Pour une géographie du hasina (Imerina, ) JEAN-PIERRE RAISON

ONDEMENT DE LA PENSÉEMALGACHE », Le hasina : une énergie canalisée selon Délivré (1974 : 143), le hasina est F Le concept pourrait n'avoir de sens géogra- un concept sinon méconnu du moins souvent phique que médié par les activités humaines détourné dans un sens occidental : on use plus qu'il contribue à orienter; mais le hasina est couramment de son dérivé masina, qui traduit ancré dans des lieux ; il peut être assimilé à une le vocable chrétien de « saint ». Le hasina, selon énergie, métaphoriquement un courant élec- Webber (1853), est la «vertu intrinsèque ou trique, qui circule entre lieux et hommes surnaturelle qui rend une chose bonne et efficace comme entre les hommes eux-mêmes, et on dans son genre », un pouvoir d'efficacité, une peut, à la limite, en traiter sur le mode d'une énergie qui s'applique aux relations entre les géographie des flux, avec ses pôles hiérarchi- hommes comme entre ceux-ci et la nature. Sans sés, ses axes de circulation et ses points de distri- hasina point d'acte fécond, point d'agriculture bution. Il y a plus, s'agissant de I'Imerina, ni de pouvoir, en somme point de société. Ceci société géographique où le rattachement à un suffirait à attirer l'attention du géographe : tombeau familial est la preuve du statut social, comprendre le hasina permet d'analyser mieux où l'on est d'un groupe Voko) situé dans une tant l'utilisation que l'organisation de l'es- hiérarchie parce qu'on est d'un lieu et d'un lieu pace (11. parce qu'on appartient à un groupe. La défi- nition des lieux de hasina et leur contrôle est un élément essentiel de la compétition entre groupes et à l'intérieur de ceux-ci. Pour mieux le comprendre il importe de voir comment le hasina est produit et transmis. L'homme ne possède à l'origine qu'un ziny (une personnalité) inné et immuable, mais il 1. Cet article est dans une très large mesure un essai de peut être doté de hasina. Celui-ci doit être tiré lecture géographique de travaux d'anthropologues et d'un stock d'énergie, issu d'un Dieu lointain, d'historiens, particulièrement de ceux de ma femme, dont les hommes préfèrent qu'il ne se mêle Françoise Raison-lourde, associée à cet hommage à notre point trop de leurs affaires.. . Ce qui importe, ami commun, Joël. A loël Bonnemaisori, le Voyage inachevé.. ce sont les lieux où on le trouve : montagnes, cette « grâce efficace » ? Le tombeau monu- rochers parfois surmontés de bosquets relictes, mental qu'ils ont pu construire est à la fois le sources, lacs, tous sites naturels marqués par signe de la réussite permise par le hasina et le la présence d'êtres mystérieux, les génies des conservatoire de celui-ci. Aussi l'élément essen- eaux ou des bois mais aussi par les traces de la tiel des rituels familiaux est-il la bénédiction présence des Vazimba, souvent décrits comme des aînés, acte de transfert aux cadets de la ferti- les anciens occupants de 1'Imerina. En réalité lité des générations précédentes : on la solli- est vazimba toute marque de présence humaine cite notamment avant de partir en voyage, donc qui ne peut être rattachée à une lignée, qui n'est de s'éloigner de l'énergie enracinée dans le pas « socialisée » ; la mémoire généalogique des terroir. Merina étant le plus souvent courte (2) et la On ne saurait toutefois réduire la hiérarchie seule preuve sûre de la parenté étant l'appar- du hasina à un simple principe de séniorité, car tenance au même tombeau, toute tombe ce don peut être plus ou moins bien utilisé, délaissée est réputée vazimba. être dilapidé ou détourné par des actions non Cette énergie se propage avec la plus extrême conformes aux normes collectives ou aux facilité : elle peut être transmise par la terre, contraintes individuelles que fixent à chacun elle peut vous frapper comme un rayon, vous ses destins. Ceci impose de regarder, plus que être communiquée par un contact ou par un devant soi, en arrière, pour s'assurer de la regard; elle est présente dans la parole. Or il conformité de ses actes avec la trajectoire de la s'agit initialement d'une énergie à l'état bmt, lignée. Curieux pays où le passé est dit « devant le hery, force dangereuse qu'il faut convertir en soi » (taloha) et le futur « ce qui est en arrière » hasina : cette opération est un processus social, (any aoriana) ! Non que la société merina soit fort bien analysé par Maurice Bloch (1386) à figée par la crainte et le respect des normes, propos du rituel de la circoncision. L'entrée qu'elle aille vers l'avenir à reculons. Un concept dans un collectif de parenté s'effectue par une n'a de sens que par la pratique et le hasina est cérémonie de violence ritualisée, marquant le ambivalent. L'existence de cette force invisible passage de la nature (la descendance biolo- ne peut être démontrée que par ses effets : qui gique) à la culture (l'appartenance à un collec- a réussi n'a pu le faire que grâce à un hasina tif indifférencié de parents). La circulation du supérieur et le succès individuel est une preuve hasina a son négatif dans une sorte d'anti- de bénédiction. C'est autour de personnalités monde, les flux de hery, contrôlés par les que se constituent par bourgeonnement de sorciers (mpamosay). nouveaux collectifs, organisés autour de Le tombeau, lieu constitutif du groupe de tombeaux que les riches ont pu faire construire parenté, est un accumulateur du hasina qui a et autour desquels ils rassemblent une paren- été recueilli, concentré par et dans les ancêtres tèle souvent composite, comme l'autorisent la et qui est donc inégalement réparti, les mieux bilinéarité du système de parenté et la pratique dotés étant les gens âgés, les plus proches des du mariage endogame. Le hasina peut donc ancêtres. N'ont-ils pas, en survivant et en ayant justifier, voire sanctifier, des arrivismes et des des descendants, prouvé qu'ils possédaient ambitions, pour peu qu'ils se fondent, en le créant, dans un collectif. Ceci est la marque

d'une (( morale utilitaire », selon l'expression 2. Seule exception : les lignées &andriririri les plus élevées, qui attachent au contraire la plus grande importance à du missionnaire norvégien Vig (1377), d'une leur généalogie, preuve de leur parenté avec un ancien société où on ne « prie » pas, mais où on « prie souverain. quelque chose » que l'on souhaite obtenir. On Les lieux du cœur est loin d'une société figée ou de la vision idéa- forte tension ; il est particulièrement nocif pour lisante d'une société familiale et solidaire, qui est de destin contraire, comme lorsque le comme l'ont élaborée les catholiques dans leur contact de deux fils électriques provoque un recherche des fondements d'une théologie de court-circuit. La relation entre deux humains I'inculturation. est aventureuse et s'opère avec précaution. 11 Le progrès n'est pas seulement l'effet d'une est plus qu'impoli, dangereux, de regarder quel- sage exploitation du capital d'énergie accumulé qu'un dans les yeux : le regard est force et peut dans la lignée, de la mise en œuvre des donc être maléfique (Kœchlin, 1971). S'il existe ressources du terroir. On peut en effet acqué- des sources permanentes d'énergie dans la rir du hasina en captant ailleurs des énergies. nature, le hasina, pour sa part, n'est jamais défi- Un exemple significatif est la multitude des ody nitivement acquis aux humains ni aux objets ou (charmes, talismans, palladiums) et qui en sont les réceptacles : ils se déchargent particulièrement, dans cette civilisation agraire et il faut périodiquement les recharger. Le montagnarde, des ody havandra, contre la grêle souverain lui-même, détenteur essentiel du qui menace les rizières, que l'on est allé quérir, hasina, devait annuellement, lors de la céré- parfois en pays lointain. Les campagnes merina monie annuelle du Bain, au mois d'Alahamady, sont quadrillées de lieux sacrés où, si l'on est recharger son énergie, en recevant le tribut introduit, on peut acquérir de nouvelles forces. d'une piastre d'argent que lui remettait chaque Ce sont toutefois des lieux dangereux, où groupe statutaire, et qui portait le même nom. l'énergie est encore sauvage, relevant du monde vazimba, monde sans règles puisque sans La capture du hasina par la monarchie parenté. Les sites sacrés sont ambivalents ; tout et l'élaboration d'une géographie reliquat de végétation naturelle, dans une de i'invisible région qui n'en comporte plus guère, est un lieu d'incertitude, le siège de forces qu'il Organiser la circulation du hasina, c'est fonder convient de contrôler. Sans vouloir aller trop le pouvoir. L'unification de 1'Imerina s'est donc loin en ce sens, on peut se demander si la préfé- accompagnée d'une restructuration de l'espace rence des Merina pour les vues dégagées ne du hasina en un système hiérarchisé construit procède pas d'une inquiétude face aux espaces autour de la personne royale. À la géographie couverts, refuges de créatures mystérieuses, où du visible (aménagement des plaines de l'on s'oriente mal, où l'on ne sait d'où vien- Tananarive, construction de digues), à la struc- nent les flux nuisibles. On peut de même poser turation sociale (codification de la hiérarchie l'hypothèse que la pratique agricole merina, des statuts) s'associe la construction d'une où l'accent est mis sur l'humanisation des géographie du sacré qui est leur fondement terroirs, où toute rizière est re-construction invisible. L'acte fondateur de 1'Imerina est le humaine, par planage, amendement, modifi- parcours du roi (début du XVI~siècle) cation des horizons pédologiques, où tout de sommet sacré en sommet sacré, définissant versant est peu à peu modelé, relève de cette son domaine selon la portée de son regard. idée fondamentale : seul ce qui est humanisé (( J'appelle ceci I'lmerina sous le jour (ambanian- - plus encore : socialisé - comme la rizière, dro). . . Je l'appelle Imerina parce que j'en occupe objet de travaux collectifs, peut être fécond. les sommets » (Callet, 1953,I : 284), faisant écho Le hasina restera toutefois toujours une aux paroles de son père Andnamanelo : 12 faut réalité instable : trop fort dans un individu, il que j'occupe tout ce pays qui est sous la lumière et peut nuire, comme une décharge électrique de que seul le soleil domine» (id. : 285). Le territoire À loël Bonnemaison, le Voyage inachevé.. . est défini par référence à la personne du roi. 11 particulièrement est ce qui est vu par lui depuis des points hauts, (Raison, 1984). Mais ce pavage, qui reste fonda- points de domination auxquels le rattache I'his- mental, se référait lui aussi formellement au toire de sa lignée (« tout avait été la résidence de hasina royal. Seuls échappaient à la territoria- ses ancêtres)),id. : 284). Il est dénudé, si bien lisation des groupes assez restreints d', que seul le domine le soleil, source d'énergie considérés comme généalogiquement proches primordiale dont les monts et leurs tombeaux du roi, tandis que le reste du peuple, andriana seraient les relais, si bien aussi que les flux sont de moindre rang et , constitués en foko toujours repérables, que l'orientation est endogames, se voyait reconnaître un territoire, toujours possible : IfIrnerina est le monde de lieu de résidence à tout le moins des défunts, la lumière par opposition à la périphérie, « sous puisqu'il porte les tombes où sont collective- les feuilles », où les Vazimba s'en sont allés; ment enterrés, quelle qu'ait été leur résidence, c'est le monde d'une nature dominée, trans- les membres du groupe. À chaque territoire formée par l'emprise humaine. comme à chaque groupe fut donc attribué un Cette armature du territoire est restée pour- rang, fonction de la nature et de l'ancienneté tant plus symbolique que réelle. II existe de l'alliance entre le souverain et le foko, donc maintes listes divergentes des montagnes de sa proximité au hasina royal. À la relative sacrées, et le chiffre de douze n'est pour ainsi unité du foyer des montagnes sacrées se combi- dire jamais respecté. On ne saurait s'en éton- nait le morcellement territorial organisé des ner : ce chiffre a valeur symbolique de pléni- groupes de descendance. tude, et les sommets sont sacrés en fonction La prééminence du hasina royal s'exprimait du lien qu'a avec eux le souverain, rattaché de deux autres manières, fonction des deux certes à une lignée, mais seul face à ses sujets, logiques spatiales. Le registre de l'espace pola- médiateur unique entre les forces du hasina et risé est représenté par le système des sampy l'ensemble des mortels. À la différence des (talismans ou palladiums) royaux, aux fonc- autres hommes libres, le souverain était enterré tions générales ou spécifiques, rassemblés par seul (3).Une cartographie des sommets sacrés les souverains, qui bénéficiaient au premier montre qu'ils sont loin de quadriller le terri- chef de leurs réserves de hasina. C'étaient pour toire : ils se disposent suivant une alignée sud- partie d'anciens ody de groupes merina, « récu- nord d'une cinquantaine de kilomètres, entre pérés » par le souverain, pour partie des talis- Ampandrana, lieu d'origine de la dynastie, et mans acquis dans les régions périphériques, , d'où partit Andrianam- une forme de captation au profit de 1'Imerina poinimerina, unificateur de 1'Imerina et initia- et de son roi des forces de l'île entière. Ces sampy teur de la conquête de l'île. Plutôt que d'un étaient placés sur des sites du centre de réseau, on peut parler d'un foyer multipolaire 1'Imerina qui constituaient à la fois des sanc- d'où les forces du hasina rayonnent sur une tuaires du pouvoir royal et des lieux de pèleri- périphérie aux limites floues. nage d'où, par le biais des objets qu'ils « sanc- Le réseau des montagnes sacrées ne struc- tifiaient », circulant dans un trafic assez turait donc pas concrètement le pavage terri- semblable à celui des reliques, se constituaient torial hiérarchisé qu'établirent les rois, et plus des réseaux de clientèle en même temps que des flux de hasina. Relevait d'autre part du pavage hiérarchisé 3. On enterre par ailleurs seuls, et sommairement, tous ceux qui ne sont pas intégrés dans l'ordre social : les la codification des cérémonies par lesquelles esclaves, les sorciers.. . le hery est transformé en hasina, comme la Les lieux du cœur circoncision. Sans que la structure de cette céré- accompagné des sampy et des représentants du monie soit fondamentalement changée, elle peuple, comme des chasses aux bœufs sauvages fut, peut-être à l'initiative de Ralambo, plus auxquelles seul il pouvait se livrer, à la fois radicalement sous Andrianampoinimerina, incorporation et signe de force. placée sous l'autorité du roi qui en fixait les dates, selon un ordre hiérarchique, à la suite La conversion royale au christianisme : de la circoncision royale et prêtait aux groupes un essai manqué de capture du hasina les chaînes d'argent nécessaires au transport des étrangers des calebasses d'eau sacrée. Ce qui était au départ cérémonie d'inclusion dans le groupe Cet édifice complexe où la géographie invi- de parenté indifférenciée du foko devint signe sible du hasina fondait la géographie visible d'insertion dans la collectivité du royaume, des œuvres humaines fut bouleversé, dès 1863, présenté comme une grande famille, marquée par la conversion royale au christianisme, plus à la fois par l'unité de la soumission au souve- précisément au protestantisme introduit par rain et la diversité hiérarchique, fonction de la la London Missionary Society, et la destruction proximité de chaque groupe avec celui-ci. 11 n'y des sampy (Raison-Jourde, 1983). Alors que eut plus dorénavant de hasina qui ne fût en Radama Ier interdisait le baptême des dernière instance issu du roi. Malgaches, vu comme un acte de soumission De même sens est la cérémonie du Bain aux ancêtres des Européens, Ranavalona II et royal (Fandroana), célébrée au mois d'Alaha- son premier ministre choisirent d'acquérir le mady, devenu premier mois de l'année : elle hasina de ces étrangers, jugé plus efficace pour était à la fois, dialectiquement, cérémonie de l'achèvement de leur entreprise de conquête renforcement du hasina royal par le don que de l'île. Il s'agissait non de se soumettre mais faisaient les groupes de la piastre d'argent préci- de récupérer une force, comme avait été opérée sément nommée hasina, et cérémonie de redis- la captation des énergies vazimba. Si les fonde- tribution du hasina par la bénédiction, sous ments disparurent, l'édifice ne fut pas totale- forme d'aspersion du peuple avec l'eau du bain. ment remis en cause : le Fandroana subsista, Dans certains de ses éléments, la cérémonie ainsi que, fût-ce sur un mode plus discret, les marquait d'autre part la maîtrise par le souve- rituels de circoncision ; les hiérarchies sociales rain d'un espace plus vaste que les territoires furent conservées, quoiqu'elles fussent pour « civilisés » : lors du Fandroana étaient offerts partie vidées de leur sens par la montée des au peuple et consommés des bœufs amenés houa, groupe du premier ministre, l'effacement d'une périphérie encore en partie ensauvagée, des « parents du roi » et, plus encore, des « seM- gardés par des groupes statutaires dont certains teurs royaux », les mainty. Le pavage spatial et du moins étaient considérés comme d'origine social fut préservé alors que disparaissaient vazimba. Le souverain du centre de la terre était pôles et axes du hasina : les montagnes sacrées aussi le dominateur des périphéries, d'où il elles-mêmes s'effacèrent dans un horizon tirait un surcroît de force, matériellement par lointain. les tributs, les pillages, la capture d'esclaves, Tous les témoignages rendent compte du symboliquement par son contact avec les forces profond désarroi qui, lors de la destruction des du hery et par leur transformation en hasina. sampy, frappa des populations qui pourtant, Tel était aussi le sens de ses circum-ambula- légitimistes, se convertirent en masse à « la tions périodiques aux confins du royaume, prière de la reine ». Réaction proto-nationaliste notamment au lendemain des circoncisions. face à cette soumission aux étrangers ? Il y aurait À Joël Bonnemaison, le Voyage inachevé.. . quelque anachronisme à raisonner ainsi, même des provinces, par le contrôle du commerce si, première révolte merina contre la colonisa- extérieur, mais au cœur de I'Imerina, la masse tion, le mouvement des Menalamba, fut s'appauvrit et s'étiola. Le fonctionnement d'un marqué par un retour aux « cultes ». Il y a plus État fort dans un pays pauvre et sans infra- profond : on pouvait détruire la matérialité des structures n'était possible qu'au prix d'un sampy, mais ceux-ci n'étaient que les réceptacles gaspillage humain : la conscription entraîna le de forces qui dorénavant erraient comme l'âme départ des jeunes vers les côtes, où le palu- d'un mort échappée du tombeau. Le hasina disme les décimait; les corvées (frappant les redevenait hery incontrôlé ; l'ordre social avait hommes libres et non les esclaves) se multi- perdu sa définition. Certes, le pouvoir royal plièrent, pour le portage, pour l'extraction de s'efforça de mettre en place des polarisations l'or dont le pouvoir avait un besoin croissant. de substitution : les temples relayèrent les sanc- La crise atteignit son maximum après la tuaires des sampy et quadrillèrent les première guerre franco-merina, quand le campagnes ; une « Église du Palais » fut orga- royaume fut soumis au paiement d'une très nisée, esquisse d'une Église d'État, et des « évan- lourde indemnité et quand déjà, dans un gélistes » malgaches, bénéficiant d'un haut protectorat bâtard, les étrangers constituèrent niveau de formation, furent placés dans les un deuxième pouvoir. On comprend que ce campagnes, notamment près des montagnes temps ait connu une recrudescence des cultes sacrées. Reconstruction bâtarde et inachevée : traditionnels, comme un recours ultime contre même dans la logique du nouvel ordre, une le malheur (Raison-Jourde, 1331). hiérarchisation ecclésiale liée à un pouvoir absolutiste s'accommodait mal du système La résurgence du hasina ? congrégationaliste de la LMS, et les rapports furent loin d'être iréniques entre pouvoir royal, La conquête française puis surtout, en 1836, Églises et missionnaires protestants. la fin de la monarchie et l'abolition de l'escla- Certes, l'organisation en congrégations rela- vage créèrent de nouveaux déséquilibres. Le tivement autonomes permit de maintenir loca- hasina avait perdu son axe ; les anciens esclaves lement l'ordre social, les notables prenant en se retrouvaient sans même le statut d'enfants main les paroisses. Mais comment opérer la mineurs des gens libres et formaient une masse suture entre les rituels conservés et la « nouvelle en quête de définition sociale et donc religieuse. prière » alors que les cadres protestants étran- Au sommet, les choses semblaient claires : le gers n'avaient que mépris pour les « cultes hasina français était seul établi et le Fandroana ancestraux » et rejetaient systématiquement les fut remplacé par la célébration du 14 juillet. « pratiques païennes » ? La base réelle du Les pratiques de la circoncision et du famadi- pouvoir d'État était la force, le quadrillage des hana retournèrent au niveau local, les cultes campagnes par les gouverneurs, et, dans les traditionnels » entrèrent dans une clandesti- régions conquises, les postes militaires et lieux nité renforcée par le silence que firent sur elles de commerce, car les officiers, pour eux-mêmes autorités coloniales et missions, accentuée ou pour les gouvernants, s'étaient fait traitants. encore par une situation paradoxale : pour une Le système ne pourrait trouver un équilibre fraction des Merina, le protestantisme, religion que si le hasina des étrangers montrait sa force, chrétienne pré-coloniale, devint le fondement si la conquête de l'ensemble de l'île se réali- moderne d'une authenticité nationale, le refuge sait, si la prospérité était au rendez-vous. Il n'en de ceux qu'avait dédassés la chute de la royauté. fut rien : certains s'enrichirent par le pillage Christianisation et éducation permettaient de Les lieux du cœur

tourner à leur profit les armes du vainqueur, des entrepreneurs du religieux. Comme et de se reclasser dans l'ordre colonial. Le natio- ailleurs, nouvelles églises ou sectes prolifèrent, nalisme s'afficha dans une « mérinité » occi- mais, plus encore peut-être, le retour aux dentalisée, une participation ambiguë au racines est manifeste, sous des formes système social et spatial de l'administration et contrastées. des Églises. Ceci ne pouvait qu'accentuer un Certains n'y voient guère que le moyen de clivage entre peuple et élites, plus qu'amorcé justifier leur position sociale : le mouvement au temps de la monarchie : d'un côté chez des de 1'« andrianité » s'appuie certes sur des élites occidentalisées, une « religion froide », analyses historiques, sur l'affirmation du hasina traduite par une parole stéréotypée, abstraite, des andriana, appelés à gouverner. Mais leur des attitudes formalisées, siégeant dans les lieux retour aux lieux vise surtout à affirmer la de pouvoir, les bâtiments inspirés de l'Europe, prééminence d'un groupe qui, en se qualifiant de l'autre une « religion chaude », métissée par de « noblesse », traduit sa méconnaissance les apports côtiers, d'une grande inventivité (volontaire ?) des faits anciens (4). L'ancien rituelle, s'exprimant en plein air, autour des statut n'est qu'un moyen de regrouper de tombeaux et de lieux saués, cachée parfois sous vieilles « élites » surtout urbaines dont les tech- le masque du folkIore. niques de lobbying n'ont rien de spécialement C'est seulement à l'extrême fin de l'époque malgache. Dans les campagnes, il en va diffé- coloniale, quand le nationalisme occidenta- remment : la lutte pour le contrôle des lisé était pourchassé par la répression qui suivit tombeaux et des lieux sacrés bat son plein, les la rébellion de 1947 dont il n'avait été qu'un sanctuaires se multiplient (Raison-Jourde, à spectateur médusé, quand pourtant le pouvoir paraître). Partout où des sites sont « récupé- colonial vacillait, que les observateurs notè- rables », on voit des candidats à la notabilité rent une recrudescence des « cultes païens ». bâtir des récits historiques qui justifient leurs Avec une finesse qui fut sous-estimée, la prétentions, et visent à établir un pouvoir à Première République les cantonna, reprenant base spirituelle sur la communauté locale et le thème de la modernisation par l'alliance sur la parentèle émigrée, voire à monter dans avec les étrangers, de la promotion par le la hiérarchie des statuts : phénomène d'échelle mérite et l'instruction; sa chute, en 1972, fut modeste toutefois, facteur de parcellisation moins causée par le marasme économique que spatiale. C'est surtout chez les spécialistes du par une revendication de malgachisation, rituel, les mpitaiza, dont le rôle ne cesse de d'ailleurs fort ambiguë : fallait-il trouver la grandir, que s'amorcent des initiatives plus forme malgache de visions unifiantes du amples, avec la constitution d'associations monde (et se tourner vers d'autres étrangers) régionales. On doute cependant que le système ou se replonger dans les valeurs d'un passé du hasina puisse trouver une cohérence struc- quelque peu idéalisé ? Le choix de la première turelle et spatiale. La dynastie merina n'a pas option conduisit à l'échec, patent dès le début de descendance et ce vide ne peut être comblé : des années quatre-vingt, du « socialisme scien- on ne voit pas de moyen terme entre l'unité tifique » à la malgache. La gamme des choix construite par les souverains et la parcellisa- extérieurs n'est pas épuisée : restent les États- Unis et la « mondialisation », sous l'égide des 4. Le hasina des andriana vient de leur proximité généa- institutions de Bretton Woods. Pourtant, ici logique au souverain, si bien que leur statut s'affaiblit aussi, se confirme la recherche d'un fonde- avec l'ancienneté de leur lignée : tout l'opposé des quar- ment spirituel de l'action efficace et la montée tiers de la noblesse européenne. À Joël Bonnemaison, le Voyage inachevé.. tion des foko territoriaux dont la hiérarchie ne repose plus que sur des gloses historicisées, piètres justifications de privilèges que, dans Bloch (M), 1986. From Blessing to Violence. History une société paupérisée, on tente de monnayer. and Ideology in the Circumcision Rituals of the La terre a perdu son soleil et les palais des Merina of Madagascar. Cambridge University souverains ont brûlé.. . Press, 214 p. Les dimensions sociales du phénomène sont Callet (F.), 1908. Tantara ny Andriana eto évidentes. Faute d'unifier, la renaissance des Madagascar. Académie Malgache, Tananarive, cultes peut exclure : les andevo, descendants 2 tomes : 1-481 ; 482-1243. Les citations sont d'esclaves, qui furent « les sauterelles gardiennes tirées de la traduction française par G.S. Chapus du tombeau », les conservateurs de la tradition et E. Ratsimba, (Histoire des rois d'lmerinu, 1953 quand leurs maîtres émigrèrent, sont de plus à 1978, Académie Malgache, Tananarive, 5 t.). en plus exclus. Une structuration sociale de Délivré (A.), 1974. L'Histoire des rois d'lmerina. l'espace sacré se précise : aux groupes supé- Interprétation d'une tradition orale. Klincksieck, rieurs, les lieux saints )) proches des terroirs Paris, 448 p. cultivés, les tombes sur lesquelles on peut Kœchlin (J.), 1971. (( Notes sur les implications de construire une histoire ; aux réprouvés, aux l'emploi privilégié de l'organe de la vue chez immigrants les hauts ensauvagés, les espaces les Vezo et les Mikea du Sud-Ouest de vazimba. Sans ancêtres, par définition, les Madagascar ». Archipel, 1 : 123-139. andevo ne peuvent entrer dans le jeu que par Raison (J.-P.),1984. Les Haum Tmes de Madagascar un détour : la possession, longuement occul- et leurs confins occidentaux. Enracinement et mobi- tée dans la société merina, mais qui a toujours lité des sociétés rurales. Karthala, Paris, 2 tomes, connu des résurgences en temps de crise, quand 662 + 614 p. les initiatives de Radama Ii bouleversaient les Raison-Jourde (F.) (dir.), 1983. Les souverains de fondements de la société, ou après la destruc- Madagascar. L'histoire royale et ses résurgences tion des sampy. Saisis par des esprits royaux, contemporaines. Karthala, Paris, 480 p. les êtres de rien trouvent un statut de porte- Raison-lourde (F.), 1991. Bible et pouvoir a parole de forces incontrôlées dont la maîtrise Madagascar au XIXe siècle. Invention d'une iden- est indispensable à toute harmonie sociale. La tité chrétienne et construction de l'État. Karthala, reconstruction d'une géographie du hasina est Paris, 840 p. peut-être pour bonne part entre leurs mains Raison-Jourde (F.), 1998. Confrontation sociale a dans une Imerina où elle est à la fois l'image Madagascar et contrôle des lieux de cultes ances- et le fondement de la société. traux : le cas dknkadivoribe (à paraître). Ms., 30 p. Vig (L.), 1977. Croyances et mœurs des Malgaches. Tananarive, 64 p. Webber (J.), 1853. Dictionnaire malgache-français. La Ressource, Bourbon, 598 p.