ASPECTS DE LA PRÉSENCE ITALIENNE DANS LA MUSIQUE FRANÇAISE DE LA FIN DU XVIIe SIÈCLE

Jean DURON 1992

Retracer l’histoire de la musique à la Cour de en omettant le phénomène italien déséquilibrerait la connaissance de l’évolution du goût à l’époque classique. L’art ultramontain servit tout à la fois de stimulant, de repoussoir, de ciment à l’œuvre nationale. MARCELLE BENOIT, Versailles et les musiciens du roi, , Picard, 1971, p. 264.

James R. Anthony, dans un article récent 1, souligne l’absence d’opéra italien en France après 1662 d’une part et l’entrée de ballet intitulée “Orfeo nell’inferni” dans Le Carnaval de Venise de 1699 d’autre part. Presque trente-sept années de silence donc, interrompues par le seul Nicandro e Fileno de en 1681, qui fut composé sur un livret du duc de Nevers. Lorenzani poursuivra du reste l’année suivante en partageant avec Lalande une Sérénade en forme d’opéra qui contenait des parties italiennes importantes, mais dont il ne reste aucune trace aujourd’hui.

Hors le théâtre, en revanche, la musique ultramontaine continua d’être diffu- sée après le départ de la première vague d’Italiens en 1662 (Rossi, Cavalli…), départ qui correspond à la prise en main du pouvoir par le roi Louis XIV. Un Italien, Giambattista Lulli, s’imposa aussitôt au théâtre (Les Plaisirs de l’Isle enchantée, 1664) et à la Chapelle (Miserere, 1664). Henry Du Mont, Liégeois formé à l’école italienne et arrivé de fraîche date à Paris, accédait à la direction de la musique de la Chapelle royale en 1663. Ensemble pourtant, ces deux auteurs de culture italienne, définiront un goût français, une esthétique propre au cli mat, à l’opposé des manières qu’ils avaient apprises, en s’appropriant à la fois les tour- nures mélodiques et expressives de l’air de Cour et les formules rythmiques et structurelles de la noble danse. Leur langage tirera sa quin tessence des carac- tères spécifiques de la langue française, s’inspirera des ordonnancements de la tragédie parlée ou de l’architecture, du caractère de la peinture et de la poésie. Le grand motet à l’office, puis la tragédie en musique à l’opéra, formes françaises

1. James R. Anthony, “Air and Aria added to French Opera from the Death of Lully to 1720”, Revue de musicologie, 77 / 2 (1991), p. 201. 98 LE CONCERT DES MUSES totalement neuves – sans modèle préexistant, même si tous les éléments qui les constituent, pris à part, étaient préalablement connus –, furent donc le fait de maîtres de culture ultramontaine.

On connaît la volonté politique du jeune roi Louis XIV et de son ministre Colbert, dans les premières années du règne, pour créer une image de l’art fran- çais forte qui véhiculerait en Europe l’image d’une monarchie forte en même temps que celle de la cohésion nationale. Les artistes ultramontains furent dès lors repoussés et notamment bien sûr le Bernin ; on relégua ainsi, au bout de la pièce d’eau des Suisses, la statue équestre représentant le roi ; les propositions de cet artiste pour la façade du Louvre furent écartées de la même manière… Lulli échappa à ce destin, en apparaissant à juste titre comme le concepteur de la manière nouvelle. L’ascension de M. de Lully bien évidemment put paraître se faire au détriment de l’ensemble des compositeurs français, hormis ceux qui suivirent sa manière. Des moyens considérables lui furent octroyés et notam- ment le privilège d’une Académie royale de musique.

Cette nouvelle esthétique s’installe en marge de l’art “officiel” du temps, en marge de l’air de Cour au sens large, le genre français par excellence, qui conti- nua à se développer au cours de cette période. Lully se lia du reste à l’un des plus brillants représentants de ce style, Michel Lambert dont il épousa la fille. Lully inséra, dans certaines de ces œuvres théâtrales, des doubles de Lambert ou des pièces écrites “à la manière de…” : voir par exemple dans La Grotte de Versailles, le second couplet de l’air d’Iris, “Dans ces déserts paisibles”.

Dès le début des années 1670 toutefois, un contre-courant (une résistance) apparut au nouvel art officiel, grâce notamment à la personnalité de Marc-Antoine Charpentier, compositeur français qui aurait travaillé à auprès de Carissimi. On ne signalera jamais assez la différence des concepts artistiques de ces deux hommes, concernant notamment la conduite du temps musical dans la partition. Lully crée des formes (des “desseins” disait-on alors) et simplifie à l’extrême le contenu du langage, la grammaire ; Charpentier charge au contraire son harmonie, intensifie les effets contrapuntiques, mais il concède plus aux formes préexis- tantes, tout au moins jusqu’au début des années 1680 ; plusieurs œuvres en effet montrent après cette date quelques traits d’inspiration lulliste chez Charpentier, notamment dans l’histoire sacrée Mors Saülis et Jonathæ [H. 403], le Cantique de Zacharie [H. 345], David et Jonathas [H. 490]. Lully représente donc une sorte de modèle en développant dans les années 1664-1680 un concept d’avant-garde au moins du point de vue formel.

Du Mont pour sa part, à la Chapelle royale, pratique un art d’inspiration très nettement ultramontaine dans ses petits motets. Il est vrai qu’en ce qui concerne J. DURON : ASPECTS DE LA PRÉSENCE ITALIENNE 99 le grand motet, il adopte également les nouveaux concepts, sans abandonner pour autant quelques-unes de ses manières antérieures et notamment l’écriture de l’orchestre avec deux dessus de violon indissociables, évoluant de concert, se croisant enlacés sans cesse l’un à l’autre. , son contemporain beau- coup trop méconnu aujourd’hui et qui partageait avec Du Mont la charge de sous-maître de la Chapelle, pourrait représenter pour sa part la tradition gallicane des Moulinié et Boesset.

C’est dans ce climat très particulier d’une Cour aux visages multiples et nuan- cés que se situe l’arrivée en France de Paolo Lorenzani en 1678, amené depuis Messine jusqu’à Paris. Sa réception l’année suivante, comme maître de musique de la reine Marie-Thérèse, marque d’une certaine manière le début d’un nouvel épisode dans les échanges entre musique italienne et musique française.

PAOLO LORENZANI

La biographie de ce compositeur figure parmi les plus intéressantes de cette époque : né à Rome vers 1640, il fut élevé parmi les enfants de chœur de la de 1651 à 1654. On sait qu’il composa quatre oratorios pour l’Arciconfraternità del Santissimo Crocifisso di San Marcello, là où avaient été donnés également les oratorios de Carissimi. Formé dans ce cadre prestigieux, il quitta Rome. On le retrouve comme maître de chapelle de la cathédrale de Messine en Sicile en décembre 1676, au moment où la guerre navale entre la France et l’Espagne était au plus fort : la flotte espagnole avait été écrasée devant Palerme par Du quesne durant le mois de juin précédent. Le duc de Vi - vonne, général des galères, maréchal de France depuis 1675, et frère de Mme de Montespan 2, remarqua Lorenzani et, lors du retrait des troupes françaises en 1678, l’amena avec lui à Paris pour le présenter au roi Louis XIV. Le Mercure galant 3 de cette époque relate l’événement :

— “Il a chanté un Motet de sa composition devant le Roi. Sa Majesté le trouva si beau, qu’elle se le fit chanter jusqu’à trois fois ; ordonna une somme considérable pour son Au theur, auquel elle a fait chanter ce mesme Motet deux autres fois depuis ce temps-là. Ainsi il a été entendu cinq fois, et toujours avec le mesme applaudissement des Connoisseurs. Il est certain que la manière italienne a quelque chose de particulier pour la Musique, qui la fait trouver toute agreable.”

Il y aurait beaucoup à dire sur ces phrases du Mercure, car le style des motets français de Lorenzani, tout du moins dans ceux que nous connaissons, se démarque très nettement des pratiques ultramontaines, et montre au contraire la

2. Il s’agit de Louis-Victor de Rochechouart, qui mourra en 1688. 3. Mercure, août 1688, repris par Marcelle Benoit, Versailles et les musiciens du roi, Paris, Picard, 1971, p. 245-247. 100 LE CONCERT DES MUSES grande aptitude de ce compositeur à s’imprégner du style français et de ses manières. Le Mercure 4 explique du reste cette relation très particulière de Lorenzani avec la France :

— “Son inclination pour les François, estoit accompagnée d’un génie propre à leur plaire dans ses compositions de Musique.”

En un mot, il avait assimilé le goût français. L’effet Lorenzani fut toutefois significatif et le Mercure publia dans la même livraison un air italien de l’abbé de La Barre, organiste de la Chapelle royale et que “le Roi ne pouvoit se lasser d’en- tendre et qu’on luy a veu admirer toutes les fois qu’il l’a entendu”. Le chroni- queur note plus loin que cet air, attribué à tort à Rossi, est “assez beau pour faire vivre sa mémoire éternellement”.

Louis XIV décida donc, en vertu des mérites de Lorenzani, de lui octroyer, dès 1679, la charge de maître de musique de la reine Marie-Thérèse à la place de Boësset, charge qu’il dut partager avec Nivers. Il côtoya, là, Henry Du Mont qui possédait celle d’organiste de la reine ; et il est fort probable que, avec ces deux compositeurs, la musique de Marie-Thérèse fut dès lors un foyer d’italia nisme assez actif, comme du reste la musique du Dauphin, avec Marc-Antoine Charpentier. Foyers ultramontains très gallica nisés, si l’on peut dire, tant parais- saient excentriques alors les manières italiennes, qu’elles soient ou non musi- cales. Le Mercure toujours 5 rapporte ainsi ce propos concernant les prédicateurs :

— “On ne voudroit pas donner un Orateur Italien pour modelle à un François. Un Italien seroit plus propre à former un Bouffon de théatre, qu’à faire l’ornement de la chaire. Il faut de la moderation et de la retenue en toutes choses.”

La musique de la reine, que dirigeait Lorenzani, était loin d’être insignifiante puisque, avec les musiciens pos sédant un office 6, le compositeur disposait d’un chœur de huit voix solistes, deux par pupitre (dessus, hautes-contre, tailles et basses), de deux violons et d’une basse continue. À ce corps institutionnel, pou- vaient s’adjoindre occasionnellement d’autres musiciens. C’est du reste la for- mation nécessaire aux cinq de Lorenzani qui figurent à la fin de ses Motets à une, deux, trois, quatre et cinq parties, avec symphonies et basse continue, qu’il publia chez Ballard en 1693 7.

4. Id., mai 1679, p. 271. 5. Id., janvier 1683, I, p. 143. 6. Les musiciens de la Cour au XVIIe siècle étaient, comme les autres officiers royaux, propriétaires d’une charge qu’ils avaient achetée. 7. Regina cæli lætare, Collaudete justum plausibus, Ad mensam dulcissimi, Quando e corporis et Dicite cantica. J. DURON : ASPECTS DE LA PRÉSENCE ITALIENNE 101

Le compositeur fut chargé par le roi, quelque temps plus tard, en 1679, d’aller chercher en Italie des castrats pour la musique de sa chapelle, comme il était d’usage à la Cour papale. Les parties de dessus vocal étaient tenues jusqu’alors par des enfants de chœur (les fameux pages de la Chapelle royale) ; les registres officiels mentionnent également des “dessus mués et cornets” au nombre de trois par semestre 8. Nous ignorons en fait tout de cette pratique : que signifient exactement les termes de “dessus mués” ? s’agit-il de voix de faussets chantant à côté des enfants ? s’agit-il d’instrumentistes doublant les voix d’enfants ? Nous penchons pour cette dernière option. Jacques Belard, par exemple, qui apparaît dans ces comptes, reçut, le 7 mars 1676, un brevet de joueur de serpent ordinaire, comme Claude Ferrier (10 février 1676). En revanche, Jean Gaye fut retenu le 26 avril 1675 comme chantre de la Chapelle, statut qu’il partageait avec Claude Le Gros.

En juillet 1680, Jean-Antoine Bagnera, ordinaire de la Musique du roi, natif de Rome et probablement introduit en France par Lorenzani, obtint ses lettres de naturalité. Il faut noter ici qu’un autre castrat, Atto Melani, arrivé en France sous Mazarin, avait bénéficié des faveurs royales durant la période précédente et notamment vers 1672.

Dans les comptes du Triomphe de l’amour (Lully-Quinault), la même année 1680, outre le nom de Bagnera, figurent parmi les musiciens [entendre les chan- teurs] ceux d’Antonio Favalli, Giuseppe Nardi, Tommaso Carli, Filippo Santoni et un certain Pietro qui n’a pas été identifié jusqu’à présent. Il est curieux de constater que cette œuvre ne comporte aucun air italien ; ces artistes devaient donc probablement s’insérer dans les chœurs, à moins que ne fût confiée à l’un d’entre eux cette curieuse partie en clé d’ut-2 dans l’“Entrée des Cariens”, ou bien l’air de l’Amour, “Tout ce que j’attaque se rend”, pour lequel Lully a écrit un très beau quatuor de flûtes (Prélude de l’Amour) :

– tailles ou flûtes d’Allemagne ; – quinte de flûtes ; – petite basse de flûtes ; – grande basse de flûte et basse continue.

La présence des castrats parmi les chœurs de cette œuvre, mêlés aux voix de femmes, n’a rien d’étonnant pour l’époque. Le pupitre de dessus se composait de voix mixtes : enfants, femmes et castrats, tous, aigus, moyens ou graves, mêlés ; la notion de pureté de timbre n’était pas de ce temps. D’autre part, il faut

8. Cf. État des officiers de la Maison du roi, Musique de la Chapelle, documents cités par Marcelle Benoit, Musiques de Cour : Chapelle, Chambre, Écurie (Recueil de documents), Paris, Picard, 1971. 102 LE CONCERT DES MUSES considérer comme un usage courant, déjà dans Isis de Lully, la présence des pages de la Chapelle royale dans les chœurs des tragédies lyriques données par l’Académie royale de musique.

Les castrats italiens ne furent pas intégrés dans le corps des musiciens de la Chapelle, mais reçurent des paiements comme ordinaires de la Musique du roi. Leur présence à la Chapelle est attestée néanmoins par des inscriptions manus- crites apposées sur certains grands motets, et notamment ceux de Henry Desmarest, envoyés depuis la Cour de Lorraine et chantés vers 1708 à la Cour. Les noms des castrats apparaissent dans le Domine ne in furore, le Lauda Jerusalem et aussi dans la Messe à deux chœurs qui est antérieure.

Ces musiciens italiens vécurent en communauté à la fin du siècle, lorsqu’ils se regroupèrent dans la maison de Bagnera que l’on appelle aujourd’hui encore la “maison des Italiens” au Grand Montreuil 9. À côté des castrats, d’autres chan- teurs italiens se produisirent devant le roi à cette époque et parmi eux, Anna Caruso, dame romaine, appelée aussi Mlle Carousi.

Mais il s’agit là d’interprètes et non point de compositeurs. L’ouverture ultra- montaine de la Cour passe tout d’abord par le truchement de la voix et du timbre très particulier des castrats qui surent, eux aussi, comme Lorenzani, s’adapter aux techniques et aux manières françaises.

En 1681, Paolo Lorenzani tenta donc une pastorale en italien, Nicandro e Fileno, qui fut donnée deux fois durant les divertissements que la Cour eut à Fontainebleau et où l’on créa parallèlement un Oreste de Racine. Cette pastorale “fut admirée de toute la Cour, aussi bien que la symphonie [entendre les pas- sages instrumentaux]” 10. Le livret contenait une “dispute touchant les beautés des Opéras Italiens et François”.

En 1682, Lorenzani partagea avec Michel-Richard de Lalande, la composition d’une Sérénade en forme d’opéra, pour laquelle il écrivit la partie italienne et qui eut un grand succès :

— “Il n’y a plus besoin de loüanges, puis qu’il n’y a que les Envieux du vray merite qui puissent se déclarer contre luy.”

Ses motets sont joués fréquemment devant le roi qui en est toujours fort satis- fait et le Mercure lui adresse fidèlement ses critiques bienveillantes. Nous

9. Cf. Suzanne Mercet, “La maison des Italiens au Grand Montreuil”, Revue de l’histoire de Versailles (1926). 10. Cf. Mercure, septembre 1681, p. 374 sq. J. DURON : ASPECTS DE LA PRÉSENCE ITALIENNE 103 n’avons du reste aucune appréciation contradictoire à ce concert de louanges ; rien ne permet de dire qu’il y eut quelque obstacle à cette carrière d’un Italien à la Cour de France.

En mars 1683, le roi, désirant renouveler la musique de sa Chapelle, fit orga- niser un concours pour recruter les quatre futurs sous-maîtres. Du Mont et Robert durent quitter leur fonction. Les maîtres de chapelle de la plupart des grandes cathédrales du royaume se présentèrent ; Lorenzani, candidat, ne fut pas reçu, non plus que Charpentier qui tomba malade avant la seconde épreuve. Les partisans de l’esthétique ultramontaine furent tous écartés sans aucun ménage- ment, au profit des tenants de la “tradition” française : Lalande, Colasse, Minoret et Goupillet. Le jeune Henry Desmarest, peu suspect pourtant d’ac- cointances ultramontaines en ce temps, puisqu’on le consi dérait alors comme le “génie le plus propre à remplacer Monsieur de Lully”, fut également écarté. Naïvement, il demanda alors au souverain la permission d’aller se for mer en Italie à l’instar des peintres, sculpteurs et architectes. La réponse du roi fut favo- rable dans un premier temps, mais il revint néanmoins sur sa décision, Lully ayant fait observer que Desmarest “gâteroit” son goût excellent pour la musique française en se rendant dans la péninsule. Le parti pris de Lully, qui choisit pro- bablement plusieurs des compositeurs reçus, paraît donc très nettement de réduire cette nouvelle influence italienne en France.

LES THÉATINS

La malchance poursuivit alors Lorenzani : la reine Marie-Thérèse mourut subi- tement à la fin du mois de juillet 1683 ; sa musique fut dissoute et Lorenzani se trouva donc maître de musique à Sainte-Anne-la-Royale, en face du Louvre sur l’autre rive de la Seine, dans le célèbre couvent des Théatins fondé en 1644 par Anne d’Autriche et Mazarin pour les religieux italiens à Paris. Il est important de souligner les liens de ce couvent avec Marie de Lorraine, duchesse de Guise et protectrice de Charpentier ; elle paya notamment la restauration de la chapelle San Gaetano, en imposant comme modèle une chapelle de l’église Saint-Joseph- des-Carmes, très italianisante et possédant une œuvre du Bernin 11.

Nous n’avons que fort peu d’informations sur le déroulement des offices chez les Théatins et surtout le type de liturgie pratiquée à l’époque de l’arrivée de Lorenzani ; c’est-à-dire au moment même où triomphaient à Paris et en province les partisans de l’église gallicane. Les pères théatins organisaient chaque année une grande neuvaine de Noël, pour fêter la Sainte Vierge, et où un public nom-

11. Cf. John Burke, “Sacred Music at Notre-Dame-des-Victoires under Mazarin and Louis XIV”, “Recherches” sur la musique française clas sique, XX(1981), p. 18-44. 104 LE CONCERT DES MUSES breux se pressait 12 ; il y eut très tôt aussi une volonté de faire exécuter des ora- torios à la manière romaine. Chez les Théatins enfin, les cérémonies religieuses se déroulaient généralement à la manière italienne et selon le rite romain (pro- bablement avec une prononciation à l’italienne).

M. de Laurenzain, comme on l’appelait alors, exilé à quelques pas du Louvre, redevint Lorenzani. Le succès de son œuvre pourtant ne fut pas atteint par cette mise à l’écart ; le public continua de lui être fidèle comme le chro niqueur du Mercure. En 1688, son opéra Oronthée représenté chez les Condé à Chantilly, haut lieu de l’influence ultramontaine, fut joué par la troupe de l’Académie royale de musique avec un succès considérable ; la partition est malheureusement perdue.

En 1693, il publia à compte d’auteur, chez Ballard, vingt-cinq motets en par- ties séparées, sur le modèle de ceux que le roi avait ordonné de publier quelques années plus tôt, c’est-à-dire ceux de Pierre Robert, Henry Du Mont et Jean- Baptiste Lully. Il y avait certes quelque défi de la part de Lorenzani à entrer dans cette royale collection, qui n’avait du reste pas été poursuivie par Ballard. La date n’est pas insignifiante : nous nous rappelons l’échec de Lorenzani au concours des sous-maîtres de la Chapelle royale en 1683. Parmi les quatre sous- maîtres reçus, figurait Nicolas Goupillet, qui avait été choisi principalement pour sa qualité de prêtre, ce qui lui permettait de diriger l’éducation des pages. Or, en 1693, fut découverte l’incompétence de ce musicien, qui depuis 1683, faisait jouer à la Cour et sous son nom, des motets de Henry Desmarest. Ce dernier venait en 1693 de se plaindre que Goupillet ne le payait plus. Le roi renvoya aus- sitôt Goupillet. Il y eut probablement un moment d’espoir pour Lorenzani et d’autres compositeurs de se voir enfin octroyer le poste qu’ils avaient convoité dix années auparavant. Il faut, à notre avis, interpréter de cette manière la paru- tion des motets de Lorenzani chez Ballard. Ces volumes sont dédiés au roi, et la belle dédicace mérite d’être citée :

— “J’ay toujours compté parmy les plus grands malheurs de ma vie, celuy de n’estre point né sujet de Votre Majesté. Mais si quelque chose m’en a consolé, ça esté de m’en sentir le zèle, l’attachement, & la tendresse ; Pardonnez, SIRE, la liberté de cette expression au genie affectueux de mon Pays, & souffrez qu’un Italien se laisse aller à ce que sa Langue naturelle luy inspire de plus propre pour exprimer les mouvemens de son cœur. Ma destinée est trop heureuse, si je la puis finir au service de Votre Majesté. Et que me pouvoient offrir tous les autres Princes de l’Europe, qui peût me dédommager de ce que j’aurois quitter dans votre cour ? […] Quelle que puisse estre ma fortune, elle me sera toûjours chere tant qu’elle dépandra de Votre Majesté & je croiray avoir vécu heureux, quand je seray par- venu à mourir, Sire, de Vostre Majesté, le très-humble & très-obeïssant serviteur.”

12. Cf. Vernaz, Fannie, “Introduction”, Lorenzani, Paolo, motets français, Paris, Éditions des Abbesses, 1991, tome I, p. VII. J. DURON : ASPECTS DE LA PRÉSENCE ITALIENNE 105

Le roi ne répondit point à cet appel, écarta aussi Desmarest jugeant sa partici- pation à ce scandale peu digne d’un maître de musique du roi. Lalande reçut donc le quartier vacant. Déçu semble-t-il à la fois du choix royal et du peu d’in- térêt porté à son édition (qui restera pourtant en vente chez Ballard durant toute la première moitié du XVIIIe siècle), Lorenzani quitta la France et fut nommé en 1694 maître de musique à la chapelle de Saint-Pierre de Rome.

NOTRE-DAME-DES-VICTOIRES

Parmi les sources qui nous transmettent l’œuvre de Paolo Lorenzani, il en est une qui mérite plus particulièrement l’attention de l’historien, car elle témoigne de la présence de la musique italienne à Paris durant cette époque ; il s’agit d’un manuscrit provenant du couvent des augustins déchaussés à Notre-Dame-des- Victoires (sur la place des Victoires), qui abritait les petits pères. Les pratiques liturgiques en usage dans ce couvent res tèrent très proches de celles qui vien- nent d’être décrites pour les Théatins. Nous savons ainsi que pour les vêpres de la Sainte-Cécile 1667, Cambert composa des pièces chantées “harmonieusement à six beaux chœurs […] tout comme on en voit d’ordinaire à Rome” 13.

Outre un premier volume, qui commence par des pièces de musique profane, principalement instrumentales et tirées des opéras français de la fin du XVIIe siècle, les deux manuscrits, datés des années 1680-1690, provenant de ce couvent et conservés aujourd’hui au département des manuscrits à la Bibliothèque nationale, contiennent plusieurs œuvres religieuses très intéressantes. On y trouve bien sûr des copies d’auteurs français plus anciens, Veillot, Moulinié, Bouzignac, Du Mont et Robert, mais aussi plusieurs motets de maîtres italiens de renom, Stradella, Carissimi, Melani, une messe de Bassani et deux motets de Legrenzi, les auteurs les plus fréquemment représentés dans les manuscrits français de cette période. À quelques rues du Louvre donc, les partisans de la musique italienne pouvaient exercer librement leur art. Le nom de Lorenzani apparaît dans ces volumes pour un motet Obstupescite omnes qui est attribué, dans d’autres sources tantôt à Lorenzani, tantôt à Danielis 14. À tous ces auteurs, enfin, il convient d’ajouter ceux qui, vivant en France, avaient adopté une esthétique ultramontaine, tels que Ferdinand, qui fut chanteur de Louis XIII ou plus tard Bernier.

LA FUGUE, MODÈLE ITALIEN

Ce dernier, né en 1665, appartient à une nouvelle génération de compositeurs : il est plus jeune que Desmarest, Lalande ou Campra, et en tout état de cause,

13. Cf. John Burke, op. cit. 14. Cf. Bulletin de l’Atelier d’études sur la musique française des XVIIe & XVIIIe siècles, n°2 (1991), p. 6-7. 106 LE CONCERT DES MUSES trop injustement oublié aujourd’hui. Il fut l’un des rares musiciens français à pouvoir faire le voyage d’Italie ; les contemporains le considéraient du reste, et à juste raison, comme l’un des meilleurs représentants de l’esthétique ultra- montaine à Paris :

— “La France admire en lui l’Italique science ; Rome révère en lui l’ornement de la France. Sous sa main les goûts semblent se réunir, Et par lui la querelle est prête de finir.” SERRÉ, Les Dons des enfants de Latone, 1734.

Il succéda fort logiquement à Marc-Antoine Charpentier à la Sainte-Chapelle en 1704. Nous ne lui connaissons pas d’œuvre italienne à proprement parler, mais certains traits de son écriture témoignent de son engagement esthétique et notamment son goût pour la fugue en tant que forme musicale. Les fugues de ses grands motets, celle du Beatus vir… qui timet, figurent parmi les plus origi- nales et les plus belles du répertoire au côté de celles de Rameau dans le Deus noster refugium et surtout le Quam dilecta (vers 1710-1715). On rapporte ainsi que les musiciens venaient consulter Bernier et le considéraient comme un maître pour le contrepoint :

— “Bernier, si recommandable par sa science et par le grand nombre d’élèves qui sont sortis de ses mains, a composé de très-beaux motets remarquables, sur-tout par les excellentes fugues qui s’y trouvent.” PIERRE-LOUIS D’AQUIN DE CHÂTEAU-LYON, Lettre sur les hommes célèbres… (1752).

Assez peu estimée en France, la fugue peut paraître aux yeux des contemporains français comme un italianisme, au même titre que l’écriture avec deux parties de dessus égales s’entrecroisant ou l’harmonie tendue, les marches harmoniques enchaînant les retards successifs… :

— “Les fugues sont à l’Eglise, comme à l’Opera, les delices perpétuelles des Italiens […]. Ce n’est qu’un pur travail, un pur ouvrage de l’étude & de l’aplication, & où le goût n’a que la moindre part, une pure ressource des esprits bornez.” 15

Les compositeurs qui la pratiquèrent, surtout après 1690, font partie d’une même famille esthétique. Les ouvrages d’Angelo Berardi, l’excellent maître de chapelle de Santa Maria in Trastevere à Rome, et notamment ses Documenti armonici, publiés à Rome en 1687, étaient dans la collection de Sébastien de Brossard, qui avoue dans son Catalogue les confier aux compositeurs qui le

15. Lecerf de La Viéville, Comparaison de la musique italienne et de la musique françoise, Bruxelles, Foppens, 1705, III, p. 142-143. J. DURON : ASPECTS DE LA PRÉSENCE ITALIENNE 107 venaient visiter 16. Ce traité contient en effet des pages très remarquables sur la fugue. Abordant plus spécifiquement les problèmes d’écriture plutôt que ceux touchant la forme, cet ouvrage est l’un des plus complets sur ce sujet à cette époque ; Rameau le connut certainement lorsqu’il rédigea son chapitre sur la fugue dans son Traité de l’harmonie (1722), car il utilise une terminologie très par- ticulière que l’on retrouve également chez Berardi.

En fait, du point de vue esthétique, la question de la fugue est assez complexe, car les contemporains distinguaient deux types de fugues qu’on peut résumer à la fugue proprement dite, développée sur un même sujet (ou deux) conduisant toute l’œuvre – et c’est le cas des pièces de Bernier –, et à la fugue à la française de tradition post-Renaissance qu’on peut suivre avec Titelouze, Nivers, Gri gny pour les organistes et que l’on retrouve dans les grands motets de Lalande. Il s’agit plus spécifiquement, dans ce cas, d’entrées de fugue s’enchaînant les unes aux autres comme dans la fugue à cinq parties qui renferme le chant du Kyrie dans le Livre d’orgue de Grigny. Rameau lui-même, dans son Traité de l’harmonie, donnera ce type de fugue comme modèle : Laboravi clamans, et pratiquera en revanche la fugue à l’italienne dans ses motets antérieurs.

Le cas de l’organiste Gigault illustre parfaitement ce pro pos. Dans la Préface de son Livre de musique pour l’orgue (1685), il oppose les fugues avec leur imita- tion “dont les vers sont fugués à la manière de feu Monsieur Titelouze” à “quelques autres fugues traitées, poursuivies et diversifiées à la manière italienne”. Les fugues à l’italienne contenues dans ce volume, très développées par rapport aux françaises, sont construites sur un seul sujet travaillé, comme celles de Frescobaldi, Froberger ou Pachelbel. Comme celles aussi de François Roberday (1624-1680), “valet de chambre des reines Anne d’Autriche et Marie-Thérèse”, peut-être lié aux petits pères de Notre-Dame-des-Victoires 17.

SAINT-ANDRÉ-DES-ARTS

Le 14 avril 1678, l’année même de l’arrivée de Lorenzani à la Cour, Nicolas Mathieu est présenté à la cure de Saint-André-des-Arts à Paris en remplace- ment d’Antoine Bréda, décédé. Coïncidence ? À quelques pas du Louvre, de la Sainte-Chapelle, du couvent des Théatins, va se développer alors un nouveau foyer d’accueil de la musique italienne 18. Il ne sera reçu définitivement qu’au

16. Cf. Jean Duron, “La structure fugue dans le grand motet français avant Rameau”, Le Grand Motet français (1663-1792) ; Colloque international de musicologie, université de Paris-Sorbonne : actes…, éd. par J. Mongrédien et Y. Ferraton, Paris, Presses de l’université de Paris-Sorbonne, 1986, p. 129-166. 17. Cf. Fugues et caprices à quatre parties, Paris, 1660. 18. Cf. Michel Le Moël, “Un foyer d’italianisme à la fin du XVIIe siècle : Nicolas Mathieu, curé de Saint-André-des-Arts”, “Recherches” sur la musique française classique, III (1963), p. 43-48. 108 LE CONCERT DES MUSES milieu de l’année 1681. J. de Serre de Rieux rappelle 19 le cadre de l’action de ce prêtre :

— “Monsieur Mathieu, curé de Saint-André-des-Arcs, pendant plusieurs années du dernier siècle, avoit établi chès lui un concert toutes les semaines où l’on ne chan- toit que de la musique latine composée en Italien par les grands maîtres qui y brillaient vers 1650. Sçavoir : Luigi Rossi, Cavalli, Cazzati, Carissimi à Rome, Legrenzi à Venise, Colonna à Boulogne, Alessandro Melani à Rome, Stradella à Gênes, et Bassani à Ferrare.”

Nous ne savons pas grand-chose de plus ni sur les concerts proprement dits, ni sur le public, encore moins sur les musiciens français qui fréquentèrent ce cénacle. L’abbé Mathieu conserva sa fonction jusqu’à sa mort en 1706. En 1705, François de La Croix (1683-1759), qui fut un élève de Bernier, fut reçu comme organiste ; ce musicien, sur lequel nous n’avons encore que fort peu d’informa- tions, publiera beaucoup plus tard (1741) de beaux petits motets très influencés par l’écriture et l’esthétique ultramontaines. On rencontre aussi dans ce cénacle un certain Jean-Claude Buttier, maître de musique, qui copiait des partitions pour le compte du fameux curé ; ce musicien est-il le Buttieri qui composa le motet O sacrum convivium, aux caractéristiques très italiennes et qui se trouve dans un recueil factice de la Bibliothèque nationale entre des œuvres de Campra, Danielis et Lorenzani ?

La découverte par Michel Le Moël de l’inventaire après décès de Nicolas Mathieu nous permet toutefois de connaître les noms des compositeurs français ou italiens qui étaient joués à Saint-André-des-Arts. Ce document décrit en effet avec une précision assez exceptionnelle pour l’époque le contenu de la biblio- thèque de musique du curé. On y trouve les motets français pour la Chapelle du roi publiés par Ballard, ceux de Du Mont, Robert et Lully, mais aussi des motets de compositeurs italiens ; parmi ceux-ci, généralement anonymes – “paquet de motets de différents autheurs d’Italie” –, on peut identifier Bassani, Lorenzani bien sûr, Melani, Foggia et Colonna ; ces musiciens se retrouvent dans la plupart des bibliothèques musicales du royaume. Les autres artistes français qui figurent dans cette liste appartiennent tous à cette famille esthétique : Campra, Bernier, François de La Croix, Morin et Charpentier.

MARC-ANTOINE CHARPENTIER

C’est encore une fois en 1678 (août) – coïncidence ? – que paraît dans le Mercure galant le fameux air italien Dolo rosi pensieri, à trois voix et basse continue de Joseph de La Barre, qui venait de mourir et avait composé plusieurs ouvrages

19. Les Dons des enfants de Latone, Paris, 1734, p. 12. J. DURON : ASPECTS DE LA PRÉSENCE ITALIENNE 109 de ce type. C’est à nouveau en 1678 (janvier et février) que le même Mercure – coïncidence ? – souligne l’apprentissage italien de Marc-Antoine Charpentier :

— “Il a demeuré longtemps en Italie où il voyait souvent le Carissimi.”

— “M. Charpentier, qui a demeuré trois ans à Rome, en a tiré de grands avantages. Ses ouvrages en sont la preuve.”

Charpentier fut au centre de ce mouvement, plus peut-être que tous les autres compositeurs français contemporains : “Charpentier aussi sçavant que les Italiens”, observe le Journal de Trévoux (novembre 1704). Les exégètes s’accor- dent sur cette analyse ; dès la fin du XVIIe siècle, l’art de Charpentier fut opposé à celui de Lully et l’opinion a perduré. Certes, on trouve dans son œuvre de mul- tiples traces d’italianismes ; on lui connaît également ses fameuses Remarques sur les messes d’Italie, dans lesquelles il observe et commente certains usages ultra- montains 20. L’étiquette italianisante peut sembler toutefois un peu forte par rap- port à la réalité : il faut bien évidemment avancer cette affirmation en fonction à la fois des commanditaires de la musique et des époques de composition. Car, nous l’avons vu dans le cas de Lorenzani, les compositeurs contemporains avaient une grande faculté d’assimilation ; ils ne se sentaient ni liés, ni engagés par des concepts modernes d’écoles nationales. Tel lieu obligeait l’adoption par - tielle ou totale de l’une ou l’autre esthétique, mais aussi certains types d’écriture semblaient mieux convenir à tel ou tel type d’expression : le “lamento” tout par- ticulièrement pour la manière italienne.

Les œuvres de Charpentier pour la Sainte-Chapelle, et notamment les trois motets des ténèbres [H. 228-230] sont très éloignés de l’écriture des pièces écrites pour Madame de Guise ou le Dauphin ; le style de la tragédie lyrique Médée [H. 491, 1693] se définit en fonction du style pratiqué à l’Académie royale de musique. Jamais Charpentier ne renonce aux caractéristiques principales de la musique française. Dans Médée, l’orchestre est écrit à cinq parties sur le modèle de celui de Lully, comme dans l’In obitum… gallorum reginæ lamentum [H. 409, 1683]. L’orchestre de ses grands motets, celui de David et Jonathas [H. 490], à quatre parties certes, obéit au canon français. Le chœur aussi. L’harmonie, riche en dissonances à l’italienne, reste chargée dans le grave à la française. Les exemples pourraient être multipliés ainsi à l’infini, sur l’écriture vocale ou ins- trumentale, les symbolismes, les formes… Il faut mettre en parallèle cet aspect de l’écriture de Charpentier, avec notamment celle d’Henry Du Mont qui, à la Chapelle royale même, utilise un orchestre hors des normes gallicanes et contrai- rement à son collègue Robert.

20. Cf. Catherine Cessac, Marc-Antoine Charpentier, Paris, Fayard, 1988. 110 LE CONCERT DES MUSES

La question ne peut donc être résolue avec des clichés réduisant nécessaire- ment une réalité beaucoup plus complexe.

Pourtant, certaines pièces de Charpentier, et notamment quelques-unes appartenant à la première période (avant 1688), concèdent très franchement à la culture italienne et semblent à peine adaptées : il faut citer ici sa Messe à quatre chœurs [H. 4] directement inspirée de celle de Beretta qu’il avait copiée et ana- lysée, certains oratorios et bien sûr le grand Cæcilia virgo et martyr octo vocib. [H. 397]. Il peut même arriver que l’écriture d’une pièce corresponde en totalité aux canons de la musique romaine contemporaine, et c’est le cas de l’his- toire sacrée Prælium Michælis Archangeli [H. 410], dont la conception sort des canons français, tant par les moyens utilisés, que dans le dessein général (la structure) et l’écriture de chaque mouvement de l’œuvre. L’air du dragon est très significatif à cet égard, dans la conduite de l’harmonie et de la mélodie, comme dans la forme choisie de l’aria da capo.

L’ORATORIO EN FRANCE

Là se pose donc la question du répertoire. L’histoire sacrée en latin jouée en France renvoyait très concrètement à l’oratorio romain qu’avait pratiqué Carissimi et que les voyageurs français du premier XVIIe siècle avaient admiré. L’introduction de l’oratorio en France implique donc une certaine connotation – presque un acte d’allégeance – avec une esthétique ultramontaine. René Ouvrard à la Sainte-Chapelle même avait composé plusieurs histoires sacrées à la manière italienne au début des années 1670 ; ces œuvres sont malheureuse- ment perdues. Du Mont s’essaya au genre dans son Dialogus de anima, curieuse- ment composé sur un texte utilisé par Carissimi 21 ; puis plus tard Lochon et Brossard. Jacques-François Lochon, qui naquit vers 1660 – il aurait voyagé selon Brossard en terre de culture musicale italienne (Liège), et fut enfant de chœur à la Sainte-Chapelle entre 1670 et 1679 –, composa un oratorio pour le jour de Noël, O miraculum, o novitatis prodigium, qui fut publié en 1701 avec son livre de motets. Cet oratorio fut composé probablement auparavant, puisque le livret apparaît dans les Cantiques de Pierre Portes (1685). Ce même texte fut utilisé par- tiellement par Sébastien de Brossard dans sa Messe quinti toni. Brossard, né dans les années 1650, composa lui aussi deux oratorios, Ecce Palestinæ lachrymas, pour la fête de l’Immaculée Conception de Marie (inachevé), et Deus meus audi, dia- logue de l’âme pénitente avec Dieu.

21. Cf. Jean Lionnet, “Introduction”, Henry Du Mont, dialogus de anima, Versailles, Éditions du Centre de Musique de Versailles, 1992. J. DURON : ASPECTS DE LA PRÉSENCE ITALIENNE 111

Mais l’importance de la production de Marc-Antoine Charpentier en matière d’oratorios appelle un autre type de démarche : trente-cinq œuvres regroupant à la fois des histoires sacrées, des cantica, des dialogues, des pièces de circonstance et des motets dramatiques. La plupart des histoires sacrées de Charpentier furent composées durant cette période 1678-1683, peut-être un peu auparavant et un peu après. Nous ne connaissons pas la destination de l’ensemble de ces œuvres ; pour certaines d’entre elles, nous savons qu’elles furent composées pour les Jésuites (Josué et Mors Saülis), pour les autres, nous n’avons aucune information précise. Pour les contemporains, il ne faisait aucun doute que de telles œuvres, même lorsqu’elles étaient composées dans un style français très prononcé, dérivaient de formules italiennes préexistantes.

La question de la présence de la musique italienne à Paris à la fin du XVIIe siècle revêt ainsi des approches très diverses et souvent curieuses. L’analyse de James R. Anthony sur l’opéra doit donc être nuancée par ces autres phénomènes. L’activité des partisans de la musique italienne est incontestable durant toute la fin du XVIIe siècle, mais réservée à des domaines de prédilection (la musique religieuse principalement et une partie de la musique instrumen- tale) et à des lieux privilégiés. Autour du Louvre, les cénacles se multiplient, les Théatins, Saint-André-des-Arts, Notre-Dame-des-Victoires, la Sainte-Chapelle d’une certaine manière ; plus loin, les Jésuites, l’hôtel des Guise… À la Cour même, des foyers naissent chez la reine Marie-Thérèse, chez le Dauphin, chez le futur Régent et même à la Chapelle royale grâce à Henry Du Mont. Jean Lionnet dans ce même volume a montré comment la Cour d’Angleterre, en exil à Saint-Germain-en-Laye, a participé à ce courant dès 1688, en recevant les compositeurs italiens en fonction auparavant à Londres et notamment Innocenzo Fede. Le Mercure participe de ce mouvement avec des critiques par- fois sévères à l’égard de l’art officiel et, la plupart du temps, généreuses aux par- tisans de la musique italienne.

Les noms des compositeurs italiens qui apparaissent sont les mêmes dans les différents cénacles : Carissimi, Luigi Rossi, Cavalli, Melani, Stradella, Foggia, Bassani, Legrenzi, Loren zani… Les noms des compositeurs français liés à cette esthétique se retrouvent également dans ces mêmes lieux : Charpentier, Ouvrard, Du Mont, Lochon, Gigault, Brossard, Bernier, Campra, Morin, de La Croix, Buttier… et il faudrait ajouter les instrumentistes et en tout premier lieu Couperin, “l’organiste de Saint-Gervais, serviteur passionné de l’Italie 22”.

22. Lecerf de La Viéville, Réponse à la défense du parallèle, Bruxelles, Foppens, 1705, p. 30. 112 LE CONCERT DES MUSES

SÉBASTIEN DE BROSSARD

À ces cercles liés de près ou de loin à la Cour, il faut en adjoindre d’autres, plus marginaux, mais qui participent du même effort. Le travail de Sébastien de Brossard à Strasbourg, puis à Meaux qui fit beaucoup pour faire connaître la musique italienne en France, tout d’abord par sa bibliothèque qui contenait un très grand nombre de copies et d’éditions ultramontaines 23 – cette bibliothèque se trouve aujourd’hui principalement au département de la musique de la Bibliothèque nationale –, mais aussi par les nombreux arrangements qu’il réalisa lui-même sur les œuvres de compositeurs italiens, ajoutant ici une symphonie, augmentant la texture de deux parties de violons, coupant ou au contraire com- posant des mouvements entiers. La liste serait longue, mais nous pouvons citer à titre d’exemple, l’ajout de deux violons dans le Vidi impium de Carissimi, l’arran- gement d’une messe pour saint Antoine de Bartolomeo Baldrati, maître de cha- pelle à Rimini (arrangement réalisé en 1689), l’ajout d’un orchestre à une messe de Francesco Della Porta, organiste milanais, les augmentations d’une messe de Fiocco en 1700, mais aussi Donati, Cornetti, Grossi… On peut ajouter à cette liste les pièces instrumentales écrites dans le style italien (sonates) ; les cantates sur texte italien et les nombreux airs composés sur des poèmes italiens Chi d’amor ferito fu, Ardire mio core, Dolce mio bene… ; et enfin son fameux Dictionnaire si utile aux François, qui apprennent ou qui appendront la composition en Italien 24.

Avec Brossard, peut se poser la question du type d’italianisme pratiqué et de la réception de certains traits caractéristiques dans la société française. Lecerf de La Viéville (III, p. 133) tente d’y répondre, en distinguant deux types d’italia- nismes, la copie, insupportable, et le style italien francisé :

— “Les François ont l’expression assez naturelle & assez juste, & médiocrement vive […]. Nous avoüons pourtant que plusieurs succombant à la tentation des chants detournez, se sont un peu éloignez de la nature, & les Italiens ont la gloire de les avoir corrompus, & le plaisir d’avoir empêché par là qu’on ne les surpassât tout-à-fait en un point. Si Mr Brossard s’étoit moins rempli d’érudition Italienne, il en auroit été plus coulant & plus suivi, il n’auroit pas changé de mouvement à chaque verset de son Ave vivens Hostia, il n’auroit pas fait des Amen & des Alleluia, dignes du sifflet.”

DANIEL DANIELIS

Daniel Danielis (1635-1696), natif de la région de Liège (comme Du Mont) et qui mourut à Vannes, fut aussi l’un des principaux artistes qui développèrent

23. Voir l’article de Jean Lionnet dans cet ouvrage, p. 81-95. 24. Lecerf de la Viéville, Comparaison de la musique italienne et de la musique françoise, Bruxelles, Foppens, 1705, III, p. 170-171. J. DURON : ASPECTS DE LA PRÉSENCE ITALIENNE 113 cette esthétique. Son art se confond parfois avec celui de Charpentier ou de Lorenzani. Il arriva à Paris en 1683 et se présenta en vain au concours des sous- maîtres de la Chapelle royale. Il fut reçut à la cathédrale de Vannes dès l’année suivante. Ses œuvres étaient très connues à Paris. Lecerf de La Viéville le cite souvent dans sa Comparaison de la musique italienne et de la musique françoise, aux côtés de Charpentier et surtout de Lorenzani, comme “compositeur recomman- dable”. Il le compare (III, p. 164) aux compositeurs qu’il juge français :

— “Le motet de Campra, Ubi es Deus meus, n’est que le motet de Danielis sur les mêmes paroles, revû, corrigé & augmenté […]. Je ne dirai pas que le motet de Campra ne vaut rien, il a son prix : mais je dirai qu’il n’est pas tel que je l’aurois esperé de Campra, travaillant sur un fond aussi riche.”

Un volume manuscrit, provenant de la cathédrale de Vannes et copié tardive- ment en 1710, montre bien cette influence italienne sur les musiciens français et la présence et la diffusion de l’art ultramontain en France, notamment celui composé par les maîtres français. Conservé à la Bibliothèque nationale de Paris [F-Pn / Rés 1474], ce volume ne contient qu’un seul motet italien, le Adoro te de Melani, mais Danielis est représenté par une cinquantaine de motets et l’on trouve aussi Charpentier, Brossard et Campra à côté de compositeurs moins connus comme La Ville Savoye.

Un recueil de la Bibliothèque nationale [F-Pn / Vm1 1722], provenant de la collection Brossard, est intitulé Cælestes convivium del signor Danielis : il contient deux œuvres de Danielis, mais aussi des pièces de Charpentier et Brossard – peut-être également un motet de Lorenzani. Un autre provenant de Bibliothèque royale [F-Pn / Rés Vmb ms 6] et “copié par Philidor l’aisné ordi- naire de la musique du Roi en 1688”, à la Cour même, réunit un corpus impor- tant de motets de Foggia, Lully (petits motets), Robert, Carissimi et Danielis. Les artistes italiens ou italianisants, même en dehors de la Cour ou des cénacles parisiens, parvenaient donc à se faire connaître, se faire copier, être joués proba- blement à la Cour même, quand bien même ils venaient de province.

Il faudrait pour brosser un tableau complet de cette présence italienne à la fin du XVIIe siècle, ajouter les noms de :

- Michel Pignolet de Montéclair (1667-1737) qui fit le voyage d’Italie dans la suite du prince de Vaudémont et introduisit probablement la contrebasse (instrument de prédilection des Italiens) à l’Académie royale de musique ;

- Jacques Hotteterre, dit le Romain (1674-1763) qui aurait voyagé en Italie durant sa jeunesse ; 114 LE CONCERT DES MUSES

- André Campra qui composa un motet Quis ego Domine , dans le goût italien [Motets, livre III, 1703] ;

- les compositeurs de sonates pour violon autour de 1695, les Clérambault, Dornel, Dandrieu et Brossard, qui recon naissait lui-même dans son Catalogue que “tous les compositeurs de Paris, surtout les organistes, avoient la fureur de composer des sonates à la manière italienne”.

Il faudrait décrire minutieusement les relations dans le sens France-Italie, peut-être plus complexes qu’il n’y paraît au premier abord ; voir le rôle de cer- taines places privilégiées où se côtoyaient musique française et musique ita- lienne, Bruxelles, Madrid durant le règne des Bourbons, Hanovre et surtout la Cour de Turin. N’est-ce pas justement en 1678 que Lalouette fut nommé “musico compositore delle compositioni francese” ?

Déçu de l’accueil de la France, Paolo Lorenzani quitta, nous l’avons vu, ce pays en 1694 pour retrouver Saint-Pierre de Rome. Curieusement c’est exacte- ment à partir de cette période que la cantate française, par essence ultramon- taine, commence son ascension. Les dernières années du XVIIe siècle voient éga- lement une floraison d’airs italiens paraître chez Ballard dans une série intitulée Recueil d’airs sérieux et à boire de différents auteurs (à partir de 1698), où se côtoient les noms de Bouvard, Brossard, Campra, Clérambault, Desmarest, Gillier, Grandval, La Barre, Lully et Marchand 25. Ballard continua ses publications avec une nouvelle série Recueil des meilleurs airs italiens qui ont été publics depuis quelques années (1699-1700).

Par ailleurs, un autre Italien, florentin d’origine, Teobaldo di Gatti, qui était arrivé en France vers 1675, violiste placé sous la protection de la princesse de Conti, commença alors à publier des œuvres italiennes, comme un Recueil d’airs italiens (1696), ou d’esthétique française, comme sa pastorale héroïque Coronis (1691). Le succès de ses compositions le conduiront à composer, pour l’Académie royale de musique, une tragédie lyrique, Scylla (1701).

D’autres Italiens vinrent en France à cette époque, et notamment Antonia Bembo, noble dame vénitienne, qui écrivit des motets en l’honneur de Louis XIV ; ou le violoniste Giovanni Antonio Guido (mort vers 1728) qui arriva à Paris autour de 1700. Celui-ci, qui était au service du duc d’Orléans (autre per- sonnage très lié à l’esthétique italienne), publiera quelques années plus tard des motets dans un très beau style italien.

25. Cf. Massip, Catherine, “Airs français et italiens dans l’édition française : 1643-1710”, Revue de musicologie, 77 / 2 (1991), p. 179-185. J. DURON : ASPECTS DE LA PRÉSENCE ITALIENNE 115

Parallèlement, et dès 1691, on constate dans le temple de la musique gallicane, l’Académie royale de musique, un nombre croissant d’airs italiens insérés dans les opéras : l’Astrée de Pascal Colasse (1691) en contient trois, mais il faut citer aussi la Médée de Charpentier (1693), le Ballet des saisons de Colasse (dans sa reprise en 1700), L’Europe galante de Campra qui en présente un dans la version de 1697, quatre dans celle de 1698 et d’autres qui s’ajouteront encore dans les reprises de 1698, 1703 et 1706, Les Festes galantes de Desmarest (1698), Le Carnaval de Venise de Campra (1699)... 26

L’histoire de la présence italienne en France durant le der nier quart du siècle reste donc en grande partie à découvrir. Il s’agit d’un jeu d’influences très com- plexe, mais aussi de résistances. Il existe une sélection stylistique des ouvrages purement italiens : il faudrait pouvoir déterminer sur quels critères fonctionnait ce filtre. Pourquoi certains compositeurs se retrouvent-ils dans tous les cénacles et point d’autres ? Il faudrait pouvoir analyser les types d’arrangements auxquels se livrait Brossard pour faire apprécier la musique italienne à Strasbourg ou Meaux, mieux comprendre les types, les manières (les mains pourrait-on dire s’il s’agissait de peinture) de chacun, apprécier les résistances d’un Charpentier, d’un Du Mont ou d’un Danielis…

“Les motets italiens sont meilleurs en France, qu’ils ne le sont en Italie parce que les défauts de leur exécution, qui les gâtent souvent dans leur pays, en sont détachés dans le nôtre.” LECERF DE LA VIÉVILLE, Comparaison de la musique italienne et de la musique françoise, Bruxelles, Foppens, 1705, III, p. 205.

26. Cf. note 1.