Sarah Bernhardt, le 7 juin 1946. 25 « Projet initial », tiré du catalogue de l’exposition, Le Surréalisme en 1947, Maeght, Paris, 1947, p.135. Cet extrait est reproduit par José Pierre, « La Seconde Guerre Mondiale et le deuxième souffle du surréalisme », in Paris-Paris, catalogue d’exposition, Centre Pompidou, Paris, 1981, p.136.

17 dont on parle comme d’un souvenir. Quelques protagonistes restent tout de même actifs, mais c’est à l’étranger que le mouvement connaît son meilleur prolongement, et notamment en Belgique, où les surréalistes restent très actifs. Ils publient ainsi en 1945 La Terre n’est qu’une vallée de larmes ; Christian Dotremont, Marcel Mariën et Paul Colinet fondent la revue Le Ciel bleu ; la galerie des éditions de la Boétie, à Bruxelles, organise avec Magritte Surréalisme, exposition de tableaux, dessins, objets, photographies et textes. En 1946, René Magritte, Marcel Mariën et Paul Nougé (entre autres) réactualisent le mouvement en publiant le manifeste Le Surréalisme en plein soleil, que Breton refuse de signer. Dotremont, qui participa jusqu’en 1947 à La Main à plume, rompt brusquement avec la revue d’une part, et avec les principes de Breton d’autre part, en fondant le Surréalisme révolutionnaire - entraînant avec lui certaines personnalités comme Noël Arnaud et Edouard Jaguer – qui sera intégré l’année suivante à Cobra, avec pour principale préoccupation l’expérimentation. On retrouve une descendance surréaliste aux Etats-Unis à travers l’enseignement de Masson, sous la forme de l’expressionnisme abstrait, on établit des comparaisons avec les automatistes canadiens et certains artistes d’Amérique du sud. Edouard Jaguer a participé à certaines activités de Cobra, comme l’organisation d’expositions, sans jamais vraiment en faire partie ; il écrit également dans quelques-uns des catalogues d’expositions des peintres abstraits gestuels. Il fonde pourtant en 1950 en France la revue Rixes (distribuée à la galerie Nina Dausset), avec la collaboration de Max Clarac-Sérou et de Jaroslav Serpan, en marge du surréalisme officiel, et proche de l’abstraction lyrique. Le premier numéro reproduit en effet des œuvres de Christine Boumeester, de Karl Otto Goetz, ou encore d’Hans Hartung. Il publie par la suite en janvier 1954, le premier numéro de la revue Phases, déclarée dans le même esprit que la précédente d’inspiration surréaliste, mais en opposition aux règles érigées en dogme par Breton. La nouveauté de ce projet réside dans une ouverture totale aux différents moyens d’expression et à l’international ; on note ainsi la participation de nombreuses personnalités à la revue : Pierre Alechinsky, Asger Jorn, Georges Mathieu, Pierre Soulages, Willi Baumeister, Giuseppe Capogrossi, Jackson Pollock, et caetera. Jaguer, à travers cette forte volonté d’ouverture, dépasse véritablement le mouvement surréaliste, qui se montrait doctrinaire et où la liberté d’expression de chacun était toute relative. Le surréalisme connaît donc une descendance des plus actives et au fait des innovations majeures de son temps, pourtant, ces divers groupes, se positionnant pour la plupart en opposition totale au mouvement d’origine, ne sont que la preuve de son complet démantèlement. Il existe des recherches d’inspiration surréaliste, mais le surréalisme en tant que mouvement n’existe plus en France puisqu’il cherche à se maintenir sur la scène artistique uniquement à travers des manifestations rétrospectives, ne tenant quasiment pas compte des recherches ambiantes. Le mouvement surréaliste est confiné dans le passé tandis que certaines recherches, individuelles comme celles d’Ubac, ou bien collectives comme Phases, évoluent, ou en tout cas proposent des solutions dans le sens de l’expérimentation et de

18 la nouveauté. La réelle survie du mouvement surréaliste n’est plus en France, mais en Europe de l’Est, en Tchécoslovaquie par exemple, où il ne fait encore qu’émerger.

II – Le groupe après la Seconde Guerre Mondiale : les Peintres de tradition française Le groupe des Peintres de tradition française fut créé sous l’Occupation suite à une exposition du même nom, néanmoins l’emploi de ce terme dépasse de beaucoup l’existence éphémère de ce rassemblement d’artistes et nous le caractériserons de construction historique. Dans un souci de clarté, nous outrepasserons ici notre cadre chronologique pour remonter jusqu’en 1941, année de l’exposition fondatrice. Nous verrons, de la naissance à la fin du groupe, la manière dont les artistes se sont rendus visibles, et nous étudierons également la survivance de ces artistes en dehors du groupe à partir de 1945.

A – Naissance d’un groupe : entre tradition et modernité Tous les ouvrages d’histoire de l’art concernant la Seconde Guerre Mondiale mentionnent la même date quant à la première apparition de ce groupe : le 10 mai 1941, à la galerie Braun, lors de l’ouverture d’une exposition intitulée Vingt jeunes peintres de tradition française. Ces vingt peintres – en réalité dix-neuf26 - choisis pour représenter la tradition artistique Française sous l’Occupation étaient Jean Bazaine, Berçot, Jean Beaudin, Bertholles, Borès, Coutaud, Desnoyer, Maurice Estève, Léon Gischia, Charles Lapicque, Lasne, Lucien Lautrec, Jean Le Moal, , Marchand, Edouard Pignon, Suzanne Roger, Tal Coat, Walch. Cette exposition fut organisée par l’association Jeune France27, et plus particulièrement par l’un de ses membres, Jean Bazaine, peintre exposé, ainsi que par André Lejard, directeur des éditions du Chêne, qui rédige la préface :

« [La tradition] ne consiste pas dans la soumission à des formes qui ont eu un jour leur raison d’être, mais dans la volonté de retrouver et de perpétuer l’esprit qui les a inspirées. »28

Les Jeunes peintres de tradition française reprennent le modèle du groupe avant-gardiste, dans la mesure où cette première exposition est clairement définie et revendiquée en opposition au régime de l’occupant. Ils réutilisent l’esprit de la culture subversive des grands mouvements parisiens antérieurs, en se positionnant contre, du moins en porte-à-faux par rapport aux manifestations culturelles officielles du Reich organisées dans la capitale. La politique culturelle de Vichy organise en effet des échanges culturels franco-allemands : des artistes français, comme Van Dongen et Derain, voyagent en Allemagne, tandis que des expositions d’art allemand – notamment celles du sculpteur réaliste

26 Les sources et éléments bibliographiques relatant cet événement ne citent que dix-neuf exposants. J’ignore si cela constitue un oubli ; dans le cas contraire, on peut imaginer qu’il ait pu paraître plus simple aux organisateurs de l’exposition de lui donner, plutôt que dix-neuf, le titre de Vingt jeunes peintres de tradition française. 27 Cette association fut fondée en zone occupée le 22 novembre 1940 dans le but d’associer culture et jeunesse. Elle affiche des convictions de gauche. Jeune France était dirigée par le musicien Pierre Schaeffer. La section Arts Plastiques de l’association était gérée par un des exposants, Lucien Lautrec. 28 Cet extrait de la préface de Lejard est citée par Léon Gischia, « Recherche d’une tradition », in (dir.), Les Problèmes de la peinture, Confluences, Paris, 1945, p.137-147.

19 Arno Brecker, illustrant l’idéologie du Reich - sont organisées en France. Ces considérations paraissent des plus évidentes puisque le patronyme du groupe revendique non seulement son identité Française, mais aussi et surtout sa culture, qui est au même moment bafouée par les Allemands s’emparant des collections artistiques nationales, ou les détruisant, implantant sur le territoire occupé des panneaux de signalisation écrits en langue Allemande, et censurant nombre de parutions29. Cette première exposition sonne comme le point émergeant d’une résistance que l’on souhaiterait, bien au-delà d’artistique et de culturelle, générale. Lors de la Libération, les acteurs de ce groupe présenteront cette manifestation comme un véritable acte de résistance, mêlant art et politique, associant donc les Peintres de tradition française à l’héritage avant-gardiste. Une somme d’interrogations se dégage néanmoins et la première d’entre elles nous incite à remettre la fable en question. Pourquoi l’occupant nazi aurait-il laissé une exposition subversive, et donc dangereuse à l’égard du pouvoir établi, se dérouler dans les meilleures conditions, sans intervenir, ni manifester aucune menace de censure ? Selon Sarah Wilson, l’intitulé de l’exposition, et particulièrement le mot « tradition » auraient pu protéger le groupe de la censure officielle du régime ; elle précise même qu’un officier de la Gestapo, venu au vernissage, en ressortit immédiatement, sans commentaire30. Bien que la censure nazie à l’égard des artistes fut beaucoup moins incisive en France qu’en Allemagne, elle sanctionnait quand même les dits « dégénérés » et interdisait les revues au contenu jugé dangereux. Dans le cas qui nous occupe ici, les organisateurs de l’exposition ne furent même pas inquiétés par les officiels allemands, ce qui nous permet de douter du contenu supposé subversif ou résistant que les acteurs de cette exposition lui ont attaché a posteriori31. Le simple fait de présenter un événement avec un tel intitulé est cavalier compte tenu de la situation politique de la France, mais les peintures exposées ne furent pas, en tant que telles, des provocations ou des revendications. On pouvait observer des toiles très traditionnelles, représentant beaucoup de paysages et de natures mortes, pour la plupart peintes avant la guerre. Ainsi, nous sommes loin de la subversion des mouvements de l’entre-deux-guerres, mêlant engagement politique et innovation, pourtant, il semble que la protestation contre l’occupant, dans le cas de cette exposition, ait existé, mais de manière symbolique. Il s’agissait de montrer, en évitant la censure, que la création française existait toujours, qu’elle restait présente à Paris, même si ce qui était montré au public restait très commun. Cette manifestation n’eut sans doute pas une grande importance dans le paysage parisien en 1941, elle fut suivie malgré tout, pendant l’Occupation, de toute une série d’expositions présentant la jeune génération. Ce qui importe en effet pendant cette période tampon est de marquer la survivance, et pourquoi pas le renouveau de la peinture française, et

29 La France subit de nombreuses restrictions culturelles à partir de 1940 : les domaines de l’enseignement, de l’édition, des expositions et des musées sont touchés, mais aucune interdiction de peindre n’est prononcée à Paris. 30 Éléments énoncés par Sarah Wilson dans son article « Les Jeunes peintres de tradition française », dans le catalogue d’exposition Paris- Paris, 1937-1957 (op. cit.), p.106-115. 31 Il convient ici d’expliciter les raisons d’une censure toute relative en France : selon une anecdote rapportée par Laurence Bertrand-Dorléac, alors qu’Hitler visite Paris après sa victoire, Speer lui fait remarquer que le Salon d’Automne est « rempli d’art ‘dégénéré’ ». Hitler répondit que « ‘la santé du peuple français’ ne devait pas leur importer et qu’il était de leur intérêt de le laisser ‘dégénérer’ ». in L’Art de la défaite, 1940-1944 (op.cit.), p.20. On peut ajouter à cela qu’en France, la censure ne touche que les Juifs qui sont interdits de peindre, ainsi que les peintres modernes connus des autorités Allemandes pour être des « dégénérés », comme Pablo Picasso ou Fernand Léger.

20 c’est exactement ce qu’incarnent les peintres du groupe : ils sont perçus par quelques critiques comme la relève de l’héritage moderne. Cette jeune génération tire ainsi ses enseignements de la peinture de Picasso, de celles de Matisse et de Bonnard : elle semble s’appuyer sur la tradition moderne dans le but de définir son identité. L’exposition Vingt jeunes peintres de tradition française fut un événement important de l’Occupation et a ainsi suscité l’apparition de cette construction historique : le groupe des peintres de tradition française. Il n’existait en fait aucun groupe avant cette exposition, même si toutefois certains des exposants se connaissaient entre eux. De même, les artistes réunis à cette occasion n’appartenaient pas tous à l’association Jeune France : seuls Bazaine, Le Moal, Manessier, Lautrec et Pignon étaient adhérents. Bazaine, Bertholles, Le Moal et Manessier ont pu se rencontrer avant la constitution de Jeune France puisqu’ils ont tous suivi les cours de Bissière à l’Académie Ranson dès le milieu dès années trente. En outre, quelques-uns des participants avaient des activités annexes ; Bertholles par exemple, contribue à fonder l’atelier Minotaure - dérivé du groupe Témoignage fondé en 1936 - le 16 octobre 1942 avec Burlet, Idoux, Le Normand et Martin. D’autres viennent de milieux beaucoup plus engagés, comme Desnoyer, Walch et Pignon, issus du Front National des Arts, branche du Front National créée en 1941 et impliquée dans des faits de résistance32. Cette organisation était clandestine et l’on comprend tout à fait le souci de ces artistes de se préserver en se présentant derrière la vitrine officielle de Jeune France et de l’exposition de 1941. Le but de Jeune France était de rassembler les différents courants artistiques et politiques afin de faire front face à l’adversité, à l’Occupant, et il semble que Bazaine et Lejard aient souhaité illustrer ce principe lors de l’exposition des Vingt jeunes peintres de tradition Française. Cet esprit de rassemblement paraît d’autant plus important pour Bazaine, s’exprimant un an plus tard dans la presse : « Qu’il manque à notre époque l’équivalent de ce puissant ferment que fut au Moyen Age la religion, là est le drame. Où trouver un instrument de coagulation, d’unité de l’esprit, aussi décisif ? Je me plaignais il y a quelques années de la médiocrité de nos joies et de nos peurs, et que nous ne connussions pas l’une de ces grandes terreurs qui secouèrent de manière si féconde les environs de l’an mille. Nous la connaissons maintenant, le monde est pareillement peuplé de monstres trop grands pour nous, mais quel enrichissement pouvons-nous en espérer ? »33

Jeune France est à la recherche de moyens qui pourraient exprimer de nouvelles valeurs à diffuser plus largement au peuple français, afin que celui-ci puisse renouer avec l’art. Cette association, rejetant de manière ferme tout art académique, est en quête de moyens et d’idées ayant vocation à véritablement parler au public. En ce sens, le groupe des Jeunes peintres de tradition française dévoile sa première contradiction interne : il est chapeauté par Jeune France, elle-même aux ordres du Régime de Vichy34, en même temps qu’il dévoile des personnalités très différentes dont

32 Il est important de préciser que le Front National ne revêt pas, pendant l’Occupation, la même signification que nous lui connaissons aujourd’hui. Ce groupe défendait la nationalité Française face à l’ennemi et comptait même parmi ses membres des communistes comme André Fougeron et Edouard Pignon. Pour en savoir plus, se référer à Laurence Bertrand-Dorléac, « La Front national des arts », in L’Art de la défaite (op.cit.), p.279-283. 33 Jean Bazaine, « Jeune peinture », in Nouvelle revue Française, juin 1942, cité par Laurence Bertrand-Dorléac, idem, p.21. 34 Jeune France n’a pas été créée pour organiser des expositions de jeune peinture. Elle devait à l’origine former la jeunesse aux métiers de l’artisanat.

21 certaines d’entre elles sont fortement politisées à gauche. L’association avait elle-même un rôle confus, autant dans la mission qui lui était dévolue que dans ses rapports au gouvernement français. Malgré une relative attitude de défiance face au pouvoir du Reich, cette exposition, et surtout les déclarations de Bazaine, nous incitent à penser que cette nouvelle génération puisant dans la tradition et dans la culture françaises aurait pu être perçue comme un véhicule de l’idéologie vichyssoise, reposant sur un fort nationalisme ainsi que sur les ancestrales valeurs françaises. Ce retour au terroir et à des valeurs régionales était d’ailleurs déjà présent en France avant la guerre, lors de l’Exposition Universelle de Paris en 1937, dont nombre de pavillons défendaient le régionalisme, la tradition rurale et artisanale, et annonçaient également la forte montée des nationalismes35. Ensuite, pendant la période tampon de l’Occupation, la Révolution Nationale prônée par Pétain privilégiait en effet les arts comme vecteurs d’un retour à l’ordre36. Certaines parentés entre les deux discours apparaissent – et ils furent parfois confondus. Bazaine se réclame en effet de la tradition, mais de la tradition de l’authenticité : il souhaite un retour au Beau Métier en s’inspirant de la culture médiévale. Il désire produire un art moderne, tout en gardant à l’esprit les attitudes de l’artisan, selon lui, la modestie. Lorsque Pierre Schaeffer a créé Jeune France en 1940, il la plaça sous l’autorité vichyssoise en tant qu’organisation officielle, c’est-à-dire dans un objectif de légitimation, mais précisa son refus déterminé de servir la politique culturelle propagandiste du Régime. Le postulat de Jeune France, semblable à celui du pédagogue Lucien Lautrec, fut de mettre sur pied un programme populaire lié à une rénovation des valeurs françaises. Pourtant, les conflits internes existent, et Jean Bazaine refuse l’adhésion totale de l’association à Pétain tout en mettant en valeur la question de l’engagement. L’association Jeune France avait alors exprimé sa « volonté de ne pas servir d’outil de propagande »37 ; le but de Bazaine, en adhérant à Jeune France, était de continuer à se manifester au sein d’un cadre officiel qui ne craindrait pas la censure nazie. Se positionnant trop en marge des préceptes culturels dictés par Vichy, l’association fut finalement interdite par le gouvernement en mars 1942, preuve la plus flagrante de l’opposition de la plupart des adhérents au Régime. Ainsi, les Jeunes peintres de tradition française ne furent pas directement liés aux orientations de la politique mise en place par Pétain, on note pourtant qu’en insistant sur certaines valeurs nationales, ils sont assez symptomatiques du climat qui régnait en France durant les années d’Occupation et d’immédiat après-guerre. Certains artistes ont a posteriori ressenti le besoin de démentir tout acte de collaboration avec les occupants et tout lien avec le gouvernement de Vichy, Alfred Manessier déclare ainsi : « Je l’ai appris au fur et à mesure, mais pas une seconde je n’ai pensé être un collaborateur pour avoir gagné ma vie en travaillant avec cet organisme. Il en est sorti du reste un esprit et des hommes de la Résistance. »38

35 Au moment de l’exposition Internationale de Paris en 1937, la mise en valeur des caractéristiques régionales revêtait plutôt une couleur politique de gauche ; ces valeurs ont ensuite été recyclées par Pétain comme moyen de véhiculer son message au plus grand nombre, comme support de son idéologie. 36 En juillet 1940, Pétain nomme Louis Hautecoeur secrétaire général des Beaux-Arts. Celui-ci, défendant une culture des plus traditionalistes, apparaît comme l’un des acteurs de la propagande vichyssoise. 37 Laurence Bertrand-Dorléac, « La Jeune France », in L’Art de la défaite (op.cit.), p.223-226. 38 Jean-Paul Ameline, « Entretien avec Alfred Manessier », in Manifeste, une histoire parallèle, 1960-1990, catalogue de l’exposition au Centre Pompidou, 23 septembre – 13 décembre 1993, Paris, 1993, p.53.

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B – Fin du groupe et individualités Nous l’annoncions plus haut, cette exposition de 1941 n’eut sans doute pas un grand retentissement auprès du public parisien et de la presse, mais elle marque le point de départ d’une série de manifestations durant l’Occupation. À travers ces évènements, les origines et personnalités différentes des peintres apparaissent, et avec elles la confusion qui était déjà sous-jacente en 1941. Dès 1942, les Jeunes peintres de tradition française n’existent plus réellement en tant que groupe : ils n’exposent plus ensemble, ni sous ce nom, et ne constituent dès lors plus une entité unie dans un dessein commun. Comme le remarque Laurence Bertrand Dorléac, « d’autres manifestations succèdent à cette première, les [les peintres] regroupant par affinités en plusieurs lieux d’art parisiens».39 En 1942, un cycle d’expositions, Etapes du nouvel art contemporain40, est organisé à la galerie Berri-Raspail par Gaston Diehl, qui se pose en défenseur de cette génération représentative de son époque. Les Etapes sont les suivantes : Les Liquidateurs de l’après-guerre, A la recherche d’un ordre humain (Lasne, Lautrec, Marchand, Martin – sculpteur -, Tal Coat, entre autres), et Sous le signe de l’esprit (Bazaine, Chauvin – sculpteur -, Desnoyer, Estève, Fougeron, Gischia, Lapicque, Manessier, Pignon, Singier, Walch, entre autres). Ce cycle d’expositions n’est néanmoins pas exclusivement représentatif du devenir du groupe des Peintres de tradition française puisque ceux-ci sont littéralement noyés parmi les autres participants (peintres, sculpteurs, graveurs), qui sont par exemple au nombre de quatre-vingt-cinq lors de la première étape. Nous pouvons tout de même remarquer que du groupe des Vingt de 1941, certains semblent absents comme Beaudin, Bertholles, Borès, Coutaud, Le Moal et Roger41. Si ceux-ci ne figurent pas dans le bilan, c’est peut-être qu’ils ont été jugés non représentatifs de la peinture contemporaine ; ainsi, la critique commence à restreindre la jeune génération, à faire un tri, notamment au sein des Jeunes peintres de tradition française. Cet évènement de la galerie Berri-Raspail apparaît comme l’association confuse d’une multitude d’artistes, pourtant, elle doit pour Diehl avoir valeur de premier bilan concernant la peinture actuelle. La galerie de France devient ensuite le fer de lance de cette jeune peinture en proposant plusieurs évènements, non seulement pendant la fin de l’Occupation, mais aussi après la fin de la guerre. Elle expose les artistes ayant émergé sur la scène artistique par le biais du groupe des Peintres de tradition Française, mais aussi d’autres personnalités venues se greffer à la jeune génération lors des Etapes du nouvel art contemporain. On remarquera qu’il n’est plus alors question de tradition française, mais bien de contemporanéité : l’important est désormais de s’ancrer dans l’aujourd’hui. En 1943, la galerie de France présente ainsi une exposition, préfacée par Gaston Diehl, et regroupe sous l’égide de Douze peintres d’aujourd’hui42, Bazaine, Borès, Chauvin, Estève, Fougeron, Gischia, Lapicque, Le Moal, Manessier, Pignon, Singier, Villon ; la même année, dans la même galerie, ils ne

39 Laurence Bertrand Dorléac, Histoire de l’art, Paris, 1940-1944, publications de la Sorbonne, Paris, 1986, p.168-169. 40 D’octobre 1941 à février 1942. 41 Nous ne disposons cependant pas de la liste complète des participants à ce cycle d’expositions. Il convient donc d’émettre des réserves sur ce point. 42 Du 6 février au 4 mars 1943.

23 sont plus que Cinq peintres d’aujourd’hui : Beaudin, Borès, Estève, Gischia et Pignon. En 1944, la galerie de France présente d’abord une première manifestation43 composée des œuvres de Bertholles, Bissière, Antoine Bissière, Le Moal, Manessier, Martin, Singier, puis Dix peintres subjectifs44 (Desnoyer, Despierre, Fougeron, Gischia, Gruber, Marchand, Pignon, Robin Tailleux, Tal Coat), préfacée par Bernard Dorival qui présente les exposants comme « dix jeunes peintres d’avant-garde » très différents les uns des autres45. Le propos a considérablement évolué depuis les expositions des galeries Braun et Berri-Raspail : les évènements se resserrent sur un nombre plus restreint de participants (qui sont souvent nommés ou dénombrés dans le titre), ils sont insérés dans le présent plutôt que liés au passé et se revendiquent même « d’avant-garde ». Il convient de souligner que ces changements interviennent après la dissolution de Jeune France en mars 1942, sous-entendant également la disparition du groupe des Vingt jeunes peintres de tradition française, et surtout laissant libre champ aux anciens adhérents de l’association et aux critiques. C’est précisément ce point qui m’incite à qualifier ce groupe de création artificielle : il n’a finalement duré que le temps d’une exposition orchestrée par l’association vichyssoise. Il n’en demeure pas moins que certains des peintres du groupe restent actifs, et surtout se maintiennent sur la scène artistique parisienne ; la création de Jeune France est ainsi réutilisée et reconstruite par les galeristes et les critiques. La galerie de France et Diehl démantèlent le groupe, le distillent dans les expositions, et les peintres de tradition française deviennent des peintres d’aujourd’hui. Nous avons vu qu’il n’existait plus de réel mouvement après la Seconde Guerre Mondiale, à l’exception du surréalisme, fondé entre les deux guerres. Nous avions pourtant avancé que certains groupes avaient vu le jour, mais le groupe lui-même peut-il encore exister ? Le groupe des Peintres de tradition française n’a jamais élaboré ni théorie, ni langage commun, mis à part le désir de parler à tous à travers leur art. Même si son existence fut des plus brèves, ce groupe a permis à une partie de la scène artistique française de se montrer, dans un premier temps, puis de se restaurer au travers d’autres manifestations. Il a surtout permis l’émergence de quelques personnalités qui se regroupent par la suite selon leurs affinités - artistiques ou personnelles. Dès la Libération, de nouvelles expositions ont lieu, les artistes ne sont pas regroupés par le biais de quelconques associations, mais par les galeristes eux-mêmes, ou bien, comme nous l’avons vu, par certains critiques. Les titres des expositions ne cherchent plus à grouper différentes individualités sous une même bannière mais annoncent sobrement quelques noms : ainsi, en 1945, la galerie Louis Carré organise une exposition Bazaine, Estève, Lapicque ; au mois de mai de la même année, la galerie René Drouin présente une exposition Fougeron, Gischia, Le Moal, Manessier, Pignon, Robin, Singier, Tailleux, Tal Coat. La galerie Parvillée, quant à elle, choisit un titre neutre en 1945 également : Soixante pièces maîtresses de la peinture contemporaine, en insistant tout de même sur la question du choix de quelques œuvres jugées importantes. En

43 Du 11 février au 4 mars 1944. 44 Du 6 juin au 29 juillet 1944. 45 Les propos de Bernard Dorival sont retranscrits par Laurence Bertrand Dorléac, in Histoire de l’art, Paris, 1940-1944 (op.cit.), p.173.

24 Belgique, en revanche, on porte l’attention sur la nationalité des artistes exposés : le Palais des Beaux Arts de Bruxelles montre ainsi en 1945 la Jeune peinture française46, titre répondant sans doute plus à un souci de clarté qu’à une volonté de se référer aux Peintres de tradition française. Les quelques noms cités ici nous renseignent sur les artistes que le groupe des Vingt jeunes peintres de tradition française a contribué à mettre en évidence, voire même - concernant certains d’entre eux – à propulser sur le devant de la scène artistique française : il s’agit principalement de Jean Bazaine, Maurice Estève, Léon Gischia, Charles Lapicque, Jean Le Moal et Alfred Manessier47. Bazaine, Estève et Lapicque, présentés ensemble à la galerie Louis Carré, font également l’objet d’une exposition itinérante en 1946 et 1947, d’abord au Stedelijk Museum d’Amsterdam, puis au Statens Museum for Konst de Copenhague, enfin, au Föreningen för Nutida Konst, à Stockholm. En ce qui concerne Manessier, il est souvent exposé avec Le Moal et Singier, comme à la galerie Drouin en 1946. Gischia, dont on parle peu au sein des ouvrages concernant cette période, est néanmoins le premier d’entre eux à se voir proposer une exposition particulière à la galerie Billiet en 1946 ; la première exposition personnelle de Bazaine a lieu seulement en 1949 chez Maeght. Les artistes ne sont pas seulement regroupés au sein des expositions, mais aussi par les critiques, à travers leurs écrits. Ainsi, en 1943, Roger Lesbats publie Cinq peintres d’aujourd’hui, œuvres de Beaudin, Borès, Estève, Gischia, Pignon48, à propos de l’exposition du même nom à la galerie de France. Il semble tenter de justifier l’association de ces peintres dans une même exposition en avançant d’abord qu’ils suivent « la continuité d’un esprit inventif », celui de Cézanne, Gauguin ou encore Matisse, sans se tourner « désespérément vers les labyrinthes de l’abstraction » ; il affirme ensuite qu’ils ont en commun d’annoncer un art nouveau, et par-dessus tout qu’ils se distinguent par leur « besoin de pureté ». « Non seulement ils ont réussi à se prémunir contre la contagion de la crise morale et l’entraînement des mœurs déshonorantes, mais encore ils ont appris, de la soumission aux longues épreuves et aux amères consignes, à se garder des improvisations hâtives, à prendre conscience de leur élan, à s’éprouver, à se concentrer. D’où la tension, le caractère méditatif, la précoce maturité, l’ardeur sereine, la lucidité de leurs œuvres.»49

Lesbats présente ensuite rapidement les cinq peintres en insistant sur l’utilisation des couleurs et de la lumière, puis conclue en louant leur « lucidité commune » et en prophétisant que « les peintres d’aujourd’hui auront droit à l’admiration et à la gratitude de l’humanité»50. Selon l’auteur, Beaudin, Borès, Estève, Gischia et Pignon sont donc rassemblés dans la même exposition plus grâce à leur intégrité et à leurs affinités morales et spirituelles, que pour leurs parentés plastiques. On ne sait en définitive pas réellement pourquoi ces artistes sont associés, et la confusion est d’autant plus grande que le texte de Lesbats s’articule à la manière d’un récit légendaire qui ne contribue en aucune

46 On y recense parmi les anciens Peintres de tradition française Léon Gischia et Alfred Manessier. 47 Jean Laude, quant à lui, recense également Le Moal, Singier et Pignon, mais ne cite pas Gischia qui reste pourtant actif et visible, tant sur la scène française qu’internationale. Il est par exemple présent lors de l’exposition d’art français contemporain à Rio de Janeiro en 1945. Jean Laude, « Problèmes de la peinture en Europe et aux Etats-Unis (1944-1951) », in Art et idéologies (op.cit.). 48 Roger Lesbats, Cinq peintres d’aujourd’hui, œuvres de Beaudin, Borès, Estève, Gischia, Pignon, éditions du Chêne, Paris, 1943. 49 Idem, p.4. 50 Idem, p.7.

25 façon à ancrer les peintres dans le réel d’une part, et surtout dans le présent, la contemporanéité, d’autre part – postulat de base, visiblement, de l’exposition Cinq peintres d’aujourd’hui. Les critiques de presse se préoccupent eux aussi de rassembler les peintres, comme André Warnod dans Art qui publie une « Visite d’atelier : Bazaine, Estève, Lapicque, Pignon »51. Celui-ci n’établit pourtant pas réellement de lien entre Pignon et les trois autres puisque la rencontre a lieu dans l’atelier d’Estève, en présence, seulement, de Bazaine et Lapicque. Il se contente alors de reproduire le schéma qui est celui des galeries - notamment celui de la galerie Louis Carré en 1945 – qui rassemblent fréquemment Bazaine, Estève et Lapicque. De surcroît, ce ne sont pas les liens entre artistes qui sont explicités, mais encore une fois les attaches humaines :

« […] trois peintres unis par l’amitié mais qui n’en conservent pas moins leur conception personnelle de la peinture.»52

Nous constatons que cette nouvelle et jeune peinture dans l’air du temps est difficilement classable, dans la mesure où on insiste sans cesse sur les personnalités diverses et parfois divergentes de ses représentants. Il nous apparaît alors logique que le groupe des Peintres de tradition française n’ait pas perduré, et qu’aucun autre n’ait pu être créé de manière cohérente. On ne définit pas la jeune génération par et pour ce qu’elle est, mais au contraire à travers ce qu’elle n’est pas : elle ne se perd pas dans les « labyrinthes de l’abstraction », nous renseignait Lesbats. De la même manière, Denys Chevalier nous livre, à propos de Gischia, et tout en se montrant plus clair, un raisonnement semblable :

« […] Par son refus de profiter des heureux hasards de la matière, elle acquiert un caractère conscient, délibéré. Ce même caractère de lucidité, tendant à éliminer le fortuit, l’accidentel de la toile (…) se retrouve dans le dessin. […] Tout y est agencé suivant un ordre plastiquement évident, dont les normes sont accessibles à tous.»53

La jeune génération est donc définie par ce qu’elle n’est pas dès la Libération, tandis que sous l’Occupation, elle était nationalement caractérisée, classée au sein de la tradition française. Pouvons-nous réellement déterminer quels sont son langage plastique et son discours ? De réelles parentés plastiques existent-elles en outre entre certains de ces peintres ? Nous tenterons de définir l’identité ou les identités de cette nouvelle création Française à travers les exemples choisis d’artistes tels que Jean Bazaine, Maurice Estève, Léon Gischia et Alfred Manessier, en nous appuyant à la fois sur leurs travaux et sur l’accueil qui leur est réservé par la critique et le public.

C – Impact et postérité : l’Ecole de Paris Ces quatre artistes ne bénéficient pas aujourd’hui d’une large renommée. Il existe pourtant quelques publications, comme celles de Laurence Bertrand Dorléac, il existe des catalogues raisonnés et des catalogues

51 André Warnod, « Visite d’atelier : Bazaine, Estève, Lapicque, Pignon », in Art, 9 mars 1945. 52 Ibidem. 53 Denys Chevalier, « Léon Gischia » (à propos de l’exposition particulière à la galerie Billiet), in Beaux Arts, mai 1946.

26 d’exposition, surtout concernant Bazaine et Gischia54, mais la diffusion semble restreinte. Ils ont pourtant suscité et retenu beaucoup d’attention, à leurs débuts pendant la période tampon de l’Occupation, mais aussi et surtout au moment de la Libération, où ils ont su se placer directement sur le devant de la scène artistique française. Les œuvres de Bazaine, Estève et Manessier ont d’ailleurs été présentées lors de la récente exposition L’Envolée lyrique55, parmi les peintres informels. Cela ne nous paraît plus contradictoire aujourd’hui, mais à l’époque, on présentait régulièrement ces artistes en totale opposition par rapport à l’art informel – à l’exception de Jean Paulhan qui qualifiait Bazaine d’ « impressionniste de l’art informel ». Les premières expositions auxquelles participèrent Bazaine, Estève, Gischia et Manessier sous l’Occupation allemande suscitèrent d’emblée – peut-être du fait d’un climat de restrictions culturelles à Paris - l’attention de quelques critiques comme Roger Lesbats et Gaston Diehl, nous l’avons vu ; les publications sont pourtant peu nombreuses aux vues des risques de censure, et les rares commentaires que l’on peut lire à propos de peinture se trouvent dans la presse. La génération qui émerge alors connaît ses détracteurs - surtout dans la presse d’extrême droite, favorisée par le contexte – et ceux-ci se montrent extrêmement virulents à l’égard de ce qu’ils dénomment « l’art zazou ». « Reçu l’autre jour la lettre suivante : ‘Monsieur, Abonné de longue date au Pilori, je suis avec intérêt vos chroniques de ‘l’art zazou’… Vous trouvez qu’il y a quelques entractes ? Moi, je veux bien… Je vous conseille tout de même d’aller faire un tour dans une certaine galerie de France (pauvre France !) faubourg Saint-Honoré. Vous pourrez y admirer la production de douze petits rigolos qui s’étiquettent : peintres d’aujourd’hui… Je vous recommande particulièrement les élucubrations d’un certain Gischia – un nom bien Français ! Vous pourrez ainsi, si le cœur vous en dit – et si vous l’avez bien accroché – chercher le ‘nageur’ de Bazaine. (Moi je ne l’ai pas trouvé !) Mais attention au vertige… Et je ne dis rien des sculptures (?) je suis trop poli. Le couronnement de tout cela, c’est le laïus du gars qui présente ces douze farceurs. […]’ Le gars qui a écrit la préface est notre distingué confrère Gaston Diehl. M. Gaston Diehl connaît - et pratique - à fond, l’art d’écrire pour ne rien dire. […] Et tout ça pourquoi ? Pour excuser – je ne vois pas d’autre mot – les piteuses réalisations de cette douzaine de zigotos […]. Assez rigolé pour aujourd’hui. »56

Les initiatives prises par les artistes et les critiques afin de créer des évènements culturels sous l’Occupation représentent l’opportunité de rendre visible la création contemporaine, mais sont également une aubaine pour certains journaux de marteler avec force leur opposition à toute forme de modernité en peinture, principalement en tournant au ridicule ses représentants. À l’image de l’exemple cité, les critiques artistiques de certains journaux comme Au Pilori, ne présentent en aucun cas des articles de fond s’intéressant réellement à la création plastique, mais semblent dénigrer

54 Jacques Chessex (dir.), Bazaine, huiles et œuvres sur papier, catalogue d’exposition au Musée d’art et d’histoire de Fribourg, 10 mai – 1er septembre 1996, éditions du musée et Skira, Fribourg, 1996. Ante Glibota, Léon Gischia, l’œuvre, SEAT, Turin, 1995. 55 Patrick-Gilles Persin (dir.), L’Envolée lyrique, 1945-1956, catalogue de l’exposition organisée au Musée du Luxembourg, Paris, du 26 avril au 6 août 2006, musée du Luxembourg, Paris et Skira, Milan, 2006. 56 Mosdyc, ‘L’Art Zazou : douze fumistes d’aujourd’hui », in Au Pilori, 4 mars 1943, article reproduit dans son intégralité in Paris-Paris (op.cit.), p.115.

27 toute recherche de nouveauté, et toute initiative culturelle, de manière gratuite, voire cynique. Cet article n’établit en aucun cas une critique constructive – même si l’on y perçoit une hostilité envers tout ce qui n’est pas du réalisme -, mais constitue bel et bien un lynchage en règle s’attaquant plus à des questions de nationalités et de nationalisme, qu’à des critères plastiques. L’importance de cette manifestation, et des autres, est réellement niée par le ton moqueur employé par Mosdyc, ainsi que par le qualificatif « zazou »57 qui prive la jeune génération de tout sérieux, et lui ôte par là même une grande part de sa légitimité. Le but est ainsi clairement de dévaluer les peintres et leurs défenseurs. Les partisans de cette peinture émergeante s’expriment eux aussi dans la presse58 et à travers les catalogues d’exposition, mais ils n‘obtiendront de réelle considération qu’à partir de la Libération. On relève tout de même sous l’Occupation des déclarations importantes des artistes eux-mêmes ; ils ne tentent pas de se justifier, ou de défendre leur peinture, mais de redonner à l’art la place qui lui revient au sein de la vie. Ce discours est surtout celui de Jean Bazaine qui se pose dès 1941 en chef de file et théoricien des Peintres de tradition française, et qui reste encore et surtout une figure importante de la jeune peinture après la fin de Jeune France. Il pose d’emblée le problème de l’engagement de l’art en définissant le rôle de Jeune France en 1941 :

« [Les expériences de Jeune France ne se feront] ni sur une grammaire esthétique, ni sur une orthodoxie, mais sur un certain nombre de positions et d’attitudes humaines : plus que jamais le problème de l’artiste se confond avec ce problème humain dont il n’eût jamais dû être séparé. »59

Après la dissolution de Jeune France, le discours de Bazaine ne change pas et démontre ainsi son engagement et sa détermination ; en 1942, il définit la tâche à venir des artistes.

« […] Et nous voilà revenu à peu près au même point que les rudes et raffinés mosaïstes de Ravenne qui découvraient à nouveau les lois profondes et essentielles de l’art, tandis que s’émiettaient autour d’eux les dernières complaisances réalistes de l’art alexandrin assez semblables à celles de nos modernes Salons. Je ne prétends pas que la génération actuelle soit digne de cette tâche écrasante, ni que les circonstances extérieures soient les mêmes, ni que l’on puisse s’en tirer par je ne sais quel néo-primitivisme – simplement nous en sommes à un moment de la civilisation, à un stade d’évolution de la sensibilité, et il n’y pas moyen d’y échapper. Étouffant de pouvoir et de libertés voilà donc les peintres en face de leur tâche. Ce n’est pas un régime pour les faibles et les paresseux, et nous voyons déjà ceux-ci préférer se mettre le nez au mur, et se livrer à de stériles ‘retour à’ ou ‘à la manière de’ : en quoi ils sont sûrs d’être applaudis par une critique distinguée et qui connaît son folklore. La tâche du peintre est bien autrement lourde : il a dans ses mains d’immenses possibilités nouvelles d’invention et de découverte, et par conséquent devant lui un univers neuf et imprévisible. Sa loi n’est pas encore celle d’une école ou d’une société. Il n’a pas même à sa disposition l’écriture stricte des primitifs. Il n’y a plus que l’homme en face de la vie, incapable de tricher, obligé de trouver en soi sa discipline, d’être totalement sincère, ingénu jusqu’à la maladresse. […] »60

57 Le mot « zazou » avait à l’époque une connotation péjorative et désignait les jeunes gens ayant un goût pour le jazz et pour une mode vestimentaire extravagante. Les peintres étaient surnommés « zazous » à cause des couleurs parfois criardes et des rythmes abstraits de leurs toiles. 58 Gaston Diehl écrivait par exemple dans les colonnes du quotidien Aujourd’hui, dans les revues Beaux-Arts et Confluences, ainsi que dans l’hebdomadaire Comoedia. 59 Cette déclaration de Bazaine est citée par Laurence Bertrand Dorléac in L’Art de la défaite (op.cit.), p.225. 60 Jean Bazaine, « La Peinture d’aujourd’hui », in Comoedia, Paris, 24 novembre 1942. Cet article est reproduit dans son intégralité in Paris- Paris (op.cit.), p.113-114.

28 Il semble que ces déclarations engagées furent le point de départ d’un engouement quasiment général pour la jeune peinture lors de la Libération. Dans l’euphorie de l’après-guerre, ces peintres, dont Bazaine, Estève, Gischia et Manessier, apparaissent comme une ramification artistique de la Résistance Française61 : ils sont les nouveaux héros bien français de la peinture. Notons ici le brusque changement de réception par rapport à la situation de l’art sous l’Occupation. Ces artistes doivent probablement leur rapide succès à la popularisation des codes de la peinture moderne dans la seconde moitié des années quarante, flagrante à travers l’hommage rendu à Picasso lors du Salon de la Libération (Salon d’automne 1944). Ils sont alors réellement perçus comme les héritiers d’une tradition, outre française, moderne, renouvelant et réadaptant ces codes. Ils apparaissent à la Libération « comme résistants et garants de la pérennité picturale moderne »62. La fin de la guerre sonne par conséquent comme une consécration collective pour les personnalités qui ont émergé sous l’Occupation à travers les étiquettes de Peintres de tradition française ou de Peintres d’aujourd’hui ; ceux-ci apparaissent véritablement comme les protagonistes de la création contemporaine – ils sont les seuls artistes qui connaissent un tel succès directement au sortir de la guerre. Les années 1945 et 1946 voient d’ailleurs paraître plusieurs ouvrages traitant de ce sujet, décrivant et analysant leurs travaux. Gaston Diehl, après son constat de 1943 sur l’art contemporain, dirige en 1945 Les Problèmes de la peinture63. Loin d’être un constat, ce livre démontre - pour la première fois à propos de la jeune génération – une préoccupation aigue de définition et de conceptualisation. L’intention de Diehl est également de donner à voir différents points de vue sur l’art à travers la collaboration de personnalités diverses : les articles sont rédigés tant par des critiques (Bernard Dorival, André Lhote, André Lejard) que par des peintres (Pierre Bonnard, Léon Gischia). L’ouvrage prend même un aspect pluridisciplinaire avec la participation de figures comme Jean Cocteau ou André Lurçat. Les auteurs abordent de réelles problématiques et présentent les nouvelles tendances que Diehl regroupe sous le nom d’ « activisme » : « L’activisme – tel pourrait être son nom – se présente comme une prise de conscience des nouvelles générations, une commune réponse vis-à-vis des problèmes picturaux et en rapport avec les évènements actuels. […] L’activisme n’y a point failli et le langage auquel il aboutit aujourd’hui représente bien une nécessité pressante, collective, et non quelque invention personnelle, quelque recherche de l’imagination. Par ses caractères suffisamment distincts il s’oppose déjà à l’art des aînés.»64

L’ouvrage présente plusieurs articles sur l’art moderne français, les fauves et les cubistes, par exemple. Il insiste donc beaucoup sur la tradition et sur les modèles utilisés par la jeune génération. Pourtant, quelques incohérences subsistent encore puisque Diehl parle d’opposition aux aînés et tente de définir un groupe dont il affirme déjà que les caractères sont distincts. Il semble que l’on soit toujours à la recherche d’une bannière sous laquelle placer tous les jeunes artistes

61 Rappelons que certains, comme Fougeron, furent des membres actifs de la Résistance. 62 Laurence Bertrand Dorléac, Histoire de l’art, Paris, 1940-44 (op.cit.), p.19. Notons cependant que les expositions des Peintres de tradition française pendant l’Occupation étaient beaucoup moins subversives et risquées que les expositions clandestines à la galerie Jeanne Bucher, par exemple, qui dès 1941, présentait les maîtres de l’art moderne, comme Klee, Kandinsky, ou bien Léger. 63 Gaston Diehl (dir.), Les Problèmes de la peinture, Confluences, Paris, 1945. 64 Gaston Diehl, « Actualité de la peinture expressive : l’activisme » (p.223-232), in Les Problèmes de la peinture (op.cit.), p.226-227.

29 français. Un ouvrage de Pierre Francastel paraît l’année suivante et marque l’apparition d’une nouvelle étiquette, ou du moins la réactualisation d’une étiquette déjà existante, celle d’ « Ecole de Paris »65. Il évoque d’abord sa rencontre avec la nouvelle peinture lors de l’exposition Douze peintres d’aujourd’hui en 1943, puis s’attache à en déceler les origines à travers plusieurs chapitres concernent les maîtres du XIXè siècle et du cubisme. Il aborde enfin « les problèmes de la peinture d’aujourd’hui » au sein de son sixième chapitre puis conclue sur l’année 1944 en décrivant le Salon de la Libération. Cette année constitue pour Francastel l’avènement de la nouvelle Ecole de Paris : « Les Américains circulent déjà dans ce Salon, dans les galeries ; ils visitent les ateliers. La peinture française s’apprête une fois de plus à affirmer sa primauté absolue : c’est elle qui va demain témoigner la première, dans le monde, de notre souveraineté intellectuelle retrouvée. »66

Le terme d’Ecole de Paris était à l’origine destiné à l’avant-garde de la première moitié du siècle et rassemblait les grands innovateurs tels Pablo Picasso, Georges Braque ou Henri Matisse, ainsi que les précurseurs abstraits étrangers mais rassemblés à Paris (Kandinsky, Mondrian, Van Doesburg). Il reflétait le climat d’effervescence de la capitale Française qui exerçait une intense attraction sur les artistes de toutes nationalités. Le fait est que la jeune génération d’après-guerre s’inspire de ces grandes figures qui ont constitué l’Ecole de Paris – à la française - il apparaît donc logique que certains critiques recyclent ce terme. Il n’est pas anodin que cette expression renvoie également au prestige passé de la capitale, prestige que l’on tente de retrouver et de réaffirmer tout au long des années quarante et cinquante. Pour Francastel, il semble que la Nouvelle Ecole de Paris rassemble ces artistes qui s’inspirent des maîtres modernes67, cette étiquette sera pourtant étendue très rapidement à toutes les nouvelles tendances françaises, provoquant une surenchère de confusion. Les artistes ont souvent défendu leurs particularités, refusant catégoriquement d’être associés à un amalgame sans aucune unité. Karl Otto Götz, peintre informel Allemand ayant néanmoins eu de nombreux rapports avec les milieux artistiques français, a déclaré a posteriori : « L’Ecole de Paris des années cinquante, nous n’en faisions pas partie, ni Hartung, ni Soulages. C’était Bazaine, Manessier, Bissière, Le Moal et beaucoup d’autres. C’étaient les célébrités. […] On a classé les artistes allemands parmi les membres de l’Ecole de Paris à partir des années soixante, et je n’étais pas d’accord. Soulages et Mathieu, Hartung, Dubuffet et Fautrier : tous rangés dans le même tiroir. Impossible aujourd’hui de rectifier le tir. »68

Ces observations de Götz nous indiquent que les peintres de la jeune génération, les anciens peintres de tradition française, eurent un succès rapide et une renommée officielle – le terme d’Ecole de Paris suggérant ce caractère officiel - dès les années cinquante. C’est peut-être ce qui a contribué à déclencher l’hostilité des autres peintres de la scène parisienne, ceux qui tentaient de repartir de zéro et de constituer un langage neuf. Ceux-ci n’ont pas acquis un succès aussi rapide et critiquent la Nouvelle Ecole de Paris à cause de son académisme et du réemploi de formules

65 Pierre Francastel, Nouveau dessin, nouvelle peinture, l’Ecole de Paris, Librairie Médicis, Paris, 1946. 66 Ibidem, p.178. 67 Jean-Clarence Lambert parle, lui, de La Jeune Ecole de Paris, éditions Georges Fall, Paris, 1958. 68 Cette déclaration est rapportée par Marie-Amélie zu Salm-Salm, in Echanges artistiques franco-allemands et renaissance de la peinture abstraite dans les pays germaniques après 1945, L’Harmattan, Paris, 2003, p.77-78.

30 expérimentées depuis la première moitié du siècle. Sur ce point, le discours de Bazaine entre en opposition avec la réception de son travail par les autres artistes, il déclarait en effet :

« […] nous voyons déjà ceux-ci préférer se mettre le nez au mur, et se livrer à de stériles ‘retour à’ ou ‘à la manière de’ : en quoi ils sont sûrs d’être applaudis par une critique distinguée et qui connaît son folklore. […] »69 Nous imaginons ici que Bazaine fait références à des artistes tels Bernard Buffet, réutilisant un langage tout à fait conventionnel, mais d’autres, comme Dubuffet ou bien des abstraits lyriques, auraient très bien pu dire la même chose des anciens Peintres de tradition française. Pourtant, les informels – ou quelqu’autre étiquette qu’on ait pu leur attribuer – n’ont pas donné à la critique cette impression d’homogénéité dont ont au contraire fait preuve Bazaine, Estève, Gischia, Manessier, ou bien Lapicque, Le Moal, et caetera. Nous supposons que c’est précisément ce qui a fait leur succès : il était sans doute plus aisé d’analyser la peinture d’un groupe de peintres qui avaient les mêmes références et le même langage formel. Les acteurs de l’Ecole de Paris ont également su se rassembler dans les expositions, en des groupes plus petits, selon leurs affinités à la fois personnelles et plastiques ; ils sont parvenus à créer enter leurs travaux une certaine unité, et même peut-être une constance. En d’autres termes, ils ont pu, par la force du nombre, ainsi que par la cohérence entre leur discours et leur peinture, se rendre visible très tôt auprès d’un public relativement large, contrairement aux autres artistes qui émergent à la même époque. Ils ont acquis cette visibilité d’abord par le groupe, et seulement auprès de quelques critiques, en se montrant dans de petites expositions et à travers quelques publications. Ils se sont ensuite intégrés dans des manifestations d’envergure, comme le Salon de la Libération, qui eut, comme on peut le supposer, beaucoup de retentissement du fait des évènements auxquels il se réfère ; ils sont parvenu à s’exporter et à trouver une réception favorable à l’étranger, notamment dans les pays du nord de l’Europe en ce qui concerne Bazaine, Estève et Lapicque. Leur atout est enfin d’avoir affirmé, de plus en plus, après le succès du groupe, leurs caractères et particularités propres. Bazaine (1904-2001), Estève (1904-2001), Gischia (1904-1991) et Manessier (1911-1993) étaient des peintres figuratifs et quasiment autodidactes lorsqu’ils ont commencé à peindre dans la première moitié du siècle. Deux d’entre eux, Bazaine et Manessier, ont suivi les cours de Bissière (un des exposants lors de l’exposition Vingt jeunes peintres de tradition Française) en 1941 à l’Académie Ranson, avec Bertholles (dès 1935) et Le Moal. Ils y ont reçu l’enseignement de Kandinsky et surtout de Klee au travers du filtre de Bissière, artiste abstrait marqué par les grandes innovations françaises comme le cubisme. C’est sans doute cet enseignement commun, et leurs affinités humaines qui justifient les travaux très proches de Bazaine et Manessier. On retrouve chez ces deux peintres le même attrait pour la couleur et la lumière (c’est la raison pour laquelle on les associe à Bonnard) : selon l’enseignement de Bissière, la forme est dissolue pour accentuer la luminosité. On ne distingue ainsi pas de formes précises, mais des rythmes donnés par l’agencement des couleurs qui font contraste. La couleur est le point de départ pour créer l’organisation de la toile, souvent selon des

69 Déjà cité plus haut.

31 mouvements ascendants, comme on le constate chez Bazaine avec La Messe de l’homme armé de 1944 (fig.1), ou chez Manessier dans le Salve Regina de 1945 (fig.2).

Fig.1. Jean Bazaine, La Messe de l’homme Fig.2. Alfred Manessier, Salve Regina, 1945, armé, 1944, huile sur toile, 116x73 cm, huile sur toile, 195x115 cm, musée des collection Paule et Adrien Maeght, Paris. Beaux Arts, .

Par la suite, ils évoluent tous les deux vers la recherche d’une ligne plus affirmée, cloisonnant les touches de couleur. Cela se traduit chez Bazaine par des compositions de plus en plus graphiques, puis nerveuses et animées de soubresauts, grâce à une touche qui gagne en rapidité (Terre et ciel, 1950, fig.3 ; Le Buisson, 1958). Manessier, quant à lui, se sert de ces cloisonnements afin de créer des plans de plus en plus indépendants les uns des autres, affirmant plutôt la forme, pour enfin revenir à une touche autonome (L’Hiver, 1950, fig.4 ; Noël 1958, 1959). Maurice Estève est un véritable coloriste, ses couleurs définissent des plans différents qui se superposent le plus souvent (Chaise longue en été, 1947). Associant le travail sur la forme de Cézanne, et les couleurs criardes des fauves, Estève parvient à faire de ses compositions des espaces aux volumes emboîtés, formés par les plages de couleur, à la manière d’Ardentes en Berry, de 1949 (fig.5). Léon Gischia se situe à part de ces trois artistes non-figuratifs et coloristes, il se sert de la couleur afin de créer la forme, mais à la manière de Léger, conjuguée au travail des cubistes sur le volume. Il

32 développe ainsi son langage plastique jusqu’en 1945, à travers une figuration géométrisée que l’on perçoit dans le Nu couché de 1945 (fig.6). Il simplifie et réduit progressivement la forme à ses volumes les plus simples (Femme à la balustrade, 1946 ; Femmes au trapèze, 1948), pour atteindre finalement à une abstraction minimaliste avec des toiles comme Composition sur fond ocre de 1956 (fig.7).

Fig.3. Jean Bazaine, Terre et ciel, 1950, Fig.4. Alfred Manessier, L’Hiver, 1950, huile sur toile, huile sur toile, 195x130 cm, Fondation 131x193 cm, Nasjonalmuseet for Kunst, Oslo. Marguerite et Aimé Maeght, Saint-Paul- de-Vence.

Fig.5. Maurice Estève, Ardentes en Berry, 1949, huile sur toile, 65x54 cm, collection particulière, Paris.

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Fig.6. Léon Gischia, Nu couché, 1945, huile sur toile, Palais des Musées Royaux de Belgique, Bruxelles.

Fig.7. Léon Gischia, Composition sur fond ocre, 1956, huile sur toile, 73x100 cm, collection particulière.

34 Ces quatre peintres ne sont en aucun cas restés figés dans les mêmes formules, mais ont fait progressivement évoluer leur langage de 1944 à 1960 et au-delà – de manière parallèle, mais toujours autonome. Ils n’ont pourtant cessé de se référer à la tradition des modernes, contribuant – en tant que vulgarisateurs des formules modernes - à faire accepter au public les innovations de la première moitié du XXè siècle. Ils connurent un succès grandissant et international tout au long des années cinquante. Jean Bazaine est reconnu, à travers son exercice de théorisation dès 1948 lorsqu’il publie ses Notes sur la peinture d’aujourd’hui (éditions Floury, Paris), dépassant les dogmes en revenant sur l’opposition entre figuration et abstraction, et marquant l’esthétique des années cinquante – il fut d’ailleurs traduit en plusieurs langues et plusieurs fois réédité70. Il donne à cette occasion des conférences en compagnie de Fernand Léger à Anvers et à Bruxelles. Il semble que c’est cet aspect théorique qui ait contribué à donner à Bazaine une place de premier plan sur la scène artistique, à tel point que l’article publié dans Vogue en 1957 annonce : « L’un des peintres les plus intellectuels de la nouvelle génération »71. Cette phrase-choc est accompagnée du portrait en couleurs du peintre dans son atelier, dans une tenue bohème – rappelant un peu les portraits de Pollock – contrastant avec l’image de l’intellectuel à la discipline stricte72. Déjà en 1949, on mettait l’accent sur les convictions et recherches constantes de Bazaine, au sein d’un climat parisien où les modes esthétiques changeaient aussi vite que les cours du pétrole aujourd’hui.

« […] Bazaine est sans conteste l’un des peintres intéressants à perpétuer la recherche abstraite des ‘monstres sacrés’ de l’art contemporain français. […] Je connais assez la carrière de Bazaine et la conviction de ses idées sur l’art moderne pour n’avoir autre chose que du respect à l’égard de son intégrité et de la qualité de ses recherches. »73

Fig.8. Portrait de Jean Bazaine paru dans Vogue, New York, avril 1957.

Fig.9. Portrait de Jean Bazaine, provenance inconnue.

70 Deux ans plus tard, en 1950, Alfred Manessier publie dans la revue Esprit, et dans la même lignée que Bazaine, un article dans lequel il place la non-figuration comme une troisième voie entre abstraction et réalisme. 71 « One of the most intellectual painters of the new generation », déclaration d’un auteur inconnu tiré de l’article « Imprint of Paris », in Vogue, avril 1957. 72 Une autre photographie, publiée dans le catalogue L’Envolée lyrique (op.cit.), donne à voir le peintre dans une même attitude de nonchalance. Nous ignorons d’où provient ce cliché, mais il est possible qu’il ait été réalisé par Vogue, en même temps que l’autre, puisque le peintre porte la même tenue. 73 « […] Bazaine is unquestionnabily one of the interesting painters to continue the abstract research of the ‘sacred monsters’ of the french contemporary art. […] I know enought about Bazaine’s career and the conviction of his ideas on modern art to have nothing but respect for his integrity and the quality of his research. », extrait tiré de l’article de John Devoluy, « Art news in Paris », in New York Herald Tribune, 4 novembre 1949.

35 Léon Gischia fut quant à lui internationalement reconnu au début des années cinquante, en tant que pur plasticien, lorsqu’il précisa ses recherches géométriques sur la simplification des formes. Cette réception favorable s’explique sans doute par le climat de ces années, propice à l’abstraction formelle, comme en témoigne le succès du Salon des Réalités nouvelles. C’est en outre à cette époque que Gischia débute ses travaux au théâtre – influençant énormément le traitement de ses volumes en peinture - en tant que décorateur74 ; cette activité a sans doute pu lui donner une audience et une visibilité auprès d’un public plus étendu. À la même époque, Bazaine avait lui aussi travaillé pour le théâtre, mais aussi participé à de nombreux projets architecturaux et décoratifs75, tout comme Manessier76. Maurice Estève, enfin, a toujours déclaré « je ne veux pas être un artiste », préférant se qualifier de « fabricant de tableaux »77. Ces artistes ont ainsi toujours entretenu un rapport étroit avec l’artisanat et les arts appliqués, refusant l’académisme et le grand art, travaillant en autodidactes dans différents domaines afin de toucher un public plus étendu. En outre, ces activités annexes leur permettaient probablement de vivre mieux lorsque la peinture ne se vendait pas bien. La collaboration de ces artistes à l’univers des arts appliqués n’est pas un exemple unique, ni en France, ni en Europe. En Allemagne, par exemple, ces rapports sont naturels depuis la fondation du Bauhaus en 1919 et de nombreux peintres ont des activités extra picturales dans le domaine de l’industrie ; ces collaborations n’avaient pas les mêmes implications qu’en France, entre 1937 et 1945, puisqu’elles devenaient le seul moyen de subsistance des artistes condamnés par le régime. Ainsi, de 1937 à 1944, Willi Baumeister, artiste abstrait, travaille sur les pigments et laques industrielles pour le fabricant Kurt Herberts, à Wuppertal, firme qui abrite également Schlemmer et Krause. Dès 1939, Julius Bissier conçoit, à l’écart, des cartons de tissages et divers objets artisanaux ; il prolongera ces activités après 1945 par nécessité financière. Hann Trier, artiste qui a également travaillé avec le monde industriel déclare : « J'ai d'ailleurs moi-même participé à la profanation de ce qu'il y avait de 'sacré', en travaillant pour la publicité. [...] J'ai (...) été prié par un fabricant de textiles de prêter une de mes toiles ; il revint me voir en me disant qu'ils avaient fait un motif, un essai de tissu d'après le tableau et qu'il serait utilisé pour décorer [le stand] d'une foire (...), mais sans rien payer. J'étais furieux (...). Une autre fois j'étais bien content lorsqu'un hollandais, également fabricant de textile, vint chez moi. Il m'acheta des gravures et me demanda s'il pouvait les utiliser pour faire des tissus, en me faisant participer aux bénéfices. Je trouvais cela si honnête que j'ai accepté. »78

Bazaine, Estève, Gischia et Manessier ont souhaité pratiquer un art populaire, parlant au plus grand nombre, en opérant, comme d’autres, des excursus par rapport à la peinture. Il apparaît que la conjugaison de la peinture et des

74 Il confectionne les costumes et éléments scéniques de la production de Jean Vilar, Meurtre dans la cathédrale (T.S. Eliott), dont la première est donnée le 10 décembre 1952 au TNP, Palais de Chaillot. Il participera à d’autres projets de Jean Vilar, notamment dans le cadre du Festival d’Avignon. 75 Bazaine crée les décors et costumes pour le ballet de Janine Charrat, Le Massacre des Amazones, en 1952. Il participe également à de nombreux projets de mosaïques, notamment en 1951 pour le fronton de l’église d’Audincourt, en 1960-61 pour le siège de l’UNESCO à Paris et en 1963 pour le Foyer de la musique de la Maison de la radio. Il élabore enfin des vitraux dans les années quatre-vingt. 76 Il crée dès 1945 les décors et costumes de la pièce Marie-Anne victoire (de Jacques Tournier), mise en scène par Maurice Jacquemont et jouée au Studio des Champs Elysées. Il réalise comme Bazaine des travaux relatifs aux arts appliqués (tapisserie, vitrail, illustration). 77 Déclarations de l’artiste rapportées dans un article de G. Belton, « Estève », in Les Lettres Françaises, 24 novembre 1958. 78 Déclaration de l’artiste citée par Jean-Loup Korzilius, in La Peinture abstraite en Allemagne, 1933-1955. Sur le chemin vers l’inconnu, L’Harmattan, Paris, 2000, p.78.

36 arts appliqués, concernant ces quatre artistes, les ait exposés à une plus grande visibilité et ait suscité la sympathie d’une partie du public et de la critique, les conduisant à acquérir une certaine renommée. Manessier est ainsi récompensé en 1953 par le Prix de peinture de la Biennale de Sao Paulo, par le Prix Carnégie et le Prix international à l’exposition de Valencia (Vénézuéla), en 1955. Il reçoit le Premier Prix de l’Institut international d’art liturgique en 1962 - Manessier liait d’ailleurs énormément sa ferveur religieuse et la pratique de la peinture -, enfin, la même année, il est consacré par le Grand Prix international de peinture lors de la Biennale de Venise.

III – Institutions et avant-gardes Le rapport entre les avant-gardes et les institutions est particulièrement problématique en France, où le temps de digestion des innovations plastiques est assez long. Nous verrons à titre d’exemple de quelle manière sont réhabilitées les figures françaises modernes, contrastant avec le rejet toujours actuel en 1945 des grands protagonistes de l’abstraction de l’entre-deux guerres. Notre intérêt se portera en conséquence sur les initiatives prises quant à la promotion de ces précurseurs abstraits d’une part, de la jeune génération d’autre part, en marge du circuit officiel. Nous étudierons tout particulièrement le Salon des Réalités nouvelles en tant que relais nécessaire des institutions.

A – La réhabilitation des figures modernes Lors de la Libération en 1944, la création reprend de son ampleur – sans jamais avoir cessé complètement – mais toute la machine culturelle française doit être remise en marche. L’appareil officiel des expositions a continué de fonctionner pendant l’Occupation, mais il a souffert d’une politique culturelle rétrograde prônant une esthétique du retour à l’ordre. Deux directeurs des Beaux Arts nommés par Pétain se sont succédés, Louis Hautecoeur et Georges Hilaire, menant tous les deux le même combat contre la ‘décadence’. Il n’y a alors rien d’étonnant aux choix d’accrochage du Musée d’Art Moderne - inauguré le 6 août 1942 au Palais de Tokyo -, n’exposant que des travaux conventionnels, et faisant l’impasse sur des artistes importants, qui plus est réprouvés par l’occupant. La plupart des lieux d’expositions comme les galeries et les Salons se perpétuent, montrant généralement de la peinture figurative, à l’exception de petites structures clandestines défendant l’art moderne79. Après quatre ans d’une politique culturelle rétrograde privilégiant la tradition comme la seule norme du bon goût, la Libération marque un tournant important, allant même jusqu’à provoquer une épuration – et ses dérives - au sein des milieux artistiques. L’Etat crée dès novembre 1944 une nouvelle trame culturelle instaurant la Direction Générale des arts et lettres, la Direction des

79 Concernant les évènements de la vie artistique durant l’Occupation, se référer pour plus de détails à Laurence Bertrand-Dorléac qui présente un travail très complet in Histoire de l’art, Paris, 1940-1944 (op.cit.).

37 musées de France, la Direction des bibliothèques et de la lecture publique, la Direction des archives de France, la Direction des spectacles et de la musique - programme répondant à un projet démocratique issu de 1937, et appuyé par la Constitution de 1946 qui préconise le droit à un égal accès à la culture. Nommé à la Direction des musées, Georges Salles expose son projet de modernisation des structures officielles le 3 novembre 1945 : il requiert du Conseil artistique des Musées Nationaux

« [d’] agir sans retard pour s’entendre avec les artistes tels que Matisse, Bonnard, Braque, Picasso, Rouault, pour effectuer avec leur aide un choix d’œuvres particulièrement significatives des différentes phases de leur carrière »80.

Ainsi, sont ouverts en mai 1947 le Musée du Jeu de Paume réservant une place privilégiée à l’impressionnisme, puis en juin le Musée National d’Art Moderne, réunissant une collection présentant des œuvres allant du XIXè siècle jusqu’à l’art moderne. Lors de l’inauguration du MNAM, Georges Salles déclare de manière symbolique : « Aujourd’hui cesse le divorce entre l’Etat et le génie. »81

La volonté des structures officielles d’intégrer l’art moderne au sein des collections nationales s’accompagne inévitablement d’un choix évoqué plus haut à travers les propos de Georges Salles, citant simplement quelques artistes. Ce n’est finalement pas un panorama complet de l’art moderne que l’on souhaite proposer au public, mais seulement un panel de figures emblématiques dont la réputation n’est plus à faire en France, et qui est même déjà établie aux Etats-Unis pour certains. De même, la digestion de l’art moderne par le public et par les institutions s’opère de manière très ciblée : on ne considère pas les innovations majeures de l’Ecole de Paris – dons son caractère international – mais bien les personnalités marquantes de l’art français. Nous évoquerons à ce propos le cas de deux peintres qui sont selon moi symptomatiques des conditions de l’intégration de l’art moderne au patrimoine français, Pablo Picasso et Fernand Léger. Le succès populaire de l’art moderne fut rapide – bien qu’extrêmement sélectif – mais cette ascension ne fut pas saluée unanimement et provoqua bien des heurts, plus spécifiquement concernant la figure de Picasso. En 1944, le Salon d’Automne, célébrant les récents évènements historiques, se déroule exceptionnellement sous la bannière du Salon de la Libération. Marquant la fin de la censure nazie, il rend alors un vaste hommage à Picasso – interdit de peindre sous l’Occupation – avant même l’annonce des résolutions de Georges Salles, et expose également Bonnard, Braque, Léger, Matisse, Rouault et Villon. Devant l’ampleur des protestations de certains visiteurs, la polémique est immédiatement déclenchée et les partisans comme les opposants s’affrontent in situ au Salon, ou de manière plus conventionnelle par presse interposée. « Révolte contre un Picasso militant, peintre moderne ou étranger ? »82 Certains

80 Cette décision est reproduite par Gérard Monnier, in L’Art et ses Institutions en France, de la Révolution à nos jours, Gallimard, Paris, 1995, p.321. 81 Ibidem, p.317. 82 Laurence Bertrand-Dorléac, L’Art de la défaite (op.cit.), p.286.

38 louent le peintre moderne français et exemplaire qui ne s’est pas soumis à l’occupant, en continuant à peindre selon ses convictions esthétiques – le Salon expose une majorité d’œuvres réalisées depuis 1939 -, d’autres saluent les convictions politiques affichées, puisque Picasso adhère au parti communiste le 5 octobre 1944. L’affaire est abordée par la presse selon un angle idéologique : « Une centaine de jeunes gens, reprenant une méthode chère aux nazis et aux miliciens, se sont livrés, dans la salle réservée à Picasso, à d’ignobles violences. […] L’art dégénéré des Allemands a fait des émules chez les fascistes Français. »83

Ce même article précise qu’un groupe d’individus a provoqué une altercation en tentant d’arracher les toiles exposées ; après l’incident, la police a constaté la disparition de trois toiles, récupérées dans la soirée. Les voix qui s’élèvent contre Picasso ne se taisent pas avec la fermeture du Salon d’Automne et la bataille s’engage sur un terrain de plus en plus nationaliste à la suite de la reconnaissance officielle réclamée par le Directeur des musées. Dans son article intitulé « Après le scandale de Londres – l’art de Picasso n’est pas français », Waldemar George rapporte les violentes controverses suscitées par une exposition Picasso au Victoria and Albert Museum, et conclue : « On peut toutefois se demander si le père illégitime du cubisme peut être tenu pour un représentant du génie de la France. »84

À Georges Huisman de répondre quelques jours plus tard dans un article au titre des plus explicites, « Mais si, Picasso est un peintre français »85. Le conflit reste alors tellement présent et sensible que – extrapolations journalistiques ou intention délibérée du peintre – le principal intéressé ne se montre plus à ses propres vernissages. C’est ce que constate Charles Estienne dans son article, « Picasso absent a reçu tout Paris »86, à propos de l’ouverture d’une exposition à la galerie Louis Carré présentant des œuvres de 1939 à 1946. La controverse cesse finalement en 1947, lors de l’ouverture du Musée National d’Art Moderne, auquel Picasso fait don de dix toiles datées des vingt dernières années. Alors que le peintre devient une figure incontournable du paysage artistique parisien, rendu des plus visibles à travers l’action conjuguée de la presse et des institutions culturelles, ses détracteurs surréalistes de l’entre-deux-guerres se manifestent à nouveau à travers les articles d’André Breton et Benjamin Péret, tournant avec légèreté sa notoriété en dérision à travers une série d’articles publiés dans Arts87 : « prochain épisode : va-t-il douter de lui-même ? ». La polémique reprend pourtant en mars 1953 lorsque Picasso réalise un portrait de Staline pour son anniversaire (l’affaire éclate le 12), désapprouvé par le parti communiste français (le 18), et qui le place directement dans la ligne de mire de la presse, soulevant le problème du réalisme socialiste. L’opinion publique ne semble pourtant pas ébranlée

83 Cet extrait est tiré d’un article du 29 octobre 1944, signé J.B. et intitulé « Au Salon d’Automne – on avait volé trois Picasso », de provenance inconnue (archives de la Bibliothèque Kandinsky). 84 In Opéra, 13 mars 1946. 85 In Opéra, 27 mars 1946. 86 In Combat, 15 juin 1946. 87 « La Vie imagée de Picasso », illustrée par le dessinateur Braig, 11, 18 et 25 février, 1er et 8 février 1952. Cette série, organisée à la manière d’un roman-photo, nous rappelle les querelles de chapelle entre cubistes et surréalistes qui avaient lieu dans les années vingt.

39 par l’affaire, puisque Paris Match, malgré un article intitulé « Picasso époque rouge »88, publie une sereine photographie de Picasso en compagnie de sa famille, contrastant radicalement avec l’actualité. En juillet, la revue Arts semble avoir déjà oublié – ou vouloir étouffer – la polémique, puisqu’elle publie un photoreportage à propos des vacances du peintre sur la côte d’Azur (photoreportage de P.A. Constantin, paru le 31 juillet 1953). Malgré ces controverses à répétition, Picasso fut finalement intégré par le public comme le plus français des peintres français ; il devint la figure la plus populaire de l’art en France, un peintre vedette – et, il me semble, le seul peintre jamais montré en tenue de bain -, démocratisant – peut-être aussi démystifiant - la création avec la sortie du film de Clouzot en 1955, Le Mystère Picasso. Les critiques ne cesseront néanmoins jamais, accusant à répétition le peintre de se copier lui-même.

Artiste engagé, Fernand Léger n’eut pourtant pas à surmonter les problèmes de Picasso pour parvenir à s’intégrer parmi les figures de la modernité française. Il faut dire que malgré son exil aux Etats-Unis pendant la guerre, il est né en France. C’est la seule distinction apparente que l’on peut établir avec Picasso, en effet Léger adhéra également au parti communiste, le 19 octobre 1945, peu avant son retour en France au mois de décembre. Il fut alors très bien accueilli, Degand titre « Le Retour d’un grand peintre »89, tandis que Moussinac commente ses projets : « Contre la peinture dite de ‘chevalet’, exclusive, aux destinations justifiées mais limitatives, Fernand Léger a dressé l’espace mural, celui de demain, celui qu’amènera, de plus en plus, la reconstruction, sur nos ruines matérielles et aussi sur nos ruines morales et sociales. Contre l’art, objet de luxe, il annonce l’art ‘objet de la collectivité’. »90

Au sein de cette France en reconstruction, Léger parvient à susciter l’attention de la critique et d’une partie du public en considérant l’impact social de la peinture. Il se réinsère rapidement dans l’actualité nationale en présentant un projet susceptible de parler à tous : Les Constructeurs. Cette toile de 1950 est présentée en 1951 lors d’une exposition personnelle à la Maison de la Pensée Française (du 2 juin au 25 septembre), puis fait marquant, à l’usine Renault de Boulogne-Billancourt. Ainsi, Léger ne se contente pas d’utiliser le motif de l’ouvrier afin d’être salué par la critique et le cercle restreint du public fréquentant les expositions de peinture, il tente d’insérer son travail au sein de l’usine afin d’avoir un impact direct sur le public ouvrier, premier concerné par le sujet de la toile. Celle-ci fut accrochée dans la cantine de l’usine, mais n’eut pas l’effet recherché par Léger ; les travailleurs, ne comprenant pas sa démarche esthétique, s’arrêtèrent sur des points de représentation telles les incohérences de la pesanteur ou les poutres mal rivetées. Par la suite, la CGT refusa l’offre de Léger de placer Les Constructeurs dans son siège. Cet épisode sonne pour Léger comme un échec, il déclarait en effet à sa compagne quelques années plut tôt :

88 Par Odette Valeri. Cette source (archives BK) ne porte pas de date précise à part l’année. Compte tenu du sujet de l’article, nous en déduisons qu’il a pu être publié à la fin du mois de mars ou au début du mois d’avril. 89 Léon Degand, « Le Retour d’un grand peintre », in Les Lettres françaises, 12 avril 1946. 90 Léon Moussinac, « Fernand Léger retrouve la France », in Arts de France, n°6, 1946, p.33-42.

40 « Il va falloir reprendre ce travail auprès des ouvriers français, tâcher d’arriver à leur faire comprendre notre art – c’est un travail passionnant. Les grands jours du socialisme sont je crois arrivés. »91

Fig.10. Fernand Léger, Les Constructeurs, 1950, huile sur toile, 300x200 cm, Musée National Fernand Léger, Biot.

On ne peut ignorer l’idéalisme de Léger, ni son intention de faire de l’art pour tous. Malgré l’accueil frileux des Constructeurs par le public ouvrier, ce tableau eut un impact dans la presse artistique ; on peut cependant douter de cet impact dans le cas où la notoriété de Léger n’eut pas déjà été établie parmi les milieux critiques. Il semble que le dessein du peintre fut ici plus pédagogique qu’engagé, il ne trouva pourtant pas l’audience recherchée, et les implications politiques de la toile – effectives ou bien contestées - firent beaucoup parler la presse92, de même que l’éventuel prétexte de cette toile destinée à montrer son nouveau « réalisme de conception », théorisé en 1945 (La Forme humaine dans l’espace, éditions de l’arbre, Montréal). Léger participa dans cette orientation pédagogique à de nombreux projets publics de peintures murales, mosaïques ou vitraux destinés à des lieux de culte. Notons également quelques réalisations dans des lieux laïcs, dont la plus prestigieuse fut le bâtiment de l’ONU à New York en 1952. Léger ne trouva finalement une certaine audience qu’à son atelier, où il enseignait sa nouvelle théorie esthétique.

91 Fernand Léger, lettre à Nadia Khodassievitch, 22 août 1945, extrait reproduit par Martin Schieder, « Réalisme de conception : Les Constructeurs de Fernand Léger », in Fernand Léger, catalogue d’exposition dirigé par Sylvie Ramond (Musée des Beaux-Arts de , 1er juillet – 20 septembre 2004, Fage éditions, Lyon, 2004), p.80. 92 Un travail sur ce sujet a déjà été mené par Jean-Pierre Rioux, notamment dans son article « Les Constructeurs, emblème républicain », in Fernand Léger, catalogue d’exposition eu Centre Pompidou dirigé par Christian Derouet (29 mai – 29 septembre 1997, Paris), p.238-239.

41 La visibilité de ces deux artistes modernes après la Seconde Guerre Mondiale débute, nous l’avons vu, dans un premier temps par une reconnaissance nationale - exacerbée par un sentiment de liberté retrouvée - étouffée pendant les années d’Occupation. Cette reconnaissance passe chez Léger par un retour au territoire, tandis qu’elle est plus controversée dans le cas de Picasso, accentuant d’autant plus l’intérêt qui lui est porté, de la part de la critique artistique dans un premier temps, d’autre part à travers des médias de plus large diffusion comme Paris-Match. Concernant Picasso, son intégration par les structures institutionnelles – dans le même temps que celles d’autres modernes français - semble avoir conditionné la réception du public. Léger reste un peu à part de ce groupe moderne, tout en appliquant son idée de l’art pour tous qui reste manifestement un échec. Nous pouvons en déduire que la politique culturelle officielle – plus que la dimension sociale de l’art - joue un rôle dominant dans les conditions de visibilité des artistes auprès d’un public plus étendu. Georges Salles souhaite en 1945 intégrer un groupe de modernes à la tradition française - groupe dans lequel Léger ne fut pas intégré – mais c’est Picasso qui suscitera un plus vif engouement populaire par sa présence récurrente dans la presse à travers les propos de ses détracteurs et défenseurs. Le groupe est ainsi l’un des véhicules de la visibilité des artistes, malgré l’émergence réelle de quelques personnalités seulement – nous l’avons constaté à propos des Peintres de tradition française. Les institutions d’Etat ne constituent dans ce cas qu’un relais secondaire et tardif à la popularité des artistes, d’autant que le Ministère des Affaires Culturelles ne sera créé qu’en 1959. Les offices, dont la Direction des musées, énumérés précédemment, sont jusqu’à cette date avancée intégrés au Ministère de l’Education Nationale, symbolisant bien le peu d’importance que revêtent les arts durant la période de reconstruction sociale, économique et matérielle. Finalement, la déclaration faite par Salles en 1947, annonçant la réconciliation du génie et de l’Etat, aura uniquement permis la mise en lumière de quelques artistes ayant commencé leur carrière plus de trente ans plus tôt, sans aucune préoccupation ni pour la création étrangère, ni pour la jeune création contemporaine. En effet, en juillet 1959, le discours officiel a peu évolué, prouvant que rien de concret n’a pu être fait, André Malraux annonce ainsi lors de sa nomination eu Ministère des Affaires Culturelles :

« [Le but du Ministère est] de rendre accessibles les œuvres capitales de l’humanité et d’abord de la France, d’assurer la plus vaste audience à notre patrimoine culturel et de favoriser la création des œuvres de l’art et de l’esprit qui l’enrichissent. »93

La nouveauté est alors la place importante accordée à ce Ministère au sein du gouvernement, ainsi que l’image engagée que l’on tente de lui attacher à travers la figure de Malraux – engagement et importance illusoires si l’on considère les faibles financements qui lui sont alloués.

93 Extrait du décret du 22 juillet 1959, reproduit par Gérard Monnier in L’Art et ses institutions en France (op.cit.), p.333.

42 B – Ambivalence du Salon des Réalités nouvelles La visibilité et la promotion des jeunes artistes n’étant pas assurées par les institutions culturelles d’Etat dans la période qui nous intéresse, ce sont les salons qui prennent le relais. Le Salon était à l’origine une structure unique présentant les travaux de l’Académie des Beaux-Arts, par la suite, l’apparition et la succession des avant-gardes a entraîné la création de salons divers destinés à contourner les critères de présentation dictés par l’Académie. En 1945, on recense une multitude de salons, par conséquent nous ne présenterons que brièvement les principaux. Le Salon d’Automne, le Salon des Tuileries et le Salon des Peintres témoins de leur temps présentent un art traditionaliste et sont en outre dotés de jurys filtrant les artistes avant qu’ils ne soient exposés, restreignant ainsi considérablement les styles représentés. « Toutes les fois qu’une nouvelle tendance artistique, groupant un nombre suffisant d’artistes (entre cent et deux cents), apparaît, un nouveau Salon se constitue. »94

Cette constatation de Raymonde Moulin est sans doute justifiée concernant l’apparition des premiers salons transversaux à celui de l’Académie, cependant, ce n’est pas le cas en 1945. Le Salon des Indépendants, fondé pour échapper au dictat des institutions, ainsi que le Salon des Surindépendants furent en effet créés pour soutenir davantage des revendications bien précises que des tendances : l’absence de jury permettait à tout un chacun de présenter son travail, de manière démocratique, mais ne privilégiait en aucun cas des styles bien définis. L’avantage indéniable de ces Salons était de permettre aux artistes débutants, n’ayant encore aucune relation dans les milieux artistiques, d’exposer leur travail, tout en ayant l’inconvénient de présenter une foule éclectique dont les qualités plastiques et esthétiques étaient parfois douteuses. Le Salon de Mai fut quant à lui fondé en 1945, relevant non pas d’une tendance précise, mais se positionnant comme un témoin de la création contemporaine dans sa diversité et dans sa nouveauté ; selon Michel Ragon, il « réussissait ce tour de force de réunir presque tous les meilleurs éléments, abstraits et figuratifs, de l’art contemporain »95. Il ajoute en outre que le Salon avait de nombreux et incisifs détracteurs. « Tout cela est à hurler et semble avoir été conçu et exécuté sous la surveillance de psychiatres. A qui fera-t-on croire que c’est là le génie français ?... Des peintres venus on ne sait d’où et qui, en peignant ainsi, insultent à l’art. La question est de savoir s’ils le feront encore longtemps et impunément… »96

Malgré les inévitables critiques, ce Salon fut un succès dans la mesure où il présentait un panorama de l’art en train de se faire, sans jugement doctrinaire. Ces éléments mériteraient d’ailleurs que l’on s’y attache de manière plus approfondie, mais ce n’est pas là notre propos. Ce qui constituait la réussite – incontestable - du Salon de Mai selon Michel Ragon, ne permettait pas néanmoins de proposer un quelconque embryon théorique du fait de la diversité des

94 Raymonde Moulin, Le Marché de la peinture en France, éditions de Minuit, Paris, 1967, p.298-299. 95 Michel Ragon, Cinquante ans d’art vivant, Fayard, Paris, 2001, p.53. 96 Marcel Espiau, in Paroles françaises, cité par Ragon, ibidem.

43 travaux proposés. Or les difficultés de définition et de théorisation de l’art constituent encore aujourd’hui la problématique principale de l’époque étudiée. Cette lacune des salons annuels fut très tôt comblée – en partie – par le Salon des Réalités nouvelles, fondé par un amateur et défenseur de l’art, Frédo Sidès et organisé pour la première fois durant l’été 1946. Il devait privilégier l’abstraction, à la fois dans un souci de clarté, et avec pour but de la défendre sur la scène artistique ; la confusion est pourtant présente dès l’ouverture de la première édition. « L’association dite Abstraction-Création fondée en 1931, transformée en association dite Salon des Réalités nouvelles en 1946 a pour but : l’organisation en France et à l’étranger d’expositions d’œuvres d’art communément appelé : art concret, art non figuratif ou art abstrait, c’est-à-dire d’un art totalement dégagé de la vision directe et de l’interprétation de la nature. »97

Ces éléments de confusion portent d’abord sur la terminologie et la définition employées afin de caractériser le type d’art qui sera défendu au Salon, ensuite sur l’ancrage dans le passé explicitement annoncé ici. Ces points ont déjà été abordés de manière convaincante par Dominique Viéville dans le catalogue Paris-Paris98 et à plusieurs reprises par Domitille d’Orgeval99. Nous rappellerons ainsi brièvement les débats marquants qui animent la création du Salon ainsi que son histoire en nous appuyant sur ces auteurs, afin dans un second temps d’en tirer les conclusions qui intéressent plus particulièrement notre sujet à travers les notions de groupe et de visibilité des artistes. Le Salon des Réalités nouvelles se présente d’emblée, à travers le premier article des statuts de l’association - cité plus haut - comme le prolongement d’Abstraction-Création (1931-1936), association créée par Arp, Delaunay, Van Doesburg, Gleizes, Hélion, Herbin, Kupka, Tutundjian, Valmier. Elle rassemblait à Paris, de manière cosmopolite, les différents courants de l’abstraction, et notamment l’héritage hollandais de De Stijl, lié de près au terme d’art concret. C’est en 1930 que Van Doesburg crée à Paris la revue Art concret, terme préféré à art abstrait, puisque les éléments constituant le tableau étant des valeurs tout à fait concrètes, le tableau représente une réalité en soi. Le nouveau Salon se positionne ainsi de manière explicite dans une filiation de l’art abstrait de l’entre-deux-guerres. En insérant dans ses statuts la terminologie « art concret », le Salon se place en outre directement au cœur d’une polémique qui anime la presse artistique française (surtout le journal Arts à travers les critiques de Raymond Cogniat) depuis l’année précédente, amorcée par l’exposition Art concret à la galerie René Drouin (Arp, les Delaunay, Domela, Freundlich, Gorin, Herbin, Kandinsky, Magnelli, Mondrian, Pevsner, Taueber-Arp, Van Doesburg ; texte de Gorin ; exposition organisée par Nelly Van Doesburg). Il convient sur ce point de préciser que la polémique autour de l’art concret ne relève pas d’une exception française, mais qu’elle préoccupe également les milieux artistiques italiens, y faisant l’objet d’un farouche et semblable débat. Cette exposition se présente comme un premier bilan de l’art non-figuratif préfigurant la création du Salon. C’est alors au sein de ce climat de débats qu’ouvre au mois de juillet 1946 le 1er Salon

97 Premier article des statuts de l’association reproduit par Dominique Viéville dans son article « Vous avez dit géométrique ? Le Salon des Réalités nouvelles, 1946-1957 », in Paris-Paris (op.cit.), p.271. 98 Ibidem. 99 Citons notamment sa participation au catalogue d’exposition Art concret (sous la direction de Serge Lemoine, Espace de l’art concret de Mouans-Sartoux, 2 juillet – 29 octobre 2000, RMN, Paris, 2000), avec l’article « Le Salon des Réalités nouvelles : pour et contre l’art concret ».

44 des Réalités nouvelles. Art abstrait, concret, constructivisme, non figuratif (Palais des Beaux-Arts), sous un titre contradictoire comme le remarque Dominique Viéville, puisque dans l’esprit de plusieurs des peintres exposés, abstrait et concret constituent des termes contradictoires. Pour Van Doesburg et Arp, comme pour Gorin et Herbin, abstrait ne renvoie qu’à une réalité abstractisée de la nature, tandis que concret signifie une pure réalité, création de l’esprit humain. Contradictoire, le comité directeur l’est aussi : il ne comprend d’une part aucun artiste, et compte d’autre part parmi ses membres le détracteur même du terme art concret, Raymond Cogniat, le directeur de Arts. Il est présidé par Andry-Farcy, le conservateur du Musée de Grenoble, et se compose de Nelly Van Doesburg, de Marie Cuttoli (galeriste), de Jean-Louis Barrault (metteur en scène), ainsi que de Paul Viard (mécène). Ce premier Salon est à la fois un hommage aux artistes disparus à travers la présentation d’oeuvres des maîtres de l’abstraction, une manifestation de reconnaissance aux pionniers toujours vivants, ainsi qu’un panorama des jeunes artistes représentatifs de l’abstraction100. « Une impression ambiguë se dégage de ce premier Salon qui n’est ni tout à fait un bilan de l’abstraction en dépit de l’hommage rendu aux artistes disparus avant la guerre ou au cours de celle-ci, ni un panorama attentif des courants et mouvements contemporains […]. Par ailleurs, l’importante proportion d’artistes présentés à ce Salon et qui l’étaient déjà en 1939 à l’exposition du groupe Renaissance Plastique de la galerie Charpentier, accuse encore ce déséquilibre et renforce cette impression d’assister à la création d’une nouvelle institution […]. Le rappel de l’antériorité d’Abstraction-Création nommément désigné dans les statuts des Réalités nouvelles, ne fait qu’accuser cette ambiguïté […]. »101

Ces constatations de Dominique Viéville me paraissent tout à fait justes et justifiées, mais ne permettent pas selon moi d’accuser l’ « ambiguïté » du Salon, hormis en ce qui concerne la coexistence des tendances contemporaines abstraites – géométrique et gestuelle – relevant de bases théoriques contradictoires. Si l’on considère le climat artistique contemporain en France, il me semble que l’on devrait reconsidérer les choses sous un angle un peu différent et parler plutôt, à propos de ce premier Salon des Réalités nouvelles, d’une ambivalence nécessaire à la promotion de l’abstraction. Rappelons ainsi la décision de la Direction des musées de France d’inclure l’art moderne dans les institutions, au sein du patrimoine ; elle visait uniquement les représentants de mouvements français comme le fauvisme et le cubisme. Rappelons également l’hostilité de la critique et du public français face à l’entrée de Picasso, né sur le sol espagnol, au MNAM. Pour les institutions culturelles françaises, il n’a jamais été question de réhabiliter l’abstraction géométrique dont le foyer international se situait pourtant à Paris entre les deux guerres. Ne bénéficiant pas d’une reconnaissance officielle, l’abstraction doit donc dans un premier temps sa visibilité à certaines galeries, comme la galerie René Drouin qui organisa l’exposition Art concret en 1945. Dès 1941, la galerie Jeanne Bucher

100 Concernant les maîtres disparus, sont exposés Delaunay, Duchamp-Villon, Eggeling, Freundlich, Kandinsky, Lissitsky, Malevitch, Mondrian, Rambosson, Baranoff-Rossiné, Taueber-Arp, Valmier. Les pionniers vivants de l’abstraction sont représentés par Baumeister, Béöthy, Chauvin, Del Marle, Sonia Delaunay, Domela, Fleischmann, Gleizes, Gorin, Hamm, Herbin, Hartaux, Kupka, Lempereur-Haut, Leppien, Magnelli, Nouveau, Pevsner, Picabia, Valensi, Vantongerloo. Enfin, les plus jeunes artistes exposés renvoient à la fois à l’abstraction géométrique et à l’abstraction gestuelle contemporaines. Ces participants sont cités par Domitille d’Orgeval, « Le Salon des Réalités nouvelles : pour et contre l’art concret » (op.cit.). 101 Dominique Viéville, « Vous avez dit géométrique ? Le Salon des Réalités nouvelles » (op.cit.), p.271.

45 présentait des œuvres de Domela, Ernst, Kandinsky, Klee, Léger ; la galerie l’Esquisse organisait en mars 1944 l’exposition Peintures abstraites – compositions de matières (Domela, Kandinsky, Magnelli, de Staël), puis en novembre Les Etapes de l’œuvre de Kandinsky juste avant sa mort (décembre). La galerie Denise René ouvre ses portes en novembre 1944 avec une exposition Vasarely, et présente en février 1946 les œuvres de Degottex au sein de son exposition Peintures abstraites. Les galeries Colette Allendy et des Deux-Îles présentent, entre autres, les travaux de Fleischmann et Leppien. Colette Allendy organise même en avril 1946 une exposition associant l’art réhabilité par les institutions et celui qui ne l’est pas encore avec l’exposition Cubisme et art concret. Enfin, César Domela crée la même année un centre de recherche (rue de Cujas) et y organise un cycle de cinq expositions sur l’art abstrait dont la première débute en février. La reconnaissance de l’abstraction et de ses représentants étrangers, de même que la visibilité des artistes abstraits émergents sont ainsi assurées par les petites structures que sont ces galeries, qui prennent le relais des institutions officielles lacunaires. En 1946, la création du Salon des Réalités nouvelles représentait alors pour l’art abstrait un événement nécessaire et de première importance. Malgré le travail important des galeristes dans ce sens, le Salon - organisation semi-institutionnelle, semi-officielle – était la seule structure qui pouvait permettre de donner une visibilité d’envergure à l’art abstrait, notamment grâce à une présentation annuelle. Nous référant encore une fois à la remarque de Raymonde Moulin citée plus haut, les Réalités nouvelles ne représentent pas l’apparition d’une nouvelle tendance, mais démontrent au contraire la viabilité d’un véritable courant artistique vieux de trente ans et néanmoins toujours actuel, puisqu’il trouve encore ses représentants parmi les jeunes artistes. Ancrer le Salon dans l’héritage d’Abstraction-Création lui donne de fait une caution historique justifiant la validité des recherches contemporaines, mais constitue également une historicisation de l’abstraction, attestant ainsi la véritable réflexion théorique amorcée par les Réalités nouvelles. Dominique Viéville poursuit : « Le rappel de l’antériorité d’Abstraction-Création nommément désigné dans les statuts des Réalités nouvelles, ne fait qu’accuser cette ambiguïté ; l’évocation répétée de l’influence des divers groupes et mouvements abstraits de l’entre-deux-guerres sur ‘la formation artistique de la nouvelle génération’ revient comme un leitmotiv dans les textes publiés par le Salon, tendant de ce point de vue à constituer une véritable perspective historique dont toute expression abstraite serait issue. C’est là une conception qui réapparaît de manière rémanente jusqu’à la crise finale de 1956, bien qu’on la trouve surtout affirmée à l’occasion des premiers Salons. »102

Il relève ici l’appropriation de l’histoire de l’abstraction par le Salon des Réalités nouvelles, et surtout la prégnance de l’art construit, géométrique dans son discours, alors qu’en vérité, toutes les formes abstraites de l’après-guerre en France ne sont pas issues de cette branche particulière. Dominique Viéville aborde ainsi ce problème fondamental des Réalités nouvelles qui tend progressivement à se présenter, à travers l’art géométrique, comme la seule manifestation de l’abstraction ; c’est un point sur lequel nous reviendrons plus bas.

102 Ibidem. Nous soulignons le passage particulièrement significatif.

46 Le Salon des Réalités nouvelles assume ainsi le rôle double de vulgarisateur de l’art moderne sous son aspect géométrique et de défenseur de la création contemporaine. Il parvient dans le même temps - à travers une structure beaucoup moins confidentielle que ne le sont les galeries - à réhabiliter l’abstraction de l’entre-deux-guerres sur la scène parisienne, et à s’y appuyer dans le but de légitimer et de promouvoir les plus jeunes. La réussite de cette manifestation est de diriger l’intérêt du public sur deux générations différentes, afin de rendre des plus visibles l’abstraction. Inversement, les Réalités nouvelles constituent alors le plus formidable coup publicitaire des années d’après-guerre puisqu’à travers un courant artistique, ce sont deux générations d’artistes qui amorcent leur parcours vers une reconnaissance générale, l’abstraction étant en passe de devenir le courant artistique dominant en France. Plus que les enjeux promotionnels, le Salon assume le rôle des institutions culturelles d’Etat en donnant à voir non seulement les maîtres abstraits, mais surtout le caractère international de l’abstraction. Il devient alors un hybride entre les salons traditionnels rendant visible la jeune génération et les musées nationaux, censés montrer l’histoire. On a critiqué le Salon pour le caractère trop institutionnel de sa démarche, c’est cependant ce dont la scène artistique française avait besoin afin de prendre en considération les expériences abstraites. C’est bien la création d’une institution qui a permis de reconsidérer l’abstraction et c’est pourquoi nous avancions la nécessité d’ambivalence de ce Salon. La composition du comité directeur de la première édition prend alors tout son sens en représentant les différentes composantes du marché de l’art - galeries, presse, mécénat, musées – indispensables à la visibilité de l’œuvre ; un artiste ne se construit pas seul. La structure du Salon - visant à rendre visible l’abstraction – se complète lors de sa deuxième édition en 1947, année de la première publication du Cahier des Réalités nouvelles, année de l’ouverture à l’international (les artistes étrangers présents à la première édition avaient vécu ou vivaient à Paris), et surtout année des premières expositions en province. Lors de cette deuxième édition, une sélection d’œuvres est faite au Salon de Paris, puis exposée ensuite dans les villes de Bordeaux et ; en 1949, les Réalités nouvelles se rendront de la même manière à Lyon. Cette trouvaille exemplaire permet évidemment une plus large diffusion de l’art et donc de sa visibilité, et contribue surtout à sortir de Paris qui détient à cette époque le monopole sur la culture française. Le Salon des Réalités nouvelles, entre avant-garde et institution, est la première démarche, voire même la seule démarche d’envergure pour la promotion de l’art, dans le sens où il utilise tous les moyens de diffusion à sa portée pour être plus visible : salon, expositions itinérantes, publications. Il devient une véritable structure organisée – seul bémol : le Salon se tient durant l’été.

C – Abstraction géométrique : entre dogmatisme et invention À travers le Salon des Réalités nouvelles, ce n’est pas un mouvement, ni un groupe qui se distingue sur la scène française, mais tout un courant artistique. L’abstraction ne devient pas instantanément populaire grâce à ce Salon, mais

47 il y contribue largement à la fin des années quarante, et elle devient l’expression dominante dès le début des années cinquante. Le Salon, uniquement dédié à l’abstraction, connaît quant à lui un succès fulgurant, dû en partie à l’absence de jury, et sans doute à son engagement en faveur d’une seule expression qui séduit beaucoup d’artistes. Mis à part le Salon de Mai, le Salon des Réalités nouvelles est considéré par les artistes abstraits et une partie de la critique comme la seule structure capable de proposer un art innovant. Pourtant, malgré les Cahiers et les expositions itinérantes, on peut s’interroger quant à la visibilité réelle de chaque artiste au sein des manifestations annuelles. Autrement dit, en faisant la promotion de tout un courant, n’écrase-t-on pas les personnalités dans la masse des artistes ? Certaines figures charismatiques se dégagent dans un premier temps à travers l’élection du nouveau comité directeur du Salon en 1947 : Félix Del Marle et surtout Auguste Herbin, vice-président, qui se positionne comme le maître à penser de l’art concret. Après la polémique de 1945-1946, l’art concret semble pour un temps devenir le pilier central du Salon et de l’abstraction, réservant une place privilégiée à Herbin, apparaissant comme le garant de ses bases théoriques. Sa position au sein du comité lui permet alors de jouir d’un certain pouvoir et d’orienter la ligne de conduite du Salon ; en tant que membre fondateur de l’association originelle Abstraction-création et dépositaire des théories de Van Doesburg, héritage tant mis en avant dès la création du Salon, il semble également posséder une certaine influence sur la jeune génération - qui n’a pas sa place au comité. La puissance de l’aura d’Herbin auprès des plus jeunes artistes se vérifie d’ailleurs lors de la parution en 1949 de son essai, L’Art non objectif, non figuratif, dont les idées sont largement reprises et appliquées dès 1950.

« [L’œuvre d’art est] un monde en soi, l’expression de l’homme avec une discipline qui lui est propre, des moyens qui lui sont propres, dans un rapport exclusif de l’homme à l’œuvre.»103

Fig.11. Auguste Herbin, Composition sur le mot ‘Herbin’, 1950, huile sur toile, 128x195 cm, collection du docteur Max Welti, Zurich.

103 Auguste Herbin, L’Art non objectif, non figuratif, Paris, 1949. Passage reproduit par Nello Ponente in Tendances contemporaines, Skira, Genève, 1960, p.20.

48 Sa définition de la non-objectivité – terme remplaçant l’art concret – repose sur un alphabet plastique, suivant la conception rigoureuse de Theo Van Doesburg qui base la peinture sur un système plastique clair. Cette esthétique du plan et de l’aplat coloré est d’ailleurs appliquée de manière quasi générale, puisqu’en 1948 déjà était mis en place un jury d’admission sélectionnant les exposants et veillant à « l’homogénéité »104 du Salon. La même année, toujours dans un souci de clarté et pour répondre aux critiques dénonçant trop de nouvelles et douteuses vocations vers l’abstraction, le comité prépare un manifeste qui sera publié en 1949. Ce Premier Manifeste du Salon des Réalités nouvelles est rédigé d’après un questionnaire envoyé aux sociétaires de l’association et revendique une orientation très clairement géométrique avec une description d’éléments formels et un refus des demi-mesures : la non-figuration gestuelle devient inacceptable. « Afin de détruire une fois pour toutes la confusion créée, voulue et entretenue, nous précisons qu’on ne peut reconnaître loyalement comme abstraite non objective toute œuvre dont le contenu est incompatible avec les lois essentielles de l’art plastique et qui, volontairement ou involontairement, s’oppose en tout ou en partie aux définitions théoriques et techniques précisées ci-dessus. »105

Après le recyclage de l’art concret par Herbin, cet extrait du manifeste semble être une stricte ligne de conduite : la création est reléguée à une simple exécution suivant un mode d’emploi commun à tous. Cet événement encourage les départs de Magnelli et Arp, de même que ceux, l’année suivante, des représentants d’une abstraction plus spontanée. L’intérêt général se déplace pourtant en 1950 avec la salle Espace vers une autre conception de l’abstraction, revendiquée par Félix Del Marle et Jean Gorin qui se préoccupent de la synthèse des arts majeurs ainsi que de la question de l’application de l’esthétique néoplastique à la vie sociale. Alors que Charles Estienne dénonce la même année la tendance du Salon dans son pamphlet L’Art abstrait est-il un académisme ? (éditions de Beaune, Paris), émerge le groupe Espace (constitution en 1951 sous la présidence d’André Bloc, directeur d’Art d’aujourd’hui) s’orientant explicitement vers une pratique expérimentale contrastant radicalement avec les recettes d’Herbin. En quatre ans d’histoire, c’est la première fois que des artistes de la jeune génération présentés au Salon parviennent à conquérir leur visibilité en son sein. Espace est le seul réel groupe cohérent qui se détache par rapport aux productions présentées aux Réalités nouvelles. Deux branches apparaissent très rapidement : l’art cinétique à travers la personnalité de Nicolas Schöffer et la théorisation du spatiodynamisme (et Malina, Kosice, Tinguely, Bury,Takis) et l’art optique mené par Victor Vasarely (Agam et Soto). Ces deux tendances descendant du néoplasticisme et du constructivisme recherchent toutes deux la participation du spectateur, l’une en le remettant en situation dans l’espace, l’autre en posant la question du conditionnement du spectateur basé sur des chocs visuels. Ces esthétiques de l’expérimentation permettent à l’abstraction géométrique, ainsi qu’au Salon de reprendre un nouveau souffle et de

104 Terme de l’explication de Frédo Sidès aux restrictions de présentation convenues par le comité, in « Avant-propos », Réalités nouvelles, 2, 1948, p.2. Ce fragment est cité par Dominique Viéville (op.cit.), p.274. 105 Premier Manifeste des Réalités nouvelles, fragment cité par Dominique Viéville (op.cit.), p.276.

49 provoquer un réel renouvellement de ces entités grâce à des personnalités plus jeunes qui incarnent réellement la contemporanéité – une contemporanéité héritée des découvertes de l’entre-deux-guerres mais qui se réalise enfin pleinement, avec une tendance qui apparaît alors comme la seule voie de développement viable. Le Salon ne présente pas un groupe mais une tendance de l’abstraction basée sur des principes normés, et les règles de l’art non-objectif d’Herbin ne perdront de leur influence que lors de sa démission en 1956, lors du changement des statuts de l’association. Nous l’avons vu, le relais est pris dès le départ par les galeries, rassemblant un nombre moins important d’exposants, mais s’attachant à représenter une plus grande cohérence esthétique. C’est particulièrement le cas de la galerie Denise René, s’orientant très explicitement vers l’art concret, mais formulant des choix au sein même de cette tendance. La personnalité et l’influence de Denise René furent des atouts importants pour la défense de l’abstraction géométrique et la première exposition qu’elle organise marque d’emblée sa ligne de conduite. La galerie, dirigée par Denise René, sera malgré tout marquée par l’aura de Victor Vasarely. Avec le renouveau de l’abstraction marqué par la création des Réalités nouvelles en 1946, Denise René radicalise ses choix et privilégie dans un premier temps, à travers ses expositions, quelques personnalités. Deyrolle, Dewasne, Domela, Hartung, Piaubert, Poliakoff, Marie Raymond, Schneider, Vasarely constituent dans un premier temps « les artistes du groupe Denise René » ; Hartung et Schneider, partisans d’une veine plus gestuelle, partent en 1946 pour signer chez Lydia Conti, tandis que Jacobsen et Mortensen deviennent membres du groupe en 1947. L’expression de « groupe Denise René », employée par Jean-Paul Ameline106, me paraît tout à fait justifiée dans la mesure où ces artistes travaillent ensemble, suivant la même direction que la galeriste qui représente pour eux un soutien majeur - en témoignent les photographies présentant le groupe, ou quelques-uns de ses membres, autour de la figure de Denise René.

Fig.12. Le groupe de la galerie Denise René en 1948. Gilioli, Schneider, Degand, Dewasne, Jacobsen, Denise René, Odile Degand, Poliakoff, Vasarelt, Piaubert, Mortensen, Lucienne Kilian, Estienne.

106 Jean-Paul Ameline (dir.), Denise René l’intrépide, une galerie dans l’aventure de l’art abstrait, 1944-1978, catalogue de l’exposition présentée au Centre Pompidou, du 4 avril au 4 juin 2001, éditions du Centre, Paris, 2001, p.21.

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La galerie, loin d’être uniquement un lieu d’expositions, est un véritable pôle parisien de l’abstraction où sont organisés des débats publics, dans une veine moins conventionnelles que ceux de l’Atelier d’art abstrait, créé en 1950 par Jean Dewasne et Edgard Pillet. Dès 1950, Denise René suit la voie de la synthèse des arts, mais le fort ascendant de Vasarely suscite des querelles au sein du groupe et provoque les départs successifs de Gilioli, Poliakoff, Dewasne et Jacobsen. Vasarely devient alors une sorte de chef de file plus âgé, comparable en quelque sorte à Herbin et son emprise au Salon. Les plus jeunes, comme Soto, Agam, Bury et Tinguely (nés dans les années vingt) déplorent la trop grande influence de l’artiste sur la galerie lors de l’exposition Le Mouvement, organisée en 1955.

Fig.13. Galerie Denise René, exposition Le Mouvement, 1955. Jacobsen, Sculpture mobile ; Soto, Trois, six, neuf ; Tinguely, Sculpture électro-mécanique ; Duchamp, Machine optique ; Agam, Courbes en mouvement ; Calder, Mobile.

Denise René expose la situation au cours de ses entretiens avec Catherine Millet : « Je dois encore vous raconter qu’après le vernissage de l’exposition du Mouvement, Vasarely est rentré chez lui à Arcueil tandis que moi, je suis allée prendre un verre dans un café place de l’Odéon, avec les quatre mousquetaires : Soto, Agam, Bury, et Tinguely. Je ne m’attendais pas à ce qui allait me tomber sur la tête. J’ai été prise à partie : ‘Comment ! Vous avez publié ce manifeste ! C’est Môssieur Vasarely qui occupe toute la place, qui a tout les droits. Et nous ? Pour qui nous prenez-vous ? Pourquoi ne nous avez-vous pas demandé des textes ?’ J’ai répondu : ‘Nous avons fait cette exposition sur une idée de Vasarely que je vous ai transmis en sa présence, je vous ai expliqué notre conception et la nécessité d’agir rapidement pour créer l’événement. À ce moment-là, qu’aviez-vous à proposer ?’ Vasarely (…) était devenu l ‘homme à abattre. »107

Cette exposition présentait, outre « les quatre mousquetaires » et « Môssieur Vasarely », Jacobsen, Calder et Duchamp ; le carton reproduisait en effet le manifeste de Vasarely, exposant les théories de Vasarely. Au moment où

107 Catherine Millet, Conversations avec Denise René, Adam Biro, Paris, 1991. Cet extrait est reproduit par Jean-Paul Ameline, idem, p.33- 34.

51 l’abstraction devenait une valeur financière, la réussite de quelques-uns provoquait sans aucun doute la colère des autres, mettant en doute l’esprit du groupe Denise René, et au-delà le collectivisme revendiqué par l’abstraction géométrique. Les quatre jeunes contestataires exposaient d’ailleurs séparément dans des galeries concurrentes bien avant Le Mouvement.

Ces considérations appellent à une interrogation majeure de la période : si l’on ne peut plus parler de mouvement, peut-on encore même parler de groupe ? D’autant que dans le domaine de l’abstraction construite, la récurrence de l’ascendant des artistes les plus âgés provoque des conflits d’une part, et représente bien les difficultés que les jeunes rencontrent pour s’imposer sur la scène artistique d’autre part. La galerie Denise René, au fait des innovations en matière de création s’engage pour le cinétisme à partir de 1955, expose Nicolas Schöffer à partir de 1956, mais ses penchants vers une esthétique abstraite traditionnelle, fidèle à Vasarely et Mortensen, provoquent finalement la rupture en 1957 avec Tinguely et Soto, réagissant au refus de Denise René de prendre en charge la promotion d’Yves Klein. La visibilité et la promotion par le groupe rencontre ses limites au fur et à mesure que les individualités deviennent plus fortes et surtout plus assumées, voire imposées.

52 DEUXIEME PARTIE DU COLLECTIF A L’INDIVIDUEL

« L’ère des mouvements collectifs est révolue. » Michel Tapié, 1953108

Nous avons vu que les groupes, même s’ils existent encore en France sur la période 1944-1960, ont de plus en plus de difficultés à se maintenir de manière stable sur le devant de la scène artistique. Les nouveaux courants qui émergent après la Seconde Guerre Mondiale ne sont plus précisément nommés, ni précisément constitués, et viennent renforcer cette idée de Tapié selon laquelle l’art se trouve dans l’incapacité à demeurer collectif. Nous étudierons ainsi cette marche vers l’individualisme, donnant de plus en plus de place à l’artiste. Les tendances seront questionnées, de manière linguistique d’abord, et surtout à travers les implications qu’elles sous-tendent, tant dans les milieux proprement artistiques, qu’au regard du marché qui prend dans les années cinquante de plus en plus d’ampleur. Nous nous attacherons également au problème du réseau, nécessaire au développement public de l’artiste, et conditionnant également sa réputation, puis sa renommée. Enfin, de quelle manière l’artiste peut-il se présenter en tant qu’individu, en dépassant ces notions de groupe et de réseau ? Comment passe-t-on d’un système collectif à une configuration différente où les réseaux – marchands notamment - se constituent autour de personnalités, et de moins en moins autour de conceptions picturales claires et définies ?

I – Les tendances

TENDANCE, n.f., (v.1800). Idées politiques, philosophiques, artistiques orientées dans telle ou telle direction.109

« Chaque décennie est caractérisée par une tendance, un mouvement ou un groupe. Il existe naturellement des expériences qui sont à cheval sur deux décennies, qui durent davantage (extrêmement peu nombreuses, à vrai dire), ou bien des pratiques artistiques, qui quoique mineures

108 « Espace et expressions », in Premier bilan de l’art actuel, 1937-1953 (dir. Robert Lebel), Soleil Noir, Paris, 1953, p.102-104. 109 Dictionnaire de la langue française, Larousse, 1987.

53 et minoritaires par rapport aux grands courants d’une décennie, y sont toutefois présentes et annoncent même les décennies suivantes. »110

A – Tendances et sens La période qui nous intéresse voit se généraliser le terme de tendance, et ce surtout à partir du début des années cinquante. L’une de ses définitions strictes – il possède en effet plusieurs facettes -, citée ci-dessus, nous renseigne avant tout sur la nature vague de ce mot qui, comme l’expression groupe, n’est pas spécifiquement réservé au champ lexical artistique, mais peut être appliqué à différents domaines. Il est en revanche clairement lié à l’exercice de la pensée, aux idées. La seconde citation, un peu caricaturale, présente néanmoins la tendance comme une notion distincte de mouvement et de groupe, nous éclairant d’abord sur ce qu’elle n’est pas. Il semble que tendance soit très employé dès les années cinquante afin de caractériser la peinture contemporaine, et particulièrement les différentes formes de l’abstraction, les tendances de l’abstraction. Dans Arts, Alain Jouffroy dénombre ainsi six catégories de l’abstraction : « 1. Des tableaux abstraits géométriques fidèles très exactement aux théories de Mondrian : pas de courbes, rien que des rapports entre des surfaces ; pas de mélanges, rien que des couleurs pures ; 2. des tableaux tachistes dans la tradition de Wols : pas de formes dessinées, rien que des recherches de ‘matières’ ; 3. des tableaux automatiques : pas d’utilisation de pinceaux, rien que de la couleur jetée, coulée ou posée à la sortie du tube ; 4. des tableaux de ‘signes’, inspirés de la calligraphie extrême-orientale (avec quelques calligraphie de peintres japonais proprement dits, en regard) ; 5. des recherches de formes et de rythmes purs, mais tout de même évocateurs, comme chez Atlan ou Alechinsky ; 6. des paysages abstraits ; survolés, inventés ou inspirés de paysages réels. »111

Devant cette diversification des formes de la peinture abstraite, il devient en effet délicat, et surtout tout à fait vague, de parler encore d’abstraction, il apparaît alors plus approprié de parler des abstractions – nous verrons pourtant plus bas que la figuration fait aussi partie de ces tendances. Ces catégories présentées par Jouffroy sont regroupées par Nello Ponente en 1960, dans son second tome concernant la peinture moderne, sous le nom de Tendances contemporaines112. Outre le paysagisme abstrait, représenté par quelques-uns des Peintres de tradition française, et l’abstraction géométrique, présentant des recherches parallèles notamment à travers le groupe Espace, les autres tendances ne sont ni spécifiquement nommées, ni précisément définies, mais sont associées sous l’étiquette générique d’art informel. « Le terme générique ‘d’art informel’ est utilisé pour désigner une tendance artistique qui marque toutes les années 1950, et selon laquelle, aussi bien dans la peinture que dans la sculpture,

110 Marco Meneguzzo, L’Art au XXè siècle, T.II : l’art contemporain, Hazan, Paris, 2007, p.8. 111 Nous ignorons la date à laquelle Alain Jouffroy a écrit ce commentaire, il est reproduit par Raymond Nacenta, in Ecole de Paris : son histoire, son époque, éditions Segher, Paris, 1960, p.52. 112 op.cit.

54 la matière primordiale, le geste instinctif et le signe violent et passionné sont les éléments constitutifs d’une nouvelle expressivité. »

« Les dénominations ‘d’art brut’ et de ‘tachisme’ donnent une définition partielle d’expériences artistiques dont l’inspiration peut paraître proche de l’existentialisme français, et qui pourraient être rangées dans ‘l’art informel’. Fondées sur l’émotivité et l’expression directe des pulsions (‘l’art brut’ est initialement l’art des aliénés) ou sur la ‘signifiance’ intrinsèque d’éléments involontaires (comme la tâche, d’où l’appellation de ‘tachisme’), ces tendances voient dans la matière, et surtout dans la matière brute, le fondement même d’une nouvelle expressivité, contrairement à la grande tradition de la forme. »

L’auteur rapproche également ces expériences de celle de Cobra dont l’« esthétique évoque aussi une sorte de surréalisme mis au goût du jour des années 1950 »113. Il désigne explicitement l’art informel comme une tendance liée à l’expressivité, regroupant des travaux proches mais néanmoins définis par des termes différents. Il est alors tout à fait intéressant de constater – en convenant qu’il ne s’agit peut-être que d’une heureuse coïncidence – que le sens de tendance véhicule également « des tendances naturelles ou des tendances psychologiques liées aux instincts ou pulsions »114, ou indique encore une « composante de la personnalité d’un individu, qui le prédispose ou qui le pousse spontanément à certains comportements »115. Or ce que l’on nomme la tendance informelle, concernant les années cinquante, est très clairement orientée vers l’individu d’une part – nous sommes en plein contexte existentialiste -, et vers une manière de peindre plus instinctive et spontanée d’autre part, en totale opposition à l’abstraction classique, géométrique. Ce postulat de spontanéité laisse ainsi apparaître les individualités de chaque acteur de cette tendance à travers des propositions plastiques parfois comparables, mais non homogènes – en tout cas beaucoup moins que les productions géométriques. On pourrait en ce sens diagnostiquer autant de styles qu’il existe de peintres informels, et c’est à mon avis ce pourquoi on parle de tendance à propos de l’art informel : les artistes se trouvent quasiment tous en adéquation concernant l’idée première vers laquelle ils sont orientés, tout en la traduisant plastiquement de différentes manières. Or nous avons déjà mis en évidence le champ de la pensée auquel se réfère la définition de l’expression tendance. L’emploi récurrent de cette expression à propos de la période étudiée, et plus précisément concernant les formes multiples de l’art informel, est symptomatique du problème d’indéfinition relatif à ces propositions plastiques. C’est évidemment un phénomène contemporain des expériences proposées par les artistes actifs dans les années cinquante, mais notons qu’il perdure encore aujourd’hui dans les études faites sur le sujet. Les trop nombreuses étiquettes apposées aux différentes tendances sont en effet réemployées dans des travaux récents, avec, souvent, la conscience aigue qu’elles sont dépassées, et qu’elles doivent par conséquent être dépassées. Les confusions terminologiques de cette époque nous permettent toutefois de prendre en compte l’extrême nouveauté de ces travaux,

113 Ces considérations sont tirées de l’ouvrage de Meneguzzo (op.cit.), p.17. 114 Dictionnaire de la langue française, Larousse (op.cit.). 115 Dictionnaire encyclopédique, Hachette, Paris, 1994.

55 et la liberté totale des artistes aussi bien face aux normes artistiques antérieures que face à celles auxquelles ils sont confrontés. Ces confusions ont également valeur de témoignage quant aux incessantes recherches et querelles esthétiques en cours, et démontrent la grande activité théorique régnant à Paris et en Europe, où rien n’est figé. Les discours théoriques et critiques, en constante évolution, semblent être soulignés, au fur et à mesure, par l’apparition de nouveaux termes caractérisés par une approche bilatérale : il viennent à la fois du discours des artistes et de celui de la critique. Le premier peintre à tenter de définir cette nouvelle vague abstraite est Georges Mathieu, à la fin de l’année 1947, lorsqu’il souhaite présenter une exposition sous le titre Vers l’abstraction lyrique, à la galerie du Luxembourg. Cet intitulé est changé au dernier moment par la galeriste Eva Philippe qui lui préfère L’Imaginaire. L’idée fait pourtant son chemin, puisque dans la préface du catalogue, Jean-José Marchand parle d’« abstractivisme lyrique ». En 1951 a lieu l’exposition Véhémences confrontées, regroupant des artistes de plusieurs nationalités, à l’occasion de laquelle l’exercice de définition de cette peinture est tenté par plusieurs critiques, mettant l’accent sur la difficulté de trouver des mots pour la caractériser ; c’est le cas d’Alfred Russel qui rédige la préface : « Il est difficile de décrire cet art si ce n’est en disant qu’il est sans tradition, qu’il est une poésie… du non-poétique, une révolte contre la dépersonnalisation, contre l’absence du mythe, contre quoi que ce soit d’intérêt utilitaire. Même la notion de peinture, considérée comme un objet d’art durable et précieux, est refusée par beaucoup de peintres américains qui veulent délibérément ignorer le métier de la peinture […] »116

Dans la presse, on ne donne pas encore d’étiquette à cette tendance, mais on s’essaie aussi à définir cet art qui ne ressemble à rien de connu. « Tous les peintres qui sont présents ont un point commun : le désir de montrer un choc, un drame, une bataille, un mystère, le désir d’égaler le mouvement psychologique de la pensée et non celui de montrer l’équilibre parfait de la beauté […]. Tous ces peintres, d’ailleurs, recherchent ce qui est indicible sous forme humaine. Leur mérite est d’annexer à la peinture un domaine peu fréquent de l’âme. »117

« ‘Véhémences confrontées !’ Sous ce titre c’est une ‘exposition-manifeste’ que présente actuellement la librairie Nina Dausset et les œuvres, peu nombreuses, peuvent être considérées comme les illustrations d’un abondant catalogue où se trouvent défendues contre le ‘formalisme abstrait’ les positions multiples, voire divergentes, occupées par des peintres ‘de races, de milieux, de cultures, d’expériences absolument disparates’ qui n’auraient en commun que leur opposition à ce ‘formalisme’. »118

Ces essais de définition, peu concluants, pointent néanmoins quelques idées intéressantes comme la « pensée » et l’« âme », et surtout les positions parfois « divergentes » des artistes, rassemblés uniquement contre le « formalisme ». À la fin de la même année, Michel Tapié organise au Studio Facchetti une exposition en deux volets, regroupant en son sein les tendances figuratives et non-figuratives de cette nouvelle peinture sous le nom de Signifiants de l’informel.

116 Cet extrait de la préface est reproduit par Sylvie Lecoq-Ramond, « Les vies différées de l’abstraction », in Abstractions France, 1940- 1965, peintures et dessins des collections du MNAM, catalogue de l’exposition du Musée d’Unterlinden, Colmar, 18 octobre 1997 – 1er mars 1998, RMN / Centre Pompidou, Paris, 1997, p.19-31. 117 Pierre Descargues, compte-rendu publié dans Arts, le 16 mars 1951, reproduit par Georges Mathieu, « L’Offensive anti-géométrique », in De la révolte à la renaissance, Gallimard, Paris, 1973. 118 Guy Marester, Combat, extrait reproduit par Daniel Abadie, « Chronologie », in Georges Mathieu, catalogue d’exposition, Galerie Nationale du Jeu de Paume, 17 juin – 6 octobre 2002, éditions du Jeu de Paume, Paris, 2003, p.262.

56 C’est la première fois que le terme apparaît, et il sera souvent préféré à abstraction lyrique dans la mesure où il est moins restrictif. On comprend en effet la volonté ambiante de ne pas enfermer ces nouvelles tendances dans des catégories trop strictes puisque c’est ce que les jeunes peintres reprochent précisément à la scène artistique contemporaine, notamment aux abstraits géométriques. À la fin de l’année suivante, en 1952, Tapié présente une nouvelle exposition chez Facchetti, cette fois-ci intitulée Un art autre, organisée à l’occasion de la sortie de son livre du même nom (Gabriel Giraud éditions, Paris, 1952). Ce titre des plus vagues est à mon avis encore destiné à ne pas cloisonner les expériences artistiques dans des étiquettes qui ne sont pas représentatives de la création, il a en outre l’avantage de présenter la production informelle en porte-à-faux par rapport aux autres courants de l’époque, tout en accentuant son caractère novateur. Les artistes ne se sont pourtant pas tous reconnus sous cet intitulé – ni d’ailleurs sous l’étiquette informelle. Dès 1950, les tentatives de définition de ces tendances informelles s’articulent de plus en plus en opposition par rapport à l’abstraction géométrique, on distingue alors l’abstraction chaude, faisant appel à la sincérité et à l’instinct, et l’abstraction froide, formelle et normée. Le début de cette querelle est engendrée par la parution de Charles Estienne, L’Art abstrait est-il un académisme ? (1951), qui marque un tournant d’abord au sein de son propre point de vue critique – défendant l’abstraction géométrique, il se range à partir de cette date du côté de ce qu’il appelle le « tachisme » -, ainsi que sur toute la scène artistique française, désormais animée par un débat ouvert entre les partisans du chaud et du froid. Simpliste, cette opposition presque manichéenne a néanmoins le mérite d’être claire. En 1962, Jean Paulhan prend le parti de distinguer et de nommer de manière arbitraire les tendances de l’art informel : on découvre ainsi les « expressionnistes » (Hartung et Poliakoff), les « intimistes » (Wols, Bryen, Bissière), les « impressionnistes » (Bazaine, Estève, Lapicque), les « constructeurs » (de Staël), les « naïfs » (Miro), les « calligraphes » (Mathieu), et bien d’autres. Il estime en outre que la peinture informelle, démarche qui consiste à fuir toute règle, apparaît en réalité avec Braque et Picasso qui entament la déconstruction de la forme119. On distingue encore aujourd’hui les peintres du signe à la plastique plus graphique – ceux que Paulhan nomme les « calligraphes » - et les peintres de la matière, acteurs du « matiérisme »120. Les querelles terminologiques sont nombreuses au sein de la période étudiée, et la surenchère de termes et de définitions ne facilite certes pas la compréhension de ces tendances informelles. Pourtant, la confusion réside selon moi dans les recherches rétrospectives entreprises sur ce sujet dès les années soixante qui, tentant de regrouper les artistes par familles plastiques, constituent un non-sens par rapport au postulat de départ qui s’efforçait d’abolir les simples distinctions formelles pour donner une nouvelle prégnance à l’idée et au geste. On comprend alors que certains aient préféré parler de tendances parallèles plutôt que de ranger les différentes pratiques et les artistes

119 Jean Paulhan, Art informel (éloge), Gallimard, Paris, 1962. 120 J’emprunte ce terme à Daniel Abadie qui l’utilise à propos de Fautrier, Dubuffet, Tapiès et Burri, « Trophées aux lambeaux du réel. Quatre figures-clés du matiérisme », in Paris-Paris (op.cit.), p.235-236.

57 dans des cases. On le comprend d’autant mieux si l’on se souvient des artistes informels quittant le Salon des Réalités nouvelles qui devient le lieu d’un dogmatisme exacerbé dès 1948.

B – Implications et valeurs L’emploi du terme tendances s’explique selon nous par un certain nombre de caractéristiques décrites plus haut, et propres au courant informel en ce qui concerne les années cinquante. Ces caractéristiques - aux implications théoriques évidentes et liées aux problèmes de définition ou plutôt d’indéfinition de l’art – sont aussi le reflet de nouvelles implications économiques de la création. Tandis que l’abstraction géométrique, au travers du Salon des Réalités nouvelles, s’articule autour de préoccupations telles que la légitimité, ou bien le relais de l’institution, la tendance informelle en France se construit majoritairement - et par nécessité - en fonction du marché de l’art. Notons malgré tout que les Réalités nouvelles, en tant que Salon, sont le moyen pour les artistes de se faire connaître des acheteurs. Les artistes français, comme la majorité des artistes européens, martèlent, et pour certains avec force, leur indépendance par rapport au système marchand ; pourtant, c’est bien un facteur de la production artistique qu’il faut prendre en compte et sans lequel les artistes ne peuvent composer. Si nous parlons de nouvelles implications économiques, ce n’est en aucun cas dans le but de montrer que le marché de l’art est un phénomène qui apparaît seulement dans les années cinquante, mais bien pour souligner qu’il prend à ce moment une nouvelle ampleur et qu’il est explicitement présent sur la scène artistique. Comme le démontre Raymonde Moulin121, le marché de l’art commence petit à petit à s’épanouir avant la Seconde Guerre Mondiale, jusqu’à son apogée durant l’Occupation, l’art étant l’un des meilleurs moyens afin de stocker les capitaux. Après-guerre, ces éléments favorisent l’extension du marché. L’art informel connaît un succès rapide : émergeant avec une première exposition de groupe en 1947, la réputation – dans les mondes de l’art - de quelques-uns de ses représentants est déjà faite au milieu des années cinquante. Son apparition est concomitante des bouleversements économiques français et mondiaux et du début des Trente Glorieuses à partir de 1946. En France, les années cinquante marquent un contraste par rapport aux années quarante puisque les finances chancelantes des années d’après-guerre sont suivies dès le début des années cinquante par un boom économique sans précédent qui connaît son apogée à la fin de la décennie. Le climat général français est favorable à l’art puisque l’inflation incite les spéculateurs à investir dans des valeurs refuges que sont les œuvres d’art. Au niveau international, les échanges concernant les œuvres d’art s’opèrent surtout avec les Etats-Unis qui bénéficient non seulement d’une situation financière florissante, mais qui se placent surtout comme des défenseurs de la nouveauté en art. Les galeries ne sont pas les seules à y exposer la jeune peinture, comme en France, mais des

121 Raymonde Moulin, Le Marché de la peinture en France, éditions de Minuit, Paris, 1967.

58 structures de plus grande envergure participent également à sa promotion. C’est le cas, par exemple du Whitney Museum de New York, dont les expositions thématiques contribuent à mettre en valeur les artistes européens, il présente dès 1945 l’exposition Europeans artists in America ; le Guggenheim Museum, quant à lui organise en 1953, Younger Europeans painters, avec quelques protagonistes de l’informel français. Le rapport de la jeune peinture aux structures importantes de présentation de l’art est bien différent en France, puisque cette tendance est ignorée des institutions, cependant, elle y est à la mode dans les années cinquante et le marché ne s’y trompe pas : la reconnaissance de l’artiste ne s’opère donc pas à travers les organes officiels, mais à travers l’argent. La production artistique dépend du système économique depuis l’impressionnisme, mais c’est à partir des années cinquante qu’un marché d’une réelle importance se crée autour de l’art vivant. Le phénomène de mode à la fin des années quarante et au tout début des années cinquante s’était centré sur l’abstraction géométrique, redécouverte par un certain public et fortement mise en valeur par les Réalités nouvelles. Il semble pourtant que la multiplication de ses représentants ait rapidement épuisé le marché : une trop grande quantité d’un même produit sur le marché lui fait perdre de sa valeur. Nous pouvons supposer que cet élément ait permis à la nouvelle tendance informelle de s’imposer rapidement sur ce même marché. En outre, la logique de cette forme d’expression, au sein de laquelle se succèdent – en apparence - tendances et terminologies nouvelles, répond aux impératifs de renouvellement, et surtout d’une rapidité du renouvellement des modes, correspondant au fonctionnement du marché. La constante théorisation et redéfinition de cette tendance lui permet d’être perpétuellement novatrice, grâce au discours, tout au long des années cinquante. En ce sens, l’informel répond d’une certaine manière à l’épuisement des avant-gardes éphémères : en menant une recherche critique ininterrompue, il lutte contre son propre immobilisme, et par là même contre son épuisement. Entre 1947 et 1952, les propositions plastiques ne changent pas fondamentalement, les artistes définissent et établissent leur style, en revanche, le discours théorique évolue. Au début des années soixante, le phénomène de mode s’essouffle cependant, remplacé par l’actualité artistique liée au nouveau réalisme, mais la tendance picturale ne disparaît pas pour autant, seul le discours s’épuise. Le marché concurrentiel de l’art des années cinquante est très étroitement lié aux réputations d’une part et à la rapidité d’exécution d’autre part. Autrement dit, si l’artiste produit peu, il aura moins d’occasions de se rendre visible des professionnels de l’art et du public d’une part, et ne pourra pas être compétitif sur le marché face à des confrères qui produisent plus et plus vite. De plus, le marché se basant sur les critères de novation et de spontanéité, on assiste à une course à la nouveauté, doublée de l’importance du geste, ainsi qu’à des conflits entre artistes ou entre groupes d’artistes à propos de l’antériorité des travaux. La novation étant primordiale, l’artiste qui parvient à prouver l’antériorité de ses expériences sur celles des autres, gagne du même coup sa légitimité, et chemin faisant, un probable succès artistique et commercial ; l’interdépendance entre le système marchand et culturel est telle que les artistes ne

59 peuvent en faire abstraction122. La société de consommation prend une réelle ampleur à la fin des années cinquante, et les produits culturels sont également concernés par cette logique de marché basée sur la production et l’achat. La vente des biens culturels concerne évidemment des cibles bien particulières, mais pour susciter le désir d’achat, il faut aussi les montrer et les promouvoir. La bataille qui s’engage alors sur la scène artistique, aussi bien en France qu’à l’étranger, repose, comme nous l’avons remarqué, sur la réputation, et donc sur les moyens de visibilité qui permettent de la conditionner. La présentation des artistes devient alors un enjeu aussi important que celle de leurs travaux ; ceux qui ne comprennent pas cette logique, ou bien qui la refusent, se trouvent alors en marge des circuits culturels et commerciaux ; d’autres l’assimilent et parviennent à élaborer des stratégies – la question est alors de savoir si celles-ci sont conscientes ou non – renforçant leur présence dans le milieu artistique. La condition de l’artiste dépend alors du marché et de la demande, et surtout des rapports qu’il entretient avec ce marché.

II – Les réseaux : l’exemple de l’abstraction lyrique Un artiste ne se construit généralement pas seul ; un artiste isolé ne peut se rendre visible sans l’appui d’une collectivité et de structures appropriées. Chaque tendance artistique regroupe en effet autour d’elle tout un réseau de relations qui comprend tout le circuit que l’œuvre d’art est amenée à parcourir : la production, bien entendu, à travers les peintres, la visibilité et le support marchand assurés par les galeristes et les critiques, qui assument également – dans une certaine mesure - la fabrication de la réputation. Ces étapes ne sont en aucun cas figées, c’est-à-dire que la réputation peut apparaître en amont du succès commercial et inversement. L’artiste ne peut subsister sans ce réseau qui lui est accessible par une somme de rencontres. D’après Raymonde Moulin, l’art est un « milieu d’interconnaissance » auquel il faut être « initié »123, autrement dit, il faut y être introduit ; selon Howard Becker, chaque monde de l’art est une chaîne de coopérations qui lie les participants entre eux124. Chaque réseau concentré autour d’une tendance particulière ne fonctionne pas en circuit fermé, mais en relation avec les autres réseaux, certaines personnalités ou certains évènements formant des ponts. Certains de ces nombreux liens sont aujourd’hui difficiles à détecter et leur établissement peut rapidement tourner à l’extrapolation – d’autant que les circuits internationaux sont de plus en plus nombreux après la Seconde Guerre Mondiale, et se mêlent souvent aux réseaux français. Il faut prendre en compte que la question des transferts culturels – qui ne pourra être réellement abordée dans cette étude - est bien présente au sein du courant informel auquel nous nous intéresserons ici. J’ai pris le parti de

122 Ibidem. 123 Raymonde Moulin, Le Marché de la peinture en France (op.cit.), introduction. 124 Howard Becker, Les Mondes de l’art, Flammarion, Paris, 1988 [University of California, 1982.]

60 m’attacher à cette tendance à titre d’exemple des réseaux artistiques dans la mesure où elle connaît un succès ample et rapide, preuve du fonctionnement optimal du milieu d’interconnexions dont elle est l’objet. Plus intéressant encore, cet exemple ne met pas en avant un groupe d’artistes strictement défini et présenté au sein d’une structure stable : on n’observe pas de réel baptême de groupe, puisque la tendance n’est pas nommée, mais constamment renommée, et que le groupe lui-même n’existe pas fondamentalement mais fluctue au rythme des allées et venues de chacun. Il n’y a enfin aucun manifeste commun. Il s’agit alors de démontrer comment émerge et fonctionne ce réseau, sans règle ni limite apparentes, mais qui parvient à s’imposer commercialement.

A – Rencontres et prémisses L’Imaginaire apparaît en 1947 comme la première exposition collective de ce que l’on appellera l’informel quelques années plus tard. La constitution progressive de cette tendance fut majoritairement construite à travers les expositions qui, en amont de leur organisation, furent le résultat de rencontres appropriées. Cet évènement, présenté à la galerie du Luxembourg par Eva Philippe, regroupe un ensemble de personnalités éclectiques : Jean Arp, Jean-Michel Atlan, Victor Brauner, Camille Bryen, Hans Hartung, Leduc, Georges Mathieu, Pablo Picasso, Jean-Paul Riopelle, Solier, Raoul Ubac, Paul Verroust, Vulliamy et Wols. Fraîchement arrivé à Paris en 1946, Georges Mathieu visite le premier Salon des Réalités nouvelles et porte un intérêt particulier aux travaux de Bryen, avec lequel il provoque une rencontre au moment où celui-ci se trouve en compagnie de Wols. Il découvre en mai de l’année suivante les travaux de Wols chez Drouin, qui sont pour lui un véritable bouleversement. Il présente cette année quelques toiles au Salon des Réalités nouvelles en juillet, puis en octobre aux Surindépendants. C’est à travers ces salons qu’il suscite l’intérêt du critique Jean-José Marchand qui cherche alors à le rencontrer. En l’espace d’un an, Georges Mathieu rencontre ainsi deux peintres déjà insérés dans le circuit des salons et des galeries, ainsi qu’un critique de presse ; il entretient en outre une correspondance avec René Guilly, critique lui aussi, qu’il avait connu lors de sa scolarité. Il semble que les discussions sur l’art avec ces critiques, ainsi que le constat que ces travaux passent quasiment inaperçus dans les vastes salons, aient fait germer dans son esprit l’idée de monter une exposition. Il est en cela fermement soutenu par Bryen qui l’introduit à la galerie du Luxembourg, y ayant lui-même exposé en novembre 1947. C’est alors grâce à l’initiative de ces deux peintres que L’Imaginaire peut avoir lieu au mois de décembre. La question des participations à cette exposition est assez délicate dans la mesure où le réseau devient plus flou, faute de sources. La présence d’Hartung s’explique sans doute par ses liens antérieurs avec Jean-José Marchand, tandis que les conditions de la rencontre entre Arp, Atlan, Leduc et Riopelle avec Mathieu et Bryen ne peuvent présentement être retracées, et mériteraient une recherche plus approfondie. Nous estimons qu’au sein de la programmation, Arp ait pu être considéré comme une personnalité-caution pour les jeunes peintres, destiné de fait à amener plus de visiteurs à la galerie grâce à un parcours

61 artistique riche et à un nom plus connu125. À cette sélection initiale, Eva Philippe ajoute Brauner, Picasso, Solier, Ubac, Verroust et Vulliamy, Picasso du fait de sa réputation bien établie, les autres, peut-être déjà liés par contrat à la galerie du Luxembourg ou bien de manière personnelle à Eva Philippe. Nous pouvons alors supposer que le projet de cette exposition reposait sur un marché entre Mathieu, Bryen et Eva Philippe : elle a pu accepter de les présenter à la galerie à la condition que ceux-ci admettent d’inclure dans leur groupe les personnalités choisies par elle et qu’elle souhaitait probablement promouvoir. C’est la raison pour laquelle nous parlons de rassemblement éclectique dans un premier temps, dû à des rencontres provoquées ou hasardeuses. L’exposition est naturellement préfacée par Jean-José Marchand qui parle de non-figuration psychique, expression qui ne semble pas tout à fait en accord avec le travail de Picasso, par exemple ; il insiste également sur l’impératif de liberté de la création : « Une seule tradition est valable : celle de la création absolument libre. Cette vérité n’a pu être obscurcie qu’avec la prise de conscience par l’artiste moderne d’une séparation possible entre la ‘forme’ et le ‘fond’, C’est-à-dire entre la technique et l’inspiration. […] Il est remarquable que cette tendance retrouve ainsi la simplicité qui précède les naissances. Désormais, la voie est libre. C’est aux peintres de nous montrer comment ils utilisent cette liberté. »126

Cet événement n’eut pas un grand retentissement dans la presse malgré quelques articles et un compte-rendu élogieux de Pierre Descargues, dans Arts, qui souligne que cette exposition, à l’inverse de nombreuses autres, possède un sens. L’année suivante, en 1948, Colette Allendy contacte Mathieu, désirant qu’il organise chez elle une exposition semblable à celle de la galerie du Luxembourg. Parmi les participants de l’événement précédent, seuls sont choisis pour être présentés chez Allendy Bryen, Hartung et Wols, groupe auquel s’ajoutent Picabia, Stahly et Tapié, les initiales de chacun donnant son titre à l’exposition, HWPSMTB, inaugurée le 22 avril. La rencontre du noyau initial d’artistes avec Tapié est importante dans la mesure où c’est lui qui deviendra l’un des théoriciens de la tendance informelle ; elle est aussi problématique puisque jusqu’à présent c’était Mathieu qui était non seulement l’organisateur, mais aussi le théoricien de l’abstraction lyrique. La présence de Tapié ainsi que celle de Stahly sont motivées par la volonté d’accueillir des sculpteurs au sein de l’exposition ; l’un expose des objets qui tiennent à la fois des arts africains et de Dada, l’autre pratique une sculpture non-figurative. Celle de Picabia, invité comme « vétéran d’honneur »127 par Colette Allendy, permet de donner une légitimité historique à l’évènement, et ce dans un tout autre sens qu’à travers la personnalité de Picasso – qui devient au même moment un personnage institutionnel de l’art français - au sein de l’événement précédent. Francis Picabia en effet, incarne plus que tout autre artiste de sa génération, un idéal de liberté toujours renouvelé à l’égard des normes, qui ne s’enferme pas dans une pratique spécifique, à travers les revirements successifs de son travail, le plus récent marquant un retour à l’abstraction. Le catalogue d’exposition, cette fois, n’est pas préfacé, mais laisse la latitude à chacun des artistes d’y publier un texte, seuls Hartung et Stahly ne se prêtent pas

125 Notons que les Réalités nouvelles lui attribuent déjà ce même rôle dès 1946. 126 Cet extrait de la préface est cité par Daniel Abadie, « Chronologie », in Georges Mathieu (op.cit.), p.260. 127 Cette intention de Colette Allendy est rapportée par Georges Mathieu, Daniel Abadie, idem.

62 au jeu128. Cet état de fait est très intéressant dans la mesure où les artistes, ainsi que les convictions qu’ils défendent, ne sont plus présentés par une tierce personne, mais par eux-mêmes, ce qui dénote une prise de distance à l’égard de la critique, ainsi qu’une importance grandissante du discours de l’artiste. Les textes des peintres leur permettent en outre d’affirmer leur propre personnalité, et leurs propres convictions sur l’art ; ils sont bien rassemblés au sein d’une même exposition, mais cette pratique permet de mettre en valeur l’individualité de chacun répondant à sa manière aux interrogations ambiantes sur la peinture. L’absence de manifeste commun renforce d’autant l’idée que pour ces peintres, la création est un appel de l’intérieur qui ne peut par conséquent être expliquée de la même manière par chacun, et ne peut a fortiori être retranscrite de fidèlement par le critique. On évite également, en supprimant la préface, les tentatives infructueuses de définition et d’établissement de liens fantasmés entre les travaux des différents peintres. Il me paraît assez révolutionnaire en 1948 de ne pas tenter par tous les moyens de justifier un rassemblement d’artistes au sein d’une exposition, mais de laisser au spectateur la liberté de construire lui-même un raisonnement grâce aux œuvres qu’il aura vues, et à l’appui des textes qui lui sont proposés par les artistes. Cet événement donne ainsi toute liberté aux artistes d’exprimer leur individualité, mais aussi au spectateur d’expérimenter son propre ressenti face aux éléments qui lui sont donnés sans explication annexe, sans intermédiaire interprétatif. C’est une intention qui n’a été signalée ni par Colette Allendy, ni par les participants à l’événement, mais c’est ce que les faits semblent révéler en s’écartant des conditions habituelles d’exposition. Nous ne pouvons connaître le degré d’affluence à cette exposition, ni la réaction des spectateurs anonymes, la critique de presse, quant à elle ne donne pas un compte- rendu favorable, à l’exception de Jean-José Marchand qui continue de défendre cette nouvelle tendance dans Paru au mois de juin. Dans Arts, Denys Chevalier donne son propre avis sur la question :

« […] Il subsiste en effet dans ces œuvres une atmosphère organique assez malsaine due sans doute à la figuration, évoquant irrésistiblement des plasmas, des viscères […] »129

La remarque est ici très intéressante : tandis que Marchand parlait lors de la précédente exposition de non-figuration psychique, Chevalier ancre celle-ci dans le réel en établissant une analogie entre la peinture et le corps, et surtout en invoquant la « figuration ». Nous ne savons exactement ce qu’il entend ici par figuration, certainement pas la représentation en tant que telle, mais peut-être les techniques picturales employées par les artistes : la peinture au tube, par exemple pratiquée par Mathieu, pourrait effectivement renvoyer à des entrailles. Chevalier semble faire partager au lecteur son propre ressenti par rapport à la peinture qu’il a vue ; sa critique est négative, pourtant elle rapporte bien la stupeur – sans doute partagée par d’autres visiteurs – face à cet art sans équivalent à l’époque, face à l’inconnu, et évoque également la difficulté de retranscrire ce que l’on a vu, sans le recours à des analogies au réel. Il

128 Bryen, « L’œil est en face » ; Mathieu, « La Liberté, c’est le vide » ; Picabia, « Explications antimystiques » ; Tapié, « Ethiques » ; Wols, enfin, écrit un poème sur la paix. 129 Denys Chevalier, Arts, 7 mai 1948, cité par Daniel Abadie, idem.

63 apparaît également ardu de définir cette peinture en termes de vocabulaire plastique dans un contexte où l’abstraction géométrique est souveraine et où l’on ne voit que par la ligne et le plan. Plutôt que de répondre aux problèmes de définition et de nomination de cette tendance, les galeristes s’orientent vers des expositions aux titres thématiques telle White and Black, à la galerie des Deux-Îles au mois de juillet 1948. Le nombre et les noms des participants ne sont toujours pas figés : on retrouve les artistes de HWPSMTB à l’exception de Stalhy – l’exposition est en effet destinée aux dessins, gravures et lithographies -, ainsi que Arp et Ubac qui étaient présents à L’Imaginaire, on note enfin l’apparition de Fautrier et de Germain. Il est intéressant de noter qu’Edouard Jaguer écrit la préface, faisant ainsi le lien avec le réseau surréalisant parisien, probablement avec les futurs protagonistes de Cobra, et annonçant les heureuses et diverses collaborations au sein de Rixes et Phases. Préfaçant également le catalogue, Tapié se place désormais clairement dans une position de théoricien : « Ouvrons les classes et les cliniques, vivent la Foire et les microbes, l’Incohérent et l’Informe enfin lâchés gagnent et explosent sur tous les tableaux, car ils ont pour eux la seule force magico-psychique justement réelle : l’Inertie. »130

La « force magico-psychique » dont il est question ne peut nous empêcher de penser au surréalisme, et n’invoquant pas encore l’informel mais « l’Informe », il convient de nous demander si cette référence à Georges Bataille est employée en toute conscience et dans un dessein particulier. « Informe Un dictionnaire commencerait à partir du moment où il ne donnerait plus le sens mais les besognes des mots. Ainsi, informe n’est pas seulement un adjectif ayant tel sens mais un terme servant à déclasser, exigeant généralement que chaque chose ait sa forme. Ce qu’il désigne n’a ses droits dans aucun sens et se fait écraser partout comme une araignée ou un ver de terre. Il faudrait en effet, pour que les hommes académiques soient contents, que l’univers prenne forme. La philosophie entière n’a pas d’autre but : il s’agit de donner une redingote à ce qui est, une redingote mathématique. Par contre, affirmer que l’univers ne ressemble à rien et n’est qu’informe revient à dire que l’univers est quelque chose comme une araignée ou un crachat. […] »131

Si l’on s’en réfère à la définition de Bataille, le sens de l’informe serait de déclasser les choses, en opposition à ce qui est habituellement pratiqué : classer les choses, ce qui revient à les définir. Il apparaît donc évident que Tapié, en employant ce terme, cherche à établir une distinction claire entre la tendance que l’on peut observer à la galerie des Deux-Îles, et tout ce qui est donné à voir à la même époque sur la scène artistique parisienne. Cette volonté de distinction s’accompagne semble-t-il - si l’on s’en tient encore aux réflexions de Bataille – d’un refus de classer cette nouvelle tendance en ne la nommant pas autrement que par l’informe. « L’Incohérent » également évoqué par Tapié est peut-être destiné à nous renvoyer de manière brutale aux propositions éclectiques des exposants, qui n’ont ni forme ni limite précise comme nous l’indiquait déjà « l’Informe », laissant le champ libre à toutes les expérimentations. Enfin, ce nouveau courant à pour lui la force de « l’Inertie », selon Tapié, lancé par toute l’énergie déployée, il ne pourra être

130 Cet extrait est reproduit par Daniel Abadie (op.cit.), p.260. 131 Georges Bataille, « Informe », tiré du « Dictionnaire Critique », paru dans la revue Documents, 1929-1930, Cet extrait est reproduit par Charles Harrison et Paul Wood, in Art en théorie, 1900-1990, Hazan, Paris, 1997.

64 stoppé et poursuivra son mouvement. « Ouvrons les classes et les cliniques », en appelant aux enfants et aux fous, est une référence explicite à Jean Dubuffet, qui a ouvert le Foyer de l’art brut en novembre 1947, et dont Tapié assure la permanence. Peut-on y voir un appel, une invitation à Dubuffet à participer aux expositions collectives de la nouvelle tendance ? Toujours est-il que Tapié, plaçant l’exposition en porte-à-faux par rapport à un contexte artistique plus conservateur, tente néanmoins de l’ancrer dans une actualité ciblée et en écho à Dubuffet, une personnalité qui fait déjà couler beaucoup d’encre en France comme aux Etats-Unis, et qui, s’il était disposé à contribuer aux projets de Tapié, leur fournirait un excellent support de visibilité. Il convient également de rappeler la création de Cobra à Paris en novembre 1948, seulement quelques mois après White and Black, or on ne peut ignorer les rapports fréquents de Jaguer avec Jorn et avec les membres du surréalisme révolutionnaire qui avaient organisé une conférence internationale en octobre 1947 durant laquelle Jorn déclarait :

« […] Une ‘troisième force’ tendait à naître, avec Carl Henning-Pedersen, qui, au terme d’une longue fréquentation à ses sources (vivent les enfants !) intoduisit les éléments d’une symbolique nouvelle propice à tous les développements plastiques, à toutes les investigations poétiques. […] »132

Cet événement et ce discours, ou tout au moins ces idées, ne pouvaient être ignorés de Tapié qui, rappelons-le, signe la préface de l’exposition avec Edouard Jaguer. Il est probable que le texte de Tapié constitue alors un appel plus général aux réseaux artistiques refusant en bloc traditions et conformisme - d’autant que peu de temps auparavant, en avril 1948, le groupe français du Surréalisme Révolutionnaire était dissout, laissant ses anciens membres privés de structure apparente. Cette hypothèse est enfin corroborée par la collaboration même de Tapié et Jaguer. Ce dernier avait récemment organisé une exposition (février) à la galerie Breteau, mêlant certains représentants d’une abstraction libre à des artistes proches du surréalisme révolutionnaire, et intitulée Prise de terre (Atlan, Bott, Boumeester, Bucaille, Daussy, Durand, Gotz, Halpern, Hartung, Jacobsen, Labisse, Lapicque, Passeron, Raymond, Schneider, Soulages). Ces hypothèses concernant un appel au rassemblement sont tout à fait probables si l’on considère une autre facette du paysage artistique parisien : dès 1948, le Salon des Réalités nouvelles se dote d’un jury d’admission destiné à préserver son homogénéité, c’est-à-dire à resserrer la sélection sur un certain type de travaux. Cet été-là, Mathieu, Bryen, ainsi que des artistes tel Atlan ou Christine Boumeester y sont encore présentés, mais la préparation du manifeste qui sera publié en 1949 entérine finalement leur départ de l’association, d’autant qu’ils commencent à trouver un terrain plus favorable au sein des galeries qui accueillent les expositions collectives d’art informel. Jusqu’à cette date, des expositions mixtes – mêlant abstraction géométrique et nouvelle tendance – sont encore organisées. En 1946, on peut observer Hartung en compagnie de Dewasne et Deyrolle chez Colette Allendy, et avec Domela et Schneider au Centre de recherches de la rue Cujas. Denise René présente également cette année une exposition de

132 Asger Jorn, « Déclaration du groupe expérimental danois », lors de la Conférence internationale du Surréalisme Révolutionnaire, Bruxelles, 29-31 octobre 1947, reproduite in Lettre à plus jeune (Asger Jorn), L’Echoppe, , 1998, p.87-90.

65 Peinture abstraite avec Dewasne, Deyrolle, Raymond, Hartung et Schneider ; et l’année suivante Peintures abstraites avec Dewasne, Deyrolle, Dias, Duthon, Hartung, Magnelli, Nouveau, Piaubert, Poliakoff, Poujet, Raymond, Reth, Schneider et Vasarely. Le 15 janvier 1949, cependant, suite à l’appel pour le manifeste des Réalités nouvelles, Hartung, Schneider et Soulages écrivent une lettre exprimant leur désaccord : « Nous pensons que tout conglomérat de mot tendant à définir d’une façon précise une manifestation de sensibilité sera toujours quelque chose de navrant. Une telle définition serait en outre prématurée pour un mouvement en pleine évolution. »

Au mois de juillet de la même année, ils sont pour la première fois exposés tous les trois chez Lydia Conti, un trio qui deviendra fréquent – notons qu’Hartung et Schneider quittaient Denise René dès 1946 pour signer un contrat chez Lydia Conti. À partir de 1949, ces expositions mixtes sont de plus en plus rares, pour finalement disparaître en 1950 au début de la querelle du chaud et du froid, au moment même où Estienne change de camp. Cette tendance informelle parvient à se rendre visible, notamment à travers ce conflit, en même temps qu’elle atteint une réelle ampleur en France, en Europe, aux Etats-Unis. C’est une force internationale, qui n’établit pas pour autant de dogme, mais qui construit une pensée nouvelle au sein de laquelle chacun répond à sa manière aux interrogations ambiantes sur la peinture. Les expositions deviennent alors le lieu de confrontation d’individualités différentes, précisément lorsque Paris accueille des artistes étrangers. En 1951, Nina Dausset présente Véhémences confrontées, exposition rassemblant américains, français, et un italien (De Kooning, Pollock, Russel, Bryen, Hartung, Mathieu, Riopelle, Wols, Capogrossi). Cette « exposition-manifeste », comme le notait Guy Marester, cité plus haut, représente à la fois la naissance d’un réseau artistique international tourné vers une tendance spécifique, et la démonstration publique des liens tissés entre les artistes et leurs productions. C’est aussi le point de départ d’une confrontation entre ces mêmes artistes, dont certains seront amenés à s’affronter par réputations interposées afin de conquérir marché et public.

B – La création des valeurs commerciales : marchand et critique Les expositions collectives sont une première étape permettant de rendre visible la tendance informelle et d’en présenter les acteurs. Le rôle du galeriste est déjà prégnant dans cette démarche puisqu’il fournit dans un premier temps une structure d’accueil ; il doit aussi avoir une position engagée lorsqu’il présente des artistes peu connus, voire inconnus. La logique collective est pourtant opposée d’une certaine manière au système marchand dans la mesure où le galeriste fait le choix de défendre certaines personnalités. Les galeries ne fonctionnent pourtant pas toutes selon le même processus : on pourrait par exemple distinguer celles qui défendent une tendance particulière à travers des expositions collectives pensées comme telles, et d’autres qui promeuvent quelques personnalités se situant dans le même courant, mais dont la présentation commune ne recherche pas forcément l’unité.

66 Les expositions énumérées plus haut ne cherchaient pas nécessairement une homogénéité particulière, mais l’unité était présente à travers les titres dont le but était de grouper les artistes présentés, même si, dans le cas de l’informel, ils ne permettaient pas de caractériser les travaux rassemblés. Véhémences confrontées, par exemple, évoque le thème de l’exposition, rassemblant des artistes de différentes nationalités, sans réduire les travaux à une technique particulière. L’exposition White and black est en ce sens plus ciblée, mais, de la même manière, ne catégorise pas les artistes. Le postulat de ces événements est alors de présenter quelques exemples de la nouvelle tendance picturale, dans le dessein de la promouvoir. Les enjeux sont différents lorsque le galeriste est sous contrat avec les artistes qu’il est tenu de présenter régulièrement. On recherche quand même dans ce cas certaines affinités entre les peintres, par exemple, Lydia Conti rassemble Hartung, Schneider et Soulages – association qui devient d’ailleurs une construction qui perdure encore aujourd’hui. René Drouin, lui, présente ses artistes à travers des titres d’exposition purement objectifs, comme Huit œuvres nouvelles en 1949, ou bien Seize peintures en 1950. La première d’entre elles regroupe ainsi huit artistes, Dubuffet, Fautrier, Maria, Mathieu, Matta, Michaux, Ubac et Wols, liés par contrat à la galerie. Alors que l’on suit à travers les expositions énumérées précédemment l’évolution d’une tendance, on suit ici l’évolution plastique de quelques artistes, clairement annoncée par le qualificatif « nouvelles ». Le rôle du galeriste- marchand est alors de suivre au plus près le travail de l’artiste, la maturation de son langage, afin de le présenter régulièrement au public. Les marchands qui défendent l’art vivant, tel Drouin, ne peuvent compter sur le stock – inexistant ou presque - des travaux d’un peintre pour subsister, les toiles doivent donc être montrées régulièrement – et les nouvelles rapidement – afin que l’artiste soit connu des acheteurs et que le marchand puisse vendre. Ce changement de comportement des galeristes, lié au commerce de l’art contemporain, est démontré par Raymonde Moulin. Notons que plus l’artiste est vu, plus il est connu, ce qui permet au marchand d’en élever la cote ; l’enjeu des années cinquante est donc principalement la diffusion des œuvres d’art et la diffusion de l’image de l’artiste. Pour l’artiste, le choix du marchand est extrêmement important dans la mesure où il doit être son défenseur et son promoteur ; un marchand qui possède un réseau de relations étendu devient alors un atout pour la visibilité des travaux d’un peintre. Le choix est alors stratégique et ne fonctionne pas uniquement suivant les affinités de chacun, même si cet aspect est constamment mis en avant par les galeristes, comme le met en évidence Raymonde Moulin. René Drouin semble être un marchand intéressant puisqu’en novembre 1949, il parvient à présenter cinq de ses artistes (Fautrier, Mathieu, Michaux, Ubac et Wols) à la Perspectives gallery de New York. Il existe ainsi des ententes entre les galeries parisiennes et américaines ; le marché américain est en effet très prisé du fait de la nouvelle dynamique dont il est l’objet après la Seconde Guerre Mondiale : la démarche volontaire des institutions, ainsi que le caractère offensif des galeristes conduisent les marchands français à la diffusion outre-atlantique. Nous pouvons également penser que les galeristes parisiens comptent sur la réputation de l’art français aux Etats-Unis, réputation conditionnée par le succès

67 des exilés durant la guerre. Enfin, l’émergence d’une Ecole de New York puissante et organisée pousse sans doute les Français à concurrencer le marché américain sur son propre terrain. Dès mars 1946, par exemple, Jeanne Bucher organisait une exposition Elena Vieira da Silva à la Marian-Willard gallery, à New York. La diffusion est un enjeu important et conditionne le travail du marchand : en multipliant au maximum les points de visibilité pour un artiste, le galeriste met toutes les chances de son côté afin de vendre ses œuvres. Les ententes entre galeries ne sont pas exclusivement internationales, elles existent aussi dans le petit milieu de l’art parisien où la logique est la même : densifier la présence de l’artiste et de ses travaux dans la capitale pour un impact plus important. Poursuivons par exemple à propos de René Drouin : la plupart des artistes qu’il défend, hormis les plus connus, participe à des expositions collectives hors de sa galerie, c’est le cas principalement de Fautrier, Mathieu, Ubac et Wols. Le fait qu’ils montrent leurs travaux hors les murs de la galerie permet malgré tout de lui faire de la publicité : les personnes composant le réseau savent probablement quel est le galeriste qui défend tel artiste. Or si un acheteur est particulièrement intéressé par le travail de Fautrier lors de l’exposition White and Black, il ira rencontrer René Drouin afin de se renseigner sur le reste de la production de l’artiste – la valeur d’une œuvre étant déterminée en fonction de l’ensemble de la production. De la même manière, l’exposition collective est un outil de publicité - autant pour la réputation de l’artiste que pour celle de la galerie qui a eu l’intelligence de le défendre – puisqu’elle suscite l’intérêt de la presse. Bien que l’exposition individuelle – généralement organisée chaque année par le galeriste pour chacun de ses protégés - consacre l’artiste et constitue une première étape de reconnaissance, l’exposition collective permet de confronter son travail à celui des autres. Il est fréquent que les comptes-rendus d’exposition publiés dans la presse mettent l’accent sur la production d’un artiste qui a été particulièrement remarquée par le critique. Au mois de mai 1946, Dubuffet participe à une exposition collective à la galerie Pierre Matisse (New York) en compagnie des grandes figures de l’art français : Bonnard, Marchand, Matisse, Picasso et Rouault. Sa présence est très remarquée par Clement Greenberg qui publie un article le mois suivant dans The Nation : « Jean Dubuffet n’est pas Marchand ; pas plus qu’il n’est Gischia, Lapicque, Pignon, Estève ou quelques autres de ces plus jeunes artistes de Paris qui paient leur dette à la matière picturale en alliant le dessin de Picasso avec les couleurs de Matisse et donnent tous pareillement dans la confiserie. […] A ma connaissance, il est le seul peintre français qui se soit sérieusement intéressé à Klee et cette influence s’est traduite chez lui par des œuvres imposantes et bien plus physiques que ce que l’on pouvait attendre. […] Parmi les toiles de la galerie Matisse, seule La Promeneuse au parapluie (…) est pleinement réussie ; c’est un tableau puissant dont l’épaisse surface goudronneuse est rayée d’un héroïque graffiti. Mais les deux autres tableaux de Dubuffet sont cependant suffisamment intéressants pour nous donner l’envie de voir le reste de son œuvre. Vu d’ici, il paraît être le peintre le plus original qui nous soit venu de l’Ecole de Paris depuis Miro. […] »133

133 Clement Greenberg, article au titre inconnu paru dans The Nation, 29 juin 1946, New York, et reproduit par Alfred Pacquement, « Jean Dubuffet à New York. Américains à Paris dans les années cinquante », in Paris – New York (dir. Pontus Hulten), catalogue d’exposition du Centre Pompidou, éditions du Centre et Gallimard, Paris, 1991.

68 Dubuffet – dont la position extrêmement particulière sera étudiée plus avant - est non seulement remarqué parmi les autres exposants, artistes à la position prestigieuse, mais aussi par rapport aux autres peintres français qui ne sont pas présents dans le même temps chez Pierre Matisse. Susciter confrontation et comparaison est ainsi le meilleur moyen de se distinguer auprès de la critique qui cherche souvent à repérer une figure parmi d’autres. Si le galeriste fait un choix dans la présentation des artistes, celui du critique de presse est d’autant plus important qu’il peut élire un artiste parmi la première sélection du marchand qui est déjà un connaisseur. En affinant le premier choix, le critique contribue ainsi à faire le goût, à influencer, voire même à fabriquer le goût des lecteurs. Nous supposons que cette rubrique artistique dans The Nation n’était pas lue par tous les lecteurs, mais par un public restreint d’initiés. Il en est de même en France concernant les supports quotidiens de grand tirage : on peut se demander quel était l’impact sur les lecteurs des articles rendant compte des expositions et de l’art en général. Nous supposons également que l’article, lu à plus ou moins grande échelle, suscite un intérêt plus important auprès des lecteurs si le critique ou l’artiste concernés bénéficient d’une audience plus étendue chez le grand public. Les hebdomadaires spécialisés, quant à eux, avaient un public restreint, majoritairement composé de lecteurs ayant des liens avec les mondes de l’art, ou bien un intérêt particulier concernant la création contemporaine. Il est ainsi difficile de mesurer l’impact et l’ampleur de la critique de presse sur un public, qu’il soit plus ou moins ciblé.

La création des valeurs commerciales autour du travail d’un artiste est fortement conditionnée par la critique, et constitue une partie du travail du marchand. C’est un point qui est aussi clairement lié à la visibilité de l’artiste, en ce qui concerne l’art vivant. Si cette visibilité est orchestrée par les galeristes et renforcée par la critique, elle est aussi fortement ancrée dans les milieux d’interrelations de l’art, et plus particulièrement dans les relations d’artiste à artiste. Comme nous l’avons montré plus haut, la tendance informelle est un vaste réseau qui repose dans un premier temps sur le collectif, et notamment sur les ponts, ou sur la greffe de groupe d’artistes à groupe d’artistes. Lorsque le courant commence à acquérir une certaine ampleur au début des années cinquante, l’enjeu devient aussi celui des leaders. Au besoin de reconnaissance de tout un courant par rapport aux autres propositions plastiques succèdent alors les enjeux de reconnaissance des individualités, étroitement liés aux figures des chefs de file. L’important devient alors de se rendre visible sans le support du groupe, de se distinguer du groupe, et on aurait tendance à supposer que les premiers à y parvenir sont les artistes ayant figure de chef de file ou d’inspirateur. Ce ne sont pourtant pas automatiquement, ni les précurseurs, ni les leaders qui réussissent de manière satisfaisante leur conversion d’un état de composante d’une collectivité, à celui d’individualité qui n’a plus besoin du support des autres pour se rendre visible. Il convient ici de nuancer cette affirmation car si l’artiste n’a plus besoin du groupe d’artistes pour se rendre visible, à travers les

69 expositions collectives par exemple, son travail nécessite malgré tout un support de diffusion, contrôlé majoritairement par les galeristes et critiques. La mécanique qui pousse l’artiste à une conception individuelle, plutôt que collective, de son travail est d’abord présente lors des premières expositions collectives où l’on insiste sur la personnalité de chacun, et où il n’existe pas de conceptions plastiques communes, et par conséquent pas de chef de file à proprement parler. La recherche de distinction est donc particulièrement présente au sein du courant informel français, dès son émergence, et est ensuite accrue par le désir de reconnaissance de chacun de ses acteurs. Cette volonté, plus aigue chez certains artistes, se manifeste dans un premier temps par l’exposition personnelle, qui entre, comme nous l’avons remarqué plus haut, dans le processus de reconnaissance. Pour certains peintres, les expositions particulières apparaissent cependant très tôt, plus tôt que les premières expositions collectives relatives à l’art informel. Cet état de fait concerne manifestement les artistes qui ont déjà un marchand : dès la fin de l’année 1945, Dubuffet expose ses Hautes Pâtes, et Fautrier ses Otages, chez Drouin, où l’on peut également voir Wols immédiatement après ; au début de l’année 1947, Lydia Conti ouvre sa galerie avec une exposition inaugurale et personnelle d’Hartung. Pour ces peintres, la proposition précédente s’inverse : leurs travaux personnels sont déjà reconnus et présentés par les galeristes, mais un impératif de visibilité, et probablement de lien social, les pousse à s’insérer à un groupe, au moment où la tendance informelle n’en est pas encore une, c’est-à-dire lorsqu’elle n’est pas encore en mesure, faute d’une ampleur suffisante, de concurrencer les autres tendances. L’exposition collective est en outre le meilleur outil de confrontation qui existe pour les peintres. Ce sont les artistes un peu plus jeunes qui entrent généralement dans le schéma présenté plus haut. Le problème de la tendance informelle est qu’il n’existe pas réellement de leader ; nous avions mis en évidence plus haut que les peintres théoriciens, comme Bazaine pour les Peintres de tradition française, et surtout comme Herbin pour l’abstraction géométrique faisaient figure de chefs de file. Ces positions sont beaucoup plus difficiles à repérer au sein de la tendance de l’abstraction libre dans la mesure où chacun est un peu théoricien de son propre travail et où il n’y a pas de logique de groupe stricte. Il n’existe pas réellement de précurseurs et de suiveurs puisque l’informel est d’une part une tendance nouvelle, et d’autre part parce que les propositions plastiques de chacun ont, la plupart du temps, été élaborées dans l’intimité, à l’écart des mondes de l’art, avant même que l’on s’aperçoive des liens qui pouvaient être établis entre les différents artistes. La position particulière de Michel Tapié mérite que l’on s’y arrête : son rôle est ambigu dans la mesure où il est à la fois artiste et critique. Il est présent lors de l’exposition HWPSMTB en tant que sculpteur, c’est-à-dire au titre d’artiste, comme les autres participants. Son statut évolue lors de White and Black, puisqu’il en rédige la préface, or, cet exercice est traditionnellement réservé à la critique (véritables critiques d’art, historiens de l’art, ou encore écrivains). Un groupe d’artistes est généralement rassemblé autour d’un critique – et ou d’un galeriste – qui détient

70 une position de défenseur et d’intermédiaire, et c’est la responsabilité que Tapié endosse dès lors qu’il rédige cette préface. Il est intéressant de constater que devenant préfacier, il n’expose pas dans le même temps son travail, nous permettant de supposer que l’exercice de théoricien est incompatible avec celui d’artiste. Malgré une pratique plastique assez restreinte, Tapié est le grand théoricien de l’art informel, et sa position devient très rapidement celle d’un critique plus que celle d’un artiste : à partir de ce moment, le Tapié sculpteur n’est plus visible, occulté par le Tapié critique. Comme nous l’avons déjà remarqué, c’est lui qui donne son nom le plus usité à cette tendance à la fin de l’année 1951, lorsqu’il organise le premier volet de son exposition Signifiants de l’informel (Dubuffet, Fautrier, Mathieu, Michaux, Riopelle, Serpan) au Studio Facchetti. Il est, avant cet événement, déjà très actif sur la scène artistique parisienne, applaudissant ou même présentant un grand nombre des expositions particulières qui se tiennent chez René Drouin, surtout celles de Dubuffet, Fautrier et Mathieu. Il est d’ailleurs très proche de ces artistes, et notamment de Dubuffet avec lequel il crée le Foyer de l’Art Brut en 1947, qui sera au début localisé dans le sous-sol de la galerie Drouin. Il contribue également à l’organisation de Véhémences confrontées en 1951 et participe largement – avec Mathieu - à l’introduction des artistes américains dans le monde de l’art parisien. Tapié devient véritablement une figure incontournable lors de l’apparition du terme informel, qui coïncide avec le déplacement du centre névralgique de l’abstraction libre de la galerie Drouin au Studio Facchetti (Paul Facchetti devient le marchand de plusieurs artistes d’importance comme Dubuffet), au sein duquel il tient un grand rôle concernant la programmation et la présentation des expositions. Le Studio Facchetti fait figure de galerie expérimentale, où toutes les nouvelles expériences concernant l’art vivant sont acceptées, et même vivement encouragées. Le Studio a une extrême importance puisque devenant le haut lieu de cet art vivant dans les années cinquante, il en devient aussi le baromètre, influençant considérablement le marché. Le caractère théorique de l’action de Michel Tapié prend finalement une envergure bien réelle en 1952 lorsqu’il organise au Studio Facchetti l’exposition Un art autre, à l’occasion de laquelle il publie son essai Un art autre : où il s’agit de nouveaux dévidages du réel134.

« […] Lorsqu’on visite des ensembles de peinture actuelle, on n’a pas l’impression que Dada ait porté beaucoup, on se demande comment, après Dada, il soit possible de continuer une production aussi médiocrement inutile, comment surtout il soit possible qu’il y ait des personnages qui perdent leur vie dans de si peu tonifiantes activités sans avoir l’impression de jouer les imposteurs de dernier ordre. Cependant je crois qu’il y a quelque chose de vraiment nouveau, c’est la conscience qu’ont les gens de l’impossibilité de quelque nouvel ‘isme’ que ce soit […]. Nous savons maintenant, et même ceux qui ont la plus mauvaise conscience, qu’il n’est d’aventure qu’individuelle, et que la forme n’a de chances de participer au festin complexe de l’art de maintenant que si elle se contente d’une place comme les autres, et encore en y mettant du sien, c’est-à-dire en se réservant des alibis, comme on le demande aux récidivistes abusifs. […] »

À contre-courant des groupes et théoriciens contemporains qui proclament en France l’avènement de nouveaux mouvements – illusoires et éphémères -, Michel Tapié met en évidence « l’impossibilité de quelque nouvel ‘isme’ »,

134 Les extraits d’Un art autre que nous citerons au sein de ce travail sont reproduits par Charles Harrison et Paul Wood in Art en théorie, 1900-1990 (op.cit.), p.680-682.

71 c’est-à-dire l’impasse dans laquelle se trouvent les acteurs de l’art qui tentent de renouveler les avant-gardes de la première moitié du siècle. La plupart des acteurs de la peinture informelle n’ont en général pas cherché à recréer l’émulation collective propre à ces mouvements passés, et Tapié loue et proclame cette lucidité. Lui-même, au travers de son cheminement sur la scène artistique, a participé à des manifestations collectives, mais elles n’étaient en rien figées et ne proposaient pas un groupe d’artistes rigide aux frontières bien strictes. Il s’est en outre successivement présenté comme le défenseur de quelques artistes, et le « premier manager de Dubuffet » selon Michel Ragon135. Le rôle du manager est d’organiser des évènements et de défendre les intérêts de l’artiste. Il semble que c’est la première utilisation du terme de manager à propos d’un critique qui assure la promotion d’un artiste. Ce terme est révélateur du changement de statut de l’artiste, qui devient dans les années cinquante une figure à part entière qui se distingue du groupe et dont la promotion devient individuelle ; il est aussi révélateur de la position de Tapié dans les mondes de l’art. Michel Tapié a progressivement pris et assumé un rôle de critique, le critique incontournable de l’informel, mais a également empiété sur le champ d’activité du galeriste-marchand. Sa position de manager le conduit à cumuler toutes les étapes de la promotion des artistes dont il s’occupe. Son vif intérêt pour seulement quelques figures de l’abstraction libre et non pour un collectif d’artistes est justifié dans Un art autre : « Pour nous ce ne sont plus les mouvements qui sont intéressants, mais combien plus rares, les authentiques Individus. Les mouvements n’ont existé que parce que la majorité des gens recherchaient le troupeau au sein duquel ils trouvaient une sécurité à l’échelle de leur lâcheté. Seul est libre celui qui mène le troupeau, dans la mesure où il y a vraiment troupeau, ce qui veut tout de même dire autre chose que ces petites coteries dévitalisées chères aux milieux intellectuels de notre ère moderne. […] »

La nouvelle individualité des artistes dans les années cinquante est alors selon Tapié une manière pour chacun de préserver sa liberté d’esprit et de création, et finalement de demeurer authentique. La figure du manager devient alors incontournable afin de s’éloigner de l’esprit de groupe, présent par la force des choses dans les galeries : le marchand ne peut subsister s’il ne défend qu’un artiste, il doit donc parfois s’occuper d’un nombre important de peintres et accélérer la cadence des expositions pour offrir à chacun le maximum de visibilité. Ces points ont d’ailleurs souvent mené les artistes à se séparer de leur marchand, qu’ils jugeaient peu préoccupé par leurs carrières et surtout par leurs intérêts. Michel Tapié ne rencontre pas ces inconvénients puisqu’il n’a pas de structure à préserver, il se lie successivement à certains galeristes afin de donner son point de vue de la scène artistique, et finalement afin d’exposer, voire imposer ses choix. En cumulant les différentes casquettes liées à la visibilité des artistes, c’est Tapié, plus que théoricien, qui devient le véritable leader de l’art informel, tout en construisant une pensée esthétique véritablement nouvelle. Michel Tapié est une figure-clé des années cinquante, qui parvient à percevoir et tirer parti des mutations du monde et du marché de l’art. Tous les artistes auxquels il s’est intéressé à un moment ou à un autre sont

135 Michel Ragon, Cinquante ans d’art vivant, Fayard, Paris, 2001, p.108.

72 parvenus à faire une carrière individuelle et réussie, c’est-à-dire visible d’une grande partie du public. C’est le cas de Jean Dubuffet, que nous citions précédemment, mais aussi de Fautrier, Michaux et Mathieu ; Michel Ragon parle à ce propos de véritables mises en vedette136 orchestrées par Tapié. L’individualité devient véritablement le grand enjeu des années cinquante et de l’art informel. Tapié ne tente plus les vains rassemblements, mais part du postulat que l’œuvre de chaque artiste est unique et doit donc être déchiffrée comme telle. Ce schéma de l’individu, contrairement à celui du groupe, appelle de plus en plus à la reconnaissance et à la renommée, et les artistes multiplient les expériences à une cadence de plus en plus rapide afin de se distinguer des autres. Cette nouvelle configuration du monde de l’art suscite quelques conflits, comme la rupture de Georges Mathieu et de Michel Tapié en 1952, opposant des personnalités fortes où chacun revendique son individualité et son originalité : ce sont des conflits de leaders où l’orgueil est aussi en jeu. La question des tendances, de la mode, entre également en jeu dans ces oppositions de personnalités, oppositions à la fois humaines, théoriques et commerciales.

« À la tradition et à l’école se sont, en effet, substitués les affrontements d’individualismes agités et altiers et la nostalgie de la table rase. »137

III – L’association comme tremplin ? Nous avons déjà mis en évidence que la tendance informelle s’était construite à travers des associations d’artistes éphémères au sein d’expositions collectives, et par l’émergence parallèle d’individualités fortes, visibles avec ou sans groupe. Nous avons remarqué la construction progressive par Tapié de son personnage de leader, pourtant, les figures d’artistes ne sont pas en reste puisque certaines trouvent un terrain favorable pour développer un langage plastique particulier, et affirmer leur personnalité dans un climat où ce ne sont plus tant les conceptions picturales et esthétiques qui s’affrontent, mais les individualités. Il existe donc un certain nombre de peintres qui sont parvenus à s’appuyer sur la collectivité afin de se rendre visibles, et de s’en détacher au moment opportun, développant une renommée individuelle. Comme l’annonce Nathalie Heinich, « il faut du collectif pour produire de la singularité »138. Les cas de ce type sont nombreux pour l’informel – et il est important de le préciser, existent dans le cadre d’autres courants -, cette tendance étant par essence une exaltation de la liberté et de l’individualité de l’artiste. Nous choisissons de nous attacher ici à deux exemples précis : Francis Picabia et Georges Mathieu ; le premier pour son désir

136 Idem, p.99. 137 Raymonde Moulin, Le Marché de la peinture en France (op.cit.), p.76. 138 Nathalie Heinich, L’Elite artiste, excellence et singularité en régime démocratique, Gallimard, Paris, 2005. Cette réflexion est le postulat de base annoncé dans son introduction.

73 manifeste de s’insérer à la nouvelle tendance, le second pour sa volonté double et paradoxale de la promouvoir et de s’en distinguer.

A – Retour au sommet Certaines figures importantes de l’art de l’entre-deux-guerres tentent de revenir sur le devant de la scène dès 1945. L’association Abstraction-création est recréée en 1946 et propose une manifestation annuelle d’envergure dans laquelle les artistes de l’ancienne génération, comme Auguste Herbin, se positionnent en chefs de file et prennent l’ascendant sur les plus jeunes. Les surréalistes survivent à travers leurs principes distillés grâce à certains groupes ou artistes, que ceux-ci le reconnaissent ou non ; André Breton démontre son engagement – ou opportunisme (?) – à toute épreuve en découvrant sans cesse de jeunes surréalisants, ou en défendant avec ténacité les idées surréalistes qu’il croit déceler dans le travail de tel ou tel peintre. Ces vieux acteurs de l’art essaient de marquer leur emprise sur la jeune génération, au mieux de se présenter comme modèles à suivre. Certains y parviennent, icônes non seulement des jeunes artistes mais aussi du public, Picasso, Matisse, Bonnard, accessoirement Braque et Rouault. La situation de Francis Picabia paraît un peu différente, car s’il tente de s’intégrer à la jeune scène artistique, il ne manifeste ni la volonté de la rallier à lui, ni le désir d’en devenir une figure star. Nous nous intéresserons à la trajectoire de Picabia au sein du courant informel à travers le travail qu’il a élaboré principalement autour du point. Cette toute dernière étape de la carrière de Picabia est tout à fait intéressante et constitue une curiosité pour plusieurs historiens de l‘art. On s’est beaucoup penché sur cette série de points afin d’en faire apparaître la signification, puisqu’elle constitue un changement radical de la manière de peindre de Picabia. Pendant l’Occupation en effet, il pratiquait une peinture figurative toute à fait vraisemblante en utilisant les codes de la prise de vue photographique, et surtout en recyclant des photographies parues dans les magazines. Cette série réaliste reproduit des femmes souvent nues ou presque, et parfois prenant des poses lascives, le sujet et le rendu donnant à ces images un aspect tout à fait kitsch. La lumière est traitée à la manière de l’éclairage photographique, précisément orientée, donnant un caractère artificiel à ces peintures, comme le remarque Arnauld Pierre qui insiste également sur la crudité de ces images139. La manière abstraite de Picabia pose question dans la mesure où elle apparaît immédiatement après cette peinture ultra-réaliste, en 1945, au moment où il est de retour à Paris. Les points apparaissent en 1946, mais ne deviennent systématiques qu’en 1949, année où l’artiste les montre pour la première fois au public. Notons d’abord que ce changement radical de peindre est peut-être influencé par les jeunes artistes que Picabia côtoie très tôt : il rencontre Christine Boumeester et Henri Goetz en avril 1942, lors de son exil dans le sud de la France. Lorsqu’il rentre à Paris en 1945, il rencontre très vite la jeune génération de peintres abstraits grâce à cet intermédiaire, ainsi

139 Arnauld Pierre, « La Peinture en sursis, 1940-1945 », in Francis Picabia, la peinture sans aura, Gallimard, Paris, 2002. Voir aussi à ce sujet Carole Boulbès, « La Brune et la blonde », in Picabia, le saint masqué, jean michel place, Paris, 1998.

74 que grâce à ses amis d’avant-guerre avec lesquels il reprend contact. Nous supposons qu’il rencontre dans un premier temps quelques artistes issus d’une veine dissidente du surréalisme, proches du groupe de La Main à plume, comme Francis Bott, Jean Atlan ou Raoul Ubac. Ce n’est probablement qu’après, et progressivement, qu’il entre en contact, par relations interposées, avec les jeunes acteurs de la tendance informelle, comme Schneider, Hartung, Soulages ou Mathieu. Si la manière abstraite de Picabia se développe au contact de ces personnalités, l’influence fut rapide, fulgurante même, puisque dès 1945, il expose ses positions artistiques dans le Journal des arts.

« […] L’art figuratif est à un point mort, il ne peut en être autrement à mon sens, […]. Il y profusion de petits clans, de chapelles, de jeunes esthètes suiveurs […]. Ils [certains peintres isolés] ont le désir de rester momentanément exclus de la vie publique pour mieux lutter contre l’inflation et le marchandage des valeurs qui atteignent un degré inquiétant en ce moment-ci pour l’avenir de la civilisation spirituelle. […] Ces peintres dont je vous parlais tout à l’heure et moi-même dépassons cela, il n’y a plus d’objet, ni tangible ni conçu, ‘entre’ le peintre et nous, ‘entre’ le spectateur et l’auteur, nous voulons qu’un tableau soit un moyen d’échange de nos sensibilités à l’état pur, qu’il soit l’expression de ce qu’il y a de plus vrai dans notre intérieur. […] »140

De son retour à Paris au mois de janvier, jusqu’à cet article publié au mois de novembre, Picabia a pu disposer de tout le temps nécessaire pour développer et établir ces nouvelles considérations sur l’art. Il parle ici d’expression intérieure, renvoyant clairement au discours ultérieur que tiendront les jeunes informels ; il s’associe également aux « peintres isolés » dont nous ignorons qui ils sont, mais dont nous pouvons supposer qu’ils viennent de l’entourage de Goetz et Boumeester. En novembre 1945, aucune déclaration n’a encore été faite en ce sens par d’autres artistes, cet entretien est quasiment une avant-première publique dans l’expression de cette nouvelle peinture qui émerge et dont on n’a encore rien vu. En 1945, on ne recense aucune exposition ou aucun texte antérieurs aux déclarations de Picabia, sauf l’exposition Henri Goetz et Christine Boumeester qui se tient du 27 mars au 27 avril à la galerie l’Esquisse (ou encore une exposition Dubuffet). À cette occasion, Picabia écrit un texte sur chacun des époux, mais rien ne préfigure l’article du Journal des arts. Cet « entretien avec Colline » entre malgré tout en concordance avec l’actualité de la galerie Drouin, où sont présentés Les Otages de Fautrier, du 26 octobre au 17 novembre. Nous ignorons si Picabia a eu connaissance de cette actualité, ou même s’il connaissait le travail de Fautrier, et des autres informel, avant qu’il ne soit montré, pourtant, ses réflexions sur l’art nous incitent à le penser. S’il avait déjà en 1945 des liens avec le réseau des futurs informels, il était le seul à pouvoir exprimer publiquement leurs idées. Picabia n’était pas reconnu par les institutions culturelles françaises, mais jouissait certainement d’une certaine popularité dans les cercles de l’art, ce qui aurait pu accroître le sérieux et la portée de son discours. Les autres artistes pratiquant déjà une abstraction libre ou dérivée du surréalisme en 1945 n’avait pas encore la moindre once d’aura qui aurait pu leur permettre d’exposer leurs idées, surtout dans une publication comme le Journal des arts. Est-ce ici une manière pour Picabia de se poser en porte- parole d’une nouvelle tendance et d’une nouvelle génération – il utilise le pronom « nous » - qui n’ont pas encore les

140 « Entretien avec Colline », in Journal des arts, n°3, p.50-53, novembre 1945. Cet article est reproduit in Francis Picabia, écrits II (1921- 1953 et posthumes), textes réunis et présentés par Olivier Revault d’Allones et Dominique Bouisson, Pierre Belfond, Paris, 1978.

75 moyens de s’exprimer ? Quoiqu’il en soit, cet article est pour lui une manière de se réinsérer sur la scène artistique parisienne avec éclat en défendant des positions qui n’ont encore été énoncées par personne avant lui. Il n’y a pas de réaction immédiate en France, mais au début de l’année suivante (du 12 janvier au 3 février 1946), Francis Picabia est exposé en Suisse – le Journal des arts est une publication suisse -, à la Kunsthalle de Bâle. Une exposition, Francis Picabia, peintures sur-irréalistes, est ensuite présentée au mois de mai à Paris par Denise René. C’est la première fois que l’on découvre en France ses récents travaux à travers une multitude de toiles, et sous un titre se moquant ouvertement du surréalisme. Ont pu être présentées à cette occasion des toiles datées de 1945 à propos desquelles on a aujourd’hui des difficultés d’interprétation. Nous pouvons déjà remarquer la densité matiériste de ces travaux qui rappelle un peu les tartinages de Fautrier, dans une moindre épaisseur. Selon Arnauld Pierre ou Carole Boulbès, on aurait affaire à des représentations sexuées accompagnées d’un bestiaire fantastique et primitiviste. Il est vrai que Pistil, de 1946, évoque de manière très claire un phallus, comme Ca m’est égal ou Egoïsme, de 1947, où l’on note en outre l’apparition des points. En 1945, l’utilisation récurrente des techniques de silhouettage et du dessin au trait - évoquant des incisions dans la matière – semblent effectivement faire référence à l’art pariétal – la paroi étant peut-être évoquée par la surface inégale de la toile enduite de matière. Les toiles de cette année présentent plus régulièrement des représentations zoomorphes, comme Viens avec moi là-bas, ou anthropomorphes comme La Peinture du meilleur avenir. L’une des premières toiles où apparaît le motif du point est En faveur de la critique (1945, fig.14) dans laquelle il est juxtaposé à une forme qui semble évoluer et grandir, grâce à une superposition des lignes et des couleurs. C’est peut-être cet élément, cette forme en gestation qui a mis Arnauld Pierre sur la piste des points-ovules (il en parle notamment à propos d’Egoïsme). Ces interprétations mettant les points et autres formes géométriques en rapport avec la réalité sensible ne sont en tout cas pas très concluantes, puisque le 15 octobre 1946, Picabia déclare son désintérêt du monde extérieur.

« […] Ce qu’on doit s’attacher à représenter ce sont les objets intérieurs, je trouve que reproduire des objets extérieurs, pièce par pièce, tient du travail de couturière. Mais cela sans idée préconçue, il faut oublier ce que l’on sait et ne penser à rien. […] »141 Arnauld Pierre parle à propos de ces toiles d’un « chassé-croisé du masculin et du féminin », ainsi que d’un « désir mis en rapport avec la fécondité artistique »142 ; il est vrai que Picabia produit beaucoup à cette époque, mais rien ne nous indique qu’il opère un rapport entre création et sexualité, d’autant qu’il écrivait à la même époque à Christine Boumeester : « l’art n’exprime jamais rien que lui-même »143. L’inspiration primitiviste ou encore mythique semble la plus probable, mais ne peut exclusivement servir à expliquer les toiles ultérieures, uniquement composées de points isolés, détachés de toute autre forme géométrique.

141 Francis Picabia, « Réponse au Figaro », enquête sur le cinéma et la peinture actuelle parue dans Le Figaro, 15 octobre 1946, p.4. Cet article est reproduit in Francis Picabia, écrits II (op.cit.), p.264-265. 142 Arnauld Pierre, Francis Picabia, la peinture sans aura (op.cit.), p.269. 143 Francis Picabia, Lettres à Christine (1945-1951), éditions G. Lebovici, Paris, 1988, p.107.

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Fig.14. Francis Picabia, En faveur de la Fig.15. Francis Picabia, Chose à moi-même, critique, 1945, huile sur toile, 103x75 cm. 1946, huile sur carton, 92x72,5 cm, Courtesy Waddington galleries.

En 1948, avant l’explosion des points, Picabia est très présent dans l’actualité informelle, puisqu’il participe aux expositions HWPSMTB et White and black. Picabia se reconnaît sans doute dans cette tendance qui revendique une totale liberté de l’esprit et des moyens de création, et ces liens qu’il tisse avec les informels sont peut-être pour lui un moyen de revendiquer et d’afficher sa propre liberté de création. Dans le catalogue de HWPSMTB, il déclare : « Les tableaux et leur exécution sont différents chez différents peintres : l’un a réuni dans un tableau les clartés qu’il a su dérober à l’éclat d’une connaissance subite et emportée en hâte : l’autre ne donne que les ombres, les pastiches en gris et noir de ce qui, la veille, s’est édifié dans sa pensée. Je n’aime pas cette façon à la mode de faire des tableaux, ce n’est que l’étiquette qui les rend importants. Ma pensée me dit où je me trouve : elle ne m’indique pas où je vais. L’ignorance de l’avenir est ma vie, ma vie qui ne peut vivre par anticipation. Je suis le succès de l’insuccès. Je ne désire ni résultat ni but. »144

Il loue le processus de création libéré de ces peintres avec qui il expose, et tente de détacher cette forme d’art des mythologies à travers le titre de ce texte : « explications antimystiques ». Il est probable que l’orientation prochaine de son travail, uniquement constitué de points, puisse être expliquée par ce refus de toute analogie de l’informel à des mystères ou à des croyances quels qu’ils soient. En réduisant sa peinture à des points, et en éliminant les autres formes géométriques et anthropomorphes, Picabia libère du même coup sa peinture du réel et des observations hasardeuses tendant à l’expliquer à travers ces analogies au réel. Chose à moi-même de 1946 (fig.15) et Le Bal nègre de 1947 (huile sur bois, 152x110 cm, collection particulière), révèlent cette évolution du travail de Picabia vers une réduction

144 Francis Picabia, « Explications antimystiques », reproduit in Francis Picabia, écrits II (op.cit.), p.270.

77 des formes : ces toiles ne peuvent plus être mises en rapport avec une quelconque réalité extérieure, elles ne présentent que des objets géométriques autonomes. On y voit en outre se développer une multitude de petits points, dont certains, aux contours dessinés, tranchant avec le fond, préfigurent les gros points de 1949. Enfin, le contact avec les informels présents lors de ces deux expositions a pu influencer l’abandon des formes anthropomorphes. L’utilisation du point paraît être un choix délibéré ; les toiles de 1945 à 1948 présentent en effet un répertoire formel riche constitué de zigzags, de spirales, cônes, et caetera. Pourquoi alors a-t-il fait ce choix ? La préface de Seuphor à l’exposition Picabia Points – décembre 1949, galerie des Deux-Îles - explore avec humour quelques éléments de réponse farfelus : « Consommation de la peinture. Ne fallait-il pas mettre un point final à tant d’effervescence ? un demi-siècle de révolution trouve ici son achèvement. Ce point était dans l’air. Mais il fallait quelqu’un pour le saisir, le mettre bas ici et là dans sa simplicité originelle. Voici, toute nue comme père et mère, la peinture de 1950 bouclant la boucle de toutes les aventures, faisant constellation de toutes les espérances. Point. Parmi les innombrables bagarres dans lesquelles Picabia a traîné la peinture, il manquait celle des coups de points. Cette lacune est aujourd’hui ouverte au poinçon, et l’on peut boire à tous ces puits creusés dans le désert. Point. Il y avait un point à mettre sur un i, Picabia l’a mis dans un cadre juste à côté de la question. Ce n’est pas de la sorte que l’on perce, me dira-t-on. Or notre ami est un tonneau en perce qui ne chante ni ne pleure mais se débonde sans compter. Comptez les pas perdus dans le sable du monde et vous aurez autant de points de suspension. Vous pourrez les monter en épingle de cravate, drôlement campée en porte-à-faux sur le chapeau du clown de la raison. »145

Comme le démontre Seuphor, le point est une forme simple mais néanmoins marquante, qui a l’avantage de se prêter à toutes les digressions de langage, ce qui n’est sans doute pas pour déplaire à Picabia. Ce texte absurde reflète bien l’état d’esprit dans lequel Picabia se trouve à cette période, ainsi que ses idées concernant la peinture. « Tout tableau doit être complètement absurde et inutile, surtout vis-à-vis de la magnifique évolution de l’art. »146

Le texte de Seuphor révèle aussi l’absurdité complète de l’exposition qui présente plus de quarante toiles, uniquement à points – combien cela fait-il de points ? -, qui auraient pu provoquer l’hilarité générale, mais ont seulement réussi à susciter l’agacement de la critique. L’accumulation d’un nombre infini de points dans une même exposition renvoie peut-être de manière ironique au caractère infini du cercle – les points sont tous cerclés par un trait de couleur faisant contraste avec la teinte employée pour le point et le fond. Le point et le cercle sont des éléments géométriques simples qui peuvent précisément être facilement et rapidement reproduits à l’infini – ce qui est utile lorsque l’on veut produire des toiles rapidement et en grande quantité afin de les accumuler dans un lieu d’exposition. C’est aussi la simplicité qui frappe le spectateur : une personne qui a vu un Picabia Point n’oubliera certainement pas ce qu’il a vu, c’est peut-être aussi le sens de cette accumulation, destinée à imprimer la mémoire du spectateur. Cette provocation est en définitive

145 Cette préface est reproduite dans le catalogue d’exposition Picabia, singulier idéal, Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, 16 novembre 2002 – 16 mars 2003, PARIS musées, 2002. 146 Francis Picabia, Lettres à Christine (op.cit.), p.60.

78 beaucoup plus efficace qu’une signature, le titre lui-même, Picabia Points, permet l’association spontanée dans l’esprit du spectateur de l’artiste et de la forme, association renforcée par la consonance du son -p-. Il est tout à fait probable que Picabia ne cherche pas à dire quoi que ce soit à travers cette exposition, mais seulement à avoir un impact sur le spectateur. Il fait d’ailleurs paraître cette année le poème « Ou bien » :

« […] Je hais autant ce qui est bon / que ce qui est mauvais. Je ne pose jamais de question / car je cours après le soleil. / Fidèle à ma nature / Je peins ce qui me plaît / Mais qu’est-ce sui me plaît ? / Ce qui me plaît. Je regarde le plafond / où il n’y a rien. / Alors pourquoi ? / Je sais qu’il n’y a rien, / mais je n’en suis pas très sûr. Donnez-moi des couleurs à broyer / Picabia à broyer / ne cherche pas un sens / à ce qui n’en a pas. »147

Ce poème, cette exposition ressemblent de très près à ce que pouvait faire Picabia lors de la période Dada, ce qui marque une extrême incohérence dans sa démarche. Entre 1945 et 1949, il s’insère le plus sérieusement du monde sur la scène artistique parisienne, à travers des expositions personnelles, des expositions rétrospectives. Il se greffe à la création contemporaine, en devient le porte-drapeau, fait figure de caution historique dans les expositions collectives, et publie en ce sens des déclarations importantes et solennelles dans la presse. Enfin, il fait subitement resurgir le scandale dans une explosion de points en décembre 1949. Cette exposition n’a précisément aucun sens dans la mesure où, dans l’esprit de la critique, elle devient un fait de la gratuité de l’action de Picabia, tandis qu’il s’était efforcé pendant quatre ans – grâce à sa popularité - d’être un défenseur de la nouvelle tendance. Cette attitude très Dada possède un précédent en 1949, lors de la rétrospective Picabia, cinquante ans de plaisir chez Drouin (mars) ; est publié en guise de catalogue d’exposition un simple feuillet intitulé 491, rédigé sous la direction de Michel Tapié, succédant logiquement à 291 et 391148. Incohérence par rapport à 1948, Picabia y publie un texte intitulé « Explications mystiques » et composé uniquement de syllabes, renvoyant clairement à l’idiotie Dada et aux répétitions saugrenues des mots de la fin des années 1910 et du début des années 1920. Il prolonge la plaisanterie Dada puisqu’il regroupe en 1952 quelques poèmes sous le titre 591149, la mise en page évoquant celles des revues des années dix et vingt. Francis Picabia semble agrémenter l’apothéose de son retour public sur la scène parisienne d’un retour flamboyant à Dada. L’année suivante est publié un recueil, Chi – lo – sa150, dans lequel les poèmes sont regroupés par thèmes, l’un d’eux s’intitule « Pour ma réputation de ne pas être sérieux », et marque un rapport à la préface de Jean Van Heeckeren :

147 Francis Picabia, « Ou bien », in L’Art abstrait, ouvrage collectif, Maeght, Paris, 1949. Ce poème est reproduit in Francis Picabia, écrits II (op.cit.), p.278-279. 148 Le label 291 (au 291 de la Cinquième Avenue) est créé en 1905 à New York par Alfred Stieglitz en tant qu’organe de débat autour de la photographie, en en tant que lieu d’exposition. 291 devient en 1915 la revue de Dada New York à laquelle participent activement Francis Picabia et Marcel Duchamp. Deux ans plus tard, Picabia crée 391 à Barcelone, en hommage à la première revue, et sur le même modèle, quoique dans une veine plus polémique. 149 Francis Picabia, 591, Pierre-André Benoît, Alès, 1952, avec cinq lithographies, ouvrage tiré à soixante-quatorze exemplaires et reproduit in Francis Picabia, Ecrits II (op.cit.), p.319-323. 150 Francis Picabia, Chi – lo – sa, Pierre-André Benoît, Alès, 1950, tiré à cent exemplaires. Ce petit livre est reproduit dans Francis Picabia, écrits II (op.cit.), p.283-300.

79 « Presque personne ne le prend au sérieux parce qu’il ne se prend jamais au sérieux, et c’est là une des erreurs les plus grossières de l’opinion publique. »

Il est amusant de constater que Picabia semble désormais se préoccuper de sa réputation auprès de l’opinion publique, c’est en tout cas ce que traduisent plusieurs de ses publications après la provocante exposition Picabia Points. Il fait par exemple rééditer en 1953 un poème de 1939, « Oui non oui non oui non », dans lequel il disserte sur le monde de l’art et sur sa réception.

« […] Il faut se méfier / des êtres pittoresques / il faut se méfier / des peintres antiquaires / il faut se méfier / de se méfier / même de la peinture / peinte sans méfiance […] J’ai peut-être rendu / la peinture malade / mais quelle distraction / d’être docteur demain je compte sur le peinture / pour être mon docteur Dès le début de ma vie / le public m’a jeté / sa sentence il se moque de nous ce qui m’a toujours amusé / c’est ce public / qui me connaît / mais qui ne se connaît pas Je ne fais que me nuire / je ne connais pas d’autre manière / dans les rapports avec moi- même […] Le succès est un menteur / le menteur aime le succès Les gens veulent que l’on parle d’eux / car ils ne s’intéressent qu’aux gens / de qui l’on parle / d’autres se cachent derrière un masque / qu’ils pensent avoir choisi / séducteur / séducteur comme… […] Maintenant si vous voulez / parlons de ma peinture / car je suis peut-être le disciple / de moi-même »151

Ces éléments nous incitent très sérieusement à penser que les points sont une résurgence Dada qui ne paraît pas si incongrue aux vues du contexte artistique. Nous remarquons en effet un peu plus tard une vague néo-Dada aux Etats-Unis à travers les travaux de Jasper Johns et Robert Rauschenberg. En France, la situation est un peu différente, nous ne pouvons à proprement parler de néo-dadaïsme, pourtant le concept de table rase maintes fois exprimé par quelques artistes informels, ainsi que le désir de renouveau inspiré par la Seconde Guerre Mondiale, nous rappellent irrésistiblement les conditions de la fondation de Dada. Rappelons également que Michel Tapié, celui précisément qui a dirigé la rédaction de 491, a quelquefois eu recours à Dada pour parler de la création contemporaine. L’extrait d’Un art autre, que nous avons cité plus haut en témoigne, il déplore qu’aucun enseignement n’ait pu être tiré de cette expérience, et revendique en outre quelque chose de totalement nouveau. Nous n’irons pas jusqu’à défendre que les points sont un nouveau canular de Picabia, pourtant il le dit, « je suis peut-être le disciple de moi-même », peut-être a-t- il ainsi tiré un enseignement de Dada. Le climat d’effervescence créatrice à Paris et l’émergence de la tendance informelle ont été une aubaine pour Francis Picabia de sortir à nouveau de l’anonymat : en se rapprochant de l’abstraction gestuelle, et en employant son vocabulaire – tant plastique que théorique –, il a opéré dans sa carrière un tournant brillamment réussi. Il s’est, d’une certaine manière, servi de cette énergie et de ces initiatives afin de revenir sur la scène artistique parisienne pour finalement s’y illustrer seul et avec éclat grâce aux points.

151 Francis Picabia, « Oui non oui non oui non », Pierre André Benoît, Alès, 1953, tiré à cent onze exemplaires. Ce poème est reproduit in Francis Picabia, écrits II (op.cit.), p.341-344.

80 Ces points posent tout de même une question d’importance : celle de la signature, c’est d’ailleurs un sujet que Picabia avait déjà abordé à l’époque de Dada. En 1949, les points sont relativement petits, et tracés sur un fond accidenté quasiment monochrome, c’est ce que nous constatons en regardant Les Points (huile sur toile, 56x38,5 cm, Centre Georges Pompidou, Paris), et Lâcheté de la barbarie subtile (fig.16). En revanche, dans les toiles de 1950, les points ainsi que les signatures deviennent beaucoup plus imposants, comme sur L’Encerclement (fig.17) ; enfin, Trois fois dix de 1949 (fig.18), ou encore le point de 1951 (fig.19), donnent à voir des points qui deviennent plus petits que la signature, qui occupe dans ce dernier exemple quasiment un cinquième de la toile.

Fig.16. Francis Picabia, Lâcheté de la Fig.17. Francis Picabia, L’Encerclement, barbarie subtile (carte à jouer), 1949, huile 1950, huile sur bois, 34,5x25,5 cm, sur carton, 76x52 cm, galerie Michael collection particulière. Verner, New York.

La peinture gestuelle évoque plus que toute autre la signature à travers le langage propre utilisé par chacun des peintres, le geste particulier permet d’identifier l’artiste quasiment instantanément. Le spectateur, afin de reconnaître une toile, n’a plus besoin de la véritable signature de l’artiste, puisqu’elle est déjà signée à travers les moyens plastiques employés, c’est particulièrement le cas pour les travaux de Pierre Soulages et Georges Mathieu, ainsi que pour les points de Picabia. Quel est alors l’intérêt pour Francis Picabia de tracer son nom plus grand que le point, ce motif qui aurait permis à lui seul de reconnaître la toile ? Selon Jean Baudrillard152, le tableau est un objet, or c’est par l’apposition de la signature qu’il devient un objet unique, et un bien culturel. C’est aussi la signature qui donne sa valeur marchande au tableau, valeur qui devient prégnante sur le marché artistique après la Seconde Guerre Mondiale.

152 Jean Baudrillard, « Le Gestuel et la signature », in Pour une critique de l’économie politique du signe, Gallimard, Paris, 1972.

81 Nous pensons que c’est sur ce point que Picabia a souhaité porter l’attention : ses toiles sont des biens uniques, grâce à la signature, alors même que le motif du point est répété indéfiniment de 1949 à 1953.

Fig.18. Francis Picabia, Trois fois dix, Fig.19. Francis Picabia, sans titre (Point), 1951. 1949, huile sur carton, 13,5x8,5 cm, collection particulière.

La série des points pourrait donc être une forme de regard critique porté sur la spéculation autour de la valeur marchande des œuvres d’art. Cet aspect paraît essentiel quant au contexte dans lequel ces œuvres ont été produites, et doublement justifié par les antécédents de l’artiste. Dans les années vingt, la spéculation artistique était également très présente sur la scène parisienne, et Picabia critiquait déjà cet état de faits :

« Un jour viendra où les grands intoxiqués [de la peinture] préfèreront à n’importe quel tableau une toile blanche qui ne parlera pas mais dont la signature suggestionnera les gens au point de leur faire voir sur cette toile ce que contiendra leur propre cerveau. »153

Cette déclaration est d’autant plus intéressante que Picabia, quelque mois avant, présentait au Salon d’Automne de 1921 L’œil Cacodylate (huile et collages sur toile, 158,6x117,4 cm, MNAM, Paris), une toile recouverte des signatures de ses amis et elles-mêmes signées par lui. En 1920 déjà, il publiait dans le numéro douze de 391, paru en mars, une publicité provocante dénonçant le pouvoir mercantile de la signature : « les reproductions des autographes, achetez les reproductions des autographes ». Au mois de novembre, dans le numéro quatorze, il va plus loin : « Copie d’un autographe d’Ingres par Francis Picabia » ; il réitère l’expérience en 1922, peignant sur une feuille une élégante signature qu’il signe (Francis Picabia, collection particulière). Malgré les trente années qui séparent ces critiques de la

153 Francis Picabia, « Marihuana », in Comoedia, 21 décembre 1921.

82 valeur marchande de la signature et la production des points, on ne peut voir cette dernière série comme une simple excentricité d’un Picabia qui aurait décidé de peindre sans cesse des points. Les similitudes, et notamment celle de la signature géante, sont trop nombreuses pour ne signifier qu’un hasard. Arnauld Pierre fait quant à lui une dernière supposition : la dernière période de Picabia aurait pour lui une fonction apotropaïque154, le protégeant de la mort et du mauvais œil, dans ce cas, les points ne seraient pas de simples points, mais peut-être des yeux.

B – Un exemple de stratégie individuelle La collectivité fut une forme de tremplin pour Picabia, dans la mesure où cela lui a permis d’asseoir à nouveau sa visibilité, dans le but, si notre hypothèse est exacte, de développer sa position critique à l’égard du marché de l’art. La collectivité et le réseau informels furent également pour un nombre important de jeunes artistes le moyen de se rendre visible avant de pouvoir conquérir la reconnaissance des mondes de l’art, parfois la popularité auprès du public, enfin, acquérir une position singulière et une valeur marchande pour leurs travaux. La situation de Georges Mathieu au sein de l’après-guerre artistique en France relève de ce schéma, mais il a la particularité d’avoir assumé quasiment seul tout le processus, de la création à la reconnaissance publique. Il a été lancé par le groupe, par Michel Tapié, plus précisément, mais s’en est rapidement détaché pour se faire seul. Mathieu est parvenu à maîtriser un certain nombre de facteurs contribuant au succès d’un artiste : le discours et la séduction, la diffusion et la promotion, la distinction. En somme, il a su contrôler parfaitement – ou presque – son image. Les débuts de Georges Mathieu dans la sphère artistique s’opèrent sur un mode collectif : plusieurs jeunes artistes s’associent afin de créer quelque chose de nouveau, c’est ce que nous avons vu plus haut avec L’Imaginaire, point de départ, en 1947. Il se distingue très tôt en élaborant une théorie sur l’art, en pratiquant un discours qu’il souhaitait probablement fédérateur dans un premier temps. C’est l’avènement de l’abstraction lyrique, il en est le théoricien, le chef de file, mais aussi le seul qui s’en revendique clairement – on pouvait au départ, et ce pendant un laps de temps très réduit, lui associer Bryen et Wols. Il ne parvient pas à imposer cette étiquette comme le titre de l’exposition, mais publie l’année suivante un texte dans le catalogue de l’exposition HWPSMTB, « La Liberté, c’est le vide ». « Accorder à l’homme un affranchissement métaphysique total, ce serait le frustrer des derniers prétextes qui justifient sa présence. S’il n’a rien fait encore pour mériter sa libération, il n’a pas tellement démérité pour qu’on ait la cruauté de le rendre libre. […] La poésie, la musique, la peinture viennent en effet de se débarrasser des dernières servitudes : le mot, la tonalité, la figuration. Les aspérités rassurantes auxquelles s’accrochaient les sécrétions des hommes ayant disparu, deux moyens de transcendement leur restent offerts : l’un illusoire, qui coagule les

154 Arnauld Pierre, Francis Picabia, La Peinture sans aura, Gallimard, Paris, 2002.

83 sensibilités dans l’universalité cosmique, l’autre, qui les exacerbe et les exalte par la revalorisation de tous les possibles dans l’étanchéité des consciences individuelles. »155

Il revendique non seulement une libération totale, mais présente l’abstraction lyrique préservant l’individualité de chacun, comme la seule alternative à l’abstraction géométrique, « qui coagule les sensibilités dans l’universalité cosmique ». Il se présente alors d’emblée comme un organisateur et un théoricien, ainsi que comme un promoteur de l’abstraction lyrique. C’est lors de cette exposition qu’il rencontre Michel Tapié, qui, d’une certaine manière, lui vole la vedette, c’est-à-dire qu’il commence à prendre en charge les rôles que Mathieu s’était assignés. Comme nous l’avancions, c’est pourtant Tapié qui lance Mathieu, en effet, il l’introduit probablement chez Drouin, puis chez Facchetti, avant qu’il ne signe un contrat avec la galerie Rive Droite. Georges Mathieu participe ainsi à toutes les expositions organisées par Tapié jusqu’en 1952, pourtant le désaccord est déjà consommé en 1951, lorsque le critique lance l’informel qui est, pour l’artiste, par définition non-signifiant, c’est-à-dire constitué « de non-moyens et de non- formes, sans signification possible, si ce n’est d’ordre dialectique »156. En outre, l’informel regroupe les tendances figuratives et non-figuratives, point qui excède Mathieu pour lequel seule la non-figuration est valable pour produire quelque chose de neuf. Il justifiera d’ailleurs largement ses idées à travers toute une série d’essais. Il débute sa carrière solitaire en 1952, après avoir été propulsé sur la scène artistique grâce au groupe, et en partie grâce à Michel Tapié ; paradoxalement, son travail devient de plus en plus visible. Son discours se double en effet d’une stratégie de promotion par l’image, à travers un matériel photographique donnant à voir l’artiste au travail, dont la première étape est justement son exposition particulière de janvier 1952 au Studio Facchetti. Cet événement est encore une fois organisé par Michel Tapié, mais Georges Mathieu prend dès lors le contrôle de son image en peignant, spécialement pour l’occasion, l’Hommage au Maréchal de Turenne (huile sur toile, 200x400 cm, collection de l’artiste), action photographiée par Paul Facchetti. L’introduction de la vitesse dans son travail permet selon Mathieu de garantir la totale spontanéité du geste, elle contribue surtout à ancrer l’œuvre dans une temporalité précise et de transformer la toile en événement. Les photographies prises durant l’acte de création par Facchetti deviennent alors aussi importantes que l’œuvre elle-même, puisqu’elles comportent elles aussi une part de l’aura de l’artiste, et permettent de mettre en exergue le geste créateur. Ces clichés peuvent en outre être le support d’une diffusion plus large de l’image du peintre et de son processus de création, ainsi que la trace, l’immortalisation de l’acte, comme preuve de l’authenticité de l’œuvre. Ces images sont alors le véhicule d’une mise en scène inévitable orchestrée par l’artiste, qui théâtralise à la fois l’acte de création, mais aussi et surtout la figure de l’artiste créant. Ces clichés donnent un visage à un artiste qui n’est sans doute pour l’instant qu’une signature sur un tableau pour la majorité des spectateurs, ils mettent en exergue la personnalité de l’artiste et son implication extrême – acrobatique -

155 Texte cité dans son intégralité par Daniel Abadie, « Chronologie » (op.cit.), p.260. 156 Georges Mathieu, De la révolte à la renaissance, Gallimard, Paris, 1972.

84 dans l’action de peindre. Ces images prises par Paul Facchetti ne sont pas diffusées, elles ne font l’objet d’aucune publication : elles n’ont donc pas d’impact immédiat. Nous pourrions supposer que la réalisation de l’Hommage au Maréchal de Turenne fut un coup d’essai pour Mathieu, un exercice destiné à tester son travail dans une confrontation entre peinture et public, Paul Facchetti, à travers son objectif, jouant le rôle du tout premier spectateur. À partir de 1954, Georges Mathieu s’associe à Robert Descharnes, chargé de photographier ou de filmer ses actions. La période 1954-1956 est marquée par la mutation progressive de l’action de peindre en événement. Les châssis sont de plus en plus imposants, les mouvements de Mathieu de plus en plus spectaculaires, les spectateurs un peu plus nombreux. Les actions de ces deux années sont marquées par la présence d’un public – certes – mais qui reste des plus confidentiels : quelques collaborateurs et quelques amis tout au plus ; quelques actions sont toutefois filmées, permettant la diffusion. C’est le cas de la réalisation de La Bataille de Bouvines (25 avril 1954, huile sur toile, 250x600 cm, collection de l’artiste), dont la trace filmée est projetée à la galerie Rive Droite le 7 décembre, déclenchant un scandale qui se propage jusqu’aux Etats-Unis, à travers quelques clichés. Les photographies de cet événement, prises par Robert Descharnes, sont en effet diffusées l’année suivante, au mois de février, par le magazine Art News, avec un article de Tapié, « Mathieu paints a picture ». Le public américain, manifestement insensible à la théâtralisation de l’action, raille l’artiste – on rit principalement de sa tenue, inspirée de l’attirail militaire, et de ses origines prétendument aristocrates (il faut bien dire que l’article de Tapié n’incite pas à prendre l’artiste au sérieux : il narre l’arrivée « la plus royale » de Mathieu, en Rolls Royce, sur le site historique où s’est déroulée la Bataille). Aux moqueries concernant le decorum succèdent quand même quelques interrogations quant à l’authenticité de l’attitude de Georges Mathieu que l’on qualifie déjà de « svelte dandy » faisant sa propre publicité157.

Fig.20. Robert Descharnes, Georges Mathieu peignant La Bataille de Bouvines, 1954.

157 Auteur inconnu, « The Fox of Paris », article paru in The Time, New York, 7 mars 1955, p.32.

85 Mathieu n’est pas pris au sérieux - on n’avait jamais vu un artiste jouant un rôle en portant un accoutrement jugé ridicule pour peindre une toile - pourtant, les mondes de l’art, à Paris comme à New York, connaissent désormais son nom et son visage. En 1956, Mathieu inaugure finalement la peinture-spectacle avec un défi d’importance : peindre une toile de douze mètres par quatre en une vingtaine de minutes sur la scène d’un théâtre, devant deux mille personnes. Cet événement du Théâtre Sarah Bernhardt, la Nuit de la Poésie, donna naissance à une toile intitulée Hommage aux poètes du monde entier (aujourd’hui détruite), dont la réalisation fut encore une fois immortalisée par Robert Descharnes. Mathieu n’avait pas cette fois-ci revêtu de déguisement, mais les spectateurs sont consternés :

« […] Et cependant que les plus grands poètes internationaux évoquaient au micro les maîtres français, ce démentiel Mathieu grimpé sur un escabeau, s’acharnait, lui, sur une toile vite souillée, à coup de brosse d’affichage, coupant les tubes de peinture à pleines dents et malaxant les rouges dans un seau. Les auditeurs ne sauront jamais à quel spectacle horrible ils ont échappé. La gloire des poètes vue par M. Mathieu était toute relative. »158

Fig.21. Robert Descharnes, Georges Mathieu peignant L’Hommage aux poètes du monde entier, 1956.

En somme, Mathieu se ridiculise devant l’intelligentsia parisienne ; ce spectacle pictural – loin de marquer un coup d’arrêt à son travail - est pourtant le premier d’une longue liste. Il systématise cette pratique à travers le monde, se confrontant au public lors de chaque vernissage. Les expositions deviennent alors des évènements incontournables pour lesquels Georges Mathieu réalise à chaque fois une ou plusieurs performances devant un public, souvent plus réceptif à l’étranger. Il donne ainsi un intérêt supplémentaire au vernissage, ainsi qu’à l’exposition, où sera présentée la toile fraîchement peinte, et de fait inédite. Il fait ainsi sa propre promotion, suscitant la curiosité des spectateurs et devenant sa propre égérie, d’une manière comparable à la figure de la star, qui émerge au milieu des années cinquante, comme composante du système moderne de publicité :

158 Article de Willy Giboud reproduit par Jacqueline Aimé, in L’Aventure prométhéenne de Georges Mathieu, éditions du Garde-Temps, Paris, 2005, p.45.

86 elle est un support de promotion et de consommation159. La réception est parfois mauvaise, mais il est internationalement connu dès la fin des années cinquante ; Mathieu a sans doute compris que pour se faire un nom, il fallait se montrer le plus possible. L’artiste devient un mythe, un mythe qu’il a lui-même créé, une personnalité publique. Georges Mathieu s’est confectionné un personnage dont il a pu diffuser l’image à travers un réseau de connaissances particulièrement vaste et diversifié. Il est également conscient des possibilités publicitaires des moyens de diffusion, c’est pourquoi il systématise les clichés de l’acte qui peuvent être publiés dans les revues et même dans la presse à grand tirage. Il organise également des performances pour la télévision, et ce, pour la première fois en 1956 à Düsseldorf, jusqu’à la réalisation de L’Election de Charles Quint par Frédéric Rossif, film diffusé à la télévision française le 22 décembre 1971, annoncé et commenté par un certain nombre de quotidiens. Les peintures en public sont en cela comparables à des messages publicitaires destinés à promouvoir l’ensemble du travail de l’artiste ; et si c’est le plus souvent le scandale qu’elles suscitent, elles permettent néanmoins une vaste communication – indirecte - sur son personnage et son œuvre. Georges Mathieu n’a probablement pas eu une renommée aussi importante que celle de Picabia, il a pourtant su tirer parti de tous les mécanismes de visibilité propre à la sphère artistique, en introduisant aussi dans sa démarche des supports plus populaires qui supposent automatiquement une diffusion plus large. Il n’a jamais vraiment acquis une reconnaissance officielle : sa stratégie fut sans doute plus axée sur le système de commercialisation de l’œuvre d’art que sur celui de la reconnaissance officielle. Malgré une certaine visibilité, Georges Mathieu ne connut pas de succès auprès de certaines sphères parisiennes, notamment le milieu intellectuel, sans doute à cause d’une publicité déployée à grand renfort de scandales dont celui de la Nuit de la Poésie est emblématique. La majorité de ses œuvres est aujourd’hui conservée dans sa collection personnelle, ou chez des collectionneurs particuliers. Le Musée National d’Art Moderne possède Les Capétiens partout ! (1954, huile sur toile, 300x600 cm), dans les réserves ; le musée des Abattoirs de Toulouse en possède quelques-unes, grâce à un don du collectionneur britannique Anthony Denney. Ce peintre, en perpétuelle représentation est encore taxé d’olibrius qui peint plus vite que son ombre, ou de dandy aristocrate excentrique. Il s’est sans doute trop promu à travers une pratique spectaculaire, on ne se souvient par conséquent que de ses acrobaties et de ses peintures-minute ; pourtant, ces expériences ne constituaient pas l’essentiel de sa production, présentée au public à maintes reprises dans des expositions particulières durant les années cinquante et soixante. En règle générale, les critiques se souviennent plus de ses attitudes que de sa peinture et même de ses actions : « Lorsque j’ai connu Georges Mathieu en 1948, alors débutant, on disait qu’il peignait des crachats, des fœtus, des vagins, que sais-je encore ! Très élégant, fine moustache, cravate, chemise blanche à manchettes, ce dandy montrait un flegme étonnant dans ses plaisanteries les plus saugrenues. Il lui arrivait d’acheter une salade dans un magasin de la rue de Buci, pour l’effeuiller

159 À ce sujet, voir Edgard Morin, Les Stars, Seuil, Paris, 1972 [1957].

87 négligemment dans la rue, comme une marguerite. Ou encore il demandait un bifteck dans une boucherie, le faisait couper en petits carrés, et se promenait ensuite en suçotant la viande comme s’il s’agissait de bonbons. »160

On ne sait si ces anecdotes sont bien réelles ou si elles relèvent du mythe nébuleux qui est étroitement lié à l’image de Mathieu, on lui a finalement prêté plus une attitude de vedette que d’artiste, commentant souvent plus ses excentricités que son œuvre. Son personnage, autant que sa peinture, constituait d’une certaine manière son fonds de commerce et donc une étape à part entière de son travail ; il a été progressivement construit, après que Mathieu ait élaboré sa théorie et son langage plastique, prenant d’un certaine manière le relais de l’œuvre, en prolongeant les fondements. La construction d’un personnage a permis d’introduire dans son travail une valeur distinctive supplémentaire, d’autant que l’image du peintre est parfois indépendante de la peinture-spectacle : la démarche de comportement ne s’arrête pas aux strictes limites du cadre de la performance, mais les dépasse, à travers par exemple des portraits photographiques, dans lesquels la désinvolture du personnage constitue une autre forme de distinction. Selon Pierre Bourdieu, le contrôle de l’attitude, marqué notamment par l’aisance et la désinvolture, relève d’une pratique de mise à distance destinée à accentuer l’impression de liberté d’une personnalité161. La liberté picturale étant un facteur essentiel des tendances artistiques des années cinquante, Mathieu l’accentue en tentant de l’incarner à travers son personnage. Cette démarche est efficace et surtout d’un extrême intérêt si l’on considère que l’image a autant - voire plus - d’impact que le discours ; dans le cas de Mathieu, l’image vient précisément en renfort du discours théorique et de la démonstration plastique. Le modelage de la personnalité est en ce sens une forme de séduction à l’égard du public, et devient – à force de répétitions – un support d’identification : les codes associés au personnage deviennent un moyen de le caractériser, et ils doivent devenir constants pour devenir outils, puis automatismes de reconnaissance. Cette démarche possède certains liens avec celle de Salvador Dali, qui déclarait à ce propos : « La tenue est essentielle pour vaincre. Très rares sont les occasions où dans ma vie je me suis avili en civil. Je suis toujours habillé en uniforme de Dali. »162

En somme, une fois que le personnage est créé, en sortir est difficile, et même risqué, puisque c’est la facette que le public reconnaît. C’est en ce sens que l’identité prime sur l’œuvre, surtout lorsqu’elle vient à l’appui de la création pour sa légitimation, ce qui valable pour Georges Mathieu. Ses peintures-spectacles, construites autour de la figure de l’artiste, avaient en grande part pour vocation d’être des outils de légitimité faisant la démonstration de la spontanéité, et donc de l’authenticité du travail plastique, présenté sans détour au public. L’action du peintre, dans un premier temps, ainsi que son image, renforcent alors le pouvoir de la signature ainsi que le caractère d’unicité de l’œuvre d’art.

160 Michel Ragon, Cinquante ans d’art vivant (op.cit.), p.99. 161 Pierre Bourdieu, La Distinction, chap. 4 : « La Dynamique des champs », éditions de Minuit, Paris, 1979. 162 Cette déclaration de Salvador Dali est reproduite par Nathalie Heinich, in L’Elite artiste, excellence et singularité en régime démocratique, Gallimard, Paris, 2005, p.290.

88 Ce n’est pas son statut de peintre-théoricien – contrairement à Bazaine, par exemple – qui a permis à Georges Mathieu de se rendre visible, peut-être éclipsé trop tôt par le discours de Michel Tapié. L’esthétique de l’attitude et du comportement lui ont permis de se distinguer, dans les années cinquante, époque où l’image prend de plus en plus d’importance dans toutes les sphères. Georges Mathieu fut sans doute dès cette période un peintre cherchant le succès, il fait partie de ceux qui « jouent pour gagner », voulant être un « artiste magnifique, prince des arts »163. Ces mots de Raymonde Moulin s’appliquent à la perfection à la figure de Mathieu, qui n’a pas limité son champ d’activité à la peinture, mais l’a étendu à plusieurs reprises aux arts appliqués. Il désirait être un prince, probablement, il s’en donnait en tout cas l’image à travers ses portraits officiels aux attributs éloquents - jabots et cape. Il correspond parfaitement aux caractéristique du prince des arts énoncées par Raymonde Moulin :

« […] ils ont, au cours des années d’euphorie du marché, adapté leurs conduites aux exigences commerciales et publicitaires du système. Sacrifiant une partie de leur temps aux relations publiques, ils ont appris à se faire valoir. »164

« L’objet d’art qui ne peut être collectionné sert de publicité à l’artiste-metteur en scène, dont les procédés sont assurément plus intéressants que son produit et qui vend sa signature apposée sur des reliques banales. »165

Fig.22. Robert Descharnes, Georges Mathieu lors de son exposition chez Sam Kootz, New York, 1955.

Les démarches orientées vers une conception individuelle de l’art centrée sur la personnalité de l’artiste deviennent nombreuses dans les années cinquante. Nous en avons retenues deux, selon nous particulièrement singulières, puisque Francis Picabia est un peintre de la vieille génération qui parvient très bien à s’adapter aux nouvelles configurations des mondes de l’art, et que Georges Mathieu pousse cette logique à son paroxysme. Au sein de

163 Raymonde Moulin, Le Marché de la peinture en France (op.cit.), p.351. 164 Ibidem, p.352. 165 Harold Rosenberg, La Dé-définition de l’art, éditions Jacqueline Chambon, Nîmes, 1992 [1972].

89 la tendance informelle, où les groupes ne sont plus clairement définis, nous assistons à des combats d’ego parfois, où chacun se démène avec les autres, puis face aux autres ensuite, pour acquérir un tant soit peu de reconnaissance, ou au moins pour établir sa réputation. Picabia et Mathieu sont en ce sens exemplaires puisqu’ils parviennent à fabriquer leur réputation à travers la rumeur, le meilleur moyen de publicité et de diffusion qui ait jamais existé. La rumeur se propage en effet dans les cercles de l’art, dans les réseaux de connaissances – souvent suite aux scandales – avec une extrême rapidité. Leurs cas respectifs se rapprochent de la situation des marginaux, dont nous verrons que la réputation, parfois fondée sur la rumeur – sciemment propagée ou non –, s’appuie sur une somme de mythes, ou de constructions historiques fabriquées par les mondes de l’art ou par eux-mêmes.

90 TROISIEME PARTIE PROLIFERATION DE LA MARGINALITE

En parallèle à la montée des individualismes et à l’introduction toujours croissante des enjeux économiques dans la production artistique, on observe un phénomène de multiplication puis de valorisation des démarches marginales. Nous aborderons le problème de la banalisation de la marginalité, idée extrêmement paradoxale, qui nécessite que nous revenions d’abord aux origines de cette notion, et que nous nous confrontions aux stéréotypes qui lui sont attachés. Il s’agit également de montrer comment fonctionne la marginalité entre 1944 et 1960, comment et pourquoi les figures marginales se construisent, et ce qu’elles tentent de véhiculer par de volontaires mises à l’écart. Cette question pose enfin les problèmes de visibilité et de réception de l’artiste, ses rapports au public, et plus largement ses rapports à la société.

I – La marginalité, origines et descendances La marginalité est une notion récurrente et ancienne en histoire de l’art, et un intérêt critique a souvent été porté sur ces artistes dits marginaux, parfois dans un souci de réhabilitation. L’artiste marginal est en effet celui qui se situe aux limites de la société, mais aussi qui se trouve en marge de ses contemporains artistes et du système de l’art en général. Il convient ici de se demander ce qu’est réellement la marginalité, ce qu’elle signifie et comment elle est appréhendée par les milieux de l’art. Nous reviendrons donc sur son statut de rareté, puisque la marginalité se définit par son caractère minoritaire. Nous nous attacherons ainsi au mythe romantique, très lié à cette notion, et tenterons enfin de le relier par des parallèles au contexte et à l’époque qui nous intéressent dans cette étude.

A – La marginalité et le stéréotype de l’artiste maudit Dans les mondes de l’art, la marginalité est traditionnellement une posture minoritaire, puisque les artistes ne peuvent être reconnus comme tels lorsqu’ils se situent en dehors de tout circuit social. Comme nous l’avons déjà mis en évidence, l’artiste, de tout temps, a besoin d’appuis solides qui lui permettent de s’insérer dans les systèmes de reconnaissance et de commercialisation. La figure de l’artiste reste pourtant marginale dans les cadres sociaux, c’est en tout cas l’image que nous en avons. Selon Nathalie Heinich, la marginalité n’est qu’une construction, une forme

91 socialisée – bien qu’asociale - de la singularité166, c’est-à-dire qu’elle fournit un cadre plus ou moins nommé et normé à la singularité. Paradoxalement, la marginalité est une forme de rejet de la société, et elle représente en art un refus des institutions communes. L’origine de la marginalité en art semble émerger durant le XVIIIè siècle, lors de la rupture entre avant-garde et académisme prolongée jusqu’au XIXè siècle, qui marque également le début d’une opposition entre artistes officiels et marginaux. Cette rupture a été récemment étudiée comme une construction mentale contemporaine du XIXè siècle, ensuite largement reprise en tant que construction historique. Certaines études plus ou moins récentes ont en effet démontré les rapports parfois étroits entre l’avant-garde et l’art officiel, révisant alors cette opposition couramment perpétuée167. Le concept de marginalité est alors problématique : s’il vient d’une rupture finalement toute relative, son sens en est faussé ; c’est pourquoi il convient que nous parlions ici de l’idée de la marginalité, nous étudierons la marginalité en gardant bien à l’esprit que cette notion fut une construction du XIXè siècle. Cette notion est étroitement liée à la figure de l’artiste maudit, peu connu, voire conspué, de son vivant, et bénéficiant d’une renommée tardive mais large. Cette figure de l’artiste maudit fut elle-même construite et conditionnée par l’esthétique romantique telle qu’on la concevait au XIXè siècle. Devenue traditionnelle, elle caractérise les artistes irrémédiablement poussés par la nécessité de s’exprimer à travers la peinture, et condamnés à rester toute leur vie des incompris, non seulement de la société, mais aussi des mondes de l’art. Marquée par la malchance, elle a aussi souvent été associée à des caractéristiques psychopathologiques – comportement excentrique, si ce n’est obsessionnel, angoisse, folie. S’il n’est pas dément, il a au moins une personnalité mélancolique et une vision désenchantée d’un monde dans lequel il ne trouve pas sa place. Les clichés sont nombreux : l’artiste maudit est, bien entendu, un homme solitaire, parfois même sauvage, et parfaitement démuni, et surtout, il est méprisé par ses pairs. Comme nous l’avons déjà remarqué, ce stéréotype de l’artiste maudit est largement pensé et véhiculé par le romantisme, esthétique qui s’est elle-même généralement présentée à travers la revendication de valeurs fortes, telles la liberté et l’indépendance. Rien d’étonnant alors à la création de cette figure maudite, exclue du circuit officiel, permettant de justifier la situation dite indépendante de l’artiste romantique, ainsi que de le légitimer grâce au caractère héroïque de sa position marginale. Le cliché de l’artiste replié sur lui-même, et peignant sa souffrance intérieure est également un appui pour cette esthétique, mais aussi un argument en faveur de la subjectivité de l’artiste contre une vision objective du monde. Nous voyons alors que ces mythes sont en partie véhiculés par les romantiques, ils ne sont pas l’objet d’un refus radical des mondes de l’art et de la société, mais ils se positionnent eux-mêmes en porte-à-faux par rapport aux codes de toute une communauté. Ils provoquent sciemment cette situation, il était en effet courant dans les cercles romantiques de refuser les distinctions officielles, comme une marque d’indépendance et de

166 Nathalie Heinich, L’Elite artiste, excellence et singularité en régime démocratique, Gallimard, Paris, 2005, p.302. 167 Charles Rosen et Henri Zerner, Romantisme et réalisme, mythe de l’art du XIXè siècle, Albin Michel, Paris, 1986.

92 refus à l’égard du circuit académique. Le cliché de l’artiste solitaire non-officiel permettait en effet de mettre en avant l’originalité de son travail, originalité qui était alors en passe de devenir un critère artistique et commercial. Il existe de nombreuses idées reçues sur le romantisme et sur le XIXè siècle, et il semble que les éléments cités plus haut en soient partie prenante. Les recherches des romantiques étaient manifestement admises par leurs contemporains, et Delacroix lui-même bénéficiait dès le début de sa carrière de solides soutiens. Nous pouvons alors avancer que le mythe de l’artiste romantique, le maudit, de très près lié à la marginalité, fut une construction destinée à servir des stratégies commerciales et idéologiques, comme la promotion de la liberté et de l’individualité. Nathalie Heinich nous dit bien que la marginalité est une construction sociale, elle valorise un type d’artiste grâce à une distinction établie par rapport aux expériences précédentes. Le romantisme se construit ainsi en opposition par rapport à ce qui le précède, suscitant l’incompréhension, mais dans une certaine mesure seulement. L’incompréhension initiale devint souvent, et rapidement, un critère d’excellence et d’originalité, une mesure du talent en somme. Les romantiques sont en fait parvenus à élaborer une stratégie nouvelle reposant sur la construction d’une mythologie de l’artiste des plus efficaces en termes de visibilité. Ces mythes se rapportent souvent au caractère démiurge de l’artiste, qui ne fait pas partie du commun des mortels, peignant des mondes autres, parfois surnaturels, qu’il est le seul à percevoir. On a souvent parlé de réhabilitations et de révisions postérieures, mais elles concernaient sûrement plus les artistes travaillant dans une veine traditionnelle et qui n’ont pas pour autant connu le succès de leur vivant. La notion de marginalité commence en outre à intervenir au moment où l’œuvre d’art devient un objet singulier, et plus seulement un objet d’ornementation et de prestige. Elle apparaît en effet lorsque l’art cherche un nouveau public, après la disparition des commanditaires traditionnels. Les artistes ont très tôt compris qu’elle constituait un outil de promotion, la singularité de l’artiste rejaillissant sur l’objet d’art, qui devenait par là même unique. La marginalité intervient également dans la construction des avant-gardes, elle en est le point de départ, autant du point de vue de la contestation que de la revendication. Avec la succession des avant-gardes, commençant par le réalisme du XIXè siècle, c’est tout l’art qui devient progressivement marginal ; Nathalie Heinich parle de l’entrée de l’art en régime de singularité. Notons que le renouvellement rapide des avant-gardes au début du XXè siècle coïncide avec un délai de plus en plus court concernant la reconnaissance des artistes. Tandis que les maudits ou marginaux ne connaissaient auparavant qu’un succès tardif ou même posthume, ils acquièrent, pour certains, une rapide renommée. Le phénomène s’accélère encore dès les années quarante pour devenir patent dans las années cinquante : être marginal conditionne la réussite dans le sens où c’est une position qui convient de plus en plus aux réalités du marché, l’originalité et la novation constituant des valeurs ajoutées. Entre les deux guerres, les critères premiers de la marginalité, comme la démence, se mutent peu à peu dans l’esprit du public en audace, et les valeurs maudites sont célébrées. Ce phénomène correspond à une plus forte montée des individualismes, et surtout de leur affirmation, dans

93 les mondes de l’art, et apparaît dans le même temps que la philosophie existentialiste, développée en France par Sartre. La marginalité devient alors l’objet de jeux et de mises en scène contribuant à la mise en valeur d’un ou plusieurs artistes. L’expressionnisme abstrait américain et ses diffuseurs ont par exemple eu recours à ce type de mythes afin de promouvoir l’image des artistes et de la propager à un plus large public. Le paradoxe extrême de cette situation mettait en évidence les jeunes artistes dans le magazine populaire Life, dont les commentaires, presque mythiques, mettaient l’accent sur la singularité extrême de la nouvelle expression picturale. Bradford Collins parle à ce propos d’une image de la vie de bohème de ces artistes168, idéal de l’esthétique fin de siècle qui avait déjà été en partie recyclé par les surréalistes dans les années trente. La bohème est utilisée de la même manière que la stratégie de la marginalité, à l’exception près qu’elle s’applique plutôt à la promotion de groupes. L’article de Bradford Collins pointe évidemment le contraste flagrant entre le medium de diffusion populaire qu’est Life, parfois même extrêmement conservateur, et le soutien – ambigu – qu’il apporte à quelques artistes de la nouvelle école de New York, qui sont présentés comme des marginaux, certains comme des héros (rappelons que certains artistes européens ont pu avoir leur vitrine dans cette revue). Ces artistes déplorent souvent le divorce entre l’art et la société, mais n’acceptent pas la société telle qu’elle est puisqu’ils se montrent parfois eux-mêmes comme des bohèmes, contribuant à la construction du mythe ou le forgeant eux-mêmes à la manière de Gorky ; c’est la contradiction apparente qui est véhiculée par Life Magazine. Cet antagonisme est pourtant révélateur de la situation de l’art et de ses rapports à la société dans les années quarante et cinquante, dans le monde occidental. Les artistes sont, pour la plupart, rejetés dans un premier temps, puis intégrés aux valeurs communes d’un groupe, d’une classe, ou d’une société toute entière, c’est ce que nous constations par exemple autour de la figure de Pablo Picasso en France. La marginalité est de moins en moins marginale, et constitue de plus en plus un outil de promotion : la construction d’un mythe de singularité autour d’un artiste devient relativement courante. Elle représente une démarche efficace de conquête du marché puisque les artistes décriés trente ans auparavant représentent les valeurs les plus sûres des spéculateurs : la cote d’un artiste moderne connaît dans ces années une croissance exponentielle. Ces exemples suffisent et incitent à porter une attention accrue aux marginaux de la nouvelle génération, ceux-là même qui sont peut-être appelés à devenir les peintres mythiques à la cote élevée de demain. La valeur de la marginalité, née du mythe de l’artiste romantique maudit, est pourtant sujette à une mutation, ou plutôt à une scission : l’artiste marginal et l’artiste maudit ne constituent plus forcément une seule et même figure. L’artiste maudit existe toujours à travers un discours du malheur et de la malchance souvent répandu par la critique. Le schème de l’artiste marginal se diversifie, il reste garant des valeurs de nouveauté et d’originalité, mais participe aussi

168 Bradford R. Collins, « Life Magazine and the abstract expressionnists, 1945-1951 : a historiographic study of a late bohemian enterprise », in Art Bulletin, vol.73, n°2, juin 1991, p.283-308.

94 activement à la construction de sa propre renommée. Les stratégies individuelles mises en oeuvre par Francis Picabia et Georges Mathieu sont tout à fait singulières, mais non marginales si l’on s’en tient à la définition de Nathalie Heinich : ils déplorent tous deux le divorce de l’art et de la société, mais se cantonnent dans une pratique référentielle, le plus souvent, aux mondes de l’art. La marginalité est en effet une construction sociale destinée à signifier d’une certaine manière la singularité par l’engagement. Les démarches de ces deux artistes sont en ce sens toutes relatives : l’engagement de Picabia contre les rouages du commerce de l’art, tout probable et justifié qu’il puisse être, n’est pas renouvelé clairement après la Seconde Guerre Mondiale. On peut en outre remettre en question la démarche d’authenticité et de socialisation de Mathieu, au sein de ses peintures en public, puisqu’elles sont selon nous partie prenante d’une stratégie commerciale ; sa volonté de renouer les liens entre l’art et le public – affirmée dans ses écrits - est alors mise en doute. Nous présenterons plus bas les artistes marginaux comme des personnalités-clés fermement engagées dans la défense de l’art, de leur vision de l’art, non seulement face aux autres tendances, mais aussi face au public, à travers une réflexion parfois complexe sur leur pratique. Les nouveaux artistes maudits, quant à eux, ne semblent pas prendre part aux querelles théoriques, mais sont aux prises avec eux-mêmes et avec leur propre création. Nous rejoignons ici le cliché de l’artiste solitaire et le problème de la psychologisation de l’art qui est encore très présent dans la critique et dans la réception des années cinquante. L’instabilité personnelle des artistes, ou encore la folie, reste encore au cœur de la réception esthétique comme une indication de génie, dans la droite lignée de la tradition romantique.

B – Les nouveaux artistes maudits En France, après la Seconde Guerre Mondiale, il existe de nouveaux artistes maudits, diamétralement opposés aux artistes véhiculant la valeur de la marginalité, sur lesquels nous reviendrons plus bas. Cette catégorie d’artistes est l’objet d’une attention particulière de la critique, ainsi que d’une visibilité certaine mais néanmoins singulière, puisqu’elle n’est pas forcément recherchée. Les nouveaux artistes maudits, dans les années quarante et cinquante, sont des personnalités rendues visibles malgré elles, par l’engouement de certains critiques. Il paraît sans doute exagéré d’aborder le problème d’une visibilité non désirée par les artistes ; nous parlerons en tout cas d’une visibilité orchestrée par des tiers, et non par l’artiste lui-même. Dans le cas présent, le peintre ne contrôle ni sa propre image, ni la réception de son travail, ce qui est tout de même une forme de singularité dans les années cinquante, décennie au sein de laquelle les artistes tendent de plus en plus à devenir acteurs de leur renommée. Il apparaît sans doute ambigu de réutiliser ce terme d’artistes maudits puisqu’il est une construction critique héritée du XIXè siècle. Depuis lors, cette construction a néanmoins conditionné une partie de la création et de la réception de la première moitié du XXè siècle, elle est par conséquent profondément ancrée dans la mémoire collective,

95 et il est possible qu’elle soit pensée comme une facette de la créativité par certains critiques de la période qui nous intéresse. Autrement dit, ce schème, étroitement lié à la tradition de l’art contemporain, ne peut être ignoré par la critique des années quarante et cinquante, époque où - à notre connaissance - il n’est probablement pas encore remis en question. Nous prenons donc le parti d’utiliser cette expression de nouveaux artistes maudits, en ayant toute conscience qu’elle constitue un stéréotype flagrant. On donne à ce type d’artistes, dans les années cinquante et jusqu’à aujourd’hui, sensiblement les mêmes caractéristiques que nous avons données concernant le XIXè siècle. Ils peuvent par conséquent être sujets à l’instabilité, tout en pratiquant un art lié à l’introspection. Ils ne participent pas d’eux-mêmes aux querelles ambiantes des cercles artistiques, mais y sont insérés soit par la critique, soit par leurs pairs. Le changement relatif par rapport au cliché de l’artiste maudit romantique réside dans le fait qu’ils ne sont pas totalement rejetés, en témoigne leur introduction dans le débat artistique contemporain par des tiers. Le nouveau peintre maudit bénéficie en somme d’appuis, mais ne s’engage pas lui-même sur le terrain de la visibilité et de la promotion de son travail et de sa personnalité d’artiste. Ces considérations peuvent sans doute paraître bien radicales, tout à fait caricaturales. C’est un fait qui est pourtant véhiculé depuis les années cinquante par la critique. Nous considérerons sur ce point la réception – ou les clichés – concernant deux peintres maudits de l’après-guerre Wols et Nicolas de Staël, qui ont en commun une image torturée, ou encore un souci aigu des problèmes plastiques, et qui illustrent dans le paysage artistique de ces années le mythe de l’artiste mort prématurément. La vie personnelle de Wols, artiste allemand, fut très vite liée à son travail plastique et a souvent servi à en fournir les clés ; son parcours fut en effet des plus chaotiques puisqu’il est interné au début de la Seconde Guerre Mondiale et a ensuite vécu clandestinement, en exil, dans le sud de la France, après son évasion. Les biographies ne manquent jamais de rappeler qu’il trouvait son inspiration plastique grâce à la consommation d’alcool et de drogues. Il meurt prématurément en 1951, à trente-huit ans. La vie de Nicolas de Staël est également marquée par son exil en Belgique après la révolution russe de 1919. Comme Wols, il débute sa carrière avant la guerre mais ne conquiert une certaine visibilité qu’après celle-ci. La vie artistique de de Staël est principalement marquée par des recherches ardues et torturées et par un investissement extrême dans la peinture. Il se suicide en 1955 alors qu’il a quarante-et-un ans.

Les commentaires sur Wols se ressemblent souvent : « On le rencontrait dans Saint-Germain-des-Prés marchand à petits pas, appuyé sur une canne ; il avait la tête baissée, un regard fuyant, un front dégarni couronné de cheveux fous, et était littéralement ‘bourré’ de drogue et d’alcool. À trente-cinq ans il paraissait près du double de son âge. […] il avait été photographe avant la guerre, puis la misère, la prison et les camps de concentration l’avaient transformé, il avait pris l’habitude de la drogue, de l’alcool ; la peinture, la poésie, la musique ne le libéraient de ses démons que pour retomber plus bas encore.

96 […] Dans le monde microscopique de ses hallucinations et de ses rêves où il découvre la nature essentielle des choses, Wols écrit le journal pathétique de la lutte de son moi intime contre les forces ultimes du Mal qui l’obsèdent. »169

« Dans les années 1947-1948, il m’arrivait fréquemment de rencontrer à Saint-Germain- des-Prés un vieil homme qui marchait pesamment en s’appuyant sur une canne, la tête nue avec des cheveux en couronne sur un front très dégarni. Il vivait dans une petite chambre d’hôtel avec sa femme, jouait du banjo, buvait sec. […] Ce bohème, qui se nommait Wols, mourut trois ans plus tard et j’appris alors avec stupeur qu’il n’avait que trente-sept ans. On peut lire couramment les déclarations allègres de certains journalistes qui avancent, avec une nuance d’ailleurs condescendante, qu’il n’existe plus aujourd’hui de peintres maudits. Hélas ! Toute l’existence de Wols leur apporte un cruel démenti. Wols fut aussi ‘maudit’ que Van Gogh, et le parallèle entre ces deux artistes également hallucinés ne s’arrête pas là. »170

Ces extraits, de Cabanne et Restany d’une part, puis de Ragon d’autre part, content sensiblement la même histoire, celle que les contemporains de Wols répètent souvent, dans des termes identiques, ou presque. Cet artiste, aux regards des critiques de l’époque, est donc bien désigné a posteriori comme un peintre maudit. Ce ne fut pourtant pas toujours le cas, en effet, Wols, avant d’être un peintre solitaire, fut un photographe qui travailla avec un large cercle culturel parisien et international. Il s’était installé à Paris dès 1932, où il a collaboré, à travers son medium, avec des ateliers de mode et des librairies, ainsi qu’avec les prestigieuses revues américaines Haarper’s Bazar et Life. Lorsqu’il est interné en 1940, il imagine un projet social conjuguant la littérature et les arts plastiques, Circus Wols, destiné à exercer le goût de l’opinion publique. Ces préoccupations de Wols avant 1945 ne sont que peu abordées, elles contredisent en effet l’image de l’artiste solitaire et replié sur lui-même. La communication qui a été faite autour de lui s’est exclusivement organisée sur le pivot de ses petits dessins et de ses peintures, et dans une moindre mesure sur ses petits poèmes parfois publiés dans les catalogues d’exposition. Si l’on se positionne selon un point de vue différent, ces épisodes d’avant 1945 ne font, par contraste, qu’accentuer et alimenter le mythe de l’artiste désabusé après la guerre. En 1945, Wols n’est pourtant pas un artiste totalement isolé, il rencontre dès la période d’Occupation Henri-Pierre Roché, dans le sud de la France, qui, selon Cabanne et Restany, lui achète d’emblée une cinquantaine de gouaches. Il était également en relation avec Jean-Paul Sartre - il était son protégé selon Ragon -, appelé à devenir un personnage clé et puissant de l’après-guerre. Ce sont peut-être ces appuis qui favorisent l’organisation de sa première exposition de dessins en décembre 1945 chez René Drouin. Cet événement est un échec, mais ses promoteurs prestigieux sont nombreux à figurer dans le catalogue d’exposition, à travers un texte ou une citation, comme Sartre ou Paulhan. Henri- Pierre Roché, son collectionneur y publie Extraits de note sur Wols : « Que fait Wols? Il se laisse descendre au fond de lui-même comme un plongeur et sa main graffigne tout ce qu'il aperçoit : des toiles d'araignées, des graminées, des forêts d'algues, des monstres, des mollusques, des villes-montagnes, des bateaux-maisons, des îles, des boucheries-bijouteries, des attractions, des fentes et des centres d'effrois [...]

169 Pierre Cabanne et Pierre Restany, « L’Abstraction lyrique », in L’Avant-garde au XXè siècle, André Balland, Paris, 1969, p.22-23. 170 Michel Ragon, Cinquante ans d’art vivant (op.cit.), p.160-61.

97 Il ordonne ces visions dans une crise [...] Quand accroupi dans son lit, il prend sa fine plume et ses gouaches, Wols ne sait pas ce qu'il va dessiner. Pendant qu'il dessine, il ne sait pas ce qu'il dessine. Quand il a fini, il regarde et il ne sait pas ce qu'il a fait [...] »171

Roché met ici l’accent sur le caractère d’improvisation automatique du travail de Wols et contribue à la réputation mythique du personnage en précisant que ses petites peintures sont des introspections, des visions qu’il a au fond de lui-même.

Fig.23. Wols, sans titre, 1944-45, aquarelle sur papier, Fig.24. Wols, Fleur vénéneuse, 1948, 12,2x16 cm, collection particulière. encre, gouache et aquarelle sur papier, 21,7x12,5 cm, galerie Thessa Herold, Paris.

C’est la première manifestation personnelle consacrée à Wols, et ses promoteurs commencent déjà à auréoler l’image de l’artiste d’un nuage de petits mythes, qui, mis bout à bout, sont ce que nous connaissons de lui aujourd’hui. Sa visibilité lui est donnée, est fabriquée, par son entourage ; c’est ce que l’on constate également en 1947, lors de la deuxième exposition, de peintures plus grandes cette fois-ci, chez Drouin. Le mythe de Wols est largement conditionné par l’admiration et les commentaires des jeunes peintres, comme Georges Mathieu, qui le prend pour son maître. Ce dernier relate sa rencontre avec le travail de Wols : « Quarante toiles : quarante chefs-d’œuvre. Toutes plus foudroyantes, plus déchirantes, plus sanglantes les unes que les autres : un événement considérable, le plus important sans doute depuis les œuvres de Van Gogh. Le cri le plus lucide, le plus évident, le plus pathétique du drame d’un homme et de tous les hommes. Je sors de cette exposition bouleversé. […] Après Wols, tout est à refaire, et si je suis ému, c’est qu’il vient d’anéantir tout ce à quoi je suis parvenu dans la solitude, depuis trois ans […]. »172

171 Cet extrait est reproduit dans le catalogue d’exposition Paris-Paris (op.cit.), p.221. 172 Ces commentaires de Georges Mathieu sont reproduits par Daniel Abadie, in « Chronologie » (op.cit.), p.259.

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Cette réaction de Georges Mathieu est elle-même devenue mythique : nombreux sont ceux qui reprennent ces mots – en particulier ceux que nous soulignons - pour suggérer le choc éprouvé par tous devant les toiles de Wols. Cette exposition de 1947, contrairement à la première, a un impact certain sur les cercles de l’art, un impact et un succès qui n’ont pas été provoqués par Wols si l’on en croit l’anecdote rapportée par Michel Ragon. Cet événement aurait été organisé par sa compagne et par René Drouin, contre son avis, si bien qu’il aurait tenté de la faire interdire en invoquant le commissaire de police173. Toujours est-il qu’il consacre le travail de Wols et marque son entrée dans les cercles de la jeune peinture à travers le développement historique de l’abstraction lyrique et de l’art informel, lui, qui d’après les témoignages, aurait toujours refusé de se montrer au public. Le clou du mythe est bien sur une mort prématurée, qui, doublée de penchants alcooliques, suscite de fréquentes comparaisons à Jackson Pollock, qui connut lui aussi une renommée très importante.

La situation de Nicolas de Staël est un peu différente dans le sens où son art ne constitue pas un refuge face aux traumatismes de sa vie personnelle. L’image que l’on a de lui est presque essentiellement artistique. Il illustre bien le mythe de l’homme n’en étant plus vraiment un, mais vivant exclusivement pour son art, cause de ses tortures psychologiques. C’est le cliché qui est véhiculé sur de Staël, artiste en perpétuelle quête. Sa quête est celle de la peinture, ce n’est pas comme d’autres celle de l’abstraction ou de la figuration, ni celle de l’abstraction contre la figuration. Beaucoup ont écrit que son parcours pictural fut rythmé par l’insatisfaction, ce qui le poussa beaucoup à faire évoluer son travail et à ne pas rester enfermé dans une seule et même formule. Il se met constamment en danger. C’est ce qu’exprime Alfred Pacquement dans sa préface au catalogue d’exposition de 2003174. La facture de Nicolas de Staël n’est jamais la même entre 1944 et 1955. Les compositions de 1946 comblent déjà les vides qui étaient laissés en 1944, l’espace est saturé par des traits denses et épais souvent appliqués au couteau (fig.25). René de Solier décrit à cette époque les toiles de de Staël comme des compositions brisées :

« […] Dans une toile de Staël, chaque tache a l’éclat d’un noyau, le grain de ces gangues qui attirent la main – et bientôt nous décelons une furie de brisures, qui oppose de Staël à Kandinsky […]. Il y a quelque hantise d’un mouvement sans fin et d’un perpétuelle ouverture, dans cette entreprise qui pousse le risque, opposé à toute monotonie graphique (bien des traits ‘de silhouettes’ sont en général quelconques et faussement instinctifs), jusqu’à briser le cerne. […] Bref, on attend, au-delà de l’indistinction, ‘puisque je ne reconnais rien’, l’éclair qui résulte de la construction brisée, hors du triangle ou de la sphère, toujours en cours de la peinture nommée ‘abstraite’. »175

173 Anecdote rapportée par Michel Ragon, in Cinquante ans d’art vivant (op.cit.), p.163. 174 Alfred Pacquement et Jean-Paul Ameline (dir.), Nicolas de Staël, catalogue de l’exposition au Centre Georges Pompidou, 12 mars – 30 juin 2003, 2ditions du Centre, Paris, 2003. 175 René de Solier, « Nicolas de Staël », in Les Cahiers de la Pléïade, printemps 1950 ; cet extrait est reproduit dans le catalogue Paris-Paris (op .cit.), p.269.

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Fig.25. Nicolas de Staël, Composition, 1946, huile sur toile, 53x73 cm, Henie Onstad Kunstsenter, Norvège.

Bien que le sujet du discours soit ici l’indistinction, on perçoit néanmoins quelques analogies avec le réel. À la matière rugueuse de la fin des années quarante succèdent des aplats colorés, toujours aussi épais, mais lissés. Les éléments de la composition sont moins nombreux, plus aérés, mais fournissent la plupart du temps une structure nette à la toile. De Staël s’interroge néanmoins sur le sens de ses toiles, sur des problèmes de composition peut-être, voire même sur des questions de légitimité : « Est-ce qu’un tableau peut être tâche et rien d’autre ? Je n’en sais rien. »176 C’est à cette époque, vers 1952-1953 que de Staël propose des compositions plus figuratives, on dit qu’il revient à la figuration, comme si l’on parlait d’un échec177. La figuration apparaît d’abord à travers les titres des toiles, citons par exemple La Seine à Ivry de 1952 (fig.26), toile qui n’est pas franchement vraisemblante mais dont le titre suffit à nous faire imaginer un paysage grâce aux éléments de compositions horizontaux. Parler de figuration est sans doute plus judicieux concernant le Portrait d’Anne de 1953 (fig.27), dans lequel on distingue la forme rémanente d’un visage voilé, qui par métonymie nous engage à distinguer la structure d’un corps humain. Devons-nous pour autant affirmer que de Staël cherche à revenir à la figuration ? C’est cet aspect de son travail, oscillant entre deux manières de peindre qui s’affrontent sur la scène artistique contemporaine, qui a dérouté la critique, et c’est à cela que l’on attribue les raisons de son suicide. L’artiste s’était distingué par sa peinture et par les évolutions successives de celle-ci, ce qui lui a aussi valu de nombreuses critiques ; la mort de Nicolas de Staël relance alors le débat sur la figuration qui avait eu lieu en 1952. Comme le montre Jean-Paul Ameline dans un de ses articles178, la renommée du peintre est en partie liée aux

176 Extrait d’une lettre de Nicolas de Staël à Pierre Lecuire, reproduite dans le catalogue Paris-Paris, ibidem. 177 Notons qu’on a dit la même chose de Jackson Pollock. 178 Jean-Paul Ameline, « Funambulisme entre figuration et abstraction : Nicolas de Staël face à la critique », in Nicolas de Staël (op.cit.), p.14-23.

100 louanges des critiques – André Chastel par exemple - qui ont salué le courageux retour à la figuration, au moment même où l’art abstrait prenait une ampleur sans précédent sur la scène artistique, et devenait par là même une valeur marchande certaine.

Fig.26. Nicolas de Staël, La Seine à Ivry, 1952, huile sur toile, 11,5x21,5 cm, Bergen Art Museum, Norvège.

Fig.27. Nicolas de Staël, Portrait d’Anne, 1953, huile sur toile, 130x90 cm, Musée d’Unterlinden, Colmar.

Ces deux peintres, Wols et Nicolas de Staël avaient déjà une visibilité affirmée, et une renommée – restreinte au milieu intellectuel pour le premier, forte mais controversée pour le second – avant leur mort prématurée. Un certain succès de leur vivant ne fait donc pas d’eux des artistes totalement incompris selon le cliché véhiculé par le mythe de l’artiste maudit. Pourtant, la mort a accentué ces renommées en faisant de ces artistes des figures légendaires de la

101 peinture d’après-guerre. On se demande alors si l’histoire de l’art contemporain ne souffre pas d’une esthétique du morbide, qui consisterait à consacrer officiellement les artistes seulement lorsque leur mort est prononcée. En 1955, les œuvres de Wols sont en effet présentées à la première édition de la Documenta de Kassel, une manifestation d’envergure qui deviendra un rendez-vous prestigieux de l’art contemporain. Un an après la mort de Nicolas de Staël, en 1956, une rétrospective est organisée au Musée National d’Art Moderne de Paris, fait exceptionnel en France pour un artiste si jeune. Michel Ragon parle à ce propos d’une « année de Staël » durant laquelle on a rendu hommage au « martyr de l’art abstrait »179. Ce n’est peut-être pas si étonnant puisque le peintre était déjà consacré publiquement en février 1955, moins d’un mois avant sa mort, par la publication d’une enquête de Connaissance des arts180, dans laquelle il figure en sixième position du palmarès des artistes français à succès. Les importants succès posthumes de la peinture contemporaine s’expliquent sans doute par la conjoncture du marché de l’art : la commercialisation d’un artiste mort ne fonctionne plus sur le système de l’offre et de la demande, mais uniquement selon celui de la demande qui s’exerce sur un stock déjà constitué et qui n’aura plus la possibilité d’évoluer. Raymonde Moulin le note, le nombre réduit des toiles sur le marché provoque alors une forte hausse de la cote de l’artiste. Tous deux ont aussi des positions singulières sur la scène parisienne : Wols peint des petits formats alors que les châssis prennent de plus en plus d’ampleur, et de Staël se fait figuratif lorsque l’abstraction est à son apogée. La mort prématurée n’est sûrement pas la seule explication de leurs renommées respectives puisqu’ils se situaient, déjà de leur vivant, à contre-courant de tout ce que l’on pouvait observer sans distinction de tendances. Ils étaient aussi les rares peintres bénéficiant d’un relative visibilité mais ne s’insérant pas personnellement dans les débats contemporains ; à la fin des années quarante et au début des années cinquante beaucoup trouvaient en effet leur mot à dire, sur le plan théorique – parfois dogmatique - ou encore sur le plan pratique. Ils n’étaient pas exclus du débat, mais gardaient vraisemblablement leurs distances, dans l’intention peut-être de se tenir à l’écart de discussions jugées stériles. Ils eurent en effet en commun de concevoir la création comme un combat personnel. Les mythes créés autour de ces deux figures furent manifestement inspirés par certaines de leurs caractéristiques personnelles reflétant les clichés hérités de l’artiste maudit du XIXè siècle. Nous devons pourtant préciser qu’à l’inverse de ce stéréotype – qui n’a sans doute jamais existé en tant que tel – ce n’est pas ce mythe qui a construit leurs renommées. Nous supposons que ce mythe est venu se greffer à l’appui de leurs succès naissants – très tôt en ce qui concerne Wols – comme si les commentateurs avaient voulu légitimer leurs discours en leur donnant plus de poids, comme s’ils avaient eu recours à une esthétique du morbide afin de renforcer leurs positions.

179 Michel Ragon, Cinquante ans d’art vivant (op.cit.), p.77. 180 Georges Charensol (dir.), « Les Dix Peintres en tête de la jeune Ecole contemporaine », in Connaissance des arts, février 1955. Cette enquête fait apparaître le classement suivant : Buffet, Clavé, Lorjou, Manessier, Pignon, de Staël, Carzou, Minaux, Marchand et Bazaine, suivis de Grüber, Singier, Estève, Soulages, Vieira da Silva.

102 II – Valeur de la marginalité Nous l’avons souligné plus haut, la marginalité devient peu à peu une valeur, tant esthétique que commerciale. La véritable nouveauté de l’après-guerre n’est pas en fait l’acception de la marginalité par le critique ou le public, mais bien sa prolifération et son intégration presque instantanée aux mondes de l’art. Cette notion reposait auparavant sur son caractère exceptionnel et sur des valeurs maudites, mais dès la Libération en France, les tentatives plastiques qui apparaissent comme anti-artistiques reposent sur un discours convaincant des artistes, et sont par conséquent rapidement défendues et mises en valeur par la critique. Nous verrons d’abord de quelle manière fonctionne le processus qui tend à faire de la marginalité une norme artistique, puis nous nous appuierons ensuite sur deux exemples singuliers ; celui d’Asger Jorn dont la position marginale repose sur un engagement à la fois social et artistique, puis celui de Jean Dubuffet qui développe avec succès une forme d’anti-art, le distinguant très clairement du reste de la scène parisienne.

A – Marginalité et revendication Asger Jorn s’est distingué avant tout à travers sa liberté et son indépendance vis-à-vis des étiquettes artistiques, ainsi que par la masse importante de ses écrits. Il est, à l’image de Dubuffet auquel nous nous intéresserons plus bas, l’un des artistes marginaux de l’après-guerre à avoir su se rendre visible sans pour autant être catalogué – on se souvient malgré tout généralement de lui comme un membre de Cobra. Il est un artiste danois majeur, mais nous nous attacherons principalement à son action au sein de mouvements internationaux, le Mouvement pour un Bauhaus imaginiste, notamment. Il convient néanmoins de rappeler le début de son parcours qui conditionnera d’une certaine manière toute son action artistique. Dans tous les mouvements auxquels il fut associé, et d’une manière plus large, sur la scène artistique de l’Europe occidentale, Asger Jorn a occupé la place d’un des plus grands théoriciens de cette période. Outre cela, son esprit d’initiative l’a systématiquement amené à être un des membres fondateurs de certains des groupements d’artistes les plus importants de la période 1944-1960. Après avoir reçu une formation française auprès de Fernand Léger notamment, il s’associe à Egill Jacobsen dès 1940 pour créer la revue Helhesten qui est publiée la première fois en 1941. Autour d’elle se forme d’emblée un groupe d’artistes expérimentaux, Host, en 1945. Jorn possède déjà un réseau international étendu qui s’intensifie avec la fin de la guerre, il a en effet des contacts en France, principalement des écrivains et poètes liés à une culture surréalisante, comme Edouard Jaguer ou Noël Arnaud. Il entretient également des relations avec Constant, fondateur de Reflex à Amsterdam, groupe d’artistes expérimentaux eux-aussi rassemblés autour d’une revue, ainsi qu’avec Christian Dotremont, membre du surréalisme révolutionnaire à Bruxelles. Les groupes belge et hollandais sont créés en 1947 et 1948, préfigurant de peu la naissance de Cobra au

103 mois de novembre de cette année, à Paris lors d’une conférence au Centre International de Documentation sur l’art d’avant-garde. Ce groupe s’organise également autour de la revue éponyme au sein de laquelle Jorn s’investit énormément en publiant de nombreux textes. C’est la première expérience internationale de l’après-guerre, qui collabore aussi avec la revue tchécoslovaque Blok. Les idées de Jorn y sont largement diffusées, notamment celle concernant son opposition catégorique à toute forme de domination artistique et dénonçant l’emprise de Paris sur l’art, ainsi que le refus du dogmatisme de l’abstraction géométrique et de l’architecture fonctionnaliste. L’idéologie politique d’extrême gauche est-elle aussi clairement affichée, ainsi que la condamnation de l’art pour l’art. Asger Jorn a ainsi toujours lié l’art à la politique, une problématique très présente tout au long de son discours théorique. La contradiction que l’on rencontre d’emblée chez Asger Jorn est la prégnance de son rôle de théoricien, à travers le discours, sur celui d’artiste plasticien. Dès Cobra, ses positions sur l’art sont très claires : l’art doit laisser une part à l’expérimentation tout en se ressourçant aux arts populaires. Ces idées font de lui un marginal, même s’il n’est pas le seul à les défendre, et c’est à ses idées, plus qu’à sa pratique que nous nous intéresserons, puisqu’elle constitue sa manière de se distinguer et de se rendre visible. Il est aussi important de préciser que Jorn n’élabore quasiment jamais un projet seul, il travaille dans un esprit de collectivité, c’est-à-dire qu’il sollicite sans arrêt la participation des personnalités de son entourage. Il élabore souvent seul ses idées, à travers la large part qui est faite à l’écrit dans son travail, mais semble systématiquement rechercher un appui collectif dans un second temps. Cela constitue sans doute une part de l’explication au fait que Jorn fait toujours partie d’une organisation artistique. Le discours sur l’art est réellement pour lui un aspect prégnant du travail de l’artiste. Il y voit en effet un travail nécessaire puisque les critiques ne sont pas à même de transcrire correctement les idées de l’artiste. Il déclare ainsi publiquement en 1956 :

« […] ‘Crée l’artiste, ne parle pas.’ Ce discours nous a été tenu trop souvent par des gens qui se disaient capables de parler de nous, de penser pour nous et d’agir pour nous ; des politiciens, des intellectuels, des industriels, professeurs, critiques d’art et d’autres. Et nous avons toujours été trahis […]. La raison pour laquelle l’artiste est aujourd’hui obligé de prendre la parole n’est pas que le public demande une explication littéraire de n’importe quelle création artistique, c’est qu’il en reçoit toujours une fausse. »181

Une large part de l’écriture chez Jorn est ainsi déterminée par une fonction correctrice du discours critique, qui en constitue souvent le point de départ comme le montre Catherine Abécassis182. L’écriture constitue alors pour lui, dans un premier temps, la volonté de transmettre au public une sorte de discours véridique sur l’art, discours qui est le plus souvent erroné lorsqu’un intermédiaire, entre l’artiste et le public, existe. L’écriture pour Jorn a aussi un rôle fédérateur : cette citation est en effet extraite d’un discours public lors du premier congrès des artistes libres à Alba, en Italie. Les discours de Jorn sont extrêmement courants lors des rassemblements d’artistes, ils constituent d’abord une

181 Extrait du discours d’ouverture du premier congrès mondial des artistes libres, Alba, du 2 au 8 septembre 1956, reproduit par Asger Jorn, in Discours aux pingouins et autres écrits, ENSBA, Paris, 2001, p. 181-184. 182 Catherine Abécassis, « Les Editions des textes d’Asger Jorn et de Per Kirkeby. Fragments d’un discours continu », in Les Ecrits d’artistes depuis 1940 (dir. Françoise Levaillant), IMEC, Paris, 2004, p.267-275.

104 manière de transmettre ses idées à ses pairs, mais probablement aussi une invitation au ralliement. Ceci n’est pas étonnant puisque Jorn tente toujours de construire des projets collectifs dont il est souvent l’initiateur ou le porte- parole. La dissolution de Cobra fut, semble-t-il, motivée par un probable éclatement théorique du fait de positions divergentes, mais aussi par un conflit de personnalités.

« [Jorn parle ici de Dotremont qui prépare une exposition à Bruxelles] Je ne veux pas nier que je trouve un affaiblissement du mouvement des Cobra de nous mettre nous trois [Constant, Appel, Jorn] dans un coin. Mais nous ne sommes pas des habitants des coins et de l’une ou l’autre façon nous allons sûrement nous manifester quand même. […] Nous sommes là et nous resterons là. »183

« […] Dotremont n’a absolument rien fait ici. Les Français ne font rien et ne partira pas un Cobra 8 édité par les Français. Voilà la situation exacte. […] Je ne sais pas si tu es un brave type naïf qui se laisse rouler par n’importe qui. Je ne suis pas ainsi. Si on est sincère avec moi je le suis aussi. Si on essaie de me tromper on se trompe soi-même. Le jeu est fait aujourd’hui. Tu n’as que à choisir où tu veux te placer. »184

A travers ces lettres à Pierre Alechinsky, datant de 1950 et 1951, nous percevons très bien les tensions qui existent entre les leaders des différentes branches de Cobra. Le problème de Jorn est aussi ici le manque d’engagement et d’activité de la branche française au sein de l’édition de la revue. La publication de Cobra, dans laquelle il s’est beaucoup investi au cours de ces années, était en effet pour lui extrêmement importante dans la mesure où elle lui permettait de diffuser ses idées. La seconde lettre nous révèle aussi que Jorn prépare déjà l’après Cobra en incitant Alechinsky à prendre position dans le conflit dont il est question. Le fond du problème est ainsi l’engagement, qui est pour Jorn forcément lié à la réflexion sur l’art qui doit nécessairement accompagner la pratique plastique. La première lettre nous indique également la volonté d’Asger Jorn de se situer au centre du réseau, ce qu’il parviendra d’ailleurs toujours à faire par la suite. La prégnance théorique dans la carrière de Jorn est clairement détectable à travers la création du Mouvement pour un Bauhaus imaginiste (MIBI) en 1953, dont il expose les fondements à Alechinsky.

« […] Est-ce que tu as l’envie de continuer une collaboration internationale dans l’esprit de Cobra mais sur une base plus évoluée ? Je trouve qu’il manque quelque chose de cette sorte pour le moment dans la vie artistique. Il manque un peu d’esprit. […] Un architecte, Max Bill, compte de faire un nouveau ‘Bauhaus’ sans peinture. C’est la nouvelle tendance des architectes abstraits constructivistes et fonctionnalistes de vouloir réduire la peinture à une couleur des formes d’architecture. Voilà notre lutte. J’ai écrit à lui que je vais faire monter un groupe international de recherches dans le domaine de la fiction que il ignore entièrement et qui est à la base de tous les arts et de l’appeler ‘le Bauhaus imaginaire’. Est-ce que tu veux être le représentant belge ? Ça ne demande aucune obligation parce que l’organisation est vraiment imaginaire. Je compte faire une grande exposition à Copenhague dans un an ou deux, mais de ça on discutera. Le groupe ‘Bauhaus imaginaire’ doit seulement être un coup contre les architectes abstraits, une démonstration. […] »185

183 Lettre d’Asger Jorn à Pierre Alechinsky, avril 1950, Copenhague, reproduite in Asger Jorn, Lettre à plus jeune, L’Echoppe, Caen, 1998, p.16-18. 184 Lettre d’Asger Jorn à Pierre Alechinsky, mars 1951, Paris, idem, p.30-31. 185 Lettre d’Asger Jorn à Pierre Alechinsky, octobre 1953, Chésières, Suisse, idem.

105

Lorsqu’il écrit cette lettre, Asger Jorn se trouve seul, en convalescence en Suisse, d’octobre 1953 à mars 1954. Il se trouve clairement isolé de son réseau de relations. Cette période constitue un point de transition entre la fin de Cobra et le renouvellement de son engagement théorique en art. Le hasard veut qu’au même moment, en Suisse, Max Bill deviennent le dirigeant de la Höchschule für Gestaltung d’Ulm (Université pour la forme), et y conçoive un nouveau Bauhaus dans une version géométrique radicale, et plus dogmatique encore que le Salon des Réalités nouvelles, en donnant une place prépondérante aux techniques scientifiques et mathématiques. La conception extrême de l’art de Max Bill rencontre à cette époque de nombreux opposants, dont Asger Jorn qui se situe quasiment aux premières loges de la constitution de ce qu’il pense être une aberration. Il fonde ainsi le MIBI, seul, dans le but unique de fournir un contrepoids théorique à cette esthétique fonctionnaliste. Le MIBI constitue seulement un espace de discussion et de réflexion, qui n’est en aucun cas une organisation concrète, comme le précise Jorn. La fondation de ce mouvement est le plus bel exemple de la place importante et fondamentale qu’il donne à la théorie au sein de son travail. Elle est aussi une preuve renouvelée de son engagement théorique, puisque dans la période d’existence du MIBI (1953-1957), il écrit une foule de textes critiques sur l’esthétique fonctionnaliste. Si le MIBI prend des allures de canular dont le seul but serait de fournir une opposition virtuelle à la conception dogmatique de Max Bill, il n’en est rien, puisqu’au sortir de cette expérience, en 1958, Asger Jorn publie un livre rassemblant les essais de cette période, Pour la forme. Ébauche d’une méthodologie des arts. Le MIBI est une organisation sans précédent qui a seulement vocation à être une tribune critique, « une démonstration ». La création d’un mouvement était sans doute le seul moyen de diffuser une parole ayant assez de portée et de visibilité au niveau des réseaux artistiques. Notons que Jorn le fonde seul dans un premier temps, et qu’il rallie ensuite à lui un certain nombre de personnalités, comme Alechinsky, auquel il envoie cette lettre qui est une sollicitation claire. Asger Jorn orchestre ensuite une extension internationale en faisant alliance avec d’autres groupes qui apportent à l’organisation sa part d’expérimentation plastique. La création du MIBI par Jorn est concomitante de ses premiers contacts avec Enrico Baj, artiste milanais appartenant au mouvement pictural nucléaire186. Il lui écrit pour la première fois en novembre 1953 pour lui faire part de ses accords et désaccords avec le Manifeste de la peinture nucléaire, paru en 1952, ainsi que de son intention de créer un nouveau réseau international. « Je veux dire que cinq peintres qui travaillent à part ne possèdent pas les mêmes forces qu’un groupe de cinq peintres qui travaillent ensemble, les derniers représentent un mouvement, et

186 Le mouvement pictural nucléaire est fondé à Milan en 1951 par Enrico Baj, Sergio Dangelo et Joe Colombo, selon un schéma d’expérimentation comparable à celui de Cobra. Il est ouvert à la collaboration internationale comme le montrent leurs contacts avec le groupe de calligraphes japonais Bokuzin Kai. Ils publient le manifeste en 1952, lors de la deuxième exposition de peinture nucléaire à la galerie Apollo de Bruxelles. « Les nucléaires veulent abattre tous les ismes de la peinture qui s’enfonce invariablement dans l’académisme, quelle que soit son origine. Ils veulent et peuvent réinventer la peinture. » Cet extrait est reproduit par Mirella Bandini, in L’Esthétique, le politique, de Cobra à l’Internationale Situationniste (1948-1957), Sulliver & Via Valleriano, Arles, 1998 [Rome, 1977], p.54.

106 dans l’atome aussi bien que le système solaire et le monde humain, c’est le mouvement qui compte […]. Pour moi le Cobra était d’abord une organisation interne des métiers artistiques, d’échanges d’expériences et d’idées, et je voudrais bien le refaire sur une base plus grande. […] mais ce caractère de pure expérience était aussi la faiblesse de Cobra parce que les expériences n’ont aucune valeur si on ne peut pas à des moments justes en tirer les extraits. C’est là où nous en sommes. Nous avons passé à l’expérience qui est le Cobra, et nous n’étions pas capables d’en tirer des conclusions valables. »187

La situation singulière de Jorn au sein de l’après-guerre artistique se manifeste par sa profonde volonté d’instrumentaliser la pratique artistique afin d’en analyser les effets et les conséquences. Selon lui, l’expérimentation ne suffit pas si elle n’est pas suivie d’une théorisation ou d’une action concrète dans les mondes de l’art, et au-delà, dans la société. Les expérimentations plastiques effectuées pendant cette période ne véhiculaient pas de but réel ; l’espoir – l’utopie peut-être - de lier l’art à la société était exprimé par de nombreux artistes, par les informels, en accordant une place majeure à l’individu, par les descendants du néo-plasticisme, dans leur volonté de faire de l’art qui s’intègre à l’espace public. La majorité des artistes français ou ayant vécu à Paris pendant la période 1944-1960 ne se sont pourtant pas engagés réellement sur un terrain politique et revendicatif, et c’est sans doute ce que déplore Asger Jorn. Il est marginal parce qu’il tente de porter un engagement fort, dans un climat où les autres membres de la communauté artistiques paraissent soit apolitiques, soit liés au communisme qui commence à provoquer de fortes désillusions, au regard de la situation culturelle et politique de l’URSS dans les années cinquante. L’atout de Jorn à cette époque est que le réseau international dont il dispose lui permet d’énoncer ses idées, et de leur rallier d’autres personnalités. C’est sans doute la raison pour laquelle il tente constamment de se situer au centre de certaines communautés artistiques, qui lui permettent de véhiculer ses convictions politiques. En des termes strictement artistiques, le fait de créer et de saborder des organisations qui se suivent, contribue à affirmer son refus de tout enracinement dans un académisme stérile et immobile. Les objectifs qu’il se fixe tout au long des années cinquante ne sont pourtant pas bien différents de ce qui avaient déjà été énoncés avec Cobra ; y eu-t-il alors un réel manque théorique au sein de Cobra comme il le soutient, ou bien Jorn refusait-il tout simplement l’envergure prise par Christian Dotremont ? Avec l’alliance du MIBI et du mouvement nucléaire, Jorn parvient, après son isolement suisse, à revenir au centre des préoccupations artistiques internationales, et entraîne également des anciens de Cobra et du surréalisme révolutionnaires – Alechinsky, Appel Götz, Oesterlin. Reparti seul en croisade contre le fonctionnalisme, Jorn trouve à nouveau des alliés et de solides soutiens. Un atelier d’expérimentation – consacré à la céramique dans un premier temps - est fondé à Albisola, grâce à Baj, où ont lieu des rassemblements annuels « d’artistes libres ». Asger Jorn rencontre ensuite en 1955 Pinot Gallizio, leader du laboratoire expérimental d’Alba, qui se transforme en l’espace de quelques mois en laboratoire expérimental du MIBI. La mainmise de Jorn sur le milieu expérimental italien donne

187 Extraits de la lettre d’Asger Jorn à Enrico Baj, novembre 1953, reproduite dans son intégralité in Discours aux pingouins (op.cit.), p.164- 172.

107 naissance à un point névralgique de l’opposition à l’idéologie véhiculée par l’école d’Ulm. Le laboratoire d’Alba devient également, grâce au réseau de Jorn, un centre d’expérimentations et de rassemblements internationaux, en septembre 1956 lors du Premier Congrès mondial des artistes libres. L’adhésion de l’Internationale Lettriste188 quelques mois plus tôt, et la présence de Jorn jugée trop imposante, signe le retrait de Baj et du mouvement nucléaire lors de ce congrès. La nouvelle alliance avec l’Internationale Lettriste permet enfin à Jorn de trouver un terrain favorable pour accueillir son discours sur l’importance de l’engagement, et sur les liens étroits qui doivent être créés entre art et politique. Le premier congrès d’Alba – lors duquel Jorn prononce son discours, cité plus haut, sur la nécessité pour les artistes de reprendre leurs idées en main - préfigure ainsi la création de l’Internationale Situationniste en juillet 1957, dont Asger Jorn et Guy Debord sont les leaders. Le programme que Jorn et Constant avaient imaginé à l’époque de Cobra se réalise finalement dans l’IS, qui devient en 1961 une avant-garde politique. « Toutes les œuvres d’art sont des objets, et forcément à traiter en tant que tels, mais ces objets ne sont pas des buts en soi ; ce sont des instruments pour agir sur des spectateurs. »189

« La valeur de l’art est ainsi une contre-valeur par rapport aux œuvres pratiques, et se mesure en sens inverse de celles-ci. L’art est l’invitation à une dépense d’énergie, sans but précis en dehors de celui que le spectateur lui-même peut y apporter. […] De sorte que la valeur artistique est en même temps une valeur insensée, et la manifestation même de la liberté d’action de l’individu. […] Voilà pourquoi l’art est socialement inquiétant, et politiquement si important : c’est la source même de la politique, de l’inspiration. […] »190

Du début des années quarante jusqu’à la fin des années cinquante, Jorn semble n’avoir couru que vers un seul but, créer un mouvement unitaire et révolutionnaire, se rendant très visible des mondes de l’art. Sa position trop marginale, revendicatrice et subversive ne lui a pourtant pas donné de réelle visibilité auprès du public. S’il trouve au sein de l’IS une structure pour réaliser ses idées, l’histoire de cette organisation est néanmoins personnalisée dans l’esprit populaire par la figure de Guy Debord. Le parcours de Jorn révèle également un opportunisme massif, qui lui permet grâce à ses soutiens de véhiculer ses convictions. Il avait pourtant vivement critiqué l’opportunisme de Dotremont et la récupération de Cobra par l’idéologie persistante du surréalisme révolutionnaire. Il a d’ailleurs lui aussi, pour servir ses fins, récupéré les structures expérimentales italiennes. Il a cherché par tous les moyens à faire de l’art une composante de la société, et non une pratique marginale ; il reste malgré tout un marginal lui-même, dans le sens originel, social et politique du terme, de l’avis de Prévert, c’est un vandale, pour Debord, un hérétique. « Jorn, lui, c’est un Vandale

188 Il convient ici de rappeler les conditions de la fondation de l’Internationale Lettriste. Le lettrisme fut fondé en 1946 par Isidore Isou (avec Maurice Lemaître, Roland Sabatier, Jacques Spacagna, Alain Satié), autour de la revue La Dictature lettriste, dans une volonté anarchiste d’opposition et de subversion des valeurs culturelles traditionnelles. Le groupe se structure autour de deux axes principaux imbriqués l’un dans l’autre, la vie et l’art infinitésimal. En 1952, le groupe radical des lettristes mené par Guy Debord se sépare des partisans d’Isou et fonde l’Internationale Lettriste, basée sur l’autogestion et le spontanéisme. 189 Asger Jorn, « Peintures détournées », texte publié dans le catalogue d’exposition, Vingt peintures modifiées par Asger Jorn, galerie Rive Gauche, Paris, mai 1958 ; repris dans Discours aux pingouins (op.cit.), p.214. 190 Asger Jorn, « L’œuvre d’art comme source de contre-valeur », in Critique de la politique économique suivie de la lutte finale, éditions de l’Internationale Situationniste, Paris, 1959, p.22.

108 un vandale héréditaire, péninsulaire, ingénu et hilare, un innocent témoin de la vie sans procès. »191

« Asger Jorn en a tant fait un peu partout que bien des gens ne savent pas qu’il a été situationniste plus que n’importe quoi d’autre, lui, l’hérétique permanent d’un mouvement qui ne peut admettre l’orthodoxie. Jorn est de ces gens que le succès ne change pas, mais qui continuellement changent le succès en d’autres enjeux. »192

B – Dubuffet et le marginalisme Jean Dubuffet commence une carrière tardive en 1942 (il est né en 1901), mais d’emblée très active et très suivie par les milieux littéraires et artistiques. Il joint très tôt l’écriture à la peinture, comme Jorn, mais dans une veine différente. Dubuffet n’apparaît pas en effet politiquement engagé à travers ses nombreux écrits, pourtant, il défend constamment sa conception de l’art, opposée à toute forme de culture traditionnelle ou académique. Ses textes sont majoritairement organisés autour de sa création et de ses expositions, et constituent des explications de son travail, ou encore des justifications qui précèdent les éventuelles critiques. Jean Dubuffet est un marginal, il se présente en tout cas comme tel à travers ses textes par un refus répété qu’on lui attribue le statut d’artiste, et surtout le prestige qui l’accompagne. Il est malgré tout un peintre à succès – au succès controversé parfois – et s’insère dans cette tendance de la marginalité qui est gonflée après la Seconde Guerre Mondiale. C’est la raison pour laquelle nous parlons de marginalisme, terme qui est à lui seul une contradiction flagrante. Le but n’est pas ici de faire apparaître un nouvel isme dans l’histoire de la peinture, mais bien de caractériser la démarche qui est celle de Jean Dubuffet, contradictoire. Il est marginal et semble à tout prix vouloir le rester, mais son succès, et surtout ses actions au sein du monde de l’art tendent à contredire cette volonté, puisqu’il est largement visible dès le milieu des années quarante. Ce terme a donc vocation à exprimer l’ambivalence inhérente à son travail et à sa personnalité, tout en traduisant la prolifération et le succès de la notion de marginalité au cours des années cinquante. Doit-on pour autant parler de mode ? Rien n’est moins sûr, mais la tentation est grande si l’on s’en réfère au contexte marchand, friand des habiles marginaux. Nous nous attacherons ici à constater cette ambivalence et à en tirer quelques interrogations. Il s’agit ici de mettre en évidence les incohérences entre les actes et le discours, tout en exposant la manière dont Jean Dubuffet se distingue des autres artistes. Son travail s’organisant en séries, nous en retiendrons deux – les Hautes Pâtes et les portraits - qui sont selon particulièrement significatives du marginalisme de Dubuffet, et qui sont le vecteur de son ascension vers une ample visibilité. Ces travaux seront comparés aux écrits qui leur sont contemporains, mais aussi mis en regard par rapport aux écrits postérieurs. L’intérêt est également de confronter les écrits de la fin des années

191 Jacques Prévert cité par Claude Rivière, « Peinture, latitude nord », in Combat, 8 juillet 1960. 192 Guy Debord, « De l’architecture sauvage », in Jorn, le Jardin d’Albisola, Fratelli Pozzo, Turin, 1974. Cet extrait est reproduit in Fin de Copenhague (Jorn et Debord), Allia, Paris, 2001, non paginé.

109 quarante à ceux de la fin des années cinquante afin de mettre en évidence d’éventuelles contradictions au sein du discours de l’artiste. Les premières séries sont semblables soit par leur thème tournant autour de la figure, soit par leur facture. Les marionnettes de la ville et de la campagne, les Mirobolus (Hautes Pâtes), les portraits, les corps de dames sont des cycles qui se suivent de très près. Nous nous intéresserons seulement aux Mirobolus (1944-1946) et aux portraits (1945-1947) parce que les uns sont représentatifs de l’établissement d’un langage plastique qui écarte les couleurs vives des marionnettes pour s’orienter vers plus de matiérisme et vers le graffiti, les autres sont le reflet de l’évolution de Dubuffet en société, dans un contexte littéraire et parfois mondain. Ce sont ces deux cycles également qui conditionnent l’attraction ou la répulsion des uns et des autres, la réception ; ils marquent aussi le début de l’expression publique par l’écriture. Nous devons préciser qu’avant les Mirobolus, Dubuffet possède déjà un réseau de relations riche en poètes, rencontrés grâce à Georges Limbour et Jean Paulhan en 1943, et composé de quelques artistes. Le milieu littéraire est d’emblée un soutien fort, puisqu’à la suite de sa première exposition en octobre 1944 chez Drouin, paraissent déjà plusieurs textes à son sujet193. Le catalogue de l’exposition est préfacé par Jean Paulhan, et l’artiste est déjà remarqué par le collectionneur Henri-Pierre Roché. La critique est d’emblée partagée et met en relief les soutiens de Dubuffet : « Tout a été dit sur Dubuffet. Paulhan, Seghers, Parrot surtout, ont donné de sa peinture une vue suffisante. Il ne nous reste plus qu’à dire la joie qu’éveillent en nous ses toiles […]. »194

Frank Elgar quant à lui pointe déjà les atouts et les inconvénients du peintre avec une clairvoyance surprenante de précocité, nous sommes en 1944.

« […] C’est la première fois que Jean Dubuffet présente un ensemble de son œuvre. Inconnu hier, peut-être célèbre demain […]. Néanmoins, devant l’extrême simplicité de vision et l’apparente spontanéité des œuvres que voilà, n’allez pas croire à l’ingénuité, à l’innocence de l’auteur ! Dubuffet est un quadragénaire bien portant, qui sait ce qu’il veut et veut ce qu’il fait. […] En somme, Dubuffet n’est pas sorti de son long silence pour solliciter les suffrages du public, ni de l’amateur, ni du critique. Ses amis, écrivains et poètes, suffisent à sa célébration par l’intérêt qu’ils lui portent, par les articles et les livres qu’ils lui consacrent. Soit. N’étant pas critique professionnel, je me permets de conclure un peu sévèrement. En réduisant la destination de son art à une poignée de littérateurs, Dubuffet diminue singulièrement l’importance de sa tentative et en annonce le caractère littéraire. Bien qu’elle paraisse faite pour la sensibilité, elle s’adresse avant tout à l’intelligence. On désirerait au moins que son art ait la fraîcheur qu’il annonce. Or son naturel sent l’affectation, sa gaîté toute prônée est parfois sinistre. Il n’est pas simple, il est terriblement compliqué, contradictoire. Ici, la science est un artifice, l’audace provocation, la nouveauté scandale. C’est un art condamné. »195

Nous ne savons si Dubuffet a eu l’occasion de lire cette critique, mais nous remarquons que la deuxième exposition de peintures – il fait entre temps une exposition de lithographies -, Mirobolus, Macadam et Cie, Hautes Pâtes, à la galerie

193 Pierre Seghers, L’Homme du commun ou Jean Dubuffet, avec deux lithographies originales du peintre, éditions Poésie 44, Paris, 1944. Paul Eluard, Quelques mots rassemblés par Monsieur Dubuffet, avec une lithographie originale du peintre, Paris, 1944. André Frénaud, Vache bleue dans une ville, avec une lithographie originale du peintre, éditions Pierre Seghers, Paris, 1944. 194 Auteur inconnu, « Dubuffet à la galerie Drouin », in Marseillaise, 24 octobre 1944. 195 Frank Elgar, « De l’artiste démiurge à l’artiste primitif : la nouvelle exposition de Jean Dubuffet », in Carrefour, 4 novembre 1944.

110 Drouin en mai 1946, présente une configuration nouvelle. Alors qu’Elgar critiquait son entourage et son soutien d’intellectuels, Jean Dubuffet rédige lui-même la préface du catalogue d’exposition (« L’Auteur répond à quelques objections »), qui est écrit par Michel Tapié, critique d’art et non poète. Il publie également son premier recueil de textes dans la prestigieuse collection Métamorphoses (Gallimard), sous le nom Prospectus aux amateurs en tout genre, qui contient plusieurs textes : « Avant-projet d’une conférence populaire », « Notes pour les fins-lettrés », « notice commune », qui reprend le texte du catalogue d’exposition, enfin, une partie intitulée « Correspondances et divers ». Dans « L’Auteur répond à quelques objections », Dubuffet va évidemment au devant des éventuelles objections qu’il s’attend à susciter à travers le travail présenté lors de l’exposition. Les Hautes Pâtes sont en effet des surfaces abondamment badigeonnées de matériaux non-artistiques, comme le sable et le goudron, le dessin est le plus souvent remplacé par des incisions qui rappellent le graffiti, enfin, les couleurs sont neutres, les toiles quasiment monochromes. Jean Dubuffet se défend ainsi sur ces points en soulevant lui-même les critiques que le public aurait pu faire, et en y répondant.

« […] je tiens pour oiseux ces sortes de savoir-faire et de dons […]. » « C’est si apparent que d’aucuns pourraient y voir une intention de provocation. » « Enfin il est vrai que beaucoup de personnes éprouveront d’abord au vu de ces tableaux un sentiment d’effroi et d’aversion. »196

Le ton n’est ni impérieux, ni défiant, le peintre énonce par anticipation plusieurs observations que le public aurait pu faire lors de cette exposition – et qu’il a sûrement faites malgré tout -, tout cela de manière compréhensive ; il donne aussi des explications sur ses choix en termes de couleurs et de matières. En écrivant ce texte, et en devançant les questions, voire les railleries du public, Dubuffet, d’une certaine manière, empêche également la critique de s’exprimer librement sur ces points. Il justifie et légitime par le texte tous les défauts que la critique aurait pu trouver dans sa peinture, et dont elle aurait pu se servir pour discréditer l’exposition dans la presse. Malgré ces précautions, qui sont aussi un exposé des conceptions de l’artiste sur l’art, Mirobolus, Macadam et Cie est un véritable scandale. Dans son article paru dans Combat, Estienne ne critique pas les moyens employés, qui sont si judicieusement légitimés par le peintre, mais l’intelligence déployée, comme l’avait fait Elgar lors de l’exposition précédente.

« […] et pourtant, tout cela révèle parfois un sens plastique aigu, et apparaît pourri d’intelligence, mais une intelligence extraordinairement byzantine […]. »197

Le terme « byzantine » renvoie ici à un discours oiseux et inutilement compliqué ; c’est pourtant précisément ce que refuse et dénonce Dubuffet moins d’un mois plus tôt dans une enquête des Lettres Françaises sur le thème de l’art et du public.

196 Extraits de « L’Auteur répond à quelques objections », in Prospectus aux amateurs en tout genre, Gallimard, Paris, 1946. Ce texte est reproduit dans le Catalogue des travaux de Jean Dubuffet, fascicule II – Microbolus, Macadam et Cie, Jean Jacques Pauvert éditeur, Paris, 1966, p.11-13. 197 Charles Estienne, « Peinture et macadam », in Combat, 19 mai 1946.

111 « Il y a divorce entre l’art et le public. Non à cause du public, mais à cause des artistes. Le public ne se passionne pas pour la peinture, c’est un fait. […] Tout simplement, il n’y a pas de peinture qui sache intéresser le public. Pourquoi ? Parce que l’art est devenu la chose de mandarins, d’initiés. Les remèdes ? Tout d’abord, que l’on abolisse cette vénération que l’on porte aux artistes et aux poètes. Le jour où les peintres ne signeront plus leurs œuvres, l’art ira déjà mieux. L’anonymat des compositeurs de jazz devrait les inspirer. Que les peintres aillent donc aux hot-clubs et, au lieu de s’adonner à un byzantinisme de jeu d’échecs, qu’ils fassent enfin quelque chose qui provoque le délire du public. »198

Estienne reproche exactement à Dubuffet ce que celui-ci refuse ; est-ce alors un clin d’œil précis à cet article (« byzantinisme ») ou bien est-ce une allusion au recueil publié par l’artiste ainsi qu’à ses précieux soutiens issus du monde de la littérature ? Ce n’est pas selon nous une forme de critique directe des écrits de Jean Dubuffet puisque ceux-ci sont destinés à être compris par le public : d’abord grâce un style tout à fait abordable, et ensuite à travers des thématiques précises, et voulues populaires. « Car l’art n’est pas fait pour bâiller, sûrement pas. Un art qui fait bâiller, vous pouvez bien le mettre au panier tout de suite. Pas besoin d’explications. […] Donc c’est ce faux art-là [art sage] qu’on voit partout, qui, de nos jours, s’est institué de long en large, on en voit plein les musées, plein les expositions, plein les boutiques et les salons des petits bourgeois. C’est alors bien compréhensible que personne ne s’intéresse à la peinture, tant que c’est cette sorte de peinture qu’on montre au public. D’ailleurs si le public s’est désintéressé de la peinture, c’est précisément parce que la peinture est devenue tellement mauvaise et ennuyeuse. L’art vit actuellement sur sa réputation. »199

Malgré la critique d’Estienne, l’exposition Mirobolus, Macadam et Cie, n’est pas un étalage stérile d’intelligence, encore moins un exemple de l’art sage ou ennuyeux que Dubuffet accuse dans « Avant-projet pour une conférence populaire », cité plus haut. Le fait de présenter la peinture et son explication dans le même temps est néanmoins une manœuvre habile et concluante, puisque ce ne sont pas sur les points abordés par Dubuffet que s’acharne la critique. Elle s’attache en effet à ce qui n’a pas été expliqué, à bien peu de choses en fait. Dubuffet réduit le champ du critique d’art, pour éviter sans doute tout écart par rapport à sa propre vérité et à ses intentions, comme le préconisais aussi Asger Jorn. Ces tentatives sont courantes après la Seconde Guerre Mondiale, mais Dubuffet est le seul à donner ensemble la peinture et son explication. La justification des moyens plastiques employés arrivait en général avec un temps de retard sur les expositions, et les textes des catalogues étaient plus lyriques que concrets. Jean Dubuffet démontre ainsi la volonté d’être compris par tous, en tout cas d’orienter le spectateur vers une meilleure lecture de son travail. Il semble également vouloir présenter au public un travail ludique, d’abord à travers le titre, une petite énumération des acteurs de l’exposition, beaucoup plus amusante que les énumérations des noms des artistes lors de certaines expositions collectives (voir par exemple les Peintres de tradition française). Dubuffet refuse manifestement de prêter le moindre sérieux à cet événement, qui aurait pu tout aussi bien s’appeler « Œuvres récentes de Jean Dubuffet », or il semble refuser toute référence à sa propre personne, et confirme sa suggestion enjoignant aux artistes

198 Jean Dubuffet, « Réponse à l’enquête sur l’art et le public » parue dans Les Lettres Françaises, 5 avril 1946. Cette réponse est reproduite par Dubuffet, in Prospectus et tous écrits suivants 2 (textes réunis et rassemblés par Hubert Damisch), Gallimard, Paris, 1967, p.195-196. 199 Jean Dubuffet, extraits du texte « Avant-projet pour une conférence populaire », in Prospectus aux amateurs en tout genre (op.cit.).

112 de ne plus signer leurs toiles, en ne le faisant pas lui-même. La couverture du catalogue d’exposition elle aussi laisse la vedette aux petits personnages peints sur les toiles, puisqu’il ne laisse apparaître que le titre, dont la typographie donne la sensation qu’il a été tracé grossièrement au pinceau. Rien n’est en somme montré de manière conventionnelle. Ce manque de sérieux inhabituel au monde des expositions est-il une invitation pour un public plus populaire ? Le titre inhabituel est en tout cas une forme de distinction, et donc une forme de visibilité, par rapport aux autres évènements parisiens. Les toiles, présentant de petites figures, tel Monsieur Macadam, sont aussi insolites que le titre. Outre les épaisses surfaces goudronneuses et rugueuses, des personnages sont en effet sommairement dessinés, mais avec humour si l’on s’attache de plus près aux détails – cet aspect rappelle particulièrement les dessins d’enfants, ou encore le graffiti qui montre l’essentiel avec peu de moyens. Monsieur Macadam (fig.28) est par exemple un personnage distingué puisqu’il est élégamment vêtu d’un costume trois pièces, peut-être même assorti d’un plastron. L’ironie réside aussi dans le contraste entre le matériau employé, le goudron, et les détails soignés qui sont utilisés pour donner un caractère particulier à ce Monsieur Macadam. Mirobolus, Macadam et Cie est alors une exposition où tout doit apparaître directement, tant à travers la peinture qu’à travers l’écriture, où l’expression et les moyens clairs et directs doivent être compris par tous. Selon Rosenberg, ces écrits seraient pour l’artiste une manière de détourner le public de ce qui l’aurait choqué, autant qu’un souci d’être compris200.

Fig.28. Jean Dubuffet, Monsieur Macadam, 1945, haute pâte, goudron, 73x60 cm, collection particulière, Paris.

Si les techniques picturales de Dubuffet sont employées à dessein – personnages frustes semblables aux dessins d’enfants – dans un souci de réelle compréhension, qu’en est-il alors du scandale, que le peintre assure ne pas vouloir

200 Harold Rosenberg, La Dé-définition de l’art, éditions Jacqueline Chambon, Nîmes, Paris, 1992 [1972, traduit de l’anglais par Christian Bonnay], p.86.

113 susciter ? L’artiste y a lui-même pensé puisqu’il aborde dans sa préface le problème de la provocation, intention de provocation que le peintre exclut totalement de ses objectifs. Pourtant, comment adopter une position anti-culturelle sans souci de provocation ? Le titre de l’exposition, les titres des toiles, l’esthétique des toiles, et le soutien de toute cette mise en scène anti-art par des poètes – toutefois peu apparents lors de cet événement – sont, malgré les déclarations de Dubuffet, des provocations directes au milieu culturel parisien. La revendication de son manque apparent de savoir-faire est une transgression, non seulement au vu des moyens employés qui sont anti-artistiques, mais surtout par rapport à l’idée traditionnelle du Beau. La peinture de Dubuffet est également une transgression des catégories établies puisqu’elle mêle un fond épais et monochrome proprement abstrait à un dessin figuratif, ce qui constitue une antithèse absolue. C’est une entrée fracassante dans le monde de la peinture où Jean Dubuffet est sans doute immédiatement remarqué, et aussi où le Monsieur Macadam marque d’emblée un contraste fort par rapport à la première exposition, non en termes de technique picturale, mais bien d’évocation. Alors que la panoplie d’écrivains participaient au catalogue d’exposition en 1944, lui donnant légitimité et un prestige, les personnages aux noms saugrenus viennent discréditer publiquement toute la crédibilité acquise en amont.

La série suivante est plus déroutante encore puisque les personnages frustes aux noms et aux attitudes un peu ridicules se muent en caricatures de personnalités faisant à la fois partie du milieu intellectuel et de son entourage. Les deux séries se chevauchant, nous pouvons très bien imaginer un lien entre les Mirobolus et les portraits de personnes réelles ; les premiers portraits de Jean Paulhan sont en effet réalisés durant l’été 1945. Ces portraits mondains sont exposés en octobre 1947 à la galerie René Drouin sous un nom interminable, Portraits à ressemblance extraite, à ressemblance cuite et confite dans la mémoire, à ressemblance éclatée dans la mémoire de Monsieur Jean Dubuffet peintre. Le milieu culturel, déjà attaqué l’année précédente à travers des titres d’une absurde simplicité, est cette fois-ci clairement ciblé puisque les titres des toiles nomment les personnages représentés ; on distingue des personnalités littéraires comme Dhôtel ou Léautaud, des artistes, Artaud, Michaux et Fautrier, des proches du peintre, Limbour et Paulhan, d’autres de ses défenseurs, Drouin et Tapié, et caetera. Cette exposition présente dans un même temps les personnes qui constituent l’entourage de Dubuffet, des amis, des défenseurs, qui sont aussi des constituantes du monde de l’art qui se crée autour de lui, comprenant le réseau de la reconnaissance à travers le domaine de la critique et de la vente. Selon Marianne Jakobi, qui a notamment beaucoup écrit sur le thème des titres chez cet artiste201, le choix des personnalités portraiturées aurait pu s’appuyer sur les rendez-vous mondains auxquels il était convié, chez Florence

201 Marianne Jakobi, Jean Dubuffet et la fabrique du titre (chapitre III notamment), CNRS éditions, Paris, 2006 Concernant un regard particulier porté sur les portraits, voir aussi Marianne Jakobi, « ‘Portraits à ressemblance éclatée dans la mémoire’ : Jean Dubuffet ou la provocation par le titre », in La Provocation, une dimension de l’art contemporain (dir. Eric Darrangon), actes du colloque du CIRAC – Université Paris I, publications de la Sorbonne, Paris, 2004, p.195-212.

114 Gould, mécène. L’affiche de l’exposition indique deux sous-titres qui sonnent comme des slogans publicitaires par la répétition de « beaux » : « Les gens sont plus beaux qu’ils croient. Vive leur vraie figure. » « Plus beaux qu’ils veulent. Beaux malgré eux. »

Le titre également répète « ressemblance » et « mémoire », indiquant que les portraits sont effectués à travers le filtre de la mémoire du peintre, représentant peut-être selon lui leur « vraie figure », malmenant aussi le concept de beauté, et du Beau en art, qui sont finalement tout à fait subjectifs. Dubuffet les présente ainsi de manière subjective, à l’aide de son propre ressenti, en accentuant les caractéristiques grotesques, visant le beau. Ces portraits présentent un désintérêt de la surface épaisse et inégale de la série précédente, certains sont de simples dessins. Tandis que la figure venait se superposer au fond par un simple dessin incisé, Dubuffet lui accorde ici plus d’attention avec par exemple de ponctuels retours aux couleurs, comme on le constate dans Léautaud peau rouge (fig.29). Les titres des toiles font d’ailleurs souvent référence à la technique, aux couleurs employées, ou encore aux spécificités données à chaque personnage par la représentation. Léautaud griffures blanches (fig.30) présente les contours et détails de la figure dessinés en blanc ; René Drouin mains ouvertes (1946, huile sur toile, 130x97 cm, Düsseldorf Kunstsammlung Nordrhein Westfalen) renvoie à la position du personnage. Certains de ces portraits n’offrent aucune ressemblance avec la personne, ni aucune vraisemblance par rapport à la réalité, comme Michel Tapié Soleil (1946, matières diverses sur isorel, 109x87,5 cm).

Fig.29. Jean Dubuffet, Léautaud Fig.30. Jean Dubuffet, Léautaud Fig.31. Jean Dubuffet, Léautaud sorcier général d’empure, 1946, dessin au griffures blanches, 1946, dessin à peau-rouge, 1946, huile sur toile, 92x73 crayon, 42x25 cm, collection l’endre de chine sur carte à gratter, cm, MoMA, New York. particulière. 50x31 cm, collection particulière.

115 D’autres, en revanche, sans marquer une parenté frappante avec le modèle se rapprochent plus de la caricature que d’une forme d’allégorie. C’est en effet ce que l’on observe à travers les trois portraits de Paul Léautaud, dont les dessins préparatoires et la version finale présentent les mêmes détails physionomiques : un long nez fin et pointu, des yeux rapprochés, des rides autour de la bouche et sur le front, enfin, une expression austère. Si les ressemblances avec les modèles vivants ne sont pas frappantes, cet exemple nous permet néanmoins d’affirmer que ces portraits tendent à donner un caractère particulier à chaque personnage. Ces figures sont en cela comparables à celles de l’exposition précédente, dotées d’attributs permettant de les singulariser. Certains portraits sont plus déshumanisés, dépersonnalisant les individus représentés, et posant le problème de l’indétermination quant à ce qui est représenté. Ce sont alors les titres, nommant les figures, qui viennent à l’appui de la peinture pour la faire parler. Dubuffet s’est pourtant interrogé sur la nécessité d’indiquer le nom des personnalités représentées : « Faut-il mettre les noms des personnes portraiturées ? Il me semble que si on ne les met pas ça affaiblit beaucoup notre affaire : il me semble que les noms ça aiguise beaucoup l’intérêt du visiteur ; d’autre part c’est de nature à contrarier certains des intéressés (je pense surtout à Michaux, j’ai peur qu’il le prenne très mal). »202

L’artiste met ici en évidence l’importance des noms pour le public. Cet aspect permet de donner d’abord un aspect ludique à l’exposition, où l’on peut très bien imaginer que chacun tentait de retrouver les détails qui pouvaient indiquer qui était la personne portraiturée, quelles étaient les éventuelles ressemblances entre le portrait et la réalité. Ensuite, cette forme de provocation revêtait également une dimension publicitaire à travers l’attrait que pouvaient avoir les visiteurs à découvrir ces portraits mondains. Dubuffet joue d’une certaine manière sur la réputation des personnes portraiturées afin de susciter l’intérêt du public, en détournant l’exercice de la préface et des textes écrits pour le catalogue d’exposition par des personnalités plus ou moins publiques. Cet exercice traditionnel était destiné à transférer le prestige de la personne écrivant l’éloge, sur l’objet de l’éloge, l’artiste. Il renverse cet exercice en rendant lui-même hommage aux personnes portraiturées – éloge tout relatif bien sûr, selon la capacité d’autodérision de chacune d’elles. Cette hypothèse quant à la promotion de l’exposition à travers les figures connues des mondes de l’art est corroborée par la diffusion d’affiches aiguisant la curiosité du spectateur. La publicité autour de l’exposition, et autour de la figure de Jean Dubuffet est en outre renforcée le mois suivant, en novembre, après la fin de l’événement (31 octobre). De nouveaux tracts sont en effet distribués dans les milieux esthétiques, indiquant clairement une vaste opération de publicité organisée pour l’artiste. « Vive Dubuffet (note : que les surréalistes aient l’amabilité de ne pas nous prendre pour des leurs). Nous allons contribuer consciemment à faire la publicité de Dubuffet parce que, ennemis d’un mouvement ‘idéaliste’, il nous convient d’appuyer ceux qui le salissent sous prétexte de le servir et Dubuffet se réclame de servir la sainte cause de l’art vivant. […]

202 Cette lettre de Jean Dubuffet à Jean Paulhan, datée du 13 août 1947 est reproduite par Marianne Jakobi, in « ‘Portraits à ressemblance éclatée dans la mémoire’ : Jean Dubuffet ou la provocation par le titre » (op.cit.), p.199.

116 Vive Dubuffet ! Fauves, cubistes, dadaïstes, surréalistes, abstraits, concrets, vous avez été tous dépassés par lui. Il est le précurseur du chef d’œuvre inconnu, en sculpture et en peinture, qui couronnera vos efforts : un puissant et monochrome tas de MERDE ! PAC, délégation de Paris. Si vous voulez que cela change, adhérez au PAC. »203

Ce tract est assez énigmatique dans la mesure où on ne sait pas s’il vient réellement de partisans ou d’opposants de Dubuffet. « Dubuffet se réclame de servir la sainte cause de l’art vivant » nous permet en effet de douter du réel appui que le « PAC » pourrait lui apporter. On pourrait imaginer une association montée dans le but de nuire à l’artiste, en diffusant des tracts, comme lui l’avait pour son exposition de portraits, par des affiches et cartons d’invitation qui faisaient précisément penser à des tracts. Nous ignorons qui se cache derrière le PAC, et aussi ce que ces initiales signifient, mais cette organisation semble avoir pour but de discréditer la figure de Dubuffet, comme celui-ci l’a fait, ou a semblé le faire, à travers les portraits des personnalités du milieu culturel. Si tel est le cas, on s’interroge alors quant à la reproduction de ce tract, en 1960, dans la publication des travaux du Collège de Pataphysique, Quelques introductions au cosmorama de Jean Dubuffet. Pourquoi cet ouvrage élogieux reproduirait-il une telle critique du peintre ? Est-il possible ensuite que ce tract puisse être une composante d’une vaste mise en scène organisée dans le seul but de provoquer le public en deux temps : l’exposition, puis le tract. Ceci apparaît peu probable, et si nous retenons ici la première hypothèse, ce tract devient alors la preuve du scandale émergeant dans les milieux culturels après l’exposition des portraits. Même dans ce cas, ce second tract affirme et diffuse encore la personnalité de Dubuffet parmi les cercles intellectuels parisiens. Ensuite, la presse accueille assez mal cette exposition qui suscite la controverse. René Guilly est en ce sens catégorique et dénonce « l’entreprise malfaisante » de Dubuffet :

« […] Il prétendait en outre que l’art était une farce et qu’il en était le plus grand farceur. Cette fois, l’entreprise de Monsieur Dubuffet est plus malfaisante encore. Prenant pour modèle les meilleurs écrivains actuels, il s’est proposé de ressusciter le genre délaissé du portrait. Mais le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il s’est livré à cette activité avec férocité. […] »204

Sans pour autant parler de férocité, nous pouvons aborder à propos de cette exposition de portraits la question du canular. L’affiche peu traditionnelle, et les portraits qui les sont encore moins, détournent d’une part le prestige des personnalités portraiturées, et d’autre part, le sens et l’intérêt de l’exposition. L’événement de la galerie Drouin prend alors l’aspect d’une attraction, où sont étalés des personnages dignes d’un spectacle grand guignolesque. Car l’objet de l’exposition n’est plus vraiment de venir voir les toiles de Dubuffet, mais de venir constater le massacre du milieu culturel, à plus forte raison après les articles exagérés parus dans la presse et fabriquant la rumeur. Ce canular, se servant du statut privilégié des personnes portraiturées est d’abord une critique des arts dans le sens culturel, et dénonce aussi probablement la nécessité et le privilège d’être cultivé pour apprécier les arts. Dubuffet prend le

203 Tract reproduit par Alfred Jarry (dir.), Quelques introductions au cosmorama de Jean Dubuffet Satrape, travaux du Collège de Pataphysique, Charleville, 1960, non paginé. 204 René Guilly, « Des portraits trop ressemblants font vingt-deux victimes. Une entreprise malfaisante », in Combat, 8 octobre 1947.

117 problème à contrepoint en ridiculisant ceux qui sont les privilégiés du circuit culturel dans le mode populaire de la caricature. La provocation est sans doute une manière de faire réagir le milieu culturel et le cercle cultivé qu’il fréquente ; mais cette méthode ne provoque pas malgré tout le débat, ni les prémisses d’une réflexion que Dubuffet aurait peut-être souhaités. Tout le milieu au contraire se protège et crie au scandale, dont Paul Léautaud présenté à l’exposition contre sa volonté ; il avait en effet refusé de se faire portraiturer après avoir vu les premières esquisses de l’artiste. Il faut dire que malgré un sens certain de l’ironie, Dubuffet présente une attitude ambivalente à l’égard de ces portraits. S’il se défend en affirmant qu’ils sont un hommage peu conventionnel à ses amis et souteneurs, certains des titres, trop insultants, sont modifiés avant l’exposition. Comme nous l’indique Marianne Jakobi, la toile intitulée René Drouin mains ouvertes portait dans un premier temps le titre de Portrait de René Drouin qui ressemble à un cancrelat 205; l’association du galeriste à un insecte rampant est ainsi modifiée pour devenir une métaphore de générosité. Dans les années cinquante, la reconnaissance désormais acquise, Dubuffet supprime certains des noms propres. Cette exposition aurait-elle alors été un moyen racoleur de se rendre visible et de se faire connaître ? C’est une hypothèse que l’on est en droit d’aborder aux vues du rapport ambigu que l’artiste entretient avec la renommée, ainsi qu’à une volonté renouvelée de rester marginal. Dubuffet apparaît peu à peu comme un personnage hautement préoccupé par son image et par la commercialisation de son travail, ce qui marque une contradiction par rapport aux déclarations des années quarante. Sa cote s’élève rapidement, surtout dès ses premières expositions (1947) aux Etats- Unis qui sont de véritables succès, tant du point de vue de la réception que de celui du commercial ; il y est d’ailleurs soutenu très tôt, en 1945, par Pierre Matisse. La correspondance entre Jean Dubuffet et le galeriste témoigne d’ailleurs très bien de l’intérêt que l’artiste porte à la vente de ses tableaux et du souci qu’il se fait pour son image. Il déplore également la réception chaotique en France, opposée à celle dont il bénéficie outre-Atlantique : « On me critique à propos de n’importe quoi je m’avise de faire. On ne me prodigue pas les encouragements mais ça ne fait rien, je m’encourage très bien tout seul. »206

Il aime pourtant à se tenir à l’écart des milieux artistiques, en refusant le plus souvent les expositions collectives et en critiquant vivement celles auxquelles il participe, craignant pour son image. Il écrit ainsi à Tapié après l’exposition Un art autre : « Quelle drôle de manie sévit à notre époque d’inventer un slogan et grouper un parti et légiférer. Voilà comme il faut que l’art soit ! Hors de là pas de salut ! En avant la musique ! Alors, bon, c’est l’informisme ! Ou véhémentisme, ou éclaboussurisme ! […] Cela m’est très désagréable que le public puisse croire que mes travaux sont du même brouillon, car ce n’est pas le cas du tout, je proteste à toute force ; je suis contre cela ; […] je refuse avec la plus grande force de faire équipe avec tout cela. […] »207

205 Marianne Jakobi, Jean Dubuffet et la fabrique du titre (op.cit.), p.83. 206 Lettre de Jean Dubuffet à Pierre Matisse, 17 février 1949, intégralement reproduite dans Prospectus II (op.cit.), p.285-286. 207 Lettre de Jean Dubuffet à Michel Tapié, 21 décembre 1952, idem, p.308-309.

118 L’artiste affirme souvent que c’est le caractère culturel des expositions collectives qui n’est pas en accord avec ses propres principes, pourtant, nous voyons bien ici qu’il attache beaucoup d’importance à sa position de marginal d’une part, et à sa volonté de ne pas être associé aux artistes informels d’autres part, pour préserver son image. Le renversement de la situation est assez frappant pour un peintre qui scandalisait sciemment le monde l’art cinq ans plus tôt. Il martelait également avec conviction en 1949 : « Je pense qu’en matière de renommée le meilleur qui puisse être est de n’avoir pas la moindre renommée, mais si on en a une, alors le mieux est qu’elle soit mauvaise, c’est à quoi pour ma part je me suis toujours employé et continuerai. » 208

Les revirements de son attitude par rapport à l’aspect commercial de l’art sont tout aussi surprenants, il déclarait en 1944 dans une lettre : « Mais vendre une peinture, je n’oserais jamais. Il n’y aurait plus qu’à vendre ses lettres, ses propos, ses présences : c’est indéfendable. Ne lui [Pierre Seghers] laissez pas croire, je vous prie, que des pensées pareilles puissent m’entrer dans l’esprit : cela relèverait d’un degré de cynisme auquel je ne suis pas encore parvenu. Je lui offrirai volontiers une peinture si vous le jugez bon. »209

Deux ans plus tard, il publie pourtant ses premiers écrits et correspondance, pratique qui devient au fil du temps systématique, comme le démontre la parution d’une anthologie de quatre volumes, les Prospectus et tous écrits suivants, en 1967. En outre, l’artiste généreux qui donnait ses toiles à qui les voulait se transforme avec la renommée en redoutable homme d’affaire, jonglant entre les marchands, proposant des contrats financiers très importants faisant jouer la concurrence. C’est ce que l’un de ses courriers à Paul Facchetti révèle.

« […] De mon côté je lui [M. Ulmann, travaillant pour la galerie Rive Gauche, dirigée par Augustinci] ai clairement signifié que je ne veux plus que la galerie Rive Gauche demeure dorénavant le principal centre de diffusion de mes travaux (et encore moins le centre exclusif) ; j’ai besoin à Paris d’un agent actif pour cela, et dont la galerie soit constituée d’un centre de documentation tenu avec soin et compétence ; et que votre galerie me paraissait qualifiée pour cela. […] Moi je veux bien accepter qu’Augustinci reçoive deux ou trois tableaux à chaque fois (deux fois par an), mais je ne veux pas qu’il en ait plus. Je veux d’ailleurs que Cordier et Drouin puissent en avoir aussi par-ci par-là un ou deux. Larcade est un endormi bon à rien, mais on peut bien lui en donner aussi quelques fois un. […] Pour le surplus mon idée est que le gros des tableaux aille à vous. Notez bien que Cordier voudrait cela pour lui (et il a l’argent nécessaire) mais je trouve bien, pour le moment, que Cordier ait les dessins, aquarelles, etc. et vous les tableaux. Je voudrais savoir si vous êtes pleinement d’accord avec tout cela ? Un choix de mes tableaux pourrait avoir lieu bientôt (dans un mois, par exemple) puisque Pierre Matisse est maintenant arrivé. Il faut avant que ce choix ait lieu, que mes positions avec Ulmann soient bien nettes. La position d’Ulmann, c’est qu’il voudrait tendre à une espèce d’exclusivité, et favoriser beaucoup Augustinci, et moi je ne veux plus de cela. Je crois que le plus sain serait que je provoque une rupture et dans ce cas autant le faire sans tarder. Moi j’aimerais avoir votre avis – savoir si le cas échéant, vous envisagez très sérieusement si je romps avec Ulmann, d’acheter une assez grande partie de mes tableaux, sur le même pied que Pierre Matisse (voyez le côté financier de l’affaire autour de cinq millions par an). »210

208 Lettre de Jean Dubuffet à Jacques Berne, 21 novembre 1949, reproduite in Prospectus III, p.435. 209 Lettre de Jean Dubuffet à Jean Paulhan, avril 1944, reproduite in Prospectus IV, p.90-91. 210 Lettre de Jean Dubuffet à Paul Facchetti, 19 juin 1957, archives Facchetti. Cette lettre est reproduite par Brigitte Villemur et Frédérique Pietrzak, in Paul Facchetti, le Studio (op.cit.), p.64.

119 Cette lettre atteste de l’opportunisme – toutefois prudent – de l’artiste quant à la commercialisation de son travail. La célébrité de Dubuffet est, en 1957, internationale, sa cote est élevée, grâce à un succès rapide dès la fin des années quarante. Il est selon Raymonde Moulin un parfait exemple de la conquête de l’indépendance par rapport au marché de l’art, il est vrai qu’il défend seul ses intérêts après sa dispute avec Tapié, son manager. Il parvient non seulement à se faire aimer du public, mais aussi à devenir une valeur incontournable du marché de l’art occidental. Son travail marginal, proprement anti-artistique et transgressif, devient une norme du goût, dans un renversement total des valeurs traditionnelles. Son engagement anti-culturel est lui aussi mené à bien avec la fondation de la compagnie de l’art brut en 1947 (dissoute en 1951, puis recréée en 1962), initiative soutenue par de grandes figures du monde l’art – André Breton, notamment – et largement saluée. Ce qui était scandaleux dans les années quarante devient le fer de lance de la mode des années cinquante ; Michel Ragon fait d’ailleurs paraître une monographie en 1958211, et le Musée des Arts Décoratifs organise une rétrospective en 1960, phénomène rare en ce qui concerne les artistes vivants, rare également pour Dubuffet qui avait toujours refusé d’exposer dans les institutions publiques. La critique de Raymond Cogniat à ce propos est éloquente :

« […] Dubuffet, depuis ses débuts, accomplit un acte passionné, lance un cri de révolte, une série d’insultes contre une société blasée, saturée de raffinements. […] Or le public, au lieu de s’irriter de cette provocation, de se scandaliser de ces insultes, s’est découvert un enthousiasme inattendu et n’a pas vu que le miroir déformant lui renvoyait sa propre image ; il s’est pâmé d’admiration devant ces cruelles caricatures. […] Son sarcasme est accueilli comme une élégance mondaine et ravit toutes les Marie- Chantal.[…] Timide, distant, résigné au succès, ne pouvant trouver de nouvelles bravades, il ne reste à Dubuffet, victime de lui-même, que la satisfaction de contempler la caricature de sa révolte. »212

Cette rétrospective est une forme d’aboutissement, puisque le peintre souhaitait parler clairement au public et en être compris ; c’est paradoxalement un échec qui clôture son attitude de défiances répétées face à l’institution culturelle et à ses représentants – dont il fait désormais partie. Michel Conil-Lacoste cite dans ce sens des réflexions désabusées, presque désespérées, de Dubuffet au sein de son compte-rendu. « Je suis mort. Traitez-moi comme un mort. Je déteste l’art et les artistes. »

« Il ne s’agit pas d’une œuvre. Je n’ai rien d’un artiste, je suis un homme du commun, qui veut vivre tranquille, comme tout le monde. Et je n’ai strictement rien à dire sur mon travail. »213

Il avait pourtant tant à dire sur son travail durant les années précédentes. Dubuffet refuse le succès, désire rester un marginal, au point de contredire et réfuter toutes les déclarations et tous les écrits de sa carrière d’après-guerre. Lors d’un entretien avec Françoise Choay en février 1961, il renie tous ces écrits qui apparaissaient auparavant si importants pour se faire comprendre du public.

211 Michel Ragon, Dubuffet, Georges Fall éditeur, Paris, 1958. 212 Raymond Cogniat, « Coups de poing dans les édredons », in Le Figaro, 28 décembre 1960. 213 Dubuffet cité par Michel Conil-Lacoste dans son article « Au musée des Arts Décoratifs, quatre cents Dubuffet résument l’entreprise d’un ‘homme du commun’ », in Le Monde, 30 décembre 1960.

120 « Quant aux écrits dont vous parlez, j’y ai toujours répugné et je ne les aime pas. Ils faussent ma pensée. Si j’ai choisi de peindre pour m’exprimer, c’est que je le fais bien mieux par le moyen de peindre que par celui d’écrire. Fiez-vous à ma peinture et non à mes écrits. C’est au moment qu’il danse que le danseur livre son paquet et pas quand il explique comment il veut danser. Les explications ne font que fausser, systématiser, appauvrir. Je crois que, plutôt que d’éclairer, elles égarent. »214

III – Art et société Selon Nathalie Heinich, il existe des tensions entre la marginalité et les privilèges, exprimant le paradoxe de la renommée en art. Un nouveau modèle d’artiste se développe dans les années cinquante à travers la banalisation de la marginalité ; les manifestations artistiques anti-culturelles, liées à cette notion, deviennent progressivement des valeurs de bon goût. De quelle manière s’opère ce renversement, et comment la figure de l’artiste marginal devient-elle une position sociale prestigieuse ?

A – La normalisation de la marginalité Les années quarante et cinquante sont tout à fait propices en France à la prolifération de la marginalité. La multiplication des stratégies individuelles, la nécessité de se rendre visible, et la course à l’innovation fournissent en effet un climat tout à fait favorable au développement de pratiques plastiques inédites, voire même incongrues. La volonté et la nécessité de faire du neuf laissent le champ libre à l’expérimentation qui, malgré tout, n’est pas systématiquement acceptée. Qu’est-ce qui justifie alors le succès de certaines personnalités marginales lorsque d’autres sont ignorées ou raillées par la critique ? Le succès des marginaux de la période 1944-1960 réside visiblement dans leur capacité à échapper aux modèles antérieurs dans un premier temps, en proposant de l’inédit. Les démarches picturales nouvelles et expérimentales sont pourtant nombreuses après la Seconde Guerre Mondiale, et toutes ne connaissent pas un succès égal. Dans un second temps, la pratique marginale, ou anormale, doit être légitimée pour devenir une norme et s’inscrire comme un nouveau modèle. Nous remarquons que la subversion, propre aux groupes avant-gardistes de la première moitié du siècle, est reprise par certain de ces marginaux dans un nouveau contexte commercial qui ne favorise plus la conformité, mais la nouveauté ou encore la rareté. Au début des années cinquante, c’est encore la conformité qui remporte tous les suffrages, si l’on se base sur l’exemple de Bernard Buffet qui incarne l’artiste à succès de l’immédiat après-guerre. La situation s’inverse peu à peu, et à la fin des années cinquante, ce sont les pratiques marginales qui sont l’objet d’un vaste engouement d’une part, et qui conditionneront la postérité d’autre part.

214 Cet entretien est reproduit in Prospectus II, p.220.

121 Parallèlement à cette banalisation de la marginalité, apparaissent en effet des stratégies individuelles – notons que ce n’est pas systématique – qui développent tout un ensemble créatif qui n’est pas limité à la peinture, mais lui adjoint l’écriture, qui se révèle être un outil de justification des pratiques plastiques. Nous avons vu que Picabia et Mathieu se servaient de l’écriture mais dans une mesure moindre. En effet, Picabia écrivait surtout des poèmes qui sont en relation avec sa pratique plastique, mais qui ne suffisent pas à la justifier. Mathieu, quant à lui, écrivait beaucoup, mais ses textes lyriques et parfois fabulateurs, laissant finalement une part infime à une théorisation claire, ne furent pas pris au sérieux durant l’époque qui nous intéresse. Ces stratégies individuelles constituent un appui pour une pratique marginale et leur réussite dépend souvent de la personnalité du peintre. Le déplacement évident du travail de création sur la personne de l’artiste, aspect qui émerge à cette époque, suppose en effet que le succès dépend non seulement de l’aspect plastique, mais aussi du peintre lui-même qui doit être capable d’affirmer le caractère authentique de son travail afin de gagner sa crédibilité. Pour ce faire, il doit contrôler son image et la modeler afin de conditionner la réception ; il doit aussi démontrer le caractère unique de son travail et de sa personne. C’est exactement ce que Jorn et Dubuffet ont accompli, le premier en mettant constamment en exergue ses prétentions théoriques, le second en relevant le défi d’une création anti-culturelle revendiquée et en refusant lui-même de devenir un repère culturel par l’entremise du succès. Au fil des années cinquante, la promotion de l’art reposant plus sur des stratégies individuelles que collectives, l’artiste doit pouvoir afficher sa singularité, et surtout parvenir à la justifier par rapport aux autres propositions plastiques et esthétiques. Nous avons vu au cours de cette étude qu’il existait divers modes de justifications : une diversification des activités des artistes, une extension de leurs champs de compétences vers l’écriture par exemple, une diffusion et une promotion savamment orchestrées à coups de scandales. L’artiste doit en somme affirmer son caractère unique par d’autres moyens que la peinture. Se créent alors autour d’eux des mythologies qui sont le résultat de la corrélation des différents domaines dans lesquels ils interviennent. Ces mythologies sont naturellement de plus en plus courantes, puisque la singularité, et même la marginalité deviennent des normes ; elles sont en outre renforcées par la critique. Alors que la marginalité devient courante et qu’elle apparaît comme le lieu privilégié d’une expression marquante, la transgression se banalise aussi, et devient un outil permettant de provoquer la réflexion théorique. Lucio Fontana, représentant du spatialisme en Italie, lacérait ses toiles, geste hautement agressif, pour présenter et justifier ses conceptions esthétiques. En allant à l’encontre du milieu conventionnel et culturel de l’art, ces trangressions sont subies, par les milieux culturels, comme des agressions suscitant de violents conflits par presse interposée. Cette démarche à la fois offensive et réflexive atteint son apogée dans la deuxième partie des années 1950. Elle est dans le même temps intégrée de plus en plus rapidement, s’ancrant, à force de récurrence, dans la norme.

122 Ces questions d’individualité et de marginalité sont très fortement conditionnées par l’impératif de la visibilité de l’art et des artistes. Chacun rivalise de stratégies artistiques et personnelles dans le but de se rendre visible. Nous engagions plus haut la question de l’importance fondamentale de la rumeur, qui participe de ces enjeux de visibilité. C’est un phénomène qu’on ne peut mesurer et qui n’est pas un indice de réception, mais il est un véhicule de visibilité, un véhicule de propagation exponentielle de l’information. Les points de départ sont souvent les polémiques et les scandales, nombreux dans la période 1944-1960, la rumeur enfle ensuite très rapidement. C’est un moyen de diffusion que l’on ne peut pas réellement prendre en compte du fait de son caractère immatériel, nous pensons néanmoins qu’il peut participer à la construction des réputations, ainsi qu’à l’élaboration des mythologies concernant les artistes. Ce sont ces phénomènes impalpables de formation de la réputation qu’il faut aussi prendre en compte. Le réseau et le circuit de visibilité, étant sensiblement les mêmes pour tous les artistes, ne suffisent pas à expliquer les fortes inégalités du système de reconnaissance. Il faut chercher ce qui fait la différence, un problème qui s’est sans doute posé aux artistes. Les peintres qui parviennent à s’imposer sont ceux qui développent leur personnalité à l’appui du travail de création et qui maîtrisent la construction de l’identité, ceux-là même qui réussissent à transformer la marginalité en marginalisme. Le succès rapide de Dubuffet est exemplaire sur ce point. La multiplication de l’image médiatique est une forme de rumeur, à la différence près qu’il est parfois possible d’en suivre la trace. Un peintre qui écrit dans la presse, ou sur lequel on écrit souvent, devient automatiquement une composante du paysage artistique, or les articles les plus frappants sont ceux qui parlent de marginalité et de scandale. L’intérêt du locuteur est d’autant plus stimulé lorsqu’on lui annonce l’arrivée d’un ovni sur la scène contemporaine. Peu importe que la critique soit bonne ou mauvaise, elle est un moyen de visibilité et amorce une réception – notons que lorsqu’elle est mauvaise, nous pouvons supposer qu’elle engage une plus ample rumeur. Si l’on parle de soi, ou si l’on parvient à faire parler de soi, on est en mesure de se présenter publiquement, et ainsi de pouvoir être identifié.

Les artistes parviennent en somme à se distinguer en radicalisant un complet renversement des valeurs artistiques. Nous avons mis en évidence que ce phénomène est déjà amorcé par la logique de marché qui devient omniprésente dans les années cinquante, lorsque les marchands commencent à miser, non sur le succès présent, mais sur ce qu’ils considèrent comme la réussite future. Profitant de ce contexte particulier, les artistes conduisent leur démarche à l’extrême, la question la plus difficile à trancher est de savoir s’ils le font sciemment ou non. Il apparaît d’abord certain que les positions anti-culturelles se répandent et se radicalisent, renversant le système des valeurs : c’est ce que nous observons chez Cobra, chez Dubuffet avec l’art brut, ou encore chez Fautrier avec une très dense facture matiériste. La valeur et l’intérêt de l’exposition s’enrichissent peu à peu : c’est toujours un rendez-vous mondain, à travers le vernissage, destiné à montrer la production artistique, mais il y a plus. En effet, la pratique de la

123 publicité, de l’annonce, devient une étape courante destinée à susciter la curiosité du visiteur, par des titres parfois incongrus ou ironiques. Enfin, il est courant dans les années cinquante que les artistes ne se présentent pas comme tels, ou bien qu’ils affirment catégoriquement ne pas en être, invalidant ce statut. Jean Dubuffet le déclare clairement, et le montre à travers ses travaux dans lesquels les moyens employés sont anti-artistiques. Mais les marginaux, ceux qui se distinguent à tout prix, ne sont pas les seuls à écarter cette position sociale de l’artiste : nous avions en effet noté que Maurice Estève la refusait, lui préférant celle d’artisan. Estève connut un succès certain mais n’est pas resté à la postérité, en tout cas pas à la même échelle que Dubuffet ; les inégalités de réception, si elles ne sont pas liées au discours, sont par conséquent déterminées par le but vers lequel tend ce discours. Alors qu’Estève, en défendant une pratique artisanale, prenait position contre l’académisme, Dubuffet se montrait hostile à toute forme de culture bourgeoise et élitiste. Le renversement des valeurs étant complet, et les innovations se succédant encore dans les années soixante, les peintres que l’on retient sont ceux qui présentaient en leur temps un discours hautement radical, dont l’écho peut encore retentir trente ans plus tard en appelant à de nouvelles transgressions.

B – Les questions d’identité et de statut Le problème de la prolifération de la marginalité pose la question des rapports de l’artiste à son milieu, mais aussi plus largement celle de son rapport à la société. En bouleversant les conditions de visibilité et de réception au sein des milieux de l’art, elle engage automatiquement la mutation de son identité et de son statut dans la sphère publique. Les artistes sur lesquels nous nous sommes penchée, à travers cette notion de marginalité, et à travers celle de la visibilité en général, introduisent au cours de cette période d’après-guerre la notion du public et de la réception au centre de leurs travaux. La question du public se manifeste différemment en fonction des artistes et des pratiques : tandis que certains se contentent de déplorer le divorce de l’art et du public en formulant le désir d’intégrer l’art à la société, comme les Peintres de tradition française, d’autres engagent de réelles démarches de rapprochement. C’est par exemple le cas de l’art optique et de l’art cinétique, dont les protagonistes insèrent la perception du spectateur au centre de l’œuvre d’art. Ce sont d’ailleurs des recherches qui connaissent une descendance dans la création d’environnements et dans les logiques conceptuelles, preuves d’une préoccupation constante à l’égard du regard du spectateur et de son ancrage dans l’espace, et ce au moins jusque dans les années quatre-vingt. Les solutions proposées sont diverses : d’autres acteurs de l’art des années cinquante se tournent vers des moyens de représentation ainsi que vers des techniques plus populaires qui démontrent la volonté de faire le lien avec le spectateur, non plus le riche collectionneur ou l’amateur éclairé et cultivé, mais le visiteur lambda. C’est sans doute en partie selon cette notion du public que la période d’après-guerre est vécue et analysée comme une césure : l’artiste est en constante recherche d’un nouveau public. Il cherche une reconnaissance au-delà des

124 mondes de l’art, chez l’homme du commun. Refusant parfois le statut d’artiste, il recherche aussi probablement une position sociale, plus qu’une position au sein des milieux culturels - qui constitue néanmoins une étape obligée. Nous avancions plus haut que le groupe, la collectivité, fournissait un cadre social à l’artiste ; devant le constat de la montée des individualismes et de la raréfaction du groupe, nous pouvons supposer que l’artiste est en quête d’une position sociale, non plus dans le monde restreint de l’art, mais dans la société. Nous pouvons même avancer que c’est cette volonté qui conditionne certains protagonistes des années cinquante à se tenir à tout prix à l’écart du groupe, ainsi qu’à formuler des propositions plastiques marquant un profond écart par rapport à la tradition artistique et culturelle. Paradoxalement, pour revendiquer et prétendre à une position sociale, l’artiste doit d’abord acquérir une position artistique, en d’autres termes, se rendre visible ; ce sont probablement ces enjeux qui amènent l’individu à avoir une existence publique en dehors de son œuvre, c’est-à-dire à diversifier ses activités. L’artiste qui n’acquiert pas d’abord l’approbation des mondes de l’art ne peut espérer prétendre à une existence sociale plus large. Il existe malgré tout des exceptions, notamment à travers la peinture de l’engagement ; André Fougeron, acteur du réalisme socialiste français, connaît un large engouement populaire à la fin des années quarante, alors même qu’il est décrié par la majorité de l’intelligentsia parisienne. La question de la position sociale de l’artiste est d’ailleurs souvent posée en termes d’engagement et de responsabilité : quelle est la responsabilité de l’art et des artistes ? C’est un problème qui est formulé de manière particulière en France, puisque nombreux sont les cercles artistiques sympathisant avec le parti communiste - configuration qui est parfaitement incompréhensible aux Etats-Unis à cette époque. Le climat politique instable en France, s’il ne suscite pas l’engagement systématique des peintres, les pousse à prendre position au niveau social, à contester l’élitisme en art, et à garder le maximum de distance avec le marché de l’art. On n’est plus dans l’ère de l’art pour l’art, d’après les discours des peintres, leurs travaux ont vocation à signifier –certains socialement. On a d’ailleurs fait beaucoup d’analogies entre la peinture informelle et le signe. Malgré tout, les œuvres d’art ne parviennent pas systématiquement à parler au public, et demeurent le plus souvent des signes de richesse et de prestige social pour qui peut les acheter. Selon Baudrillard, en effet, la fonction sociale de l’œuvre d’art réside et rejaillit plus sur celui qui possède l’objet que sur celui qui le crée215. C’est également ce que note Raymonde Moulin, l’art est un bien culturel supérieur, et donc un signe extérieur de richesse. La question de la responsabilité – sociale notamment – des artistes, formulée aussi bien par les Peintres de tradition française que par les artistes et architectes fonctionnalistes, renvoie aussi au problème de l’utilité de l’art. Que signifie l’art et à quoi sert- il socialement, alors que la France est en pleine période de reconstruction ? Les architectes et les sculpteurs, plus que les peintres, sont plus susceptibles de concevoir des grands projets d’envergure publique, même s’ils relèvent souvent du domaine de l’utopie – l’idée de la Cité Idéale est à nouveau abordée après la Seconde Guerre Mondiale dans les

215 Jean Baudrillard, « Le Gestuel et la signature », in Pour une critique de l’économie politique du signe (op.cit.).

125 mondes architecturaux. Notons en ce sens que Dubuffet, après avoir amorcé un succès international, se tourne vers des projets sculpturaux et monumentaux – le cycle de L’Hourloupe par exemple -, qui sont les plus aptes à signifier le rôle social de l’œuvre, et surtout sa capacité d’insertion dans l’espace public. Ce genre de démarche constitue une parade à l’ingestion rapide des formes de transgression par le système culturel de reconnaissance officiel. Les projets monumentaux publics ne sont pas forcément situés dans les musées, mais peuvent intervenir au cœur de l’espace public, ce qui permet de ne pas étouffer la dynamique de l’œuvre. Lorsqu’elle entre au musée, une œuvre est finie, puisque c’est le lieu où le visiteur lui porte un regard rétrospectif ; inversement, l’œuvre insérée dans l’espace public reste au cœur de la vie, et participe – en quelque sorte - à la vie du spectateur. La réputation, la reconnaissance et la renommée sont trois mécanismes du succès suscités par la visibilité des artistes et de leurs travaux. Cette logique n’est pourtant pas aussi simple, puisque selon Becker, la réputation est un phénomène social également lié à l’exceptionnel – les dons et le charisme de l’artiste216. C’est également un processus collectif qui repose sur un consensus entre divers acteurs des mondes de l’art (marchand, critique), et qui amorce un pas vers la reconnaissance de ces acteurs, ou encore des autres artistes. La renommée est un phénomène beaucoup plus large qui suppose l’adhésion d’un ample public et dépasse celui des cercles restreints de l’art. La prolifération des individualismes et des marginalismes ne peut alors exclure la notion de collectivité intrinsèque à l’art et à sa réception, et plus l’artiste s’ancre dans un mode de création individuelle, plus il recherche et suscite sa visibilité auprès du public. Ce n’est plus seulement l’œuvre d’art qui est mise en valeur, mais aussi le créateur, qui acquiert un prestigieux statut social ; néanmoins, cette position sociale est complexe et paradoxale, puisque la société s’organise habituellement en fonction des groupes et non des individus. Au fil des années cinquante, les bouleversements au sein des mondes de l’art se répercutent alors sur un plan social plus large. L’artiste est intégré à la société comme une figure exceptionnelle et prestigieuse qui n’est plus tenue à l’écart, mais devient une sorte de modèle. Le phénomène de la renommée étant inégal, tous les artistes ne bénéficient pas d’une position sociale exceptionnelle, seuls les exhibitionnistes à la longue carrière y parviennent : la durée permet d’influer sur la réputation et sur la renommée, en introduisant progressivement l’artiste dans le champ de perception et dans l’imaginaire du public : l’exemple de la longévité de Dubuffet en témoigne. L’art devient un produit culturel qui suscite l’intérêt du public à travers la corrélation du génie – le caractère d’exception de la figure de l’artiste – et de la mode – influencée par le marché. Marcel Duchamp, qui représente d’ailleurs une forme de marginalisme très populaire, déclare en 1960, date qui clôture la période étudiée : « Quand vous parlez de peinture aujourd’hui, le public a son mot à dire, et il le dit. Ajoutez à cela le fait qu’il a apporté son argent et que le commercialisme en art, aujourd’hui, a fait passer

216 Howard Becker, Les Mondes de l’art, chap.11, La réputation, Flammarion, Paris, 1988 [University of California, 1982].

126 la question d’ésotérisme à l’exotérisme. Alors, l’art est un produit, comme les haricots. On achète de l’art comme on achète du spaghetti. »217

L’artiste met bien en évidence ici que l’art est devenue une chose publique, accessible à tous, perdant de son caractère secret lorsqu’il devient une production monnayable. Les notions de génie et de valeur marchande sont enfin condensées dans la signature, qui devient une nouvelle icône, véhiculant une part de l’aura de l’artiste. « Je signe. C’est cela qui compte. »218 L’art n’a pas tant perdu de son caractère sacré, celui-ci s’est déplacé sur l’artiste, qui, malgré sa capacité d’expression exacerbée, reste un mythe pour le public, une figure presque sacrée stimulant la curiosité et l’engouement.

217 Cet extrait d’un entretien de Marcel Duchamp avec Georges Charbonnier est reproduit par Philippe Dagen, in L’Art impossible – De l’inutilité de la création dans le monde contemporain, Grasset, Paris, 2002, p.20. 218 Victor Vasarely cité par Gérard Desson, in L’Art et la manière, Honoré Champion, Paris, 2004, p.165.

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La visibilité apparaît comme une préoccupation essentielle des artistes pendant les années d’après-guerre en France. Elle est particulièrement importante sur cette zone géographique, le milieu artistique parisien est en effet très dense, foisonnant d’expériences contradictoires, oscillant entre conservatisme et nouveauté extrême. Nous avons pu mettre en évidence, au sein de ce climat conflictuel, que la visibilité constituait un véritable enjeu, permettant d’exposer et de défendre des théories esthétiques et des pratiques plastiques. Si nous avons surtout abordé cette problématique dans le milieu à la fois riche et restreint de l’art français, il est néanmoins évident que les mécanismes de promotion et de communication sont aussi prégnants au niveau international, et représentatifs de luttes transnationales, surtout avec les Etats-Unis. Nous avons vu que les nationalismes en France sont exacerbés, et que certains, sans y prendre réellement part, en bénéficient, comme les Peintres de tradition française qui représentent et perpétuent un idéal de la tradition moderne française. Asger Jorn, dans un tout autre registre, combat également pour la reconnaissance de la culture des pays nordiques, tant sur le plan de la culture populaire que sur celui de la création contemporaine. Il trouve peu à peu une tribune d’expression et de visibilité en Italie et à Paris, grâce au support de ses nombreuses et fructueuses relations. Les milieux artistiques français se sont très tôt tournés - avant-guerre - vers l’échelle internationale, accueillant en leur sein des artistes étrangers. Après la Seconde Guerre Mondiale, c’est un phénomène qui perdure, mais dans une moindre mesure malgré les initiatives prises en ce sens. La Salon des Réalités nouvelles ouvre en effet ses portes aux artistes étrangers, dès 1948, dans le but d’amorcer des échanges plastiques ; de nombreux artistes européens ont ainsi la possibilité de se rendre visibles en France. Nous avons pourtant vu que cette organisation avait ses limites, tant en termes d’échange que de visibilité, du fait d’un horizon plastique très clairement défini – constituant un frein à la diversité -, et d’un nombre incommensurable de participants. La visibilité à l’échelle internationale, effleurée à travers les cas d’Asger Jorn et de Jean Dubuffet, mériterait des recherches plus approfondies et présente un intérêt historique certain du fait de la mondialisation de la scène artistique. Il serait également judicieux de comparer les comportements artistiques destinés à la promotion à une échelle plus large, en s’intéressant par exemple à la carrière de Willi Baumeister en Allemagne et en France, ou à celle de Lucio Fontana, successivement actif en Argentine, puis en Italie.

Le fait d’aborder la question de la visibilité sous un angle collectif, puis plus individuel, nous a permis de constater le fonctionnement du groupe d’une part, et de faire apparaître quelques-uns des rouages du réseau artistico-

128 commercial d’autre part. Cette progression d’un mode de mise en vue allant du général au particulier a également mis en évidence que le phénomène du mouvement, ou du groupe, renvoyait à une création tirant ses enseignements du passé – des grandes expériences de l’entre-deux-guerres -, tandis que la démarche de singularisation accompagnait plutôt des propositions plastiques voulues expérimentales, nouvelles, et parfois sans ancrage par rapport aux expériences antérieures. Cette étude, qui a vocation à être un constat et à présenter un panel varié de la création française entre 1944 et 1960, pose plus de questions qu’elle ne fournit de réponses, mais peut nous orienter vers des recherches plus précises. L’alliance tacite entre Denise René et Victor Vasarely, au sein du courant de l’abstraction géométrique, pourrait en effet constituer un point d’étude très intéressant quant à la visibilité et la promotion. Le parcours personnel de Léon Gischia pose lui aussi quelques questions : il déroute par son inconstance – une position probablement marginale dans la période qui nous intéresse -, en proposant une maturation plastique en constante évolution. Son aboutissement à une conception plastique purement formelle nous incite à penser qu’il devra ultérieurement être étudié à travers d’éventuels rapports à la scène géométrique. Est-il par exemple influencé par le phénomène de mode abstrait ? Nous devrons en tout cas le considérer à part des Peintres de tradition française. Un autre artiste vers lequel nous ont portée nos recherches, mais qui n’a pas trouvé sa place dans cette étude, pourra nous amener à considérer de manière plus complète la situation de l’abstraction géométrique. Jean Leppien est un exemple patent de l’échec du Salon des Réalités nouvelles en termes de visibilité individuelle ; cet artiste fut surtout promu en Allemagne et ne connut qu’un écho tardif en France. La situation de l’art informel reste également à approfondir pour décrypter les réseaux relationnels liés aux expositions et au marché, et devra être abordée dans le sens d’une trame européenne, voire internationale.

À travers un intérêt pour les stratégies de visibilité personnelles, singulières, voire marginales, nous avons pu toucher à la problématique de la fabrication du succès et des mécanismes de la renommée. Nous avons mis en évidence l’importance grandissante de la réputation des artistes, et cette étude révèle que la création de la réputation est beaucoup plus rapide et efficace dans des conditions de mise en vue personnelles, et de pratiques plastiques et comportementales singulières. Cet effort répandu de singularisation dans les années cinquante est une facette essentielle qui conditionne énormément la visibilité des artistes. La question du paradoxe entre des démarches artistiques individualistes et une popularisation croissante de l’art est un aspect très intéressant. Pour se rendre visible, l’artiste ne doit pas s’intégrer complètement au réseau, il doit s’en différencier afin d’être remarqué. La mode des pratiques marginales et transgressives pourra aussi être étudiée plus avant comme un fait sociologique qui entre en corrélation avec une absorption beaucoup plus rapide de la nouveauté en art. Cette question du rôle et de l’identité sociale des artistes, développée dans les années cinquante, paraît d’autant plus primordiale que c’est encore une

129 composante des revendications de certains artistes dans les années soixante-dix. L’art devient en effet une chose publique après les années cinquante, à travers quelques commandes d’Etat de grande ampleur. En outre, le public, s’intéressant à l’art et aux personnalités des artistes, ne se situe pas dans une relation unilatérale, puisqu’il devient l’une des préoccupations majeures de ceux-ci. Il est une composante fondamentale du circuit artistique, puisque de plus en plus de créateurs le sollicitent avec un déploiement important des moyens de visibilité – de véritables mises en scène dans certains cas -, et l’introduisent au cœur des problématiques plastiques et théoriques. L’aspect commercial n’est pas le seul qui détermine cette nouvelle configuration : outre la reconnaissance, la renommée ou les succès commerciaux, il semble que l’artiste recherche aussi à établir un véritable dialogue avec le spectateur. Cette tentative est concluante, puisqu’à la fin des années cinquante, et au début des années soixante, l’intérêt pour l’art vivant est plus largement manifesté ; l’artiste semble avoir trouvé un nouveau public, en apprivoisant peu à peu le spectateur.

130 Liste des illustrations

- Fig.1. Jean Bazaine, La Messe de l’homme armé, 1944, huile sur toile, 116x73 cm, collection Paule et Adrien Maeght, Paris. Reproduction in catalogue d’exposition Paris, capitale des arts, p.296. p.32

- Fig.2. Alfred Manessier, Salve Regina, 1945, huile sur toile, 195x115 cm, musée des Beaux Arts de Nantes. Reproduction in catalogue d’exposition Paris, capitale des arts, p.298. p.32

- Fig.3. Jean Bazaine, Terre et ciel, 1950, huile sur toile, 195x130 cm, Fondation Marguerite et Aimé Maeght, Saint-Paul-de-Vence. Reproduction in catalogue d’exposition Paris, capitale des arts, p.299. p.33

- Fig.4. Alfred Manessier, L’Hiver, 1950, huile sur toile, 131x193 cm, Nasjonalmuseet for Kunst, Oslo. Reproduction in catalogue d’exposition L’Envolée lyrique, p.102. p.33

- Fig.5. Maurice Estève, Ardentes en Berry, 1949, huile sur toile, 65x54 cm, collection particulière, Paris. Reproduction in catalogue L’Envolée Lyrique, p.88. p.33

- Fig.6. Léon Gischia, Nu couché, 1945, huile sur toile, Palais des Musées Royaux de Belgique, Bruxelles. Archives Gischia, Bibliothèque Kandinsky. p.34

- Fig.7. Léon Gischia, Composition sur fond ocre, 1956, huile sur toile, 73x100 cm, collection particulière. Reproduit in Léon Gischia, catalogue raisonné (Glibota), p.308. p.34

- Fig.8. Portrait de Jean Bazaine paru dans Vogue, New York, avril 1957. p.35

- Fig.9. Portrait de Jean Bazaine, provenance inconnue. Reproduit in catalogue L’Envolée lyrique, p.50. p.35

- Fig.10. Fernand Léger, Les Constructeurs, 1950, huile sur toile, 300x200 cm, Musée National Fernand Léger, Biot. Reproduit in catalogue Fernand Léger (Derouet), p.251. p.41

- Fig.11. Auguste Herbin, Composition sur le mot ‘Herbin’, 1950, huile sur toile, 128x195 cm, collection du Docteur Max Weti, Zurich. Reproduit in catalogue Paris-Paris, p.273. p.48

- Fig.12. Groupe de la galerie Denise René, 1948. Reproduit par Denise René in Mes années cinquante, p.11. p.50

- Fig.13. Galerie Denise René, exposition Le Mouvement, 1955. Reproduit in catalogue Paris- Paris, p.287. p.51

- Fig.14. Francis Picabia, En faveur de la critique, 1945, huile sur toile, 103x75 cm. Reproduit in catalogue Francis Picabia, classique et merveilleux, p.168. p.77

131

- Fig.15. Francis Picabia, Chose à moi-même, 1946, huile sur carton, 92x72,5 cm, Courtesy Waddington galleries. Reproduit in Francis Picabia, singulier idéal. p.77

- Fig.16. Francis Picabia, Lâcheté de la barbarie subtile (carte à jouer), 1949, huile sur carton, 76x52 cm, galerie Michael Verner, New York. Reproduit in Francis Picabia, singulier idéal. p.81

- Fig.17. Francis Picabia, L’Encerclement, 1950, huile sur bois, 34,5x25,5 cm, collection particulière. Reproduit in catalogue Francis Picabia, classique et merveilleux, p.176. p.81

- Fig.18. Francis Picabia, Trois fois dix, huile sur carton, 13,5x8,5 cm, collection particulière. Reproduit in Francis Picabia, classique et merveilleux, p.174. p.82

- Fig.19. Francis Picabia, sans titre (Point), 1951. Reproduit in Francis Picabia, classique et merveilleux, p.202. p.82

- Fig.20. Robert Descharnes, Georges Mathieu peignant La Bataille de Bouvines, 1954. Archives Descharnes & Descharnes. p.85

- Fig.21. Robert Descharnes, Georges Mathieu peignant L’Hommage aux poètes du monde entier, 1956. Archives Descharnes & Descharnes. p.86

- Fig.22. Robert Descharnes, Portrait de Georges Mathieu lors de son exposition chez Sam Kootz, New York, 1955. Archives Descharnes & Descharnes. p.89

- Fig.23. Wols, sans titre, 1944-45, aquarelle sur papier, 12,2x16 cm, collection particulière. Reproduit in catalogue L’Envolée lyrique, p.37. p.98

- Fig.24. Wols, Fleur vénéneuse, 1948, encre, gouache et aquarelle sur papier, 21,7x12,5 cm, galerie Thessa Herold, Paris. Reproduit in catalogue L’Envolée lyrique, p.87. p.98

- Fig.25. Nicolas de Staël, Composition, 1946, huile sur toile, 53x73 cm, Henie Onstad Kunstsenter, Norvège. Reproduit in catalogue L’Envolée lyrique, p.47. p.100

- Fig.26. Nicolas de Staël, La Seine à Ivry, 1952, huile sur toile, 11,5x21,5 cm, Bergen Art Museum, Norvège. Reproduit in catalogue L’Envolée lyrique, p.139. p.101

- Fig.27, Nicolas de Staël, Portrait d’Anne, 1953, huile sur toile, 130x90 cm, Musée d’Unterlinden, Colmar. Reproduit in L’Art au XXè siècle, vol.1 (Ruhrberg et altri, Taschen, Paris, 2005), p.231. p.101

- Fig.28. Jean Dubuffet, Monsieur Macadam, 1945, haute pâte, goudron, 73x60 cm, collection particulière, Paris. Reproduit in catalogue Paris-Paris, p.238. p.113

- Fig.29. Jean Dubuffet, Léautaud général d’empure, 1946, dessin au crayon, 42x25 cm, collection particulière. Reproduit in La Provocation (dir. Darrangon), p.109. p.116

132 - Fig.30. Jean Dubuffet, Léautaud griffures blanches, 1946, dessin à l’encre de chine sur carte à gratter, 50x31 cm, collection particulière. Reproduit in catalogue des travaux de Dubuffet, fascicule III. p.116

- Fig.31. Jean Dubuffet, Léautaud sorcier peau rouge, 1946, huile sur toile, 92x73 cm, MoMA, New York. Reproduit in La Provocation (dir. Darragon), pl.IX. p.116

133 Sources

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