« LA CHAPELLE ROYALE DE VERSAILLES »

GRANDS DE COLASSE ET DESMAREST À LA CHAPELLE DE LOUIS XIV

Samedi 29 novembre 2003 Chapelle royale du château de Versailles DE COLASSE ET DESMAREST À LA CHAPELLE DE LOUIS XIV

Samedi 29 novembre 2003 Chapelle royale du château de Versailles

PROGRAMME

GUILLAUME-GABRIEL NIVERS Suite de pièces d’orgue (1632-1714) extraites du Premier Livre d’orgue (1665) Suites du 1er ton transposées en ut Prélude, 1er verset, Fugue grave, 2e verset, Diminution de la basse, 3e verset, Duo, 4e verset, Récit de cromhorne, 5e verset, Grand jeu

HENRY DESMAREST De Profundis (1661-1741) psaume 129

PASCAL COLASSE Motets pour la chapelle royale de Versailles (1649-1709) Pange lingua Lauda Jerusalem 5

avec

Hanna Bayodi, Isabelle Obadia, dessus François-Nicolas Geslot, haute-contre Emiliano Gonzalez-Toro, taille Benoit Arnould, basse

LE CHOEUR DU CONCERT SPIRITUEL

Delphine Malik, Aude Fenoy, dessus Arnaud Raffarin, Emmanuel Bardon, haute-contre Pascal Richardin, Gauthier Fenoy, tailles Christophe Gauthier, Christophe Olive, basse-tailles Sébastien de Hutten, Emmanuel Bouquey, basses

L’ORCHESTRE DU CONCERT SPIRITUEL

Hélène Schmitt, Bérangère Maillard, violons Judith Depoutot, Sophie Cerf, haute-contres de violon Pierre Boragno, Michelle Tellier, flûtes à bec Luc Marchal, Benoit Richard, hautbois Stéphane Tamby, basson François Poly, violoncelle Caroline Delume, Juan Sebastian Lima, théorbes François Saint-Yves, orgue

DIRECTION : HERVÉ NIQUET 7

Des deux compositeurs Desmarest est plus jeune de douze années. Ils fréquentèrent les mêmes lieux : la Chapelle royale, l’Académie royale de musique. Tous deux eurent une vie compliquée dont on pourrait tirer un roman. Ce qui les différencie aujourd’hui ? La notoriété ! Henri Desmarest connut les fastes des Grandes Journées du Centre de Musique Baroque de Versailles en 1999. Pascal Colasse attend les siennes… L’œuvre d’Henry Desmarest et de Pascal Colasse possèdent deux faces principales qui se répartissent entre art lyrique et musique spirituelle. C’est de spiritualité dont il est question dans ce concert.

HENRY DESMAREST (1661-1741)

Élevé à la Chapelle royale du temps d’Henry Du Mont et de , il quitta l’état de page pour endosser celui d’« ordinaire de la musique du roi ».

À vingt et un ans il donna avec succès ses premiers ouvrages lyriques. Son Idylle pour la naissance du Duc de Bourgogne fut jouée à la Cour en 1682, sous l’égide du grand Lully.

Le genre du revêtit un sens particulier pour Desmarest lorsqu’il se présenta au concours de la Chapelle royale en 1683 qui visait au remplacement de Du Mont et de Robert par quatre sous-maîtres. Au vu des succès obtenus à la Cour, Desmarest avait peut-être ses chances. Mais les nominations furent le fruit des influences des hommes de pouvoir du moment. Deux musiciens qui évoluaient dans le giron versaillais — Michel Richard De Lalande et Pascal Colasse — ainsi que deux prêtres — Guillaume Minoret et Nicolas Goupillet — furent nommés. Parmi les quatre récipiendaires il y avait au moins un médiocre, voire un incapable ! et, tout comme Marc- Antoine Charpentier, il reçut une pension... probablement plus une récompense pour son talent qu’un lot de consolation.

L’an 1686 est un bon cru pour Desmarest : il présente Endymion au début de l’année et, en novembre, le divertissement La Diane de Fontainebleau. Au moment où Lully s’écrase le gros orteil en dirigeant son Te Deum pour remercier Dieu d’avoir guéri Louis XIV de la fistule, Desmarest met la dernière main au sien.

En 1689, il se marie. Tout semble aller pour le mieux. Il vit sans charge mais la reconnaissance de son génie lui apporte de nombreux soutiens, de nombreux subsides...

Mais voilà qu’en 1693 éclate le scandale, le premier... En fait, l’un des quatre sous-maîtres de la Chapelle, Nicolas Goupillet, avait les pires difficultés à écrire les œuvres à grand concert qu’il devait à l’institution. Goupillet avait besoin d’un sous-traitant mais d’un sous-traitant non déclaré. C’est Henry Desmarest qui joua ce rôle et qui composa les grands motets que Goupillet faisait exécuter à la Chapelle royale sous son nom ! Mais Goupillet oublia, semble-t-il, de rémunérer le 8

« travail au noir ». Desmarest osa dévoiler l’affaire et se plaignit que son labeur ne trouvait pas toujours rétribution. Il put prouver les faits ; Goupillet fut congédié. Mais comme il venait d’ébranler l’aura de la Chapelle royale, notre compositeur ne retira aucune faveur de cette indiscrétion, bien au contraire ; le quartier laissé vacant par l’incapable Goupillet ne lui revint pas et on l’attribua à Lalande qui servit alors la moitié de l’année. Cette fâcheuse affaire fut néanmoins contrebalancée par le triomphe obtenu par sa tragédie en musique, Didon, présentée à l’Académie royale de musique la même année. Dans le domaine lyrique il donnera dans la continuité Circé (1694), Théagène & Chariclée et Les Amours de Momus (1695).

Le second scandale survient en 1698, lorsque, veuf depuis environ deux ans, il s’éprend de Mlle de Saint-Gobert, son élève et fille du président à l’élection de Senlis. Tout paraît normal jusqu’au moment où l’on en vient à parler de mariage. Bien qu’ayant préalablement donné son accord aux épousailles, Monsieur de Saint-Gobert change de position et oppose un refus catégorique au projet d’union ; de plus il poursuit Desmarest en justice pour enlèvement et séquestration sur la personne de sa fille. Face à ce revirement, les amants qui ont déjà un enfant s’enfuient. Le couple a tôt fait de dépasser les frontières du royaume et gagne rapidement Bruxelles et la cour de Maximilien-Emmanuel de Bavière, gouverneur des Pays-Bas.

Bruxelles qui était alors aux mains de la branche espagnole des Habsbourg était une ville meurtrie. Les armées de Louis XIV l’avaient pillée et, quatre années avant l’arrivée de Desmarest, les troupes françaises du maréchal de Villeroi l’avait assiégée et puis laissée en ruines. Cependant, à Bruxelles l’art français est bien présent, on y joue du Lully. Les ravages n’ont pas empêché l’essor artistique. Au moment où Henry Desmarest arrive dans la capitale du Brabant, on inaugure le Théâtre de la Monnaie. Bien que Desmarest fût à Bruxelles, la justice de Louis XIV suivait son cours. La suite des démêlés Saint-Gobert—Desmarest se solda par un procès où le compositeur fut reconnu coupable d’enlèvement. Il fut condamné à mort par contumace. Peu après cet événement, Charles II d’Espagne mourut. La succession d’Espagne était ouverte. Louis XIV imposa son petit- fils, qui prit le nom de Philippe V. C’est probablement par l’intermédiaire de son ami Matho que Desmarest fut invité à suivre le nouveau roi à Madrid.

Desmarest arriva à la cour de Philippe V au milieu de l’année 1701 ; il venait y remplir la fonction de Maître de musique de la Chambre du roi. Il constitua un corps de musique en faisant appel à des musiciens français. Sa formation rivalisait avec une autre institution, composée exclusivement d’Espagnols : la Chapelle dirigée par Sebastian Durón. Malheureusement le Roi, qui rejoignit ses possessions d’Italie en 1702 pendant plusieurs mois, ramena une troupe de musiciens italiens. La cour se désintéressa des Français et, en 1703, la plupart des musiciens recrutés par Desmarest rejoignirent la France. Par contre, leur chef dut rester dans la péninsule ibérique pour éviter l’application du jugement qui avait été prononcé contre lui. La situation ne se débloqua qu’en 1706. Desmarest quitta l’Espagne pour Lunéville, alors capitale du duché de Lorraine !

Le duc de Lorraine Léopold Ier cherchait à développer la musique ducale dont l’essor avait été compromis par les vicissitudes de la guerre de Succession d’Espagne. Après l’installation d’une gar- nison de soldats français à Nancy, il transféra sa cour à Lunéville et y fit immédiatement construire un château imité de Versailles. Il lui fallait aussi une musique digne de son ambition. Pour y répondre il engagea Henry Desmarest comme Surintendant de la musique, à la fin de 1706, sur les recommandations du Dauphin, père de Philippe V. Le duc confia à Desmarest l’éducation musicale de ses enfants. Il lui laissa aussi toute latitude pour organiser les concerts, définir les programmes, engager les musiciens, diriger les exécutions et, bien évidemment, composer les 9

œuvres qui devaient donner à la cour un éclat qu’elle n’avait jamais connu. Malheureusement, en 1717, un terrible train d’économies touche la musique. Le nombre des instrumentistes est ramené à douze et tous les chanteurs appointés sont congédiés. Depuis la Lorraine, Desmarest, qui espérait toujours voir sa condamnation annulée, envoyait en France des grands motets que son ami Matho parvenait à faire jouer devant le roi. Il arriva à ses fins, mais sous la Régence ; ce n’est qu’en 1720 qu’il fut gracié.

Desmarest partagea alors son temps entre la cour de Lorraine et Paris où, en 1722, il fit représenter un nouvel opéra à l’Académie royale de musique : Renaud ou la suite d’Armide. Sa carrière prit fin lorsque, à la fin des années 1720, François III succéda à Léopold. La cour de Lorraine fut alors livrée aux musiciens italiens avant que n’arrive Stanislas Lezczynski de Chambord avec tout un corps de musique qu’il confia au compositeur et violoniste Jean-Baptiste Anet.

Henry Desmarest s’éteignit à Lunéville le 7 septembre 1741.

EDMOND LEMAÎTRE

DE PROFUNDIS

Le De profundis que présente ce programme est probablement l’un de ces motets que Desmarest fit jouer dans la Chapelle royale sous le nom de Goupillet. Composé sur le très beau psaume 129 qui inspira tant d’autres musiciens de ce temps (comme Lully et Lalande), c’est une œuvre de belle dimension et de facture très moderne : l’orchestre y est amplement utilisé seul, dans des symphonies, préludes, postludes ou ritournelles ; des airs développés permettent à chacun des registres vocaux de s’exprimer tour à tour et notamment les dessus qui interviennent toujours en duo (« Si iniquitates observaveris », « A custodia matutina »). Les quatre grands chœurs donnent un « rythme » général au motet, marquant, comme les solides colonnes d’un édifice, le « dessein » de l’œuvre ; ils délimitent les « scènes », les « caractères » que le compositeur a choisis de peindre successivement : la supplication, la lamentation, l’espoir lointain, la paix, la béatitude. On ne sait exactement pour quelle occasion ni à quelle date fut composée cette œuvre : Michel Antoine envisage la possibilité qu’elle ait été donnée pour le service anniversaire de la mort de la première femme de Desmarest, le 2 août 1697 aux Pères de la Merci. Il est vrai que le motet est étonnamment sombre et pessimiste : hormis le chœur de lumière qui l’achève, il est de manière presque permanente dans cette tonalité de fa mineur si peu commune à l’époque et qui donne un sentiment de désolation qui n’est pas sans évoquer la magnifique Crucifixion de Charles Le Brun. Le traitement des voix solistes dramatise encore ce tableau, en multipliant les tensions (sauts de sixtes mineures, de quartes diminuées...) ; de même pour l’harmonie et le contrepoint.

Cette œuvre du jeune Desmarest, on l’admettra, est très fortement inspirée : elle rappelle la profondeur des grands airs à la fin de Didon et annonce déjà les grandes fresques de la période lorraine. Ainsi, Desmarest (et ce, bien avant son séjour en Espagne) nous semble doté d’un tempérament mystique qui trouvera de quoi se nourrir quelques années plus tard, à l’Alcazar de Madrid, auprès des artistes locaux. On est bien loin, dans ce motet, de cette ambiance de fête légère qu’on imagine si volontiers (et à juste titre) à la Cour de Versailles. Certes, le divertissement y paraît en tout lieu, à tout moment, mais très savamment contrarié, si je puis dire, par la tragédie humaine tout aussi permanente, exacerbée (ou sublimée, comme on voudra) dans la peinture religieuse d’un Le Brun (son Massacre des Innocents par exemple) ou d’un Antoine Coypel (la Crucifixion de 1692). C’est ce contraste qui, à mon sens, reflète le mieux cette Cour de Louis XIV. La Bibliothèque Nationale possèdait encore au début du XIXe siècle, une partition complète de ce De profundis : elle 10

a malheureusement disparu depuis, comme la plupart des motets de Desmarest composés avant 1699.

C’est grâce à l’intérêt qu’un riche collectionneur anglais porta à cette musique que ces œuvres nous sont connues. Au milieu du XIXe siècle en effet, un certain lord Ouseley fit l’acquisition d’une partie de la collection dite « Toulouse-Philidor », qui contenait, entre autres, des motets de Desmarest. Louis-Alexandre de Bourbon, comte de Toulouse, était un bâtard du roi et un grand amateur de musique. Il devait s'intéresser à Desmarest, puisque c’est chez lui beaucoup plus tard, en 1712, que furent présentés à Louis XIV des motets du compositeur. Toujours est-il qu’en 1704, il fit copier pour sa collection personnelle deux superbes recueils consacrés à ses motets de jeunesse de Desmarest. Ils ont été réalisés par Philidor, garde de la bibliothèque de musique du Roi, sur le modèle des motets imprimés de Du Mont, Robert et Lully que Ballard avait publiés sur ordre du Roi et dont il a été parlé plus haut.

Ce sont donc des parties séparées copiées sur du papier d’excellente qualité et avec une page de titre imprimée : « MOTETS/ DE MONSIEUR DESMARESTS,/ Pe[n]sionnaire ordinaire de la musique du Roy, chantez à la Chapelle/ de sa Majesté./ Copiez par Ordre exprés de son Altesse Serenissime Monseigneur le COMTE DE TOULOUZE,/ par M. Philidor l'aine, Ordinaire de la Musique du Roy, & Garde de toute sa Bibliotheque/ de Musique, & par son Fils aîné, l'An 1704. » À la mort de lord Ouseley, cette belle collection fut conservée au Saint-Michaels College de Tenbury Wells (Worcestershire), qui la vendit à la Bibliothèque nationale de France, il y a quelques années. Le De profundis ouvre cette série qui comprend 10 grands motets. Chacun des deux recueils consacrés à Desmarest comprend 9 parties séparées en format à l’italienne. Il manque malheureusement les trois parties intermédiaires d’orchestre, c’est-à-dire les parties de hautes- contre, tailles et quintes de violon. C’est évidemment une perte irréparable, tout du moins tant que n’auront pas été retrouvées les partitions (complètes) qui appartenaient à la Bibliothèque Nationale. La qualité de la musique justifie néanmoins la restauration qu’en propose aujourd’hui l'Atelier d’études du Centre de Musique Baroque de Versailles (qui a été réalisée par Jean Duron). Elle s’appuie bien évidemment sur une étude approfondie des autres œuvres contemporaines de Desmarest.

JEAN DURON

PASCAL COLASSE (1649-1709)

Pascal Colasse fait partie des musiciens qui animèrent au premier plan la vie musicale de Paris et de Versailles et qui aujourd’hui restent encore totalement inconnus. Il faut dire que l’Histoire ne lui fit pas la part belle. Elle ne sut que donner l’image d’un homme étouffé par la protection de Lully, d’un musicien accablé par des accusations de plagiat, d’un esprit affaibli qui se perdit dans la recherche de la pierre philosophale. On retint quelques anecdotes néfastes pour sa postérité, on oublia l’œuvre ? Les Colasse sont des reimois. Pascal et bien né à Reims mais comme sa famille s’installa à Paris dès 1651, il ne connut que fort peu la ville des sacres. Ses études musicales se déroulèrent à l’église Saint-Paul et furent complétées au Collège de Navarre ; de sa 11 jeunesse, on ne connaît rien de plus. Il entre dans l’Histoire de la musique à vingt-huit ans, lorsque, en 1677, Jean-Baptiste Lully renvoie Jean-François Lalouette après l’affaire d’Isis. Lully l’engage comme secrétaire. Chez Lully le travail de secrétaire était entièrement musical, il consistait à aider le Florentin à mettre au point ses opéras. À Colasse revenait souvent le soin d’écrire les parties intermédiaires de cordes et l’on suppose qu’il dut plus d’une fois assumer l’instrumentation des œuvres de Lully. C’est aussi l’époque où il devint « batteur de mesure » (chef d’orchestre) de l’Académie royale de musique. En 1683, il obtint son premier poste officiel, un poste d’obédience royale, l’un des plus convoités. L’année 1683 est l’année du fameux concours de recrutement des quatre sous-maîtres de la Chapelle royale. Ce concours visait au remplacement de Du Mont et de Robert par quatre sous-maîtres. À chacun d’entre eux devait revenir un quartier, c’est à dire un trimestre de l’année pendant lequel le musicien devait servir à la Chapelle. Il va sans dire qu’en renouvelant son personnel, le roi voulait aussi renouveler le style des œuvres qui résonnaient à la Chapelle royale. Colasse et trente-quatre autres candidats se présentèrent à l’admissibilité. Chaque compositeur fit chanter un motet devant le roi. Après audition, Sa Majesté retint seize musiciens. Colasse était du nombre. Pour vérifier que les motets qu’ils avaient fait exécuter étaient bien de leur main, on les enferma cinq jours en leur demandant de travailler sur le psaume Beati quorum remissae sunt (ps. 31). Mais cette épreuve d’admission ne servit pas à grand chose. La nomination des quatre sous-maîtres se passa d’une autre manière. Claude Tannevot, biographe de Michel-Richard Delalande, nous dit que Pierre Robert supplia le roi de bien vouloir agréer Nicolas Goupillet ; C.-M. Le Tellier, archevêque de Reims et Maître ecclésiastique de la Chapelle, le pria de recevoir Guillaume Minoret ; Lully qui protégeait Pascal Colasse sut convaincre sa Majesté. Ces protecteurs en étaient à se dis- puter pour le choix d’un quatrième quand le roi leur déclara : « J’ai reçu, Messieurs, ceux que vous m’avez présentés ; il est juste que je choisisse un sujet de mon goût, et c’est La Lande que je prends pour remplir le quartier de janvier» ! On a vu plus haut que Desmarest fut jugé trop jeune pour être admis. Pascal Colasse reçut le quartier d’avril1. À la mort de Lully (1687), Colasse acheva Achille et Polyxène, tragédie en musique que son maître avait laissée inachevée en ne composant que le prologue et le premier acte. Il prit bien soin d’éviter toute rupture de style... On l’accusa d’imiter servilement son maître. Il venait de mettre un pied dans l’opéra, il y sauta à pieds joints en 1689 lorsqu’il produisit l’un de ses chefs-d’œuvre : Thétis et Pélée sur un livret de Fontenelle. D’un style tout à fait personnel et d’une écriture orchestrale nouvelle, cette œuvre fut l’un des meilleurs succès de l’Académie royale de musique et se maintint au répertoire jusqu’en 1750. L’apport de Colasse est capital. Il réalise la première « tempête » musicale digne de ce nom. Elle sera souvent imitée et servira d’exemple à la tempête d’Alcione de (1706). Le succès fut encore au rendez-vous en 1695 lorsqu’il fit entendre Le Ballet des Saisons sur un livret de l’abbé Pic. Cette partition nous offre pour la première fois (deux ans avant Campra et Houdar de la Motte avec L’Europe galante) la structure de l’opéra-ballet. Ceci lui valut admiration et jalousie. À la suite de l’insuccès de Jason (1696), le librettiste Jean-Baptiste Rousseau reporta la responsabilité de l’échec sur le compositeur. Jaloux du succès des Saisons, Rousseau déclara que l’ouvrage ne réussissait que grâce au pillage que Colasse avait exercé sur l’œuvre de Lully et il l’accusa de plagiat ! Cette accusation naissait du fait que notre homme avait eu l’idée d’utiliser des pièces de Lully dans Le Ballet des Saisons sans les inclure dans la partition comme il l’indiquait dans son avis au lecteur : « L’auteur de la musique de ce ballet n’a pas jugé à propos de mêler la musique de feu Monsieur de Lully avec la sienne. » En 1700, la seconde édition de la partition fut augmentée des passages de Lully qui manquaient dans la première. Mais ses détracteurs tenaient à lui faire payer cher la protection dont Lully l’avait honoré ; toutes les preuves d’honnêteté intellectuelle qu’il donna ne suffirent pas à les désarmer et l’accusation de plagiat le poursuivit sa vie durant. 12

En 1690, Colasse fit l’acquisition de plusieurs privilèges pour établir des opéras à Bordeaux, Toulouse, Montpellier et Lille. Finalement seule la capitale des Flandres retint son attention. Malheureusement un incendie détruisit l’établissement de Lille en 1696 ! Il brigua alors la succession de Michel Lambert comme Maître de la musique de la Chambre. Il obtint cette charge et, en reconnaissance de ses talents, Louis XIV lui fournit 6.000 des 10.000 livres que réclamait l’enregistrement officiel de la nomination. Il conserva ce poste jusqu’aux derniers jours. Après 1700 et l’échec de sa tragédie en musique Canente (livret de Houdar de la Motte) il semble qu’il se retira de la vie publique et qu’il ne se consacra plus qu’aux différentes charges qu’il occupait. Il produisit son dernier opéra en 1706 : Polyxène et Pyrrhus (livret de La Serre). Pascal Colasse s’éteignit à Versailles le 17 juillet 1709 en nous laissant une dizaine de partitions lyriques.

Les dernières années de sa vie nous sont totalement inconnues. Ce manque fut comblé par des suppositions qui accédèrent bientôt au titre de légende. On raconta qu’il mourut l’esprit complète- ment dérangé et qu’il ne se consacra plus qu’à l’alchimie. Un article relata ces dires, la notice fut recopiée de dictionnaire en dictionnaires... Aujourd’hui il est temps de rendre justice à Pascal Colasse !

Lorsque, dans les temps à venir, l’œuvre de Colasse sera connue, on conclura sans peine que l’homme tient une place nettement plus importante dans le domaine de l’opéra que dans le domaine de la musique sacrée. Cet état de fait proviendra des énormes lacunes qui caractérisent son corpus religieux. En effet, de Colasse nous ne connaissons que les Cantiques spirituels de Jean Racine qu’il publia chez Ballard en 1695 ainsi que trois grands motets2 : Beatus vir, Lauda Jerusalem et Pange Lingua. Ceux-ci sont réunis en un recueil manuscrit qui fut copié en 1704 par Philidor, pour le compte de la Bibliothèque du roi ; ils sont conservés au Département de la musique de la Bibliothèque nationale de France.

LES MOTETS

Lauda Jerusalem, Pange Lingua et Beatus vir correspondent à la définition du grand motet : ce sont donc des œuvres pour solistes, chœur et orchestre. Ils appartiennent à la première forme du genre, celle qui avait cours au XVIIe siècle et qui se distingue par un traitement monobloc tendant à éviter la séparation des versets en mouvements indépendants, usage qui prévaudra au XVIIIe siècle. Ceci n’empêche pas le compositeur de rendre le sens du texte, non seulement par des figures de rhétorique musicale appropriées, mais aussi en jouant sur les effectifs, les tonalités, les timbres de voix, en opposant la concision du soliste, soutenu par un ensemble instrumental restreint, à l’ampleur du chœur soutenu par l’orchestre dans son entier, tout ceci contribuant à nous offrir une musique contrastée.

Pange Lingua et Lauda Jerusalem réclament le même effectif : - cinq solistes : dessus 1 et 2, haute-contre, taille, basse taille ; - chœur à cinq voix : dessus, haute-contre, taille, concordant (baryton), basse taille ; - orchestre à cinq parties : dessus de violon, hautes-contre de violon, tailles de violon, quintes de violon, basses de violon et basse continue. 13

À la lecture des œuvres on remarque que le manuscrit ne comporte aucune mention d’instrumentation. C’est là un fait singulier lorsque l’on sait que dans ses tragédies en musique Pascal Colasse se montre un instrumentateur fortement original qui a pour habitude d’indiquer avec précision les timbres qu’il choisit. Il faut dire que la recopie par Philidor date de 1704, l’année où Colasse se démit de ses fonctions à la Chapelle royale. Alors, il s’agissait probablement de faire œuvre de conservation, de garder un témoignage du sous-maître Colasse. Sur quel matériel premier s’appuie cette recopie ? Contenait-il des mentions instrumentales ? Si oui, on peut penser que le copiste ne prit pas soin de les reporter parce qu’elles ne sortaient pas des usages ordinaires, des habitudes du temps, par ce qu’elles répondaient probablement à des conventions qui sont aujourd’hui bien lointaines et qu’il nous faut retrouver.

EDMOND LEMAÎTRE

1 - Lorsque Goupillet fut contraint de démissionner en 1693, le roi attribua le quartier laissé vacant à Lalande. Colasse resta à la Chapelle jusqu’en 1704, Lalande récupéra son quartier. Minoret quitta son poste en 1714. C’est encore Lalande qui lui succéda ; ce dernier détenait alors les quatre postes, régnant seul sur la musique de la Chapelle royale.

2 - Un recueil de 1686 intitulé Motets et élévations pour la Chapelle du Roy ne contient que des textes.