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Cahiers balkaniques

33 | 2004 Turquie, Grèce : un passé commun, des nouvelles perspectives

Édition électronique URL : https://journals.openedition.org/ceb/3053 DOI : 10.4000/ceb.3053 ISSN : 2261-4184

Éditeur INALCO

Édition imprimée Date de publication : 1 janvier 2004 ISSN : 0290-7402

Référence électronique Cahiers balkaniques, 33 | 2004, « Turquie, Grèce : un passé commun, des nouvelles perspectives » [En ligne], mis en ligne le 24 juillet 2012, consulté le 06 juillet 2021. URL : https://journals.openedition.org/ ceb/3053 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ceb.3053

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Sans être naïfs sur les questions aussi importantes que le contentieux en mer Égée, le problème chypriote, la question des minorités, la confrontation des nationalismes, l’instrumentalisation de l'histoire, l’utilisation des différends comme outil politique interne, avec ce numéro spécial « Turquie et Grèce : un passé commun, des nouvelles perspectives », nous avons voulu délibérément mettre l’accent sur la complémentarité et la communauté culturelle entre Grecs et Turcs, bien plus encore que Grèce et Turquie, qui sont au contact depuis presque un millénaire. Aux Langues O’, langue et culture turques sont parmi les enseignements fondateurs de l’institution, et le grec moderne a eu très tôt une place de choix, puisque c’est dès 1800 qu’Ansse de Villoison inaugurait son enseignement. Entre le turc, le grec et l’INALCO, c'est déjà une vieille histoire, naturellement et plus que jamais porteuse d’avenir. Without being naive on questions so important as the litigation about Aegean Sea, the Cyprus problem, the minorities question, the confrontation of nationalism, the instrumentalization of History, the use of such disputes as internal politic weapons, we intentionaly wanted with that special issue “ and : a common past, new prospects” to put emphasis on complementarity and cultural community between Greeks and Turks, much more than Greece and Turkey, who have been in contact for nearly a thousand years. At Langues O', turkish language and culture are among the founders teaching of the institution, and modern greek are very soon a good place as, as soon as 1800, Ansse de Villoison inaugurated his lessons. Between turkish, greek and the INALCO, its already a long story, naturally and more than ever, with a promising future.

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SOMMAIRE

Introduction

Introduction Faruk Bilici

Liens culturels et littéraires

… Yana Yana : la littérature turque en Grèce Une première approche Stéphane Sawas

La littérature grecque contemporaine traduite en turc : un capital de sympathie Faruk Bilici

L’image du Turc dans Ali Hurshid Bey de Basile-Miltiade Nicolaïdis Henri Tonnet

La part « ottomane » dans les pratiques musicales des Grecs de Smyrne Basma Zerouali

Modes et fonctions du voyage de pèlerinage des Gréco-pontiques en Turquie orientale Georges Drettas

Problèmes politiques et communautaires : nouvelles perspectives

Les relations gréco-turques au tournant du siècle : ruptures, évolutions et permanences Samim Akgönül

La Grèce et la Turquie dans les Balkans : la complémentarité introuvable Stéphane Yérasimos

Chypre : Vers la réintégration ou la partition définitive ? Le plan Annan, l’adhésion à l’Union européenne et le futur des relations helléno-turques Gilles Bertrand

Entre Grèce et Turquie : une situation délicate, les minorités Joëlle Dalègre

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Introduction

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Introduction

Faruk Bilici

1 Loin de constituer une frontière naturelle, les rives de la mer Égée ont toujours formé un territoire commun sous des empires successifs : les Macédoniens, les Romains, les Byzantins, les Ottomans. Pendant près de mille ans de passé commun, parfois conflictuel, mais souvent pacifique, partageant la même géographie, la même mer, la même musique, la même cuisine, les mêmes passions, les Grecs et les Turcs ont été condamnés à cohabiter sur ces rives. De plus, la Grèce et la Turquie ont épuré le gros de leurs contentieux, séquelles de l’Empire ottoman, avec le traité de Lausanne de 1923. Quant à l’accord d’amitié, signé à Ankara en 1930 entre Venizélos et Atatürk, il inaugure une période de détente qui se prolonge jusqu’en l’hiver 1941-1942 où le petit navire turc, le Kurtuluş, effectue quelques voyages pour ravitailler la Grèce en proie à la famine. Entre 1949 et le début de 1955, une nouvelle « lune de miel » intervient : l’échange de visites officielles réciproques, la signature d’un accord culturel gréco-turc, créent les règles principales pour un bon voisinage. Mais, dès 1955, le statut de l’île de Chypre empoisonne les relations entre Grèce et Turquie. L’émeute raciste et xénophobe contre les minorités et plus particulièrement la minorité grecque, qui se déroule à Istanbul et à Izmir les 6 et 7 septembre 1955 est présentée à la fois comme une « vengeance populaire » face à l’annonce d’un attentat à Salonique contre la maison natale d’Atatürk, et comme une manœuvre organisée par les nationalistes pour faire pression sur la Grèce pendant les négociations de Londres1.

2 Depuis, les relations entre la Grèce et la Turquie ont connu plus de périodes de tensions que de détente. Aussi les recherches consacrées aux rapports entre ces deux pays ont- elles mis l’accent davantage sur le conflit et les différends que sur les aspects les unissant. Ces recherches étaient élaborées souvent par des intellectuels ou acteurs turcs et grecs se laissant envahir par des sentiments de chauvinisme qui dominaient les relations des deux pays : « Les passions sont si exacerbées, de part et d’autre que, les opinions publiques et les décideurs des deux pays perçoivent le différend gréco-turc comme l’axe central autour duquel s’ordonne toute la politique extérieure, y compris les relations avec les États-Unis, l’URSS, la Communauté européenne et le Tiers- Monde »2. Sans être naïfs sur les questions aussi importantes que le contentieux en mer Égée, la délimitation du plateau continental, la mer territoriale, l’espace aérien, la

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remilitarisation des îles égéennes, la question des minorités, le problème chypriote, la confrontation des nationalismes, l’instrumentalisation de l’histoire, l’utilisation des différends comme outil politique interne, etc., nous avons voulu délibérément mettre l’accent sur la complémentarité, la communauté culturelle, le désir de mieux connaître l’autre. Par ailleurs, par une hypothèse optimiste, il était légitime de penser que la dislocation de l’Union soviétique et de la Yougoslavie, le processus de la construction européenne, les progrès démocratiques en Europe centrale et orientale auraient un effet bénéfique sur les relations gréco-turques. G. Delouche, président de l’Inalco, l’a bien souligné dans sa préface : « il s’agit d’aller par-delà des visions stéréotypées, de cette fâcheuse propension à penser les rapports entre peuples et cultures sous le seul angle, ô combien néfaste, de l’antagonisme, pour ne pas dire plus ». Et de poser cette question : « Grecs et Turcs, bien plus encore que Grèce et Turquie, sont en contact depuis presque un millénaire, mais sommes-nous obligés de continuer à les voir comme des ennemis irréductibles, à les envisager que dans des relations conflictuelles ? » 3 En effet, le climat de détente entre deux pays auquel nous assistons depuis 1999 peut être un nouveau départ pour cette culture égéenne. Malgré les nombreux points de discordes subsistants, nous sommes en droit de penser que le processus d’amélioration amorcé dans les relations entre les deux pays est irréversible. La constitution d’un conseil des hommes d’affaires, les très nombreuses rencontres de la société civile, les différentes visites officielles, l’accroissement du tourisme des ressortissants dans les deux pays, le soutien grec de la candidature turque pour son adhésion à l’Union européenne, sont des développements que l’on peut enregistrer avec satisfaction.

4 C’est sur ce constat et face à des échéances plus ou moins proches que s’est ouverte à l’Institut national des langues et civilisations orientales en janvier 2003 la journée d’étude pluridisciplinaire, organisée par le Centre d’études balkaniques, avec la participation des chercheurs venant de divers horizons. Son intitulé traduit la démarche volontariste : « Turquie et Grèce : un passé commun, des nouvelles perspectives ». La quasi-totalité des articles qui constituent cette 33e livraison des Cahiers balkaniques est issue de cette journée. 5 Conçu en deux parties, le volume s’ouvre sur de nouvelles perspectives voulues par tout un contexte régional et surtout par les élites politiques et intellectuelles des deux pays, las de tant de décennies de tiraillement.

Liens culturels et littéraires

6 C’est ainsi que nous pensons qu’un regard croisé sur la place de la littérature de chacun des pays au sein de l’autre peut révéler, au-delà de la conjoncture politique, souvent défavorable, les aspirations de la société civile, surtout celle qui est laïque et capable de se débarrasser des préjugés. La communauté de culture populaire grecque et turque, la similitude de la thématique de la poésie et de la prose, l’influence des expériences politiques autoritaires ont favorisé largement la traduction et la diffusion des littératures respectives. Mais ce qui faisait partie longtemps aussi bien en Turquie qu’en Grèce, des collections des littératures « balkaniques », des « voisins » ou encore, pour la Grèce, de l’Orient mythique a tendance à laisser sa place à des collections de la littérature mondiale. L’apprentissage de la langue et de la culture de « l’autre », le

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degré de pénétration des littératures, des musiques et des cinémas, contribuent à la création en profondeur des liens entre intellectuels et populations des deux pays.

7 S. Sawas et F. Bilici se sont attelés à cette tâche ardue qui est d’aller aussi loin que possible dans l’histoire de la traduction, de la publication et de la diffusion de la littérature turque contemporaine en Grèce et celle de Grèce en Turquie. Dans ces deux études, l’accent a été mis sur la question de savoir quelles étaient les motivations, la place quantitative et qualitative de ces littératures, les destinataires des traductions, les représentations qu’elles véhiculent, par rapport au politique, autrement dit si elles ont pu se développer malgré les périodes de tensions, quels étaient les mécanismes et surtout les acteurs de la diffusion de ces littératures et si elles ont subi les affres de la censure ou de l’autocensure, etc. Le constat pour la Grèce est que, de 1940 à 2000, 107 ouvrages sont traduits du turc, allant, de Yunus Emre à Orhan Pamuk, en passant par Sait Faik, Nâzım Hikmet, Orhan Veli, Yaşar Kemal et la littérature populaire. Dans ce vaste panorama, la courbe est nettement ascendante, puisqu’elle passe de quatre ouvrages en 1940, à trente-quatre en 1990. Quant aux motivations, elles sont sensiblement les mêmes qu’en Turquie : le défi contre les régimes autoritaires et la quête de nouvelles images. Une troisième pour la Grèce est la recherche d’un Orient mythique, chose que les Turcs ne cherchent pas tellement dans cette période kémaliste qui veut s’encrer à tout prix à l’Occident. 8 En ce qui concerne la littérature grecque en Turquie, jusqu’à la fin de la Première Guerre mondiale, mis à part quelques classiques, elle n’a pas bénéficié des efforts de traduction des pouvoirs publics ottomans. En revanche, la volonté politique manifestée par la période républicaine, expression de l’idéologie kémaliste, a été de se servir de la littérature grecque comme moyen de rapprochement des deux peuples, turc et grec, mais aussi comme patrimoine intellectuel appartenant aux deux pays. La revue Varlık a joué dans ce domaine le rôle pionnier à partir de 1933. Mais c’est au ministre de l’Éducation nationale Hasan Ali Yücel (1897-1961) que la Turquie doit la véritable révolution de traduction. Fervent défenseur de la philosophie et de la littérature classiques grecques, Yücel a fait traduire pratiquement tous les textes principaux de la période hellénistique, mais a fait publier également la revue Terciime où de nombreux auteurs grecs ont été présentés au lecteur turc, avant que les grands poètes contemporains comme Cavafis, Seféris, Kazantzakis, Élytis, Ritsos et d’autres encore soient abondamment traduits à partir des années 60. Pour la période entre 1961 et 2002, 119 ouvrages de 52 auteurs grecs furent publiés. La plupart de ces auteurs disparaissent après une ou deux éditions. Inversement, les auteurs cités vont respectivement de six jusqu’à seize éditions. De la même manière, à partir de 1977, la collection Marenostrwn a fait œuvre militante afin de faire connaître la littérature grecque des années 20 et 30, expression de la nostalgie d’une époque révolue sur les deux rives de la mer Égée. Selon toute apparence, aujourd’hui la littérature grecque en Turquie n’a plus besoin de « prouver » autre chose que sa valeur littéraire pour être traduite et diffusée : dans la production littéraire de la nouvelle génération d’écrivains grecs, comme dans celle de Mourselas, les problèmes turco-grecs ne sont pratiquement plus évoqués, et pourtant elle rencontre un écho très encourageant au sein des collections de la littérature mondiale traduite en turc. 9 Ces deux éclairages sur la place des deux littératures contemporaines n’empêchent pas de faire un détour par les « classiques », c’est-à-dire par cette littérature, quelque peu stéréotypée, construite sur le modèle d’Ivanhoé de Walter Scott, divisant le monde entre

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« bons » et « méchants » ou oppresseurs brutaux et opprimés résistants, ces derniers étant les Grecs, et les oppresseurs, selon les cas, les Francs, les Vénitiens ou les Ottomans. Comme l’indique H. Tonnet, dans son article, le cas de Ali Hurshid bey, Épisode de la Révolution grecque de Basile-Miltiade Nicolaïdis, est tout à fait représentatif de ce type de littérature. Le roman historique grec, qui se développe considérablement à partir de 1850, présente parfois, comme celui de Nicolaïdis, des renseignements de première main sur la vie dans un harem et la formation religieuse d’un enfant turc au XIXe siècle et plus généralement sur l’état d’esprit des Turcs de ce temps. Mais l’auteur d’Ali Hurshid bey s’inscrit surtout dans un registre de règlement de comptes avec le musulman qu’il a été, « cela explique sa mentalité d’écorché et une certaine incompréhension pour l’Autre qui caractérise les nouveaux convertis ». 10 Il manque dans le tableau une étude relative à un auteur ottoman ayant écrit sur les Grecs de la même époque, mais ce manque est comblé dans un autre domaine, celui de la communauté culturelle musicale sur le territoire ottoman entre Grecs et Turcs, et plus particulièrement à Izmir de la fin du XIXe et au début du XXe siècle. Si le terme « musique ottomane » apparaît bien tardivement, vers la fin du siècle dernier, sa réalité, dans un empire multiethnique où nombre de musiciens « ottomans » difficilement classables dans les catégories ethniques étriquées, est bien antérieure, et couvrait tout une grande région étalée sur trois continents et partagée par différentes communautés. C’est pour cette raison que B. Zerouali préfère utiliser le terme « musiques ottomanes » plutôt que « musique ottomane », appliquées dans le cas de la ville cosmopolite qui est Izmir. Là aussi manque un chapitre important qui est la communauté culturelle très étroite entre près d’un quart de la population grecque, issue de la mer Noire, celle qui est appelée « pontique » et les habitants actuels de la mer Noire, essentiellement de l’Est. G. Drettas analyse les liens étroits de cette communauté avec sa région d’origine, sous l’angle du pèlerinage, mais les rapports artistico-folkloriques (danses, musiques), linguistiques, sociologiques et ethnologiques n’ont pu être mis en valeur dans cet article dont l’objet était tout autre. Exploitée à des fins politiques internes, la « ponticité » n’a pas fait l’objet de beaucoup d’investigation en tant qu’outil de rapprochement entre la Grèce et la Turquie. Non seulement, dans tous les villes et villages de la Grèce du Nord, la culture pontique est profondément ancrée, mais l’affirmation de la ponticité dans le champ politique grec est l’institutionnalisée avec le rendez-vous de Sumela, dans le Vermion, le jour du 15 Août, fête de la Mère de Dieu. Des milliers de pèlerins venus de toute la Grèce et de l’étranger passent la nuit sous la tente ou à la belle étoile « comme cela se faisait là-bas, dans la Patrie ». Journaux, revues, almanachs, plaquettes, associations, fêtes, réunions et autres manifestations entretiennent cet « esprit pontique » et de plus en plus de voyages sont organisés, depuis surtout les années soixante, sur les rives de la mer Noire. Ces voyages revêtent une importance toute particulière en raison du poids démographique de la population pontique que nous avons signalé. Il est tout à fait possible que ce qui (la ponticité) fut un facteur de revendication et de division entre les deux pays, aux mains des politiques, intermédiaires culturels, chercheurs, devienne assez rapidement, à la faveur du processus du rapprochement entre États, grec et turc, un puissant levier de dialogue, dépassant le cadre étroit de l’histoire malheureuse d’échange de population au début du XXe siècle.

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Problèmes politiques et communautaires

11 Dans la seconde partie, le cadre général des relations gréco-turques depuis 1990 est retracé avec brio par S. Akgonül, auteur de nombreux autres travaux dans ce domaine. Allant bien au-delà des études académiques des relations bilatérales entre États et « compte tenu de l’internationalisation des conflits bilatéraux, du développement des démocraties grecque et turque et enfin de l’explosion spectaculaire des moyens de communication », il ajoute à la grille d’analyse de nouvelles dimensions à savoir les relations entre la nation turque et la nation grecque, entre les individus, entre les différentes formes de la société civile. Malgré le refus par les Grecs chypriotes du plan Annan, le climat de normalisation spectaculaire des relations de ces dernières années ne semble pas être altéré. Au moment où ce volume paraît, la Turquie a obtenu, au sommet de Bruxelles du 17 décembre 2004, avec l’aval de la Grèce et de Chypre, l’accord des chefs d’États et de gouvernements, de débuter les négociations en vue d’une intégration dans l’Union européenne. Étape importante de l’évolution des relations gréco-turques, ce processus doit normalement conduire la Turquie à devenir membre de cette union dans dix ou quinze ans. Durant cette période, les différends entre la Turquie et la Grèce, mais aussi entre la Turquie et Chypre seront probablement en grande partie réglés soit par les négociations bilatérales, soit par des arbitrages des instances internationales. Membre du concert des nations européennes au traité de Paris en 1856, lorsqu’elle était encore Empire ottoman, la Turquie est appelée à confirmer son européanité qu’elle avait amorcée en 1354, date à laquelle la petite principauté ottomane mettait pied sur le continent européen. Cela dit, dans l’hypothèse où les litiges politiques et territoriaux (Chypre, plateau continental, eaux territoriales, Flight Information Region, « FIR », démilitarisation/Militarisation des îles égéennes, « zones grises », minorité musulmane de Thrace occidentale, minorité grecque orthodoxe de Turquie, etc.) sont réglés dans cette période entre les deux pays, la concurrence économique et culturelle entre États grec et turc ne va pas disparaître. L’Union européenne n’étant pas une association de bienfaisance, la lutte d’influence dans la région continuera, à moins d’une collaboration étroite dans la construction d’infrastructures et dans le développement durable en général. Longtemps chasse gardée de l’Union soviétique et de la Yougoslavie communistes, les Balkans sont précisément l’un des lieux par excellence de cette confrontation depuis la fin de la période communiste, et surtout depuis la fin des conflits armés dans la région. C’est à cette concurrence que S. Yérasimos consacre son étude solidement documentée et qui montre le chemin parcouru dans la région par la Grèce à la faveur de sa qualité de membre de l’Union européenne, en comparaison avec la Turquie. Dans cette course pour la « conquête » des Balkans, les politiques de la Grèce visent à revaloriser sa position au sein de l’Union et à s’imposer comme une puissance régionale en tant qu’intermédiaire entre cette région et le reste de l’Europe. Quant à la politique balkanique de la Turquie, elle se place dans la même quête de revalorisation de sa situation régionale vis-à-vis de l’Union, mais se trouve en position d’infériorité par rapport à la Grèce, puisqu’elle ne fait pas partie de l’Union et que sa candidature reste toujours en suspens.

12 Deux problèmes épineux closent ce dossier : celui de Chypre et celui des communautés minoritaires dans chacun des pays.

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13 G. Bertrand, enseignant à l’Institut d’études politiques de Bordeaux et spécialiste des relations turco-grecques, après avoir renouvelé la recherche dans ce domaine dans un ouvrage remarqué3, place ici le problème chypriote à la fois en parallèle et au cœur du rapprochement helléno-turc en cours. Ainsi, on comprend plus facilement, pourquoi après près de trente ans d’immobilisme, l’histoire s’est mise à accélérer brusquement, même si elle a heurté de front aux dures lois de la consultation populaire. En effet, depuis le sommet d’Helsinki de 1999, qui a ouvert la porte à l’adhésion de l’île à l’Union européenne et plaçant la Turquie sur la liste des candidats à l’adhésion, puis les élections législatives turques de novembre 2002 en Turquie, conduisant au pouvoir un gouvernement homogène et déterminé à réaliser cette adhésion, tout en résolvant la question chypriote et enfin la publication du plan Annan, qui propose le modèle constitutionnel suisse et tient compte de l’acquis communautaire, rien ne sera plus comme auparavant. Désormais, non seulement la question dépendra de beaucoup de la volonté des deux pays, la Grèce et la Turquie, de mobiliser leurs partenaires respectifs de sortir de l’impasse, mais aussi, et surtout de la capacité de l’Union européenne d’impulser une politique européenne pour aplanir les différends entre les membres actuels ou futurs de l’Union. Il est tout à fait probable que le plan Annan reste comme document de base pour toute discussion, à condition que la dynamique de réunification persiste. Un tel processus serait indéniablement favorisé par l’intégration à court terme à l’Union européenne de la communauté turque. Mais, comme l’indique G. Bertrand, cela « suppose une coopération intercommunautaire à tous les niveaux, depuis les acteurs économiques et sociaux du secteur privé jusqu’aux fonctionnaires, quel que soit leur grade ». Certes, les 76 % de « non » du référendum du 24 avril 2004, découragent les plus optimistes, mais mettent fin à la période où les membres des deux communautés ne se côtoyaient pas, ne se parlaient pas, et où dans les administrations les discriminations étaient monnaie courante. Cependant, la réunification de Chypre demeure la condition sine qua non de la réconciliation entre la Grèce et la Turquie. 14 Enfin, le dernier point sur lequel le doigt a été mis dans ce volume est les problèmes des minorités. J. Dalègre, spécialiste de la question des minorités turques en Grèce consacre cette fois-ci son étude sur également la minorité grecque en Turquie, réduite à moins de 2 000 personnes et plus particulièrement au patriarcat, à l’école théologique de Halki (Heybeliada), ainsi qu’aux derniers développements législatifs, sous la dynamique de rapprochement de la Turquie à l’Union européenne en faveur des communautés reconnues comme telles par le traité de Lausanne de 1923. C’est ainsi qu’elle constate que les périodes de détente et de tension dans la vie des minorités suivent depuis ce traité le rythme des relations gréco-turques. Immédiatement après Lausanne, les deux groupes souffrent de la construction difficile des jeunes États et du poids des traumatismes récents des populations qui les entourent. Depuis 1955, les minorités grecque et turque sont des otages des deux États4. En 1964, la décision turque de supprimer l’accord de 1930 et d’expulser en quelques semaines les ressortissants grecs, tout comme les mesures visant à turquifier les deux îles à l’entrée du détroit des Dardanelles, Imbros (Gokçeada) et Ténédos (Bozcaada) participent de ce durcissement entre les deux pays et qui influent immanquablement sur les conditions des minorités, le débarquement militaire turc à Chypre en 1974 étant le point culminant de l’aggravation de leur position. Mais, là aussi, l’intégration de la Grèce dans l’Union européenne à partir de 1981, la perspective de l’intégration de la Turquie dans cette union depuis 1999 ont changé la donne. La formation d’une nouvelle élite en Thrace occidentale et le développement des organes de la société civile turque en Grèce comme

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dans la diaspora, qui multiplia les démarches auprès des instances nationales et internationales ont modifié radicalement la situation des musulmans grecs turcophones en Grèce. 15 Ainsi, avec le XXIe siècle, il est possible que les relations gréco-turques entrent dans une nouvelle phase faite du rapprochement des États, mais aussi des populations, des municipalités et de la société civile. On peut aussi rêver : aux nombreux concerts déjà organisés avec la participation des artistes grecs et turcs, s’ajoutent d’autres ; de nouveaux ouvrages et auteurs sont traduits ; des organismes des hommes d’affaires sont mis en place ; des pièces de théâtre sont jouées avec des compagnies gréco- turques ; à l’instar de l’Allemagne et de la France, des accords de jumelages entre villes turques et grecques sont conclus ; des voyages touristiques et de pèlerinages ont lieu de plus en plus ; des monuments historiques orthodoxes en Turquie et ceux issus de l’Empire ottoman en Grèce sont restaurés, l’école religieuse de Halki est rouverte ; les populations minoritaires dans chacun des pays sont traitées comme des citoyens à part entière ; les deux parties à Chypre sont réconciliées autour d’un plan et l’île est démilitarisée ; le contentieux en mer Égée a trouvé une solution ; les étudiants des deux pays peuvent étudier réciproquement dans les universités de leur choix ; les départements d’études grecques en Turquie et ceux d’études turques en Grèce se sont multipliés ; les manuels scolaires sont épurés de toute animosité envers l’autre pays, etc. Mais nous n’en sommes pas là encore, le siècle ne fait que commencer et pourtant déjà le Premier ministre grec a été le témoin du mariage de la fille du Premier ministre turc, chose qui était impensable, il y a quelques années.

NOTES

1. Voir dans ce volume la contribution de Joëlle Dalègre, « Entre Grecs et Turcs, une situation délicate : les minoritaires ». 2. Ali Kazancığil, « À la recherche d’une approche alternative des relations gréco-turques », Semih Vaner (dir.), Le différend Gréco-turc, L’Harmattan, 1988, p. 67. 3. Le conflit hélléno-turc, Maisonneuve et Larose et Institut français d’études anatoliennes d’Istanbul, Paris, 2004, 340 p. 4. Les événements très récents (novembre 2004) dans un village de Xanthi (Iskeçe) montrent combien la situation reste fragile : le tournage d’un téléfilm par une télévision privée grecque dans une mosquée a provoqué l’émeute de la population.

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Liens culturels et littéraires

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… Yana Yana : la littérature turque en Grèce Une première approche ... yana yana: Turkish literature in Greece. An initial approach … γιάνα γιάνα : τούρκικη λογοτεχνία στην Ελλάδα, μία πρώτη προσέγγιση

Stéphane Sawas

Bir dost ki benden habersiz yaşar Çıksa üzülürüm odasından İnce yüzlü çelimsiz bir çocuk Komşum herhalde iyi bir insandır Oktay Rifat 1 Un récent recensement effectué par la traductrice Frangho Karaoglan1 dénombre entre 1940 et 2000 la publication en Grèce de pas moins de 107 livres traduits du turc. De Yunus Emre à Orhan Pamuk, en passant par Sait Faik, Nâzım Hikmet, Orhan Veli, Yaşar Kemal et la littérature populaire, les lettres turques — avec une prépondérance pour la prose du XXe siècle — sont bien représentées sur le marché éditorial grec 2. La répartition des titres par décennie montre un intérêt constant pour cette littérature, qui n’est pas l’effet d’une mode éphémère ; on peut même noter une certaine progression : quatre titres sont traduits dans les années 1940, quatre dans les années 1950, deux dans les années 1960, mais vingt-deux dans les années 1970, quarante et un dans les années 1980, trente-quatre dans les années 1990.

2 Le recensement de 2000 de Frangho Karaoglan est précieux pour une approche de la littérature turque en Grèce, car il permet la localisation de titres dont on peut ignorer le rendu en grec, la maison d’édition ou encore le nom du traducteur. Pourtant, un rapide coup d’œil révèle quelques lacunes : dans les œuvres de Yaşar Kemal publiées en grec, il manque par exemple la traduction par Thomas Korovinis3 du roman Çakırlarcalı Efe, sous le titre Ο Τσακιτζής (publiée en 1994 4 et présente aujourd’hui encore sur les rayons des librairies du centre d’Athènes. Ces oublis n’ôtent rien au sérieux de la démarche, mais révèlent plutôt la difficulté de 1’entreprise de recension.

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3 Ensuite, après cette évaluation quantitative, il convient de s’interroger sur la destination de ces traductions et les représentations qu’elles véhiculent, afin de percevoir, au-delà des statistiques, la diffusion réelle de cette littérature auprès du lectorat grec. L’approche de ces représentations devrait s’inscrire dans une étude plus générale de la réception de la littérature turque en Grèce. 4 Il faut enfin souligner la démarche spécifique et le rôle particulier de traducteurs passionnés de Stélios Mayopoulos à Thomas Korovinis, en passant par Panayotis Ambadzis, Ermos Aryaios (pseudonyme de Ermolaos Andréadis), Pinélopi Stathi ou Anthi Karra5. Leur rapport avec le monde grec d’Asie Mineure, leur engagement politique ou plus simplement leur goût littéraire orientent souvent de manière décisive le choix de la maison d’édition et conditionnent, parfois circonscrivent, le lectorat visé. 5 Cette présence de la littérature turque en Grèce n’est cependant pas comparable à celle de la littérature grecque en Turquie, où, par exemple, l’aura de poètes comme Constantin Cavafis, Georges Séféris ou Yannis Ritsos est telle que des liens intertextuels forts unissent leurs œuvres à celle de grands auteurs de la littérature turque : ces liens, rarement soulignés, sont pourtant aisément identifiables par exemple dans Ulysse bras attachés (Kolları Bağlı Odyseus) de Melih Cevdet Anday, nourri par la poésie de Georges Séféris, ou plus manifestement encore dans les recueils de nouvelles La Première femme (İlk Kadın) de Nedim Gürsel ou Ne pas pouvoir entrer dans une ville (Bir Şehre gidememek) de Mario Levi, où le poème « La ville » (« H Πόλις ») de Constantin Cavafis est cité, dans une traduction turque de Cevat Çapan, en exergue du volume et en influence le projet littéraire - à la manière dont ce même poème influence le projet cinématographique de l’Égyptien Yousry Nasrallah dans son film La Ville (El-Madina) où les vers cavafiens sont cités à deux reprises, dans le prologue et dans la dernière partie du film dans une traduction arabe. 6 Nous nous contenterons ici modestement de présenter un premier état, de dresser un premier bilan d’une recherche en cours sur la réception de la littérature turque en Grèce6 en distinguant trois axes : la nostalgie d’un Orient mythifié, les outrages des régimes autoritaires, la quête de nouvelles voies.

Nostalgies

7 Il existe tout un pan de la littérature turque traduit en grec en vue de satisfaire l’imaginaire d’un lecteur nostalgique, en lui présentant l’image vague d’un Orient fantasmé. Les couvertures de volumes récemment parus témoignent de cette tendance. Le roman Sinekli Bakkal de Halide Edip Adivar, publié sous le titre 0 δρόμος του Σινεκλί μπακάλ dans une traduction de Frangho Karaoglan chez Néa Synora-Livani7, dont l’action se déroule entre les quartiers pauvres et les luxueux palais sous le règne du sultan Abdül Hamid II, est vendu avec, en couverture, les Femmes de Maltavan moulant du blé entre deux pierres de François Rosset. Ce classique de la prose turque de l’entre-deux- guerres bénéficie ainsi d’une diffusion chez un grand éditeur athénien. Publié en 1935 en anglais, et en 1936 en turc, ce roman, emblématique de la grande dame des lettres de la nouvelle Turquie républicaine, use d’une écriture réaliste pour peindre, non sans sévérité, la fin du monde ottoman. La réédition en grec près de trois quarts de siècle plus tard permet une lecture apaisée par la distance temporelle.

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8 De la même façon, le roman contemporain de Zülfü Livaneli Engereğin Gozündeki Kamaşma, publié sous le titre Ο μεγάλος ευνούχος της Κωνσταντινόπολης chez Patakis 8 traite d’un Empire ottoman, objet de fantasmes, dont la couverture souligne la forte connotation érotique. Cet érotisme turco-ottoman se retrouve fréquemment dans les choix éditoriaux en Grèce, comme la couverture du livre Αγαπημένη μου Ισταμπούλ de Nedim Gürsel chez Exandas9 figurant une couche discrètement éclairée, ornée d’accueillants coussins et de verres de thés, qui invite à la détente et au plaisir. 9 Les grands éditeurs présentent une littérature turque qu’ils entendent figer dans un passé ottoman aux contours flous. Ces lieux géographiques sont directement liés aux images nostalgiques des Grecs d’Asie Mineure, en particulier aux cosmopolites rives du Bosphore qu’ils ont dû abandonner. Des yalı montrés par deux jeunes enfants sur la photographie de la couverture du récit Στην ακτή του Βοσπόρου d’Irian Orga 10, texte qui, en effet, relate des souvenirs d’enfance dans un monde révolu, on passe à des évocations nostalgiques d’un passé commun aux Grecs et aux Turcs nimbé dans l’innocence de l’enfance au travers de récits à fort contenu autobiographique. Ainsi, la couverture choisie pour le recueil de textes autobiographiques de Tezer Özlü, Çocukluğun Soğuk Geceleri, sous le titre Οι κρύες παιδικές νύχτες 11 qui évoque une enfance stambouliote dans 1’après-guerre, est marquée par un pittoresque orientalisant qui n’a qu’un lien indirect avec le sujet du livre, mais qui est censé attirer le lecteur. Dans le même registre, la couverture du volume consacré au roman d’Emine Sevgi Ozdamar Das Leben ist eine Karawanserei, traduit de l’allemand par Frangho Karaoglan 12 présente une illustration un peu convenue des rives du Bosphore, dont le lien avec le sujet du livre est là encore assez ténu. 10 La littérature turque est prise entre la soif d’exotisme et la nostalgie de l’Asie Mineure. L’unique volume de nouvelles de Sait Faik publié en grec13 est à ce titre révélateur. Des seize nouvelles choisies, plus des trois quarts ont un sujet ou un personnage principal grec et cinq d’entre elles comportent un nom propre ou commun grec dans leur titre14. Le recueil reprend du reste le titre de la nouvelle « Το καράβι Στελιανός Χρυσόπουλος » (« Stelyanos Hrisopulos Gemisi ») consacrée à Stelianos Chryssopoulos, pêcheur grec de l’île de Burgaz où la famille de l’auteur avait élu domicile. Ce choix, qui entend mettre en avant la proximité de 1’écrivain turc avec les Grecs - la traductrice le souligne pertinemment à maintes reprises dans sa préface (p. 7-13) -, diffère de celui qu’ont opéré les éditions allemande, anglaise, française et espagnole, dont le titre ne joue pas sur la couleur locale15. 11 L’exemple récent peut-être le plus révélateur de ce jeu sur la nostalgie à l’œuvre dans le recours à la littérature turque est la traduction par Niki Stavridi du roman Bizans’ta Kayıp Zaman de Mehmet Coral sous le titre (ici en français) Histoires d’un temps perdu. Byzance, Constantinople, Istanbul, publiée chez Kédros. Le lecteur grec semble séduit par cette époque révolue d’une cité byzantine, ottomane, turque, érigée en patrimoine historique commun des peuples grec et turc. 12 Par ailleurs, le choix de faire figurer l’alphabet arabe, quoique très minoritaire, est cependant à noter. Une édition bilingue très soignée de poèmes de Yunus Emre traduits par Polymnia Athanassiadi, publiée par un petit éditeur en 199616 présente en guise de titre le nom du poète en caractères arabes, tandis que les poèmes sont publiés sur la page de gauche en alphabet latin, mais suivant une transcription du turc ancien. Ce retour aux origines du texte poétique de Yunus Emre, non pas par le biais de sa recréation par la jeune Turquie kémaliste, est accompagné d’une introduction

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philologique (pp. 11-36) et d’un glossaire (pp. 177-178). Ainsi, les deux premiers distiques du huitième poème sont présentés sous cette forme sur la page de gauche : Ma’ni evine talduk vücûd sırrını bulduk iki cihân ser-te-ser cümle vücûdda bulduk Bu çizginin gôkleri tahte’s-sera yirleri Yitmiş bin hicâbları cümle vücûdda bulduk 13 Ces vers sont accompagnés sur la page de droite d’une traduction en grec démotique polytonique. La même traductrice propose du reste une édition philologique grecque de poèmes d’Ismaïl Emre sous le titre Πνοές17 où une calligraphie en alphabet arabe orne la couverture et la page de garde.

14 La plupart des œuvres de la littérature turque sont ainsi présentées, certainement plus par les éditeurs que par les traducteurs, au lecteur grec épris d’exotisme comme une littérature non à dimension universelle, mais au contraire principalement dans leur composante exotique. Ces œuvres sont d’ailleurs, souvent chez les grands éditeurs, publiées non pas dans une collection de littérature étrangère à côté des textes anglo- saxons, français, ibériques et latino-américains, italiens, russes ou extrême-orientaux, mais plus souvent dans une collection de littérature dite balkanique, à côté de textes albanais, bulgares ou serbes - mais où les textes grecs sont symptomatiquement absents - comme dans la collection « Οι ορίζοντες των Βαλκανίων » (Les horizons des Balkans) chez Kastaniotis ou « Βαλκανική λογοτεχνία » (Littérature balkanique) chez Kédros.

Outrages et compassions18

15 La poésie, la prose et le théâtre de Nâzım Hikmet restent la partie de la littérature turque la mieux diffusée et la plus appréciée en Grèce. La poésie de Nâzım Hikmet a été très tôt présentée en Grèce, par exemple dans l’anthologie Ποιητές της Νέας Τουρκίας, 1919-1939, publiée en 1940. Mais c’est avec la traduction en 1966 par Yannis Ritsos d’un choix de poèmes que Nâzım Hikmet devient un classique en Grèce19. Cette traduction somptueuse, tenue à juste titre comme une des contributions majeures de Yannis Ritsos à la poésie grecque, est sans cesse rééditée chez Kédros l’un des plus grands éditeurs athéniens. Ce texte est pourtant problématique. Yannis Ritsos traduit la poésie de Nâzım Hikmet à partir de traductions françaises, notamment de Hasan Güreh et de Charles Dobzynski parues aux Éditeurs Français Réunis20. L’intérêt de Yannis Ritsos pour la poésie de Nâzım est directement lié à leur appartenance à une communauté internationale d’intellectuels communistes : ses travaux de traduction arrivent au terme d’une série de traductions par Yannis Ritsos de poètes communistes d’Europe de l’Est, avec une anthologie de la poésie roumaine en 1961, un choix de poèmes d’Attila József en 1963 ou de Maïakovski en 1964. Certes, l’intérêt de Nâzım Hikmet pour le vers libre et pour la poésie populaire21 est en accord avec les recherches poétiques de Yannis Ritsos de formes populaires stylisées22, par exemple dans ses Dix-huit petites chansons pour la patrie amère 23. Pourtant, la stylisation d’éléments populaires menée par le mouvement Garip, autour de Melih Cevdet Anday, Oktay Rifat et Orhan Veli24, ne retient pas de la même façon 1’attention de Yannis Ritsos et de 1’avant-garde poétique internationale25.

16 Frangho Karaoglan dénombre vingt livres de Nâzım Hikmet publiés entre 1947 et 1990, auxquels il faut ajouter les textes publiés en revue. Le théâtre de Nâzım Hikmet est

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largement joué en Grèce, alors qu’il est méconnu en France. Ses livres publiés aux Éditions Ellinikes Ekdoseis, Το αίμα δεν μιλάει et Ο νεκρός της πλατείας Μπέγιαζιτ26, pendant ou juste après le coup d’État militaire en Turquie et les troubles du début des années 1980, ont une couverture suggérant dans une illustration efficace, mais un peu simpliste, la détresse de l’univers carcéral et l’espoir d’un avenir plus heureux, symbolisé par l’envol d’une colombe, ou encore la violence de la répression, symbolisée par une mare de sang qui macule une surface blanche dallée. Martyr de la Turquie républicaine, Nâzım Hikmet est érigé en symbole de la lutte pour la liberté, comme le montre entre autres le film expérimental Lettre à Nâzım Hikmet (Γράμμα στο Ναζίμ Χιτμέτ), 197627 de Kostas Aristopoulos ou encore le poème de Ritsos « Quand un nom devient musique et monde » (« ’Οταν ένα όνομα γίνεται μουσική και κόσμος » 28. Son aura dépasse pourtant les cercles de gauche en Grèce. Sa diffusion est du reste comparable à celle de Yannis Ritsos en Turquie. 17 Dans la même veine, une série de récits autobiographiques, de nouvelles d’écrivains martyrs ou de témoignages sur les méthodes répressives des régimes autoritaires de la Turquie du XXe siècle - citons les noms de Sabahattin Ali, Rifat İlgaz, Çetin Altan, Demirtaş Ceyhun ou encore Feride Çiçekoglu - sont publiés chez Kédros, Kastaniotis, Themelio, Ellinikes Ekdoseis principalement dans ces années 198029. À ce titre, l’anthologie d’Ermos Aryaios, intitulée Ανθολογία τουρκικής προοδευτικής ποίησης (Anthologie de la poésie turque progressiste), est révélatrice : elle présente quarante-sept poètes turcs progressistes pour leur recherche littéraire et/ou leur engagement politique de gauche, sans souci majeur de distinguer les qualités esthétiques des textes. 18 Enfin, quelques textes traitent des exactions infligées aux populations allogènes minoritaires de la Turquie républicaine, notamment celle des Grecs d’Istanbul en 1955, épisode de l’histoire des relations gréco-turques trop souvent passé sous silence30. Le récit d’Aziz Nesin Salkım Salkım Asılacak Adamlar, publié en 1997 sous le titre Κρεμάστε τους σαν τα τσμπιά31 revient sur cet épisode dix ans après la composition du texte. Connu pour la finesse de son humour en Grèce comme dans le reste du monde (à l’exception notable de la France où il n’a pas encore trouvé son public malgré l’existence d’une traduction32), Aziz Nesin jouit d’une grande popularité en Grèce - Frangho Karaoglan dénombre pas moins de quinze livres (prose et théâtre) traduits en grec entre 1965 et 1998. Il est en outre connu pour son philhellénisme : dans sa préface à l’édition grecque de Ο καφές και η δημοκρατία, il souligne le rôle 33 important des Grecs joués pendant la Seconde Guerre mondiale contre les forces de l’Axe et son attachement au peuple grec. Son décès a suscité un grand émoi dans les milieux littéraires grecs, dont on trouve trace jusque dans des publications à petit tirage, comme le bulletin de la librairie corfiote Ο πλούς34.

Nouvelles voies

19 Depuis près de deux décennies, une nouvelle orientation, à l’initiative de traducteurs passionnés, se dessine dans la présentation de la littérature turque sur le marché éditorial grec.

20 D’abord, certains cherchent non pas à proposer des textes en lien avec un vague orientalisme, mais plutôt à chercher des œuvres montrant que la littérature turque a vocation universelle et s’inscrit dans la modernité littéraire. À ce titre, l’édition des

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poèmes d’Orhan Veli par Haralambos Vaïos35 est un livre pionnier. Les 23 poèmes d’Orhan Veli sont précédés d’une introduction sur la poésie turque des débuts de l’Empire ottoman à l’entre-deux-guerres, suivie d’une présentation de l’œuvre du poète. Ce texte occupe plus de la moitié de l’ouvrage et pourrait faire figure d’introduction assez pédagogique à 1’histoire de la poésie turque. Ce choix de poèmes s’inscrit en outre non plus dans une collection de littérature balkanique ou orientale, mais dans une collection de littérature étrangère chez Pléthron à côté de textes de Pierre Louys, D. H. Lawrence, Ivan Tourguéniev, Gustave Flaubert ou d’anthologies de poésie chinoise ou finnoise. 21 Plus récemment, la traductrice Pinélopi Stathi publie à compte d’auteur une anthologie de nouvelles d’écrivaines turques36. Dix nouvelles de Halide Edip Adivar à Feride Çiçekoglu sont proposées dans cette édition bilingue, qui constitue, à ma connaissance, 1’une des seules éditions bilingues grec-turc de textes en prose de la littérature turque. Dans son introduction, la traductrice explique son projet : elle entend donner une image plus nuancée de la littérature turque et de la situation des femmes en Turquie. Cette intention louable et particulièrement intéressante n’a pour 1’instant qu’un écho limité du fait d’une diffusion presque inexistante en librairie. 22 D’autres traducteurs proposent une voie différente : ils mettent en relief l’existence d’un patrimoine littéraire commun aux Grecs et aux Turcs et entendent souligner la nécessité d’une communauté intellectuelle et culturelle apte à dépasser les tabous et les contingences politiques. 23 La littérature orale occupe ici une place de choix. Si l’intérêt des éditeurs grecs pour le corpus des anecdotes de Nasrettin Hoca est ancien et, malgré la popularité du personnage chez les Grecs, reste empreint d’un exotisme orientalisant37, le théâtre d’ombres turc de Karagöz a suscité moins d’éditions. Le livre de Katérina Mystakidou, Karagöz. Το θέατρο σκιών στην Ελλάδα και στην Τουρκία, (Le théâtre d’ombres en Grèce et en Turquie) publié dans la collection « Νεοελληνική βιβλιοθήκη » (« Bibliothèque néo- hellénique ») chez Ερμής38, souligne l’importance de ce patrimoine commun aux deux peuples39 et propose, après une étude critique (pp. 7-233) issue d’une thèse de doctorat, la traduction de deux œuvres du répertoire turc, Eczâhane (Φαρμακείο) et Ters evlenme (Ανάποδος γάμος40). 24 La très belle édition par Thomas Korovinis du roman Çakırcalı Efe de Yaşar Kemal, sous le titre O Tσακιτζής 41, montre, quant à elle, l’influence d’une culture populaire 42, commune aux deux peuples, sur la littérature savante -il n’est d’ailleurs pas étonnant que ce roman soit resté inédit en France. Inclus dans une collection de prose étrangère à côté de textes de Henry James, Rudyard Kipling, Nathaniel Hawthorne, Choderlos de Laclos, Honoré de Balzac, Marcel Proust, Stefan Zweig, Goethe ou Tanizaki, ce roman est situé dans l’introduction (pp. 13-32) et dans les annexes en rapport avec l’imaginaire véhiculé par le héros de part et d’autre de la mer Égée, notamment dans la littérature, la musique et le cinéma populaires. Thomas Korovinis, lui-même écrivain, compositeur et chanteur, cherche à sensibiliser le lecteur grec à des pans méconnus de la littérature turque, notamment les proverbes43, la poésie populaire44 ou la poésie des lettrés ottomans (Bâki, Nedim, Fûzûli) en portant un grand soin à la traduction elle- même et en variant les supports par l’utilisation fréquente du disque citons par exemple l’enregistrement du Leyla et Mecnûn de Fûzûli chez Lyra dans une éphémère collection consacrée aux poètes de l’Empire ottoman45. Ses travaux de traduction trouvent un écho chez d’autres compositeurs, comme le montre la mise en musique du

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célèbre poème de Karacaoglan « Τριγύρισα, ταξίδεψα » (« Dondüm dolaştım ») par Christos Tsiamoulis, chanté par Sophia Papazoglou46. Le très beau vers aksak (ici 6+5) de l’original turc devient en grec un somptueux vers de 15 syllabes, caractéristique de la métrique néo-hellénique. Ainsi, la première strophe du poème : Dôndüm dolaştım ben gurbet illeri Dünyaya çokmağa yol bulamadım Bahçelerde gôrdüm birçok gülleri Sevdiğime benzer gül bulamadım est rendue en grec comme suit : Τριγύρισα, ταξίδεψα στης ξενιτιάς τους δρόμους τον δρόμο που στον κόσμο βγάζει όμως δεν τον βρήκα, μες στους μπαχτσέδες μύρισα λογής-λογής λουλούδια, τριαντάφυλλο να μοιάζει της αγάπης μου δεν βρήκα47. 25 D’autres tentatives apparaissent pour mettre à jour des productions littéraires communes aux Grecs et aux Turcs, par exemple la première traduction éditée en volume autonome d’un texte karamanli48, c’est-à-dire écrit en turc, mais à l’aide de l’alphabet grec, par un Grec de l’Empire ottoman. Ce livre pourrait être le premier d’une collection consacrée à ce riche patrimoine méconnu du grand public. D’autres pans de la littérature turque en lien direct avec le monde grec restent à découvrir, comme la littérature des minorités turcophones de Thrace orientale ou encore celle des Turcs de Chypre49.

Épilogue

26 Ce rapide tour d’horizon de la littérature turque en Grèce permet, à l’épreuve du corpus, de confirmer ou d’infirmer certaines idées reçues et de dégager des tendances longues dans les relations culturelles gréco-turques. Entre un Orient plus ou moins proche dans l’espace et/ou dans le temps, objet de fascination et/ou de rejet, et un Occident aux contours encore mal définis, la présence de la littérature turque en Grèce, en constant développement, se singularise par des contradictions que le seul recensement de traductions existantes, pourtant précieux, ne peut mettre à jour. Au- delà de la quasi-absence de formation à la traduction du turc vers le grec- que se propose en partie de pallier la création de départements d’études turques dans les universités chypriotes et grecques-, un constat cruel s’impose pour le lecteur français : malgré toutes les réserves qu’on a formulées, la littérature turque est bien mieux représentée sur le marché éditorial grec, et notamment chez les éditeurs à large diffusion, que sur le marché éditorial francophone. À l’heure où la connaissance sereine des cultures s’impose par l’intermédiaire des traducteurs et des chercheurs, permettez- nous de clore cet exposé, entre les lumières contrastées de la civilisation grecque et les ocres chatoyants de la culture turque, sur ces quelques vers de Yunus Emre, traduits par Thomas Korovinis : Ben yürürüm yana yana, Aşk boyadı seni kana, Ne âkılım, ne divane, Gel gör beni aşk neyledi. Εγώ στο δρόμο περιπατώ και καίγομαι, μέσα στο αίμα μ’ έβαψε η αγάπη, μου ’μεινε και δε μου ’ μεινε μυαλό έλα να δεις πώς με έκανε η αγάπη.

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NOTES

1. Cf. Frangho Karaoglan, Ελληνικές μεταφράσεις από τα τούρκικα (1940-2000) [Traductions grecques du turc (1940-2000)], Μετάφραση, no 6, nov. 2000, pp. 147-160. 2. Pour une approche comparative, voir les travaux d’Ekkehard W. Bomtrager : par exemple, Ekkehard W. Bomtrager, Προλεγόμενα για μία γεωγραφία των μεταφράσεων [Prolégomènes à une géographie des traductions], in Astérios Argyriou, Konstandinos Dimadis & Anastasia Danaé

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Lazaridou, Ο ελληνικός κόσμος ανάμεσα στην Ανατολή και στη Δύση 1453-1981. Πρακτικά του Α’ Ευρωπαϊκού Συνεδρίου Νεοελληνικών Σπουδών [Le Monde grec entre Orient et Occident 1453-1981. Actes du 1ere Congrès européen des études néo-helléniques], Athènes, Ellinika grammata, 1999, t 1, pp. 513-525. 3. Sur Thomas Korovinis, voir notamment Stéphane Sawas, « Quelques réflexions sur le cosmopolitisme stambouliote : Sait, Mario, Thomas, Ferzan... et tout ce qu’ils ont perdu », communication à la journée d’études Istanbul, ville carrefour, écrivains et artistes (Université de Paris X Nanterre, juin 2002). 4. Yaşar Kemal, Ο Τσακιτζής, trad. Thomas Korovinis, Athènes, Agra, 1994. 5. Une étude sur les traducteurs du turc vers le grec serait souhaitable. On en trouve une ébauche rapide dans Pavlos Hidiroglou, Η ελληνική προσέγγιση της τουρκικής λογοτεχνίας. Ισχυρός παράγων επηρεασμού των ελληνοτουρκικών σχέσεων [L’approche grecque de la littérature turque. Puissant facteur d’influence des relations gréco-turques], Salonique, Vanias, 1997, pp. 73-82. 6. Qu’il me soit permis de remercier ici Mesdames Laurence d’Alauzier, Marielle Kalus et Anne Malécot, de la Bibliothèque interuniversitaire des Langues Orientales, pour leur aide chaleureuse et leur grande disponibilité. 7. Halide Edip Adivar, Ο δρόμος του Σινεκλί μπακάλ, trad. Frangho Karaoglan, Athènes, Néa Synora- Livani, 1999. 8. Zülfü Livaneli, Ο μεγάλος ευνούχος της Κωνσταντινόπολης trad. Frangho Karaoglan, Athènes, Patakis, 1999. L’édition grecque est préfacée par le compositeur Mikis Théodorakis -- Zülfü Livaneli est également compositeur et a collaboré fréquemment avec ses collègues grecs -- et comporte un glossaire de termes ottomans (pp. 187-190). 9. Nedim Gürsel, Αγαπημένη μου Ισταμπούλ, trad. Anthi Karra, Athènes, Exandas, 1990. 10. Irfan Orga, Στην ακτή του Βοσπόρου, trad. de l’anglais par Mélina Panayotidou, Athènes, Exandas, 2000. 11. Tezer Ozlü, Οι κρύες παιδικές νύχτες, trad. Alkmini Diamandopoulou & Anthi Karra, Athènes, Rodamos, 1990. 12. Emine Sevgi Ozdamar, H ζωή είναι ένα καραβανσαράι, trad. Frangho Karaoglan, Athènes, Kastaniotis, 1999. 13. Sait Faik Abasıyanık, To Καράβι Στελιανός Χρυσόπουλος, trad. Anthi Karra, Athènes, Rodamos, 1990. 14. Ces noms sont bien ceux du titre original de la nouvelle : « To Καράβι Στελιανός Χρυσόπουλος » (« Stelyanos Hrisopulos Gemisi », Semaver), « Ο μπαρμπά ’Ανθιμος » (« Barba Antimos », Son Kuşlar), « Ο παπας-εφέντης » (« Papaz Efendi », Lüzumsuz Adam), « Ο μάστρο Γιάννης » (« Yani Usta », Alemdağda Var Bir Yılan), « Καληνύχτα » (« Kalinihta », Az Şekerli). Sur les Grecs dans l’œuvre de Sait Faik, voir Paul Dumont, « Les Grecs dans les nouvelles de Sait Faik », in Jean-Louis Bacqué-Grammont & Rémy Dor (dir.), Mélanges offerts à Louis Bazin par ses disciples, collègues et amis, Paris, L’Harmattan, 1992, p. 331-339 ; Nedim Gürsel, « La communauté grecque d’Istanbul dans 1’œuvre de Sait Faik », in Semih Vaner (dir.), Le Différend gréco-turc, Paris, L’Harmattan, 1988, pp. 245-263 ; Stéphane Sawas, « Quelques réflexions sur le cosmopolitisme stambouliote : Sait, Mario, Thomas, Ferzan... et tout ce qu’ils ont perdu », communication à la journée d’études Istanbul, ville carrefour, écrivains et artistes (Université de Paris X Nanterre, juin 2002. 15. Les éditions anglaise et française reprennent le titre de la nouvelle « Haritada Bir Nokta » (« Un point sur la carte »), les éditions allemande et espagnole préfèrent le titre du recueil Son Kuşlar (Les Derniers oiseaux), dont est extraite la nouvelle précédemment citée. 16. Yunus Emre, trad. Polymnia Athanassiadi, Athènes, Apamia,1996. 17. Ismaïl Emre, Πνοές, trad. Polymnia Athanassiadi, Athènes, Domos, 1991.

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18. Stélios Mayopoulos, Ποιητές της Νέας Τουρκίας, 1919-1939 [Poètes de la Nouvelle Turquie 1919-1939], Salonique, Librairie Molho, 1940, pp. 63-71. 19. Nâzım Hikmet, Ποιήματα [Poèmes], trad. Yannis Ritsos, Athènes, Kédros, 2 2000 [1966]. 20. Nâzım Hikmet, Poèmes, trad. Hasan Güreh, Paris, E.F.R, 1951 ; C’est un dur métier que l’exil, trad. Charles Dobzynski, Paris, E.F.R, 1957 ; Anthologie poétique, trad. Hasan Güreh, Paris, E.F.R., 1964. 21. Cf. Nedim Gürsel, Nâzım Hikmet et la littérature populaire turque, Paris, L’Harmattan, 1987. 22. Cf. Michel Grodent, Le Bandit, le prophète et le mécréant. La poésie et la chanson dans l’histoire de la Grèce moderne, Paris, Hatier, 1989, pp. 231-245 ; Michel Grodent, « Notes sur un double visage », Europe, n o 774, octobre 1993, pp. 51-59 ; Michèle Métoudi, Yannis Ritsos, Lyon, La Manufacture, 1989. 23. Yannis Ritsos, Dix-huit petites chansons pour la patrie amère, trad. Jean-Pierre Bouzou & Michel Naudy, Mussidan, Fédérop, 1992. 24. Cf. Nedim Gürsel, Paysage littéraire de la Turquie contemporaine, Paris, L’Harmattan, 1993, pp. 9-10. 25. Il est vrai que les traductions anglaises, allemandes et françaises des poètes du mouvement Garip sont postérieures à celles de Nâzım Hikmet. 26. Nâzım Hikmet, Το αίμα δεν μιλάει, trad. Tassos Iordanoglou, Salonique, Ellinikes Ekdoseis, 1983 ; Ο νεκρός της πλατείας Μπέγιαζιτ, trad. Tassos Iordanoglou, Salonique, Ellinikes Ekdoseis, 1987. 27. Cf. Dimitris Koliodimos, Λεξικό ελληνικών ταινιών από το 1914 μέχρι το 2000 [Dictionnaire des films grecs de 1914 à 2000], Athènes, Genous, 2001, pp. 99-100. 28. Ce poème de Yannis Ritsos dédié à Nâzım Hikmet est notamment inclus dans l’anthologie de Makis Apostolatos, Η ελληνοτουρική συνύπαρξη στη σύχρονη ποίηση, Ανθολογία των συχρόνων Ελλήνων και Κυπρίων ποιητών [La Coexistence gréco-turque dans la poésie contemporaine. Anthologie de poètes contemporains grecs et chypriotes], Athènes, Kastaniotis, 1981 [1979], pp. 90-93. 29. Sabahattin Ali, Ο ασφαλτόδρομος, trad. Stélios Mayopoulos, Athènes, Kédros, 1983 [1972] ; Sabahattin Ali, Το διαμονικό μας, trad. Panayotis Ambadzis, Athènes, Okéanida, 1986 ; Rifat İlgaz, Νύχτες συσκότισης, trad. Panayotis Ambadzis, Athènes, Themelio, 1992 ; Çetin Altan, Αυστηρή επιτήρηση, trad. Pétros Markaris, Athènes, Kédros, 1980, Demirtaş Ceyhun, Η στρίγγλα καταιγίδα, trad. Panayotis Ambadzis, Salonique, Ellinikes Ekdoseis, 1985 ; Feride Çiçekoglu, Η άλλη μεριά του νερού, trad. Stélios Roïdis, Athènes, Kastaniotis, 1997 ; Feride Çiçekoglu, Μην πυροβολείτε το χαρταετό, trad. Stélios Roïdis, Athènes, Kastaniotis, 1998. 30. Voir par exemple Samim Akgonül, « Les Grecs d’Istanbul », Mésogeios, n o 6, 1999, pp. 64-106 ; Alexis Alexandris, The Greek Minority of Istanbul and the Greek-Turkish Relations, Athènes, Κέντρο Μικρασιατικών σπουδών, 1992 ; Ekkehard W. Bomtrager, »Die Türkeigriechen seit dem Ersten Weltkrieg : vom griechisch-orthodoxen Millet zur ethnisch-religiosen Minderheit in der kemalistischen Türkei« [« Les Grecs de Turquie depuis la Première guerre mondiale : du millet orthodoxe grec à la minorité ethnico-religieuse dans la Turquie kémaliste »], Thetis, n o 5-6, 1999, pp. 367-390. 31. Aziz Nesin, Κρεμάστε τους σαν τα τσαμπιά, trad. Aris Ambadzis & Sokratis Tragoutsis, Athènes, Kastaniotis, 1998. 32. Aziz Nesin, Un fou sur le toit, trad. Georges Daniel, Paris, E.F.R, 1969. 33. Aziz Nesin, Ο καφές και η δημοκρατία, trad. Ermos Aryaios, Athènes, Themelio, 11991 [11965], pp. 9-13. 34. Cf. la chronique « Αζίζ Νεσίν ο φίλος » [« L’ami Aziz Nesin »], Πλούς βιβλιοφίλων, n o 11-12, juillet-septembre 1995, p. 19. 35. Orhan Veli Kanık, Είκοσι τρία ποιήματα, [Vingt trois poèmes], trad. Haralambos Vaïos, Athènes, Plethron, 1988.

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36. Pinélopi Stathi, Δέκα γυναίκες συγγραφείς στη σύχρονη Τουρκία, [Dix femmes écrivains dans la Turquie contemporaine], Athènes, éd. à compte d’auteur, 2000. 37. L’édition de Stélios Mayopoulos n’a cependant pas d’égal en France par exemple. Cf. Stélios Mayopoulos, Ο Νασρεττίν Χότζας, Athènes, Estia, 4 1996 [11965]. Stélios Mayopoulos a en outre traduit Nâzım Hikmet, Sabahattin Ali, Aziz Nesin, Orhan Kemal en grec, et Sophocle en turc. 38. Aikatérini Mystakidou, Το θέατρο σκιών στην Ελλάδα και στην Τουρκία, [Le théâtre d'ombres en Grèce et en Turquie], Athènes, Ermis, 1982. 39. Voir également sur ce point : Stathis Damianakos, « Karagöz turc et Karaghiozis grec, lectures comparatives », in Stathis Damianakos (dir.), Théâtres d’ombres. Tradition et modernité, Paris, L’Harmattan, 1986, pp. 119-157. 40. Ce travail de traduction de pièces du théâtre d’ombres turc est poursuivi par Katérina Mystakidou, notamment dans son livre Οι μεταμορφώσεις του Καραγκιόζη [Les métamorphoses du Karagoz],Athènes, Exandas, 1998. 41. Yaşar Kemal, Ο Τσακιτζής, trad. Thomas Korovinis, Athènes, Agra, 1994. 42. Voir également sur ce sujet : Stéphane Sawas, « Ο Τσακιτζής : avatars d’un héros populaire dans la littérature et les arts grecs du XXe siècle », communication au colloque L’image de la période ottomane dans les littératures balkaniques (INALCO, mai 2003). 43. Thomas Korovinis, Τούρκικες παροιμίες, [Proverbes turcs], Athènes, Agra, 1988 [1985]. 44. Thomas Korovinis, Οι Ασίκηδες, Εισαγωγή και ανθολογία της τουρκικής λαικής ποίησης από το 13ο αιώνα μέχρι σήμερα, [Les Asiks, Introduction et anthologie de la poésie populaire turque du XIII e siècle à aujourd'hui], Athènes, Exandas, 1991. 45. Fûzûli, Λείλα και Μέτζνουν, tract. et lecture : Thomas Korovinis (avec la collabοration de l’ensemble musical En Chordais), Athènes, Lyra, 1996 ; d’après l’édition turque : Fûzûli, Leyla ve Mecnun, Istanbul, Yeditepe Yay, 1958. 46. Christos Tsiamoulis, Μονάχα για να ταξιδεύω, [Seulement pour voyager], Athènes, Société des éditions générales, 1997. 47. Le mot « Όμως », absent tant dans l’édition Exandas que dans les textes joints au disque, est pourtant bien chanté par Sophia Papazoglou. Il est du reste indispensable, notamment pour des raisons de métrique. 48. Ioannis Kalfoglous, Ιστορική γεωγραφία της μικρασιατικής χερσονήσου, trad. Stavros Anestidis, Athènes, Centre d’études micrasiatiques, 2002. 49. On peut cependant citer la traduction par Anthi Karra d’un choix de poèmes du Turco- chypriote Mehmet Yaşin dans Ποίηση, no 14, automne-hiver 1999, pp. 234-241.

RÉSUMÉS

La littérature turque est bien représentée sur le marché éditorial grec. Sa présence n’en est pas moins problématique. Elle a ainsi longtemps été confinée dans un exotisme souvent un peu convenu ou limitée à des revendications politiques. Pourtant, certains traducteurs tentent depuis deux décennies de présenter des œuvres à portée universelle ou de mettre en valeur les patrimoines littéraires communs aux Grecs et aux Turcs.

The Turkish literature is well represented in a satisfactory manner in the Greek publishing trade. Nevertheless, such representation is not devoid of problems. Turkish literature has actually often

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been either confined in a somewhat conventional form of exoticism, or limited to political claims. However, for the last 20 years, some translators have been endeavouring to present works that have a universal reach or to enhance the literary heritage common to both Greek and Turkish people.

Η τουρκική λογοτεχνία έχει ικανοποιητική παρουσία στην εκδοτική ελληνική αγορά. Αυτή η παρουσία όμως έχει και τα προβλήματά της. Έμεινε πολύν καιρό περιορισμένη σε ένα κλισέ εξωτισμό ή σε πολιτικές διεκδικήσεις. Όμως ορισμένοι μεταφραστές από δύο δεκαετίες προσπαθούν να παρουσιάζουν έργα με παγκόσμια ακτινοβολία ή να αξιοπιούν τις λογοτεχνικές κληρονομιές κοινές στους Έλληνες και στους Τούρκους.

INDEX

Index géographique : Grèce, Turquie Mots-clés : Gürsel Nedim (1951-), Cavafis Constantin (1863-1933), Cavafis Constantin (1863-1933), Nâzım Hikmet (1901-1963), Gürsel Nedim (1951-), Orhan Veli (1914-1950), Ritsos Yannis (1909-1990), littérature turque, Nâzım Hikmet (1901-1963), Ritsos Yannis (1909-1990), traduction Keywords : Greece, Turkey, twentieth century, literature, translation, turkish literature, greek literature, Cavafis Constantine (1863-1933), Nâzım Hikmet (1901-1963), Ritsos Yannis (1909-1990), Veli Orhan (1914-1950), politics Index chronologique : vingtième siècle motsclesel Βελή Ορχάν [1914-1950], Γκυρσέλ Νεντίμ [1951-], Ελληνική λογοτεχνία, Καβάφης Κωνσταντίνος [1863-1933], Μετάφραση, Ναζίμ Χίτμεκ [1901-1961], Ρίτσος Γιάννης [1909-1990], Τούρκικη λογοτεχνία Thèmes : Littérature, Sciences politiques motsclesmk Грчки литература, Преведување, Турски литература motsclestr Gürsel Nedim (1951-), Kavafis Constantin (1863-1933), Nâzım Hikmet (1901-1963), Ritsos Yannis (1909-1990), Tercüme, Türk edebiyati, Veli Orhan (1914-1950), Yunan edebiyati

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La littérature grecque contemporaine traduite en turc : un capital de sympathie Greek Contemporary Literature Translated into Turkish: A Wave of Sympathy Türkçe’ye Çevrilen Çağdaş Yunan Edebiyatı : Sempati Sermayesi

Faruk Bilici

1 Si les Turcs disposaient dans la période classique de l’Empire ottoman d’une chancellerie grecque, celle-ci a servi à la correspondance avec l’Empire byzantin et autres puissances occidentales plutôt qu’à une initiation à la littérature ou à d’autres textes. Mehmed II qui, dit-on, comprenait le grec, a fait traduire certains textes grecs en turc ottoman ; jusqu’au XIXe siècle, le corps d’interprètes officiels dans la cour ottomane était composé essentiellement de Grecs, et la communauté non-musulmane la plus importante était aussi la grecque. Tous ces facteurs favorables auraient dû susciter un certain intérêt chez les Ottomans pour la langue et surtout pour la production littéraire grecques. Or, jusqu’au XVIIIe siècle, le peu de choses que les Ottomans connaissaient de la Grèce ancienne était dû aux Arabes ou aux quelques traductions dans des langues occidentales. Il faut attendre la fameuse période dite des Tulipes (1703-1730) où un mouvement intellectuel est né avec la création de l’imprimerie, pour voir un début de prise de conscience, grâce à Ibrahim Müteferrika. Ainsi, le grand vizir Ibrahim Pacha de Nevşehir (décédé en 1730) créa-t-il sous la présidence du poète Nedim une commission, afin de traduire les classiques de l’Islam, mais aussi, et pour la première fois, la Physica d’Aristote directement du grec1.

2 Au XIXe et au début du XXe siècle, entre 1845 et 1918, on a pu traduire une partie des œuvres d’Hérodote, Xénophon, Ésope, Euripide, Homère, Plutarque, Théocrite, Lucien2. Le Bureau de traduction (Tercüme Odası), créé en 1832, était tourné vers le français et la diplomatie, en conséquence les œuvres littéraires n’ont pas bénéficié des efforts des pouvoirs publics dans ce domaine. Nombreuses œuvres sont traduites à l’initiative privée à partir des différentes langues occidentales y compris du russe.

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3 Mais dans cette étude, il s’agira surtout d’un survol rapide des différents canaux par lesquels la littérature grecque contemporaine a pu entrer dans la vie intellectuelle de la Turquie républicaine.

Varlık : outil littéraire du rapprochement turco-grec

4 Comme dans beaucoup de domaines, la revue littéraire Varlık a joué un rôle précurseur dans la traduction et la diffusion de la littérature grecque contemporaine en Turquie. Volontariste pour participer à l’œuvre révolutionnaire des Kémalistes, cette revue qui commence à paraître le 15 juillet 1933 (et continue à paraître aujourd’hui), se pose d’emblée comme le promoteur de l’écriture de qualité produite par l’intelligentsia turque. Elle se propose également d’ouvrir ses pages, « pas seulement à la littérature française, comme on le faisait jusqu’à maintenant », mais également à des chefs d’œuvres de l’Occident et à des mouvements littéraires occidentaux3. Aussi, la revue publie-t-elle des nouvelles, des extraits de pièces de théâtre, de romans, des poésies traduits des langues occidentales (allemand, français, anglais, espagnol, sans oublier le russe). Son originalité réside essentiellement dans son effort pour initier le lecteur turc à des littératures moins connues, moins diffusées, celles des « voisins ». Aussi, dès le départ et dans le contexte des réformes républicaines, de l’ouverture culturelle et de la modernisation du pays, des traductions de nouvelles du hongrois4, du bulgare5, mais aussi et surtout du grec ont vu le jour dans cette revue. Contrairement aux autres littératures « régionales » du sud (comme on pouvait s’y attendre, les littératures iranienne, arabe ou géorgienne sont inexistantes dans cette revue, comme d’ailleurs les autres littératures turques du Caucase ou de l’Asie centrale), la littérature grecque des années vingt trouvera régulièrement un écho. Aussi, le premier texte publié dans le numéro 9 (15 novembre 1933) est-il l’extrait du roman roman Vie au tombeau de Stratis Myrivilis. D’autres vont le suivre. Mais il faut noter que durant trois ans, les auteurs étrangers ne sont pas annoncés sur la couverture, seul le nom du traducteur étant signalé6, ce qui induit en erreur le lecteur qui se contenterait de jeter un coup d’œil à la couverture ou aux index.

5 Une recherche systématique dans cette revue entre 1933-1940 donne le tableau quantitatif suivant7 :

Tableau 1 : la revue Varlık, textes littéraires traduits du grec (1933-1940) par A. Papazoğlu

Auteur Titre Genre no Date

Asker Analar 15 nov. Stratis Myrivilis R8 9 (Les mères militaires) 33

Dansoz Kontesina Feliçita 1er avr. Thraso Kastanakis N 18 (La danseuse Kontesina Felicita) 34

Grigorios Olüm Kar ısında 15 avr. P. TH 19 Xenopulos (Face à la mort) 34

Ne Hale Gelmişti ? 1er juil. Tatiana Stavrou N 24 (Dans quel état se trouvait-il ?) 34

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Yüzük 1er oct. Alexandros Baras N 37 (L’anneau). 34

Dünya’i9 15 avr. Katina Papa N 43 (Le monde) 35

Deniz 15 mai Kostis Bastyas10 E 45 (Lamer) 35

Yorgos Keman 1er sept. N 50 Varopoulos (Le violon) 35

Beklenilmeyen Kitap 15 mars Petros Haris11 N 65 (Le livre que l’on n’attendait pas) 36

Konstandinos Mumlar, Kaleler ve Dokuzdan Beri (Les bougies, les 15 mai P 70 Cavafis forteresses et depuis neuf heures) 36

Dimostenis Hırsız 1er août N 74 Voutiros (Le voleur) 36

Cellat 1er mars Glatkos Alitersis N 88 (Le bourreau) 37

Güllü Ev 15 juin Yannis Stefanakis N 95 (La maison aux roses) 37

Eli Aleksiou Üç Kardeş 1er déc. N 130 Daskalakis (Trois frères) 38

R = roman, N = nouvelle, P. TH = pièce de théâtre, P = poésie

6 Pendant la Seconde Guerre mondiale, aucun texte traduit du grec ne paraît dans la revue. Faut-il attribuer cette absence à la crise internationale ou tout simplement à la disparition d’Avram A. Papazoğlu ? En attendant que d’autres recherches fournissent une réponse satisfaisante à cette question et tracent la biographie d’Avram N. Papazoğlu, on peut dire que ce personnage quelque peu énigmatique a joué entre les deux guerres un rôle très intéressant pour rapprocher les deux cultures, grecque et turque et surtout pour faire connaître les littératures réciproques sur les deux rives de la mer Égée. À l’étude du tableau, on le constate, c’est lui qui a traduit la totalité des œuvres littéraires grecques parues dans Varlık. Mais il a surtout traduit des œuvres des écrivains turcs en grec dans la revue Néa Estia qui d’après Papazoğlu 12 a publié régulièrement et tous les quinze jours des articles sur les mouvements intellectuels et littéraires turcs, tout en offrant des extraits d’œuvres littéraires. Il a aussi traduit l’ouvrage intitulé Damla Damla (Goutte à goutte) 13 de Ruşen Eşref (Ünaydım) (1892-1959)14 alors ambassadeur de Turquie à Athènes (1934-1939). Son anthologie de la littérature turque fut éditée par la maison d’édition Andonopoulos. De même, le lecteur grec connaîtra l’un des chroniqueurs ottomans, Tursun Bey, ainsi que le voyageur ottoman le plus célèbre Evliya Çelebi, grâce aux traductions de Papazoğlu. Sa philosophie fondamentale était de rapprocher les deux peuples par la littérature et la culture et surtout de désigner et dénoncer les responsables des différends entre Grecs

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et Turcs. Dans cette période de réformes, d’anticléricalisme et du positivisme, Papazoğlu clame que « sans l’influence néfaste des popes et des hocas (religieux musulmans), qui a causé la haine et le mécontentement entre les deux peuples, les Grecs et les Turcs auraient continué à vivre ensemble en Anatolie »15. Toujours dans cette période d’entre-deux-guerres, les revues Çığır, Gündüz, Ar et Dârülbedâyi 16 ont donné aussi des traductions de la littérature grecque, comme des informations et analyses sur les mouvements littéraires en Grèce. Dans cet élan de traduction de la littérature grecque contemporaine, la contribution de l’idéologie kémaliste sur l’appropriation de la terre anatolienne ou du « nationalisme territorial » est indéniable. Mais le mouvement littéraire « néo-hellénisme » (Nev Yunanilik) inauguré en 1911 par Tevfik Fikret (son poème Prométhée en est la meilleure illustration) et développé par Yahya Kemal et Yakup Kadri en fut encore plus déterminant. Les œuvres des représentants les plus emblématiques de ce courant poétique ont connu quelque succès dans cette période d’entre-deux-guerres : Salih Zeki Aktay (1896-1970), Ali Mümtaz Arolat (1897-1967) et Mustafa Seyit Sutüven (1908-1969). Plus tard, dans les années quarante, Süküfe Nihal Başar, Ahmed Hamdi Tanpınar, Can Yücel ou encore Melih Cevdet Anday continuent dans cette tradition néo-hellénique (ou dite encore « mythologique ») qui contribue à établir des ponts entre l’Antiquité anatolienne et la Turquie contemporaine.

7 Cela dit, même si la revue Varlık a continué à publier certaines nouvelles et quelques poèmes, c’est au ministère de l’Éducation nationale (1938-1946) de Hasan Ali Yücel (1897-1961) que la Turquie doit la véritable révolution de la traduction. Fervent défenseur de la philosophie et de la littérature classiques grecques, Yücel a fait traduire pratiquement tous les textes principaux de la période hellénistique. Convaincu que la civilisation contemporaine occidentale a pour source la Grèce ancienne, Yücel, enfant des lumières européennes, a fait publier la revue Tercüme, mais surtout plusieurs centaines d’ouvrages (environ 900) de la période classique occidentale, puis orientale pour le compte de son ministère, tout en subventionnant dans le secteur privé les traductions des œuvres contemporaines. Dans le premier numéro double et spécial de la revue Tercüme consacré aux textes classiques grecs (Homère, Hésiode, Eschyle, Euripide, Aristophane, Hérodote, Thucydide, Platon, Xénophon, Aristote, Lysias, Isocrate, Lycurgue), Hasan Ali Yücel affiche clairement l’ambition républicaine de faire sienne la Grèce ancienne : « Il faut énoncer comme une donnée absolue et comme une foi commune de l’humanité progressiste que la source principale de la civilisation que nous appelons occidentale, celle que nous sommes obligés d’adopter, réside dans la Grèce ancienne »17. De même : « Les œuvres anciennes des Grecs dont nous avons hérité sur le territoire anatolien, comme celles de tous ceux qui sont passés par là sont les nôtres. Les anciens Grecs n’étaient peut- être pas nos citoyens, mais ils étaient nos compatriotes »18. 8 On ne peut pas trouver déclaration de foi plus claire pour revendiquer l’héritage grec de l’Asie Mineure comme fondement de la civilisation turque contemporaine.

La littérature grecque en Turquie : poésie et prose

9 Passée la période romantique et volontariste, les milieux littéraires et éditoriaux turcs se sont mis à traduire à un rythme régulièrement en augmentation des œuvres grecques. Selon une étude inédite réalisée pour la période entre 1961 et 200219, les

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œuvres grecques en prose traduites en turc intéressent essentiellement le passé et le présent de la Turquie et ces traductions sont faites par ceux qui n’approuvent pas la pensée officielle du régime en place ; autrement dit, généralement ce sont des auteurs et traducteurs de gauche et des maisons d’éditions de cette tendance qui s’attellent à diffuser cette littérature. Durant la période considérée, cent dix-neuf ouvrages de cinquante-deux auteurs grecs furent publiés. La plupart de ces auteurs disparaissent après une ou deux éditions. Inversement, Ritsos, Kazantzakis ou encore Cavafis, Samarakis ont eu respectivement de treize à six éditions.

La poésie d'abord

10 Mais le genre littéraire le plus traduit du grec en turc est la poésie. En premier lieu, l’écho de la poésie moderne grecque fut grand en Turquie et surtout après l’attribution du prix Nobel en 1963 à Giorgios Seféris (1900-1971). Ce poète originaire d’Izmir et chantant l’exil, sa maison et sa terre natales, retrouvera une Turquie nouvelle et visitera sa ville, alors qu’il est ambassadeur de Grèce à Ankara (1948-1950). Mais surtout, dans le contexte de la nouvelle constitution démocratique des années 1960, la traduction de la littérature grecque a pris son envol avec les auteurs de cette fameuse période que l’on appelle « Décadentisme » et notamment Constantin Cavafis, Nikos Kazantzakis. Autant que l’on puisse savoir, le premier poème de G. Seféris est traduit en turc en 1961 par Nermin Menemencioglu dans la revue Yeditepe (n o 45). Par la suite, l’auteur fut traduit partiellement de l’anglais par Cevat Çapan20, puis du grec par Herkül Millas21. De la même manière, Odysséas Élytis, prix Nobel, lui aussi, en 1979, est naturellement très connu en Turquie et d’abord grâce à son recueil L’arbre de lumière (1971) traduit en turc sous le titre L’Arbre fou de Grenadine (Çılgın Nar Agacı).

11 Dans les années 60 et 70, non seulement la revue Varlık a joué son rôle habituel de promotion des littératures étrangères en Turquie, mais d’autres revues comme Türk Dili22, Yeditepi 23, Yeni Ufuklar 24, Cep 25, Yeni, Milliyet Sanat, Yazko Çeviri (premier numéro : août 198126) ont pris le relais et ont publié certains poèmes grecs des auteurs aussi connus que Cavafis, mais aussi moins connus, tels que Petros Chronas ou encore Sikelianos. Désormais, les maisons d’édition participent assez activement à la publication des poèmes des auteurs grecs. Ainsi, les premiers recueils de poèmes de Cavafis sont édités sous les titres « En attendant les Barbares » (Barbarları Beklerken), par Imge Yayımları, en 1981, puis sous forme d’anthologies : Kavafis’ten Kırk şiir (1982). En 1981, Yannis Ritsos a été à l’honneur : traduit par Cevat Çapan (10 poèmes) et Özdemir İnce (13 poèmes), il fut publié dans Yazko Çeviri (n o 1). Dans cette période, la poésie grecque venait en troisième rang dans les traductions de poésie après la française et l’anglo-américaine ; en 1982, en particulier, dans une statistique concernant la traduction de la poésie étrangère en turc, la poésie grecque venait en troisième position après la poésie française (59 poèmes), polonaise (40 poèmes à cause de l’attribution du prix Nobel en 1981 à Czeslaw Milosz) puis grecque (32), mais avant la poésie allemande (28), italienne (22), hongroise (17), américaine (16), etc. et seulement trois d’un pays arabe (Maroc : 3) sans que nous sachions si ce sont des poèmes en arabe ou en français27. 12 Dans une autre enquête faite en 1984, on a demandé à vingt et un principaux auteurs turcs ce qu’ils avaient retenu de l’année passée parmi les livres publiés, poèmes ou romans, œuvres originales de la littérature turque comme traductions. Quatre d’entre

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eux ont choisi des œuvres de la littérature grecque : Erhan Bener a aimé les poèmes réunis sous le titre de Ardıç Kuşu de Séféris traduit par Herkül Millas ; Muzaffer Burukçu a considéré comme son livre de chevet, le recueil de d’Élytis Odysséas, Çılgın Nar Agacı. Bener pense que ce livre est « la synthèse des oppositions entre la réalité et l’extraordinaire. Élytis voit la nature avec un regard différent, mais admiratif, lui permettant de créer une œuvre de haute qualité. Selon lui, Çılgın Nar Agacı est un festival de cris, de sens, de couleurs, il est rempli d’un effort noble transformant comme un magicien la poésie en réalité qui, elle, devient poésie dans la tourmente de changement d’identité28. Aziz Çalışlar a consacré une partie de son année à la poésie grecque. Non seulement il a lu et apprécié Çağdaş Yunan şiiri Antolojisi (Anthologie de la poésie grecque contemporaine), faite par Cevat Çapan, mais aussi Çılgın Nar Agacı et de quarante poèmes de Cavafis. Les traductions de Cevat Çapan sont pour lui un vrai plaisir, et la caractéristique principale de la poésie grecque est l’accord parfait entre l’ego du poète grec, l’univers (la nature) et l’histoire, sa fusion avec ces deux éléments pour trouver l’écho : « on peut dire un écho philosophique »29. De la même manière, Necati Güngor a lu plusieurs fois Élytis dans la traduction de Cevat Çapan dont le travail « ne sent pas la traduction ». Bien entendu, pour avoir une courbe à long terme, ce type d’enquête doit être poursuivi et élargi afin de voir l’audience des auteurs grecs contemporains auprès des intellectuels turcs, mais a priori ils ont un capital de sympathie auprès de ceux-ci que d’autres auteurs de la région sont loin d’atteindre.

Yannis Ritsos : le mythe

13 Ayant grandi dans l’atmosphère déprimante des années 20-30, Yannis Ritsos (1909-1990) est certainement le poète grec le plus admiré en Turquie. On peut expliquer cet engouement pour lui, le représentant le plus éminent de la poésie grecque contemporaine, à cause de ses vers brefs, ses phrases entrecoupées, rappelant un Yunus Emre, mais aussi parce qu’il est le symbole, au même titre que Nâzım Hikmet, de la résistance passive contre l’oppression des dictatures de Métaxas et de Papadopoulos ; il est la conscience nationale, le défenseur de la classe ouvrière. Sous la plume de Cevat Çapan, son poème de 1937, la Chanson de ma sœur (Kızkardeşimin Tüküsü) devient le drapeau de intellectuels dans les années 70 contre le régime turc. En effet, Ritsos, le « poète engagé » a une place particulière auprès des élites littéraires de gauche en Turquie : ses écrits sont sanctionnés par le régime du dictateur Métaxas, son recueil Épitaphe est brûlé sur la place publique ; durant la Seconde Guerre mondiale, il est persécuté en tant que membre du parti communiste et de ce fait il connaîtra les camps de « rééducation ». Autant de moments forts qui le désignent aux yeux des intellectuels turcs persécutés comme le symbole de la liberté d’expression et le modèle à suivre. « Le plus grand poète contemporain », selon Aragon, Yannis Ritsos sera connu en Turquie et par les auteurs turcs à travers les Lettres Françaises. Son hellénisme ou sa « grécité » ne dérange nullement, au contraire, ses écrits sur la mythologie grecque, ses cris à la fois de révolte et d’appel à la tolérance, son questionnement sur la guerre, le sens du pouvoir, ses écrits où les temps se mêlent et où la chronologie « objective » se distord pour ne laisser place qu’au cursus de la pensée poétique correspondent bien aux préoccupations des intellectuels turcs de « ces années de plomb » en Turquie où les particularismes politiques et ethniques sont condamnés violemment par les pouvoirs civils, mais aussi militaires.

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14 Un autre élément de taille lie Ritsos à la poésie turque « engagée », lui et Nâzım Hikmet mènent le même combat à travers leur poésie. Non seulement Ritsos a rencontré plusieurs fois Nâzım Hikmet, mais, surtout, il avait une admiration sans bornes pour lui et réciproquement. C’est la raison pour laquelle Nâzım Hikmet fut traduit en grec par Ritsos et son ouvrage plusieurs fois réédité ; probablement le plus beau poème écrit pour Nâzım Hikmet appartient également à Ritsos : Lorsqu’un prénom est devenu musique et univers À Nâzım Hikmet mon frère Nâzım Nâzım aux yeux bleus avec ton cœur bleu Tes songes encore plus bleus toi, lorsque tu regardes l’obscurité profondément sans éprouver la moindre haine tu transformes en bleu l’obscurité Nâzım toi, avec un verre de vin avec le genou d’une belle femme avec un coin de mer sur lequel est arboré le drapeau du peuple tu illumines les horizons là où tout est détruit des rochers s’ébranlent avec liesse des collines jusqu’aux barques et sous les lampadaires de rue un chien se perd dans ses pensées Nâzım j’ai vu tes petits musiciens de rue sur le pont de Galata quelques vers à toi étaient cachés dans les boîtes des violons hormis ceux qu’ils avaient l’autorisation de chanter ils attendaient en regardant les nuages le jour où ils pouvaient les chanter (Nâzım, parfois, un violon est comme un poing serré et dans le poing serré est caché un canal) Nâzım j’ai vu les ouvriers grévistes des docks parmi les grues, les piliers, les poèmes les sacs, les caisses et les roses à côté du grand navire deux lumières qui attendaient le navire sur le point de lever l’ancre (qui sait vers quelle direction ?) c’était un combat, c’était une passion, toi, Nâzım, tu étais son capitaine Se dirigeant au-delà des frontières ce voyage Nâzım quelqu’un montait par la passerelle du navire avec ses canaris [dans la cage ses chaussures aux lacets défaits au lieu de dire « bonjour » « rouge », dit ce quelqu’un une femme pleurait devant la porte le pêcheur est passé sans que personne ne le remarque dans sa montre sous le verre poussiéreux

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un poisson hurlait tu l’as entendu, je l’ai entendu et j’ai voulu lui donner le mot le plus noir afin qu’il soit tout illuminé j’ai insisté comme aujourd’hui comme d’habitude comme tout le monde voilà, c’est ainsi Nâzım de quelle prison de quel coin de la nuit de quelle mort que ce soit tu souris ? protégeant le sourire de l’univers avec ton sourire tout bleu Nâzım, mon frère, notre camarade bonjour Nâzım Nâzım ainsi, tu nous as tellement aimés ainsi, nous t’avons tellement aimé que tout le monde t’appelle avec ton prénom tout le monde te tutoie aussi bien la France, la Russie, la Grèce qu’Aragon disent Nâzım Neruda dit Nâzım moi, je dis Nâzım la liberté est l’un de tes noms C’est le plus beau de tes noms Bonjour Nâzım30 15 L’irruption de Ritsos dans la vie littéraire turque ne fut possible que grâce au travail du poète Özdemir İnce (1936-) qui, avec ses traductions à partir du français, a eu le prix de Türk Dil Kurumu (la Société de langue turque) en 1979 avec les Pierres, répétitions, barreaux (Taşlar, Yinelemeler ve Parmaklıklar). Quant à Cevat Çapan, auteur d’une anthologie de poésie grecque, il est aussi l’un des traducteurs de Ritsos, cette fois-ci à partir de l’anglais. Selon les dires de İnce, Ritsos fut connu d’abord par quelques initiés seulement dans les années 1965-1966, mais à partir de 1971 lorsque ses poèmes seront publiés en turc, il ne quittera plus les vitrines. Dans la décennie 70, İnce se consacre en grande partie à traduire son œuvre. Cette obsession va même plus loin, car il craint de perdre son propre style au bénéfice de celui de Ritsos. et lui exprime cette crainte, au cours d’une de leurs nombreuses rencontres31. Si l’on en croit l’un de ces entretiens, le poète pensait aussi que le français était une langue ossifiée et qui ne pouvait pas rendre compte de sa pensée, tandis que le turc était une langue jeune correspondant mieux aux exigences de l’auteur.

16 Il faut ajouter enfin que jusqu’à une date récente le seul site internet au monde consacré à Yannis Ritsos était fait par les Turcs et en turc, où biographie, poèmes, photos côtoyaient les entretiens qu’auteurs et journalistes avaient réalisés avec le poète.

Deux chantres de la Crète : Kazantzakis et Prévélakis

17 Assurément, le romancier grec qui est le plus traduit et lu en Turquie est Nikos Kazantzakis (ou Kazancakis en turc). Contrairement à la chronologie avec laquelle Kazantzakis a écrit ses romans, les traductions en turc ont paru par le dernier (Lettre au Greco, posthume, 1961). Sur la couverture, l’éditeur E. Yayımları n’a pas hésité à noter : « Un maître, une vie croquée à pleines dents, une narration qui règle ses comptes avec

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son temps. Ses souvenirs et pensées pétries dans la chaleur humaine, malaxées avec l’air de la Crète, baignées dans la mer Égée ». La publication de cet ouvrage qui est une autobiographie imaginaire, ou, même idéalisée est présentée par l’éditeur turc comme une confrontation entre lui-même et tous les domaines de l’existence : la colère, la religion, la nature, la création, Jésus, la philosophie sont présentés sous des formes très personnelles, c’est-à-dire avec sa propre expression, « d’un œil crétois ». C’est cet aspect crétois qui est mis également en exergue dans le Capitaine Mihalis, cette fois-ci publié par Can Yayımları, comme le reste des ouvrages de Kazantzakis traduits en turc, et qui est présenté au lecteur comme étant « le chef d’œuvre d’un des plus grands maîtres de notre temps, chef d’œuvre qui sera compris le mieux par les lecteurs turcs ».

18 Ainsi, comme on le voit, Kazantzakis est connu en Turquie plutôt comme un romancier que comme un poète. Ses principaux romans Zorba (Alexis Zorba) 32, Günaha Son Çagrı (La dernière tentation, 1954), İsa Yeniden Çarmıha Geriliyor (Le Christ Recrucifié, 1954), Allahın Fıkarası (Le pauvre de Dieu, 1957), Ya Hürriyet Ya Olüm (La liberté ou la mort, 1967), İspanya Yaşasın Olüm (Voyages III, Espagne, 1968), Toda Roba (Toda Raba, 1969), Kardeş Kavgası (Les Frères ennemis 1989), Kayalı Bahçe (Le jardin des Rochers, 1990), Assisli Francis (Le pauvre d’Assise, 1995) sont traduits en turc et ont fait l’objet de nombreuses éditions. Comme chez Pandélis Prévelakis, la Crète est chez Kazantzakis probablement le personnage le plus important et les éditeurs turcs en tirent parti, car dans l’imaginaire et l’histoire turques, la Crète a une existence réelle et particulière : les très nombreuses histoires racontées à propos de l’île, sans parler des populations issues du grand « marchandage humain » du traité de Lausanne ne peuvent que rendre attrayants les romans de Kazantzakis. Le directeur des Éditions Can Yayımları ne s’y trompe pas et présente le Capitaine Mihalis en ces termes : « Kaptan Mihalis, en tant que personnage de roman, est un type réel local, vivant, en chaire et en os, et les pieds solidement posés sur terre, c’est un véritable résistant populaire. Nous croyons que ce sont les lecteurs de notre pays qui comprendront le mieux Le Capitaine Mihalis qui est l’œuvre principale de l’un des plus grands maîtres de la littérature de notre temps ». 19 Ainsi, le capitaine Mihalis est comparable à ces figures d’hommes anatoliens mythiques et romanesques dont le courage, le franc-parler, la force physique et de caractère ont fait l’objet de la littérature turque épique.

20 De même, si Pandelis Prévélakis avec son Girit’te Bir Sehrin Hikayesi/Histoire d’une ville en Crète (To Kroniko Mias Politeias 33) a trouvé un écho en Turquie, c’est parce que son ouvrage parle d’une ville crétoise mieux que quiconque, répondant à la nostalgie du lecteur turc potentiel qui trouverait son compte dans ces phrases d’A. Chamson : « Réthymnon est comme une personne vivante. Elle a sa mémoire et ses rêves, ses désirs et ses regrets. Elle peut souffrir ; elle peut aussi être heureuse. Elle existe cependant, c’est à travers le conteur, à travers Prévelakis que nous prenons acte avec elle. Il nous parle de Réthymnon comme d’une femme aimée, aimée si profondément et depuis si longtemps qu’il peut la comprendre et la juger sans manquer à cet amour. C’est un amour si total et sûr de lui qu’il a dénoué son bandeau. Ce livre est à deux personnages : la ville et l’auteur qui forment comme un couple et semblent se tenir par la main »34.

Maisons de style ottoman à Réthymnon

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http://users.swing.be/voygr/voygr/0404.htm (consulté le 04/07/2012)

21 Les influences turques sont encore visibles sur les façades de nombreuses maisons urbaines. L’élément le plus typique est le xostego, balcon clos en bois, typiquement balkanique, dont la construction fut encouragée par les autorités ottomanes.

22 Prévélakis montre avec brio les grandes déceptions de la population musulmane de Crète, forcée par les politiques à quitter sa terre natale, après la Première Guerre mondiale, au moment où elle pensait que tout allait rentrer dans l’ordre : les gens avaient retapé leurs maisons, cultivé leur terre et un jour ils ont reçu l’ordre de tout abandonner. Le livre de Prévélakis est un hymne à la cohabitation des populations chrétiennes et musulmanes de Crète.

À la recherche du temps perdu : la collection Marenostrum et les autres

La collection Marenostrum

23 La collection Marenostrum est née également de cette philosophie de la cohabitation sur les deux rives de la mer Égée et maudit les auteurs du nettoyage ethnique et religieux du début du XXe siècle. Initiée par Aye Nur et Ragıp Zarakolu aux Éditions Belge (créées en 1977), cette collection a contribué à la diffusion de la littérature grecque en Turquie et a valu à leurs créateurs le prix Abdi İpekçi35. Dans cette collection, la Méditerranée, contrairement à son sens romain, est considérée comme la mer commune de toutes les cultures et de tous les peuples qui l’entourent et non pas le bien d’une seule nation. En somme, les éditeurs lui donnent un sens braudélien : « Cette mer que nous partageons, où nous nous battons, où nous aimons, où nous mourrons, celle qui nous lie étroitement, celle qui est pleine de souvenirs communs, celle qui est chargée de tous les sentiments, de tous les enthousiasmes et des excès ; nous pensons que les mers Adriatique, Égée, Marmara et la mer Noire sont ses bras. La collection Marenostrum est un concert de peuples, et notre voyage commence avec Iordanidou, par Istanbul et continue avec d’autres auteurs sur d’autres ports, îles, chaînes de montagnes courant derrière la mer, en passant par les Balkans, par le Caucase... cette série sera spéciale : avec nos lecteurs, nous chercherons les traces de l’atmosphère fraternelle du temps perdu que l’on a voulu enterrer dans les ténèbres de l’histoire ; nous établirons un pont spirituel pour un avenir commun, pour sauver notre mer »36. 24 Ainsi, cette collection a pour but de réunir et de présenter parfois pour la première fois les auteurs prosateurs grecs qui sont arrivés juste après la Première Guerre mondiale. Ces ouvrages de qualité et de succès en Grèce en leur temps constituent la production de toute une génération d’écrivains antimilitaristes dans une atmosphère déprimante,

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« débilitante » diraient certains. Cette littérature est marquée par la période de 1922, par cette « Catastrophe de l’Asie mineure » suivie par les déplacements des populations. Elle est généralement frappée par un climat qui porte tout le poids du désastre militaire grec en Anatolie face aux Turcs. Un des premiers prosateurs de l’après-guerre Angélos Terzakis évoque cette période dans ces termes : « Je revois la vie à travers les vitres opaques d’un café athénien, devenues roses au crépuscule ; une vie athénienne désormais disparue. Dehors, dans la rue, où il y avait tant de poussière et si peu de mouvement, les rares passants marchent sans hâte. Quelque part, dans le coin, chante un orgue de Barbarie, avec de gros sanglots. Une odeur de nourriture qu’on fait cuire monte dans le quartier. Parmi les ombres floues de la nuit qui tombe, on voit soudain passer dans la rue une bande de gens silencieux : ce sont les réfugiés de la Catastrophe ». « On a dit que c’était l’époque des vaincus. Ceux qui l’ont dit étaient ceux qui sont venus un peu plus tard, reposés, au costume bien repassé, coupé chez quelque tailleur d’Europe occidentale. Des vaincus ? Je préférerais dire « du drame ». Il y a des époques d’insouciance et des périodes d’épouvante ; des temps où la conscience est endormie et d’autres où l’âme est en état d’alerte. Ces années qui s’écoulèrent entre 1922 et 1929 furent faites d’un étrange mélange d’insouciance et de préoccupations, de présages et de songes. L’Athènes la plus vivante avait pour note dominante d’être petite bourgeoise : c’était une vaste zone qui côtoyait la rue Stadiou ; c’était encore un calque fidèle de la province ». 25 Cette génération des années 30 comprend des écrivains en majorité originaires de l’ex- Empire ottoman ou ceux qui y ont vécu. Ils décrivent avec beaucoup de détails et de nostalgie les villes et les provinces où ils ont habité (Istanbul, Izmir, Ayvalık, etc.) et les événements historiques. Ces auteurs ont créé une mémoire historique en Grèce, relative au paradis perdu qui serait l’autre côté de la mer Égée.

26 Les caractéristiques communes de ces ouvrages consistent à la recherche d’une conciliation entre les deux rives de la mer Égée : si les deux peuples, turc et grec, sont arrivés là où ils sont, ce n’est que la faute des étrangers, des impérialistes. Le sentiment général est que les Turcs ont été trompés par les Allemands et les Levantins au début de ce XXe siècle, et que les perdants en sont les populations simples, les paysans et les ouvriers. 27 Nous sommes à la veille de la guerre balkanique de 1912 ; Dido Sotiriou dans ses Terres ensanglantées conforte ce postulat : « Tu penses, Manoli, que les patrons ont quelque chose à craindre ? Ce soir pour un bout de papier, des navires immenses, des wagons entiers remplis de coton, de cuirs, de tabac seront vendus. Occupe-toi de toi. Eux, ils ont des montagnes, des villages, des mines, des usines... Ils ne se soucient pas du tout de l’État ! Ils achètent les fonctionnaires pour qu’ils ferment les yeux sur leurs saletés... Le pacha caresse ses billets de banque de cinq, la police ses pièces de mecidiye37 et la Turquie dort tranquillement... Bonne nuit pauvre pays ! Il se tut un moment puis rajouta : - Nos vrais ennemis, ce sont les Levantins, et les sangsues qui sucent le sang de la Turquie de sa source... Je ne sais pas d’où ils sont venus pour nous planter les dents dans notre peau... Ce sont des poux -- que Dieu les maudisse --, et tu verras, notre catastrophe viendra de ces gens- là, mais pas des Turcs »38. 28 L’auteur le plus emblématique de cette génération des années 30 est Maria Iordanidou. Née en 1897 à Istanbul, puis partie en Grèce, elle revient à Istanbul pour poursuivre ses études au Robert collège, après avoir passé une bonne partie de son enfance au Pirée, près d’Athènes. En 1914, elle va à Batoum et après cinq ans de séjour en Russie, elle rentre à Istanbul, pour en repartir vers Alexandrie. En 1923, elle s’installe à Athènes, son premier roman Loxandra, retour d’Istanbul est édité en 1963, alors qu’elle avait 63

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ans. Ce premier livre sera traduit et édité à Istanbul seulement en 1989 au moment de sa mort à 92 ans. Puis, Çılgın Kuşlar Gibi (Comme des oiseaux fous), Felegin Çemberinde (Dans le cercle du destin), Bizim Avlu (Notre cour) le suivront.

29 Dido Sotiriou est un autre écrivain, aussi originaire d’Anatolie (Aydın) dont les ouvrages sont traduits en turc. Notamment, I nekri Perimenun (Les morts attendent), avec quarante ans de retard, en 1995. Mais Matomena Homata ou Benden selam Soyle Andolu ya (traduit du français par Attila Tokatlı) est son œuvre de témoignage d’un personnage réel, Manoli Axiotis, qui a été réquisitionné pendant la Première Guerre mondiale pour le travail obligatoire dans les travaux publics, s’est battu contre les Turcs aux côtés de l’armée grecque, est fait prisonnier, puis envoyé en camp. Il s’agit dans ce roman de peindre un monde disparu, la cohabitation anatolienne des Grecs et des Turcs. Sa thèse principale est que, ces populations que l’impérialisme et le capitalisme occidentaux ont perturbées vivaient en paix. 30 Dans ces ouvrages, la similitude des thèmes et du style avec ceux de Sait Faik est certainement un élément qui attire par ailleurs le lecteur : le cosmopolitisme, les relations quotidiennes des diverses communautés anatoliennes dans le climat douillet des villes côtières. Ainsi dans la couverture de Ege Hikayeleri (Histoires égéennes) 39 de Ilias Vénézis on peut lire : « On peut parler d’une similitude entre les œuvres de Sait Faik et celles de Vénézis. Même si tous les sujets ne coïncident pas, leur style, la manière de se pencher sur les subtilités des relations humaines et leur façon de mettre en mots les finesses difficilement descriptibles de la psychologie humaine font penser à cette similitude. Comme ceux de ces livres, les personnages des livres de Vénézis sont des gens simples, comme les pêcheurs, les hommes ordinaires et les immigrés venus d’Anatolie. Dans ces nouvelles, on lit souvent la tristesse et le désespoir. Vénézis, en s’adressant aux Turcs dit : « Nous avons un mot à dire à ceux qui vivent sur la rive orientale de la mer Égée : Si vous voulez que nous oubliions nos épopées et nos martyres, cela, on ne peut le faire. Mais nous pouvons faire autre chose, autrement plus glorieuse et plus importante : nous pouvons ne pas être rancuniers. Sans faire abstraction nous pouvons réaliser la fraternité de nos deux peuples ; nous pouvons mettre d’un côté de la balance tout ce que nous avons enduré, tout le poids de tant d’années, notre arrachement à notre patrie, et de l’autre, notre amour pour la paix, la conscience qu’il ne faut plus jamais que nos peuples fassent la guerre, ne tentent plus de supprimer l’autre... ». 31 Ainsi, une trentaine d’ouvrages des auteurs grecs des années trente ont paru dans cette collection : Stratis Tsirkas (Bomba Nurettin, Nil Vadisinden) ; Menis Kumandareas 40 (Eski Tüfekler), Thrasos Kastanakis41 (Hacı Manuil, 1995) ; Stratis Myrivilis (Arnavut Vasili, 1997) et bien d’autres.

La mer Noire ou le sous-développement littéraire ?

32 Si les deux rives de la mer Égée ont fertilisé les inspirations littéraires, la mer Noire qui a fourni une bonne partie de la population grecque actuelle et alimente encore les passions locales est loin de constituer un thème littéraire privilégié en Grèce. La collection Marenostrum s’est donc engouffrée dans la petite brèche qu’elle a trouvée en la personne de Yorgos Andreadis, un auteur de province, totalement ignoré par les anthologies littéraires. Primé par la fondation Abdi İpekçi pour son livre Tamama, Andreadis, une sorte de conteur-reporter, se consacre à la mer Noire et à la culture

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pontique et figure à ce titre dans le répertoire de Marenostrum avec une série de cinq petits ouvrages.

33 La thèse principale de cet auteur, qui représente d’ailleurs un certain courant idéologique minoritaire en Grèce du Nord, est que les habitants actuels de la mer Noire seraient en grande partie des crypto chrétiens, convertis donc d’apparence à l’Islam par pure tactique, mais sans véritablement croire à cette religion. En somme, ils seraient des sortes de Maures ou de Marranes chrétiens. Y. Andreadis visite (ou visitait) très souvent la Turquie, et glane quelques histoires de la période de la fin du début du XXe siècle, qui concernent les victimes de la période d’échange de population, des familles divisées. L’histoire de Tamama est précisément celle d’une fillette séparée de sa famille en 1918 et finalement retrouvée en 1973. Elle est attestée comme une histoire vraie et qui a ses ramifications en Turquie comme en Grèce. Le livre se termine dans ces termes : « N’oublions pas non plus les nombreux anonymes qui ne sont pas restés indifférents devant les souffrances de leurs frères hommes dans les tourmentes de la guerre. La fraternité entre les peuples ne peut être fondée que sur la grandeur et la sagesse de ce genre de personnes, cette fraternité universelle qui est l’assurance de l’amitié entre les peuples »42. 34 Visiblement, avec ses recherches, Y. Andreadis irrite les autorités turques et, depuis 1999, il est déclaré en Turquie persona non grata et considéré comme« un activiste ayant pour but de créer un État pontique sur la mer Noire », il est toujours interdit de voyage et de séjour en Turquie. Ce qui montre encore une fois les difficultés de publier des œuvres grecques en Turquie.

Censure ou autocensure ?

35 C’est d’ailleurs ici qu’il faut parler du problème de la censure ou de l’autocensure dans les traductions. Traduire la littérature grecque en Turquie n’a jamais été un acte facile ni innocent. Lorsqu’un auteur œuvre pour la réconciliation des deux peuples, la traduction de sa production ne pose pas de problème particulier en Turquie. Mais dès que l’on touche à des sujets épineux (responsabilité du déracinement de plusieurs centaines de milliers de personnes, problèmes historiques liés à l’Empire ottoman, populations minoritaires dans les deux pays, etc.), il devient plus difficile de publier les ouvrages tels qu’ils sont : soit les ouvrages sont saisis, soit dans les traductions, une certaine autocensure est pratiquée. Selon R. Zarakolu, dans les années 50, la traduction de l’œuvre d’Ilias Vénézis fut interdite ; en 1982, l’ouvrage de Dido Sotiriou, les Terres ensanglantées, publié dans les Éditions Alan, sous la direction de Ragıp et Aye Zarakolu fut saisi par le régime militaire sous le prétexte qu’il « portait atteinte à la turcité et à l’armée turque »43 ; ces deux éditeurs furent traînés devant les tribunaux plusieurs dizaines de fois pour les ouvrages qu’ils ont publiés44. Aye Nur Zarakolu fut arrêtée et emprisonnée durant dix mois aussi bien par le régime militaire de 1980 que par le régime civil. D’ailleurs, le titre de l’ouvrage de Dido Sotiriou a été changé délibérément pour être rebaptisé en turc : Dites bonjour de ma part à l’Anatolie. Il a fallu que le prix de la Fondation Abdi Ipekçi fût décerné en 1982 à ce livre pour qu’il puisse être diffusé. Herkül Millas qui s’est penché sur la question de l’autocensure dans les traductions des textes grecs en turc a remarqué que parmi plusieurs dizaines de romans, un seul a paru sans censure, et encore celui-ci a été déféré devant les tribunaux ; que dans le roman de Dido Sotiriou, tous les passages qui étaient contre la Turquie ou les Turcs ont été supprimés. Selon H. Millas, même les poèmes de Séféris ont paru censurés45.

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36 Mais dans ce domaine de la censure ou de l’autocensure, il faut donner quelques exemples afin d’illustrer à la fois la manière dont les traducteurs prennent des libertés avec les textes originaux, ou encore les maisons d’éditions, soit par contrainte de la justice, soit par souci de volontarisme pour rapprocher les Grecs et les Turcs, tolèrent (en tout cas toléraient jusqu’à une date récente) ce type d’amputation. Aussi dans une étude comparative, on relève que dans Loxandra de Maria Iordanidou plusieurs passages sont soit tronqués soit carrément supprimés46. Les expressions qui désignent les kızılbaş (Alevi) comme des fanatiques ou des damnés sont supprimées ; de même, dans le texte original, on parle de massacres à Chios et à Adana, alors que dans la traduction, ces expressions sont atténuées pour être traduites comme les « soulèvements » ou des « crimes » ; l’auteur fait dire à Loxandra pour les dirigeants turcs des mots comme « chiens », « choléra » ou encore « le fouet de l’humanité », or en turc, ces mots ne sont pas traduits ; mieux la phrase « nous n’avions aucune relation avec les chiens de musulmans » est traduite ainsi : « Nous n’avions aucune relation avec les sultans ». Ainsi, l’éditeur et le traducteur versent dans l’idéologie kémaliste qui se distingue notamment par le dénigrement systématique de la période ottomane. Même l’expression comme « l’Ottoman en faillite économiquement » est tronquée pour être traduite « l’Ottoman en faillite ». On connaît la lecture quelque peu manichéenne de Kazantzakis dans les Lettres au Greco où l’auteur identifie Marie à la Grèce (le bien) et le diable à la Turquie (le mal). Or, dans la traduction en turc, ces oppositions sont gommées pour présenter au lecteur turc un texte plus « dépouillé ». Voici un tableau indiquant ces différences.

Tableau II : autocensure dans les Lettres au Greco

Texte original Traduction en turc Édition Athènes, 1982 Par Ahmet Angın, Éditions E, Istanbul, 1975

« À cause de la peur du Turc » (p. 61). « À cause de la peur » (p. 60).

« C’était le diable turc brun » (p. 69). (n’a pas été traduit du tout, p. 69).

« Je passais très vite par le quartier des « Mais un jour, je suis passé très vite par le quartier des Turcs, à cause des odeurs qu’ils Turcs » (p. 71). dégageaient » (p. 71).

« Voilà, dis-je, il leva le drapeau et partit « Voilà, dis-je, il leva le drapeau et partit à la guerre » à la guerre ; ceux qui sont à terre sont des (p. 76). Turcs » (p. 74).

« Moi, je me bats contre le Turc, je fais ce « Moi, je me bats, je fais ce que je dois faire, bats-toi que je dois faire, fais attention, que le aussi, fais attention, que le Franc ne te trompe pas » Franc ne te trompe pas » (p. 100). (104).

« Tous mes aïeuls que les Turcs ont tués pendant la guerre, toutes mes aïeules « Tous mes aïeuls morts pendant la guerre, toutes mes persécutées et dont les seins arrachés par aïeules arrêtées et tombées de faiblesse » (p. 115). les Turcs » (p. 110).

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« Si mon grand-père était là, il penserait aux Juifs « Mon grand-père pensait aux Juifs crucificateurs, il prendrait son bateau, se mettrait à crucificateurs et aux Turcs, puis il travers le Détroit pour se battre avec les navires attaquait les navires turcs et nageait musulmans et ainsi en se vengeant, il se sentait léger » ainsi » (p. 238). (p. 271).

37 Le processus des réformes démocratiques engagées par la Turquie depuis peu, en vue d’intégrer l’Union européenne, interdit, en tout cas limite considérablement la censure. Il n’est pas insensé de penser que désormais la littérature grecque comme les autres littératures d’ailleurs, pourra être traduite en turc sans censure ni autocensure. De toute manière, les œuvres construites sur les différends gréco-turcs étant de plus en plus rares chez la dernière génération d’auteurs, les traductions seront faites non pas en fonction des thèmes qui y sont traités, mais en fonction de leur qualité. C’est le cas précisément de Kostas Mourselas.

Pour conclusion : Mourselas, Millas et les autres

38 En effet, le dernier auteur grec qui occupe les devantures des librairies en Turquie est Kostas Mourselas. Son livre Vammena Kokkina Malia 47 (La Rousse aux cheveux teints/ Kızıla Boyalı Saçları 48) a attendu longtemps avant d’être publié en turc. En effet, son traducteur Kosta Saraoğlu a cherché pendant un certain temps, avant de trouver un éditeur. Finalement, le livre a été publié par les Éditions OM avec une subvention du Ministère de la Culture grecque. Mais le livre a atteint rapidement des records de vente, car en 2001, il fut parmi les livres les plus vendus en Turquie (30 éditions, 60 000 exemplaires vendus, et près de 100 000 exemplaires tirés illégalement)49. Réédité par İş Bankası Kültür Yayımları, le livre continue à susciter un certain intérêt et surtout à créer un certain engouement pour la littérature grecque en Turquie, au point que le Président de la République s’est fait filmer par les télévisions en achetant le livre dans une librairie. Du même coup, un second livre du même auteur : Nous sommes fermés pour cause de deuil, est traduit en turc et publié par la même maison d’édition. Le même auteur est venu en Turquie participer à la foire du Livre pour signer ses livres.

39 Si les choses vont de cette manière, la littérature grecque en Turquie connaîtra un essor grandissant. Un signe avant-coureur en est que pour la première fois neuf maisons d’éditions grecques ont participé à la foire du livre d’Istanbul, en 2003. 40 Kızıla Boyalı Saçlar ouvre probablement une période irréversible où, désormais, la littérature grecque est traduite directement à partir du grec, et non pas, comme on le faisait beaucoup à partir du français ou de l’anglais. Mais dans ce domaine de la promotion de la littérature néo-hellénique, le rôle d’un turco-grec est à souligner très fortement. Fondateur, en 1990, du département de la langue et la littérature grecques contemporaines à l’Université d’Ankara, Herkül Millas a traduit un grand nombre d’ouvrages en turc. 41 Ses travaux portant sur l’image respective dans les littératures grecque et turque sont des œuvres d’avant-garde sous des couleurs parfois satiriques. Et il est l’un de ceux qui tentent de faire connaître la littérature grecque en Turquie. À juste titre, il indique qu’en Turquie, l’on choisit les livres et écrits qui « plaisent » aux Turcs, pour montrer « comment les Grecs nous aiment », ou alors inversement, et pas forcément dans les

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mêmes milieux éditoriaux, l’on choisit les morceaux les plus haineux pour les utiliser comme matériels de propagande. Or, H. Millas part de l’hypothèse qu’il faut connaître « l’autre réel », et non pas l’autre imaginaire, afin de ne pas subir le choc de la déception. En conséquence, l’histoire, les croyances, les préjugés grecs sont à connaître avant toute entreprise. Il le fait par le biais de Vénézis, de Ritsos, de Cavafis, d’Élytis, de Séféris et bien d’autres, non pas comme un représentant de la littérature grecque, mais au moins comme un moyen de déceler les tendances, les commentaires et les perceptions de la littérature grecque inconnue en Turquie50. 42 Le rapprochement gréco-turc, la solution des grands dossiers qui divisent les deux pays comme le problème chypriote, la question égéenne et celle des minorités, le processus d’intégration amorcé de la Turquie dans l’Union européenne promettent un avenir meilleur à la littérature grecque en Turquie.

NOTES

1. Sous le titre de Kitab ’ussemaniye, cette traduction est due à Esat Efendi de Ioannina (décédé en 1730). Pour tout cela voir Vedat Günyol, « Türkiye Çeviri », Cumhuriyet Dönemi Türkiye Ansiklopedisi, vol. 2, İleşitim Yayınları,(s.l.s.d), pp. 324-325. 2. Şerif Hulüsi, « Tercüme ve Dünya Edebiyatı », Tercüme, n0 3, 19 septembre 1940, pp. 283-296. 3. « Varlık ne için çıkıyor ? » (Pourquoi Varlık paraît-elle ?), Varlık, no 1, 15 juillet 1933. 4. Première nouvelle publiée : « Akşam Karanlığı » (L’obscurité du soir) d’Étienne Tomorkény, traduite par Muzaffer Resit, Varlık, no 1, 15 juillet 1933, p. 10. 5. Première nouvelle publiée : « Kurban » (La victime) de L. Nikolova, traduite par Ali Haydar, Varlık, no 7, 15 octobre 1933, p. 108. 6. À partir du numéro 82 (1er décembre 1936), les auteurs des textes étrangers sont signalés en couverture. 7. Je remercie Sara Yontan, de la Bibliothèque nationale de France, d’avoir mis si aimablement à ma disposition la collection complète de la revue Varlık. 8. Naturellement, pour les « romans », il s’agit des extraits. 9. Extrait de Sti sikamy apo kato. 10. Rédacteur en chef du journal Iho Tis Ellados. 11. Directeur du journal littéraire Néa Estia. 12. Avram Papazoglu, « Türkiye ile Yunanistan Arasmda Fikrî Münasebetler » (Les relations intellectuelles entre la Turquie et la Grèce), Varlık, vol. 7, no 144 (1er juillet 1939), pp. 395-397. 13. Damla Damla fut la première l’œuvre publiée en turc moderne. 14. Ruşen Eşref Ünaydım fut le chroniqueur officieux du régime kémaliste tout en donnant certaines œuvres littéraires. Ainsi, le groupe littéraire Parnassos grec l’avait élu comme membre honoraire. 15. Avram A. Papazoğlu, Varlık, loc. cit, p. 396. 16. Le 1er numéro de cette revue de théâtre a paru, le 15 février 1930. Elle avait pour objectif de diffuser le programme du théâtre « Darülbedâyi », mais aussi de donner des informations sur le théâtre mondial. 17. Tercüme, no 29-30, 19 mars 1945, p. II. Le volume contient 486 pages. Le double numéro suivant (no 31-32, 19 juillet 1945) est de la même manière consacré aux textes anciens grecs, mais aussi à

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la littérature occidentale classique : Becker, Nietzsche, Barrès, Alain, André Gide, Paul Valérie, E. Renan, etc. 18. Ibid. p. III. 19. Cette étude est faite par Herkül Millas et Damla Demirozü. Je remercie les auteurs de me l’avoir communiquée. 20. Destansi Öykü, De Yayımları, Istanbul, 1965 ; Üç Kırmızı Güvercin, Altın Kitaplar Yayımları, Istanbul 1971 ; Profil, Yapı Kredi Yayımları, Istanbul, 1995. 21. Bütün Siirleri, Varlık Yayımları, Istanbul 1990. 22. La revue publiée par Türk Dil Kurumu, à partir de 1933 et qui continue à paraître. 23. Sous la direction de Hüsamettin Bozok, la revue commença à paraître à Istanbul, le 1 er avril 1950. 24. Publiée par Muhtar Ebata et Vedat Günyol, cette revue d’opinion et de littérature est une suite de la revue Ufuklar (1952-1953) de Orhan Burian. 25. Revue publiée par les Éditions Varlık à partir de 1967. 26. Yazko Çeviri dit « avoir pour but de transmettre la pensée contemporaine mondiale par des traducteurs de talents ». 27. Varlık Yıllığı, 1982, Istanbul, Varlık Yayımları, pp. 31-32. 28. Varlık Yıllığı, 1984, Istanbul, Varlık Yayımları, p. 269. 29. Ibid. p. 270. 30. La traduction en turc était faite par Cevat Çapan. Yannis Ritsos, Bütün Şiirlerinden Seçmeler, Kavram Yayımları, Istanbul, 1995, pp. 219-221. Nous avons fait cette traduction à partir du turc. 31. Cette dernière rencontre a eu lieu à Karlovassi en 1981. 32. Édité pour la première fois en Grèce en 1946. 33. Traduction d’Osman Bleda, Éditions Belge, collection Marenostrum, 1993. L’ouvrage est traduit en français par Jacques La Carrière sous le titre Chronique d’une cité, avec une introduction d’André Chamson, Gallimard, 1960. 34. P. Prévélakis, Chronique d’une cité, introduction en français, p. 14. 35. Ce prix fut créé par Andreas Politakis, un ingénieur grec, après l’assassinat du journaliste Abdi İpekçi qui a tant œuvré pour rapprocher les journalistes turcs et grecs. 36. Extraits du texte qui est placé au début ou à la fin de chaque ouvrage publié dans cette collection. 37. Pièces de monnaie frappées par le Sultan Abdülmecid (règne : 1839-1861). 38. Benden Selam Soyle Anadolu’ya, pp. 44-45. 39. Marenostrum, 2000. 40. Né en 1932, il fait partie de la génération des années 60. 41. Né à Mytilène vers 1890 ou 1892. A enseigné aux Langues Orientales. 42. Yorgos Andreadis, Tamama, ’un Yitik Kızı, Belge Yayımları, 3 e édition, Istanbul, 1981, p. 110. 43. Ragıp Zarakolu, Yeniden Ozgür Gündem, 12 nov. 2003. 44. Entretien par correspondance avec Ragıp Zarakolu, 21 février 2004. 45. Herkül Millas, Zaman, 27 janvier 2004. 46. Cette étude inédite est faite par Damla Demirözü et Herkül Millas à partir des textes originaux et des traductions. Je remercie également Ash Igsu de m’avoir communiqué ses travaux sous presse : “Cultural Resistance and Geographie Kinship in Framing Narratives of the Turkish- Greek Population Exchange”, in Esra Ozyürek (dir.), Politics of Public Memory in Turkey, Syracuse University Press, 2007. 47. Sa première édition en grec date de 1989 (Éditions Kédros). 48. Première édition, mars 2000, traduction faite par Kostas Sarioğlu que je remercie pour l’entretien qu’il m’a accordé et qui croit en l’avenir de la littérature grecque en Turquie. 49. Ce livre aurait vendu en Grèce 260 000 exemplaires.

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50. H. Millas, Ayvalik ve Venezis, Yunan Edebiyatinda Türk Imaji, Istanbul, 1998, pp. 9-10.

RÉSUMÉS

Jusqu’à la fin de la Première Guerre mondiale, mis à part quelques classiques, la littérature grecque n’a pas bénéficié des efforts de traduction des pouvoirs publics ottomans. C’est donc à la période républicaine que l’on doit une volonté politique et idéologique pour se servir de la littérature grecque comme moyen de rapprocher les deux peuples, turc et grec. La revue Varlık a joué dans ce domaine le rôle pionnier à partir de 1933. Mais c’est au ministre de l’Éducation nationale Hasan Ali Yücel (1897-1961) que la Turquie doit la véritable révolution de traduction. Fervent défenseur de la philosophie et de la littérature classiques grecques, Yücel a fait traduire pratiquement tous les textes principaux de la période hellénistique, mais a fait publier également la revue Tercüme où de nombreux auteurs grecs ont été présentés au lecteur turc, avant que les grands poètes contemporains comme Cavafis, Séféris, Kazantzakis, Élytis, Ritsos et d’autres encore soient abondamment traduits à partir des années 60. La collection Marenostrum à partir de 1977 a fait œuvre militante afin de faire connaître la littérature grecque des années 20 et 30. Selon toute vraisemblance, aujourd’hui la littérature grecque en Turquie n’a plus besoin de « prouver » autre chose que sa valeur littéraire : une nouvelle génération d’écrivains, comme Mourselas est en train de voir le jour.

Until the end of World War 1 and except for a some classics, Greek literature did not enjoy the ottoman authorities efforts of translation. The translation movement is due to the Republican political and ideological will to use Greek literature as a means of bringing closer the two peoples, the Turkish and the Greek one. From 1933 the Varlık review has acted as a pioneer in this field, but Turkey owes his true revolution in translation to the minister of Education Hasan Ali Yücel (1897-1961). As an ardent defender of classic Greek literature and philosophy, Yücel has not only had almost all the main texts from the Hellenistic period translated but has also had the Tercüme Dergisi (Review Translation) brought out where many Greek authors have been introduced to Turkish readers before great contemporary poets such as Kavafis, Seferis, Kazantzakis, Elytis, Ritsos and many more world known beeing prolifically translated from the 60’s. From 1977, the Marenostrum collection campaigned for the Greek literature of the 20’s and 30’s to be known. In all possibility today Greek literature doesn’t need any longer to “prouve” anything else than its literary value: Mourselas, is coming into being.

Birinci Dünya Savaşı’nın sonlarına kadar, birkaç klasik dışında, Yunan Edebiyatı Osmanlı Kamu Güçleri’nin çeviri çabalarından yararlanmamıştır. Daha çok Cumhuriyet Dönemi’nde Yunan Edebiyatı’nın, siyasal ve ideolojik nedenlere bağlı olarak, Türk ve Yunan halkını birbirine yakınlaştırmak amacıyla kullanıldığını görüyoruz. Varlık Dergisi bu alanda 1933'ten itibaren öncü bir rol oynamıştır. Ancak Türkiye çeviride asıl devrimi Milli Eğitim Bakanı Hasan Ali Yücel (1897-1961) döneminde yapmıştır. Klasik Yunan Felsefesi ve Edebiyatı’nın ateşli savunucusu Yücel Helenistik Dönem’e ait fiilen bütün ana metinleri çevirtmiş, aynı zamanda bunları birçok Yunan yazarının Türk okuruna sunulduğu Tercüme Dergisi’nde yayınlatmış, Kavafis, Seferis, Kazancakis, Elitis, Ritsos gibi büyük çağdaş şairleri ve daha birçokları 60'lı yıllardan itibaren büyük ölçüde çevrilmiştir. Marenostrum Koleksiyonu 1977'den itibaren, 20'li ve 30'lu yılların Yunan Edebiyatı’nı tanıtmak için mücadele etmiştir. Görünüşe göre Türkiye'de artık Yunan

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Edebiyatı’nın edebi değerini ispat etmenin dışında başka bir şeye ihtiyacı yok : Mourselas gibi, yeni bir nesil yazar yetişmekte.

INDEX

Index géographique : Grèce, Turquie motsclestr Elytis Odysseas (1911-1996), Iordanidou Maria (1897-1989), Kavafis Constantin (1863-1933), Kazancakis Nikos (1883-1957), Myrivilis Stratis (1890-1969), pontus, Prevelakis Pandelis (1909-1986), Ritsos Yannis (1909-1990), Seferis Yorgo (1900-1971), Sotiryou Dido (1909-2004), tercûme, turk edebiyati, Venezis Ilyas (1904-1973), yunanli edebiyati motsclesel Βενέζης Ιλίας (1904-1973), Ελύτης Οδυσσέας (1911-1996), Ιορδανίδου Μαρία (1897-1989), Καβάφης Κωνσταντίνος (1863-1933), Καζαντζάκης Νίκος (1893-1957), μετάφραση, Μυριβίλης Στράτης (1890-1969), ποντιακός, Πρεβελάκης Παντέλης (1909-1986), Ρίτσος Γίαννης (1909-1990), Σεφέρης Γιώργος, Σωτιρίου Διδώ (1909-2004), τούρκικη λογοτεχνία Thèmes : Littérature, Sciences politiques Mots-clés : Cavafis Constantin (1863-1933), Cavafis Constantin (1863-1933), Elytis Odysseas (1911-1996), Elytis Odysseas (1911-1996), Iordanidou Maria (1897-1989), Iordanidou Maria (1897-1989), Kazantzakis Nikos (1883-1957), Kazantzakis Nikos (1883-1957), Myrivilis Stratis (1890-1969), littérature grecque, Prévélakis Pandelis (1909-1986), littérature turque, Myrivilis Stratis (1890-1969), Ritsos Yannis (1909-1990), Séféris Giorgos (1900-1971), pontique, Prévélakis Pandelis (1909-1986), Sotiriou Dido (1909-2004), Ritsos Yannis (1909-1990), Vénézis Ilias (1904-1973), Séféris Giorgos (1900-1971), Sotiriou Dido (1909-2004), Kızılbaş, traduction, Mourselas Kostas (1932-), Vénézis Ilias (1904-1973), Özdemir Ince (1936-), Papadopoulos Giorgos (1919-1999), Pont/Pontique, Ponticité, Samarakis Antonis (1919-2003), Türk Dil Kurumu, Metaxás Ioannis (1871-1941) motsclesmk грчки литература, преведување, турски литература Index chronologique : vingtième siècle Keywords : Greece, Turkey, Pontus, twentieth century, Myrivilis Stratis (1890-1969), Greek literature, literature, translation, Ritsos Yannis (1909-1990), politics, Turkish literature, Seferis Giorgos (1900-1971), Kavafis Constantin (1863-1933), Kazantzakis Nikos (1883-1957), Elytis Odysseas (1911-1996), Venezis Ilias (1904-1973), Prevelakis Pandelis (1909-1986), Sotiriou Dido (1909-2004), Iordanidou Maria (1897-1989)

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L’image du Turc dans Ali Hurshid Bey de Basile-Miltiade Nicolaïdis The image of Muslim Turk in Ali Hurshid bey by Basile-Miltiade Nicolaïdis Η εικόνα του Τούρκου-Μουσουλμάνου στο Αλί Χουρσίτ Μπέη του Βασιλείου- Μιλτιάδη Νικολαϊδη

Henri Tonnet

1 S’agissant des Turcs, il me semble que l’on observe, dans la littérature grecque, une sorte de mouvement pendulaire de la sympathie à l’hostilité et vice versa.

2 Contrairement à ce à quoi l’on pourrait s’attendre, lorsque la littérature grecque moderne se crée, entre 1830 et la fin du XIXe siècle, le thème turc n’y est pas encore constitué. On trouve quantité d’Ottomans dans la prose de cette période, mais ce sont des personnes, pas des personnages stéréotypés. Ce qui commence à changer cette situation, c’est la création, après 1850, d’un genre appelé à un brillant avenir dans les lettres grecques, celui du roman historique. Tout sort d’Ivanhoé de Walter Scott. On va retrouver dans les imitations grecques le schéma de l’opposition entre les oppresseurs brutaux et les opprimés-résistants. Les opprimés seront les Grecs, tandis que les oppresseurs se trouveront être, selon les cas, les Francs, les Vénitiens ou les Ottomans. Au XXe siècle, la littérature des réfugiés d’Asie Mineure allait encore compliquer ce schéma en y introduisant l’élément émotionnel du témoignage personnel et souvent une analyse de type marxiste cherchant à dépasser les confrontations ethniques au profit d’une opposition exploitant-exploités, les exploités étant indistinctement les petits Grecs et les petits Turcs. On retrouve de la sympathie pour les Turcs. 3 Depuis au moins le XVe siècle, l’approche du phénomène turc par la mentalité grecque repose sur un paradoxe. On y trouve à la fois l’affirmation d’une complète différence liée à la religion et une certaine familiarité, voire une vague complicité. Pour saisir cette position, il faut la comparer avec ce que les Grecs pensent des Européens, qui est exactement contraire. Les Grecs se conçoivent comme essentiellement européens, en raison de leur apport historique à la civilisation européenne, mais les Européens restent pour eux des étrangers, en partie incompréhensibles.

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4 Un livre comme celui de Basile-Miltiade Nicolaïdis, Ali Hurshid bey. Épisode de la Révolution grecque, paru en grec à Paris, en 1882, chez Firmin Didot 1, est théoriquement d’un grand intérêt pour notre sujet. Il s’agit, en effet, du récit autobiographique d’un Grec qui fut Turc -- au sens que l’on donnait au mot en grec au siècle, c’est-à-dire musulman -- pendant son enfance, de trois à douze ou treize ans -- et qui a donc connu ce qui restait absolument caché aux chrétiens, la vie à l’intérieur du harem et la formation religieuse. À l’exception cependant, s’il faut le croire sur ce point, de ce qu’on appelle en gréco-turc le sounéti (sünnet)2. 5 Ainsi, Basile, alias Ali Hurshid, a le loisir de juger les Turcs musulmans avec la compétence suffisante, puisqu’il fut un des leurs3 et le recul nécessaire puisqu’il écrit à un moment où il a fait retour au christianisme. 6 Avant d’en venir à sa présentation de la mentalité turque, il est nécessaire de dire deux mots du personnage de Basile-Miltiade Nicolaïdis. Il serait né, selon son propre témoignage, le premier janvier 1821, d’où son prénom de Basile, d’une riche famille de Grecs de Constantinople. Selon d’autres sources plus fiables (ses archives militaires), l’année de sa naissance est 1815. Son père, qui était responsable du matériel dans les arsenaux ottomans, et son oncle, administrateur des biens de la Sultane-mère, sont exécutés en 1821 pour haute trahison. Les biens de sa famille sont confisqués. Sa mère pense le mettre en sûreté chez son beau-frère à Chios. Il échappe aux massacres en 1822 et est recueilli et adopté (non officiellement) par le pacha de Manisa (Magnésie), Karaosmanoglou, qui n’a pour enfants que des filles. Rebaptisé Ali Hurshid, il reçoit au palais (et dans le harem) de Magnésie une éducation musulmane. Quand il a dix ans (ou treize ans, selon la chronologie haute), sa mère le rachète, grâce à l’intercession de la fille du sultan Mahmoud, épouse du grand vizir. Il séjourne auprès de sa mère à Constantinople, mais n’arrive pas à s’adapter à sa nouvelle condition de chrétien. Il est envoyé chez son oncle à Syros puis dans une École militaire à Nauplie. Tout ceci est raconté dans son récit autobiographique. La suite nous est connue principalement par des documents d’archives militaires. Il poursuit ensuite une carrière d’officier du génie, avec un séjour à l’École Polytechnique à Paris, et termine son service comme commandant. Outre Ali Hurshid pacha, on doit aussi à Nicolaïdis un récit de voyage avec des notices ethnographiques intitulé, Les Turcs et la Turquie contemporaine. Itinéraire et compte-rendu de voyages dans les provinces ottomanes avec cartes détaillées, Paris, 1859 et diverses publications de moindre importance faites à Paris à la fin de sa vie, dont une grammaire française en grec, et un drame romantique Eléni. Il meurt en 1903. 7 Il est certain qu’apparaissent dans Ali Hurshid bey des renseignements sur les coutumes et les croyances des Turcs musulmans qui sont précis et paraissent de première main. 8 Sur la civilisation matérielle des Ottomans, on apprend, ce que d’autres auteurs grecs ont aussi remarqué, à savoir que les Turcs ne couchaient pas alors dans des lits, mais sur des matelas à même le sol : « Ma nurse me mit dans mon lit, c’est-à-dire sur des matelas posés à terre, selon l’habitude turque.4 » (p. 173) 9 Il remarque aussi un détail que je n’ai pas retrouvé dans le reste de la littérature grecque du XIXe siècle sur les Turcs, qu’il leur est interdit de manger avec une fourchette : « Je mangeais mon pilaf à la cuillère et les autres plats avec les doigts (car c’est un péché pour un musulman de manger avec une fourchette.5 » (p. 207)

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10 On retient encore cette notation intéressante sur les manifestations publiques d’affection des Turcs : « Les Turcs, hommes et femmes, embrassent leurs enfants, mais ne s’embrassent pas entre eux. Ils se contentent de se poser réciproquement les mains sur les épaules et d’incliner la tête à tour de rôle de la droite vers la gauche, comme le simulacre de baiser que se donnent nos prêtres pendant la messe.6 » (p. 252) 11 Mais, contrairement à d’autres auteurs comme Constantin Ramfos, Nicolaïdis ne cultive pas spécialement le pittoresque ethnographique, peut-être parce que c’est un Grec de Constantinople qui s’adresse à des lecteurs grecs à qui le monde ottoman est, au moins extérieurement, familier. C’est plutôt le monde moral qui l’intéresse pour des raisons manifestement personnelles. Il a lui-même un temps partagé cette mentalité et, alors même qu’il a changé de monde moral, il en connaît les qualités et les défauts.

12 Il faut dire que, dans l’appréciation de Nicolaïdis, les défauts l’emportent de loin sur les qualités. 13 Selon l’auteur grec, la grande qualité des Turcs est d’avoir un grand respect et un grand attachement pour leur mère. Cette particularité est cependant présentée de façon assez ironique : « Les musulmans, qui sont exclusivement monothéistes, qui cinq fois par jour proclament du haut des minarets qu’ils n’ont d’autre dieu que Dieu, ont aussi des déesses, des déesses terrestres, comme tous les autres hommes, leurs MÈRES.7 » (p. 153) 14 Il faudrait peut-être aussi ajouter parmi les qualités des Turcs, mais en sont-ils responsables ?, la beauté de leur langue. Nicolaïdis, comme un certain nombre de Grecs du temps qui pratiquaient le turc8, ne perd pas une occasion de citer des mots et des phrases en turc et note que la langue des femmes du harem était d’une particulière pureté. Voici comment il s’exprime à ce sujet : « Leur voix très agréable, leur parler doux comme le miel, leurs tendres expressions, dans leur langue si riche et souple, charment l’oreille plus que toute autre voix.9 » (p. 190) 15 Mais les qualités des musulmans turcs s’accompagnent de beaucoup de défauts. Le plus bénin est un orgueil naïf et enfantin qui leur fait mépriser le reste du monde. Nicolaïdis résume ce point par la formule suivante : « La fanfaronnade est une des caractéristiques communes aux Turcs.10 » (p. 238) Les Turcs sont persuadés que le grec n’est qu’un charabia incompréhensible. Nicolaïdis reproduit cette opinion sans commentaire dans la bouche d’une fille de pacha : « c’est du bruit, patırtı, car on n’y comprend rien.11 » (p. 163) 16 Le Turc du peuple au XIXe siècle n’a pas réalisé que son pays est « l’homme malade de l’Europe » et se croit toujours à l’époque de Soliman le Magnifique : « Les Turcs assuraient alors (peut-être l’assurent-ils encore à certains endroits) que le monde entier appartenait au sultan, et que les giaours francs étaient tous ses sujets et lui payaient tribut.12 » (p.166) 17 L’orgueil, même injustifié, a sa grandeur. Mais, selon Nicolaïdis, cette arrogance à l’égard des inférieurs s’accompagne de servilité et de soumission excessive à l’égard des supérieurs : « Tel est le caractère du Turc : despote arrogant, tyran très insolent, lorsqu’il a le pouvoir, il devient humble comme un ilote et se soumet sans récriminer, dès qu’il est mis sous le joug. Il faut cependant remarquer que le ktsmet (la fatalité) auquel il croit, contribue grandement à la soumission immédiate du Turc.13 » (p. 229)

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18 Nicolaïdis concentre ses observations autour du mépris de la vie d’autrui et de la sienne propre chez les Turcs. Le livre porte comme sous-titre : « Épisode de la Révolution grecque ». Il est donc, comme beaucoup d’ouvrages du temps, par exemple l’Héroïne de la Révolution grecque ou Loukis Laras, un témoignage sur les atrocités commises en 1821 à Constantinople et en 1822 à Chios. Sur ce chapitre, Nicolaïdis en reste au plan de la constatation et de l’entassement : « Les Turcs faisaient irruption dans les maisons, dans les appartements des femmes, massacraient dans les rues, pillaient, pendaient les victimes sous les fenêtres de leurs propres maisons, torturaient et pillaient les églises, rasaient les maisons, confisquaient ou usurpaient les propriétés, enlevaient femmes et jeunes filles, faisaient descendre les réfugiés des bateaux européens et les massacraient sous les yeux des ambassadeurs étrangers. 14 » (p. 131) 19 Mais il essaie aussi d’expliquer ces comportements. Et la recherche qu’il fait n’est pas aussi gratuite que d’autres descriptions des mœurs turques, par exemple dans les Esquisses des mœurs turques de Grégoire Palaiologue et Halet Efendi de Ramfos. Basile Nicolaïdis interroge le Turc qui était en lui, et qui y est peut-être encore.

20 Le livre, écrit par un chrétien, est la confession (apparemment badine15) d’un pécheur qui fut musulman et fier de l’être et qui vouait à tous les diables la religion de ses pères. Le remords le plus cuisant, qui nécessite la confession la plus complète, concerne l’attitude du héros envers sa mère. Non seulement, comme Albert Cohen dans Le Livre de ma mère, il s’accuse d’avoir eu honte de sa mère, mais il avoue encore l’avoir méprisée et injuriée, parce qu’elle n’était qu’une giaour. L’horreur qui transparaît ici est celle d’un pécheur pour sa vie passée. C’est encore la formule du roman picaresque. 21 De sorte que le personnage du Turc que trace Nicolaïdis n’est pas copié sur des Turcs réels, mais tiré des souvenirs de l’enfance. Quand le narrateur dit qu’il devient de plus en plus « turc »16, il veut dire qu’il acquiert tous les défauts d’un enfant gâté et mal élevé. 22 En fin de compte, le thème central du livre ne concerne pas le caractère des Turcs vu par les Grecs, même si l’on y rencontre, comme nous l’avons vu, nombre de renseignements sur ce sujet. Il s’agit d’une interrogation, un peu angoissée, et typique de l’idéologie des Lumières, sur la capacité de l’éducation à changer la nature, et réciproquement. Le problème est compliqué par le fait que Basile, alias Hurshid, subit successivement deux éducations aux principes opposés, une éducation de fils (adoptif) de pacha reposant sur l’arbitraire le plus brutal et une éducation chrétienne démocratique basée sur la liberté et l’égalité. Soulagé, le narrateur constate que sa nature n’a pas été pervertie : « Étais-je donc cruel de nature ou par suite de mon éducation ? C’était le résultat d’une éducation brutale, cher lecteur. En effet, une fois revenu au christianisme et avançant en âge dans une éducation libérale, je découvris que j’aimais les fleurs, les enfants et les animaux. [...] C’était donc l’éducation qui avait perverti mes mœurs, mais pas ma nature. Parents, lisez ce récit détaillé et estimez toute la différence qui existe entre l’instruction libérale et douce dont profitent vos enfants et l’éducation brutale et sauvage des ennemis oppressifs et fanatiques de toutes mœurs policées.17 » (p. 213) 23 L’idéologie qui inspire ce jugement contrasté est courante à l’époque. La supériorité de la civilisation occidentale reposant sur un christianisme revisité par le libéralisme des Lumières n’est pas remise en question. L’exemple turc n’est qu’un cas particulier du despotisme et du fanatisme que dénoncent les philosophes, parfois dans la personne des rois chrétiens. Dans la version grecque (et romantique) de cette idéologie, le

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christianisme n’a aucun lien avec le fanatisme mais seulement avec la douceur des mœurs ; et il se trouve l’allié naturel de la liberté.

24 Finalement, Nicolaïdis, comme avant lui Ramfos, se livre plutôt à une critique de l’islamisme. Ramfos en étudiait les conséquences politiques. Nicolaïdis s’attache à son influence sur les mœurs. N’ayant qu’une approche « enfantine », à tous les sens du terme, de l’islam qu’il a quitté à l’âge de dix ans, il n’en voit que la sensualité et la férocité, dans les manifestations qu’il en connaît, la dissolution des mœurs du harem et le massacre des chrétiens considéré comme une bonne action. À propos du harem, des frustrations et des excès dont il est le théâtre, il s’exprime à mots couverts : « À Constantinople, la vie des harems est du pur sardanapalisme. J’ai été le témoin et je me souviens de tout un tas d’horribles actions cachées et il m’est arrivé à certains moments de les raconter à des hommes, mais aucune ne pourrait être couchée par écrit. Quant à ce qu’une Française a écrit sous le titre des Mystères des harems, ce n’est rien.18 » (p. 223) 25 La même sensualité se retrouve dans le paradis d’Allah, sorte de projection dans l’éternité du harem d’un pacha, récompense promise, selon Nicolaïdis, à ceux qui tuent des chrétiens : « Les houris toujours jeunes et florissantes étaient vêtues de tuniques éthérées. Les collines étaient faites de pilaf toujours chaud. Mille autres merveilles contribuaient à la récompense des hak din Islam, des justes musulmans qui avaient tué beaucoup de giaours sur terre ou qui étaient tombés pour la foi. [...] Mohamed, qui connaissait bien les hommes et les femmes, poursuivait deux buts, quand il inventa sa religion. D’abord combattre le christianisme, ensuite enlever à ses adeptes toute crainte de la mort. Il a donc créé un Paradis matériel, séjour d’une incessante volupté.19 » (pp.159-160) 26 Si l’on avait le loisir de comparer la présentation des Turcs que fait Ramfos dans Halet efendi avec ce que l’on trouve dans Ali Hurshid bey, on constaterait, au-delà de quelques lieux communs courants à l’époque une différence profonde dans l’approche. Constantin Ramfos est un militaire, ancien membre de la Philiki hétéria qui a fait la guerre de l’Indépendance et a été consul de la Grèce indépendante dans l’Épire encore ottoman. Comme tous les anciens combattants, il sait reconnaître les mérites de ses adversaires. Et puis c’est un romancier qui entre en sympathie avec son sujet qui ne cesse pas de lui être extérieur.

27 Au contraire, Nicolaïdis règle des comptes avec le musulman qu’il a été et, sans doute, l’a-t-il été plus réellement et de façon moins enfantine qu’il ne veut le dire. Cela explique sa mentalité d’écorché et une certaine incompréhension pour l’Autre qui caractérise les nouveaux convertis. 28 De toutes les images de Turcs que nous présente la littérature grecque du XIXe siècle, celle de Nicolaïdis n’est sûrement pas la plus objective. Mais elle dépasse les clichés, parce qu’elle a été authentiquement vécue.

NOTES

1. Nicolaïdis fit paraître l’année suivante une version française de son livre avec un titre légèrement modifié, Grandeur et décadence d’Ali-Hurchid bey. Épisode de la Révolution grecque, Firmin-

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Didot, 1883. On peut trouver commodément la version grecque dans une édition à l’orthographe en partie modernisée dans le volume 61 de la collection Η πεζογραφική μας παράδοση avec une très abondante et utile introduction de Georges Kehayoglou, consacrée essentiellement à des problèmes philologiques concernant la biographie de Basile-Miltiade Nicolaïdis. 2. La circoncision. Nicolaïdis fait discrètement allusion à ce « détail » à la page 184 : « selon la loi, les hommes ne deviennent réellement musulmans que dans leur douzième année » (κατὰ νόμον, τἀ ἄρρενα τὀ δωδέκατον ἔτος μόνον γίνονται... πράγματι μουσουλμάνοι). 3. La capacité de Nicolaïdis de se mettre à la place d’un musulman apparaît bien dans les questions supposées naïves que fait Hurshid Bey à propos du christianisme, et de l’incarnation (p. 207). 4. Η παιδοκόμος μου μέ ἔθηκεν εἰς τὴν κλίνην μου, τουτέστιν ἐπὶ στρωμάτων κατὰ γῆς ἐστρωμένων, κατὰ τὴν τούρκικην συνήθειαν. 5. Τρώγων τὸ πιλάφι μου διὰ χοχλιαρίου καὶ τὰ λοιπὰ φαγήματα διὰ τῶν δακτύλων διότι ἀμαρτάνει ὁ διὰ περόνης τρώγων μουσουλμάνος. 6. Τούρκοι καὶ Τούρκισσαι φιλοῦσι μὲν τὰ παιδία, ἀλλὰ δὲν φιλοῦνται μεταξύ τους. Θέτουσι μόνον ἀμοιβαίως τὰς χεῖρας ἐπὶ τῶν ὤμων ὁ μὲν τοῦ δέ καὶ ἐναλλὰξ κλίνουσι τὴν κεφαλἠν ἐκ δεξιῶν πρὸς ἀριστεράς, ὡς τὸ προσποιητὸν φίλημα τῶν ιερέων ἠμῶν ἐν λειτουργεία. 7. Οι εξαιρέτως μονοθεϊσταί μουσουλμάνοι, οἱ πεντάκις τῆς ἡμέρας ἐξ ὓψους μιναρέδων κηρύττοντας ὃτι οὐδένα ἔχουσι θεὸν πλὴν τοῦ Θεοῦ, ἔχουσιν ὃμως καὶ οὔτοι θεάς, Θεὰς ἐπιγείους, ὡς πάντες οἱ λοιποὶ ἄνθρωποι...ΤΑΣ ΜΗΤΕΡΑΣ. 8. Le livre est rempli de phrases turques dans une retranscription en caractères grecs plus fidèle que ce qu’on utilise habituellement, retranscription qui, contrairement aux karamanlidika, ne comprend pas de signes diacritiques. Parmi les particularités de cette transcription, on notera l’usage du digramme σχ pour rendre le turc ş et celui du hypsilon pour le ı turc. 9. Ἡ ἡδύτατη φωνή ἡ μελισταγὴς λαλιά, αἱ τρυφεραὶ ἐκφράσεις ἐν τῆ πλουσία καὶ εὐλυγίστω αὔτων γλώσση, παρὰ πᾶσαν φωνὴν θέλγουσι τὴν ακοήν. 10. Ἡ κομπορρημοσύνη εἴναι ἐκ τῶν κοινῶν τοῖς Τούρκοις χαρακτηριστικῶν. 11. Πατυρδὶ, ὡς μηδὲν ἐξ αὐτης ἐννοοῦντες. 12. Οἱ Τοῦρκοι ἐβεβαίουν ἴσως δὲ καὶ βεβαιοῦσιν εἴς τίνα μέρη ὅτι ὁ κόσμοςὅλος ἀνῆκεν εἰς τον σουλτάνον, καὶ ὅτι οἱ Φιρέγκ γκιαβούρηδες πάντες ἥσαν ὑποτελεῖς πληρώνοντες χαράτσι. 13. Τοιοῦτος ὁ χαρακτὴρ τοῦ Τούρκου ἀγέρωχος δεσπότης,αὐθεδέστατος τύραννος, ὅτε ἐξουσιάζει, ταπεινοῦται ὡς εἰλως καὶ ἀγογγύστος ὑποτάσσεται, ἅμα εἰς ζυγὸν ὑποκύψει. 14. Οἱ Τοῦρκοι εἰσήλαυνον εἰς τὰς οἰκίας, εἰς τοὺς γυναικωνίτας, ἔσφαττον ἐπὶ τῶν ὁδῶν, ἐλεητάτουν, ἀπηγχόνιζον, ἐκρέμων ἔξωθεν τῶν παραθύρων τῶν ἰδίων οἱκιῶν τῶν θυμάτων, παρέδιδον εἰς βασανιστήρια, ἐμίαινον καὶ ἐλεηλάτουν ναούς, κατεδάφιζον κατοικίας, ἐδήμευον ἤ ἐσφετερίζοντο κτήματα, ἥρπαζον γυναῖκας καὶ παρθένους, ἀπεβίβαζον ἐξ εὐρωπαϊκων πλοίων πρόσφυγας καὶ ἐκρεούργουν αὐτοὺς πρὸ τῶν ὀφθαλμῶν τῶν ξἐνων πρέσβεων. Comme exemple d’atrocité turque relevé à deux reprises dans Ali Hurshid et dans Les Turcs et la Turquie contemporaine, on peut citer l’usage du κουρμπάνι qui consiste pour les Turcs irréguliers soulevés spontanément à sceller leur unité par le massacre d’un chrétien pris au hasard. 15. Georges Kehayoglou a bien vu que l’humour apparent de Nicolaïdis et les changements concernant l’âge du héros au moment des faits trahissent une gêne profonde. Mais il met cela au compte de l’angoisse du persécuté qui hésite à réactiver par le récit les horreurs dont il fut le témoin (p. 81). Ceci concerne le tout début du livre, qui est à mon sens le moins original. Nicolaïdis partageait ce genre d’expérience d’atrocités avec toute une génération de Grecs de Constantinople. Il était plus difficile d’avouer qu’on avait dans son enfance été un musulman fanatique et que l’on avait injurié sa mère parce qu’elle était chrétienne. 16. « Tous les jours, je devenais plus turc ! » (p. 156) : Ὁσημέραι ἐγινόμην σκληρότερος, τουρκότερος ἐμαυτοῦ.

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17. ῎Αραγε ἐκ φύσεως ἥν οὕτω σκληρὸς ἤ ἐξ ἀνατροφῆς. Ἐξ ἀνατροφῆς θηριώδους, φίλε ἀναγνώστα : διότι, εἰς τὸν χριστιανισμὸν ἐπανελθὼν καὶ προχωρούσης τῆς ἡλικίας ἐν ἐλευθερίω ἀγωγῆ,ἀνεκάλυψαὅτιἠγάπων τὰ ἀνθη,τὰ νήπια καὶτὰζῶα (….)Ἅρα τὰ ἤθηἡἀνατροφὴ ἐστρέβλωσε οὐχι τὴν φύσιν. Γονεῖς, ἀνάγνωτε τὴν λεπτομερῆ τήνδε ἀφήγησίν μου, καὶ σταθμίσατε τὴν διαφορὰν μεταξὺ τῆς ἐλευθερίου καὶ ἡμέρου ἀγωγῆς φανατικῶν ἐχθρῶν τοῦ ἐξευγενισμοῦ. 18. Ἐν Κωνσταντινόπολει ὁ βίος (τῶν χαρεμίων) καθίσταται αὐτόχρημα σαρδαναπαλισμός. Πλεῖστα ὅσα εἵδον ἤκουσα καῖ ἐνθυμοῦμαι τεράστια ἀπόκρυφα, καὶ τινα τούτων διηγήθην κατὰ καιροὺς εἰς ἄνδρας. ᾽Αλλ ᾽ οὐδὲν τούτων ἐπιδέχετε γραφὴν, ἡ δὲ γράψασα : Τα απὀκρυφα τῶν χαρεμίων. Γαλλίς οὐδὲν ἔγραψεν... 19. Αἱ ἀγήρατοι καὶ ἀειθαλεῖς περιεβάλλοντο χιτῶνα αἰθέριον. Οἱ λόφοι συνέκειντο ἐκ πιλαφίου ἀπαύστως θερμοῦ. Καὶ μύρια τόσα ἄλλα θαυμάσια συνέτρεχον εἰς ἀμοιβὴν τῶν χάκ ντὶν ἰσλὰμ, τῶν δικαίων μουσουλμάνων, τῶν πολλοῦς ἐπὶ γῆς γκιαβούρηδας φονευσάντων, ἥ τῶν ὑπὲρ πίστεως πεσόντων (…) Ὁ Μωάμεθ, ὁ καλῶς γνώρισας τὸν καὶ τὸν ἄνθρωπον, δύο ἐπεδίωξε σκοπούς, ὅτε ἔπλασε τὴν ἑαυτοὺ θρησκείαν. Πρῶτον ν᾽ἀντιπράξη κατὰ τοῦ χριστιανισμοῦ, καὶ δεύτερον, ν᾽ἀφαιρέση ἀπὸ τοὺς ἑαυτοὺ ὀπαδῶν πάντα φόβον θανάτου. Ἐδημιούργησε λοιπὸν τὸν Παράδεισον ὑλικὸν καὶ ἀπαύστου τρυφῆς κατοικητήριον.

RÉSUMÉS

On cherche à dégager l’image des Turcs musulmans dans la prose d’imagination grecque du XIXe siècle en s’appuyant sur une autobiographie romanesque parue en 1882, Ali Hurshid bey, Épisode de la Révolution grecque de Basile Miltiade Nicolaïdis (1815-1903). L’intérêt de ce document est que le héros-narrateur, né chrétien, fut converti à l’islam par le pacha de Magnésie (Manisa) qui l’« adopta » en 1822, puis, racheté par sa mère, revint au christianisme. Nicolaïdis présente des renseignements de première main sur la vie dans un harem et la formation religieuse d’un enfant turc au XIXe siècle et plus généralement sur l’état d’esprit des Turcs de ce temps. Ce témoignage est cependant à relativiser, car cet homme deux fois converti aborde son ancien état d’esprit avec une bonne dose de culpabilité.

One tries to bring out the image of the Muslim Turks from the 19th century fictional Greek prose relying on a romanticized autobiography published in 1882, Ali Hurshid bey. An episode from the Greek revolution by Basile-Miltiade Nicolaïdis (1815-1903). The interest of this document lies in the fact that the hero narrator, born a Christian, was converted to Islam by the Pasha of Magnesia (Manisa) who “adopted” him in 1822, bought out by his own mother and that he became once again a Christian. Nicolaïdis acquaints us with first-note pieces of information regarding life in a harem and with the religions training of a Turkish child in the 19th century. More generally speaking, he deals with the Turks’ state of mind in those times. Nevertheless, this account is to be relativized since this man who was twice converted cornes on to his former state of mind feeling a good deal guilty.

Προσπαθούμε Εδώ να παρουσιάζουμε την εικόνα των Τούρκων-Μουσουλμάνων στην φανταστική ελληνική λογοτεχνία του 19ου αιώνα έτσι που εμφανίζεται στην μυθιστορηματική αυτοβιογραφία του Βασιλίου-Μιλτιάδη Νικολαϊδη [1815-1903] Αλί Χουρσίτ Μπέης. Επεισόδιο της ελληνικής Επανάστασης που εκδόθηκε το 1882. Το ενδιαφέρον αυτής της μαρτυρίας έγκειται στο ο,τι ο ήρωας-

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διηγητής, γεννημένος χριστιανός, τούρκεψε -αλλαξοπίστησε- όταν τον υιοθέτησε ο πασάς της Μανισάς το 1822, και έπειτα, αφού τον εξαγόρασε η μητέρα του, γύρισε στο χριστιανισμό. Ο Νικολαϊδηςπαρουσιάζειπληροφορίες απόπρώτο χέρι για τη ζωή σ’ένα χαρέμι, την θρησκευτική εκπαίδευση ενός τουρκοπούλου το 19ο αιώνα, και, πιο γενικά για την νοοτροπία αυτής της εποχής. ’Ομως πρέπει να ξεχνάμε ότι αυτός ο άνθρωπος που αλλαξοπίστησε δυό φορές κοιτάζει την παλιά του ψυχική κατάσταση με ένα σφοδρό αίσθημα ενοχής.

INDEX

Index géographique : Grèce, Turquie motsclesel Αλλαξοπιστία, Ελληνική λογοτεχνία, Νικολαϊδης Βασίλειος-Μιλτιάδης [1815-1903], Οθωμανική ζωή, Ραμφος Κωνσταντίνος [1776-1871] motsclestr dönüştürme, Nikolaïdis Basile-Miltiade (1815-1903), Osmanlı İmparatorluğunda sosyal yaşamı, Ramfos Constantin (1776-1871), Yunan edebiyati motsclesmk Oтомански живеење, Грчки литература, конверзија Mots-clés : conversion, Ramfos Constantinos (1776-1871), Nikolaïdis Basile-Miltiade (1815-1903), littérature grecque, Nikolaïdis Basile-Miltiade (1815-1903), Ramfos Constantinos (1776-1871), vie sociale ottomane Thèmes : Littérature Index chronologique : Empire ottoman, dix-neuvième siècle Keywords : Conversion, Greece, Turkey, Ottoman empire, Greek literature, Nineteenth century, Nikolaïdis Basile-Miltiade (1815-1903), Ramfos Constantin (1776-1871), Literature, Ottoman social life

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La part « ottomane » dans les pratiques musicales des Grecs de Smyrne The “Ottoman” part in Smyrnaian Greek musical practice Το οθωμανικό μέρος στις μουσικές πρακτικές των Ρωμιών της Σμύρνης

Basma Zerouali

1 À la fin de l’Empire ottoman, Smyrne s’inscrit incontestablement dans la catégorie des grandes cités portuaires cosmopolites de la Méditerranée orientale telles qu’Istanbul, Salonique, Alexandrie ou Beyrouth. Elle se distingue cependant de ces dernières par certains aspects politiques, économiques et démographiques dont les effets conjugués ne manquent pas de se répercuter sur la vie musicale de la ville.

2 Bien qu’elle fasse officiellement partie de l’Empire ottoman jusqu’en mai 19191, Smyrne bénéficie dans les faits depuis l’époque byzantine d’un quasi-statut d’extraterritorialité. Sa situation géographique, à la fois au carrefour des routes commerciales et en retrait par rapport au centre du pouvoir politique qu’est Constantinople, lui confère une certaine autonomie, autonomie conservée après la conquête ottomane. Très tôt, dès le XIIIe siècle, les puissances d’Europe occidentale y jouent un rôle déterminant au plan commercial et économique, mais aussi culturel, rôle qui se renforce au début du XIXe siècle, ce qui vaut alors à Smyrne le surnom de « Paris de l’Orient »2.

3 L’autre surnom de la ville, « Gavur Izmir » (Infidèle Smyrne), que lui attribuent les Turcs ottomans, reflète une autre donnée capitale de l’histoire smyrniote entre la fin du XVIIIe et le début du XXe siècle : la prépondérance de la communauté grecque3. En effet, durant cette période, l’économie florissante de la ville4 provoque un afflux croissant d’immigrés grecs en provenance notamment des îles de l’Égée, du Péloponnèse et de l’Épire, mais aussi de diverses régions d’Asie Mineure, modifiant ainsi le profil démographique de Smyrne au profit de la population grecque, qui devient alors majoritaire et le demeurera jusqu’en 1922.

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4 La première conséquence qu’entraînent ces différentes données sur la vie musicale smyrniote est l’implantation de modèles occidentaux plus tôt, de façon plus marquée et auprès d’un public plus large et plus divers qu’à Istanbul ou dans les autres centres urbains de la région. La raison de ce succès est probablement à rechercher dans le facteur démographique : si la musique occidentale est introduite à Smyrne par les négociants européens, et rapidement adoptée par leurs homologues grecs, ce sont, en fait, les classes moyennes grecques qui semblent assurer sa large diffusion. La présence de ces classes moyennes grecques issues d’horizons géographiques divers, mais en quête d’une identité smyrniote commune, a une autre conséquence, d’une portée encore plus considérable que la première : un métissage entre les musiques pratiquées en Europe occidentale et celles pratiquées en Méditerranée orientale d’une ampleur inégalée à l’époque dans la région.

Étiquette de disque 78 tours

Publiée dans l’ouvrage de P. Kounadis Εις ανάμνησιν στιγμων ελκυστικών, tome II, Athènes, Katarti, 2003, p. 366.

5 Selon un catalogue de la firme Favorite, cité par A. Kalyviotis, Σμύρνη,η μουσική ζωή, 1900-1922, Athènes, Music Corner/Tinella, 2002, p. 193), ce Rast manés aurait été enregistré à Smyrne par le chanteur Christos, dit « Arapaki », en 1912.

6 Dans un tel contexte, les pratiques musicales des Grecs smyrniotes s’inscrivent-elles encore dans un ensemble ottoman ou doivent-elles être considérées à part ? Constitueraient-elles, en quelque sorte, une extraterritorialité musicale, analogue au statut de ville franche de Smyrne ?

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Musiques « ottomanes »

7 Avant d’examiner ce que les pratiques musicales des Grecs de Smyrne recèlent d’« ottoman », encore faudrait-il savoir ce que l’on entend par ce terme lorsqu’il est appliqué à la musique. S’il s’agit de l’ensemble des musiques jouées dans l’Empire ottoman, il va de soi que celles des Grecs de Smyrne s’inscrivent d’office dans cet ensemble. Pourtant, rares sont les historiens de la musique et les musicologues qui emploient le terme dans ce premier sens. W. Feldman, l’un des premiers chercheurs à en faire un emploi réitéré à partir du milieu des années 1980, définit la « musique ottomane » comme étant « la musique dominante des régions urbaines de l’Empire ottoman, où le turc était la langue littéraire séculaire de la population musulmane »5, incluant par là des genres musicaux variés, mais excluant toutes les provinces arabes et la majeure partie des provinces balkaniques. Le terme n’apparaît en tant que tel dans la discographie qu’au début des années 19906, en association avec le répertoire savant.

Carte postale

Publiée dans l’ouvrage de P. Kounadis, Εις ανάμνησιν στιγμών ελκυστικών, tome I, Athènes, Katarti, 2001, p. 295.

8 Bien que fondée en 1898 à Istanbul, d’où son nom initial de Politakia (les jeunes Stambouliotes), la Smyrneiki Estoudiantina est sans conteste la mandolinata la plus appréciée du public grec « aristocratique » de Smyrne. La cour d’Angleterre suit l’exemple en invitant l’Estoudiantina à participer aux fêtes de couronnement du roi Édouard VII succombe à son tour au charme de cette Estoudiantina.

9 Dans un article consacré à la « musique juive ottomane », P. J. Dom Sezgin l’emploie en indiquant qu’il correspond à ce que les Turcs modernes appellent klasik Türk müzigi 7. Cette dernière expression est effectivement celle utilisée jusqu’à une date récente par l’ensemble des musicologues turcs,8 mais aussi par une majorité de musicologues étrangers, dont K. Signell, O. Wright ou U. et K. Reinhardt. Elle ne doit pas sa fortune

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uniquement aux idéologues de la République kémaliste, puisque les sources antérieures aux années 1920 se réfèrent soit à la « musique turque », soit, plus rarement, à la « musique orientale »9 terme qui est certainement trop général, mais qui prend néanmoins en compte le caractère cosmopolite de la musique en question, contrairement au premier. Car peut-on encore de nos jours octroyer un qualificatif ethnique à la musique d’un Empire multiethnique, sachant surtout que nombre de musiciens « ottomans » n’étaient pas « Turcs » ?

Réunion sur la place centrale de Pınarbaşı (Bounarbassi)

Réalisée dans les environs de Smyrne le 1.12.1900, reproduite en couverture de l’ouvrage de P. Kounadis, Γειά σου περίφανη και αθάνατη εργατιά, Athènes, Archeio istorias syndikaton, 2000.

10 Réunion sur la place centrale de Pınarbaşı (Bounarbassi), lors d’une excursion organisée par la corporation des cordonniers de Smyrne. Au premier plan à gauche apparaissent un violoniste, un joueur de santûr/σαντούρι et un violoncelliste. Il est fort probable que l’homme assis entre ces deux derniers musiciens soit le chanteur.

11 L’emploi même du terme « musique ottomane » semble donc en partie justifié. Cependant, il mériterait d’être étendu à l’ensemble des pratiques musicales partagées par les différentes communautés au sein de l’Empire, et dont la musique savante urbaine ne constitue qu’un aspect : « musiques ottomanes » plutôt que « musique ottomane ». Le cadre de la présente étude ne permettant pas d’aborder le sujet dans son entier, ce qui supposerait de prendre en compte l’ensemble des provinces ottomanes et des communautés y résidant, elle se limitera ici aux rapports entre les pratiques musicales des Grecs de Smyrne et celles des Turcs d’Asie Mineure et d’Istanbul10. Afin d’en simplifier la présentation, ces pratiques seront regroupées en trois catégories, selon le contexte dans lequel elles sont observées : de l’espace sacré au palais ; du palais à l’espace urbain ; de l’espace urbain à l’espace rural. Il va de soi que ces catégories ne constituent en aucun cas des mondes clos et que les interactions entre elles sont nombreuses.

De l’espace sacré au palais

12 À la fin de l’Empire ottoman, Smyrne ne semble pas abriter, à la différence d’Istanbul, une école officielle de musique savante séculaire11, en dépit du séjour qu’y effectuent des instrumentistes et compositeurs aussi renommés que Tanbûrî Ali Efendi12 ou Giriftzen Âsım Bey13 et d’un noyau dynamique de musiciens appartenant à la communauté juive, pour la plupart issus des cercles rabbiniques14. Car davantage

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encore que dans la capitale, les chantres de la liturgie grecque orthodoxe15, les membres des confréries soufies — principalement celle des Mevlevis — et les kantors de la liturgie juive sont à Smyrne les principaux détenteurs de la musique savante.

13 Si la participation des Grecs d’Istanbul à la vie musicale du palais, de même que les échanges entre chantres orthodoxes du Phanar et soufis sont amplement documentées16, les sources ne nous renseignent ni sur la présence de musiciens grecs smyrniotes à la cour des sultans17, ni sur les relations que ces derniers peuvent entretenir avec les musiciens des confréries soufies présentes à Smyrne. L’éventualité de tels échanges n’est cependant pas exclue, d’autant plus que les uns et les autres semblent partager nombre de conceptions relatives au « pouvoir mystique de la musique »18. 14 Nous disposons en revanche de plusieurs témoignages datant de la fin du XIXe siècle et du début du XXe indiquant la présence de musiciens grecs de Smyrne chez des notables turcs ottomans de la région. Parmi eux se trouvent des chanteurs ayant reçu une formation de chantre, donc parfaitement aptes à interpréter le répertoire savant ottoman. En revanche, aucun musicien grec maîtrisant les principaux instruments de ce répertoire que sont le tanbûr19 et le ney20 n’y figure21. 15 L’absence de ces deux instruments, plus significative encore que la rareté du ’ûd/ ούτι ou du kanûn/κανονάκι 22 annonce le principal trait qui distingue, à la fin de l’Empire ottoman, les pratiques musicales des Grecs de Smyrne non seulement de celles des Turcs, mais aussi de celles des Grecs de l’Hellade :

L’instrumentarium

16 Les Smymiotes pratiquent, certes, la kopsa (κόψα) 23, dérivée du kopuz-i rûmî. Mais cet instrument, tombé en désuétude, ne fait plus partie de l’ensemble de musique savante ottomane depuis le XVIe siècle. Telle qu’elle est jouée à Smyrne par les Grecs, la kopsa renvoie d’ailleurs à un tout autre contexte. L’absence d’instruments à vent ottomans, qu’ils soient associés à des répertoires savants ou non, est notable, les seuls instruments à vent dont l’usage par les Grecs smyrniotes est confirmé proviennent d’Occident. Des instruments à percussion employés dans la musique savante ottomane, seul le def/ντέφι tambour sur cadre avec cymbalettes, est attesté. Mais sa présence est le plus souvent constatée lors des fêtes « populaires » ou, parfois, entre les mains des chanteurs se produisant dans les cafés musicaux.

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Musiciens turcs des environs de Smyrne

Carte postale datée de février 1908, publiée dans l’ouvrage d’A. Kalyviotis (op. cit.) p. 21. De gauche à droite, musiciens turcs des environs de Smyrne jouant des instruments suivants : dumbelek/toubeleki, baglama/cura, baglama/cura, dumbelek/toubeleki, tambura.

17 Sur le plan de la rythmique, les longs cycles complexes de la musique savante ottomane – qui peuvent compter jusqu’à 88 temps par mesure – sont totalement absents du répertoire grec smyrniote tel qu’il nous est parvenu24. Mais ces cycles tendent également à disparaître à la même époque de la musique de l’Enderûn.

18 En revanche, s’il est une composante de l’idiome musical qui rattache incontestablement les pratiques des Grecs de Smyrne à l’école savante ottomane, c’est bien le matériel mélodique. En effet, en règle générale, le système modal appliqué dans les pièces exécutées par les Grecs de Smyrne n’est autre que celui connu sous la dénomination de makam25. 19 Un examen de la fréquence des makams employés par les Grecs smyrniotes donne des résultats assez proches de celle constatée dans la musique savante ottomane du XIXe siècle26, les modes Hicâz/Χετζάζ, Nihavend/Νιαβέντ et Uşşak/Ουσάκ figurant dans les deux cas dans le trio de tête. Les Grecs smyrniotes se distinguent cependant par leur attachement à certains makams prédominants dans la musique savante ottomane à la fm du XVIe, mais quelque peu « passés de mode » au XIXe, tels que Hüseyni/ χουσεϊνί et Sabâ/Σαμπάχ, témoignant là d’une ambivalence entre adaptation au changement et « conservatisme » musical27. 20 La forme associée à la musique savante ottomane la mieux illustrée par les Grecs de Smyrne, celle du taksîm/ταξίμι 28vocal – désigné depuis le début du XVIIIe siècle par le terme gazel, emprunté à la forme poétique du même nom – constitue un parfait exemple de cette ambivalence. Le gazel ou amané (αμανές 29) relève selon les Grecs smyrniotes de deux catégories : les « amanédes turcs » et les « amanédes grecs » 30. La première catégorie ne diffère des gazels turcs contemporains que par l’instrumentation31. Elle ne constitue cependant qu’un tiers de l’ensemble des amanédes figurant sur les catalogues discographiques antérieurs à 1922 (ill. 1). Bien que les Grecs

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Smyrniotes n’y demeurent pas insensibles32, ils lui préfèrent visiblement la seconde catégorie, qui se distingue notamment de la première par l’absence totale de passages a capella, passages qui, à la fin du XIXe siècle et au début du xxe, constituent la norme pour la première catégorie, un ostinato33 instrumental n’y apparaissant qu’occasionnellement. Or la description du taksîm vocal tel qu’il est pratiqué à la cour ottomane aux alentours de 1750, fournie par C. Fonton34, mentionne clairement cet ostinato. Un demi-siècle plus tôt, D. Kantemiroglu/Cantemir (1673-1723) affirme en outre clairement que les instruments accompagnent mélodiquement le chanteur tout au long de son taksîm, l’ostinato étant alors réservé au taksîm vocal qui clôt la séance musicale35. Il semblerait donc que les Grecs de Smyrne demeurent là encore attachés à un trait attesté dans la musique de la cour ottomane à une époque antérieure, dont la conservation devient au XIXe siècle une marque distinctive de « leur » amané.

21 Si la première catégorie d’amanédes, à l’image du gazel, requiert des capacités vocales particulières que seuls les chantres de la liturgie byzantine possèdent complètement, la seconde, à l’ambitus plus court et moins mélismatique, est plus accessible aux chanteurs ne bénéficiant pas d’une formation de chantre. D’où la présence de deux styles vocaux parallèles, le premier répondant aux mêmes critères que ceux du gazel – nasalisation, intériorisation, trilles – le second caractérisé par une émission plus « naturelle », moins d’ornements et davantage d’expressivité. 22 Il ne reste étrangement que peu de traces des voix féminines grecques smyrniotes, malgré le renom que certaines d’entre elles ont acquis au-delà de Smyrne. C’est d’ailleurs l’un des articles relatifs à la présence de musiciens smyrniotes dans la capitale de l’État grec, parus dans la presse athénienne durant le dernier quart du XXe siècle, qui nous permet aujourd’hui d’imaginer ce que pouvait être l’art de Kior-Katina, la fameuse « Hanende Katingo de Smyrne » ainsi que la présente le journaliste : Sa voix n’a rien d’extraordinaire, elle est même un peu aigre et désagréablement enrouée, si l’on y prête attention, mais l’art exceptionnel avec lequel elle chante ne nous en laisse pas le loisir. Son chant impose un silence profond, un silence de derviche...36 23 Les rares enregistrements d’A. Papazoglou (1899-1983), bien que réalisés en Grèce au début des années 1930, sont aujourd’hui les seuls témoins irréfutables de l’art vocal des Grecques smyrniotes, la chanteuse ayant accompli la majeure partie de sa carrière avant 1922 à Smyrne37. Sa maîtrise autant de la technique savante « ottomane » que de la technique lyrique « occidentale » est impressionnante.

24 Quant au taksîm instrumental, bien qu’il ne figure qu’à titre exceptionnel en tant que « plat de résistance » dans la discographie grecque smyrniote du début du XXe siècle38 – contrairement à celle des artistes turcs – il est, selon le témoignage de nombreux musiciens, couramment pratiqué. 25 De toutes les formes vocales composées exécutées à la cour ottomane, seul le sharkı semble être retenu par les Grecs smyrniotes qui mentionnent dans leurs récits plusieurs spécialistes du genre, dont les chanteuses Fikarina de Chios et Anguelara. De cette dernière l’écrivain S. Prokopiou nous dit que « lorsqu’elle interprète des sharkia, les Turcs jettent leurs fez en l’air »39. De fait, la structure particulière du sharkı 40 se manifeste dans un grand nombre de pièces chantées par les Grecs de Smyrne. 26 Il importe cependant de replacer ces formes musicales dans leur contexte de performance, à savoir dans le cycle connu sous le nom de fasıl. Les sources se référant directement à la vie musicale smyrniote de la fin du XIXe et du début du XXe du siècle

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restent muettes quant à l’exécution par des musiciens grecs d’un tel cycle à proprement parler. Par ailleurs, les deux principales formes instrumentales composées du fasıl, le peşrev et le saz semaisi n’apparaissent pas dans les archives sonores. Cependant, des passages mélodiques empruntés à ces formes, adaptés en tant que chansons41, tendraient à indiquer que ces formes sont connues des Grecs smyrniotes. La presse athénienne des années 1875 confirme effectivement que ces formes sont alors pratiquées par ces derniers, dans le cadre de ce qui ressemble fort à un gazino fasıl, version « allégée » du fasıl de cour, exécutée dans les cafés musicaux d’Istanbul et d’autres centres urbains, dont Smyrne.

Du palais à l’espace urbain

27 Bien avant le XIXe siècle, existent déjà à Istanbul certaines institutions ottomanes qui font le lien entre le palais et le monde extérieur, en diffusant un répertoire emprunté à la fois à la musique savante et à des musiques plus « populaires », musique de danse et chanson urbaine. L’une d’elles est le mehter-i birîm, orchestre composé principalement d’instruments à vent et de percussions, se produisant lors des cérémonies festives, à l’intérieur autant qu’à l’extérieur du palais, afin d’accompagner les danseurs professionnels nommés çengi et koçek. Si les danseuses çengı 42 sont le plus souvent tsiganes, parmi les köçek ou « garçons danseurs », dont certains se produisent travestis en femmes, se trouvent une majorité de Grecs. Ces danseurs peuvent également être invités à exercer leur talent dans des demeures privées plus modestes que celle du sultan. C’est à ce titre que leur présence est attestée à Smyrne au début du XIXe siècle. Un voyageur britannique nous les décrit dans une scène se déroulant à la tombée de la nuit, dans la cour de la maison de l’Aga de Buca, en 1835 : The Aga was seated on a divan smoking his pipe, regarding with satisfaction the evolutions of the dancers, who elicited occasional loud bursts of merriment from the delighted spectators. The dancers were Greeks, two men, the one in his proper character, the other dressed up as a Turkish female. The scene, I recollect, ended by the man and the pretended woman being seen sprawling together on the floor with the light puffed out, amid peals of laughter from the spectators43. 28 Dans l’Istanbul du XIXe siècle, le contexte dans lequel les koçek se produisent le plus fréquemment semble cependant être celui des tavernes et des cafés. Et lorsqu’ils disparaissent de la scène musicale en tant qu’institution, durant le règne d’Abdülaziz, leur répertoire-suites de chansons basées sur les makams, employant le cycle rythmique aksak et se concluant sur un ou une 44 – leur survit au sein de ces établissements, de même que l’ensemble instrumental qui les y accompagne, évidemment plus restreint que celui du mehter-i birûn, et qui repose essentiellement sur deux instruments à cordes vraisemblablement imposés par les musiciens grecs : la lyra politiki/πολιτική λύρα/kaba kemençe ou kemençe-i Rûmî)45 et le laouto (λαούτο)46. 29 Si, tel qu’il nous est parvenu, le répertoire des koçek ne contient aucun élément étranger aux musiciens grecs smyrniotes, il en va, une fois de plus, autrement de l’instrumentarium. Pourtant omniprésent dans les îles de l’Égée, le laouto, pratiqué à Smyrne jusque dans les années 1875, y tombe en désuétude à la fin du XIXe siècle tandis que la lyra, qui réussit pourtant à se faire adopter par l’enderûn, n’apparaît qu’au détour d’une rime populaire. Singulièrement, des instruments que les Grecs transmettent à la

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cour d’Istanbul disparaissent du paysage smyrniote ou y sont relégués à un rôle mineur. 30 La disparition des koçek voit l’émergence parallèle de nouvelles formes de divertissement, dont le tuluat, théâtre improvisé issu de l’orta oyunu mais représenté sur une scène à l’italienne et agrémenté de numéros musicaux désignés par le terme de kanto, forme proche du sharkı, selon C. Poché, quoique plus accessible et « préfigurant la chanson »47. Ces numéros sont accompagnés par un ensemble composé d’un trombone, d’une batterie, d’une clarinette et d’un violon, ensemble clairement inspiré des orchestres de « café chantant » européen, mais que les Grecs smyrniotes n’ont apparemment pas retenu. Bien que ces derniers ne le mentionnent pas de façon explicite, le kanto trouve souvent une correspondance dans ce qui sera nommé ultérieurement smyrnéïko tragoudi48. 31 Le style vocal des interprètes masculins grecs smyrniotes, similaire à celui des interprètes d’amanédes de la seconde catégorie, est ici également proche de celui des autres interprètes ottomans de kanto. La rareté des documents sonores d’époque concernant les interprètes grecques smyrniotes valant pour tous les genres, la comparaison entre ces chanteuses et leurs consoeurs pourtant nombreuses d’Istanbul peut difficilement être établie49. 32 La présence de musiciens dans les cafés de l’Empire ottoman est documentée depuis l’établissement de ces derniers au ΧVIe siècle. Le XIXe siècle voit cependant une importante diversification de leurs activités musicales, due notamment à l’importation des versions européennes du « café chantant » et du « café-concert », qui débouche sur la création d’une nouvelle forme de café musical, désignée dans la capitale ottomane par le terme de gazino et à Smyrne par celui, plus générique, de Kendro. Si à Istanbul, les musiciens grecs partagent la scène de ces établissements avec des musiciens issus d’autres communautés « minoritaires », à Smyrne, ils l’occupent de manière quasi- exclusive, en se distinguant une fois de plus par leurs choix instrumentaux, en l’occurrence celui de la mandolinata (ill. 2) 50, et, surtout, de l’association violon-santûr/ σαντούρι (cithare sur cadre à cordes frappées) parfois complétée par un violoncelle (ill. 3)51. 33 Véritable plaque tournante de la vie musicale smymiote, le kendro n’échappe pas à certains clivages. Ainsi, les établissements « aristocratiques » fréquentés par la haute bourgeoisie grecque de la ville52 semblent privilégier les mandolinates et leur répertoire « européen », tandis qu’à l’autre bout du spectre social, la chanteuse A. Papazoglou évoque de la manière suivante les goûts musicaux des Grecs des « bas-fonds » (υπόκοσμος) : « Ils ne faisaient qu’un avec les Turcs, ils recherchaient le goût turc. C’est pour ça que celles qui travaillaient dans ces cafés s’habillaient comme des Turques du harem, avec des feredzédes... Ils pensaient ainsi qu’ils étaient des pachas, des aghas, des kaïmakams... Ils n’interprétaient pratiquement que des chants et des danses turques là- dedans »53. 34 De tels témoignages doivent évidemment être manipulés avec précaution. Ils constituent en effet des cas extrêmes qui ne doivent pas nous faire oublier ce que révèle un examen approfondi de l’ensemble des sources : dans la Smyrne du XIXe siècle, contrairement à Istanbul, les musiques « occidentales » et « orientales » ne se contentent pas de coexister plus ou moins, elles se métissent en transcendant toutes les barrières sociales et ethnico-religieuses54. Certaines constituantes de ce métissage

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proviennent de pratiques communes aux Grecs et aux Turcs qui trouvent leur origine hors de l’espace urbain.

De l’espace urbain à l’espace rural

35 À Smyrne, il n’est pas rare que les mêmes musiciens qui se produisent dans les cafés musicaux de la ville animent aussi les bals de quartiers et de village, lors de la célébration de fiançailles, de mariages, de baptêmes ou lors des fêtes corporatives (ill. 3) et religieuses. Ces dernières en particulier fournissent l’occasion de contacts rapprochés entre les différents millets. Des Turcs musulmans se joignent aux célébrations des grandes fêtes religieuses orthodoxes, comme lors des festivités du carnaval55, tandis que des Grecs orthodoxes participent régulièrement aux festivités musulmanes, assistant aux représentations de karagoz et écoutant aussi probablement les meddah et les aşık qui se produisent aux abords du célèbre Pont des Caravanes. Particulièrement significative de ces échanges semble être l’incorporation du héros légendaire de l’épopée turkmène « Koroğlu » aux cérémonies du Carnaval orthodoxe smyrniote sous la forme d’une danse-farandole, le « Kioroglou »56.

36 Le couple d’instruments associé non seulement aux célébrations « villageoises » des Turcs d’Anatolie, mais également aux fêtes rurales des populations helladiques est évidemment celui formé par le zurna et le davul 57.Or ces instruments sont qualifiés de « musique de Hamit » par la chanteuse A. Papazoglou, qui affirme qu’ils n’étaient employés par les Grecs smyrniotes que lors du Carnaval58. Le fait qu’une association instrumentale courante à l’époque et jusqu’à nos jours en Grèce rurale59, qui n’est certainement pas la plus fréquemment entendue à la cour du sultan Abdül-Hamid, soit perçue au même moment à Smyrne comme représentative de l’autorité suprême de l’Empire ottoman nous en dit long, d’une part, sur les souvenirs encore vivaces du mehter et, d’autre part, sur l’assimilation par les Grecs de Smyrne d’une identité clairement « citadine », en dépit des liens étroits de la ville avec son hinterland. 37 L’emploi des tambours à calice, qui relèvent, eux aussi, de « la musique de Hamit » (ill. 4), semble également être limité aux amateurs et à la période du Carnaval : le Lundi pur60, les enfants grecs achètent les mêmes petits dumbelek/τουμπελέκι en terre cuite et peau de mouton61 que les enfants turcs emploient encore aujourd’hui à Smyrne. Pas plus que le zurna ou le davul, le dumbelek n’apparaît ni dans les enregistrements d’époque, ni dans les descriptions concernant les musiciens professionnels grecs smyrniotes.

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Danse de Zeybeks

Illustration n° 5 : carte postale du début du XXe siècle, reproduite dans l’ouvrage Σμύρνη, η μητρόπολη του μικρασιατικού ελληνισμού, Athènes, Efessos, 2001, p. 193. Des Zeybeks (accompagnés par des musiciens dont un semble jouer de l’ikitelli et un autre du dumbelek) dansent en présence d’offciers de l’armée ottomane.

38 Les luths à long manche, indissociables des pratiques musicales des aşık, sont d’un usage courant parmi les Grecs de nombreuses régions dès l’époque byzantine. En 1842, A. de Valon décrit une jeune fille grecque dans les environs de Buca, jouant d’un instrument de la famille des tambura « La chanteuse reprit d’un ton indolent un éternel récitatif, en s’accompagnant d’un instrument nouveau pour moi. C’était tout simplement un bâton long de deux pieds autour duquel trois cordes étaient tendues. On comprend quelle devait être l’harmonie de cet objet... »62. Mais l’emploi de tels instruments par les Grecs smyrniotes semble se restreindre au point de n’être plus évoqués, à la fin du XIXe siècle, que dans un contexte carcéral63.

39 La place dévolue à la danse dans le contexte des séances musicales en plein air explique peut-être le grand nombre de cycles rythmiques que partagent en revanche les Grecs et les Turcs smyrniotes. Les plus fréquents sont le çifte telli/τσιφτετέλι 64 – répandu sur une aire qui s’étend du Moyen-Orient aux Balkans et à l’Afrique du Nord et sur lequel s’exécute la fameuse « danse du ventre » – ainsi que deux cycles asymétriques, le karşılama /καρσιλαμάς 65 et surtout, roi incontesté, le zeybek/ζειμπέκικο (ill. 5) 66. L’emploi de ces cycles rythmiques fait cependant l’objet d’exploitations différentes selon les cas. À titre d’exemple, le zeybek, tel qu’il est exécuté par les musiciens grecs au début du XXe siècle, peut atteindre un tempo extrêmement rapide, inhabituel chez les musiciens turcs de l’époque, d’après les sources discographiques existantes67.

Après la tourmente

40 Après les événements de 1922, une grande partie du patrimoine musical commun qui vient d’être évoquée sera combattue sur les deux rives de l’Égée : en Grèce, car

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considéré comme l’incarnation des années de soumission aux Turcs et d’un Orient jugé barbare et primitif ; dans la jeune République turque en tant que « symbole » du cosmopolitisme décadent ottoman68. Mais si la chasse à cette musique indésirable est immédiatement décrétée en Turquie, en Grèce, elle bénéficie d’un sursis jusqu’au milieu des années 1930. Cet entre-temps suffira à assurer la sauvegarde de ce que C. Poché nomme la « quatrième voie de la musique ottomane »69, qui disparaît avec l’Empire, mais survivra en Grèce grâce aux efforts associés des musiciens smyrniotes et de leurs confrères originaires d’Istanbul.

41 Car dans un apparent paradoxe, les pratiques musicales des Grecs smyrniotes s’« ottomaniseront » de façon radicale après 1922. L’étude comparée des enregistrements réalisés à Smyrne et Istanbul avant 1922 et de ceux réalisés en Grèce entre 1925 et 1935 est à ce titre fort révélatrice70 . Cette tendance se manifeste également dans le fait que les réfugiés smyrniotes – ainsi que d’autres Micrasiates – emploient des mélodies qu’ils partagent avec les Turcs pour relater le drame vécu à la suite de la défaite militaire hellénique en Asie Mineure et afin d’exprimer la douleur du déracinement. Un exemple en particulier retient l’attention. C’est celui d’une marche militaire connue en Turquie comme étant l’œuvre du compositeur Mehmet Ali Bey (1825-1893), sous le titre de « Eski Plevne Marşı »71 qui devient un thrène sur l’incendie de Smyrne72. Le rébétiko ne saurait enfin être oublié, car c’est essentiellement à travers lui que les pratiques musicales partagées par les Grecs et les Turcs, transmises par les réfugiés, ont fini par s’imposer à la société grecque, en dépit de nombreux obstacles.

Illustration no 6 : dessin humoristique de K Mitropoulos, paru le 14.01.2003 dans le quotidien Ta Néa.

À la lecture de la « une » du journal, intitulée « Tragédie ! Une mère et ses enfants brûlés vifs dans un préfabriqué », le premier personnage s’interroge : — Quand est-ce que cela est arrivé ? Avant le du (de la) préfet de région ? — Non ! Après le zeybékiko de la commissaire (européenne).

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42 Sur l’autre rive de l’Égée, les pourfendeurs du patrimoine musical de l’Empire ottoman n’ont pas davantage gagné la bataille puisque ce patrimoine a fini par être réhabilité. Les enregistrements réalisés en Turquie depuis quelques années, notamment par K. Erguner, témoignent en outre d’une nette volonté de revenir aux sources de la musique savante ottomane, à une orchestration plus riche, à des tempi plus lents et à un style plus solennel que celui des enregistrements du début du XXe siècle. Étrangement, cette esthétique musicale revisitée influence un bon nombre de productions discographiques grecques consacrées aux musiques de Smyrne depuis le début des années 90. Les liens entre les styles de la musique liturgique grecque orthodoxe et de la cour ottomane ressurgissent à l’occasion de ces enregistrements, des chantres étant souvent choisis comme interprètes73. Signe qu’en dépit des drames historiques, les liens demeurent, générant de nouvelles interactions et un intérêt accru des deux côtés pour un héritage musical commun.

Illustration no 7 : couverture du supplément ’Epsilon du quotidien Eleftherotypia, daté du 18.01.2004.

Andreas (lors d’une fête syndicale en janvier 1979) et Georges Papandréou (en juin 2001, sur l’île de Samos et en présence d’Ïsmail Cem) dansant le « long zeybekiko politique ».

43 Au sein de cet héritage, le zeybékiko occupe assurément une place à part. Il n’a certes pas attendu 1922 pour se faire connaître en Grèce, mais c’est sans conteste aux réfugiés smyrniotes qu’il y doit sa gloire actuelle. Omniprésent dans la musique populaire grecque, le zeybékiko, qui hante les nuits blanches de la jeunesse d’Athènes, du Pirée ou de Salonique, est devenu depuis l’arrivée au pouvoir du parti Pasok, au début des années 1980, un passage quasi obligé dans le parcours public des hommes politiques (ill. 6). Lorsque le ministre des Affaires étrangères G. Papandréou rencontre son homologue turc I. Cem sur l’île de Samos en juin 2001, il danse... le zeybékiko (ill. 7). Le 25 décembre 2002, le ministre de la Culture E. Venizélos rend visite à des enfants

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tziganes à Ayia Paraskevi, dans la banlieue d’Athènes : il danse... le zeybékiko. Quelques jours plus tard, la préfet de région F. Genimata célèbre sa fête onomastique : elle danse... le zeybékiko. Et même si Mustafa Kemal avait finalement matérialisé son projet constituant à faire du zeybek la danse nationale turque, plus personne aujourd’hui en Grèce ne songerait à contredire A. Papazoglou lorsqu’elle déclarait : « Et maintenant que doit-il se passer ? Étant donné qu’ils dansaient le zeybékiko, nous on ne doit pas le danser ? Le zeybékiko est aussi vieux que le monde... »74

NOTES

1. Date du débarquement des troupes hellènes consécutif à la défaite ottomane lors du premier conflit mondial. 2. Selon l’expression de l’académicien J. Michaud (1767-1839), Correspondance d’Orient, vol. 1, Paris, Ducollet, 1833, p. 249. 3. Les termes « grec » et « turc » sont évidemment employés ici dans leur sens ottoman de membres des millets grec orthodoxe et turc musulman, et non pas dans leur sens actuel de ressortissants des deux États-nations correspondants. 4. Économie à laquelle les Grecs contribuent fortement puisque, seuls concurrents sérieux des Occidentaux à Smyrne, ils disposent de réseaux commerciaux s’étendant de l’intérieur de l’Anatolie jusqu’à l’Amérique et au sous-continent indien. Cf. E. Frangakis-Syrett, “The Economie Activities of the Greek Community of Izmir in the Second half of the Nineteenth and Early Twentieth Centuries”, Ottoman Greeks in the Age of Nationalism, (dir. C. Issawi & D. Godivas), Princeton, Darwin Press, 1999, pp. 17-44. 5. “Ottoman Music”, New Grave Dictionary of Music and Musicians, 2001, pp. 809-814. 6. Notamment dans les enregistrements réalisés par K. Erguner. 7. “Hakhamim, Dervishes, and Court Singers: The Relationship of Ottoman Jewish Music to Classical Turkish Music”, The Jews of the Ottoman Empire (dir. L. Avigdor), Princeton, Darwin Press, 1994, p. 587. 8. Depuis le milieu des années 1990, certains d’entre eux, tels Bülent Aksoy et Cern Behar, emploient également le terme de « musique ottomane ». 9. Tel est le cas de C. Ponton (1725- ?) dans son fameux Essai sur la musique orientale comparée à la musique européenne, manuscrit rédigé en 1751, publié par N. Eckhard, The Science of Music in Islam, vol. 4, Institute for the History of Arabic-Islamic Science at the Johann Wolfgang Goethe University Frankfurt am Main, 1999, pp. 277-340. 10. Les sources prises en compte dans cette étude comprennent, d’une part, des documents sonores-enregistrements d’artistes smyrniotes réalisés à Smyrne et Istanbul avant 1922 et, d’autre part, des récits de voyageurs occidentaux, des articles parus dans la presse smyrniote et athénienne, ainsi que des témoignages recueillis auprès des réfugiés après 1922. Concernant la discographie des artistes grecs smyrniotes, consulter P. Kounadis, Εις ανάμνησιν στιγμών ελκυστικών (En souvenir de moments attrayants), tome I, Athènes, Katarti, 2001 et A. Kalyviotis (en collaboration avec N. Dionysopoulos), Σμύρνη, η μουσική ζωή 1900-1922 (Smyrne, la vie musicale), Athènes, Music Comer/Tinella, 2002. 11. En cela Smyrne, partageant le sort des autres villes provinciales d’Asie Mineure, subit les conséquences de la centralisation de cette musique à la cour ottomane, en particulier après le

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XVIIe siècle. Cf. W. Feldman, Music of the Ottoman Court, Berlin, Verlag für Wissenschaft und Bildung, 1996, pp. 52-54. 12. Né à Mytilène et descendant d’une lignée de hâfız, Tanbûrî Ali Efendi (1836-1902) exerce l’office de muezzin au Sérail de 1862 à 1885, date à laquelle il quitte Istanbul pour s’installer à Smyrne où il prodigue son enseignement à Rakım Elkutlu (1872-1948). Selon le musicologue Y. Öztuna (Türk musikisi ansiklopedisi, tome I, Istanbu, 1969), le « romantisme » et le « lyrisme » de Tanbûrî Ali Efendi auraient fortement influencé l’œuvre du légendaire Tanbûrî Cemil Bey (1871-1916). 13. Né à Larissa (Thessalie) et membre de la confrérie des Mevlevis, Âsım Bey (1852-1929) doit à sa maîtrise du girift (flûte oblique en roseau plus petite que le ney) son surnom de Giriftzen. C’est toutefois en tant que joueur de ney qu’il se fait connaître lors de sa résidence à Smyrne entre 1869 et 1872. Pour plus de détails concernant ces musiciens, consulter Y. Öztuna, op.cit. 14. Dont les plus célèbres sont sans doute Şemtov Şikar (Hoca Santo) ( ?-1920) et Isak al-Gazi (1889-1950). 15. L’un des trois inventeurs de la nouvelle notation musicale « byzantine », Chtysanthos de Brousse ( ?-1843), Métropolite de Smyrne durant les dernières années de sa vie, lègue à la ville plusieurs disciples. 16. Cf. M. Dragoumis, «Το ισλαμικό στοιχείο στη μουσική μας παράδοση» (L’élément islamique dans notre tradition musicale), Αμητός στην μνήμη του Φώτη Αποστοροπούλου (Mélanges offerts à la mémoire de Fotis Apostolopoulos), Athènes, Centre d’études d’Asie Mineure, 1984, p. 310-316. 17. Dans l’ouvrage το Θέατρο στη Σμύρνη (1657-1922) (Le théâtre à Smyrne), Athènes, 1954, p. 107, S. Solomonidis évoque la décoration par le sultan Abdül-Hamid du flûtiste, compositeur et chef d’orchestre Victor Kallégias ( ?-1912), sans toutefois spécifier si ce dernier s’était rendu en personne au palais impérial d’Istanbul. Ce musicien, du reste, semble avoir été davantage familier des marches et opérettes européennes que de l’art du makam. 18. L’expression est empruntée à l’article de J. During intitulé « L’autre oreille, Le pouvoir mystique de la musique au Moyen-Orient », Cahiers de musiques traditionnelles n o 3, « Musique et pouvoirs », Genève, Ateliers d’ethnomusicologie/AIMP, 1990, p. 55-78. 19. L’instrument le plus complexe de la famille des luths à long manche. 20. Longue flûte en roseau, instrument de prédilection des Mevlevis. 21. La plupart sont violonistes, à l’instar de I. Alexiou, dit Iovanikas, qui, arrêté en 1922, devra la vie sauve à un bey qui appréciait ses talents de musicien. Cf. D. Archigénis, Τα συνάφια στη Σμύρνη (Les corporations de Smyrne), Athènes, 1979, p. 147. 22. Luth à manche court et cithare sur cadre à cordes pincées, instruments peu pratiqués au XIXe siècle dans la musique savante ottomane et réintroduits au début du XXe depuis la Syrie et l’Égypte. 23. Instrument appartenant à la famille des luths à manche court, qui n’est autre que la kobza employée jusqu’à nos jours en Roumanie. 24. Absence à relier à celle des formes reposant sur les cycles longs et complexes. 25. Terme désignant à la fois l’échelle musicale et les règles de la conduite mélodique. 26. Cf. W. Feldman, 1996, p. 235. 27. L’emploi occasionnel par les Grecs de la région de Smyrne d’échelles diatoniques comparables à celles encore pratiquées dans les noubas du Maroc et d’Algérie est peut-être à mettre au compte de ce conservatisme, mais la question dépasse le cadre du présent article. 28. Forme semi-improvisée selon les règles du makam. 29. La dénomination grecque serait dérivée du turc « aman » (pitié), mot répété tout au long de l’amané. Cf. M. Dragoumis, «Σχόλιο για τον αμανέ» (Notes sur l’amane), TRAM, n o 2 (septembre 1976) p. 151-157. 30. «Tούρκικοι και ρωμέικοι ανανέδες» selon D. Archigénis, op. cit., p. 157.

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31. Comparer le gazel intitulé Haberin var mı saba kakül-ü (As-tu appris la nouvelle ?), en makam sabâ, enregistré en 1904 pour la firme Zonophone par Hâfiz Mehmet Bey (CD Archives de la musique turque, vol. 1, plage 1) et le Hedzaz manés interprété par I. Tsanakas en 1912 pour le compte de la firme Favorite [CD Αυθεντικά τραγούδια ηχογραφημένα στη Σμύρνη και στην Πόλη από το 1922 (Chansons authentiques enregistrées à Smyrne et Constantinople avant 1922), plage 14]. 32. Selon D. Archigénis (op. cit., p. 157), « Non seulement les Turcs deviennent fous en les entendant, mais aussi les Grecs smyrniotes ». 33. Motif répété de façon continue. 34. Op. cit., p. 311. 35. Cf. W. Feldman, 1996, p. 282. 36. «Ο λαός διασκεδάζει» (Le peuple s’amuse), Παμπαγάς 27.7.1886, cité par T. Hadzipantazis, Της Ασιάτιδος μούσης ερασταί... (Les amants de la muse asiatique), Athènes, Stigmi, 1986, p. 127-128. 37. L’absence actuelle de données biographiques relatives aux demoiselles Clotilde et Maria ne permet pas de déterminer si ces chanteuses, dont le nom figure sur des étiquettes de disques 78 tours enregistrés à Smyrne en 1909 par la firme Gramophone, sont effectivement Smyrniotes. 38. Un catalogue des disques Gramophone, reproduit par A. Kalyviotis (op. cit., p. 181-184), comporte un Sabah taxim interprété en 1910 au violon par un certain M. Mitsos. 39. Mentionnées par A. Papazoglou, Τα χαϊρια μας εδώ, (Notre bonne fortune en ces lieux), mémoires recueillis par I. Papazoglou, Athènes, 1986, p. 140 et S. Prokopiou, Σεργιάνι στην παλιά Σμύρνη (Promenade dans la vieille Smyrne), Athènes, 1949, p. 166. 40. Constituée de deux lignes mélodiques contrastées, d’une modulation dans la partie médiane, d’un retour à l’une des deux lignes mélodiques du début et d’une ritournelle instrumentale servant lieu de refrain (aranağme). 41. Comparer le peşrev de Numan Aga (CD L’art du tanbur, Talip Özkan, plage 4) et Ο ουρανός κι αν σκοτεινιάσει (Même si le ciel s’obscurcit) [CD Αρχείο Ελληνικής μουσικής, Σμύρνη, Ιωνία, (Archives de musique grecque, Smyrne, Ionie), plage 9]. 42. L’origine de ce terme est vraisemblablement due à la harpe çengı dont jouaient ces danseuses. 43. Récit de C. G. Addison, Damascus and Palmyra, A Journey to the East, vol. 1, Londres, 1838, cité par R Beyru, “Social life in Izmir in the first Half of the 19th century”, Three Ages of Izmir, Palimpsest of Cultures, Istanbul, Yapı Kredi Yayımları 1993, p. 206. 44. Cf W. Feldman, 2001, op. cit. L’aksak est dans ce cas précis le cycle asymétrique habituellement transcrit en 9/8. Le syrtos, sur une mesure à 214, est la danse la plus répandue parmi les populations grecques. La hora, également de nature binaire, est réputée provenir de Roumanie. 45. Vièle d’ongle. 46. Luth à manche court à la caisse moins volumineuse que celle du ’ud et comportant des frettes. 47. Cf. livret accompagnant le CD Archives de la musique turque. 48. Comparer le kanto Ah benim biricigim (Toi, mon unique amour), enregistré en 1905 pour Zonaphone par le Stambouliote Abraham Caracach Effendi (CD Archives de la Musique Turque, vol. 1, plage 16) et le Tsifte telli de l’Elliniki Estoudiantina, enregistré en 1909 à Smyrne pour la firme Gramophone (CD Αυθεντικά τραγούδια ηχογραφημένα στη Σμύρνη και στην Πόλη από το 1922, plage 5). 49. Grecques, Arméniennes, Juives et Tsiganes, qui possèdent souvent une voix rauque, de tessiture moyenne ou grave, à l’instar de Victoria Hamm (CD Archives de la Musique Turque, vol. I, plage 6). 50. Ensemble constitué de guitares et de mandolines, également connu sous le nom d’estoudiantina. 51. Association qui fait évidemment penser aux musiciens juifs (klezmorim) et tziganes d’Europe centrale et orientale. Selon W. Feldman (1996, p. 163), le déclin du santûr dans la musique de la cour ottomane serait du au changement du système d’intonation qui intervient à la fin du XVIIIe siècle.

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52. Ainsi que par la haute bourgeoisie arménienne, juive et levantine. 53. Op. cit., p. 57, 58. 54. Bien entendu, le kanto a souvent été fourni comme exemple de la pénétration des modèles culturels européens dans l’Istanbul de la fin du XIXe siècle. Sur un plan strictement musical pourtant, hormis l’instrumentarium, le kanto n’emprunte que peu d’éléments à l’idiome « occidental », contrairement à certaines formes développées par les Grecs de Smyrne. La remarque ne vaut évidemment que pour la période prérépublicaine. 55. S. Prokopiou, op. cit., p. 98. 56. S. Prokopiou, op. cit., p. 98. 57. Le premier est un instrument de la famille des hautbois et le second un tambour à double- face. 58. A Papazoglou, op. cit., p. 6. 59. Et répandue du reste sur une aire géographique très vaste. 60. Premier jour du Carême orthodoxe. 61. A Papazoglou, op. cit., p. 218. 62. « La Turquie sous Abdul-Medjid », Revue des Deux Mondes, 1 er mai 1844, cité par J. C. Berchet, Le voyage en Orient, Paris, Robert Laffont, p. 359, 360. 63. C’est dans ce contexte que S. Prokopiou (op. cit. p. 320) et A Papazoglou (op. cit. p. 53) mentionnent des Grecs jouant du baglama (il s’agit ici du luth à trois cordes appelé cura en Anatolie) et de l’ikitelli (comportant deux cordes, ainsi que son nom l’indique). Toujours selon les mêmes auteurs, il est à noter qu’entre les mains des Turcs et des Arméniens ces deux instruments ne semblent pas avoir la même connotation. 64. Sur une mesure à 4/4 dont les deux premiers temps sont syncopés. 65. Habituellement transcrit en 9/8 (2+2+2+3). 66. Habituellement noté 9/4 (2+2+2+3 ou 3+2+2+2). 67. Cf. Μενεμέν Ζεϊμπέκ (Menemen zeybek), enregistré vers 1910-1911 à Istanbul pour la firme Odéon par l’Estoudiantina Smymiote (Αυθεντικά τραγούδια ηχογραφημένα στη Σμύρνη και στην Πόλη από το 1922, plage 18). 68. Cf. C. Behar, « Ziya Gokalp, le kémalisme et la musique classique turque », Cahiers d’études sur la Méditerranée orientale et le monde turco-iranien, n o 11, Paris, CEMOTI, 1991, p. 9-16 et K. Erguner, « Alla Turca-Alla Franca, les enjeux de la musique turque », Cahiers de musiques traditionnelles n o 3, « Musique et pouvoirs », Genève, Ateliers d’ethnomusicologie/AIMP, 1990, pp 45-56. 69. Livret accompagnant le CD Archives de la musique turque. 70. Cf. de l’auteur, « L’amané ou la complainte du réfugié », Délectations moroses, Paris, L’Harmattan (sous presse). 71. Cf. CD Osmanlı Marşlan, The Ottoman Military Music in 78 rpm records, plage 8. La marche est en fait une adaptation d’un hymne du XVIe siècle, dédié à Osman Paşa (Ancient Turkish Music inEurope, Kecskés Ensemble, plage 7), ainsi que le signale M. Dragoumis à propos de la version grecque de la mélodie «Μια μουσική αποστολή στη Σαμοθράκη το 1961» (Une mission musicale à Samothrace), Πρακτικά του ΣΤ’ Συμποσίου Λαογραφίας στο Βορειοελλαδικού χώρου, η ιστορική αρχαιολογική και λαογραφική έρευνα για τη Θράκη, Κομοτινή-Αλεξάνδρουπολη, 7-10 Maîov 1989 (Actes du 6e symposium laographique de la Grèce du Nord : La recherche historique, archéologique et laographique en Thrace, Komotini-Alexandroupolis, 7-10 mai 1989), Thessalonique, 1991, p. 39]. 72. Σαν της Σμύρνης το γιαγκίνι (Un incendie tel que celui de Smyrne), CD Αρχείο ελληνικής μουσικής, Σμύρνη, Ιωνία, plage 13. 73. Comparer les enregistrements de Πέργαμος (Pergamos) par N. Kalaïdzis (chant) et N. Gouvendas (violon) en 1996 (CD Αρχείο ελληνικής μουσικής, Σμύρνη, Ιωνία, plage 7) et du Peşrev du

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Fasıl Hidjaz Humayun par l’Ensemble de Kudsi Erguner en 1990 (Fasıl, Musique de l’Empire ottoman, page 1). 74. Op. cit. p. 54.

RÉSUMÉS

À la fin de l’Empire ottoman, les pratiques musicales des Grecs de Smyrne se distinguent de celles des Turcs par leur caractère incontestablement « métis », dû notamment à une large adoption d’éléments du langage musical « occidental » et aux particularités d’un instrumentarium où prédominent l’association violon-santûr/sandouri et la mandolinata. Néanmoins, les musiciens grecs smyrniotes continuent jusqu’au début du XXe siècle à partager avec les Turcs ottomans le système modal du makam, certaines formes des répertoires savant et semi savant, ainsi qu’un large éventail de cycles rythmiques, issus des répertoires « populaires », dont certains, à l’instar du zeybek/zeybekiko, sont désormais emblématiques de l’identité culturelle grecque contemporaine.

During the late Ottoman period, the broad incorporation of “Western” musical traits and the predominance of two instrumental ensembles, the one mainly combining violin and santûr/ sandouri and the other one containing guitars and mandolins, distinguish Smymaian Greek musical practices from those of the Turks. Nevertheless, Smymaian Greek musicians continued until the beginning of the 20th century to share with the Ottoman Turks the modal system of the makam, certain parts of the fasıl as well as many rhythmic cycles, originating from the “popular” repertoire, some of which, such as the zeybek/zeybekiko, have become emblems of contemporary Greek cultural identity.

Στο τέλος της Οθωμανικής αυτοκρατορίας, οι μουσικές πρακτικές των Ρωμιών της Σμύρνης διαφοροποιούνται απ’αυτές των Τούρκων με το αναμφισβήτητα μικτό χαρακτήρα τους. Αυτό οφείλεται στην σημαντική υιοθέτηση της δυτικής μουσικής γλώσσας και στις ιδιοτροπίες ενός ρεπερτόριου στον οποίο επικρατούν ο σύνδεσμος βιολί-σαντούρι και η μαντολινάτα. ’Ομως οι Ρωμιοί μουσικοί της Σμύρνης συνεχίζουν ως την αρχή του 20ου αιώνα να μοιράζουν με τους οθωμάνους Τούρκους τον τροπικό σύστημα του μακάμ, μερικές μορφές του λόγιου και ημιλόγιου ρεπερτόριου καθώς και μια μεγάλη ποικιλία ρυθμικών κύκλων από τους οποίους μερικοί -σαν το ζεϊμπέκ- ζεϊμπέκικο- έγιναν σήμερα έμβλημα της σύχρονης πολιτισμικής ελληνικής ταυτότητας. σμυρνέϊκο τραγούδι, ζεϊμπέκ-ζεϊμπέκικο, μουσικά όργανα, ούτι, τουμπελέκι, μακάμ, λύρα-πολίτικη λύρα, κεμεντζές, ζουρνάς, νταούλι, αμανές, λύρα

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INDEX

Index géographique : Smyrne motsclesmk Распеани Смирна, Амане, Жебекико, Уд, Думбелек, Лира, Макам, Тамбур, Кемеџе, Зурна, Давул, Смирна, Почетокот на дваесеттиот век, Антропологија Thèmes : Anthropologie, Musicologie Mots-clés : chant smyrniote, zeybekiko, zeybekiko, instruments de musique, oud, oud, dumbelek, dumbelek, lyra, lyra, makam, tanbur, amané, zourna, davul, davul Keywords : Smyrnian songs, Amane, Zeybekiko, music instruments, Ud, Dumbelek, Lyra, Makam, Tanbur, Zurna, Davul, Early twentieth century, Anthropology motsclestr ızmir’in şarkı, amane, zeybek, ud, dumbelek, lyra, makam, kemence, tanbur ou tanbû, zurna, davul Index chronologique : vingtième siècle

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Modes et fonctions du voyage de pèlerinage des Gréco-pontiques en Turquie orientale Forms and Fonctions of the Pontic Coast Greek Inhabitants Pilgrimage Journey to Eastern Turkey Μορφές και λειτουργίες του προσκυνηματικού-ταξιδιού των Ελληνο-Πόντιων στην Ανατολική Τουρκία

Georges Drettas

Le tourisme de pèlerinage

1 Pèlerin, du latin peregrinus ; le terme spécifique à certaines langues romanes nous renvoie à la genèse d’un phénomène social qui est loin d’être limité aux pratiques ambulatoires que le christianisme occidental a entretenues et favorisées jusqu’aux bouleversements idéologiques que la Réforme protestante, a répandus, de façon directe ou indirecte, sur l’ensemble de l’aire catholique romaine.

2 En fait, le discours ordinaire de la grande majorité des Européens et, par voie de filiation, des Américains, reflète la cristallisation d’une pratique que la modernité n’a pas amoindrie, mais, au contraire qu’elle a rendue plus facile, presque banale. Après Rome, la trop fameuse « Terre sainte », Saint-Jacques-de-Compostelle, des lieux plus modestes et plus récents n’ont cessé d’apparaître, tels Lourdes, Fatima ou Lisieux. Mais l’on sait bien que l’espace occidental n’est pas premier dans l’histoire du tourisme religieux. 3 L’étude désormais classique de Pierre Maraval (1985) complétée par les travaux des autres byzantinologues (cf. A. Ducellier, 1986) a montré qu’une nouvelle réalité avait émergé à la fin de l’Empire romain unitaire et durant la période proto-byzantine (IVe - VIe siècles) dans un espace qui allait être défini comme contenant des « lieux saints » et, de façon plus centrale, la « terre sainte ». Les composantes du processus en question

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sont multiples et si certains éléments sont empruntés au judaïsme prérabbinique, certains traits « postpaïens » ne sont pas à exclure, tel le culte des images ou des reliques. Cela dit, une influence bouddhiste ne peut être exclue, surtout en ce que concerne les espaces liés au monachisme ou à la pratique des acrobaties ascétiques comme celles des stylites. 4 L’Empire chrétien, qui apparaît au IVe siècle avec le règne de Constantin, a favorisé la cristallisation d’éléments hétérogènes dont les références sont multiples, qu’il s’agisse des traditions bibliques, puis évangéliques, ou de la vénération des « témoins de la foi », victimes des grandes persécutions, auxquels vont être associés les « pères du désert », ermites et thaumaturges. Cet ensemble va constituer un espace sacré dont le centre se situe non pas à Constantinople, capitale de l’Empire orthodoxe, mais à Jérusalem, modèle de la permanence monothéiste. 5 Ce lieu représente dès lors la destination par excellence du voyage sacré, situé au milieu d’un réseau complexe de sites qui lui sont en quelque sorte subordonnés dans une hiérarchie idéelle où les mérites acquis se mesurent à l’intensité symbolique de la distance parcourue. Il convient de souligner le fait que l’espace orthodoxe, anti- ou pro- chalcédonien, a cristallisé la valeur symbolique de la hiérarchie des lieux après l’expansion de l’islam, aux VIle siècle. Le voyage à Jérusalem et dans ses environs fait acquérir au pèlerin des mérites spécifiques, mais surtout un prestige durable lorsqu’il revient dans sa communauté d’origine. 6 Avec l’islam, la pratique du pèlerinage se voit renforcée à tous les points de vue, puisqu’elle devient une obligation fondamentale, l’un des cinq arkân de la foi. Le terme qui désigne cette réalité, le hajj, en montre la filiation par rapport au judaïsme et au christianisme, puisqu’il est directement apparenté au mot hag qui désigne, en hébreu et en araméen, les grandes fêtes du calendrier, centrées sur le temple de Jérusalem jusqu’à la guerre de 70-71 de notre ère. 7 Lien avec la tradition monothéiste d’une part, mais d’autre part innovation radicale qui s’accomplit avec le changement de qibla, d’orientation de la prière, qui se détourne de Jérusalem pour se fixer vers la Mecque. De la même façon, le pèlerinage, auquel une période spéciale est consacrée, s’effectue à la Mecque, avec un centre matériel très évident, la kaaba, qui représente une forme de litholatrie. Bien entendu, pour les chrétiens de langue arabe, Jérusalem reste la « Sainte », ’al-Quds. Autour de ces centres, des pèlerinages secondaires se développeront, plus ou moins éloignés du lieu modèle. On pense bien sûr aux centres chiites, comme Kerbela, ou à la multiplicité des sanctuaires locaux. Le judaïsme séfarade aura à Safed, en Galilée, une référence locale étayée sur la concentration des maîtres kabbalistes. 8 Au cours du temps, la similarité fonctionnelle du pèlerinage à la Mecque pour les musulmans et à Jérusalem pour les chrétiens orthodoxes apparaît de plus en plus clairement, surtout après le XVIe siècle, lorsque l’Empire ottoman réunit dans un même ensemble la totalité des territoires sacrés. Cette proximité formelle de la pratique se reflète dans le vocabulaire, puisque les termes arabes hajj « pèlerinage », hajji « pèlerin » passeront en turc hac, hacı, et de là dans les autres langues de l’Empire (grec, bulgare, albanais, etc.). Le mérite acquis par le pèlerinage s’exprime par le titre de hacı (en grec xadzi(s)) que celui qui a réalisé le voyage à la Mecque ou à Jérusalem a le droit d’ajouter comme préfixe à son nom ou à son patronyme. Aujourd’hui encore, cette possibilité de modifier le nom existe en Grèce (par exemple Kostas devient Xadzikostas, etc.)

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9 Comme nous le laissions entendre au début de notre exposé, les effets matériels du pèlerinage sont aussi importants que ses effets symboliques. En effet, les pèlerins doivent se déplacer sur des distances plus ou moins longues. Ils doivent également disposer de gîtes d’étape où ils pourront se reposer et se nourrir. Enfin, leur sécurité est un élément essentiel au bon fonctionnement du système. On voit aujourd’hui encore que la question des « Lieux saints » demeure un enjeu central des politiques régionales. En osant, à titre d’image, un anachronisme terminologique, nous dirons que les voyages sacrés ont constitué une sorte de prototourisme qui crée un marché des services. Ceux- ci pourront être assurés soit par des fondations pieuses, monastères, foyers d’accueil, etc., soit par des professionnels de l’hôtellerie ou de la restauration. On voit aujourd’hui encore, dans la partie occidentale de Jérusalem, l’impressionnant Russian Compound, l’ensemble russe constitué à la fin du XIXe siècle pour aider les milliers de pèlerins pauvres qui venaient de toutes les parties de l’Empire russe. Il y a également des installations grecques dans le quartier chrétien de la vieille ville, ainsi que la Greek Colony située à proximité de la route menant à Bethléem, dans la zone appelée aujourd’hui ’emeq rephaïm. Tous les monastères orthodoxes possèdent un foyer, appelé en grec ksenonas, destiné aux voyageurs, mais leurs capacités d’accueil étaient limitées. Avec la modernisation des techniques de transport (bateau, train, puis avion), le temps consacré au voyage s’est considérablement réduit. Parallèlement à ce phénomène, la baisse relative du prix des transports aériens a rendu les pèlerinages accessibles à un grand nombre d’usages potentiels. Cet élément, seul trait dû à la modernité dans la pratique du pèlerinage, a favorisé le développement des services qui se sont inscrits de plus en plus nettement dans ce que les économistes appellent « l’industrie touristique ». Aujourd’hui, les pèlerinages constituent une catégorie particulière des voyages organisés. 10 Afin de clore cette brève introduction, il n’est pas superflu de résumer la liste des éléments qui permettent de ranger un voyage dans la catégorie « pèlerinage » : • Il existe un territoire investi d’un caractère sacré. Ce territoire, qui peut se limiter à un endroit précis ou, au contraire, être constitué par une pluralité de lieux, est le but du voyage. • Le voyageur motive son déplacement par le désir de visiter le territoire sacré. • La motivation du pèlerinage implique une relation d’identification du voyageur à l’ensemble des traits religieux qui définit le caractère sacré des lieux visités. Il convient de retenir ce point assez fondamental, car il permet de spécifier le pèlerinage au sein de l’activité touristique. Par exemple, si vous n’êtes pas de religion samaritaine, le mont Garizim sera un élément du paysage comme un autre. Si vous ne vous rattachez pas à la tradition juive, la fameuse mer Rouge sera une destination touristique fort appréciée, certes, mais neutre. Enfin, la déambulation du « Chemin de Croix » à partir de la basilique du Saint Sépulcre, dans la vieille ville de Jérusalem, n’a de sens que pour les chrétiens de l’Église latine (les catholiques romains). En effet, les Églises orthodoxes, chalcédoniennes ou monophysites, ignorent cette pratique. • Le caractère sacré du lieu visité se fonde sur une histoire qui représente un élément essentiel à sa définition, puisque la matérialité spatiale constitue une preuve tangible du récit ou de la tradition religieuse. Pour que cette relation de détermination mutuelle puisse fonctionner, la localisation ne doit pas être mise en doute. La géographie sacrée fonctionne sur le mode de la croyance. Il est clair que la localisation du Golgotha, par exemple, ne doit pas être mise en doute. Dans ce modèle, la situation spatiale garantit la véracité de l’histoire.

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• Du point de vue individuel et collectif, le pèlerin augmente son capital symbolique. Cela dit, le mérite du voyage a fortement diminué avec la généralisation des transports aériens et des fournisseurs de service. Le temps des caravanes qui mettaient plusieurs mois pour atteindre la Mecque ou Jérusalem est bien révolu. • Si dans la genèse de la pratique, il y a un lien de détermination réciproque entre le tourisme et le voyage de pèlerinage, ce dernier se caractérise par un élément spécifique qui est représenté par la fonction du lieu comme témoin matériel d’une histoire. La référence d’événement doit pouvoir fonctionner comme assise d’identification pour le voyageur, dont l’investissement en temps, en fatigue et en argent se trouve ainsi justifié.

11 C’est ce dernier aspect qui permet de ranger dans la catégorie pèlerinage les voyages des personnes déplacées vers leurs lieux d’origine. Cette activité s’est développée après la Seconde Guerre mondiale et elle concerne plusieurs groupes d’acteurs sociaux. On peut mentionner, bien sûr, les anciens combattants, résistants et déportés qui visitent périodiquement les camps situés en Allemagne, en Pologne ou dans les autres pays occupés (France, Grèce, Ukraine, Biélorussie, etc.). Un autre groupe très important est celui des israélites victimes directes ou indirectes de l’extermination organisée par le Reich. Concernant aussi bien les pays de l’Europe occidentale (France, Italie, Belgique, Allemagne) que de l’Europe orientale (Yougoslavie, Grèce, URSS, etc.), les populations survivantes se rendent périodiquement en Pologne, dans les camps d’extermination, dont le plus connu est celui de Auschwitz-Birkenau.

12 On remarque un processus de pérennisation de ces voyages, qui peuvent être accomplis aujourd’hui par des petits-enfants, voire des arrière-petits-enfants des victimes. L’histoire familiale définitoire de chaque individu constitue un élément central du pèlerinage. Parallèlement au vécu familial, la visite des camps, des cimetières ou de ce qui reste des communautés disparues, revêt un contenu religieux, même chez les incroyants. En effet, la mémorisation est une notion centrale du judaïsme, et l’évocation des défunts relève du respect que l’on doit rendre à l’être humain en général. Bien entendu, la Shoah représente une donnée historique spécifique, mais certains de ses effets se rencontrent dans des situations moins tragiques. 13 On remarquera que la mode actuelle de la « mémoire » dans les sciences sociales a été en partie déterminée par les débats qui ont vu le jour lorsque les courants négationnistes, présents aux USA et en Europe, ont mis en question la réalité du souvenir oral, du témoignage individuel qui n’est pas matérialisé dans un document écrit. Cette problématique est très importante d’un point de vue méthodologique. On doit constater en effet que le document écrit dépend de l’oral dont il ne reflète parfois qu’une falsification parfois grossière. Les autorités allemandes de l’Europe occupée ont illustré abondamment ce genre de pratique, à tel point que les révisionnistes avaient beau jeu de réfuter la véracité du matériel produit par l’historiographie traditionnelle. Dans ce cadre, où le témoignage oral se voit dénier toute possibilité de servir de moyens de preuve, n’importe quel événement se voit mis en doute, dans la mesure où des évidences criantes ne relèvent plus que du domaine de la doxa. 14 Dans ce relativisme délirant, toute ébauche d’histoire sociale est assimilée au roman familial, dont la psychanalyse freudienne a montré l’importance. Or, de façon presque paradoxale, le lieu supplée au discours face aux mises en doute les plus radicales, car s’il est nommé, il s’est forcément passé quelque chose. Nous retrouvons par là un motif ancien que l’on repère dans la genèse de tous les pèlerinages où l’histoire et la croyance se confondent, car la fonction principale du repère local est ailleurs. Un exemple simple

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permettra d’illustrer cette question : Saint Georges, dont le culte est excessivement important dans toutes les régions du Proche-Orient, des Balkans et du Caucase, s’est vu attribuer au moins deux tombeaux. L’un se situe à Lidda/Lod, en Israël, l’autre se trouve quelque part en Cappadoce. Dans ce cas, la localisation précise, le sanctuaire, ne constitue pas un élément fondamental du culte. Le saint, du reste, se caractérise par une mobilité remarquable. Il a pu être ainsi adopté et adapté dans les environnements les plus divers.

Introduction au voyage

15 Nombre d’éléments évoqués précédemment se retrouvent dans les pratiques des personnes déplacées à la suite d’un événement historique majeur qui constitue une rupture radicale et douloureuse. Dans ces cas, l’histoire du groupe se confond avec les histoires familiales et individuelles.

16 La Première Guerre mondiale a frappé de plein fouet l’Empire ottoman en entraînant des pertes humaines considérables ainsi que des déplacements de population d’une ampleur inconnue jusque-là, en Europe orientale et au Proche-Orient. 17 En fait, la guerre a duré presque dix ans, pour la Turquie, de 1914 à 1923, qui voit se terminer la guerre gréco-turque, conclue par le traité de Lausanne. Il faut bien comprendre ici un fait essentiel : l’organisation internationale des États, la Société des Nations, visait, comme aujourd’hui l’ONU, à réguler les conflits régionaux en créant des mécanismes juridiques reconnus par tous. Or, dans les années 20, l’échange de populations était proposé par nombre d’experts comme le seul moyen de régler efficacement des problèmes ethniques qui avaient mené à la guerre. 18 Le fait que le déplacement obligatoire puisse constituer un drame très profond pour les populations concernées n’est presque jamais évoqué dans la littérature spécialisée de l’époque. Or, la douleur du déplacement, appelé souvent exode, peut devenir une des composantes de la mémoire du groupe. Mais l’indifférence des experts internationaux de l’époque concerne également le fait que l’échange des populations s’applique à deux groupes humains dont les détresses se répondent. Rappelons que sur ce point, l’excellente Encyclopédie ottomane (Tanzimat’tan ... ) a consacré un exposé de fond à la question des göçmen, qui se pose tout au long du XIXe et au début du XXe siècle. 19 Le nombre de personnes échangées, du côté grec, se monte à 1 250 000, auxquels s’ajouteront des réfugiés non recensés ainsi que des Grecs du Caucase russe, en particulier des territoires de Kars et Ardahan, qui ont été rétrocédés à la Turquie, en 1921. Il faut préciser que la complexité de certains flux migratoires durant la guerre nous oblige à considérer les chiffres des institutions patronnées par la SDN comme relatifs. 20 Dans cette masse globale, le nombre des pontiques grecs orthodoxes restés en Turquie entre 1914 et 1923 s’élève à 200 000 personnes environ. Ce groupe sera donc transféré en Grèce, principalement en Macédoine et en Thrace occidentale, en rejoignant les Pontiques réfugiés de l’Empire russe, qui est en train de devenir l’URSS. Il s’agit donc d’une masse démographique considérable pour l’époque, qu’on la mette en rapport avec la population totale de l’État ottoman en Anatolie ou avec celle du Royaume de Grèce.

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21 La population pontique a été installée majoritairement dans des habitats ruraux ou semi ruraux. En règle générale, les familles sont restées groupées selon leur village d’origine, au Pont (v. G. Drettas, 1997). On pourrait penser que ce mode d’installation par regroupement villageois ou familial a favorisé le maintien d’une culture d’origine, comme c’est le cas chez les Caucasiens de Turquie (Ubux, Adyghés, Abkhaz, Tchétchènes, Géorgiens adjars, etc.). Les cas évoqués posent évidemment une question difficile à l’anthropologie des migrations et que l’on pourrait formuler comme suit : certaines cultures favorisent-elles la cristallisation d’une base historique du groupe en dépit de la rupture avec le milieu originel ? Il n’est pas question de traiter ce thème complexe, dans le cadre limité de notre étude, mais nous remarquerons que nous avons à faire, dans nos exemples, à des cultures caucasiennes ou péricaucasiennes. Celles-ci, comme les Adygués, par exemple, se sont maintenues, en Turquie, après l’exode de 1864. 22 Chez les Pontiques de Grèce, on observe un déséquilibre dans les modes d’adaptation à la territorialité, qui se reflète dans la production d’un certain nombre de stéréotypes, présents dans le discours ordinaire. Je ne mentionnerai ici que les plus importants. 23 On remarque ainsi la tendance à exagérer le nombre réel des Grecs pontiques vivant en Grèce. Popularisée par les notables et les lettrés, ce que l’on pourrait appeler une démographie imaginaire a au pour effet de brouiller des questions fort importantes, comme l’histoire sanitaire (mortalité infantile, paludisme, reprise démographique dès la fin des années 40 semble indéniable, mais son intensité demeure hypothétique. Avec l’urbanisation due à la guerre civile, la pratique, limitée certes, des mariages mixtes, la définition identitaire peut faire problème. Compte tenu de l’idéologie patrilinéaire commune à l’ensemble des populations de nos régions, la ponticité paternelle est suffisante pour assurer celle de ses enfants, mâles et femelles. Nous devons retenir cet élément qui peut intervenir dans les effets du voyage au Pont chez certains individus. On constate en fait qu’il y a aujourd’hui deux degrés de ponticité. Le premier degré est celui qu’assument les personnes dont les deux parents sont pontiques et le second degré celui des enfants issus des couples mixtes. 24 On observe également1 un clivage idéel entre la patridha, le pays du père (ou du grand- père), là-bas, en Turquie, et l’ici, le territoire d’accueil, en Grèce. Le pays d’origine se voit attribuer toutes les qualités, du sol, du climat, de l’eau et de la saveur des fruits. La terre d’accueil est fortement dévalorisée, à tous les points de vue, et cela aussi bien chez les réfugiés ruraux que chez les réfugiés urbains. Dans le jeu du positif perdu à jamais et du négatif qui relève de la contrainte, les histoires familiales se fondent sur une sélection des souvenirs transmis. C’est-à-dire que les éléments objectivement négatifs de la société pontique sont parfois oubliés, parfois simplement occultés. 25 Dans le sentiment de négativité, les conflits réels ou symboliques avec les autochtones (en grec ντόπιοι) occupent une place centrale qui renvoie à une thématique fréquente du discours des réfugiés. En théorie, le déplacement correspondait à un échange, mais en réalité le territoire d’accueil n’était pas vide. Les premiers habitants ont ressenti des sentiments d’injustice et de frustration lorsqu’ils ont dû partager avec des intrus un territoire aux dimensions modestes. La pratique de la colonisation que toutes les instances internationales préconisaient a eu pour effet de déclencher dans les populations autochtones une attitude de rejet profonde et durable vis-à-vis de décisions étatiques qu’ils ont assimilées à des spoliations.

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26 Le balancement entre ces deux types de territoire, dont le premier est perdu et dont l’autre est imposé ou partagé de force, a favorisé le développement de ce que l’on pourrait appeler une « conscience spatiale malheureuse », intense chez les réfugiés d’Asie Mineure, mais présente également chez les autochtones. Le lien négatif au territoire quotidien a facilité probablement l’exode rural et l’émigration massive vers l’Europe occidentale (R.F.A., Belgique, France) après la Seconde Guerre mondiale. 27 En tout état de cause, on observe la présence d’une solidarité de groupe qui se fonde essentiellement sur les réseaux familiaux partageant une référence commune à la micro-région d’origine. Ces solidarités ont été mises à l’épreuve pendant l’occupation et la guerre civile qui a suivi (1943-1949). Les clivages politiques et sociaux, communs à la situation nationale et aux situations régionales, ont été plus importants que les clivages ethniques. On peut dire aujourd’hui, sans exagérer, que l’EAM-ELAS (Front national de libération / Armée nationale populaire de libération) auquel succède, en 1946, l’Armée démocratique a constitué un creuset d’intégration nationale. 28 La dynamique efficiente qui avait vu le jour durant la lutte contre les Allemands et les Bulgares a été brutalement interrompue par la guerre civile. Celle-ci s’est déroulée principalement en Grèce du Nord et a par conséquent touché intensément les populations pontiques. 29 Sorti vainqueur de la guerre civile le pouvoir de la monarchie des Glüksburg, soutenu par les USA et l’OTAN, a favorisé les initiatives visant à récupérer les Pontiques ruraux. C’est ainsi que l’Association pontique de Salonique « Panaghia Sumela » réussissait à fonder, en 1951, un monastère du même nom. Le lieu où se situe l’ensemble monastique se trouve sur les pentes du Vermion, à quelques kilomètres de Verria, en Macédoine centrale. Le cadre montagneux est impressionnant et le choix de cet espace a été déterminé par sa ressemblance physique avec la cordillère pontique d’où étaient originaires les responsables de l’Association. 30 Au départ, une petite église contenait une icône de la Vierge, fort abîmée, mais provenant justement des objets ramenés du monastère pontique de Sumela. L’ensemble a été tout de suite conçu comme un lieu de pèlerinage national. À l’époque de la dictature militaire (1967-1974) qui mettait en avant le thème de la « Grèce de Grecs chrétiens », toutes les institutions religieuses ont été fortement subventionnées2. Dans ce cadre, le site s’est enrichi de toute une série de constructions propres à loger les pèlerins, en particulier les originaires de telle ou telle région du Pont. 31 Comme c’est souvent le cas en Grèce, le monastère est en réalité vide de moines ou de moniales. Il est géré par un certain nombre d’employés de l’Association Panaghia Sumela, ainsi que par un prêtre qui vit à proximité de l’ensemble avec une famille nombreuse. Traité comme « lieu de mémoire » dans la littérature consacrée aux Pontiques de Grèce (cf. Bruneau, 1998), la Panaghia Sumela a connu un développement particulier qui l’a constituée en marqueur de la ponticité explicite dans la trajectoire historique qui va du pouvoir absolu de la droite monarchiste, après 1949, à la dictature des colonels et à l’arrivée de la gauche aux affaires, en 1981. 32 Afin de mieux comprendre l’investissement symbolique dont fait l’objet le « pèlerinage interne » sur le site de Sumela, il faut exposer brièvement les dimensions idéologiques de ce qu’il conviendrait d’appeler le complexe pontique, dans la Grèce des cinquante dernières années. C’est-à-dire que l’on observe un clivage complémentaire au sein des discours produits par l’intelligentsia pontique.

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33 Les intellectuels et les notables de droite3 soulignent le christianisme des pays pontiques. Considérant l’histoire récente, de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, ils mettent en avant le rôle des entrepreneurs et des banquiers pontiques, tels les Kapajannidhi, Théofilaktou et bien d’autres. Dans le cadre de l’Empire ottoman, ces groupes sont présentés comme des sortes de héros civilisateurs du capitalisme primitif. 34 Dans l’intelligentsia de gauche, cristallisée autour du PCG (Parti communiste de Grèce)4, on souligne la réalité des petites gens, la dure condition des réfugiés, paysans et ouvriers, le rôle négatif des impérialismes bourgeois qui ont mené les peuples à la catastrophe. Les liens historiques des Pontiques du Caucase avec l’URSS sont valorisés, surtout dans les familles qui ont des parents dans les deux pays. 35 De la chute des colonels en juillet 1974 au premier gouvernement du PASOK (Mouvement socialiste panhellénique), on voit reculer nettement la force idéologique de la droite. La composante intégriste de l’Église de Grèce a reculé. À gauche, on observe une dynamique concurrentielle des mouvements organisés qui essaient d’atteindre une position hégémonique. On voit ainsi le PCG dit de l’intérieur, le PCG orthodoxe ou « de l’extérieur », les divers groupes trotskistes, le PASOK et ses alliés, se tourner vers la population pontique. Les réfugiés politiques des démocraties populaires rentrent en Grèce et le début de la perestroïka facilite les échanges avec l’URSS. Peu à peu les hommes de gauche pénètrent dans les nombreuses Associations pontiques et même dans celles qui ont un fondement religieux, telle la fameuse Panaghia Sumela. 36 En fait, les clivages hérités de la guerre civile se déplaçaient et le PASOK a su utiliser au mieux les évolutions sociales en permettant aux réfugiés d’Asie Mineure, en général, et aux Pontiques, en particulier, de s’exprimer ouvertement dans le champ politique. Arrivé aux affaires en 1981, le gouvernement du PASOK a pris une série de mesures favorables à l’ensemble des réfugiés. C’est un Pontique, G. Akritidhis, qui sera nommé ministre de la Grèce du Nord (Macédoine et Thrace) ; les Associations pontiques seront très libéralement subventionnées ; en 1983-1984, le soixantenaire de l’échange des populations sera commémoré avec éclat, surtout à Salonique. Mais ce qui marque le plus clairement l’affirmation de la ponticité dans le champ politique grec, c’est l’institutionnalisation du rendez-vous de Sumela, le jour du 15 août, fête de la Mère de Dieu. Là, sur les pentes du Vermion, des milliers de pèlerins venus de toute la Grèce et de l’étranger, passent la nuit sous la tente ou à la belle étoile « comme cela se faisait là- bas, dans la Patrie ». Évidemment, toutes les Associations pontiques participent aux festivités. Mais le jour, où s’effectue, avec la présence de l’armée, la procession de l’icône, le chef du gouvernement, voire le président de la République, est présent à côté des autorités ecclésiastiques. 37 Ces grandes manifestations du 15 Août, en Macédoine, ont matérialisé la recomposition des pôles interactifs exprimant la population d’une part, l’État, l’Église et l’Armée, d’autre part. Ce mouvement où nombre de symboles étaient exhibés signifiait aussi que la dichotomie entre une droite radicale et une gauche communiste vouée à l’héroïsme du désespoir était désormais dépassée au profit de configurations complexes. Les deux Congrès mondiaux des Pontiques, de juillet 1985 et de juillet-août 1988 à Salonique, ont exprimé les différents aspects de la réalité pontique contemporaine. Or, celle-ci a été déterminée par l’expérience nouvelle qui constituait le retour aux origines.

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Le retour au pays

38 Il est difficile d’imaginer, aujourd’hui, la fermeture sur soi du territoire grec pendant plus de cinquante ans, et la personne qui a le mieux exprimé ce fait est sans conteste le poète Georges Séféris : « ο τόπος μας είναι κλειστός, όλο βουνά » que l’on pourrait traduire ainsi : « Notre pays est fermé, rien que des montagnes... ».

39 Jusqu’à la fin des années 60, les conditions économiques et politiques rendent excessivement difficiles les voyages dans les pays voisins de la Grèce. Le seul déplacement encouragé par les gouvernements de la droite et les colonels était celui, sans retour, de l’émigration. 40 Les pays pontiques sont traversés depuis des temps immémoriaux par des axes nord- sud et est-ouest, vers le Caucase et l’Iran. Les voyages en ces régions est attestée depuis fort longtemps et l’on évoquera, à l’époque ottomane, J. B. Chardin, J. Pitton de Tournefort, Evliya Çelebi, plus récemment J. P. Fallmerayer, enfin, au début du XXe siècle, le grand linguiste géorgien Nikolaj Jakovlevitsh Marr, le philologue anglais Douglas Dawkins, le géographe Stratil-Sauer, pour finir avec les archéologues britanniques Anthony Bryer et David Windfield. Au début du XXe siècle, certains voyageurs grecs ont également visité le Pont, par exemple, Papamichalopoulos, qui a publié un compte-rendu de son parcours en 1903, à Athènes. Vers 1960-19655 des voyages au Pont commencent à être effectués par des notables (fonctionnaires divers, politiciens, anciens militaires, etc.) dont la plupart étaient nés en Turquie ou, pour certains d’entre eux, au Caucase russe. Ces déplacements ne concernent cependant que très peu de monde. Il convient de les mentionner, car des comptes rendus plus ou moins précis en sont parus dans les publications destinées aux populations pontiques. Ces publications sont de trois sortes : • Périodiques, dont le plus connu est sans conteste le Pontiaki Estia, qui, fondé en 1950, existe encore aujourd’hui ; • Almanachs divers publiés à l’occasion d’un anniversaire par telle ou telle association (comme les originaires de Krom, à Kalamaria) ; • Des plaquettes plus ou moins importantes, dont le modèle est l’itinéraire au Pont, bref récit de voyage qui associe la description des lieux à la vulgate historique constituée par les éléments que le climat politique grec tolère.

41 Dans la construction de ce discours standard, les ressources de la recherche scientifique, qu’il s’agisse de la byzantinologie ou de la turcologie, sont très peu sollicitées. On relèvera quand même deux éléments récurrents qui figurent dans la plupart des récits : • tout d’abord, les voyageurs racontent, non sans émotion, la rencontre, dans la population musulmane locale, de personnes âgées qui ont connu la période d’avant 1924 et, dans le meilleur des cas, la maison paternelle, parfois même natale. Il s’agit alors de la constitution d’une évidence archéologique, le bâtiment fonctionnant comme une métonymie généalogique, une sorte de monument historique individuel. • Le deuxième élément est négatif. Dans la vulgate de l’époque, les Pontiques sont présentés comme des chrétiens exemplaires doués d’un degré maximal de grécité. Quant aux Pontiques musulmans, ils sont totalement occultés.

42 Aussi limitée soit-elle, la pratique de ces voyages a eu un écho dans la population pontique. Il est difficile, voire impossible, de mesurer l’impact de cette connaissance

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diffuse de la réalité originelle, mais il est certain qu’elle a facilité la vogue touristique qui caractérise la phase postérieure à 1974.

43 L’organisation des voyages de groupe est assumée, en Grèce, par ce qu’on appellerait communément des PME. En Macédoine, nombre de ces entreprises sont pontiques. Elles ont toutes profité du développement touristique de la Turquie dans les années 70, et de l’ouverture du marché grec au tourisme indigène facilité par le coût de la vie turque ainsi que par les taux de change qui favorisaient les Grecs. 44 Dans un premier temps, on a vu se multiplier les voyages dans ce que l’on pourrait appeler la Turquie proche, c’est-à-dire vers Istanbul, Izmir ou Bursa. Ces voyages sont devenus extrêmement fréquents en dépit de la tension qui se manifeste entre les deux pays non pas tant à cause du problème chypriote qu’à cause du plateau continental de la mer Égée. À cette situation de tension récurrente correspond une très nette volonté de réviser l’histoire officielle pour la majorité des intellectuels progressistes, qu’ils aient participé ou non à la résistance contre la dictature. L’historiographie de droite, issue de la guerre civile, se verra marginalisée avec le nationalisme qu’elle servait à fonder. L’histoire critique inspirée par les principes du matérialisme dialectique accorde une attention soutenue aux « racines » orientales de la nation grecque contemporaine, et bientôt le voyage dans la Turquie proche est devenu assez banal. Certains se hasardent à visiter le Plateau central et la Cappadoce. 45 Le retour aux sources alimente quelques-uns des thèmes typiques de ce qu’il convient d’appeler le néo-nationalisme de gauche. Ce dernier est, certes, un échafaudage complexe dont l’une des caractéristiques est de réintégrer la dimension anatolienne de la « grécité » actuelle6. Constitué d’un ensemble de représentations contradictoires, le néo-nationalisme des années 80 allait être mis à rude épreuve par deux phénomènes concomitants, les guerres menées par les Serbes dans les Balkans ainsi que l’intégration renforcée de l’État grec dans une Union Européenne élargie. 46 Comme nous le précisions plus haut, le voyage au Pont, dans la région appelée en turc Karadeniz ( mer Noire) et Lazistan, revêt une importance toute particulière en raison du poids démographique de la population pontique dans l’ensemble grec et surtout en Grèce du Nord, Macédoine et Thrace. Ce poids a eu pour conséquence la constitution d’un monopole de fait, dans la mesure où la très grande majorité des agences de voyages qui propose les séjours au Pont sont gérées par des Pontiques. Nous nous trouvons dans le cas de figure du pèlerinage lorsque le client est lui-même pontique, soit né en Turquie, soit né en Grèce des parents immigrés en 1924. 47 Je relève ce détail qui me paraît très important, parce que la transaction commerciale implique une connivence toute particulière entre le prestataire de services et son client. En fait, le vendeur peut jouer sur la fibre identitaire pour fournir des services de qualité médiocre sans risquer de trop gros problèmes avec ses clients. En tout état de cause, le pèlerinage justifie quelques fatigues, et le gain symbolique est toujours assuré. Aujourd’hui, tout groupe pontique se divise entre ceux qui ont été au Pont, au moins une fois, et ceux qui demeurent ignorants du pays. Il faut préciser quand même que le développement du tourisme grec s’appuie sur un phénomène similaire en Turquie, au point qu’il y a quelques années, des posters du monastère de Sumela étaient collés dans le métro parisien. 48 Il y a fondamentalement deux groupes de touristes pèlerins. Le premier est constitué de gens qui connaissent leurs origines pontiques tout en ignorant le lieu d’origine précis

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des parents. Dans ce cas, Trébizonde fonctionne comme une sorte de toponymie générique. Ce groupe appréhende la région pontique dans une globalité relativement indifférenciée et il peut se contenter d’une information minimale. L’autre groupe comprend tous ceux qui connaissent très précisément la microrégion d’origine de leurs parents. Ils ont une représentation plus réaliste du pays pontique et ils ont pour but de revoir l’habitat d’origine, autant que faire se peut. Ces clients sont, par conséquent, plus exigeants que ceux du premier groupe. On pourrait parler ainsi de deux modalités du voyage, celle du pèlerinage général et celle du pèlerinage spécifique qui se fonde sur une mémoire familiale bien définie. 49 Les itinéraires sont peu variés. Il y a la possibilité de se rendre par avion d’Athènes ou de Salonique à Istanbul et/ou à Trébizonde, et de là on peut rejoindre un circuit local. Mais le trajet le plus classique se réalise en autocar, au départ de Salonique, et il comprend les étapes suivantes : Istanbul-Bolu, où l’on pénètre dans la Turquie profonde, Ankara, Çorum, Merzifon et Samsun, qui marque le début de la région pontique proprement dite. La route côtière qui relie Samsun à Trébizonde permet de réaliser l’importance géographique du pays pontique sur une distance de 371 km. Le tracé routier traverse tous les habitats littoraux situés entre Samsun, capitale du Pont occidental, et Trébizonde, centre du Pont oriental, soit, dans l’ordre : Çarşamba, Terme, Ünye, Ordu (en grec Kotyora), Bulancak (Pulançak), Giresun (Kerasunta), Tirebolu (Tripoli). À l’est de Trébizonde, la route passe par Sürmene et Of pour atteindre le Lazistan à Rize. Cette région qui correspond au littoral de l’ancienne Lazique (Λαζική, chez Procope) est depuis fort longtemps musulmane en totalité et elle ne présente qu’un intérêt historique, non familial, pour le pèlerin. 50 La montagne pontique, là où se situait la majorité des habitats chrétiens, est accessible à partir de Trébizonde. La ville dispose d’une bonne infrastructure hôtelière et de nombreux taxis. Elle sert donc de centre pour des excursions en montagne. Il s’agit en effet, pour les plus motivés de nos pèlerins, de visiter les habitats qui se trouvent à droite et à gauche de la route qui relie Trébizonde à Gümüşhane, sur une distance de 90 km environ. 51 Les deux étages du versant montagneux, orienté nord-sud par rapport à la mer, peuvent ainsi être parcourus. D’abord, la première tranche située en dessous de la ligne de 2000 mètres, avec la région de Maçka (Matsuka) et, bien entendu, le monastère de Sumela. La deuxième tranche, qui se situe en dessous des sommets culminant à 3000 mètres environ, constitue le territoire de la Xaldhia médiévale et comprend les microrégions de Krom (Kurum-dere), de Torul (Ardhasa), de Gümüşhane (Kan) et de Santa. Dès que l’on pénètre dans ces zones le long des fleuves étroits qui surgissent des pentes, on peut faire l’expérience du caractère alpin que présente le paysage pontique. Dans la première zone ou région, ou région de Maçka, les voyageurs vont visiter le monastère dédié à la Vierge de Sumela, qui, en dépit de son état de ruine, constitue un site tout à fait impressionnant. Cette visite permet de vérifier l’authenticité des récits de vie. On peut signaler le fait que certains groupes emmènent avec eux des enregistrements religieux afin de pratiquer des rituels de commémoration dans l’une des chapelles abandonnées du monastère. On observe une assez grande tolérance des autorités locales face à ces pratiques. La deuxième zone, située en gros au-dessus du fameux col de Zighana (2000 m d’altitude), s’étend des deux côtés de la route qui, par Torul, Gümüşhane, Pirahmet et Bayburt, se dirige vers Erzurum.

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52 Si le monastère de Sumela résume en quelque sorte le passé récent des populations pontiques ainsi que la référence chrétienne qui caractérise son histoire7, la région située au-delà de la passe de Zighana correspond à ce que l’on appelait, à l’époque médiévale, la Haldhia. Ce territoire a été le réservoir démographique de la zone pontique avec la région de Of. Elle met le voyageur en contact avec la réalité villageoise d’origine ainsi qu’avec l’inévitable vision du yayla « estive » (en pontique parxar, plur. parxarœ). 53 Cette partie essentielle du paysage montagnard est popularisée dans nombre de chansons pontiques très répandues actuellement en Grèce8. Ainsi, un des chants les plus connus commence par la phrase : # i- kor epie i-n so- parxâr / na- inete romana # « La jeune fille a été à l’estive, pour devenir bergère-vachère ». On pourrait citer également la formule très utilisée pour initier une suite de distiques : # nasan esâs psilâ vunâ / pânta xloroforâte # « Bénies soyez-vous les hautes montagnes, vous êtes toujours vertes ». 54 Le contact avec la réalité pourrait se formuler par l’expression « l’arbre et la pierre ». Tous ceux qui ont pu retrouver ne serait-ce qu’un fragment d’une habitation familiale vont assurer la matérialité de leur mémoire. À cette expérience, qui peut être extrêmement frustrante, s’ajoute l’appréhension d’un paysage grandiose qui ne saurait décevoir.

55 La rencontre avec la nature des choses constitue en elle-même un élément très important du voyage au pays. Mais à côté des « montagnes toujours vertes » et des « eaux glacées » que répètent à l’envi les chansons pontiques, il y a des êtres humains, ceux que l’on appelle les « Turcs ».

La question du retour et le principe de la réalité

56 Dans des cas similaires à celui des pontiques de Grèce, on a constaté que le processus du retour est fort complexe. Le désir de retour repose sur une tension entre l’imaginaire et une réalité qui ne se manifeste tout d’abord que comme une possibilité. Le domaine de l’imaginaire est peuplé de fantasmes qui favorisent des identifications plus ou moins élaborées à des représentations labiles. Celles-ci finissent souvent par se cristalliser sous la forme de stéréotypes et d’idées reçues qui parsèment le discours ordinaire de la ponticité.

57 Le domaine du fantasme rencontre d’abord le paysage, le fondement géographique de toute notion de « retour », mais également les êtres qui peuplent cet espace retrouvé, car il ne s’agit pas d’un désert. La rencontre avec la réalité humaine du territoire des origines alimente une thématique conversationnelle qui s’organise autour de quelques éléments saillants. 58 La présence de la masse turque ne pose pas de problème particulier puisqu’elle correspond à la dichotomie classique : Grecs versus Turcs. L’existence de ponticophones musulmans bouleverse nombre d’idées reçues dans le discours habituel des Pontiques de Grèce, qui assimilent fréquemment la caractérisation ethnique et le groupe confessionnel. L’étayage religieux de l’identité9 se heurte aux signes visibles de l’islam pratiquant : femmes recouvertes d’un grand voile de type çarşaf, dans les

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marchés, vieillards portant un turban, réalisé souvent avec un cache-col, nombreuses mosquées en construction, etc. 59 Le fort attachement des populations de la Turquie du Nord-Est à l’islam, qu’il s’agisse des Çepni, des Turkmènes, des Pontiques ou des Lazes, commence à faire l’objet d’observations sociologiques et anthropologiques (cf. M. Meeker, 2002). Cela gêne considérablement les Gréco-Pontiques qui reviennent au pays. 60 Le thème du clivage religieux, déterminant dans l’histoire du groupe, alimente les conversations. Il s’agit en réalité d’une différence sensible, objective, qui s’oppose à toutes les similarités relevées dans l’univers quotidien. De ce point de vue, essentiel dans les contacts avec la population locale, celle-ci fournit une mesure de l’authenticité, de la présence d’éléments du passé récent, dont certains n’étaient connus que par ouï-dire. 61 Le domaine culinaire propose des realia qui représentent la culture villageoise traditionnelle. Ainsi l’on trouve encore les pujintœ, les lavajœ, le xavits, mais surtout les fameuses kintéas, mets à base d’orties cuisinées. Cette préparation, qui a disparu de la diète pratiquée en Grèce, représente dans le discours ordinaire une métonymie culinaire de la ponticité plus déterminante que les champignons (en pontique : ta- kukuvakœ) ou les escargots (en pontique : ta- koxlidœ), que les Grecs balkaniques et insulaires ne consomment pas10. 62 Les mets traditionnels représentent une « culture du beurre » similaire à celle du Caucase méridional. Cet ensemble se fonde sur l’association du beurre et du yaourt aux céréales, crues ou torréfiées. Le littoral fournissait à la montagne les fameux xampsia, et la viande, rare, était normalement cuite dans sa graisse et séchée (c’est le kavurma). En Grèce, après la Seconde Guerre mondiale, l’huile d’olive a pénétré dans les plus petits villages et a remplacé le beurre dans la plupart des préparations culinaires. Les plats traditionnels que l’on retrouve en Turquie servent à mesurer une certaine distance chronologique. Il s’agit au fond de la mise en relation du présent avec un avant que les Pontiques musulmans proposent d’une façon normative. Ce sont eux qui ont encore la maîtrise des pratiques culinaires qui ne sont pas oubliées, mais tombées en désuétude. Les voyageurs réapprennent quelque chose qu’ils ne connaissaient plus, ou ils reviennent à un mode de vie rural que certains d’entre eux avaient connu dans leur enfance. 63 Il convient de préciser que chaque ensemble mémoriel est fonction des générations en présence. Le domaine du souvenir n’est pas homogène. Cela est manifeste dans l’élément sensible que constitue le costume féminin, porté par les femmes des villages et que l’on peut voir sur les marchés urbains. Ce costume, dont la pièce la plus visible est le laxor ou jupe-tablier recouvrant le pantalon, salvar, a été stylisé en Grèce pour être porté par les jeunes filles des groupes de danse pontique. Les jeunes pontiques, qui n’ont jamais vu le vêtement porté dans la réalité du quotidien, par leurs grands-mères, vont percevoir son existence comme un trait exotique, parmi d’autres. Pour les personnes âgées (tranche d’âge de 70-85 ans), la vision de ces femmes musulmanes en costume, souvent courbées sous le yelék « fardeau », les ramène aux souvenirs de l’enfance. 64 La tradition musicale joue un rôle important dans les interactions produites par le voyage. En Grèce, les chansons et les danses sont, sans conteste, l’élément de la culture pontique le mieux conservé, même si l’ensemble a subi une certaine folklorisation. Certains groupes emmènent avec eux un joueur de kemendjé, lequel est chargé d’animer

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la route, si longue. Ce personnage, traditionnellement respecté et choyé par ses auditeurs, établit un contact rapide avec la population locale. On amène, si possible, un joueur de kemendjé indigène, et l’on évalue les différences entre le style de jeu, la façon de danser ou le répertoire textuel11. 65 Quant aux groupes folkloriques locaux, ils portent le costume laze, comme en Grèce, en particulier la fameuse zipka, et ils exécutent les mêmes danses que les Gréco-Pontiques, seulement sur un tempo plus rapide. Ils exhibent des armes et des insignes nationalistes12. La confrontation des images réunit des supports d’identifications et des indices de différences qui renvoient toutes au clivage fondateur de la culture pontique et à la recherche d’une normativité catégorielle permettant de ranger les éléments authentiques dans les replis d’une mémoire dispersée. 66 La question des normes apparaît très nettement avec la pratique langagière. En effet, il est excessivement rare que les Pontiques nés en Grèce aient une connaissance du turc. La seule langue de communication possible est le pontique, avec les musulmans ponticophones. Les échanges langagiers amènent à considérer que la variété13 parlée par les musulmans est plus archaïque, plus riche et plus « correcte » que le pontique des chrétiens. Là encore, le pays pontique reste un réservoir de l’authenticité des pratiques traditionnelles. 67 Reprenant ma remarque initiale, je soulignerai le fait que l’authenticité de la culture dite traditionnelle est aujourd’hui détenue par la population musulmane, ce qui modifie forcément le rapport au territoire imaginaire des Pontiques de Grèce14. Nombre de faits viendraient corroborer ce constat, mais je me contenterai d’évoquer un exemple qui me semble illustrer parfaitement cette question. 68 À partir du 18 août a lieu un grand rassemblement festif sur le yayla ou parxar de Haçka, situé au-dessus de Tonya, à 2000 mètres d’altitude environ. Cette fête, appelée panoïr en pontique, est dédiée aux saints missionnaires qui convertirent les populations locales à l’islam, au XVIIe siècle. Au-delà des türbe, une foule de marchands divers, de pèlerins et de visiteurs venus des régions voisines se rassemble pour flâner, manger, danser et même pratiquer des démonstrations équestres. Dans ce genre de rencontre, on peut voir un concentré des éléments de la culture pontique. Pour les chrétiens qui observent cette fête, la résonance affective est particulière, puisque la ponticité réelle est associée au triomphe de l’islam, alors que les grands monastères dédiés à la Vierge ou à saint Georges ne sont plus que ruines. Cette fête, qui représente aussi un pèlerinage annuel au niveau régional, propose les images d’une ponticité parallèle, d’une autre histoire d’où surgissent des alliés, voire des héros, du mouvement kémaliste, et cela dès 1919.

Leçons de choses

69 Il y a des histoires dramatiques qui peuvent être acceptées sans qu’il faille les occulter pour autant.

70 Comme tout voyage, le retour au Pont se nourrit d’un certain nombre de visites et de visions. Au-delà de ce marché d’impressions qui fait partie intégrante de l’activité touristique moderne, on observe une prise de conscience déterminée par l’observation de la réalité quotidienne. Cette prise de conscience est celle d’une rupture qui s’exprime à travers plusieurs thèmes conversationnels.

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71 L’image stéréotypée du Pontique chrétien manifestant une sorte d’hypergrécité exhibitionniste se heurte à la réalité de ces Pontiques musulmans qui manifestent les signes d’un nationalisme turc exprimé selon un mode kémaliste encore intact (v. Meeker, 2002). 72 La comparaison systématique des prix courants et des niveaux de vie fait pencher la balance en faveur de la Grèce, où, somme toute, l’on vit mieux qu’en Turquie. Plusieurs analystes spontanés formulent la comparaison dans les termes d’une échelle chronologique relative : du point de vue du mode de vie et du niveau économique, la Turquie pontique en est au stade où était la Grèce (i.e. la Macédoine) il y a quarante ans. 73 À cette évaluation positive en faveur de la Grèce correspond le constat d’une rupture inéluctable. Le pèlerinage permet à certains de vérifier l’ancrage territorial du discours familial, mais il ne soutient pas un désir de retour au sens d’une réinstallation, sous quelque forme que ce soit, au village ancestral ou à la ville. 74 Le conflit qui est à l’origine du déplacement est inscrit en mémoire de façon confuse, mais très profonde, et son caractère d’événement total, irréversible, apparaît dans les allusions discursives et les non-dits. On remarque que le sentiment très profond de coupure historique ne produit pas de rancœur exprimée ou de revendication irrédentiste, comme on a pu l’observer dans d’autres cas de déplacement forcé. Il y a, bien sûr, des exceptions à ce constat, mais elles demeurent marginales. On observe, en fait, une dynamique qui opère sur la relation entre la représentation du territoire comme garantie de l’origine individuelle et collective, et le domaine des lieux de la vie quotidienne, qui relève de la rationalité économique et sociale. 75 La « leçon de réalisme » qu’offre le voyage peut être mise en lumière, par effet de contraste, avec l’admiration sincère que les gens simples, les Pontiques moyens, éprouvent envers les comportements violents attribués aux musulmans locaux. Ainsi, le port d’armes, illégal, l’organisation en familles politiques, la pratique des meurtres et de la vendetta, la transgression de la légalité républicaine, sont positivement commentés comme autant de traits typiques, mais il n’est jamais question de les adopter à nouveau. Il est imprudent de conclure au sujet d’un processus qui continue d’évoluer de façon parfois rapide. Mais, comme je le signalais au début de cet examen, le pèlerinage doit offrir quelque chose à celui qui le pratique, et dans notre cas, je pense qu’il nous invite à formuler une question d’ordre général : dans les tourments territoriaux produits par les États-nations contemporains, l’attachement à deux territoires, l’un d’appartenance nationale et de résidence, l’autre de droit symbolique et de parcours provisoire, n’apporte-t-il pas un remède aux effets incurables du drame que les personnes déplacées ont vécu ? 76 Dans le cas pontique, on observe une modification des réseaux de l’imaginaire dans le sens du principe de réalité qui permet de définir la réalité du manque associé à une légitime nostalgie. Le droit au retour dans l’ordre symbolique permet d’éviter les délires irrédentistes. Je dirais que la vision du pays réel tempère l’image identificatoire qu’il construit.

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NOTES

1. Il faut bien préciser qu’il s’agit toujours de quantités relatives. On est obligé de tenir compte des témoignages individuels ou familiaux, mais on ne peut généraliser sans prudence ce qui relève de la doxa. En effet, la totalité pontique n’est pas observable. 2. La Grèce n’est pas un pays laïc, et il s’agit bien sûr de sommes qui venaient s’ajouter au budget courant. 3. Il n’est pas sans intérêt de remarquer que beaucoup de ces notables (politiciens, professeurs du secondaire, médecins, administrateurs, commerçants, etc.) étaient originaires de familles qui

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avaient émigré vers la Russie. Certains chefs des bandes armées collaboratrices pendant la guerre étaient d’anciens officiers de l’armée impériale russe. 4. Le Parti communiste grec a été fondé peu de temps avant l’arrivée des réfugiés d’Asie Mineure. Il a été interdit de 1936 (dictature du général I. Métaxas) à 1974 (chute de la dictature des colonels). 5. Rappelons, pour mémoire, qu’à la suite des accords de Zurich en 1959, Chypre devient une République indépendante (1960). 1965 voit l’ouverture démocratique avec les succès électoraux de l’Union du Centre, dirigée par Georges Papandréou, et de l’EDA (Union de la Gauche démocratique). 6. Il faudrait parler en fait de « roméité » pour suivre l’intuition de Y. Ritsos qui, dans son texte intitulé Την ρωμηοσύνη μη την κλαίς (Ne pleure pas sur la grécité), indiquait clairement que la notion d’hellénisme, proposée par les occidentaux, ne pouvait représenter adéquatement une réalité culturelle dont le centre géographique a été l’Anatolie pendant plus d’un millénaire. 7. Il s’agit, précisons-le, du christianisme orthodoxe qui relève des Patriarcats traditionnels de Constantinople, Antioche, Jérusalem et Alexandrie. Cette tradition s’est opposée durant des siècles à l’Église syrienne, dite Jacobite, puis à l’Église apostolique arménienne. 8. Ces chansons pontiques sont organisées en distiques et, comme c’est la règle, leur musique correspond aux rythmes de danses telles que le omal, le kotsari, le kotsankél, etc. 9. Ce qu’il conviendrait d’appeler la roméité, en se référant à l’ethnonyme roméos par lequel les Pontiques se désignaient, ainsi qu’à la réalité historique des millets régionales où se différencient les groupes musulmans, les Grecs orthodoxes et les Arméniens. 10. Les Crétois consommeraient des champignons. Mais l’on doit attribuer certains traits de la culture crétoise à l’influence durable des Vénitiens. Le champignon de Paris en conserve a fait son apparition dans la diète des populations influencées par l’Europe. 11. Le folklore pontique est très homogène, mais il y a, bien sûr, des différences locales. En ce qui concerne les chants, les Pontiques musulmans n’ont plus de chansons en dialecte ; ils chantent en turc local. 12. En Grèce, depuis la dictature de Métaxas (1936) et après la guerre civile (1950), les populations rurales ont été désarmées et le port d’arme est contrôlé de façon très restrictive. Le costume masculin, de type caucasien, implique des armes de poing, mais celles-ci ne sont, aujourd’hui encore, que de grossières imitations. Par exemple, la fameuse « danse des glaives » s’exécute avec des substituts de bois. 13. En fait, il y a au moins deux dialectes différents : 1) celui de la région de Tonya, qui est une variété proche de celle de Matsuka ou de la Haldhia septentrionale ; 2) celui de Of, qui reste à ce jour peu décrit. Les pontiques de Grèce sont peu conscients de cette situation dialectale. 14. Les Pontiques de l’ex-URSS constituent une véritable diaspora et, de ce fait, leur rapport au territoire imaginaire est très différent. Pour nombre d’entre eux, c’est déjà le Caucase qui représente un lieu d’autochtonie. La référence à la Turquie originelle existe, mais la forme d’un « ailleurs » totalement indifférencié.

RÉSUMÉS

Les Gréco-Pontiques de la Turquie orientale ont été installés en Grèce à la suite du Traité de Lausanne (1923). Depuis lors, la « Patrie perdue » a constitué un élément central du cadre

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imaginaire où se réalisent les identifications de la ponticité contemporaine. Après la guerre civile, le tourisme de pèlerinage en Turquie est devenu, dans les années 60, de plus en plus facile pour les Grecs. Le retour au territoire d’origine a pour conséquence de modifier le lien existant entre l’imaginaire et la réalité actuelle que tout un chacun peut observer. L’étude de ce processus souligne, entre autres, le rôle que les musulmans ponticophones jouent dans l’élaboration de représentations nouvelles.

The Christian orthodox populations of the Back Sea area, or Pontos, were transfered in Greece according to the exchange agreement of the Lausanne Treaty (1923). Since this date, the Iost country (Patridha) became a sacred issue which works as a basic imaginary component of greco- pontic identity inside the remembrance process acting into the family and group history. After the Greek civil war, the pilgrimage travels became easier and more frequent for the Pontics of Greece. The paper deals with the consequences of the “Tour to Turkey” which evidently modified the link between the lost country of imaginary dwellings and the reality that can be looked at by everybody today. We underline the part that the Pontic speaking moslems play in the process of mental evolution.

Οι Ρωμοιοί-Πόντιοι της Ανατολικής Τουρκίας αναγκάστηκαν να εγκατασταθούν στην Ελλάδα μετά τη συνθήκη της Λωζάννης το 1923. Από τότε η χαμένη πατρίδα έγινε ένα κεντρικό σημείο του φανταστικού πλαίσιου μέσα στο οποίο δημιουγείται η σύχρονη ποντιακή ταυτοποίηση. Μετά τον Εμφύλιο, ο προσκυνηματικός-τουρισμός, στα 60, έγινε πιο εύκολος και πρόσιτος για τους ’Ελληνο- Ποντίους. Αυτό το άρθρο ασχολείται με τις συνέπειες αυτού του γυρισμού, με το πώς αλλάζει τη σχέση ανάμεσα στην φανταστική πατρίδα και την ορατή πραγματικότητα. Υπογραμμίζει επίσης το ρόλο των ποντικόφωνων μουσουλμάνων σ’αυτή τη ψυχική εξέλιξη.

INDEX

Index géographique : Grèce, Pont, Sumela, Turquie motsclesmk Аџилак motsclestr Hac, Pontus, Pontuslukuk, Sümela motsclesel ποντιακή ταυτότητα, Πόντος, Προσκύνημα, Σουμελά Mots-clés : Adygues, pèlerinage, ponticité, Chalcédonien, Laze, Panaghia Sumela, Pont/ Pontique, Ponticité Thèmes : Anthropologie, Histoire Keywords : Greece, Turkey, Pontus, pilgrimage, Sumela, Anthropology Index chronologique : vingtième siècle

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Problèmes politiques et communautaires : nouvelles perspectives

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Les relations gréco-turques au tournant du siècle : ruptures, évolutions et permanences Greek-Turkish relations at the turn of the century: Ruptures, evolutions and permanencies Yüzyılın başında Türk-Yunan ilişkiler: tatili, değişiklikler, hatları

Samim Akgönül

Introduction

1 Le terme de « relations gréco-turques » peut être compris de plusieurs manières. La signification la plus répandue, utilisée aussi bien dans les études académiques qu’en langage courant, concerne les relations bilatérales qu’entretiennent les États grec et turc. Mais de nouvelles dimensions doivent impérativement être ajoutées à cette grille d’analyse, compte tenu de l’internationalisation des conflits bilatéraux, du développement des démocraties grecque et turque et enfin de l’explosion spectaculaire des moyens de communication. En effet, dans la dernière décennie du xxe siècle, les conflits bilatéraux proprement dits ont pratiquement disparu de l’échiquier international, du moins dans le monde occidental. Étant donné que la Grèce et la Turquie appartiennent à ce monde de complexification du jeu international, il est normal que leurs relations sortent du cadre strict d’un conflit d’intérêts entre deux États. Les autres angles d’analyse, à savoir les relations entre la nation turque et la nation grecque, entre les individus, entre les différentes formes de la société civile sont à prendre en considération, bien que pour l’instant ils ne prennent pas le pas sur les relations étatiques proprement dites.

2 À la multiplication des angles d’analyse et des acteurs, il faut ajouter la multiplication et complexification des composantes du conflit également. En effet, au fur et à mesure que les différends gréco-turcs se sclérosaient, de nouveaux terrains de compétition se

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sont ajoutés au conflit bilatéral. D’une manière classique, à la fin du xxe siècle, on peut énumérer les composantes de ce conflit comme suit : 1. Chypre. 2. Mer Égée : a) Plateau continental (seul problème aux yeux de la Grèce), b) Eaux territoriales, c) Flight Information Region (FIR), d) Démilitarisation/Militarisation des îles égéennes, e) « Zones grises ». 3. Minorités : a) Minorité musulmane de Thrace occidentale (Question de la reconnaissance identitaire, problèmes des muftis, problèmes scolaires), b) Minorité grecque orthodoxe de Turquie (Patriarcat, École théologique de Halki, fondations pieuses, vieillissement de la population, écoles minoritaires). 4. Question kurde en Turquie (Affaire Öcalan, camp de réfugiés de Lavrion), 5. Relations turco-européennes. 3 Pendant ces dix dernières années, les points de friction et de tensions suscités ont connu des destins divers. On a pu observer des ruptures avec changements de situation radicaux, des évolutions lentes, mais sensibles, mais aussi des continuités dans certains domaines. Il est bien entendu impossible de traiter d’une manière totalement indépendante les différends en question tant ils sont imbriqués. Ainsi, pour plus de clarté de lecture, je mentionnerai d’abord les points de rupture qui ont fait que l’attitude des deux États a totalement changé vis-à-vis de certains problèmes ; ensuite j’analyserai les domaines où il y a eu des évolutions sensibles en partie liées aux ruptures mentionnées et enfin j’évoquerai quelques points de stagnation dus en grande partie à l’attitude de certains milieux. Il est également difficile de prendre en considération comme un tout les politiques grecques à l’égard de la Turquie, ou les politiques turques à l’égard de la Grèce. Dans les deux pays, les acteurs agissant sur les relations bilatérales étant de plus en plus divers, les politiques étatiques ne sont plus les seules déterminantes.

Points de rupture

Le nouvel ordre mondial : la redistribution des cartes régionales

4 Les relations gréco-turques n’évoluent pas en circuit fermé. Ainsi, une des raisons les plus importantes de rupture dans les politiques bilatérales de la décennie 1990 doit être cherchée dans les bouleversements de la carte géopolitique du monde après l’effondrement des régimes communistes en Union soviétique et dans l’Europe de l’Est. Dans le cadre macropolitique, la place de la Turquie et de la Grèce dans le nouvel ordre mondial a été totalement à redéfinir. C’est durant cette décennie que les responsables turcs ont eu peur de perdre leur place stratégique aux yeux de la seule superpuissance américaine, tandis que les dirigeants grecs tentaient d’en découdre avec les vieux démons du nationalisme pour devenir une démocratie occidentale européenne. Les premiers ont été rassurés : avec la première guerre du Golfe, les alliés/tuteurs/ protecteurs américains ont compris que la Turquie était un pays dont la situation géopolitique restait hautement stratégique. Quant aux seconds, c’est seulement dans la

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deuxième moitié des années 1990 qu’ils placèrent la Grèce en Europe, économiquement et politiquement parlant. C’est dans ces circonstances nouvelles qu’il leur fallait aborder les relations bilatérales.

5 Les changements depuis la chute des régimes communistes ne sont pas limités à la conjoncture globale. Au niveau régional également il y a eu des modifications radicales qui ont obligé les dirigeants grecs et turcs à se repositionner. En effet, dès le début des années 1990, la Turquie renoue avec les Balkans et établit des relations cordiales, parfois étroites, avec la Bulgarie, la Bosnie ou la Macédoine. Cette situation sans précédent a accentué le sentiment d’encerclement déjà présent dans l’opinion publique grecque. Cela dit, dans les tout premiers mois qui ont suivi l’effondrement du bloc communiste, un vent d’optimisme a soufflé en Grèce. Avec la fin de la guerre froide, l’importance stratégique de la Turquie pourrait diminuer, pensait-on, et enfin un équilibre gréco-turc serait établi aux yeux de Washington1. Mais la guerre du Golfe, suivie des problèmes avec les pays balkaniques (Albanie et Macédoine principalement), mais aussi de la guerre de Yougoslavie où la Grèce s’est trouvée isolée, enfermée qu’elle était dans une solidarité religieuse avec les Serbes, ont fait que ce vent d’optimisme a vite laissé place à un repli identitaire et à une exaspération nationaliste. Certes, le danger ne venait plus du Nord, mais de l’Est, mais le Nord était en affinité avec l’Est. D’autant plus que ce point de rupture dans les relations gréco-turques qu’est la fin de la guerre froide fut accompagné par une nouvelle compétition entre les deux États dans leur quête pour devenir une puissance régionale. C’est ainsi qu’un nouveau domaine de rivalité est apparu dans l’axe Turquie/Balkans/Asie Centrale et Grèce/Balkans/Europe, sans compter les nouvelles alliances au Proche-Orient (Turquie-Israël, Grèce-Syrie).

Bataille pour un rocher : exaspération populiste

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Fixation du drapeau sur le Rocher lmia/Kardak

6 Ce point de rupture global est suivi par d’autres, régionaux, bilatéraux ou conjoncturels. Concernant un des aspects les plus techniques du conflit gréco-turc, celui de la mer Égée, le point de rupture a eu lieu en janvier 1996. Le 25 décembre 1995, un cargo turc a échoué au large d’un groupe de rochers près de la petite ville turque balnéaire de Turgutreis. Ces rochers ont été dotés immédiatement de deux noms : Kardak pour les Turcs, et Imia pour les Grecs. Les autorités grecques qui ont porté secours à ce cargo ont été accusées par les autorités turques d’avoir violé les eaux territoriales turques. Après un échange de notes diplomatiques plus ou moins violentes, ce sont les forces populistes et nationalistes des deux pays qui sont entrées en jeu et une course au drapeau a commencé. Le 26 janvier, le maire de l’île de Kalymnos est venu sur les rochers pour y planter le drapeau grec. Immédiatement après, deux « journalistes » du quotidien populiste turc Hürriyet arrivés en hélicoptère sur cet îlot y ont planté un drapeau turc. La marine grecque est intervenue pour enlever ce drapeau et le remplacer par un drapeau grec pour affirmer la souveraineté grecque sur ces rochers. En réponse, l’armée turque a envoyé un commando sur un autre rocher à proximité. La presse des deux pays a outrageusement exploité l’événement en évoquant la possibilité d’une « guerre des Falklands » entre la Grèce et la Turquie2. Il se trouve qu’au même moment, la Turquie se trouvait en plein milieu d’une crise politique où Tansu Çiller, alors premier ministre, était confrontée à la difficulté de former un nouveau gouvernement. De manière provocatrice, elle s’est emparée de cet incident pour créer une exaspération nationaliste encouragée par la presse3. En Grèce non plus, la situation politique n’était pas stable. Après le retrait d’Andréas Papandréou, après des luttes internes, l’aile modérée du PASOK s’était emparée de la direction du parti et avait formé son premier gouvernement sous la direction de Costas Simitis. Lorsque la crise d’Imia/Kardak a éclaté, le gouvernement Simitis, avant même d’avoir obtenu le vote de confiance de la Vouli, s’est trouvé prisonnier des attitudes nationalistes habituelles du PASOK, car l'aile dure de de son parti était toujours présente en la personne de Théodoros Pangalos au ministère des Affaires étrangères. L’escalade s’est arrêtée là, grâce à l’intervention du Président américain Clinton le 31 janvier4. Il était clair que les deux pays avaient connu une grosse frayeur et cet événement montrait la fragilité du statu quo5. Alors qu’en raison de ce point de rupture, les relations bilatérales sont entrées dans une nouvelle phase de détente, à l’instar – toutes proportions gardées – de la Détente qui a suivi la crise de Cuba, un nouvel élément de conflit fait son apparition, celui des « zones grises ». En effet, depuis 1996, les autorités turques soutiennent l’idée que certaines zones de la mer Égée n’ont pas un statut clair et veulent inclure ce problème dans le conflit plus général de la mer Égée6. Pour la Grèce, il n’y a qu’un seul conflit égéen, celui concernant le plateau continental et son règlement doit être confié à La Haye7.

Affaire Öcalan : l’ennemi de mon ennemi est mon ami

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Öcalan : un paquet encombrant. (Kathimerini, 15 février 1999)

7 La crise d’Imia/Kardak est un vrai tournant vers l’amélioration des relations bilatérales. Les deux pays et les deux opinions publiques se sont soudain rendu compte qu’un affrontement armé n’était pas aussi improbable qu’on l’imaginait. Mais il va falloir attendre 1999 et l’affaire Öcalan pour voir une amélioration spectaculaire et générale des relations. Il faut tout de même préciser qu’Abdullah Öcalan, et d’une manière plus globale la question kurde, constitue, encore de nos jours, un des tabous les plus tenaces en Turquie. Depuis les années 1980 déjà, les autorités turques accusent la Grèce de vouloir profiter d’une des faiblesses de la Turquie en soutenant le PKK8 et son chef, et en entretenant un doute sur la fonction du camp de réfugiés de Lavrion. Au même titre que la Grèce craint les alliances entre la Turquie et les pays balkaniques tels que la Macédoine et l’Albanie, la Turquie craint également les alliances entre la Grèce et les pays comme la Syrie et l’Iran. L’affaire Öcalan a confirmé les inquiétudes de la Turquie en prouvant qu’effectivement certains milieux nationalistes grecs soutenaient la lutte armée du PKK et de son chef. En octobre 1998, devant la tension diplomatique entre la Syrie et la Turquie et les menaces de cette dernière d’attaquer la Syrie, Damas a été contraint d’extrader Abdullah Öcalan9. Après avoir été refoulé par la Grèce dans un premier temps, il échoue à Moscou avant d’être arrêté à Rome le 12 novembre10. Après un bras de fer entre les autorités turques et italiennes (entre autres une campagne de boycott des produits italiens orchestrée par la presse turque11) le 16 janvier 1999, Abdullah Öcalan quitte le sol italien12 pour se rendre d’abord en Russie avant de venir en Grèce et de tenter une entrée aux Pays-Bas. C’est à ce moment-là que les milieux militaires et nationalistes grecs entrent en jeu. Face aux protestations de Costas Simitis qui craignait une détérioration de l’image de la Grèce, Öcalan fut transféré à Nairobi au Kenya ; après avoir refusé de loger chez un homme d’affaires grec, il s’est réfugié à l’ambassade grecque à Nairobi. Contraint de quitter l’ambassade, il a été récupéré par un commando turc pour être conduit en Turquie.

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« Deuxième “non” du gouvernement à Öcalan » (Ta Néa, 2 février 1999)

8 L’arrestation d’Öcalan est, pour la Turquie, un des événements les plus importants de la décennie, et l’implication de la Grèce a fourni beaucoup de raisons à Ankara pour accuser Athènes de soutenir le terrorisme. Le Président turc Süleyman Demirel a accusé la Grèce de soutenir le terrorisme et l’armée turque a été mobilisée. Il s’agissait de la même tactique d’intimidation utilisée contre la Syrie13. 9 Alors qu’on aurait pu s’attendre à une tension sans précédent entre les deux pays, pouvant déboucher sur un affrontement armé, l’arrestation d’Öcalan a, au contraire, ouvert une nouvelle phase de détente. L’attitude de Costas Simitis y est pour beaucoup. En effet, au lendemain de la crise, il a déclaré qu’il n’était pas au courant des événements et a limogé le ministre des Affaires étrangères Pangalos, le ministre de l’Intérieur Papadopoulos, et le ministre de l’Ordre public Petsalnikos14. On ne peut s’empêcher de penser que, grâce à la crise Öcalan, il a réussi à se débarrasser de la vieille garde nationaliste du PASOK et pût dorénavant montrer une attitude plus conciliante envers la Turquie. Une des conséquences principales de ce point de rupture fut l’arrivée au ministère des Affaires étrangères de Giorgos Papandréou, fils d’Andréas, mais toujours opposé aux politiques nationalistes et populistes de son père. Le tandem qu’ils ont formé avec le ministre des Affaires étrangères turc Ismail Cem a sans conteste contribué considérablement au redoux dans les relations bilatérales15. À partir de mars 1999, la politique grecque envers la Turquie a radicalement changé. Cette nouvelle détente allait culminer au sommet européen d’Helsinki en 1999 où, pour la première fois, la Grèce ne s’est pas mise en travers du processus d’intégration européenne de la Turquie.

Séismes dans les relations entre Turcs et Grecs

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« Cris de colère » (Ta Néa, 19 août 1999)

10 Ces changements au niveau politique ne seraient pas suffisants sans une rupture au niveau populaire. C’est en août 1999 que la Turquie fut frappée par un des séismes les plus violents de son histoire, plus précisément, le 17 août 1999 à 3 heures 7 du matin. Les images retransmises par les télévisions du monde entier dès les premières heures du tremblement de terre, les chiffres catastrophiques annoncés par les journalistes16 et l’impuissance relative des autorités turques face à cet événement sans précédent ont ému l’ensemble de la planète. La population de la Grèce n’est pas restée insensible non plus. Un élan de solidarité jamais vu apparaît dès la première journée. L’arrivée des secouristes grecs, les campagnes d’aide lancées par différents organismes en Grèce, une collecte de sang qui atteint des proportions inimaginables touchent de près l’opinion publique turque. Les journaux turcs qui jusque-là traitaient tout ce qui touche au Grec avec force préjugés et formules stéréotypées ont du jour au lendemain changé de ton. Plusieurs journaux ont titré des messages de remerciement en grec17, les chaînes de télévision ont ouvert leurs journaux avec des messages d’amitiés en grec,18 etc. Mis à part quelques voix discordantes concernant l’acceptation des aides grecques (et arméniennes19) l’ensemble de la classe politique turque, les médias et les différentes organisations de la société civile ont manifesté leur gratitude au peuple (et à la classe politique ?) grec(s).

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Kathimerini, 19 août 1999

11 Les liens qui se sont manifestés après le tremblement de terre en Turquie se sont renforcés à la suite de celui qui a frappé la banlieue d’Athènes le 7 septembre qui, bien que plus faible en intensité, a donné une fois de plus aux Turcs et aux Grecs le sentiment d’avoir la même destinée, d’où l’idée du partage d’une même géographie en tant que paramètre inchangeable dans les relations gréco-turques20. Depuis ces deux séismes, des initiatives bilatérales de coopération, d’aide aux victimes, mais aussi, plus généralement, de paix se multiplient. Peut-on dire que les opinions publiques ont devancé les pouvoirs politiques dans la quête de normalisation de relations de (bon) voisinage ? Ce serait assez facile de tirer la conclusion habituelle qui voudrait que les peuples aspirent à la paix et que seuls les gouvernements maintiennent artificiellement la tension. Non seulement sans les points de rupture politiques que j’ai mentionnés plus haut, le point de rupture populaire aurait du mal à avoir lieu, mais de plus, des évolutions positives plus lentes, qui ont traversé la dernière décennie, prouvent que la détente s’est accompagnée d’une véritable volonté politique. Il est vrai qu’en Grèce la société civile s’était mobilisée spontanément en faveur des Turcs, mais depuis l’affaire Öcalan déjà, les initiatives politiques, en partie dues au nouveau ministre des Affaires étrangères Giorgos Papandréou, avaient permis des améliorations sensibles.

Évolutions

Les Turcs de Grèce vont mieux

12 Il est assez curieux de constater qu’à chaque période de détente, les améliorations commencent par les problèmes des minoritaires, ce qui prouve que leur résolution ne mobilise pas autant d’énergie qu’il n’y paraît, ou du moins est considérée plus « facile » par les décideurs. Les premiers pas dans ce domaine sont venus de Grèce. Les élections de juin 1989 avaient mis fin à une décennie de pouvoir du PASOK entaché par les scandales financiers comme celui de Koskotas. Après une instabilité politique d’un an et trois élections successives, c’est seulement en avril 1990 que la Nea Demokratia a pu

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former un gouvernement sous la direction de Constantin Mitsotakis avec pour slogan la katharsis (nettoyage, purification). En politique étrangère, plusieurs défis attendaient le gouvernement compte tenu des bouleversements de la conjoncture politique. Le « retour dans les Balkans » de la Turquie obligeait Athènes en quelque sorte à reprendre le dialogue gréco-turc. Au départ, lors de la rencontre des Premiers ministres grec et turc à Londres au sommet de l’OTAN le 6 juillet 199021, les deux leaders s’étaient mis d’accord pour la poursuite du dialogue, mais en évitant les sujets qui fâchent comme Chypre et la mer Égée, mais aussi comme les problèmes minoritaires en Thrace occidentale où un mouvement de revendication naissait. Il faut préciser qu’au début des années 1990, c’est la question macédonienne qui avait remplacé la Turquie au rang du principal problème extérieur grec. Malgré la volonté de dialogue de la part d’Athènes, les relations sont entrées dans une phase de tension classique avec la fin de la période d’Özal en Turquie en 1991. C’est donc unilatéralement que la Grèce a commencé à améliorer la situation des musulmans de Thrace occidentale. La décennie 1990 a été témoin d’un réveil nationaliste minoritaire sans précédent dans cette région des Balkans. Les musulmans de Grèce (qui réclament par ailleurs d’être appelés « Turcs ») sont devenus de plus en plus revendicatifs et ont été incarnés pour la première fois par un chef charismatique en la personne de Sadık Ahmet. En dépit de problèmes assez graves qui demeurent, un certain nombre de domaines de leur vie quotidienne ont connu des progrès sensibles. Il est vrai que pour ces améliorations, il a fallu attendre la deuxième moitié de la décennie et l’arrivée au pouvoir d’une nouvelle équipe plus « européenne » en Grèce. Il serait injuste de ne pas reconnaître le mérite de ce gouvernement, surtout celui de Giorgos Papandréou en ce qui concerne la minorité de Thrace occidentale.

13 La première amélioration fut le fruit direct de la fin du communisme avec la suppression de la « zone interdite » qui couvrait l’ensemble de la région montagneuse des Rhodopes à la frontière gréco-bulgare. Cette région du nord et nord-ouest de la Thrace occidentale appelée communément « la branche balkanique » abrite la plupart des Pomaks musulmans, une des composantes de la minorité. 14 L’instauration de cette zone restrictive date d’une décision de 1953 qui s’appuie sur une loi de 1936. À l’origine, son but était d’empêcher les infiltrations probables du communisme en provenance de Bulgarie. C’est une zone qui commence à partir du huitième kilomètre de la frontière gréco-turque, qui s’étend sur 50 kilomètres vers l’ouest avec une largeur de 30 kilomètres approximativement, qui s’arrête au nord de Komotini et de Xanthi. On y trouve 120 villages et une commune importante appelée Echinos. Au total, la population majoritairement musulmane/pomak de la région est estimée à 40 00022. La création d’une telle zone n’a pas été nécessaire à la frontière gréco-turque à cause de l’absence de musulmans dans cette région23. Pour les habitants de la zone, l’accès et la sortie se faisaient avec un certificat spécial. Pour les non- résidents une autorisation du commissariat était obligatoire. De 24 heures à 8 heures, l’accès et la sortie étaient complètement interdits ; les observateurs étrangers ont eu du mal à accéder à la zone tout au long des cinquante dernières années. 15 Les membres de la minorité se plaignaient à juste titre de cette législation archaïque. Selon les plaintes, cette restriction ne visait plus l’infiltration du communisme bulgare, mais la division de la minorité, en empêchant tout contact entre les Turcs des deux grandes villes et les Pomaks des villages des montagnes. D’autant plus que la chute du communisme en Bulgarie à la fin des années 1990 ne rendait plus plausible cette

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argumentation. D’un autre côté, une telle mesure dans un pays faisant partie de l’Europe était mal vue par ses partenaires européens. Finalement, suite à une protestation des habitants d’Echinos, la zone interdite a été abolie en 1995. 16 La mesure la plus importante touchant de près la vie quotidienne des musulmans de Grèce fut la suppression de l’article 19 du code grec de la nationalité. En effet, jusqu’en 1998 l’article 19 de ce code promulgué en 1955 constituait un des problèmes les plus graves de la minorité. Cet article était le suivant24 : « Si une personne d’origine non grecque quitte le pays sans intention de revenir, elle peut être déclarée comme ayant perdu sa citoyenneté. Cette décision peut également être appliquée aux personnes d’origine non grecque qui sont nées et domiciliées à l’étranger. Les enfants mineurs peuvent être déclarés comme ayant perdu leur citoyenneté si les deux parents ou celui qui est en vie a déjà perdu la sienne. Le Ministère de l’Intérieur décide sur ce sujet en accord avec le conseil national ». 17 Il s’agissait là d’un article discriminatoire, fondé sur des critères raciaux et ethniques qui était, de surcroît, une violation de la Constitution grecque de 1975 elle-même25. Il était d’autant plus dangereux qu’aucune précision n’était donnée sur les critères selon lesquels le Ministère décidait que la personne avait quitté le pays sans intention de revenir. Sur le plan international, l’article 19 a été dénoncé pour la première fois en 1990, date à laquelle les pertes de citoyenneté devenaient monnaie courante pour les Turcs qui voyageaient en Turquie, par le rapport des droits de l’homme du Département d’État des États-Unis. D’autres instances internationales ont suivi cet exemple, comme le Parlement européen en 199326. Compte tenu de ces pressions, en janvier 1998, les autorités grecques, à l’initiative de Giorgos Papandréou, ont supprimé cet article sans toutefois proposer d’effet rétroactif. Néanmoins, dans les faits, depuis le rapprochement gréco-turc de 1999, les tribunaux grecs acceptent les requêtes individuelles des heimatlos pour retrouver leur citoyenneté et une grande partie de ces requêtes semble aboutir27. Si la suppression de l’article 19 est antérieure à la détente gréco-turque, l’attitude souple des tribunaux en est un fruit.

18 Toujours à partir de la deuxième moitié des années 1990, d’autres évolutions positives touchant la vie quotidienne de la minorité ont eu lieu. En particulier, ce sont les « tracasseries » administratives dont les Turcs de Grèce faisaient fréquemment l’objet dans les années 1980 et au début des années 1990 qui ont peu à peu disparu. Acquisition de biens, obtention de différentes autorisations et licences, obtention des permis de conduire, et autres démarches administratives qui jalonnent la vie d’un individu étaient véritablement jonchées d’embûches28. Dans ces améliorations, il faut voir non seulement les fruits d’un rapprochement gréco-turc, car les minorités réciproques ont toujours été tributaires des relations bilatérales29, mais aussi les résultats d’une européanisation de l’État grec plus respectueux des particularités et moins réticent à accorder une égalité entre ses citoyens.

Diminution des tensions autour du Patriarcat

19 On peut observer une évolution parallèle en Turquie également, même si elle est de moindre ampleur. Les Grecs de Turquie aussi, du moins les institutions qui leur sont en principe liées (cette liaison est de moins en moins évidente à cause de la quasi- disparition numérique de la minorité) ont vu évoluer partiellement une partie de leurs

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problèmes : des avancées significatives ont concerné le Patriarcat et les fondations pieuses.

20 Alors que les Turcs de Grèce étaient en pleine crise des muftis, en octobre 1991, le Patriarche Dimitrios 1er est décédé, remplacé par Vartholoméos 1er. Son élection par le Saint Synode s’est déroulée pour la première fois sans que les autorités turques interviennent par le biais de la préfecture d’Istanbul, comme cela était l’usage depuis la fondation de la République turque. Le Président de la République d’alors, Turgut Özal, ne voulait pas avoir d’ennuis à cause de cette élection. Depuis 1991, le nouveau Patriarche Vartholoméos, a réussi à ressusciter le Patriarcat, avec l’aval implicite des autorités turques, et à internationaliser l’institution qui était tombée en désuétude. Au niveau international la tâche du nouveau Patriarche était ardue. Avec la chute du bloc soviétique, la donne était changée dans l’équilibre politique Est-Ouest, mais aussi dans le monde orthodoxe. En Russie, un réveil du nationalisme russe s’accompagnait d’un réveil spirituel et l’orthodoxie était redevenue un des ingrédients indispensables de l’identité russe. Par ailleurs, les peuples orthodoxes de l’ancien bloc soviétique tentaient de s’affranchir par tous les moyens de la suprématie russe, y compris dans les domaines religieux, et certains n’ont pas hésité à chercher le soutien du Phanar. Et enfin, le nouveau Patriarche a accru les relations avec le mouvement œcuménique, mais aussi avec le Vatican, en reprenant ces relations-là où les avait laissées Athénagoras. 21 Cette internationalisation a naturellement mis à l’ordre du jour la question de l’œcuménicité du Patriarcat. Il faut préciser que Vartholoméos 1er, dans ses activités internationales a trouvé plusieurs alliés en Turquie qui voyaient en un Patriarcat fort un moyen d’accroître le prestige du pays, et un moyen d’influer sur les champs d’action patriarcaux. À l’extérieur également, le Patriarcat jouit dorénavant d’un prestige et d’un soutien notamment aux États-Unis et dans l’Union européenne. Certes, d’autres milieux turcs développent comme à l’accoutumée les thèses d’un complot accusant le Phanar de poursuivre un but sécessionniste, mais d’une manière générale, on peut dire que la situation du Patriarcat est bien plus favorable à un développement futur qu’il y a une décennie30. 22 Une autre question qui a sensiblement évolué est celle des fondations pieuses. Depuis 1974, les vakıfs, un des piliers des institutions minoritaires étaient menacés. Immédiatement après l’intervention turque à Chypre, la Direction générale des Fondations pieuses (Vakıflar Genel Müdürlügü), en accord avec les services du premier ministre, prit la décision de demander que tous les biens acquis par les fondations pieuses non-musulmanes par quelque moyen que ce soit (héritage, donation, achat, etc.), et ce à partir de 1936, soient rendus à des ayants droit. À cette date selon la loi n° 2762, l’État turc avait demandé à toutes les fondations pieuses non-musulmanes de faire une déclaration exhaustive de leurs biens immobiliers31. Cette liste désormais connue sous le nom de « 36 Beyannamesi » (la Déclaration de 1936) a été établie et communiquée aux autorités et... oubliée pendant près de 40 ans. C’est seulement en 1974, donc immédiatement après l’intervention turque à Chypre, qu’elle revient à l’ordre du jour. Sous prétexte que les fondations en question n’ont pas précisé dans leur déclaration de 1936 qu’elles pouvaient dans le futur accepter des donations ou acquérir d’autres biens immobiliers, tous les biens acquis de 1936 à 1974 ont été considérés comme caducs. Sur le moment cette décision n’a pas eu beaucoup d’écho, on peut dire que dans l’euphorie générale de l’intervention turque à Chypre, cette mesure est passée

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totalement inaperçue. Même les journaux minoritaires n’en ont pas parlé32. C’est seulement par la suite qu’on y revint, lorsque les fondations ont commencé à perdre progressivement leurs biens immobiliers au profit des héritiers présumés ou réels de la personne qui détenait le bien avant la fondation, ou au profit du Trésor public (Hazine), ou au profit de la Direction des biens immobiliers nationaux (Milli Emlak) en cas d’impossibilité de trouver les héritiers. Ces deux dernières organisations sont d’ailleurs en concurrence. Les responsables des fondations pieuses se sont rendu compte de la gravité de la situation une ou deux années plus tard, lorsque les procès ont commencé à pleuvoir. Le problème des biens des fondations minoritaires a été le principal souci des Grecs, des Arméniens et des Juifs de Turquie jusqu’en 2003. À cette date, le 8 août 2002 plus exactement, parmi une série de réformes dans le cadre de l’intégration européenne, trois décisions déterminantes ont été prises. Il s’agit de l’abolition de la peine de mort, de l’autorisation d’enseignement des langues minoritaires et de l’autorisation pour les fondations minoritaires d’acquérir de nouveaux biens sous certaines conditions. Cette nouvelle loi reconnaissait implicitement qu’auparavant ces acquisitions étaient impossibles. Les Grecs de Turquie, avec les autres minoritaires, ont été très contents de cette avancée significative, bien que le décret d’application paru en octobre soit l’objet de controverse33.

La société civile : initiatives et attitudes

23 Il suffit de regarder globalement l’ensemble des évolutions positives, pour y déceler l’influence de l’achèvement de l’européanisation de la Grèce comme la perspective d’une intégration européenne de la Turquie34. C’est dans ce cadre qu’il faut considérer la construction d’une mosquée à Athènes35, projet soutenu par ailleurs par le Patriarche Vartholoméos36, mais aussi l’autorisation d’une chaine de télévision musulmane (turque) en Grèce. Ces évolutions ne sont pas uniquement dues aux décisions et politiques gouvernementales. L’émergence dans les deux pays d’une société civile plus ou moins indépendante du pouvoir joue un rôle non négligeable également. Un réseau d’associations, d’organisations non gouvernementales, d’institutions socioprofessionnelles, et de divers groupements d’intérêt semble parfois en avance dans la quête d’une normalisation des relations entre les deux États, et plus encore, entre les deux peuples. Ces regroupements servent de deux manières. D’une part, ils permettent la transformation lente, mais solide des opinions publiques avec des activités s’adressant directement à elles, et d’autre part, ils s’associent dans les activités culturelles, économiques et académiques en préparant le terrain à des initiatives plus politiques.

24 Par exemple, les initiatives émanant d’universitaires ou d’étudiants37 des deux pays donnent des résultats surprenants. À ce propos, il faut signaler deux actions officielles concernant les livres scolaires. Alors qu’en Turquie une réforme des livres d’histoire est en cours pour y supprimer le « discours de haine » envers les Grecs38, en Grèce, l’Université d’Athènes travaille actuellement sur un projet européen de préparation de manuels scolaires spéciaux pour les écoles primaires minoritaires en Thrace. À cette liste, il faut ajouter des initiatives privées d’hommes et de femmes, des deux côtés de la mer Égée, qui animent des forums notamment à travers des sites Internet. J’ai pu compter une trentaine de sites de ce genre où des projets de rapprochement sont élaborés. Depuis les deux tremblements de terre, le nombre de ces sites augmente à une vitesse vertigineuse.

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L’amitié gréco-turque

http://members.aol.com/aegfriends/apeace.html

25 Les concerts communs de musiciens turcs et grecs sur les traces de Mikis Théodorakis et Zülfü Livaneli à l’instar de Burak Kut et Sakis Rouvas ou Sezen Aksu et Haris Alexiou, ou tout simplement des activités communes de loisirs telle cette rencontre de Ferrari grecques et turques39 ( !), donnent des couleurs à des coopérations plus sérieuses entre hommes d’affaires40, financiers41, voyagistes42, journalistes ou diplomates. Il ne faut pas oublier que, de tout temps, même aux moments des crises intenses, des efforts d’amitié et de rapprochements ont été déployés par ce genre de groupes, mais ces initiatives se multiplient d’une manière considérable et trouvent de plus en plus d’échos dans les médias qui, jusque-là avaient une approche belliqueuse. Ainsi, la normalisation des relations devient réalisable, souhaitable et, le plus important, anodine43.

Permanences

Chypre

26 Les deux premiers chapitres de cet article brossent incontestablement un tableau optimiste. Il n’est pas difficile de vérifier que cette situation positive est réelle, bien que non définitive. Car il est temps de la nuancer par la description de quelques domaines dans lesquels les continuités résistent aux points de rupture sans toutefois être imperméables à toute évolution. Un certain nombre de problèmes bilatéraux ne sont toujours pas résolus et continuent à empoisonner les relations en restant des causes de tensions futures. Bien entendu, en tête de ces « problèmes » non résolus vient la question chypriote, qui est, selon la majorité des observateurs, non seulement le catalyseur des autres différends, mais de plus, demeure la cause principale de l’ensemble du conflit gréco-turc. Bien que je ne partage pas cet avis44, il est indéniable que la résolution pacifique de la question chypriote influencerait plus que

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favorablement les relations gréco-turques dans d’autres domaines, ne serait-ce que par son impact sur les opinions publiques.

27 Il n’est pas question ici de détailler toutes les péripéties de cette question complexe durant la dernière décennie du xxe siècle. Je ne ferai que quelques constats. L’ensemble des points de rupture analysés ci-dessus concerne évidemment la question chypriote également. Mais sur cette question d’autres facteurs entrent en jeu. Le premier de ces facteurs est l’européanisation du conflit. En ce sens, il faut constater la réussite de la politique grecque consistant à transposer les problèmes bilatéraux sur un terrain qui lui est plus favorable, celui de l’Europe45. C’est ainsi que dès les débuts des années 1990, Chypre est devenue une des variables importantes des relations turco-européennes. C’est en juillet 1990 que la République de Chypre s’est portée candidate pour entrer dans l’Union européenne avec le soutien de la Grèce et à la grande stupéfaction de la Turquie. Cette demande a non seulement suscité des commentaires enflammés des autorités turques, mais de plus, a contribué au resserrement des relations entre la Turquie et la « République Turque de Chypre du Nord ». Selon les autorités turques, mais aussi selon Rauf Denktaş, la candidature de la République de Chypre à l’Union européenne était politiquement et juridiquement impossible. Politiquement impossible, parce que l’administration grecque de l’île ne représente pas les Turcs de l’île, communauté constitutionnelle depuis 1960, alors que la demande d’adhésion a été faite au nom de la République de Chypre, parce qu’une adhésion sans une solution fédérale est inacceptable, dans la mesure où, dans l’état divisé de l’île, les règles communautaires sont inapplicables, mais aussi parce qu’en cas d’adhésion, de facto, les Grecs auraient deux voix dans la communauté. Cette demande était également juridiquement illégale, selon les responsables turcs. Parce que la Constitution chypriote de 1960 interdisait l’unification de l’île avec un autre État (article 185), mais aussi selon une interprétation de l’article 50 de la même constitution, parce que Chypre ne peut adhérer à une organisation quelconque dont la Grèce et la Turquie ne seraient pas membres46. 28 Malgré les protestations turques (d’Ankara et de Nicosie47), la candidature chypriote fut bien accueillie par l’Union européenne. Cette candidature a eu, bien entendu, des conséquences multiples. Outre le resserrement des relations entre la Turquie et le nord de l’île déjà mentionné, elle fut un des catalyseurs des efforts onusiens pour le règlement du conflit. Ces efforts commencés par « la suite d’idées » de Boutros Ghali ont pris une ampleur sans précédent au tournant du siècle avec les initiatives de Kofi Annan qui ont débouché sur un nouveau plan. Mais, entre-temps, la sclérose de la question chypriote est apparue à travers une crise multiforme, celle des S-300. En janvier 1997 ces missiles russes achetés par les Chypriotes grecs n’ont pas pu être installés dans l’île en raison des pressions et menaces de la Turquie. Cette crise démontrait que Chypre restait un déclencheur potentiel de conflit armé et que son règlement était indispensable. 29 conflit. En juillet 1998, la Cour européenne des Droits de l’Homme de Strasbourg a condamné la Turquie à verser des indemnités à Titina Loizidou, une Chypriote grecque qui accusait le gouvernement turc de l’empêcher de se rendre chez elle. Cette décision contraignante a mis la Turquie dans l’embarras, car verser la sanction revient à reconnaître que le nord de Chypre est occupé par l’armée turque et il existe des centaines de dossiers du même genre qui attendent devant la Cour. Le paiement a finalement été fait en décembre 2003 avec, semble-t-il, des garanties de la Cour quant

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aux autres dossiers en attente. Au-delà de la signification juridique, ce fait démontrait combien les politiques turques concernant Chypre se trouvaient dans une impasse et combien l’absence de solution, donc le statu quo, ne constituait plus une solution. 30 Il est étonnant de constater que, malgré ces développements inquiétants et malgré l’acceptation des négociations intercommunautaires du bout des lèvres à partir de 1997, la situation n’a que peu évolué. Il faut dire que le sud de Chypre avait trouvé un appui considérable dans la perspective d’une adhésion européenne. Mais il est vrai aussi que l’UE préférait de loin accueillir une Chypre (ré)unie, de quelque façon que cela soit. Mais l’irruption de l’Europe comme facteur déterminant dans la résolution de l’affaire chypriote a ajouté un nouveau paramètre à la situation. Alors que jusque dans les années 1990, celle-ci dépendait des relations gréco-turques (et vice versa), à partir de la deuxième moitié de la décennie, elle dépend aussi des relations turco- européennes (et vice versa ?). Ainsi, même si les discours émanant des deux côtés (instances européennes et autorités turques) font une distinction claire entre le processus de réunification chypriote et celui de l’intégration turque, dans les faits, il est évident que ces deux processus sont intimement liés48. 31 La perspective européenne conjuguée à une crise économique et sociale ainsi qu’une structure étatique maladive ont fait qu’au nord de Chypre, d’autres interlocuteurs sont apparus ; le renforcement de la société civile s’est accompagné d’un durcissement de l’opposition à la politique de Denktaş, créant un climat de mécontentement à la RTCN. Ce climat a été compris par le nouveau pouvoir en Turquie, celui de l’AKP (Adalet ve Kalkınma Partisi), des islamistes dissidents du Parti de la Prospérité. En effet, les premiers discours annonçaient un changement radical dans l’attitude de la Turquie vis- à-vis du problème chypriote. C’est vrai que ce discours a été dilué sous la pression de l’armée, des milieux nationalistes ainsi que de Denktaş et c’est en ce sens que nous pouvons parler d’une continuité. Néanmoins, l’intensification de la pression populaire au nord de Chypre49 consécutive à la concrétisation de l’adhésion chypriote à l’Union européenne en 2003 a eu des conséquences inattendues, avec des manœuvres tactiques des administrations turque et grecque de l’île dans le cadre de la décision de la « libre » circulation pour les deux peuples.

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Meeting du 14 janvier 2003 à Nicosie50

32 Cela dit, force est de constater que malgré ces évolutions, malgré les efforts onusiens et même malgré un changement sensible des attitudes des mères patries, Chypre reste divisée51. La volonté d’Ankara d’utiliser la question chypriote dans sa propre adhésion à l’Union fait craindre des revirements, même si la volonté des Chypriotes turcs de faire également partie de l’Europe pèse sur les attitudes52.

Problèmes égéens

33 Indépendamment des problèmes chypriotes, d’autres conflits liés à la mer Égée, continuent à exister quasiment sans développement notable. Les deux seuls changements que la dernière décennie a vus sont un ajout à la liste des points conflictuels, celui des « zones grises » et un nouvel acteur potentiel dans la résolution éventuelle du conflit, l’Europe. À l’instar du problème chypriote, la candidature turque à l’Union européenne a forcé celle-ci à s’intéresser au conflit égéen. Dans la déclaration d’Helsinki, en décembre 1999, il a été décidé que si les deux protagonistes n’arrivaient pas à se mettre d’accord avant 2004 sur les problèmes égéens, ce serait la Cour Internationale de La Haye qui trancherait. Il est évident que cette solution, jamais acceptée par la Turquie, mettait Ankara devant un fait accompli. Ainsi, la résolution du contentieux égéen était placée parmi les objectifs à moyen terme. En fait, cette solution ne plaisait pas beaucoup à la Grèce non plus qui ne reconnaît pas d’autres problèmes que celui du plateau continental53.

34 En attendant, les frictions habituelles ont continué, notamment les plaintes mutuelles de violation de l’espace aérien. À chaque friction, le climat de rapprochement actuel se trouve en danger, les discours et attitudes étant stéréotypés54. En mai 2003, la presse turque rapportait toujours les propos de Simitis et de Giorgos Papandréou concernant la permanence de la politique égéenne grecque55, auxquels répondaient les

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responsables turcs par des propos identiques. L’aspect technique du conflit empêche des avancées, car les politiques et les discours qui les soutiennent sont depuis trop longtemps figés, à tel point que les décideurs se sentent prisonniers à la fois de leurs propres discours antérieurs et des réactions des opinions publiques éventuelles à venir. Ce point précis du conflit bilatéral n’a pu jusque maintenant profiter ni des ouvertures réelles faites de concessions mutuelles, ni de la « diplomatie du Kokoreç »56 teintée de populisme. 35 Les différends égéens ne sont pas imaginaires. Il s’agit là d’un conflit de frontières classique, presque archaïque dans ses tenants et aboutissants. C’est le conflit le plus technique, complètement déshumanisé dans la mesure où il ne concerne directement aucun groupe humain, sauf peut-être quelques pêcheurs qui ont tout à gagner en cas d’une solution équitable57. C’est dans ce sens que ce conflit de souveraineté reste le moins passionnant, sauf pour juristes et géopolitologues, mais il est révélateur d’un certain état d’esprit des autorités des deux pays.

Minorités

36 En ce qui concerne la question des minorités « réciproques », en dépit des évolutions mentionnées ci-dessus, il existe deux domaines où les situations restent bloquées : domaine religieux pour les musulmans de Grèce et domaine éducatif pour les Grecs de Turquie. Il est évident que la question des muftis de Thrace occidentale dépasse largement la simple liberté de culte. Rappel des faits :

37 Selon le traité de Lausanne de 1923, les musulmans de Thrace occidentale possèdent des droits familiaux musulmans concernant le mariage, l’héritage, le divorce, etc. Dans ce cadre, les deux muftis, de Komotini et de Xanthi, ont, à côté de leur rôle religieux, des prérogatives juridictionnelles. Ces deux muftis ont toujours été nommés par les autorités grecques et jusque dans les années 1980 cela convenait très bien à la minorité. C’est dans ces années d’éveil nationaliste minoritaire, notamment derrière une figure emblématique qu’est Sadık Ahmet58 que sont morts, l’un après l’autre, les deux muftis en question. Le 2 juin 1985, le mufti de Komotini, Hüseyin Mustafa mourut à 73 ans d’une crise cardiaque.59 Une panique totale s’empara de l’élite de la minorité. En effet, rien n’était prévu pour le remplacement du mufti. Il est vrai qu’à cause des relations familiales et clientélaires habituelles qui régissent les institutions minoritaires, le gendre du mufti défunt se voyait déjà à ce poste avant le décès de son beau-père. Les événements se compliquent avec la nomination d’un prêcheur comme mufti provisoire par le préfet de Komotini. Le gendre, Hasan Paçaman, et ceux qui le soutenaient se sont immédiatement opposés à cette nomination, prétextant que cet homme avait fait des études en Égypte et l’accusant d’être proche des pays arabes et du pouvoir grec60. Un vide de sept mois a suivi la démission, sous les pressions, du mufti par intérim désigné. Pendant ces mois une partie des notables minoritaires s’est mise d’accord pour l’élection d’un mufti selon une loi datant de 1920, considérée comme caduque par les autorités grecques. C’est à ce moment-là qu’un autre imam, Cemali Meço, considéré comme proche des pays arabes, fut nommé mufti par intérim61. Alors qu’une partie de l’intelligentsia minoritaire soutenait activement ce dernier, les plus proches de la Turquie s’y sont opposés vigoureusement. Une campagne de presse déchaînée a été lancée contre le nouveau nommé. La nomination de Cemali Meço prend une autre tournure dans les années 1990. Le 3 novembre 1988, le gouvernement grec présente un

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projet de loi à l’assemblée. Selon ce projet, les muftis par intérim devenaient automatiquement muftis en titre et les deux muftis des musulmans devenaient des fonctionnaires attachés aux préfets. Alors que les tensions étaient encore très vives, le mufti de Xanthi meurt en février 1990. Immédiatement après ses funérailles à Istanbul le 15 février, auxquelles 10 000 personnes ont assisté, pour ne pas subir le même fait accompli qu’à Komotini cinq ans auparavant, les leaders de la minorité se réunissent et préviennent le gouvernement que la minorité ne reconnaîtra pas un autre mufti nommé. Ainsi, le 17 août 1990, dans 52 mosquées de Xanthi, il y eut des élections clandestines et Mehmet Emin Aga, fils du mufti défunt, fut élu mufti de Xanthi. Le 15 décembre 1990, le comité de prêche prend cette fois la décision d’organiser les élections d’un mufti à Komotini. À l’issue de l’élection du 28 décembre, toujours à main levée, Ibrahim Şerif est déclaré mufti élu de Komotini contre le mufti nommé Cemali Meço. Le gouvernement grec réagit seulement le 22 août 1991, en nommant Mehmet Emin Sinikoglu comme mufti de Xanthi. Actuellement la même situation se poursuit. À Komotini et à Xanthi existent toujours deux muftis. Les défenseurs des muftis élus ne reconnaissent pas les muftis nommés et vice versa et ce malgré les condamnations du gouvernement grec par la Cour européenne des Droits de l’homme62. 38 Il est évident que les musulmans de Thrace ont d’autres problèmes qui demeurent intacts comme ceux concernant les écoles, les fondations pieuses, etc. Néanmoins, c’est la question des muftis qui est la plus emblématique des permanences en ce qui les concerne. En revanche, pour les Grecs de Turquie, les questions éducatives sont les plus brûlantes, objets de plus de plaintes. D’une manière générale, les écoles minoritaires grecques en Turquie souffrent du manque d’élèves et d’une suspicion permanente des autorités turques à leur égard63. Je voudrais mentionner ici un problème annexe, mais symptomatique. C’est le cas particulier de l’École théologique de Halki64.Dans le cadre de son rôle de formation du personnel religieux, c’est une des institutions les plus importantes, indispensable pour la survie du Patriarcat. Cette école qui a été fondée en 1844, avait pour mission, outre cette formation, de dispenser un enseignement théologique orthodoxe unificateur face aux courants nationalistes dans le monde orthodoxe. Après de multiples changements de statuts et de niveaux, en 1951, un enseignement de lycée de 4 ans y est délivré, suivi de 3 ans de théologie. L’École est sous l’administration directe du Patriarcat et le directeur de l’école est choisi parmi les Métropolites. Tout au long de son fonctionnement, l’école a accueilli des étudiants de Turquie, mais aussi des Églises étrangères comme celle d’Angleterre ou encore d’Éthiopie. 39 Dans le cadre de l’interdiction des universités et académies privées en 1971, l’École théologique de Halki a été fermée suite à la décision de la Cour constitutionnelle relative « à l’annulation de certaines clauses de la loi no 625 relative aux établissements d’enseignement privé »65.Il faut signaler ici une erreur commise par la plupart des observateurs, qu’ils soient Grecs ou Turcs, concernant cette fermeture. Celle-ci n’a pas été une décision sans appel prise par le gouvernement turc comme on peut souvent le lire. Il s’agit plutôt d’une décision de cessation d’activité (et non de la fermeture administrative) prise par les instances patriarcales, pour ne pas continuer les activités de cette école sous le contrôle du ministère de l’Éducation nationale turque. Durant les 127 années où l’école était en activité, 930 théologiens et cadres religieux y ont étudié. Trois cent quarante-trois de ces diplômés sont devenus des évêques dont 12 ont été élus Patriarche66. Ces chiffres confirment l’importance de cette institution tant au niveau administratif que religieux et psychologique. Certes, il existe actuellement une école

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théologique à Boston, mais elle est très loin de satisfaire les besoins du Patriarcat. Les gouvernements turcs, pour leur part, donnent à la fois des signes d’espoir pour une réouverture éventuelle et demandent en même temps des contreparties en Thrace occidentale67, comme s’il ne s’agissait pas à Heybeliada de citoyens turcs. Toute activité en faveur ou en défaveur de la minorité est jugée selon les critères d’intérêts ‘nationaux’, ainsi la réouverture de cette école. 40 Ces derniers temps, l’École théologique de Halki est revenue à l’ordre du jour, notamment avec les pressions de plus en plus nettes de l’administration américaine pour sa réouverture. En effet, parallèlement au regain d’importance du Patriarcat depuis le début des années 1990 aux yeux de Washington, de très hautes personnalités américaines se sont exprimées en faveur d’un « geste » d’Ankara permettant la réouverture de cette école. Que cela soit l’ancien secrétaire d’État américain Madeleine Albright68 ou même l’ex-président américain Bill Clinton69, ils ont à plusieurs reprises exprimé publiquement ce souhait. Ce qui est étonnant, compte tenu de la rivalité entre l’Église de Grèce et le Patriarcat, c’est de voir à quel point la Grèce soutient cette réouverture. Déjà en février 1992, le premier ministre grec s’adressait directement au premier ministre turc pour demander son autorisation70. Mais, surtout après le rapprochement gréco-turc de 1999, cette demande s’est inscrite parmi les gestes qu’Athènes demandait à Ankara en contrepartie de son soutien à la Turquie dans son processus d’intégration européenne. À première vue, cette insistance de la part d’Athènes est étonnante, mais une analyse plus fine suffit pour la comprendre. À partir de 1950, le gouvernement turc avait permis l’inscription d’étudiants étrangers dans cette école. De 1950 à 1969 (date à laquelle le dernier ressortissant étranger a quitté l’école), l’École théologique de Halki a accueilli 225 étudiants dont seulement 38 étaient des Grecs de citoyenneté turque et, parmi les 187 ressortissants étrangers, 162 étaient des citoyens helléniques. Et ce, pendant une période où les Grecs de Turquie étaient nombreux. Ainsi, si aujourd’hui cette réouverture était assurée, compte tenu du nombre et de la pyramide des âges des Grecs citoyens turcs, naturellement beaucoup de Grecs de Grèce viendraient y étudier. C’est, entre autres, cet aspect des choses qui suscite beaucoup de réactions en Turquie. Parmi les milieux qui soutiennent cette réouverture, nous voyons les Fethullahçı, une des branches de la confrérie turque Nurcu qui prônent le dialogue interreligieux, et une partie des intellectuels qui estiment que l’amitié gréco-turque est indispensable d’une part et que les diplômés de cette école vont redorer l’image de la Turquie. On parle même de « l’exportation de dignitaires religieux »71. En face, nous voyons des opposants farouches à cette réouverture. On peut y distinguer deux groupes, les nationalistes turcs qui considèrent que cette école deviendra à nouveau un nid d’espions nuisibles à l’État turc, et les kémalistes ultra-laïcs qui considèrent que si cette réouverture se fait, d’autres communautés, musulmanes cette fois-ci, vont réclamer l’ouverture d’écoles théologiques islamiques autonomes, justifiant ainsi clairement le soutien de Fethullah Gülen à cette réouverture. Une proposition de compromis semble avoir été faite par le gouvernement turc. Il s’agit de la réouverture de l’École théologique de Halki, mais attachée à une « Haute Section des Cultures et Religions » attachée elle-même à la Faculté de Théologie musulmane de l’Université d’Istanbul72. Le Patriarche lui-même ne serait pas indifférent à cette proposition, bien qu’une dépendance vis-à-vis du YOK (Yüksek Ogrenim Kurumu), Institution de l’Éducation supérieure, qui chapeaute l’ensemble des universités et écoles supérieures turques le gênerait évidemment. Mais

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une partie de son entourage, traditionaliste et nationaliste, s’y oppose formellement et réclame une autonomie totale pour l’École. Donc pour l’instant l’affaire est bloquée. 41 Le 30 octobre 1998, le gouvernement turc a unilatéralement révoqué les membres laïcs du conseil d’administration de la fondation pieuse de laquelle dépend l’École de Halki73. Cette révocation a suscité la colère du Patriarcat et du gouvernement grec. Vartholoméos, d’habitude très réservé à l’égard du gouvernement turc, a considéré cela comme une atteinte aux droits minoritaires et a déclaré aux fidèles pendant une messe à l’église d’Arnavutkoy : « Vos droits sont bafoués »74. Quant au gouvernement grec, cette révocation a été utilisée pour démontrer aux partenaires occidentaux qu’Ankara maltraite toujours les Grecs de Turquie75. Le gouvernement turc a justifié cet acte lors d’une conférence de presse du ministère des Affaires étrangères ( !), en précisant que les membres en question violaient les lois sur les fondations pieuses, « parce qu’ils utilisaient les bâtiments et les terrains de l’école pour des activités autres que scolaires »76. Certains ont interprété cette décision comme un prélude à la fermeture définitive et administrative de l’école, d’autres au contraire, ont estimé qu’il s’agissait pour Ankara de placer des gens proches du gouvernement avant la réouverture. Quoi qu’il en soit, lors de ma visite à l’École théologique de Halki, j’ai pu constater l’état impeccable du matériel, des bâtiments, comme si demain elle pouvait accueillir des étudiants. Cela montre que cette réouverture est non seulement attendue, mais également préparée.

Conclusions

42 Les ruptures, les évolutions et les permanences évoquées dans cet article sont dans la nature des choses. Même les problèmes qui semblent les plus figés connaissent des mutations, certains problèmes trouvent des issues plus ou moins durables et d’autres, nouveaux, s’ajoutent au conflit. Mais il est indéniable que nous vivons, depuis la fin de la décennie 1990 une période propice aux évolutions positives dans toutes les composantes du différend gréco-turc. Néanmoins, il ne faut pas oublier qu’il ne s’agit pas d’une première. D’autres périodes de détente ont eu lieu, parfois plus explicites que la période actuelle, mais toutes se sont achevées par des tensions graves. La période de relations chaleureuses commencée par le Traité d’Ankara de 1930 s’est altérée pendant la Seconde Guerre mondiale. Celle qui a commencé à la fin de cette guerre grâce à la politique américaine dans la région s’est brusquement terminée en 1955, avec l’apparition du problème chypriote. L’« esprit de Davos » débuté en 1988 s’est peu à peu éteint quelques années plus tard77. On aura tort de prendre ces quelques dernières années comme une étape définitive vers un règlement global du différend gréco-turc. Car les raisons de ces conflits, liées aux mémoires collectives des deux nations, restent profondes. Cela dit, la période actuelle a une particularité et ce à trois niveaux. La fin de la guerre froide et la perspective européenne offrent un cadre favorable au développement des relations bilatérales et multilatérales au niveau macropolitique. Au niveau local, la Grèce se débarrasse peu à peu de ses démons nationalistes dont le paroxysme a été atteint avec la junte des colonels, pour devenir un État européen au sens plein du mot. Quant à la Turquie, empêtrée dans des problèmes économiques et sociaux, elle semble néanmoins posséder maintenant un cadre démocratique plus solide et une stabilité politique relative. Et enfin, les mémoires collectives dont il est fait mention semblent ne plus empêcher, du moins provisoirement, les opinions

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publiques de se sentir davantage ouvertes. Ainsi, il y a peut-être une porte entrouverte pour que la période de bonnes relations actuelles soit durable et permette des évolutions positives.

43 Concernant les relations bilatérales, le tableau de ces dernières années est néanmoins positif. Seulement depuis quatre ans, 22 accords bilatéraux de diverses natures ont été signés. Parmi ces derniers, ceux concernant les coopérations économiques semblent les plus importants. Par exemple, les investissements pour empêcher la double imposition des marchandises atteignent les 600 millions de dollars78. Le volume de commerce atteint désormais les deux milliards de dollars par an. La construction d’un pipeline de 280 km pour le transport du gaz naturel de la Caspienne vers l’Europe à travers la Turquie et la Grèce a débuté. 44 Au moment où ces lignes sont rédigées, des développements importants ont eu lieu en Grèce et à Chypre. En Grèce, dans la période préélectorale, pour la première fois, les relations avec la Turquie n’ont pas été au coeur de la campagne électorale. La défaite de Giorgos Papandréou, un des artisans de la normalisation spectaculaire des relations de ces quelques dernières années, n’a pas empêché la poursuite des efforts de rapprochement. D’ailleurs, ce n’est pas un hasard que la campagne interne du PASOK a commencé par une visite de Papandréou en Thrace occidentale79. Inutile de dire qu’il y a été accueilli chaleureusement par les Turcs, d’autant plus que Papandréou y a proposé une réduction mutuelle équilibrée des forces armées. Kostas Caramanlis, actuel Premier ministre avait également donné des gages à la minorité turque80. Dans ce cadre, la Grèce continuera certainement à jouer un rôle prépondérant dans les relations turco-européennes. Concernant les minorités réciproques, un assouplissement est visible des deux côtés. Ainsi, le Patriarche Vartholoméos a pu se rendre sans problème à Cuba pour y inaugurer la première église orthodoxe depuis la révolution, sans que cela pose un problème aux autorités turques qui, dans le temps, s’opposaient farouchement à ce genre d’initiatives, considérant le Patriarcat comme une Église interne à la Turquie81. 45 Certes, les problèmes égéens ne sont pas encore résolus. Les deux parties tiennent secret le déroulement des pourparlers qui durent depuis deux ans sur cette question. Néanmoins, les avancées sont indéniables. N’oublions pas qu’en 1999, au sommet UE d’Helsinki, il avait été prévu d’amener le contentieux devant la Cour de Justice européenne s’il n’était pas résolu par le biais de négociations avant la fin de 2004. Il est probable que cette option soit désormais caduque. 46 La victoire de la Nea Demokratia aux dernières élections ne remet pas en cause la bonne entente de ces dernières années dans la mesure où dans le passé, l’attitude d’un Caramanlis ou d’un Mitsotakis avait été beaucoup plus souple que celle du PASOK. 47 Reste le nœud gordien qu’est l’affaire chypriote. Sans entrer dans les détails, car ce n’est pas l’objet de ce texte, il faut tout de même signaler que la fin de 2003 et le début de 2004 ont été témoins de changements majeurs du côté turc, avec un élan populaire des Chypriotes turcs en faveur de la réunification, mais surtout avec les résultats des élections du 14 décembre 2003 qui ont donné un résultat partagé entre les partisans du plan Annan et ses adversaires82. Sur les 50 sièges à l’Assemblée, les deux principales formations de l’opposition – le parti républicain turc (CTP) et le Mouvement pour la paix et la démocratie (BDH) – en ont obtenu 25, tandis que les deux partis du gouvernement sortant celui de l’Unité nationale (UBP) et le Parti démocrate (OP) – en obtenaient également 25. Depuis, avec un engagement fort d’Ankara en faveur du plan

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Annan, un gouvernement a pu être fondé grâce à la participation du OP dirigé par Serdar Denktaş, fils du Président Rauf Denktaş et à l’assouplissement forcé de la position de celui-ci. Les négociations qui ont mené à un référendum auraient dû, selon le nouveau premier ministre Mehmet Ali Talat, permettre la réunification de l’île avant d’accéder ensemble à l’Union européenne le 1er mai 2004. Ce ne fut pas le cas après un « non » massif des Grecs de l’île au plan Annan malgré un « oui » du côté turc. Actuellement, les Chypriotes turcs tentent de se faire reconnaître par la communauté internationale, du moins essayent de limiter leur isolement avec l’appui de la Turquie. Cette dernière, à son tour, subit des pressions pour reconnaître la République de Chypre, désormais membre de l’Union européenne. La résolution définitive du problème chypriote sera, sans aucun doute, un catalyseur formidable pour la normalisation définitive des relations gréco-turques.

BIBLIOGRAPHIE

Journaux et hebdomadaires utilisés

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Journaux grecs

To Vima, Ta Nea, I Kathimerini

Journaux minoritaires grecs

Apoyevmatini, lho, 0 Politis

Journaux minoritaires turcs de Grèce

Gündem, Ileri, Trakya’nm Sesi

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NOTES

1. Melek Fuat, “Yunanistan’la ilişkiler”, Baskın Oran (dir.), Türk Diş Politikası, Istanbul, İletişim, 2001, tome II, p. 440. 2. Concernant l’attitude des journalistes populistes en Grèce et en Turquie face aux problèmes bilatéraux, voir Dogan Tiliç, Utanıyorum Ama Gazeteciyim. Türkiye ve Yunanistan’da Gazetecilik, Istanbul, İletişim, 1998, 392 p. 3. “Bayrak ya inecek, ya inecek”, (Ce drapeau sera descendu ou descendu), Hürriyet, 26 janvier 1996. 4. Cumhuriyet, 1er février 1996. 5. Pour plus de détails sur le déroulement de la crise voir Melek Firat, op. cit., p. 464-468. 6. En mai 1996 une autre crise, de plus petite ampleur, mais semblable à la crise d’Imia-Kardak est survenue concernant l’îlot Gavdos/Keçi, Hürriyet, To Vima, 3 juin 1996. 7. Pour l’argumentation juridique et technique turque sur les « zones grises » voir Erdem Denk, Egemenligi Tartı şmalı Adalar: Karşılaştırmalı Bir Çalışma, Ankara. Mülkiyeliler Birligi Vakfı Yayımları, 1999, 284 p. et Ali Karamahmut, Ege ‘de Temel Sorun: Egemenliği Tartışmalı Adalar, Ankara, Türk Tarih Kurumu Yayımları, n° 4, 1998.– Pour l’argumentation juridique et technique grecque sur l’absence des « zones grises » voir Leonidas Kalivretakis, Report on the “Limia-Imia” Islets, Athènes, Institute of Neohellenic Research Foundation, 1996, et Constantin Economides, « Les îlots d’Imia dans la mer Égée : un différend créé par la force », Revue générale de Droit international public, no 101, 1997, p. 323-341. 8. Voir à ce propose un pamphlet : Fondation turque de la Démocratie, Une base du terrorisme en Europe : la Grèce, Ankara, Yıldız, 1995, 35 p. 9. Hürriyet, Milliyet, 21 octobre 1998. 10. Hürriyet, 13 novembre 1998. 11. Hürriyet, 19 novembre 1998. 12. “Italya da Def Etti” (L’Italie aussi l’a fichu dehors), Hürriyet, 17 janvier 1999. 13. “Cumhurbaşkanı Süleyman Demirel’den Yunanistan’a Sert Uyan: Atina Teror Destekçisi” (Mise en garde sévère du Président Demirel à la Grèce : Athènes soutient le terrorisme), Cumhuriyet, 23 février 1999. 14. Ta Néa, 1er mars 1999. 15. “Yorgo Papandreu- Ismail Cem Görüşmesi Bugün Ankara’da Gerçekleşiyor” (La rencontre entre Giorgos Papandréou et Ismail Cey aura lieu aujourd’hui à Ankara), Cumhuriyet, 20 janvier 2000. 16. Près de 20 000 morts, 40 000 blessés. 17. “Efharisto Poli File” (Merci beaucoup, ami), Hürriyet, 21 août 1999. 18. Le journal télévisé d’ATV, 22 août 1999. 19. Les déclarations du ministre de la Santé Osman Durmuş. Cumhuriyet, 26 août 1999. 20. Cumhuriyet, 9 septembre 1999. 21. Cumhuriyet, 7 août 1990. 22. Halim Çavuşoglu, Batı Trakya Türkleri’nin Yasak Bölge’de bir Yerleşim Birimi. Pomaklar’la Meşkam Şahin Nahiyesinin Sosyo-kültürel Yapısı, Ankara, Thèse de Doctorat, Université de Hacettepe, 1991, p. 34. (Cette thèse a donné lieu à une publication restreinte : Halim Çavuşoglu, Balkanlar’da Pomak Türkleri- Tarih ve Sosyo-Kültürel Yapı, Ankara, Köksav, 1993.) 23. Il est utile de préciser qu’en Bulgarie également la frontière gréco-bulgare fut une zone militaire interdite pendant toute la guerre froide. 24. Samim Akgönül, « L’émigration des musulmans de Thrace occidentale » Mésogeios, 3, 1999, p. 38-39. 25. Helsinki Watch Report, Destroying Ethnic Identity: the Turks of Greece, New York, 1990, p. 11. 26. PE 202. 357/fin., 27 janvier 1993. 27. Voir par exemple la liste publiée dans Gündem, 6 février 2001.

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28. Pour une analyse de ces « tracasseries » voir Samim Akgönül, Une communauté, deux États : la minorité turco-musulmane de Thrace occidentale, Istanbul, Isis, 1999, p. 131-155. 29. Pour l’implication des relations bilatérales sur les minorités voir Samim Akgönül, « La détente gréco-turque et les minorités », Hellenic Studies, 9 (1), 2001, p. 49-70 et Samim Akgönül, « Chypre et les minorités gréco-turques : chronique d’une prise d’otage », Gremmo-Monde arabe contemporain. Cahiers de recherches, 29 « Recherches en cours sur le problème chypriote », 2001, p. 37-51. 30. Pour une analyse détaillée des activités du Patriarcat voir Elçin Macar, Cumhuriyet Doneminde Ïstanbul Rum Patrikhanesi, Istanbul, iletişim, 2003, p. 239 et passim et Samim Akgönül, « Les activités du Patriarcat “œcuménique” de Phanar dans les années 1990 et l’opinion publique turque », CEMOTI, 33, 2002, p. 195-216. 31. Hülya Demir, Rıdvan Akar, Istanbul ‘un son sürgünleri, Istanbul, Iletişim, 1994, p. 162. 32. Voir par exemple Apoyevmatini, 6 août 1974, 7 août 1974. 33. Salom, 1er novembre 2002. 34. Les efforts soudains de la Grèce pour soutenir la Turquie dans le processus d’adhésion, preuve d’un changement d’attitude radical, en surprend plus d’un à Ankara et sont parfois accueillis avec suspicion, “Yunanistan Türkiye’nin Avrupa Birligi Konusunda Hukuk Danışmanı olacak” (La Grèce sera le conseiller juridique de la Turquie à propos de l’Union européenne), Cumhuriyet, 29 décembre 1999. 35. Ta Néa, 21 mai 2003. 36. “Patrik Bartholomeos : Atina’ya Cami Yaptımalı” (Le Patriarche Vartholoméos : il faut construire une mosquée à Athènes), Milliyet, 1er août 2000. 37. “Türk-Yunan Dostluk Günleri: Türk ve Yunan Ogrencilerin ilk Buluşması” (Les journées gréco- turques d’amitié : première rencontre des étudiants grecs et turcs), Milliyet, 25 octobre 1999. 38. “Tarih Yeniden Yazılıyor” (On réécrit l’Histoire), Cumhuriyet, 27 octobre 1999, “Ders Kitapları Ayıklanmalı” (Les livres d’Histoire doivent être nettoyés), Milliyet, 21 octobre 1999. 39. Akşam, 16 mai 2003. 40. Il existe un Conseil d’affaires gréco-turc très actif au sein de Diş Ekonomik ilişkiler Kurulu (Conseil des Relations économiques extérieures) : http://www.deik.org.tr/ 41. “Türk-Yunan İş Seferleri Başlıyor” (Les rencontres d’affaires gréco-turques commencent) Finansal Forum, 31 août 1999. 42. “Dostluk Treninin Yunanistan Turu Iki Ulusun Barış Özleminin Kanıtı Oldu” (Le circuit en Grèce du train d’amitié a été la preuve que les deux nations désirent la paix), Milliyet, 16 novembre 1999. 43. “Atina’da Dostluk Rüzgâr” (Vent d’amitié à Athènes), Radikal, 21 avril 2000. 44. Je crois que la question chypriote n’est pas la cause des mauvaises relations gréco-turques, mais en est la principale conséquence. Les causes me semblent plus profondes et complexes, j’ai tenté de les analyser dans Samim Akgönül, « Vers une nouvelle donne dans les relations gréco- turques », Les dossiers de l’IFEA, (6), 2001, p. 1-46. 45. “Atina işleri Brüksel’e Havale Etti” (Athènes a transféré toutes les affaires à Bruxelles), Cumhuriyet, 5 janvier 2000. 46. Melek Firat, op. cit., p. 454. 47. “Denktaş Helsinki Sonuçlarından Rahatsız: ‘Kıbrıs Türkü Rehin Kaldı’” (Dentaş n’est pas content d’Helsinki : les Turcs de Chypre sont devenus des otages), Cumhuriyet, 14 décembre 1999. 48. “Dışişleri Bakanı Cem, AB ile Kıbrıs’ın Karıştırılmaması Gerektiğini Soyledi” (Le ministre des Affaires étrangères Cem a déclaré qu’il ne fallait pas mélanger l’Union européenne et Chypre), Cumhuriyet, 14 décembre 1999. 49. En décembre 2002 et janvier 2003, Nicosie a été la scène de manifestations populaires sans précédent où des milliers de Chypriotes turcs ont montré leur désaccord avec la politique de Denktaş.

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50. Cumhuriyet, 15 janvier 2003. 51. Pour une description chronologique des événements chypriotes des quatre dernières années, voir Erdal Güven, Helsinki’den Kopenhag’a Kıbrıs, Istanbul, Om Yayınevi, 2003. 52. Suivant ce libre passage au sud de 1’île, 20 000 Chypriotes turcs ont fait la demande d’un passeport de la République de Chypre pour profiter de la libre circulation européenne lors de l’intégration, totale de 1’île à l’UE. “Rum Pasaportuna 20 bin başvuru” (20 mille demandes pour le passeport chypriote grec). 53. Ta Néa, 12 décembre 1999. 54. Inal Batu, “Yunanistan Açıklamalarında Samimi Değil” (La Grèce n’est pas sincère), Milliyet, 20 avril 1997. 55. Cumhuriyet, 25 mai 2003. 56. Sema Kalaycınğlu, “Türk Yunan Dostluguna Gastronomik Bir Yaklaşım: Kokoreç Diplomasisi” (Une approche gastronomique à l’amitié gréco-turque : la diplomatie de Kokoreç), Finansal Forum, 27 janvier 2000. 57. “Ege’de Balıkçının Aşkı evlilikle bitecek” (Dans la mer Égée, l’amour du pêcheur se terminera avec un mariage), Milliyet, 14 janvier 2000. 58. Pour la personnalité et la carrière fulgurante de ce personnage voir Samim Akgônül, « Qui est Sadık Ahmet ? Le parcours d’un nationaliste turc en Grèce », Balkanologie, V, 3, décembre 2002, p. 213-227. (http://balkanologie.revues.org/index456.html) 59. Trakya’ nın Sesi, 10 juin 1985. Ileri, 8 juin 1985. 60. Ileri, 14 juin 1985. 61. Trakya’nın Sesi, 31 décembre 1985. 62. Pour plus de détails sur l’affaire des muftis, voir Samim Akgönül, “Religious Institutions of the Muslim Minority of Greece” in A. Wasif Shadid, P. S. van Koningsveld (éds. ), Religious Freedom and the Neutrality of the State: The position of Islam in the European Union, Leuven, Peeters, 2002, pp. 145-157. 63. Pour une vue d’ensemble des problèmes scolaires des écoles grecques en Turquie, voir Samim Akgonül, « Les écoles grecques de Turquie », Mésogeios, (17-18), 2002, p. 93-124. 64. Heybeliada, une des îles de Prince, au large d’Istanbul dans la Mer de Marmara, qui abrite, comme les autres d’ailleurs, une importante communauté de minoritaires. 65. Düstur, 5. Tertip, t. 10, 1971, p. 1176- 1229. 12 janvier 1971. 66. Elçin Macar, Yorgo Benlisoy, Fener Patrikhanesi, Ankara, Ayraç, 1997, p. 67. 67. Suat Bilge, “The Phener Greek Patriarchate”, Perceptions, 1998, p. 27. 68. Apoyevmatini, 26 septembre 1999, ou lorsqu’elle s’est adressée aux orthodoxes américains en mai 2000, Cumhuriyet, 18 mai 2000. 69. Milliyet, 21 octobre 1999. 70. Iho, 3 février 1992. 71. Tavşanoğlu Leyla, “Heybeliada Ruhban Okulu Türkiye’nin önünü açar” (L’école théologique de Halki peut lever les obstacles devant la Turquie), Cumhuriyet, 19 octobre 1999. 72. Cumhuriyet, 19 octobre 1999. 73. Apoyevmatirni, 2 novembre 1998. 74. Apoyevmatini, 8 novembre 1998. 75. 0 Politis, décembre 1998. 76. http://www.mfa.gov.tr/default.tr.mfa déclaration de presse n° 85-12, 12 novembre 1998, la déclaration réserve une grande partie au traitement des fondations pieuses des Turcs de Grèce par le gouvernement grec. 77. Voir sur cette question Samim Akgönül, « Les détentes précédentes dans les relations gréco- turques », Hellenic Studies, 8 (2) 2000, p. 107-151. 78. Liter Türkmen, “Türkiye, Yunanistan ve Kıbrıs” in Hürriyet, 22 janvier 2004. 79. Ta Néa, 26 janvier 2004.

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80. Gündem, 26 janvier 2004. 81. “Bartolomeos’tan Castro’ya teşekkür”, Milliyet, 27 janvier 2004. 82. « Élections à Chypre nord : le gouvernement a perdu, l’opposition n’a pas gagné », AFP, 15 décembre 2003.

RÉSUMÉS

La fin du XXe siècle et le début du XXIe siècle ont été porteurs de changements dans les relations gréco-turques pour des raisons à la fois globales et locales. La fin du monde bipolaire, le poids de plus en plus important de l’Union européenne dans le sud-est européen, mais aussi une mutation des visions dans les relations bilatérales ont fait que globalement ces relations se sont améliorées. Ces améliorations ont pris parfois des formes étonnement brutales comme au lendemain du tremblement de terre en Turquie en 1999. Mais à côté de ces ruptures aussi soudaines que rares, il y a eu, comme dans l’ensemble de l’histoire de relations bilatérales, des évolutions sensibles, surtout en ce qui concerne la situation des minorités réciproques. Et enfin, en dépit de cette amélioration, il subsiste toujours certains domaines du conflit gréco-turc qui connaissent une stagnation comme celui des différends liés à la mer Égée.

The end of the 20th century and the beginning of the 21th century brought changes in the Greek Turkish relations for global and local reasons. The end of the bipolar world, the increasingly important weight of the European Union in European South-East, but also a change of vision in the bilateral relations improved these relations. These improvements took forms sometimes brutal as on the following day of the earthquake in Turkey in 1999. However, even if these ruptures are as sudden as rare, there were too, as in the whole of the history of bilateral relations, significant slow evolutions, especially with regard to the situation of the reciprocal minorities had been observed. And finally, in spite of this improvement, there are always certain fields of the Greek-Turkish conflict that show a stagnation as the disagreements relative to the Aegean Sea.

XX. yüzyıl sonları ve XXI. yüzyıl başları, küresel ve yerel sebeplerden dolayı Türk-Yunan ilişkilerinde değişimlerin görüldüğü dönemlerdir. Soğuk savaşın bitmesi, Güneydoğu Avrupa’da günden güne önem kazanan Avrupa Birliği’nin varlığı ve aynı zamanda ikili ilişkilerdeki vizyon değişimi bu ilişkilerin iyileşmesinde genel anlamda etken olmuştur. Bu ilişkilerin iyiye gitmesi kimi zaman şaşırtıcı ve şiddetli bir şekilde kendini göstermiştir, 1999 Türkiye depreminde olduğu gibi. Ancak ani olduğu kadar nadir de olan bu kırılmaların yanında, tarihte tüm ikili ilişkilerde olduğu gibi, belirgin dönüşümler de olmuştur, özellikle azınlıkların karşılıklı durumuyla ilgili. Son olarak, bu iyileşmeye rağmen, hâlâ Türk-Yunan sorunun durgunluk gösteren bazı alanlarının mevcut olduğunu söyleyebiliriz, Ege sorunu gibi.

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INDEX

Index géographique : Grèce, Turquie, Chypre Mots-clés : relations gréco-turques, Patriarcat, Phanar, Phanar, question chypriote, minorités Keywords : Greek-Turkish relations, Patriarchate, Phener, Cyprus question, Minorities, Greece, Turkey, Contemporary history, History motsclestr Türk-Yunan ilişkileri, Patrikhane, Fener, Kıbrıs sorunu, Ege sorunu, Azınlıkları sorunu, Yunanistan, Türkiye, Kıbrıs, Yirminci Yüzyıl, Çağdaş tarihin, Tarih, Uluslararası ilişkiler Thèmes : Histoire, Relations internationales motsclesmk Грчко-турски односи, Патријархат, Фанар, Кипарското прашање, Проблемот со Егејското море, Малцински проблеми, Грција, Турција, Кипар, Дваесеттиот век, Современата историја, Историја, меѓународни односи motsclesel Ελληνο-τούρκικες σχέσεις, Πατριαρχείο, Φανάρι, Κυπριακό πρόβλημα, Προβλήματα Αιγαίου, Μεινοτικά προβλήματα, Ελλάδα, Τουρκία, Κύπρος, Εικοστός αιώνας, Σύγχρονη ιστορία, Ιστορία, Διεθνείς σχέσεις Index chronologique : vingtième siècle

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La Grèce et la Turquie dans les Balkans : la complémentarité introuvable Greece and Turkey in the Balkans: the Complementarity that can’t be found Balkanlar’da Yunanistan ve Türkiye: Bulunmaz Tamamlayıcılık

Stéphane Yérasimos

Les relations gréco-turques dans l’orientation de leurs politiques balkaniques à la fin de la guerre froide

1 Depuis la fin de la Première Guerre mondiale, la Grèce et la Turquie ont épuré leurs contentieux balkaniques pour se retrouver face à face1. Tout en restant vigilantes sur l’évolution de leur environnement balkanique elles se sont contentées, l’une, du partage des dépouilles des territoires européens de l’Empire ottoman, l’autre, de l’exiguïté du territoire qu’elle a pu conserver sur ce continent. Elles ont en revanche continué depuis lors de s’affronter avec de rares périodes de répit2.

2 Les raisons de cet affrontement sont complexes. Il est toutefois nécessaire d’essayer de les résumer pour comprendre le comportement des deux pays, aussi bien envers leur environnement proche que face à la communauté internationale. 3 Les descendants de plus d’un million de réfugiés d’Asie Mineure, à l’issue de la guerre gréco-turque de 1919-1922, qui constituent aujourd’hui le quart de la population grecque3 entretiennent un puissant courant d’opinion, composé de méfiance mêlée de crainte face à leur puissant voisin4, ainsi qu’une nostalgie pour les « patries perdues ». En même temps, un certain nombre de stéréotypes, essentiellement véhiculés par les manuels scolaires, nourrissent depuis des générations la population grecque. L’un d’entre eux, partagé avec les autres pays balkaniques, attribue leur « retard » ou le décalage par rapport à l’Europe occidentale à l’occupation ottomane. Un autre, spécifiquement grec, se plaît à considérer le pays comme un avant-poste de la « civilisation » contre la « barbarie auquel le monde civilisé doit aide et assistance »5.

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Enfin, le processus de formation par étapes de l’État-nation grec6 a entretenu vivace l’idée de la réunion progressive de l’hellénisme au sein du même État, celle-ci se réalisant essentiellement aux dépens de l’Empire ottoman-Turquie7. 4 Les réactions de la Turquie se composent en effet de miroir. Le rejet de l’époque ottomane, considérée comme une période d’occupation par la quasi-totalité des États successeurs8 entraîne l’assomption par les seuls Turcs de l’héritage de cet empire multiethnique, qui devient à l’occasion une projection vers l’arrière de l’État-nation turc. Son démembrement progressif depuis la fin du XVIIe siècle, accompagné du reflux des populations musulmanes vers l’Anatolie, qui va devenir après les guerres balkaniques de 1912-1913 la patrie des Turcs9 engendre la phobie d’une continuation de ce dépècement sous la République, et conduit à la crispation d’un État centralisé, assimilant tout particularisme, ou même toute décentralisation, à un séparatisme. Dans ce contexte, le dernier acte de partage de l’Empire ottoman que fut le traité mort-né de Sèvres10 a laissé un traumatisme qu’il est convenu d’appeler le « syndrome » de Sèvres. La conviction intime selon laquelle l’« Europe » ou l’« Occident » attendrait patiemment l’occasion d’imposer de nouveau à la Turquie les clauses de ce traité traverse régulièrement l’opinion publique turque. Ce qui n’empêche pas la volonté d’intégrer cette Europe, objet d’attirance autant que de méfiance. Dans ce cadre, la Grèce, qui n’est pas considérée par la Turquie comme une menace directe, devient en revanche tour à tour l’obstacle de ses désirs et l’instrument de ses craintes face à l’Europe. La Grèce, manipulée par l’Occident et l’instrumentalisant à son tour, n’aurait comme objectif que de miner son intégrité territoriale, ou de la maintenir, au mieux, en marge de l’Europe. 5 Pourtant, à la suite de l’apaisement des tensions gréco-turques dans l’entre-deux- guerres, le danger communiste de l’après-guerre11 était sur le point de souder les deux pays au sein de l’alliance atlantique au moment où éclata la question chypriote. Celle-ci était, à l’origine, moins un produit du contentieux gréco-turc qu’un cas de décolonisation, sur lequel sont venues toutefois rapidement se greffer les séquelles de la question d’Orient. Pour la Grèce, il ne s’agissait que d’une étape du processus de la réunion de l’hellénisme au sein de la même patrie, tandis que la Turquie y trouvait l’occasion de marquer un arrêt à l’implosion que subissait la présence turque dans la région. L’attitude néfaste des Britanniques, qui consistait à opposer les communautés grecque et turque de l’île en vue de retarder l’échéance de leur départ, contribua également à envenimer la situation. 6 La référence à des représentations du siècle précédent a ainsi suffi à remettre sur le tapis un ensemble de contentieux qui ne cessa depuis de se compliquer davantage. L’intervention turque sur l’île en 1974 fut perçue par les Grecs comme une atteinte directe au territoire de l’hellénisme, tandis que la volonté de la Grèce de considérer l’île comme partie intégrante de ce même territoire12 ravivait chez les Turcs les craintes d’un encerclement maritime depuis l’embouchure de la Maritsa jusqu’à celle de l’Oronte. Ainsi, la question de la mer Égée avec ses différents volets13 est venue s’ajouter à celle de Chypre, tandis que les problèmes liés aux minorités réciproques dans les deux pays14 continuaient à défrayer régulièrement la chronique. 7 Au long de la seconde moitié du xxe siècle, la « guerre froide » entre les deux pays membres de l’OTAN, censés défendre l’aile sud-est de l’alliance, est progressivement devenue une constante de la politique internationale. Au milieu des années 1980, dans la doctrine de défense grecque, la « menace venant de l’est » s’est hissée au premier

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rang, remplaçant celle venant du nord, et au moment des crises avec la Turquie, la Grèce cherche le concours de la Bulgarie. 8 L’effondrement du bloc soviétique ne modifie pas directement les données de l’affrontement gréco-turc. Il est toutefois source d’espoirs et de préoccupations pour les deux pays. Dans le cas de la Turquie, les uns compensent les autres. Habituée pendant la guerre froide à tirer bénéfice de sa localisation géostratégique, elle craint de perdre sa position d’avant-poste de l’OTAN, mais entend la remplacer dans un premier temps en tant qu’intermédiaire entre le monde occidental et l’Asie centrale et, par la suite, comme force d’intervention dans les conflits qui abondent dans son environnement proche. 9 En revanche, au début de la décennie 1990, les préoccupations grecques l’emportent nettement sur les satisfactions. Depuis le milieu du XIXe siècle, la Serbie-Yougoslavie avait été un allié de la Grèce, aussi bien pour expulser les Ottomans des Balkans que pour contenir les autres nationalismes – notamment bulgare et albanais – dans la région. Aussi, le partage de la Macédoine historique entre les deux pays, dès 1912, a-t-il été le fruit d’un consensus pratiquement jamais remis en cause15, tandis que la question de l’Épire du Nord avec l’Albanie et celle de la Thrace occidentale16 avec la Bulgarie ont continué à marquer de façon aiguë ou latente les relations entre la Grèce et ces pays le long du xxe siècle. Le royaume des Serbes, des Croates et des Slovènes avait été conçu par les – grands et petits – vainqueurs de la Première Guerre mondiale comme un élément de stabilité dans la région et une garantie contre le révisionnisme des vaincus. Le neutralisme de Tito, après la Seconde Guerre mondiale, perpétuait tant bien que mal cette garantie. Depuis sa mort, les tendances centrifuges dans la République fédérale de Yougoslavie ont commencé à inquiéter la Grèce, la Macédoine étant au centre de ses préoccupations. En effet, la montée le long des années 1980 d’un discours irrédentiste à Skopje, servant essentiellement de substitut à la faiblesse de cette république dans l’ensemble yougoslave, pouvait être lourde de dangers, en étant susceptible de raviver la vieille question macédonienne et d’attiser les visées des pays voisins. 10 Le début des guerres yougoslaves en 1991 signifiait pour la Grèce la remise en cause du statu quo obtenu en 1913 et renouvelé en 1918. Le processus de construction nationale dans les Balkans, gelé à la fin de la Première Guerre mondiale au profit des vainqueurs, se remettait en marche et cela ne pourrait être qu’à leurs dépens. Freiner donc dans la mesure du possible ce processus, en aidant la Serbie à se maintenir et en essayant d’empêcher la constitution d’une Macédoine, a été le premier réflexe des dirigeants grecs de l’époque. 11 Pour la Turquie, qui ne se trouvait pas directement menacée par la tournure des événements, la possibilité d’un retour dans les Balkans pouvait se dessiner. Celui-ci a été perçu sous deux angles. Le premier, fruit du romantisme nationaliste, se nourrissant du passé ottoman et arguant d’un droit historique, se plaisait à imaginer un « monde turc » allant de l’Adriatique à la mer de Chine. Ce discours, destiné d’ailleurs essentiellement à la consommation interne, oubliait que le prestige ottoman ne valait que pour ceux qui en avaient assumé l’héritage, c’est-à-dire les Turcs seuls, et ne tenait pas compte ni de l’impréparation, ni de l’impuissance de la Turquie à faire face à cette tâche. Le second angle, plus pragmatique, ramenait la pénétration de la Turquie dans les Balkans aux dimensions du conflit gréco-turc. Le refus de la Grèce de voir dans le processus déclenché à partir de 1991 autre chose qu’un révisionnisme menaçant les acquis de 1918, en s’aliénant ses voisins du nord, offrait à la Turquie l’occasion d’opérer

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un mouvement d’encerclement en leur proposant ses services. Cet « arc musulman » des Balkans fit les délices des uns et provoqua les frayeurs des autres pendant la première moitié des années 1990. Il lui fut opposé une alliance tout aussi aléatoire d’« arc orthodoxe » composé de la Grèce, de la Serbie et de la Russie, sans compter le rapprochement de la Grèce avec l’Arménie et la Syrie, ainsi que la sympathie, sinon l’assistance, fournie au mouvement kurde dans le dessein de contenir les visées hégémoniques réelles ou supposées de la Turquie. 12 Ainsi, la fin de la Guerre froide, en introduisant une très forte instabilité dans les régions environnant l’espace du conflit gréco-turc, en compliqua singulièrement les données. Mais si l’éclatement de la Yougoslavie, l’implosion de l’URSS, avec ses effets notamment dans le Caucase, et les limitations de souveraineté subies par l’Irak après la guerre du Golfe, ont créé des zones de conflit réel, celui-ci ne fut, fort heureusement, que virtuel dans le cas gréco-turc17. 13 L’évolution des conflits balkaniques au long de la décennie a eu un effet salutaire sur ceux qui se trouvaient épargnés, en leur permettant d’arriver à des évaluations plus réalistes de la situation. Même si l’Albanie et la Macédoine, effrayées par l’hostilité affichée de la Grèce, ont pu solliciter l’assistance de la Turquie, et si la Bulgarie a vite cherché à redresser le tort subi par sa minorité turque pendant les dernières années du régime communiste, tout en normalisant ses relations avec Ankara, il devint évident que l’utopie de l’« arc islamique » ne pouvait avoir aucune base réelle. Les dérives islamistes de l’Albanie étaient d’ailleurs bien plus liées aux régimes fondamentalistes qu’à la Turquie, et on pourrait difficilement affirmer que cette dernière ait pu instrumentaliser le régime de Sali Berisha, au pouvoir jusqu’en 1997, dans ses différends avec la Grèce. De son côté, l’affirmation de l’identité macédonienne basée sur la slavité et l’orthodoxie, ainsi que le conflit montant avec la minorité albanaise musulmane, faisait de la Macédoine un membre peu probable de l’« arc islamique ». Enfin, la participation active du parti politique de la minorité turque en Bulgarie aux diverses formations gouvernementales postcommunistes a contribué à l’intégrer à la vie politique de ce pays, le rendant ainsi peu perméable aux influences d’Ankara. De plus, le processus d’adhésion de la Bulgarie à l’Union européenne constitue une perspective bien plus alléchante pour la minorité turque, que le maintien coûte que coûte de liens privilégiés avec la Turquie. 14 D’autre part, l’entêtement suicidaire du régime de Milosevic à Belgrade rendait de moins en moins tenables les schémas d’alliance gréco-serbe issus du début du xixe siècle, même si une bonne partie de l’opinion publique et de la classe politique grecque a attendu jusqu’à l’intervention de l’OTAN au Kosovo en 1999 pour s’en rendre compte. À cela a puissamment contribué la mutation opérée dans la direction du parti socialiste grec (PASOK) au pouvoir. En attendant une évaluation plus précise, on peut aujourd’hui avancer l’hypothèse que la Grèce n’a pleinement intériorisé son appartenance à l’Union européenne que pendant la seconde moitié des années 1990, processus culminant avec l’intégration à la zone euro. Cela lui a permis de se concevoir progressivement non plus comme un pays balkanique soumis aux aléas de la conjoncture régionale, mais comme un membre à part entière de l’Union européenne, capable de gérer son environnement balkanique et de promouvoir son intégration à l’Europe. 15 Cette assurance acquise, accompagnée d’une capacité économique appréciable, surtout en comparaison avec les économies chancelantes de ses voisins du nord, et

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considérablement renforcée par les aides européennes, a permis à la Grèce d’évoluer du stade d’une crispation agressive vers celui de l’ouverture, à travers une pénétration économique et une implication croissante dans les instances de coopération régionale. 16 La mutation la plus radicale de la politique extérieure grecque concerne toutefois ses relations avec la Turquie. La politique d’ostracisme menée envers ce pays depuis l’éclatement de la crise chypriote, et plus précisément depuis l’intervention turque de 1974, avait engendré l’espoir, contre toute raison, de son effondrement à force d’isolement, à l’image de la politique du containment envers l’Union soviétique. Déjà au lendemain de la Première Guerre mondiale, la direction politique grecque de l’époque avançait l’argument selon lequel les Turcs ne formaient pas une nation, mais un assemblage hétéroclite, artificiellement maintenu par la bureaucratie ottomane. La disparition de celle-ci aurait inéluctablement conduit à l’éclatement de l’ensemble18. La même argumentation fit de nouveau surface lors de la période instable qui précéda et suivit le coup d’État du 12 septembre 1980 en Turquie, à travers les affrontements gauche-droite, la montée du mouvement islamiste, la guérilla kurde, et l’existence potentielle d’autres éléments centrifuges comme les Alévis19.Tout cela dans un contexte de crises économiques à répétition et d’instabilité politique qui faisait croire à l’affaiblissement, sinon à l’effondrement de l’adversaire, quitte à donner un coup de pouce, comme ce fut sans doute le cas dans la question kurde. 17 C’est d’ailleurs l’effondrement militaire du mouvement kurde, marqué par l’arrestation en mars 1999 de son chef, Abdullah Öcalan, dans laquelle la Grèce se trouvait directement impliquée, qui donna le coup d’envoi du retournement20 marquant un changement profond dans la politique grecque. Désormais, la Grèce, au lieu de poursuivre sa politique d’isolement de la Turquie, au risque de renforcer encore la mainmise des militaires sur le régime et de la soustraire au contrôle international, adopte la position inverse, consistant à favoriser son adhésion à l’Union européenne en vue de la soumettre aux règles communautaires. 18 La stratégie de rapprochement, menée depuis 1999 par la Grèce en direction de la Turquie, complète sa politique orientée vers les Balkans et vise à en faire un pays confiant dans son avenir et bien intégré à l’Union européenne, qui entend faire profiter de cette situation ses voisins moins fortunés, à condition évidemment que ceux-ci jouent le jeu et n’indisposent pas les intérêts grecs. Or, sur ce point, les choses ne sont pas suffisamment claires dans le domaine des relations gréco-turques. En effet, le rapprochement entre les deux pays, bien réel en ce qui concerne notamment la société civile dont les différentes composantes se découvrent mutuellement avec étonnement, est loin de suffire à épurer de longs contentieux, comme ceux de la question chypriote ou de la mer Égée. L’échange de bons procédés escompté entre le soutien de la Grèce à la réalisation de la candidature turque à l’Union européenne, aujourd’hui encore virtuelle, et l’acquiescement de la Turquie à la modification du statu quo à Chypre, est loin d’être acquis. Ceci parce que, à l’opposé des pays des Balkans, il n’existe pas de consensus en Turquie sur l’opportunité de l’adhésion du pays à l’Union européenne. Ainsi, non seulement les forces politiques en Turquie ne sont pas prêtes à jouer le jeu proposé par la Grèce, c’est-à-dire céder sur Chypre pour avancer la candidature de leur pays, mais certaines d’entre elles, notamment l’armée et la haute bureaucratie qui lui est liée par les mêmes intérêts, seraient même tentées par le jeu opposé : afficher une position intransigeante à Chypre pour bloquer la procédure d’adhésion.

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19 Pour compléter le tableau, il faut rappeler la crise économique aiguë qui a frappé la Turquie depuis la fin de l’année 2000, conséquence non seulement d’un surendettement et d’une mauvaise gestion financière, mais, bien au-delà, d’une incapacité chronique à instaurer une économie de marché saine et performante. Cette situation se reflète évidemment sur les possibilités de la Turquie de concurrencer la Grèce dans le domaine des investissements balkaniques. 20 Ce qui précède fait ressortir le poids des relations gréco-turques sur les stratégies réciproques des deux pays dans les Balkans. Celles-ci semblent se caractériser par une série d’asymétries. En premier lieu les relations de la Grèce avec les autres pays balkaniques se placent dans une perspective résolument européenne or, ce n’est pas le cas pour celles de la Turquie avec les mêmes pays, tandis que l’arrière-plan européen des relations gréco-turques reste passablement ambigu. Ensuite, la Grèce semble disposer actuellement des moyens économiques de ses ambitions politiques dans les Balkans, d’autant plus qu’elle est capable de mobiliser et de gérer des aides européennes dirigées vers cette région ; en revanche la Turquie cherche à pallier ses faiblesses économiques par un discours géopolitique, affirmant sa nécessaire présence dans la région, discours à consommation intérieure et plutôt contre-productif pour ses ambitions balkaniques. Enfin, pour paraphraser une expression connue, si le rapprochement entre la Grèce et la Turquie devait moins contribuer à se regarder dans les yeux qu’à regarder ensemble dans la même direction, il faut reconnaître que les initiatives communes en direction des Balkans restent plutôt rares et que les velléités de concurrence ont toujours tendance à primer sur les tentatives de coopération.

Les propriétés géostratégiques de la Turquie

21 Les stratégies turques dans les Balkans sont bien moins lisibles que celles de la Grèce. Une bonne partie des spécialistes est d’ailleurs convaincue que celles-ci tout simplement n’existent pas21. Une analyse plus attentive arrive toutefois à reconstituer une esquisse de politique, composée d’intentions, de tentatives et de retenues. Elle semble d’abord découler de la perception de la Turquie de sa propre position géostratégique et de l’usage qu’elle entend en faire.

22 Il serait juste d’affirmer que la Turquie a découvert les avantages de sa position géostratégique au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Auparavant, et dès le xixe siècle, lorsqu’elle se trouvait au centre de la Question d’Orient, cette situation ne semblait pouvoir être qu’une source de désagréments. Mais son adhésion à l’OTAN et ses fonctions de défenseur du flanc sud-est de l’alliance euroatlantique lui ont assuré la manne de l’aide américaine. Posséder la plus grande – sinon la plus pléthorique – armée de terre après celle des États-Unis au sein de l’OTAN lui procurait l’avantage d’occuper pendant les deux années du service militaire une jeunesse qui venait grossir la population urbaine, et faisait en même temps de l’institution militaire l’entreprise assurant une permanente et sûre rentrée de devises. Ainsi, tout au long des années de la guerre froide, l’armée turque se forgea une position clé, faisant de la situation géostratégique du pays le pivot de sa vie économique, politique et sociale. 23 Dans ces conditions, la fin de la guerre froide exigeait une redéfinition de cette situation. Cela pouvait se faire de deux manières. L’une, négative, arguant des dangers qu’une Turquie déstabilisée par ses tensions internes pourrait faire courir à son environnement si elle ne continuait pas de bénéficier de la sollicitude de ses bailleurs

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de fonds, l’autre, positive, à la recherche d’une nouvelle vocation régionale. L’insistance avec laquelle les responsables militaires du pays répètent que la Turquie est productrice, et non-consommatrice, de sécurité, semble indiquer que si la première option paraît nettement préférable, la seconde reste toujours, en guise d’avertissement, en filigrane. 24 La recherche de nouvelles orientations a été fonction des mutations qui s’opéraient dans la région. L’affirmation, reprise à satiété à chaque occasion, selon laquelle la Turquie se trouvait au centre de la région la plus turbulente du monde, correspond plutôt à une représentation statique faisant de son territoire le centre géométrique des conflits balkaniques, caucasiens et moyen-orientaux, sans que cela implique forcément l’entraînement, ni ne justifie l’intervention, dans les conflits en question. Par conséquent, les tentatives post-guerre froide de redéfinition du rôle géostratégique de la Turquie donnent l’impression de relever d’un discours qui oscille entre l’autopersuasion et l’offre de services, essentiellement soucieux de ne pas perdre les avantages acquis, plutôt que d’une évaluation globale des nouvelles donnes. D’où le contraste constaté entre un discours très entreprenant, susceptible d’effrayer les voisins, et des actions relativement timorées et en tout état de cause légalistes, dans le cadre des institutions internationales. 25 Cette valse-hésitation se manifesta tour à tour et à plusieurs reprises dans son environnement. La dissolution de l’URSS engendra d’abord de grands espoirs du côté du Caucase et de l’Asie centrale. Plus précisément, à la fin des années 1980, quand la désintégration de l’URSS devenait un fait, mais sans que personne n’ose espérer une fin si proche, la Turquie offrit ses services pour constituer un couloir de communications, de réseaux et d’influence entre l’Asie centrale et le Caucase d’une part, le monde occidental de l’autre. Sa capacité d’assurer cette tâche était essentiellement fondée sur une représentation mythique de la turcité dont les élites de la république laïque étaient abreuvées depuis les années 1930. Or, non seulement les liens avec les territoires originels s’étaient distendus depuis l’arrivée des Turcs en Anatolie au XIe siècle et les frontières orientales ottomanes n’avaient jamais durablement dépassé celles de la Turquie actuelle, mais surtout rien n’avait été fait jusqu’à cette date pour transformer cette représentation d’origines communes en une réelle connaissance des républiques du Caucase et de l’Asie centrale. Ainsi, l’impréparation à cette tâche, liée à la disparition de l’URSS qui rendait possible le contact direct avec les nouveaux pays de cette région, a ramené les prétentions turques à la portion congrue, les limitant notamment à la Géorgie et à l’Azerbaïdjan. Dans ces pays, la Turquie, en agissant essentiellement dans le cadre du Partenariat pour la paix de l’OTAN, essaie de contrebalancer l’influence russe et d’assurer la sécurité de l’oléoduc Bakou-Ceyhan. 26 La guerre du Golfe et ses séquelles coïncidèrent avec la recrudescence de la guérilla kurde en Turquie, ou plutôt les militants du Parti des Travailleurs kurdes (PKK) profitèrent du vide créé au nord de l’Irak pour y développer des bases arrière. Cela a conduit à l’établissement par l’armée turque d’une profondeur stratégique sur le territoire irakien, par le biais d’interventions fréquentes et même, semble-t-il, par une présence quasi permanente. L’objectif invariable de la Turquie dans cette région, depuis qu’elle a dû céder l’ancienne province ottomane de Mossoul à la Grande- Bretagne, mandataire de l’Irak, est d’y empêcher la constitution d’une entité kurde, de crainte que celle-ci ne revendique les territoires turcs habités par cette ethnie22. Et cela quitte à prendre si nécessaire sous son contrôle la totalité du Kurdistan irakien, en

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doublant ainsi le nombre de Kurdes à sa charge. L’intervention américaine en Irak repose la question pour la Turquie dans les mêmes termes. 27 À cette volonté de présence stratégique, sinon militaire, qui ne se limite pas seulement à son environnement proche, si l’on en juge par l’empressement de la Turquie à assumer un rôle dirigeant dans les forces de l’ONU envoyées en Somalie ou en Afghanistan, les Balkans ne tiennent pas la première place23. La page de présentation de la politique balkanique de la Turquie sur le site Internet du Ministère turc des Affaires étrangères, intitulée « La signification des Balkans pour la Turquie », débute sur une tautologie : « La région des Balkans occupe une place particulière dans la politique étrangère de la Turquie. Cela découle du fait que la Turquie elle-même est partie intégrante des Balkans. Ainsi, le maintien de la paix et de la stabilité dans les Balkans est d’une importance vitale pour la Turquie. » Plus loin, les raisons de l’intérêt pour les Balkans sont regroupées en deux points : l’un relève de la géographie – les Balkans en tant que voie d’accès à l’Europe continentale – et l’autre se réfère à la question des peuples. Ici, deux éléments sont mis en avant, la présence de « peuples d’origine turque dans différents pays des Balkans »24, et « les citoyens turcs dont les grands-parents, les parents ou eux-mêmes ont immigré en Turquie de toutes les parts de la Péninsule balkanique ». 28 Cette argumentation centre la stratégie balkanique de la Turquie exclusivement sur ses propres intérêts, qui peuvent ne pas coïncider avec ceux des autres pays balkaniques, notamment en ce qui concerne la protection des minorités qui semble être sa préoccupation majeure, à moins que l’instrumentalisation des minorités turques soit uniquement perçue comme un moyen d’asseoir son influence. 29 Dans ce contexte, l’argumentation des militaires devient plus explicite que celle des diplomates. Le général Halil Şimşek, commandant de l’Académie militaire, présente sa position dans une communication intitulée « L’évolution dans les Balkans et ses répercussions sur la Turquie »25. Il affirme d’emblée que la défense de la frontière géographique de la Turquie implique de placer la frontière économique de ce pays dans les Balkans. Ainsi, l’influence économique est vue sous le prisme de la profondeur stratégique, rendant le fait économique auxiliaire d’une géopolitique d’expression territoriale. 30 Les stratégies proposées à la suite peuvent se regrouper en trois thèmes. Le premier consiste à « assurer la poursuite de la présence musulmane-turque de la région dans l’autosuffisance, la prospérité et la sécurité ». Le deuxième concerne les relations bilatérales, où la Bosnie-Herzégovine, l’Albanie et la Macédoine tiennent le premier plan, et les alliances à rechercher, auxquelles la Bulgarie, la Roumanie et la Croatie, s’ajoutent aux trois pays précédents. Quant au troisième, il présente l’intérêt particulier de s’opposer à l’influence de l’Union européenne dans les Balkans. Il s’exprime à travers trois énoncés : « Avancer l’argumentation selon laquelle la question des Balkans ne peut être résolue que par les Balkaniques eux-mêmes et réduire au minimum les interventions extérieures », « Équilibrer la politique d’influence menée par les puissances européennes dans la région et prévenir la formation de toute situation ne correspondant pas à la volonté de la Turquie », « Assurer des ouvertures dans les domaines de la coopération économique et de la sécurité avec les pays balkaniques amis, prévenir leur soumission unilatérale à l’hégémonie de l’Union européenne et l’exclusion de la Turquie ». Ces propositions visant à limiter l’influence de l’Union européenne dans les Balkans, présentées par gradation ascendante de leur

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véhémence, manifestent probablement le souci de la Turquie d’organiser un bloc régional, capable de négocier globalement avec l’Union européenne, ce qui lui éviterait d’être toujours le dernier candidat en lice dans la course à l’adhésion. Mais il est difficile de croire qu’elle trouverait beaucoup de partenaires dans cette initiative, qui risquerait d’être perçue comme une association des laissés pour compte. 31 La question ici serait de savoir si cette opinion bien tranchée d’un éminent représentant de l’institution militaire turque est un cas isolé ou est au contraire représentative. Il est vrai que le général Simşek est un habitué des déclarations fracassantes sur l’Europe. Lors d’un second colloque, organisé en janvier 2001 sous le titre « Return to the Security Understanding of the Post Cold War », il affirmait qu’avec l’Identité européenne de Sécurité et de Défense (IESD), l’Union européenne entendait transformer l’Europe occidentale en une forteresse. Cette dernière ne serait pas uniquement constituée pour la défense, mais aussi en prévision d’éventuelles attaques. « Au cas » – poursuivait-il – « où l’Europe, avec une future population de 300 millions, formerait une armée indépendante, cela pourrait conduire à une situation conflictuelle dans les Balkans, le Caucase ou le Moyen-Orient. Il est par conséquent d’une importance vitale pour la Turquie de faire pleinement partie de la politique européenne de sécurité et de défense (PESD) »26. Ici aussi semble poindre l’inquiétude d’une future division en camps, où la Turquie, si elle ne se trouvait pas dans celui de l’Europe, serait forcément dans le camp adverse. 32 Cette ambivalence entre les perceptions d’une Europe alliée et adversaire potentiel à la fois, qui conduit à se représenter les Balkans aussi bien comme une antichambre que comme un sas de protection, semble toutefois beaucoup plus générale qu’on ne pourrait le croire à première vue. Déjà, dans la partie du site Internet du ministère turc des Affaires étrangères consacrée aux Balkans, l’accent est mis sur les institutions régionales, où le rôle de la Turquie est souligné, aux dépens de l’Union européenne, jamais directement mentionnée. Il est précisé qu’« en complément de ses efforts bilatéraux la Turquie a traditionnellement aspiré à la réconciliation, la stabilité et la paix dans les Balkans à un niveau régional ». 33 En se déplaçant vers l’extrême droite de l’échiquier politique turc, les opinions exprimées par le Commandant de l’Académie militaire et contenues en filigrane dans les présentations officielles deviennent de plus en plus foisonnantes sans que l’on sache si cette rhétorique ne fait qu’étaler au grand jour des convictions que les responsables ne peuvent avancer qu’avec prudence, ou si elle extrapole librement à partir de quelques hypothèses de travail. 34 Cihat Özönder, professeur au département de sociologie de la faculté des lettres à l’Université de Hacettepe à Ankara, a publié dans la Revue de recherches sociales et stratégiques Kok (racine) un article intitulé « L’évolution dans les Balkans : La question de Macédoine » au printemps 200127. L’article débute par un aperçu de l’histoire des Balkans vue sous le prisme des thèses nationalistes. On apprend ainsi que « l’histoire des Balkans est aussi ancienne que l’histoire connue des Turcs » (et que) « depuis les Huns, différentes tribus turques Kiptchak ainsi que des tribus turques Oguz se sont installées dans des périodes différentes dans la région et ont constitué des strates culturelles. » En revanche, « il est scientifiquement prouvé qu’il n’existe pas de peuples autochtones dans les Balkans »28. 35 Par la suite, l’auteur constate que « la Turquie est une “mère patrie” pour la population turque ou musulmane de plus de 10 millions vivant dans les Balkans ». De même, « par

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l’intermédiaire des réfugiés balkaniques devenus des citoyens turcs, par des liens historiques et sociologiques, les événements régionaux intéressent à tous les niveaux les relations intérieures et extérieures de la Turquie. Ce réseau de relations influence aussi la structure politique de la Turquie, dans la mesure où tous les partis politiques doivent formuler des politiques susceptibles de leur attirer les votes des réfugiés. » En écrivant cela, l’auteur ne fait que reprendre, en l’explicitant, l’argumentation du MAE turc pour justifier l’intérêt de la Turquie pour les Balkans : présence d’une minorité turque dans les pays balkaniques, poids politique et sociologique des immigrés des Balkans et de leur descendance en Turquie. Toutefois, l’auteur exagère à notre avis le poids de cette migration dans la vie politique turque ; ainsi, la protection des minorités turques dans les Balkans joue un très faible rôle en tant qu’argument électoral en Turquie. 36 L’auteur présente ensuite ses arguments géopolitiques. Il affirme d’emblée que « pratiquement toutes les alliances en train de se constituer dans la région vont dans le sens du rétablissement des équilibres mondiaux aux dépens de la Turquie ». Quant à l’adversaire principal, il est nommé sans ambages : « Dans ce cadre la première menace est l’avance pas à pas dans les Balkans de l’impérialisme allemand ». Or, le général Şimşek, dans sa communication précitée, ne dit probablement pas autre chose quand il affirme « l’Allemagne mise à part, les autres pays ne font pas d’investissements sérieux dans les Balkans. L’approche allemande n’est pas économique, il s’agit d’investissements politiques ayant comme seul objectif le contrôle de la région et le désir de s’ouvrir vers l’Adriatique. » 37 Contre cette menace, le professeur Özönder cherche des alliances : « les tentatives allemandes d’élargissement de leur aire d’influence constituent également une menace contre les intérêts des États-Unis qui ne disposent pas des connaissances suffisantes sur les structures socioculturelles des Balkans ». Ce constat met en évidence le rôle stratégique de la Turquie dans les Balkans : « à la lumière de ces événements, il apparaît inévitable de considérer, comme hypothèse de base de la politique extérieure turque, que les intérêts nationaux de la Turquie passent spécifiquement dans les Balkans par la constitution d’un pont entre les États-Unis et la Russie, et par un échange de bonnes informations ainsi que par la production de politiques allant dans ce sens. » On trouvera également un écho de cette sollicitude pour les États-Unis et la Russie dans le passage cité plus haut à propos des inquiétudes que pourrait susciter pour ces pays un Pacte de stabilité trop « labellisé » Union européenne. 38 L’analyse faite à ce propos par les islamistes débute évidemment avec des présupposés religieux. Le site Internet Vahdet, lié à ces milieux, développe l’argumentation suivante : L’alliance orthodoxe dans les Balkans est également en grande partie soutenue par les pays de l’Union européenne. La raison principale à cela est probablement que les pays de l’Europe considèrent comme une évolution non souhaitable la prise de conscience islamique et la mise en mouvement des peuples musulmans des Balkans. La communauté d’intérêts avec l’alliance orthodoxe dans les Balkans peut être également un facteur important. Toutefois, les calculs d’intérêt de l’Amérique relatifs à la région sont en contradiction avec ceux de l’alliance orthodoxe locale, avec les calculs de la Russie qui soutient cette dernière, ainsi qu’avec ceux des pays de l’Union européenne. Pour cette raison, l’Amérique, afin de pouvoir s’installer sur le plan politique dans la région et d’appliquer les plans relatifs à ces contrées, soutient les Albanais. Évidemment, cet appui ne vise pas à empêcher les injustices commises à l’égard du peuple albanais, mais à mettre en exécution les projets de

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l’Amérique dans cette région. À cause de ce soutien, le peuple albanais nourrit de la sympathie pour l’Amérique. 39 Le site arrive ainsi implicitement au constat de la difficulté à établir un front islamique « anti-impérialiste » dans les Balkans. Les points de vue nationalistes sont en revanche beaucoup plus explicites et pragmatiques sur cette question : Les droits accordés aux Turcs en Macédoine à l’époque de la Fédération yougoslave visaient à utiliser les Turcs comme un facteur d’équilibre. En effet, lors des événements du Kosovo, les Serbes, appliquant la même politique, ont protégé les Turcs jusqu’au dernier moment contre l’oppression albanaise et ont appliqué des politiques spécifiques à cette région. Des politiques similaires ont été mises en œuvre en Macédoine, où les Albanais, qui, tout en étant musulmans, usaient de la répression et de la violence contre les Turcs en tentant de les assimiler. Ils en ont été empêchés par les Macédoniens. Les Albanais de Macédoine, appréciés par l’opinion publique turque, qui les considère comme un peuple « frère » ou de la « même famille » parce qu’ils sont musulmans, ont en réalité usé à l’égard des Turcs de la région des mêmes méthodes répressives qu’avec ceux du Kosovo29. 40 Ce passage porte déjà un coup à la prétendue unanimité des réfugiés d’origine balkanique en Turquie30. D’autres auteurs nationalistes renchérissent d’ailleurs sur ce point. Ainsi Celâl Öcal écrit-il : Dans la situation telle qu’elle s’est développée depuis la Bosnie jusqu’au Kosovo, le lobby des associations albanaises en Turquie, mené par la représentation du Kosovo, entend profiter jusqu’au bout des possibilités qui lui sont offertes en Turquie, croit à l’idéal de l’Albanie unie et n’hésite pas à priver les Turcs de leurs droits culturels31. 41 Il se place ensuite, par son pragmatisme, en porte à faux par rapport à l’opposition arc orthodoxe/arc islamique, présentée par ailleurs comme irréductible, puisqu’il fait état d’une alliance objective slavo-turque contre les Albanais. En réalité, il faut lire ces textes dans le contexte de leur époque, c’est-à-dire le printemps et l’été 2001, quand les Turcs de Macédoine essayaient de trouver leur place dans le conflit entre Albanais et Slavo-Macédoniens. Cette situation était de surcroît considérablement compliquée par l’éclatement du parti turc de Macédoine, l’Union Démocratique turque, entre « laïcs » et « islamistes »32 ; les efforts des nationalistes turcs pour instrumentaliser ce parti et promouvoir leur politique pan-turque dans les Balkans, mais surtout le rôle que les uns et les autres entendaient faire jouer à la communauté turque de Macédoine à la veille des accords d’Ohrid du 13 août 2001 ont encore compliqué la tâche. En effet, le gouvernement macédonien de l’époque souhaitait impliquer cette communauté dans ses négociations avec les Albanais en tant que contrepoids, mais les représentants occidentaux, craignant apparemment de compliquer la situation, ont préféré les écarter33. Le gouvernement turc a dû s’incliner, ce qui provoqua l’ire des nationalistes34.

42 Cet événement peut servir de transition pour conclure sur les mécanismes de la politique turque dans les Balkans. Celle-ci est traversée par plusieurs courants qui convergent sur certains points en divergeant sur d’autres. Le point de convergence majeur est la nécessité d’une présence régionale, dont les Balkans font partie, sans être forcément la zone la plus privilégiée. Cette nécessité a sans doute un aspect pragmatique, dans le sens où la position géostratégique et le potentiel militaire de la Turquie restent son capital principal, susceptible de lui apporter les meilleurs dividendes. Cela explique le fait que les approches de type géopolitique formulées par les militaires priment sur les approches économiques et autres. Mais elle prend également sa source dans un sentiment de droit naturel, qui trouverait sa justification

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dans l’histoire et dont la qualification de « nostalgie impériale » suffirait pour « faire dresser les cheveux sur les têtes » de tous ses voisins. Dans un tel contexte, tout argumentaire géostratégique, économique ou humanitaire ne serait que tentative de rationalisation de ce sentiment primordial. 43 Un deuxième point de convergence est lié au sentiment complexe d’attirance/méfiance par rapport à l’Europe auquel s’assimilent de plus en plus les relations avec la Grèce. Ce sentiment est tout aussi profond, puisqu’il remonte au début du processus d’occidentalisation de l’Empire ottoman à la fin du XVIIe siècle. Il peut se résumer à la volonté d’assimiler la civilisation occidentale afin de mieux pouvoir lui résister politiquement, et cette contradiction d’essence continue à dominer les relations actuelles entre la Turquie et l’Union européenne. Celles-ci peuvent aller d’un anti- européanisme affiché, à la recherche d’une introuvable alternative (le plus souvent celle d’un intermédiaire régional des États-Unis), à un pro-européanisme qualifié de « capitulard » par ses adversaires. Les deux tendances se retrouvent toutefois dans la volonté de négocier durement les conditions de cette relation, négociations qui ont pour tâche ultime et quasi impossible de résorber la contradiction précitée entre assimilation et résistance. Au sein de cet environnement, les Balkans sont à la fois un sas géostratégique et culturel, un lien, et un champ de bataille que la Turquie voudrait organiser comme un glacis lui permettant de négocier dans les meilleures conditions ou de tenir tête à l’Europe. 44 Dans un pareil contexte, les divergences portent plutôt sur la mise en pratique des convergences : la géométrie des alliances locales, l’instrumentation des minorités religieuses ou ethniques, l’évaluation des perspectives du rapprochement gréco-turc. Mais c’est là aussi que le décalage entre les discours et les pratiques apparaît. Parce que si les grands principes impliquent une stature de grande puissance, les moyens manquent. Ainsi, la prudence s’impose. Tous les observateurs ont remarqué au long des années 1990 l’opposition entre un discours perçu souvent comme hégémonique, et exploité assurément comme tel par plusieurs pays de la péninsule balkanique, et un extrême légalisme face à la communauté internationale35. Malgré des discours très durs dans les médias et au sein de la classe politique sur les « doubles standards » des Occidentaux en Bosnie-Herzégovine, la Turquie a attendu le signal américain pour s’impliquer, en aidant notamment la Croatie. En ce qui concerne la Macédoine, malgré le bruit fait de part et d’autre autour de l’« arc islamique », Ankara a suivi à chaque fois Washington, entreprenant l’entraînement d’officiers macédoniens au milieu de l’année 1993, après le déploiement des militaires américains dans le cas de l’UNPREDEP, et en signant un accord-cadre de coopération en avril 1995, après celui signé par les États-Unis en novembre 199436. De même, la Turquie a dû annuler au printemps 1998 la vente de vingt avions de combat F-5 à la Macédoine devant les réactions de la Grèce37. Les accords d’entraînement militaire signés aussi bien avec la Macédoine, qu’avec l’Albanie et la Bosnie-Herzégovine, relèvent bien plus de la part assumée par la Turquie dans un contexte euroatlantique que d’initiatives bilatérales38. Enfin toute présence militaire turque dans la région, en Bosnie-Herzégovine, au Kosovo et en Macédoine, relève des accords internationaux. 45 Ainsi, le « complexe ottoman », bien partagé par tous les héritiers de l’Empire, semble surtout entraîner un effet de restriction et d’autolimitation dans la politique turque dans les Balkans, tandis que le déséquilibre entre le poids politique et les capacités économiques de ce pays contribuent à privilégier les visions géostratégiques.

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Les politiques de défense

46 La Grèce et la Turquie affectent chacune près de 5 % de leur PIB à leurs dépenses militaires39, contre 2,2 % en moyenne pour les pays de l’OTAN. En chiffres absolus, cela équivaut à 3,8 milliards de dollars pour la Grèce contre 8,9 milliards pour la Turquie40. Les deux pays totalisent près de 6 000 chars de combat (1 735 Grèce, 4 200 Turquie), soit plus que ceux de l’Allemagne, de la France de l’Italie et du Royaume-Uni réunis (5 662)41. Ce surarmement est bien plus une conséquence directe de la « guerre froide » gréco-turque que de l’instabilité régionale. Le rapport entre les deux pays n’est toutefois pas symétrique, et pas seulement à cause du déséquilibre territorial et démographique42. Si les tensions entre les deux pays disparaissaient, le surarmement grec ne survivrait probablement pas or, la situation ne changerait sans doute pas pour la Turquie.

47 En effet, le budget affecté à la défense par la Grèce est la conséquence directe d’une perception de menace venant de la Turquie, tandis que dans ce dernier pays les raisons des dépenses militaires sont liées à un faisceau beaucoup plus large de causes internes et externes. À l’intérieur, le rôle dominant de l’institution militaire dans l’appareil étatique, combiné aux perceptions sans cesse renouvelées depuis cinquante ans de menaces de communisme, de séparatisme, d’islamisme, etc., exigent que l’armée dispose aussi bien de la réalité que de l’apparence d’un pouvoir incontesté, et qu’elle décide par conséquent en toute souveraineté de son budget et de son programme d’équipement43. À l’extérieur, l’idée, intériorisée dès l’enseignement primaire, selon laquelle la Turquie est entourée d’ennemis, liée à la volonté de devenir une puissance, rend nécessaire l’entretien d’une force susceptible de compter à l’échelle régionale, sinon internationale44. 48 Dans ce contexte, les Balkans ne semblent pas constituer une préoccupation de tout premier ordre pour les politiques de défense des deux pays. Pour le Ministère turc de la Défense, « La Turquie qui possède une position stratégique très importante reliant les trois continents, est à la fois un pays de l’Europe, de l’Asie, des Balkans, du Moyen- Orient, de la Méditerranée et de la mer Noire ». Bref, la Turquie est un pays de l’Eurasie : L’évolution dans la géographie des Balkans, des bassins de la Méditerranée et de la Mer Noire, du Caucase, de l’Asie centrale et du Moyen-Orient qui constituent dans l’après-guerre froide les régions les plus sensibles du monde, a conduit à un renouveau du rôle de la Turquie dans cette région. Les transformations de cette géographie joueront un rôle déterminant dans l’avenir du monde et dans celui de l’Europe. La Turquie essaye d’une part de faire face de toutes ses forces aux responsabilités qui découlent de ces transformations, et de profiter d’autre part de ces nouvelles possibilités et occasions. Dans une géographie aussi vaste et aussi importante, la Turquie se trouve obligée de poursuivre dans les années qui viennent son action déterminante. Tant que la paix et la sécurité ne seront pas assurées dans les Balkans, le Moyen-Orient et le Caucase, l’Europe et l’Asie ne pourront pas se souder. L’apport de la Turquie aux initiatives visant à éteindre les conflits des Balkans, du Moyen-Orient et du Caucase, ambitionne à réaliser cette soudure. 49 D’après cette vaste déclaration de principes, les Balkans ne se présentent que comme l’un des théâtres de démonstration de la puissance militaire du pays. Ainsi, ils ne sont pas directement mentionnés dans l’exposé de politique de défense de l’état-major et on peut supposer qu’ils sont inclus dans sa volonté « de promouvoir la paix et la stabilité

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dans la région » et de « contribuer aux préventions des conflits et à la sécurité collective sous le parapluie de l’OTAN ». Quant au Livre blanc du ministère de la Défense, il se borne à affirmer la volonté de la Turquie de développer les relations bilatérales avec les pays de la région.

50 Pour le ministère grec de la Défense, les Balkans font également partie de la nouvelle donne géopolitique : Des défis, mais aussi des possibilités pour la sécurité de la Grèce, découlent des développements dans l’espace géopolitique des Balkans et de la Méditerranée orientale dont fait partie la Grèce. Les défis proviennent de la fluidité et de l’instabilité persistantes dans le triangle Balkans – Moyen-Orient – Caucase et de l’intensification de la concurrence internationale en vue de l’accès des États industrialisés aux ressources naturelles de l’Asie centrale. Cette situation influe sur les conditions de stabilité dans la région et affecte directement la sécurité grecque. Parallèlement toutefois, l’environnement international post-Guerre froide offre de notables possibilités de renforcement de la sécurité grecque, liées à la position géopolitique centrale de la Grèce, mais aussi au déplacement de l’orientation essentielle de la sécurité internationale des relations Est-Ouest vers les relations Nord-Sud. Par conséquent, la position internationale de la Grèce dispose de soutiens supplémentaires, dans la mesure où l’épicentre de la sécurité internationale se déplace depuis l’Europe centrale, et l’affrontement dépassé Est- Ouest vers la périphérie du continent européen et particulièrement vers les eaux chaudes de la Méditerranée Orientale et le Moyen-Orient45. 51 Dans ce contexte, l’objectif consiste à « contribuer à la mise en place des conditions de stabilité politique et de paix dans la région au sens large qui permettra (à la Grèce) de jouer un rôle actif dans sa reconstruction générale et son développement ». Plus spécifiquement dans les Balkans, le but de la Grèce est « d’y renforcer (sa) position en vue de devenir le pilier balkanique de l’Union européenne ». Ici, l’implication militaire est un moyen pour assurer une position économique et politique. Or, nous avons vu plus haut que l’objectif turc semble être l’inverse : utiliser la pénétration économique comme moyen pour s’assurer d’une profondeur stratégique.

52 Ainsi, en dehors de sa présence militaire dans le cadre des missions de l’ONU et de l’OTAN, en Bosnie-Herzégovine, au Kosovo, en Macédoine et en Albanie, la Grèce entend également participer à la réforme des structures militaires des pays du Partenariat pour la paix, mais surtout à la garde efficace des frontières contre l’immigration clandestine et contre la circulation illégale des armes. À ce sujet, et à propos de l’activité albanaise, le ministère des Affaires étrangères grec fait l’analyse suivante : [...] Le faible environnement institutionnel, l’absence de critères démocratiques (institutions internationales, société civile), le chômage, la répartition inégale des emplois dans le secteur public, la police et l’éducation confèrent aux exigences des Albanais une coloration nationaliste, donnant l’occasion aux organisations extrémistes de présenter la lutte armée comme une solution de rechange avec des mots d’ordre nationalistes pour une « plus grande Albanie » et un « plus grand Kosovo ». Au fur et à mesure que le crime organisé s’étend, les perspectives euroatlantiques de ces pays sont négativement affectées. Ainsi, au lieu d’attirer les prestations des pays de l’U.E. et de l’OTAN, les orientent vers une position de repli destinée à assurer leur propre sécurité. La Grèce – en tant que pays membre de l’U.E. et de l’OTAN – a assumé la tâche du renforcement de ses voisins sur le plan bilatéral et multilatéral, en encourageant la coopération régionale, en vue de combattre le crime organisé.

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53 La présence militaire grecque dans les Balkans dans le cadre des missions internationales ou à la suite des accords bilatéraux se présente comme suit : 1- Force hellénique en Bosnie (ELDYB). Elle s’est déployée en Bosnie-Herzégovine à partir du 10 janvier 1996, composée de 280 hommes et de 136 véhicules. Elle a eu pour mission d’assurer le transport de matériel et l’approvisionnement pour l’IFOR et la SFOR. Dans le cadre de la SFOR, la Grèce assure le commandement du Bataillon de transport auquel a été allouée une Compagnie de transport de 257 hommes. Celle-ci forme la HELBA depuis le 1er avril 1997, avec l’adjonction d’unités autrichiennes et d’une section bulgare, stationnée à Bisoko. 2- Force hellénique en Albanie (ELDAL). À la suite de la crise albanaise de 1997 et de la résolution 1101 du Conseil de sécurité de l’ONU, l’opération ALBA a été conduite sous l’égide de l’Italie, avec la participation de la France, de la Grèce, de la Turquie, de l’Espagne, de la Roumanie, de l’Autriche et du Danemark. Celui-ci s’est déployé à partir du 16 avril 1997 dans la région de Tirana-Vlorë-Elbasan avec pour mission d’assurer la réception et la distribution de l’aide humanitaire et de faciliter les procédures électorales. 3- Force hellénique en Albanie (ELDAL-2). À la fin de l’opération ALBA, la mission grecque compléta son retrait le 3 août 1997. Toutefois, après la signature d’un protocole entre la Grèce et l’Albanie, une force de 205 hommes et de 5 officiers de liaison resta en Albanie en vue d’aider à la réorganisation des forces armées albanaises. Cette force, nommée ELDAL-2, stationna au camp de Yzberish. Elle se chargea de la rénovation des installations des camps de Mzen et de Bona Via Ismeris, de l’amélioration du réseau routier, des écoles et des hôpitaux. Trois cents millions de drachmes ont été dépensées pour des soins médicaux, 1,7 milliard de drachmes pour la nourriture et l’équipement, 600 millions pour la reconstruction de l’hôpital de Tirana et 70 millions pour l’entraînement des forces armées albanaises. À la suite d’un accord bilatéral supplémentaire signé le 23 octobre 1999, cette nouvelle mission se chargea de la construction de l’hôpital militaire de Gjirokastër, de la reconstruction de la base navale de Durrës, de l’organisation et de l’entraînement d’une Brigade d’intervention rapide, de la protection et sécurité du personnel et de l’équipement des sites en question. 4- Mission hellénique de support logistique en Albanie (ELADAMA). A la suite d’un accord bilatéral supplémentaire signé le 23 octobre 1999, cette nouvelle mission se chargea de la construction de l’hôpital militaire de Gjirokastër, de la reconstruction de la base navale de Durrës, de l’organisation et de l’entraînement d’une Brigade d’intervention rapide, de la protection et sécurité du personnel et de l’équipement des sites en question 5- Participation à l’opération ALLIED HARBOUR. Il s’agit du déploiement en Albanie d’une force de l’OTAN (AFOR) lors de la crise du Kosovo. La Grèce détacha à partir du 8 avril 1999 une compagnie d’infanterie, une compagnie du génie et une compagnie d’approvisionnement et de transport, ainsi qu’un hélicoptère. La force grecque s’occupa de la gestion du camp ATHENA à Kukës (100 tentes, 1 000 réfugiés), pour la période du 20 au 28 avril 1999 ; du camp OLYMPlA à Tirana (200 cabanes, 2 000 réfugiés), pour la période du 20 avril au 14 juillet 1999 ; et du camp VERGINA à Pogradet (200 tentes, 2 000 réfugiés), jusqu’au 3 juillet 1999. La force grecque resta en Albanie jusqu’à la fin du mandat de l’AFOR le 13 août 1999. À partir du 1er septembre, la Grèce mit à la disposition du COMMAZ(W) – qui remplaça l’AFOR – une compagnie d’infanterie avec des éléments du génie totalisant 60 hommes. 6- Participation à la KFOR (ELDYKO). Une brigade formée à partir de la 34e Brigade mécanisée d’Infanterie, d’une force totale de 1 500 personnes. Son déploiement débuta le 15 juin 1999 avec le 501eBataillon mécanisé d’Infanterie et s’acheva le 6 septembre 1999. Les tâches principales de la Brigade sont le contrôle de la circulation, l’escorte des convois, l’aide médicale, le transport et les petits travaux de génie dans l’ensemble du Kosovo.

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7- Participation à l’opération « Moisson essentielle » de l’OTAN en Macédoine, en vue du désarmement de la guérilla albanaise, du 27 août au 26 septembre 2001. Contingent grec de 400 hommes (un groupe de combat d’infanterie) sur un total de 3 500 hommes. 8- Participation à l’opération « Renard roux » (Amber Fox) de l’OTAN en Macédoine, depuis le 27 septembre 2001, en vue de renforcer la stabilité dans ce pays. 9- La Grèce entretient également des relations bilatérales avec la Bulgarie et la Roumanie dans le domaine de la coopération militaire, notamment dans le cadre de l’OTAN, dont la Grèce a soutenu la candidature. 54 En ce qui concerne la Bulgarie un premier accord de coopération entre les ministres de la Défense des deux pays a été signé dès 1991. Il a été suivi par un accord de coopération technique en 1998. Lors de la visite du ministre de la Défense M. Yannis Papantoniou à Sofia, les 12 et 13 février 2002, un Mémorandum a été signé, prévoyant le détachement d’un officier grec auprès de l’état-major de l’Armée bulgare en tant qu’expert, afin d’assister les efforts de la Bulgarie en vue d’adapter ses forces armées aux prescriptions et exigences de l’OTAN.

55 De même, des experts militaires grecs aident la Roumanie à placer ses forces armées conformément aux modèles et aux exigences de l’OTAN. De plus, un programme de coopération militaire se déroule dans le cadre du programme « Coopération pour la paix ». Ainsi, deux officiers grecs, spécialistes dans les questions relatives à l’OTAN et à l’Europe, sont détachés auprès de l’état-major général de la Roumanie. Enfin, des accords de coopération militaire ont été signés avec la Slovénie le 16 juillet 1999, la Croatie le 28 juin 2000 et la Fédération de Yougoslavie le 27 novembre de la même année46. Ils ont été complétés par un deuxième accord concernant la coopération dans les domaines de la recherche et de la technologie militaires, signé le 17 mai 2001. 56 Nous voyons ainsi la présence militaire grecque se développer essentiellement sur trois axes : la participation aux opérations internationales de maintien de la paix dans les Balkans, où la Grèce tient à marquer sa présence, quels que soient ses sympathies ou même ses points de vue à propos des opérations en question ; les accords bilatéraux, qui peuvent se situer dans le prolongement d’une présence dans un cadre multilatéral, comme c’est le cas pour l’Albanie ; l’assistance portée aux pays de la région dans le cadre de l’OTAN, ce qui cadre avec les objectifs affichés de la Grèce de promouvoir leur intégration dans les institutions euroatlantiques. Un quatrième axe est celui de sa participation aux initiatives régionales, que nous verrons par la suite. 57 La participation de la Turquie aux opérations internationales relève du même souci de présence que la Grèce et résulte même d’un certain marquage entre les deux pays. Mais là aussi le rapport est asymétrique. Si les médias et le discours politique, aussi bien d’ailleurs à l’intérieur qu’à l’extérieur, présentent la Turquie comme obligée de modérer ses ardeurs interventionnistes et de se contenter de la portion congrue qui lui est affectée dans les missions menées par la communauté internationale, les mêmes représentations fournissent pour la Grèce l’image d’un pays forcé de participer à des opérations contraires à ses convictions et à ses intérêts pour ne pas déroger à ses obligations internationales et pour ne pas laisser le champ libre à la Turquie. Ainsi, cette présence serait à la limite inférieure de l’acceptable pour l’une, à la limite supérieure pour l’autre. Cette vision des choses ne semble pas toutefois correspondre à la réalité. Les moyens économiques dont dispose la Turquie rendraient difficilement supportables des participations plus conséquentes aux missions internationales, et il ne lui serait pas possible, ni militairement ni politiquement, d’engager des actions

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unilatérales. De son côté, la présence de la Grèce cadre parfaitement, surtout après son émancipation de ses affinités serbes, avec les objectifs qu’elle s’est donnés à propos de la stabilité dans les Balkans. 58 Cela, en liaison avec la proximité des théâtres de l’opération au territoire grec, explique sans doute le fait que la présence plus forte de la Turquie en Bosnie s’est trouvée progressivement dépassée par celle de la Grèce, notamment au Kosovo et en Albanie. Ainsi, en Bosnie-Herzégovine, la participation de la Turquie à l’IFOR était celle d’une brigade de 1 500 hommes, ramenée à 1 350 dans le cadre de la SFOR Elle est de la taille d’un bataillon de 824 hommes depuis 2000 (sur un total de 18 000 hommes pour l’ensemble de la SFOR). Installés dans l’aciérie désaffectée de Zenica, les hommes sont chargés de patrouiller dans la région, de récupérer les armes illégales, de réparer les routes et d’assurer le retour des réfugiés47. 59 La Turquie participa à l’opération ALBA avec un bataillon d’infanterie marine de 779 hommes, dont 20 officiers. Celui-ci opéra à Tirana et dans la région nord de l’Albanie du 16 avril au 1er août 1997. Dans le cadre de l’AFOR, chargée de l’accueil en Albanie des réfugiés du Kosovo, une compagnie de 162 hommes fut envoyée le 15 mai 1999 pour prendre en charge un camp de réfugiés de 3 500 personnes établi à Elbasan. 60 La participation turque à la KFOR consiste en un bataillon de 987 hommes, composé de deux compagnies d’infanterie mécanisée, une compagnie de chars et d’éléments auxiliaires. Elle est placée sous le commandement de la brigade allemande dans les régions de Prizren, Dragas et Mamusa. 61 En Macédoine, la Turquie affecta à l’opération « Moisson essentielle » deux compagnies d’infanterie, 150 hommes transférés à partir de la Bosnie-Herzégovine. 62 En plus de ces opérations, qui entraînent une participation somme toute marginale des deux pays, la Turquie a signé des accords bilatéraux, concernant essentiellement la coopération dans le domaine de l’entraînement militaire avec tous les pays des Balkans, exceptées la Grèce et la Fédération yougoslave. Les premiers ont été signés avec l’Albanie le 30 juillet 1992, avec la Bulgarie et la Roumanie la même année, la Macédoine en décembre 1993, la Bosnie le 10 août 1995, après les accords de Dayton, et enfin avec la Croatie le 23 août 1996. Parallèlement, des accords de coopération technique militaire ont été signés avec la Bulgarie en 1993 et 1997, avec la Macédoine en avril 1995 et en mars 1996, avec la Croatie en novembre 2001. 63 Ces accords bilatéraux, qui ont joué un rôle important dans le renforcement de la représentation d’un « arc islamique », semblent être toutefois monnaie courante pour la Turquie, lui permettant sans doute de rentabiliser ses installations et son industrie militaires tout en œuvrant dans le cadre du Partenariat pour la paix de l’OTAN48. Ainsi des accords de coopération pour l’entraînement militaire existent entre la Turquie et un grand nombre des anciens pays du bloc communiste, mais aussi des pays lointains49. Le plus important serait de savoir quelle est la suite donnée à ces accords, mais nous n’avons pas dans ce domaine des informations suffisantes. Il semblerait toutefois que les résultats les plus importants concernent l’Albanie et la Macédoine. 64 Un protocole signé avec l’Albanie en 1997 complète les accords de 1992 et forme le « Commandement de Consultation et de Coordination pour les équipements militaires » (DAKOK). Un autre protocole, signé la même année, prévoit la construction et la mise en service d’une École supérieure navale50. On peut supposer que ces accords

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constituent le pendant de ceux signés à la même époque avec la Grèce, établissant l’ELDAL-2 (voir plus haut). 65 En février 2000, lors de la visite à Tirana du Premier ministre turc, M. Bülent Ecevit, ont été signés les accords pour la construction des chantiers navals de Vlorë et du port de Pashalimani. Les mêmes accords prévoient la formation d’une brigade de commandos albanais, de gardes républicains et d’un bataillon des forces spéciales51. Là aussi ces accords semblent répondre à ceux signés avec la Grèce au mois d’octobre précédent avec un contenu analogue52. Lors de sa visite, M. Ecevit précisa que l’aide militaire turque avait atteint à cette date les 41 millions de dollars et qu’elle doublerait d’ici 200453. Quelques mois plus tard, lors de la visite du président Rexhep Medani à Ankara, il a été question de la remise en état par la Turquie de l’usine d’armements de Poliçan. 66 En juillet 2002, la visite à Tirana du Chef d’état-major turc, le Général Hüseyin Kıvrıkoğlu, entraîne la signature d’un protocole d’aide logistique, concernant l’accomplissement des projets précédents avec l’adjonction de l’aéroport de Kučova. Si en Albanie les gouvernements, notamment ceux d’après 1997, semblent soucieux de maintenir l’équilibre entre la Grèce et la Turquie, en République de Macédoine, où la Grèce ne s’implique pas dans le domaine militaire, en attendant apparemment de régler la question du nom de cet État54, la Turquie semble avancer derrière les États-Unis. Le premier accord de 1993 signé à la suite de la visite du Chef d’état-major macédonien à Ankara en juin, et du ministre turc de la Défense en décembre, intervient après le déploiement des premiers soldats américains en Macédoine dans le cadre de la « Force de déploiement préventif » (UNPREDEP55). De même, l’accord d’avril 1995 sur « la coopération industrielle et technique dans le domaine de la défense » suit des accords similaires signés entre la Macédoine et les États-Unis en novembre 1994 et en mai 199556. 67 Ces accords sont suivis en juillet 1995 par la signature d’un document prévoyant l’échange d’experts militaires, la réalisation de manœuvres militaires conjointes et, en mars 1996, par un accord concernant l’entraînement des pilotes macédoniens. Lors de la crise albanaise du début 1997, la Turquie intensifie sa coopération militaire avec la Macédoine. Une délégation militaire arrive le 15 mars à Skopje et la décision est prise de livrer des véhicules de transport, deux navires-patrouilleurs (pour le lac d’Ohrid) et un système de communications. En avril, le gouvernement turc annonce la prise en charge de la formation d’officiers macédoniens et les premières manœuvres militaires communes sont entreprises en mai57. 68 L’année suivante, avec le début de la crise du Kosovo, la Turquie propose d’équiper la Macédoine avec des avions de combat et entre en négociations pour la livraison de vingt F-558. Après l’intervention de la Grèce, ces négociations seront suspendues et les avions, jamais livrés. En revanche, une donation d’équipement militaire et de munitions d’une valeur de 1,9 million de dollars sera effectuée59. À cette date, treize accords, protocoles et programmes concernant la coopération militaire entre les deux pays avaient été signés. Les accords logistiques les plus récents ont été signés lors de la visite du Chef d’état-major turc à Skopje le 2 juillet 2002. À cette occasion, 5 camions, 27 systèmes de surveillance nocturne, 190 stations radio et autres matériels d’une valeur totale de 1,2 million de dollars ont été livrés. À cette date, les dons turcs en matériel militaire atteignaient les 5 millions de dollars et devaient doubler d’ici 2003. Au même moment, 14 officiers étudiaient dans les académies militaires en Turquie et le

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général turc promit de continuer à aider l’armée macédonienne jusqu’à ce qu’elle atteigne les normes de l’OTAN. 69 En revanche, l’application des accords signés avec la Bulgarie et la Roumanie est marquée par une certaine prudence, et la coopération dans ce domaine semble plutôt se manifester dans le domaine multilatéral, notamment avec l’appui - affirmé à chaque occasion - de la Grèce et de la Turquie à l’admission de ces deux pays au sein de l’OTAN60. 70 Les initiatives multilatérales régionales dans le domaine de la défense semblent plutôt émaner de l’initiative des États-Unis, avec la participation active de la Turquie, tandis que la Grèce se contente d’affirmer sa présence. La plus ancienne de ces initiatives est la Ministérielle de défense de l’Europe du Sud-est (SEDM). Après une première réunion à Tirana en mars 1996, elle a été véritablement lancée lors de la réunion de Sofia en octobre 1997. Elle comprend l’ensemble des pays des Balkans (y compris la Slovénie), à l’exclusion de la RFY, les États-Unis et l’Italie, et l’Ukraine avec un statut d’observateur. 71 Les principaux projets initiés par la SEDM sont les suivants : 1- Mise en place d’un réseau de communication et d’information (CIN/CIS) à mettre en œuvre pour la résolution des crises et dans la coopération civilo-militaire. 2- Création d’une force opérationnelle du génie (ETF) en vue de servir lors des crises et des catastrophes naturelles. 3- Développement d’un réseau de simulation en Europe du Sud-est (SEESIMNET), afin d’organiser des manœuvres assistées par ordinateur et de servir aux besoins d’information en temps de crise. 4- Mise en place d’un réseau d’interconnexion des hôpitaux militaires (SIMIHO), en vue de créer un réseau de télémédecine. 72 Lors d’une réunion d’experts de la SEDM, convoquée à Ankara en mars 1998, l’idée d’établir une Force multinationale de paix de l’Europe du Sud-est (MPFSEE) fut avancée. Le projet avança lors de la réunion de travail à Tirana le 22 mai et fut adopté au cours de la rencontre des ministres de la Défense à Skopje le 26 septembre de la même année. Cette force devait se matérialiser dans une brigade d’environ 5 000 hommes (SEEBRIG), mise à la disposition de toute opération décidée par l’OTAN, l’UEO, l’ONU ou l’OSCE, mais aussi pour toute initiative internationale indépendante (coalition of the willing). Pour la constitution de cette brigade, la Bulgarie, la Grèce, la Roumanie et la Turquie ont accepté de fournir chacune un bataillon d’infanterie mécanisé/motorisé ; l’Albanie et la Macédoine chacune une compagnie du même type ; l’Italie participe avec un régiment d’encadrement, tandis que le pays d’accueil de l’état-major tournant doit fournir une compagnie additionnelle pour le quartier général. La Turquie, qui semble avoir pris l’initiative du projet, s’est en plus engagée à fournir une compagnie de reconnaissance, une batterie d’artillerie et l’encadrement nécessaire pour la formation d’un bataillon multinational de support logistique. Lors de la rencontre suivante à Athènes, les 11-12 janvier 1999, un « premier protocole additionnel » fut signé concernant le principe de la rotation de la Force. Ce principe complexe prévoit une rotation différente pour chaque niveau, quadriennal pour la localisation de la SEEBRIG, (dans l’ordre Bulgarie, Roumanie, Turquie, Grèce), biennal pour son commandement et pour la direction du Comité politicomilitaire de pilotage (PMSC) avec des rotations différentes. Ainsi, depuis le 1er septembre, la direction du PMSC appartient à la Roumanie, le commandement à la Grèce (succédant à la Turquie) et le QG sont localisés en Bulgarie (Plovdiv)61. Il s’est déplacé à Constanza en 2003. Le « deuxième protocole additionnel », concernant la mise en place de l’ETF et du CIN, fut signé le

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30 novembre 1999 à Bucarest Après un « troisième protocole additionnel » au sujet du statut du commandement, signé à Athènes le 21 juin 2000, l’accord de création de la MPFSEE a été signé à Skopje le 26 septembre de la même année. La SEEBRIG a été déclarée opérationnelle le 2 mai 2001. La première série de manœuvres (exercices de commandement SEVENSTARS 2001 et de la force opérationnelle du génie CORNERSTONE 2001) a été réalisée en 2001, la deuxième série du 20 au 31 mai et du 25 mai au 31 juillet 2002 respectivement. Le 20 décembre 2001, la Grèce s’est engagée à fournir un système de communications d’une valeur de 500 000 dollars.

73 Le 9 octobre 2000, les ministres du SEDM ont décidé à Thessalonique de mettre en œuvre le réseau de simulation SEESIM. La première réunion d’experts coprésidée par la Grèce et les États-Unis s’est tenue à Athènes les 12-13 décembre 2000. La Grèce fut chargée du premier exercice, dont la partie démonstration se déroula à Athènes les 14-24 octobre 2002, l’exercice lui-même étant prévu pour les 9-19 décembre. La Turquie se chargera du deuxième exercice en 2004. Cette recommandation fut adoptée lors de la réunion des ministres de la Défense à Antalya en décembre, le premier groupe de travail ayant été réuni à Bucarest le 8 février 2002. Lors de cette rencontre, la Turquie proposa d’inviter des éléments du SEDM à suivre des cours sur le contre-terrorisme, le trafic des drogues et la sécurité frontalière au centre d’entraînement du Partenariat pour la paix à Ankara. 74 Cette initiative complexe reste pour le moment dans le cadre de l’OTAN et du Partenariat pour la paix, sans lien avec l’Union européenne, correspondant ainsi aux préférences de la Turquie, mais se conformant également aux attentes des pays de la région candidats à l’OTAN, principalement la Bulgarie et la Roumanie. 75 Lors de la deuxième réunion des commandants des forces navales de la mer Noire à Varna en 1998, fut décidée, sur proposition de la Turquie, la constitution par les pays riverains de cette mer d’une force de paix opérationnelle navale (BLACKSEAFOR). Après une dizaine de réunions de travail présidées par un amiral turc, dont quatre se sont tenues en Turquie, une « lettre d’intention » fut signée par les ambassadeurs des pays intéressés le 28 juin 2000 à Ankara, tandis que l’ « Accord pour l’établissement de la BLACKSEAFOR » fut signé le 2 avril 2001 à Istanbul. Celui-ci a été ratifié dès le 26 juin par la Turquie, suivie par la Bulgarie, la Roumanie et la Géorgie (juin 2002) ; il devait être ratifié plus tard par les instances compétentes de la Russie et de l’Ukraine. Les objectifs de cette force sont : les opérations de sauvetage, l’assistance humanitaire, la recherche de mines, la protection de l’environnement. Elle doit pouvoir également participer à des opérations mandatées par l’ONU ou l’OSCE. Elle se compose de quatre à six navires fournis par les parties. 76 Les commandants des forces navales des pays concernés, réunis à Tbilissi le 19 avril 2001, ont finalisé les premiers documents (concept et règlements) de la BLACKSEAFOR. Ceux-ci ont été approuvés le 29 juin. L’inauguration de la force a eu lieu à la base navale de Gölcük (Turquie) le 27 septembre, et les premiers navires (une frégate turque, une frégate bulgare, une corvette roumaine, un patrouilleur géorgien, un chasseur de mines ukrainien et un chasseur de mines russe) ont fait une tournée dans les ports de la mer Noire. Le 7 août 2002, le commandement a été pris en charge par l’Ukraine. La force motrice de cette initiative, beaucoup plus prudente que la SEDM, puisqu’elle implique des pays hors OTAN, dont la Russie, reste apparemment la Turquie. La BLACKSEAFOR vise toutefois « l’interopérabilité entre l’OTAN et ses partenaires »62.

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77 La seule initiative régionale concernant la défense dans le cadre de l’Union européenne s’est développée au sein du Pacte de stabilité. Lors de la réunion de la « Troisième table » de celui-ci, affectée aux questions de sécurité, la Turquie et l’Allemagne ont fait deux propositions convergentes les 15-16 février 2000 à Sarajevo. La première proposa l’établissement d’un « Centre régional pour le contrôle des armements et la transparence en Europe du Sud-est » dont le centre se trouverait à Ankara, et l’Allemagne soumit la création du « Centre régional d’assistance à la vérification et l’exécution du contrôle des armements en Europe du Sud-est » (RACVIAC). Il aurait été décidé de fondre ces deux propositions tout en considérant le projet comme prioritaire (Quickstart Project) 63. À la suite d’une réunion de travail à Berlin le 7 juillet, la décision de faire du RACVIAC une initiative commune germano-croate et de l’installer à Zagreb fut prise. La Turquie n’a obtenu qu’un poste de Chef de la Division de coopération et de dialogue64 sur 36 personnes, tandis que la Grèce obtenait deux postes de directeurs de cours. Le projet, financé par l’Allemagne à hauteur de 6 millions de DM pour les trois premières années, a été lancé le 20 octobre 2000. Un accord bilatéral entre l’Allemagne et la Croatie a été signé à ce sujet le 7 mars 2001, et le RACVIAC s’est installé à Rakitje, à proximité de Zagreb, le 12 mars. 78 Enfin, la Grèce a installé en 1998, sous les auspices de l’OTAN, des Nations Unies, et de l’Union européenne un « Centre d’entraînement multinational en vue des opérations de soutien de la paix » à Kilkis, près de Thessalonique. Celui-ci a commencé son activité avec une formation de formateurs (officiers grecs) entre le 23 novembre et le 4 décembre de la même année. Près de 4 000 officiers grecs ou étrangers appartenant à 29 pays différents, dont une majorité de balkaniques, ont suivi une formation dans ce centre pendant ces quatre années d’existence. 79 Depuis 1999, l’alignement de la Grèce sur les positions occidentales dans les conflits balkaniques et le rapprochement gréco-turc ont largement contribué à normaliser le paysage de la coopération multilatérale dans le domaine militaire, où des projets communs semblent se mettre en place, avec une participation conséquente aussi bien de la Grèce que de la Turquie. Dans le domaine bilatéral également, les rivalités entre les deux pays s’acheminent progressivement vers la compétition ordinaire en vue de l’acquisition de parts de marché. Les différends gréco-turcs restent toutefois entiers, et continuent à alimenter le surarmement respectif. Les moyens et les réseaux mobilisés à cet effet depuis des décennies entretiennent de part et d’autre des intérêts puissants, naturellement hostiles à une détente dans ce domaine. Ainsi, au nom de la notion éminemment subjective de « sécurité », des mises en garde visant à prévenir tout relâchement de vigilance sont lancées. Dans la revue Ethnikes Epalxeis (Bastions nationaux), organe de l’association des officiers d’état-major grecs, Ghéorghios Sékéris, ambassadeur à la retraite, reprend au printemps 2002 l’argument de l’« arc islamique » : Le principal danger, qui pourrait entraîner en ce moment des modifications éventuelles de frontières, ou des tentatives de modification, provient d’Ankara, qui, depuis le commencement de la crise balkanique au début de la décennie 1990, travaille systématiquement pour la formation au nord de nos frontières de concentrations antihelléniques, particulièrement utiles en cas de conflit gréco-turc. (...) Parallèlement, elle essaie de mettre en valeur le facteur occidental, plaçant volontairement, et parfois avec insistance, des forces militaires à disposition des interventions internationales, afin de servir ses objectifs régionaux (par exemple Bosnie-Herzégovine, Kosovo)65.

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80 Dans la même revue, Démétrios Manikas, général à la retraite, ex-ministre de l’Ordre public, après avoir exposé les visées expansionnistes de voisins septentrionaux de la Grèce en se fondant sur les publications des Académies des Sciences de Sofia, Skopje et Tirana, s’élève contre ceux qui les prennent à la légère66 : Les choses ne vont pas ainsi parce que la Grèce se trouve aujourd’hui dans une situation et dans une position proéminentes et avantageuses par rapport aux pays de l’ex-Pacte de Varsovie, mais cela est dû à son passé récent et à celui de ces pays. Or, quand ces pays réussiront à adhérer à l’OTAN, à l’Union européenne et à la PECSD en tant que membres entiers sans restrictions, il est naturel qu’ils disposent d’une voix de la même force et du même poids. Alors, le traitement de toute question bilatérale ou régionale dans le cadre de ces organismes se fera selon le principe de la distance égale, et évidemment toute décision ou position collégiale sera élaborée avec les mêmes perceptions de droit et d’intérêt de chaque associé. Personne ne peut prévoir jusqu’où peuvent aller et comment se comporteront pour renforcer leur décision collégiale des organismes comme l’OTAN, l’UE, le PECSD ou l’OSCE, quand des tensions et des crises apparaîtront dans le futur entre leurs- faibles évidemment-membres67. 81 Et de conclure à l’égard des voisins du nord : « Tous considèrent que l’Union européenne signifie suppression des frontières, ce qu’ils interprètent comme l’occasion de leur expansion jusque-là où ils croient être leur espace ethnique ».

82 Cette opinion qui contraste singulièrement avec la position officielle de la Grèce, laquelle fait de l’intégration des pays balkaniques dans les institutions internationales en général et dans l’Union européenne en particulier son cheval de bataille, renvoie directement à la prévision du général commandant de l’Académie militaire turque68. « Il est à prévoir que l’entrée des pays balkaniques dans l’Union européenne créera des problèmes graves avec la Grèce et que la Turquie pourra profiter de cette situation »69.

Commerce, investissements et autres relations économiques

83 L’activité économique grecque dans les Balkans, et particulièrement dans la partie sud, s’est accrue de manière spectaculaire depuis 1989. La Grèce a, sur le plan économique, un poids très important dans cette région. En 2000, le commerce grec avec les pays balkaniques s’élevait à 2,7 milliards de dollars (exports, 1,7 ; imports, 9), représentant 7 % du commerce grec total, mais rapportant 16 % des exports totaux, signifiant ainsi un important excédent pour la région des Balkans, en contraste avec son commerce global70 déficitaire. Les principaux partenaires commerciaux de la Grèce cette année-là ont été la Bulgarie (840 millions de dollars), la Roumanie (690 millions), la Macédoine (530 millions), l’Albanie (290 millions), et la RFY (210 millions). Le commerce avec la Bosnie, la Croatie et la Slovénie est demeuré faible (autour de 20 millions de dollars)71. En outre, en janvier 2000, sous l’égide du SEVE, les plus grandes entreprises grecques de télécommunications et d’informatique ont regroupé leurs ressources et leur expertise pour créer l’INA (South-Eastern Europe Telecommunications and Informatics Research Institute), une organisation destinée à faciliter les investissements dans le marché des télécommunications et de l’informatique de la région.

84 À l’occasion du 3 e Congrès panhellénique des exportateurs, qui s’est déroulé les 12-14 décembre 2001, on pouvait lire les conclusions suivantes concernant l’espace balkanique. Les entrepreneurs grecs agissent dans les Balkans et l’Europe de l’Est

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essentiellement de trois manières. Premièrement, par des exportations de biens et de services qui vendent à crédit ; deuxièmement, par la réalisation d’ouvrages techniques dont la valeur est remboursée par des versements semestriels étalés sur trois, cinq ou même huit années ; et troisièmement, par la prise en charge d’investissements directs qui prennent l’aspect d’entreprises personnelles, de joint-ventures, d’achats d’actions d’entreprises étrangères, etc.72

Les exportations grecques dans les Balkans (en milliers de dollars)

85 En ce qui concerne plus particulièrement le domaine des investissements, les Grecs ont été particulièrement actifs dans les Balkans depuis la chute des régimes communistes, et ont aujourd’hui un rôle prédominant dans la plupart des pays voisins, dans des secteurs comme la banque, l’énergie, ou les télécommunications. La Grèce occupe par exemple la première place en République de Macédoine, avec une centaine d’entreprises et des investissements s’élevant à environ 400 millions de dollars. La seule raffinerie du pays a en effet été achetée par l’entreprise publique Hellenic Petroleum ; la plus grande banque macédonienne, la Stopanska Banka, fut quant à elle acquise en 2000 par la Banque Nationale de Grèce. Les autres investissements grecs en Macédoine se répartissent dans des secteurs tels que l’industrie alimentaire (glaces, bières...), le tabac, les mines, le textile ou encore des chaînes de supermarchés73. 86 Avec plus de 200 entreprises et 200 millions de dollars, la Grèce est, après l’Italie, le deuxième investisseur en Albanie. En juillet 2000, la téléphonie mobile albanaise a été privatisée au profit de la Telenor/Cosmote (Norvège/Grèce) pour 86 millions de dollars. À la suite de cette privatisation, le marché de la téléphonie mobile s’est animé, et l’adjudication pour obtenir une deuxième licence, ouverte en septembre, a été obtenue en février 2001 par Vodafone/Panafon (Royaume-Uni/Grèce). Dans le secteur bancaire, on compte la présence de quatre banques grecques en Albanie : la Banque Nationale de Grèce, Alfa Credit, Tirana Bank et la Piraeus Bank. Le reste des investissements concerne principalement les produits alimentaires (avec la Loulis International Food Enterprise), le textile (Fanco and Cocratex, Albanian Hellenic, et enfin les produits pétroliers (Hellenic Petroleum,Mamidoil, Global Petroleum...)74. 87 Les investissements grecs directs en Bulgarie se montent à environ 700 millions de dollars et couvrent plus de 10 % du total des investissements étrangers dans ce pays. Les secteurs dans lesquels les entrepreneurs grecs sont actifs sont essentiellement : l’habillement, l’industrie alimentaire, le textile, les télécommunications, le traitement des données, les activités bancaires et la construction. Les investissements grecs les

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plus importants sont les suivants : le groupe de sociétés Levendi, l’industrie laitière DELTA (un des principaux investisseurs en Bulgarie avec plus de 15 millions de dollars), les sociétés de construction MICHANIKI et K. I. Sarantopoulos, La Banque Nationale de Grèce, la Banque de Chios, la Banque Commerciale, l’Eurobank et l’Alpha Bank. Enfin, le groupe BIOCHALKO, avec des investissements de 5 millions de dollars, l’INTRACOM et l’OTE (135 millions de dollars) dans le domaine des télécommunications75. 88 Les investissements grecs en Roumanie atteignent, quant à eux, 500 millions de dollars environ, alors que la somme totale des investissements d’intérêts grecs directs est de l’ordre de 1,2 milliard de dollars, ce qui classe la Grèce parmi les premiers investisseurs en Roumanie. Les investissements grecs les plus importants en 2000 ont été les suivants : la Piraeus Bank avec l’achat de la Peter Bank (20,4 millions $), la société de distribution d’alimentation ELGEKA, la société de plastiques PETZETAKIS ROMANIA (2,2 millions $), la société MAILIS (avec un total d’investissements de 5 millions $), la société GALENICA et d’autres sociétés grecques qui ont acheté l’entreprise pharmaceutique SICOMED. En décembre 2000, l’OTE a créé une filiale appelée Advanced Technology & Business Consulting, avec comme siège Bucarest. Le choix de la capitale roumaine a été renforcé après la signature d’une convention d’un montant de 2 760 millions de dollars entre l’OTE Consulting et ROMITELECOM. Après moult péripéties liées aux difficultés financières de sa filiale, l’OTE et le gouvernement roumain ont finalement signé en novembre 2002 un accord permettant à la compagnie grecque d’« injecter » 243 millions de dollars dans ROMITELECOM contre l’acquisition de la majorité de son capital. La Grèce a en outre pour projet de relier l’électricité et le gaz naturel roumains avec d’autres pays membres de l’Union européenne. 89 La Grèce est l’un des plus grands investisseurs en RFY, avec un capital total de 1,2 milliard de dollars, présence économique qui ne fait que croître depuis la chute du régime Milosevic. On compte 150 sociétés mixtes gréco-yougoslaves, ainsi qu’environ 80 sociétés uniquement grecques. Les investissements grecs se concentrent principalement dans les domaines des télécommunications, de la construction, des raffineries d’hydrocarbures, de l’alimentation et des mines. Les principaux investisseurs grecs en RFY sont la société DELTA, la 3E, l’OTE (qui possède 20 % des actions de la Telekom Srbja) et la TITAN (ciment)76. 90 Enfin, en ce qui concerne les relations gréco-turques, 52 entreprises à capital d’origine grecque étaient en activité en Turquie fin juin 2001. La part des sociétés en question dans les investissements étrangers en Turquie est de 0,22 %, et la part du capital grec est de 48 %. Vingt d’entre elles travaillent essentiellement dans le secteur de la production, tandis que les autres sont des succursales ou des bureaux de liaison77. 91 En mai 2000, Ismail Cem, ancien ministre turc des Affaires étrangères, déclarait que la Turquie jouait un rôle économique grandissant dans les Balkans, et que ce processus irait croissant. Pourtant, force est de constater que la place économique de la Turquie dans les Balkans est nettement moins importante que celle de la Grèce, comme cela est déjà visible sur le plan des exportations :

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Les exportations turques dans les Balkans (en milliers de dollars). Source : DEIK

92 À la suite de la crise économique turque, les investisseurs auraient toutefois eu tendance à redécouvrir les pays balkaniques, mais cela ne semble pas s’être complètement matérialisé78. Les investissements les plus importants de la Turquie dans les pays de l’Europe du Sud-est se trouvent en Roumanie. D’après Mmes Özlem Erdem et Asli Akdeniz, cela ne serait pas le fruit d’une politique particulière, mais le résultat de faits conjoncturels dont les efforts de l’ambassadeur turc à Bucarest. Nos interlocutrices ont souligné que les investisseurs turcs s’intéressaient notamment aux grands travaux dans ce pays : centrale nucléaire de Cemavoda, barrages, ainsi qu’au tourisme sur la côte de la Mer Noire79. La Turquie est le 9e investisseur en Roumanie : 6 794 entreprises turques y sont enregistrées, et investissent 224,1 millions de dollars. La société FIBA (Finansbank) entreprend la construction d’un centre commercial à Bucarest et la Garanti Bankası s’installe également en Roumanie. Bayındır Holding a réalisé des investissements dans les domaines de la banque, de l’assurance et de la construction. Les installations d’Efès Pilsen à Ploeşti, d’une valeur de 60 millions de dollars, ont été inaugurées le 3 décembre 1998 par le Président de la République Süleyman Demirel. L’usine de production de levure de Pak Holding, située à Pascani, d’une valeur de 23 millions de dollars et capable d’assurer les 2/3 des besoins du pays a été également inaugurée en 1998. Le Bayraktar Holding a décidé, après la Robank d’ouvrir en octobre 1999 une deuxième succursale d’une valeur de 42,5 millions de dollars. Les travaux continuent pour la réalisation d’un centre commercial de 130 000 mètres carrés et d’un coût de 40 millions de dollars. La firme turque INTEKNO a acquis, dans le cadre des privatisations, 51 % de l’usine Slatina Grafit Elektrot pour 33,3 millions de dollars. La Robank et l’Egebank ont obtenu conjointement pour la somme de 5,5 millions de dollars les installations d’aluminium de Tulcea. Le groupe Kombassan a acquis, dans le cadre des privatisations de l’année 2000, 64,34 % du fabricant de roulements Rulmanti Birlad et augmenté sa part en 2001 à 84 %, avec un investissement supplémentaire de 8 millions de dollars80. 93 Les entreprises turques ont réalisé à la fin de l’année 2001 un total d’investissements de l’ordre de 20 millions de dollars en Albanie. Grâce aux crédits affectés par les organismes financiers internationaux après la crise du Kosovo en vue du développement de l’infrastructure des transports, des télécommunications, de l’énergie électrique et de l’adduction d’eau des perspectives favorables pour des investissements étrangers dans ces secteurs sont apparues. Le gouvernement albanais confère quant à lui une grande importance concernant plus particulièrement le réseau routier formant les couloirs Est-Ouest et Nord-Sud parmi les couloirs européens, la reconstruction du port de Durrës qui assure actuellement 80 % du trafic maritime, ainsi que le renouvellement des secteurs de l’énergie et des télécommunications. Les établissements des Aciéries d’Elbasan ont été loués pour vingt ans (à 500 000 dollars par an) avec un investissement d’une valeur de 15 millions de dollars en janvier 1999 par la société turque Kürüm Demir Çelik, faisant monter la capacité de production annuelle

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de 20 000 à 120 000 tonnes. Les investissements complémentaires de l’ordre de 6 à 10 millions de dollars visant à faire passer la production annuelle à 200 000 tonnes par an à la fin de 2003 ont été suspendus à cause du déficit énergétique du pays. La société Ber-Öner a entrepris l’exploitation des mines de cuivre des régions de Mirdite, Pukë et Lezhë, avec une concession de 30 ans en promettant des investissements de l’ordre de 24,5 millions de dollars dans la région. Enfin, la Banque Nationale du Commerce albanaise a été privatisée en 2000 au profit de la Banque mondiale, de l’IFC et de la Kentbank turque81. 94 Les investissements turcs directs en Bulgarie ont atteint les 125 millions de dollars à la fin de l’année 2000, et 250 millions de dollars pour les investissements en coopération avec des capitaux étrangers. Le supermarché Ramstore, ouvert en mai 2001, a notamment apporté des investissements de l’ordre de 16 millions de dollars. 95 Les entreprises turques font notamment des investissements dans les domaines de la production de papier, de sucre, la production de machines, le domaine de l’électronique et celui du tourisme. Ils participent également à des projets concernant l’industrie alimentaire, l’hôtellerie (le groupe Özkan a acquis le Novotel-Evropa Hotel de Sofia ; l’Hôtel Princess appartenant à ce dernier groupe a ouvert ses portes à Plovdiv), la construction de routes et infrastructures, l’industrie chimique, le textile et la confection. En ce qui concerne le secteur bancaire, on note la présence à Sofia de la Banque Agricole turque (Ziraat Bankası), alors que l’Eximbank turque, par un accord signé en décembre 1990, ouvrit à la Bulgarian Foreign Trade Bank un crédit de 50 millions de dollars, dont 20,91 millions ont été jusqu’ici utilisés. Sur le plan des télécommunications, Koç Holding et Turk Telecom, tous deux candidats à la télécommunication bulgare début octobre 2002, ont finalement été devancés par l’entreprise autrichienne Viva Ventures, qui a obtenu, le 29 octobre 2002, 65 % des actions de la Compagnie des télécommunications bulgares82. 96 Si les liens économiques entre la Grèce et la Bosnie-Herzégovine sont encore assez ténus, 48 firmes turques sont pour leur part recensées dans la Fédération bosniaque. Il s’agit pour la grande majorité de PME (Altın Company produit du jus de fruit à Tuzla et la Kvin Maya, dont 53 % du capital est turc, y fabrique de la levure) totalisant un capital d’environ 20 millions de marks convertibles. Dans le secteur bancaire notamment, la Banque Agricole turque (Zıraat Bankası) a ouvert le 19 mars 1997 une banque à Sarajevo avec un capital de 10 millions DM sous le nom de Zıraat Bank D.D. Sarajevo. L’Eximbank turque a ouvert à la Bosnie-Herzégovine un crédit de projets de 60 millions de dollars. La Bosnie-Herzégovine a fait à ce jour des demandes officielles pour 21 projets totalisant 28 millions de dollars. 97 Les investissements de la Turquie en République de Macédoine sont quant à eux relativement bas. En effet, de 1990 à 1996, les Turcs ont investi un total de 2.6 millions de dollars en Macédoine (comparés aux 19,4 millions de dollars de l’Allemagne, aux 15,2 millions de l’Italie ou encore aux 8,3 millions de la Grèce)83. Si environ 200 entreprises turques sont enregistrées en Macédoine, leur capital investi ne dépasse pas les 20 millions de dollars. L’activité des hommes d’affaires turcs dans ce pays semble se limiter au commerce, même s’il existe une succursale de la Banque Agricole turque (Zıraat Bankası) à Skopje depuis 1998 – avec un investissement de 10,4 millions de dollars –, ou encore si l’entreprise Neta a monté 10 centrales téléphoniques rurales et quelques centrales privées, et vendu un millier de téléphones publics. Les firmes turques s’intéressent aux travaux de construction, et notamment aux projets de la

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Vallée du Vardar regroupant des activités agricoles, d’irrigation, d’infrastructures routières et énergétiques. 98 En 2001, les exportations turques en RFY s’élevaient à 81,2 millions de dollars, mais sur le plan des investissements, les liens sont encore quasiment inexistants84. Toutefois, une amélioration semble se dessiner depuis l’été 2002, avec la création d’un Conseil d’affaire turco-yougoslave, ayant pour tâche de préparer la venue d’un groupe d’hommes d’affaires turcs et d’investisseurs dans le but d’étudier leur participation au processus de privatisation yougoslave85. Les domaines d’investissements potentiels seraient notamment la construction, le tourisme, ou le textile. 99 Enfin, les initiatives communes avec la Grèce ne semblent guère progresser malgré des discours euphoriques. Les échanges ne s’accroissent pas vraiment, et les investissements réciproques stagnent. Le seul projet qui semble véritablement avancer est celui du gazoduc qui conduira le surplus du gaz naturel déversé à la Turquie vers la Grèce. La construction devrait commencer en 2003. On ne sait pas encore si les projets touristiques de circulation entre les îles de l’Égée et la côte anatolienne seront réalisés. Une union des agences de voyages regroupant des sociétés grecques, turques, israéliennes et égyptiennes a néanmoins été créée à l’occasion d’une rencontre organisée à Kos en mai 200286. 100 Le plus souvent, les investissements entrepris par la Grèce et la Turquie dans les Balkans sont loin d’être de simples affaires économiques, et les volontés de déploiement stratégique tendent à compliquer singulièrement la situation. À l’instrumentalisation réciproque des secteurs privé et public dans les pays investisseurs correspondent les difficultés d’adaptation à une économie de marché des pays receveurs, compliquées par les suspicions des élites envers un nouvel « impérialisme » grec ou turc. L’affaire de la raffinerie OKTA en Macédoine et le projet de la Haute Arda en Bulgarie sont des exemples caractéristiques de cette situation. 101 La raffinerie, située à Skopje et rebaptisée OKTA lors de l’accession de la Macédoine à l’indépendance, était celle qui approvisionnait l’ensemble du sud de la Fédération yougoslave avant 199087. Dans ce contexte, un accord établi en 1982 avec la société pétrolière privée grecque MAMIDOIL-JETOIL, assurait l’approvisionnement en pétrole brut de la raffinerie à hauteur d’un million de tonnes par an, transportées en wagons- citernes depuis l’aire de stockage de la société, située dans la banlieue de Thessalonique. En 1993, la MAMIDOIL-JETOIL (qui contrôle 7,5 % du marché intérieur grec et assure 15 % des combustibles de la marine marchande hellénique) renouvela son accord pour dix ans avec l’OKTA, devenue entre temps entreprise publique macédonienne. 102 À la fin de l’année 1998, la direction politique macédonienne, sous la pression du FMI et de la Banque européenne des Investissements, décida de privatiser l’OKTA. La MAMIDOIL-JETOIL se porta acquéreur, mais des pressions du gouvernement grec – qui entraînèrent un lot d’accusations de corruption de la part de l’opposition macédonienne – conduisirent à la vente de l’OKTA à la société publique des Pétroles helléniques (ELPE). L’ELPE se lança aussitôt dans un programme ambitieux de restructuration de la raffinerie, dont seulement une capacité de raffinage d’un million de tonnes de brut était utilisée sur 2,5 millions prévus, aussi bien à cause des difficultés d’approvisionnement que du rétrécissement du marché, lié à l’éclatement de la Yougoslavie. L’occupation du Kosovo donnait également la possibilité d’approvisionner ce marché, ainsi la construction d’un oléoduc entre Thessalonique et Skopje fut

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décidée. Cela mena toutefois l’ELPE à ignorer la convention de l’OKTA avec la MAMIDOILJETOIL, et la compagnie privée grecque traîna alors la compagnie publique grecque devant les tribunaux de Londres, compétents à statuer sur de tels différends d’après l’accord de 1993. 103 En 2001, la cour d’appel de Londres donnait raison à MAMIDOIL-JETOIL, mais entre temps l’affaire s’était compliquée davantage. L’accord d’association signé en juillet 2001 entre la Macédoine et l’Union européenne interdisait tout monopole sur les matières premières, ce qui a permis à la société macédonienne de distribution MAK-PETROL de passer un accord avec MAMIDOIL-JETOIL pour son approvisionnement en hydrocarbures, laissant ainsi l’OKTA pratiquement sans marché en Macédoine. L’imbroglio qui en résulta est loin d’être absorbé, mais entre-temps l’oléoduc Thessalonique-Skopje (dont 50 millions de dollars sur un coût total de 110 millions ont été obtenus grâce un prêt de la BERD), construit tambour battant, a été inauguré le 3 juillet 2002. Il est d’une capacité de 2,5 millions de tonnes par an, ce qui correspond à celle de la raffinerie. Devant l’exiguïté et la confusion du marché macédonien, l’ELPE est obligée de voir au-delà. Approvisionnant déjà la KFOR au Kosovo par camions- citernes, elle lance le 7 septembre la construction d’un oléoduc Skopje-Urosevac (Kosovo) d’une longueur de 60 kilomètres, complètement financé par des sociétés grecques et réalisé par la firme grecque ETEP. Il doit se prolonger ensuite vers Pristina, tandis qu’une deuxième conduite doit relier Skopje à Niš en Serbie. 104 Craignant de subir les mêmes déboires qu’en Macédoine, l’ELPE a essayé en même temps de s’assurer de la distribution. Elle a ainsi acquis, le 10 octobre 2002, 54 % de la Jugopetrol monténégrine (Kotor) pour 65 millions d’euros. Elle se porte en même temps acquéreur de la Beopetrol serbe dont la privatisation est imminente88. En amont, ELPE compte, pour l’approvisionnement de son réseau en brut à partir de Thessalonique, sur la société pétrolière russe Lukoil. Le tout puissant président de cette dernière, Vahit Alekperov, annonçait lors de sa visite en Grèce en décembre 2001 son intention de relier le terminal d’Alexandroupolis de l’oléoduc Bourgas-Alexandroupolis (voir plus loin) à Thessalonique, alimentant ainsi quasi directement en pétrole caspien ce nouveau réseau balkanique89. 105 Pour compléter le tableau, il faut signaler que l’entreprise publique grecque ELPE est aussi en cours de privatisation et que le principal candidat à l’acquisition de parts est la Lukoil. Il semblerait donc qu’un redéploiement énergétique dans les Balkans soit en cours90. Si l’affaire de la raffinerie de Skopje a opposé une société privée à une entreprise publique grecque, dans celle du barrage de la Haute Arda en Bulgarie, c’est une société privée turque qui semble jouir de la complaisance de l’État. 106 Le 4 novembre 1998, les gouvernements turc et bulgare ont signé un accord-cadre de « Coopération dans les domaines de l’énergie et des infrastructures » comportant plusieurs volets. Il s’agissait pour la partie turque d’édifier une série de barrages hydro- électriques en amont de la rivière Arda, affluent de la Maritsa, ainsi qu’un tronçon d’autoroute de 114 kilomètres reliant Orizovo en Bulgarie au poste-frontière de Kapikule en Turquie. En contrepartie, la Bulgarie fournirait de l’électricité à la Turquie. Selon ce même accord, le gouvernement turc devrait choisir l’entreprise qui réaliserait les travaux, estimés à un total de 600 millions de dollars. Un autre aspect intéressant la Turquie était que les travaux de barrage devraient être réalisés dans une région essentiellement habitée par une population d’origine turque, conférant ainsi à l’activité économique la profondeur stratégique tant désirée.

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107 En décembre de la même année, le gouvernement turc de l’époque, sous la présidence de Mesut Yılmaz, annonçait le choix de Ceylan Holding. Cette entreprise familiale dirigée par Mahmut Ceylan, originaire de Diyarbakır (sud-est de la Turquie) avait prospéré à partir des années 1980 en construisant pour le compte de l’État, notamment après les séismes. En mars 1995, elle acheta 99,9 % des parts de la S.A. Banque Indosuez Générale euroturque et la restructura sous le nom de Bank Kapital. Le Holding n’avait pourtant pas eu d’expérience internationale avant 1998. C’est en juillet 1999 qu’il a également obtenu la construction du terminal de l’aéroport Ben Gourion à Tel Aviv. 108 À la suite de ce choix, l’accord définitif fut signé entre les deux gouvernements le 30 mars 1999, il prévoyait l’achat par la Turquie de 4 milliards de kwh d’électricité par an jusqu’en 2008, en contrepartie de la construction des 114 kilomètres d’autoroute et de trois barrages91. La Société Nationale d’Électricité (SNE) bulgare signait à son tour fin juillet un premier accord avec Ceylan Holding, lequel comptait utiliser 3 000 ouvriers locaux pendant six ans et demi. 109 Le séisme du 17 août 1999 dans la région d’Istanbul a mis en évidence, entre autres, la piètre qualité des constructions du groupe Ceylan, suscitant un tollé en Turquie et autant d’inquiétudes en Bulgarie. Il apparaissait en même temps que le groupe devait 460 millions de dollars à 34 banques et qu’il avait demandé un rééchelonnement de ses dettes. Cela n’empêcha pas toutefois l’inauguration le 27 octobre, avec un grand feu d’artifice, des travaux de la Haute Arda en présence des deux premiers ministres Ivan Kostov et Bülent Ecevit. L’année 2000 passe dans l’attente, le Ceylan Holding promettant toujours de commencer les travaux, mais incapable de tenir ses promesses. Le 25 octobre, l’agence de presse bulgare annonce pour le 31 une rencontre entre le ministre de Développement régional bulgare et le ministre turc de l’Énergie à Ankara, pour faire le point sur le projet. Deux jours plus tard, Bank Kapital et les entreprises de Ceylan Holding se déclarent en faillite et passent sous le contrôle de l’État turc. La partie bulgare demande alors à la partie turque, par lettre du Premier ministre Ivan Kostov datée du 7 novembre, de proposer une autre entreprise tandis qu’elle se met de son côté à chercher un partenaire stratégique étranger, contactant l’italienne ENEL, l’allemande Siemens et l’américaine Bechtel. De leur côté, de grandes entreprises turques de travaux publics ENKA et ALARCO proposent de remplacer la Ceylan défaillante. 110 Le Premier ministre turc répond le 15 janvier 2001 que la Turquie examinera attentivement toutes les options disponibles. En réalité il renvoie face à face les deux contractants, la SNE bulgare et Ceylan. Ceux-ci possèdent respectivement 70 et 30 % des parts de la société chargée du projet de la Haute Arda. La SNE propose l’achat des parts de la Ceylan, mais celle-ci tergiverse. Elle refuse d’abord, elle propose ensuite de vendre ses parts à une obscure Oxford Trading Ltd., ce que la SNE refuse à son tour92 tandis que la crise économique qui éclate en Turquie complique encore la situation. Le nouveau gouvernement bulgare, formé par Siméon Saxe-Cobourg-Gotha au printemps 2001, reprend l’affaire et le vice-premier ministre Nikolai Vasiliev visite son homologue Mesut Yılmaz à Ankara ALARCO serait prête à reprendre l’affaire à la Ceylan, mais le lendemain de la rencontre à Istanbul entre Vassiliev et Uzeyir Garih, le PDG d’Alarco, ce dernier est assassiné dans des conditions mal élucidées. 111 Le 30 janvier 2002, la veille de la visite du premier ministre turc Bülent Ecevit à Sofia, le gouvernement bulgare signe un accord avec ENEL, qui devient partenaire stratégique du projet. La partie turque accepte ce partenariat, mais insiste sur la présence d’un

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sous-contractant turc, lequel est toujours Ceylan. ENEL s’engage à son tour à fournir un rapport de faisabilité dans les quatre mois. À l’assemblée des actionnaires de la société de la Haute Arda réunie à Sofia le 19 avril 2002, Mahmut Ceylan, libéré sous caution, est présent. Il offre une somme, jugée exorbitante par la NSE et l’ENEL, pour vendre ses parts. Au début du mois de juin, ENEL fournit un rapport de faisabilité positif du point de vue économique, mais refuse de s’engager avant que la situation ne soit clarifiée. À la mi-juin, Ceylan propose de former un consortium avec un autre promoteur turc, Ahmet Aydeniz, et le 18 juillet, le vice-premier ministre turc Mesut Yılmaz communique le choix officiel de son gouvernement à la partie bulgare : Ceylan plus Aydeniz, sommant en même temps le gouvernement bulgare de tenir ses engagements tels qu’ils figurent dans l’accord de 1998. Pour les Bulgares, il ne reste plus qu’à attendre les résultats des élections du 3 novembre 2002 en Turquie. 112 Parfois les projets d’investissement dépassent le cadre régional et concernent un ensemble beaucoup plus vaste, de dimension eurasiatique, justifiant les évaluations des instances compétentes grecques et turques sur le rôle que les deux pays seraient susceptibles de jouer dans l’acheminement des ressources énergétiques de la Caspienne. Dans ce contexte, le projet d’oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan, soutenu par les États-Unis et la Turquie, se trouve depuis le début des années 1990 en compétition avec le projet russe de concentration des hydrocarbures de la Caspienne dans le port de Novorossiisk93. Cette partie du « grand jeu » qui se joue depuis bientôt dix ans pouvait difficilement ne pas rejaillir sur les Balkans et l’antagonisme gréco-turc. 113 Ainsi, au printemps 1994, quand la Turquie brandit la menace d’une réglementation de la traversée du Bosphore par les grands pétroliers afin d’avancer l’option Bakou- Ceyhan, la Russie lance, avec l’accord de la Grèce, le projet d’un contournement des détroits du Bosphore et des Dardanelles par un oléoduc reliant le port bulgare de Bourgas à celui d’Alexandroupolis en Grèce. Le projet est à l’évidence politique et n’a de valeur que comme parade à la menace turque, puisque les multiples transbordements qu’il implique rendent sa rentabilité peu plausible. Alors, parade pour parade, les États- Unis soutiennent un projet d’oléoduc reliant Bourgas au port albanais de Vlorë. Celui-ci présente les mêmes inconvénients de transbordement, mais aussi les avantages d’approvisionner trois pays balkaniques. Son intérêt majeur consiste toutefois à permettre à la Bulgarie, seul pays bénéficiaire des deux projets, à monter les enchères, hypothéquant ainsi le projet Bourgas-Alexandropolis94. Les deux projets apparaissent et disparaissent selon les chances fluctuantes de réussite du projet Bakou-Ceyhan. Celui de Bourgas-Vlorë, dénommé AMBO (des initiales des trois pays traversés) est mené par une société américaine du même nom, présidée par Edward Ferguson. Ceux qui s’intéressent à Bourgas-Alexandroupolis sont la compagnie russe Lukoil et le groupe grec de l’armateur Latsis, lesquels s’apprêtent par ailleurs à acquérir des parts significatives des Pétroles helléniques (ELPE) en cours de privatisation. Parallèlement, la situation tend à se modifier depuis le début du XXIe siècle. Ainsi, tandis que, d’une part l’oléoduc menant le pétrole kazakh à Novorossiisk est achevé et que d’autre part les probabilités de la réalisation de Bakou-Ceyhan augmentent, les oléoducs balkaniques cessent progressivement d’être les accessoires d’un jeu eurasiatique pour devenir les pièces maîtresses d’un enjeu local, celui du marché d’hydrocarbures dans les Balkans. Puisqu’il devient de plus en plus évident que Bourgas sera beaucoup moins un lieu de transit vers des destinations lointaines, que le point de départ de l’approvisionnement des Balkans, pour lequel différents intérêts sont en lutte.

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114 Dans la deuxième quinzaine du mois de juin 1999, quelques jours après l’entrée des troupes de l’OTAN au Kosovo, la Bulgarie signe un contrat avec l’USAJD afin de démarrer l’étude de faisabilité d’AMBO pour laquelle l’agence américaine fournit 588 000 dollars sur les 900 000 nécessaires. Au même moment, l’ambassadeur américain à Skopje annonce que l’oléoduc, long de 950 kilomètres, aura une capacité de 40 millions de tonnes par an, tandis que la société AMBO se déclare prête à investir 825 millions de dollars pour sa réalisation95. Tout au long de l’année 2000, les déclarations de Ted Ferguson débordent d’optimisme, BP, Chevron, Agip et la Lukoil seraient intéressés au projet de même que l’Eximbank américaine, la BERD et la Banque mondiale. Le pétrole serait acheminé vers l’Europe du Nord et les États-Unis avec des pétroliers de 300 000 tonnes à partir du port de Vlorë réaménagé, les parts de la société seraient partagées à égalité entre les trois pays traversés96. Dans ces conditions il n’est pas étonnant que la Bulgarie demande la réévaluation de sa part dans le projet Bourgas-Alexandroupolis de 5 à 25 %, la Russie disposant de 60 % et la Grèce de 35 % dans le plan initial. Ce pourcentage lui est en principe accordé lors d’une réunion des partenaires à Sofia les 14 et 15 novembre 200097. Ferguson revient à la charge en présentant son étude de faisabilité, selon laquelle l’oléoduc coûterait 1 130 millions de dollars, tandis que Texaco, Amoco et Chevron seraient vivement intéressés. De son côté, le ministre bulgare des Travaux publics, Evguenii Tchatchev, déclare que les deux projets sont souhaitables98, Bourgas-Alexandroupolis doit transporter 35 millions de tonnes de brut par an et son coût est estimé à 607 millions de dollars99. 115 La pression américaine qui s’exerce à travers AMBO fait avancer encore un pion sur l’échiquier balkanique. Le 15 juillet 2001, les compagnies pétrolières croate Jadranski Naftovod (JANAF), yougoslave (NJS JUGOPETROL) et roumaine (PETROM) signent un accord préalable en vue d’un oléoduc entre le port roumain de Constantza et le terminal de Omisalj en Croatie, dans le cadre du programme INOGATE de l’Union européenne100. L’année 2001 s’achève en conciliabules du côté des trois partenaires de Bourgas-Alexandroupolis et en promesses sans cesse renouvelées de la part d’AMBO. Fin janvier 2002, un accord est signé à Moscou fixant la part bulgare à 20 %, contre 41 % pour la Russie et 39 % pour la Grèce, mais 15 jours plus tard, le vice-ministre bulgare du Développement régional annonce à la Radio nationale bulgare que son pays exigerait 33 %101. La visite du ministre du Développement grec Akis Tsohatzopoulos à Sofia le 19 mars aboutit à un compromis. Chaque partie aurait 33 %, mais elle les céderait à des sociétés privées, la partie grecque à la ELPE ainsi qu’aux groupes privés Latsis et Kopelouzos, les Russes à la Lukoil et les Bulgares à la Lukoil Neftochim Bourgas, filiale de la Lukoil, et à l’Overgas, liée à la Gazprom russe102. Le gouvernement grec ne semble toutefois pas satisfait et essaie d’impliquer un quatrième partenaire, le Kazakhstan, d’où provient le brut, afin de pouvoir renégocier le tout. En contrepartie, la Grèce propose d’investir 500 millions de dollars dans des projets pétroliers au Kazakhstan. Elle espère en même temps attirer la Chevron dans le projet, qui extrait la plus grosse partie du brut kazakh. Enfin, capter le pétrole à la source, donne également à la Grèce la possibilité de contrer le projet Constantza-Omisalj103. Cela entraîne la réaction des intéressés, qui annoncent la signature pour novembre 2002 d’un accord pour la construction de ce dernier oléoduc. Celui-ci coûtera 800 millions de dollars et alimentera les deux raffineries serbes de Pancevo et de Novi Sad, qui fonctionnent actuellement en dessous de leur capacité. Le financeur du projet reste toujours INOGATE. Le ministre bulgare du Développement régional annonce également pour fin novembre un accord sur Bourgas-Alexandroupolis104. AMBO présente une nouvelle

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étude détaillée de faisabilité, d’un coût d’un million de dollars, en grande partie financée par l’United States Government’s Trade and Development Agency (TDAI)105 sans qu’on sache toutefois plus sur le financement du projet. 116 En ce moment, où l’oléoduc Bakou-Ceyhan est en train de se réaliser, il n’y a pas sans doute place pour plus d’un oléoduc balkanique transportant du pétrole caspien. Ainsi, la lutte continuera d’être serrée. Le réseau des transports dans la péninsule balkanique présente un certain nombre d’affinités avec celui des hydrocarbures, y compris dans ses aspects conflictuels. Les conflits des années 1990, en bouleversant chemins et pratiques, ont créé des nouvelles donnes et de nouveaux intérêts. Parmi les dix « corridors » prévus par le programme des Réseaux transeuropéens (TEN), cinq intéressent les Balkans : le corridor IV (3 740 kilomètres) Allemagne-République tchèque-Autriche-Slovaquie-Hongrie-Roumanie-Bulgarie-Grèce-Turquie, VII (2 415 kilomètres) la voie fluviale du Danube, VIII (960 kilomètres) Albanie-Macédoine- Bulgarie, IX (5 820 kilomètres) Finlande-Russie-Biélorussie-Ukraine-Moldavie- Roumanie-Bulgarie-Grèce, X (2 150 kilomètres) Allemagne, Autriche, Slovénie, Croatie, Bosnie-Herzégovine, RFY, Macédoine, Grèce. 117 L’interruption du trafic à travers l’ancienne Yougoslavie pendant les conflits de la précédente décennie a suscité des voies de remplacement, dont les transports maritimes entre les ports italiens et grecs, où les armateurs grecs étaient en position de quasi-monopole. Dans ce contexte, la Grèce a été réticente pour adhérer à la totalité du schéma TEN. Sa situation conflictuelle avec l’Albanie et la Macédoine l’a conduit à proposer un dédoublement par le sud du corridor VIII, reliant Igoumenitsa, point d’aboutissement des ferries venant de l’Italie, à la frontière turque. Cette voie, baptisée Egnatia – en souvenir du tracé romain – avait l’avantage de se raccorder au réseau maritime, devenant en même temps l’aboutissement des corridors IV, IX et X nord-sud qui soutiennent le corridor VIII à travers l’Initiative de développement des Balkans du Sud (SBDI), établie en 1995 sous l’égide de l’Agence américaine de commerce et de développement (IDA). Celle-ci a fourni à ce jour 2,2 millions de dollars en matériel de comptage et de laboratoire en vue d’une étude de faisabilité106. Les Turcs ont été également intéressés par cette voie qui contrecarrait le projet de contournement grec, et l’entreprise turque Be-Ha-Se a entrepris en 1999 la réalisation du tronçon albanais Rrogozhina-Elbasan (36 kilomètres)107. 118 La détente dans la région depuis 1999 et l’objectif d’intégration européenne des Balkans affichés par la Grèce ne lui permettaient plus de s’opposer au corridor VIII108. Ainsi, le 9 septembre 2002, les ministres des Transports de l’Albanie, de la Macédoine, de la Bulgarie, de la Grèce, de l’Italie et de la Turquie, signaient à Bari un accord-cadre (Memorandum of Understanding) prévoyant la construction du corridor VIII, lequel, avec ses liaisons et ramifications, doit atteindre les 1 270 km, comporter des ports, des aéroports et des chemins de fer pour un coût total de 2,2 milliards d’euros109. Une branche Kafazan (Albanie)-Kaphstice-Kristallopigi (frontière albano-grecque) et une autre Bourgas-Svilengrad/Ormenion (frontière bulgaro-grecque) doit relier ce corridor aux deux extrémités de la via Egnatia grecque. 119 En ce qui concerne le corridor X, les réticences de la Grèce étaient liées à la grogne des armateurs, soucieux de perdre le trafic transitant sur les ferries reliant l’Italie à la Grèce110. Elle s’est toutefois chargée de la présidence du Comité de pilotage pour quatre ans lors de la réunion de ce dernier à Thessalonique le 26 novembre 1999. L’accord- cadre (Memorandum of Understanding), paraphé le 16 mars 2001 prévoit un axe

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central Salzbourg-Ljubljana-Zagreb-Belgrade-Niš-Skopje-Veleş-Thessalonique avec les branches A : Graz-Maribor-Zagreb, B : Budapest-Novi Sad-Belgrade, C : Nis-Sofia (Dimitrovgrad-Istanbul par le corridor IV) et D : Veleş-Bitola-Florina (liaison avec la via Egnatia)111. 120 En février 2002, la Macédoine demandait l’aide du Comité olympique grec afin d’achever le tronçon Demir Kapija-Gevgelija, au nord de la frontière grecque. Finalement, l’amélioration de la route existante sera réalisée avec un apport de 32 millions d’Euros par l’Union européenne. De même, par un contrat signé le 6 septembre 2002, la Commission européenne contribuera avec 11 millions d’Euros à l’amélioration du tronçon Negotina-Gevgelija, au nord du précédent112. 121 En revanche, la Grèce, dans le cadre de son programme de reconstruction des Balkans, finance la construction des 127 kilomètres reliant Niş en Serbie à la frontière macédonienne113. 122 La position de la Croatie dans les guerres yougoslaves et son rôle dans le dénouement du conflit en Bosnie-Herzégovine engendra le besoin d’un contournement de la Serbie par l’ouest, le long du rivage adriatique. Ce projet, qui intéressait également l’Italie et qui rencontrait l’appui des États-Unis, prit, comme nous l’avons vu, la forme, à partir de 1998, de l’Initiative adriatico-ionienne. Si celle-ci aborde plusieurs aspects, économiques, culturels, sécuritaires, sa colonne vertébrale semble avoir été constituée par un projet de réseau routier, l’autoroute adriatico-ionienne, laquelle ne figure pas parmi les dix corridors du Réseau transeuropéen. 123 À la suite d’une série de réunions, où la Grèce demanda que l’axe en question soit prolongé jusqu’à Kalamata, au sud du Péloponnèse, atteignant ainsi au total 1 600 kilomètres, il fut décidé au sommet de Split des 24-25 mai 2001, qui clôturait la présidence croate de l’initiative, de demander à l’Union européenne d’inclure le corridor adriatico-ionien au Réseau transeuropéen. Il ne semble pas toutefois que des développements importants soient intervenus pendant la présidence grecque l’année suivante, et le premier communiqué de la présidence italienne, suite à la réunion informelle des ministres des Affaires étrangères à Trieste, le 29 octobre 2002 se contentait de se féliciter de la localisation des secrétariats des corridors V (Italie- Slovénie-Croatie-Hongrie) et VIII en Italie.

Conclusion

124 Les stratégies balkaniques de la Grèce et de la Turquie se présentent comme le moyen terme entre les relations bilatérales des deux pays et les rapports que chacun d’entre eux entretient avec l’Union européenne. Les politiques de la Grèce vis-à-vis de ses voisins balkaniques visent à revaloriser sa position au sein de l’Union européenne et à l’imposer comme une puissance régionale en tant qu’intermédiaire entre cette région et le reste de l’Europe. Ce positionnement comporte toutefois deux risques majeurs : celui de subir les contrecoups d’une « fatigue balkanique » de l’Union européenne, surtout après le passage de celle-ci à 25 membres, et d’avoir ainsi à gérer une région instable pour le compte de ses partenaires ; celui de « formater » ses produits d’exportation pour un marché balkanique, qui prend une place grandissante dans ses échanges, diminuant d’autant sa compétitivité face aux marchés des pays les plus industrialisés.

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125 La politique balkanique de la Turquie se place dans la même quête de revalorisation de sa situation régionale vis-à-vis de l’Union européenne, mais se trouve en position d’infériorité par rapport à la Grèce, puisqu’elle ne fait pas partie de l’Union et que sa candidature reste toujours en suspens. Sa volonté de former un bloc régional est Balkans, à moins de se retrouver dans le dernier carré des laissés pour compte. De même, l’alternative américaine que nourrissent les milieux eurosceptiques turcs ne semble pas exclusive de l’option européenne, puisque les États-Unis œuvrent activement pour l’accession de la Turquie à l’Union européenne. 126 Au niveau des relations bilatérales, nous avons vu que, plus qu’une coopération gréco- turque, il s’agit d’un « marquage » de l’adversaire, en vue de l’empêcher d’opérer un encerclement en nouant des relations privilégiées avec les trois voisins du nord, l’Albanie, la Macédoine et la Bulgarie. Il reste, toutefois, que les différends gréco-turcs sont en train d’être progressivement transférés au sein de l’Union européenne. Cela a commencé avec l’admission de la Grèce à l’Union européenne en 1980, a continué avec la décision d’ouvrir des négociations avec Chypre en 1997, et s’est accompli avec la triple décision du sommet de Helsinki en 1997, acceptant la candidature de la Turquie, y associant plus ou moins la nécessité d’une solution politique à Chypre et posant la date butoir de 2004 pour le recours au Tribunal international de La Haye en cas de non- solution du conflit égéen. À la veille du sommet de Bruxelles de décembre 2004, il devient évident pour tous que le différend gréco-turc est désormais une affaire européenne. 127 Cette européanisation du conflit gréco-turc, toute porteuse de soucis qu’elle puisse être, ne comporte pas que des inconvénients. Le rapprochement gréco-turc, opéré essentiellement grâce aux efforts de la Grèce depuis 1999 est en marche. Malgré les blocages persistants sur les sujets clés, ce changement radical de la politique grecque envers la Turquie est peut-être en train de trouver sa contrepartie dans l’attitude du Parti de Justice et de développement, grand gagnant des élections du 3 novembre 2002 en Turquie. En effet, celui-ci paraît sincère dans sa volonté de compenser le poids de la bureaucratie civile et militaire à l’intérieur par un rapprochement avec l’Europe, qui passe par l’amélioration des relations avec la Grèce. 128 Akalın,Cüneyt, (2000-2001), « Les relations turco-albanaises au début du XXIe siècle », Turkish Review of Balkan Studies, Annual 2000/2001, Istanbul, Foundation for Middle East and Balkan Studies.

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NOTES

1. Par le traité de Neuilly de 1919, la Grèce a fixé sa frontière avec la Bulgarie, en récupérant la Thrace occidentale et en procédant à un échange volontaire des populations. Les revendications grecques sur l'Épire du nord (sud de l'Albanie) n'alimentent plus que l'arsenal irrédentiste de l'extrême-droite. De même, le contentieux de la Turquie avec la Bulgarie et la Grèce – en ce qui concerne la Thrace – pour cette dernière, ne porte que sur les droits des minorités turques- musulmanes. 2. Notamment pendant les années 1930 face à la menace italienne et au début des années 1950 aux lendemains de leur adhésion à l'OTAN. 3. 10 964 000 personnes selon les résultats du recensement de mars 2001. 4. Cette puissance s'exprime par les uns et est perçue par les autres essentiellement en poids démographique (67 844 903 habitants selon les résultats provisoires du recensement turc du 22 octobre 2000) et territorial (131 957 km2 pour la Grèce contre 774 815 km2 pour la Turquie).

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En revanche, le PIB par tête d'habitant se trouve réduit en Turquie avec la crise économique récente à 2 235 $ (fin 2001) tandis qu'il est à 12 000 $ environ en Grèce. 5. L'intégration à l'Union européenne, notamment à partir de la seconde moitié des années 1990, et le rapprochement avec la Turquie à partir de 1999 contribuent au recul progressif de ces stéréotypes. 6. 1830 : indépendance du premier noyau, 1864 : annexion des îles ioniennes, 1878 : Thessalie, 1908 : Crète, 1912-13 : Épire, Macédoine et îles de l'Égée orientale, 1920 : Thrace, 1947 : Dodécanèse. 7. Cette doctrine, connue sous le nom de « Grande Idée », lancée en 1844, a été officiellement abandonnée en 1922, après la défaite grecque, connue comme la « catastrophe d'Asie mineure ». Voir à ce propos, Stéphane Yerasimos, « Les relations gréco-turques : mythes et réalités », Peuples méditerranéens, no 15, avril-mai 1981, p. 85-99. 8. Il s'agit ici aussi bien des États à majorité chrétienne des Balkans et de l'Europe centrale que de ceux musulmans du Proche-Orient et de l'Afrique du nord. Exception font les pays qui ont connu à la suite du retrait ottoman une autre occupation de longue durée, comme l'Algérie de la part de la France, ou la Hongrie de la part de l'Autriche, qui contribue à estomper les souvenirs de la première. 9. À ce reflux des territoires perdus par l'Empire ottoman il faut ajouter les réfugiés du Nord- Caucase après la conquête russe en 1859-1864. 10. Signé le 10 août 1920 entre les Alliés et l'Empire ottoman dans le cadre des traités qui devaient mettre fin à la Première Guerre mondiale, il ne fut pas reconnu par le gouvernement nationaliste d'Ankara. Il fut remplacé le 24 juillet 1923 par le traité de Lausanne qui reconnaît la Turquie nouvelle. Voir Paul C. Helmreich, From Paris to Sèvres. The partition of the Ottoman Empire at the Peace Conference of 1919-1920, Columbus, Ohio State University Press, 1974. 11. La Grèce a subi de 1947 à 1949 une guerre civile entre royalistes et communistes et la Turquie a été soumise à des revendications soviétiques au sujet des Détroits et de ses départements du Nord-est. 12. Que ce soit par incorporation directe à l'État grec ou par la formation d'un État chypriote contrôlé par la majorité grecque de l'île. 13. Comportant le passage des eaux territoriales grecques de 6 à 12 miles, la délimitation du plateau continental, le partage des ressources maritimes, la zone d'exclusion aérienne, la démilitarisation des îles grecques proches du continent. 14. Minorité grecque d'Istanbul et des îles égéennes turques d'Imvros (Gokçeada) et Ténédos (Bozcaada) d'une part, minorité-musulmane selon les Grecs, turque selon les Turcs – de la Thrace occidentale d'autre part, exemptes de l'échange forcé des populations de janvier 1923. 15. Sauf pour la courte période pendant laquelle, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la Yougoslavie de Tito mena une politique pro-soviétique, prévoyant une fédération balkanique avec une « Grande Macédoine ». 16. Liée notamment à l'accès de la Bulgarie à la mer Égée. 17. Avec, toutefois, des crises aiguës comme celle des îlots d'Imia-Kardak en janvier 1996. 18. Exposé du Premier ministre grec Eleuthérios Venizélos devant le Conseil des dix de la Conférence de la paix le 2 mars 1919, United States, Department of State, Papers Relating to the Foreign Relations of the United States, The Paris Peace Conference, 1919, vol. 3, pp. 859-875. 19. Minorité chiite d'Anatolie. 20. Même si celui-ci est généralement attribué à la sollicitude réciproque marquée lors des tremblements de terre qui frappèrent respectivement les régions d'Istanbul et d'Athènes en août et octobre de la même année. 21. C'est le cas de la majorité de nos interlocuteurs. Plus prudent, Sule Kut affirme que « malgré tout son activisme diplomatique de la première moitié des années 1990, la Turquie n'avait pas en

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fait une politique balkanique bien définie à long terme ». “Turkey in the Post-Communist Balkans: Between Activism and Self-Restraint”, Turkish Review of Balkan Studies, Annual 1996/97, Istanbul, Foundation for Middle East and Balkan Studies, p. 43. 22. Voir Stéphane Yerasimos, « Les Kurdes et le partage du Moyen-Orient, 1918-1926 », Elizabeth Picard, éd., La question kurde, Bruxelles, Éditions Complexe, 1991, p. 33-34. 23. Des auteurs mettent en garde la Turquie d'investir dans les Balkans aux dépens « des autres régions de son voisinage stratégique ». A. Hikmet Alp et Mustafa Türke, “The Balkans in Turkey's Security Environment”, Turkish Review of Balkan Studies, Annual 2001, Istanbul, Foundation for Middle East and Balkan Studies, p. 143. 24. Cette rédaction, qui évite d'utiliser le terme « musulman », a remplacé depuis la nomination de M Şükrü Sina Gürel à la tête de ce ministère en juillet 2002, la formulation précédente qui mentionnait « les fortes affinités historiques et culturelles entre la Turquie, les États balkaniques et les peuples de la région, qui sont le résultat naturel de la coexistence des peuples pendant plus de cinq siècles, partageant des liens, des traditions et une culture communs ». 25. Document ronéotypé, non-daté, probablement antérieur à l'intervention de l'OTAN au Kosovo, conservé dans le Centre de documentation de la Fondation d'études moyen-orientales et balkaniques d'Istanbul. 26. Turkish Daily News, 12 janvier 2001. 27. Volume III, no 1, p. 203-209. 28. De son côté, le général Simşek termine la communication dont il est fait état plus haut par une citation d'Atatürk, que nous n'avons pu vérifier par ailleurs, selon laquelle : « Quelque soit l'apparence sociale et politique des nations balkaniques, il ne faut pas oublier qu'elles proviennent du même sang issu de l'Asie centrale et qu'elles sont des races voisines ayant des ancêtres communs ». 29. Article précité de Cihat Özönder. 30. La migration vers la Turquie à la suite de l'implantation du régime communiste en Yougoslavie remonte à 150 000 personnes, dont 80 000 turcophones, 31 000 albanophones, 27 500 slavophones de Bosnie-Herzégovine et du Sandjak, et 11 500 Torbech (slavophones de Macédoine). Nurcan Özgür Baklacioğlu, “Albanian Migrations and the Problem of Security in the Balkans”, Turkish Review of Balkan Studies, Annual 2001, Istanbul Foundation for Middle East and Balkan Studies, p. 88. 31. Orkun, Revue mensuelle turcique, no. 42, août 2001. Le même auteur ajoute : « Malgré les aides politiques, militaires, économiques et humanitaires de la Turquie en vue de l'arrêt de la guerre en Bosnie et au Kosovo, malgré notre appartenance à la même religion que les Albanais et les mariages mixtes, la présence turque au Kosovo a été négligée et ses droits culturels usurpés ». 32. Voir à ce propos Sylvie Gangloff, “The Relations Between Turkey and Macedonia: The Incoherences of a Political Partnership”, Turkish Review of Balkan Studies, Annual2001, Istanbul, Foundation for Middle East and Balkan Studies, p. 44. 33. Ibid, p. 55. 34. Les articles précités de Cihat Özönder et de Celâl Özal contiennent des attaques contre le MAE turc, dont le ministre titulaire Ismail Cem, appartenait au Parti Social Démocrate de la coalition formée avec le parti du Mouvement national, nationaliste. 35. Ce point est particulièrement développé dans les articles de Sule Kut, op.cit. et de Sylvie Gangloff, op.cit. ainsi que “The Weight of lslam in the Turkish Foreign Policy in the Balkans”, Turkish Review of Balkan Studies, Annual 2000/01, Istanbul, Foundation for Middle East and Balkan Studies, pp. 91-102. 36. Sylvie Gangloff : “The relations”, op. cit., p. 48. 37. Ibid., p. 40. 38. Sule Kut, op. cit., p. 43.

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39. SIPRI Yearbook 2002. Ce pourcentage est de 1,5 % pour l'Allemagne, de 2 % pour l'Italie, de 2,8 % pour le Royaume-Uni et de 3,0 % pour la France (IRIS, L'année stratégique 2001). 40. IRIS, op. cit. Ces chiffres et pourcentages correspondent à l'année 2000. En 2001, année de crise économique pour la Turquie, si les dépenses de personnel ont fortement diminué (-18,4 %) celles des équipements ont augmenté de 22,8 %, passant à 3,2 milliards de dollars, chiffre jamais atteint avant cette date (SIPRI, op. cit.). 41. S. Victor Papacosma, “NATO, Greece, and the Balkans in the Post-cold War Era”, Van Coufoudakis, Harry J. Psomiadis, André Gerolymatos, Greece and the New Balkans, Challenges and Opportunities, New York, Pella, 1999, p. 67. 42. Les forces armées grecques totalisent 165 700 personnes, celles de la Turquie 639 000, mais si en 2001 la Grèce dépense 4,2 milliards de dollars pour son personnel militaire, la Turquie n'en dépense que 3,4 milliards (IRIS, op. cit. et SIPRI, op. cit.). 43. L'institution militaire ne dépend pas du ministère de la Défense mais est directement rattachée au Premier ministre. De même, le Conseil national de sécurité, où siègent les trois armées, « communique », à l'issue de ses réunions mensuelles, ses décisions à l'exécutif. 44. Ainsi, la Turquie, qui se trouve au 85 e rang mondial de l'indice de développement humain (élaboré par le PNUD) et au 25e rang pour son PIB global, est au 14e rang pour son budget de défense et au 7e rang pour l'importance de son armée. 45. Site Internet du ministère grec de la Défense, http://www.mod.gr/greek/policy.htm (traduit du grec). 46. Quelques semaines après les événements de Belgrade qui ont marqué le départ de Milosevic (5 octobre 2000). 47. En même temps, un escadron turc de F-16 (18 avions) basé à Ghedi (Italie), participa à partir du 19 avril 1993 à l'opération d'exclusion aérienne au-dessus de la Bosnie-Herzégovine de la FORPRONU. De même, 2 à 4 F-16 ont été mis à la disposition de l'IFOR et de la SFOR Enfin deux frégates, une en action et une en réserve, deux sous-marins et quatre pétroliers ont participé à l'action de la FORPRONU en Méditerranée. Une partie continua à servir l'IFOR et la SFOR. 48. Ce qui semble être aussi le cas de la Grèce. 49. Ainsi la Lituanie (20 septembre 1995), l'Estonie (22 septembre 1995), la Biélorussie (1er octobre 1997), mais aussi la Malaisie (3 février 1993) et l'Argentine (1998). 50. Voir Cüneyt Akalın, « Les relations turco-albanaises au début du XXIe siècle », Turkish Review of Balkan Studies, Annual 2000/2001, Istanbul, Foundation for Middle East and Balkan Studies, p. 19. 51. Loc. cit. et journal Cumhuriyet, 29 février 2000. 52. En sens inverse le premier accord de coopération militaire signé entre l'Albanie et la Turquie en avril 1992, avait été suivi en novembre de la même année par un accord équivalent albano- grec. 53. Cumhuriyet, 28 février 2000. 54. Dans cette attente la ratification d'une douzaine d'accords bilatéraux est bloquée par le parlement grec. Mais la reconnaissance, le 4 novembre 2004, du nom de la République de Macédoine par les États-Unis doit probablement accélérer les choses vers une reconnaissance internationale. 55. Cf. Sylvie Gangloff, “The relations...”, op. cit., p. 39, 48. 56. Loc. cit. 57. Op.cit., p. 39-40. 58. À cette date, la Macédoine ne possédait aucun avion de combat. 59. Op. cit., p. 40. 60. Cette même volonté s'est encore manifestée lors de la visite du ministre de la Défense turc Sabahattin Çakmakoglu en Bulgarie les 8-10 juillet 2002 ; en revanche peu de choses concrètes sont apparues dans le domaine bilatéral.

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61. Composé de 105 officiers (dont 1 brigadier-général, 3 colonels, 12 lieutenants-colonels, 3 commandants, 1 capitaine et 14 sous-officiers). Dirigé par Andréas Kouzelis, qui a remplacé son homologue turc Hilmi Akın Zorlu. Les autres éléments de la SEEBRIG restent toujours localisés dans leurs pays respectifs. 62. Intervention du commandant A. Isipek lors de l'atelier “Forces and Capabilities for NATO-led PFP operations : The Challenge of Multinationality” organisé par le comité de pilotage du PPP à Sofia, les 27-28 septembre 1999. 63. Les versions fournies par le site du RACVIAC et celui de l'état-major turc diffèrent. Dans le premier site, l'initiative turque est passée sous silence. 64. Chargée d'organiser l'entraînement du personnel devant intervenir dans les contrôles de désarmement. 65. « Notre front balkanique », no 45, 30 avril 2002, p. 5-7 (traduit du grec). 66. « Évolutions internationales et retombées en Europe du Sud-est », n o 48, septembre- octobre 2001, p. 11-26. 67. Ibid 68. Brigadier-Général Halil Şimşek, « L'évolution dans les Balkans et ses répercussions sur la Turquie », op. cit. 69. Ibid. 70. Axel Sotiris Wallden, “Greece in the Balkans: Political and economic relations”, New Millenium Greece, Paris, IMCE, 2001, p. 117. 71. Ibid. 72. SEBE-Exaghoume 2002/l. 73. Axel Sotiris Wallden, “Greece in the Balkans: Political and Economie Relations”, New Millenium Greece, Paris, IMCE, 2001, p. 117. 74. « L'espansione economica della grecia nei balcani », Kapital, no 47, 25 novembre-1er décembre 2000. 75. http://www.mfa.gr 76. http://www.mfa.gr 77. Conférence de coopération Gréco-Turque, Athènes 7-8 novembre 2001. 78. Entretien avec Mmes Özlem Erdem et Asli Akdenız coordinatrices régionales pour les Balkans et la Grèce au conseil des relations économiques extérieures (DEIK), Istanbul, 17 septembre 2002. 79. Ibid. 80. http://www.deik.org.tr/ 81. Ibid. 82. Ibid. 83. Sylvie Gangloff, “The Relations between Turkey and Macedonia: The Incoherences of a Political Partnership”, Turkish Review of Balkan Studies, Annual 2001, Istanbul, Foundation for Middle East and Balkan Studies, p. 46. 84. http://www.westernpolicy.org/Policy%20Analyses/nov14.asp 85. http://www.mfa.gov.yu/Bilteni/Engleski/b310702_e.html 86. Entretien avec Mmes Ozlem Erdem et Asli Akdenız, op. cit. 87. L'affaire OKTA a été reconstituée à partir des sources suivantes : « Reconnaissances des droits de la Jetoil dans son contentieux avec la skopjenne OKTA » (en grec), Energeia (Énergie), décembre-janvier 2002, p. 48-5 ; Branka Nanevska, « Prodaja li rasprodaja» (vente ou braderie), AIM, Skopje, 29 janvier 2000 ; le journal grec Kathimerini, et le site internet bulgare d'informations, Seeurope.net (http://www.seeurope.net/en). 88. Cf. « Nouvelles occasions d'investissements en Serbie-Monténégro » (en grec), Epiloghi (Choix), Revue économique mensuelle, mai 2002, p. 64-69. L'italienne ENI, candidate également à l'achat de la Beopetrol, se retira le 10 octobre 2002.

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89. Energeia, op. cit., p. 15. 90. L'affaire Arda-Ceylan a été reconstituée à partir du site internet Seeurope déjà cité, du site de la Chambre bulgare de l'industrie et du commerce (http://www.bcci.bg) et de la presse turque. 91. Les barrages de la Haute Arda doivent produire 466 millions de kwh par an, soit près du dixième de la quantité vendue à la Turquie, le reste devrait provenir de l'usine hydroélectrique Maritsa-Iztok 3, concédée à la compagnie américaine Entergy. Or, d'après la Chambre de l'industrie et du commerce bulgare (information du 10/01/2000), Entergy aurait imposé l'accord avec la Turquie afin de pouvoir écouler sa production. Le fait que la Bulgarie était à la recherche d'un marché aurait permis au Premier ministre turc de l'époque, Mesut Yılmaz, d'imposer son choix d'entreprise. 92. Cette société enregistrée en offshore formerait un consortium avec une société (Umhlaba Ltd.) et une banque (ABSA) sud-africaines, ainsi qu'un promoteur turc (Günsayil), et serait présidée par un ancien général israélien (Daniel -On) d'après les informations fournies par seeurope.net (02 avril 2001) 93. Pour la première phase de cette question voir Stéphane Yerasimos, « Des histoires de tuyaux et de pétrole », Hérodote, no 81, avril-juin 1996, Géopolitique du Caucase, p. 106-125. 94. Les sources utilisées pour cette question sont le site Seeurope.net, celui de la Chambre d'Industrie et du Commerce bulgare (BCCI) et la revue grecque Energeia. 95. BCCI, 22/06/99. 96. Ibid, 13/01/2000, 31/05/2000, 09/08/2000. 97. Ibid., 13/11/2000, 17/11/2000. 98. Ibid., 20/11/2000, 29/11/2000, 23/01/2001. 99. L'étude de faisabilité de ce projet aurait été financée par l'Union européenne dans le cadre du programme PHARE. Entretien avec M. Vassilis Kanellakis, Directeur général au Ministère grec de l'économie nationale, chargé des relations économiques internationales, Athènes, 18 juillet 2002. 100. Site INOGATE, et Seeurope.net, 16/07/2001. 101. Seeurope.net, 31/01/2002, 12/02/2002. 102. Energeia, mars 2002, p. 24. 103. Seeurope.net, 04/04/2002, 27/06/2002, 28/06/2002, 04/07/2002. 104. Ibid, 19/10/2002, 05/11/2002. 105. Ibid, 27/09/2002. La TDA finance ce projet dans le cadre de la South Balkan Development Initiative, établie en 1995 pour aider l'Albanie, la Macédoine et la Bulgarie. 106. Cf. http://www.tda.gov/region/sbdi.html 107. Journal Akşam, 04/08/1999 et DEIK (Établissement des relations économiques extérieures), Bulletin de l'économie albanaise et de ses relations avec la Turquie (en turc), mai 2002. 108. La Grèce aurait reconnu le droit de ses voisins du Nord à circuler entre leurs capitales respectives sans être obligés de passer par le territoire grec (et donc d'obtenir un visa pour les Albanais et les citoyens de la République de Macédoine. 109. http://www.albaniabiz.org/corridor/mou.html 110. Entretien avec M. Vassilis Kanellakis, op. cit. 111. Ibid. 112. Seeurope.net, 27/02/2002, 25/07/2002. 113. Ibid, 09/07/2002,08/11/2002.

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RÉSUMÉS

Depuis la fin de la Première Guerre mondiale, la Grèce et la Turquie ont épuré leurs contentieux balkaniques pour se retrouver face à face. Depuis la dislocation du bloc communiste, les stratégies balkaniques des deux pays se présentent comme le moyen terme entre les relations bilatérales des deux pays et les rapports que chacun d’entre eux entretient avec l’Union européenne. Les politiques de la Grèce vis-à-vis de ses voisins balkaniques visent à revaloriser sa position au sein de l’UE et à l’imposer comme une puissance régionale en tant qu’intermédiaire entre cette région et le reste de l’Europe. Quant à la politique balkanique de la Turquie, elle se place dans la même quête de revalorisation de sa situation régionale vis-à-vis de l’UE, mais se trouve en position d’infériorité par rapport à la Grèce, puisqu’elle ne fait pas partie de l’Union et que sa candidature reste toujours en suspens. Au niveau des relations bilatérales, plus qu’une coopération gréco-turque, il s’agit d’un « marquage » de l’adversaire, en vue de l’empêcher d’opérer un encerclement Il reste, toutefois que le rapprochement gréco-turc, est en marche depuis 1999. Malgré les blocages persistants sur les sujets clés, l’avenir des relations des deux pays semble prometteur dans la mesure où les différends sont en train d’être progressivement transférés au sein de l’Union européenne.

Since the end of World War I, Greece and Turkey have cleared their disagreements regarding the Balkans to be facing one another. Since the dislocation by the communist bloc the Balkans strategies of Greece and Turkey have presented themselves as the middle course between the bilateral relationships of the two countries and the relationships that each of them keeps with the EU. Greece’s policy towards its Balkans bordering countries is aimed at reasserting its position within the EU and at imposing it as a regional power acting as a go-between between this area and the rest of Europe. As for Turkey’s Balkans policy, it sets itself in the same kind of search for the reassertion of its regional position towards the EU, but is in an inferior position regarding Greece since Turkey is not a member of the Union, and that its formal application is still in abeyance. At bilateral relationships level, it is more a matter of “marking out” the opponent, in order to prevent it from carrying out an encircling than a question of Greek-Turkish cooperation. Nonetheless the bringing together of Greece and Turkey has been on the more since 1999. In spite of persistent stumbling blocks regarding their points of view, the prospect of their relationships seems to be promising in as much as their differences of opinion are progressively transferred within the EU.

Birinci Dünya Savaşı’nın sonundan beri, Türkiye ve Yunanistan yüz yüze gelmek için Balkanlar’daki uyuşmazlıklarından arındı. Komünist Blok’un dağılmasından beri, Yunanistan ve Türkiye’nin Balkan stratejileri, kendini Avrupa Birliği ve ikili ilişkiler arasında bir denge noktası olarak göstermektedir. Yunanistan’ın Balkanlar’daki komşularına yönelik politikaları, AB’de daha iyi bir konuma varmayı ve bu bölge ile Avrupa arasında kendini aracı bölgesel güç olarak empoze etmeyi hedefliyor. Türkiye’nin Balkan politikasına gelince ; aynı şekilde AB’ye yönelik bölgesel konumunun değerini arttırma arayışında ancak AB üyesi olmadığı ve başvurusunun hâlâ askıda kalması nedeniyle Türkiye Yunanistan’dan daha aşağı bir konumda bulunuyor. İkili ilişkiler de, bir Türk-Yunan işbirliğinin ötesinde, kuşatma çıkarmasını önlemek amacıyla rakibini damgalamaktan ibaret. Fakat 1999’dan beri süregelen bir Türk-Yunan yakınlaşması söz konusudur. Temel konular üzerinde ısrarla devam eden engellere rağmen, bu iki ülkenin karşılıklı ilişkilerinin geleceği, anlaşmazlıklarının gittikçe AB’ye taşınması ölçüsünde umut verici görünüyor.

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INDEX

Index géographique : Grèce, Turquie, Balkans, Albanie, ARYM-FYROM, Bosnie, Kosovo motsclestr Yunan-Türk ilişkileri, Ticari ilişkileri, Diplomatik ilişkileri, Yunan-Türk işbirliği, Balkanlarda Avrupa mühadaleleri, Boru Hattları, Yirminci yüzyil, Çağdaş Tarih, Yunanistan, Türkiye, Balkanlar, Arnavutluk, Firom (Makedonya), Bosna, Kosova, Tarih, Uluslararası ilişkiler Mots-clés : BLACKSEAFOR, relations gréco-turques, relations commerciales, ELDAL, relations diplomatiques, ELDYB, coopération gréco-turque, ELDYKO, oléoducs, IFOR, actions européennes, KFOR, PESD, SEEBRIG, SEVE, SFOR, UNPREPED Thèmes : Histoire contemporaine, Relations internationales Keywords : Commercial relations, Greek-Turkish relations, Diplomatic relations, Greek-Turkish cooperation, European interventions, Pipelines motsclesel Ελληνο-τούρκικες σχέσεις, Εμπορικές σχέσεις, Διπλωματικές σχέσεις, Ελληνοτούρκικη συνεργασία, Ευρωπαΐκές επεμβάσεις στα Βαλκάνια, Πετρελαιαγωγός, Εικοστός αιώνας, Σύγχρονη ιστορία, Ελλάδα, Τουρκία, Βαλκάνια, Αλβανία, Φυρόμ [Σκόπια], Βοσνία, Κόσοβο, Ιστορία, Διεθνείς σχέσεις motsclesmk Грчко-турски односи, Трговски односи, Дипломатски односи, Грчко- турска соработка, Европска акција на Балканот, Цевководи, Дваесеттиот век, Cовремена историја, Грција, Турција, Балканот, Албанија, Босна, Македонија, Косово, Историја, Меѓународни односи Index chronologique : vingtième siècle

AUTEUR

STÉPHANE YÉRASIMOS

Université de Paris VIII

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Chypre : Vers la réintégration ou la partition définitive ? Le plan Annan, l’adhésion à l’Union européenne et le futur des relations helléno-turques Cyprus: Towards Reintegration or Final Division? The Annan Plan, the EU and the Future of Greek-Turkish Relationships? Κύπρος : Προς την επαναπρόσληψη ή την τελική διαίρεση ; Το σχέδιο Αννάν, οι ΗΠΑ και το μέλλον των ελληνο-τούρκικων σχέσεων

Gilles Bertrand

1 Après trente ans de statu quo, le cours des événements s’est brusquement accéléré à Chypre à partir de novembre 2002. Certes, la perspective de l’adhésion de la République de Chypre à l’Union européenne (UE), certaine depuis le sommet d’Helsinki (décembre 1999), laissait présager un bouleversement des relations entre les deux zones de Chypre. La décision du Conseil européen, lors du même sommet d’Helsinki, de placer la Turquie sur la liste des candidats à 1’adhésion et le rapprochement helléno- turc a également bouleversé la donne. La « guerre froide » helléno-turque, calquée sur celle que s’étaient livré les superpuissances, semblait alors s’achever1. Pourtant, la situation dans l’île de Chypre même n’évoluait guère. La population chypriote grecque et le gouvernement de la république de Chypre semblaient accepter la perspective d’une adhésion à l’UE sans réunification. Chez les Chypriotes turcs, on observait un véritable phénomène de bifurcation : Rauf Denktaş, président de la République turque de Chypre du Nord (reconnue par la seule Turquie) et son camp, accrochés au statu quo et à la perspective d’une hypothétique et invraisemblable reconnaissance internationale d’une part ; l’opposition de gauche « surfant » sur un mécontentement croissant de la population, y compris parmi les modérés – dont les hommes d’affaires – d’autre part. La vague de protestation sans précédent provoquée par la crise politique et financière de l’été 2000 a finalement abouti à une victoire électorale de l’opposition (décembre 2003) et à la nomination au poste de premier ministre de Mehmet Ali Talat, dirigeant du Cumhuriyetçi Türk Partisi (Parti républicain turc).

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2 Deux événements ont bousculé cette donne : la victoire du Parti de la Justice et du Développement (Adalet ve Kalkanma Partisi, AKP) aux élections législatives turques du 3 novembre 2002 ; la présentation du nouveau plan des Nations Unies pour Chypre par le Secrétaire général Kofi Annan le 11 du même mois. Le gouvernement turc issu de l’AKP a soutenu le plan Annan et la recherche d’une solution à Chypre, comme aucun de ses prédécesseurs ne l’avait fait depuis la partition de l’île en 1974. Le plan Annan tire les conclusions de l’échec des plans onusiens précédents et s’inscrit dans la perspective de l’adhésion d’une île réunifiée à l’UE. Mais cette fois, en raison de cette adhésion même, l’échec du plan des Nations Unies signifie moins la poursuite du statu quo que sa perpétuation et le risque d’une partition quasi définitive de l’île. Or, soumis à des référendums séparés dans les deux zones de l’île le 24 avril 2004, après un an et demi de négociations (et cinq versions), le plan Annan a été approuvé par le corps électoral de la République turque de Chypre du Nord, mais rejeté par les électeurs Chypriotes grecs. 3 Pourquoi les dirigeants de l’AKP soutiennent-ils à ce point la recherche d’une solution à Chypre ? Dans quelle mesure le plan Annan peut-il résoudre la question chypriote et quelles en seraient les conséquences sur les relations helléno-turques ? Il apparaît en effet qu’aucun rapprochement durable entre la Grèce et la Turquie n’est possible sans résolution de la question chypriote. In fine, sans ce rapprochement et cette résolution, il semble impossible que la Turquie devienne membre de l’Union européenne.

Le gouvernement AKP et Chypre

4 Le soutien du gouvernement AKP à la recherche d’une solution à la question chypriote n’est ni évident ni aisé, pour des raisons structurelles (la question chypriote dans la politique turque), de filiation politique du parti et conjoncturelles (les relations de l’AKP avec l’armée).

5 Prendre des décisions sur Chypre n’est facile pour aucun gouvernement turc depuis les années 1950 et surtout depuis 1974. Comme l’explique Étienne Copeaux, « Le nationalisme, en Turquie, ne s’exprime pas seulement dans les journaux d’extrême droite ; il est un élément du kémalisme, l’idéologie officielle »2. Le même auteur parle de « la quasi-inexistence d’un débat sur [...] les ‘questions nationales’ (milli dava) comme l’affaire chypriote » et met en évidence « le consensus formel obligatoire » à leur sujet3. L’idéologie nationaliste imprègne les vies quotidienne4 et politique turques, même si elle connaît des mutations sous l’effet de la mondialisation et des crises successives (politiques, économiques et sociales) qui affectent la Turquie depuis le début de la décennie 19905. 6 Chypre occupe cependant une place particulière et, pour tout dire, ambiguë, dans le tableau des « questions nationales ». Il n’y a effectivement aucun débat quant à la légitimité de l’annexion du sandjak d’Alexandrette (province d’Hatay), réalisée à la fin des années 1930 et toujours contestée par la Syrie. La « question kurde » est, elle, à l’origine d’une violence extrême, y compris à l’encontre d’universitaires ou de journalistes qui, pour avoir seulement exposé le problème, ont risqué leur vie ou leur liberté. Chypre occupait la une des journaux dans les années 1950, lorsque les nationalistes grecs chypriotes luttaient les armes à la main pour la décolonisation de l’île et son rattachement (enosis) à la Grèce, et que les nationalistes turcs chypriotes réclamaient, en réaction, son partage (taksim) entre Grèce et Turquie, le gouvernement

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britannique mettant « de l’huile sur le feu » pour préserver ses intérêts. Chypre refit parler d’elle dans les années 1960 (crises de 1964 et de 1967) et surtout durant l’été 1974, lorsque l’armée turque réagit au coup d’État enosiste à Nicosie par une intervention militaire, qualifiée d’ « opération de paix » (Bariş Hareketı) côté turc et d’ « invasion » côté grec. Cependant, depuis lors, l’île intéresse moins la classe politique et les médias ; plus exactement, le sujet est devenu la « chasse gardée », sinon une ressource, pour des partis comme le Parti du Mouvement national (Milliyetçi Hareket Partisi, MHP), des politiciens, éditorialistes et universitaires ou les trois à la fois, à l’instar des professeurs Mümtaz Soysal6 et Erol Manisalı7, l’un conseiller spécial de Rauf Denktaş l’autre président de la Fondation pour Chypre (Kıbrıs Vakfi), tous deux issus de la gauche kémaliste. Il faut donc de nouvelles crises, telle celle de l’été 1996, pour réveiller l’intérêt de l’ensemble de la classe politique, des médias et de l’opinion publique pour Chypre8, ou bien que les citoyens turcs découvrent que la candidature turque à l’UE dépend notamment de la résolution de la question chypriote. 7 En effet, le consensus national(iste) turc sur Chypre est fondé sur l’idée que la question chypriote a été résolue en 1974 par la partition. L’intervention de l’armée turque a séparé les Chypriotes turcs des Chypriotes grecs ; ces derniers ne peuvent donc plus persécuter les premiers qui vivent désormais en sécurité. Que cette sécurité soit devenue pesante9 était un fait peu connu en Turquie, du moins jusqu’aux crises de l’été 2000 et surtout de l’hiver 2002. 8 Au sein d’une classe politique que seul unit ce consensus nationaliste, l’AKP n’occupe pas de place particulière sur Chypre... Du moins jusqu’à ce que ses dirigeants, une fois parvenus au pouvoir, entreprennent de modifier la position officielle à ce sujet. Certes, l’AKP est l’héritier des partis islamistes successifs dirigés (officiellement ou non) par Necmettin Erbakan : Parti du Salut national (Milli Selamet Partisi, MSP) dans les années 1970, Parti de la Prospérité (Refah Partisi, RP) de 1983 à 1998 et Parti de la Vertu (Fazilet Partisi) qui a été interdit à son tour en 2001. À ce titre, l’AKP aurait pu poursuivre la politique chypriote de Necmettin Erbakan. Celui-ci peut se targuer d’avoir été le vice-premier ministre du gouvernement Ecevit qui décida de l’intervention militaire de 1974. À ce poste, Necmettin Erbakan se montra même jusqu’au-boutiste, suggérant à un Bülent Ecevit éberlué de prendre le contrôle de l’île entière10. Le même Necmettin Erbakan devenu premier ministre (1996) cultiva ses bonnes relations avec Rauf Denktaş et tenta d’en tirer parti dans sa rivalité avec Tansu Çiller, dirigeant du Parti de la Juste Voie (Dogru Yol Partisi, DYP) et vice-premier ministre de leur gouvernement de coalition surnommé Refahyol. 9 En remontant plus loin dans le temps, on peut considérer que l’ancêtre de l’AKP est le Parti démocrate d’Adnan Menderes. Or, au pouvoir de 1950 jusqu’au coup d’État qui le renversa en 1960, Adnan Menderes est celui qui soutint le nationalisme turc chypriote et contribua à préparer la partition de l’île en répondant favorablement aux propositions britanniques d’une indépendance de Chypre « garantie » par la Grande- Bretagne, la Grèce et la Turquie. En tant que premier ministre à l’époque, Adnan Menderes porte la responsabilité de n’avoir pas fait réprimer l’émeute-pogrom contre la minorité grecque-orthodoxe de Turquie les 6-7 septembre 1955, une responsabilité que les militaires putschistes de 1960 utilisèrent pour le faire condamner à mort et l’exécuter en 1961 (procès de Yassıada). La manifestation originelle avait pour objectif de démontrer la mobilisation de l’opinion publique turque sur Chypre, au moment où se tenait à Londres une conférence sur l’avenir de l’île. Menderes paya donc le prix fort

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pour sa tentative de manipulation de cette opinion publique à propos de Chypre. Une leçon sans doute retenue par ses successeurs... 10 Cependant, deux autres éléments de son histoire et de son idéologie peuvent expliquer pourquoi l’AKP rompt avec le consensus nationaliste sur Chypre. Le premier tient aux contradictions entre nationalisme et islamisme. Selon Tarul Bora le nationalisme d’un Necmettin Erbakan « se fonde sur l’idée que la Turquie est potentiellement le pivot du monde islamique »11, idée proche de la célèbre « synthèse turco-islamique » des années 1980. Toutefois, le même auteur relève que les radicaux du Refah prônent une « Internationale islamique » qui est en contradiction avec cette « synthèse ». De plus, le Refah et ses successeurs ont capté un vote kurde, conservateur et traditionnel sans doute, mais aussi soucieux de la préservation d’une identité spécifique et protestant contre le tout répressif dans la lutte contre la guérilla du Parti des Travailleurs du Kurdistan (Partiya Karkerên Kurdistan, PKK), position peu conforme au nationalisme officiel. Recep Tayyip Erdogan, fondateur de l’AKP et premier ministre, a d’ailleurs été élu triomphalement à Siirt, ville du Sud-Est anatolien à la faveur d’une élection partielle en mars 2003. 11 Le deuxième élément tient à la filiation assez peu revendiquée, mais évidente qui existe entre l’AKP et le Parti de la Mère-Patrie (Anavatan Partisi, ANAP) des années 1980, c’est- à-dire à l’époque où il était dirigé par son fondateur, Turgut Özal. Non seulement ce dernier avait été membre du MSP d’Erbakan dans les années 1970, mais surtout le parti et le gouvernement AKP comprennent d’anciens proches d’Özal. Or, Turgut Özal est l’homme du rapprochement avec la Grèce (processus de Davos, 1988) et de la première candidature turque à l’adhésion à la Communauté européenne (1987). Il était aussi l’un des rares dirigeants turcs à avoir envisagé une solution (autre que la partition) pour Chypre, ayant compris que le statu quo constituait un obstacle aux relations de la Turquie avec la CEE puis l’UE, mais aussi avec les États-Unis. Rauf Denktaş reconnaît ainsi dans ses mémoires qu’il proclama la République turque de Chypre Nord (Kuzey Kıbrıs Türk Cumhuriyeti, KKTC) le 15 novembre 1983, avec l’assentiment des militaires turcs, afin de prévenir toute tentative d’Özal de parvenir à un accord dans les négociations sous l’égide de l’ONU. Il imposa ainsi ce qu’il nomme lui-même un « fait accompli »12 au nouveau premier ministre turc. Or, manifestement, le dirigeant de l’AKP et premier ministre Recep Tayyip Erdogan ne dédaignerait être le Turgut Özal des années 2000 et surtout réussir là où ce dernier a échoué : faire entrer la Turquie dans l’Union européenne. 12 On ne s’étendra pas sur les raisons pour lesquelles Recep Tayyip Erdogan et son gouvernement ont pour objectif l’adhésion à l’UE. Cette volonté ne va pas de soi dans la mesure où les partis islamistes antérieurs y ont toujours été hostiles, Necmettin Erbakan ayant lui-même parlé, dans les années 1970, de « club chrétien ». Mais les dirigeants de l’AKP ont compris que l’appartenance à l’UE était une assurance contre de nouvelles immixtions graves des militaires dans la vie politique, notamment les procédures d’interdiction de partis politiques accusés d’islamisme et les interdictions d’exercer des fonctions politiques qui ont frappé Necmettin Erbakan et Recep Tayyip Erdogan lui-même. En effet, les réformes du système politique nécessaires à l’ouverture des négociations d’adhésion et à l’adhésion elle-même doivent aboutir à une diminution du rôle du Conseil national de sécurité (Milli Güvenlik Kurulu, MGK). Les militaires qui y siègent ne pourraient alors plus formuler des exigences politiques vis- à-vis des autorités politiques, telles que celles qui avaient abouti au « coup d’État post-

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moderne » de février 1997 et à la chute du gouvernement Refahyol en juin de la même année13. L’économie turque devrait aussi bénéficier de l’adhésion à l’UE (c’est du moins ce que disent ses partisans) et le patronat y est largement favorable. Or, le gouvernement Erdogan, comme celui de Turgut Özal dans les années 1980, est soutenu par une partie des milieux d’affaires. 13 Est-il besoin d’expliquer pourquoi une solution reconnue internationalement de la question chypriote est une condition sine qua non à l’adhésion de la Turquie à l’UE ? Du point de vue du droit international, la présence de troupes turques dans une partie de l’île (dont la délimitation est le résultat même de leur présence) sans le consentement du gouvernement de la République de Chypre (seule reconnue internationalement) est illégale. Or, l’une des idées fondamentales pour l’existence de l’UE est que les États membres doivent respecter le droit international et ne pas recourir à la force année, au moins dans les relations entre eux. Or, il est tout simplement inimaginable que la Turquie soit membre de l’UE en même temps que la république de Chypre, dont elle occupe une partie du territoire, selon le droit international. 14 Certains politiciens, voire des officiels, turcs peuvent bien feindre l’étonnement et prétendre qu’il s’agit d’une précondition à l’adhésion qui n’était pas posée avant le sommet d’Helsinki (1999), ils ont malheureusement tort, et leurs propos traduisent soit la mauvaise foi, soit une méconnaissance profonde de ce qu’est l’Union européenne, ce qui est plus inquiétant. 15 Le gouvernement AKP agit donc avec logique en participant à la recherche d’une solution internationalement reconnue à la question chypriote. Cette solution est la clé de la normalisation de ses relations avec la Grèce14 (normalisation elle-même précondition à l’adhésion). Il s’agit donc doublement d’une précondition à l’adhésion à l’UE. 16 Cependant, il n’est pas sûr que la recherche d’une solution pour Chypre fasse l’unanimité au sein de l’AKP en raison de son histoire politique et des sensibilités plus ou moins nationalistes qui existent en son sein. D’autre part, il est très difficile de changer le cours de la politique chypriote de la Turquie après des décennies de soutien inconditionnel d’une grande partie de la classe politique et des organes de sécurité à et Rauf Denktaş et à ses partisans. À cet égard, l’épisode de la proclamation de la KKTC en 1983 est assez éclairant. Il faut aussi mentionner que le dossier chypriote échappait, traditionnellement, au ministre des Affaires étrangères. Dans le gouvernement Ecevit (1999-2002), ce n’était donc pas Ismail Cem, artisan du rapprochement avec la Grèce, qui était en charge de Chypre, mais un proche du premier ministre, le ministre d’État Şükrü Sina Gürel, connu pour ses positions intransigeantes15. Fait plus intéressant, le même portefeuille était confié, dans le gouvernement Refahyol (1996-97) à Abdullah Gill, aujourd’hui ministre des Affaires étrangères du gouvernement Erdogan... 17 Aussi la fameuse déclaration de Recep Tayyip Erdogan (« je ne suis pas favorable à la poursuite de la politique menée à Chypre depuis trente à quarante ans, (…) Chypre n’est pas l’affaire personnelle de Monsieur Denktaş »16 du 2 janvier 2003 constitue-t-elle une véritable révolution de la politique chypriote de la Turquie. Il en va de même pour une autre déclaration, du ministre Abdullah Gül cette fois : « même si Rauf Denktaş dit que le plan Annan est enterré, l’important est qu’il y ait un texte satisfaisant sur la table »17. Cependant, Recep Tayyip Erdogan a échoué à faire accepter le plan Annan à Rauf Denktaş, et ce malgré deux visites dans l’île (7 novembre 2002 et 9 mai 2003)18. Il a toutefois « persuadé » le dirigeant chypriote turc d’ouvrir la circulation entre les deux

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zones (23 avril 2003). La nouvelle politique chypriote de la Turquie a aussi bénéficié de la victoire de la gauche chypriote turque aux élections législatives (14 décembre 2003) et l’arrivée au pouvoir d’une coalition CTP (Cumhuriyetçi Türk Partisi, Parti républicain turc) menée par Mehmet Ali Talat - DP (parti démocrate) de Serdar Denktaş, réputé proche de l’AKP, plus modéré que son père et nouveau vice-premier ministre en charge des Affaires étrangères. R.T. Erdogan est alors parvenu à marginaliser Rauf Denktaş et à relancer les négociations sur le plan Annan (février-mars 2004), ensuite soumis à un double référendum (dans les deux zones de Chypre) le 24 avril 2004, malgré l’opposition de Rauf Denktaş.

La mobilisation des Chypriotes turcs en faveur du plan Annan

18 Il faut dire que la mobilisation des Chypriotes turcs en faveur d’une solution (en l’occurrence le plan proposé par l’ONU) et l’adhésion à l’UE a atteint des sommets entre novembre 2002 et mars 2003, ce qui a constitué un autre défi pour le gouvernement Erdogan. Les manifestants chypriotes turcs étaient 10 000 dans les rues de Nicosie-nord le 10 décembre 2002, 30 000 le 26 décembre, plus de 50 000 le 14 janvier 2003. Les grèves se sont multipliées, y compris de la faim. Certains manifestants ont agité le drapeau de la République de Chypre, en plus du drapeau de l’Union européenne. D’autres ont menacé de provoquer une « solution à la berlinoise » en démantelant le mur qui les sépare de Nicosie-Sud19.

19 Les signes avant-coureurs de cette mobilisation n’ont pas manqué. Il y a eu, d’abord, la crise financière et politique de l’été 2000 qui avait provoqué une manifestation (déjà sans précédent) de 10 000 personnes sous le slogan « This Country is Ours », en réaction à la mainmise des finances turques sur l’économie et de l’influence de l’armée turque sur la vie politique de la zone nord. Puis, en août 2002, la déclaration « The Common Vision of the Turkish Cypriot Civil Society », demandant la conclusion d’un accord avec les Chypriotes grecs et l’entrée dans l’Union européenne, a été signée par 86 organisations non gouvernementales fortes, ensemble, de 38 000 membres (soit environ 40 % des électeurs de la KKTC). Or l’un des promoteurs de cette déclaration est Ali Erel, président de la Chambre de commerce chypriote turque depuis 2001, qui peut se prévaloir du soutien des principaux acteurs économiques de la zone nord20. La perspective de l’entrée de l’île dans l’UE attire ainsi des modérés, également déçus par l’intransigeance de Rauf Denktaş. Le principe fondamental de la politique chypriote de la Turquie depuis 1974, à savoir : la communauté chypriote turque est incarnée par Rauf Denktaş ; il n’y a pas de divergence entre Rauf Denktaş et la Turquie a vécu. Mais pourquoi le plan Annan mobilise-t-il autant les Chypriotes turcs ?

Le plan Annan

20 Le plan Annan a été présenté le 11 novembre 2002. Initialement, le Secrétaire général de l’ONU a demandé que les dirigeants chypriotes acceptent ou rejettent ce plan avant le sommet européen de Copenhague (11-12 décembre). Mais il a lui-même accepté une révision (10 décembre) et une nouvelle date limite (28 février). La troisième version du plan (26 février 2003) a été rejetée par Rauf Denktaş -qui a refusé de la soumettre à

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référendum - le 11 mars suivant. Un nouveau cycle de négociation, à Nicosie d’abord (19 février-21 mars 2004), puis à Burgenstock, en Suisse (24-31 mars 2004), n’a pas abouti à un accord, mais une cinquième version du plan a donc été soumise à référendum par Kofi Annan, avec le soutien des gouvernements grec et turc.

21 Le plan Annan se réfère à la version officielle du conflit, celle d’un conflit intercommunautaire. En effet, il y a au moins deux lectures du conflit chypriote et les solutions proposées en découlent. La version officielle, partagée par les élites nationalistes au pouvoir dans les deux zones de Chypre est que le conflit oppose deux communautés ethnoreligieuses liées chacune à une mère patrie (la Grèce et la Turquie). Les divergences entre l’histoire officielle chypriote grecque, qui met l’accent sur la lutte anticoloniale menée par les nationalistes grecs chypriotes (1955-1959) et « l’invasion » turque de 1974, et l’histoire officielle chypriote turque, qui insiste sur « l’expansionnisme » grec et les massacres perpétrés contre les Chypriotes turcs en 1964 notamment, demeurent à l’intérieur de cette grille de lecture. En revanche, l’autre version, celle d’un conflit entre des élites nationalistes pour le pouvoir non seulement sur « leur » communauté, mais aussi sur le territoire de toute l’île (pour l’élite chypriote grecque) ou sur une partie seulement (pour l’élite chypriote turque), n’est partagée que par une partie de la gauche chypriote (grecque et turque), ainsi que par un petit nombre d’universitaires qui ont mis le processus en évidence21. 22 Le plan Annan ne tient que relativement peu compte de cette dernière version. C’est en effet la version officielle que retient l’ONU, et notamment son Conseil de sécurité. Il est donc moins question d’écarter les élites nationalistes au pouvoir que de les amener à partager le pouvoir. Certes, on trouve des mécanismes dans le plan Annan qui sont susceptibles de contribuer à la marginalisation des élites nationalistes au cours du processus de réunification, et nous allons tenter de les mettre en évidence. C’est là une innovation considérable par rapport aux plans précédents22. Mais le plan Annan est avant tout conçu pour constituer une solution acceptable pour Rauf Denktaş. Et c’est là son erreur, car, selon Rauf Denktaş, le plan Annan n’est pas nécessaire puisque la partition de 1974 a résolu la question chypriote... 23 Le Conseil de sécurité des Nations Unies a entériné le principe d’une « fédération bizonale bicommunautaire » négociée par les dirigeants politiques chypriotes. L’ONU soutient les négociations entre « le dirigeant de la communauté chypriote grecque » qui est le président de la République de Chypre (actuellement Tassos Papadopoulos) et « le dirigeant de la communauté chypriote turque » qui le président de la KKTC (Rauf Denktaş). 24 Dans le plan Annan, « Chypre a une seule personnalité légale internationale et une seule souveraineté » (article 2 de l’accord de Fondation proposé) et il y a « une seule citoyenneté ». Mais c’est une fédération qui compte un « État commun », baptisée depuis la version 3 « République unie de Chypre » (United Cyprus Republic) et deux « États constituants ». Ceux-ci sont évidemment les actuelles zones nord et sud. Mais un ajustement territorial est prévu de manière à rééquilibrer la situation dans la mesure où les Chypriotes turcs (18 % de la population en 1974) vivent sur 34 % de la superficie de l’île actuellement Le plan Annan ne leur en laisserait que 28,6 % (version 323). 25 Ceci n’est pas une innovation majeure par rapport au plan précédent, « l’Ensemble d’Idées » présenté par Boutros Boutros-Ghali en 1992 qui attribuait 29 % du territoire de l’île aux Chypriotes turcs.

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26 Hormis les zones concernées par cet ajustement territorial, le droit des réfugiés au retour est restreint par le plan Annan. Ceci constitue l’un des aspects les plus controversés du plan, l’un de ceux qui entraînent le plus de protestations de la part des Chypriotes grecs (l’objectif des maximalistes étant, bien sûr, le retour de tous les réfugiés). Il faut donc s’attendre à ce que cette partie du plan fasse l’objet des négociations les plus serrées, si toutefois les dirigeants de deux communautés décident d’aboutir à un accord. Un système de compensation pour les propriétés des réfugiés qui ne pourront ou ne voudront pas retourner est prévu. Ils ne seront pas obligés de vendre, mais pourront mettre leurs propriétés en location. Ce système permettrait donc un retour progressif, à long terme, de tous les réfugiés, une fois la confiance restaurée entre les Chypriotes turcs et les Chypriotes grecs. Le plan Annan, dans sa version initiale comme dans sa cinquième et dernière version (31 mars 2004), est compatible avec l’acquis communautaire qui est entré en vigueur à Chypre à partir du 1er mai 2004, c’est-à-dire que les mesures dérogatoires à la libre circulation des personnes s’inspirent de dispositions déjà existantes au sein de l’UE (par exemple les restrictions aux achats fonciers par des étrangers au Danemark). 27 En ce qui concerne la situation militaire, le plan Annan ne remet pas en cause les traités de 1960, l’existence de « puissances garantes » (Grande-Bretagne, Grèce et Turquie), et la présence de troupes grecques et turques dans l’île. Cette présence est limitée à 6 000 militaires (depuis la version 3), puis à 3 000 après 2011 (version 5) et finalement à 950 Grecs et 650 Turcs après 2018. Il s’agit d’une concession majeure de l’armée turque (35 000 soldats actuellement), puisqu’il s’agirait à terme d’un retour aux dispositions du traité de Garantie de 1960. 28 La véritable innovation du plan Annan est sa référence au modèle suisse, et non plus belge qui était la base de travail24 depuis 1997. Ainsi, « l’accord de Fondation » prévu par le plan Annan dit, en son article 2, que « le statut et les relations de l’État de Chypre, le gouvernement de l’État commun et ses États constituants, ont pour modèle le statut et les relations de la Suisse, son gouvernement fédéral et ses cantons ». 29 Ce système constitutionnel peut paraître par trop complexe. Les points de blocage semblent évidents. Précisons que la « majorité simple » au Parlement inclurait quand même un quart des sénateurs de chaque État constituant prenant part au vote. Mais ce « prenant part au vote » (« voting ») signifie aussi que des sénateurs qui ne voudraient pas voter une loi, mais ne voudraient pas la bloquer non plus, pourraient opportunément s’abstenir... La « majorité spéciale » inclurait, elle, deux cinquièmes des sénateurs « siégeant », donnant là encore la possibilité à certains de s’absenter. Sans rentrer davantage dans les détails, disons que le plan Annan fourmille de dispositions de ce type, susceptibles de débloquer une situation délicate, tout en permettant à tout le monde de sauver la face. Il faut aussi tenir compte du fait que ce système constitutionnel fonctionnerait dans une Chypre membre de l’UE. Par conséquent, un certain nombre de domaines sensibles pour les relations intercommunautaires (budget, agriculture, commerce extérieur) seraient, de toute façon, soumis à la conformité à l’acquis communautaire. Ainsi, les relations commerciales avec la Turquie seront, quoi qu’il arrive, soumises à l’union douanière entre elle et l’UE, en vigueur le 1er janvier 1996. 30 Le « Conseil présidentiel » collégial est l’une des innovations majeures du plan Annan par rapport aux plans précédents. En effet, il n’est plus question de coprésidence ou de vice-présidence comme dans la constitution de 1960, avec les résultats que l’on sait :

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focalisation de la vie politique autour du droit de veto accordé au vice-président (chypriote turc), « monarchie républicaine »25 au bénéfice du président, particulièrement lorsque celui-ci est déjà archevêque, chef de l’Église orthodoxe autocéphale de Chypre et ethnarque (Makarios).

31 L’élection du conseil présidentiel sur une seule liste aurait le mérite de corriger les effets de la communautarisation des deux chambres du Parlement et du corps électoral (divisé selon l’État constituant de résidence, soit, dans la réalité la plus probable, les Chypriotes grecs d’un côté et les Chypriotes turcs de l’autre). En effet, les candidat-e-s des deux communautés devraient se mettre d’accord pour figurer sur la même liste, ce qui pourrait déboucher sur l’apparition d’un clivage gauche-droite transcendant les clivages ethnoreligieux. Dans la version 5, cependant, apparaissent des « membres sans droit de vote » au sein du conseil présidentiel. Cette innovation est une demande des négociateurs chypriotes grecs qui avaient d’abord demandé que le conseil compte 9 membres (dont 3 Chypriotes turcs). Cette mesure devrait, selon eux, assurer une meilleure représentation des Chypriotes turcs (3 au lieu de 2 dans les versions antérieures). Toutefois, il semble que les Chypriotes turcs ne soient guère convaincus. Le nombre de membres sans droit de vote devrait être fixé ultérieurement par le parlement si le plan Annan entrait un jour en vigueur. 32 Cependant, dans l’ensemble, ce système constitutionnel donne satisfaction aux Chypriotes turcs qui revendiquent le statut de partenaire et non de minorité26. Les dirigeants de l’opposition à Rauf Denktaş, de Mustafa Akıncı à Mehmet Ali Talat, en passant par Ali Erel, ont fait de l’adoption du plan Annan le point central de leurs programmes pour les élections législatives de décembre 2003. Et le plan a été adopté par 65 % de l’électorat de la KKTC (Chypriotes turcs et ressortissants turcs détenteurs de la citoyenneté de la KKTC) le 24 avril 200427. Il est évident que le plan Annan ne peut être mis en application que si les dirigeants politiques coopèrent, mais aussi et surtout s’il y a effectivement un processus de réunification - réintégration au niveau économique et social. Un tel processus serait indéniablement favorisé par l’adhésion à l’Union européenne. Mais il suppose une coopération intercommunautaire à tous les

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niveaux, depuis les acteurs économiques et sociaux du secteur privé jusqu’aux fonctionnaires, quel que soit leur grade. 33 Or, nous sommes encore loin de cet état d’esprit, ce que confirme le résultat négatif du référendum du 24 avril chez les Chypriotes grecs : 76 % de « non ». L’ouverture de la Ligne verte a pourtant fait office de test grandeur nature pour la réconciliation. Or, il n’y a aucune violence intercommunautaire, rien de la catastrophe que Rauf Denktaş prédisait en cas de nouvelle coexistence entre Chypriotes grecs et turcs. Certes, les membres des deux communautés se côtoient, se parlent, se retrouvent après trois décennies de séparation. Mais le gouvernement de la république de Chypre, ses administrations et les banques ont envoyé des signaux négatifs. Les banques ont dû être rappelées à l’ordre, car elles multipliaient les tracasseries contre les Chypriotes turcs venus ouvrir des comptes en zone sud. De même, le gouvernement a « découvert » que les Chypriotes turcs n’obtenaient le passeport de la République de Chypre qu’avec une validité de deux ans (contre dix pour les Chypriotes grecs), tout en payant la même somme en timbres fiscaux28. Là encore, le gouvernement a dû rappeler à l’ordre toute une administration29 en risquant des recours (et des condamnations) devant la Cour européenne des droits de l’homme et, après le 1er mai 2004, devant la Cour de justice des Communautés européennes pour discrimination à l’encontre de ses propres citoyens. Quant à la chambre de commerce chypriote grecque, elle ne semble pas pressée de coopérer avec son homologue chypriote turque dont l’existence est pourtant reconnue par les organisations internationales puisqu’elle a été fondée en 1968 et non après la partition30. Il le faudra pourtant puisque, après l’échec du référendum en zone sud, l’Union européenne envisage d’autoriser l’importation de produits de la zone nord en se fondant sur des certificats d’origine délivrés par la chambre de commerce chypriote turque et non par les autorités de la KKTC, ce qu’interdit un arrêt de la Cour de Justice des CE de 1994. De même, cette chambre de commerce jouera certainement un rôle dans l’attribution de l’aide économique de l’UE aux Chypriotes turcs, d’ores et déjà chiffrée à 259 millions d’euros. 34 L’échec du plan Annan en raison du vote négatif des Chypriotes grecs le 24 avril 2004 est un sérieux coup porté au processus de réunification de Chypre. Un deuxième référendum à court terme semble exclu du fait d’un « non » trop massif (76 %) des Chypriotes grecs. Cependant une analyse fine des résultats montre qu’ils sont moins unanimes qu’il n’y paraît. Ainsi, le « non » l’emporte à 84 % dans le département de Paphos qui ne compte pas de réfugiés chypriotes grecs (les réfugiés votent dans leur département de résidence d’avant la partition). En revanche, le département de Famagouste, concerné au premier chef par le retour partiel des réfugiés prévu par le plan onusien, donne 37 % de « oui ». La réunification de Chypre se fera donc peut-être à plus long terme. Elle se fera néanmoins, quoi qu’il advienne, ne serait-ce que parce que les Chypriotes turcs, en tant que citoyens de la République de Chypre, ont intégré individuellement l’UE le 1er mai ! 35 Le vote négatif des Chypriotes grecs pèse également sur la poursuite du rapprochement helléno-turc. En effet, la réunification de Chypre demeure la condition sine qua non de la réconciliation entre la Grèce et la Turquie. Or, le rapprochement marque le pas : les questions majeures, celles des délimitations (espace aérien, eaux territoriales, plateau continental) en mer Égée, n’ont pas été réglées31. L’armée de l’air turque poursuit sa stratégie de la tension par ses incursions dans les zones contestées quand ce n’est pas

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dans l’espace aérien grec non contesté lui-même. La tâche du gouvernement AKP est donc immense et le front intérieur n’est pas le moins difficile.

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NOTES

1. Gilles Bertrand, Le Conflit helléno-turc, Paris, Maisonneuve et Larose, 2004. 2. Étienne Copeaux, « Le nationalisme d’État en Turquie : ambiguïté des mots, enracinement dans le passé », Nationalismes en mutation en Méditerranée orientale, sous la direction d’Alain Dieckhoff et de Riva Kastoryano, Paris, CNRS Éditions, 2002, p. 23. 3. Idem, p. 24. 4. Yael Navaro-Yashin, Faces of the State. Secularism and Public Life in Turkey, Princeton, Princeton University Press, 2002, 247 p. 5. Tanil Bora, « Le lexique vaste et désordonné du discours nationaliste », Confluences Méditerranée, « La Turquie interpelle l’Europe », n o 23, automne 1997, p. 9-17. Voir aussi Jean- François Bayart, « La combinatoire des forces nationalistes en Turquie : démocratie islamique ou criminalisation du communautarisme », CEMOTI, (24), juillet-décembre 1997, p. 271-281. (http:// cemoti.revues.org/1448) 6. Pour un condensé de ses idées sur Chypre voir Mümtaz Soysal, “A Solution for Cyprus through Statehood”, Perceptions (Ankara), “Special Issue on Cyprus”, 4 (3), September-October 1999, pp. 54-65. 7. Erol Manisalı, Cyprus, Yesterday and Today, Istanbul, Der, 2000, 176 p. 8. Étienne Copeaux, « Le thème chypriote dans la presse turque (mars 1996-février 1997). Une rupture du consensus nationaliste ? » p. 207-219 in Chypre et la Méditerranée orientale/Actes du colloque organisé par Françoise Métral, Lyon, Travaux de la Maison de l’Orient (31), 2000 ; Étienne Copeaux et Claire Mauss-Copeaux, « Le drapeau turc, emblème de la nation ou signe politique. », CEMOTI, (26), juillet-décembre 1998, p. 271-291. (http://cemoti.revues.org/633). 9. La zone nord de Chypre compte en effet entre 35 et 40 000 soldats (turcs), auxquels il faut ajouter les 4 000 à 4 500 soldats chypriotes turcs, pour une population de 200 000 personnes. De l’autre côté de la « Ligne verte », la sécurité des 650 000 habitants est assurée par environ 10 000 gardes nationaux auxquels s’ajoutent 950 soldats grecs en vertu du traité de Garantie de 1960. Mais ce n’est pas seulement cette omniprésence physique des soldats turcs qui est dénoncée par les Chypriotes turcs. Ils se plaignent aussi de la recrudescence des vols qui coïncide avec la relève des troupes (tous les trois mois), ou de la concurrence déloyale des magasins militaires qui vendent aussi aux civils, sans acquitter les mêmes taxes que les commerces civils. Entre autres choses. 10. Si l’on en croit Mehmet Ali Birand, Thirty Hot Days, Nicosia, K.Rustem & Bros., 1985, p. 40. 11. Tarul Bora, op. cit., p. 16. 12. Rauf Denktaş The Cyprus Triangle, New York, The Office of the Turkish Republic of Northern Cyprus, 1988, p. 116. 13. Hamit Bozarslan, « La crise comme instrument politique en Turquie », Esprit (271), janvier 2001, p. 140-151.

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14. Sur les relations helléno-turques, voir par exemple Dimitris Keridis & Dimitrios Triantaphyllou (ed.), Greek-Turkish Relations in The Era of Globalization, Hemdon, Brassey’s, 2001, 283 p. et notre propre livre (op. cit.). 15. Voir Sükrti Sina Gürel, Türk-Yunan ilikişleri (1821-1993). [Les relations helléno-turques], Ankara, Ümit Yayımcilık, 1993, 181 p. Le soutien de Bülent Ecevit à Rauf Denktaş était si clair et si inconditionnel qu’un hebdomadaire chypriote turc londonien de gauche (favorable à une solution) titrait après les élections législatives de novembre 2002 : “Ecevit Gitti, Denktaş Bitti” (« Ecevit parti, Denktaş est fini ») (Londra Toplum Postası, 7 novembre 2002). 16. Le Monde du 5-6 janvier 2003. 17. Déclaration à la chaîne de télévision turque ATV, 30 juin 2003. 18. Visites qualifiées d’illégales par le gouvernement de la république de Chypre, ce qui est juridiquement exact, mais politiquement maladroit, R.T. Erdogan étant venu convaincre Rauf Denktaş de négocier avec ce gouvernement ! 19. The Observer du 29 décembre 2002. 20. Entretien avec Ali Erel, 26 juin 2003. 21. Par exemple Niyazi Kizilyürek, “Modemity, Nationalism and the Perspectives of a Cypriot Union”, CEMOTI, (34), juillet-décembre 2002, p. 211-230 et Caesar V. Mavratsas, “The Ideological Contest between Greek-Cypriot Nationalism and Cypriotism 1974-1995: Politics, Social Memory and Identity”, Ethnic and Racial Studies, 20 (4), October 1997, pp. 717-737. 22. Sur ces plans, voir Jean-Michel Favre, « Le Secrétaire général des Nations Unies et le problème de Chypre : éloge de la patience », CEMOTI, (17), janvier-juin 1994, p. 255-285. 23. En cas d’accord, le gouvernement britannique proposait de céder la moitié de la superficie occupée par ses bases militaires souveraines. Elles représentent 99 miles2 soit 1,2 % de l’île. 46 miles2 seraient cédés dont 90 % à l’État constituant chypriote grec et 10 % à l’État constituant chypriote turc. 24. Voir par exemple les scénarios envisagés sur la base du modèle belge par Michael Emerson et Nathalie Tocci, Cyprus as Lighthouse of the East Mediterrean. Shaping Re-unification and EU Accession Together, Brussels, Centre for Europen Policy Studies, 2002, 94 p. 25. L’expression est surtout utilisée pour la France de la V e République, mais c’est un autre débat... 26. Mustafa Akıncı appelle Rauf Denktaş « Mr Never » et Tassos Papadopoulos « Mr No » (intervention orale à Londres le 10 juin 2003, organisée par l’Association for Cypriot, Greek & Turkish Affairs). Le rejet de la cinquième version du plan Annan par les deux dirigeants lui donne raison. 27. Sources : intervention orale à Londres citée, entretiens à Nicosie-nord les 24 et 26 juin 2003 respectivement. 28. Ortam (quotidien chypriote turc) du 15 juillet 2003. 29. Cyprus Mail du 16 juillet 2003. 30. Entretien avec Ali Erel, 26 juin 2003. 31. Voir notre texte “Greek-Turkish Relations: from cold war to rapprochement”. Observatory of European Foreign Policy, Institut Universitari d’Estudis Europeus, Universitat Autonoma de Barcelona, juin 2003.

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RÉSUMÉS

La résolution du conflit chypriote est une question à la fois parallèle et au cœur du rapprochement gréco-turc en cours. Comme le rapprochement, la question chypriote se situe désormais dans un cadre européen qui a bouleversé la donne. L’île, toujours divisée, est entrée dans l’UE le 1er mai 2004. Cependant, deux autres événements (novembre 2002) ont également contribué à changer le statu quo : la publication du nouveau plan des Nations Unies (plan Annan) qui propose le modèle constitutionnel suisse et tient compte de l’acquis communautaire ; la victoire du parti AKP aux élections législatives turques et l’arrivée au pouvoir de Recep Tayyip Erdogan qui semble préparé aux transformations de la politique extérieure turque nécessaires à l’adhésion à l’UE, y compris en ce qui concerne Chypre. Cette contribution se propose donc d’expliquer pourquoi les dirigeants du parti AKP, d’origine islamo-nationaliste, pourraient réussir là où Turgut Özal avait échoué. La mobilisation des Chypriotes turcs en faveur du plan Annan est un élément crucial de cette possible réussite. Il faut ensuite expliquer pourquoi le plan Annan satisfait une majorité de Chypriotes turcs.

Solving the Cyprus conflict is a task parallel to the Greek-Turkish rapprochement. But it is at the heart of this rapprochement too. Like the rapprochement, the Cyprus question has now a European working frame that has changed its parameters. Still divided, the island entered into the European Union the 1st of May 2004. However, two other events change also the status quo: The publication of the UN (Annan) plan for Cyprus and AKP’s electoral victory and Recep Tayyip Erdogan’s accession to power. The new Turkish Premier seems ready to implement the changes required in foreign policy for EU accession, included those regarding Cyprus. This paper tries to explain why AKP, of islamist-nationalist origin, would success. Turkish Cypriots’ mobilization in favour of the Annan plan is one of the main factors. But why are they, in their majority, satisfied by Annan plan?

Η λύση του Κυπριακού είναι ζήτημα ταυτόχρονα παράλληλο και κεντρικό στο τρέχουσα ελληνο- τούρκικη προσέγγιση. Από δω και πέρα, όπως κι ’αυτή την προσέγγιση, το κυπριακό τοποθετείται σ΄ένα ευρωπαϊκό πλαίσιο το οποιό άλλαξε ριζικά τα δεδομένα του προβλήματος. Το νησί, πάντοτε διχασμένη, ενσωματώθηκε στην Ε.Ε την 1η Μαϊου του 2004. Όμως δύο άλλα γεγονότα [Νοέμβριο 2002] συνέβαλαν επίσης στην αλλαγή του στάτους κβο, η έκδοση του καινούργιου σχέδιου των Η.Ε [σχέδιο Αννάν] το οποίο προτείνει το ελβετικό συνταγματικό μοντέλο λαμβάνοντας υπ »όψη του το κοινοτικό κεκτημένο, και η άφιξη στην εξουσία του Ρετζέπ Ταγγίπ Ερδογκάν ο οποίος φαίνεται ετοιμασμένος για τις ανανγαίες μεταμορφώσεις της εξωτερικής τούρκικης πολιτικής εν όψει της ένταξης στην Ε.Ε, ακόμη και όσον αφορά το κυπριακό. Αυτό το κείμενο έχει σκοπό να εξηγήσει γιατί οι ηγέτες του ΑΚΠ, κόμμα ισλαμο-εθνικιστικό στη ρίζα του, θα μπορούσαν να πετύχουν εκεί που ο Τουργούτ Οζάλ απέτυχε. Η επιστράτευση των Τουρκοκύπριων υπέρ το σχέδιο Αννάν είναι ένα σημείο ζωτικής σημασίας για αυτή την επιτυχία. Πρέπει να εξηγήσουμε επίσης γιαρί αυτό το σχέδιο ικανοποιεί την πλειοψηφία τους.

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INDEX

Index géographique : Grèce, Turquie, Chypre Keywords : Cypriot question, Annan Plan, Greek-Turkish relations, Greece, Cyprus, early twenty first century, Contemporary history, History motsclestr Kıbrıs problemi, Annan Kıbrıs planı, Türk-Yunan ilişkileri, Yunanistan, Türkiye, Kıbrıs, Yirmi birinci yüzyılın başında, Çağdaş tarihin, Tarih, Uluslararası ilişkileri motsclesel Κυπριακό, Σχέδιο Αννάν, Ελληνό-τούρκικες σχέσεις, Ελλάδα, Τουρκία, Κύπρος, Αρχές του εικοστού πρώτου αιώνα, Σύγχρονη ιστορία, Ιστορία, Διεθνείς σχέσεις motsclesmk Кипарско прашање, Планот на Анан, Грчко-турски односи, Грција, Турција, Кипар, почетокот на дваесет и првиот век, современата историја, историја, Mеѓународни односи Thèmes : Histoire, Relations internationales Mots-clés : problème chypriote, plan Annan, plan Annan, relations gréco-turques Index chronologique : vingt-et-unième siècle -- début

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Entre Grèce et Turquie : une situation délicate, les minorités Between Greece and Turkey: A Tricky Situation, the Minorities Ανάμεσα στην Ελλάδα και στην Τουρκία, σε μία λεπτή κατάσταση, οι μειονότητες

Joëlle Dalègre

1 Les hasards de l’histoire et de la diplomatie ont laissé subsister en Grèce et en Turquie deux minorités, les ressortissants turcs de confession grecque-orthodoxe et les ressortissants grecs de religion musulmane, qui doivent s’adapter depuis 1923 à une situation particulièrement délicate.

2 Rappelons les textes fondateurs sans cesse cités et invoqués par les parties en jeu : les articles 1 et 2 de la Convention d’Échange des populations grecques et turques signée le 30 janvier 1923 à Lausanne excluent de l’échange obligatoire les musulmans originaires de Thrace occidentale et les orthodoxes grecs de la ville de Constantinople, et, six mois plus tard (juillet 1923), dans la section du traité de Lausanne relative à la protection des minorités, l’article 14 exclut également de l’échange les orthodoxes grecs d’Imbros et de Ténédos et prévoit pour eux un régime d’autonomie locale ; les articles 38 à 44 détaillent les droits des minorités non-musulmanes de Turquie et l’article 45 précise que ces mêmes droits sont accordés aux musulmans de Grèce. Rédigés dans l’esprit des traités signés au XIXe siècle entre les Occidentaux et l’Empire ottoman, ces textes définissent la nation par la religion, assurent l’égalité des droits entre tous les citoyens, mais ajoutent des droits positifs propres aux minoritaires dans le domaine de la famille, de l’enseignement et de l’usage public de la langue (voir texte en annexe). 3 La situation ainsi créée est à l’origine de difficultés pour les populations concernées, car la réciprocité induite par l’article 45 se transforme parfois en politique de représailles et parce que, confortées dans leur particularisme, ces minorités, jugées « inassimilables », deviennent « encombrantes » dans deux États qui se construisent sur le principe d’un strict État-nation où intégrer, c’est assimiler. Seule l’internationalisation récente de la question semble pouvoir faire évoluer les données.

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Réciprocité, représailles, instruments

4 Même si le terme de réciprocité n’est pas utilisé officiellement, les discussions de Lausanne montrent bien que les musulmans de Thrace ne doivent leur maintien sur place qu’à la volonté grecque d’obtenir le maintien à Constantinople du patriarcat et d’une communauté alentour, et l’article 45 affirme l’égalité des droits entre les minorités. Les gouvernements ont d’ailleurs précisé et appliqué la définition du non échangeable de telle sorte que les deux groupes soient numériquement équivalents ; en Thrace 106 000 musulmans ont obtenu en 1934 l’indispensable « certificat de non échangeabilité », et 111 000 orthodoxes à Istanbul à la même époque. Grèce et Turquie se sont érigées immédiatement en protecteurs et défenseurs de la minorité présente dans l’État voisin et ont considéré leurs propres citoyens minoritaires comme une potentielle cinquième colonne dangereuse. Aussi dans les deux pays dépendent-ils en large part d’une section du ministère des Affaires étrangères, et l’on hésite à les incorporer dans l’armée dans les moments difficiles ou dans les régions proches de la frontière commune, et plus encore, on n’en fait jamais des officiers. Ils restent pour certains des citoyens peu sûrs.

5 Les périodes de détente et de tension dans la vie des minorités suivent depuis 80 ans le rythme des relations gréco-turques. Immédiatement après 1923, les deux groupes souffrent de la construction difficile des jeunes États où ils se trouvent et du poids des traumatismes récents des populations qui les entourent. L’accord d’amitié signé par Venizélos et Atatürk en 1930 inaugure une période de détente, d’autant plus que l’article 1er permet le libre établissement à Istanbul de citoyens grecs (26 000 ex- échangés de nationalité grecque en profiteront) ; cette détente se prolonge jusqu’en l’hiver 1941-1942 où le petit navire turc, le Kurtuluş, effectue quelques voyages pour ravitailler la Grèce en proie à la famine. Entre 1949 et le début de 1955 une nouvelle lune de miel, l’échange de visites officielles réciproques, la signature d’un accord culturel gréco-turc en 1951, créent les règles principales de l’actuel système scolaire minoritaire en Thrace occidentale. 6 Mais, dès 1955, le statut de l’île de Chypre empoisonne les relations entre Grèce et Turquie, et c’est alors le début de la politique des représailles. L’émeute antigrecque qui se déroule à Istanbul et à Smyrne les 6 et 7 septembre 1955 est présentée à la fois comme une vengeance populaire face à l’annonce d’un attentat à Salonique contre la maison natale d’Atatürk, et comme une manœuvre organisée par les nationalistes pour faire pression sur la Grèce pendant les négociations de Londres. De nouveau en 1964, la décision turque de supprimer l’accord de 1930 et d’expulser en quelques semaines les personnes de nationalité grecque, tout comme les mesures visant à turquifier les îles d’Imbros et de Ténédos (qui contrôlent les Détroits) sont une réponse aux affrontements intercommunautaires à Chypre, et à la volonté du Président Makarios de changer la constitution. La minorité est devenue otage. La décision de 1964 prise le 16 mars, jour anniversaire de la libération d’Istanbul (départ des occupants interalliés, Grecs compris) a même pour certains un parfum de revanche symbolique et tardive. 7 Immédiatement, le gouvernement grec ferme les écoles musulmanes de Rhodes (non comprises dans le traité de Lausanne, car alors sous domination italienne) puis, dans les années suivantes, et surtout après 1974, dernier volet de l’affrontement à propos de Chypre, met en place en Thrace une politique de contrôle étroit de la minorité, de tracasseries administratives et des mesures de rétorsion dans le domaine scolaire. La

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politique de représailles est souvent très violemment réclamée par la presse nationaliste des deux pays et par les fortes associations de Grecs d’origine constantinopolitaine présents en Grèce et de Turcs originaires de Thrace vivant à Istanbul, qui comparent le sort des uns et des autres et réclament une égalité dans les mauvais traitements. 8 Représailles, mais instrumentalisation ; Grèce et Turquie exposent la situation abominable de leurs protégés quand ils font, à usage international, la liste de leurs différends ou quand ils cherchent à flatter leurs soutiens nationalistes ; en revanche ils n’hésitent pas à les oublier quand leur intérêt l’exige : en 1930 Venizélos fait savoir aux Rums (orthodoxes grecs de nationalité turque) que leur situation s’améliorera automatiquement quand les deux États s’entendront et qu’il n’a donc pas fait état de leurs griefs ; à Davos en 1988, Özal annonce le retour à leurs propriétaires ou à leurs descendants des biens grecs gelés en 1964, mais néglige de parler des musulmans de Thrace pourtant en pleine effervescence ; après 1990, l’activité contestataire persistante de leur député, Ahmet Sadık, – soutenue dans un premier temps par le consulat turc de Komotini – son conflit avec le second député musulman de la région, irritent Ankara au point qu’en 1995 sa mort accidentelle soulage autant le gouvernement grec que le gouvernement turc1. Les minoritaires sont autant instruments qu’otages.

Que faire des inassimilables ?

9 Les deux gouvernements ont suivi une démarche analogue qui vise à contenir leur minorité et à la marginaliser économiquement et culturellement, mais les mesures concrètes diffèrent en raison du contexte politique et économique propre à chaque pays et des caractères des deux groupes concernés.

10 En 1923, en Thrace occidentale, région récemment et mal intégrée à la Grèce, vit une population musulmane divisée linguistiquement entre turcophones, pomacophones (un dialecte d’origine bulgare) et tziganes, des ruraux très majoritairement illettrés, attachés au sol, vivant sous la coupe des beys locaux et dont les horizons sont très limités ; au même moment, les Rums de Constantinople sont des citadins instruits de la capitale de l’Empire, très présents dans le tertiaire et dans les entreprises occidentales. Les uns représentent une large proportion (un tiers environ) de la population thrace, même après l’installation des réfugiés, les autres ne sont qu’une des composantes d’une vaste agglomération (environ 18 % de la population en 1927). 11 Jusqu’en 1940, pour limiter l’horizon culturel des musulmans, la Grèce n’a qu’à laisser la situation en l’état : à la veille de la guerre fonctionnent en Thrace 305 écoles primaires musulmanes dont 37 emploient le pomaque (langue non écrite), tandis que les autres utilisent encore majoritairement la graphie arabe du turc ; seules 38 écoles enseignent quelques heures de grec. La minorité est ainsi, malgré les efforts de quelques instituteurs militants et modernistes, coupée à la fois de la culture turque nouvelle et du monde grec qu’elle ignore. Les années 1951-1952 construisent les bases de l’actuel système scolaire : une école primaire musulmane bilingue gréco-turc avec enseignement du grec standard d’une part et, de l’autre, manuels turcs et enseignants formés en Turquie ainsi qu’une instruction religieuse musulmane en turc ; deux lycées conçus sur le même principe ont formé l’actuelle élite intellectuelle musulmane de la région ; deux médressés se spécialisent dans l’enseignement secondaire religieux. Mais

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les mesures de rétorsion postérieures à 1967 eurent pour résultat de dévaloriser peu à peu l’ensemble : refus d’ouvrir de nouveaux lycées minoritaires, ce qui contraint les élèves à fréquenter le lycée grec où ils échouent à cause de leur faible niveau en langue grecque ou à s’exiler à Edirne ou à Istanbul, refus de nouveaux manuels ou des enseignants venus de Turquie2, obstacles dressés devant les diplômés turcs qui souhaitent revenir en Grèce ou obtenir un transfert en cours d’études (contournant ainsi le difficile concours d’entrée de l’université grecque). La minorité perd ainsi régulièrement ses élites et reste confinée àl’enseignement primaire. 12 L’absence de diplômes et la méconnaissance de la langue grecque3 bloquent les musulmans dans le secteur rural et réduisent leur mobilité sociale. La réforme agraire des années 1920, – le rachat de toutes les propriétés supérieures à 10 hectares – supprima la richesse des beys (18 tchifliks expropriés, soit 24 150 ha) ; depuis lors l’exiguïté des exploitations moyennes (4,5 ha en Thrace) et la restriction continuelle des subventions européennes à la culture du tabac, spécialité des musulmans, limitent les ressources possibles. Une loi de 1938 soumet les achats fonciers des allogènes en zone frontalière à une autorisation militaire, or la Thrace entière est zone frontalière... et le musulman « allogène » n’obtient jamais l’autorisation demandée ; en 1967, la Banque Agricole Grecque prête à taux intéressant sur 20 ans les sommes nécessaires à tout chrétien qui désire acheter des terres musulmanes, puis la politique de remembrement, les expropriations nécessaires à la construction de routes nouvelles, de l’Université de Thrace semblent frapper plus souvent les villages musulmans (nombreux, il est vrai) que les autres. La part musulmane dans la propriété foncière s’est ainsi réduite de moitié en 80 ans. 13 Parallèlement les colonels, puis une loi de 1980, assimilant les fondations religieuses à des associations privées communes, établissent un contrôle préfectoral strict sur les biens communautaires, en nommant le président et le trésorier de chaque fondation tandis qu’une loi de 1976 aligne les écoles minoritaires sur le régime moins favorable des écoles privées. Le gouvernement par ailleurs exige de plus en plus des titres de propriété souvent disparus et met en doute la valeur des titres ottomans, faisant planer une menace inquiétante sur beaucoup de fondations4 ; enfin sa volonté de nommer les muftis, fonctionnaires salariés par l’État grec, la division qui en résulte entre muftis nommés et muftis élus, traduit dans les années 1990 le même désir de contrôler un élément jugé dangereux par l’influence qu’il peut exercer sur une communauté très soudée autour de son identité religieuse. 14 Mais la minorité grecque de Turquie ne coule pas des jours meilleurs. Les mots d’ordre kémalistes de laïcisation et de nationalisme ont de fortes conséquences pour les Rums. Comme ils disposent en 1923 d’un ensemble scolaire complet, les efforts de l’État portent sur sa turquisation : part grandissante de l’enseignement de la langue turque qui ne laisse plus qu’un seul cours en grec en 1937, contrôle étroit des enseignants par un sous-directeur turc (1er décret de 1938, nouveau décret de 1963 appliqué en 1967) doté de très importants pouvoirs, en 1964 interdiction des prières, de l’enseignement et des fêtes religieuses dans les écoles minoritaires dont l’entrée est interdite aux prêtres ; deux décrets de 1924 et 1964 contraignent les enseignants rums à prouver des connaissances de turc de plus en plus importantes ; leurs nominations sont gelées depuis 1976 et les enseignants venus de Grèce refusés depuis 1969. Plusieurs établissements sont supprimés dans les années 1920, mais la fermeture la plus symbolique reste, en 1971, celle de l’École Théologique de Halki (Heybeliada), assimilée

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à une université privée, qui depuis le milieu du XIXe siècle avait formé 343 métropolites et 12 patriarches. Enseignement dominant, pressions exercées pour que seul le turc soit parlé en public, obligation de connaître la langue largement majoritaire, les Rums sont aujourd’hui tous bilingues, 25 % d’entre eux déclarent même parler le turc chez eux5. Le patriarche voit, par ailleurs, dès les années 1920 surgir un concurrent turcophone et nanti des faveurs gouvernementales qui tente de lui soustraire des fidèles ; enfin l’obligation pour lui d’être de nationalité turque peut présenter de sérieuses difficultés vu l’étroitesse de la communauté orthodoxe en Turquie. 15 Parallèlement à ces mesures culturelles, d’autres mesures visent à réduire l’influence économique des Grecs qu’une propagande récurrente s’obstine à montrer comme étant tous des capitalistes traficoteurs enrichis aux dépens du pauvre travailleur turc : boycott de leurs magasins à plusieurs reprises dans les années 1920, 1930 et 1950, publication d’une liste de professions interdites aux ressortissants grecs en 1932 et élargie en 1934 à 30 professions, conseils pressants adressés aux entreprises étrangères pour prendre des employés turcs. Comme, en Grèce, des mesures frappent la gestion des biens communautaires, une liste de leurs propriétés est dressée en 1936, puis déclarée seule valable ; en 1976, tous les achats ou dons qui leur ont été faits postérieurement sont donc annulés et doivent être rendus aux héritiers ou passer à l’État. 16 Mais trois mesures restent dans l’esprit des Grecs comme des traumatismes profonds qui ont contribué de manière décisive à l’extinction progressive de la communauté. La première est l’impôt sur la fortune, décidé en 1942 pour réduire l’inflation et les gains illicites du marché noir ; l’application qui en fut faite, c’est-à-dire une estimation arbitraire qui eut pour résultat de faire payer beaucoup plus aux non-musulmans et en particulier aux Rums pour les mêmes revenus (dans certains cas jusqu’à 10 fois plus), l’obligation de payer dans les 15 jours et en argent sous peine de confiscation et de travaux forcés, tout cela entraîna un appauvrissement indéniable, un passage de biens fonciers des Rums aux musulmans et un grave choc. 17 Ce choc moral et financier est renouvelé par les effets de l’émeute (déjà citée) antigrecque du 6 septembre 1955 à Istanbul pendant laquelle plus de 4 000 ateliers et boutiques furent détruits en une nuit6. Le coup de grâce est donné par la décision prise en mars 1964 : annulation de l’accord de 1930 et expulsion immédiate des ressortissants grecs dans les 48 heures avec 10 dollars en poche, gel de leurs avoirs en banque et de leurs biens immobiliers. Onze mille personnes rentrent dans le cadre juridique ainsi défini ; elles sont accompagnées de 20 000 Rums, de leur famille ou des personnes à qui la mesure semble être le signe d’une insécurité inéluctable et insupportable ; c’est le tiers de la communauté grecque de la Ville, un coup fatal pour la minorité qui dès lors diminue rapidement alors même que la population stambouliote explose numériquement. 18 Enfin il faut signaler que le statut particulier prévu pour les îles d’Imbros et Ténédos n’a jamais été mis en pratique et que l’année 1964 a marqué pour les deux îles le début d’une politique rapide et concertée de turquisation : fermeture des écoles grecques, installation d’une école normale turque, d’une école de gendarmerie, d’une prison rurale, institutions qui toutes contribuent à amener des Turcs extérieurs aux îles, comme l’établissement de réfugiés de Bulgarie ; pour toutes ces créations, peu à peu, 98 % des terres cultivées grecques sont expropriées, puis les terres de pacage le sont

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également pour cause de reboisement ; le résultat attendu s’ensuit : 15 000 Rums en 1920, 4 000 environ en 1970 et 330 aujourd’hui. 19 Aucun des deux gouvernements n’a pleinement respecté ni la lettre ni l’esprit du traité de Lausanne...

L’internationalisation du conflit

20 La SDN enregistre entre 1924 et 1929 les plaintes des musulmans de Thrace à propos de la réforme agraire et celles des Rums d’Istanbul ; ses agents rédigent plusieurs rapports expliquant que les citoyens musulmans grecs ne sont pas plus mal traités que les autres et que les indemnités sont fixées et versées de la même manière pour tous, mais ils avouent qu’aucune enquête n’a été possible à Istanbul, vu la mauvaise volonté du gouvernement turc ; l’affaire n’alla pas plus loin. Quand en septembre 1955 la Grèce s’adresse à l’ONU, l’affaire est enterrée dans un vague conseil d’avoir à s’entendre et des excuses officielles turques. Le sort des minorités est donc resté confiné aux enjeux et relations gréco-turcs ; c’est une situation bloquée.

21 La nouveauté vient de l’ouverture sur l’Europe. Les années 1980 voient à la fois l’intégration de la Grèce dans l’Union européenne, la constitution d’une large colonie de musulmans grecs turcophones en RFA et l’émergence en Thrace d’une nouvelle élite de diplômés du supérieur (médecins et avocats). Les associations de Turcs de Thrace occidentale en Allemagne fédérale (6 en 1983, 19 aujourd’hui) entre 1983 et 1995 multiplient les pétitions auprès des instances européennes à Bruxelles et à Strasbourg, envoient des délégations, organisent une manifestation à Francfort, contactent de nombreux députés européens, la ZDF et la télévision néerlandaise. Au même moment, le médecin de Thrace grecque Ahmet Sadık se rend en 1987 à la Conférence des droits de l’homme à Salonique, puis élu député grec en 1990, profite de son statut et effectue plusieurs voyages à Strasbourg, à Genève, aux États-Unis ; il contacte également Amnesty International, le groupe Helsinki Watch, crée un site Internet ; d’autres musulmans grecs profitent de la possibilité pour un citoyen européen de saisir le tribunal européen. La Grèce devient le mouton noir, le pays coupable qui traite ses musulmans en citoyens de seconde zone ; elle voit déferler en Thrace des enquêteurs du Parlement européen, d’Helsinki Watch, du State Department, de la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance et... des journalistes. 22 Le nouveau gouvernement de 1990 tient à changer cette image et l’ingérence européenne permet de présenter ces réformes au nom de l’européanisation, et non comme une sorte de concession à la Turquie. En 1991, le Premier ministre C. Mitsotakis annonce officiellement que doit régner en Thrace l’isonomie, l’égalité en droits, c’est-à- dire qu’on doit y appliquer la loi ; c’est la fin de la guerre administrative, des restrictions diverses sur l’accession à la propriété, les permis de conduire, de chasse, de construire, les prêts bancaires, etc. En 1995, au nom de la libre circulation en Europe, est abolie la zone surveillée créée en 1936 qui soumettait l’entrée et la sortie de la zone limitrophe de la frontière bulgare (y compris pour les habitants) à une autorisation militaire ; en 1998, l’Europe obtient l’abolition de l’article 19 du Code de nationalité de 1955 qui permettait aux préfets de supprimer arbitrairement la nationalité grecque à tout allogène quittant le territoire sans intention de retour, article qui fut appliqué à quelques 60 000 musulmans entre 1955 et 1995 ; le tribunal européen donne raison aux muftis élus. Le ministre Georges Papandréou en déclarant en juillet 1999 dans une

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interview à un journal turc (confirmée par la suite) qu’un musulman de Thrace peut se dire Turc de Grèce du moment qu’il ne cherche pas à changer les frontières, traduit la nouvelle orientation des dirigeants du PASOK, même s’il choque la quasi-totalité de l’opinion y compris dans son parti. Enfin une vaste étude est entreprise concernant l’enseignement des minoritaires : formation spéciale accordée aux enseignants de grec en primaire musulman et établissement d’un manuel adapté à des élèves de langue maternelle non grecque, importation de manuels turcs récents, instauration d’un quota d’étudiants musulmans admis dans les universités grecques, projet de création de cours d’islam et de turc dans les établissements secondaires grecs. Si l’on y ajoute la manne des subventions qui depuis une dizaine d’années a touché toute la Thrace, la plus pauvre statistiquement des régions de l’Europe des 15, les inégalités d’infrastructures entre communes musulmanes et communes chrétiennes, accès à l’électricité ou à la route asphaltée ont à peu près disparu. La situation a donc réellement changé.On peut constater l’embryon d’une internationalisation analogue en Turquie, mais le pays n’est pas dans l’Union européenne ; la pression passe donc par les conditions d’une intégration future ou, plus souvent, par les États-Unis sous l’action des Rums de l’extérieur (un journal de Grecs d’Istanbul paraît à New York où vivent près de 3 000 personnes originaires d’Imbros) et par l’action du patriarcat, qui a su largement faire progresser son rôle international depuis les années 1960, insistant davantage sur son aspect œcuménique orthodoxe que sur son aspect grec (l’Église grecque est autocéphale). Plus qu’en Grèce cependant, la négociation politique intérieure semble jouer au moins autant de rôle que la pression extérieure. 23 Une partie des bâtiments du Phanar avait disparu dans un incendie en 1941, plusieurs demandes de reconstruction n’avaient pas abouti, l’entente de Davos a suffi : en 1989 le bâtiment est inauguré en grande pompe. Les efforts actuels du patriarcat portent sur la réouverture de l’école de Halki ; l’école est pour lui vitale et la création de nouvelles écoles patriarcales à Boston ou à Lausanne ne permet pas de résoudre toutes les difficultés futures ; une pétition internationale pour sa réouverture circule sur Internet ; Madeleine Albright ou Bill Clinton ont plusieurs fois exprimé publiquement le souhait que la Turquie fasse un effort sur ce chapitre ; la Grèce en 1999 a suggéré qu’on lui devait bien cela en échange de la levée de son veto européen contre la Turquie... tandis que le gouvernement turc a révoqué, en 1998, les laïcs rums qui administraient la fondation de Halki, le patriarcat maintient les bâtiments en parfait état, prêts à l’emploi... 24 La minorité rum ne ressent pas les affaires de Halki comme l’essentiel de ses difficultés et n’est pas toujours liée étroitement au patriarcat qui, de son côté, s’efforce d’étendre son rôle œcuménique plus que celui de chef d’une minorité presque éteinte ; une nouvelle loi fiscale de 1999 considère les fondations pieuses comme des organismes économiques soumis à l’impôt dont elles étaient jusqu’alors exemptées, ce n’est encore qu’une menace, mais grave ; en revanche, la nouvelle législation sur les biens communautaires établie dans l’été 2002 dans le but de mettre la législation turque en conformité avec les exigences européennes pourrait résoudre un problème, car elle donne six mois aux communautés pour déclarer et faire enregistrer tous les biens acquis depuis la fameuse liste de 1936 ; reste à savoir quelles en seront les conditions d’application pratiques sur le terrain, le sort attribué aux biens dont l’État s’était déclaré héritier depuis vingt-cinq ans, etc.

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25 Un dernier point de contentieux semble évoluer : Davos a permis le déblocage des biens gelés depuis 1964, mais on voit ici le difficile passage de la théorie à la pratique ; si presque personne ne demande l’argent bloqué en banque dont la valeur est devenue nulle avec l’inflation, la récupération des biens immobiliers est l’occasion d’une longue bataille juridique, de certificats, d’estimations contradictoires, d’héritiers ; en l’an 2000, sur 4 000 personnes ayant entamé les démarches, seules 2 500 avaient obtenu quelque chose après une dizaine d’années de bataille juridique. 26 Quoi qu’il en soit, l’évolution juridique et politique de la situation ne résoudra pas le problème majeur des Rums actuels : l’extinction numérique.

Conclusion

27 En effet, la parenté entre les deux situations ne peut effacer les différences concrètes. Les 106 000 musulmans de Thrace sont aujourd’hui environ 130 000, une augmentation assurément inférieure à celle que promettait leur taux de natalité, mais ils représentent toujours un bon tiers de la population de la région ; la réduction très nette de leur natalité depuis une quinzaine d’années, les mesures récentes facilitent leur existence ; la venue d’immigrés étrangers dans la région les fait paraître moins étranges et plus « acceptables ». Cependant, le poids du passé reste lourd ; ils n’ont pas assez de bacheliers pour remplir le quota alloué dans les universités ; l’enseignement du grec n’a guère progressé et les résultats obtenus par les enfants qui entrent au collège grec semblent aussi mauvais7, l’opinion publique grecque reste choquée de les entendre revendiquer leur turcité et persiste à les regarder avec méfiance.

28 Mais la minorité rum d’Istanbul, ébranlée par les événements de 1955 et 1964, perdant confiance, cherchant fortune dans un pays plus riche, ne trouvant plus de jeunes filles à marier... atteint peut-être un seuil de non-retour ; les 130 000 habitants de la fin des années 1930, devenus 90 000 en 1963, ne sont plus qu’environ 3 000 dont 600 sont des salariés ou des retraités du patriarcat. Des interviews récentes semblent indiquer que près de 90 % d’entre eux pensent que leurs enfants quitteront la ville. En 1999/2000 les 15 écoles primaires rums ne comptaient plus que 115 élèves, les 10 établissements secondaires 138 élèves8 et la majorité des enfants rums fréquente les écoles étrangères ; il n’y a plus que deux journaux en grec au lieu de six (les journaux de Grecs d’Istanbul à Athènes sont plus nombreux) et encore ne font-ils que traduire les nouvelles turques, et l’on compte environ deux cents jeunes filles qui seraient mariées à des Turcs musulmans et donc en voie de turquisation totale. 29 Le traité de Lausanne a voulu protéger deux minorités ; dans un cas les mécanismes de protection contre l’assimilation ont abouti à une marginalisation en partie recherchée par le groupe qui se ferme sur lui-même, dans l’autre la protection a provoqué un mécanisme de rejet qui entraîne l’extinction. Une nouvelle conception plus européenne et mondialisée des droits des populations pourrait-elle placer ces populations dans un cadre juridique rénové ?

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BIBLIOGRAPHIE

(Chaque document comprend une bibliographie détaillée.)

Akgönül, Samim (1999), Une communauté, deux États : la minorité turco-musulmane de Thrace occidentale, Istanbul : Isis, 297 p.

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Akgönül, Samim (2002), « Les écoles grecques de Turquie », Mésogeios, 17-18, p. 93-125.

Alexandris, Alexis (1992), The Greek Minority of Istanbul and the Greek-Turkish Relations, Athènes: Centre for Asia Minor Studies, 380 p.

Dalègre, Joëlle, (1997), La Thrace grecque, Populations et territoire, Paris : L’Harmattan, 268 p.

Hersant, Jeanne, (2000) L’évolution de la question de la minorité musulmane de Thrace occidentale dans le cadre de l’intégration européenne de la Grèce, Mémoire de fin d’études, lEP de Rennes, juin 2000, 108 p. (inédit).

ANNEXES

Annexes Convention d’échange du 3 janvier 1923 Art 1. Il sera procédé le 1 mai 1923 à l’échange obligatoire des ressortissants turcs de religion grecque orthodoxe établis sur les territoires turcs et des ressortissants grecs de religion musulmane établis sur des territoires grecs. Art 2. Ne seront pas compris dans l’échange prévu à l’article 1er a) les habitants grecs de Constantinople b) les habitants musulmans de la Thrace occidentale. Seront considérés comme habitants grecs de Constantinople tous les Grecs déjà établis avant le 30 octobre 1918 dans les circonscriptions de la Préfecture de la ville de Constantinople, telles qu’elles sont délimitées par la loi de 1912. Seront considérés comme habitants musulmans de la Thrace occidentale tous les musulmans établis dans la région établie en 1913 par le traité de Bucarest Traité de Lausanne Art 14. Les îles d’Imbros et de Ténédos demeurant sous souveraineté turque, jouiront d’une organisation administrative spéciale composée d’instances locales et fournissant à la population indigène non-musulmane toutes les garanties concernant l’administration locale et la protection des personnes et des biens. Le maintien de l’ordre y sera assuré par des forces de police recrutées parmi la population locale par l’administration locale en question et placées sous les ordres de cette dernière.

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Les accords déjà conclus ou susceptibles de l’être entre la Grèce et la Turquie, relatifs aux échanges de population ne s’appliqueront pas aux habitants des îles d’Imbros et de Ténédos. Art 38. Le gouvernement turc s’engage à assurer une protection pleine et entière de la vie et de la liberté de tous les habitants de la Turquie, sans distinction de naissance, de nationalité, de langue, de race ou de religion. Tous les habitants de la Turquie jouiront du droit de pratiquer librement, en public ou en privé, toute croyance ou religion dans la mesure où cette observance est compatible avec l’ordre et la moralité publics. Est également garantie aux minorités non- musulmanes l’entière liberté de circulation et d’émigration, cette liberté étant subordonnée aux mesures, s’appliquant sur tout le territoire aux ressortissants turcs, pouvant être prises par le gouvernement turc pour des raisons de défense nationale et le maintien de l’ordre public. Art 39. Les sujets turcs appartenant à des minorités non-musulmanes bénéficieront des mêmes droits civiques et politiques que les musulmans. Tous les habitants de la Turquie, sans distinction de religion, seront égaux devant la loi. Les différences de religion ou de confession ne porteront préjudice à aucun ressortissant turc, en ce qui concerne la jouissance des droits civiques et politiques, par exemple l’accès à la fonction publique, à des fonctions ou à des honneurs, ou l’exercice de certaines professions et la création d’industries. Aucune restriction ne sera imposée au libre usage, par tout ressortissant turc, de toute langue que ce soit dans ses relations privées, dans la pratique du commerce, de la religion, dans la presse, pour des publications de toutes sortes ou lors de réunions publiques. En dépit de l’existence de la langue officielle, des facilités seront ouvertes aux ressortissants turcs non turcophones, leur permettant l’usage oral de leur langue devant les tribunaux. Art 40. Les ressortissants turcs appartenant à des minorités non-musulmanes bénéficieront du même traitement et de la même sécurité, de droit et de fait, que les autres ressortissants turcs. Ils auront notamment un droit égal à la fondation, la gestion et au contrôle, à leurs propres frais, de toute forme d’institution de charité, sociale et religieuse, toute école ou autre établissement destiné à l’instruction et à l’éducation, s’accompagnant du droit d’utiliser leur propre langue et d’y pratiquer leur religion en toute liberté. Art 41. En ce qui concerne l’instruction publique, le gouvernement turc garantira dans les villes et les quartiers à forte densité de ressortissants non-musulmans l’accès pour les enfants de ces ressortissants à un enseignement primaire donné dans leur propre langue. Cette disposition n’empêchera pas le gouvernement turc de rendre obligatoire l’enseignement de la langue turque dans lesdites écoles. Dans les villes et quartiers à forte densité de ressortissants turcs, appartenant à des minorités non-musulmanes, ces minorités devront bénéficier d’une part équitable des sommes émanant de fonds publics au budget de l’État, des municipalités ou d’autres instances, à des fins d’ordre éducatif, religieux ou charitable.

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Les sommes seront versées aux représentants qualifiés des établissements et institutions concernés. Art 42. Le gouvernement turc s’engage pour ce qui est des minorités non-musulmanes, à prendre dans le domaine du droit de la famille et du statut des personnes, des mesures apportant à ces problèmes des solutions qui soient en accord avec les coutumes desdites minorités. Ces mesures seront élaborées par des commissions spéciales paritaires composées de représentants du gouvernement turc et de représentants de chacune des minorités concernées en nombre égal. En cas de conflit, le gouvernement turc et le Conseil de la Société des Nations désigneraient, d’un commun accord, un arbitre choisi parmi des juristes européens. Le gouvernement turc s’engage à assurer l’entière protection des églises, des synagogues, des cimetières et autres établissements religieux appartenant aux minorités susdites. Toutes facilités et autorisations seront accordées aux fondations pieuses et aux institutions religieuses et de charité desdites minorités existant à l’heure actuelle en Turquie ; par ailleurs, le gouvernement turc ne refusera, pour la création de nouvelles institutions religieuses et de charité, aucune des aides nécessaires qui sont garanties à toute autre institution privée de cette nature. Art 43. Les ressortissants turcs appartenant à des minorités non-musulmanes ne seront pas contraints d’accomplir d’acte constituant une violation de leur foi ou de leur pratique religieuse et ne seront soumis à aucune mesure discriminatoire pour avoir refusé d’assister à une session de Tribunal ou d’accomplir une obligation juridique le jour de leur repos hebdomadaire. Art 44. La Turquie reconnaît, attendu que les précédents articles de cette Section ont trait aux minorités non-musulmanes de Turquie, que les clauses en question représentent des engagements d’ordre international qui doivent être placés sous la garantie de la Société des Nations. Elles ne seront en aucun cas modifiées sans l’assentiment de la majorité du conseil de la Société des Nations.(...) En outre la Turquie reconnaît que toute différence d’opinion, de caractère légal ou pratique, relative à ces articles survenant entre le gouvernement turc et l’un des autres signataires de ces articles, ou toute autre puissance, membre du Conseil de la Société des Nations, doit être tenue pour un différend de caractère international, conformément à l’article 14 du pacte de la Société des Nations. Le gouvernement turc, par les présentes, consent à ce que tout litige, si l’autre partie le demande, soit déféré à la Cour permanente de justice internationale. La sentence de la Cour permanente sera irrévocable et aura même force et même effet qu’une décision relevant de l’article 13 du pacte. Art 45. Les droits reconnus par les clauses de la présente section aux minorités seront pareillement reconnus par la Grèce à la minorité résidant sur son territoire.

NOTES

1. Trakya’nin Sesi, 23 juillet 1992 et 8 octobre 1992, 9 août 1995, par ex. Hürriyet, 10 septembre 1991.

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2. Une nouvelle mesure de rétorsion : la Turquie elle-même n’accepte plus les enseignants venus de Grèce. 3. Les enfants musulmans peuvent fréquenter l’école primaire grecque et y être dispensés d’enseignement religieux orthodoxe ; cependant en Thrace, en 1995, leur nombre n’atteignait pas la dizaine. 4. Samim Akgonül, Une communauté, deux États : la minorité turco-musulmane de Thrace occidentale, Istanbul Isis, 1999. J. Dalègre, La Thrace grecque, Populations et territoire, Paris, L’Harmattan, 1997. 5. Samim Akgonül, Les Grecs de Turquie : processus d’extinction d’une minorité de 1’âge de 1’Étatnation à 1’âge de la mondialisation, Louvain-la-Neuve, Academia Bruylant, 2004, 256 p. 6. 4 340 ateliers et boutiques détruits, 2 000 habitations, 110 restaurants et 12 hôtels, 83 églises (dont 38 incendiées), 27 pharmacies et 21 usines, 11 cliniques, 26 écoles, 10 locaux associatifs, 2 cimetières subissent des déprédations ; on compte 10 morts dont 2 prêtres. 7. J’avais remarqué il y a dix ans que la plupart de ces enfants ne dépassaient pas la première année et en particulier les filles ; un dénombrement effectué sur les élèves du 4 gymnase de Komotini en 2001/2002 montre la permanence des tendances : 68 musulmans sur 139 enfants en première année plutôt un pourcentage en augmentation –, mais ils ne sont plus que 26/107 et 25/104 en deuxième et troisième années dont seulement 4 et 5 filles. 8. Sur les 15 écoles, seules 9 fonctionnent réellement, 3 des 10 établissements secondaires ; pour les autres, la « fiction » permet aux Grecs de conserver les bâtiments et au sous-directeur turc d’être payé à ne rien faire ; beaucoup d’enfants sont des chrétiens orthodoxes originaires d’Antakya, arabophones et accusés de « faire baisser le niveau » des écoles.

RÉSUMÉS

La Convention d’échange des populations grecques et turques signée le 30 janvier 1923 à Lausanne exclut de l’obligation les musulmans originaires de Thrace occidentale et les orthodoxes grecs de la ville de Constantinople, puis ceux des îles d’Imbros et Ténédos. La situation ainsi créée est à l’origine de difficultés pour les populations concernées, car la réciprocité induite par l’article 45 se transforme parfois en politique de représailles et parce que, confortées dans leur particularisme, ces minorités, jugées inassimilables, deviennent encombrantes dans deux États qui se construisent sur le principe d’un strict État-nation où intégrer, c’est assimiler. Ainsi s’expliquent les mesures prises dans les deux pays qui, dans un contexte différent, visent cependant toutes à réduire la vitalité démographique, économique et culturelle des minorités concernées ; cependant l’actuelle détente gréco-turque et l’insertion dans un cadre européen semblent pouvoir faire évoluer les données.

The Muslims from West Thrace and the Orthodox Greek from Constantinople were excluded from the compulsory exchange of Greek and Turkish populations, decided in Lausanne in January 1923 (and later the Greeks from Imbros and Tenedos). They found themselves in a quite delicate situation as the reciprocity suggested by the article no. 45 became sometimes an occasion for a politics of reprisals, as the two minorities, strengthened in their particularism, were considered inassimilable and cumbersome by the two States for which assimilation was the only way to integration. That’s why so many measures were taken in Turkey as in Greece, all of them aiming

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at reducing the demographic, economic and cultural vitality of the two minorities; however, the late improvement in the greek-turkish relations and the new European frame are really bringing a change in the general atmosphere.

Οι μουσουλνάνοι της Δυτικής Θράκης και οι ‘Ελληνες-ορθόδοξοι της Κωνσταντινόπολης απαλλάχτηκαν από την αναγκαστική ανταλλαγή πληθυσμών που αποφασίστηκε στη Λωζάννη το Ιανουάριο 1923 -με αργότερα τους Ρωμιούς της ‘Ιμβρου και της Τενέδου. Βρέθηκαν σε μια δύσκολη κατάσταση αφού η αμοιβαιότητα που υποτίθεται από το άρθρο 45 της συνθήκης έγινε κάποτε μία ευκαιρία για αντιποίνες αφού οι δύο μειονότητες, ενισχυμένες στα χαρακτηριστικά τους, κρίθηκαν ενοχλητικές επειδή η αφομοίωσή τους ήταν αδύνατη σε δύο κράτη για τα οποία η αφομοίωση ήταν ο μόνος δρόμος προς την ενσωμάτωση. ‘Ετσι πολλά μέτρα πάρθηκαν και στην Ελλάδα και στην Τουρκία, που όλα τους είχαν για σκοπό την μείωση της δημογραφικής, οικονομικής και πολιτισμικής ζωηκότητας των δύο μειονοτήτων. ‘Ομως η πρόσφατη βελτίωση των ελληνο- τουρκικών σχεσέων και το καινούργιο ευρωπαϊκό πλαίσιο φέρνουν πραγματική αλλαγή στην γενική ατμόσφαιρα.

INDEX motsclesmk Малцинствата (во Грција), Малцинства (во Турција), Pум, Грчко-турските односи, Садик Ахмет, Договорот од Лозана, Грција, Истанбул, Западна Тракија, Дваесеттиот век, Историја, Дипломатска историја Keywords : minorities (in Greece), minorities (in Turkey), Greco-Turkish relations, Rums, Sadık Ahmet, Lausanne Treaty, Greece, Western Thrace, Istanbul, Twentieth century, History, Diplomatic history motsclestr (Yunanistan’da) azınlıkları, (Türkiye’de) azınlıkları, Rumlar, Yunan-Türk ilişikleri, Sadık Ahmet, Lozan antlaşmayı, Yunanistan, İstanbul, Batı Trakya, Yirminci yüzyıl, Tarih, Diplomasi Tarihi motsclesel Μειονότητες (στην Ελλάδα), (στην Τουρκία), ‘Ελληνο-Τούρκικες σχέσεις, Σαντίκ Αχμέτ, Συνθήκη της Λωζάννης, Ελλάδα, Κωνσταντινόπολη, Δυτική Θράκη, Εικοστός αιώνας, Ιστορία, Διπλωματική ιστορία Thèmes : Histoire, Histoire diplomatique Mots-clés : minorités (en Grèce), minorités (en Turquie), relations gréco-turques, Rums, Sadık Ahmet (1947-1995), Sadık Ahmet, traité de Lausanne (1923), traité de Lausanne (1923) Index géographique : Grèce, Turquie, Istanbul, Thrace occidentale Index chronologique : vingtième siècle

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