Revue européenne des sciences sociales European Journal of Social Sciences

XL-124 | 2002 Histoire, philosophie et sociologie des sciences Pour un état des lieux des rapports établis et des problèmes ouverts. XIXe colloque annuel du Groupe d’Étude « Pratiques Sociales et Théories »

Gérald Berthoud et Giovanni Busino (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/ress/568 DOI : 10.4000/ress.568 ISSN : 1663-4446

Éditeur Librairie Droz

Édition imprimée Date de publication : 1 août 2002 ISBN : 2-600-00806-3 ISSN : 0048-8046

Référence électronique Gérald Berthoud et Giovanni Busino (dir.), Revue européenne des sciences sociales, XL-124 | 2002, « Histoire, philosophie et sociologie des sciences » [En ligne], mis en ligne le 01 décembre 2009, consulté le 04 décembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/ress/568 ; DOI : https://doi.org/ 10.4000/ress.568

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Actes édités par Gérald Berthoud et Giovanni Busino avec la collaboration rédactionnelle de Daniela Cerqui, Farinaz Fassa, Sabine Kradolfer, Frédéric Ischy et Olivier Simoni

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SOMMAIRE

Avant-propos

La connaissance a-t-elle un sujet ? Un essai pour repenser l’individu Catherine Chevalley

Normes, communauté et intentionnalité Pierre Jacob

Un modèle polyphonique en épistémologie sociale Croyances individuelles, pluralité des voix et consensus en matière scientifique39-58 Alban Bouvier

La question du réalisme scientifique : un problème épistémologique central Angèle Kremer Marietti

Objectivité et subjectivité en science. Quelques aperçus Jacqueline Feldman

La notion de révolution scientifique aujourd’hui Gérard Jorland

Hétérogénéité ontologique du social et théorie de la description. L’analyse de la complexité en sociologie Nicole Ramognino

Différenciation, antidifférenciation : la sociologie des sciences dans l’impasse ? Pascal Ragouet

Les enjeux philosophiques et sociologiques d’une redéfinition actionniste de la « construction sociale » des sciences Michel Dubois

La nouvelle anthropologie des sciences et des techniques face à la « société de l’information » et son savoir Farinaz Fassa

La sociologie des sciences entre positivisme et sociologisme Jacques Coenen-Huther

Pour un programme sociologique non réductionniste en étude des sciences Jean-Michel Berthelot

Le balancier sociologique français : entre individus et structures Charles-Henry Cuin

Identité personnelle et logique du social Razmig Keucheyan

La prédication « nostrologique ». Quelques réflexions sur la nature du politique Laurence Kaufmann

Histoire, philosophie et sociologie des sciences Giovanni Busino

Prix relatifs et structures des marchés. Dialogue hors du temps avec Luigi Solari Emilio Fontela

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Avant-propos

1 En organisant ce XIXe Colloque du Groupe d’étude « Pratiques sociales et Théories », notre objectif était simple : demander à des spécialistes reconnus de nous indiquer les points vifs des recherches et des débats en cours dans le chantier des études sur les sciences.

2 Le titre du colloque fut volontairement large, délibérément vague. Ce titre aurait pu favoriser des errances interminables, des dialogues cahotants, bref les incompréhensions courantes entre les historiens, les philosophes et les sociologues. Rien de tout cela n’est arrivé pendant ces deux jours. Bien que les défections, à la dernière minute, des deux historiens invités nous ait privé d’un apport important et fondamental, le jeu de l’échange interdisciplinaire s’est néanmoins développé de la façon la plus satisfaisante.

3 Un dialogue constructif s’est noué entre tous les participants par interventions interposées. Les objections formulées, les compléments fournis ici et là, les questions posées, ont donné à nos échanges de l’animation, de la vivacité, voire de la réjouissance intellectuelle puisque à côté des interrogations il y a eu un bon nombre de suggestions à propos de travaux à engager, des recherches à envisager.

4 Il serait outrecuidant de vouloir synthétiser les communications réunies dans ce volume et dont la richesse et l’originalité lancent un défi impossible à relever. Par conséquent, il faut se limiter à porter un regard fugace sur les traits majeurs dégagés dans les tendances actuelles de la recherche. Les contributions recueillies se prêtent particulièrement bien à cet exercice.

5 Assez divers pour susciter des interrogations et assez ouverts pour rendre celles-ci possibles, ces travaux traitent en priorité : 1. De la connaissance; 2. Du réalisme et du constructivisme; 3. De l’objectivité; 4. De la crise et/ou de la recomposition des études sur les sciences.

6 De l’étude des exposés, le lecteur tirera des renseignements précieux mais aussi les conclusions de ce XIXe Colloque. Mais par delà ces réflexions de fond, un sentiment restera dans l’esprit de ceux qui ont organisé cette rencontre sur le Campus de Dorigny : la sincérité du dialogue, l’acceptation raisonnée des méthodes critiques, la distinction entre la croyance et la validité, la reconnaissance du statut spécifique des sciences de l’homme et de la société.

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7 Plus que tout autre, cette conviction restera à l’esprit des participants au Colloque et peut-être, aux lecteurs de ce volume. Les Rédacteurs

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La connaissance a-t-elle un sujet ? Un essai pour repenser l’individu

Catherine Chevalley

1 Il y a sans doute en philosophie aujourd’hui peu de questions d’allure aussi classiques et académiques que celle du sujet. Pourtant, lorsqu’il s’agit de traiter des rapports entre philosophie, histoire des sciences et sociologie des sciences, le problème que pose la détermination d’un concept de sujet est généralement éludé; ou bien, ce qui produit le même néant de résultats, il est phagocyté par la polémique ou noyé dans l’œcuménisme. Je voudrais donc procéder autrement et affronter directement la difficulté de savoir comment l’on peut se former aujourd’hui un concept à peu près rigoureux de l’individu qui connaît, de l’individu que je suis moi-même en tant qu’engagé dans l’activité de comprendre.

2 Pour cela j’adopterai le parti d’opposer à une première figure possible du sujet, celle qui l’identifie plus ou moins à la pensée collective d’une communauté, une seconde figure, caractérisée par l’invention de techniques individuelles d’écart à l’égard de cette pensée collective et par la stylisation d’une conduite nouvelle en réponse à des situations de contradiction. En introduisant à propos de la connaissance l’idée qu’un individu mis, pour une raison ou pour une autre, « au pied du mur » s’enseigne à lui-même des automatismes nouveaux, je voudrais faire apparaître l’idée que comprendre, c’est inventer et que c’est aussi, simultanément, s’inventer soi-même.

3 Je généraliserai ensuite cette seconde figure en disant que l’individu qui se constitue comme sujet de ses actes dans la pratique cognitive fait de cette manière l’une des expériences fondamentales qui caractérisent ce que M. Foucault appelait le mode de subjectivation. Ainsi devient-il possible de penser la connaissance comme un processus de fabrication de soi. Ni « participation » platonicienne, ni décodage de lois universelles et nécessaires au sens de Galilée, ni pouvoir baconien, ni empilement d’habitudes et d’associations, ni savante mise en branle des rouages de mon entendement, ni simple domestication de la peur, ni négociation sociale des preuves. Comprendre n’a de sens pour l’individu, en dernière instance, que comme une pratique de soi qui ouvre à un art de « se gouverner soi-même et les autres ».

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I. Sociologie des sciences : vive la communauté

4 Par sujet, on a entendu en général dans la philosophie moderne une façon de désigner l’individu comme le support de pensées, de représentations, de perceptions, d’imaginations. On a dit souvent que cette façon de faire était calquée sur la structure apophantique-formelle du sujet grammatical. Dans le langage ordinaire, on nomme sujet ce qui reçoit des prédicats, et de la même manière Descartes aurait pensé l’ego cogito comme ce qui est le fondement de cogitationes. Kant aurait conservé la même orientation fondamentale, et lorsque Husserl en vient à s’exprimer sur la question, dans les années 1930, c’est pour dire que toute la philosophie moderne s’est emprisonnée dans le problème absurde de savoir comment le Moi, avec ses vécus intentionnels, pouvait sortir de lui-même et entrer en relation avec le monde des objets et prétendre le connaître.

5 Il se trouve que, dans ces années 1930, le sujet connaissant se voit partout délogé de ses forteresses traditionnelles et remplacé par autre chose, dont la dénomination varie selon les auteurs. Du côté de la sociologie, cet autre chose s’appelle la communauté. Je rappellerai donc pour commencer les grandes lignes de l’opération tentée par L. Fleck1 pour soutenir que l’agent réel de la connaissance serait le Penser-collectif (Denkkollektiv) de la communauté. Qui connaît ? C’est la communauté. Comment ? En transmettant des techniques, des savoirs-faire, des concepts, des lexiques, des uniformités de perception, etc. L’expulsion explicite de toute philosophie possible de la connaissance réflexive que décrète Fleck, comme beaucoup d’autres à cette époque, installe la pensée dans l’ordre du collectif et de l’anonyme. Voyons comment un peu plus en détail.

A) La notion de Penser-collectif chez L. Fleck

6 La connaissance est une activité sociale de part en part. Cette affirmation est martelée par Fleck, dans son livre Genèse et développement d’un fait scientifique2, dans l’intention de fonder un nouveau genre de théorie de la connaissance, qu’il nomme épistémologie comparative. Fleck veut établir que la connaissance n’est pas un « processus individuel relevant d’une quelconque conscience théorétique »3 et que le mot même de connaissance n’a de sens qu’en rapport avec l’idée d’un Penser-collectif4. Défini comme « une communauté de personnes qui échangent des idées ou qui sont en interaction intellectuelle de manière continue », ce Penser-collectif ne doit pas être conçu comme un agrégat d’individus5; il s’agit plutôt d’un monde de pensée autonome et global qui fournit le fond du savoir existant, fabrique des « styles »6 et est à ce titre un facteur essentiel de toute connaissance nouvelle.

7 Le Penser-collectif fournit à Fleck le moyen de briser la relation duelle entre sujet et objet qui caractérise à ses yeux toutes les conceptions de la connaissance dans la philosophie moderne. D’une relation de lecture, décodage, traduction, reflet ou expression entre sujet et objet, la connaissance devient alors un processus à trois éléments : l’individu, les états de choses et le Penser-collectif : In comparative epistemology, cognition must not be construed as only a dual relationship between the knowing subject and the object to be known. The existing fund of knowledge must be a third partner in this relation as a basic factor of all new knowledge. It would otherwise remain beyond our understanding how a closed and style-permeated system of opinions could arise, and why we find, in the past,

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rudiments of current knowledge which at the time could not be legitimized by any « objective » reasons and which remained only pre-ideas7.

8 Comment, dans ces conditions, chaque individu est-il affecté par le Penser-collectif ? A lire Fleck, l’on constate qu’il s’agit de fait d’une infection, à la fois subreptice et envahissante, qui ne laisse à l’individu qu’une marge de manœuvre très réduite. Le Penser-collectif est en effet comme sédimenté en nous, il nous est presque invisible, de sorte que l’on tend toujours à reconnaître comme une réalité objective de l’expérience ce qui n’est en réalité que le résultat des pré-conditions du savoir8. Le Penser-collectif transmet à l’individu tous les outils de son apprentissage : concepts, méthodes, formulation des problèmes, organisation de la recherche selon telle ou telle division du travail, modes de préparation des phénomènes, bon usage des contraintes techniques, rhétorique des controverses, publications à plusieurs, structures hiérarchiques à l’intérieur des communautés9. Le savant, comme tout autre individu, pense donc selon une structure formelle qui s’avère de nature essentiellement sociale. En outre, il existerait une sorte d’accumulation primitive d’émotions tacitement partagées par la communauté et inscrites au fondement même des grands concepts scientifiques. Fleck affirme en effet que la connaissance est toujours liée au comportement émotionnel des individus – « Feeling, will and intellect all function together as an indivisible unit »10 – et que ce que l’on appelle usuellement connaissance objective, ou pure, ou non subjective, est simplement une connaissance telle que son soubassement émotionnel est partagé par tous les membres du groupe. La neutralité du sujet connaissant devient une baudruche : « there is only agreement or difference between feelings, and the uniform agreement in the emotions of a society is, in its context, called freedom of emotions »11.

9 L’individu que décrit Fleck semble donc entièrement sous l’emprise du Penser-collectif. Son rôle dans la connaissance est faible, voire insignifiant, par rapport au développement propre des « forces sociales à l’œuvre dans le savoir ». Le Penser- collectif est plus stable et plus cohérent que ce qu’on appelle l’individu, qui est toujours fait de pulsions contradictoires. Pris isolément, chacun de nous n’est d’ailleurs jamais ou presque jamais conscient du style de pensée dominant, qui exerce pourtant une pression absolument contraignante sur sa pensée. La conception des choses qui est caractéristique de la communauté et de ses « systèmes d’opinion » agit jusque dans la structure même du langage12. Réduit comme peau de chagrin, le rôle de l’individu dans la connaissance est seulement de « s’assurer des conséquences qui s’ensuivent de certaines préconditions »13. En d’autres termes, l’individu enregistre, formule, contrôle, les implications entre certaines préconditions du savoir posées par le fonctionnement collectif de la pensée (les « connexions actives ») et certains résultats d’expérience (les « connexions passives ») qui forment ce que l’on considère comme réalité objective14. Qu’est-ce par exemple que voir un fait ? C’est voir quelque chose et l’interpréter comme un fait. Or, dans ce processus le Penser-collectif fournit la totalité de la préparation et de la disponibilité intellectuelles pour acquérir telle façon particulière de voir et d’agir, plutôt que telle autre. Voir, en effet, ne se réduit pas à : avoir une perception visuelle; voir, c’est avoir la perception visuelle développée d’une forme (Gestaltsehen)15. Un fait scientifique émerge d’abord parce qu’il se produit un signal de résistance dans la façon de penser originaire, puis parce que l’individu obéit à une contrainte bien définie, enfin parce qu’il dégage ainsi une forme qu’il croit dès lors percevoir directement. En dernière instance, le Penser-collectif indique donc à l’individu non seulement selon quels concepts et règles penser, mais même ce qu’il voit dans son expérience.

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10 L’individu, pour tout dire, est un chaos. Comme il participe inévitablement de plusieurs modes de Penser-collectif en même temps, étant par exemple, membre de la communauté scientifique et aussi membre d’un parti politique, d’une classe sociale, d’une nation ou de telle ou telle société secrète, il peine à ajuster tout cela. Vivant dans plusieurs mondes symboliques, il reste imperméable en général aux contradictions, se réglant selon une uniformité de pensée du point de vue social qui est beaucoup plus forte que sa pensée logique, au point que même les contradictions logiques de cette pensée « sociale » n’atteignent même pas un niveau explicite16.

11 Fleck procède ainsi en 1935 à une critique radicale des philosophies de la conscience et de toute problématique de la constitution de l’objet par un sujet transcendantal, au profit d’une compréhension de la connaissance comme fait social, presque comme « construction sociale » au sens des sociologues des sciences contemporains. En ceci il prend acte d’un mouvement qui connaîtra toute son ampleur dans les années 1960. En histoire des sciences, l’on supposera qu’il se produit des « mutations discontinues » de la pensée dont l’agent réel serait la communauté, et qui modifierait quelque chose que l’on appelle selon les auteurs cadre conceptuel, style de pensée, Weltanschauung, paradigme ou matrice disciplinaire, système d’énoncés. En philosophie, le corrélat de cette désindividualisation du processus de la connaissance sera la « crise du sujet ». L’on critiquera les illusions de la philosophie réflexive selon lesquelles un Je constituerait en totalisations le temps, l’histoire, le monde, etc. Foucault, décidant à cette époque de faire plutôt une théorie des pratiques discursives qu’une théorie du sujet de la connaissance, écrira : « S’il est une approche que je rejette catégoriquement, c’est celle (appelons-la en gros, phénoménologique) qui donne une priorité absolue au sujet de l’observation, attribue un rôle constitutif à un acte et pose son point de vue comme origine de toute historicité – celle, en bref, qui débouche sur une conscience transcendantale »17.

B) Le retour de l’individu : science et ambitions personnelles

12 Fleck remplace le sujet de la philosophie moderne par le Penser-collectif via une opération dont le résultat est qu’il n’y a plus d’individu à proprement parler : on jette le bébé avec l’eau du bain, l’individu avec le sujet transcendantal.

13 Dans la sociologie des sciences des dix ou quinze dernières années, il semble au contraire que l’on observe un certain retour de l’individu; mais ce retour lui est tellement dommageable qu’il ne faut peut-être pas s’en réjouir ! De fait tout se passe comme si l’idée même d’une personnalitas moralis (Kant) était devenue exsangue. Dans beaucoup de conceptions actuelles de la science, l’individu, s’il a la chance de n’être pas réduit à une candeur toute huronienne, apparaît comme un « acteur » ambitieux et dominateur, engagé sans cesse dans des controverses où se jouent avant tout des relations de pouvoir.

14 Cette image, qui passe pour la seule « intelligente » parce que la seule à prendre en compte sans hypocrisie la réalité des mécanismes de domination immanents à chaque groupe social, est associée à une conception plus générale de la connaissance qui en fait une négociation sociale de preuves. Considérons sous ce rapport le programme dit « fort » de la sociologie des sciences contemporaine18. Comme il ne s’agit pas pour moi ici de débattre du détail des thèses avancées, je ferai référence seulement à la synthèse de ces thèses qui a été proposée en 1998 par D. Pestre19. La nouvelle histoire des

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sciences, écrit Pestre, décrit la science telle qu’elle se fait. Sous-entendu : elle ne s’attache pas, comme le faisait le positivisme logique, à la reconstruction rationnelle de la structure logique des théories physiques. Qu’est-ce que décrire la science telle qu’elle se fait ? C’est d’abord, négativement, détruire un certain nombre d’illusions idéalistes. La science apparaîtrait, à tort, comme un savoir qui serait avant tout conceptuel, avec des démonstrations contraignantes, indépendantes de l’évolution des sociétés, un savoir muni d’une méthode propre, confiant dans la reproductibilité des résultats expérimentaux dans la nature et certain de dévoiler le sens du monde naturel. Détruire ces illusions signifierait alors, positivement, que l’on décrive la science avant tout comme une institution sociale et un ensemble de pratiques et de savoir-faire. Comme un champ où aucune solution n’est contraignante et où les solutions sont adoptées en fonction de la conception que se fait l’époque de l’intelligibilité et de la preuve. Comme une activité locale liée à l’état des techniques et de l’industrie dans telle zone géographique. Comme une activité qui n’a pas de méthode propre, mais qui évolue dans la complexité toujours contradictoire des modes de légitimation des savoirs. Comme une fabrique d’expérimentations qui sont des effets de théâtre, produits dans des espaces spéciaux. Enfin, comme un discours qui se targue de la caution d’une Nature elle-même muette, et qui ne semble universel que parce que l’institution le fait circuler comme tel.

15 Ces thèses reviennent donc à historiciser et à anthropologiser radicalement la notion de science. Il est outrecuidant de les rejeter d’un revers de main, comme le font beaucoup de scientifiques; il me semble qu’il faut plutôt les examiner soigneusement et les interpréter comme une modélisation possible d’une certaine situation historique, récurrente sous certaines conditions, du travail intellectuel. Mais ce qui m’importe ici est que la sociologie des sciences tend aujourd’hui sous cette inspiration à décrire l’individu d’une façon que je trouve non seulement sinistre, mais aussi fausse.

16 Peut-on donner des exemples précis de cette prétendue dégradation si fâcheuse de la personnalitas moralis une fois privée du transcendantal ? Il y en aurait pléthore, fournis par la littérature constructiviste… J’évoquerai ici le cas, tout à fait singulier, de la façon dont l’on présente aujourd’hui les principaux fondateurs de la mécanique quantique comme des êtres cyniques qui auraient utilisé toutes les ficelles de pouvoir répertoriées afin de promouvoir leur interprétation de la théorie. C’est ce que fait, par exemple, l’un des livres récents importants publié sur la formation de la mécanique quantique à la fin des années 1920, celui de M. Beller, Quantum dialogue. The Making of a Revolution20. Il s’agit d’un livre bien informé sur le plan documentaire, qui est le résultat de longues années de travail et qui est reconnu pour tel. Ce livre se situe dans un courant qu’on pourrait appeler sociologico-communicationnel, puisque son but principal est de montrer « en quoi la science est enracinée dans la conversation » (ibid., p. 2), qui serait le véritable lieu naturel d’un « tourbillon de concepts et d’émotions » (conceptual and emotional turmoil, ibid.) propice à l’élaboration du savoir : « Je soutiens, écrit l’auteur, que le dialogue est l’élément sous-jacent à la créativité scientifique » (ibid.). Le recours à l’idée de « flux dialogique » permettrait de contourner les notions massives usuelles de l’histoire des sciences : cadres conceptuels, schèmes ou paradigmes (ibid., p. 3). Il permettrait également d’introduire directement les stratégies rhétoriques dans le processus de construction d’une théorie : récits des vainqueurs, reconstitutions biaisées du passé, techniques de persuasion, argument de l’inévitabilité de la théorie, etc., auraient servi à établir dogmatiquement le pouvoir de la mécanique quantique acausale de Copenhague (ibid., pp. 10-11). Dès lors la voie est ouverte pour traiter Niels Bohr de

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« poète de la physique » (en un sens péjoratif) au nom de son usage « des analogies affectives, des associations subjectives, des harmonies, du langage ordinaire… » (ibid., pp. 12-13). La mécanique quantique version Copenhague aurait ainsi reposé dès ses débuts sur « les idées douteuses et pauvrement exposées de Bohr, qui dépassait ici son domaine de compétence » (ibid., p. 270)21.

17 Il n’y a, à vrai dire, rien de notoirement nouveau dans l’idée de transformer Bohr en Saint Sébastien de la Nouvelle Religion. D’autres flèches lui avaient été envoyées, tout aussi acérées, par K. Popper en 1982, qui écrivait sans aucune argumentation que l’« orthodoxie quantique » présentait tous les caractères des partis totalitaires; ou par G. Lochak qui parle en 1992, dans sa biographie de L. de Broglie, du « manteau impérial de la théorie de la complémentarité », traite Bohr de « nouveau Bellarmin » et soutient qu’il s’agissait d’un « coup d’état »; ou encore par J. L. Heilbron en 1985, qui traite Bohr de « gourou » et décrit la philosophie de Copenhague comme « un mélange d’impérialisme et de résignation »22. La diabolisation de Bohr remonte à vrai dire au milieu des années 1950, lorsque l’on s’est mis à employer les expressions d’Interprétation de Copenhague ou d’orthodoxie. C’est à ce moment que s’est peu à peu formée l’équation suivante : N. Bohr = BOHR 1927 = Interprétation de Copenhague = Standard View, équation qui suppose une série de simplifications drastiques, mais qui permet d’identifier de proche en proche le travail de Bohr de 1912 à 1927 à un seul texte écrit en 1927-28, puis à une orthodoxie dogmatique qui aurait uni Bohr, W. Heisenberg, W. Pauli, M. Born, P. A. M. Dirac, P. Jordan, J. von Neumann et bien d’autres, et enfin à ce qui est devenu l’interprétation dite standard vers 197023. Dans les années 1960-70, plusieurs philosophes des sciences avaient aperçu cette situation : N. Hanson, M. Jammer, E. Scheibe, P. K. Feyreabend, E. McKinnon, D. Howard. Mais leur protestation souvent violente semble être restée inaudible, malgré leur très grand renom. Dans une entreprise dévastatrice et assez étrange de destruction de tout ce qui pourrait s’opposer à la vénération à l’égard d’Einstein, l’on a commencé à dire couramment que l’Interprétation de Copenhague s’était imposée de force, par le jeu des pressions sociales et du charisme de ses chefs. Cette hypothèse est par exemple soutenue avec vaillance par J. Cushing dans son livre Quantum Mechanics. Historical Contingency and the Hegemony, qui entend montrer qu’une chronologie historique différente aurait conduit à l’adoption du « programme causal » et non du programme dit de Copenhague24.

18 Faut-il prendre de tels jugements au sérieux ? Cent objections ruinent la thèse selon laquelle Bohr, Heisenberg, Pauli ou d’autres auraient engagé par ambition personnelle l’interprétation de la mécanique quantique dans la direction d’une sorte de déchetterie pour concepts philosophiques. Il reste qu’aujourd’hui l’on affirme sans rougir que la prétendue « Ecole de Copenhague », qui n’existe en tant que telle que dans les esprits de ses adversaires des années 1950 et suivantes, aurait été un groupe de pression dès l’origine, qui se serait imposé par des moyens publicitaires et qui aurait fonctionné comme un Penser-collectif, dictant à tous comment manipuler, comment formaliser, comment interpréter, comment gloser.

19 Tout se passe alors comme si la sociologie devait à bon droit remplacer l’épistémologie, au nom de sa courageuse dénonciation des mécanismes de pouvoir à l’œuvre chez les savants. L’image qui en résulte est fausse historiquement, elle fait bon marché de ce que Husserl appelait l’impulsion des problèmes, et de plus elle est triste, décourageante, moralisatrice et ennuyeuse. Somme toute, Simone Weil était bien plus

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drôle lorsqu’elle chargeait le « village des savants » tout entier, non pas au nom de la morale, mais au nom de la statistique : les savants ? Pas pires que les autres groupes sociaux, disait-elle en substance, pas meilleurs non plus. Ou bien Nietzsche, lorsqu’il comparait les hommes de science au sens large (savants et hommes de lettres) à de petits mécanismes d’horlogerie ou à des miroirs sans autre joie que celle de refléter25.

20 Les individus ont bien retrouvé un rôle dans la sociologie récente des sciences. Mais ce rôle les a réduits à des acteurs ambitieux paradant sur la scène de théâtre des controverses, des coups bas, des financements odieux, des compromis abjects. N’est-il pas possible de formuler les choses autrement, sans pour autant tomber ni dans les naïvetés de notre ancienne foi métaphysique dans la science, ni dans les excès d’une description qui rend l’individu entièrement passif et soumis au Penser-collectif, ni enfin dans une critique dénuée de probité philologique, lourde, et moralisatrice de la méchanceté cachée des héros de la pensée ?

II. Situations de contradiction et techniques individuelles d’écart

21 Dans Changing Order, H. Collins lui-même écrit que « le premier ingrédient de la recette pour changer d’ordre est un individu disposé à proposer une interprétation des données qui ait la potentialité de créer une certaine contradiction »26. Je voudrais me situer à ce point dans la situation générale où quelqu’un est amené à dire Blanc là où tous les autres disent Noir, et poser la question suivante : que fait un individu confronté à un état de choses dont la communauté, soit par son attitude soit par ses modes de savoirs acquis, semble lui interdire l’intelligibilité ? Une telle situation est fréquente dans l’histoire des sciences et j’en donnerai quelques exemples plus loin. Mais commençons par la considérer dans sa plus grande généralité formelle : « Je » dis quelque chose qui n’est pas entendu, ou qui est contredit, par tout le monde autour de moi. Qu’est-ce que je fais ? Réponse : j’invente des techniques d’écart qui me sont absolument spécifiques et apparaissent en ce sens comme le produit d’un travail individuel commencé depuis toujours.

A) Les outils interprétatifs de la communauté et le travail herméneutique de l’individu

22 Pour la clarté des choses, je voudrais préciser en premier lieu en quel sens minimal je prends les termes de communauté et d’individu.

23 Une communauté peut d’abord être définie comme un lieu où l’objectivité se définit par l’accord intersubjectif d’un certain nombre d’individus qui parviennent à se communiquer leur expérience dans un langage non ambigu, parce qu’ils acceptent les mêmes modes perceptifs, les mêmes formalismes et les mêmes grandes stratégies d’interprétation. C’était la conception de Bohr et de Pauli27. Un tel groupe n’est alors ni complètement rationnel, ni complètement irrationnel. Une communauté serait complètement rationnelle si elle ne se réglait que selon la logique interne des problèmes; or il est clair que les décisions des groupes sociaux sont le résultat de multiples contraintes, certaines intellectuelles, d’autres de réalisation ou d’influences. Une communauté serait à l’inverse complètement irrationnelle si elle se donnait toute entière à l’ambition, à l’argent, au pouvoir ou au caprice – mais il est clair là encore que

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les logiques spécifiques des problèmes et même des déontologies interviennent à l’occasion dans les décisions… Aussi faut-il considérer, plus raisonnablement, qu’une communauté est a-rationnelle. Elle se définit par l’adhésion du plus grand nombre de ses membres à certains outils ou schèmes interprétatifs. De la même manière, un tel groupe ne saurait être ni méchant ni bon, ni pervers, ni honnête. Les communautés savantes ne font en général d’éthique qu’en Comités. Les outils interprétatifs sur lesquels s’accorde une communauté peuvent inclure aussi bien un marteau (une communauté peut décréter que Un tel est « fou »), qu’un tournevis (pour visser une explication-type dans la tête de ses membres). Une communauté prend des décisions politicardes ou scientifiques, publicitaires ou intellectuelles, mais dans tous les cas elle agit selon les grandes orientations interprétatives au nom desquelles elle s’est organisée. Les schèmes d’interprétation qui sont dominants dans une communauté ne sont intrinsèquement ni rationnels ni irrationnels, ni « éthiquement corrects » ni scandaleux. Ils sont simplement momentanément acceptés.

24 Soit donc une communauté a-rationnelle et a-morale, définie de façon minimale par l’adhésion d’un certain nombre de gens à des outils interprétatifs bien définis à tel et tel moment. Comment maintenant concevoir l’individu ? J’admettrai ici que l’individu est toujours déjà engagé dans l’interprétation. Tout lui vient de l’expérience, mais en un sens particulier : l’expérience n’est pas seulement l’expérience de qui est présent- sous-la-main, de la chose subsistante. Elle est expérience de l’ambigu – ce qui explique que l’on peine tant à transmettre l’expérience. Elle est un travail incessant de l’interprétation, un processus herméneutique qui est une création continuée de nos « mondes ». Douter où il faut, s’assurer où il faut, se soumettre où il faut, comme le disait Pascal, c’est savoir jouer avec cette ambiguïté. L’ambiguïté assure le renouvellement de la connaissance, qui vient toujours d’un afflux d’empirique inintelligible et d’expériences incohérentes. Elle se réduit – par la partition des régions d’expérience et la constitution de nouveaux langages efficaces –, puis se transporte ailleurs et recommence à soumettre l’individu à l’épreuve de s’affronter comme impuissant ou ignorant.

25 Un tel individu est par conséquent lui aussi, pris sous sa forme générale abstraite, a- rationnel et a-moral. Il n’est rationnel que dans des régions d’expérience bien délimitées, et que s’il dispose d’outils bien affutés qui ont déjà fait leurs preuves. C’est le cas, par exemple, en physique, en mathématiques, en logique; c’est même le cas souvent dans l’expérience amoureuse, pour peu que l’on observe que la plupart des comportements y sont régis par la règle de la répétition d’expériences littéraires ou cinématographiques. Quant à la personnalitas moralis, elle ne se structure facilement que sous la contrainte des vieux thèmes religieux, qui restent jusqu’à présent les recueils de règles les plus riches, les plus nombreux, et les plus précis que nous ayons. Notre époque est, pour le reste, indigente. Nous n’avons, dans l’université, qu’une vieille morale laïque et positiviste fabriquée il y a plus d’un siècle; nous n’avons, dans l’amour, que des variations lasses sur Sade, Miller, ou « Casablanca »; et nous n’avons, dans la politique, qu’un plaisir cathartique du théâtre, où les feux des projecteurs ne fonctionnent que pour les despotes (éclairés) qui ont leur chaise sur la scène ! Comment s’étonner que nous ayons aujourd’hui quelque difficulté à penser l’individu ?

26 En réalité, nous sommes à nous-mêmes ce qu’il y a de plus étranger, dit Nietzsche. Pour nous connaître, il ne faut donc pas chercher à nous re-connaître dans du déjà vu, déjà rencontré, déjà écrit, pensé, représenté : car re-connaître, ce n’est que se rassurer.

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Connaître exige plutôt d’aller vers ce que l’on ne reconnaît pas, et qui semble étranger, anormal, inintelligible. C’est d’ailleurs ce que font les physiciens, dit encore Nietzsche28. Pour se poser cette question si simple, « qu’ai-je envie de dire, de faire, de comprendre, de sentir ? », avec l’espoir d’y répondre, il convient de se traiter soi-même comme une expérience que l’on met des années à monter, dont l’on peaufine les détails et dont l’on interprète prudemment les résultats statistiques. Je voudrais maintenant proposer l’ébauche d’une description de certaines techniques individuelles de compréhension de l’inintelligible, qui conduisent à ce que j’appellerai par un néologisme des « automathématismes » : des automatismes que l’on invente et que l’on s’enseigne à soi-même.

B) Deux exemples : J. Kepler (1604); N. Bohr (1913)

27 Mes exemples seront pris dans l’histoire des sciences. Je ne poserai aucun principe général de méthode susceptible de faire pendant aux quatre principes de causalité, de symétrie, d’impartialité et de réflexivité revendiqués par certains sociologues des sciences. Nietzsche parlait du gris de tout ce qui est attesté par les documents, ce que l’on peut vraiment établir et ce qui a réellement existé, bref, tout le long texte hiéroglyphique, laborieux à déchiffrer, du passé de la morale humaine. Foucault reprenait ce gris à son compte : La généalogie est grise; elle est méticuleuse et patiemment documentaire. Elle travaille sur des parchemins embrouillés, grattés, plusieurs fois réécrits »29. Ce minimalisme méthodologique, auquel je souscris, n’est évidemment pas une revendication naïve de neutralité. Il vise plutôt à laisser la voie libre à une adaptation de la méthode aux objets, dans un « scepticisme systématique à l’égard de tous les universaux anthropologiques »30. Il faut partir non pas du sujet constituant de la phénoménologie, ni du sujet constitué des marxismes, mais des pratiques concrètes en tant que modes d’agir et de penser.

28 Gris des documents et analyse des pratiques concrètes. J’évoquerai d’abord l’exemple de la refondation de l’optique par Kepler en 1604, dans un livre touffu intitulé Ad Vitellionem Paralipomena (ce qui voulait dire « Compléments au manuel de Witelo »)31. Avant ce livre, l’optique n’est pas une théorie autonome : elle est soit une partie de l’astronomie, soit une branche de la géométrie, soit un terrain d’expériences curieuses pour la magie naturelle, soit une technique picturale, soit encore une métaphysique de la lumière. En 1604, Kepler établit l’optique comme un savoir distinct, il donne la première explication correcte de la vision en montrant comment se forme l’image rétinienne à l’issue de la traversée des humeurs de l’œil par les faisceaux lumineux, il donne la première théorie des lentilles minces et des lunettes, et il formule une loi correcte de la réfraction pour les petits angles. Le livre de Kepler n’est pas seulement le début de l’optique moderne. Il ouvre aussi la voie à la loi des orbites elliptiques des planètes énoncée dans l’Astronomie nouvelle de 1609, c’est-à-dire à ce que A. Koyré appelait la fin du privilège du cercle; il ouvre la voie à la géométrie projective de Desargues et Pascal; et il ouvre la voie au sens nouveau que prend chez Descartes la référence à la métaphore de la vision dans la connaissance. Mais ce livre ne correspond pour autant en rien à la façon de penser usuelle. Kepler s’agrippe d’abord à une anomalie que Tycho Brahé trouvait pour sa part tout à fait explicable32. Il s’obstine dans l’étude de cette anomalie. Il fait l’hypothèse philosophiquement fondamentale que la bizarrerie des phénomènes observés tient à la nature de l’instrument utilisé (une forme de camera obscura). Il reprend à zéro l’analyse de la formation des images. Il puise dans

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les livres de magie naturelle les résultats des savoirs populaires sur les images, qu’il confronte au savoir anatomique tout nouveau de ses amis médecins. Il réfute la théorie aristotélicienne point par point dans un texte implacable de dix pages. Il se débarrasse de ses collègues à coups de grands moments lyriques souvent désopilants où il cite les poètes grecs et latins. Il utilise toutes les ressources des procédés de réfutation qu’il avait mis en pratique un peu auparavant dans l’Apologie contre Ursus. Il rit, il se moque, il se met en colère, il explicite toutes ses démarches erronées successives. Il reprend des techniques perspectives de Dürer et des résumés de théologie aux Néo-Platoniciens. Enfin il invente une langue nouvelle, en redéfinissant par exemple la distinction entre Imago et Pictura, ou en introduisant les concepts modernes de Foyer et de Convergence.

29 Que fait Kepler en 1604 ? Il se donne à comprendre quelque chose d’inintelligible. Et pour cela il invente un comportement cognitif nouveau – un nouveau style et un nouveau langage. Il contredit le savoir de la communauté non pas au chaud de l’intérieur de ce savoir, mais en brisant son organisation interne. Il ne s’agit pas pour lui d’énoncer une proposition ou un groupe de propositions qui contredisent le Penser- collectif sur un point. Ce que Kepler fait concrètement est qu’il introduit une pagaille aussi complète que possible avant de réordonner le savoir existant avec des principes et des mots différents.

30 Cet exemple est-il exceptionnel et isolé ? Absolument pas. En dépit de l’apparent quadrillage méthodologique que l’on doit aux interventions de Newton ou de Laplace, il existe bien d’autres exemples de démarches tout à fait semblables à celles de Kepler. C’est selon des procédés très semblables que Bohr introduit en 1913 la première théorie utilisable pour le comportement de l’électron dans l’atome d’hydrogène, dont E. Cassirer a pu dire qu’elle était « le point archimédien dont on avait tant besoin »33. S’obstiner sur l’anomalie : celle que constituaient les données de la spectroscopie et l’instabilité mécanique de l’atome de Rutherford. Reformuler la question de la représentation de la structure de l’atome en faisant fi de l’usage antérieur des concepts canoniques : Bohr utilise deux notions de fréquence et il introduit un concept-monstre, celui d’« état stationnaire »34. Pratiquer une totale liberté des hypothèses : Bohr suppose, en contradiction avec les théories électromagnétiques, que les électrons sont en mouvement sur des orbites fermées autour du noyau et que dans ce mouvement, ils n’émettent pas de rayonnement, de sorte que toute émission ou absorption d’un rayonnement par l’atome apparaît comme l’effet d’une transition quantique opérée par l’électron d’une orbite stationnaire vers une autre. Rire, se moquer : « Je n’essaie nullement de donner ce qu’on appellerait ordinairement une explication; rien n’a été dit au sujet du pourquoi et du comment la radiation est émise », écrit Bohr en 191435. Tomber malade (ou, comme Pauli, sombrer momentanément dans l’alcool). S’acharner à réfuter point par point les hypothèses les plus tacites du savoir antérieur pendant des années. Changer de références, avoir recours à la littérature – au Faust de Goethe, comme tout le monde36 – à la peinture – au cubisme et à Picasso – et à la philosophie. Les physiciens qui fabriquaient la mécanique quantique avaient donné le nom de « la pagaille » ou « la supercherie » (Svindel) à leur attitude classique-quantique des années 1913-1924. Il s’agissait pour eux, de même que pour Kepler, de briser l’agencement interne des théories en usage en allant pas à pas et en faisant feu de tout bois. Il n’y avait aucune mystique révolutionnaire; seulement la volonté d’explorer, d’ajuster, de créer un nouveau langage.

31 Mon hypothèse est que comprendre, c’est inventer.

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C) S’enseigner à soi-même de nouveaux automatismes

32 De ce comportement d’exploration, d’ajustement et de création, il est possible à mon avis de constituer une typologie. Il existe en effet des « techniques individuelles d’écart » à l’égard du savoir antérieur qui paraissent relativement invariantes si on les considère dans leur généralité abstraite. Ces techniques d’écart sont multiples : accepter de voir un signal de résistance – localiser l’inintelligible en aggravant les contradictions – faire une « critique logique » systématique de la validité des concepts – réfuter une à une toutes les solutions classiques – changer de point de vue, en repartant d’ailleurs – introduire d’autres modes d’agencement empruntés à la peinture, à la philosophie, à la littérature, à la musique – et changer le sens des mots. Certaines de ces étapes ont été décrites par tel ou tel auteur. Mises ensembles, elles suggèrent de considérer le travail de l’individu comme l’invention d’un moyen de supporter, de tourner ou d’éliminer l’inintelligible, plutôt que comme l’obéissance à des règles communautaires. Si l’on se tourne vers la philosophie, l’exemple le plus spectaculaire de telles techniques individuelles d’écart reste celui de Nietzsche : je me suis guéri moi- même, disait-il, des frissons et des angoisses de la solitude, auxquels toute absolue différence de vue condamne celui qui en est affligé, en inventant des « esprits libres » pour me tenir compagnie. Des « esprits libres » de ce genre, il n’y en a pas, il n’y en a jamais eu – mais j’avais alors, comme j’ai dit, besoin de leur société, pour rester de bonne humeur parmi des humeurs mauvaises (isolement, exil, acedia, inactivité) : comme de vaillants compagnons et fantômes, avec lesquels on babille et l’on rit, quand l’on a envie de babiller et de rire, et que l’on envoie au diable, quand ils deviennent ennuyeux – en remplacement, faute de mieux, des amis manquants »37.

33 Comprendre, c’est inventer. Et ce sont les individus qui font ce travail. Précisément parce que la démarche ne suit aucun plan préordonné, aucune méthodologie préalablement acquise dans la communauté, elle dérive de ce que chaque individu est lui-même. Elle lui est spécifique38. Affronter la contradiction ne permet de « changer l’ordre » que lorsque celui qui soutient la contradiction a l’obstination, le culot, la rigueur, la volonté d’aller pas à pas, la possibilité de changer de point de vue, et l’attention à la langue. Il faut des automathématismes : des automatismes que l’on invente et que l’on s’enseigne à soi-même. La stylisation d’une conduite, la fabrication d’un langage.

III. La connaissance comme mode de subjectivation et pratique de soi

34 J’en viens pour finir à l’idée que si l’on veut pouvoir parler de l’individu, dans une situation où le Cogito est épuisé et où l’« acteur » sociologique se comporte de façon éhontée, il faut généraliser philosophiquement cette seconde figure du sujet que livre l’histoire des sciences. Pour cela, je voudrais faire une référence à Foucault, plus exactement aux écrits des dix dernières années de la vie de Foucault, dans lesquels il tentait de réintroduire en philosophie les notions de gouvernement de soi et des autres, de pratique de soi, et d’art de l’existence.

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A) Le postulat de Foucault : l’optimisme absolu quant à l’individu

35 Il y avait chez Kant un optimisme de la communauté, au sens où Kant affirmait que l’humanité doit en principe se conduire rationnellement, non pas au niveau de l’individu, mais au niveau de l’espèce – en quelque sorte statistiquement. Lorsque Kant explique, dans l’Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, que l’individu n’est pas lui-même un être rationnel, ce n’est en effet que pour sauver le navire de l’humanité toute entière : « Etant donné que le philosophe ne peut supposer chez les hommes et dans leur jeu aucun dessein personnel raisonnable, il lui faut chercher s’il ne peut découvrir dans la marche absurde des choses humaines un dessein de la nature à partir duquel il serait au moins possible, à propos de créatures qui procèdent sans plan personnel, une histoire selon un plan déterminé de la nature »39. L’humanité, chez Kant, est raisonnable, mais en tant qu’espèce, et la seule chose que l’on puisse espérer est qu’en « considérant globalement le jeu de la liberté du vouloir humain » l’on y découvre un cours régulier, malgré le « tissu de folie, de vanité infantile, souvent même de méchanceté et de soif de destruction puériles » (ibid.) que l’on voit exposés dans les faits et les gestes des hommes. C’était là, du moins, pour Kant, le dernier recours du philosophe désespéré.

36 Foucault ne croit en aucun plan caché de la nature ni même des hommes. Mais il croit dans la puissance d’agir de l’individu. Dans un entretien avec D. Trombadori, en 1978, Foucault énonce un extraordinaire « postulat d’optimisme absolu » s’agissant des gens : Les gens ont atteint l’âge de la maturité politique et morale. Il leur revient de choisir individuellement et collectivement. (…) Quand j’étudie les mécanismes de pouvoir, j’essaie d’étudier leur spécificité; rien ne m’est plus étranger que l’idée d’un maître qui vous impose sa propre loi. Je n’admets ni la notion de maîtrise, ni l’universalité de la loi. Au contraire, je m’attache à saisir des mécanismes d’exercice effectif du pouvoir; et je le fais parce que ceux qui sont insérés dans ces relations de pouvoir, qui y sont impliqués, peuvent, dans leurs actions, dans leur résistance et leur rébellion, leur échapper, les transformer, bref ne plus être soumis. (…). Il y a mille choses à faire, à inventer, à forger (…). De ce point de vue, toute ma recherche repose sur un postulat d’optimisme absolu40.

37 Que fait-on en philosophie avec un postulat ? On fait la même chose que les mathématiciens lorsqu’ils « ajoutent un axiome » ou que les physiciens quand ils inventent des choses comme les quanta de lumière ou les états stationnaires d’un électron : faute de pouvoir argumenter son attitude, on se contraint soi-même à changer de point de vue par un coup de force. Avec son postulat d’optimisme absolu Foucault a recentré toute la philosophie et la politique, au début des années 1980, sur l’individu : c’est, dit-il, « une tâche urgente, fondamentale, politiquement indispensable, que de constituer une éthique du soi, s’il est vrai qu’après tout il n’y a pas d’autre point, premier et ultime, de résistance au pouvoir politique que dans le rapport de soi à soi »41.

B) Gouvernement de soi et des autres

38 Comment alors définir l’individu ? Certainement pas de manière abstraite et formelle. Les « gens », ce sont des individus pris un à un, chacun spécifique. L’individu n’est plus pour Foucault ni un Cogito cartésien, ni un « Je pense » kantien, ni une conscience transcendantale husserlienne, ni un être anthropologique. A partir de la fin des années 1970, Foucault pense en outre que les « systèmes anonymes d’énoncés » qu’il décrivait

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dans L’Archéologie du savoir et dans L’Ordre du discours ne suffisent pas à remplacer le sujet constituant de la philosophie moderne. Le sujet dont Foucault élabore une herméneutique dans ses derniers cours du Collège de est, si l’on veut, un sujet éthique. Mais c’est un sujet éthique en un sens particulier. C’est un sujet constamment actif, constamment en train d’inventer ou de styliser des conduites, et nullement un sujet-assujetti à une loi morale. Il ne s’agit pas pour Foucault d’introduire subrepticement un nouveau code moral pour guider la subjectivité, ce code fût-il étayé sur une bonne théorie philosophique bien rigoureuse. L’individu est dit éthique dans la mesure où il se rend lui-même sujet de ses actes dans ses pratiques (du savoir, du plaisir, de la politique), dans la mesure où il stylise une conduite, où il développe un art de l’existence.

39 Dans l’Introduction de L’Usage des plaisirs, Foucault distingue trois sens du mot « morale » : le code dominant dans tel groupe à telle époque; le comportement effectif des individus; et enfin, au seul sens qui l’intéresse, la manière dont chacun détermine pour lui-même une « forme de subjectivation »42. L’histoire des formes de subjectivation des individus dessine l’histoire des modes de rapport à soi, de pratiques de soi, de techniques de soi (connaissance, examen, aveu, transformation, purification, plaisir, etc.). Ou encore : elle est l’histoire même du « gouvernement », sous condition que, là encore, l’on redéfinisse le terme de gouvernement. Car il faut appeler « gouvernement », selon Foucault, non plus une instance exécutive quelconque, mais, au sens ancien du terme, toutes les techniques de conduite des individus ou de certains groupes spécifiés comme les enfants, les familles, les prisonniers, etc. Le « gouvernement » inclut les modes de l’éducation, les règles morales, les techniques du corps, du don, du partage, du châtiment, etc. Il est « l’ensemble des institutions et pratiques à travers lesquelles on guide les hommes depuis l’administration jusqu’à l’éducation »43. Ou encore : « Il faut laisser à ce mot de gouvernement la signification très large qu’il avait au XVIe siècle. Il ne se référait pas seulement à des structures politiques et à la gestion des Etats; mais il désignait la manière de diriger la conduite d’individus et de groupes : gouvernement des enfants, des âmes, des familles, des communautés, des malades »44.

40 Qu’est-ce donc que le gouvernement de soi, si l’individu que considère Foucault doit s’inventer lui-même45 ? C’est l’ensemble des techniques de pilotage par lesquelles chacun de nous tente de mener son existence. Foucault propose ici de redonner un sens à l’ancienne métaphore antique de la navigation. Nous ne savons plus naviguer, dit-il : « Quand on voit aujourd’hui la signification, ou plutôt l’absence de signification, qu’on donne à des expressions, pourtant très familières et qui ne cessent de parcourir notre discours, comme : revenir à soi, se libérer, être soi-même, être authentique, etc., quand on voit l’absence de signification et de pensée qu’il y a dans chacune de ces expressions aujourd’hui employées, je crois qu’il n’y a pas à être bien fier des efforts que l’on fait maintenant pour reconstituer une éthique du soi. »46 Or ce dont nous avons besoin est de nous constituer comme sujet, dans la plénitude du rapport à soi.

41 Se constituer comme sujet, cela veut dire refuser le sort du stultus, qui ne veut rien librement, qui ne veut rien absolument, qui ne veut jamais la même chose toujours. Cela veut dire aussi refuser d’être comme une toupie. La toupie tourne bien sur soi, mais comme il ne faut pas que nous nous tournions vers nous-mêmes. La toupie tourne sur soi à la sollicitation d’un mouvement extérieur. En tournant, elle présente diverses faces d’elle-même, toujours changeantes. Enfin, apparemment immobile quand elle

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tourne très vite, elle est en réalité toujours en mouvement. La sagesse demande le contraire. La sagesse demande de trouver au centre de soi-même « le point auquel on se fixera et par rapport auquel on restera immobile »47. La sagesse, enfin, demande que l’on apprenne à naviguer : que l’on sache se déplacer tout en restant solide à l’intérieur, que l’on sache se déplacer vers un but, que l’on sache que ce but est le véritable havre que l’on cherche, que l’on sache survivre à une traversée qui est toujours dangereuse. « La trajectoire vers soi a toujours quelque chose d’odysséen. »48

42 D’où l’idée d’une tâche incessante de fabrication de soi. Aux relations de pouvoir investies dans toutes les formes concrètes de gouvernement des conduites, chaque individu doit opposer sa liberté, comprise comme champ des possibles de ses conduites, et son choix de se gouverner soi-même, dans ce que Foucault appelle une « tâche politique incessante ». Foucault est, comme Sartre, quelqu’un qui pose la liberté en postulat; mais il en tire moins la nécessité d’un engagement politique constant que celle d’un travail sur soi-même, qui rendra cet engagement politique significatif lorsqu’il deviendra nécessaire. C’est en ce sens que le souci de soi, l’askêsis, forme le lien entre vie des individus et vie de la Cité.

C) Désenclaver la question de la connaissance

43 A l’issue de ce déplacement de la question du sujet, il devient impossible de continuer à opérer une réduction de la question de la connaissance à l’une quelconque des disciplines dans lesquelles l’on a tenté de la fonder : métaphysique, théorie de la connaissance dans la tradition cartésienne et kantienne, phénoménologie transcendantale, sociologie ou anthropologie. C’est le schéma réductionniste lui-même qu’il faut abandonner. La connaissance n’a jamais une origine bien déterminée, pour un sujet défini lui-même de façon formelle et abstraite. Elle n’a pas, par exemple, son origine dans les semina scientiae, ni dans les pouvoirs de l’entendement pur, ni dans la peur, ni dans l’angoisse, ni dans de simples mécanismes neuronaux. La connaissance n’a de sens que comme l’une parmi d’autres des techniques de conduite que nous adoptons pour nous constituer nous-mêmes en sujets de nos actes.

44 Substituer l’individu qui se fabrique dans une pratique de soi aux concepts traditionnels de sujet connaissant, de sujet politique, de sujet esthétique, de sujet éthique, etc., ne revient donc pas à refonder la question de la connaissance dans une éthique déterminée. Ce serait un contre-sens total sur ce qu’il convient de faire aujourd’hui. Ce qu’il faut faire aujourd’hui n’est pas inventer un nouveau code, mais reconstituer des individus capables de contredire, eux-mêmes et les autres, capables d’aimer, eux-mêmes et les autres, capables de « gouverner », eux-mêmes et les autres. Il faut traquer l’insatisfaction du moi, qui détermine de manière plus ou moins directe toute violence : « Le mal revêt continuellement des formes innombrables, mais cette déformation a un résultat unique : l’insatisfaction du moi. La cause en est le déséquilibre de l’âme. »49 L’insatisfaction du moi se traque par l’art de voir, l’art de toucher, l’art de bouger, l’art de rire, l’art de fabriquer des « automathématismes ». La tâche de la philosophie est gigantesque, mais elle n’est plus ni grandiose-théorique ni universelle-systématique. Elle est de réenseigner la puissance d’agir, celle de sentir et celle de promettre.

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NOTES

1. L. Fleck a été l’inspirateur direct de T. S. Kuhn. Né en Pologne en 1896, médecin, il dirigeait le laboratoire de bactériologie de l’hôpital de Lvov quand il est renvoyé en 1935 à la suite des mesures prises contre les juifs. De 1935 à 1939, Fleck travaille à Lvov dans son laboratoire privé de microbiologie et continue ses recherches sur les streptocoques. Il découvre une méthode nouvelle pour renforcer l’efficacité de la réaction de Wassermann. Après l’entrée des Soviétiques à Lvov, il fait partie du corps enseignant de la Faculté de Médecine, en même temps qu’il est consultant en immunologie et sérologie. Puis, sous l’occupation allemande à partir de 1941, Fleck travaille à l’Hôpital juif, où il doit faire face à l’épidémie de typhus dans le ghetto. Arrêté en 1942, déporté à Auschwitz en 1943, rattaché à l’hôpital du camp, il est transféré à Buchenwald. A la libération du camp en 1945, Fleck rentre en Pologne, où il recommence à enseigner. Il est témoin à Nüremberg en 1948. En 1950, il devient professeur à Lublin et, en 1952, à Varsovie. Il meurt en 1961. 2. L. Fleck, Entstehung und Entwicklung einer wissenschaftlichen Tatsache : Einführung in die Lehre vom Denkstil und Denkkollektiv, Bâle, Benno Schwabe & Co. Ce livre est peu connu dans le détail de son contenu; je citerai ici le texte de sa traduction anglaise par T. Trenn, R. K. Merton et F. Bradle, Genesis and Development of a Scientific Fact (avec une Préface de T. S. Kuhn), University of Chicago Press, Londres et Chicago, 1979 (abrégé en Genesis). Pour l’affirmation que la connaissance est une activité fondamentalement sociale, cf. ibid.,resp. p. 42 et p. 98 : « Cognition is the most socially- conditioned activity of man, and knowledge is the paramount social creation (…) I (call) thinking a supremely social activity which cannot by any means be completely localized within the confines of the individual ». 3. L. Fleck, Genesis, p. 38. 4. L. Fleck, Genesis, p. 43. 5. L. Fleck, Genesis, p. 40 : « Although the Thought collective consists of individuals, it is not simply the agregate sum of them ». 6. L. Fleck utilise abondamment la notion de « style de pensée » (Denkstil), déjà introduite de manières diverses dans les années 1920-30 dans le contexte de l’histoire de l’art (H. Wölfflin, E. Panofsky), de l’histoire des civilisations (O. Spengler), ou de l’histoire des formes symboliques (E. Cassirer). Tout nouveau style de pensée correspond, pour Fleck, au choix d’un nouveau genre de savoir considéré comme essentiel. Les différences dans le but visé et dans la nature du sens qui est transmis sont telles que Fleck parle d’intraductibilité entre des styles de pensée : « If a thought style is so far removed from ours as this, no common understanding is any longer possible; words cannot then be translated and concepts have nothing in common with ours » (Genesis, p. 139). Le style de pensée des Temps Modernesse caractérise par exemple par un respect pour l’idéal de la vérité objective, de la clarté et de la rigueur, par la conviction que cet idéal sera atteint dans le futur, fût-ce asymptotiquement, et par une valorisation du sacrifice personnel à la tâche de la connaissance (l’individu doit s’effacer devant la découverte des lois de la nature) : « It is expressed as a common reverence for an ideal – the ideal of objective truth, clarity and accuracy. It consists in the belief that what is being revered can be achieved only in the distant, perhaps infinitely distant future; in the glorification of dedicating oneself to its service; in a definite heroworship and a distinct tradition. This was the keynote of the common mood in which the thought collective of natural science lives its life » (ibid., p. 142). 7. L. Fleck, Genesis, p. 38. Cette épistémologie comparative a une autre intention polémique, puisque Fleck veut également s’attaquer aux théories de la science conventionnalistes et positivistes, dont il critique le point de vue trop formel. Cf. ibid., pp. 9-10 : « The adherents of all these formal points of view pay far too little, if any, attention to the cultural-historical

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dependence of such an alleged epistemological choice – the alleged convention (…). A stylistic bond exists between many, if not all, concepts of a period, based on their mutual influence ». Au lieu de dire que les raisonnements en science sont guidés par un libre choix rationnel de l’ordre de la convention, il faut dire, selon Fleck, qu’ils sont guidés par le mode de pensée qu’est le Denkkollektiv. Toute expérience au sens propre doit donc être comprise comme un état complexe de la formation intellectuelle, qui repose sur l’interaction entre celui qui connaît, le savoir qu’il possède déjà, et ce qu’il a encore à apprendre. Les éléments qui entrent en jeu dans le processus de connaissance sont irréductibles à la seule logique formelle : ce sont l’acquisition de talents et de savoirs-faire, l’accumulation d’un certain nombre d’observations et d’expérimentations, la capacité à former des concepts. Le passé survit en nous sous la forme des concepts que nous utilisons, sous la forme de la présentation même des problèmes et de la formulation des questions, sous la forme du langage ordinaire et des institutions (ibid., p. 20). Et cet état de choses est si complexe qu’il interdit toute approche systématique du processus de connaissance : « There is therefore no raison d’etre for any speculative epistemology » (ibid., p. 11); « Epistemology without historical and comparative investigations is no more than an empty play on words or an epistemology of the imagination » (p. 21); « I do not agree with the view that the sole or even most important task of epistemology consists in this kind of examination of the consistency of concepts and their interconnections within a system »(p. 22). L’épistémologie comparative sera donc une épistémologie non systématique, qui prendra en considération la pluralité des éléments qui entrent dans le processus de la connaissance et leur variation au cours de l’histoire. 8. L. Fleck, Genesis, p. 40 :« Objective reality can be resolved into historical sequences of ideas belonging to the collective ». 9. L. Fleck, Genesis, p. 42. 10. L. Fleck, Genesis, p. 94. Cf. aussi p. 49 : « The concept of absolutely emotionless thinking is meaningless ». 11. L. Fleck, Genesis, p. 49. Cela ne signifie pas que toutes les émotions soient équivalentes du point de vue de leur rôle cognitif. Il s’agit seulement d’apercevoir cet état de choses que, dans toute communauté, il existe des émotions partagées si fondamentales qu’elles entrent ainsi inaperçues dans le processus du jugement. Fleck mentionne le cas de la causalité : « The causality relation, for instance, was long regarded as purely rational, yet it was actually a relic of strongly emotive demonological ideas belonging to the collective » (ibid., p. 49). On peut également penser au cas du vide. L’on admet tacitement aujourd’hui que tel phénomène se manifeste de telle manière dans un vide reproduit en laboratoire. Le mot « vide » n’occasionne alors aucune émotion. Mais lorsque Galilée, Torricelli et Pascal font du vide, entre 1638 et 1646, un concept fondamental de la physique, la seule mention du terme suffit à bouleverser n’importe quel Jésuite. Un concept est de l’émotion apprivoisée. 12. Pour plus de détail, cf. L. Fleck, Genesis, pp. 40-45. 13. L. Fleck, Genesis, p. 40 : « Cognition therefore means, primarily, to ascertain those results which must follow, given certain preconditions. The preconditions correspond to active linkages and constitute that portion of cognition belonging to the collective. The constrained results correspond to passive linkages and constitute that which is experienced as objective reality. The act of ascertaining is the contribution of the individual ». 14. Fleck appelle « connexions passives » ou « associations passives » des liens réguliers observés dans une certaine classe de phénomènes. Il appelle « connections actives » des associations suggérées, inventées, imposées par le fonctionnement collectif de la pensée. La distinction n’est pas toutefois une distinction de nature entre différents énoncés. Car tout énoncé qui se présente comme une connexion passive peut être considéré comme une connexion active si on l’envisage sous un autre point de vue (Genesis, pp. 47-48). En d’autres termes, il n’y a jamais de lecture neutre et objective de l’expérience, qui donnerait lieu ensuite à un travail de mise en ordre. Tout

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est culturel et historique, dans le processus de connaissance, et ce qui se présente à une époque donnée comme « réel », « objectif » ou « vrai » peut se manifester soit comme venant de l’empirique, soit comme une décision du collectif. Le rôle de l’individu est simplement de s’assurer qu’il existe bien un lien d’implication entre ce qui se présente comme connexions observées et ce qui se présente comme concepts unificateurs produits par la communauté. 15. Une description de l’opération qui consiste à voir un fait doit distinguer trois étapes, selon Fleck : (a) celle de la perception visuelle initiale et vague, ou de l’observation encore incomplète et inadéquate; (b) celle de la formation d’une interprétation, qui est conditionnée par le style; (c) celle de la perception visuelle développée, reproductible et stylisée de la forme. 16. L. Fleck, Genesis, p. 110. 17. M. Foucault, Foreword to the English Edition, in M. Foucault, The Order of Things, Londres, Tavistock, 1970; traduit in Dits et Ecrits, t. II, , Gallimard, 1994, p. 13. 18. Ou « programme d’Edimbourg ». En 1974, Barry Barnes publie un livre intitulé Scientific knowledge and sociological theory (Londres, Routledge), dans lequel il affirme le caractère socialement construit des critères du vrai et du faux. Barnes est ensuite suivi dans cette voie par de très nombreux « nouveaux sociologues » comme D. Bloor, H. Collins, K. Knorr-Cetina, M. Lynch. 19. Voir D. Pestre, Les sciences et l’histoire aujourd’hui, in « Le Débat, Comment écrire l’histoire des sciences ? Catherine Chevalley, Pierre Jacob, Gérard Jorland, Dominique Pestre », no 102, novembre-décembre 1998. Voir aussi dans le même numéro les articles de Gérard Simon et de Gerald Holton,. 20. M. Beller, Quantum dialogue. The Making of a Revolution, Chicago, The University of Chicago Press, 1999. 21. Je ne critique si ouvertement le travail de M. Beller que parce que, du fait même de son érudition, il me semble propre à accréditer une façon de présenter les choses avec laquelle je suis en désaccord. Il me semble qu’une toute autre interprétation du mythe doxographique de Bohr est possible, qui s’appuierait sur la notion de « fantastique transcendantale » introduite par P. Ricoeur; pour une tentative dans ce sens, voir C. Chevalley, Mythe et Philosophie. La construction de ‘Niels Bohr’ dans la doxographie, in Phûsis, Florence, L. Olschki, vol. XXXIV, fasc. 3, pp. 569-603. 22. Cf. resp. K. Popper, Quantum Theory and the Schism in Physics, Londres, Hutchinson, 1982; G. Lochak, Louis de Broglie, Paris, Flammarion, 1992, p. 138; J. L. Heilbron, The Earliest Missionaries of the Copenhagen Spirits, in « Revue d’Histoire des Sciences », vol. XXXVIII, no 3-4, 1985, pp. 195-230. 23. Les Archives Bohr ont été ouvertes en 1985 et les principaux travaux d’histoire des sciences qui s’en sont inspirés donnent une image très différente des choses; voir notamment les publications de O. Darrigol, S. Petruccioli, J. Faye, A. Pais, H. Folse, J. Honner, D. Murdoch, F. Aaserud. 24. J. Cushing, Quantum Mechanics. Historical Contingency and the Copenhagen Hegemony, University of Chicago Press, 1994, p. xi : « A reordering of historical factors could reasonably have resulted in the causal program having been chosen over the Copenhagen one (…). The Copenhagen group had the talent organization and drive to carry the day in establishing the hegemony of its view ». Cushing fait de nombreux anachronismes, comme celui de définir l’Interprétation de Copenhague comme centrée de manière non problématique autour du problème de la réduction du paquet d’ondes (ibid., p. 17), alors que Bohr s’opposait explicitement à J. von Neumann sur ce point dans un article de 1938. Il critique la dérive de Bohr vers l’ontologie (« Bohr’s slip from epistemology to ontology », in ibid, p. 25), alors que Bohr ne cesse de s’opposer à toute ontologisation de nos représentations. Il mentionne comme allant de soi l’acceptation tacite par Bohr de critères positivistes (p. 26) ou opérationnalistes (p. 28), ce qui ne résiste pas à l’examen. 25. Cf. F. Nietzsche, Par-delà Bien et Mal, § 206-207. L’homme « objectif » est, dit Nietzsche, quelqu’un qui est « travailleur, qui prend docilement sa place dans le rang, dont les talents et les besoins sont mesurés et réguliers, qui sait flairer ce lopin de vert pâturage sans lequel on ne peut

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travailler tranquille… ». L’homme objectif est celui qui recherche « le rayon de soleil de la bonne renommée, une constante confirmation officielle de sa valeur ». Il est « serein, non pas faute de détresse, mais parce qu’il n’a pas de doigts pour sa détresse, qu’il ne sait pas la manier »; « son âme de miroir, toujours attentive à rester bien lisse, ne sait plus affirmer ni nier ». 26. H. Collins, Changing Order, Chicago, University of Chicago Press, 1985, p. 51 : « The recipe for changing order starts with an individual who is prepared to put forward an interpretation of data which has the potential to create some contradiction ». 27. Cf. W. Pauli, Phänomenon und physikalische Realität (1957), in Physik und Erkenntnistheorie, Braunsweig, Vieweg, 1961; rééd. 1984 avec une introduction de K. von Meyenn, p. 95 (trad. anglaise : Writings in Physics and Philosophy, Berlin et New York, Springer, 1994, p. 129) : « Je m’accorde avec Bohr dans l’opinion que l’objectivité d’une explication scientifique de la nature devrait être définie aussi libéralement que possible : toute manière de voir (jede Betrachtungsweise) que l’on peut transmettre à d’autres, que d’autres, ayant les connaissances préliminaires indispensables, peuvent comprendre et appliquer à leur tour, et au sujet de laquelle nous pouvons parler avec les autres, devra être dite objective ». 28. F. Nietzsche, Le Gai Savoir, § 355. 29. Resp. F. Nietzsche, Généalogie de la morale, Avant-propos de 1887, § 7, et M. Foucault, Nietzsche, la généalogie, l’histoire (1971), in Dits et Ecrits, t. II, Paris, Gallimard, 1994, p. 137. 30. M. Foucault, Michel Foucault (1984), in Dits et Ecrits, t. IV, Paris, Gallimard, 1994, pp. 634-635. 31. J. Kepler, Ad Vitellionem Paralipomena, quibus Astronomiae Pars optica traditur, Francfort, 1604; trad. française et introduction : J. Kepler, Les fondements de l’optique moderne. Paralipomènes à Vitellion, Paris, Vrin, 1980. 32. Le point de départ de Kepler est le problème de la mesure des éclipses dans les « chambres noires » – en général les combles d’une église dont le toit était privé d’une tuile pour ménager une ouverture. Dans l’éclipse solaire de juin 1600, les observations montrent qu’il se produit une diminution du diamètre de la Lune tel qu’il est observé au moment de l’éclipse dans un dispositif de chambre noire, par rapport au diamètre de la pleine Lune. Tycho Brahé suggère que le phénomène s’explique par une dilatation périodique de la Lune. Kepler fait acontrario le geste décisif de mettre en question le dispositif expérimental lui-même et il propose de dire qu’il ne s’agit pas d’un phénomène réel, mais d’une particularité de sa représentation. 33. N. Bohr, On the Constitution of Atoms and Molecules, in « Philosophical Magazine », 26, 1913, pp. 1-25, 476-502 et 857-875. E. Cassirer donne un exposé remarquable des débuts de la théorie quantique dans Determinismus und Indeterminismus in der modernen Physik, Göteborg, 1936; trad. anglaise : Determinism and Indeterminism in Modern Physics, New Haven, Yale University Press, 1956. 34. Sur le concept d’état stationnaire et la forme générale de la théorie de 1913, cf. C. Chevalley, Introduction et Glossaire pour la réédition de N. Bohr, Physique atomique et connaissance humaine, Paris, Gallimard, 1991, resp. pp. 39-44 et 442-458. 35. N. Bohr, Om Brintspektret, in « Fysisk Tidsskrift », 12, 1914, pp. 97-114; trad. française dans N. Bohr, Les spectres et la structure de l’atome, Paris, Hermann, 1923, p. 18. 36. Goethe a accompagné tous les désespoirs de Bohr, de Heisenberg et de Pauli pendant les années 1920-30; en général, il leur servait toutefois à en rire ! Une merveilleuse parodie du Faust est écrite et jouée à l’Institut de Copenhague en 1932, dans laquelle Pauli (Méphistophélès) essaie de vendre à l’agnostique Ehrenfest (Faust) l’idée d’un « neutrino sans masse » (Marguerite). On peut trouver une traduction française de cette parodie dans la traduction d’un livre de G. Gamow, Trente années qui ébranlèrent la physique, Paris, Dunod, 1968, pp. 137-182. 37. F. Nietzsche, Humain trop humain, Avant-propos de 1886, § 2. 38. Le sommet de la politique est évidemment de s’arroger le monopole des techniques d’écart, en disant aux individus non pas tant ce qu’ils doivent penser, acheter, etc., mais ce qu’ils doivent critiquer, refuser d’acheter, etc.

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39. E. Kant, Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, in Œuvres philosophiques, t. II, Paris, Gallimard, 1985. 40. Entretien avec Michel Foucault (1978), in « Il Contributo », 1, 1980, pp. 23-84; rééd. in M. Foucault, Dits et écrits, t. IV, Paris, Gallimard, 1994, pp. 41-95; ici p. 93. 41. M. Foucault, L’Herméneutique du sujet. Cours du Collège de France, 1981-1982, Paris, Gallimard/ Seuil, 2001, p. 240 (Cours du 17 février 1982). 42. M. Foucault, L’Usage des plaisirs, Paris, Gallimard, 1984, p. 32. Une forme de subjectivation comporte ce que Foucault nomme la détermination de la substance éthique, puis le mode d’assujettissement à la règle choisie, puis le genre d’élaboration éthique que l’on effectue sur soi- même, enfin la téléologie de l’action. Dans l’article de synthèse que Foucault écrit sur son œuvre en 1984 (cf. note 30), il décrit son « histoire critique de la pensée » comme l’étude des modes de subjectivation et des modes d’objectivation qui scandent les relations entre sujet et objet, et il ajoute qu’il a « maintenant entrepris, toujours à l’intérieur du même projet général, d’étudier la constitution du sujet comme objet pour lui-même : la formation des procédures par lesquelles le sujet est amené à s’observer lui-même, à s’analyser, à se déchiffrer, à se reconnaître comme domaine de savoir possible » (ibid., in Dits et écrits, t. IV, p. 633). 43. Même référence que note 40. Foucault livre à cette occasion une analyse de la situation historique dans laquelle se trouve à ses yeux la société occidentale : « Il me semble en effet qu’à travers la crise économique actuelle et les grandes oppositions et conflits qui se dessinent entre nations riches et pauvres (entre pays industrialisés et pays non industrialisés), on peut voir la naissance d’une crise de gouvernement. Par gouvernement, j’entends l’ensemble des institutions et pratiques à travers lesquelles on guide les hommes depuis l’administration jusqu’à l’éducation. C’est cet ensemble de procédures, de techniques, de méthodes qui garantissent le guidage des hommes les uns par les autres qui me semble aujourd’hui en crise, autant dans le monde occidental que dans le monde socialiste. (…). Je crois que, dans l’histoire de l’Occident, on peut trouver une période qui ressemble à la nôtre, même si évidemment les choses ne se répètent jamais deux fois, même pas les tragédies en forme de comédies : la fin du Moyen Age. Du XVe au XVIe siècle, on a observé toute une réorganisation du gouvernement des hommes, cette ébullition qui a amené le protestantisme, la formation des grands Etats nationaux, la constitution des monarchies autoritaires, la distribution des territoires sous l’autorité d’administrations, la Contre-Réforme, le nouveau mode de présence de l’Eglise catholique dans le monde. Tout cela a été une sorte de grand réaménagement de la manière dont on a gouverné les hommes tant dans leurs rapports individuels que sociaux, politiques. Il me semble que nous sommes à nouveau dans une crise de gouvernement. (…). Nous sommes peut-être au début d’une grande crise de réévaluation du problème du gouvernement ». 44. M. Foucault, The Subject and Power, in H. Dreyfus et P. Rabinow, Michel Foucault, Chicago, The University of Chicago Press; traduit in Dits et Ecrits, t. IV, pp. 222-243; ici p. 237. 45. Foucault consacre une longue analyse au rôle assigné au philosophe comme guide. Se constituer soi-même requiert l’intervention d’un autre, qui est le philosophe, seul apte à vous faire comprendre la pikra anagkè, la nécessité amère de renoncer à ce que vous croyez vrai. Car le philosophe sait à la fois réfuter les opinions antérieures, et tourner l’esprit vers un autre côté. 46. M. Foucault, L’Herméneutique du sujet, op. cit. note 41, p. 241 (Cours du 17 février 1982). 47. M. Foucault, L’Herméneutique du sujet, op. cit. note 41, p. 199. 48. M. Foucault, L’Herméneutique du sujet, op. cit. note 41, p. 238. On trouve une interrogation très semblable – comment empêcher le navire de tourner en rond sur lui-même ? – chez Heisenberg en 1953; cf. W. Heisenberg, La nature dans la physique contemporaine (1955), Paris, Gallimard, p. 196; rééd. 2000, pp. 143-144. 49. Sénèque, De tranquillitate animi, XX.

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AUTEUR

CATHERINE CHEVALLEY Département de Philosophie Université François Rabelais, Tours

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Normes, communauté et intentionnalité

Pierre Jacob

1 Dans les pages suivantes, les mots « pensée » et « intentionnalité » seront interchangeables. Par « pensée » ou « intentionnalité », j’entends une représentation mentale d’un état de choses ayant conjointement un contenu conceptuel et une condition de vérité. De même que la signification complexe d’une phrase d’une langue naturelle dépend de la signification des expressions dont elle est composée et des règles grammaticales de la langue en question, de même une pensée possède un contenu conceptuel complexe qui dépend du contenu des concepts dont elle est formée et de sa structure logique. Je suppose qu’une représentation peut être mentale ou non mentale. L’évolution de la cognition humaine a donné naissance à une prolifération d’artefacts parmi lesquels certains sont des représentations non mentales. Les énoncés linguistiques, les symboles logiques et mathématiques, les diagrammes, les plans de construction, les panneaux routiers, les cartes géographiques, les tableaux, les dessins, les photographies, les films et les états des appareils de mesure (les jauges, les thermomètres, les échelles, les galvanomètres, etc.), les pensées, les jugements, les croyances, les désirs, les intentions, les expériences perceptives, les souvenirs, les images mentales sont des représentations mentales. Toute représentation mentale ou non possède un contenu ou l’intentionnalité. Comme l’a souligné Brentano, avoir l’intentionnalité ou posséder des concepts, c’est pouvoir représenter non seulement des choses qui existent dans l’espace et dans le temps, mais aussi des entités abstraites (qui, comme les nombres, ne sont ni dans l’espace ni dans le temps) et des entités fictives1.

2 Je souscris de surcroît à la distinction entre l’intentionnalité dite « primitive » des représentations mentales et l’intentionnalité dite « dérivée » des artefacts. Je suppose donc qu’un artefact tire son contenu du contenu des représentations mentales des agents humains qui s’en servent pour ébruiter et communiquer leurs propres pensées, croyances, intentions, et ainsi de suite2.

3 Enfin, je suppose que les représentations mentales et linguistiques peuvent avoir ce que Searle (1983, 2001) nomme deux directions d’ajustement (direction of fit) : une direction d’ajustement esprit-monde et une direction d’ajustement monde-esprit. A la différence

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de l’énoncé d’une phrase impérative, l’énoncé d’une assertion possède une condition de vérité. A la différence d’une intention ou d’un désir, les croyances et les jugements possèdent une condition de vérité. Lorsqu’un individu énonce une phrase impérative, forme un désir ou une intention, son esprit ne s’ajuste pas au monde : il représente non pas un fait mais un but, c’est-à-dire un état de choses possible ou impossible mais non réalisé. Mais lorsqu’un individu fait une assertion, forme une croyance ou porte un jugement, son esprit s’ajuste au monde : il cherche à représenter des états de choses réalisés ou des faits, c’est-à-dire le monde tel qu’il est. Dans ce qui suit, par les mots « pensée » ou « intentionnalité », je désignerai les croyances et les jugements, c’est-à- dire les représentations mentales ayant à la fois un contenu conceptuel et une condition de vérité – celles qui manifestent la direction d’ajustement de l’esprit au monde.

I. Le problème : l’intentionnalité est-elle intrinsèquement sociale ?

4 Parmi les propriétés et les activités que peut exemplifier un être humain, certaines sont intrinsèquement sociales en ce sens que l’appartenance à une communauté d’agents humains est une condition nécessaire à l’exemplification de ces propriétés ou au déroulement de ces activités. Une personne ne peut pas être mariée, divorcée ou veuve si sa relation à un partenaire n’a pas été sanctionnée selon des règles en vigueur dans une communauté. Faute d’appartenir à une communauté, une personne ne peut ni devoir, ni payer des impôts. Faute d’appartenir à une communauté de partenaires conscients, une personne ne peut ni danser la valse, ni assassiner, ni cambrioler, ni voter, ni recevoir un salaire, ni acheter une baguette, ni communiquer, ni a fortiori participer à une conférence scientifique. Le mariage, le divorce, le veuvage, les relations fiscales, la valse, les assassinats, les cambriolages, les processus électoraux, le salariat, les relations monétaires et la communication sont des propriétés, des relations et des activités intrinsèquement sociales.

5 Selon la conception externaliste du contenu des pensées d’un individu – de ses croyances et de ses jugements – à laquelle je souscris, nombreuses sont les pensées d’un individu dont le contenu dépend des relations entre, d’une part, le cerveau de cet individu et, d’autre part, des objets, des espèces naturelles, des propriétés et des relations exemplifiés dans l’environnement de cet individu3. Par exemple, faute d’être en relation avec des chevaux, un individu ne pourrait pas posséder le concept de cheval. Si les ancêtres de mes ancêtres n’avaient pas interagi avec des chevaux et si mon développement ontogénétique n’avait pas pris place dans un environnement contenant des chevaux, je serais privé du concept de cheval. La conception externaliste du contenu des pensées d’un individu s’oppose à une conception internaliste selon laquelle le contenu des pensées d’un individu dépend des seules ressources cognitives intrinsèques d’un individu, indépendamment de la nature de son environnement physique, chimique et biologique.

6 J’admets aussi que nombre des concepts et des pensées d’un individu dépendent de facto de ce que pensent d’autres membres de sa communauté4. Je nommerai « déférentiels » les concepts qu’un individu forme grâce à la communication verbale et en vertu de son appartenance à une communauté. J’admets que la plupart de mes concepts scientifiques sont des concepts « déférentiels » en ce sens que je ne les possède que grâce à la

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communication verbale et par « déférence » à l’égard d’autres membres de ma communauté qui ont des compétences théoriques, techniques et expérimentales qui me font défaut. Je suppose par conséquent que la communication verbale et l’existence d’une communauté de personnes sont des conditions indispensables à la culture en général et à cette activité culturelle humaine particulière qu’est la démarche scientifique.

7 Mais la question que je veux soulever dans les pages qui suivent est la question de savoir si l’appartenance à une communauté est une condition nécessaire de jure de l’intentionnalité, de la pensée conceptuelle ou de la possession de concepts. La question que je vais examiner est la question de savoir si penser est une activité ou un processus intrinsèquement social. Selon une doctrine que je nommerai, en détournant le mot du sens que lui confère la philosophie politique contemporaine, « le communautarisme », faute d’appartenir à une communauté d’agents humains, un individu ne pourrait tout simplement pas penser, avoir des concepts ou avoir l’intentionnalité. Faute d’appartenir à une communauté, un individu ne pourrait former aucune représentation mentale conceptuelle digne d’être qualifiée de « pensée ». Un partisan du communautarisme soutient, par exemple, qu’avant sa rencontre avec Vendredi, Robinson Crusoé ne pouvait pas penser, avoir des concepts ou qu’il était dépourvu de l’intentionnalité.

8 Une chose est de reconnaître que les concepts ésotériques exprimés par les mots français « lymphocyte », « lepton » ou « quark » sont des concepts déférentiels ou qu’une personne naïve qui n’est ni immunologiste ni physicien n’a acquis ces concepts et ne peut utiliser ces mots qu’en vertu de son appartenance à une communauté qui inclut des immunologistes et des physiciens qui connaissent les conditions d’emploi de ces mots. Autre chose est de proclamer avec les partisans du communautarisme que la pensée ou la possession de tout concept est une activité ou une propriété intrinsèquement sociale.

9 Quoique je souscrive à la conception externaliste du contenu des pensées, je ne souscris pas au communautarisme. En quelques mots, je ne souscris pas au communautarisme parce que je ne crois pas que la perception visuelle, auditive, olfactive ou tactile, la motricité et la planification de l’action sont des processus et des activités intrinsèquement sociaux. Si le communautarisme était vrai de la pensée ou de l’intentionnalité et s’il ne s’appliquait pas à la perception, à la motricité et à la planification de l’action, alors les processus conceptuels seraient séparés par un fossé infranchissable des processus perceptifs et moteurs. Dans les pages qui suivent, je veux examiner un argument fascinant présenté par le grand logicien et philosophe Saul Kripke en faveur d’une version du communautarisme dans son petit livre de 1982 intitulé Wittgenstein on Rules and Private Language.

10 Cet argument procède en deux étapes. La première étape culmine dans ce que Kripke (1982) nomme le « paradoxe sceptique » dont il attribue la paternité à Wittgenstein (1953). Comme je le ferai valoir, le paradoxe sceptique est une version de la thèse selon laquelle la propriété sémantique d’une représentation, la signification d’un mot, le contenu d’un concept, la vérité d’une croyance sont des propriétés intrinsèquement normatives. En un mot, l’intentionnalité serait intrinsèquement normative. Ce qui serait constitutif de l’intentionnalité, c’est le pouvoir d’envisager ce qui doit être – le devoir être – et non ce qui est. Selon le paradoxe sceptique, en énonçant la signification d’un symbole (ou en attribuant une signification à un symbole), on ne décrit aucun fait

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sémantique, car les faits sémantiques n’existent pas. On exprime une norme. Autrement dit, on énonce ce qui doit être et non pas ce qui est5. La seconde étape consiste à offrir au « paradoxe sceptique » une solution que Kripke (1982) qualifie aussi de « sceptique » et dont il attribue également la paternité à Wittgenstein. Comme je le ferai valoir, la « solution sceptique » est une version du communautarisme. Elle affirme en effet que l’intentionnalité est intrinsèquement sociale.

11 On attribue à Hume le mérite d’avoir démontré que c’est un sophisme de chercher à dériver une obligation morale à partir de propositions de fait. Au début du siècle dernier, Moore a critiqué ce qu’il appelait « le sophisme naturaliste » qui consiste à essayer de définir le sens du mot évaluatif « bon » ou « bien » en termes purement descriptifs et non normatifs. Si, comme l’affirme le paradoxe sceptique, les propriétés sémantiques d’une représentation sont intrinsèquement normatives, alors quiconque – comme moi – est engagé dans le projet d’une réduction naturaliste des faits sémantiques à des faits non sémantiques s’expose fatalement à l’accusation de commettre une nouvelle version du sophisme naturaliste6.

II. Le paradoxe sceptique (ou l’intentionnalité est intrinsèquement normative)

12 Qu’est-ce qu’un paradoxe ? Un paradoxe est une proposition inacceptable ou incompatible avec des croyances bien établies (ou tenues pour telles). Quiconque envisage de rejeter une proposition paradoxale doit rejeter l’une des prémisses qui ont conduit à la conclusion paradoxale. J’ai expliqué ailleurs comment je propose de rejeter le paradoxe sceptique, c’est-à-dire la thèse de la normativité intrinsèque de la signification7. La « solution sceptique » préconisée par Kripke (1982) – au nom de Wittgenstein (1953) – ne consiste pas à localiser une prémisse fautive dans le cheminement qui conduit au paradoxe. Dans un esprit wittgensteinien, elle consiste à apprendre à vivre avec la conclusion paradoxale. Ici, après avoir brièvement décrit les étapes qui conduisent à la formulation du paradoxe sceptique, je montrerai pourquoi la solution sceptique ne peut pas, selon moi, être une solution au paradoxe sceptique. A la question arithmétique de savoir « Combien font 68 + 57 ? », quiconque a – comme moi – une maîtrise explicite ou implicite des axiomes de l’arithmétique peut fournir la réponse arithmétique qui, pour être naïve, n’en est pas moins correcte : « 125 ». Non que la maîtrise des règles de l’addition garantisse la correction du résultat du calcul. La connaissance des règles de l’addition ne protège pas contre les erreurs de calcul : elle ne confère pas l’omniscience arithmétique. Aussi correcte soit-elle, ma réponse arithmétique naïve se prête à la question méta-arithmétique soulevée par l’interlocuteur sceptique imaginé par Kripke (1982) : « Qu’est-ce qui justifie ma réponse arithmétique naïve ? ». A cette question, je serai enclin à fournir la réponse méta- arithmétique suivante : « Je connais la règle de l’addition arithmétique (ou la signification du signe arithmétique ‘+’) que j’ai apprise à l’école et pour fournir la réponse à la question arithmétique posée, j’ai suivi cette règle ». Ma réponse méta- arithmétique s’expose alors à l’objection sceptique de la finitude : dans le passé, je n’ai appliqué qu’un nombre fini d’exemples de la fonction d’addition. Supposons qu’avant de répondre à la question arithmétique posée, je n’avais jamais explicitement effectué l’addition 68 + 57. Quoique par hypothèse je n’ai effectué qu’un ensemble fini d’additions, quiconque – comme moi – déclare connaître une règle prétend pouvoir

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l’appliquer à un ensemble potentiellement infini de cas. Qu’est-ce qui prouve, demande le sceptique, qu’en répondant « 125 », j’ai suivi les règles de l’addition et non pas les règles de calcul d’une fonction différente de l’addition ou d’une fonction non standard – que Kripke (1982) nomme la « quaddition » – telle que x y = x + y ssi x & y < 68 et x y = 5 autrement ?

13 Croyant connaître la règle d’addition, je crois naïvement qu’en réponse à toute question arithmétique, je suis la règle de l’addition et me conforme à la signification du signe « + ». Mais je n’ai aucun moyen d’exclure l’hypothèse qu’au lieu de suivre cette règle, j’applique en réalité la règle de la fonction de quaddition et me conforme à la signification du signe « quus ». Lorsque je crois suivre une règle pour répondre à une question arithmétique, en réalité, comme le dit Kripke (1982), « j’accomplis un acte de foi injustifié (…) j’énonce ‘125’ sans hésiter, comme un automate. Mais si je n’ai jamais effectué explicitement ce calcul auparavant, j’aurais aussi bien pu répondre ‘5’. Rien ne justifie une simple inclination brute à donner une réponse plutôt qu’une autre ».

14 A la question de savoir en vertu de quels faits mentaux tirés de mon histoire psychologique il est vrai que lorsque j’utilise le signe « + », j’ai l’intention de faire référence à la fonction d’addition plutôt qu’à la fonction de quaddition, il est tentant d’offrir ce que Kripke nomme « la solution dispositionnelle ». Selon la solution dispositionnelle, les conditions de vérité de l’affirmation selon laquelle par « + », je veux dire « plus » et non pas « quus », sont constituées par mes dispositions à répondre à n’importe quelle question arithmétique du type « Combien font x + y ? ». Mais à la solution dispositionnelle Kripke (1982) oppose l’objection sceptique normativiste selon laquelle le problème n’est pas de savoir ce que je répondrais mais ce que je dois répondre. Comme le dit Kripke (1982), « le dispositionnaliste offre une solution descriptive (…) Mais la solution recherchée est normative et non pas descriptive ».

15 L’exemple arithmétique choisi par Kripke (1982) soulève peut-être certains problèmes particuliers. Mais pour mesurer la généralité du problème soulevé par le paradoxe sceptique, il suffit de prendre n’importe quel mot d’une langue naturelle. En vertu de sa signification, le mot anglais « goose » désigne des oies. En vertu de sa signification, le mot anglais « goose » doit donc être appliqué à des oies, et rien d’autre. L’appliquer à autre chose qu’à une oie, c’est commettre une erreur.

16 Le paradoxe sceptique consiste à affirmer qu’en attribuant une signification à un symbole (le signe « + »), on ne décrit aucun fait sémantique : on exprime une norme. Les attributions de signification n’ont pas de conditions de vérité : aucun fait ou état de choses de la réalité objective ne leur correspond. Elles n’ont que des conditions d’assertion ou d’assertibilité. Le paradoxe sceptique est aux propriétés sémantiques ce que la théorie émotiviste est aux propriétés éthiques8. Selon l’émotivisme, en énonçant une phrase contenant une expression normative douée d’une signification évaluative éthique, on ne décrit aucun état de choses, on n’exprime aucune proposition vériconditionnelle. On se contente d’ébruiter une préférence ou une aversion subjective douée d’une signification « émotive » et dépourvue de signification « cognitive ».

17 Le paradoxe sceptique n’est donc pas simplement une thèse épistémologique : c’est une thèse ontologique. Comme le dit Kripke (1982), « Dieu lui-même qui connaît tous les faits ne sait pas si je veux dire plus ou quus ». Dans le panthéon des faits connus de Dieu – c’est-à-dire de la totalité métaphysique des faits – il n’y a aucun fait sémantique. En

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bref, le paradoxe sceptique nie l’existence des faits sémantiques et il découle de deux prémisses fondamentales : la prémisse de la finitude et la prémisse de la normativité. La prémisse de la finitude affirme qu’il existe un fossé infranchissable entre les usages finis d’un symbole et le fait qu’une règle sémantique s’applique à un ensemble infini de cas. Selon la prémisse de la normativité, si le symbole « + » signifie la fonction d’addition (ou fait référence à l’ensemble de tous les triplets de nombres entiers qui sont dans la relation ), alors ce symbole doit être utilisé pour désigner un triplet de nombres entiers bien déterminé. Le conséquent de la prémisse conditionnelle normative ne décrit aucun état de choses réalisé; il énonce ce qui doit être. L’interlocuteur sceptique imaginé par Kripke (1982) se sert de la prémisse de la normativité pour exiger une réponse normative à la question méta-arithmétique : « Que dois-je répondre à une question arithmétique du type ‘x + y ?’« , par opposition à la question méta-arithmétique dispositionnelle « Que suis-je disposé (ou enclin) à répondre à une question arithmétique du type ‘x + y’ ? ».

18 La prémisse de la finitude me paraît incontestable. Mais de ce que la signification d’un symbole a des conséquences normatives, il ne s’ensuit pas ipso facto qu’il n’existe pas de faits sémantiques9. C’est un fait que le mot anglais « goose » signifie la même chose que le mot français « oie ». C’est un fait qu’il s’applique à des oies ou exprime le concept d’oie. Il suit de ce fait qu’il doit être appliqué à des oies et non à autre chose 10. En général, du fait que l’exemplification d’une propriété ou d’une relation a des conséquences normatives, il ne s’ensuit pas que cette propriété ou cette relation est elle-même intrinsèquement normative. La relation exprimée par le verbe français « tuer » est sans doute une relation naturelle non normative : si x tue y, alors y cesse de vivre, c’est-à-dire de fonctionner comme un être vivant. Mais si cette relation est exemplifiée et si ses relata, x et y, sont un agent et un patient humains, alors cette exemplification se prête à une évaluation normative et l’agent doit être sanctionné. Autrement dit, « du fait » que l’exemplification d’une propriété sémantique a des conséquences normatives, il ne s’ensuit pas ipso facto, comme l’affirme le paradoxe sceptique – c’est-à-dire la thèse de la normativité intrinsèque de la signification ou de l’intentionnalité –, que les faits sémantiques n’existent pas11.

III. La solution sceptique (ou l’intentionnalité est intrinsèquement sociale)

19 Dans ce qui suit, je me propose cependant d’admettre le paradoxe sceptique, c’est-à- dire la thèse de la normativité intrinsèque de la signification (ou de l’intentionnalité) dans le but d’examiner la « solution sceptique » préconisée par Kripke (1982) au nom de Wittgenstein (1953) au paradoxe sceptique. L’essence de la solution sceptique consiste à faire valoir que cela n’a pas de sens de suivre une règle « en son for intérieur » ou « en privé ». Comme le disait Wittgenstein (1953) dans ses remarques destinées à discréditer l’idée d’un « langage privé » et que cite Kripke (1982), « croire qu’on suit une règle n’est pas la même chose que suivre une règle. S’il était possible de suivre une règle en privé, alors il n’y aurait aucune différence entre le fait de croire qu’on suit une règle et le fait de la suivre ». Le paradoxe sceptique affirme que la signification (ou l’intentionnalité) est intrinsèquement normative. A la question de savoir d’où découle la normativité intrinsèque de la signification (ou de l’intentionnalité), la solution sceptique répond : la

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normativité de la signification découle des pratiques de la communauté. Les normes sémantiques qui gouvernent la pensée et/ou l’utilisation d’une expression linguistique par un individu résultent des pratiques conceptuelles et/ou linguistiques des membres de la communauté de cet individu. Ce qu’un individu veut dire par son utilisation d’un concept ou d’un mot est constitué par le fait que son usage est conforme à ou concorde avec l’usage des membres de sa communauté. Cet accord est constitutif de l’appartenance de l’individu à sa communauté. Comme le dit Kripke (1982), « un individu qui prétend avoir la maîtrise du concept d’addition sera jugé comme tel par les membres de sa communauté selon que ses réponses à des questions arithmétiques particulières sont en accord avec celles du reste de la communauté dans un nombre suffisant de cas (…) Un individu qui réussit ces tests est admis dans la communauté de ceux qui sont capables d’additionner ».

20 Il est tout à fait plausible de supposer que la capacité d’effectuer des additions arithmétiques exactes dépend de la faculté de langage et de la communication verbale. Autrement dit, il est plausible de supposer que les concepts de l’arithmétique sont des concepts « déférentiels ». Mais la solution sceptique est supposée s’appliquer à la conceptualité en tant que telle. Un concept se définit notamment par les inférences auxquels il se prête. Posséder un concept, c’est être capable d’effectuer certaines inférences. Or, on peut soutenir que la notion d’inférence (qui suppose l’existence de règles) est une notion elle-même normative. La solution sceptique est donc supposée valoir pour la possession de tout concept quelconque. Elle affirme donc que faute d’appartenir à une communauté d’agents doués d’intentionnalité, un individu serait privé d’intentionnalité ou que l’intentionnalité est une propriété intrinsèquement sociale.

21 Avant de faire valoir mes raisons de penser que la solution sceptique s’apparente davantage à une « dissolution » du paradoxe sceptique qu’à une solution authentique, je voudrais brièvement mettre en garde contre deux dangers ou deux conséquences potentielles indésirables de la solution sceptique. Premièrement, la question se pose de savoir si la solution sceptique consiste à attribuer l’intentionnalité, des intentions de signifier, des croyances ou des pensées conceptuelles à une communauté. Si tel était le cas, alors je ferais immédiatement observer que cette attribution ne peut, dans le meilleur des cas, qu’être une métaphore. Qu’est-ce qu’une métaphore ? Une métaphore est l’énoncé d’une proposition littéralement fausse grâce à laquelle on communique indirectement certaines propositions vraies. En énonçant, par exemple, « Jacques Chirac est un lion », ce qu’on dit explicitement est faux car un être humain n’est pas un lion. Mais on pourrait, par le biais d’une proposition littéralement fausse, communiquer implicitement ou indirectement certaines propositions vraies sur Jacques Chirac. Affirmer qu’une communauté pense, qu’elle a des intentions ou qu’elle possède des concepts, c’est énoncer une proposition littéralement fausse. En effet, une communauté est privée des capacités cognitives qui accompagnent normalement la possession des concepts et de l’intentionnalité. Il serait mystérieux de conférer l’intentionnalité ou la possession de concepts à une communauté, c’est-à-dire à une entité dépourvue d’un corps permettant de se mouvoir, d’organes permettant de percevoir et d’un cerveau doté d’une mémoire et de capacités de raisonner. On pourrait m’objecter qu’une communauté est dotée des cerveaux et des capacités cognitives des individus qui la composent. Mais ce serait commettre une erreur de catégorie : sans doute une communauté est-elle un ensemble d’individus dotés de cerveaux et de

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capacités cognitives. Mais un ensemble d’individus n’est pas un individu et un réseau connecté de cerveaux n’est pas un cerveau.

22 Deuxièmement, la solution sceptique soulève la question épineuse de la portée, de l’extension et des limites du concept exprimé par le mot « communauté ». La définition de la portée et des limites de la communauté soulève à son tour le spectre du relativisme conceptuel. Dans le cas où la communauté est supposée fixer la règle de l’addition arithmétique, l’extension de la communauté semble s’identifier à l’ensemble des créatures susceptibles de raisonner en conformité avec les lois logiques elles-mêmes. Mais, comme le montre l’histoire des idées scientifiques, différentes communautés à différentes époques ont des croyances différentes.

23 Considérons succinctement la controverse entre le géocentrisme et l’héliocentrisme en cosmologie12. Dans la conception héliocentriste du système solaire, un concept astronomique comme le concept exprimé par le mot français « Terre » fait référence à une planète, c’est-à-dire à un corps qui tourne régulièrement autour du Soleil. Dans la conception géocentriste du monde, le concept exprimé par le même mot fait référence à une entité immobile au centre de l’univers. Si la référence de ce concept est fixée par le système des croyances propres à une communauté historique particulière, alors le risque existe qu’en employant le même mot, les membres de deux communautés historiques différentes ne font pas référence à la même entité. Si la référence du concept géocentriste exprimé par le mot français « Terre » est déterminée par le système de croyances en vigueur dans la communauté des astronomes géocentristes et si la référence du concept héliocentriste exprimé par le même mot français est déterminée par le système des croyances en vigueur dans la communauté des astronomes héliocentristes, alors par le même mot « Terre », un astronome géocentriste et un astronome héliocentriste risquent de ne pas faire référence à la même chose. S’ils ne font pas référence à la même entité, alors on ne peut tout simplement pas comparer leurs croyances. S’ils ne font pas référence à la même entité, ils ne peuvent pas attribuer à une seule et même chose des propriétés différentes et éventuellement incompatibles l’une avec l’autre. Autrement dit, ils ne peuvent pas se contredire. Et nous ne pouvons pas déterminer leurs points d’accord et de désaccord. En effet deux croyances ne peuvent se contredire ou être mutuellement incompatibles l’une avec l’autre que si elles attribuent à une seule et même chose des propriétés mutuellement incompatibles. Or, la conclusion selon laquelle les croyances géocentristes et les croyances héliocentristes sont incomparables et non contradictoires est simplement contredite par la pratique des historiens des sciences qui comparent minutieusement le système des croyances géocentristes au système des croyances héliocentristes.

24 Quoiqu’il en soit des conséquences potentielles indésirables de la solution sceptique au paradoxe sceptique, je voudrais à présent faire valoir que la solution sceptique s’apparente davantage à une dissolution qu’à une solution authentique du paradoxe sceptique. A la thèse méta-arithmétique naïve selon laquelle ce qui justifie ma réponse arithmétique « 125 » à la question arithmétique « Combien font 68 + 57 ? », le sceptique opposait l’objection de la finitude. Comme il existe un fossé entre l’ensemble fini des additions que j’ai exécutées et l’ensemble infini des cas auxquels s’applique la règle d’addition, rien ne peut me garantir qu’en répondant « 125 », je n’ai pas calculé la fonction quaddition et je n’ai pas suivi la règle d’usage du symbole « quus » plutôt que celle du symbole « plus ». La première question soulevée par la solution sceptique est

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de savoir si l’appel à la communauté permet de répondre à l’objection de la finitude. Manifestement, l’ensemble des additions effectuées à un instant déterminé par les membres d’une communauté est un ensemble fini. A moins que l’espèce humaine ne se perpétue indéfiniment, l’ensemble des additions effectuées restera un ensemble fini. Je ne vois donc pas comment l’invocation de l’appartenance à une communauté peut résoudre le problème de la finitude. Ce que me suggère l’idée selon laquelle la reconnaissance des capacités arithmétiques d’un individu par le reste de sa communauté serait constitutive de sa maîtrise du concept exprimé par le symbole « + » et de la règle d’addition, c’est que l’attitude recommandée par le tenant de la solution sceptique est de dissoudre et non de résoudre le problème de la finitude.

25 A la question de savoir quels sont les faits psychologiques et mentaux susceptibles de servir de conditions de vérité à l’attribution d’une intention de signifier à un calculateur ou à l’attribution de signification à un symbole arithmétique, le calculateur naïf fournissait la solution dispositionnelle. A la réponse dispositionnelle, le sceptique opposait l’objection de la normativité : le problème n’est pas de savoir ce que répondrait le calculateur naïf mais ce qu’il doit répondre. Et à ce problème, la réponse dispositionnelle n’est pas une solution. La question soulevée par la solution sceptique est de savoir si l’appel à la communauté permet de résoudre le problème de la normativité. Manifestement, les membres (les plus éminents) d’une communauté de calculateurs n’ont rien d’autre à offrir que l’ensemble de leurs dispositions à répondre à des questions arithmétiques. S’il existe un fossé entre la disposition d’un individu à répondre à une question arithmétique et ce qu’il doit répondre, ce fossé n’est pas comblé par l’ensemble des dispositions à répondre aux questions arithmétiques de l’ensemble des membres d’une communauté. Entre ce que doivent répondre les membres d’une communauté et ce qu’ils répondraient si la question leur était posée, le fossé reste tout aussi infranchissable.

26 Selon le sceptique, l’examen de mes dispositions à répondre à une question arithmétique ne permet pas de savoir ce que je dois répondre. Mais les membres de la communauté n’ont eux-mêmes rien d’autre à offrir que leurs dispositions à répondre aux questions arithmétiques. L’examen des dispositions de la totalité des membres d’une communauté permet sans doute de savoir ce qu’ils répondraient à une question arithmétique. Mais il ne permet certainement pas de savoir ce qu’ils doivent répondre. Si ce qui précède est vrai, alors la solution sceptique – la thèse du caractère intrinsèquement social de l’intentionnalité – est plutôt une dissolution du paradoxe sceptique qu’une solution authentique.

27 Dans ce qui précède, j’ai examiné une thèse qui est sans doute assez populaire chez les historiens et surtout chez les sociologues des sciences – à savoir que, faute d’appartenir à une communauté de personnes conscientes, liées entre elles par des contrats, des obligations et des institutions, un individu ne pourrait pas penser. Il serait privé de concepts et d’intentionnalité. Kripke (1982) a fait valoir que cette thèse, que j’ai baptisée « le communautarisme » et qui est notamment d’inspiration wittgensteinienne, peut être invoquée comme la « solution sceptique » d’un paradoxe – le paradoxe sceptique qui lui-même consiste à nier l’existence des faits sémantiques. Wittgenstein (1953) formule cette solution sceptique dans le but de discréditer l’idée même d’un langage privé ou l’idée qu’il est possible de suivre une règle purement privée. Sans aborder vraiment la question de savoir ce que devient l’idée de suivre une règle purement privée, j’ai voulu faire valoir que la solution sceptique n’était pas une

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solution du paradoxe sceptique. Comme je l’ai indiqué, je suis un réductionniste : j’essaie de réduire l’intentionnalité. Comme Dretske (1981, 1988, 1995) et Fodor (1987), je ne crois pas que les faits sémantiques soient des faits métaphysiques ultimes. Mais je crois qu’il existe des faits sémantiques. Comme l’a dit Fodor (1987), « la sémanticité et l’intentionnalité ne peuvent être des propriétés réelles des choses qu’en vertu de leur identité avec (ou en vertu de leur dépendance systématique par rapport à) des propriétés qui ne sont elles-mêmes ni intentionnelles ni sémantiques ». Donc, de mon point de vue, le paradoxe sceptique est un paradoxe puisqu’il nie l’existence des faits sémantiques. Comme je ne crois pas que la solution sceptique soit une solution authentique, ma recommandation consiste à répudier la thèse selon laquelle l’intentionnalité (ou la signification) est intrinsèquement normative. Je ne crois pas à la normativité intrinsèque de l’intentionnalité. Autrement dit, je répudie l’affirmation selon laquelle l’essence de l’intentionnalité réside dans le pouvoir de représenter ce qui doit être – le devoir être – par opposition à ce qui est. La sémanticité n’est pas intrinsèquement normative. La sémanticité consiste dans le pouvoir de représenter des choses et des états de choses réalisés, possibles et impossibles. Le jour où nous aurons vraiment compris en quoi consiste le pouvoir de représenter des états de choses dont certains sont des faits, nous aurons les moyens d’élucider le pouvoir de représenter des normes.

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NOTES

1. Dans ce qui suit, j’assimilerai intentionnalité et contenu conceptuel. 2. Cette distinction, qui est admise par des auteurs aussi différents que J. Haugeland, J.A. Fodor, F. Dretske et J. Searle, est contestée vigoureusement par D. Dennett (1987) dans The Intentional Stance. Je la défends dans les livres parus en 1997 What Minds Can Do et Pourquoi les choses ont-elles un sens ? 3. L’externalisme est défendu, par exemple, par H. Putnam (1975) dans The Meaning of ‘Meaning’ et par T. Burge (1979) dans Individualism and the Mental. 4. Ce qu’on peut nommer « l’externalisme social » est défendu vigoureusement par T. Burge (1979) dans Individualism and the Mental. 5. Nombre de philosophes contemporains éminents – dont D. Davidson et J. McDowell – souscriraient sans doute à une version de la thèse selon laquelle l’intentionnalité est intrinsèquement normative. Mais d’une part, dans Essays on Actions and Events, D. Davidson (1980), qui souscrit à une ontologie nominaliste, préfère s’abstenir de faire référence à des propriétés sémantiques. Il préfère dire que les objets et les événements physiques tombent sous des prédicats mentaux ou sémantiques. D’autre part, il invoque le rôle constitutif de la rationalité dans l’attribution d’attitudes propositionnelles à un agent humain. Dans Mind and World, J. McDowell (1994) oppose « le royaume des lois naturelles » et le « royaume des raisons » comme deux domaines irréductibles l’un à l’autre. Dans son célèbre Truth, M. Dummett (1978) a pour sa part soutenu que la vérité est une propriété normative d’une pensée ou d’un énoncé en faisant valoir que c’est une valeur à laquelle nous aspirons. 6. Pour une justification et une ébauche de ce projet, cf. mes livres What Minds Can Do et Pourquoi les choses ont-elles un sens ? 7. Dans mes articles Les propriétés sémantiques sont-elles intrinsèquement normatives ? et dans Is Meaning Intrinsically Normative ?

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8. Théorie notamment défendue par A.J. Ayer (1936) dans Language, Truth and Logic. 9. Comme l’ont fait valoir indépendamment l’un de l’autre P. Horwich (1998) dans Meaning et F. Dretske (2000) dans Norms, History, and the Constitution of the Mental. La distinction entre la normativité intrinsèque d’une propriété et le fait que l’exemplification d’une propriété peut avoir des conséquences normatives est au cœur de ce que P. Horwich (1998) dans Meaning nomme le « déflationnisme ». 10. Je note qu’il existe deux usages du mot « fait » : un usage métaphysique ou substantiel et un usage non métaphysique ou modeste. Dans l’usage métaphysique ou substantiel, ce qui est un fait ne peut pas être une norme (ou une valeur). Mais dans l’usage modeste non métaphysique, rien n’interdit d’affirmer que c’est un fait qu’on doit appliquer le mot « goose » à des oies et à rien d’autre. Dans ce paragraphe, je fais un usage modeste non métaphysique du mot « fait ». 11. Pour une discussion détaillée de la stratégie que je recommande pour rejeter le paradoxe sceptique ou la thèse selon laquelle la signification ou l’intentionnalité est intrinsèquement normative, cf. mes articles Les propriétés sémantiques sont-elles intrinsèquement normatives ? et Is Meaning Intrinsically Normative ? 12. On peut lire dans le présent paragraphe une critique de la fameuse thèse kuhnienne de l’incommensurabilité entre paradigmes que défendait T.S. Kuhn (1962) dans son classique ouvrage, The Structure of Scientific Revolutions.

AUTEUR

PIERRE JACOB Institut Jean Nicod CNRS-EHESS-ENS, Paris

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Un modèle polyphonique en épistémologie sociale Croyances individuelles, pluralité des voix et consensus en matière scientifique39-58

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I. Préambule : épistémologie sociale et sociologie de la connaissance

L’objet de la sociologie de la connaissance

1 Le problème essentiel de la sociologie de la connaissance et auquel on conviendra aisément que se ramènent tous les autres est de savoir ce qui est social dans la connaissance, spécialement dans la connaissance scientifique, ou en quoi la connaissance, tout spécialement scientifique, est collective. Cela requiert, préalablement, de savoir ce qu’on entend par « social » et par « collectif » et on peut dire que la sociologie de la connaissance depuis Durkheim et Mannheim a donné des réponses nombreuses et variées à ces questions, sans pour autant, du reste, épuiser le sujet. En revanche, la sociologie de la connaissance s’est, en général, beaucoup moins posée la question de savoir ce qu’il faut entendre par « connaissance » ou par « connaissance scientifique » et s’est plutôt le plus souvent contentée de soutenir un continuisme plus ou moins tacite tendant à atténuer fortement ce qui distingue la connaissance scientifique de la connaissance commune ou de la simple croyance1.

L’objet de l’épistémologie individuelle (individual epistemology)

2 C’est au contraire la spécificité de l’épistémologie ou, plus généralement de la théorie de la connaissance – mais le terme anglais epistemology recouvre les deux et je prendrai ici épistémologie en ce sens large – que de se préoccuper de définir rigoureusement ce qu’on entend par connaissance scientifique et ce qui distingue celle-ci de la simple croyance. Depuis l’Antiquité, on se pose, par exemple, la question de savoir si la

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connaissance est simplement la croyance vraie ou si cette croyance vraie, pour être connaissance, ne requiert pas d’être assortie de justifications. On peut tomber sur le vrai par hasard ou on peut répéter quelque chose de vrai sans être capable de dire pourquoi c’est vrai. Platon appelait cela opinion vraie pour la distinguer de la science et la théorie contemporaine de la connaissance retrouve souvent ces questions très élémentaires en les renouvelant par un certain nombre de raffinements hérités de la longue histoire des théories de la vérité2. Il est arrivé fréquemment – et il arrive encore – que ce genre de questions soit résolu en se référant aux seules facultés du sujet individuel : sans le dire, l’épistémologie (ou la théorie de la connaissance) est en réalité individualiste. Un des exemples les plus souvent cités de cet individualisme épistémologique est évidemment Descartes, même si cet exemple n’est pas pur, l’ego cartésien devant recourir à la garantie divine pour s’assurer de la validité des évidences les plus primitives au-delà du moment même où elles lui apparaissent dans toute leur clarté. Il est possible aussi de diviser les difficultés et d’envisager séparément ce qui relève du sujet individuel – mais seulement en un premier temps. Dans ces limites, l’épistémologie individuelle (individualepistemology) est alors légitime (Goldman, 1986).

L’objet de l’épistémologie sociale (social epistemology)

3 La socialepistemology, l’épistémologie sociale est un prolongement de cette interrogation épistémologique générale, mais elle se pose la question plus spécifique de savoir ce qui entre de social dans la connaissance et si une épistémologie purement individuelle est seulement pensable3. Elle surenchérira, par exemple, à propos de la question de la justification d’une croyance vraie ou bien corroborée en ajoutant une autre question, que je formulerai sommairement ainsi : qu’est-ce qu’une justification qui ne convainc que son auteur ? Ne faut-il pas qu’elle convainque aussi les autres et qu’elle finisse par être partagée ? Comprise largement cette discipline englobe même en droit des théories de la connaissance comme celle d’Habermas qui font de la communication un a priori de la connaissance possible plus primitif que les individus ou les sujets eux- mêmes4. Ainsi donc sociologie de la connaissance et épistémologie sociale se rencontrent dans leurs questionnements, quoique avec chacune leurs accentuations propres.

L’épistémologie sociale naturalisée

4 Toutefois, si les champs respectifs sont assez marqués, les deux disciplines se distinguent surtout idéal-typiquement. Ainsi, certains des travaux qui se réclament de l’épistémologie sociale et qui le font à bon droit parce que leur perspective reste centrée sur la question de la validité de la connaissance ou, plus précisément, de sa validation au travers des interactions entre chercheurs, offrent-ils en fait surtout un éclairage sur ce qu’il faut entendre par « social » et « collectif » en science. Et c’est à ce qui entre de sociologie plus ou moins explicite dans les travaux d’épistémologie sociale que je m’intéresserai ici. La majeure partie de l’épistémologie sociale se conçoit, en outre, à divers degrés, comme naturalisée. Ce qui veut dire qu’elle a assumé, avec plus ou moins de radicalité, le tournant qu’a constitué, en théorie de la connaissance, la critique par Quine (1977) des grandioses programmes fondationnalistes empiristes de Carnap et du premier Goodman (les programmes rationalistes transcendantaux de type kantien ou husserlien étant déjà considérés comme caduques). Si ces programmes sont

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impossibles à remplir, si on ne peut fonder la connaissance qu’illusoirement (même sur une base empiriste), alors mieux vaut encore la décrire5. La socialepistemology anglo- saxonne, celle d’Alvin Goldman (1999, 2002) et de Steve Füller (1988), par exemple, se veut non seulement normative, comme l’était l’épistémologie classique, mais elle se veut aussi descriptive. La socialepistemology contient donc une sociologie du processus de connaissance, une sociologie qu’on peut appeler cognitive. De même que l’épistémologie simplement individuelle dont elle est le complément contient elle- même une psychologie cognitive comme l’une de ses composantes, quand, comme dans certaines versions radicales, elle ne tend pas à s’y réduire6.

La variété de l’interactionnisme social et du constructionnisme social

5 Mon propos spécifique sera toutefois nettement plus circonscrit. L’un des courants les plus actifs de la sociologie de la connaissance contemporaine comme de l’épistémologie sociale est le courant dit constructionniste. On peut le considérer comme une simple variété d’interactionnisme, c’est-à-dire de perspective considérant que le social est le produit de l’interaction entre des individus, et montrant comment la connaissance scientifique est sociale ou collective en tant qu’elle est le produit de l’interaction entre chercheurs, entre chercheurs et techniciens, etc. Au niveau le plus élémentaire, cela veut seulement dire que la connaissance scientifique n’est pas ou pas d’abord, contrairement à ce que des représentations ultra-individualistes, largement entretenues par la mythologie du génie créateur et illustré par quelques figures légendaires, pourraient laisser penser, essentiellement le produit de l’activité de la recherche personnelle. Des versions moins banales et plus radicales – pas forcément très élaborées dans leurs argumentaires – du constructionnisme social vont jusqu’à soutenir que non seulement la connaissance mais la réalité elle-même est sociale, donnant naissance alors à une nouvelle forme d’idéalisme. Des versions plus modérées et nettement plus raffinées, comme celle de Searle (1998) posent la question de savoir si le social peut se construire à partir d’intentions individuelles ou s’il ne faut pas déjà disposer d’intentions collectives, notion dont il faudra évidemment, dans cette perspective, examiner le contenu de sens.

Le modèle interactionniste dialogique et polyphonique de Mara Beller. Soi multiple (multiple self) et infra-individualisme méthodologique

6 Je voudrais m’arrêter à une autre version modérée et également raffinée d’interactionnisme qui se développe, elle aussi, à l’écart de tout relativisme et qui montre notamment, quant à elle, comment la pensée apparemment la plus individuelle peut être profondément sociale. L’idée de base est de donner un sens spécial à l’idée d’interaction, de manière à ne pas s’arrêter au simple constat de réseaux de relations ou à la simple forme quasiment géométrique des interactions, comme dans l’analyse dite de réseaux (utilisant la théorie des graphes) – ce qui serait rester à l’extérieur du contenu des théories – mais de montrer comment, par cette forme d’interaction qu’est la conversation scientifique, la controverse ou, plus généralement le dialogue, le contenu même des pensées apparemment les plus personnelles est social. La pointe la

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plus acérée de cette idée se trouve dans le concept de polyphonie qui permet de mettre en évidence comment, même en l’absence de dialogue effectif, c’est rarement d’une seule voix que le scientifique s’exprime. A son corps défendant souvent, son discours porte la marque du discours des autres, donc de leur « voix ». C’est Bakhtine qui a développé de la façon la plus fine cette idée, avant qu’elle soit notoirement reprise et retravaillée par un linguiste français, Oswald Ducrot dont, faute de place, je ne dirai rien de plus ici. Mais la même idée bakhtinienne a été plus récemment reprise en histoire et philosophie de la physique sur l’exemple de l’émergence et de la diffusion de l’interprétation de l’Ecole de Copenhague en mécanique quantique par Mara Beller (1999). Je ne suis pas physicien et je retiendrai seulement, en le dégageant du cas singulier, le modèle que Beller construit au fur et à mesure et qui est de portée beaucoup plus générale. Ce modèle mérite l’intérêt notamment parce que, alors que le dialogisme s’inscrit naturellement dans un cadre strictement individualiste, au sens où ce sont des individus qui dialoguent entre eux, la notion de polyphonie conduit à descendre à un niveau inférieur – infra-individualiste, donc – et à assumer une notion comme celle de pluralité du soi, voire de multiplicité du soi (multiple self), que certains partisans de la théorie du choix rationnel, comme James Coleman (1990, chap. 19) ou Jon Elster (1986), trouvent nécessaire d’introduire, forçant donc les limites de l’individualisme méthodologique7. La présentation – et la stylisation – de ce modèle polyphonique constituera la première partie de l’analyse qui suit.

Un modèle symétrique : la théorie du sujet pluriel de Margaret Gilbert appliquée à la notion de consensus scientifique. Un supra- individualisme (ou un micro-holisme) méthodologique

7 Ce type de démarche me semble présenter d’autant plus d’intérêt que, d’un autre côté et de façon générale, l’individualisme méthodologique, sous une forme interactionniste ou non, est critiqué actuellement de divers côtés, alors même qu’il correspond à un niveau spécifique d’analyse. Il est critiqué par certaines théories naturalistes, par exemple de type darwinien, qui considèrent que le niveau d’analyse requis, de façon générale, dans l’explication des phénomènes sociaux est bien en deçà du niveau de la conscience des sujets, fussent-ils intimement « multiples », et qu’il faut chercher des invariants de la connaissance dans des catégories naturelles innées. Mais l’individualisme méthodologique est critiqué également par un retour du holisme durkheimien ou maussien sous diverses formes, qui va parfois chercher des renforts chez Wittgenstein. On peut, du reste, trouver des traces de holisme chez Kuhn lui- même, dans l’idée d’un consensus s’imposant aux chercheurs dans le cadre de la science dite normale.

8 Mais je voudrais m’arrêter plutôt, en un second temps, à un débat beaucoup plus proche des confins de l’individualisme méthodologique parce qu’il permettra d’affiner et de compléter les analyses précédentes en montrant quels prolongements elles appellent. Il s’agira, en effet, d’introduire à une forme de supra-individualisme ou de micro-holisme qui a le mérite de montrer comment des entités supra-individuelles ou micro-collectives peuvent être, en quelque sorte, engendrées à partir d’individus – de même que, sur le versant infra-individualiste, on pourrait montrer comment l’individu est, en quelque sorte, « dérivable » d’entités infra-individuelles. Ce micro-holisme, qui se réclame parfois de Simmel (Gilbert, 1989) est illustré par la théorie du sujet pluriel de

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Margaret Gilbert (1989, 1996, 2000). Son exposé et sa mise en relation avec le modèle infra-individualiste antérieurement exposé constitueront le second moment de mon analyse. Le sens général de mon propos sera donc de rattacher le débat sur ce qui entre de social et de collectif dans la connaissance scientifique aux débats du même type en théorie sociologique générale.

II. Argumentation, dialogisme et polyphonie

Un point de vue argumentativiste

9 Le modèle polyphonique, qui donne son nom à cet article est, en fait, l’étage ultime d’un modèle qu’on peut présenter sur trois niveaux : argumentativiste, dialogique, polyphonique. L’un des représentants majeurs de l’épistémologie sociale, Alvin Goldman, énonce explicitement qu’un des chapitres de ce domaine doit être la théorie de l’argumentation, c’est-à-dire, sur le versant descriptif, l’analyse des processus effectifs par lesquels des arguments avancés pour justifier une théorie convainquent ou non et, sur le versant normatif, la mise en évidence des règles auxquelles une bonne argumentation doit obéir (Goldman, 1999, ch. 5)8. Un tel programme est évidemment nettement plus rigoureux que celui, fort répandu, qui, par le repérage de quelques traits rhétoriques de la science, conclut à la valeur très relative de celle-ci. Mais le cadre que propose Goldman reste très formel et donc forcément assez vide. Pour l’enrichir, l’affiner et, de ce fait, le rendre plus adéquat à la réalité à analyser et à évaluer, il est nécessaire de se donner des objets plus concrets. Ainsi, en ce qui concerne l’analyse d’argumentations, il est clair que l’on peut aller nettement plus loin dans la description des procédures effectives. Un bon moyen est de se tourner vers des études d’histoire des sciences étudiant des cas singuliers lorsque ces études sont sensibles à la dimension sociale de la science tout en restant très fermes sur le maintien des normes épistémologiques. L’une d’entre elles, précisément, celle de Mara Beller déjà citée, adopte un point de vue qu’on pourrait dire argumentativiste en ce qu’elle propose – je cite – de « traiter la réponse adressée à un public comme l’unité épistémologique et sociale primitive de l’analyse des sciences » (Beller, 1999, p. 308). Ainsi, poursuit-elle, « la notion d’une pensée scientifique présuppose l’existence d’un interlocuteur auquel la pensée est adressée ou par les énoncés duquel la pensée a été déclenchée » (p. 308). C’est là étendre à l’analyse du discours scientifique, y compris d’une des sciences les plus sophistiquées qui soit, la mécanique quantique, une conception que Perelman, le rénovateur de la théorie de l’argumentation, croyait précisément caractéristique du seul discours non scientifique. Ainsi Mara Beller analyse-t-elle constamment les arguments forgés pour justifier la croyance en la vérité d’une théorie ou, plus modestement, en sa validité, en tant que ces arguments sont adressés à des publics variés, tantôt à un public de spécialistes plus ou moins large tantôt à des individualités singulières en raison de leur compétence ou de leur expertise remarquable dans un domaine donné.

Procédures d’argumentation

10 Ainsi vers le public de non-spécialistes, Niels Bohr multiplie-t-il métaphores et analogies susceptibles de faire saisir, selon lui, la portée des concepts, comparant, par exemple, le quantum d’action et le concept de vie, la nature ondulatoire de la matière

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et le flux de la pensée, l’unité de la personnalité et l’individualité des particules matérielles… (Beller, 1999, p. 247)9. Le principe de complémentarité onde-particule se trouve ainsi étendu à la psychologie et à l’histoire et même à la théorie de la culture (p. 245). Pauli lui-même, le plus proche collaborateur de Bohr au moment de l’élaboration de ce principe, considère que sa portée est très exagérée par Bohr (p. 244)10. Il n’y a pas beaucoup à réinterpréter Beller pour voir aussi que ce qu’elle appelle la « rhétorique de l’inévitabilité » (p. 193), dirigée cette fois vers les spécialistes pourrait être redécrite comme fondée sur un paralogisme de « monde clos » pour reprendre les analyses de Herbert Simon concernant ce qui bride les processus de découverte : la procédure consiste alors à convaincre qu’il n’y a pas de solution quand il y en a une ou qu’il n’y en a qu’une – inévitable – quand il y en a plusieurs (en l’occurrence la solution alternative de David Bohm (Beller, 1999, p. 193))11.

Dialogisme et découverte

11 Mara Beller donne encore de la densité aux distinctions qu’énonçait déjà Alvin Goldman dans sa propre analyse des types d’argumentation : elle rapporte en effet implicitement la distinction entre monologique et dialogique à deux moments différents de l’histoire d’une découverte : le moment dialogique est celui de l’émergence d’une nouvelle théorie. Elle montre, par exemple, comment tel échange avec Pauli ou Schrödinger est capital pour Heisenberg et, de façon générale, elle suit dans le détail l’élaboration du principe d’incertitude à partir de dialogues entre Heisenberg et tel ou tel physicien toujours identifié (Beller, 1999, chap. 4). C’est très explicitement qu’elle prétend ici prendre le contre-pied d’études qui pourraient, selon elle, s’inspirer de Lakatos mais, plus encore probablement, quoi qu’elle ne le cite pas, de Laudan, et parler de dialogues entre communautés (Beller, 1999, p. 314). Contre eux, elle adopte un interactionnisme fondé sur un strict individualisme et parle exclusivement de dialogues entre individualités. Mais Beller s’oppose encore à cette forme de holisme subtil qui consisterait à penser que même s’il y a dialogue entre individualités celles-ci seraient en même temps, voire d’abord les représentants de communautés. Beller montre que, au moins dans certains cas, comme celui de la genèse de ce qu’on appelle l’Ecole de Copenhague, rien ne permet d’accréditer cette idée : les chercheurs n’ont pas de croyances fixées, qui pourraient être caractéristiques d’une communauté, ils oscillent constamment dans le moment de la genèse de leur théorie et ils ne sont engagés à l’égard d’aucun paradigme. On pourrait dire qu’il y a des relations entre eux mais qu’ils forment plus une société qu’une communauté, pour reprendre une distinction célèbre depuis Tönnies, ou qu’ils appartiennent à divers cercles sociaux, mais que ceux-ci n’ont pas une grande stabilité, en tout cas pas propre à exercer une réelle pression sur leur mode de pensée. Beller étend son modèle à d’autres exemples et montre ainsi que cette absence d’engagement à l’égard d’une position donnée dans le moment de l’émergence d’une théorie serait valable d’Einstein aussi pendant qu’il élabore la théorie de la relativité générale. Ainsi, contrairement à ce qu’on dit habituellement, Einstein n’était pas engagé aussi fermement à l’égard du réalisme, pas aussi fixement opposé au positivisme de l’école de Copenhague. On le verrait au contraire osciller entre réalisme et anti-réalisme (p. 281-282).

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Monologisme et consolidation. L’exemple paradigmatique de la Conférence de Niels Bohr à Côme en 1927. Croyances privées et croyances affichées publiquement

12 Dans le moment de la consolidation des théories, au contraire, il peut y avoir apparition d’un discours monologique ou d’apparence fortement monologique. Dans l’esprit de Mara Beller, cela veut dire fondamentalement qu’il n’y a plus trace de dialogue et donc de divergences, mais un discours exprimant apparemment une seule voix; l’existence de désaccords avec des membres extérieurs au groupe est a fortiori tue. L’exemple de l’Ecole de Copenhague est encore paradigmatique. Ainsi, dans la fameuse conférence prononcée au Congrès International de Côme, Niels Bohr a prononcé un texte censé, selon Mara Beller, représenter les croyances partagées du groupe ou, plus exactement, un texte qui prétendait – toujours selon Mara Beller – forger une représentation unifiée12. Une telle unification peut aussi se faire au travers de manuels, éliminant, par nature, toute trace de débats. Et c’est ce qui ce serait fait. Mais les manuels en question auraient été rédigés d’une manière telle qu’il était impossible, en les lisant, de savoir qu’il y avait une interprétation alternative de la mécanique quantique, celle notamment de Schrödinger, puisqu’il n’en était fait nulle mention. Au cours de cette période, les thèses prennent alors la forme d’un dogme (Beller, 1999, chap. 9). Beller prétend que cela correspond exactement à ce que Kuhn avait en vue lorsqu’il parlait de paradigme caractéristique de la science normale13. Or Beller montre sur l’exemple de la mécanique quantique, que l’interprétation rendue publique et sur laquelle tous les membres de l’Ecole de Copenhague prétendaient publiquement s’entendre continuait à être, en réalité, l’objet de discussions à l’intérieur même du groupe, comme en témoignent les diverses correspondances concernées ou l’analyse minutieuse de leurs publications respectives. On peut donc dire, en première approximation, qu’il y a une différence entre les croyances privées (en matière de mécanique quantique), croyances qui sont l’objet de communications, elles-mêmes privées, entre un très petit nombre de chercheurs et les croyancesaffichéespubliquement14 devant non seulement des non experts mais aussi ce qu’on appelle la « communauté » scientifique élargie mais qu’il faudrait plutôt appeler plus prudemment la « société scientifique »15. Ces croyances-là, publiquement affichées, on pourra les appeler – en première approximation et sans paraître, au moins à ce stade de notre analyse, forcer les usages linguistiques – des croyancescollectives. Mais on voit déjà que ce n’est sûrement pas dans le même sens du mot « croire ». Pour affiner ici l’analyse, j’aurais besoin des instruments conceptuels proposés par M. Gilbert et des discussions auxquelles ils ont donné lieu.

Polyphonie (I). Le cas d’Heisenberg dans l’article de 1927 consacré au principe d’incertitude. Voix consonantes et voix cachées. Pluralité des voix mais croyance individuelle une

13 Mais ce n’est pas encore là ce qu’il y a de plus intéressant dans l’étude de cas de Mara Beller. Celle-ci distingue, en effet, au moins implicitement, beaucoup mieux que Bakhtine, le modèle polyphonique du modèle dialogique. La polyphonie, si je stylise encore un peu plus la distinction de Mara Beller, c’est la présence dans un discours monologique de plusieurs voix. Le discours monologique, c’est-à-dire celui qui n’est pas pris dans un dialogue explicite – comme c’est le cas au contraire dans une conversation,

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dans un débat de colloque ou dans une correspondance, peut ainsi garder la trace du discours de l’autre16. Cela est vrai, par exemple, lorsque le discours prend en compte les objections des autres en les formulant pour y répondre. La référence à des acteurs réels peut prendre une forme explicite par le recours, banal, à la mention du nom des auteurs des objections ou à la citation même de leurs propos. Mais ces renvois et citations peuvent avoir une fonction de mise en évidence non seulement de divergences mais aussi de convergences : il y a certes plusieurs voix, mais elles disent alors toutes la même chose; elles ne sont plus dissonnantes mais consonantes.

14 Beller ajoute que dans les cas considérés, par exemple celui de Heisenberg écrivant l’article fondateur sur l’incertitude (Heisenberg, 1927), on est loin de voir représentée équitablement la société de ce qu’on pourrait appeler les « co-énonciateurs » de l’article car toutes les voix qui ont participé au dialogue effectif ne se retrouvent pas dans l’article en question. Certaines sont donc cachées. Les auteurs moins renommés, quoique ayant joué leur part, parfois de façon décisive dans l’émergence d’une nouvelle idée, n’ont pas été reconnus, soit effet de l’oubli involontaire d’Heisenberg, soit effet d’une certaine arrogance ou condescendance17.

15 Qu’en tirer pour notre propos ? On peut observer ici l’expression publique d’une pensée individuelle ou l’affirmation publique d’une croyance personnelle offerte à la discussion publique, plus large que la discussion avec les seuls proches, mais qui n’est pas collective au sens où nous nous avons employé ce mot un peu plus haut puisque personne n’est tenu de dire ou de laisser entendre qu’il la partage et donc de s’engager sur elle comme c’était le cas de la conférence de Côme censée (dans l’interprétation de Beller, au moins) représenter un point de vue commun. La différence importante est dans l’idée d’engagement et je reviendrai plus longuement sur cette notion dans la seconde partie de cet article. Mais d’un autre côté, c’est bien le résultat en quelque sorte agrégé d’interactions entre individus : en ce sens plus faible, elle est bien un résultat collectif. Pour éviter des ambiguïtés on pourrait plutôt dire que cette croyance est sociale mais qu’elle n’est pascollective.

16 Du moins l’agrégat de croyances privées ayant concouru à forger la pensée créatrice d’un chercheur – Heisenberg, par exemple – s’est-il trouvé unifié par le penseur : une voix domine toutes les autres. Il y a donc franchissement d’un seuil : il y a bien une croyance individuelle rendue publique qui a une unité et qui est irréductible à la simple somme ou à la simple résultante des autres croyances individuelles. On peut dire que c’est une propriété émergente spécifique – ou, comme on dirait en philosophie de l’esprit, pour éviter la surcharge de sens de la notion d’émergence : une propriété « survenante » – quoique la croyance soit sociale (dans son origine), c’est bien une croyance pleinement individuelle (dans son résultat).

Polyphonie (II). A nouveau le cas de la conférence de Niels Bohr à Côme en 1927. Voix dissonantes. Une croyance individuelle simplement « agrégée » proposée comme croyance collective ?

17 Mais les analyses d’exemples de Beller montrent que ce n’est pas toujours le cas et, en prolongeant celles-ci, on peut montrer que certains paradoxes intéressants s’ensuivent. Ainsi Beller montre-t-elle sur l’exemple de la conférence prononcée par Niels Bohr au Congrès de Côme, conférence célèbre pour son obscurité et dont l’obscurité même n’a pas été pour rien, dit-on, dans le culte dont Bohr a été progressivement entouré, que

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cette obscurité s’explique bien si on suppose qu’il y a différentes voix non seulement implicites mais dissonantes alors que, dans le cas de Heisenberg, les voix étaient rendues consonantes par la domination de la voix propre d’Heisenberg unifiant toutes ces voix18. Ce n’est pas, du reste, que Bohr veuille ici spécialement cacher ses sources, c’est qu’il a semble-t-il du mal à unifier sa pensée. La difficulté à comprendre la conférence de Bohr ne serait, en effet, pas du même type que celle que des générations de physiciens ont eu à comprendre la théorie de la relativité générale d’Einstein. Dans ce dernier cas, on sait, d’après les témoignages des spécialistes du domaine que ce qui est difficile, c’est, d’une part, la présence de mathématiques abstruses, comme le calcul des tenseurs, nécessitant un entraînement spécial et une agilité d’esprit assez peu répandue (Eisenstaedt, 2002, p. 202-203), d’autre part l’accoutumance à des concepts contre-intuitifs que le chercheur a toujours tendance à repenser, quelle que soit sa bonne volonté, à partir des concepts newtoniens (Eisenstaedt, 2002, p. 210-214). Ici, au contraire, les mathématiques, pour ainsi dire absentes, sont loin de faire obstacle. Et si les principes que Niels Bohr introduit sont difficiles à comprendre, c’est qu’ils impliquent un certain nombre de contradictions, à moins que, comme le montre Beller, on ne leur fasse correspondre des voix implicites diverses et dissonantes19. On a donc ici une croyance individuelle qui est sociale dans son origine mais qui ne réussit pas s’unifier. Paradoxalement, dans ce cas-ci, différent de celui d’Heisenberg dans son article sur l’incertitude, la croyance n’est pas pleinement individualisée – ou, interprétation plus généreuse : elle peine au moins à se faire reconnaître comme pleinement individualisée. Elle reste en quelque manière – ou au moins, elle donne l’impression de rester jusqu’à un certain point – un agrégat de pensées d’origine différente : il n’y a pas une pensée individuelle une émergeant – ou émergeant clairement – du dialogue intérieur. Pas de voix qui domine nettement les autres.

18 Mais ce n’est pas tout encore : dans la mesure où un public se trouve fasciné par cette pensée, y compris un public scientifique de non-spécialistes ou de demi-spécialistes, cette croyance va se trouver partagée par un cercle plus large. Ceux dont je parle ici ne sont pas du tout ceux dont la voix se trouve exprimée dans cette croyance – puisque, justement, Heisenberg, Pauli, Max Born ne peuvent pas vraiment se retrouver dans la conférence de Côme (c’est-à-dire y croire authentiquement). Ce qu’il faut quand même appeler – pour l’instant – « croyance », même si le concept a manifestement ici une extension trop large, est une croyance à la fois sociale (dans son origine), pas ou peu individualisée (dans son résultat)20 et déjà collective parl’accord public, au moins tacite, qu’un groupe de penseurs, en l’occurrence des membres de l’Ecole de Copenhague, lui ont donné. Mais il n’est pas sûr que, sur les questions même dont traite la conférence, parmi les différents individus du public scientifique – autres que ceux appartenant au cercle étroit de l’Ecole de Copenhague – qui partagent désormais aussi cette croyance, chacun ait, cette fois, une croyance privée clairement distincte de la croyance collective. On perçoit que les non-experts qui adoptent cette croyance collective ne peuvent être dits « croire » à cette théorie au même sens que les experts – dont la croyance privée, au moins, est unifiée – croient, quant à eux, à la théorie qu’ils professent et qu’évidemment ils comprennent21. Comme certains anthropologues et historiens nourris d’anthropologie l’ont fait remarquer (Sperber, 1982, Veyne, 1983), on ne peut réellement croire à ce qu’on ne comprend pas. Ces dernières remarques appellent des analyses complémentaires sur la nature des croyances collectives et l’exposé des analyses que Margaret Gilbert réserve aux croyances collectives en contexte scientifique nous y aideront.

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III. Du « je » comme soi multiple et polyphonique au « nous » comme sujet pluriel

Du niveau infra-individuel (soi multiple) au niveau supra-individuel (sujet pluriel) en passant par le niveau individuel : processus d’émergence

19 J’ai développé, dans le moment précédent de mon analyse un certain nombre de thèmes qu’un modèle argumentativiste en épistémologie sociale, plus précisément dialogique et polyphonique, met au premier plan, en me fondant sur l’analyse d’un cas historique menée de façon particulièrement exemplaire par Mara Beller. Toutefois, les problèmes classiques que Mara Beller entend éclairer relèvent de l’histoire épistémologique ou de l’épistémologie historique – c’est Kuhn essentiellement qu’elle discute – avant même que de relever de l’épistémologie sociale ou de la sociologie de la connaissance. Certains concepts comme ceux de croyance collective ou encore d’engagement, que j’ai utilisés de façon simplement allusive jusqu’ici, méritent d’être davantage analysés sur les exemples mêmes qu’elle propose.

20 Or, dans l’éventail des théories disponibles à ce niveau, l’une semble tout indiquée, la théorie du sujet pluriel de Margaret Gilbert. Cette théorie relève de la philosophie générale des sciences sociales ou de la philosophie sociale en général. Elle concerne, par exemple, le thème de la coordination ou celui des obligations politiques tout autant que celui de la connaissance. L’épistémologie sociale n’y est donc qu’un chapitre parmi d’autres et, réciproquement, s’il est arrivé à M. Gilbert de publier dans tel ou tel volume collectif consacré à l’épistémologie sociale, elle ne fait pas partie des spécialistes du domaine les plus « visibles », comme Alvin Goldman, Steve Füller ou Frederik Schmidt, par exemple.

21 Si la théorie du sujet pluriel (pluralsubject, pluralsubjecthood) s’impose pour ainsi dire à notre attention, c’est pour deux raisons essentielles : d’une part parce qu’il s’agit d’une discussion subtile de l’individualisme méthodologique – qui analyse le sens de concepts comme ceux de « collectif » ou de « social » sur le fond d’une connaissance très fine, qui plus est, de leurs usages effectifs en sciences sociales, notamment chez Durkheim et chez Simmel – d’autre part et plus encore, parce que le concept de sujet pluriel est, pour ainsi dire, le symétrique du concept de soi multiple et donc de polyphonie et qu’on peut y observer, à un autre niveau, les mêmes processus d’émergence, aboutis ou inaboutis, d’une entité supérieure. Il s’agissait notamment, dans les analyses précédentes, de voir comment l’individuel (une pensée une) pouvait émerger de l’infra- individuel (la polyphonie héritée du dialogue); mais il s’agissait aussi déjà, quoique plus implicitement, de voir comment le supra-individuel (une croyance collective, une interprétation scientifique consensuelle) pouvait émerger de l’individuel. C’est ce second problème que je reprend ici. On peut espérer que les perspectives s’éclaireront mutuellement, l’analyse de cas précédente densifiant l’analyse conceptuelle que je vais présenter en lui donnant un contenu en quelque sorte plus épais, celle-ci clarifiant en retour l’analyse historique en en dégageant la trame logique.

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Sujet pluriel (le « nous »22) et engagement conjoint dans les actions les plus banales de la vie quotidienne

22 La notion de sujet pluriel est élaborée par M. Gilbert pour rendre compte du type d’acteur collectif minimal, celui à partir duquel on ne peut plus parler simplement d’individus sans perte, c’est-à-dire sans manquer quelque chose de la spécificité du social. C’est même, à strictement parler, seulement à partir du moment où on doit introduire cette notion d’un micro-acteur collectif – il suffit d’être deux, mais dans une relation particulière que Gilbert décrit – que, selon Gilbert, on peut parler de fait social.

23 Il y a sujet pluriel – pour définir sommairement la notion – lorsque deux individus ou plus se sentent conjointement engagés l’un par rapport à l’autre ou les uns par rapport aux autres à faire une action ensemble. Cet engagement n’a pas besoin d’être explicite, il a pu suffire de regards, de gestes, de grommellements mêmes, dans les cas d’expériences de la vie quotidienne, ajoute M. Gilbert. Dans ces cas-là, on ne peut dire simplement que tel individu fait une action et que tel autre la fait avec lui ni que cette action collective est simplement le résultat d’intentions individuelles convergentes. Il est plus exact de dire, pour les individus en question : « cette action est nôtre » plutôt que de dire : « cette action est mienne et elle est aussi la tienne ». Gilbert dit que le terme linguistique adéquat est ici « nous » : « Nous avons fait cette action ». Cette action est le résultat d’une entente, qui supposait que nous nous sentions engagés l’un à l’égard de l’autre, de sorte que si l’un voulait faire défection, l’autre aurait été fondé, en raison d’une sorte d’obligation morale, à faire des reproches au premier.

24 Le cas le plus simple est celui d’un sujet pluriel consitué de seulement deux personnes. M. Gilbert (1996, chap. 6) prend comme exemple paradigmatique celui d’une promenade que deux individus se trouvent avoir fait sans l’avoir forcément vraiment décidé au départ. Ils pouvaient fort bien s’être rencontrés par hasard sur la route et s’être mis à cheminer ensemble. Mais à partir du moment où, d’un commun quoique tacite accord, ils se sont mis à marcher à la même cadence, chacun a contracté par rapport à l’autre une sorte de micro-obligation : continuer à marcher ensemble sans ni presser le pas ni le ralentir. Chacun sent que, s’il veut changer d’allure, il devra s’excuser par une formule du style : « je m’excuse mais je suis pressé, je dois me dépêcher ». Même dans des cas aussi rudimentaires, donc, une sorte d’engagement a été contracté de chacun avec l’autre : ils se sont conjointement engagés à marcher au même rythme.

25 On notera que la relation n’est pas nécessairement égalitaire : les promeneurs peuvent fort bien occuper des positions hiérarchisées (par exemple un professeur et un doctorant sur un campus universitaire ou deux professeurs de renom inégal). Il n’empêche qu’ils sont engagés l’un et l’autre l’un par rapport à l’autre et pas seulement l’inférieur par rapport au supérieur : si le supérieur doit soudain hâter le pas, on s’attend à ce que même lui esquisse, d’une façon ou d’une autre, une formule d’excuse ou un geste en tenant lieu. Cela n’exclut pas, du reste, que dans des cas de ce genre, comme de façon plus générale, du reste, les individus qui se trouvent conjointement engagés à l’égard des autres dans un groupe – fût-ce une simple dyade, comme aurait dit Simmel – peuvent s’être sentis plus ou moins librement engagés à contracter obligation23. L’important est que, bon gré mal gré, ils aient accepté de participer à cette action, fût-ce sous le mode minimal de l’avoir « laissée faire » ou de l’« avoir laissée se mettre en place ». Mais à partir du moment où ils ont accepté ils sont engagés et, dès

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lors, pèse sur eux une sorte de contrainte collective (même s’il n’y a que deux personnes) qui vient de l’engagement pris à l’égard de chacun et qui ne vient que de cet engagement conjoint. M. Gilbert (1994), en s’appuyant sur l’idée de contrat, montre finement comment la contrainte collective dont parle Durkheim pourrait n’être rien d’autre que l’engagement conjoint des individus les uns à l’égard des autres. Cette contrainte collective serait donc bien la résultante des actions des individus et, plus précisément même, des engagements ou micro-engagements qu’ils auraient eux- mêmes contractés.

Sujet pluriel (« nous ») et engagement conjoint sur des idées dans la vie quotidienne et au sein d’une communauté scientifique

26 La théorie du sujet pluriel ne rend pas compte seulement des actions mais aussi des idées collectives. M. Gilbert (1994, p. 16-7) prend ainsi l’exemple, très trivial encore en tant que tel, d’un groupe de professeurs d’Oxford discutant informellement des menus du collège. L’un exprime un mécontentement marqué sur le fait qu’il y a trop souvent de la viande au repas, un second surenchérit en disant qu’il y a trop souvent des pommes de terre. Un troisième fait un hochement de tête en signe d’acquiescement. Un autre semble vouloir protester mais se ravise, un cinquième proteste effectivement mais n’est pas entendu et n’insiste pas. Deux autres semblent indifférents. Enfin, celui qui semble avoir le plus d’autorité naturelle dans le groupe conclut : « Il est clair que nous sommes tous mécontents du menu. Il faut que nous allions nous plaindre ». Ceux qui n’avaient rien dit ne disent rien encore, soit qu’ils sont légèrement intimidés par la détermination de celui qui a pris la parole, soit qu’il n’y accordent pas vraiment d’importance. Mais, en ne protestant pas ou pas de manière perceptible quand le leader a dit « nous », ils se sont comme trouvés incorporés à cette entité collective désignée par le « nous ». C’est comme s’ils avaient donné tacitement leur accord. Il pourra y avoir conflit ultérieurement entre les membres du groupe, certains ayant le sentiment d’avoir été légèrement embrigadés, mais néanmoins, ils se sont eux aussi, en quelque sorte, engagés par leur silence même. Gilbert conclut : ne dira-t-on pas, à bon droit, que ce que ce groupe pense, c’est que les menus du collège ne sont pas bons ? Même si, individuellement, ils sont d’une opinion contraire, ils se sont mis dans la position d’accepter cette opinion collective comme leur et de malaisément pouvoir protester si on la leur impute.

27 Margaret Gilbert (1994) prétend, de cette façon, réinterpréter de façon adéquate l’idée durkheimienne – plus particulière que celle, générale, de contrainte collective – selon laquelle il y a des croyances collectives qui ne sont pas réductibles à des croyances individuelles et qui ne peuvent être dites avoir pour sujet des individus (mais qui vont néanmoins s’imposer à eux). Réinterpréter, du même coup, l’idée durkheimienne selon laquelle il y a des sujets collectifs – les sujets de ces croyances collectives – émergents par rapport aux sujets individuels : le sujet de l’opinion commune serait un sujet pluriel, qui ne serait pas formé de l’addition de sujets individuels mais qui constituerait, au contraire ceux-ci en une entité spécifique, un corps dont ils seraient les membres24.

28 Margaret Gilbert (2000, chap. 3) franchit une étape supplémentaire qui nous intéresse directement lorsqu’elle utilise ce modèle pour rendre compte des croyances scientifiques et de l’engagement collectif dans un paradigme. Gilbert est toutefois alors essentiellement intéressée à montrer comment il est difficile pour quelqu’un de

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s’affranchir du consensus de la communauté scientifique à l’égard duquel il a jusque là contracté une sorte d’engagement conjoint à dire qu’il le partage. Le but de Margaret Gilbert est de chercher à montrer comment – ou plus exactement par qui – le changement scientifique, le changement de paradigme est possible. Elle montre ainsi que le changement pourra plus facilement arriver soit par les néophytes dans le domaine soit par les outsiders étrangers par définition au domaine, les uns et les autres n’ayant jamais été encore engagés par rapport aux autres.

L’exemple de la Conférence de Bohr à Côme relu à travers la théorie du sujet pluriel

29 Mais le modèle que M. Gilbert forge est beaucoup plus riche que les exemples qui précèdent ne le suggèrent. On voit notamment qu’il s’applique assez remarquablement au cas de l’interprétation de la mécanique quantique proposée par Niels Bohr au Congrès de Côme (dans l’interprétation de M. Beller). Et ce qu’on peut mettre en évidence sur cet exemple empirique plus que ne l’a fait M. Gilbert dans ses analyses abstraites, c’est la dualité éventuelle de croyances dans les mêmes individus. Dualité de croyances qui n’est pas vécue comme contradictoire puisque, dans l’esprit des chercheurs concernés (ou des professeurs engagés dans une protestation triviale dans l’exemple de Gilbert), il est clair qu’il y a une différence de niveau entre ce qui est cru et exprimé comme tel en privé et ce qui est affiché en public comme croyance collective – mais qui peut ne correspondre nullement à une croyance authentique.

30 Ainsi, si Heisenberg, Pauli, Max Born resserrent les rangs autour de Bohr au Congrès de Côme puis au Colloque Solvay à Bruxelles en 1927, s’ils affectent en quelque sorte publiquement de pleinement partager l’interprétation de Bohr – ou, du moins, acceptent de ne pas publiquement s’en démarquer du tout – leurs divergences avec Bohr comme entre eux sont évidentes à la lecture de leurs propres articles et de leur correspondance. On peut donc dire que ce qu’on appelle l’Ecole de Copenhague est un sujet pluriel dans le sens même que Gilbert donne à ce concept. Ce n’est pas une simple collection d’individus, pas un simple agrégat, pas une simple « société ». On peut bien parler de « communauté » scientifique. L’existence d’un sujet pluriel n’implique évidemment pas que l’interprétation de (l’Ecole de) Copenhague corresponde à quelque croyance individuelle que ce soit (encore moins à une croyance unifiée) mais elle implique, en revanche, l’idée d’engagement conjoint à professer des croyances communes ou, au minimum, à ne pas s’en démarquer publiquement. Et, comme dans le cas de la promenade tacitement engagée, si on veut prendre publiquement de la distance, il sera attendu des autres membres du groupe qu’on se justifie.

Polyphonie et sujet pluriel dans le cas des croyances scientifiques et des croyances mythologiques

31 M. Gilbert n’a pas imaginé d’exemples aussi complexes que ceux que fournit l’histoire de la mécanique quantique analysée au travers du modèle polyphonique. Dans le cas de la conférence de Côme, ce qui est remarquable, en effet, sous ce nouveau rapport, ce n’est pas tant que la croyance collective puisse ne correspondre à aucune croyance individuelle, c’est que la croyance en question puisse être contradictoire. Le modèle de Beller permet d’en trouver la source dans la présence de voix dissonnantes, elles-

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mêmes induites par l’origine dialogique de la pensée. M. Gilbert n’avait pas imaginé d’exemples de la vie quotidienne de ce type mais il faudrait se représenter un porte- parole des professeurs aigris formulant une synthèse alambiquée des différentes opinions et, du coup, une synthèse en quelque manière confuse. Dans le cas de ce que Beller appelle « la rhétorique de la consolidation », la présence de voix diverses est oblitérée ou, en tout cas, une voix domine clairement toutes les autres. Il pourrrait s’agir, dans l’exemple de Gilbert, d’un porte-parole faisant encore état d’opinions diverses mais hiérarchisant, cette fois, clairement celles-ci.

32 Le premier cas est, de loin, le plus intéressant, sociologiquement et anthropologiquement parlant car il est évident que si un savant peut avoir du mal à donner une unité par écrit à une interprétation scientifique, des mythes issus d’une multitude de reformulations au travers de traditions différentes seront a fortiori dissonants. Depuis longtemps les exégètes de la Bible, par exemple, ont formulé – en utilisant d’autres mots, mais c’est la même idée – l’hypothèse d’une profonde polyphonie implicite25. Mais, dire cela, c’est retrouver une observation faite par les anthropologues et notamment par Lévy-Bruhl, à savoir que les croyances collectives – que Lévy-Bruhl distinguait bien des croyances individuelles, ce qu’on oublie souvent – sont souvent contradictoires. La polyphonie de celles-ci pourrait en être l’une des causes.

Croyances collectives ou acceptations collectives ?

33 On notera, avant de conclure, que la différence même de niveau – souvent répétée dans cet article – entre les croyances privées et les croyances publiques ou affichées publiquement crée une sorte de malaise que nous avons déjà signalé et que note M. Gilbert (1994) elle-même, puisqu’on utilise, dans les deux cas, le concept de « croyance » alors que les réalités subsumées sous le concept sont nettement distinctes. Mais on peut y remédier sans trop de difficultés. En s’inspirant de la distinction que fait l’épistémologue L.J. Cohen (1992) entre belief et acceptance (reprise par Stalnaker et Van Fraassen, que Gilbert (1994, n. 34, p. 25) cite sans préciser ses références), on pourrait parler d’« acceptations » collectives plutôt que de croyances collectives, c’est-à-dire, d’idées que des individus acceptent et s’engagent même à soutenir sans forcément y croire réellement en eux-mêmes. Ainsi, en s’en tenant au niveau le plus élémentaire du débat, on peut dire, en choquant moins les usages linguistiques (en tout cas quand on utilise la forme verbale) et en étant phénoménologiquement plus exact, que Heisenberg, Pauli, Max Born, etc. acceptent collectivement – tel un seul corps (Gilbert écrit dans des cas similaires : « as a body ») – les idées énoncées par Bohr et qui constituent ce qu’on appelle « l’interprétation de l’Ecole de Copenhague ». Leurs croyances stricto sensu, c’est-à-dire leurs croyances privées, en revanche sont différentes sur des points fondamentaux. Il n’est même pas certain que chacun ne se soit pas senti un peu forcé à s’engager contre son gré dans cette entreprise collective, comme tel ou tel professeur d’Oxford de la fable de M. Gilbert, mais la réalité de l’engagement contracté n’en est pas pour autant changée.

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Conclusion

34 Je conclurai en revenant brièvement à l’une des idées initiales de cet article. Margaret Gilbert propose la notion d’un sujet collectif ayant en quelque sorte des représentations propres, notion qui fait de la théorie sociale qu’elle développe une forme de micro- holisme. Mais elle décrit le processus d’engendrement de ces entités collectives à partir des individus de sorte qu’on peut parcourir le chemin inverse et remonter de ces entités collectives, sujet ou croyances aux actions des individus qui en sont la cause. Ce holisme s’articule donc aisément avec un individualisme méthodologique. Sur l’autre versant, que je voulais ici spécialement mettre en relief, la notion de discours polyphonique telle que l’analyse Mara Beller suggère la notion d’un sujet multiple et éventuellement dissonant, conduisant, cette fois, à prolonger l’analyse individualiste vers le niveau infra-individuel. Si les analyses précédentes sont un tant soit peu convaincantes, la démonstration pourrait être ainsi faite que la sociologie de la connaissance scientifique et l’épistémologie sociale de la science pourraient constituer un domaine à partir duquel on pourrait poser de façon pertinente des problèmes généraux de théorie sociologique. L’un d’entre eux est précisément celui de l’élargissement de l’individualisme méthodologique ou de son dépassement – lui-même méthodique – vers d’autres niveaux d’analyse.

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NOTES

1. Il y a, bien entendu, des exceptions notables, comme Boudon & Clavelin (1994). 2. Cf. notamment, fondateur de ce renouvellement, l’article célèbre de Gettier (1963). Pour une typologie des théories contemporaines de la vérité du point de vue qui nous intéresse ici, cf. Goldman (1999), chap. 2. 3. Pour une présentation d’ensemble de l’épistémologie sociale à partir des limites de l’individualisme épistémologique, présenté lui-même dans ses différentes variantes, voir, par exemple, Schmitt (1999). 4. Certains auteurs cherchent désormais à reprendre explicitement les idées d’Habermas (voire de Foucault et d’autres auteurs de la philosophie continentale) dans le cadre de l’épistémologie sociale et de la nouvelle tradition de recherche que celle-ci constitue, caractérisée par un style beaucoup plus analytique que celui habituel dans la philosophie continentale. Voir, par exemple, Alcoff (1996). 5. Quine (1977) écrit ainsi : « Mieux vaut découvrir comment la science se développe et s’apprend en réalité, que d’inventer une structure fictive dans la même intention » (p. 92) et : « L’épistémologie, ou quelque chose de ressemblant s’est simplement conquis droit de cité à titre de chapitre de psychologie et donc de science naturelle » (p. 96). Dans la mesure où un tel programme cherche, par définition, les conditionnements naturels de la connaisance, on ne doit qu’à peine s’étonner qu’une branche – au demeurant très dynamique – de l’épistémologie sociale naturalisée se développe dans le courant féministe puisque la différence entre les sexes est inscrite dans la nature. Voir notamment Nelson (1990) – dont le titre, Who Knows : From Quine to a Feminist Empiricism, est éloquent – ainsi que le recueil d’Alcoff & Potter (1993). 6. Voir, par exemple, sur ce parallélisme, Goldman (1986), p. 1-3 et Goldman (1999) p. VII-X, le premier de ces ouvrages étant consacré explicitement à l’individual epistemology et le second à la social epistemology. Quine est bien plus radical que Goldman : la dimension normative tend à être tout à fait éliminée. Pour une comparaison entre ces deux formes d’épistémologie naturalisée, cf Engel (1996), respectivement pp. 344-54 et pp. 366-78 et, sur la difficulté qu’il y a à assumer l’idée de norme dans une épistémologie naturalisée comme celle de Goldman, cf Jacob (1989), cité par Engel (1996). 7. Je discute d’autres variétés d’infra-individualisme – avec d’autres préoccupations – dans Bouvier 2002. 8. L’argumentation n’est que l’une des « pratiques » que l’épistémologie sociale doit étudier. Elle doit s’interroger également sur d’autres modes sociaux de transmissions d’information, soit plus simples, comme le témoignage (testimony), soit plus complexes comme la technologie de la communication. Cf. respectivement, les chapitres 4 et 6 de Goldman (1999). J’ai cherché à défendre un point de vue systématiquement argumentativiste en sciences sociales en me référant à un autre cadre que celui de l’épistémologie sociale dans Bouvier (1999).

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9. Ces analogies seront, à leur tour, comme le montre Terré (1998, pp. 176-194), à la source d’une véritable mythologie contemporaine. 10. Manifestement, la question de la portée de ce principe est très controversée. En général les auteurs prennent beaucoup plus au sérieux que M. Beller le principe de complémentarité, distinguant soigneusement, par exemple, différents degrés d’extension de la portée du principe (Bitbol, 1999). Ils peuvent aussi s’inspirer de lui pour fonder leur conception des rapports entre philosophie de l’esprit et mécanique quantique (Bitbol, 2000, pp. 265-266), ce qui peut laisser a priori nettement plus sceptique. 11. R. Boudon a cru pouvoir mettre en évidence un processus de ce type dans Lesformesélémentairesdelaviereligieuse de Durkheim (Boudon, 1990). Et il est certain que Durkheim donne, de façon générale, l’impression d’une inévitabilité de ses conclusions, de même qu’il minimise les divergences avec les membres de son école (par exemple avec Lévy-Bruhl). 12. Mara Beller écrit : « le besoin d’offrir une explication unifiée, capable de contrer l’opposition, était l’une des raisons de l’obscurité de la conférence de Bohr à Côme, dans laquelle les différences entre les positions de Bohr et celle d’Heisenberg ont été atténuées » (p. 143). Beller parle d’un « front public uni » (p. 143), à cette occasion, contre l’interprétation rivale, soutenue notamment par Schrödinger. A l’appui de la thèse d’un tel front uni, Mara Beller note, d’une part, que la version de la conférence de Côme qui fut prononcée ne fut pas écrite par Bohr seul mais avec l’aide de Klein et Darwin (p. 142), d’autre part que, dans la version publiée dans Nature, Bohr atténua ses désaccords avec Heisenberg, accentuant en même temps ce qui le rapprochait de Pauli (avec qui il était en dialogue au moment de la réécriture de son article), enfin élimina, à l’inverse, les divers éloges de Schrödinger que la version prononcée contenait (p. 142). Plus loin, elle signifie que la volonté de former un front uni était largement partagée : « […] Bohr, Heisenberg, Pauli et Born serrèrent les rangs au Congrès de Côme et au colloque Solvay à Bruxelles en 1927 » (p. 216). 13. Elle renvoie notamment à un article de Kuhn (1963), assez rarement cité. 14. On pourra dire évidemment que la différence entre privé et public est relative (une lettre envoyée est moins « privée » qu’un journal personnel), ce qui est exact. Dans le cas présent, le critère de démarcation existe et il est simple : le texte en question a-t-il été ou non publié ? Ce qui a été privé peut évidemment devenir ultérieurement public (publication de la correspondance, voire d’un journal intime) et il importe donc de distinguer, dans l’analyse, les différentes étapes chronologiques. 15. C. Chevalley, lors de la communication (à Lausanne) d’où est issu cet article a contesté qu’on puisse parler d’interprétation publique unifiée avant les années 50. Mais il semble qu’elle veuille dire : une interprétation publique qui corresponde aussi aux croyances privées de ceux qui la soutiennent. Or ce n’est évidemment pas le cas en 1927 selon Mara Beller non plus. Il ne semble donc pas y avoir de désaccord entre C. Chevalley et M. Beller sur ce point. L’important pour la suite de mon propos est, de toutes façons, qu’il y ait bien eu, à un moment donné, une interprétation unifiée publique (que cela soit dès 1927 ou seulement après 1950), coexistant avec des croyances privées dissonantes entre elles et avec la représentation publiqueaffichée. C’est en ce sens faible mais sociologiquement très intéressant qu’il y aurait « une interprétation de Copenhague ». Si la datation de Beller est exacte, Beller fait apparaître une différence de nature sociologique et psychologique entre l’interprétation de Copenhague en 1927 et celle des années 50 (cf infra). 16. C’est aussi la définition de l’argumentation monologique que propose Goldman (1999), p. 131. 17. Du coup, les historiographies qui ne se préoccupent pas de rétablir la genèse dialogique des œuvres ont enterré elles-mêmes des noms comme ceux de Campbell, Sentfleben, Duane, Zernike, Ising (Beller, 1999, p. 96). 18. Cette description est légèrement idéalisée. Mara Beller montre, en effet, que la polyphonie implicite et dissonante peut être observée – quoique à un degré nettement moindre – dans

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l’article même d’Heisenberg sur l’incertitude (Beller, 1999, Chap. 5, notamment p. 105). Elle montre, en particulier, qu’il y a essentiellement deux voix, l’une et l’autre exprimant la pensée d’Heisenberg, mais l’une d’elle représentant « sa propre voix passée » (p. 115). Il est évident, de toutes façons, que s’il subsiste en quelque manière une pluralité qui n’est pas dépassée il est plus difficile de penser l’idée d’émergence d’un niveau spécifique. Mais ce n’est pas le lieu d’en discuter ici. 19. C. Chevalley (1998a) ne semble pas, en fait, soutenir une position très différente. Elle écrit ainsi que c’est une caractéristique de Niels Bohr que de réécrire inlassablement et jusqu’au dernier moment ses articles, jusqu’à l’obsession. D’où de grandes différences, en général, entre les textes allemands originaires et leurs versions anglaises publiées. Elle ajoute même : « Le cas du manuscrit de Côme est évidemment le plus spectaculaire » et rapporte un jugement au premier abord paradoxal porté par les partisans de Bohr quant à l’obscurité fameuse de cette conférence : mieux Bohr comprendrait une question, plus ses articles seraient obscurs… La raison en serait la suivante : « d’un brouillon à l’autre, Bohr voit de mieux en mieux où gît la difficulté et sa solution ». C. Chevalley commente cette étrange explication : « Dès lors [Bohr] s’efforce d’indiquer toutes les raisons de cette solution, tous les arguments qui pourraient conduire sur d’autres pistes, toutes les restrictions à faire, etc » (p. 581). Mais la clarification réelle qu’apporte C. Chevalley consiste très exactement, me semble-t-il, à reconnaître que le texte est polyphonique au sens technique, c’est-à-dire linguistique, de ce terme : les arguments conduisant vers d’autres pistes n’expriment pas la propre voix de l’auteur mais celle d’autres chercheurs; de même les restrictions. La difficulté, dans des cas de ce genre, c’est que la voix même de l’auteur peut-être comme assourdie par celle des autres ou se confondre avec elle. Si les marqueurs linguistiques indiquant qui prend vraiment en charge les arguments sont trop ténus, le lecteur a du mal à discerner la voix même de l’auteur et donc à saisir ce qu’il soutient vraiment. L’enchevêtrement des voix nuit, du coup, à la perception de l’orientation générale de l’argumentation. Plus de voix sont introduites (donc, peut-on penser, plus de problèmes sont soulevés, et plus est approfondi le traitement du sujet), plus l’identification de la voix propre de l’auteur devient difficile. Je me suis intéressé à des problèmes de ce genre sur l’exemple d’un texte philosophique classique, les Méditations de Descartes, dans l’analyse duquel j’utilise justement le modèle polyphonique au sens de Bakhtine-Ducrot (Bouvier, 1995, chap. 6 et 7, Bouvier, 1996). 20. Ou – pour toujours mentionner la restriction plus haut introduite – dont l’individuation est malaisément reconnaissable. 21. On pourrait donc, à la limite, soutenir – s’il est vrai que la conférence de Côme n’est pas pleinement unifiée autour d’une voix dominante – que cette conférence de Côme n’exprime pas même la croyance privée de Bohr. En voulant intégrer à sa conférence la voix des autres, en mélangeant sa propre voix à la leur, il aurait construit une sorte de « chimère » une pensée qui ne serait la pensée d’aucun individu particulier, pas même la sienne. M. Gilbert (1994) envisage explicitement des cas de ce genre, mais sans donner d’exemple : « Il est posssible qu’un groupe croie que ‘p’ même si la plupart des membres du groupe ne croient pas que ‘p’. Il se pourrait même qu’il ne soit pas nécessaire qu’un seul membre croie que ‘p’« (p. 100). 22. La notion de sujet pluriel pouvant malheureusement évoquer aussi l’idée que le « je » est multiple puisque le « je » est aussi un sujet et même le sujet par excellence, je précise ici qu’il s’agit de cette forme de sujet collectif que le « nous » sert souvent à désigner linguistiquement – sinon toujours puisqu’il peut aussi désigner de simples agrégats de circonstances. 23. M. Gilbert (1989, 1996, chap. 6) compare son analyse aux théories classiques du contrat social, celle de Rousseau comme celle de Hobbes. Mais il est clair que la notion d’obligation qu’elle décrit relève plus d’une analyse hobbésienne que rousseauiste car il est essentiel au pacte rousseauiste que les individus se sentent librement engagés à contracter; ils ne peuvent librement s’en

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remettre à quelqu’un qui décide pour eux. « La liberté ne se délègue point ». Seule l’exécution des décisions peut être déléguée. Rousseau s’oppose explicitement à Hobbes sur ce point. 24. Nous laissons de côté ici les questions d’ontologie. Mais il est évident que ces sujets pluriels ne peuvent être dits « exister » au sens où les sujets individuels existent puisque seuls ces derniers sont des sujets empriques (ayant un corps, un cerveau, etc). Pour d’autres raisons, les entités infra-individuelles que nous supposions plus haut n’existent pas non plus au sens où existent les sujets individuels empiriques. Dans ce dernier cas, plus simple que celui des sujets pluriels, ces entités sont seulement la « réflexion » – au sens optique du terme – dans un sujet d’autres individus existants – ou « l’écho » de leur voix. Nous ajouterons, à ce propos, que Sperber et Wilson (1989) ne sont pas loin de cette interprétation du modèle polyphonique, même s’ils n’en parlent pas explicitement, lorsqu’ils parlent de l’aspect « échoïque » de la communication verbale (pp. 356-364). 25. Pareto (1968), qui y voyait de façon un peu courte un simple expédient fallacieux (du type de l’hypothèse ad hoc destinées en sciences à sauver une théorie de la contradiction), repérait ce genre d’interpétation dès les premiers Pères de l’Eglise.

AUTEUR

ALBAN BOUVIER Institut des sciences humaines appliquées Université de Paris IV

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La question du réalisme scientifique : un problème épistémologique central

Angèle Kremer Marietti

1 Je traite le problème du réalisme en commençant par le poser historiquement dans l’horizon du tournant du XIXe au XXe siècle, du point de vue de son observation par Werner Heisenberg et de sa solution par Gaston Bachelard dont l’épistémologie surplombe les premières et grandes révolutions qui furent celles du XXe siècle. Ensuite, j’étudie comment Bachelard a procédé à une éducation du nouvel esprit scientifique qu’il ouvre à l’inférence de la Réalité cachée. Après quoi je reviens, pour ainsi dire, au point de départ en envisageant le réalisme et l’anti-réalisme d’une manière générale, pour dissiper ce que j’appelle le faux dualisme observable/inobservable et me poser délibérément contre le « réalisme immédiat » de la perception ordinaire. Je termine en examinant un paradoxe de la mécanique quantique et sa solution. • I. Position historique du problème • II. L’éducation du nouvel esprit scientifique ouvert à l’inférence de la Réalité cachée • III. Du réalisme et de l’anti-réalisme en général • IV. Le faux dualisme observable/inobservable • V. Contre le réalisme immédiat de la perception ordinaire • VI. La mesure des grandeurs en physique quantique • VII. Conclusion.

I. Position historique du problème

2 G. Bachelard (1884-1962) avait vu juste quand il écrivait en 1934 : « Tôt ou tard, c’est la pensée scientifique qui deviendra le thème fondamental de la polémique philosophique; cette pensée conduira à substituer aux métaphysiques intuitives et immédiates les métaphysiques discursives objectivement rectifiées. »1

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3 Il semble que Bachelard ait résumé par avance un aspect fondamental de la situation épistémologique présente, puisque la polémique philosophique actuelle porte en effet surtout sur la pensée scientifique à laquelle on voudrait contester la réalité de ses objets; de plus, il semble bien que la raison de cette contestation en soit, comme le suggérait Bachelard, la substitution aux anciennes « métaphysiques intuitives et immédiates » d’autres processus d’approche autant discursifs qu’objectivement rectifiés, c’est-à-dire reposant sur une objectivité non plus immédiate mais fondée sur certains calculs très précis. La polémique épistémologique actuelle dépend certainement de plusieurs circonstances, parmi lesquelles une tendance vers le relativisme épistémologique dont fait état la pensée postmoderne2; mais l’une d’entre elles, plus ancienne, peut certainement être aussi la méfiance envers ces discours dits « objectivement rectifiés » parce qu’ils sont reliés à leurs objets d’une manière indirecte, d’où la critique contemporaine concernant leur réalité.

4 Il est vrai qu’au tournant du XIXe au XX e siècle, ce qui distinguait les partis épistémologiques, c’était l’opposition entre le réalisme et le rationalisme : le développement des mathématiques et leur succès dans l’élaboration de la science physique faisaient suspecter la réalité des objets qu’elles traitaient. Autrement dit, le rationalisme mathématique rendait suspect le réalisme scientifique. Du moins, les deux attitudes se retrouvaient pour ainsi dire confrontées mais nécessairement complémentaires dans l’élaboration de la science. Le matérialisme du XIXe siècle faisait une image simpliste de l’univers, selon la version éclairée qu’en donne W. Heisenberg3 (1901-1976) : les atomes constituaient un étant inaltérable; ils se mouvaient dans l’espace et dans le temps en provoquant par leur disposition et leurs mouvements réciproques les phénomènes variés de notre univers sensible. Heisenberg ajoutait que même si, dès la deuxième moitié du siècle, cette image avait été quelque peu ébranlée par la science de l’électricité pour laquelle le réel proprement dit n’était plus la matière mais le champ électrique, on pouvait continuer à maintenir, par le détour d’un éther matériel supportant ces champs électriques, la vision matérialiste de la physique de l’atome. On voulait croire que les modifications des champs électriques étaient des processus se déroulant dans l’espace et dans le temps; et l’on pouvait encore imaginer que les champs électriques étaient provoqués par les atomes : on pouvait même les utiliser pour expliquer le mouvement des atomes. Et, d’ailleurs, lorsque, plus tard, on aura découvert les particules élémentaires telles que les protons, les neutrons et les électrons, on persistera à croire dans une réalité objective fondamentale, sans qu’il soit fait mention des processus d’observation. Mais on remarquait déjà, comme H. Bergson4 (1859-1941) dans L’évolution créatrice, en 1907, qu’il devenait impossible de se représenter les propriétés, par exemple de l’éther dont on parlait à l’époque, ou même de l’électricité : « Plus la physique progresse, plus elle montre l’impossibilité de se représenter les propriétés de l’éther ou de l’électricité, base probable de tous les corps, sur le modèle des propriétés de la matière que nous apercevons. »

5 Toutefois, il faut pourtant ajouter que des transformations profondes5 par rapport à cette vue mécanistique de la nature étaient déjà intervenues; il faut noter, en effet, un certain nombre de nouveautés dans le champ des sciences de la nature : dès 1892, H. A. Lorentz (1853-1928) avait commencé la publication d’une série d’articles sur la théorie de l’électron, une particule élémentaire chargée négativement dont J. J. Thomson (1856-1940) prouvera l’existence en 1897; de plus, en 1895, W. C. Röntgen (1845-1923) avait découvert les rayons X (ou les ondes électromagnétiques). Quelques mois plus

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tard, en 1896, H. Becquerel (1852-1908) vit dans l’uranium une source de radioactivité, c’est-à-dire l’émission spontanée de particules subatomiques et de radiations électromagnétiques à haute fréquence; après quoi, P. Curie (1859-1906) et M. Curie (1867-1934) découvraient en 1898 la radioactivité du radium et du polonium. En 1900 – alors qu’A. Einstein (1879-1955) terminait ses études à l’École polytechnique de Zurich –, M. Planck (1858-1947) analysait l’équilibre thermique entre matière et rayonnement et découvrait ce qu’il appelait « le quantum d’action élémentaire », en n’usant d’aucune théorie mécanique concernant la théorie de la chaleur. L’hypothèse de Planck était une hypothèse qu’on dit ad hoc, mais sa découverte exprimait quelque chose qu’il était impossible d’énoncer dans l’ancienne mécanique : une équivalence entre énergie et fréquence. En 1905, ce sera l’année miraculeuse, durant laquelle Einstein publiera cinq articles à la base des deux premières révolutions du XXe siècle : celle de la Relativité et celle des quanta6.

6 L. Boltzmann (1844-1906) créa la mécanique statistique, qui modèle un système dans les termes du comportement moyen du grand nombre d’atomes et de molécules formant le système : les lois de base de cette théorie découlent de la théorie newtonienne; on y examine les conséquences de la connaissance incomplète d’un système mécanique complexe, aussi le principe du déterminisme y est-il maintenu. A la même époque, J. C. Maxwell (1831-1879) et Boltzmann créèrent la théorie cinétique des gaz dans laquelle une description statistique des mouvements moléculaires permet d’expliquer toutes les grandeurs caractéristiques des gaz (pression, température, énergie, etc). Quant à Boltzmann, on peut le considérer comme un pionnier de la mécanique quantique pour deux raisons. Son interprétation statistique de la seconde loi de la thermodynamique permit d’introduire la Théorie des probabilités dans une loi fondamentale de physique : voilà qui donnait l’occasion de contredire le principe classique du déterminisme. Alors que depuis 1897 Boltzmann l’invitait à utiliser ses méthodes statistiques pour le traitement de la radiation du corps noir, Max Planck attendit 1900 avant d’admettre les méthodes statistiques de Boltzmann. Autre progrès de Boltzmann vers la mécanique quantique : une méthode qu’il utilisait déjà en 1872, l’introduction des niveaux d’énergie discrète.

II. L’éducation du nouvel esprit scientifique ouvert à l’inférence de la Réalité cachée

7 Dans son ouvrage de 1934, Le nouvel esprit scientifique, Bachelard en appelait très justement au « double sens de la preuve scientifique qui s’affirme dans l’expérience aussi bien que dans le raisonnement, à la fois dans un contact avec la réalité et dans une référence à la raison »7. Il y expose clairement la situation épistémologique qui s’est confirmée au tournant du XXe siècle, à propos de laquelle il cherche à expliquer « la réalisation du rationnel dans l’expérience physique »8. C’est pourquoi il proposait à l’épistémologue de se placer « à la croisée des chemins […] entre le réalisme et le rationalisme »9.

8 Il semble utile de rappeler comment Bachelard résout le problème qu’il voit posé à ce moment-là; au scepticisme des mathématiciens conventionalistes de son époque, il oppose l’exigence que soit prise en considération la dialectique des pensées géométriques; il rappelle comment les euclidiens avaient refusé la « géométrie généralisée » de N. I. Lobatchewsky10 (1792-1856). Aussi Bachelard demande-t-

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il : « Qu’est-ce que la croyance à la réalité ? »11 Et il répond : « c’est la conviction que l’on retrouvera plus dans le réel caché que dans le donné évident. »12 Bachelard s’efforce ainsi de faire comprendre comment l’astronomie newtonienne est un cas particulier de la « Panastronomie d’Einstein », de même comment la géométrie euclidienne est un cas particulier de la « Pangéométrie de Lobatchewsky »13; et il fait remarquer : tandis que « la Géométrie de Lobatchewsky a attaqué la primitivité de l’idée de parallélisme », la théorie de la Relativité attaque « la primitivité de l’idée de simultanéité »14.

9 On voit que Bachelard s’est donné essentiellement une tâche didactique, celle de faire admettre à une génération nouvelle les changements importants survenus dans les repères intellectuels de la pensée scientifique. La position de Bachelard, même si elle est – et à juste titre – réaliste-rationaliste, n’en est pas moins foncièrement réaliste, en ce sens qu’il voit opérer dans les nouveaux processus de la pensée scientifique des systèmes d’équivalences ou de correspondances qui habituent l’esprit à une nouvelle conception de la réalité et lui donnent une sécurité philosophique que l’on chercherait en vain par exemple, dans la philosophie de Heisenberg15, puisqu’il voit, confirmée d’ailleurs autant chez Einstein que chez Heisenberg, « une sorte de doublement expérimental des notions rationnelles »16 qui ne sont plus absolues mais relatives à une expérience précise.

10 Là où Bachelard reconnaît la réalité de l’événement ou du comportement des nouveaux objets scientifiques, ce n’est pas pour déplorer comme le fait Heisenberg la perte de la « nature ‘en soi’« 17 ou la « perte du sol de l’expérience immédiate »18. Car la réalité en soi n’est plus dans le discours bachelardien que le fait d’un réalisme immédiat, position désormais à dépasser. Pour Bachelard, il est clair que l’homo faber a laissé définitivement place à l’homo mathematicus 19 : on est bien passé de l’âge d’un Réel solide à celui d’une « Réalité cachée ». À l’époque, c’est le Calcul tensoriel qui, selon la parole de Langevin « sait mieux la physique que le Physicien lui-même »20. Et Bachelard souligne la « force inductive et inventive que l’esprit acquiert en maniant le Calcul tensoriel »21. Toujours, en distançant l’ « expérience immédiate »22 ou l’« expérience présente »23, le nouvel esprit scientifique « pense toutes les possibilités expérimentales »24 : là, je ne peux faire autrement que de rappeler une notion importante de la théorie kantienne de la connaissance – que l’on néglige le plus souvent – et qui est la notion de « l’expérience possible ». Pourtant, Bachelard souligne combien Heisenberg, qui d’un point de vue positiviste insistait pour que toutes les notions aient un sens expérimental, acceptait lui-même de s’appuyer sur des « expériences fictives »25; c’est pourquoi Bachelard conclut dans l’esprit kantien : « Il suffit qu’elles soient possibles »26. De la sorte, Bachelard intervenait aussi dans la polémique entre Hans Reichenbach et Oskar Kraus27, justement en pensant les possibilités expérimentales comme caractérisant assez la physique mathématique pour que le possible s’y rapprochât du réel et s’éloignât en effet de ce que Bachelard appelait les « traductions plus ou moins fantaisistes de la philosophie du comme si »28.

11 Bachelard combat donc un matérialisme « concret » qui mutile en fait la notion de matière en la limitant et en la localisant dans un espace réduit; sa vision se rapproche alors de celle que fera Heisenberg qui, dans sa conférence de 1953, décrira le matérialisme étroit du XIXe siècle. Mais, n’abandonnant pas l’idéal de la totalité, Bachelard imagine « cette immense architecture réaliste [qui] fut touchée par une mathématique complexe et subtile »29, là où Heisenberg pensera comme vaine la

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possibilité d’une conception ou d’une science d’une totalité du Réel. C’est pourquoi Bachelard a entrepris un travail de préparation et même d’éducation des esprits à ce changement nécessaire relativement aux images spatio-temporelles qui jusque-là avaient servi à décrire les phénomènes naturels et qu’il fallait abandonner quand il s’agissait désormais des processus atomiques. Avec la mécanique quantique, l’ère de la géométrie intuitive avait fait long feu. Et, comme le rappelle clairement Catherine Chevalley30 en suivant N. Bohr 31 (1885-1962), ce qui avait changé, c’étaient : 1) la définition de l’objectivation; 2) la question du langage des théories; 3) la division sujet/ objet.

12 Certes, les concepts classiques étaient dépassés. De ce fait, Heisenberg, dès 192732, avait jugé nécessaire de repenser la théorie kantienne de la connaissance, du moins telle qu’elle avait été assimilée par les exégètes de I. Kant (1724-1804). Sans renoncer à Kant, Bachelard veut « ruiner le réalisme naïf »33 et il propose maintenant de parler, en ce qui concerne photon, électron ou atome, « plutôt de réalisation que de réalité »34. D’autant plus que le réalisme naïf « voudrait former partout des choses aux caractères permanents »35. Ainsi, renversant la tendance classique devenue triviale, Bachelard va même jusqu’à exiger de transmuter les « valeurs réalistes » et jusqu’à déclarer que les espaces de configuration, opposés à l’espace intuitif, sont, du point de vue de la pensée synthétique, « plus réels que l’espace ordinaire »36. Il écrit en termes kantiens : « On peut les considérer comme de véritables formes a priori de la schématisation »37; ce sont en tout cas, écrit-il, des « espaces quasi naturels pour les études de la probabilité »38 qui impliquent des éléments très nombreux et des espaces aux dimensions riches. Bachelard insistera pour distinguer le probable du fait de la simple ignorance ou même de l’irréel.

13 Bachelard met en évidence que la physique indéterministe de Heisenberg « absorbe » la physique déterministe et, au lieu de parler de l’absence de division de l’objet et du sujet, il parlera plutôt de « l’interférence essentielle de la méthode et de l’objet » ou de « l’action des procédés de la méthode sur l’objet observé »39. Pour lui, le réaliste immédiat doit « passer de la géométrisation intuitive à l’arithmétisation discursive et revenir vers une définition probabilitaire des champs »40.

14 Sensible lui-même à ce qu’il appelle « le trouble de la désignation objective »41, Bachelard, en matière d’atomes, proposera de considérer que nous communiquons avec un groupe, et qu’il faut alors parler d’une « réalité collective »42. Si bien que lorsque Bachelard parle d’« entraînement réaliste », il veut dire un entraînement au « réalisme élémentaire »43; et il assimile les réactions qu’il constate autour de lui devant l’infiniment petit physique aux réactions embarrassées du XVIIe siècle devant l’ infiniment petit mathématique.

15 Évoquant les questions de langage, Bachelard demande à propos du terme spin si le physicien vise une rotation réelle; et il répond que le spin est moins imaginé que pensé; de plus, quand nous imaginons nous nous fondons sur nos sensations, tandis que lorsque nous pensons ce ne peut être que mathématiquement. Si, dans les préparatifs expérimentaux, le physicien part du réel du sens commun, il fait volte-face dès qu’intervient la pensée expérimentale effective44. Or, pour Bachelard, c’est précisément entre la construction d’une nouvelle réalité et l’évanouissement d’un objet scientifique que se situe la pensée non réaliste ou anti-réaliste, c’est-à-dire au moment où s’infléchit la pensée scientifique avant les « périodes de science acquise, assise, expliquée,

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enseignée »45, c’est-à-dire avant les périodes de ce que T.S. Kuhn (1922-1996) appellera la « science normale »46.

16 Aussi le réalisme est-il vu par Bachelard comme devant être constamment reclassé, du fait qu’il y a ce que Bachelard appelle aussi des « révolutions fructueuses de la pensée scientifique »47. Le fait est que, dans la microphysique, les bases du réel ne doivent plus être découvertes, mais inférées48. Bachelard confirme cette « conscience de la totalité »49 qu’il perçoit donc dans la pensée de la Physique mathématique qui offre « des axes chaque jour plus nombreux à l’objectivation scientifique »50.

17 Donnant l’exemple de la goutte de cire du physicien contemporain, mis en parallèle avec l’exemple du morceau de cire cartésien, Bachelard démontre l’objectivation progressive à l’œuvre : la cire purifiée par l’expérience factice représente un moment précis de la méthode d’objectivation51; le physicien fait fondre le fragment de cire, puis le fait solidifier : sur plus de quatre pages, Bachelard expose les techniques, les hypothèses et les constructions mathématiques qui s’additionnent dans les expériences sur la goutte de cire pour aboutir à la constatation suivante : « Les qualités du réel scientifique sont ainsi, au premier chef, des fonctions de nos méthodes rationnelles »52.

18 Tout au long de son livre d’instruction du nouvel esprit scientifique, Bachelard insiste donc sur l’accompagnement psychologique de son lecteur attentif, tout en répondant, au passage, à maintes polémiques de son époque : au moins à celle de l’objectivation, à celle du langage et à celle de la division sujet/objet, qui ont lésé la conscience classique du fait des révolutions scientifiques du XXe siècle.

III. Du réalisme et de l’anti-réalisme en général

19 Mis à part les sceptiques qui nient depuis toujours que nous ayons la faculté ou le droit d’affirmer la réalité de l’objet décrit dans quelque énoncé que ce soit, il est vrai que les développements de la microphysique, en nécessitant des processus indirects, ont favorisé plusieurs types de positions anti-réalistes. Ces développements ont fait douter les meilleurs scientifiques du XIXe et du XXe siècles de la réalité des objets scientifiques.

20 D’une manière générale, nous devons surtout prendre en considération la position des constructionnistes qui suspectent notre capacité d’atteindre la vérité à propos d’un objet de pensée s’il n’est pas « directement observable ». Je discuterai directement cet argument majeur en tenant compte de la position des instrumentalistes qui nient qu’il y ait des « conditions de vérité » relatives aux énoncés perceptuels et même conceptuels sur les objets du monde. Mais s’il est vrai que la question des « conditions de vérité » implique depuis toujours, depuis Spinoza (1632-1677) et Kant, des décisions régulatrices en ce qui concerne les modes de l’observation et de l’expérimentation, il n’en demeure pas moins que, ces précautions étant prises, il reste de fortes chances pour que les énoncés scientifiques portent sur des objets nantis de réalité. Quant aux positions idéalistes et conceptualistes, elles affirmeraient douter de l’indépendance de la réalité des objets scientifiques pour penser au contraire qu’ils dépendent entièrement de notre facture d’esprit – en particulier, soit du langage, soit de schèmes conceptuels que nous leur imposerions (on a attribué abusivement à Kant une telle position). Certes, notre constitution biologique et intellectuelle entre indéniablement en jeu dans l’activité symbolisatrice en général et dans celle de la science en particulier, mais ce n’est pas une raison suffisante pour conclure que la réalité des objets

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scientifiques dépend intégralement de notre facture d’esprit, que ce soit de notre langage ou de schèmes conceptuels a priori.

21 Au XIXe siècle, les phénoménalistes ont, avec le physicien E. Mach (1838-1916), douté de l’existence des objets dits « non observables »; au milieu du XXe siècle, des physiciens comme Bohr et surtout Heisenberg53 insistaient sur le caractère essentiellement déterminant du mode d’observation propre à l’observateur : cela est vrai, tout dépend ensuite des conclusions qu’on en tire, comme on peut le voir avec Bachelard. Aujourd’hui, d’un point de vue radical que je jugerai extra-scientifique, la position de certains sociologues de la science fait de l’activité scientifique une activité purement sociale : j’abandonne ce débat aux spécialistes de la sociologie des sciences qui, d’ailleurs, ne méconnaissent pas tous l’importance ni la valeur du discours épistémologique.

22 Pour ma part, je relève essentiellement qu’au camp des anti-réalistes contemporains se joignent essentiellement tous ceux qui prétendent trancher entre « observables » et « inobservables », pour accorder à la réalité des dits « observables » une certitude qu’ils n’accordent pas aux prétendus « inobservables ».

23 Il est vrai qu’une tendance globale se dessine qui voudrait classer le réalisme dans le compartiment des vieilles lunes. La question du réalisme me semble essentielle car elle touche à la réalité tout entière y compris la réalité humaine – ce que les philosophes de l’existence, K. Jaspers54 (1883-1969) et M. Heidegger (1885-1976), dénommaient Dasein –, même si cette réalité ne nous est pas perceptible immédiatement ni pleinement dans sa totalité.

24 D’entrée de jeu, d’une manière générale et d’un point de vue encore tout extérieur, je pense qu’il est difficile sinon impossible de créer de toutes pièces et simultanément autant nos modes d’approche de l’objet que la réalité même de l’objet de cette approche. L’artiste est certainement doué pour accomplir cette double création et il ne s’en prive pas; on peut certes, un instant, supposer que le scientifique en arrive un jour à ce mode de comportement jusqu’à présent propre à l’artiste; cela supposerait que nous vivions dans un milieu différent de la Terre, un monde pour nous sans qualité préalable aucune, dans lequel le scientifique aurait eu le champ libre de créer artificiellement une condition humaine dont la survie serait garantie sous un mode différent et dans un milieu différent qui furent les siens au départ. Si cette idée ne relève pas absolument de l’impossible, elle demeure encore, du moins dans son intégralité, de l’ordre de l’utopie. Même dans cette perspective extra-terrestre et surtout dans la mesure où nous continuons à vivre sur Terre et dans cet univers, la mission du scientifique est précisément de connaître toutes les conditions qui nous sont naturellement données et qui nous sont indispensables pour vivre ou, au contraire, que nous devons combattre pour survivre : par exemple, la réalité des virus est, de cette manière, à prendre au sérieux, tout comme la réalité des radiations cosmiques. L’objet d’étude du scientifique est le monde, les humains compris, même s’il ambitionne de créer un monde artificiel.

25 Par ailleurs, chaque fois qu’il le souhaite et qu’il lui plaît de réfléchir de cette manière – surtout lorsqu’il compare le discours scientifique aux mythes et aux rites qu’ils perpétuent ! – absolument rien ne peut empêcher l’anti-réaliste ou le relativiste de penser que la réalité est une création de la science, c’est-à-dire de l’être humain ! Mais il faut dire que cette réflexion ne correspond nullement à notre condition humaine qui ne peut se maintenir et perdurer qu’en obéissant à certaines lois de la nature, inconnues du bon sauvage d’autrefois. Dans tous les cas, la négation de la réalité des

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objets scientifiques relève d’une attitude qui est ou qui se veut non informée; du moins, qui ne veut pas même entendre raison en ce qui concerne les résultats tangibles qui suivent les applications des énoncés scientifiques dans le monde pratique55.

26 D’une part, un raisonnement scientifique à l’œuvre au-delà de la réalité triviale pourrait, pour ceux qui l’ignoreraient ou feindraient de l’ignorer, sembler créer la réalité de ses propres objets; d’autre part, un raisonnement scientifique plus raffiné ou plus évolué, et chaque fois plus indirect, pourrait, tout en s’adossant à la réalité, la présenter sous des aspects divers liés à la diversité de ses méthodes d’approche donnant des niveaux différents de cette même réalité pourtant une : de là à douter de l’existence de cette dernière, le pas serait vite franchi par les relativistes pour qui l’être humain crée de toutes pièces le monde dans lequel il vit en se créant aussi lui-même, en chair et en os ou en circuits dont résulterait un homme bionique. Toutefois, il faut remarquer que pour arriver à cette création totalement artificielle de l’homme et du monde, il faudrait déjà, au départ, connaître le monde et l’homme tels qu’ils furent naturellement structurés, au point de départ. On ne peut modifier sainement que ce que l’on connaît parfaitement; certes on peut modifier monstrueusement ce que l’on ne connaît pas précisément.

27 Vu du plus grand angle, la question du réalisme présente plusieurs niveaux et je partirai du niveau élémentaire de la perception ordinaire, ainsi que des énoncés perceptuels qui en sont issus : ce qui m’y contraint, c’est l’impact de la discussion entre les réalistes et les anti-réalistes, quand ces derniers admettraient de classer les phénomènes entre « observables » et « inobservables » : les premiers étant « réels » parce qu’ils seraient « observables » par nos sens, tandis que les « inobservables » tomberaient dans le domaine de la non-réalité. Ce débat s’est donc ouvert au XIXe siècle, chez les physiciens, parmi lesquels Mach56 affirmait que la force était un « inobservable », et dès lors un objet sans réalité. C’est alors que F. Brentano57 (1838-1917) proposait une théorie de « l’évidence immédiate » et authentique concernant les grands principes logiques et mathématiques, mais encore les dits « énoncés auto-psychologiques » qui décrivent la conscience intérieure. Curieusement, les positions de Mach et de Brentano ont en commun d’accorder leur confiance à la perception ordinaire et d’accréditer l’observation naturelle d’un privilège de certitude dont serait privée « l’observation artificielle », indirecte, concernant les prétendus « inobservables ». En effet, dans le premier chapitre de L’analyse des sensations, un livre constamment révisé de 1882 à 1906, Mach appuie l’observation scientifique sur un phénomène d’adaptation : La science a toujours son origine dans l’adaptation de la pensée à un champ d’expérience défini. Les résultats de l’adaptation sont les éléments de pensée, qui sont capables de représenter le champ tout entier. L’aboutissement est naturellement différent suivant le caractère et l’étendue du champ. Si le champ d’expérience est élargi, ou si plusieurs champs jusqu’à présent séparés sont unis, les éléments familiers, traditionnels ne suffisent plus pour le champ étendu. Dans la lutte de l’habitude acquise avec l’effort d’adaptation, des problèmes se posent, qui disparaissent, quand l’adaptation est perfectionnée, pour laisser place nette à d’autres problèmes qui se sont posés entre-temps58.

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IV. Le faux dualisme observable/inobservable

28 Aussi suis-je frappée par l’argument que présentent en eux-mêmes les termes « observable » et « inobservable » tels qu’ils sont utilisés par les anti-réalistes acceptant la réalité des « observables » et doutant de la réalité des « inobservables ».

29 Je remarque que le terme « inobservable » n’est pas un terme scientifique et qu’il ne comporte aucune définition hors du domaine de l’expérience ordinaire dans lequel il ne signifie rien d’autre que « non visible », tandis que le terme « observable » peut être scientifiquement défini, encore qu’il puisse être utilisé aussi à ce que j’appellerai un degré zéro de l’observation, quand il concerne le résultat d’une observation sensible de la perception ordinaire. Aussi, j’ai pu voir que l’obstacle du réalisme n’en était plus un, par exemple quand les instrumentalistes avaient à faire avec des objets observables, dont ils acceptaient sans discussion la réalité.

30 J’ai suivi, en effet, avec un grand intérêt la démonstration développée par Pierre Jacob59 dans son débat avec les anti-réalistes. Après avoir éliminé comme « auto-réfutantes » les versions « éliminativiste » et « relationnelle » de la vérité, Pierre Jacob s’attarde à la version relativiste, dite « thèse de la pluralité des mondes » ou « thèse de l’incommensurabilité »60 avancée par Kuhn61 et P. Feyerabend62 (1924-1994). Au lieu de postuler la « pluralité des mondes », mieux vaut, selon Pierre Jacob, admettre la sous- détermination des théories par les données expérimentales : c’est le résultat d’une fatale incertitude inductive. Il a raison de dire que ce qu’il faut pouvoir comprendre, ce sont moins les désaccords entre les scientifiques que leurs convergences. D’une part, une théorie scientifique possède une « condition de vérité » et une valeur de vérité : elle est vraie ou fausse; et, d’autre part, les raisons d’adopter une théorie scientifique sont ipso facto des raisons de la croire vraie.

31 Ainsi, Pierre Jacob remarque, à l’encontre de l’instrumentalisme épistémique, que ses partisans distinguent curieusement entre « le fait de croire vraie une théorie et le fait de la croire empiriquement adéquate » parce que, selon ce point de vue, les théories ne servent qu’à permettre de dériver des prédictions empiriques et à expliquer les phénomènes observables : même si elles y réussissent, ils ne croient pas nécessaire de les tenir pour vraies. Or, selon Pierre Jacob, adopter une théorie pour empiriquement adéquate et croire vraies toutes ses conséquences observables, c’est considérer la théorie globalement : et, dans ce cas, ne pas la considérer comme vraie ce serait se priver des justifications pour lesquelles elle est valablement utilisée. Notons déjà le préjugé favorable de ce qui est ici dit « observable » et donc réel en même temps que vrai, par rapport à la théorie cependant non reconnue vraie.

32 Voyons maintenant – également analysé par Pierre Jacob – l’instrumentalisme sémantique qui suspecte plus directement les entités ou processus « non directement observables à l’œil nu » : d’où la position de R. Carnap (1891-1970), en tant qu’empiriste logique que l’on peut considérer comme représentatif de l’instrumentalisme sémantique actuel, dans la mesure où il suspectait l’existence de l’électron, non directement observable, le terme « électron » restant sans référence. La proposition incluant le terme « électron » était aux yeux de Carnap une règle d’inférence qui permettait la prédiction sur le comportement de l’aiguille d’un galvanomètre, tout en demeurant ni vraie ni fausse. Seules les prédictions observationnelles obéissaient pour lui à une condition de vérité, mais non les lois théoriques qui en étaient a priori dépourvues tout en étant admises pour être cependant conformes à la réalité.

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33 D’ailleurs, toutes ces positions instrumentalistes partent d’un point de vue particulier concernant le concept même de vérité, les théories n’étant vues que comme des instruments de vérité; ce qui est une position diamétralement opposée à celle de Bachelard pour qui, tout au contraire, un instrument proprement dit est une théorie vraie qui a été matérialisée. Ce qui revient à dire, en ce qui concerne les instrumentalistes, que la théorie incorporée dans l’instrument auquel ils acceptent de se fier doit nécessairement avoir à leurs yeux une quelconque valeur de vérité, sans laquelle ils ne pourraient se fier aux résultats donnés par l’instrument, résultats qu’ils disent reconnaître comme observables et donc vrais.

V. Contre le réalisme immédiat de la perception ordinaire

34 C’est pourquoi, je me permettrai de partir de la définition du sens commun que donne le Petit Larousse, une définition extérieure à la science, et qui s’énonce justement comme un énoncé auto-psychologique sur la base d’un fait de conscience, puisque le réalisme y est dit brièvement mais nettement une : « disposition à voir la réalité telle qu’elle est et à agir en conséquence ».

35 Voyons les termes employés. Pour la « disposition » aperçue, on peut être banalement d’accord, on peut et l’on doit même toujours supposer qu’elle existe, on souhaiterait même qu’elle existe ! Ne croit-on pas déjà qu’elle existe, chez soi-même comme chez autrui, quand on cherche à communiquer sincèrement avec des interlocuteurs sincères ? Du désir nous passons donc aisément à la croyance, mais nous découvrons que ce qui était désir et croyance ne l’étaient que parce qu’une communication – qu’elle soit un monologue ou un dialogue – nécessite le présupposé intellectuel que la réalité du message soit prise en considération, dans sa forme et dans son contenu, par celui auquel il est destiné. D’une part, si donc elle est supposée exister, connaît-on chez les uns et les autres la qualité de cette disposition : ce qu’elle est ? D’autre part, connaît-on le degré de clairvoyance de cette « disposition à voir » : son intensité ? Surtout, connaît- on, ou peut-on réellement connaître la nature de la « réalité » visée : elle serait vue, mais surtout « vue tellequ’elle est »; sait-on sous quel angle, selon quelle méthode, nous pouvons ou d’autres que nous peuvent la voir « telle qu’elle est » ? Outre un présupposé de la « disposition à voir », nous avons maintenant un autre présupposé, celui de la vision permettant de voir la « réalité », et même « la réalité telle qu’elle est ». Mais la vision de la « réalité telle qu’elle est », qui est une vision particulière, n’a-t-elle pas elle-même ses présupposés ? Outre le présupposé de la disposition à voir, puis le présupposé de la vision quelconque d’un objet quelconque, nous avons maintenant le ou les présupposés de la vision de la réalité tellequ’elle est, et qui n’est pas n’importe quelle vision, puisque c’est celle de la « réalité telle qu’elle est » et non « telle qu’elle n’est pas ».

36 Supposons enfin que soit vue, authentiquement et sans erreur avec toutes les précautions nécessaires, « la réalitételle qu’elle est », alors saurons-nous y faire face ? Comment « agir en conséquence » de la « réalité telle qu’elle est » ? Un autre savoir s’impose ici, outre le savoir de la réalité, et qui est le savoir de l’action qui dépend immédiatement du savoir de la réalité : saurons-nous accomplir ce genre d’action qui consiste « à agir en conséquence » ? Vous feriez d’une façon, et moi peut-être d’une autre : où est la bonne façon d’« agir enconséquence » devant la « réalité telle qu’elle est » ? Mais il y a de fortes chances pour que l’action et le savoir qu’elle exige dérivent avant

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tout de la réalité et du savoir qu’elle implique. Nous serions privés d’agir avec la conséquence appropriée si nous ignorions ce qu’est « la réalitételle qu’elle est ». En vue de cette action conséquente et appropriée, notre premier devoir consiste en la connaissance de la « réalité telle qu’elle est », pour laquelle nous avons présupposé une disposition première qui est en fait une disposition à « voir la réalité », mais, en outre, à la voir « telle qu’elle est ».

37 Que d’exigences, pour aboutir à la constatation indiscutable que, sans connaissance de la « réalité telle qu’elle est », je ne puis agir en conséquence ! Et toutes ces difficultés peuvent concerner le « réalisme naïf » qui impliquerait une disposition humaine avec toutes ses conséquences, la plus déterminante de toutes étant la connaissance de la « réalité telle qu’elle est ». Quand les instrumentalistes d’aujourd’hui ou les positivistes d’autrefois, ou encore leurs contemporains les phénoménistes, constatent comme « observables » ou « inobservables » certains phénomènes, ils ne le font que sur la base d’un tel « réalisme naïf » auquel ils n’échappent pas malgré tous leurs arguments sophistiqués. La conclusion est qu’on ne peut observer impunément.

38 Dès lors, on peut donc supposer un instant que le « réalisme scientifique » doit être beaucoup plus complexe mais qu’il comporte globalement les mêmes tenants et aboutissants : c’est-à-dire la prise de conscience, non pas vulgaire mais scientifique, d’une réalité quelle qu’elle soit, mais d’ une réalité « telle qu’elle est scientifiquement », afin de pouvoir toujours et encore « agir en conséquence », cette conséquence scientifique étant avant tout la conséquence de la connaissance scientifique de la « réalité telle qu’elle est scientifiquement ».

39 Le niveau de l’expérience ordinaire aboutit à des énoncés perceptuels, qui ne dérivent ici que d’une définition d’un dictionnaire universel destiné à tous les usages, sans que soit présupposée aucune spécialité ni aucune compétence particulière des usagers. « Philosophiquement », la définition du Larousse nous apprend que le « réalisme » n’est pas chose facile, même si nous nous en tenons au niveau de la perception ordinaire. D’ailleurs, dès qu’il s’agit d’établir un constat d’utilité publique, concernant par exemple un accident de la route, nous savons que certaines règles d’usage sont imposées par les institutions de police et par les compagnies d’assurances, afin qu’il soit procédé à un enregistrement fiable des déclarations et des faits invoqués. Rien ne dit toutefois que certaines déclarations ou constatations ne soient falsifiées dès le départ : on a souvent remarqué, au cours d’affaires criminelles, que de nombreuses enquêtes policières ont été, dès les premiers interrogatoires, mal dirigées ou menées à partir de bases erronées, au point que des questions qui venaient à se poser ultérieurement ne puissent plus être élucidées, justement du fait de l’absence des données qui avaient échappé aux observateurs de la première heure, faute d’y avoir pensé. Mais il ne suffit pas d’y penser, encore faut-il avoir mis en œuvre un équipement soit intellectuel soit matériel, ce dernier découlant d’une précédente approche orientée dans la même direction, car l’instrument ou l’appareil n’est autre que de l’expérience et du savoir matérialisés : il perçoit à notre place la réalité parce qu’il a été lui-même pensé pour la percevoir comme il le fait.

40 Or, les questions auxquelles nous soumettons la définition du « réalisme » par le Petit Larousse sont loin d’être vulgaires. En les posant, c’est à la critique popperienne du psychologisme, aux suggestions de Brentano sur le comment de la perception ordinaire, mais c’est surtout à Spinoza que je suis reconduite – Spinoza aux distinctions duquel je dois me consacrer pour justifier un mode de perception. Voulant atteindre la

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réalité, qui était donc aussi son problème, il fait une analyse très simple des modes de perception de cette même réalité : je renvoie au début de son Traité de la réforme de l’entendement, qui, pour dater de 1661, n’en présente pas moins matière à une réflexion très moderne.

41 Par conséquent, pour Spinoza, l’examen de la perception devait permettre une réforme de l’entendement dans la perspective de la connaissance authentique de la réalité. A cet effet, Spinoza distingue donc divers modes de perception de la réalité : quatre qui sont déterminés dans une progression allant du mode du « ouï-dire » au mode de l’« essence », c’est-à-dire d’un mode confus vers un mode clair. En l’occurrence, la référence sous-jacente à un verre que l’artisan polirait et dégrossirait progressivement n’est pas interdite si l’on se souvient du métier de l’optique qui était celui du philosophe. Et tels sont les modes mis en évidence par Spinoza que je cite 63 :

42 D’abord, le premier mode : « une perception acquise par ouï-dire par le moyen d’un signe conventionnel » : c’est le niveau de la perception ordinaire ou vulgaire, par exemple liée à la coutume ou à la narration, en tout cas non scientifique. Ensuite, le second mode : « une perception acquise par expérience vague » – c’est-à- dire non déterminée par l’entendement, et probablement non contredite par aucune autre, donc demeurée inébranlée : c’est le niveau de la perception ordinaire ou vulgaire provenant de l’habitude et de la pratique, et nullement scientifique. Ou bien, le troisième mode : « une perception où l’essence d’une chose se conclut d’une chose, mais non adéquatement » : c’est l’expérience d’un cogito naturel, inexpérimenté dans les modes d’observer et de raisonner : inculte en ce qui concerne la question à laquelle il prétend répondre, et donc non scientifique. Enfin, je cite le quatrième mode : « une perception dans laquelle une chose est connue par sa seule essence ou par la reconnaissance de sa cause prochaine » : notons que « sa seule essence » concernerait la définition liée à un savoir [qui pouvait être, pour Spinoza, encore métaphysique]; mais la « reconnaissance par la cause prochaine » implique une connaissance liée à l’observation scientifique et au raisonnement qu’elle a impliqué, de telle sorte qu’a été conclu ou déduit un rapport de causalité.

43 Ensuite, le philosophe donne des exemples illustrant ses distinctions. Reprenons, à travers ces exemples, les quatre points énoncés : 1. c’est par ouï-dire qu’il connaît sa date de naissance; 2. par expérience vague, il sait que l’eau éteint le feu, également toutes les choses apprises par l’expérience de la vie; 3. ensuite, dans la conclusion d’une chose à une autre, il note que l’imagination peut produire des confusions : c’est la répétition de la même sensation du corps qui lui fait conclure à l’union de l’âme et du corps, union considérée comme la cause de cette sensation; 4. enfin, la perception d’une chose par sa seule essence nous permet de conclure quelque autre chose : un exemple de Spinoza est que la connaissance de l’essence de l’âme permet de conclure qu’elle est unie au corps; mais c’est aussi de cette façon que nous connaissons que deux et trois font cinq.

44 Si l’épistémologie peut se donner le double objet d’analyser les étapes de la pensée scientifique et d’expliquer, en outre, les mécanismes intellectuels propres à l’accomplissement de cette pensée, la réalité visée répondra aux méthodes d’approche mises en jeu. Nous pouvons retenir des distinctions de Spinoza la possibilité d’une marche progressive vers la réalité, sans faire une enquête sur l’enquête ni encore une enquête sur l’enquête de l’enquête : ce dont il se défendait, car les unes et les autres seraient sans fin64.

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45 On peut, certes, discuter la distinction des quatre modes et leurs exemples. On peut évidemment retrouver le « signe conventionnel » dans tous les modes de perception, quand on ne vérifie ni un pseudo-savoir ni une pseudo-science. De plus, les deux derniers modes posent des problèmes propres aux jugements en tant que tels : l’un, le problème des jugements empiriques à propos duquel Hume nous a fait savoir qu’aucune connaissance certaine n’était à tirer de l’expérience; et l’autre, le problème des jugements synthétiques a priori, que Kant pose et résout en pensant rendre ainsi la connaissance scientifique possible. On a longtemps cru voir que Hume condamnait les sciences de la nature à se maintenir sur le troisième mode de perception en lui refusant le quatrième mode qu’il réservait aux mathématiques : en fait, sur la base d’une observation qui serait susceptible de nous tromper, il permettait néanmoins l’usage du calcul des probabilités. En ce qui concerne Kant, qui tentait de prouver que la connaissance de la nature relève du quatrième mode, l’usage des mathématiques dans la physique lui donne totalement raison si l’on admet que le développement des mathématiques est à la fois synthétique (nullement analytique, comme le veulent les logiciens) – puisqu’il progresse par accroissement ou par intégration d’éléments toujours nouveaux – et a priori, c’est-à-dire s’organisant selon la création de calculs divers, suscités en vue de se conformer à un objet déterminé mais se déployant du fait de leur logique propre.

46 Outre cette exposition classique des modes de la perception, nous ne pouvons ignorer l’épistémologie génétique65 qu’ignorait le Cercle de Vienne et que veulent ignorer nos logiciens contemporains; l’épistémologie génétique nous apprend que le second mode, que Spinoza appelle « perception acquise par expérience vague », préside, en fait au tout commencement de ce qui deviendra l’opération logique pure. Car même la vérité 2+3 =5 a dû requérir un appel à l’expérience avant de donner lieu à un maniement purement déductif. Et, bien que ces coordinations ne soient pas dans les choses – ce sur quoi insiste Hume –, elles y ont été introduites par l’action de la vie quotidienne pour ses besoins propres. Ainsi, l’enfant qui compte dix cailloux, et découvre qu’ils sont toujours dix, alors qu’il en permute l’ordre, expérimente non pas sur les cailloux, mais sur ses propres actions d’ordonner et de dénombrer. En tant que sujet connaissant, il abstrait à partir de ses propres actions, et non à partir de l’objet : c’est d’ailleurs aussi dans ce sens que Kant dit, en suivant la leçon de Hume, que la connaissance vient avec l’expérience, non pas de l’expérience. En effet, à première vue, l’objet ne semble comporter lui-même ni ordre ni nombre; et toutes ces coordinations de mouvements ne seront plus utiles quand l’enfant de huit ans les aura intériorisées et qu’il déduira par simple opération logique. De plus, le signe conventionnel intervient dès que l’enfant connaît la nomenclature numérique cardinale et ordinale. N’est-ce pas par ouï-dire que l’enfant apprend la suite des nombres cardinaux ? D’où l’utilisation du premier mode de perception dans l’apprentissage de ce qui deviendra le quatrième mode.

47 Entre le troisième et le quatrième mode, il peut y avoir la différence qu’il y a entre un contenu de l’expérience et la nécessité de ce contenu; c’est ce qui arrêta Hume devant le problème de la nécessité des vérités des sciences de la nature; et c’est ce que Kant se donne pour tâche de justifier dans le cadre des catégories servant à la connaissance des choses en tant que ces choses sont considérées comme des objets d’expérience possible. C’est pourquoi Kant part du fait symbolique que toute opération de l’entendement repose sur une fonction, c’est-à-dire l’unité de l’acte qui consiste à réunir diverses représentations sous une représentation commune, le jugement, qui est « la faculté de

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penser le particulier comme contenu dans le général » 66 : le général étant donné, le jugement y subsume le particulier et est déterminant; le particulier seul étant donné, le jugement n’est que réfléchissant. Or, connaître scientifiquement, c’est déterminer; sinon le jugement ne fait que « réfléchir ». Les lois de l’esprit convergent toujours vers la constitution d’une unité qui est un « système articulé »67.

48 Si j’insiste sur les difficultés de l’observation pourtant souvent conduite selon des règles rationnelles, c’est pour atténuer la prétention au caractère absolu de certaines données concernant les dits « observables », sur lesquelles on s’appuie aujourd’hui encore, sans préciser de quelle façon ils sont observables et pour refuser, par contraste, toute certitude de réalité à de prétendus « inobservables », malgré les mesures faites sur ces mêmes dits « inobservables » : en effet, l’argument majeur des antiréalistes ou plus simplement des « phénoménalistes » du siècle dernier comme Mach, concerne essentiellement la difficulté qu’il y a à asseoir une certitude de réalité liée à de prétendus « inobservables », qui ne le sont en fait que dans la perception ordinaire, et en justifiant cette position par la référence à la prétendue certitude absolue née du traitement des dits « observables ». Je refuse cette argumentation et, tout au contraire, je mets en doute la fiabilité toute relative, et trop facilement accordée aux « observables » du premier degré (ou du degré zéro) parce que je ne trouve pas que l’argumentation de la « perception ordinaire » puisse figurer comme un bon argument à valoir contre la réalité des supposés « inobservables ». Nos sens peuvent nous tromper tout autant que nos instruments de mesure. Ce qui veut dire que la mesure des « observables » doit être mise à égalité avec la mesure des prétendus « inobservables » pour autant que les uns et les autres soient mesurés – or, les supposés « inobservables » de la perception ordinaire sont effectivement mesurés en physique quantique, où on les appelle précisément des « observables » puisque : « La mécanique quantique ne s’intéresse qu’aux ‘observables’, qui sont des grandeurs physiques, résultats possibles des observations effectuées sur un objet quantique. »68 Mieux encore : « Les propriétés d’un système physique ne sont observables que lors de l’interaction de ce système avec un dispositif qui joue le rôle d’un instrument de mesure. »69

49 Les « observables » de la physique quantique ont en commun avec les observables de la mécanique classique d’être mesurés : ce qui les réunit n’est autre que le concept du quantitatif, nécessaire à l’édification de la science physique.

50 C’est pourquoi je reviens sur l’examen des positions phénoménalistes qui affirmaient que seuls les énoncés portant sur des phénomènes observables devaient être considérés comme une connaissance scientifique valide. Et ils en tiraient pour conséquence de donner un but particulier à la science : qui était d’identifier, de classifier et de lier les phénomènes observables entre eux. Du point de vue des phénoménalistes, se limiter aux seuls faits observables conduisait à une certitude permanente et même absolue. Un fait expérimental identifié devenait ainsi une connaissance immuable, car tout expérimentateur répétant ladite mesure ne pouvait qu’obtenir le même résultat. Au contraire, les théories abstraites faisant appel à des entités non-observablespar les sens, identiquement mesurées, et qui seraient échafaudées à partir de ces mesures, ne seraient pas totalement fiables à leurs yeux. Ernst Mach, qui a représenté un tel mouvement anti-réaliste, a pourtant contribué à faire avancer la mécanique, l’hydrodynamique, l’électricité, la thermodynamique, et même l’esthétique. Il attribuait aux lois de la nature l’objet de synthétiser l’ensemble de ce qui était perçu et expérimenté; pour lui, une bonne théorie devait être concise, économe en termes de

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concepts, et simple. Dans son ouvrage sur le développement de la mécanique70, Mach démontrait que la masse et la force sont des concepts qui n’entrent jamais simultanément de manière descriptive dans les expériences, mais seulement à travers l’accélération; ainsi, la force, faisant partie des entités supposées non-observables, n’aurait aucune réalité objective, et n’aurait qu’une vertu simplificatrice dans l’énoncé des lois physiques. Pour Mach, les phénomènes ultimes étant les sensations, les phénomènes physiques n’étaient qu’un ensemble d’éléments sensoriels apparaissant sous la forme de sensations : « les ‘sensations’, seules choses accessibles à la connaissance. Les couleurs, les sons, les espaces, les temps… sont pour nous, au demeurant, les éléments ultimes… »71 Considérés les uns par rapport aux autres, et selon un observateur, les phénomènes apparaissaient comme des propriétés ou des qualités des corps : les connaissances concernant un corps en tant que tel n’étaient pas accessibles : seules, les connaissances sur les éléments sensoriels qui le composent l’étaient; et cela, du seul fait que ces connaissances nous parviennent par nos sensations qui sont le seul moyen que nous ayons de les appréhender.

51 Si j’évoque cette position d’un physicien par ailleurs remarquable, c’est parce qu’actuellement le même argument relatif à la différence des « inobservables » et des « observables » a, me semble-t-il, toujours cours. L’argument me paraît mettre en cause le recours à la perception, une perception, comprise comme la garantie de la réalité de l’objet scientifique. Dans ce cas, on tombe au niveau trivial de la conscience vulgaire, qui dénomme « réalité » le monde auquel les sens ont accès.

52 Certes, c’est avec les sens, et surtout le sens de la vue, que les chercheurs relèvent les mesures sur les divers appareils d’expérience utilisés dans le laboratoire. Mais, dans ce cas, nos sens n’ont qu’un rôle limité : le gros du travail est accompli par ces appareils, que l’on peut considérer comme du savoir scientifique matérialisé. L’œil qui relève les résultats des mesures de ces appareils a un rôle passif, même si enregistrer et comprendre les résultats exigent davantage qu’enregistrer, c’est-à-dire aussi la connaissance du savoir impliqué dans la structure de l’appareil : quelles lois ces appareils représentent matériellement et ainsi quelles lois opèrent dans la quête d’information à laquelle procède l’appareil.

53 Dans la mesure où « observables » et « inobservables » sont mis en concours et sur le pied d’égalité lié au concept de quantité, je dirai qu’ils le sont en référence aux appareils qui les examinent avec la médiation d’un observateur qui n’observe que les résultats des mesures de ces appareils en relation avec ce qu’il considère comme étant des « observables ». Dans un second temps, l’observateur donne une interprétation scientifique adéquate, sur la base des mesures pratiquées par un appareil qui est lui- même le résultat d’un savoir scientifique.

54 Comme E. Cassirer (1874-1945), je dirai qu’ici ce ne sont pas nos sensations qui sont en cause, mais, avec l’aide de tous les instruments du laboratoire, il s’agit essentiellement de « médiations symboliques » : et cela concerne également les dits « observables » qui bénéficient du privilège de notre perception.

55 Croire dans le privilège de la perception immédiate, c’est se mettre au niveau d’un réalisme immédiat ou naïf, qui est celui de la perception ordinaire. Car un corps ne se définit pas scientifiquement par son apparence sensible; les données de l’expérience sensible ne sont pas les data de la physique. Un corps se définit par la médiation des concepts, c’est-à-dire par son poids atomique, sa chaleur spécifique, son indice de

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réfraction, son indice d’absorption, sa conductibilité électrique, sa susceptibilité magnétique72, etc.

56 Ce qui veut dire qu’il ne faut pas confondre la « réalité » avec la réalité tout court sur le pied d’un « réalisme immédiat », selon l’expression que lui donne Bachelard que je cite : Tôt ou tard, c’est la pensée scientifique qui deviendra le thème fondamental de la polémique philosophique; cette pensée conduira à substituer aux métaphysiques intuitives et immédiates les métaphysiques discursives objectivement rectifiées. A suivre ces rectifications, on se convainc par exemple qu’un réalisme qui a rencontré le doute scientifique ne peut plus être de même espèce que le réalisme immédiat. On se convainc également qu’un rationalisme qui a corrigé des jugements a priori, comme ce fut le cas dans les nouvelles extensions de la géométrie, ne peut plus être un rationalisme fermé. Il y aurait donc intérêt, croyons-nous, à prendre la philosophie scientifique en elle-même, à en juger sans idées préconçues, en dehors même des obligations trop strictes du vocabulaire philosophique traditionnel. La science crée en effet de la philosophie. Le philosophe doit donc infléchir son langage pour traduire la pensée contemporaine dans sa souplesse et sa mobilité. Il doit aussi respecter cette étrange ambiguïté qui veut que toute pensée scientifique s’interprète à la fois dans le langage réaliste et dans le langage rationaliste. Peut- être alors devrait-on prendre comme une première leçon à méditer, comme un fait à expliquer, cette impureté métaphysique entraînée par le double sens de la preuve scientifique qui s’affirme dans l’expérience aussi bien que dans le raisonnement, à la fois dans un contact avec la réalité et dans une référence à la raison73.

57 Autrement dit, aujourd’hui nous pouvons déclarer : « Nous vivons dans un monde quantique et tout le monde l’ignore, en dehors d’une minorité de spécialistes »74.

VI. La mesure des grandeurs en physique quantique

58 Dans le travail de recherche, le réalisme scientifique est une attitude nécessaire en tant que « réalisme physique »75 : « L’épistémologie spontanée des scientifiques – qui anime leur travail, à l’exception de ce qu’ils peuvent dire en philosophant – est donc un réalisme‘à l’emporte-pièce’ (rough-and-ready) : le but de la science est de découvrir (sous certains aspects) comment les choses sont réellement. Plus précisément, le but de la science est de donner une description vraie (ou approximativement vraie) de la réalité »76. Dans leur conférence de Bielefeld (2001), les auteurs Sokal et Bricmont précisent ensuite que les théories scientifiques sont vraies ou fausses mais que leur vérité ou fausseté est littérale, nullement métaphorique : elle ne saurait dépendre ni de la manière dont les scientifiques procèdent, ni de la structure de leur esprit, ni davantage de la société dans laquelle ils vivent.

59 Qu’est-ce que la mécanique quantique ? Les manuels nous apprennent que ce n’est pas une description de l’objet quantique en lui-même, « mais un calcul des résultats des observations possibles »77, reposant sur l’équation de Schrödinger, qui décrit « l’évolution temporelle de l’état d’un objet quantique représenté par une fonction d’onde »78. Aussi : « Les lois de la mécanique quantique donnent une description statistique de la réalité microphysique. »79 L’instrument de mesure et le calcul y sont donc essentiels; c’est pourquoi la mécanique quantique ne s’intéresse qu’aux « observables » : c’est-à-dire aux grandeur physiques et à leur représentation par un opérateur, le phénomène impliquant son observation. L’interprétation de la mécanique quantique donne lieu à deux prises de position : soit celle de ceux qui pensent que « la réalité physique s’épuise dans la formalisation des observations possibles »80; soit celle

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de ceux qui pensent « qu’il existe une réalité en soi, en dehors de toute observation, mais qui échappe à la théorie actuelle »81. La seconde position est réaliste; la première position peut l’être à condition de préciser s’il y a quelque chose derrière ces formalisations : c’est à quoi l’article de J. Bricmont, « What is the meaning of the wave function ? »82 me semble répondre.

60 En mécanique quantique, on sait qu’après avoir fait une mesure sur un système, en général on a modifié l’état de ce système; d’une part, si l’on fait une mesure sur un seul système, l’information que l’on obtient est une information sur l’état du système après la mesure; d’autre part, ce n’est que si l’on effectue cette mesure sur N systèmes préparés indépendamment mais dans le même état, qu’on obtient une information sur cet état avant la mesure. Ce qui veut dire qu’avant la mesure le système est dans un certain état Ψ (r, t). Mais immédiatement après une mesure de la grandeur physique A

ayant donné le résultat aa, on est certain que le système se trouve dans un nouvel état

φa (r, t), état propre de A correspondant à la valeur propre de aa. L’acte de mesure a instantanément changé la fonction d’onde de façon irréversible. On dit qu’il y a réduction du paquet d’ondes83. On peut décrire quantiquement l’appareil de mesure, et démontrer la réduction du paquet d’ondes : reste le problème de la prise de conscience du résultat de la mesure par l’observateur84.

61 Le problème étant posé, par exemple, de savoir ce que signifie la fonction d’onde85, « concept le plus fondamental de notre théorie physique la plus fondamentale »86, le chercheur doit dire de quoi sont les probabilités, quand la quantité correspondant à l’ « observable » A est mesurée et lorsqu’on peut écrire de la fonction d’onde Ψ : Ψ =∑ciøI (1,1) « où les vecteurs øi sont les vecteurs propres de A, avec des valeurs propres λi : Aø =λi øi (1,2)

62 Alors, Ψ détermine les coefficients Ci et les nombres [Ci ]2 sont les probabilités pour que la valeur propre λi soit trouvée quand la quantité correspondant à A est ‘mesurée’ »87.

63 Deux solutions se présentent à J. Bricmont, l’une littérale et l’autre implicite : « La signification littérale dit que les probabilités ne réfèrent qu’aux probabilités de l’expertise accomplies dans le laboratoire »88; alors rien n’est dit de l’état du monde à l’extérieur du laboratoire et l’on peut dire que « la particule et l’appareil forment un ‘tout inséparable’« 89. Quant à la conception implicite, elle permet de dire : « la ‘mesure’ signifie réellement une mesure, c’est-à-dire que les expériences révèlent plutôt qu’elles ne créent les propriétés existantes du système »90. J. Bricmont poursuit : « Suivant cette conception, les particules ont des propriétés telles que la position, le moment, le moment angulaire et, quand nous mesurons un observable A, nous découvrons simplement la valeur que le système a assigné à cet observable indépendamment de toute mesure. »91 J. Bricmont fait remarquer que, dans cette interprétation, le statut conceptuel des probabilités est assez semblable à celui qu’elles ont dans la physique classique. La différence s’impose : à savoir que les propriétés restent inconnaissables « parce que mesurer une propriété change la fonction d’onde (suivant le ‘postulat du collapse’) et dès lors changent les propriétés qui sont associées aux opérateurs qui ne commutent pas avec celles qui sont mesurées »92. C’est, nous dit J. Bricmont, la conception implicite qui se tient derrière les formules qui affirment, par exemple, « la mécanique quantique n’a pas à faire avec la nature, mais avec la connaissance que nous en avons »93. Or, cette position est, selon J. Bricmont, « logiquement inconsistante ». Développant les théorèmes sur l’inexistence des variables cachées, J. Bricmont explique que, selon une

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sottise historique, une variable qui n’est pas la fonction d’onde elle-même avait été dite une « variable cachée »; or, s’il faut aller au-delà de l’interprétation littérale, il faut statuer qu’il y a quelque chose qui « existe » en plus de la fonction d’onde, elle-même non visible mais inférée comme tous les concepts théoriques. J. S. Bell (né en 1928) appelle des « beable » ces objets : « Ce que les théorèmes sur les variables non-cachées disent, c’est simplement qu’il ne peut y avoir de beable correspondant à tous les observables (ou même à certaines classes d’observables) »94.

64 J. Bricmont fait remarquer que c’est la localité qui impliquait des variables cachées, mais ces dernières auxquelles s’ajoute la statistique (lorsque des angles différents sont mesurés) impliquent une contradiction. La source du problème ne vient ni du prétendu réalisme, ni du déterminisme, ni de prétendues variables cachées. Tout vient d’une erreur de départ, à savoir de la première partie de l’argument Einstein, Podolsky et Rosen en 193595 (« la localité implique des variables cachées »), alors qu’ils soutenaient que le monde est local et concluaient que la mécanique quantique est incomplète. Trente ans après, le théorème de Bell (1964) fut démontré : la conclusion étant que les variables cachées, dont l’existence était impliquée par la formule de la localité proposée par EPR, conduisaient à une contradiction logique. Mais, entre-temps, les physiciens s’étaient rendus aux arguments de Bohr96. Le fait est que Bell commença par résumer l’argument EPR, cherchant d’abord à déterminer l’existence de ces variables cachées et donc de la localité, pour aboutir à l’inexistence des variables cachées et à la non-localité; mais ses résultats furent longtemps sous-estimés et négligés, parce qu’ils furent incompris : son premier article97 résumant l’argument EPR a été interprété à tort comme partant de variables cachées déterministes.

65 La théorie « purement déterministe »98 de D. Bohm (né en 1917) va clarifier les paradoxes liés aux théorèmes sur l’inexistence des variables cachées. D’abord, il n’y a pas de « variables cachées » autres que des positions. Avant les interactions des dispositifs macroscopiques (ce qu’on appelle « mesures », mais à tort selon J. Bricmont), « il n’y a pas de valeur assignée par le système aux opérateurs variés tels que le moment, le spin, le moment angulaire, etc. »99. Sauf pour la position, toute « mesure » de quelque chose « est une interaction authentique entre le système et l’appareil » 100. Ce qui veut dire que « la théorie de Bohm rend concrète et mathématiquement précise l’intuition de Bohr sur l’impossibilité de séparer le système de l’appareil »101.

66 J. Bricmont explique que l’observation de base de la théorie de Bohm est que « la fonction d’onde est une fonction définie sur l’espace de configuration et non, comme par exemple le champ électromagnétique, sur l’espace physique »102. Soient les deux particules, s’il y a un potentiel externe agissant vers l’origine et correspondant à l’introduction d’un dispositif de mesure sur la première particule, alors la fonction d’onde évolue selon le potentiel de l’équation de Schrödinger, mais elle détermine les trajectoires des deux particules grâce à l’équation-guide. Et la trajectoire de la deuxième particule sera affectée par le potentiel même éloigné de l’origine : « la fonction d’onde met en corrélation des parties distantes de l’univers grâce à l’équation »103 : une forme subtile de communication s’est donc établie entre les deux côtés de l’expérience.

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VII. Conclusion

67 Même si nous n’en avons pas conscience, non seulement nous vivons dans un monde quantique104, mais encore on peut dire aussi que « le monde est non-local »105. Par le détour des instruments du laboratoire et des formulations mathématiques, les objets de la connaissance scientifique manifestent leur existence sinon visible du moins inférée. Il s’agit donc de se rallier à une Réalité inférée, déjà admise par Bachelard, et qui témoigne incontestablement en faveur du fait que « la » réalité préexistait à l’intervention des observateurs. De plus, on ne peut absolument pas dire qu’il y ait un « phénomène » avant qu’il ne soit observé : constatation de J. A. Wheeler (né en 1911)106, valable aussi bien en mécanique classique qu’en mécanique quantique où, comme nous l’avons vu, elle prend un sens tout particulier. Lorsqu’on parle de « réalité » ou de « matière », il faut pouvoir préciser le niveau auquel on place les entités qui y correspondent. Dénuée de sa masse et se déplaçant à la vitesse de la lumière ou, inversement, énergie refroidie et devenue inerte de sorte que sa masse puisse être mesurée, seule la matière scientifique est quelque chose de déterminé. L’observation scientifique de la réalité préexistant à l’intervention des dispositifs comme à celle de la pensée conceptuelle est toujours une observation armée, médiatisée conceptuellement ou techniquement.

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NOTES

1. Le nouvel esprit scientifique, Paris, PUF, 1946 (1934), p. 2. 2. Cf. J. Bricmont, Postmodernism and its problems with science, conférence donnée en décembre 1996 sur l’invitation de la Société Finnoise de Mathématiques; voir sur le site DOGMA : http:// dogma.free.fr 3. W. Heisenberg, La nature dans la physique contemporaine, traduit de l’allemand par U. Karvelis & A. E. Leroy, Paris, Gallimard, 1962 (éd. originale 1955); nouvelle édition introduite par C. Chevalley, Paris, Gallimard, Collection Folio-Essais, 2000. 4. Cf. H. Bergson, Œuvres, texte annoté par A. Robinet, introduit par H. Gouhier, Paris, PUF, 1970 (1959); voir L’évolution créatrice, in Œuvres, p. 803. 5. A. Kremer-Marietti, Philosophie des sciences de la nature, Paris, PUF, 1999, chap. V, pp. 181-257, Philosophies scientifiques du XXe siècle. 6. Philosophie des sciences de la nature, pp. 187-201. 7. Op. cit., p. 3. 8. Op. cit., p. 5. 9. Op. cit., p. 10. 10. Op. cit., p. 26. 11. Op. cit., p. 30. 12. Ibid. 13. Op. cit., p. 42. 14. Op. cit., p. 43. 15. Je renvoie à la très pénétrante analyse développée par C. Chevalley dans l’Introduction qu’elle a apportée à l’édition du recueil de Heisenberg, La nature dans la physique contemporaine, et, en particulier à la conférence de 1953 qui ouvre le volume, et qui constitue un aboutissement de la

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philosophie de Heisenberg, déjà exprimée en 1941 et 1942, publiée à titre posthume et sans titre par H. Rechenberg dans W. Heisenberg, Gesammelte Werke, Berlin, Springer, 1984, 1985, 1989 et 1993; voir aussi Munich, Piper, 1984, 1985, 1986 et 1989. Cf. W. Heisenberg, La nature dans la physique contemporaine, Paris, Gallimard, Collection Folio-Essais, 2000. Voir, entre autres, page 11, la note 2 de C. Chevalley. Cf W. Heisenberg, Philosophie. Le manuscrit de 1942, Paris, Le Seuil, 1998. 16. Le nouvel esprit scientifique, p. 45. 17. La nature dans la physique contemporaine, p. 127. 18. Je reprends ici les termes de C. Chevalley dans son Introduction au livre de Heisenberg, La nature dans la physique contemporaine, p. 87. 19. Le nouvel esprit scientifique, p. 55. 20. Op. cit., p. 54. 21. Op. cit., p. 55. 22. Op. cit., p. 56. 23. Op. cit., p. 57. 24. Ibid. 25. Ibid. 26. Ibid. 27. Voir A. Kremer Marietti, Philosophie des sciences de la nature, p. 199. 28. Ibid. 29. Le nouvel esprit scientifique, p. 79. 30. C. Chevalley, Introduction, in W. Heisenberg, La nature dans la physique contemporaine, p. 42. 31. Selon les travaux de Bohr entre 1927 et 1929. 32. Le manuscrit de W. Heisenberg, Erkenntnistheoretische Probleme der modernen Physik, cité par C. Chevalley, Introduction, op. cit., p. 51. 33. Le nouvel esprit scientifique, p. 93. 34. Op. cit., p. 94. 35. Op. cit., p. 95. 36. Op. cit., p. 96. 37. Ibid. 38. Ibid. 39. Op. cit., p. 122. 40. Op. cit., p. 125. 41. Op. cit., p. 126. 42. Op. cit., p. 127. 43. Op. cit., p. 130. 44. Op. cit., p. 133. 45. Ibid. 46. Cf T.S. Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, traduit par L. Meyer, Paris, Flammarion, Collection « Champs », 1983 (1962, 1970). Voir chap. I, L’acheminement vers la science normale; chap. II, La nature de la science normale; chap. III, La science normale. Résolution des énigmes. 47. Le nouvel esprit scientifique, p. 134. 48. Op. cit., p. 161. 49. Op. cit., p. 165. 50. Op. cit., p. 166. 51. Op. cit., p. 169. 52. Op. cit., p. 172. 53. Cf La nature dans la physique contemporaine, p. 126 : « Lorsque nous observons des objets de notre vie quotidienne, le processus physique qui rend possible cette observation ne joue qu’un rôle secondaire. Mais chaque processus d’observation provoque des perturbations considérables dans les particules élémentaires de la matière. »

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54. Cf K. Jaspers, Psychologie der Weltanschauungen, Heidelberg, Muenchen, Springer Verlag, 1919. Continuant la pensée de Dilthey sur les conceptions du monde, Jaspers anticipa sur les philosophies de l’existence qui se firent connaître en 1927 avec le livre de G. Marcel, Journal métaphysique, Paris, Gallimard; et celui de M. Heidegger, Sein und Zeit, traduit en françait par F. Vezin, Être et temps, Paris, Gallimard, 1986. Voir A. Kremer-Marietti, Jaspers et la scission de l’être, Paris, Seghers, l967, 1974; L’Harmattan, 2002; du même auteur, Dilthey et l’anthropologie historique, Paris, Seghers, 1971. 55. Je note que D. Pestre, qui doute de la réalité des objets scientifiques quand il affirme, par ailleurs, que la Nature ne parle jamais (« ce sont toujours les hommes qui parlent en son nom »), écrit pourtant dans son Introduction au numéro qu’il a organisé, La science et la guerre in La Recherche, hors série, n° 7, avril-juin 2002, p. 6 : « A la lecture de ce numéro [...] pour qui regarde les choses telles qu’elles furent historiquement, les sciences apparaissent plutôt comme des systèmes de savoir et de pratiques visant à maîtriser le monde naturel et humain, visant certes à comprendre la nature, mais aussi, et indissociablement, à agir sur elle, à la modifier – et à faire la guerre ». Donc il faut croire que ce dont traite la science est bien la réalité ! F. Bacon disait déjà, en rapprochant savoir et pouvoir « Scientia et potentia humana in idem coincidunt ». 56. Cf E. Mach, La Mécanique, traduit par Bertrand, Paris, Hermann, 1904 (titre original Die Mechanik in ihrer Entwicklung historisch-kritisch dargestellt, 1883). 57. Cf F. Brentano, Psychologie du point de vue empirique (1874-1911), traduit par M. de Gandillac, Paris, Aubier, 1944. 58. Ma traduction de : E. Mach, The Analysis of Sensations (1897), translation by C. M. Williams & S. Waterlow, Dover Edition, 1959, First Chapter, Section 14. 59. Working paper 99-6, voir le site : http://www.isc.cnrs.fr, cf. « Le Débat », 102, 1998. 60. Je renvoie à l’excellent livre de J.-C. Sacchi, Sur le développement des théories scientifiques. De l’aporie de l’incommensurabilité à la dimension pragmatique de la découverte, Paris, L’Harmattan, 1999. J’ai moi-même abordé la question dans le chapitre Les sciences dans le miroir de l’histoire de mon livre, Philosophie des sciences de la nature. 61. Cf La structure des révolutions scientifiques. 62. Cf P. Feyerabend, Contre la méthode. Esquisse d’une théorie anarchiste de la connaissance (1975), traduit par B. Jurdant & A. Schlumberger, Paris, Seuil, 1979. 63. B. Spinoza, Œuvres, t. I, traduit et annoté par C. Appuhn, Paris, Garnier, 1964, p. 231. 64. Op. cit., p. 236. 65. Voir J. Piaget, Introduction à l’épistémologie génétique, Paris, PUF, 1974 (1950). 66. Cf I. Kant, Critique du jugement, traduit par Gibelin, Paris, Vrin, 1960, Introduction, IV, p. 20 (titre original Kritik der Urteilskraft, 1790). 67. Cf I. Kant, Critique de la raison pure (1781, 1787), Méthodologie transcendantale, Chapitre III : L’architectonique de la raison pure; Kantische Originalausgabe von 1787, p. 861. La connaissance ne s’arrête pas au niveau de l’Esthétique transcendantale et des intuitions de l’espace et du temps : l’Analytique transcendantale opère en tant que les fonctions de l’esprit sont déjà à l’œuvre; même si l’objet est donné sous sa forme sensible dans l’intuition, il faut toujours lui ajouter le concept de l’objet, situé au-delà de la perception ordinaire. Voir les deux chapitres, VI L’abîme de la raison et VII Contingence et nécessité, dans A. Kremer-Marietti, La raison créatrice. Moderne ou postmoderne, Paris, Kimé, 1996. 68. Cf G. Lochak, S. Diner & D. Fargue, L’objet quantique. Comment l’esprit vient aux atomes, Paris, Flammarion, Collection Champs Flammarion, 1989, p. 216. 69. Ibid. 70. E. Mach, Die Mechanik in ihrer Entwicklung historich-kritisch dargestellt, 1883. 71. E. Mach, L’analyse des sensations, traduit par F. Eggers & J.-M. Monnoyer, Nîmes, J. Chambon, 1996 (1882), p. 31.

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72. Cf. E. Cassirer, La philosophie des formes symboliques, t. III, La phénoménologie de la connaissance, traduit par O. Hansen-Love, J. Lacoste & C. Frontyl, Paris, Minuit, 1972 (1929), p. 482. Voir le chapitre V, Comment Cassirer traite le problème de la symbolisation, dans A. Kremer-Marietti, La raison créatrice, pp. 71-87. 73. Le nouvel esprit scientifique, p. 3. 74. Lochak, Diner & Fargue, L’objet quantique, p. 7. 75. Je reprends l’indication donnée par le titre de la conférence de Bricmont et Sokal, Physical Realism from a Physical Perspective, au Colloque de Bielefeld de Juin 2001, Welt und Wissen – Monde et Savoir – World and Knowledge. 76. Ma traduction; voir Physical Realism from a Physical Perspective, p. 6 de l’exemplaire dactylographié. 77. Lochak, Diner & Fargue, L’objet quantique, op. cit., p. 216. 78. Op. cit., p. 222. 79. Op. cit., p. 213. 80. Op. cit., p. 210. 81. Ibid. 82. J. Bricmont, What is the meaning of the wave function ?, first published in J.-M. Frere, M. Henneaux, A. Sevrin & Ph. Spindel (eds), Fundamental interactions : from symmetries to black holes, Conference held on the occasion of the « Eméritat » of François Englert, Université Libre de Bruxelles, Brussels, 1999, pp. 53-67. 83. Cf J.-L. Basdevant, J. Dalibard, Physique quantique, Paris, Ellipses, AUPELF/UREF, 1998, p. 74. 84. Op. cit., p. 75. 85. Cf J. Bricmont, What is the meaning of the wave function ? 86. What is the meaning of the wave function ?; notre référence va à l’article dactylographié, pp. 1-15, voir p. 1. 87. Op. cit., p. 2. 88. Ibid. 89. Ibid. 90. What is the meaning of the wave function ?, p. 3. 91. Ibid. 92. Ibid. 93. C’est là, d’ailleurs, une remarque que l’on trouve chez Heisenberg, La nature dans la physique contemporaine, p. 126 : « les lois naturelles que, dans la théorie des quanta, nous formulons mathématiquement, ne concernent plus les particules élémentaires proprement dites, mais la connaissance que nous en avons. » Op. cit., p. 127 : « La conception de la réalité objective des particules élémentaires s’est donc étrangement dissoute, non pas dans le brouillard d’une nouvelle conception de la réalité obscure ou mal comprise, mais dans la clarté transparente d’une mathématique qui ne représente plus le comportement de la particule élémentaire mais la connaissance que nous en possédons ». 94. What is the meaning of the wave function ?, p. 7; note de J. Bricmont, What is the meaning of the wave function ?, p. 7 : « Cela a des conséquences plutôt sérieuses pour les ‘histoires décohérentes’ touchant aux fondements de la mécanique quantique. Voir Goldstein (1998, 1999) pour une discussion plus détaillée ». 95. Cf. A. Einstein, B. Podolsky & N. Rosen, Can quantum mechanical description of reality be considered complete ?, in « Phys. Rev. », 1935, no 47, pp. 777-780. 96. N. Bohr, Can quantum mechanical description of reality be considered complete ?, in « Phys. Rev. », 1935, no 48, pp. 696-702. 97. Article paru dans « Physics », 1935, no 1, 135, 1965; cité par J. Bricmont, La non-localité et la théorie de Bohm, pp. 1-12, Académie des sciences morales et politiques, online : http:// www.asmp.fr; voir p. 3.

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98. What is the meaning of the wave function ?, p. 10. Dans Contre la philosophie de la mécanique quantique, in R. Franck (éd.), Les sciences et la philosophie. Quatorze essais de rapprochement, Paris, Vrin, 1995, pp. 132-175, J. Bricmont montre l’état du problème, p. 166 : 1) soit on adopte des univers multiples; 2) soit on introduit les variables cachées de Bohm : les positions; 3) soit on adopte une théorie stochastique ou non linéaire. Pour Bell, les solutions 2 et 3 donnent une image précise. 99. What is the meaning of the wave function ?, p. 11. 100. Ibid. 101. Ibid. 102. Ibid. 103. Ibid. 104. Lochak, Diner, Fargue, L’objet quantique, p. 7. 105. Contre la philosophie de la mécanique quantique, in Les sciences et la philosophie, p. 145. 106. Je me réfère à la proposition établie par J.A. Wheeler cité par J. Bricmont, What is the meaning of the wave function ?, note 5.

AUTEUR

ANGÈLE KREMER MARIETTI Groupe d’Etudes et de Recherches Epistémologiques Paris

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Objectivité et subjectivité en science. Quelques aperçus

Jacqueline Feldman

Introduction

1 La science a obtenu la place privilégiée qu’elle occupe dans notre société parce qu’elle était en mesure de fournir des connaissances objectives. Ceci la distinguait de la philosophie, dont elle est issue pourtant – « philosophie naturelle » est un terme encore utilisé au 19ème siècle.

2 Remarquons que, si on substitue au terme « objectivité » le terme moins fort de « consensus », on se trouve en présence de la question première de toute société démocratique : comment arriver à établir des accords forts entre individus tous différents a priori. La science classique a obtenu une solution partielle, qui porte sur la connaissance, en donnant les moyens d’une recherche collective, qui a remporté de tels succès qu’ils ont bouleversé – et continuent de bouleverser, à travers la technique, nos modes de vie. Mais cette solution n’est pas de nature vraiment démocratique, puisqu’elle a été obtenue par une séparation de la cité scientifique et de ses experts d’avec le monde extérieur, profane.

3 En raison de ses succès, une assimilation a été faite entre science et progrès – les progrès de la science étant censés certifier ceux de la société tout entière. Comme on le sait, on a assisté, ces dernières décennies, à des remises en cause de ce qui avait longtemps paru à la plupart une évidence. Dans une réaction habituelle, des tendances sceptiques ont succédé au dogmatisme du scientisme.

4 Dans la suspicion exercée désormais par beaucoup envers la science, on peut déceler deux causes, a priori opposées, ce qui est paradoxal : d’une part, les succès mêmes de la science et de la technique qui l’accompagne étroitement ont conduit nos sociétés à des dangers, d’ordre chimique, nucléaire, écologique, biologique… La puissance de la science a été obtenue par une focalisation de l’esprit éthique à l’intérieur de sa propre

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démarche, en abandonnant les problèmes de ses retombées dans la société et dans la nature.

5 D’autre part, toujours en raison de ses succès, on a voulu étendre la démarche scientifique à tous les domaines, y compris ceux pour lesquels elle peine à établir des résultats probants, des expertises reconnues, soit en raison de la complexité des situations – le réchauffement du climat, par exemple –, soit, comme c’est le cas pour les sciences humaines et sociales, qu’elle participe à l’évolution même de ses « objets d’étude ». La confiance que l’on peut faire à ces types d’expertise relève à la fois de problèmes épistémologiques, éthiques et politiques.

6 La mise en question de la science a conduit certains sociologues à insister sur ses assises historiques et sociales. Des penseurs post-modernes et/ou féministes, surtout américains, ont relevé qu’elle est le fait de catégories spécifiques – essentiellement des hommes des sociétés occidentales. Contre l’imagerie d’une méthode scientifique bien établie, l’« anarchiste » Paul Feyerabend lance, dans les années soixante-dix, son « everything goes ». Le livre de Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, avec son thème du paradigme, fait ressortir certains de ses caractères sociaux, et connaît un large succès auprès des sociologues enclins au relativisme, succès non dénué de malentendus que Kuhn dénoncera plus tard. Notons que la radicalité de certaines positions a eu pour résultat positif de susciter des réflexions plus approfondies.

7 Dans cet article, je me propose d’examiner certains aspects subjectifs de la science, en me concentrant sur le fait qu’elle est fabriquée par des personnes. La subjectivité annoncée porte sur la mise en valeur de certains traits qui relèvent explicitement du caractère humain de ceux qui la font. Ce qui, il va sans dire, ne remet pas en cause l’objectivité dont elle peut se prévaloir dans certains domaines, essentiellement les sciences qui ont été, pour cela, dites « exactes », et que je différentierai des sciences sociales, où la part de subjectivité doit être approchée de façon différente, sans oublier pourtant qu’il s’agit, dans les deux cas, de projets de connaissance.

8 C’est en 1958 que le physicien devenu philosophe Michael Polanyi publie un livre important, non traduit à ma connaissance, intitulé Personal Knowledge1. Dans ce travail qui porte sur la « nature et la justification du savoir scientifique », l’auteur commence par défendre l’idée que tout savoir est personnel, y compris donc, celui de la science : savoir, personnel, ces deux mots apparaissaient à l’époque comme contradictoires, comme le note Polanyi, qui, au début de la préface, pose son refus du scientisme dominant : Je commence par rejeter l’idéal du détachement scientifique. Dans les sciences exactes, cet idéal ne fait peut-être pas de mal, car, de fait, les scientifiques n’en tiennent pas compte. Mais nous verrons qu’il exerce une influence destructive en biologie, psychologie et sociologie, et pervertit notre entière perspective bien au- delà du domaine de la science.

9 Mais notre auteur ne donne pas pour autant dans le relativisme : un savoir personnel n’est pas nécessairement un savoir subjectif. Telle est la participation personnelle de celui qui connaît dans tous les actes de compréhension. Mais ceci ne rend pas pour autant notre entendement subjectif. La compréhension n’est ni un acte arbitraire ni une expérience passive, mais un acte responsable qui prétend à une validité universelle. Ce type de connaissance est donc objective dans le sens où elle établit un contact avec une réalité cachée.

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10 Enfin, l’auteur note ce qu’il y a d’engagement personnel dans toute démarche de connaissance réfléchie, ce qu’on nommerait aujourd’hui, implication : Le savoir personnel est un engagement intellectuel... Dans tout acte de connaissance, il entre une contribution passionnée de la personne qui connaît ce qui est en train d’être connu.

11 Dans cet examen de certains traits subjectifs du scientifique, je me trouve rejoindre une autre tendance importante, et sur le long terme, de notre société : l’intérêt toujours plus fort et précis qu’elle porte à la personne. Je citerai, en guise d’illustration, les principes des droits de l’homme, le développement de la psychanalyse et des diverses techniques psychothérapeutiques, le remplacement de la morale par l’éthique, vue comme un choix plus personnel…

12 Je tiens cependant à souligner que je crois en une certaine autonomie de la pensée, suivant en cela, par exemple, la classification que fait Popper en trois mondes des divers « objets » existant, dont le troisième contient « le monde de l’esprit humain ».

13 Ce travail ne prétend à aucune exhaustivité ni réflexion générale, il n’a d’autre ambition que faire ressortir quelques éléments que j’ai rencontrés et qui me paraissent relever des spécificités des deux types de science que je considère.

I. la présence du sujet dans les sciences exactes

l me semble exigible de toute réflexion sur la science qu’elle soit, entre autre chose, une célébration de la pensée scientifique comme telle... l’école pourvoyeuse de méthode, de vérité et de conceptualisation inouïes qu’est la science. Jean-Michel Salanskis2

14 Ces sciences nous apportent des résultats qui sont universels parce qu’ils sont objectifs, parfaitement détachés de ceux qui les ont obtenus, reproductibles, pouvant ainsi faire l’objet d’exposés neutres. On en oublierait qu’ils ont été « découverts », ou « construits », par des personnes concrètes, et dans des contextes également particuliers3.

15 Et pourtant, on sait bien que l’entreprise de production de la science est pleine d’aventures, puisqu’il va s’agir de découvertes, pleine de passions, passions contrôlées par les contraintes de la démarche, faite d’invention, de rigueur, de curiosité, de logique. Aussi le sujet qui fait la science y est étonnamment présent. L’objectivité se construit difficilement, avec lenteur, dans les « essais et erreurs ».

16 C’est en revenant au tout début de la science moderne qu’on peut le mieux saisir ce qui fait, dans l’attitude intellectuelle des premiers savants, la spécificité de cette démarche scientifique qui va s’imposer.

Les débuts : une « révolution spirituelle »

Maintes et maintes fois, en étudiant l’histoire de la pensée philosophique et scientifique du XVIe et du XVII e siècle – elles sont en effet si étroitement entremêlées et liées ensemble que, séparées, elles deviennent incompréhensibles – j’ai été forcé de constater, comme beaucoup d’autres l’ont fait avant moi, que, pendant cette période, l’esprit humain ou, tout au moins, l’esprit européen, a subi –

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ou accompli – une révolution spirituelle très profonde, révolution qui modifia les fondements et les cadres mêmes de notre pensée, et dont la science moderne est à la fois la racine et le fruit.

17 C’est ainsi qu’Alexandre Koyré commence son livre intitulé Du monde clos à l’univers infini4, où il nous fait suivre le développement de cette révolution. Ainsi, pour faire ressortir l’importance du changement qui s’opère, Koyré fait appel, non pas au terme « intellectuel », comme je viens de le faire moi-même plus haut, mais au terme beaucoup plus fort de spiritualité.

18 Voilà qui peut sembler paradoxal : de nos jours de grande laïcité – un des résultats même de la révolution scientifique – ce terme est plus volontiers lié à l’idée de religion qu’à l’idée de science, celle-ci s’opposant souvent à celle-là et ayant réussi à la marginaliser, au moins dans les démarches de connaissance. Mais si l’on se replace aux débuts de la science, ressort clairement la nouveauté d’un type d’esprit qui concerne les modes de pensée et de connaissance, mais aussi qui est basé sur des positions ontologiques plus ou moins bien perçues par les acteurs eux-mêmes. Ces attitudes concernent une grande partie de leur personnalité : le choix de la rationalité, de l’observation attentive, de l’esprit de critique engage profondément ceux qui la font, ce dont on s’aperçoit d’autant plus qu’ils sont encore minoritaires.

19 L’institution de la science n’existe pas encore, qui permet aujourd’hui la formation des jeunes esprits. C’est dire qu’aucun de ces aventuriers des nouvelles façons de penser ne trouve de voie toute tracée, et chacun va peu à peu dégager la sienne. Chacun à sa manière propre, mais qui devait contribuer à la construction commune, s’efforce de définir la « vraie manière de philosopher », celle qui se distingue des « bavardages » habituels des philosophes, et qui peut conduire à établir des connaissances solides, en utilisant l’observation systématique, le raisonnement mathématique, mais aussi l’invention de techniques multipliant de façon inouïe les possibilités d’observation et d’action sur le réel.

20 Galilée est un de ceux qui est le plus conscient de ces nouvelles manières de philosopher. S’il représente pour beaucoup le premier scientifique moderne, c’est qu’en plus de l’innovation technique qu’il apporte, des observations qu’il fait, des résultats qu’il obtient, de la quantification qu’il défend, il est le premier savant épistémologue, s’efforçant constamment de présenter les nouvelles manières de penser et de les justifier. Il veut ouvrir un autre monde de connaissance, qui se fonde sur « des expériences sensibles et des raisonnements nécessaires ». Après tout, plaide-t-il, si Dieu nous a donné la capacité de raisonner, c’est pour nous en servir et pas seulement se soumettre aux autorités. Grâce à la lunette astronomique qu’il fabrique, il est en mesure d’observer les astres dans le ciel de façon beaucoup plus précise. Voilà qui permet d’en finir avec « les disputes qui ont tourmenté les philosophes pendant tant de siècles ». « La certitude qu’apportent les yeux » permet de se « libérer de verbeuses discussions ».5

21 Et il remarque la différence entre « le droit ou quelque autre science humaine, où il n’y a ni vérité ni erreur », et où « la subtilité de l’esprit,... l’habilité de la parole... l’art de l’écrivain »... peuvent « faire apparaître ses raisons comme les meilleures ». Mais dans un domaine comme celui des sciences naturelles, « où les conclusions sont vraies et nécessaires et n’ont rien à voir avec l’arbitraire humain », il peut arriver que « tel esprit médiocre... rencontre par hasard la Vérité », désarçonnant « mille Démosthène et mille Aristote »6. Car il s’agit ici d’un « mode d’entendement intensif », qui peut conduire,

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avec les mathématiques pures, à une « absolue certitude » – position qui lui sera reprochée par l’Eglise, comme signe d’orgueil et de mise en cause des seules vérités valables, les siennes.

22 Ainsi s’ouvre une nouvelle période de possibilités de connaissances : « Et qui voudrait poser des bornes au génie humain ? Qui voudra assurer que l’on a déjà tout vu et su tout ce qu’il y a dans le monde de visible et d’intelligible ? »7

23 Ces avancées, un de ses amis qui essaie de le faire publier estime qu’elles représentent « le plus grand progrès en philosophie qui ait été fait depuis deux mille ans et qu’en frustrer le monde serait un méfait contre l’humanité »8.

Les risques du nouvel esprit

24 Tout ceci, comme on sait, n’est pas allé sans risque. Giordano Bruno, un des premiers qui rompt avec l’idée d’un monde clos pour celle d’un monde infini, et qui propage l’idée de Copernic sur la rotation de la terre autour du Soleil, sera brûlé vif à Rome, condamné par le Saint-Office, en 1600. Galilée sera humilié et obligé de se rétracter, en 1633, à l’âge de soixante-dix ans. Ce n’est que très récemment (1992) que l’Eglise l’a réhabilité. Ces risques, les savants et philosophes de l’époque les ont affrontés selon leur personnalité propre.

25 Voilà un chanoine nommé Copernic, travaillant d’arrache-pied dans son lointain pays, et dont le nom devait passer à la postérité pour représenter le symbole même de la révolution scientifique. Copernic est un homme prudent. Il réserve ses découvertes à quelques amis et disciples sûrs. Il ne se décidera, sur leur pression, à publier son grand œuvre qu’à l’âge de soixante-dix ans, un peu avant sa mort. Cette œuvre, Sur les révolutions des corps célestes, Copernic l’adresse très respectueusement « A Sa Sainteté, le Pape Paul III ». J’ai pleinement conscience, ô Très Saint-Père, que certaines gens, dès qu’elles apprendront que, dans mon ouvrage sur les révolutions des corps célestes, j’attribue divers mouvements au globe terrestre, s’écriront aussitôt que pareille doctrine est absolument répréhensible.

26 Ainsi commence son texte. Il explique ensuite qu’il a voulu dédier son travail à un Pape connu pour son amour « de toutes les sciences et aussi des mathématiques » de sorte que « Votre autorité et Votre décision pourront me protéger de la dent des calomniateurs... ». Et, pour finir, il déclare que ces travaux peuvent servir à améliorer le calendrier.

27 Les premiers savants sont donc des hommes seuls (avec quelques disciples et amis autour d’eux) qui doivent composer avec les dangers qu’ils courent en exprimant des opinions non admises par l’Eglise. Tel le médecin William Harvey, qui scandalise également avec sa découverte de la circulation du sang : Il vaut beaucoup mieux chercher dans le silence de son logis à devenir savant pour son propre compte que de provoquer, en publiant prématurément des résultats qui vous ont coûté beaucoup de peine et de travail, des orages qui vous ôtent le calme et la paix de votre avenir9.

La difficulté de convaincre

28 Mais il ne suffit pas d’être arrivé à la vérité. Encore faut-il pouvoir en convaincre les autres. Et ce n’est pas toujours une mince affaire. Malgré les témoignages éclatants que

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Galilée apporte avec fierté, beaucoup refusent de changer d’opinion. Il y a les « obstinés », qui sont si fort enfermés dans leurs croyances qu’aucune preuve, qu’aucune démonstration ne pourra les faire changer d’opinion. Votre Révérence m’a presque fait rire en disant qu’avec des observations si apparentes, on pourra convaincre les obstinés. Vous ne savez donc pas que pour convaincre ceux qui sont capables de raisonner et qui désirent connaître la vérité, les autres preuves étaient suffisantes; mais que, pour convaincre les obstinés, qui n’ont cure que des vains applaudissements du vulgaire, bête et stupide, le témoignage des Etoiles ne suffirait pas si elles descendaient à terre pour parler elles-mêmes10.

29 A quoi Galilée ajoute, faisant écho à Harvey : Tachons seulement de savoir quelque chose pour nous-mêmes, restons-en à cette seule satisfaction.

30 Même entre « savants » partisans de la nouvelle manière de philosopher, l’accord n’est pas toujours aisé. Mersenne écrit à Galilée qui trouve ses formulations très obscures, et lui aurait fait répondre que « nous n’avons ici ni sphinx ni d’autres interprètes de mystères cachés », ce qui coupa court, semble-t-il, à leur échange11.

31 Quand à Kepler, le grand découvreur des lois célestes de l’époque, l’admiration qu’il témoigne pour Galilée n’est pas réciproque. J’ai toujours tenu Kepler pour un esprit libre (peut-être trop libre) et subtil, mais mon mode de philosopher diffère beaucoup du sien. Il peut arriver qu’écrivant sur le même sujet, mais rarement et seulement sur ce qui regarde les mouvements célestes, nous nous soyons rencontrés sur quelques conceptions communes, et que nous ayons attribué la même cause vraie à un même effet réel : mais cela n’arrivera pas une fois sur cent12.

32 En effet, comme l’exprime Zouckermann, « son esprit encore médiéval contrastait avec celui de Galilée, qui annonçait déjà le XVIIIème siècle. Ses livres sont alourdis d’un immense fatras de prévisions astrologiques, de grandes envolées mystiques et poétiques, d’élucubrations métaphysiques souvent cocasses »13.

33 On peut encore évoquer le rejet dogmatique par Descartes des résultats de Galilée : Tout ce qu’il dit de la vitesse des corps qui descendent dans le vide, etc... est bâti sans fondement; car il aurait dû auparavant déterminer ce que c’est que la pesanteur, et s’il en savait la vérité, il saurait qu’elle est nulle dans le vide14.

34 On peut remarquer ici que sont à l’œuvre des philosophies de la connaissance : Descartes, logicien avant tout, philosophe et mathématicien, cherche à « fonder » par le raisonnement les entités utilisées. C’est la raison pour laquelle les cartésiens seront contre la loi de Newton, qui fait appel à une gravitation qui apparaît ressortir de l’occultisme dont on veut se libérer. Dans les débuts d’une science mal implantée encore, ces philosophies s’affrontent dans des controverses où chacun pense détenir la vraie voie scientifique. Mais la science se bâtit peu à peu, aidée par une institution qui en s’installant va permettre que le travail de la preuve puisse se faire de façon plus systématique.

La nécessité de rester entre soi

35 Copernic, dans la présentation de son travail au Pape, fait remarquer que les idées d’un philosophe peuvent être très « éloignées de ce que juge la foule, puisqu’il a pour mission de rechercher la vérité en toutes choses ». Et rappelle que c’est la raison pour

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laquelle certaines écoles de pensée antiques, telle les pythagoriciens, transmettaient « la connaissance des mystères de la philosophie » oralement, et à quelques amis seulement et parents. Et ceci, non pas par « malveillance », mais pour se garder des moqueries et du mépris.Il écrit : Je ne doute pas que les mathématiciens intelligents et érudits seront d’accord avec moi si, comme la philosophie l’exige avant tout, ils étudient non pas superficiellement mais à fond les preuves que j’apporte en cet ouvrage pour soutenir mon opinion, et s’ils veulent réfléchir.

36 William Gilbert, médecin et physicien, auteur du premier traité sur le magnétisme (De Magnete, 1600), conscient de l’impossibilité de convaincre tout le monde et de la nécessité d’une clôture de la cité scientifique, précise qu’il s’adresse seulement à ceux qui savent raisonner : C’est pour vous seulement que j’écris, qui savez vraiment philosopher, hommes sans idées préconçues, qui cherchez la science non dans les livres seuls, mais dans les choses mêmes, que j’ai écrit ces principes de magnétisme, nés d’une nouvelle manière de philosopher15.

37 On voit ainsi se profiler la nécessité de rester entre soi, de travailler et discuter avec ceux qui partagent la même philosophie, et les mêmes capacités pour ce type de connaissance. Car, dans les nouvelles sciences de la mécanique que fonde Galilée, accepter la rigueur des démonstrations géométriques est une épreuve dangereuse pour qui ne sait pas bien les manier, car il n’y a pas de milieu entre le vrai et le faux : dans les démonstrations nécessaires, ou bien on arrive à la conclusion indubitable, ou bien on tombe dans des erreurs impardonnables.

38 Ainsi, ce « rester entre soi » demande la séparation d’avec ceux qui ne peuvent raisonner correctement en raison de leurs préjugés. « On ne peut rien attendre de bon de la fréquentation de tels gens, qui n’est pas seulement pénible mais dangereuse », estime Sagredo, un des personnages des dialogues de Galilée, qui écrit : … pour les conclusions qui ne peuvent venir à notre connaissance que par voie du raisonnement, je ne ferai pas beaucoup plus de cas du témoignage d’un grand nombre que de celui de quelques-uns, car je suis sûr que dans les questions difficiles, le nombre de ceux qui raisonnent bien est plus petit que celui de ceux qui raisonnent mal16.

La communauté scientifique

39 On sait que les académies des sciences seront fondées au courant du 17ème siècle pour favoriser ces regroupements entre personnes sachant manier l’esprit de rigueur. La communauté scientifique va permettre de contrôler au plus près le raisonnement, les expériences, et empêcher, sans pouvoir toutefois les supprimer entièrement, les dérives. C’est un monde vivant, où la recherche ne se fait pas selon une simple logique, mais où imagination, observation, calcul, s’entremêlent constamment, et pas toujours dans le même ordre.

40 Descartes s’interrogeant sur la bonne méthode à suivre, celle qui pourra conduire à des certitudes, notait : « les causes de désaccord proviennent d’une part, d’un manque de méthode, d’autre part, du fait que l’on ne considère pas les mêmes choses ».

41 Peu à peu, au sein de la communauté scientifique, se précise la définition des « objets » dans les sciences exactes – phénomènes, appareillages, instruments, formules

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mathématiques – ce qui permet précisément aux mathématiciens, aux physiciens, aux biologistes, de « considérer les mêmes choses ».

Controverses

42 Ce travail d’identification est primordial et loin d’être évident. D’où l’existence de controverses, spécifiques de ce type de travail, car qui dit controverse, dit aussi la croyance en l’existence d’une réponse, en la possibilité d’arriver à une conclusion. Je ne prendrai ici qu’un exemple, qui apparaît dans un livre anti-sokalien17, donné par S.J. Gould, repris par I. Stengers. Ces deux scientifiques sont sympathisants des post- modernes, mais pour avoir pratiqué l’un et l’autre la science, ils tiennent à rappeler à leurs amis qu’elle est capable de donner des résultats précis. Il s’agit de la façon dont des géologues sont parvenus à résoudre des points controversés touchant la datation de la Terre. (Les géologues) ne peuvent vivre leurs conflits sur un mode tranquille, cynique ou résigné. Ils sont contraints à accumuler de nouvelles données, à construire de nouveaux arguments, à prendre en compte les divergences, à multiplier toujours plus les éléments d’une situation afin de créer les conditions d’une convergence possible. Ce que les géologues cherchaient, cherchaient passionnément, n’était pas seulement la victoire sur leurs adversaires, c’était ce que Gould appelle une « douce victoire ».

43 Ces résultats qui dénouent la controverse, les « vaincus peuvent s’(en) réjouir autant que les vainqueurs » et tous peuvent « célébrer » ensemble les « triomphes de la connaissance humaine », qui permettront de poser de nouvelles questions. Koyré parlait de « dialogue avec la nature ». Et l’on nomme « expérience cruciale », l’expérience capable de fournir une réponse sans ambiguïté à une controverse.

La confiance

44 Lettre de Kepler à Galilée (19 avril 1610) : « On me regardera peut-être comme téméraire de vous croire si facilement, sans le soutien d’aucune observation personnelle. Mais qui ne croirait pas un si savant mathématicien, dont le style même garantit la droiture du jugement »..

45 J’ai souligné une partie de la phrase, qui me semble importante pour illustrer le rôle fondamental que joue la confiance dans le travail scientifique.

46 On ne peut pas refaire tous les calculs, et toutes les expériences. On va donc faire confiance à ceux qui ont fait ces calculs, ou pratiqué ces expériences, dans la mesure où il est acquis qu’ils connaissent les règles de l’art et sont absolument honnêtes. Dans une certaine mesure, les scientifiques sont interchangeables par rapport à l’objet étudié et découvert, étant donné que, si le résultat est important, il va faire l’objet de vérifications poussées.

47 Cette notion de confiance est essentielle : dans un monde où la spécialisation est poussée à outrance, il faut que l’expert se montre digne de cette confiance, ce qui n’est pas toujours le cas. On rencontre là un des problèmes majeurs de notre société.

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Emerveillements

48 Dans les débuts de la science, on trouvait déjà merveilleux de découvrir « la bonne manière de philosopher », des résultats comme la circulation du sang, ou encore l’emploi de lunettes astronomiques pour mieux regarder les planètes. On sait le succès, au cours du 18ème siècle, de ces « cabinets de curiosité » ou « de physique », où l’on pouvait, par exemple, éprouver sur soi-même les effets d’un courant électrique.

49 Le développement de la science n’a fait que renforcer, chez les scientifiques des sciences exactes, ce sentiment d’émerveillement, cependant que, à mesure qu’elles devenaient plus spécialisées et ésotériques, le monde non scientifique n’en pouvait juger que les retombées techniques. L’émerveillement ne porte plus seulement sur les phénomènes étonnants découverts ou sur le bon accord entre une formule mathématique et des données expérimentales, mais sur le fait que des résultats dans des domaines locaux peuvent s’étendre à d’autres domaines, de façon absolument pas prévue au départ. C’est une architecture impressionnante qui a été engendrée, dont la cohérence est souvent allée avec une simplification inimaginable a priori. Ainsi, les équations de Maxwell, obtenues de façon plutôt confuse par lui-même, ont pu par la suite être réécrites de façon simple, grâce à un nouvel outil mathématique, le calcul vectoriel. Cette simplicité de l’architecture obtenue permet à Feynman, dans un des volumes de son traité d’enseignement de la physique18, de mettre dans une seule page (p.310) les huit équations qui résument la physique classique : quatre sont celles de Maxwell, auxquelles se rajoutent (toujours en électromagnétisme) une loi de conservation de la charge qui se déduit, de fait, des équations précédentes, et une loi de force, et, en dehors de l’électromagnétisme, la loi du mouvement (de Newton, modifiée par Einstein) et celle de la gravitation. « Personne n’a jamais trouvé une expérience qui soit en désaccord avec elles ». Nous avons donc en une seule petite table toutes les lois fondamentales de la physique classique... Nous vivons un grand moment... Nous avons travaillé dur pour atteindre ce point19.

50 Dans un article publié en 1960, le physicien E. P. Wigner s’interroge sur « l’efficacité déraisonnable des mathématiques dans les sciences naturelles »20. Il remarque, entre autres exemples, que la loi de Newton concernant l’attraction des corps à travers les phénomènes de gravitation était valable avec une erreur de 4 % quand il l’a établie. Cela n’aurait pu être qu’une quantification pratique d’un phénomène. Or, après plus de deux siècles de travaux intenses, après un développement sans précédent de la connaissance en physique, en profondeur comme en extension des domaines, la loi s’avère actuellement exacte avec une erreur de moins d’un dix millième de pourcentage. Au cours de son exposé, Wigner utilisera le terme de « miracle » une dizaine de fois. Sa conclusion : « Le miracle de la justesse du langage mathématique pour la formulation des lois de la physique est un don merveilleux que nous ne comprenons ni méritons ». Il rejoint ainsi, entre autres, Einstein qui disait que le plus incompréhensible était que l’univers (physique) est compréhensible.

51 Donnons un dernier exemple. Jean Perrin, dans un livre classique21, s’efforce de démontrer la réalité de l’existence des atomes, en approchant le phénomène atomique, à travers le nombre d’Avogadro, de plusieurs façons. Il calcule ce nombre en utilisant des théories physiques différentes, concernant « des phénomènes de prime abord aussi complètement indépendants que la viscosité des gaz, le mouvement brownien, le bleu

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du ciel, le spectre du corps noir ou la radioactivité ». Il obtient de la sorte 13 mesures, qui sont étonnamment proches : entre 60 et 75·10-22. On est saisi d’admiration devant le miracle de concordances aussi précises à partir de phénomènes si différents… puisque les nombres ainsi définis sans ambiguïté par tant de méthodes coïncident, cela donne à la réalité moléculaire une vraisemblance bien voisine de la certitude.

Esthétique

52 Un aspect proche de cet émerveillement, et le plus souvent peu compréhensible pour l’étranger à cette culture, est l’aspect esthétique de la construction. Le beau n’est pas le but premier de la science, et pourtant, ces concordances, ces cohérences inattendues, sont sources de plaisirs esthétiques intenses, au point que certains vont guider leur recherche à partir de l’esthétisme des formules. On parle de « beaux théorèmes », de « belles démonstrations », de « belles expériences ». Henri Poincaré : Les combinaisons utiles, ce sont précisément les plus belles, je veux dire celles qui peuvent le mieux charmer cette sensibilité spéciale que les mathématiciens connaissent22. L’homme de science n’étudie point la nature parce que c’est utile; il l’étudie parce qu’il s’y plaît, et il s’y plaît parce que c’est beau23.

53 Le cas de l’équation de Dirac est un exemple bien connu. Dirac a ajouté un terme dans l’équation qui porte son nom par souci de symétrie, par une intuition que cette symétrie avait un sens dans la description des particules élémentaires. Cette symétrie fournissait ainsi l’hypothèse d’une particule correspondant à l’électron, mais pourvue, elle, d’une charge positive. Cette hypothèse fut vérifiée, et le positon vint prendre sa place dans la collection des particules élémentaires.

54 C’est au nom de l’esthétique que le physicien J. Treiner24, dans la dispute autour de l’affaire Sokal, proteste sur les déformations de la réalité de la physique par certains sociologues ou philosophes : Cela n’aurait pas d’importance ? Réaffirmons que cela en a. Il en va des théories physiques comme d’un blues de Tom Waits ou comme de certaines parties d’échecs. Il y en a de belles, de très belles, c’est de la vraie beauté qui prend au ventre... C’est toute une construction... qui se trouve bafouée par la désinvolture du monsieur25. Un effet de manche, et vlan ! Le jeu d’échecs est par terre, la poterie en pièces, la beauté déchirée.

55 Le mathématicien Laurent Schwartz est connu à la fois pour ses contributions majeures en analyse mathématique et pour ses participations, en tant qu’intellectuel, à divers combats de justice dans la société. C’est au cours de « la plus belle nuit de sa vie » qu’il crée les « distributions », êtres mathématiques qui permettaient de remettre sur pied, au niveau de la rigueur mathématique, un type de « fonctions » qu’avait introduites le physicien Dirac, déjà nommé ci-dessus. Celles-ci s’avéraient utiles, mais étaient « totalement dénué(es) de sens » aux yeux des mathématiciens « écœurés ». Dans son autobiographie26, Laurent Schwartz a un chapitre intitulé « la révélation des mathématiques ». Il y raconte comment il a été « séduit » par la géométrie, dans la dernière année de sa scolarité au lycée. Toutes les parties de son livre concernant les mathématiques sont un hommage vibrant à leur beauté. Il y parle de « magnifique architecture » et explique qu’elles représentent pour lui un « château intérieur ».

56 Et puisque cette beauté là est si difficile à comprendre pour le profane, le physicien Bernard Diu en donne un équivalent : il agrémente son livre Les atomes existent-ils

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vraiment ?27de nombreuses poésies. Il s’en explique dans un avertissement : « J’ai ressenti le besoin que la physique, si belle en ce monde si dur, fût accompagnée et entourée d’un essaim d’autres beautés, plus fragiles et plus labiles certes, mais sans doute plus accessibles aussi ».

Les grands noms

57 Dans cette foule immense de ceux qui ont participé à la construction de ces architectures, la presque totalité restera anonyme. On fera ressortir pourtant les noms de quelques « grands savants », dont on conserve avec piété la mémoire. Ce sont ceux dont on considère qu’ils ont apporté quelques pierres particulièrement neuves, et importantes, à l’édifice.

58 On ne garde ainsi, de leurs travaux, que ceux qui se sont avérés participer à la construction de l’édifice. On ne retiendra des nombreux travaux de Kepler que trois de ses lois, dites « lois de Kepler ». Certains vont ainsi avoir la chance de voir leur nom attaché à leur découverte : effet Mossbauer, constante de Planck, équation de Schrödinger, principe de Fermat, loi de Boyle, coordonnées cartésiennes, pour citer quelques exemples au hasard. Parfois, ce sont des unités de mesure qu’on baptisera du nom de celui auquel on veut rendre hommage, tel le « becquerel », qui mesure l’activité d’une source radioactive, ou encore le « Pascal, unité de pression équivalant à la pression exercée par une force de Newton sur une surface plane de 1 mètre carré ». Dans cette définition, on rappelle ainsi les travaux du premier de ces savants sur la pression atmosphérique, et ceux du second sur la force de gravitation.

59 Ainsi revient le sujet qui avait été refoulé. La science n’est en effet pas pure logique, objectivité totale. On sait que les démonstrations de mathématiques ne peuvent éviter le langage commun. En principe, il serait possible de le supprimer totalement et de faire d’un texte mathématique un texte uniquement logique. Or, le résultat s’avère impossible à lire : la logique n’est pas la mathématique qui, alors même qu’elle s’occupe d’objets parfaitement définis, a besoin d’une certaine dose d’aération, d’un peu de support intuitif. De la même façon, je verrais dans le besoin de mentionner et d’admirer les auteurs des découvertes un besoin d’« humaniser » la science, en tentant de mieux faire connaître ceux qui la font. Et ceci, peut-être, d’autant plus que leurs découvertes sont plus difficiles à comprendre. Chaplin disait, parait-il, à Einstein : « on m’aime parce que tout le monde me comprend, et vous, parce que personne ne vous comprend ».

60 Aujourd’hui, ce besoin de connaître ces personnalités hors pair passe évidemment par les médias, et par le prestige des prix proposés par l’ingénieur Alfred Nobel, à la fin du 19ème siècle. Quelques personnages particulièrement « médiatiques » sont ainsi propulsés sur le devant de la scène, dont on voudra connaître tout, la vie, les sentiments, les engagements politiques, etc. Ces effets de loupe font apparaître encore plus gris le scientifique moyen, qui travaille dans une cité scientifique devenue gigantesque, et pour une science désormais soumise à la défiance. Cette ambiance n’est sans doute pas tout à fait étrangère aux frustrations qui font que certains scientifiques éprouvent eux aussi, le besoin de « dire je ».

61 Le physicien Pierre Auger (mort en 1993), qui a découvert « l’effet Auger », disait :

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« L’honneur suprême, c’est de perdre la majuscule de son nom. Quand je vois, écrit sur un tableau de commande, au-dessous d’un bouton, ‘auger’, je me dis que j’ai bien de la reconnaissance envers cet effet dont j’ai l’honneur de porter le nom »28.

II. Les postures du chercheur dans les sciences de l’homme

I have felt an increasing disconfort at the distance between the rigourous objectivity of myself as a scientist and the almost mystical subjectivity of myself as therapist Carl R. Rogers

L’institutionnalisation des sciences sociales

62 L’histoire des sciences sociales est tout autre puisqu’elle commence dans un environnement où la science est acceptée et encouragée. C’est même en raison des succès obtenus par les sciences exactes que vont être institutionnalisées à leur tour les sciences de l’homme. Leur principal défi sera de tenter d’adapter au cas de l’étude des réalité humaines et sociales les manières de faire qui ont si bien réussi dans les sciences exactes. Le grand débat qui sous-tend, depuis deux siècles, le travail considérable, par le nombre comme par les idées, fait dans les sciences de l’homme, porte sur les possibilités de cette adaptation. Leur grand souci est de faire reconnaître leur légitimité en tant que science. Pour cela, on affaiblira le plus souvent la définition de la science, de sorte qu’il soit possible de s’en réclamer.

63 Tous ceux qui pensent la scientificité, tels Bacon, Condorcet, Mill, Comte, se sont exprimés sur cette question. Pourtant, quelques grands ancêtres de la pensée sociologique, tels Montesquieu et Tocqueville – dont on se plait souvent à souligner la pertinence toujours actuelle de l’analyse qu’il a faite de la démocratie moderne – ne s’en sont guère inquiétés, peut-être parce l’un et l’autre se sentent maîtriser leur pensée logique. Ils s’attachent simplement à réfléchir du mieux qu’ils peuvent sur les problèmes de la société.

64 Une entreprise intéressante est celle à laquelle se sont livrés, dans les années soixante, Berelson et Steiner29. Il ont voulu rassembler les résultats auxquels seraient arrivées les sciences de l’homme après un siècle d’existence. L’ouvrage contient plus de 700 pages et porte sur 14 grands thèmes (« perception », « famille »,…). Chaque chapitre donne des définitions et des résultats, le plus souvent présentés sous la forme de « propositions », par exemple (pris au hasard) : « Le moins assuré le groupe est quant à ses normes, le moins de contrôle il exerce sur ses membres ». A ma connaissance, cet effort n’a pas été continué. Au contraire, il procure un certain malaise par ce qu’on dénommera son « positivisme », autrement dit sa volonté de résumer ainsi des situations complexes. Notons que sont préférés actuellement les dictionnaires faisant le point sur les notions utilisées dans divers champs de la recherche.

65 L’importance des dissensions sur le jugement d’ouvrages reconnus comme scientifiques, à travers les thèses de doctorat, par exemple, est sans commune mesure avec ce qui peut se produire dans les sciences exactes. On ne fera ici que citer le dernier

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« scandale » qui a secoué la cité des sociologues, l’acceptation d’une thèse de sociologie soutenue par une astrologue.

66 Une épistémologie éclatée, des méthodes diverses, dont on n’a pas encore terminé, à mon avis, le recensement, voilà ce qui va caractériser les sciences sociales, prises entre philosophie, littérature, journalisme, et science proprement dite. La complexité ontologique de la réalité sociale et humaine appelle à différentes approches. Dans la mesure où elles se juxtaposent souvent sans pouvoir donner lieu à de véritables discussions, la dénomination de cité scientifique, plutôt que de communauté scientifique, me semble mieux convenir ici30. Bourdieu, dont on connaît la tendance polémiste, disait : « je n’ai que des ennemis, je n’ai pas d’adversaires »31.

67 Une comparaison avec certains thèmes de la section précédente pourrait être menée. Par exemple, il serait intéressant de voir où se situe les plaisirs du travail (belle écriture, belle pensée, inventivité, capacité de « déconstruction », parfois aussi, séduction), de nature pourtant différente. L’engagement dans la cité est par contre plus présent, alors que le physicien peut vivre dans une disjonction totale son éthique interne, celle qui consiste à faire du bon travail, et son éthique externe, celle du citoyen.

68 Pour ce qui est des « grands noms », se marque aussi une différence notoire avec le cas des sciences exactes. Comme la littérature et la philosophie, la sociologie possède ses classiques. Ce sont les auteurs qui ont apporté une pensée sociologique jugée importante qui sont retenus. Or, une « pensée » reste, même si elle influence beaucoup, d’un caractère essentiellement étendu, complexe, personnel. Elle ne se laisse pas réduire à quelques résultats précis. C’est pourquoi on a toujours intérêt à relire Platon, Spinoza, Auguste Comte, Weber, Durkheim, Aron dans le texte, plutôt que de s’en tenir à leurs commentateurs.

69 Dans cette aventure d’exploration de champs de connaissance nouveaux, je vais tenter de repérer diverses attitudes qui sont employées. J’utilise le terme « posture » pour en faire percevoir le côté volontariste, conscient, et relativement difficile à tenir.

La posture de distanciation et d’objectivité

70 La première règle d’or donnée aux étudiants est une règle de distanciation, de rupture avec le sens commun, qui est supposée d’autant plus nécessaire que nous appartenons à cette société que nous désirons étudier.

71 Emile Durkheim, en 1895, explicite cette règle dans Les règles de la méthode sociologique32.Relisons-le : S’il existe une science des sociétés, il faut bien s’attendre à ce qu’elle ne consiste pas dans une simple paraphrase des préjugés traditionnels, mais nous fasse voir les choses autrement qu’elles n’apparaissent au vulgaire; car l’objet de toute science est de faire des découvertes et toute découverte déconcerte plus ou moins les opinions reçues. A moins donc qu’on ne prête au sens commun, en sociologie, une autorité qu’il n’a plus depuis longtemps dans les autres sciences – et on ne voit pas d’où elle pourrait lui venir – il faut que le savant prenne résolument son parti de ne pas se laisser intimider par les résultats auxquels aboutissent ses recherches, si elles ont été méthodiquement conduites.

72 Dès la deuxième phrase de la préface s’affirme ainsi le souci de se distinguer du « vulgaire », ce qui permet de mieux revendiquer une reconnaissance institutionnelle, but auquel s’était attaché Durkheim. En effet, dans la préface de la deuxième édition,

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Durkheim se félicite de ce que, « en dépit des oppositions, la cause de la sociologie objective, spécifique et méthodique a gagné du terrain sans interruption. La fondation de l’Année sociologique a certainement été pour beaucoup dans ce résultat ».

73 Mais cette règle de distanciation n’est pas facile à appliquer : Nous sommes encore trop accoutumés à trancher toutes ces questions d’après les suggestions du sens commun pour que nous puissions facilement le tenir à distance des discussions sociologiques. Alors que nous nous en croyons affranchis, il nous impose ses jugements sans que nous y prenions garde. Il n’y a qu’une longue et spéciale pratique qui puisse prévenir de pareilles défaillances. Voilà ce que nous demandons au lecteur de bien vouloir ne pas perdre de vue. Qu’il ait toujours présent à l’esprit que les manières de penser auxquelles il est le plus fait sont plutôt contraires que favorables à l’étude scientifique des phénomènes sociaux et, par conséquent, qu’il se mette en garde contre ses premières impressions.

74 Voilà donc une attitude de l’esprit qui constitue une rupture avec nos habitudes. Durkheim précise ici sa philosophie : « Notre premier objectif… est d’étendre à la conduite humaine le rationalisme scientifique », la découverte des causes permettant dans un deuxième temps de déterminer des règles d’action.

75 Cette règle de distanciation conduit à une nouvelle division de l’esprit humain, introduite une première fois dans la vision du monde extérieur par les sciences exactes. « Les faits sociaux sont comme des choses », dit Durkheim.

76 La difficulté de cette séparation, Durkheim l’aperçoit aussi par rapport à la morale. La première objection qu’il va contrer, c’est celle qui consiste à lui reprocher « d’absoudre le crime, sous prétexte que nous en faisons un phénomène de sociologie normale ». De fait, il y a là un choix philosophique si peu évident qu’il continue à faire problème. On reprochera souvent au sociologue ou, plus généralement, à la personne qui examine un acte avec distance, que l’explication qu’elle en propose empêche son jugement moral. Cette discussion habite les tribunaux ordinaires, où il s’agit de décider du degré de responsabilité d’une personne dont les avocats vont mettre en avant les circonstances malheureuses de sa vie, mais aussi des événements historiques lourds33.

77 J. Amery, décrivant son expérience des camps nazis, rejette violemment toute objectivité. L’objectivité que l’on me réclame dans le débat avec les bourreaux, avec ceux qui les aidaient, avec les autres qui les regardaient en silence, me semble logiquement absurde. Le méfait n’a en tant que méfait aucun caractère objectif. Le massacre, la torture, la mutilation… ne sont, objectivement, que des enchaînements d’événements physiques, descriptibles dans la langue formalisée des sciences exactes; ce sont des faits à l’intérieur d’un système physique, non des actes inscrits dans un système moral… J’étais et je suis le seul à posséder la vérité morale des coups qui aujourd’hui encore résonnent dans mon crâne… mes ressentiments sont là pour que le crime devienne une réalité morale aux yeux du criminel lui-même, pour que le malfaiteur soit impliqué dans la vérité de son forfait. On m’a infligé une blessure. Tout ce que je dois faire c’est la désinfecter et la bander, et non pas réfléchir à la raison pour laquelle le bourreau a levé sa hache, et finir sans doute par le disculper en découvrant cette raison34.

78 Le linguiste reconnu Tzvetan Todorov quitte un beau jour les sciences sociales où il considère que le souci éthique n’est pas assez fort, pour rejoindre la tribu des essayistes, et abandonner les prétentions scientifiques. Quand je suis devenu conscient de cette séparation, j’ai commencé à éprouver une insatisfaction – grandissante – des dites sciences humaines et sociales… telles qu’on les pratique en général aujourd’hui. La rupture entre vivre et dire, entre faits et

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valeurs me semble, pour elles spécifiquement, néfaste (la rupture, non la distinction : on peut aussi distinguer et relier). C’est là, en effet, que je situe la différence la plus intéressante entre les sciences humaines et les autres (celles de la nature)… Pour moi, la différence dans la matière étudiée (humain/non humain) en entraîne une autre, capitale, dans le rapport qui s’établit entre le savant et son objet… Ici, une pensée qui ne se nourrit pas de l’expérience personnelle du savant dégénère vite en scolastique… Et c’est ainsi que, aux sciences humaines et sociales, j’en suis venu à préférer l’essai moral et politique35.

79 Pourtant, pour beaucoup, la découverte de l’approche sociologique peut constituer un moment important de la vie de l’esprit, comme une conversion, conversion dans la posture, prise de conscience, prise de distance par rapport à ce qui paraissait évident, que l’on n’avait en conséquence pas l’idée d’interroger, et qui s’avère pris dans des sens, dans des logiques, dans des explications relatives aux sociétés. Les connaissances sociales ne sont pas sans effets sur les personnes.

80 Ainsi cette jeune femme qui tient un petit hôtel du sud du massif central, où je m’installe pour une semaine dans une petite chambre. Je lui ai demandé une table, pour pouvoir y installer ma machine à écrire. Non, je ne suis pas écrivain, mais sociologue. Je pense que, comme beaucoup d’autres, elle ne saura pas ce que c’est. Je me trompe, elle a fait une année d’étude de sociologie à Annecy, avant de venir s’établir ici. Cette étude l’a bouleversée.

81 On sait aussi que cette mise en logique sociale peut être source, éventuellement pénible, de désenchantement : ainsi ce photographe amateur qui, après avoir appris de Bourdieu qu’il pratiquait un « art moyen » faute d’avoir eu accès à des arts plus nobles, s’en est dégoûté.

82 La prise de conscience de l’existence, à travers les récits ethnographiques, de mœurs très différentes de celles auxquelles on a été accoutumé, peut produire également un choc d’importance. Telle cette adolescente à qui, au lycée, on a fait lire les livres de Paul-Emile Victor « Banquise » et « Boréal », sur la vie de ceux que l’on appelait alors les esquimaux. En particulier, vont la choquer la promiscuité mais aussi l’utilisation importante de l’urine, un élément supposé sale chez nous. Or, voilà que ceci est présenté comme normal, là-bas. Le choc réside en ceci : l’adolescente prend conscience que, si elle était née sous d’autres cieux, elle serait très différente. Des pans entiers de sa personnalité, ceux qui concernent le dégoût, l’intimité, par exemple, seraient changés. Cela apparaît comme une menace sur son identité. Il est probable que cette menace est du même ordre que celle qui affecte certains jeunes de nos banlieues dites difficiles, que l’on dit « sans repères ».

83 Certains refusent, on l’a vu, cette posture de distanciation dans sa propre société : soit que, philosophes plus généralistes, ils s’en méfient, soit que, grands blessés de la vie, leur priorité est le cri de colère. Il y a plus : la sociologie exige un certain type d’esprit d’abstraction, ou l’acceptation d’un certain degré de séparation dans la personnalité, que les opposants estimeront peut-être à tendance schizophrénique. La psychologie est plus acceptée : c’est que nous sommes tous, plus ou moins bons, psychologues. Il y a là un concret que l’on pratique constamment, avec plus ou moins de problèmes, avec les autres. La démarche psychanalytique, par contre, demande elle aussi un certain type de conversion : s’arrêter sur ce qui apparaît comme des détails de la vie sans importance pour leur chercher des significations; rompre avec les habitudes de la pensée pour suivre systématiquement l’illogisme des associations d’idées et aller ainsi au hasard – du moins, c’est ce qui semble – explorer son monde intérieur; surtout, accepter de

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prendre conscience de l’existence de résistances, d’aveuglements, de dénis, de zones entières de non-savoir.

84 Ces phénomènes touchent aussi la perception du social. Weber a introduit la notion d’idéal-type en tant que modèle d’une réalité toujours complexe dont on extrait des traits que l’on juge essentiels. Il n’est pas facile de démontrer cette « essentialité ». Certaines réalités sociales nous affectent particulièrement, et nous pouvons les ressentir de façon forte, alors que d’autres ne les ressentiront guère ou pas du tout, et seront portés à minimiser leurs manifestations, voire, à les nier.

85 S’il est bien des exemples dans les sciences exactes de refus, au départ, de nouvelles idées explicatives, parce qu’elles heurtent profondément certaines habitudes de pensée, dans le cas des sciences humaines, ce n’est pas seulement d’idées intellectuelles dont il s’agit, mais de perceptions à la fois intellectuelles et affectives, qui peuvent être imprimées dans les profondeurs de la personnalité.

86 Un exemple me paraît être un véritable cas d’école : ce fait social majeur que représente le genre, dans ses rapports avec la cité des sociologues, où chacun est atteint par la prégnance des inculcations faites dès la prime enfance. Il est symptomatique que les deux pères fondateurs de la sociologie aient eu au sujet du féminisme des positions bien tranchées et opposées : Durkheim s’est élevé contre le féminisme, au nom du destin naturel de la femme (sic !). Weber, dont la femme était féministe, s’il n’a guère abordé le thème dans ses travaux, a soutenu son combat.

87 P. Ansart a mené une réflexion sur le thème : « Toute connaissance du social est-elle idéologique ? »36 Il propose d’écarter « l’idée messianique » d’une science positive, qui pourrait arriver à se débarrasser, à la longue, des idéologies imprégnant la pensée sociologique. A travers divers exemples – Marx, Durkheim, Weber… –, il montre que ces penseurs ont à la fois rempli le programme de la sociologie qui consiste en une déconstruction de certaines prénotions et /ou idéologies sociales, mais ont également subi certaines de celles qui étaient de leur temps. Et c’est en raison même de leur implication dans ces dernières qu’ils ont pu faire œuvre novatrice. Aussi, pour lui, il faut abandonner l’espoir de départager le vrai et le faux, comme cela peut se faire dans les sciences exactes et accepter l’ambiguïté essentielle de la sociologie.

88 Le cas des statistiques sociales peut-il être évoqué comme exemple de l’objectivité possible de la sociologie ? Elles se bornent en effet à l’observation la plus exacte possible de réalités, dont les catégories fondamentales sont cependant fournies par la société. Tous ceux qui se sont essayés à des comparaisons internationales sur base de statistiques nationales ont pu faire l’expérience des variations, d’un pays à l’autre, de ces catégories. Mais il y a là des plages d’objectivation possibles, surtout si l’on sait à peu près en reconnaître les limites.

Les postures de proximité

89 Je vais ici examiner de quelles façons, diverses, des chercheurs des sciences de l’homme ont fait intervenir la subjectivité du chercheur, de façon générale ou en partant de leur propre expérience.

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La compréhension weberienne

90 Comme on le sait, le courant allemand va opposer les sciences de la nature et les sciences humaines, dites aussi « sciences de l’esprit » : avoir affaire à un être humain est fondamentalement différent d’avoir affaire à une chose, et peut être – de fait – un avantage, du point de vue de la profondeur de la connaissance. En effet, si l’on manque, dans les secondes, des possibilités de manipulation et d’expérimentation que possèdent les premières, celles-ci ont un nouvel atout : la possibilité de comprendre les êtres humains, parce que le chercheur et son « objet d’études » relèvent tous les deux de la condition humaine. Voilà ce qui distingue et, d’une certaine manière, favorise les nouvelles sciences de l’homme.

91 Weber examine avec attention cette notion de compréhension, car il n’admet que difficilement d’avoir à faire le deuil de la scientificité. Cette scientificité dont il reconnaît qu’elle ne sera jamais aussi complète que dans les sciences de la nature – les sciences de l’homme sont destinées à toujours « rester jeunes » – il la définit dans la possibilité de déterminer les causes qui relient entre eux les phénomènes. Il propose alors un dégradé de types de compréhension des actions de l’être humain. Celui dont l’action est parfaitement rationnelle, c’est-à-dire adaptée à une intention bien spécifiée, est aussi compréhensible qu’une explication dans les sciences de la nature. Celui dont l’action est la moins compréhensible, la plus éloignée d’une explication scientifique, parce que la moins partageable, est celle suscitée par une affectivité irrationnelle.

92 Ce type de compréhension demeure donc dans une posture relativement distante. En somme, Weber ne peut s’identifier aux personnes étudiées que dans la mesure où elles sont rationnelles. Depuis, diverses approches de la connaissance humaine vont s’attacher à apprivoiser un peu le vaste monde de l’« irrationalité », en osant faire intervenir la propre personne du chercheur, hors de sa propre rationalité.

L’histoire et l’historien, vus par H.-I. Marrou

93 En 1954, l’historien H.-I. Marrou37 affirme que « l’histoire est inséparable de l’historien »38, et que « l’histoire est une aventure spirituelle où la personnalité de l’historien s’engage tout entière »39.Même s’il met en garde de ne pas « trop appuyer sur la pédale existentielle », il tient à affirmer que, en histoire, « l’objectivité n’est pas le critère suprême »40, la vérité étant au moins aussi importante, et ne s’y ramenant pas nécessairement. Contrairement à Durkheim, il pense qu’« il faut prendre son point de départ dans la connaissance dite vulgaire »41 – position qui, par ailleurs, rejoint celle des physiciens Sokal et Bricmont – même s’il finit tout de même par retrouver le premier par le besoin de se séparer de ses préjugés. Seulement, cela sera fait peu à peu, au cours du travail, et pour mieux rencontrer « autrui » : Toute l’expérience historique se présente, pour le chercheur, comme une ascèse où, au contact des documents, il apprend peu à peu à se dépouiller de ses préjugés, de ses habitudes mentales, de sa forme trop particulière d’humanité... pour se rendre capable de comprendre, de rencontrer autrui42.

94 La véritable rigueur consiste à reconnaître cet engagement du chercheur, dont « la richesse de connaissance historique est directement proportionnelle à celle de (sa) culture personnelle »43, et accepter que l’histoire soit celle, particulière, de l’historien. Car :

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L’image que chaque historien donne du passé est si profondément, si organiquement modelée par sa personnalité que leurs différents points de vue sont en définitive moins complémentaires qu’exclusifs. A l’idéal illusoire de la « connaissance valable pour tous » j’opposerai celui de la vérité valable pour moi, et j’y verrai une garantie de sérieux, d’exigence, de rigueur44. La critique s’indigne et proteste contre cette invasion du moi haïssable. L’honnêteté scientifique me parait exiger que l’historien par un effort de prise de conscience, définisse l’orientation de sa pensée, explicite ses postulats (dans la mesure où la chose est possible); qu’il se montre en action et nous fasse assister à la genèse de son œuvre : pourquoi et comment il a choisi et délimité son sujet; ce qu’il cherchait, ce qu’il a trouvé; qu’il décrive son itinéraire intérieur, car toute recherche historique, si elle est vraiment féconde, implique un progrès dans l’âme même de son auteur... en un mot qu’il fournisse tous les matériaux qu’une introspection scrupuleuse peut apporter à ce qu’en termes empruntés à Sartre j’avais proposé d’appeler sa « psychanalyse existentielle »45.

Le dilemme du psychologue américain C.R. Rogers

95 Le cas de ce psychologue américain est intéressant parce qu’il explicite le conflit entre l’attitude de distanciation du scientifique et les besoins d’empathie du psychothérapeute. Rogers a le plus grand respect pour la science, vue à travers le positivisme américain. Devenu psychothérapeute, il découvre un mode d’interaction et de communication avec ses patients tout à fait différent de celui qu’il connaissait en tant que scientifique classique. Plus il accepte de s’oublier, avec les risques éventuels de l’aventure, plus il accepte le patient en tant que personne, et non en tant qu’objet d’études, et meilleur il est thérapeute. Il découvre ainsi le pouvoir de vérité d’une posture existentielle (il cite Kierkegaard et Buber), s’opposant à la posture du scientifique, dont l’esprit d’objectivité se révèle être un obstacle à la conduite de la thérapie. Il tente de mieux cerner ce conflit personnel, intérieur, dans un texte qui, d’abord écrit pour lui-même, sera ensuite publié46.

96 Dans une première section, il dégage l’essence de la thérapie, où il insiste sur l’importance de l’expérience vécue intérieurement, subjectivement, par les deux protagonistes, thérapeute et client. Dans la seconde, il regarde la thérapie avec les yeux du scientifique, qui tente d’opérationnaliser, pour pouvoir les mesurer, les pratiques thérapeutiques, par exemple, à travers la proposition suivante : « L’acceptation du client par le thérapeute conduit à l’acceptation de sa personnalité par le client ». Il imagine comment on pourrait mesurer – à travers des techniques psychologiques et/ou des examens physiologiques – ces acceptations et leur variation avant et après la cure.

97 Le dialogue entre l’« expérientialiste » et le scientifique se poursuit à travers des questions; le scientifique pose la question de la validité de la connaissance subjective, remarque l’absence de toute méthode partagée, le manque de toute prédictibilité, et s’inquiète du bien-fondé du rejet de la démarche scientifique qui a fait ses preuves dans tant de domaines. L’« expérientialiste » pense que cette démarche est, au mieux, sans pertinence pour le type de connaissance et de pratique qui l’intéresse, au pire, l’en empêche, et risque par ailleurs de conduire à la manipulation des personnes. Il pose que l’éthique, qui intervient de façon particulièrement profonde en psychothérapie, est plus importante que la science.

98 Une année plus tard, Rogers trouve la solution de son dilemme, après de nombreuses discussions avec des étudiants, des collègues, des amis. Cette solution, c’est, de fait, le

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dépassement du scientisme où il se trouvait de par sa formation, et le remplacement de l’idée étriquée qu’il se faisait de la science par quelque chose de plus vaste.

99 Il découvre que la science n’est pas seulement quelque chose d’extérieur, qu’on écrit avec un grand S, une collection de savoirs objectifs et de méthodes neutres organisées méthodiquement, vue qui ne peut qu’entraîner la dépersonnalisation et les risques de manipulation. La science réelle s’ancre dans les individus qui la font. La subjectivité est donc essentielle à la construction de la science. Cette subjectivité apparaît dans toutes les phases de la science classique. A la phase créative, le scientifique s’immerge dans son objet d’étude d’une manière comparable à ce que fait le thérapeute, sentant plus qu’il est en mesure d’expliciter. Puis il doit vérifier que son intuition ne l’a pas trompé, en choisissant les méthodes de contrôle adéquates. Ses résultats sont intéressants dans la mesure où ils peuvent le porter plus loin, personnellement, dans la démarche de connaissance. S’ils ne sont là que pour être reconnus par les autres, c’est le signe d’une insécurité psychique personnelle47. La subjectivité intervient également lorsqu’il discute et confronte sa perception de la réalité avec les autres, gage d’une vérification intersubjective. C’est avec ceux qui sont prêts à accepter les règles de base de l’investigation qu’il va chercher à communiquer, pas avec les autres. Enfin, il y va de sa responsabilité que les résultats de la connaissance qu’il obtient soient utilisés pour le bien ou le mal de l’humanité. Ce n’est pas la science qui utilise à mauvais escient ses résultats, ce sont des personnes.

100 C’est en relevant les aspects de subjectivité présents dans la science classique que Rogers obtient la résolution de son conflit personnel. Il retrouve l’unité de sa personne, en admettant qu’elle puisse fonctionner selon divers modes : thérapeute, il s’implique dans une expérience unique, vécue plutôt qu’examinée, dans un mode de conscience non réflexif, où il est participant plutôt qu’observateur. Mais parce qu’il est curieux de l’ordre délicat qui semble exister dans l’univers et dans cette relation, il peut s’abstraire de cette expérience et la regarder en tant qu’observateur, se faisant lui-même et les autres objets de son observation.

101 La résolution du conflit a donc été obtenue en mettant « la personne subjective, existentielle, avec les diverses valeurs qui l’animent, au fondement et à la racine de la relation thérapeutique et de la relation scientifique ».

Les ethnologues

102 Les ethnologues sont ceux qui ont reconnu le plus facilement l’implication de leur propre personne dans leur travail professionnel, au point que, pour certains, il est à peu près impossible de distinguer l’un de l’autre. C’est ainsi que G. Balandier écrit, à propos de l’anthropologue J. Goody48 : Il (l’anthropologue) doit parler à son tour, se mettre en jeu dans une façon de confession où l’expérience personnelle se sépare mal de ce qui vient de la pratique scientifique. Il révèle ainsi combien la richesse de l’une conditionne la fécondité de l’autre. et encore : Expliquer des peuples étrangers chez qui l’on a vécu, et que l’on a aimés, c’est inévitablement s’expliquer soi-même. Il y a dans l’analyse de telles relations, même lorsqu’elles gardent un caractère scientifique, la révélation d’une aventure personnelle. Je crois possible, en ouvrant l’œuvre des ethnologues, de repérer les principales étapes de leur propre histoire. Dès qu’ils élargissent la recherche, ils enrichissent en même temps cette autobiographie qui se développe en contrepoint

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de leurs travaux. Un tel résultat ne demeure pas toujours caché, mais il n’apparaît en pleine lumière qu’exceptionnellement : ainsi, dans cette Afrique fantôme, par laquelle Michel Leiris annonça sa carrière d’africaniste, ou encore dans Tristes tropiques, où Claude Lévi-Strauss, retrouvant la tradition du voyage philosophique, se situe par rapport à sa profession. … l’accès à une civilisation étrangère et cette confiance, qui se gagne par une patiente compréhension, sont plus le résultat d’une ascèse que d’un jeu supérieur ou d’une technique scientifique49.

Être affecté

103 L’ethnologue J. Favret-Saada est allée étudier les pratiques de sorcellerie dans le bocage. Au cours de cette étude, elle s’est trouvée « prise » dans ces pratiques, au point d’aller voir, pour se libérer, une désensorcelleuse. Cette expérience, toute contraire aux pratiques de distanciation de la science, l’a conduite à une réflexion épistémologique, puisque c’est en acceptant de perdre le contrôle d’elle-même qu’elle a abouti à un savoir qu’elle n’aurait pas obtenu sinon50. D’abord, quelques réflexions sur la façon dont j’ai obtenu mes informations sur le terrain : je n’ai pu faire autrement que d’accepter de m’y laisser affecter par la sorcellerie, et j’ai mis en place un dispositif méthodologique tel qu’il me permette d’en élaborer après coup un certain savoir.

104 En effet, ce qu’on lui laissait entendre, c’est ceci : La sorcellerie, ceux qui n’y sont pas pris, ils ne peuvent pas en parler. Ils ne m’en ont donc parlé que quand ils ont pensé que j’y étais « prise », c’est-à-dire quand des réactions échappant à mon contrôle leur ont montré que j’étais affectée par les effets réels – souvent dévastateurs – de telles paroles et de tels actes rituels… En fait, ils exigeaient de moi que j’expérimente pour mon compte personnel – pas celui de la science – les effets réels de ce réseau particulier de communication humaine en quoi consiste la sorcellerie.

105 Cette expérience particulière exige que l’on prenne des risques pour soi-même, mais aussi pour son projet de connaissance, tant les deux aventures sont distinctes. Accepter d’être affecté suppose toutefois qu’on prenne le risque de voir s’évanouir son projet de connaissance. Car si le projet de connaissance est omniprésent, il ne se passe rien. Mais s’il se passe quelque chose et que le projet de connaissance n’a pas sombré dans l’aventure, alors une ethnographie est possible.

106 Favret-Saada choisit « de donner un statut épistémologique à ces situations de communication involontaire et non intentionnelle » qui n’appartiennent, pour elle, ni aux catégories classiques « de l’observation participante, ni surtout de l’empathie ».

107 Elle souligne un « trait distinctif de cette ethnographie : elle suppose que le chercheur tolère de vivre dans une sorte de schize. Selon les moments, il fait droit à ce qui, en lui, est affecté, malléable, modifié par l’expérience du terrain; ou bien à ce qui, en lui, veut enregistrer cette expérience, veut la comprendre, en faire un objet de science ». On notera que, arrivé à cet instant de sa réflexion, Rogers acceptait comme une unification de sa personne de pouvoir vivre, selon les moments, ses deux personnalités, et il n’aurait sans doute pas utilisé le terme de schize qui a une connotation douloureuse.

Un exercice spirituel

108 Balandier parlait d’ascèse, Bourdieu rejoint Marrou quand il parle, au sujet de l’entretien compréhensif qu’il mène, d’exercice spirituel51 :

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Au risque de choquer aussi bien les méthodologues rigoristes que les herméneutes inspirés, je dirais volontiers que l’entretien peut être considéré comme une forme d’exercice spirituel, visant à obtenir, par l’oubli de soi, une véritable conversion du regard que nous portons sur les autres dans les circonstances ordinaires de la vie. La disposition accueillante, qui incline à faire siens les problèmes de l’enquêté, l’aptitude à le prendre et à le comprendre tel qu’il est, dans sa nécessité singulière, est une sorte d’amour intellectuel : un regard qui consent à la nécessité, à la manière de l’« amour intellectuel de Dieu », c’est-à-dire de l’ordre naturel, que Spinoza tenait pour la forme suprême de la connaissance.

Les interventions psycho-sociologiques

109 Je terminerai cette section en évoquant rapidement les diverses positions que choisissent, de façon, là encore, plus ou moins explicite, les intervenants psycho- sociologiques.

110 Je m’appuie sur l’ouvrage de J. Dubost52. Dubost a réfléchi s’il lui fallait utiliser le terme de science pour ses pratiques d’intervention dans la société. S’il décide finalement de le faire, tout conscient qu’il soit de l’inadéquation du terme par rapport aux exigences fortes qu’il implique, c’est pour que « le travail produit par le processus prenne sens en un point qui soit en quelque sorte extérieur aux partenaires de la relation ».

111 Dubost classe les différents types d’intervention selon les buts que se donnent les intervenants : il peut s’agir de fonctions adaptatrice, critique, ou d’élucidationpure. Dans le même esprit, J.Maisonneuve (1972) avait parlé de tendances orthopédique, démiurgique, maïeutique.

112 Il faudrait ici encore évoquer les divers termes utilisés par les psychanalystes : échange entre deux inconscients, écoute flottante…

113 C’est tout un monde intérieur, d’une grande richesse, et dont seuls certains aspects se laissent décrire et peuvent éventuellement fournir des pistes de méthode.

III. L’Identite Épistémique

Il est rare que des géomètres soient fins et que les fins soient géomètres… Mais les esprits faux ne sont jamais ni fins ni géomètres... Pascal. Différence entre l’esprit de géométrie et l’esprit de finesse

114 Pascal, pour avoir ainsi défini deux sortes d’esprit, l’esprit de géométrie et l’esprit de finesse, pourrait être reconnu comme le précurseur d’une discipline qui étudierait ce que je nomme l’identité épistémique et qui, tenant à la fois de l’épistémologie et de la psychologie, pourrait s’intituler « psycho-épistémologie ».

115 D’autres termes, plus ou moins voisins, existent : certains parlent d’« idiosyncrasie », qui est cependant plus général. Merton indique, dans le volume qui a été dédié à Lazarsfeld, que ce dernier « a souffert toute sa vie d’identité cognitive »53 (mais, à mon avis, pas d’identité épistémique). L’on parle aussi couramment de « style », et comme on le sait, « le style, c’est l’homme ». Un psychologue (voir plus loin) parle des « intelligences multiples ». Je vois personnellement le terme que j’ai choisi comme une propriété profondément ancrée dans la personne, structurelle en quelque sorte, et qui ne change pas aisément.

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116 Ce texte voudrait engager chacun à tenter de mieux connaître ses propres façons de penser. C’est pourquoi, plutôt que d’utiliser les termes styles, ou cadres de pensée, ou types, ou tout autre terme descriptif, qui impliquerait un observateur objectif, j’utilise le terme « identité » qui a l’avantage, à mes yeux, d’attirer l’attention sur la prise de conscience de soi-même.

L’identité

117 Le terme « identité » est difficile à définir, et pourtant très présent54. Le psychologue américain E. H. Erikson est le premier à avoir introduit une réflexion approfondie sur la notion; il considère, à cette époque (1950) que « l’étude de l’identité devenait aussi centrale que celle de la sexualité à l’époque de Freud. » Et pourtant, dans la préface de son livre Adolescence et crise; la quête de l’identité, il dit : « Plus on écrit sur ce thème et plus les mots s’érigent en limite autour d’une réalité aussi insondable que partout envahissante »55.

118 Certains refusent la notion (Hume, Fumaroli…) en insistant sur le côté labile des phénomènes de conscience. D’autres s’en serviront (James…). Nul doute qu’il doit en être de même pour la notion d’identité épistémique. Si je la trouve moi-même utile, c’est que j’ai pu en faire l’expérience pour mon propre compte. Je réfère le lecteur au film de Woody Allen, Zelig, entièrement construit autour d’un personnage souffrant de ce manque d’identité. De fait, pour ceux qui n’ont pas d’identité et en souffrent médiocrement, ils ne peuvent savoir ce que c’est. Pour ceux qui en ont une et en repèrent les fluidités, ils peuvent préférer insister sur ces fluidités. C’est pourquoi, me semble-t-il, que c’est lors du passage d’une identité flottante à une identité mieux assurée que se fait le mieux la perception de cette notion. Arrivé/e à un palier où l’angoisse de l’incertitude est moindre, l’on peut se risquer de nouveau à s’essayer dans une ou plusieurs directions.

Les « formes de l’intelligence » de Gardner

119 L’ouvrage d’H. Gardner, a connu un certain succès en France. Il s’agit de la traduction d’un livre qui date de 1983, et dont le titre anglais approche mieux l’idée qui est débattue ici : « Frames of mind », ce sont les « cadres de l’esprit »56. Le titre français a pour mérite – et c’était peut-être là le but – de tordre le cou à une certaine idée de l’intelligence avant tout scolaire, comme on aime à la pratiquer et la développer en France. C’est ainsi qu’en dehors des intelligences verbales (correspondant aux disciplines littéraires) et logico-mathématiques (correspondant aux « sciences »), l’auteur introduit, et donc légitime, des intelligences musicales, corporelles, et même l’intelligence de soi et des autres. L’auteur, interviewé dans l’Express, rajoute même « l’intelligence existentielle ».

120 Si l’on prend, comme semble le faire l’auteur, ces cadres de l’esprit comme des données psycho-biologiques, alors, c’est à partir de ces intelligences multiples que se bâtira évidemment l’identité épistémique, qui porte plus spécifiquement sur les manières de connaître et de comprendre.

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Les types épistémologiques de Maruyama

121 Un chercheur japonais, M. Maruyama, rencontré dans des congrès, m’a donné deux articles de lui concernant ce qu’il nomme « les types épistémologiques » ou encore « mindscapes », autrement dit, les paysages mentaux57. Ces articles comportent de nombreuses références, provenant de champs très divers : psychologie cognitive, sociologie de la culture, sans oublier les auteurs bien connus de l’épistémologie contemporaine, tels Kuhn ou Geertz.

122 Pour lui, ces « types épistémologiques » seraient formés pendant l’enfance, et il serait très difficile de les changer ultérieurement. D’où les difficultés de compréhension entre personnes relevant de « types » différents.

123 Son travail, brassant de nombreux domaines spécialisés, consiste à établir une classification de base, dont les éléments peuvent être croisés afin d’introduire plus de complexité, et d’examiner, à partir de là, quels types de positions ces caractéristiques induisent dans des domaines de connaissance ou d’action divers, allant de la philosophie aux théories scientifiques, en passant par la prise de décision, l’« architecture, les valeurs, les positions concernant la logique ou la causalité ».

124 Voilà donc, au départ, une idée très voisine de la mienne et qui, pourtant, se développe dans des directions et dans un style qui éveillent un certain malaise en moi. Je n’arrive pas à « croire » véritablement ni à cette classification, trop poussée, ni aux modèles épistémologiques qu’elle utilise, trop lâches par rapport à la réalité de la science que je connais. Autrement dit, ces modèles, qui prennent si bien l’apparence de la science, me semblent être poussés trop loin pour pouvoir être utiles. C’est comme s’il valait mieux, parfois, accepter d’utiliser des notions sans qu’elles soient trop bien définies, leur manque de précision leur donnant une sorte de volant de sécurité dans l’approche juste (pertinente) de domaines nécessairement flous.

Eviter les discussions sans issue

125 La reconnaissance de ces identités différentes pourrait permettre d’éviter quelques malentendus dans les discussions, et donc, peut-être, d’aller plus loin dans celles-ci. Déjà Socrate, s’inquiétant de savoir comment peut se faire la communication entre personnes, signalait qu’une technique de l’art de parler ne pourrait se développer qu’après « avoir fait une classification des espèces de discours aussi bien que des espèces d’âmes et de leurs caractéristiques respectives »58. Quand Wittgenstein remarque, en passant : « Hegel me semble toujours vouloir dire que des choses qui ont l’air différentes sont en réalité les mêmes. Alors que ce qui m’intéresse est de montrer que des choses qui ont l’air les mêmes sont en réalité différentes »59, je croirais qu’il y a bien là un moyen de contourner certaines discussions stériles.

Chez les mathématiciens

126 H. Poincaré est de ceux qui trouvent important d’accepter que des discussions ne puissent avoir lieu, parce que les « âmes » sont dissemblables. De tous temps, il y a eu en philosophie des tendances opposées et il ne semble pas que ces tendances soient sur le point de se concilier. C’est sans doute parce qu’il y a des âmes différentes et qu’à ces âmes nous ne pouvons rien changer. Il n’y a donc

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aucun espoir de voir l’accord s’établir entre les pragmatistes et les cantoriens. Les hommes ne s’entendent pas parce qu’ils ne parlent pas la même langue et qu’il y a des langues qui ne s’apprennent pas60.

127 Il fait ici allusion à sa querelle avec Russell, dont il n’accepte point les travaux de logique trop poussés pour définir les mathématiques, lui-même défendant la thèse de l’intervention de l’intuition dans cette discipline. M. Russell me dira sans doute qu’il ne s’agit pas de psychologie, mais de logique et d’épistémologie; et moi, je serai conduit à répondre qu’il n’y a pas de logique et d’épistémologie indépendantes de la psychologie; et cette profession de foi clora probablement la discussion parce qu’elle mettra en évidence une irrémédiable divergence de vues61.

128 Le mathématicien J. Hadamard s’est exercé à explorer la psychologie de l’invention dans le domaine mathématique62. Il remarque, lui aussi, qu’il existe, sur plusieurs problèmes de la pensée « deux catégories d’esprit dont les uns nient ce qui semble évident aux autres et dont chaque catégorie croit constater la déraison chez l’autre et la prend en pitié ». Un des problèmes qu’il considère concerne les rapports entre pensée et langage intérieur, l’autre porte sur la possibilité de fonder la morale sur la science. Il est là-dessus de l’avis de Poincaré sur son impossibilité, tandis que « le grand philosophe Emile Durkheim » est de l’avis contraire, et accueille son opinion par une phrase du genre suivant : « Vous allez voir qu’il va encore dire des bêtises » (sic).

129 L’acceptation de l’existence de désaccords bien tranchés contraste avec l’étonnement désapprobateur d’un R. Aron présentant les thèses de Max Weber sur la « guerre des dieux »63. Elle rappelle aussi l’âpre bataille qui a eu lieu autour de l’affaire Sokal64. Comme le signale Jurdant dans l’introduction du livre répliquant à celui de Sokal et Bricmont, la remise en cause d’équilibres instables (à savoir l’ignorance réciproque entre scientifiques d’une part, philosophes et spécialistes des sciences de l’homme de l’autre) a provoqué des blessures qui concernent plus les « identités » elles-mêmes que les idées65.

130 Il n’est sans doute pas étonnant de trouver chez des mathématiciens comme Hadamard, Poincaré, (peut-être aussi chez le juriste de formation qu’a été Weber) des visions tranchées sur l’existence de positions incompatibles, et qu’il est plus simple de reconnaître telles. C’est qu’ils ont l’habitude d’avoir affaire à des situations dichotomiques : on a démontré ou pas un théorème, cette conjoncture est vraie ou fausse… On peut par ailleurs penser que le choix des mathématiques comme discipline n’est pas étranger à cette forme d’esprit, auquel d’autres vont rechigner. En outre, puisque les sciences exactes se construisent autour d’objets reconnus par tous, il est plus facile que dans d’autres disciplines de détecter les identités intellectuelles de ceux qui y participent.

131 C’est ainsi qu’en mathématiques, il est coutume de distinguer les esprits intuitifs et les esprits rigoureux, étant donné qu’ils se complètent bien dans le travail, puisqu’on a besoin à la fois d’imagination et de logique. L. Schwartz, Médaille Fields (l’équivalent du prix Nobel pour les mathématiques) pour sa découverte des « distributions », sait décrire avec précision ses qualités et défauts intellectuels66. Il parle ainsi de son « esprit lent », qui va avec « le besoin absolu de… comprendre à fond »; de son « excellente mémoire », de « la confiance en soi (qui) conditionne le succès »; de la « vacuité de son hémisphère droit » qui le rend « incapable de se repérer dans l’espace » – raison pour laquelle il n’a jamais pu apprendre à conduire, et qui le fait s’étonner de l’amour qu’il porte pourtant à la géométrie, approchée, il est vrai, du côté analytique plutôt que

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visuel; de son « esprit mathématique, profondément classificateur », ce qui lui donne sa place comme membre de Bourbaki, ce collectif de mathématiciens qui s’est chargé de reprendre à la base les mathématiques et de les asseoir solidement sur la méthode axiomatique; de son exigence de la simplicité, qui le fait reprendre une démonstration jusqu’à en trouver le chemin le plus direct. J’ajouterai à ce tableau la force de la relation à la vérité : « Il est naturellement impossible de ne jamais mentir. Mais, quand je suis obligé de ne pas dire la vérité, je me la dis toujours, sans exception, à moi-même. Autrement dit, je sais exactement ce que je pense et, si je suis obligé de déformer ma parole, je m’efforce du moins que ma pensée reste intègre ». Nous sommes bien ici dans l’esprit de géométrie.

Les thêmata de Holton

132 Cette notion, proposée au départ par le philosophe des sciences I. Lakatos, a fait l’objet de recherches poussées par Holton67. Le travail de Holton, d’une grande finesse et d’une grande érudition, montre que certains thèmes de la physique sont constants, et mobilisent l’énergie, l’« attention, voire, la passion, de certains physiciens ». Examinant la pensée de certains physiciens – parmi les « grands » – il y découvre certains invariants, la défense de certains principes, qui contribuent à expliquer leur œuvre. Il rajoute ainsi aux diverses composantes explicatives de la physique – il en distingue huit autres, concernant l’histoire, la sociologie, l’épistémologie… – ces caractéristiques plus personnelles, et qui relèvent de ce que je nomme la psycho-épistémologie. Holton met en garde, par ailleurs, contre la tentation du réductionnisme qui ramènerait la physique à cette seule composante-là, oubliant son autonomie épistémologique, qu’il défend contre les post-modernes.

133 Il s’agit bien d’éléments ancrés profondément dans la personnalité psycho-épistémique. Holton parle de « position tranchée, d’engagement précoce, inébranlable », et également de structures et régularités sous-jacentes. Ces convictions profondes sont acquises comme une « empreinte » (le terme est de moi, ici) qui s’incruste dans un cerveau encore vierge, pour y durer, de la même façon « qu’on aime pour la première fois ».

134 Entendons, par exemple, M. Von Laue et M. Born parler d’un physicien, Abraham, dont ils ont rédigé la nécrologie68. Il témoignait une révulsion viscérale pour les abstractions d’Einstein; il aimait son éther absolu… ainsi qu’on aime pour la première fois quand on est jeune, un amour qu’aucune expérience ne pourra effacer par la suite… Son opposition se fondait sur des convictions physiques, fondamentales, auxquelles il resta attaché aussi longtemps qu’il put, simplement pour leur conformité à sa sensibilité… Ainsi qu’il l’avait lui-même indiqué, à l’occasion, il n’avait aucun argument à opposer aux cohérences logiques; il les admettait, et les admirait, comme étant la seule issue possible au plan de la relativité généralisée. Mais c’était un plan auquel il répugnait profondément, et il espérait que l’observation astronomique viendrait l’infirmer, et remettre en honneur le vieil éther absolu.

135 Ainsi, écrit Holton, « une des fonctions essentielles d’un thêma est de servir à rendre le monde intelligible d’une manière que les impératifs de la logique seule ne sauraient permettre », puisqu’elles « ne sont, en tant que telles, ni vérifiables ni réfutables ». Elles sont, pour lui, « une des sources d’énergie primordiales de l’élan novateur ».

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136 Ces conceptions premières procèdent le plus souvent par couples, et sont relativement peu nombreuses. Il y a ainsi l’atomisme et le continu; l’analyse et la synthèse; le réductionnisme et le holisme; l’invariance et l’évolution… Holton remarque à son tour la difficulté, voire, l’impossibilité de s’entendre à leur sujet. Entre de tels contraires thématiques, il n’y a pas de façon simple d’établir un consensus. Werner Heisenberg fut de ceux qui s’évertuèrent à convaincre Einstein... « C’est une excellente après-midi que je passai avec Einstein, mais quand nous en vînmes à l’interprétation de la mécanique quantique, je demeurai incapable de le convaincre, et lui incapable de me convaincre… il disait toujours : ‘Soit, je suis d’accord que toute expérience, dont les résultats sont calculables au moyen de la mécanique quantique, se déroulera comme vous l’indiquez, mais il reste qu’un tel schème ne peut être une description ultime de la Nature’« 69.

137 La querelle ici, consiste en l’apparition, à la base des formules de la mécanique quantique, de la notion de probabilité. Un des thêmata – pas vraiment souligné, me semble-t-il, par Holton – est le couple certitude/probabilité. Certains scientifiques, comme on sait, se sont violemment opposés au Calcul des probabilités, la science consistant, pour eux, à aboutir à des certitudes : d’Alembert, par exemple, Comte, Claude Bernard, pour ne citer que quelques-uns. Pour en revenir à la mécanique quantique, Einstein refusait de penser que Dieu puisse jouer aux dés.

Du côté des sciences de l’homme

138 Si l’on passe à présent au cas des sciences humaines, on se trouve dans une situation différente, la complexité des approches, l’absence de possibilité de décider entre le vrai et le faux, ne favorisant pas ces positions tranchées. Et, comme je l’ai déjà dit, on peut penser que ceux qui les aiment vont plutôt choisir les sciences exactes. Les positions fondamentales, difficiles à expliciter, feront souvent l’objet, plutôt que de désaccords francs, de coexistences polies.

139 Freud est l’un des penseurs qui a sans doute été le plus étudié, en raison de l’originalité de sa pensée et du succès considérable qu’elle a eu. P.-L. Assoun a étudié cette pensée70, et utilise le terme « identité épistémique freudienne », c’est-à-dire, explique-t-il, « l’épistémologie rigoureusement indigène et immanente de connaissance qui appartient à Freud ». Il examine avec soin comment cette pensée s’est développée, en contact avec les idées de son temps et, à travers les influences reçues, comment elle a su tracer son propre chemin. Le fait qu’il s’agisse d’un développement me paraît distinguer le sens de cette expression de l’emploi que personnellement j’en fait.

140 Ce que je caractériserais plutôt comme identité épistémique de Freud, je le trouverais par exemple sur les rapports que Freud lui-même dit avoir avec la philosophie : tout comme Mach, qui l’a profondément influencé dans la vision qu’il a eu de la science, il admet ne pas être à l’aise dans les généralisations spéculatives de type philosophique.

141 On pourrait aussi remarquer la clarté de sa pensée, la volonté de faire science, qui le conduit parfois au scientisme, une certaine attitude dogmatique, dans le sens où sont mis en place des modèles, des explications, des théories, bref, ce qui constitue un discours de maîtrise. On peut retrouver là un habitus qui proviendrait peut-être de sa formation première de biologiste.

142 Assoun note aussi le holisme de Freud, c’est-à-dire la position qui consiste à affirmer qu’il n’y aurait qu’une seule science, qu’il s’agisse des sciences exactes ou de la science

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du psychisme qu’il développe. Il peut peut-être s’agir, en effet, d’un trait épistémique profond, personnel, qui plonge loin ses racines. Ou bien d’une conviction plus superficielle, qui serait une façon de légitimer son travail comme scientifique, dans le scientisme ambiant de la fin du 19ème siècle. Je ne suis pas en mesure de me prononcer là-dessus.

143 R. Aron, en présentant l’œuvre des grands penseurs de la sociologie, nous fait part de ce qui relève de ses sentiments personnels par rapport à la pensée de certains d’entre eux71 : Je crains d’avoir été injuste à l’égard d’Emile Durkheim pour la pensée duquel j’ai toujours ressenti une immédiate antipathie. Max Weber ne m’irrite jamais même quand je lui donne tort, alors qu’il m’arrive d’éprouver un sentiment de malaise même quand les arguments de Durkheim me convainquent. Je laisse aux psychanalystes et aux sociologues le soin d’interpréter ces réactions probablement indignes d’un homme de science.

144 Ainsi, ces sentiments sont si profonds qu’Aron ne cherche point à en trouver les raisons, il en délègue la tâche au psychanalyste (et au sociologue). Dans sa Leçon inaugurale au Collège de France, il revient là-dessus, évoquant son « allergie à la pensée durkheimienne » et son « affinité élective avec la pensée de Max Weber »72.

145 R.Boudon73 utilise également les termes de « sympathie » ou d’« antipathie » quand il parle de ses choix intellectuels. Je me suis toujours reconnu dans une conception scientifique de la sociologie. Cette préférence peut être rattachée à certaines expériences de sympathie ou d’antipathie intellectuelle datant du temps de mes études supérieures. Ces sentiments étaient eux-mêmes liés à l’impression de clarté ou au contraire d’opacité que j’ai éprouvée à la lecture de tel ou tel auteur… J’ai ressenti pour d’autres auteurs une antipathie immédiate, notamment pour ceux qui voient le sujet social comme muni d’une conscience fausse par essence... Mais cette antipathie ne s’est transformée en rejet que lorsqu’elle était à la fois intellectuelle et morale.

146 Il défend la clarté, et rejette la séduction, la manipulation, la verbosité… F. Furet a étudié longuement la pensée de Tocqueville dont il souligne l’originalité74. Il offre l’exemple limite d’un intellectuel qui n’a jamais « appris » que dans le cadre de ce qu’il avait préalablement pensé, ce qui lui donne à la fois... une extraordinaire étroitesse et une exceptionnelle profondeur.

147 Tocqueville écrivait en effet à un ami, en 1835 : « Il y a dix ans que je pense une partie des choses que je t’exposerai tout à l’heure. Je n’ai été en Amérique que pour m’éclairer sur ce point »75. Son voyage en Amérique lui a ainsi servi d’une sorte de mise à l’épreuve de ses idées.

148 Tocqueville, écrit encore Furet, « est un esprit qui laboure indéfiniment les mêmes idées et qui en déterre toujours des aspects nouveaux »76. Ces idées sont très simples, au départ, il s’agit d’un système à deux dimensions, note Furet : le principe de la noblesse est vaincu par le principe de la démocratie. Il pose « comme un axiome » que la démocratie ne peut que se développer partout, et il va en examiner le fonctionnement là où elle est « chimiquement pure », en Amérique.

149 Or, Tocqueville vient lui-même d’une famille aristocratique, profondément blessée par les événements en cours. C’est ce « socle existentiel », selon la formule de Furet, qui est la base de la perception du système et de la volonté d’en déceler toutes les conséquences, comme une sorte de fascination malheureuse dont on ne peut sortir que par un travail de raison. Tocqueville présente ainsi son livre :

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Le livre entier qu’on va lire a été écrit sous l’impression d’une sorte de terreur religieuse produite dans l’âme de l’auteur par la vue de cette révolution irrésistible qui marche depuis tant de siècles à travers tous les obstacles, et qu’on voit encore aujourd’hui s’avancer au milieu des ruines qu’elle a faites77.

150 Furet insiste sur cette façon de « conceptualiser son expérience », remarquant que cela « le sépare de la plupart des grands esprits philosophiques, formés surtout par l’étude abstraite des doctrines et des idées », mais que cela explique aussi « son obstination à creuser une seule idée, qu’on peut bien appeler, comme on dit d’une femme, celle de sa vie »78.

151 Le besoin de partir ainsi de principes simples, voire d’un principe unique, se reflète dans cette lettre de Tocqueville à un ami : « En Amérique, toutes les lois sortent en quelque sorte d’une même pensée... tout découle d’un principe unique »79. Lui-même parle de « pensée mère » dans son travail : Ceux qui voudront y regarder de près retrouveront, je pense, dans l’ouvrage entier, une pensée mère qui enchaîne, pour ainsi dire, toutes ses parties80. Il ajoute : Il ne faut pas non plus oublier que l’auteur qui veut se faire comprendre est obligé de pousser chacune de ses idées dans toutes leurs conséquences théoriques, et souvent jusqu’aux limites du faux et de l’impraticable.

Les traditions épistémiques nationales

152 La notion d’identité collective est bien plus problématique encore que celle d’identité personnelle. C’est pourquoi je préfère utiliser la notion de tradition. Dans le domaine des idées politiques, par exemple, il est coutume de parler du pragmatisme des anglais- saxons et de l’amour des principes des français, avec, pour les premiers, le choix de la démocratie et l’acceptation des communautés comme fondement de la vie sociale, et, pour les seconds, le choix de la République (avec un R majuscule) et le refus d’un communautarisme qui mettrait en péril l’unité de la nation.

153 Dans le domaine philosophique, on opposera également l’empirisme anglo-saxon aux philosophies continentales, attachées à faire ressortir les principes premiers. Dans le domaine des sciences mathématiques, on remarque la spécificité française du Bourbakisme, refondant les mathématiques sur des bases axiomatiques. On peut encore noter les apports respectifs des deux types de tradition au développement des statistiques. Ce sont les britanniques qui ont été à leur origine et leurs premiers développements, de façon empirique, cependant qu’on doit principalement aux français la création, dans un premier temps, du calcul des probabilités, puis, dans un deuxième, leur fondation rigoureuse, axiomatique (avec la participation des russes, dont on peut remarquer par ailleurs, en politique, qu’avec le soviétisme ils se sont fourvoyés à tenter d’appliquer certains principes politiques bien abstraits).

154 Ces schémas possèdent, naturellement, (et heureusement), des contre-exemples : ainsi, la bataille mathématique célèbre, déjà évoquée, qui a opposé H. Poincaré et B. Russell, au sujet de la logique mathématique. C’est le français Poincaré qui s’élève contre le développement de cette discipline et se porte en défenseur de l’intuition, qu’il juge fondamentale en mathématiques également. Les règles de la parfaite logique sont-elles toute la mathématique ? Autant dire que tout l’art du joueur d’échec se réduit aux règles de la marche des pièces. Parmi toutes les constructions que l’on peut combiner avec les matériaux fournis par la logique, il faut faire un choix; le vrai géomètre fait ce choix judicieusement parce

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qu’il est guidé par un sûr instinct, ou par quelque vague conscience de je ne sais quelle géométrie plus profonde, et plus cachée, qui seule fait le prix de l’édifice construit81.

155 Pour ce qui est de l’enseignement de la mécanique rationnelle, Poincaré se retrouve du côté de la tradition empirique anglaise. Les Anglais enseignent la mécanique comme une science expérimentale; sur le continent, on l’expose toujours plus ou moins comme une science déductive et a priori. Ce sont les Anglais qui ont raison, cela va sans dire82.

156 J. Galtung est un sociologue et méthodologue norvégien original, à l’origine, un statisticien, qui suit sa propre voie dans une cité scientifique un peu trop étriquée pour sa curiosité insatiable. Il s’est amusé à proposer une classification de ce qu’il nomme « styles intellectuels », essai basé sur les impressions qu’il a glanées en fréquentant divers lieux internationaux du travail sociologique83. Ce sont des modèles, des « idéaux- types », qui montreraient une correspondance avec certains traits culturels, voire politiques, des pays en question.

157 Se refusant à établir une connexion trop forte entre le style et la nation, il utilise pour les désigner les termes de saxon, teuton, gallique – pour ne pas dire gaulois –et nippon.

158 Le saxon (essentiellement dans sa composante américaine) se veut avant tout opérationnel, il se basera sur des données, des documents, et se méfiera des envolées théoriques (au mieux, ira-t-il jusqu’à la « théorie de rang moyen » prônée par Merton). Corrélant ce style avec certains traits structurels des pays, Galtung remarque l’individualisme – l’encouragement à penser par soi-même – l’égalitarisme, la convivialité, qui permettent une discussion souvent « positive », encourageante, sur ces bases de consensus.

159 Le style teuton se veut déductif : il s’agit de tout déduire de quelques principes. Galtung note l’existence de ces « disciplines théoriques » que constituent le freudisme et le marxisme. Il remarque aussi les dangers d’une pensée pyramidale, qui porte en elle la croyance en des résultats supposés démontrés, à partir d’une base qui peut s’effondrer. Ici, le fond culturel est structurellement hiérarchique.

160 La France donne lieu à ce style apparemment inimitable d’un brillant théorique très proche de la littérature dont elle peut ainsi utiliser les armes de la séduction. Mais ce style littéraire peut aussi permettre d’aborder la complexité du réel dans des styles dialectiques, où les contraires sont représentés. On sait à quel point ce style de pensée a pu séduire en effet aux Etats-Unis les post-modernes qui cherchaient à se dégager du positivisme84. J’ajouterai que ce style, s’il est sans doute un des résultats de l’élitisme de l’enseignement français, à travers cette spécificité que sont les grandes écoles, n’est bien sûr pas le seul à exister85.

161 Dans le style nippon, la socialité est première, et vient avant le dialogue scientifique. Cette socialité est très hiérarchisée et collective, il s’agit avant tout de s’inscrire dans le sillage d’une autorité reconnue.

Le problème du genre

162 Si Galtung avait écrit son essai aujourd’hui, il aurait peut-être pris position sur le problème de l’identité épistémique sexuelle, soulevé ces dernières années par les féministes. Remarquons, pour continuer dans le cadre des observations de Galtung, que ce problème a surtout été posé dans les pays anglo-saxons – où, en effet, ont joué

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l’égalitarisme et le libéralisme – tandis qu’en France, l’élitisme et une réticence certaine à l’égard du féminisme ont relativement fait obstacle à ces nouveautés, jugées par ailleurs, souvent mal fondées.

163 Au départ de cette nouvelle problématique, un constat : la difficulté – prouvée par les statistiques – des femmes à arriver jusqu’aux postes les mieux reconnus de la cité scientifique. Il s’agit d’une ségrégation à la fois verticale (le prestige et le pouvoir), et horizontale (celle des disciplines, les femmes se retrouvant plus volontiers dans les sciences de l’homme que dans les sciences exactes)86.

164 Il fut un temps où l’explication dominante était l’incapacité foncière des femmes pour les études abstraites et la logique en particulier. Pour le « féminisme égalitaire » d’alors, il s’agissait donc de prouver que les femmes pouvaient faire aussi bien que les hommes. Puis, avec le changement de rapports de force produit par les mouvements de femmes des années soixante-dix et la critique de la science simultanée, un « féminisme différentialiste » est advenu, qui s’est posé la question de savoir si les femmes ne pourraient pas faire une science différente87.

165 Lorsque Galtung étudie les styles nationaux, il est en position d’extériorité sociologique classique, et ses travaux ont une influence minimale sur ces « faits sociaux ». Les études féministes, ou de genre, selon l’appellation, interviennent dans le cadre d’une sociologie idéologique et engagée. La mise à jour de la situation des femmes est, outre son caractère cognitif, et au vu des difficultés à se faire admettre pleinement par la cité scientifique, un acte quasi-militant pour la plupart des chercheuses et chercheurs de ce courant. Les explications proposées pour les statistiques observées se réfèrent à des philosophies dites « essentialiste » (qui défend l’existence d’« essences » masculine et féminine différentes) ou « universaliste » (qui prône la même réalité profonde pour les deux sexes)88. La position choisie intervient dans la définition même des identités sexuelles, en pleine évolution actuellement, elle appartient au fait social lui-même.

166 Pour ma part, j’estime importante la liberté pour chacun de se définir, laissant, en somme, à l’histoire en train de se faire les choix culturels des femmes et des hommes. C’est en me centrant sur la personne profonde que j’ai introduit le terme d’identité épistémique. Ce qui m’intéresse, c’est que chacun découvre la sienne, quelle qu’elle soit. C’est la raison pour laquelle j’ai des réticences envers les travaux qui concluent trop rapidement, en s’appuyant, soit sur des résultats biologiques controversés, soit sur des théories psychanalytiques bien vagues.

Quelques axes

167 Pour finir, je voudrais signaler quelques axes de l’identité épistémique concernant les sciences sociales, sans donner d’exemples, que chacun pourra facilement trouver. Dans chaque cas, ce qui fait « identité », c’est le choix privilégié ou le refus quasi-viscéral de l’approche, et c’est la raison pour laquelle ces caractéristiques apparaissent en couple et en opposition.

168 Commençons par l’axe de Pascal : finesse/géométrie, ou encore : complexité/ simplicité. On « sent » plutôt la société, et on utilise un style impressionniste, littéraire, pour en rendre compte. Ou bien on aime plutôt en détacher quelques éléments jugés essentiels, ainsi que savent le faire les bons caricaturistes dans le dessin politique. On pourrait aussi utiliser le terme mathématique de première approximation, une première approximation qui parfois rend compte de la presque totalité de l’ensemble. Certains

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répugneront à cette approche, qu’ils jugeront simpliste, souffrant de voir abandonner le caractère complexe de la situation, alors même que ceux qui l’emploient ne sont pas dupes de la simplicité de leur modèle, qui est « résumé », mise en valeur de quelques traits. Le type-idéal de Weber appartient à cette approche.

169 Un deuxième axe est : concret/abstrait. Et certains sont plus à l’aise dans l’un ou l’autre registre. L’abstrait, ce serait par exemple d’envisager, en histoire, une vision sur la longue durée, ou de chercher des théories sociologiques vastes recouvrant de larges domaines du réel. Le concret, ce serait la clinique, l’empirie, le terrain, l’expérience. Il a été aussi évoqué, dans la section précédente, l’axe distanciation / engagement.

170 Un autre axe serait celui de la profondeur/étendue : choisir un domaine limité et le fouiller, approfondir une notion, un concept, ou alors tenter plutôt de couvrir largement, mais peut-être en surface seulement, un vaste domaine. Je cite ici Burton (1577)89 : Esprit inconsistant et volage, j’ai désiré toucher à tout, car je savais que je ne pouvais avoir plus qu’un talent superficiel dans chaque domaine. Savoir quelque chose dans tout, mais peu dans un domaine particulier, ce qui est le conseil de Platon – lequel soutenait qu’il ne faut pas être esclave d’une seule science, mais papillonner et « avoir une rame dans toutes les barques ».

IV. Dire « je » en science

Quand le « je » se cache, notamment en sociologie et dans les sciences sociales, c’est une ruse honteuse ! Edgar Morin90

171 L’objectivité de la science a fait disparaître celui qui la fait, pourtant bien présent, et qui porte la responsabilité de ce qu’il publie en tant que résultats certains, dits pour cela « scientifiques ». D’autre part, un courant social modifie actuellement les règles de jeu qui délimitent le privé du public, poussant à la réapparition de ce « je » dont on se méfie tant en science. Le chercheur se trouve ainsi pris entre la tradition qui veut qu’il s’efface devant ses résultats et le désir ou besoin de prendre ses responsabilités et/ou d’affirmer sa part de subjectivité. « Dire je » – ou plutôt, dans le cas qui nous intéresse – « écrire je » n’est pas toujours simple. Il faut éviter divers écueils, celui de l’exhibitionnisme, par exemple, où l’on risque l’accusation, bien ou mal fondée, de narcissisme, ou d’arrogance… On a l’impression de s’exposer91. Dans l’examen qui suit, on commencera de nouveau par le cas des sciences exactes, on regardera du côté de la philosophie, avant d’aborder les sciences de l’homme.

Le cas des sciences exactes : Tu, je, nous

172 Dans ses débuts, la science n’est encore que « philosophie naturelle » et utilise donc son style. Dans l’Antiquité et au Moyen-âge, ainsi que le note J. Schlanger92, ce serait plutôt le « tu » qui est employé : on s’adresse au lecteur, on lui dit ce qu’il doit savoir, ce qu’il doit faire. Car le philosophe se trouve « du côté de la sagesse et du savoir vrai ». Voici, par exemple, au 13ème siècle, Pierre de Maricourt, considéré comme le premier expérimentateur moderne, s’adressant directement à son lecteur, qu’il engage à refaire lui-même les expériences sur les aimants, afin d’être bien convaincu des effets qui sont décrits :

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Si tu veux voir ensuite comment la pierre attire une autre pierre, tu les prépareras toutes deux comme on l’a dit. Mets l’une dans un vase flottant..., tiens l’autre à la main et approche son pôle Nord du pôle Sud de la pierre flottante : celle-ci suivra alors la pierre que tu tiens comme si elle voulait y adhérer... Si tu présentes le pôle Sud de la pierre que tu tiens au pôle Nord de celle qui flotte... cette dernière suit celle que tu tiens. Nous connaissons donc la loi (regula) que le pôle Nord d’une pierre attire le pôle Sud d’une autre et le pôle Sud son pôle Nord. Si au contraire tu approches le pôle Nord du pôle Nord, tu verras la pierre qui flotte fuir sur l’eau celle que tu tiens et, de même, si tu approches un pôle Sud d’un pôle Sud, et cela parce qu’un pôle Nord désire un pôle Sud et fuit par conséquent un pôle Nord93.

173 A l’aube de la science moderne, on voit Galilée tenter de convaincre au moyen de dialogues entre trois personnages, celui qui porte ses propres vues, un opposant un peu borné, défenseur des traditions aristotéliciennes, et une tierce personne ouverte aux nouvelles idées.

174 La science moderne, à sa suite, insiste sur l’expérimentation et le recours au témoignage de ses propres sens. Au 18ème siècle, où le scientifique travaille de façon encore isolée, un Dufay, qui découvre qu’il y a deux types d’électricité, expose soigneusement le déroulement de son expérience et ses résultats, en parlant à la première personne : Ce qui me déconcerta prodigieusement fut l’expérience suivante : ayant élevé en l’air une feuille d’or par le moyen du tube, j’en approchai un morceau de gommé copal frotté et rendu électrique; la feuille fut s’y attacher sur-le-champ... J’avoue que je m’attendais à un résultat tout contraire parce que, selon mon raisonnement, le copal, qui était électrique, devait repousser la feuille qui l’était aussi; je répétai l’expérience un grand nombre de fois... Après plusieurs tentatives qui ne me satisfaisaient nullement, j’approchai de la feuille chassée par le tube une boule de cristal de roche frottée et rendue électrique : elle repoussa cette feuille de même que le tube. Un autre tube de verre la chassa de même. Enfin je ne pus pas douter que le verre et le cristal de roche ne fissent précisément le contraire de la gomme copal, de l’ambre et de la cire d’Espagne, en sorte que la feuille repoussée par les uns à cause de l’électricité qu’elle avait, était attirée par les autres; cela me fit penser qu’il y avait peut-être deux genres d’électricité différents et je fus confirmé dans ces idées par les expériences suivantes... Voilà donc deux électricités bien démontrées et je ne puis me dispenser de leur donner des noms différents... Que ne devons-nous pas attendre d’un champ aussi vaste qui s’ouvre à la physique; et combien ne nous peut-il fournir d’expériences singulières qui nous découvriront peut-être de nouvelles propriétés de la matière ? 94

175 Puis, une fois l’institution bien rôdée, l’anonymat devient de règle, à travers un « nous » collectif qui signifie : « Nous avons vu cela, obtenu tel résultat, et chacun pourrait également le voir, l’obtenir, en se plaçant dans les mêmes conditions que nous ». C’est la fameuse condition « Toutes choses étant égales par ailleurs » qui signale bien que l’on a réussi à isoler le phénomène en question. Il serait intéressant qu’une étude historique détaillée suive à la trace la disparition de la personne qui fait la science. Dans le corps du texte tout au moins. Car, le besoin de carrière l’exige, les articles sont bel et bien signés. Aujourd’hui, certaines expériences – celles qui portent sur la matière sub-nucléaire, par exemple – se font dans des laboratoires immenses, avec une décomposition des tâches quasi-industrielle, et les articles sont signés par plusieurs dizaines de physiciens, appartenant à plusieurs laboratoires de différents pays.

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176 Cette réduction de la personnalité du scientifique peut être mal vécue. Il se pourrait qu’elle soit une des raisons de la désaffectation qu’on remarque actuellement de la part des étudiants pour la science. E. Klein, physicien, tient une rubrique régulière dans La Recherche. « Quand les scientifiques parleront à la première personne », rêve-t-il dans une de ses chroniques95. Il y remarque que « l’imaginaire joue un rôle capital dans l’invention de nouvelles idées », alors que « la rigueur, elle, corrige les mauvais tirs, mais ne crée pas ». On aborde donc bien ici les séparations établies dans la société entre public et privé. Les physiciens entre eux, s’ils sont amis, peuvent se livrer l’un à l’autre intimement, mais l’image officielle qu’ils doivent donner dans leurs publications, est celle de l’objectivité et de la rigueur.

L’usage du « je » par les philosophes

177 Le livre de J. Schlanger Gestes de philosophes s’attache à examiner l’activité philosophique sous un angle neuf, qui me paraît appartenir au courant que j’ai mentionné. Bien qu’insistant sur le fait que des éléments importants de sa pensée prennent racine dans la personnalité profonde du philosophe, Schlanger n’entend pas ramener le travail philosophique à une subjectivité pure. En effet, la philosophie consiste avant tout en un échange des pensées, et pas seulement, comme l’œuvre d’art, en une production au monde qui trouve sa fin en soi. Le seul fait qu’il soumette son travail à la discussion rationnelle implique que le philosophe tend vers un type d’universalité. L’auteur définit avec précision la spécificité de son regard : il ne s’agit pas de sonder dans la personnalité du philosophe pour trouver les raisons de sa pensée, mais d’examiner ce qu’il nomme une « gestuelle », c’est-à-dire des façons de présenter cette pensée. Par « gestuelle », j’entends ici tout ce qui, dans une production d’objets idéels théoriques, n’est pas à proprement parler théorique, sans pour autant se réduire au psychologique et au social96.

178 Dans cette « gestuelle », l’usage du « je » tient une place importante. Car avec la venue de la science moderne, qui a trouvé les moyens de la preuve, la philosophie devient moins sûre d’elle même et le philosophe doit admettre qu’il ne peut faire reposer la validité de sa vérité que sur lui-même. Avec l’amplification du questionnement sceptique, avec l’usage du doute pour fonder la certitude, on ne peut partir que de soi : et parler de soi se présente ainsi comme un signe marquant de la modernité97.

179 Mais en parlant de soi, le philosophe vise à la généralité. Il n’use de soi qu’autant que cela lui paraît important pour les besoins de son intention, pour les idées qu’il cherche à développer. Son « soi » lui sert de matériau, et parler de soi n’est pas pour lui l’occasion d’une complaisance98.

180 Schlanger distingue alors plusieurs rôles remplis par ce « je ». Il s’agit essentiellement de trois modes, qu’il nomme paradigmatique, existentiel et transcendantal. Même si dans la pratique, ces modes interfèrent, l’illustration de chacun par le nom d’un philosophe permet déjà de s’en faire une idée : « Montaigne use plutôt du mode paradigmatique, Kant du mode transcendantal, Kierkegaard du mode existentiel. »

181 Le mode existentiel est évidemment celui de Kierkegaard, ce philosophe qui a publié sous divers pseudonymes, comme à la recherche constante de sa propre identité. C’est encore celui de Nietzsche, qui, délaissant le pur déroulement du raisonnement, livre ses

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colères et ses invectives. Ici, l’affect se mêle à la pensée philosophique, dans un romantisme qui rompt avec l’approche classique froide, distanciée, contrôlée. Dans ce désir de saisir une singularité, Schlanger voit l’œuvre d’un artiste : l’usage de ce mode rejoint l’esthétisme.

182 Le mode philosophique le plus classique est le transcendantal, et ce sont Kant, Husserl, Merleau-Ponty qui sont convoqués ici, mais aussi le Descartes du cogito. Le philosophe transcende la réalité pour arriver à des vérités générales, et s’efforce « d’agir à la manière du chercheur scientifique ». Le « je » est alors « un ‘Je’ essentiel sur lequel vient se greffer notre particularité »99.

183 Reste le mode paradigmatique, représenté par Montaigne, qui décide de se décrire, afin de décrire l’humanité entière. C’est la fameuse formule : « chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition ». Dans le concret de la description, dans la minutie d’un cas particulier, Montaigne vise à toucher la vérité même de l’être humain, dans une accumulation de notes, sans souci de généraliser. On sait que son entreprise, si elle séduit les uns, en agace d’autres : « le sot projet qu’il eût de se peindre », estimait Pascal.

184 Voilà, pour illustrer ces modes, certains passages de Descartes : lorsqu’il commence l’énoncé de ses règles du discours de la méthode par un récit de ce que l’on nommerait aujourd’hui, une autobiographie intellectuelle, il est dans le mode « existentiel ». Mais peu à peu, à partir de son propre exemple, il va passer au « je paradigmatique » : ce qu’il propose est valable pour d’autres aussi, même s’il feint de poser qu’il ne fait que montrer son « modèle », mais ne cherche d’aucune façon à être imité. « Le ‘Je’ de l’autobiographie intellectuelle devient un ‘Je’ de l’injonction cognitive ». Puis, en continuant son trajet de pensée, Descartes aborde le « je transcendantal », celui qui a fait rupture avec les réalités contingentes pour se mouvoir dans le domaine de la pensée pure.

185 Le mode paradigmatique possède un aspect pédagogique : il s’agit d’enseigner, de mieux faire comprendre, non pas pour que nous imitions le philosophe, mais pour que nous-mêmes nous soyons en mesure de nous interroger sur nous-mêmes et d’apprendre à mieux nous connaître, sur le plan de la vie pour Montaigne, sur le plan de la méthode de pensée pour Descartes.

186 « Apprendre à vivre en contemplant d’autres vies, n’est-ce pas là le fondement du prêche éthique et religieux, de l’édification fondée sur l’imitation », remarque encore Schlanger. Aussi, si les deux premiers modes touchaient au beau, ou au vrai, celui-ci toucherait plutôt au bien.

Le cas des sciences sociales

187 En m’inspirant du travail de Schlanger, je vais proposer de nommer quelques-uns des modes d’utilisation du « je » dans les sciences sociales. Et comme lui, il faut rappeler qu’il s’agit là d’idéaux-types, qui peuvent se mélanger les uns aux autres, et/ou être utilisés de façon successive.

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Le « je » comme instrument de connaissance

188 On pourrait dire qu’il est « instrumental », mais le terme a des connotations indésirables ici. Le chercheur s’implique pour connaître, il s’utilise lui-même en tant qu’instrument de connaissance.

189 Tel est le cas, spectaculaire, de J. Favret-Saada dans son étude sur la sorcellerie, qui a déjà été mentionnée. Elle est prête à s’engager dans une aventure personnelle pour connaître, et c’est cet engagement même, le fait d’avoir été « affectée », selon le terme qu’elle a choisi, qui lui permet de faire avancer la connaissance.

190 Un autre exemple est celui du couple de sociologues M. Pinçon et M. Pinçon-Charlot, couple également à la ville. Leur livre Voyage en grande bourgeoisie, Journal d’enquête100 relate leur expérience de recherche, en traitant « la chaîne méthodologique » dans son ensemble, en « dévoilant » les « arcanes du métier de chercheur », les « secrets de fabrication » de leurs études. Ils parlent d’un « travail d’auto-analyse épistémologique » en affirmant : « pas de science du social sans socioanalyse du sociologue ». Ils notent, par exemple, qu’être un couple marié représentait une respectabilité qui les a aidés à se faire inviter et accepter dans un milieu très fermé. Ce « nous » (double personne du singulier) nous engage comme producteurs de la recherche. Il nous a semblé que nous devions ainsi nous exposer dans cette tentative pour restituer les dimensions affectives, incontournables, du rapport du chercheur en sciences sociales, donc humaines, aux objets – humains – de son investigation. Or ce n’est pas là un mode d’écriture académique car dans « son rapport à l’institution de recherche universitaire… l’écriture en sciences sociales se construit un statut en rejetant, autant que possible, les implications les plus intimes »101102.

191 Vient alors l’inévitable évocation d’un narcissisme dont on veut se démarquer et dont on craint d’être accusé : « au-delà du possible narcissisme, inconscient, d’une telle attitude »…

Le « je » existentiel

192 R. Lourau, qui vient d’être cité, est un de ceux qui tiennent à faire apparaître le rôle de la subjectivité dans les sciences sociales. Il insiste auprès de ses étudiants sur la tenue et la publication des « journaux de recherche », ainsi que sur la notion d’implication. Dans ses livres, il entremêle souvent au texte proprement dit des extraits de son journal. Le contenu de ces extraits de vie privée est le plus souvent disjoint de la pensée développée dans le texte. Tout se passe comme si Lourau, témoignant de son refus d’une apparente coupure entre le travail intellectuel et la vie, tenait à faire apparaître l’auteur dans son concret quotidien, et non seulement à travers le déroulement de ses pensées. Ce serait comme un besoin de se faire connaître, dans le même sens, mais en allant plus loin, que la photo que nombre d’éditeurs tiennent à donner d’un auteur. Lourau nous fait part de ses doutes, la recherche sur l’implication s’avère difficile, et il évoque son « exhibitionnisme de timide »103. Je parlerai ici d’un « je » existentiel, qui se donne à voir, à côté du je « transcendantal » qui prétend à un discours vrai.

Le « je » paradigmatique

193 G. Monceau est un élève de Lourau. Il a soutenu sa thèse sur la notion de « résistance »104. Il nous fait participer à la construction de cette thèse et de cette

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notion, à travers les dédales de l’apprenti chercheur. Je nommerai le récit de ce parcours un « je » paradigmatique, puisqu’il engage d’autres à faire de même, dans un optique où, comme le demandait par exemple Marrou, les éléments de la construction d’un savoir sont soumis honnêtement au lecteur, en refusant les sauts qu’accepterait sans doute un partisan de Popper et de ses trois mondes.

194 De par la diversité des sciences sociales, de leurs objets, de leurs approches, un récit d’un trajet de connaissance possède, à mon avis, une validité en soi-même, en montrant, sur un cas particulier, comment se déroule l’interaction, de nature cognitive, entre le chercheur et ses objets d’étude, qu’il construit peu à peu, en les faisant sortir du magma social primaire.

195 C’est dans ce mode que je situerai aussi le texte de P. A. Adler et P. Adler105, qui nous parlent de l’autocensure dans les sujets sensibles. A travers leurs expériences de recherche, ils nous livrent quelques résultats théoriques et méthodologiques qui peuvent servir à d’autres.

Le témoignage sociologique

196 Une autre manière de se mettre en jeu est ce que je propose de nommer le témoignage sociologique. On utilise le fait que le sociologue appartient à la société, et que le fait qu’il y vive lui donne un savoir qui peut être pertinent, même si ce savoir – comme tout savoir, par ailleurs – peut connaître des limites, ici cette fameuse proximité, objet des soupçons de ceux qui choisissent la posture de distanciation. Par ailleurs cette distanciation existe bien évidemment, elle consiste à repérer dans une aventure de vie aux informations surabondantes la composante sociale qui l’a animée. Ainsi, J.-L. Le Grand a soutenu sa thèse en décrivant et analysant une expérience de vie communautaire qu’il a faite dans les années post-mai 68106. R. Hess défend la pratique du journal comme une façon de décrire des parties de la réalité sociale107. Il m’est arrivé d’utiliser moi-même quelques morceaux de ma vie pour illustrer des changements sociaux où j’étais à la fois agent et agie108.

197 On peut encore citer, parmi les ouvrages fondés sur l’expérience personnelle, venue de l’autre côté de la Manche et qui a été très bien accueillie, l’autobiographie de R.Hoggart, un professeur de littérature. C. Grignon, dans son introduction, place cette œuvre parmi les ouvrages sociologiques majeurs109.

La formation de soi; le praticien-chercheur

198 Agents de la société et, en même temps, agis par elle, nous le sommes tous. La prise de conscience de ce phénomène me semble appartenir, dans l’espace moderne, à ce « souci de soi » issu de la philosophie ancienne et dont nous parle Foucault110. La flèche de la connaissance, qui part de soi pour aller vers une appréhension de la société, revient ici, ensuite, sur soi-même. La prise en considération des aspects sociologiques de son existence correspond à une prise de distance par rapport à cette vie, une vie examinée, relativisée, mieux maîtrisée, mieux comprise. Certaines pratiques de formation à l’Université visent cette prise de conscience, médiatisée par la recherche et la connaissance de type universitaire. H. Desroche, un des pionniers de cette démarche, soucieux d’établir des ponts entre l’Université et le monde civique, avait créé un « collège coopératif », sur le modèle du compagnonnage. Là, il engageait ses étudiants, venus du monde du travail, à parler d’eux. Le passage par la réflexivité est considéré

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comme une « maïeutique » qui permet de mieux formuler ensuite son objet d’études111. Ce recours aux histoires de vie est une démarche ancienne, comme le montre C. Delory- Momberger112. La notion de « praticien-chercheur », proposée par R. C. Kohn, et défendue à son tour par A. Perrault-Solivères113, concerne des personnes actives qui viennent à l’Université pour prendre du recul, et acquérir les moyens d’une réflexion sur leur démarche professionnelle, et aussi sur eux-mêmes. Il peut être alors difficile d’établir la frontière entre la recherche existentielle, personnelle, et la recherche savante. On rencontre bien évidemment là une des spécificités majeures des sciences de l’homme, qui appelle à des expériences et des réflexions qui ne font que commencer.

Des expériences de groupe

199 Tenter de trouver ce qui, en soi, conduit à percevoir certains aspects de la réalité sociale plutôt que d’autres, ce qui porte à choisir aussi les modes d’approche, tenter de dégager quelles sont ses propres voies de connaissance, ces questions me paraissent importantes à dégager, aussi bien pour soi-même que pour la discipline que l’on veut servir. Se poser ces questions en groupe permet à chaque participant une prise de conscience, qui réagit à celle des autres, toute identité se révélant d’autant mieux qu’elle a à se situer par rapport à celle des autres. Ce mode de communication, où la recherche d’un échange sincère passe avant tout jugement de valeur, a été rendu assez familier par les pratiques psychothérapeutiques de groupe qui se sont répandues dans la société. Il y faut une grande confiance entre les participants, laquelle n’existe par ailleurs pas facilement dans des institutions soumises aux lois de la compétition et du jugement.

200 J’évoquerai ici l’expérience du groupe clinique dont R. C. Kohn est à l’origine, et qui a été décrite par S. Schaepelynck-Boniface dans sa thèse114. Elle en souligne la nouveauté des pratiques d’échange, en rupture avec les façons habituelles du travail académique, la recherche et la prise de conscience de nouveaux modes d’appréhension de ces « objets sociaux » en perpétuel déplacement, la nécessité de styles appropriés pour en rendre compte.

Le « je » de la maîtrise

201 Etre capable d’utiliser le « je » de façon juste, sans crainte de déraper dans le narcissisme ou l’exhibitionnisme, se produit lorsque l’auteur possède une double maîtrise, celle de son langage professionnel et celle de son moi personnel. Ces maîtrises se gagnent au cours du temps, aussi, c’est le « Maître » chevronné, reconnu, qui pourra s’y livrer sans risque.

202 Je donnerai ici l’exemple de l’économiste Malinvaud, tel qu’il a été relevé par F. Lordon115. La critique qu’il fait de la prétention à la scientificité de l’économie mathématique porte d’autant mieux qu’il est de ceux qui ont contribué à développer cette discipline en France116. C’est en tant que « sage », au risque de paraître « ennuyeux », voire, « déplaisant », dit-il, qu’il aborde cette critique. Le « je » est ici comme la présentation de sa très grande légitimité et de son engagement responsable dans son propos. Le fait d’utiliser le « je » donne plus de poids à sa position que ne le ferait la simple discussion épistémologique qu’il offre par ailleurs. Car c’est lui-même, avec son expérience et ses compétences, qu’il engage dans le combat.

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203 P. Nora avait demandé, il y a quelque temps, à des historiens reconnus de parler à la première personne, de proposer leur « ego-histoire »117. Chacun devait se présenter dans son travail professionnel. Le titre « ego » apparaissait comme une sorte de provocation à l’objectivité supposée de l’historien et comme un défi à l’accusation de narcissisme. Dans sa préface, Nora propose « un genre nouveau, pour un nouvel âge de la conscience historique ». Face à cette ambition, le résultat s’avère quelque peu décevant, comme le reconnaît Nora lui-même : ces « récits de vie » d’historiens reconnus servent à les faire connaître davantage, certes, mais n’introduisent pas vraiment de genre nouveau de connaissance.

204 Notons qu’il est habituel de vouloir mieux connaître la vie des personnes qui ont atteint une grande notoriété, débordant de leur milieu professionnel. C’est ainsi qu’Einstein, qui disait n’avoir pas beaucoup l’habitude de parler de lui, avait fini par accepter d’écrire son autobiographie, qu’il avait d’ailleurs vite dévié vers son trajet intellectuel.

205 Dans ses « Lettres à une étudiante », Touraine, ayant bien acquis la reconnaissance de son statut, reconnaît que ce type d’écriture, qui est ici conversation, le fait avancer dans sa pensée. Il nous livre, au passage, cette confession : J’envie ceux qui se sont trouvés très tôt maîtres de leur pensée ou de leur action. Je me délivre lentement et presque par force de tout ce qui m’empêche de me trouver118.

Les risques du « je »

206 Bien plus difficile et risqué représente, pour des personnes moins « autorisées », le fait de quitter le style impersonnel habituel au champ académique, produit des traditions scientifique et philosophique. Plusieurs de ceux qui s’y essaient font état de leur embarras.

207 Après l’ego-histoire, voilà, dans une discipline traditionnellement proche, une ego- géographie tentée par J. Lévy, qui sous-titre : « matériaux pour une biographie cognitive ». Cet auteur examine le déroulement de sa pensée et de son travail de géographe, face aux évolutions de sa discipline. Il est conscient des difficultés de son entreprise, où il s’est engagé par « goût du risque ». Les deux premières phrases de la quatrième de couverture expliquent : « Les chercheurs hésitent à parler d’eux-mêmes. Ils craignent, non sans raison, de sortir de leur compétence et de sombrer dans un narcissisme ennuyeux ». Il expose, au début de son livre ses scrupules : Parler de soi est tentant et dangereux. Ce peut être utile pour soi-même, éventuellement pour les autres, à certaines conditions... Je ne suis pas sûr d’avoir su éviter les écueils que ce type d’entreprise fait surgir119.

208 J. Lévy a déjà un trajet professionnel reconnu quand il se risque à l’aventure. Tel n’est pas le cas de F. Weber qui livre dans sa thèse « des éléments subjectifs par souci d’objectivité »120. Elle a été encouragée à le faire par son Directeur de Thèse, G. Althabe, qui trouve même qu’elle n’en dit pas assez, mais elle a suscité quelques réactions très négatives dans son milieu. Elle avoue qu’elle a été inconsciente de « l’ampleur des risques », se retrouvant seule dans cette aventure non balisée. Pourtant, il apparaît qu’elle n’est pas si seule, pas vraiment démunie, puisqu’elle dit tenir d’abord à l’opinion d’un petit nombre de personnes qu’elle apprécie.

209 Je terminerai, en remontant le temps, avec le sociologue américain A. W. Gouldner. Professeur reconnu, titulaire d’une chaire portant le nom de Max Weber, ayant des opinions de gauche, il a été déconcerté par la révolte des étudiants des années soixante,

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qui remettent en cause la valeur de la sociologie. Gouldner réfléchit alors sur la « crise de la sociologie occidentale ». Sa solution à cette crise : une sociologie réflexive, où le sociologue s’engage en tant qu’être humain, et apprend à se connaître lui-même et à expliciter ses propres valeurs. « La qualité du travail du sociologue dépend de sa qualité en tant qu’être humain », écrit-il121.

210 L’engagement de l’auteur reste pourtant, la plupart du temps, sur les sommets théoriques, et c’est avec une sorte de défi à lui-même qu’il semble lancer enfin sa personne même dans la bagarre, page 482 d’un livre qui en contient 512. Il parle tout d’abord de « Gouldner », comme si le « je » était impossible à prononcer. C’est après la septième utilisation de « Gouldner » qu’il se sent en mesure de glisser enfin au pronom personnel « my » (« Gouldner’s efforts, my efforts », écrit-il, souligné par moi). Moment dramatique, qui illustre la difficulté, évoquée plus haut, pour le scientifique, de passer au « je ».

Conclusion

211 On sait que Comte, ce penseur puissant et excessif, qui se trouve être le créateur du mot « sociologie », a eu deux périodes dans son activité intense. La première est « objective », il s’agit de trouver les « lois » scientifiques qui conduisent la civilisation, et d’aboutir, après les sciences constituées – mathématique, physique, biologie – et en utilisant la méthode « positive », à la sociologie, « reine des sciences », qui va permettre de gérer la société de façon « positive ».

212 Puis se produit une rencontre amoureuse d’une importance extrême. A partir de là, Comte va mettre l’accent sur la « subjectivité », c’est-à-dire les sentiments, les affects, mais aussi la spiritualité. Ceci ne représente d’ailleurs pas pour lui, qui tient au holisme de sa pensée, une rupture avec ses travaux précédents, mais plutôt une continuation, un dépassement, comme un apogée, qui le conduit à définir la nouvelle religion, positive, de l’humanité. C’est, dit-il, dans la mesure où la sociologie a été fondée par lui, qu’on se trouve en mesure d’en arriver à une appréhension « positive » de la subjectivité122.

213 Comte représente ainsi, à sa manière exagérée, à la fois l’enthousiasme pour la science du 19ème siècle, mais aussi un romantisme aux passions sublimées dans la création d’une religion, le tout présenté comme faisant partie du même système, le positivisme. Que ce serait-il passé si la psychanalyse avait existé de son temps et qu’il ait décidé d’en tâter ?

214 En effet, un demi-siècle plus tard, un médecin autrichien, S. Freud, commençait une exploration des mondes intérieurs des personnes, en se revendiquant constamment de la science, et en prenant ses distances avec la religion et le mysticisme. C’est ainsi qu’un apprivoisement de type rationnel des mystères de la subjectivité profonde a pu être entamé – qui aurait peut-être pu aider Comte à maîtriser autrement ses pulsions qu’en les sublimant dans des constructions intellectuelles exaltées.

215 Au cours de ce texte, des auteurs très rationnels ont été cités au sujet du rapport personnel à la démarche scientifique. Nous avons entendu l’historien des sciences Koyré évoquer, pour ses débuts, une révolution spirituelle, le psychologue américain positiviste Rogers avouer un quasi-mysticisme, le mathématicien Poincaré défendre le rôle de l’intuition, Bourdieu lui-même en arriver à l’exercice spirituel, sans compter les blessures identitaires relevées dans l’affaire Sokal. Ceci souligne à quel point la

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recherche d’une connaissance exigeante – dans notre cas, celle qui se veut scientifique – est une aventure qui demande un investissement du chercheur dans des dimensions qui peuvent dépasser l’intellectualisme et la rationalité purs. Or la recherche de vérité, de connaissance profonde, appartiennent également aux démarches religieuses. Pas étonnant alors que le scientisme, qui veut refuser les autres démarches et ne considère comme valable que celle de la science, ait pu prendre la place, comme il a souvent été remarqué, de la religion, en en mimant les aspects les plus fermés.

216 La plus grande familiarité avec notre monde intérieur qui est proposée dans notre société incite à ce que soient mieux examinées, au plan personnel, les façons de connaître dans les domaines qui se veulent relever de la scientificité, surtout quand celle-ci est loin d’être évidente. C’est à la fois un enrichissement pour le chercheur et pour la discipline, si on évite les dérapages qui, comme pour toute démarche, peuvent exister, et doivent être signalés. Cet article avait pour but de faire ressortir quelques- unes des implications des chercheurs dans leurs sciences : plus faciles à décrire dans les sciences objectives, parce que la personnalité du chercheur y est surtout réduite à ce qui les concerne; plus difficile et risquée dans le cas des sciences de l’homme, où l’intervention de la personnalité est bien plus étendue. C’est pourtant là qu’il serait le plus nécessaire de reconnaître et d’accepter l’existence de cette intervention et d’en repérer quelques modalités. C’est ce qui a été tenté ici.

NOTES

1. M. Polanyi, Personal Knowledge, Towards a Post-Critical Philosophy, London, Routledge & Kegan Paul, 1958. 2. Un auteur plutôt « anti-sokalien » J.-M. Salanskis, Pour une épistémologie de la lecture, in B. Jurdant, Impostures scientifiques; Les malentendus de l’affaire Sokal, Paris/Nice, La découverte / Alliage, 1998, p. 163. 3. La science, phénomène social, ne peut se développer que dans une société prête à l’accepter et à l’encourager, en distribuant crédits, salaires, bourses et récompenses. 4. A. Koyré, Du monde clos à l’univers infini, Paris, PUF, 1962. 5. R. Zouckermann, Galilée, penseur libre,Paris, Editions de l’Union Rationaliste, 1968, p. 43. 6. Op. cit., p. 95. 7. Op. cit., p. 267. 8. Op. cit., p. 170. 9. Cité par H. Kesten, Copernic et son temps, Paris, Calmann-Levy, 1951, p. 40. 10. R. Zouckermann, op. cit., p. 241. 11. Op. cit., p. 303. 12. Op. cit., p. 291. 13. Op. cit., p. 325. 14. Lettre à Mersenne, 11 octobre 1638, cité par R. Zouckermann, p. 324. 15. De Magnete, 1600, cité par F. Russo, Nature et Méthode de l’Histoire des Sciences, Paris, Blanchard, 1983.

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16. R. Zouckermann, op. cit., p. 147. 17. B. Jurdant, Impostures scientifiques, Paris/Nice, La découverte/Alliages, 1998, p. 279. 18. R. Feynman, Electromagnétisme 1, Paris, InterEditions, 1979. 19. Op. cit., p. 315. 20. E. P.Wigner, The Unreasonable Effectiveness of Mathematics in the Natural Sciences, in « Communications on Pure and Applied Mathematics », 13, 1960, pp. 1-14. 21. J. Perrin, Les atomes, Paris, Gallimard, 1970, pp. 274-275. 22. H. Poincaré, Science et méthode, Paris, 1908, p. 58, cité par A. I. Miller, « Diogène », n° 177, janv.-mars 1997. 23. H. Poincaré, La valeur de la science, cit. id. 24. J. Treiner, Sokal-Bricmont : non, ce n’est pas la guerre, « Le Monde », 11.10.97. Cité par J. Feldman, L’« Affaire SOKAL » : Un épisode de la méconnaissance entre cultures, in « L’Année Sociologique », 49,1999, pp. 245-270. 25. Il s’agit ici, nommément, de Michel Serres. 26. L. Schwartz, Un mathématicien aux prises avec le siècle, Paris, Ed. Odile Jacob, 1997. 27. B. Diu, Les atomes existent-ils vraiment ? Paris, Ed. Odile Jacob, 1997, p. 19. 28. Cité par J.-F. Augereau, « Le Monde », 29 mai 1999. 29. B. Berelson & G. A. Steiner, Human Behavior; An Inventory of Scientific Findings, New York, Harcourt, 1964. 30. J. Feldman, Deux fois deux axiomes sur les différences entre les sciences exactes et les sciences sociales in « Revue Européenne des sciences sociales », n° 120, 2001, pp. 191-205. 31. Dans un entretien sur France-Culture avec l’historien Roger Chartier. 32. E. Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, Paris, PUF, 1968 (1895). 33. C’est ainsi que le cinéaste et écrivain C. Lanzmann refuse de faire de la Shoah un événement ordinaire, qu’on pourrait expliquer. Toute tentative d’explication lui apparaît comme ratant l’essentiel du phénomène. 34. J. Amery, Par delà le crime et le châtiment, essai pour surmonter l’insupportable, Actes Sud, 1995, pp. 122-123 et p. 153. 35. T. Todorov, Nous et les Autres. La Réflexion française sur la diversité humaine, Paris, Seuil, 1989, p. 10. 36. P. Ansart, Toute connaissance du social est-elle idéologique ?, in J. Duvignaud, Sociologie de la connaissance, Paris, Payot, 1979. 37. H.-I. Marrou, De la connaissance historique, Paris Seuil, 1975 (1954). 38. Op. cit., p. 2. 39. Op. cit., p. 196. 40. Op. cit., p. 48. 41. Op. cit., p. 81. 42. Op. cit., p. 145. 43. Op. cit., p. 34. 44. Op. cit., p. 213. 45. Op. cit., p. 231. 46. C. R. Rogers, Persons or Science ? A Philosophical Question in On Becoming a Person. A Therapist’s View of Psychotherapy, Boston, Houghton Mifflin Company, 1961. 47. On pense ici au travail de Devereux pour qui l’insistance sur les méthodes en sciences sociales permet d’évacuer l’angoisse d’avoir à se confronter directement aux gens. G. Devereux, De l’angoisse à la méthode dans les sciences du comportement, Paris, Flammarion, 1980. 48. G. Balandier, « Le Monde », 7 juin 1996. 49. G. Balandier, Afrique ambiguë, Paris, Plon, 1983 (1957), p. 6 et p. 8. 50. J. Favret-Saada, « Gradhiva », 1990, n° 8, pp. 3-9. 51. P. Bourdieu et al., La misère du monde, Paris, Seuil, 1993, pp. 913-914.

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52. J. Dubost L’intervention psychosociologique, Paris, PUF, 1987, p. 146 et p. 326. 53. J. Lautman et B.-P. Lécuyer, dir. Paul Lazarsfeld (1901-1976), La sociologie de Vienne à New-York, Paris, L’Harmattan, 1998. 54. P. Tap s’est efforcé de donner une définition précise de la notion, en la décomposant en sept « dimensions ». P.Tap, dir. Identité individuelle et personnalisation. Privat, 1980. 55. E. H. Erikson, Adolescence et crise; la quête de l’identité, Paris, Flammarion, 1972, p. 5. 56. H. Gardner, Les formes de l’intelligence, Paris, Ed. Odile Jacob, 1997. 57. M. Maruyama, Mindscapes and Science Theories, in « Current Anthropology », 21, 1980, pp. 589-599; Epistemological heterogeneity and subsedure : individual and social processes, in« Communication and Cognition », 24, 1991, pp. 255-272. 58. Platon, Phèdre, Œuvres complètes, T.2, Paris, Gallimard, 1950, p. 69. 59. Cité par J. Bouveresse : Philosophie, mythologie et pseudo-science. Wittgenstein lecteur de Freud, 1991, Editions de l’Eclat, p. 10. 60. H. Poincaré, Dernières Pensées, Paris, Flammarion, 1963 (1913), p. 95, cité par A.-F. Schmid, Une philosophie de savant : Henri Poincaré et la logique mathématique, François Maspero, 1975, pp. 155-156. 61. H. Poincaré, op.cit. p. 31, cité par A-F. Schmid, p. 89. 62. J. Hadamard, Essai sur la psychologie de l’invention dans le domaine mathématique, Gauthier- Villars, 1975, pp. 132-133. 63. R. Aron, Préface à M. Weber, Le savant et le politique, Paris, UGE, 1986. 64. J. Feldman, L’affaire Sokal, op. cit. 65. B. Jurdant, dir., Impostures scientifiques…, op. cit.. 66. L. Schwartz, Un mathématicien aux prises avec le siècle, Paris, Ed. Odile Jacob, 1997. 67. G. Holton, Aspects thématiques de la pensée scientifique, in « Le Débat », 1980; n° 4, pp. 89-115; L’imagination scientifique, Paris, Gallimard, 1981. 68. Op. cit., pp. 97-98. 69. Op. cit., p. 108. 70. P.-L. Assoun, Introduction à l’épistémologie freudienne, Paris, Payot, 1981. 71. R. Aron, Les étapes de la pensée sociologique, Paris, Gallimard, 1967, pp. 20-21. 72. R. Aron, De la condition historique du sociologue, Paris, Gallimard, 1971. 73. R. Boudon, Pourquoi devenir sociologue ? Réflexions et évocations, in « Revue Européenne des sciences sociales », n° 120, 2001, p. 27. 74. F. Furet, Le système conceptuel de la « démocratie en Amérique », Préface à A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, I, Paris, Garnier-Flammarion, 1981. 75. A. de Tocqueville, Lettre à Kergolay, op. cit., p. 9. 76. Op. cit., p. 19. 77. Op. cit., p. 61. 78. Op. cit., p. 30. 79. Lettre au comte Molé, 1835, op. cit., p. 11. 80. Op. cit., p. 71. 81. H. Poincaré, Les Mathématiques et la Logique, in Revue de métaphysique et de morale, 1905, p. 817;cité par A.-F. Schmid, op. cit., p. 149. 82. H. Poincaré, La Science et l’Hypothèse, Paris, Flammarion, 1932, p. 110. 83. J. Galtung, Structure, culture and intellectual style : An essay comparing saxonic, teutonic, gallic and nipponic approaches, in « Social Science Information », 20 (6), 1981, pp. 817-856. Je remercie J. Marcus-Steiff pour m’avoir fait connaître cet article. 84. J. Feldman, L’affaire Sokal, op. cit. 85. A. Barberousse, Le défi de la formation, in Angèle Kremer-Marietti, dir. Ethique etEpistémologie autour du livre « Impostures Intellectuelles » de Sokal et Bricmont, Paris, L’Harmattan, 2001, pp. 25-38.

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86. J. Feldman et A. Morelle, « Les femmes savantes » in France under the glass ceiling, in S. Lie, L. Malik, D. Harris, eds, The gender gap in Higher Education, World Yearbook of Education, London, Kogan Page, 1994, pp. 56-69. 87. S. Harding, The science question in feminism, Open University Press, 1986. J’ai écrit une critique de ce livre dans J. Feldman, Femmes, féminisme, science, in « L’Année Sociologique », 42, 1992, pp. 425-440. 88. Dictionnaire du féminisme, Paris, PUF, 2002. 89. Cité par « Le Monde », 14 Avril 2000. R. Burton, L’anatomie de la mélancolie, José Corti, 2000. 90. E. Morin, Dialogue sur le sujet qui écrit, in « Cahiers Pierre-Baptiste », 13, décembre 1984, pp. 47-62. 91. J. Feldman, Introduction, in J. Feldman et R. C. Kohn, dir., L’éthique dans la pratique des sciences humaines : dilemmes, Paris, L’Harmattan, 2000. 92. J. Schlanger, Gestes de philosophes, Paris, Aubier, 1994. 93. Epistola de Magnete (1269), cité par E. Bauer, L’électromagnétisme hier et aujourd’hui, Paris, Albin Michel, 1949, pp. 18-19. 94. Cité par Edmond Bauer, op. cit., p. 47. 95. « La Recherche », n° 280, octobre 1995. 96. J. Schlanger, Gestes de philosophes, op. cit.,p. 7. 97. Op. cit., p. 16. 98. Op. cit., p. 23. 99. Op. cit., p. 19. 100. M. Pinçon et M. Pinçon-Charlot, Voyage en grande bourgeoisie, Journal d’enquête, Paris, PUF, 1997. 101. Est cité ici René Lourau, Le Journal de recherche. Matériaux pour une théorie de l’implication, Paris, Editions Méridiens/Klincksieck, 1988, p. 15. 102. Voyage en grande bourgeoisie…, op. cit., p. 118. 103. R. Lourau, Le lapsus des intellectuels, Privat, 1981. Dans ce livre est reproduit, par exemple, le contrat avec son éditeur. J’ai analysé ce livre dans G. Monceau, A. Lamihi, dir., Institution et implication. L’œuvre de René Lourau, Syllepse, à paraître. 104. G. Monceau, Le Concept de résistance en éducation. Conceptualisation descriptive et opératoire, Thèse de Doctorat, Université de Paris VIII-Vincennes, 1997. 105. P. A. Adler et P. Adler, L’autocensure dans les sujets sensibles, in J. Feldman et R. C. Kohn, dir., L’éthique…, op.cit., pp. 163-180. 106. J.-L. Le Grand, Etude d’une expérience communautaireà orientation thérapeutique, Histoire de vie de groupe. Perspectives sociologiques. Thèse pour le doctorat d’Etat ès Lettres et sciences humaines, Université Paris VIII, 1987. 107. R. Hess, La pratique du journal. L’enquête au quotidien, Paris, Anthropos, 1998. Et aussi : Le lycée au jour le jour, Ethnographie d’un établissement d’éducation, Paris, Méridiens Klincksieck, 1989. 108. Par exemple, J. Feldman, Valeurs, Science, Institution : une traversée en trois temps, in J. Feldman et R. Kohn, dir. L’éthique :, op.cit., pp. 131-159. 109. R. Hoggart, 33 Newport Street; Autobiographie d’un intellectuel issu des classes populaires anglaises. Paris, Gallimard, Le Seuil, 1991. 110. M. Foucault, L’Herméneutique du Sujet, Paris, Gallimard/Le Seuil, 2000. Je remercie E. Touton de m’avoir introduite à cet ouvrage. 111. H. Desroche, Entreprendre d’apprendre. D’une autobiographie raisonnée aux projets de recherche- action. Paris, Ed. ouvrières, 1990, p. 97. 112. C. Delory-Momberger, Histoires de vie, De l’invention de soi au projet de formation, Anthropos, 2000. 113. A. Perrault-Solivères , Infirmières, le savoir de la nuit, Prix Le Monde de la recherche universitaire, Paris, PUF, 2001.

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114. S. Schaepelynck-Boniface, Démarche Clinique. In L’Orientation dans l’entre-deux des motifs. Espaces de rencontres avec des lycéens de seconde en situation-limite. Thèse de Doctorat,Université Paris VIII-Saint-Denis, 2000. 115. F. Lordon, Le désir de faire science in « Actes de la Recherche en Sciences Sociales », 119, 1997, pp. 27-35. 116. E. Malinvaud, Pourquoi les économistes ne font pas de découvertes in « Revue d’économie politique »,106, 1996, pp. 929-942. 117. P. Nora, Essais d’ego-histoire, Paris, Gallimard, 1987. 118. A. Touraine, Lettres à une étudiante, Paris, Seuil, 1974, p. 82. 119. J. Lévy, Ego-géographies; Matériaux pour une biographie cognitive, Paris, L’Harmattan, 1995, p. 10. 120. G. Noiriel, entretien avec Florence Weber, Journal de terrain, journal de recherche et auto- analyse in « Genèses », 2, 1990, pp. 138-147. 121. A. W. Gouldner, The Coming Crisis of Western , New York, London, Basic Books, 1970, p. 494. Traduction du dernier chapitre, dont il est question ici, dans la « Revue du Mauss », 1989, n° 4. 122. R. Lourau, La question du sujet chez Auguste Comte, in « L’homme et la société », 1991, n° 101, pp. 57-68. A. Kremer-Marietti, La méthode subjective, in M. Bourdeau et Fr. Chazel, dir., Auguste Comte et l’idée d’une science de l’homme, L’Harmattan, 2002.

AUTEUR

JACQUELINE FELDMAN CNRS - GEMAS Maison des sciences de l’homme, Paris

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La notion de révolution scientifique aujourd’hui

Gérard Jorland

1 Le concept de révolution scientifique est sans doute la contribution majeure des deux générations précédentes à l’histoire des sciences, celle d’Alexandre Koyré puis celle de Thomas Kuhn pour marquer des repères. Depuis, un changement historiographique, la substitution de l’histoire sociale des sciences à l’histoire philosophique des sciences, avec pour corrélat l’intérêt porté sur la pratique expérimentale plutôt que sur la structure conceptuelle, a brouillé la pertinence de ce concept. Alors que Galilée concentrait les discussions et les controverses sur la nature ou le contenu de cette révolution, c’est désormais Boyle qui est devenu paradigmatique pour l’histoire sociologique des sciences. Le livre de Steven Shapin et Simon Schaffer, Leviathan and the Air Pump : Hobbes, Boyle and the Experimental Life publié en 1985 tient la même place dans cette génération que les Étudesgaliléennes d’Alexandre Koyré, publiées avant guerre, en 1939, pour les deux générations précédentes.

2 En déplaçant l’accent sur les pratiques expérimentales, qui se prêtent mieux à l’analyse sociale des sciences dans la mesure où les académies scientifiques furent établies précisément pour les socialiser, on perd les éléments de rupture que comportait le concept de révolution scientifique. Pas moins que Galilée et ses successeurs, Aristote et les aristotéliciens n’attribuaient un rôle essentiel à l’expérience dans la connaissance scientifique. Par conséquent sur ce plan, il n’est guère pertinent de caractériser la révolution scientifique en termes de rupture avec la physique aristotélicienne. Certes, l’expérience chez Aristote et ses successeurs doit toujours être une expérience naturelle, jamais une expérience artificielle, c’est l’observation des phénomènes et non leur expérimentation, leur « sophistication » comme l’on dira plus tard qui compte. Au contraire, l’expérience dans la science moderne et contemporaine est une expérimentation, c’est une expérience technique, ce n’est plus le spectacle de la nature mais un théâtre de machines. Mais s’il est donc vrai que la différence ontologique entre le naturel et l’artificiel a bien changé avec la science classique, et si le concept de révolution scientifique garde bien sa pertinence à cet égard, la conception de la science, c’est-à-dire sa nature empirique ou a posteriori n’en a pas été modifiée pour autant. Le

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changement social de l’antiquité à l’âge classique caractérisé par la substitution de l’artisan à l’esclave comme opérateur de navette suffit à expliquer ce changement de statut de l’expérimentation. C’est donc la nature du lien social qui a changé, pas celle de la science.

3 De la même manière, cet accent déplacé sur le caractère expérimental plutôt que théorique de la science classique empêche de penser la révolution scientifique en termes de rupture avec les pratiques magiques et de sécularisation ou de rationalisation de la pensée. De même que la magie est expérimentale, la science expérimentale a toujours quelque chose de magique, aujourd’hui comme hier. Dans un cas comme dans l’autre, le dispositif expérimental, que ce soit un chapeau ou un accélérateur de particules, est une boîte noire qui transforme par miracle des inputs, que ce soit des foulards ou des gaz, en outputs, en colombes ou en quarks. Certes, la colombe était déjà dans le chapeau, mais les quarks aussi étaient déjà dans l’accélérateur. La seule différence c’est qu’alors qu’il n’était pas possible de prédire que des foulards deviendraient des oiseaux et que c’est l’inattendu qui provoque l’émerveillement, il était tout à fait prédit que les quarks allaient résulter du choc des atomes de gaz et c’est que l’attendu se réalise effectivement qui provoque l’émerveillement. Par conséquent, la différence n’est pas expérimentale, elle est tout entière théorique. Dans un cas, il n’y a pas de théorie, ou du moins la théorie ne concerne pas l’objet de l’expérience mais le sujet, c’est-à-dire le spectateur, c’est une théorie psychologique de l’attention, dans l’autre cas il y a une théorie qui guide de part en part l’expérience et lui donne tout son sens.

4 On ne s’étonnera donc pas que la substitution d’une histoire sociale des sciences à l’histoire philosophique des sciences, corrélativement des pratiques expérimentales aux théories mathématiques, se soit accompagnée d’une remise en cause du concept de révolution scientifique. Je voudrais corriger dans cette communication ce que je considère être trois erreurs concernant le concept de révolution scientifique puis esquisser les traits caractéristiques de ce que je pense être les trois révolutions scientifiques qui se sont succédées depuis le XVIe siècle; entre-temps, j’établirai qu’il y a deux sens du concept de révolution scientifique, un sens fort qui me semble être celui de Koyré et un sens faible celui de Kuhn.

Trois erreurs sur le concept de révolution scientifique

5 La première erreur consiste à confondre révolution et coup d’Etat et à croire, ainsi, qu’une révolution est un acte ou un épisode unique et instantané. Par exemple, Steven Shapin écrit : As our understanding of science in the seventeenth century has changed in recent years, so historians have become increasingly uneasy with the very idea of « the Scientific Revolution ». Even the legitimacy of each word making up that phrase has been individually contested. Many historians are now no longer satisfied that there was any singular and discrete event, localized in time and space, that can be pointed to as « the » Scientific Revolution. Such historians now reject even the notion that there was any single coherent cultural entity called « science » in the seventeenth century to undergo revolutionary change. There was, rather, a diverse array of cultural practices aimed at understanding, explaining, and controlling the natural world, each with different characteristics and each experiencing different modes of change. We are now much more dubious of claims that there is anything like « a scientific method » – a coherent, universal and efficacious set of procedures

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for making scientific knowledge – and still more sceptical of stories that locate its origin in the seventeenth century, from which time it has been unproblematically passed on to us. And many historians do not now accept that the changes wrought on scientific beliefs and practices during the seventeenth century were as « revolutionary » as has been widely portrayed. The continuity of seventeenth- century natural philosophy with its medieval past is now routinely asserted, while talk of « delayed » eighteenth- and nineteenth-century revolutions in chemistry and biology followed hard upon historians’ identification of « the »original Scientific Revolution1.

6 Cela fait irrésistiblement penser à l’histoire du chaudron racontée par Freud : « A a emprunté à B un chaudron de cuivre; lorsqu’il le rend, B se plaint de ce que le chaudron a un grand trou qui le met hors d’usage. Voici la défense de A : ‘Primo, je n’ai jamais emprunté de chaudron à B; secundo, le chaudron avait un trou lorsque je l’ai emprunté à B; tertio, j’ai rendu le chaudron intact’« 2. De la même manière que chacun des termes est tour à tour nié, qu’il n’a pas emprunté de chaudron, que le chaudron était troué, que le chaudron a été rendu intact, selon Shapin il n’y a rien eu de tel qu’une révolution scientifique, d’ailleurs il n’y a rien de tel que la science, et enfin la science classique n’a rien de révolutionnaire.

7 Je ferai observer plus sérieusement que les grandes révolutions politiques ne se réduisent pas non plus à un événement unique. La Révolution anglaise s’étend au moins de 1640 à 1714 tout comme la Révolution française s’étend de 1789 à 1870 et ne se réduit même pas symboliquement à la seule prise de la Bastille à laquelle on pourrait tout aussi bien substituer la nuit du 4 août comme événement crucial. De la même manière, la révolution scientifique s’étend de Copernic à Newton, de 1543 à 1687 si l’on veut des dates exactes. Elle ne s’est donc pas accomplie tout d’un coup mais à travers une série d’épisodes tout autant révolutionnaires les uns que les autres. C’est à ce titre qu’on a pu parler aussi bien de « révolution copernicienne » que de « révolution keplerienne », de « révolution galiléenne », de « révolution cartésienne », de « révolution newtonienne », etc.

8 Il y a certes, incontestablement, un point de départ, l’astronomie héliocentrique de Copernic, mais elle ne fait pas une révolution à elle seule puisque, d’une part, d’autres constructions héliocentriques avaient déjà été proposées autrefois, et, d’autre part, certains successeurs de Copernic, comme Tycho Brahe, sont restés attachés à l’astronomie géocentrique de Ptolémée. Ce n’est donc pas l’astronomie héliocentrique en tant que telle qui fit une révolution, c’est qu’elle est apparue dans un contexte aristotélicien canonisé par l’Eglise qu’il a fallu non seulement mettre à bas, mais surtout auquel il a fallu en substituer un autre. Or, cette nouvelle science, si l’on veut l’appeler d’un nom cette science mécanique du monde ne s’est pas constituée tout d’un coup, elle a mis un siècle et demi à le faire puis un autre siècle et demi à se consolider.

9 Autrement dit, il faut toujours penser une révolution non pas en termes de mutation soudaine, malgré l’autorité de Bachelard, mais de transformation progressive, non pas dans l’instant mais dans la durée, comme une transition d’état.

10 Cette idée que la révolution scientifique est inassignable car lorsqu’on y regarde de plus près, à la loupe en quelque sorte, on ne perçoit jamais de solution de continuité, quelque nom que l’on retienne comme l’instigateur de cette révolution, il emprunte toujours à son temps beaucoup plus qu’il ne l’admet jamais, cette première erreur conduit ainsi à une seconde erreur.

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11 Cette seconde erreur consiste à concevoir une révolution comme une rupture radicale qui fait table rase de l’ancien état de choses, qu’il soit politique, social ou scientifique. Il y a déjà longtemps que Tocqueville a montré comment la révolution française avait préservé l’acquis de la monarchie absolue, son administration centralisée qui tient ensemble le territoire. Si toute révolution est une transformation, toute transformation conserve toujours quelque chose, elle laisse toujours quelque chose invariant. Par conséquent, il n’est pas étonnant que les historiens des sciences trouvent autant d’éléments de continuité que de discontinuité dans la science classique. Ce n’est pas parce que la science nouvelle fut anti-aristotélicienne qu’elle a jeté le discrédit sur toute la philosophie péripatéticienne. Il suffit de rappeler que Leibniz a repris à son compte non seulement la logique du Stagirite mais aussi sa doctrine des quatre causes, réhabilitant y compris les causes finales. Par ailleurs, la science aristotélicienne étant jusqu’alors la science dominante, hégémonique pourrait-on dire, il est naturel que les tenants de la nouvelle science cherchent à argumenter pour la défendre en termes aristotéliciens.

12 Mais il y a plus encore. Non seulement la rupture n’est jamais radicale mais elle s’accompagne toujours d’une suture qui la rend possible. Les classiques de la révolution scientifique, comme ses protagonistes d’ailleurs, ont volontiers parlé d’un « retour à Platon », d’une « revanche de Platon sur Aristote », d’une « physique platonicienne » se constituant sur les décombres de la physique aristotélicienne. Ce qu’ils désignaient ainsi, c’est le soubassement métaphysique de la mathématisation de la nature par quoi ils caractérisaient la nouvelle science. Gary Hatfield l’a critiqué en ces termes : […] in order for a figure to qualify as possessing a ‘Platonic-Pythagorean’ metaphysics, he will have to do much more than argue or assert that mathematics can be useful within natural science, or even that it is definitive of the objects of the various sciences. He will have to make these arguments or assertions on Platonic grounds, within the context of a Platonic or Neo-platonic conception of the relationship between God (or the archai) and nature, or of the fundamentally mathematical character of nature’s parts and their order. I contend that among the major authors of the new science, only Kepler meets these criteria3.

13 Ce qu’il veut dire, c’est qu’une métaphysique platonicienne implique la croyance en des essences mathématiques des phénomènes sensibles qu’il faut intuitionner immédiatement, les sens y préparant au mieux mais n’y conduisant jamais, bien au contraire, ils enferment dans une impasse dans la mesure où ils relèvent du devenir au lieu que la pensée doit avoir accès à l’être.

14 Il y a deux points bien différents dans la critique de Hatfield. Le premier est de savoir si tous les savants de l’âge classique ont fondé leur travail sur une métaphysique, implicite ou explicite. Le second, de savoir si cette métaphysique est platonicienne. Et il répond par la négative sur ces deux points. Si Kepler a eu recours à une métaphysique platonicienne, Descartes a construit une métaphysique mais elle n’est pas platonicienne, Copernic n’a rien laissé qui fasse penser à une métaphysique et Galilée s’est réclamé d’une certaine philosophie mais d’aucune métaphysique.

15 Cette critique appelle toutefois la duplique suivante. Si, comme le rappelle justement Hatfield, la métaphysique est la science des premiers principes, ceux qui organisent tout le savoir, alors il n’est aucun des auteurs qu’il cite qui n’ait fait usage de tels principes, même si aucun, à l’exception de Descartes, n’a explicitement construit une métaphysique. Hatfield compare les arguments de Copernic en faveur de son système, qui ne sont peut-être ni néoplatoniciens ni métaphysiques, avec ceux de Kepler,

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néoplatoniciens et métaphysiques, pour construire son système. Autrement dit, il compare le domaine de la preuve à celui de la découverte. S’agissant de Copernic, la question est de savoir pourquoi, malgré toutes les difficultés notamment physiques de l’entreprise, il construit un système héliocentrique. C’est là qu’on aurait de la métaphysique. Une fois qu’il a construit son système, et qu’il veut le comparer avantageusement à celui de Ptolémée, il ne peut le faire qu’avec des arguments mathématiques. Mais il serait surprenant que ce prélat catholique n’ait pas de métaphysique. Hatfield prétend que les critères, on pourrait dire les principes, de symétrie et d’harmonie, qu’il invoque en faveur de son système contre celui de Ptolémée, sont esthétiques et non ontologiques. Toutefois Robert Westman analysant l’esthétique de Copernic a montré qu’il ne s’agissait pas de goût ni de convenance mais bien de conformité à la nature des choses garantie par l’approbation intersubjective. Copernicus has indeed invoked the aesthetic – but it is a Horatian aesthetic, not a Kuhnian one. And the central theme emphasized by Horace and noticed by his Renaissance commentators was the principle of ‘fittingness’ or ‘belongingness’. Style must fit its subject; diction its characters; the beginning must fit the end. Significantly, the audience is the custodian of ‘appropriateness’ and rejects through laughter what it perceives not to agree with nature4.

16 Autrement dit, les principes de symétrie et d’harmonie pour esthétiques qu’ils soient ont bien une portée ontologique et, à ce titre, sont aussi métaphysiques.

17 De la même manière pour ce qui concerne Galilée. Même s’il est vrai, comme Hatfield s’emploie à le montrer, qu’il n’a jamais prétendu que la nature était écrite en caractères mathématiques mais que c’était la philosophie naturelle qui parlait ce langage, de sorte qu’elle ne peut nous renseigner sur la nature que pour ses objets qui peuvent être exprimés en termes de triangles, cercles et autres figures géométriques, il n’empêche que cette position épistémologique, destinée à étendre le champ de la science mathématique, a elle aussi une portée ontologique que Hatfield relève d’ailleurs fort bien. Elle conduit en effet à la distinction entre qualités premières et qualités secondes, c’est-à-dire ces propriétés de la nature qui ne dépendent pas de nos sens, comme la forme, la taille, l’état de mouvement ou de repos, contrairement à celles qui en dépendent comme la couleur, la chaleur, l’odeur5. On notera que le programme galiléen de quantifier les qualités, par conséquent de transformer la physique qualitative aristotélicienne en physique quantitative, ne s’est pas arrêté aux qualités premières qu’il énumérait : après la forme et le mouvement, la couleur, la chaleur, et toutes les autres qualités secondes sont devenues l’objet de la physique puis de la chimie. Mais même ce simple partage, tel que l’effectue Galilée, est ontologique. Autrement dit, décider que n’est scientifique que ce qui est mathématisable relève d’un principe doublement ontologique : d’une part, parce que les mathématiques opèrent un feuilletage de l’être; d’autre part, parce que la distinction entre qualités premières et qualités secondes constitue un critère de discrimination entre la nature en soi et la nature pour nous. Le mathématisable n’est donc pas seulement épistémologique, il est bien aussi ontologique puisqu’il met en présence de la nature telle qu’elle est en elle- même.

18 Sur le second point, on peut faire observer que le platonisme de l’âge classique ne doit pas être nécessairement orthodoxe. De la même manière qu’il y a un platonisme de la Renaissance, il pourrait fort bien y avoir un platonisme du XVIIe siècle, qui reste à étudier. Mais l’essentiel n’est pas là. L’essentiel, plus que la question du platonisme, qui pourrait n’être qu’une question d’idéologie au sens de Louis Althusser, c’est en effet la

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suture avec l’archimédisme. Sur ce point, Hatfield développe fort bien l’analyse de Koyré qui voyait en Galilée un archimédien plus encore qu’un platonicien. C’est en s’inspirant d’Archimède, dont Marshall Clagett a relevé minutieusement les traductions depuis le Moyen-Âge, en entreprenant de construire non plus une statique mais une dynamique mathématique, que Galilée a en effet formulé la première loi de la physique moderne.

19 De la même manière, Copernic rompt avec Ptolémée parce qu’il renoue avec le principe de l’uniformité du mouvement planétaire que l’introduction des équants bafouait, puisque le mouvement planétaire n’était uniforme ni par rapport au déférent, ni par rapport à l’épicycle mais par rapport à un point équidistant du centre du déférent par rapport à la Terre, l’équant, pour sauver les apparences. C’est, de son propre aveu, ce qui l’aurait conduit à chercher un autre arrangement des sphères célestes respectant scrupuleusement ce principe hérité des Anciens jusqu’à imaginer une théorie géocinétique6.

20 La troisième erreur revient à considérer que toute discipline scientifique à l’âge classique relève de la révolution scientifique. William Ashworth prétend que the demise of emblematic natural history was a crucial part of the development that we call the ‘Scientific Revolution’. It was not simply an aftermath of Descartes and the mechanical philosophy but an independant, and perhaps broader, cultural shift that had profound consequences for the evolution of seventeenth-century science7.

21 Ainsi, il y aurait eu une révolution en histoire naturelle à l’âge classique conduisant à l’abandon de la conception emblématique de toute chose en termes de similitudes et de ressemblances. Cette « révolution » se serait accomplie sous le triple effet de l’histoire naturelle des animaux du Nouveau Monde pour lesquelles il n’y avait pas de similitudes connues, du scepticisme qui conduit à poser la question de la vérité des récits et des descriptions que rapporte la tradition, et de l’utilisation des vestiges antiques tels que pièces de monnaies, inscriptions, constructions, comme matériaux historiques, les cabinets de curiosité contenant à la fois des objets naturels et des artefacts.

22 De la même manière, Jan Golinski s’emploie à montrer que la chimie n’est pas devenue scientifique à l’âge classique sous l’effet de la philosophie mécaniste mais plutôt sous le triple effet de changements dans le marché, dans les rituels institutionnels et dans le mécénat8. Harold Cook voit dans la caractérisation de la révolution scientifique à l’âge classique comme une mathématisation et une mécanisation de la nature la raison pour laquelle les historiens des sciences n’y ont accordé aucune place à la médecine, bien que les médecins aient été nombreux parmi les premiers membres de la Royal Society et que la médecine fût en train de passer d’un art de vivre en harmonie avec la nature à un art de guérir, d’une physic à une medicine. As long as historians believe that their tasks should be to explore the Scientific Revolution, rather than the natural philosophy of the early modern period, they will always be tempted to try to capture that revolution’s meaning by pointing to some element that typifies it, demoting other developments to second place9.

23 Ainsi, l’histoire naturelle, la chimie et la médecine auraient chacune pour son propre compte été le lieu d’une révolution qui ne devait rien à la nouvelle vision mécaniste du monde associée à l’analyse traditionnelle de la révolution scientifique en termes métaphysiques. Par conséquent, la caractérisation de la révolution scientifique à l’âge classique serait fausse ou insuffisante puisqu’elle ne rendrait pas compte des changements qui se sont produits dans ces disciplines.

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24 Alan Gabbey exprime la même insatisfaction mais à propos du cœur même de cette révolution scientifique, la mécanique à l’âge classique. […] was there then one ‘real’ revolution in mechanics, as embodied in ‘the new science of mechanics’ whose foundations were laid by Galileo Galilei (1564-1642), strengthened by René Descartes (1596-1650), and transformed by Newton into new foundations for the future ‘classical mechanics’ ? Or were there several, perhaps mutually independent revolutions, or minirevolutions – in collision theory, in statics and the theory of machines, in hydrodynamics, in vibration theory, in the theories of central forces and of rigid-body motion – each with its own new principles and procedures ? I take the view that the historical evidence points to the latter alternative, to a plurality of ‘new mechanics’ in the early modern period10.

25 Cette erreur se dissipe aisément si l’on distingue le sens fort du concept de révolution scientifique, celui qu’a formulé Koyré en termes de changement d’ontologie, et le sens faible de Thomas Kuhn en termes de changement de paradigme. Le premier est global, le second est local. L’histoire d’une science est toujours ponctuée par une succession de paradigmes qui brodent la trame autour de la chaîne des problèmes qui la constituent. La différence est la même qu’entre ontologie générale et ontologie régionale chez Husserl. Un changement de paradigme ne suffit pas à faire une révolution scientifique, il y faut un changement d’ontologie. J’ai montré ailleurs comment pour Koyré, la révolution scientifique à l’âge classique a opéré un tel changement : le mouvement, qui dans la tradition grecque en général et aristotélicienne en particulier se trouvait du côté du devenir par opposition au repos du côté de l’être, devient, avec le principe d’inertie, un état comme le repos et passe, avec le principe de relativité, lui aussi du côté de l’être. Le mouvement cesse d’être une espèce de changement. C’est ainsi que Galilée, lorsqu’il découvre les taches solaires, y voit une preuve de génération et de corruption dans le ciel qui contredit la théorie aristotélicienne des deux mondes, céleste et sublunaire, au lieu que ses contradicteurs jésuites veulent y voir le passage d’astres inconnus jusqu’alors11.

Une ou trois révolutions scientifiques ?

26 C’est en ce sens fort que je voudrais montrer qu’il n’y pas eu une mais trois révolutions scientifiques, plus exactement deux puisque la troisième est en cours.

27 La première est celle qu’on désigne comme « la » révolution scientifique et qui constituerait une rupture non seulement dans l’histoire des sciences, ni même seulement dans l’histoire de l’humanité dont elle marquerait une étape après la révolution néolithique, mais bien plus profondément encore dans l’Evolution : désormais la vie aurait prise sur la vie et pourrait lui assigner un but, une finalité au lieu de se jouer au hasard. No one will deny, s’exclame Frances Yates, that the seventeenth century represents that momentous hour in the history of man in which his feet first began to tread securely in the paths which have since led him unerringly onwards to that mastery over nature in modern science which has been the astonishing achievement of modern European man12.

28 Gaston Bachelard parlant de « mutation », tout se passe comme si l’homme européen moderne était une nouvelle espèce d’homme, un Homo scientificus venu après Homo sapiens sapiens. Certains biologistes ne pensent-ils pas qu’il faudrait une mutation

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touchant notre cerveau pour que nous parvenions à comprendre la mécanique quantique, c’est-à-dire la nature microscopique ? La seconde révolution scientifique produirait ainsi un homo quanticus ? Je n’irai certainement pas jusque là par méfiance de toute réduction de l’histoire à l’évolution, de toute naturalisation de l’histoire. Je pense même que la révolution scientifique s’inscrit dans le temps de la révolution néolithique dont elle n’est que le dernier avatar en date.

29 Je ne m’attarderai pas sur la caractérisation de cette première révolution scientifique qui s’étend de Copernic à Newton. Malgré l’historiographie récente qui y voit l’avènement d’une science expérimentale, je la considère toujours sous ses deux traits : l’union de la mécanique terrestre et de la mécanique céleste rendue nécessaire par la révolution copernicienne et achevée par la loi newtonienne de l’attraction universelle, bien qu’elle laisse impensé son objet, à savoir la gravité; et l’union de la mécanique ainsi unifiée et des mathématiques que scelle l’invention du calcul différentiel et intégral en reformulant d’antiques problèmes géométriques au plus près de nouveaux problèmes de mécanique13.

30 Je voudrais me concentrer plutôt sur quelques points soulevés par l’historiographie récente. Le premier concerne Copernic et sa décision de mettre le système de Ptolémée cul par dessus tête. Si rien n’indique l’adhésion de Copernic à une métaphysique néo- platonicienne qui ferait du Soleil l’image même de Dieu, comme il avait pu l’être de la Vérité, autrement dit une volonté de mettre Dieu au centre du monde plutôt que ses créatures, alors on est sans réponse sur sa motivation. Car aucune des irrégularités qu’il voulait redresser dans le système de Ptolémée n’y conduisait « naturellement » et son système lui-même comportait nombre d’irrégularités. S’il est vrai que « Copernic s’intéressait plus à la cosmologie qu’à l’astronomie prédictive »14, comme par ailleurs il est avéré que ce n’est pas la réforme du calendrier qui est à l’origine de ses recherches, on est bien en peine de savoir quelle est l’origine de l’origine de la première révolution scientifique. Si ce ne sont ni des raisons sociologiques, ni des raisons métaphysiques, ni des raisons scientifiques de l’ordre de la serendipity qui expliquent sa décision, la question de l’origine reste ouverte.

31 C’est sur une autre question, celle du rôle de la méthodologie dans la science classique, que l’apport de l’historiographie récente me semble le plus original. On sait que la philosophie moderne commence avec le cogito de Descartes, qui met fin au scepticisme, seul frein à la crédulité de la Renaissance, lorsque tout était possible selon l’ordre naturel, l’ordre surnaturel ou encore l’ordre preternaturel, en découvrant cette proposition indubitable. On en connaît la postérité, du « Je pense transcendantal » de Kant à la « subjectivité transcendantale » de Husserl qui écrit : Avec lui [Descartes], la philosophie change totalement d’allure et passe radicalement de l’objectivisme naïf au subjectivisme transcendantal, subjectivisme qui, en dépit d’essais sans cesse renouvelés, toujours insuffisants, paraît tendre pourtant à une forme définitive15.

32 Du coup, toute vérité s’évalue à l’aune de la conscience : n’est vrai que ce que j’ai éprouvé tel pour mon propre compte. La vérité mathématique, dont chacun ne peut se convaincre qu’au terme d’une démonstration qu’il doit faire lui-même, devient le modèle de toute vérité scientifique. Corrélativement, tout principe d’autorité, qu’il provienne d’une institution ou d’une tradition, est rejeté. Galilée, nous rappelle Peter Dear, in one of his sunspot letters (...) ridicules reliance upon authorities in the making of knowledge, (...) saying, much like Descartes, that ‘in the sciences the authority of

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thousands of opinions is not worth as much as one tiny spark of reason in an individual man’16.

33 La question se pose alors de savoir comment une science à prétention universelle peut se fonder sur l’évidence pour une conscience singulière. D’autant que les sens sont trompeurs, autrement dit le témoignage, le simple récit ne suffit pas à emporter l’adhésion. C’est pour résoudre ce problème que les philosophes naturels du dix septième siècle se sont attachés à donner leur méthode, à commencer par Descartes lui- même avec ses Règles pour la direction de l’esprit. C’est en expliquant comment ils sont parvenus à leurs évidences, à leurs « idées claires et distinctes » que leurs lecteurs pourront s’en convaincre en suivant les mêmes règles, sinon parvenir eux-mêmes à en trouver de nouvelles. La méthode est constitutive d’une intersubjectivité. Steven Shapin l’exprime fort bien. Pour sortir des limites de cet « individualisme intellectuel » fondateur, les philosophes naturels de l’âge classique en ont appelé à la méthode : (a) systematically formulated method, seeking by explicit rules of reasoning and the control of experience to ensure that all participants were, so to speak, on the same page in the Book of Nature. It was hoped that imperfections in sensory capacity, variations in ‘wit’, and divergences in theoretical or social interest might all be corrected by the mechanical action of right method. When all proceeded in the same way, and when all accepted the same stock of knowledge, then philosophical disorder would be truly healed17.

34 Un aspect essentiel de cette première révolution scientifique et qui la distingue du tout au tout de la seconde, c’est d’avoir bouleversé notre représentation du monde mais de n’avoir eu aucun effet réel, aucun effet technique ou économique. En un mot, la révolution scientifique n’est pour rien dans la révolution industrielle de la fin du dix- huitième siècle. Margaret Jacob a prétendu le contraire. Elle affirme que le cartésianisme répond aux besoins du capitalisme commercial et de la monarchie absolue comme le newtonianisme à ceux du capitalisme industriel et de la monarchie constitutionnelle : Cartesian science would remain, in its mainstream, ideologically absolutist in politics, and practically commercial in application. In contrast, the science of the Newtonians was to become the science of constitutional monarchy and of early industrialization18.

35 J’objecterai seulement à cette thèse marxiste « dure », que la France, les Pays-Bas et l’Angleterre furent tour à tour cartésiennes avant de devenir newtoniennes, sans que ni le régime politique ni le régime économique eût changé. La France de 1750 était-elle plus industrielle qu’un demi-siècle plus tôt ? Les Pays-Bas de 1720 étaient-ils moins commerçants qu’en 1670 ? Son argument ne tient pas : les cartésiens n’auraient accordé aucune attention aux procédés techniques appliqués à l’industrie; mais elle vient de dire que la Dioptrique de Descartes était destinée « aux polisseurs de lentilles intelligents », cette partie au moins de la physique cartésienne avait donc bien pour objet les applications industrielles19. Elle prétend donc, plus précisément, que once perceived as dynamic and progressive in relation to the material order, the science of the English philosophers appears not only as a unique version of Enlightenment but also as the historical link between the Scientific Revolution in its final, English phase and the cultural origins of the Industrial Revolution20.

36 Certes, Musson et Robinson l’avaient déjà montré21, grâce aux sociétés savantes qui se sont répandues en Angleterre tout au long du dix-huitième siècle, la culture scientifique s’est largement diffusée parmi les marchands, les commerçants, les

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artisans et les manufacturiers avec une orientation pratique de science appliquée à l’industrie.

37 Toutefois, quels en furent les effets ? Margaret Jacob l’avoue : « Very little came of those projects ». Un membre d’une telle société, écoutant une conférence sur la philosophie naturelle de Newton, confesse : […] mathematical experiments are strange to me.

38 Cette mécanique appliquée se limite aux machines simples, leviers, poulies, plans inclinés, pendules et vis, toutes choses acquises depuis bien longtemps et qui ne doivent pas grand chose à Newton. « Indeed elsewhere in the 1760s canals on reasonable flat terrain were being built by engineers, such as James Brindley, who possessed no sophisticated mechanical knowledge ». « Jessop confesses that he has forgotten some of the fine points of the new mechanics : […] ‘I have, as most practical men do, discharged my memory in some measure from the theory, and contented myself with referring to certain practical rules’ […]. »22

39 Aucune des innovations qui ont précipité la Révolution industrielle n’ont été le fait de savants ou l’application de théories scientifiques. Je le répète une fois encore après tant d’autres : la thermodynamique est venue après et non pas avant la machine à vapeur qui en a constitué l’objet. Au demeurant, la révolution industrielle de la fin du dix-huitième siècle aurait fort bien pu se passer de la machine à vapeur, tel fut bien le cas en France qui s’est industrialisée en tirant son énergie de la force hydraulique. Cette révolution a eu lieu dans l’industrie textile, or les innovations majeures comme la navette volante de Kay ou le métier d’Arkwright n’ont pas été conçus comme une mécanique appliquée.

40 Plutôt que chercher une relation de causalité qui n’est nulle part attestée pour rendre compte de ces deux révolutions, la révolution scientifique et la révolution industrielle, il conviendrait plutôt de se mettre en quête d’une commune origine. Car les mécaniques dont Margaret Jacob fait si grand cas au dix-huitième siècle, étaient déjà largement connues et utilisées depuis des siècles dans toute l’Europe occidentale. Ce serait alors bien plutôt la science elle-même qui serait le produit de ce formidable essor des techniques depuis la Renaissance mais qui plonge dans le Moyen-Age. Si la nouvelle philosophie naturelle se dit « mécanique », si le schème qui lui permet de penser l’univers est une horloge, cela veut bien dire que son monde n’est plus le monde naturel, comme chez Aristote et pour les aristotéliciens, mais celui, artificiel, des artisans, cet « univers de la précision » dont parlait Koyré.

41 Mais alors, dire que la science mécanique que produit la première révolution scientifique est avant tout une science d’expériences n’est qu’un pléonasme. Que peut- elle être d’autre quand tous les phénomènes qu’elle essaye de comprendre sont produits par des machines ou des instruments, c’est-à-dire des outils, la machine pneumatique, « the Scientific Revolution’s greatest fact-making machine » selon Steven Shapin23, ou le télescope de Galilée ? Ce qui fait de la mécanique classique autre chose qu’une science pour ingénieur, ce qui en fait une théorie, ce n’est donc pas son caractère expérimental mais bien son aspect mathématique. L’historiographie récente souligne de manière pertinente qu’à la différence de l’expérience aristotélicienne, l’expérimentation à l’âge classique n’est plus naturelle mais artificielle, ce qui lui confère tous ses traits : la reproductibilité et la socialisation. Mais son rôle scientifique n’est pas seulement de produire des phénomènes, il consiste aussi à valider des

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hypothèses a priori, c’est-à-dire mathématiques. Peter Dear me semble donc avoir raison d’écrire : At the most fundamental level, however, Koyré was clearly right : his crucial point was that it is impossible for nature to speak for herself. Even with novel deployments of apparatus and technique to bring about hitherto unknown behaviours, no knowledge can be created unless those new human practices and new natural appearances are rendered conceptually in an appropriate way24.

42 Le dernier point que je voudrais discuter projette cette histoire sociale des sciences dans la post-modernité. On sait que la critique post-moderne de la modernité vise les Lumières pour l’effet de pouvoir qui résulte de l’exercice de la raison et par conséquent de la science. La science apparaît comme une rhétorique de la domination. Dans cet effet de pouvoir, il y a les deux déterminations cartésiennes, la maîtrise et la possession. Pourquoi la science comme instrument de domination ? À cause du paradoxe de la science. Car il y a un paradoxe de la science moderne. Si la science empirique peut se contenter d’observer pour comprendre, la science théorique, et donc a priori, doit expérimenter pour s’assurer d’avoir compris. La science consiste à chercher à comprendre et non pas à se donner les moyens d’agir. Mais le paradoxe, c’est qu’elle ne peut être sûre de comprendre que si elle sait faire, comme c’est le cas en mathématiques. Or, les expériences se sont faites au prix d’une hécatombe de vies humaines.

43 Il faut donc montrer que la science moderne constitue la culture bourgeoise par excellence, qui justifie sa domination quelle que soit l’époque et l’importance sociale relative de la classe bourgeoise – la maîtrise et la possession qui pérennise cette maîtrise et donne le droit d’en user et d’en abuser, qui identifie l’objet au sujet sur le modèle très primitif, sinon régressif, de l’incorporation. Et pourtant, le sujet et l’objet restent non connexes, d’où la nécessité de rappeler autrement leur lien. Margaret Jacob prétend donc que « Galilée s’est allié avec les aristocrates et les marchands » et a créé une division entre « haute culture » et « basse culture », la culture du peuple méprisée et combattue par la culture des élites25. Galilée aurait en effet insisté sur le fait que « la nouvelle science serait inappropriée (unfit) au ‘vulgaire’« 26, quand il est vraisemblable qu’il a dit « inaccessible », le vulgaire signifiant alors non pas le peuple mais le profane. « Le mépris pour ‘le troupeau inférieur du peuple’ était endémique dans la culture des Lumières », affirme-t-elle27.

44 En quoi consiste cette culture populaire, comment la définit-elle ? Par la « religiosité » mais une religiosité « enthousiaste », fondée sur « la croyance mystique dans le pouvoir d’hommes et de femmes ordinaires à communiquer avec la Divinité » et la conviction « que leur sagesse égalait celle des gens instruits »28. Une religiosité empreinte de magie, de superstition, de naturalisme païen29. Certes, mais s’agissait-il vraiment d’une culture populaire ? Margaret Jacob décrit dans les mêmes termes la culture des réformateurs radicaux anglais qui entendaient substituer à l’aristotélisme le naturalisme, la magie et l’hermétisme, contre laquelle allaient lutter les Lumières newtoniennes30.

45 S’il est vrai que « la nouvelle science mécanique était l’outil idéal pour déboulonner l’hermétisme et la magie »31, rien n’indique que ce conflit de culture fût un conflit de classe. Si pour les manœuvres (unmechanized men) « les calculs astrologiques et les croyances magiques étaient appropriées aux incertitudes de leurs conditions de vie, voire de leurs vies », un notable de Bristol, William Dyer, philosophe naturel amateur, un « homme profondément religieux », « croyait aux sorcières et à la possession

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diabolique »32. Et, Smeaton, un ingénieur célèbre du XVIIIe siècle, ne se déclarait-il pas « aussi pauvre qu’une souris d’église »33 ?

46 En réalité, cette version marxiste des « deux cultures » est intenable. Margaret Jacob en formule elle-même la contradiction : Ils voulaient divorcer la science des croyances populaires tout en reconnaissant que les connaissances mécaniques pratiques pouvaient résider chez les artisans34.

47 Comment cette science, prélevée chez les artisans, on l’a vu, pourrait-elle être devenue l’apanage d’une élite restreinte ? Ce fut d’autant moins le cas que la maîtrise d’un langage mathématique n’est présupposée que dans son élaboration, dans sa création, pas du tout dans sa diffusion, Margaret Jacob l’a mentionné dans son analyse des sociétés savantes anglaises du XVIIIe siècle.

48 Aux Pays-Bas, il n’y eut « aucun programme général d’éducation scientifique populaire en direction des élites »35. L’oxymoron « une culture populaire pour des élites » est bien l’aveu que la différence de culture n’était pas une différence de classe. Dans cette même puissance économique, il y avait une « absence d’intérêt des élites pour une éducation scientifique utile à l’industrie »36. Et pourtant, je le rappelle, les Pays-Bas étaient un haut lieu des Lumières newtoniennes. À l’inverse, des chimistes français du début du XVIIIe siècle comme Jean Hellot envisageaient une formation scientifique des ouvriers37. L’alphabétisation – 50 % des hommes en Angleterre et en Ecosse comme aux Pays-Bas vers 1700, moins élevée mais croissante en France – approfondit, selon elle, le fossé entre culture de l’élite et culture populaire car c’est une condition d’accès à celle-là; mais c’est en même temps la condition de l’éducation scientifique des ouvriers au début du dix-neuvième siècle38.

49 L’éducation scientifique s’est même adressée aux femmes39 ! Comment alors concilier les deux thèses suivantes ? « Les sociétés philosophiques étaient devenus des lieux où les idées démocratiques étaient mises à l’épreuve, et même des centres d’expression des idéaux révolutionnaires. »40 – « Jamais dans la science européenne les besoins ni les intérêts de la majorité des gens ne prédominait. »41 La culture scientifique est tout à la fois démocratique et universelle et pour les mêmes raisons puisqu’elle n’a rien d’ésotérique, elle suppose un apprentissage et non une initiation.

50 La deuxième révolution scientifique se serait déroulée entre 1775 et 183042 et aurait affecté ce que Thomas Kuhn avait appelé « les sciences baconiennes », non plus tant théoriques, comme l’astronomie ou la cosmologie, qu’empiriques – la chaleur, l’électricité, le magnétisme, la lumière – d’où le rôle central, pour ne pas dire crucial, qu’y aurait joué la chimie. Pour ma part, je trouve cette caractérisation à courte vue, encore une fois une révolution est un processus à temps long. Je dirai donc volontiers que la deuxième révolution scientifique commence certes aux environs de 1775 avec Lavoisier, mais ne s’accomplit que peu avant la Grande Guerre avec l’atome de Bohr. Cette révolution se caractérise par l’union de la chimie et de la physique que symbolise l’usage de la balance par Lavoisier comme « réactif chimique » selon l’expression de Maurice Daumas; par la disparition des quatre éléments aristotéliciens qui occupent encore une place prééminente chez les Stahliens une fois l’analyse et la synthèse de l’air puis de l’eau effectués, éléments qui deviennent des états de la matière – solide, liquide, gazeux – le quatrième élément, le feu, opérant le passage d’un état à l’autre. En même temps, Lavoisier a défini un nouveau programme de recherche : d’une part, isoler tous les éléments, ce qui s’est traduit, d’abord, par l’établissement d’une nouvelle nomenclature chimique avec ses confrères de l’Académie des sciences, Guyton de

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Morveau, Berthollet et Fourcroy, et aboutira au tableau périodique des éléments de Mendeleïev; d’autre part, analyser le calorique, cette mystérieuse substance que Lavoisier conçut tout à la fois comme celle de la chaleur, de la lumière et de l’électricité – et pour ce faire, il institua dans les années 1780 une nouvelle classe à l’Académie des sciences, précisément de physique expérimentale. Et si le calorique n’a pas résisté aux investigations des générations suivantes, c’est bien ce programme de recherche qui a donné naissance à la physique du XIXe siècle, la thermodynamique, l’électromagnétisme et l’optique ondulatoire, une physique « non newtonienne » comme le disait Bachelard, et qui devait amener les bouleversements que l’on sait au début du XXe siècle où la théorie quantique devint la physique de la chimie.

51 De même que certains historiens des sciences se sont évertués à repérer la moindre trace d’aristotélisme chez Galilée pour nier l’existence même de la première révolution scientifique, pour gommer, en quelque sorte, cette discontinuité, de même se sont-ils employés à identifier tous les vestiges de la chimie stahlienne chez Lavoisier pour nier, cette fois, non pas tant l’existence d’une révolution chimique que la part qu’y aurait pris Lavoisier.

52 Ils ont alors été conduits à caractériser autrement la révolution chimique qui n’aurait pas tant consisté dans le remplacement de la théorie phlogistique par la nouvelle théorie de l’oxygène, comme le prétendait la tradition depuis Lavoisier lui-même, mais en une nouvelle théorie de la combustion à moins que ce ne soit de l’état gazeux, ou de l’acidité, ou de la composition chimique. C’est cette dernière interprétation qui est la plus dirimante. Jerry B. Gough, Robert Siegfried et Betty Jo Dobbs ont en effet prétendu montrer que Lavoisier n’avait pas fait une révolution en chimie mais au mieux accompli la révolution stahlienne. Lavoisier’s career does not mark the beginning of a scientific revolution but, rather, the culmination of one43.

53 Selon eux, la révolution chimique serait une « révolution compositionnelle » qui a donné son objet à la chimie contemporaine : la molécule. Commencée par Stahl, cette révolution aurait donc été accomplie par Lavoisier : By carefully and thoroughly applying the basic principles of the Stahlian doctrine of the chemical molecule, the gravimetric criterion of chemical simplicity, and the newly developed theory of gases and vapors, Lavoisier, his companions, and his successors were able to solve the problem of chemical composition with some definitude44.

54 Autrement dit, toutes les innovations de Lavoisier n’eurent de sens que pour résoudre le problème posé par Stahl. Quant aux concepts de celui-ci que Lavoisier a dû rejeter, le phlogistique et les quatre éléments, Gough prétend qu’ils étaient contradictoires avec la doctrine de Stahl de sorte qu’en les éliminant Lavoisier n’a nullement eu à rompre avec cette tradition de pensée, il l’a rendue cohérente malgré elle. Il va de soi que si Stahl est Lavoisier, la révolution lavoisienne peut aussi bien être attribuée à son prédécesseur.

55 Pour Gough et Siegfried la véritable révolution a eu lieu un peu plus tard au Royaume- Uni et c’est Dalton qui l’a déclenchée avec sa théorie atomique qui fit entrer la chimie dans la molécule 45. Or Siegfried montre lui-même que Dalton n’a pu construire sa théorie atomique, ou plutôt donner un sens chimique à l’atomisme newtonien, qu’à partir de la nouvelle nomenclature chimique de Lavoisier et ses collaborateurs, c’est-à- dire de la nouvelle définition des éléments par l’analyse et la synthèse gravimétriques46.

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Aussi la théorie atomique de Dalton ne trouve-t-elle sa condition de possibilité que dans le programme de recherche de Lavoisier.

56 Je finirai en signalant seulement ici, pour en avoir longuement parlé ailleurs47, un aspect singulier de cette seconde révolution scientifique et qui la distingue du tout au tout de la première : c’est qu’elle a eu des effets techniques et économiques d’une portée considérable puisque, en un mot, les objets de notre vie quotidienne – la télévision, les ordinateurs, le laser, etc. – sont des instruments de laboratoire avant d’être des objets de consommation courante. Et réciproquement, alors que la première révolution scientifique a bouleversé de fond en comble notre représentation du monde, la seconde ne l’a pas même effleurée : nous vivons et nous pensons toujours dans un espace-temps newtonien régi par le principe de causalité.

57 La troisième révolution est en cours. Elle a commencé au second tiers du XXe siècle et se caractérise par la fusion de la physique et de la biologie. On le sait, la révolution moléculaire en biologie a eu lieu dans un endroit bien précis, dans une institution qui semble avoir été conçue à cet effet, le California Institute of Technology. Le programme de constitution d’une « biologie moléculaire », dont il invente le nom, a été lancé par Morgan en refusant toute liaison avec la médecine et en exigeant, au contraire, de ses étudiants, qu’ils aient une solide formation en mathématiques et en physique. Ce n’était pas par goût personnel, généticien mendélien il n’y entendait même pas grand chose, suffisamment peu pour recruter certains collaborateurs médiocres, mais parce qu’il était convaincu que c’était la seule manière de faire des découvertes fondamentales. La même conviction habitait Delbrück qui lui, en revanche, connaissait très bien la physique, et même la physique la plus avancée de son époque puisqu’il a commencé par collaborer avec Bohr. Toujours la même conviction était partagée par Pauling, qui vint en Europe étudier avec Sommerfeld, Schrödinger – dont le livre Qu’est-ce que la vie ?, publié juste après la Guerre, constitue en quelque sorte un manifeste – puis Bohr, consacra ses premiers travaux à expliquer les liaisons chimiques en termes de principes de mécanique quantique avant de se tourner vers l’immunologie et de regrouper autour de lui et de Beadle, après la Seconde Guerre, une formidable équipe pluridisciplinaire qui allait propulser la biologie moléculaire en tête des sciences de la vie. Tous ceux qui ont partagé son « magnifique plan » en étaient eux aussi convaincu, comme le raconte en détail Lily E. Kay48.

58 Aujourd’hui, le programme de physique de la matière molle a précisément pour objet de construire cette théorie physique de la biologie moléculaire tout comme la physique quantique est la théorie physique de la chimie atomique. Ce sont probablement de nouvelles disciplines mathématiques qui restent à créer ou à développer, comme autrefois l’Analyse puis l’Algèbre.

59 On le voit ainsi, l’intérêt du concept de révolution scientifique aujourd’hui, c’est de nous aider à comprendre la science en train de se faire, conformément au programme de l’école historique des Annales tel que le concevait Marc Bloch : une histoire problématisée à partir des questions du temps présent.

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NOTES

1. S. Shapin, The Scientific Revolution, Chicago et Londres, The University of Chicago Press, 1996, pp. 3-4. 2. S. Freud, Le mot d’esprit dans ses rapports avec l’inconscient, Paris, Gallimard (Collection Idées), pp. 89-90. 3. G. Hatfield, Metaphysics and the new science, in D. C. Lindberg & R. S. Westman (eds), Reappraisals of the scientific revolution, Cambridge, Cambridge University Press, 1990, pp. 93-166, à la page 102. 4. R. S. Westman, Proof, poetics, and patronage : Copernicus’s preface to De revolutionibus, in ibid. pp. 166-205, à la page 182. 5. Cf. G. Hatfield, op. cit., p. 133. 6. C. A. Wilson, Rheticus, Ravetz and the « necessity » of Copernicus’innovation, in R. S. Westman (ed.), The Copernican Achievement, Berkeley, California University Press, 1975, pp. 17-48, passim. 7. W. B. Ashworth, Jr., Natural history and the emblematic world view, in D. C. Lindberg & R. S. Westman (eds), Reappraisals of the scientific revolution, op. cit., pp. 303-332, à la page 305. 8. J.V. Golinski, Chemistry in the Scientific Revolution : Problems of language and communication, in ibid., pp. 367- 396. 9. H. J. Cook, The new philosophy and medicine in seventeenth century England, in ibid., pp. 397-436, à la page 405. 10. A. Gabbey, The case of mechanics : one revolution or many ?, in ibid., pp. 493-528, à la page 496. 11. P. Dear, Discipline & Experience. The mathematical way in the scientific revolution, Chicago et Londres, The Chicago University Press, 1995, pp. 100 et 112-113. 12. F. A. Yates, Giordano Bruno and the hermetic tradition, Londres, Routledge & Kegan Paul, 1964, p. 432. 13. Pour rester dans le même corpus, cf. M. S. Mahoney, Infinitesimals and transcendent relations : The mathematics of motion in the late seventeenth century, in D. C. Lindberg & R. S. Westman (eds), Reappraisals of the scientific revolution, op. cit., pp. 461-491, passim. 14. O. Gingerich, Commentary : Remarks on Copernicus’ Observations, in R. S. Westman, The Copernican Achievement, op. cit., pp. 99-107, à la page 107. 15. E. Husserl, Méditations cartésiennes, Paris, Vrin, 1953, p. 3. 16. P. Dear, Discipline & Experience, op. cit., p. 123. 17. S. Shapin, The Scientific Revolution, op. cit., pp. 72 et 122. Cf P. Dear, Discipline & Experience, op. cit., pp. 121-123. 18. M. Jacob, The Cultural meaning of the Scientific Revolution, New York, A. Knopf, 1988, p. 67. Les sciences qui servent les intérêts du capitalisme commercial seraient l’astronomie et la météorologie, cf p. 198. 19. M. Jacob, ibid., p. 56. 20. Id., ibid., p. 140. 21. A. E. Musson & E. Robinson, Science and Technology in the Industrial Revolution, Manchester, Manchester University Press, 1969. 22. M. Jacob, The Cultural meaning of the Scientific Revolution, op. cit., pp. 140 et 149, cf. pp. 157, 228, 232-233. 23. S. Shapin, The Scientific Revolution, op. cit., p. 96. 24. P. Dear, Discipline & Experience, op. cit., p. 12. 25. M. Jacob, The Cultural meaning of the Scientific Revolution, op. cit., pp. 15 et 19, cf. pp. 98, 105, 107, 110. 26. Id., ibid., p. 29. Elle ne donne pas de référence. 27. Id., ibid., p. 121. Elle ne donne pas de référence.

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28. Id., ibid., p. 27. 29. Cf. id., ibid., pp. 115, 116. 30. Cf. id., ibid., pp. 77, 97 31. Id., ibid., p. 79. 32. Id., ibid., pp. 223 et 225. 33. Cité in id., ibid., p. 162. 34. Id., ibid., p. 37. 35. Id., ibid., p. 187. On aura noté l’oxymoron, une culture populaire pour l’élite ! 36. Id., ibid., p. 192. 37. Cf. id., ibid., p. 200. 38. Cf. Id., ibid., pp. 110 et 168. 39. Cf. Id., ibid., pp. 160 et 207. 40. Id., ibid., p. 165. 41. Id., ibid., p. 205. 42. A. Donovan, Introduction, in Osiris, 2e s., IV, 1988, pp. 5-12, à la page 11. 43. J. B. Gough, Lavoisier and the fulfillment of the Stahlian Revolution, in Osiris, 2e s., IV, 1988, pp. 15-33, à la page 15. 44. Id., ibid., p. 31. 45. Id., ibid., p. 33 et R. Siegfried, The Chemical Revolution in the History of Chemistry, in Osiris, op. cit., pp. 34-50, à la page 34. 46. R. Siegfried, op. cit., pp. 48-49. 47. G. Jorland, Un siècle expérimental, in « Le Débat », 117, 2001, pp. 18-29. 48. L. E. Kay, The Molecular Vision of Life. Caltech, the Rockefeller Foundation, and the rise of the New Biology, New York et Oxford, Oxford University Press, 1993.

AUTEUR

GÉRARD JORLAND Centre de recherches historiques EHESS-CNRS, Paris

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Hétérogénéité ontologique du social et théorie de la description. L’analyse de la complexité en sociologie

Nicole Ramognino

Introduction

1 Je ne suis pas spécialiste d’histoire, de philosophie ou de sociologie des sciences, non plus d’ailleurs qu’en épistémologie générale. C’est à une épistémologie pratique, terme utilisé il y a de plus de trois décennies par Jean Claude Gardin, que je convie le lecteur. L’épistémologie pratique consiste à observer les modes de raisonnements utilisés par une discipline, ici notamment la sociologie, même si celle-ci inscrit de fait les problèmes généraux et les enjeux cruciaux des sciences sociales, sciences morales autrefois, ou sciences de l’esprit aujourd’hui. Nous pointerons par là une série de questions : la spécificité des sciences de l’homme par rapport aux sciences formelles et expérimentales (et notamment l’attribution du sens appartient-elle à un autre ordre que le fait d’imputer à un événement une cause ou une loi ?); par conséquent l’unité épistémologique et méthodologique des sciences ou de leur pluralisme; relativisme culturel et relativisme scientifique; rapport entre « culture » et « social ».

2 Notre objectif vise à proposer quelques éléments de réponses possibles à la question de G. Busino1 : « établir de quelle façon nous pouvons rendre compte de ce monde (pour nous le social) et selon quels critères nous devons juger de l’adéquation de nos constructions à celui-ci », en tenant compte des recommandations de A. Kremer- Marietti2 : « affronter les véritables problèmes de l’objet et de la méthode, et affirmer n’est pas argumenter, argumenter scientifiquement implique de soutenir une référence objectivement constatable » (p. 300), sans nécessairement conserver la chute de cette proposition « et dans le meilleur des cas quantifiable ». Notre propos se décompose en trois points. Un état des lieux de la sociologie du point de vue de la question du

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réalisme et relativisme devrait conduire à une hypothèse ontologique, celle de l’hétérogénéité du social d’une part, et à la proposition méthodique d’une construction à deux étages de l’objet sociologique : la description des formes sociales et la question des essences, c’est-à-dire de ce qui permet le déploiement empirique des formes sociales observables. C’est ce que nous nommons une « théorie de la description ».

3 Le deuxième point portera sur la spécificité des sciences de l’homme et de la sociologie, et notamment la dimension cognitive et significative constituante de la production du social et de ses acteurs. La question est aussi méthodologique : comment traiter du symbolique ? Il s’agit d’établir un état des lieux de cette dimension, et de la réflexion sur la discursivité, et notamment de la différence entre les questions cognitives inhérentes au social et les « interprétations » de la sociologie.

4 Le troisième point revient sur les sociologies de la science comme exemple des constructions sociologiques, sur l’anti-réalisme et le relativisme auquel elles peuvent donner lieu dans un certain nombre d’interprétations, avec, en corollaire, les liens que ceux-ci entretiennent avec l’idéologie différentialiste. Nous essayons de mettre au jour les paralogismes empirique et sociologique, holiste et situationniste de ces sociologies, ainsi que « l’antinomie de la raison instituée », pour nous interroger enfin sur la distribution cognitive des savoirs, la division du travail sémantique, et leurs rapports au pouvoir.

5 Une question, pourtant fondamentale, restera cependant ouverte : celle de la validation des sciences sociales. Peut-on réduire la validation au critère de l’efficacité et doit-on opposer ce dernier au cognitif et à son accumulation, en nous servant de cette proposition, inspirée de G. Busino3 : « les sciences sont efficaces parce qu’elles aident l’action humaine, (…) parce qu’elles nous permettent d’agir sur le monde matériel, de le modifier, de le contrôler » mais « il n’est pas historiquement démontrable que tous les processus cognitifs soient toujours réductibles à cette unique raison d’être » (p. 176).

I. État des lieux de la sociologie

1.1. Les enjeux cognitifs et politiques ?

6 L’ethnographie, la sociologie de la science et la philosophie hypercritique de la modernité remettent en question la façon dont nous « ordonnons les pratiques humaines en séries » de couples philosophiques, d’oppositions formelles, d’asymétries, de savoirs pratiques et de savoirs théoriques, en fait de dichotomies comme nature et société, objet et sujet, moderne et traditionnel ou encore permanence et changement. Elles appellent à un travail de déconstruction de ces dichotomies. On peut voir, en effet, leurs effets dans la manière dont se développent et s’élaborent les développements historiques de la sociologie. La coupure nature/société admet une discontinuité et une rupture entre le règne naturel, qui peut donner lieu à des explications causales (imputer un événement à une cause ou à une loi) et l’ordre culturel (plus que sociétal) marqué par le truisme « les faits sociaux sont déjà pourvus de sens », ou la révision ontologique de la proposition « les faits sociaux sont du sens ». Faut-il accepter cette rupture dès lors que l’on reconnaît la spécificité des sciences humaines ? Est-on logiquement devant une alternative ?

7 L’opposition entre sujet/objet est l’axe à partir duquel les sociologies et leurs histoires se sont polarisées. Le social est-il un « fait », ou toutes autres dénominations qui ont pu

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s’élaborer depuis Durkheim ou bien est-ce l’individu et son action orientée vers l’autre, qui le définit le mieux – avec ses diverses acceptions contemporaines ? Doit-on choisir entre holisme et individualisme ? Le retour de l’acteur ? L’homme pluriel ? ou élaborer une Sociologie de l’expérience ? Peut-on, longtemps encore, osciller entre ces deux « ontologies » du social, ou bien ne sont-ce pas plutôt là des métaphysiques sociales ?

8 L’opposition entre moderne et traditionnel ouvre successivement à deux positions idéologiques. Pour l’une, l’idéologie des Lumières et sa version contemporaine scientiste, selon lesquelles le progrès des sociétés vient de l’investissement de la raison – universelle – et du développement de la science et de la technique. Pour l’autre, il s’agit d’un retour au deuxième pôle et aux affirmations du relativisme scientifique. Doit-on déclarer, comme le titre B. Latour4, que « nous n’avons jamais été modernes » et refuser non seulement développement moral mais aussi progrès scientifique ? Doit- on admettre la métaphysique anti-réaliste fondamentale des positions relativistes ?

9 Enfin, et pour clore une liste dichotomique toujours ouverte, l’oscillation entre permanence et changement, vieux problème métaphysique puisque nous pouvons le référer à l’Antiquité grecque et aux figures opposées d’Héraclite et Parménide, se résout–t-elle dans la solution méthodologique, par exemple, proposée par Mario Bunge5 ? Selon J. Molino6, Bunge propose que, « à titre heuristique et comme exercice de pensée, il est souhaitable de renverser les perspectives en ce qui concerne l’être et le devenir; ce qu’il faut expliquer ce n’est pas le changement à partir des substances mais la stabilité relative à partir du devenir des choses, c’est-à-dire la continuité des identités, les équilibres, les stases ». En effet, le concept de changement, remarque J. Molino, est le résultat d’une transformation de l’équilibre et de la finalité des sciences humaines. « Le changement est le nom donné par euphémisme à un devenir ramené à un statut subalterne », puisque l’ensemble des sciences sociales, à l’exception de l’histoire, est sous-tendu par « une métaphysique fixiste », « hantées » qu’elles sont « par le fantôme d’une légalité comparable à celle qui est mise en évidence dans les sciences de la nature » (p. 185). Au lieu de choisir d’appuyer l’un ou l’autre des pôles de la dichotomie, n’est-il pas « préférable de travailler à la construction d’une ontologie qui tente de rendre justice aux deux aspects inséparables de l’existant : sa stabilité relative et diversifiée d’un côté et de l’autre son perpétuel changement » (pp. 188-189). L’auteur, à la recherche d’une solution, propose un déplacement des ontologies ou des métaphysiques sociales sur un terrain anthropologique.

1.2. Les programmes de recherche en sociologie

10 Nous ne reprenons pas les différents programmes de recherche de la discipline dans le rapport qu’ils entretiennent avec chacun des enjeux évoqués ci-dessus, espérant y répondre tout au long de notre propos. Si l’on suit les enseignements de J.M. Berthelot7, le développement de la discipline suit un mouvement complexe de pluralisation et de réduction. Comment présenter un tel état des lieux ? Divers auteurs s’y sont attelés avec succès. Outre J.-M. Berthelot, M. Archer8, P.M. Menger9, entre autres, ont présenté récemment des synthèses brillantes. Nous optons pour celle, réalisée par A. Petitat10, pour le texte programmatique du prochain congrès de l’A.I.S.L.F. sur La place faite à l’individu comme être social par les sociologies contemporaines. Ce titre focalise le regard sur le pôle sujet de l’une des dichotomies présentées, tout en laissant émerger des paradigmes intermédiaires, aux frontières entre holisme et individualisme. G.Gurvitch11 mettait l’accent sur « la pluralité (des groupements, des niveaux, des temporalités), sur

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l’intégration toujours partielle et par conséquent sur les failles et les fractures où s’infiltrent les acteurs et la liberté des acteurs ». « L’actionnalisme s’est progressivement détaché de sa fascination globalisante pour le mouvement ouvrier pour se tourner vers de nouveaux acteurs, plus limités, plus fragmentés, utopistes ». J’ajoute qu’il rencontre avec la Critique de la Modernité12, soitle sujet comme orientation culturelle de l’historicité, soit un processus de subjectivation en tension avec les logiques institutionnelles ou de marché, dans la Sociologie de l’expérience de F. Dubet 13. « L’individualisme méthodologique, d’abord proche du rationalisme instrumental, s’est progressivement orienté vers une théorie compréhensive de l’action » et J. Elster14 peut déployer la complexité de l’acteur social lui-même en proposant son concept de « moi multiple ». « La théorie de l’habitus, fortement tributaire du structuralisme et de la théorie de l’information » se reformule dans une « théorie des dispositions » et admet le postulat de L’homme pluriel, de B. Lahire15. On pourrait ainsi suivre l’auteur tout au long de son inventaire : les postures interactionnistes, le courant de l’analyse stratégique, le M.A.U.S.S., les conventionnalistes, la théorie des réseaux, celle de la transaction, la redécouverte de « la puissance imaginative de l’imaginaire », l’intérêt pour le langage des courants ethnométhodologiques. A. Petitat en tire la conclusion suivante à laquelle nous nous rallions : « Nos sociétés simples ou complexes, partielles ou globales, se présentent comme des enchevêtrements singuliers de formes relationnelles elles-mêmes en perpétuel changement ». Cependant, l’auteur ne se contente pas d’établir un inventaire, il produit également un résumé synthétique de cette liste en regroupant les différents programmes dans trois traditions qui se côtoient.

11 La première, la tradition durkheimienne, « rapporte les figures individuelles à la structure sociale (division du travail et densité des relations) et plus généralement (Le Suicide) à toutes les institutions sociales. C’est le cadre institutionnel et structurel (ou systémique) qui, dans cette logique, commande la définition de l’individu et par conséquent la nature de l’individualisme ». On s’intéresserait ainsi plutôt à une culture naturalisée (ce qui permet d’y appliquer la notion de causalité), la permanence plutôt que le changement, l’objet plutôt que le sujet. Les approches contemporaines complexifient et pluralisent les premières formulations, et tentent d’échapper aux réductions qui sont apparues trop arbitraires au fil du temps. Ces développements sont- ils suffisants pour rendre compte de la complexité du social ? Pour nous, cette tradition n’a pas repensé en fait ce qui la fonde, les concepts d’institution et de socialisation. Comme les déconstructionnistes, nous voulons revenir sur une de ses dichotomies logiques – intérieur /extérieur – qui construit l’argumentation.

12 « La seconde tradition, écrit A. Petitat, fait au contraire dériver les formes sociales d’individus dotés de qualités relativement stables qu’ils insèrent dans des contextes diversifiés ». La rationalité individuelle est alors le concept central de l’individualisme méthodologique. L’enrichissement vient de ce que la mise en contexte circonstanciée des acteurs apporte de « nouvelles formes d’individualisme » : on cherche à comprendre les actions en les référant non plus à une rationalité instrumentale ou égoïste mais à de « bonnes raisons ». Le regard se porte sur de nouveaux cours d’action d’individus dans de nouveaux contextes. Par rapport à la première tradition, on y gagne le concept de situation d’incertitude qui rend mieux compte des comportements empiriques des acteurs sociaux. La question qui demeure ici reste une conception mentaliste de la raison sous-tendue par une philosophie de la conscience, qui semble

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ignorer ce que J. Searle16 a pu appeler les « faits institutionnels », irréductibles, pour ce dernier, à l’intentionnalité individuelle.

13 « La troisième tradition se centre sur la relation elle-même, en particulier la relation symbolique », écrit A. Petitat. Ce dernier insiste plus particulièrement sur celle-ci et affirme que ce sont les travaux sur la langue qui ont donné une impulsion décisive à ces programmes de recherche. De fait, plus que les travaux sur la langue, le paradigme de la communication est mis au centre des différents programmes interactionnistes qu’ils soient symboliques, conventionnalistes ou ethnométhodologiques. Ce paradigme se substitue à celui de socialisation de la première tradition, et tente de rendre compte directement des « faits institutionnels » ou sociaux en termes interactifs, sans passer par une conception mentaliste ou une philosophie de la conscience que les deux premières traditions ne peuvent éviter.

14 Les différents développements tentent de cerner, selon les programmes, des nuances dans le dialogue entre des acteurs, ou entre les acteurs et le monde. Les difficultés éventuelles de ces orientations de recherche viennent de ce que l’échange social est vu à travers une conception de la communication qui relève d’une théorie de l’information. Celle-ci thématise alors la « relation symbolique », dont parlait A. Petitat, à partir du langage qui est, lui-même, conçu comme code ou comme convention sociale. Ce faisant, elle s’inscrit dans une théorie implicite du symbolique comme langage d’une part et d’une théorie de la discursivité d’autre part qu’il est bon d’interroger. En même temps, l’échange est considéré sous l’angle d’une conception de la situation, qui instaure, explicitement ou non, une théorie de l’action située, qui, elle-même, engendre le problème évoqué par J. de Munch17 de « l’antinomie de la raison instituée ». Nous consacrons les réflexions suivantes aux divers questionnements posés par les trois traditions, questionnements qui conduisent aux enjeux cognitifs tant de l’objet de la sociologie que de ceux de l’ethnographie et de la sociologie de la science : l’universalité de la raison, la valeur du rationalisme occidental, et la réponse wébérienne de l’universalisation de la raison par une méthode historico-comparative ?

II. Spécificité des sciences de l’homme : la fonction symbolique

15 Nous avons vu les effets de la matrice dichotomique holisme /individualisme, quand on la décline selon les définitions ontologiques du social soit en termes de « fait objectif » ou de « fait subjectif », matrice qui est sous-jacente à l’ensemble des débats épistémologiques ou méthodologiques en sociologie. En prenant d’autres formes de déclinaisons, formelles comme les catégories analytiques intérieur/extérieur, ou substantielles comme raison/institution, nous pouvons montrer leurs enjeux plus précisément cognitifs. La réflexion nous conduit à « l’antinomie de la raison instituée », pierre d’achoppement des sociologies contemporaines de la science. Mais, avant de présenter nos propositions sur ce point, nous procédons à un déplacement anthropologique de la spécificité symbolique des sciences humaines et sociales, et à la question de la théorie de la description qu’elle appelle.

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2.1. Une redéfinition de concepts ?

16 Dans les deux premières orientations18, la socialisation est thématisée, d’une manière récurrente19, comme intériorisation : intériorisation des valeurs et des normes dans les recherches durkheimiennes, intériorisation et incorporation d’habitus dans le programme de P. Bourdieu; intériorisation de dispositions plurielles dans la révision que fait B. Lahire des précédentes; intériorisation reconnue comme telle dans la logique d’action intégrative qui s’associe par ailleurs aux logiques du marché ou de la subjectivation, de l’expérience sociologique de F. Dubet.

17 Dans tous ces cas, et quelles que soient les thématisations différenciées et leur ouverture aux aléas de la pratique ou aux situations incertaines, l’institution ou plus généralement le social sont conçus comme de l’extériorité qui joue plus ou moins comme contrainte, détermination du comportement des acteurs. Ceci permet, en dernière analyse, de penser l’institution ou le social comme « cause » des comportements. Si l’on admet ainsi que l’on puisse réduire l’institution ou le social aux normes, règles ou routines de la vie sociale, le comportement d’acteurs, les ayant intériorisées, s’analyse en termes d’application de ces normes, règles ou routines. En effet, dans cette perspective, les normes, les règles sont données, et leur intériorisation permet leur application dans les pratiques et les activités sociales. De plus, elles sont non seulement données mais aussi distribuées différentiellement, ce qui permet de saisir comment la structure sociale peut se reproduire. Nous pouvons alors suggérer que le raisonnement fonctionne à partir de catégories syntacto-sémantiques, substantielles et formelles. Les contenus des normes et règles sont sémantiquement explicites ou observables, et la structuration formelle des rapports sociaux est saisie, grâce aux classifications qui s’établissent sur des relations de familiarisation ou de distanciation que les divers acteurs entretiennent avec eux.

18 Cette conception de la socialisation conduit non seulement à une doctrine normative dans l’œuvre de Durkheim pour penser l’ordre social, mais aussi aujourd’hui à des métaphysiques romantiques ou critiques concernant les rapports qu’on établit entre institutions et acteurs sociaux. L’institution connote la répétition (comme le dit De Munck, ce qui est institué définit le même à travers des contextes différents), et en ce sens, la « pétrification du social » alors que la « puissance imaginative » est alors attribuée aux individus. L’institution serait ainsi le monde, mortel, de la répétition alors que « la critique et l’inventivité de l’esprit » seraient l’apanage de l’individu, de sa raison et/ou de sa créativité. Dans cette orientation, très schématisée ici, la question essentielle à nos yeux ne semble pas être posée : si l’institution est le lieu d’apprentissage des habitus ou des dispositions des acteurs sociaux, qui les informent, comment concilier la faculté d’apprendre (du nouveau) avec l’institutionnalisation des procédures cognitives ? Ce qui conduit à interroger cette conception de l’institution comme donnée : « comment une institution peut-elle être la condition de la répétition mais aussi de l’apprentissage et de l’invention » ? Ou encore « comment concilier l’institution et l’imagination », pourtant nécessaire si l’on veut aussi rendre compte du changement historique et social ? La version critique, quant à elle, si elle ne met aucunement l’accent sur la créativité de l’acteur, condamne tout autant l’institution et donne un rôle essentiel aux sciences sociales et notamment à la sociologie pour une émancipation éventuelle de l’acteur.

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19 Weber, en inaugurant la seconde tradition, noue quelque peu avec le romantisme, quand il caractérise le changement social, le dépassement des routines, ou des processus de rationalisation du social par la présence et l’action de l’individu charismatique. Plus largement, si l’on voit l’action sociale comme l’extériorisation de la rationalité ou de l’intentionnalité de l’acteur, comment rendre compte alors de ce que J. Searle appelle les « faits institutionnels », ces faits qui n’existent qu’en fonction de notre croyance en leur existence et de notre accord sur cette croyance ? On le sait bien, la monnaie, un système politique, l’institution du mariage peuvent perdre toute valeur d’obligation ou d’« obligatoriété » selon l’expression de J. De Munck, dès lors que notre accord sur ces faits se délite et que nous n’y croyons plus. Comment saisir le caractère normatif avec lequel l’acteur fait l’expérience des institutions ? Les « bonnes raisons » paraissent des critères plus faibles (même s’ils permettent d’étendre la seconde tradition à toutes formes de vie sociale) que l’intérêt égoïste des économistes. Seules des institutions qui seraient caractérisées comme adéquates ou ajustées aux intérêts égoïstes des acteurs pourraient répondre à la question posée, et nous le savons, la réponse apparaîtrait dans bien des situations sociales très insuffisantes.

20 Quoiqu’il en soit de ces deux premières traditions, elles sont soutenues par une conception mentaliste : les concepts formels d’intérieur et d’extérieur appellent bien l’existence de deux entités, le social d’un côté, l’esprit individuel de l’autre entre lesquels se nouent les processus appelés intériorisation ou extériorisation. Les ontologies sous-jacentes à ces interprétations admettent l’existence soit de deux mondes soit d’un seul monde. La deuxième tradition peut, en effet, se suffire du seul deuxième monde, faisant du social un artefact de la pensée du sociologue, « une chimère » en quelque sorte. La première interprétation suppose un monde objectif, le social, et un second monde, l’individu, mais le poids ontologique du second élément pèse relativement peu dans l’analyse, et varie en fonction des aléas des comportements empiriques ou des situations qui admettent des zones d’incertitude. Peut-on ainsi rendre compte de la complexité du social en tendant vers une ontologie moniste ? Ne doit-on pas admettre comme le proposait K. Popper20 l’existence d’un troisième monde, « monde des productions de l’esprit humain », incluant les œuvres d’art, les institutions, les théories scientifiques, les valeurs morales ?

2.2. La spécificité de l’objet des sciences sociales et humaines

21 De quel monde s’agit-il et que permettrait-il de saisir de la spécificité de l’objet des sciences sociales et humaines ? Pour répondre à ces questions, nous proposons de suivre le déplacement de l’ontologie à l’anthropologie que nous propose J. Molino21 : « il apparaît clairement aussi que quel que soit le choix méthodologique que l’on opère, il est nécessaire de respecter la nature ontologique distincte des faits physiques et des faits humains, il est vrai que toute construction scientifique, qu’il s’agisse de sciences de la nature ou des sciences de l’homme, fait intervenir intentions et valeurs – ce que nous appelons en un mot le symbolique – mais il demeure une différence essentielle : les sciences de l’homme ont le symbolique pour objet. Différence banale sans doute mais dont l’importance est trop souvent gommée dans le cadre d’une sémiologie des formes symboliques » (p. 22). La spécificité des faits humains, si l’on résume l’analyse de l’auteur, doit rendre compte, (au-delà du caractère d’objectivité, de stabilité, de répétition ou de régularité mises en œuvre par la première tradition et que la seconde rejoint lorsqu’elle agrège les préférences individuelles), de l’individualité, de la valeur,

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de l’intentionnalité, et de l’historicité : « l’important n’est pas dans les théories à laquelle ont été soumises ces notions, mais dans le champ intuitif qu’elle délimite : il n’y aura de science des faits humains que si l’on sait, d’une façon ou d’une autre, faire place à l’individu, à l’histoire, à la valeur et à l’intention… Si l’on veut encore aujourd’hui contribuer à l’édification d’une méthode spécifique des sciences humaines, il faut trouver un moyen d’y intégrer ces quatre dimensions ». On pourrait ajouter l’apport de la troisième tradition, l’interaction ou l’intersubjectivité. Le problème est à la fois ontologique et de méthode.

22 Sur le plan ontologique, il nous semble évident que la division classique en deux ontologies (le monde des faits physiques et le monde de l’intentionnalité) est insuffisante pour rendre compte notamment de l’historicité et des valeurs. Dès 1978, J. Molino22 rappelait que la fonction symbolique est de l’ordre des fonctions biologiques. Ce qui induit non une rupture mais une continuité entre nature et culture : « il ne faut pas envisager le processus d’hominisation comme un passage du rien au tout qui aurait fait succéder à une évolution purement physique une évolution purement culturelle » (p. 22), et ceci, même si le développement du langage et de l’intelligence humaine ont produit l’existence de configurations « symboliques-culturelles ». Si Piaget, et ses successeurs ont mis l’accent sur l’ontogenèse de la fonction symbolique, comme l’écrit encore J. Molino, « il est évidemment bien plus difficile d’en reconstruire la phylogenèse (...) On peut faire l’hypothèse qu’à des outils de plus en plus perfectionnés – seuls restes qui témoignent des étapes de l’évolution – devaient correspondre des systèmes symboliques de plus en plus complexes » (p. 22). Si l’on accepte les propositions de l’auteur, nous sommes bien obligés de proposer pour le social, une ontologie hétérogène, faite sans doute, pour reprendre cette fois A. Petitat, du « dialogue des acteurs et de leurs formes symboliques », entendues de manière extensive aux produits de l’activité sociale. Le terme de dialogue peut être ici considéré comme métaphorique. Sur le plan de la description, il peut recouvrir cependant deux phénomènes, d’une part la polyphonie de toute parole, dans la mesure où le locuteur reprend le déjà-dit et se nourrit et se confronte avec d’autres voix que la sienne, d’autre part, le dialogisme, selon l’une des acceptions bakhtiniennes, qui tend à styliser la polyphonie en voix signifiantes socialement instituées ou individuelles en confrontation dans le travail sémantique de production du social. Il nous faut cependant remarquer que dès lors, nous nous déplaçons de l’analyse de la fonction symbolique à une analyse sémantique qui nécessite d’une certaine manière le langage. Les données empiriques sont par conséquent du linguistique. Or ce déplacement, s’il n’est pas noté risque de piéger l’analyse.

23 Sur le plan méthodologique, J. Molino mettait en garde contre des dérives rencontrées dans les années 60 et que l’on rencontre encore aujourd’hui : « Le symbolique n’est justiciable ni d’un modèle informationnel, ni d’un modèle structurel. Le symbolique n’est pas justiciable d’un modèle informationnel, car la culture n’est pas transmission d’information, et les concepts de la théorie de l’information restent vides lorsqu’on tente de les utiliser : codes, messages ne fournissent guère qu’un vocabulaire imagé dont le profit est nul pour la description des phénomènes. A quoi sert de parler de code idéologique si l’on n’est pas capable de prouver qu’il s’agit bien d’un code, au sens précis du mot, et d’en donner le dictionnaire ? Le symbolique n’est pas justiciable d’un modèle structural parce que le modèle structural conduit nécessairement à considérer la signification comme un objet, discrétisable et composable selon des lois de

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combinaison entre unités; or la signification n’est pas constituée d’entités, elle se présente comme un rapport, comme une relation de renvoi entre signifiant et signifié… Le symbolique n’est pas une ‘chose’ comme les autres. L’analyse du symbolique est encore à construire » (p. 25). La conclusion de l’auteur, en 1978, n’était pas pessimiste; il nous conviait simplement à « fonder une science positive de la culture », « une sémiologie matérialiste » (p. 23).

24 Depuis, l’auteur a œuvré à cette tâche, sans concession aux modes intellectuelles. Nous retenons, dans ce moment de notre argumentation, le « fait symbolique » comme unité d’analyse. « La signification n’est pas un être, elle est travail de production symbolique : il est donc incorrect d’isoler les traces sous forme d’un texte par exemple, qui correspondrait à un message univoque qui devrait être transmis du producteur A au récepteur B. Le texte n’est que la trace visible du processus, le sommet de l’iceberg qui doit être relié aux autres dimensions du phénomène symbolique. Les stratégies de production et de réception – ou mieux de reproduction – font partie du processus symbolique au même titre que le texte. La description adéquate d’un phénomène symbolique comprend donc les trois dimensions, de la trace, de la production et de la réception dans leur rapport avec le référent et l’ensemble des signes auxquels ils renvoient » (p. 25)23. L’unité d’analyse est à la fois hétérogène (produit et production) et interactive (producteur et récepteur, acteurs et monde). La description comprend trois moments relativement autonomes les uns par rapport aux autres et une phase d’articulation de ces descriptions. Pour reprendre une autre formulation de l’auteur, tout phénomène symbolique peut être découpé en poïésis, esthésis et trace (ou production symbolique). On ne peut rabattre, comme le font le plus souvent les sociologues, les dimensions les unes sur les autres. La description d’une trace n’est pas donnée par l’intentionnalité du producteur, ni par ce qu’en fait le récepteur. La communication n’est pas la seule réalité du social. Ou alors il faut la comprendre comme travail. De même que l’intentionalité de l’acteur se heurte à une matérialité objective qu’il veut transformer, de même l’intention de l’acteur se heurte à la matérialité historiquement objectivée de la langue quand il verbalise son activité. En ce sens les verbalisations que nous observons sont une matérialité propre, irréductibles aux seules propriétés caractérisant les locuteurs. Et cette matérialité résiste également à sa réception.

25 En définissant le phénomène symbolique comme travail, Molino rappelle que toute production ou réception symbolique est aussi un travail sémantique et que la transmission de la culture fonctionne comme apprentissage et non comme familiarisation. C’est pourquoi on ne peut éviter une description de la trace qui est justement le résultat, le produit de l’activité, ou le résultat du travail cognitif. Or ce dernier se matérialise sous la forme d’une sémantique qui est seule observable : « un fait symbolique, conduite, parole ou texte, se présente comme un phénomène matériel – courbe, séquence sonore, signes sur le papier – et c’est cette existence matérielle de données signifiantes qui représente le seul point de départ possible pour l’analyse du symbolique ». Pour autant, la description de la matérialité sémantique ne suffit pas, il faut y ajouter une description pragmatique des phénomènes symboliques : « Mais il ne s’agit pas de le (le point de départ) prendre aussitôt comme objet d’une interprétation conçue comme le voulait Dilthey, c’est-à-dire comme ‘le processus par lequel nous connaissons la vie psychique à l’aide de signes sensibles qui en sont la manifestation’. C’est ici que le psychologisme régnant à la fin du siècle dernier faisait obstacle à la constitution d’une méthode des sciences humaines, car l’interprète serait alors réduit

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aux cheminements incertains de l’empathie qui devrait lui assurer la coïncidence avec une autre conscience. L’existence matérielle des traces est ce qui garantit la possibilité d’un premier mode d’approche du symbolique : elles constituent des objets dotés de stabilité et qui donnent prise à l’étude de leurs propriétés et de leurs régularités d’organisation » (p. 24).

26 Ces propositions contiennent une théorie de l’observation à deux étages : ce qui peut être décrit, ce n’est pas l’activité sémantique, ce sont des traces et celles-ci peuvent être observées comme tout autre objet du monde de manière positive. Si la phase d’observation des traces est nécessaire pour atteindre le travail sémantique, la description des traces ne suffit pas pour leur interprétation. Il faut une deuxième description qui appelle les deux autres dimensions du phénomène symbolique, poïésis et esthésis. De la même façon, la description de la poïésis ne coïncide pas entièrement avec l’observation du champ de la production, qui correspond au premier niveau de l’analyse, elle doit également saisir le rapport des acteurs sociaux, définis par les critères objectifs et/ou leur intentionnalité, dans le rapport qu’ils entretiennent avec les outils symboliques pour produire les traces en question. Il en est de même pour la troisième dimension, l’esthésis. Si cette recommandation n’est pas suivie, le phénomène symbolique se dilue dans ce que l’on peut appeler une philosophie de la conscience, le deuxième monde, ou dans une matérialité sociale, le premier monde.

27 Ajoutons que la dimension esthésique se dédouble lorsque le phénomène symbolique est observé par un spécialiste des sciences humaines. Dans ce dédoublement, le phénomène symbolique n’apparaît pas, par conséquent, dans sa totalité aux yeux de l’observateur pour deux raisons. D’une part, comme nous venons de le montrer, l’activité sémantique des interactants, dans ses trois niveaux, n’est pas observable, ce qui est visible ce sont les traces matérielles de cette activité, traces que l’on peut considérer comme formes symboliques et sociales. D’autre part, l’observateur scientifique, à sa place de troisième personne, ne prend pas en compte le travail sémantique interactif auquel il participe par ses propres propositions cognitives. La description des formes sociales n’est que le premier moment de la construction du social. La seconde dimension concerne alors le « dialogue des acteurs et de leurs formes ».

28 Les deux places esthésiques (celui de l’interactant et celui de l’observateur) peuvent- elles être confondues ? La question se pose en sociologie, notamment dans le cadre des démarches acritiques ou ethnométhodologiques : la description des significations des acteurs sociaux est considérée comme suffisante puisqu’ils disposent des mêmes qualités rationnelles et critiques que celles des observateurs, et qu’ils accomplissent par leurs verbalisations le réel même. Ce serait encore une fois rabattre la description des traces matérielles du symbolique (formes sociales) soit sur la réflexivité de la normativité de l’activité, et par conséquent sur l’antinomie d’une raison instituée soit sur l’intentionnalité des interactants. La confusion de ces deux places conduit ces programmes de recherche et celui de la sociologie contemporaine de la science à la méconnaissance de la productivité de la discursivité et de l’écriture24 comme outils de transformation symbolique, à la confusion entre norme et règles, et à l’impossibilité d’observer la capacité d’accumulation et d’innovation de l’institution, conçue alors comme « dispositif cognitif collectif ». Une telle perspective de l’approche qui reconnaît la dimension symbolique vaut pour toute action sociale, celle-ci étant informée par la dimension symbolique que les sociologies contemporaines renvoient à

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la cognition. Pour illustrer notre propos, nous nous attachons maintenant à la sociologie de la connaissance et à la sociologie et à l’anthropologie de la science.

III. L’antinomie de la raison instituée25

29 Le point commun des trois derniers programmes vient de ce que leurs observations mettent en scène ce que l’on pourrait appeler une « raison instituée », dans la mesure où leur description envisage l’action sociale en tant qu’action située et où elles appliquent le « principe de charité » de Davidson26. Les opérations qui les intéressent, en effet, sont les procédures cognitives et communicationnelles dont les interactants usent pour coordonner leurs actions. En ce sens, ces programmes accordent aux significations une valeur pragmatique et leur refusent en quelque sorte toute valeur sémantique, qui soit généralisable ou universalisable. En effet, la propriété essentielle des catégories (et des normes) utilisées par les interactants serait leur indexicalité. C’est pourquoi ces programmes semblent flirter souvent avec le localisme, le relativisme scientifique et, par dérivation, le relativisme culturel. La question se pose alors de savoir si nous sommes devant une alternative pragmatique/sémantique ou si ces deux dimensions, certes hétérogènes, sont conciliables dans la réalité sociale et dans la construction scientifique ?

3.1. Les sociologies de la science

30 Dans le cas d’une alternative entre l’usage pragmatique des catégories et leurs descriptions sémantiques, la science perdrait son caractère d’universalité, d’objectivité et de validité, puisque ses concepts sont traités comme « des procédures interprétatives indexicalisées qui ne peuvent transcender le contexte de leur exercice »27. Le ton de la sociologie contemporaine de la science se veut délibérément démystificateur à l’égard de la notion de rationalité et des paralogismes avec lesquels l’épistémologie classique pouvait la penser. Reprenons, par exemple, la description que B. Latour28 donne de la « science en train de se faire » et son refus du paralogisme empiriste avec lequel la validation des propositions serait le résultat d’une conformation des théories à la Nature. Celle-ci serait, de fait, produite par la démarche elle-même. La description refuserait aussi un paralogisme sociologique, l’observation montrant que la validité des propositions ne peut tenir de l’accord de la communauté savante et de ses conventions : la Société, comme il l’écrit, est également le résultat de la construction savante. C’est pourquoi l’auteur refuse, toujours dans le même texte, qu’on caractérise son analyse de relativiste, et préfère la prédiquer de relationnelle. Démystificatrice, la sociologie contemporaine de la science se veut aussi critique de l’asymétrie entre connaissances savantes et connaissances ordinaires (ou traditionnelles). On pourrait alors conclure à une rationalité commune sous-jacente à ces deux formes de connaissance, qui permettrait de justifier l’utilisation du concept de « traduction » que les spécialistes de la sociologie de la science prennent comme opérateur cognitif et social de la connaissance scientifique. Cependant la thématisation de la notion d’asymétrie et son refus empêchent les chercheurs de s’interroger sur une éventuelle productivité cognitive interne à la connaissance savante, qui expliquerait la force, le pouvoir du savoir scientifique et fonderait, d’une part, l’asymétrie cognitive en question et, d’autre part, l’accumulation des connaissances qui rend possible le « progrès scientifique ».

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Cette interrogation serait essentielle, pourtant, pour saisir avec plus de précision l’asymétrie sociale que l’on aurait le droit et le devoir de critiquer.

31 En effet, pour expliquer l’asymétrie, les descriptions peuvent faire un retour au paralogisme holistique lorsqu’elles observent les discours scientifiques. Ceux-ci sont des langages publics, et, en corollaire, seraient régis par des normes elles-mêmes publiques et institutionnalisées au sein de la communauté linguistique. La communauté savante définit les critères de la signification, et, notamment, ceux caractérisant les normes de la profession disciplinaire, et la rationalité sous-jacente. Le conventionnalisme des procédures produit un relativisme scientifique qui se fond en quelque sorte dans un relativisme culturel. Pour reprendre un exemple emprunté à J. De Munck, la température de la physique du XVIIe siècle et celle de la physique du XXe seraient incommensurables, le concept, utilisé dans des contextes (culturels) différents ne signifierait la même chose qu’en apparence : « les conditions de la signification du concept de température sont l’ensemble des ‘théories’ des communautés linguistiquement distinctes qui l’utilisent. Il n’y a rien de commun entre leurs croyances respectives sur l’espace, le temps, la chaleur, le fonctionnement des appareils de mesure, et de proche en proche, le statut de la nature, l’existence de Dieu, les croyances politiques, etc. Il n’y a pas de super-contexte permettant d’établir une équivalence entre les réseaux holistiques. » Les théories seraient incommensurables, non révisables, et il n’y aurait pas de progrès de la connaissance. On le sait, ce paralogisme holistique ruinerait toute communication que la possibilité et la réalité de la traduction mettent en question. Comme le montre J. De Munck, la sortie de ce paralogisme impose que l’on puisse distinguer entre concept et conception, cette dernière étant définie « comme un réseau ouvert et complexe de présuppositions enchevêtrées », alors que le concept admet une « visée idéalisante par laquelle nous vivons le même référent lorsque nous interprétons en situation d’intercontextualité ».

32 Les descriptions actuelles peuvent préférer emprunter le cadre des théories de l’action située, par lesquelles la norme est pensée comme « schématisation » (« schéma de configuration d’une situation »), et l’institution comme « interaction située ». Si ces déplacements conceptuels « renouent avec la thématique de l’imagination, et rendent possible la réflexivité des acteurs », les descriptions, cependant, peuvent conduire à un nouveau paralogisme, le « paralogisme situationniste ». Tous les critiques de ces théories29 l’affirment, l’ordre social se résumerait à « une succession contingente de fictions intersubjectives qui ne surgissent du flux des interprétations que pour se désintégrer »30.

33 Ce cadre théorique reconnaît ainsi la dimension cognitive de la norme, cependant il oublie deux des composantes essentielles de la normativité : la dimension intersituationnelle (son universalité) et la dimension d’« obligatoriété »31. Les concepts utilisés comme ceux d’« ajustement interactif », de « montée en généralité », des « attentes réciproques » ne rendent pas compte de ces deux dimensions. L’auteur renvoie le lecteur à la distinction bien connue établie par la pragmatique de G. Mead32 entre play et game : « la différence, nous dit-il, réside dans le type de rapport à la norme qu’entretiennent les acteurs ». Dans le jeu libre, celui-ci peut être résumé dans une « convention locale », une « routine », ou « une dissymétrie d’un rapport de pouvoir », entre des joueurs en interaction. Le jeu réglementé appelle une norme commune valable pour tous. Selon l’auteur, la difficulté des théories de l’action située vient de ce qu’elles ramènent le jeu réglementé au jeu libre, « ne parvenant pas à thématiser » ce

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qui les distingue, non une idéalisation sémantique mais « une idéalisation pragmatique ».

34 L’institution scientifique suppose l’acquisition de cette perspective idéalisante comme normativité de sa pratique et c’est ce qui fait la spécificité scientifique de ses connaissances. Or les observations de la rationalité scientifique, effectuées par les spécialistes de la sociologie et de l’anthropologie des sciences, identifient la normativité scientifique à des « procédés d’objectification »33. Elles prétendent que ceux-ci transforment « les résultats d’ajustement tâtonnants et négociés en des données de fait, soi-disant constatées de façon neutre ». Ils travestissent « des inférences contextualisées en des raisonnements purement informels ». De ce fait, les sociologies de la science ne peuvent échapper à la position relativiste, et ne peuvent faire la distinction entre une « procédure rationnelle d’interprétation dans une situation de coopération et un procédé violent dans une situation de dissimulation, de mensonge, de duperie » (argument habermassien). J. De Munck ajoute encore que « les procédures interprétatives, toutes indexicalisées qu’elles soient, ne sont pas limitées à un seul niveau de réflexivité », sans quoi on réduit la rationalité à des « savoir-faire ». La distinction entre acception et acceptabilité ne peut plus se faire. Du même coup, la productivité de la discursivité formelle ne peut être reconnue, puisque l’on ne saisit plus le « trajet qui conduit d’une situation à une situation-problème, alors que la mise- en-discours est le processus qui permet ce travail réflexif sur la situation ».

3.2. La productivité de la mise-en-discours et des formalisations

35 L’antinomie de la raison instituée met en œuvre, paradoxalement, une théorie de la discursivité qui reste au niveau sémantique, oubliant la normativité propre (la dimension pragmatique) à l’action d’ordre sémantique du travail scientifique. De plus, les interprétations de ce travail sémantique semblent le saisir selon l’ordre de la transmission. Le concept de « traduction », utilisé par les sociologues de la science, en est une manifestation. Bien qu’ils affirment que la traduction transforme le « quasi- objet » de la construction scientifique et les premières hypothèses, ils n’en tirent pas toutes les conséquences. Le concept de traduction se substitue à celui d’une division du travail sémantique. Il ne s’agit pas, en fait, d’une transmission d’informations appropriée ou ajustée aux situations de chacun, mais d’un apprentissage collectif. L’institution scientifique suppose l’acquisition par les participants d’une perspective idéalisante sur leur situation. Rappelons le, les configurations ajustées ne sont pas des configurations normatives.

36 La normativité du travail sémantique scientifique se réalise dans ce que J. De Munck appelle le « moment de la discursivité ». Si la mise-en-discours permet, par l’explicitation et la formalisation qu’elle opère, de transmettre des savoirs dans les formes ordinaires de vie sociale, dans les situations scientifiques, quand un tel savoir n’existe pas encore et doit être constitué, ce sont les investigations croisées des chercheurs et de leurs « alliés » qui engagent une confrontation intersubjective des perspectives. Les « apprentissages situés » ne deviennent des « décisions rationnelles » que par l’activation maximale de la discursivité. Et cette activation est liée à la mise-en- discours dont la productivité dépend de trois de ces caractéristiques : 1/ l’élucidation qui permet une explicitation et une objectivation qui, par elles-mêmes, ouvrent la production de cohérences, de corrélations inédites et élargissent à de nouvelles

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opérations. 2/ La possibilité de généraliser, c’est dire que la mise-en-discours informe les connaissances de « propriétés migratoires ». 3/ La transmissibilité, liée au caractère public du discours, rend possible un apprentissage collectif. L’institution scientifique, dans cette perspective, admet comme normativité un dialogue constant des scientifiques avec les formes sociales que sont les savoirs diversifiés. Du coup, l’explicitation devient un instrument de contrôle intersubjectif des apprentissages. De Munck qualifie la science de « processus d’apprentissage fondamental de la vie moderne ».

37 Le moment discursif, comme opération de symbolisation (explicitation et formalisation scientifiques, etc.) n’est qu’une actualisation particulière ou spécifique de la nature du lien symbolique, « sa réversibilité virtuelle », comme le formule A. Petitat. Ce dernier affirme à propos de cette propriété : « la prise de conscience change les possibles et donc modifie les carrefours de notre liberté. C’est sur un tel processus d’ouverture créative et de dépassement, de construction du réel à travers de nouvelles virtualités que se fondaient les cultures humaines. Il faut donc les saisir sous cet angle fondateur de la mouvance et du déplacement et non pas sous celui de la construction communautaire du sens qui aboutit invariablement à diviniser le code partagé, à fondre les relations à soi et à l’autre dans un hors de soi intangible. La révolution symbolique, en rompant avec les comportements héréditaires et conditionnés, débouche non pas sur un autre code fixe, mais sur des codes fluctuants, pluriels, polysémiques branchés sur des espaces de jeux, de réversibilité, et de régulation ». Il s’agit en fait de la capacité méta-cognitive, qui permet une distance ou un écart par rapport aux perceptions et aux représentations existantes.

3.3. Savoir et domination

38 Reste un dernier problème que nous n’avons pas abordé, celui de la critique de l’asymétrie sociale, critique légitime des sociologues de la science qui la constatent dans le champ lui-même et hors de ce champ. En rendre compte exige que l’on distingue l’asymétrie cognitive de l’asymétrie sociale. L’asymétrie cognitive relève de l’usage systématique et normatif des procédures qui accroissent la productivité sémantique et les connaissances. L’asymétrie sociale, ou plutôt, les relations de domination sont attestées socio-historiquement dans la « vie scientifique » comme dans toutes les situations de la vie sociale. Si nous ne les prenons pas en compte, notre analyse pourrait être ramenée à une idéalisation de la vie scientifique, comme de la vie sociale. Nous réfutons cependant cette objection dans la mesure où nous avons été conduits, au cours de notre réflexion, à adopter d’abord un fondement archéologique de type anthropologique. Il est temps de cumuler cette démarche avec une approche sociologique ou historique.

39 Pour se faire, nous devons, trop rapidement, suivre les analyses de J. De Munck, concernant les hypothèses de l’orientation interactionniste, le Background ou l’intentionnalité collective de J. Searle, ou celles du « monde vécu » de J. Habermas. Les catégories, que les acteurs sociaux utilisent pour percevoir une situation et définir leur part dans l’action sociale, dépendent effectivement d’une histoire collective aux multiples acteurs. Sur le plan anthropologique, nous avons appris que, pour pouvoir produire et construire leurs références et pour être efficients dans leurs actions, les acteurs n’ont pas besoin de posséder des concepts scientifiquement corrects. Il suffit

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que leurs catégories soient pertinentes pour la coordination de l’action. « Il y a une division du travail sémantique dans une société », dans laquelle les individus doivent, d’une part, « eux-mêmes apprendre comment exercer leur rôle au sein de la division du travail sémantique » (p. 87-88), et, d’autre part, contribuer ou coopérer à la production de cette sémantisation. La particularité de la production du travail sémantique est d’être distribuée dans l’ensemble social et sa nature relève d’un « apprentissage collectif ».

40 Si l’on admet cette perspective anthropologique, les institutions sociales, comme l’institution scientifique, peuvent être, d’abord, considérées comme des « dispositifs cognitifs collectifs ». Les rapports de domination entre l’institution scientifique et les autres dispositifs cognitifs collectifs et les acteurs qui y participent, ou à l’intérieur de l’institution scientifique elle-même, viennent de ce qu’on ne reconnaît pas la division sociale du travail sémantique. On peut se permettre par exemple : 1/ de déqualifier la connaissance des autres institutions et celle des individus (la médecine contre le charlatanisme, l’astronomie contre l’astrologie, la sociologie contre le sens commun) et renoncer au principe de charité de Davidson dont nous avons parlé plus haut. 2/ On peut aussi s’approprier les connaissances distribuées dans l’ensemble social (comme cela fut le cas autrefois de l’organisation scientifique du travail, ou comme la construction des systèmes experts aujourd’hui). 3/ Enfin, on peut exclure les autres dispositifs cognitifs collectifs et les autres acteurs sociaux de la connaissance légitime et fonder ainsi des monopoles de définition du savoir qui sont parfois remis en question sous la forme par exemple du « forum hybride » dont parlent M. Callon et P. Lascoumes34, ou des « comités des sages » qui se constituent pour définir la légitimité de recherches en biologie. Dans ce jeu des stratégies possibles et réalisées, d’une part, des acteurs sociaux et des institutions sont expropriés non seulement de leurs capacités à participer et à coopérer à la réalisation du travail sémantique collectif, mais également du bénéfice de l’accès à l’apprentissage collectif, nécessaire à leur propre normativité. De plus, l’accroissement potentiel des apprentissages collectifs en sort réduit, la normativité anthropologique du travail sémantique consistant à la fois à accroître la normativité35 individuelle et la normativité collective. Enfin, la sociologie et l’anthropologie de la science réussissent fort bien à montrer comment les rapports de domination se constituent dans le champ scientifique en fonction des alliances humaines et non humaines sans pouvoir montrer que l’asymétrie sociale est aussi pénalisante pour la productivité des connaissances : ces alliances sont, en effet, productives de connaissances, tout en fermant la possibilité d’autres productivités qui auraient pu ou non être plus pertinentes du point de vue des connaissances, ou plus efficientes dans une division du travail de production des connaissances plus démocratique.

Conclusion

41 La réflexion que nous venons de proposer se basait sur la conviction que la démarche sociologique, pour être cumulative, devait sortir des polarisations qu’elle inscrit, entre holisme et individualisme, ou entre fait et acteur, et accepter une ontologie hétérogène de son objet, que nous caractérisons comme le « dialogue des acteurs avec leurs formes » sociales, ou avec leur culture. Pour se faire, la démarche exige que les formes sociales en question soient reconnues comme des formes symboliques. Ce qui veut dire

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que le sociologue ne devrait pas oublier la dimension anthropologique de son objet. Nous avons voulu montrer, en suivant J. Molino, quels outils conceptuels appelait une telle description. La structure ternaire du phénomène symbolique – poïésis, esthésis, trace –, commande des observations autonomes de ces trois dimensions, et notamment la prise en compte d’une description positive des traces, seule opérante pour reconnaître le travail sémantique des acteurs ou des institutions sociales. Elle évite également que l’on dilue dans ces traces les phénomènes pragmatiques de constitution de l’ordre social et cognitif des sociétés. Elle permet de décrire comment la distribution des savoirs peut être clôturée par les usages établis par les acteurs sociaux et les rapports sociaux de la division sociale de ce travail sémantique. Dans cette perspective, nous pouvons à la fois accepter les critiques des sociologies de la science et en même temps préciser les limites de leur opérativité. La voie que nous avons choisie ne passe pas par une comparaison historico-sociale des formes de rationalité et de son universalisation, proposée par M. Weber, dans la mesure où celles-ci sont toujours en même temps une distribution cognitive des savoirs et une division sociale du travail sémantique. Notre démarche repose essentiellement sur le fondement archéologique anthropologique de la construction des savoirs de la société et la production du sens de leur vie sociale.

NOTES

1. G. Busino, Intorno alle discussioni e ricerche recenti sulla sociologia delle scienze, in « Revue Européenne des sciences sociales », XXXIX, 2001, n° 120, pp.145-189. 2. A. Kremer-Marietti, (sous la direction de) Ethique et épistémologie autour du livre « Impostures intellectuelles » de Sokal et Bricmont, Paris, L’Harmattan, 2000. 3. G. Busino, op. cit. 4. B. Latour, Nous n’avons jamais été modernes, essai d’anthropologie symétrique, Paris, La Découverte, 1991. 5. M. Bunge, Treatise on Basic Philosophy, t. III, Ontology 1 : the furniture of the world, Dordrecht, Boston, D. Reidel Publ. Co., 1977. 6. J. Molino, Du changement au devenir. Remarques sur la notion de changement dans les sciences humaines, in « Revue européenne des sciences sociales », XXXVI, 1998, n° 110, pp.185-197. 7. J.M. Berthelot, Les nouveaux défis épistémologiques de la sociologie, in « Sociologie et sociétés », XXX, 1998, n° 1, pp. 23-38. Epistémologie des Sciences sociales, PUF, 2001. 8. M.S. Archer, Théorie sociale et analyse de la société, in « Sociologie et sociétés », XXX, 1998, n° 1, pp. 9-22. 9. P.M. Menger, Les temps, les causes et les raisons de l’action, in J.Y. Grenier, C. Grignon, P.M. Menger, Le modèle et le récit, Paris, Editions de la Maison des Sciences de l’Homme, 2001, pp. 103-177. 10. A. Petitat, Individu et forme sociale, in « Bulletin de l’A.I.S.L.F. Vers le Congrès de Tours », 18, 2002. 11. G. Gurvitch, La vocation actuelle de la sociologie, t. 1 et 2, cité par A. Petitat, op.cit. p.48. 12. A. Touraine, Critique de la modernité, Paris, Fayard, 1992. 13. F. Dubet, La sociologie de l’expérience, Paris, Seuil, 1994.

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14. J. Elster, The multiple self, Cambridge, Cambridge University Press, 1986. 15. B. Lahire, L’homme pluriel. Les ressorts de l’action, Paris, Nathan, 2002. 16. J. Searle, The construction of Social Reality, New York, The Free Press, 1995. 17. J. De Munck, L’institution sociale de l’esprit : nouvelles approches de la raison, Paris, PUF, 1999. 18. Dès lors que les dispositions des acteurs sont appelées à filtrer la perception des situations. 19. De manière moins opératoire ou centrale dans la seconde tradition. 20. K. Popper, L’univers irrésolu. Plaidoyer pour l’indéterminisme, Paris, Hermann, 1984. 21. J. Molino, Interpréter, in C. Reichler L’interprétation des textes, Paris, Ed. de Minuit, 1989. 22. J. Molino, Sur la situation du symbolique, in Georges Duby, Aix-en-Provence, L’Arc, 1978. 23. J. Molino, (1989) op. cit. 24. Cf. notamment J. Goody, La logique de l’écriture. Aux origines des sociétés humaines,Paris, Armand Colin, 1996. 25. Ce titre est emprunté à une formulation de J. De Munck, op. cit. 26. J. De Munck, op. cit. : « Le principe de charité dans lequel Davidson voit une condition éthique de nos pratiques interprétatives : nous devons faire comme si notre interlocuteur était aussi rationnel qu’il nous est possible de l’envisager, c’est-à-dire qu’il faut traiter tout locuteur en lui prêtant une humanité aussi ‘complète’ que possible. » (p. 93). 27. Cf. J. De Munck, op. cit. Dans cette dernière partie, nous empruntons très largement à son ouvrage. 28. B. Latour, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, Paris, La Découverte, 1991. 29. Notons que B. Latour a aussi fait une critique solide de l’interactionnisme et de l’action située dans son article Une sociologie sans objet. Remarque sur l’interobjectivité. Travail et Cognition, in « Sociologie du travail », n° 36, vol. IV, 1994. 30. J. Habermas, Logique des sciences sociales et autres écrits, Paris, PUF, 1987, p. 424, cité dans J. De Munck, op. cit., p.132. 31. J. De Munck retrouve là une intuition de M. Mauss passée souvent inaperçue du fait de la confusion que les lecteurs font entre obligation et contrainte. Cf. L’essai sur le don, in Sociologie et Anthropologie, PUF, 1968. 32. G. Mead, L’esprit, le Soi et la société, Paris, PUF 1963. 33. A. Cicourel, The organization of Juvenile Justice, New Brunswick (USA) et London (UK), Transactions Publishers, rééd. en 1995, cité par J. De Munck, Op. cit., p. 134. 34. M. Callon et P. Lascoumes, Vivre dans un monde incertain, Paris, Le Seuil, 2001. 35. Le concept de normativité est pris ici au sens donné par G. Canguilhem, concept par lequel on peut rendre compte du vivant comme pôle de création de valeurs, activité non réductible à une adaptation/inadaptation aux contraintes du milieu mais qui tend, tout en répondant à des contraintes de l’environnement à participer à la structuration de cet environnement par l’invention de solutions inédites. Le normal et le pathologique, Paris, PUF, 1966.

AUTEUR

NICOLE RAMOGNINO Département de sociologie Université de Provence, Aix-en-Provence

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Différenciation, antidifférenciation : la sociologie des sciences dans l’impasse ?

Pascal Ragouet

1 Mon objectif n’est pas de présenter ici un bilan exhaustif des travaux conduits en sociologie des sciences1 et je ne me hasarderai pas non plus à inscrire mon propos dans un projet d’« histoire sociale de la sociologie de la science » comme a pu le faire Bourdieu dans son dernier cours au Collège de France – sans d’ailleurs l’assumer véritablement2. Le pari qu’il s’agit de relever ici est de procéder à une restitution stylisée et polémique de la polarisation théorique du champ de la sociologie de la science; stylisée parce qu’elle ne s’inscrit pas dans un projet de restitution affinée et nuancée des prises de position qui structurent ce champ, polémique parce que « la vérité n’est pas fille de la sympathie ». C’est à cet aphorisme de G. Bachelard que se rallie peu ou prou G. Canguilhem lorsqu’il écrit : « La malveillance critique n’est pas une pénible nécessité dont le savant pourrait souhaiter se voir dispensé, car elle n’est pas une conséquence de la science mais son essence »3. La mise en œuvre d’une certaine malveillance critique me paraît bénéfique sur deux plans : elle invite au débat en aiguillonnant et elle peut permettre au critique une vision plus claire de ses propres positions.

2 Le tableau que je propose à la discussion est en fait un triptyque dont la construction doit beaucoup aux travaux de T. Shinn et, plus particulièrement, aux différents articles qu’il a consacrés à la recherche technico-instrumentale4. Il y développe des arguments qui peuvent constituer un cadre propice à un retour réflexif sur la spécialité. Le premier d’entre eux a trait à l’hétérogénéité des modes de production et de diffusion de la science. Longtemps, la sociologie de la science, celle entre autres de R.K. Merton, N. Storer ou J. Ben-David, est restée centrée sur le mode de production disciplinaire et a du coup fortement insisté sur les processus de démarcation en spécialités et sous- spécialités, sur les mécanismes de division disciplinaire du travail scientifique. Ce parti- pris différenciationniste a été fortement remis en cause à partir de la fin des années soixante-dix par ce que T. Shinn appelle la « nouvelle orthodoxie »5 désignant ainsi les

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travaux qui se sont développés dans la ligne du Programme Fort6 mais aussi en décalage critique avec lui. T. Shinn va même plus loin en affirmant, et je le suivrai là encore sur ce terrain, que ce courant défend une approche anti-différenciationniste sur le plan sociologique comme sur le plan épistémologique. Il semblerait par conséquent que différenciation et anti-différenciation soient devenus aujourd’hui les termes d’un débat apparemment sans issue. Mais il y a plus… et pire sans doute. Ce débat se solde aujourd’hui par l’abandon d’une ambition, celle de penser « la »science et non « les »sciences. Qu’est-ce à dire ? Cela signifie-t-il que les sociologues, contrairement aux épistémologues, n’aient rien à dire sur la question ? Cela signifie-t-il que pour certains d’entre eux, sans doute les moins proches de l’optique antidifférenciationniste, la question de l’intégration « des » sciences ne soit pas une question sociologique, ou tout au moins une thématique sociologiquement problématisable ? La science serait-elle irrémédiablement soluble dans la sociologie ?

3 Le schéma ci-dessous me semble assez bien mettre en perspective trois façons de penser la science, trois scénographies distinctes :

Figure 1. – Trois façons de penser la science

4 Dans le premier cas, l’intégration de la science est sociologiquement pensée sur un plan institutionnel et les structures cognitives de la science ne ressortissent pas du domaine de juridiction de la sociologie; c’est une affaire d’épistémologue. Dans le second cas, l’intégration institutionnelle de la science est sociologiquement relativisée par l’analyse des processus de différenciation horizontale et verticale des structures sociales de la science. Les structures cognitives de la science ne ressortissent toujours pas du domaine de juridiction de la sociologie. Dans le troisième cas, l’intégration institutionnelle de la science est sociologiquement niée et les structures cognitives de la science, objet désormais justiciable d’une analyse sociologique, ne sont pas pensées

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comme un tout homogène, spécifique, se démarquant des structure de la connaissance commune. Quand on passe de la première à la seconde scénographie, on perd l’unité institutionnelle de la science sans penser l’unité relative de ses structures cognitives. Quand on passe de la seconde à la troisième scénographie, on perd non seulement l’unité institutionnelle de la science et son unité épistémique mais aussi la société et, corrélativement, les sociologues – à quoi bon la sauver si son objet se dilue et si les ressources cognitives dont elle dispose sont celles que tout acteur social mobilise ! Le monde est parcouru en tout sens par des hybrides et son étude nécessite par conséquent des « hybridologues ».

5 J’aimerais porter rapidement un regard critique sur chacune de ces scénographies pour proposer ensuite quelques éléments qui pourraient permettre d’envisager une quatrième perspective dite configurationnelle et transversaliste. Cette position ne s’inscrit pas en rupture complète avec l’approche différenciationniste. Elle tendrait plutôt à lui reprocher sa propension à négliger des modes de production et de diffusion de la science transversaux aux démarcations disciplinaires, à réifier ces démarcations et à refuser de contribuer à la saisie sociologique des processus d’unification épistémologique tendancielle. En revanche, elle est plus critique avec les approches antidifférenciationnistes qui ne rendent pas compte de la complexité du paysage institutionnel et intellectuel de la science et travaillent plus ou moins efficacement à sa négation pure et simple.

I. Différenciation : la science « atomisée »

6 Il revient à Merton d’avoir tenté de penser en sociologue l’unité de la science. Cela dit, la tâche a été remplie dans le respect scrupuleux de la division du travail entre épistémologie et sociologie. Pour Merton, la sociologie n’a rien à dire sur le contenu des sciences; elle ne peut y prétendre à moins de sombrer dans le relativisme7. C’est pourquoi le sociologue américain s’est attaché, d’une part, à l’analyse de la structure normative de la science, en mettant au jour les impératifs institutionnels qui constituent selon lui l’ethos de la science et d’autre part, à l’étude du système de récompense propre à l’institution scientifique. La science constitue pour Merton une unité parfaitement fonctionnelle, dotée d’institutions de régulation justes et légitimes; elle est, comme le dit si bien Bourdieu, « un de ces collectifs qui accomplissent leurs fins à travers des mécanismes sans sujets orientés vers des fins favorables aux sujets ou, du moins, aux meilleurs d’entre eux »8.

7 Cette perspective fonctionnaliste a longtemps prévalu; cependant, le motif de la communauté scientifique a peu à peu disparu pour faire place à un espace différencié à la fois verticalement – en termes de reconnaissance et de prestige – et horizontalement – en termes de disciplines, d’organisation ou de profession.

1. Différenciation horizontale : la question des démarcations disciplinaires, professionnelles et institutionnelles

8 Mon exposé risque ici de devenir un peu scolaire dans la mesure où je suis contraint d’exemplifier. La plupart des sociologues des sciences qui ont œuvré dans les années soixante et soixante-dix se sont efforcés de mettre au jour le caractère hautement différencié de la communauté scientifique au point que l’idée même de communauté a

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progressivement disparu. Cependant, la mise en évidence du caractère morcelé de l’institutionnalisation de la science a été conduite dans des termes différents.

9 Certains se sont penchés sur la question de l’émergence des disciplines. On citera à titre d’exemple l’étude de J. Ben-David et R. Collins sur la genèse de la psychologie9, étude dans laquelle les deux auteurs introduisent leur fameuse notion d’« hybridation de rôles », désignant par là l’un des facteurs sociaux de l’innovation. On citera encore le travail de Mullins sur le groupe du « phage »10 qui, pour sa part, ne se situe pas dans la lignée du fonctionnalisme mais propose une explication de l’avènement de la biologie moléculaire qui doit beaucoup au travail de Kuhn. On peut d’ailleurs considérer Kuhn lui même comme l’un des représentants centraux de l’approche différenciationniste. Il n’existe pas chez Kuhn de vision intégrée de la science; sa dynamique est, au contraire, étroitement liée à l’existence de paradigmes incommensurables qui sous-tendent l’existence de micro-communautés de recherche. Kuhn va ici plus loin que les mertoniens dans la mesure où les lignes de démarcation sont de nature à la fois institutionnelle et cognitive11.

10 D’autres sociologues se sont intéressés à la science plutôt dans une perspective de sociologie des organisations et des professions. Au début des années cinquante, un programme psycho-sociologique sur les conditions environnementales favorables à la recherche est mis en œuvre à Ann Arbor dans le Michigan à l’instigation du National Institute of Health. Il débouchera en 1966 sur un ouvrage devenu un classique de la sociologie des sciences, « Scientists in Organizations »12. Les auteurs, D. Pelz et F. Andrews, y développent l’idée que le climat social propice à la créativité scientifique et à la satisfaction au travail serait celui qui assure une impression de confort sans interdire le jeu de forces contradictoires toujours sources d’innovation. La même année, mais dans un esprit plus proche de la sociologie de R. K. Merton, N. Storer propose un cadre d’analyse dans lequel la science est considérée comme une myriade de sous-systèmes sociaux supposant l’existence d’organisations professionnelles13. Un peu avant lui, B. Glaser avait défendu dans « Organizational Scientists »une optique assez proche14.

11 C’est précisément dans la décennie soixante que s’opère la jonction entre la sociologie de la science et la sociologie des organisations15. L’un des travaux représentatifs de cette lignée d’études organisationnelles reste celui de W. Kornhauser qui, dans un ouvrage de 1963, montre que les relations de travail dans les sciences sont marquées par un conflit latent entre la logique de l’organisation et celle de la profession16. Afin de donner à voir ce conflit et la façon dont les acteurs parviennent à le réduire, l’auteur choisit le cas de la recherche industrielle.

12 Les décennies soixante et soixante-dix verront également le développement de toute une tradition de recherche quantitative sur les sciences à la suite des travaux de D. de Solla Price17. Ceux-ci influenceront profondément des sociologues comme D. Crane, J. Gaston ou encore J. et S. Cole dans leurs analyses des « collèges invisibles », dans leurs études des facteurs sociaux de la productivité scientifique et, plus globalement, dans leurs recherches sur la stratification dans les sciences.

2. Différenciation verticale : la stratification dans les sciences

13 Les inégalités dans les sciences ont été globalement étudiées sous deux rapports. Toute une série de travaux développés à la suite des recherches pionnières de Lotka et de de

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Solla Price montrent parfaitement que les scientifiques sont inégaux sur le plan de la production scientifique. On sait à leur suite qu’une grande partie de la production scientifique est le fait d’une minorité et qu’en outre les possibilités d’accès à des revues prestigieuses ne sont pas également réparties. Mais ce n’est pas tout. D’autres travaux révèlent l’existence d’une hiérarchie de prestige. Le travail désormais classique de H. Zuckerman18 sur les prix Nobel ou celui de J. Gaston sur le système de rétribution de la science britannique révèlent sans contestation possible cette réalité : la notoriété scientifique est loin d’être distribuée de façon équitable.

14 Bien entendu, les sociologues se sont posés la question de savoir dans quelle mesure ces deux manifestations de l’inégalité étaient liées. R. K. Merton a été l’un des premiers à formuler le problème. A la suite de ses travaux sur l’ethos scientifiques, il s’est efforcé d’affiner son analyse des structures et des processus sociaux au sein de l’institution scientifique. Cela l’a amené à mettre en évidence des phénomènes de différenciation verticale, de stratification au sein de la communauté scientifique et à la présenter de façon beaucoup moins statique et homogène. Son article sur l’effet Saint-Matthieu19, consacré à l’identification des phénomènes de gratifications cumulatives a suscité le développement de toute une série de travaux sur la question des relations entre production scientifique et notoriété. S. et J. Cole, élèves de R. K. Merton, montrèrent ainsi à travers plusieurs publications20 que la stratification dans les sciences traduit très exactement une échelle de qualité et de performance des chercheurs : le système de rétribution fonctionnerait efficacement Si la visibilité d’un scientifique est liée à sa productivité, c’est avant tout la qualité de ses contributions – mesurée par le nombre de citations reçues – qui est décisive dans l’accès à la rétribution. Dans cette optique résolument fonctionnaliste, le caractère processuel et foncièrement cumulatif de la montée en notoriété est ainsi présenté comme un élément favorable au progrès scientifique. Cette thèse a été défendue également par H. Zuckerman, J. Gaston ou encore, en France, par G. Lemaine21.

15 Dans ces écrits sur les processus de stratification comme dans ceux qui évoquent l’existence de différenciations horizontales, le « motif » de la communauté disparaît. Les sociologues différenciationnistes admettent le fait que la science a une base institutionnelle fortement différenciée, voire même atomisée. Cependant, cette forte différenciation institutionnelle n’implique pas que l’on doive du même coup nier la spécificité épistémique du mode de connaissance scientifique. Cela dit, la question reste du ressort des épistémologues qui, pour une grande part, restent persuadés de l’existence d’une démarcation entre science et non science ou, en tout cas, s’évertuent à penser les modalités d’existence et de pérennisation de cette démarcation. La sociologie a par conséquent longtemps laissé à l’épistémologie le soin de traiter de l’unité et de la spécificité épistémique de la science. Quant à l’épistémologie, elle s’est pour sa part consacrée non pas à la compréhension et à l’analyse des procédures réelles de la recherche scientifique – dans une perspective analytique – mais plutôt à une activité normative tendant à décrire les procédures nécessaires à la validation (ou à la falsification) des énoncés issus du travail scientifique. Un terrain était ainsi laissé en friches par la sociologie comme par l’épistémologie : celui de l’analyse des procédures concrètes du travail scientifique et de ses déterminants. C’est précisément cet espace que les représentants de l’approche antidifférenciationniste investiront, en cherchant à subvertir les catégories classiques de l’épistémologie et en constituant leur sociologie en priorité sur le saccage de ces catégories.

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II. Antidifférenciation : la science « vaporisée »

16 Si le « programme fort » défendu par D. Bloor et B. Barnes a indéniablement marqué un tournant dans l’histoire des modes d’approche sociologiques des sciences, il faut bien convenir du fait que c’est la critique de ce programme par les ethnométhodologues et les tenants de l’anthropologie symétrique des sciences qui a véritablement été décisive dans l’émergence des approches antidifférenciationnistes22.

17 J’aimerai ici rendre compte de ces approches dans une perspective critique en essayant, autant que faire se peut, d’éviter les digressions sur leur relativisme auquel, à maintes reprises, leurs adversaires les ont réduit23. Ce type de critique a le défaut majeur de déplacer le centre de gravité du débat sur un terrain que, précisément, les critiqués refusent de reconnaître, à savoir l’épistémologie.

18 En me laissant aller à la malveillance critique dont je défendais tout à l’heure les vertus, j’avancerais bien la thèse selon laquelle les approches antidifférenciationnistes, par delà leurs différences, ont en commun de s’appuyer peu ou prou sur trois piliers : le textisme, l’hyper-relationnisme et une nette tendance à la compulsion idiographique.

1. Textismes

19 Par la notion de textisme, on entend désigner ici la tendance à considérer que tout est texte dans la réalité sociale. Il paraît possible de distinguer deux versions du textisme : l’une que je qualifierai de sociologique et l’autre de sémiotique.

20 Dans le premier cas, le textisme désigne une démarche consistant à réduire les pratiques scientifiques à de simples procédures discursives. Je pense par exemple à toutes ces analyses qui restent focalisées sur les échanges conversationnels dans les laboratoires et dont le travail de M. Lynch est à maints égards un archétype caricatural24. On peut voir également dans le travail de B. Latour et S. Woolgar une incarnation de ce type de posture25. Leur expédition au sein du laboratoire du Professeur Guillemin les amène à attribuer aux textes, à l’écriture, un rôle central dans la fabrication des faits comme fiction. Pour eux, une sociologie réaliste de la science est avant tout une sociologie des pratiques d’inscription attentives à la transformation continue des phénomènes en re-présentation, en re-re-présentation voire en (re)n- présentations. L’activité scripturale représente le cœur de l’activité scientifique : c’est elle qui est au principe de la construction des faits, c’est elle aussi qui vient inverser la relation entre les objets et les inscriptions et qui, en gommant les modalisations d’énoncés, permet d’asseoir la facticité des faits scientifiques. C’est elle enfin qui permet d’assurer aux faits scientifiques une certaine stabilité dans le temps, une certaine résistance aux assauts critiques des concurrents. Le texte scientifique est profondément marqué par la nature concurrentielle du champ scientifique. On pourrait encore citer ici le travail de K. Knorr-Cetina26.

21 Dans sa seconde version, la notion de textisme renvoie au parti pris consistant à analyser, dans une perspective sémiotique, les pratiques scientifiques et tous les dispositifs environnementaux repérables dans lesquels elles prennent place. Sur ce point, on notera qu’il a rarement été signalé à quel point les tenants de la théorie de l’acteur réseau sont redevables à la sémiotique et, plus particulièrement, celle de A. J.

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Greimas27. Les analyses qui font la trame de La science en action, par exemple, sont profondément marquées par ce courant28. On pourrait évoquer également l’article très connu de M. Callon sur les coquilles Saint-Jacques de la baie de Saint-Brieuc. Cette version sémiologique du textisme est très étroitement solidaire d’une posture d’analyse que l’on pourrait qualifier, à la suite de B. Latour, de « relationniste ».

2. Hyperrelationnisme et anhistoricisme

22 Ce terme a été apparemment emprunté à K. Mannheim sans réel bouleversement de sens. En effet, pour ce dernier, le relationnisme « signifie simplement que tous les éléments de signification dans une situation donnée se rapportent les uns aux autres et tirent leur sens de ces interrelations réciproques dans un cadre de pensée donné »29. La démarche des théoriciens de l’acteur-réseau se trouve relativement bien décrite par cette citation. Le parti pris relationniste se traduit par la saisie d’une entité donnée dans un réseau d’éléments sensé donner un sens à cette entité.

23 Ce type de posture aboutit, d’une part, au développement d’une notion qui connaît une large expansion – au delà même du strict point de vue antidifférenciationniste –, celle d’hybridité. C’est ainsi que l’on parle de « forums hybrides »30, d’« agents hybrides d’innovation »31 et d’« hybrides »pour évoquer la vache folle, la pollution des rivières, les trous d’ozone ou les embryons congelés. L’usage récurrent de ce terme est redoublé par l’invention de termes eux-mêmes hybrides tels que « socio-nature »ou « technoscience ». Certes, je n’ai pas pris le temps ici de recenser les multiples usages de ce qualificatif et la nature de ces usages. Je n’ai pas non plus pris le temps de tenir la comptabilité rigoureuse des occurrences de la notion dans un corpus raisonné de textes traitant de sociologie des sciences mais je proposerais bien au titre d’hypothèses de recherche, d’une part, celle de la centralité grandissante de cette notion et, d’autre part, l’idée selon laquelle le terme permet de faire l’économie d’une démarche « factorialiste » : la notion d’hybridité permet d’inscrire une entité dans un réseau de relations sans que l’analyste ait à se demander quelles sont les relations les plus pertinentes pour saisir pleinement la signification sociologique de cette entité. Les entités hybrides sont le reflet de pratiques sociales dont on prétend qu’elles conservent les traces. J’ajouterai pour en terminer provisoirement avec ces considérations sur la notion d’hybridité que sa présence récurrente dans les textes antidifférenciationnistes est un paradoxe. Une réalité est dite hybride parce qu’elle porte la trace de logiques différentes ou au moins différenciées. La notion d’hybridité, articulée à une visée antidifférenciationniste, présuppose donc l’existence de logiques de différenciation. L’antidifférenciationnisme aurait par conséquent besoin du différenciationnisme pour exister. En revanche, elle n’a pas besoin de l’histoire.

24 Si, en effet, en tant que sociologue des sciences, on admet que l’analyse sociologique d’un phénomène particulier – la transformation de la bactériologie32 par exemple – consiste simplement à le recontextualiser i.e. ici isoler l’unité sémiotique composite dans lequel le phénomène prend un sens – qui constitue son sens –, si l’interprétation sociologique de ce phénomène se réduit à ce travail de réticulation, il n’est plus indispensable de tenir compte de l’histoire. Cette absence d’intérêt pour l’histoire se traduit, sur le plan méthodologique, par le choix de techniques d’observation hic et nunc et corrélativement au rejet de certaines questions et thématiques de recherche. Lorsque l’on prend en considération, d’une part, cette mise à l’écart de la perspective

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historique et, d’autre part, le rejet de tout programme « implicationniste »33, on se demande ce qui peut rester de la sociologie dans ce type de recherche. De la sociologie « classique »tout au moins…

3. La sociologie vaporisée ?

25 Bien évidemment, les critiques qui précèdent sont formulées d’un certain point de vue, en fonction d’une conception très classique de la sociologie. En ce qui me concerne, la sociologie me paraît devoir correspondre à trois critères : 1/ être une science empirique, 2/ dont l’ambition est de produire des faits (par la mise en œuvre de techniques de réduction de la réalité empirique) et du savoir (par la mobilisation d’une rationalité implicationniste), 3/ tout en restant vigilante par rapport aux limites de son instrumentation. La sociologie ne saurait se réduire à une entreprise purement descriptive ou idiographique; elle se doit de mettre en relation les faits qu’elle construit avec d’autres faits dûment établis ou des corpus théoriques antérieurs34.

26 Les tenants de la position antidifférenciationniste développent une toute autre image de la sociologie à travers leurs écrits, une sociologie idiographique – dont les laboratory studies sont de parfaites incarnations –, bien souvent obnubilée par le contexte pratique local et, en outre, très peu réflexive. On notera sur ce point l’étonnante absence de questionnement sur les limites de l’étude de cas, pourtant largement mobilisée, et sur la démarche ethnographique. Il y a pourtant matière à développements. Il suffit de lire les quelques pages que R. Boudon consacre au travail de B. Latour et S. Woolgar35 et dont les propos critiques s’appliquent tout à fait à la plupart des ethnographies de laboratoire36 : le fait qu’une description dépend d’un angle de vue, qu’une description hyperréaliste « n’a pas plus de titre à représenter la vérité de son objet et à disqualifier d’autres types de descriptions qu’un portrait hyperréaliste à disqualifier Frans Hals »37, le fait également que ce type de démarche ne permet pas de saisir les objectifs lointains structurant le travail des chercheurs.

27 Que reste-t-il donc de la sociologie dans ces conditions ? Que restet-t-il de cette science quand on réduit son propos à quelque chose de purement idiographique, focalisé sur les circonstances locales des pratiques, quand on lui dénie toute ambition « implicationniste » ?

28 Textisme, hyperrelationnisme, oubli de l’histoire, mépris de la sociologie classique : telles sont les caractéristiques cardinales des approches antidifférenciationnistes. Cela dit, il me paraît à la fois important et honnête de souligner les apports de ce courant. J’en entreperçois pour ma part trois.

29 Il faut bien convenir du fait que ce sont les auteurs inscrits dans cette perspective qui ont non seulement insisté sur la nécessité de s’intéresser aux pratiques scientifiques in situ, à leur « matérialité », à leur instrumentalité mais qui ont aussi mis en œuvre ce programme de recherche. Même si E. Durkheim soulignait en son temps qu’à côté de la science « actuelle et réalisée, il en est une autre, concrète et vivante »38 dont il suggérait fortement l’intérêt de l’analyse39, les auteurs que j’inscris dans l’approche antidifférenciationniste ont pour leur part montré en acte la pertinence qu’il y avait à analyser la science en train de se faire.

30 Les travaux antidifférenciationnistes ont par ailleurs largement contribué à ce que la sociologie des sciences dispute à l’épistémologie le droit de dire ce qu’est la science. Le partage des tâches prévalent jusque dans les années soixante-dix imposait aux

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sociologues des sciences une prédéfinition inacceptable de leur objet. En remettant en cause cette division du travail qui cantonnait la sociologie des sciences à une science de l’institutionnalisation des sciences, les promoteurs de l’antidifférenciationnisme ont posé les jalons d’une réflexion sur l’objet réel de la sociologie des sciences. Les partitions disciplinaires étaient à l’origine d’une préconstruction de l’objet qui ne devait pas grand-chose à une entreprise de problématisation théorique. On peut reconnaître aux approches antidifférenciationnistes d’avoir souligné l’impact préformant des catégories de l’épistémologie et d’avoir dénoncé la constance avec laquelle les épistémologues ont naturalisé des frontières.

31 Les travaux antidifférenciationnistes ont enfin amplement démontré tout le parti qu’il y avait à tirer des méthodes d’observation ethnographique, même si, sur ce point, on regrettera l’absence systématique de retour réflexif sur le statut des matériaux empiriques récoltés. En achevant ainsi ma critique des approches antidifférenciationnistes sur des considérations plus positives, je suggère que ma malveillance critique a des limites, celles que lui fixe l’ambition de la dialectisation au sens bachelardien du terme40. Les approches antidifférenciationnistes consistent finalement en une négation purement contradictoire des approches différenciationnistes et ce sur tous les plans, en opposant à une vision disciplinairement sectorisée de la science, celle d’une maillage de relations sans frontières, en assurant la promotion de méthodes ethnographiques appliquées à des études de cas là où les autres semblent militer en faveur de techniques plus extensives, en substituant à la logique classique de la catégorisation, celle de la déconstruction systématique sans construction. C’est sans doute à cette logique de la négation contradictoire à laquelle pense P. Bourdieu lorsqu’il s’en prend aux stratégies de « ruptures ostentatoires » si fréquentes en sociologie des sciences qui « retardent l’accumulation initiale dans un paradigme commun (…) et retardent l’institution de modèles forts et stables »41. Suivant en cela G. Bachelard, dont on ne dira jamais assez à quel point son épistémologie est aussi une pédagogie de la modestie, j’aimerais convaincre de la nécessité de la dialectisation des approches qui consiste non pas à subsituer à une position sa contradiction pure et simple mais à envelopper les deux dans une synthèse plus vaste. Les propositions qui suivent résultent de cette volonté. Elles restent discutables, fragiles, ouvertes et leur nature programmatique invite bien évidemment au doute quant à leur heuristicité en dehors de toute confrontation à l’empirie.

III. Configurations et transversalités : sciences et science

32 Le sociologue a affaire, quand il s’intéresse aux sciences, à une réalité éminemment complexe, structurellement stratifiée et morcelée, traversée par des démarcations. Si l’on considère par exemple les disciplines, que certains assimilent à de pures inventions sociologiques42, il existe de solides raisons de penser qu’elles « existent ». Ce sont précisément ces raisons qui font la force relative des approches différenciationnistes et expliquent leur insistance à propose de ce que T. Shinn appelle le « régime disciplinaire ». « Les disciplines sont structurées autour d’institutions relativement faciles à identifier et dotées d’une certaine stabilité; comme la plupart des autres

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institutions, elles produisent et laissent d’importantes traces écrites qui facilitent leur analyse. Les disciplines scientifiques sont enracinées dans les laboratoires, les départements universitaires, les revues, les instances nationales et internationales, les congrès et les conférences, les procédures de certification des compétences, les systèmes de rétribution, les réseaux formels et officieux. Des indicateurs de ce type rendent plus aisés la détection et l’analyse de modèles de carrière précis et de catégories différenciées de production scientifique »43.

33 Pourtant, lorsque l’on s’intéresse aux relations que nouent les scientifiques, on s’aperçoit rapidement de l’existence de découplages entre ces réseaux relationnels et les frontières disciplinaires. Faut-il en conclure comme certains à l’inexistence de ces démarcations et leur substituer la figure du réseau sans limite, en risquant vider de son sens le principe de la division du travail scientifique et en laissant de côté le caractère socialement stratifié des sciences ?

34 De la même façon, on sait que le travail scientifique met en relation des acteurs sociaux pris dans des organisations avec des objets et des entités cognitives. Face à cela, on peut procéder soit à des analyses mobilisant les grandes oppositions classiques telles que acteurs / institutions, micro / macro ou institutions / cognition, soit à des analyses moins « modernes » et plus relationnistes censées dépasser ces oppositions en les noyant dans des concepts comparables à celui d’« acteur-réseau »44. Cette dernière option peut paraître crédible au regard des transformations dont la science est l’objet depuis la Seconde Guerre Mondiale. T. Shinn insiste sur cet aspect. Le paysage scientifique a progressivement connu une saturation. Il s’est complexifié, s’est « rapproché » de la société du fait de la multiplication de corps intermédiaires; si l’on ajoute à cela l’extraordinaire expansion des moyens de communication qui a entraîné une croissance phénoménale et l’enchevêtrement de plus en plus étroit des chaînes de communication, on peut comprendre la fortune actuelle de la métaphore du « tissu sans couture ». Mais, nous dit T. Shinn, cette représentation est une illusion d’optique et si elle s’est imposée, c’est parce que les tenants de l’antidifférenciationnisme ne se sont pas donné les moyens « empiriques »qui leur auraient permis de ne pas céder au mirage. Je parlerais ici plutôt de négligence par rapport à certains outils conceptuels pourtant disponibles.

35 Il me paraît important de repartir du problème théorique récurrent avec lequel les sociologues sont confrontés depuis si longtemps, celui de l’opposition tenace entre les ordres du structurel, de l’institutionnel, du collectif et celui des pratiques individuelles. Face à ce problème, on peut décider de ne s’intéresser qu’aux pratiques des individus, qu’elles soient langagières, kynésiques ou inférentielles, et se contenter de leur description. On peut, dans une perspective relationniste, noyer tout cela dans la construction d’ensembles réticulés au sein duquel les humains, les non-humains, les entités épistémiques baignent dans un plasma portant le nom d’hybridité. On peut également tenter d’articuler les deux ordres en mobilisant des notions étroitement liées aux atomes individuels tels que « habitus », « schèmes mentaux », « intérêt », « intention » ou encore « rationalité ». Dans les deux premiers cas, il me paraît impossible de faire son travail de sociologue, à moins de réduire l’analyse à un programme de pure idiographie et d’abandonner toute ambition implicationniste. Dans le troisième cas, on introduit entre le collectif et l’individuel une troisième instance, celle de l’intellectualité dont on peut supposer qu’elle est guidée, « guidante » ou les deux. Le sociologue se voit en tout cas contraint de voyager sans arrêt non plus du

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collectif à l’individuel mais d’errer entre trois instances. Le problème devient bien plus complexe et il lui arrive ainsi parfois de négliger l’une d’entre elles.

36 Ce constat m’amène à proposer de rejeter le schéma des trois instances pour lui préférer une approche relationnelle en termes de configuration. N. Elias a, en son temps, souligné tout l’intérêt de la pensée relationnelle et notamment le fait qu’il permet de desserrer la contrainte sociale qui nous oblige à envisager société et individu comme deux figures différentes voire antagonistes45. Il n’a pas été le seul; P. Bourdieu a pour sa part proposé le concept de « champ ». Cela dit, et même si la thèse mériterait de plus amples développements, il me semble que ce que P. Bourdieu présente comme une pensée relationnelle est, en partie au moins, une pensée positionnelle.

37 L’objectif de cette dernière partie de l’exposé est de proposer les grands traits de ce que pourrait être une analyse configurationnelle des sciences ayant pour objectif de cerner les conditions d’émergence, de pérennisation, d’évolution et de disparition des configurations en tant que réalités relativement autonomes. Il ne s’agit pas ici de proposer une sorte de modèle fermé mais un système de concepts ouverts à vocation sténographique, destinés à orienter le regard46 et à définir des axes d’investigation empirique.

1. La notion de configuration scientifique

38 Dans « Réponses », P. Bourdieu souligne bien la difficulté qu’il y a à penser exclusivement en termes de relations dans la mesure où la plupart du temps, les données empiriques sont liées aux individus doxiques. C’est pourquoi il est nécessaire de se donner une sténographie conceptuelle du mode d’objectivation relationnelle. Le concept de configuration a cette utilité de « pense-bête »47 : le terme invite à ne prendre en considération que les relations entre les atomes individuels. Ce faisant, contrairement à la notion de système, il invite également à ne pas présupposer que ces individus sont dans un espace fermé. Ce choix a des effets sur le mode de circonscription de l’univers d’enquête. Il est par exemple impossible de s’appuyer a priori sur l’existence de collectivités telles que les disciplines. Pendant longtemps, P. Bourdieu lui même a été très ambigu sur ce point assimilant par le choix explicite de ses exemples les champs scientifiques à des champs disciplinaires. Utiliser le concept de configuration implique de refuser de construire les relations entre scientifiques sur la base de découpages disciplinaires a priori. Cette procédure aurait pour effet d’abandonner la recherche à des objets préconstruits, de la placer sous l’empire d’une problématique qui ne serait autre que la simple désignation de communautés perçues par la conscience commune à un moment donné.

39 J’ai usé jusqu’ici de la notion vague de relations. Mieux vaut par souci de précision lui substituer celle d’interdépendance. Cette précaution de langage n’est en rien superfétatoire. Il me paraît en effet nécessaire de se garder non seulement d’une conception strictement interactionniste des relations mais aussi d’une vision strictement objectiviste en termes de « rapports ». C’est pourquoi je m’en tiendrai à une définition très éliassienne de la notion de configuration comme constituée de chaînes d’interdépendance.

40 Ma sensibilisation à l’apport de N. Elias à la sociologie des sciences est liée à la lecture d’un ouvrage de R. D. Whitley intitulé « The Intellectual and Social Organization of the Sciences »48. Cet auteur britannique, qui a collaboré avec N. Elias49, y présente un cadre

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conceptuel très influencé par l’analyse des organisations destiné à dresser une typologie des champs disciplinaires. Je ne puis, dans le cadre de ce travail, entrer dans le détail de cette construction; c’est pourquoi j’attirerai l’attention sur le point qui me paraît le plus important, à savoir le fait que l’organisation des sciences est considérée par R. D. Whitley comme très étroitement liée à la nature même de la tâche scientifique, c’est-à-dire à la prédictibilité et à la stabilité des résultats, aux modalités de contrôle technique, aux modalités d’interprétation, etc.. Cette hypothèse apparaît pertinente. Elle a été soutenue avec succès au niveau du laboratoire par T. Shinn50 : la nature de la tâche scientifique, les objets sur lesquels elle porte, l’instrumentation qu’elle mobilise ont des effets structurants sur l’organisation et la division du travail scientifique. Cette réalité me paraît devoir être prise en compte dans l’analyse des configurations scientifiques.

2. La question de la solidarisation des chaînes d’interdépendance

41 L’un des problèmes centraux auxquels une sociologie des configurations scientifiques doit faire face est celui de savoir comment les chaînes d’interdépendance constitutives des configurations peuvent se pérenniser dans le temps. Les travaux de sociologie des sciences produits depuis près de soixante-dix ans m’ont incité à retenir quatre dispositifs de solidarisation des chaînes d’interdépendance : 1/ le contrôle de la production des producteurs; 2/ le contrôle réputationnel de la production et de la diffusion scientifique; 3/ l’instrumentation; 4/ la réflexivité. J’évoquerai ces quatre dispositifs en deux temps. Je décrirai ensemble les deux premiers dispositifs parce qu’ils sont tous deux producteurs de normes de certification et d’évaluation scientifique; je décrirai ensuite les deux autres qui ont en commun de contribuer à l’émergence de cultures pratiques.

Le contrôle de la production des producteurs et de la production scientifique

42 Nombreux sont les auteurs qui ont soutenu l’idée selon laquelle l’autonomisation des communautés disciplinaires passe par un contrôle de la production (et de la reproduction) des producteurs dont l’instance principale est le système d’enseignement. Même s’il ne s’agit pas d’assimiler a priori configurations scientifiques et disciplines, la piste mérite d’être retenue.

43 C’est ainsi par exemple que, dans un article devenu classique, J. Ben-David et R. Collins insistent sur le rôle qu’ont joué l’intégration des connaissances disciplinaires dans les cursus, la constitution d’une population d’enseignants et de chercheurs certifiés dans la constitution de la psychologie51. Bien entendu, ces transformations sont elles-mêmes liées à des facteurs sociaux plus larges mais il n’en reste pas moins qu’elles sont décisives. On pourrait également, à titre d’exemple, citer le cas de la sociologie. V. Karady montre très précisément l’importance, dans les stratégies de réussite des durkheimiens de la quête d’une légitimité institutionnelle c’est-à-dire de la « reconnaissance accordée à une formation à ambition scientifique par les institutions qui se situent au sommet de la hiérarchie socialement organisée de la consécration, de l’inculcation, de la production, de la reproduction, de la conservation et de la diffusion des connaissances »52. P. Bourdieu lui aussi attire l’attention sur ce point. Un « ordre »scientifique particulier ne saurait se perpétuer sans l’existence d’instances de certification et de consécration53.

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44 Cela dit, les trois auteurs que je viens d’évoquer à titre d’exemples sont également d’accord pour reconnaître toute l’importance du système de communication dans la stabilisation des ordres disciplinaires et, plus précisément, dans l’exercice du contrôle réputationnel de la production scientifique. Cette expression barbare de « contrôle réputationnel »est emprunté à R. D. Whitley qui voit dans le système de communication l’une des voies royales du contrôle de la production scientifique dans la mesure où il participe à l’institutionnalisation d’un haut niveau de concurrence pour l’accès à la reconnaissance54. Bourdieu souligne lui aussi l’impact du système de communication, le rôle central des revues « qui, par la sélection qu’elles opèrent en fonction des critères dominants, consacrent les productions conformes aux principes de la science officielle […] »55. On pourrait citer encore bien d’autres études insistant sur le rôle du système de communication dans la régulation de la concurrence pour l’accès à la reconnaissance56.

45 Les deux dispositifs que je viens d’évoquer très rapidement ont en commun de produire des normes de certification scientifique et des critères d’évaluation.

Instrumentation et réflexivité

46 L’hypothèse de travail selon laquelle l’instrumentation serait un facteur de structuration non seulement cognitive mais encore sociale des « milieux »scientifiques peut surprendre. Les instruments sont en effet généralement considérés, notamment en méthodologie, comme des « moyens » mis en œuvre pour produire des données, les apprêter en vue d’un traitement et guider la démarche interprétative. Ici, je propose de les considérer non pas comme simple opérateur de liaison entre un « esprit » et « la » réalité mais comme un élément-clé de l’organisation socio-intellectuelle des sciences. Cette proposition s’inscrit dans le mouvement plus large de recherche qui depuis les années soixante-dix explore les impacts sociaux et cognitifs de l’instrumentation.

47 En effet, si, au début du XXe siècle, l’instrumentation scientifique ne suscite qu’à la marge l’intérêt des philosophes et des sociologues et qu’en outre elle est souvent réduite à une composante passive des processus de production scientifique, elle devient à partir des années soixante-dix et quatre-vingts l’objet à part entière de recherches qui, en l’espace de trois décennies, parviennent : 1/ à établir la réalité polymorphe inséparablement sociale et technique de l’instrumentation57, 2/ à cerner son rôle dans les processus de construction des faits scientifiques58, 3/ à apprécier son impact structurant sur les champs scientifiques59 et leurs rapports avec d’autres sphères sociales, notamment l’industrie, les pouvoirs publics et le secteur militaire60.

48 L’instrumentation me paraît être un opérateur central de l’organisation du travail scientifique et de sa division. Là encore, les exemples de travaux qui donnent assise à cette hypothèse de travail sont légions, même s’ils portent plutôt sur des configurations très localisées comme les laboratoires. Je reprendrai rapidement, à titre illustratif, les analyses de T. Shinn sur les laboratoires de chimie, de physique et d’informatique61. L’objectif de T. Shinn était de montrer l’existence de relations de correspondance entre la nature de la tâche scientifique et les structures organisationnelles des laboratoires. Dans le cas de la chimie où les objets analysés sont concrets, les chercheurs sont contraints pour obtenir des résultats valables, à valeur probatoire, de procéder à des mesures répétées et de mobiliser une instrumentation lourde. La lourdeur de l’instrumentation implique donc des techniciens en nombre. Le partage du travail est établi strictement : les techniciens communiquent les résultats

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aux ingénieurs qui les transmettent aux ingénieurs chef qui les analysent et en déduisent, avec le directeur de recherche, des conclusions. Dans le cas de la physique, où les sujets sont hypothético-déductifs – il s’agit moins de quantifier des propriétés que d’établir des relations entre des phénomènes physiques –, la réalité organisationnelle est très différente. Là encore l’instrumentation est lourde mais elle est en outre dotée d’une grande complexité qui rend nécessaire la présence d’ingénieurs spécialement formés. Du coup, ce sont eux qui participent directement aux expériences, épaulés pour les aspects fastidieux par des techniciens. La nature même de la tâche scientifique implique ainsi la mobilisation d’une instrumentation dont la particularité a des effets structurants sur l’organisation et la division du travail, sur la configuration des chaînes d’interdépendance.

49 La description que T. Shinn livre des laboratoires de physique révèle, on l’a vu, la coexistence d’acteurs différents ayant des rapports contrastés à l’instrumentation et à la Nature. Dans les sciences physiques – comme dans d’autres disciplines –, il existe ainsi des dynamiques opérationnelles différentes dont P. Galison nous dit qu’elles sont porteuses de cultures distinctes – principalement théorique, expérimentale et instrumentale62. Ces cultures, interdépendantes, apparaissent dans certaines circonstances historiques et c’est principalement la réflexivité, l’échange communicationnel qui renforcent la structure de ces microcultures. Cependant, l’échange communicationnel et la réflexivité ouvrent également des occasions de négociation cognitive (trading zones) au cours desquelles les chercheurs construisent un langage commun, un sabir, un créole favorable non seulement à l’ancrage de développements stables de la nature mais aussi à la multiplication des échanges entre sous-cultures. On aperçoit ici l’impact de la réflexivité sur la configuration des relations entre les chercheurs mais aussi sur les opportunités d’interaction futures.

50 Ici, les deux dispositifs de solidarisation des chaînes d’interdépendance que sont la réflexivité et l’instrumentation produisent des cultures pratiques.

Figure 2. - Les dispositifs de solidarisation des configurations scientifiques

51 Le schéma précédent synthétise la construction proposée. Il indique aussi d’une certaine façon les axes d’investigation à emprunter pour rendre compte de l’émergence

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et de la pérennisation d’une configuration scientifique dans le temps. Cela dit, toute configuration scientifique montre une perméabilité relative aux effets d’un contexte plus large; la question de la pérennité des configurations scientifiques suppose que soit en même temps posée celle de leur degré d’autonomie.

3. Autonomisation relative et régimes transversaux de production et de diffusion scientifique

52 On pourrait par analogie avec les points de soudure en métallurgie dire que les dispositifs de solidarisation sont aussi des points de fragilité et proposer l’hypothèse selon laquelle les forces susceptibles de jouer sur les chaînes d’interdépendance, sur leur configuration et leur degré d’intégration agissent en passant par ces quatre points. J’insisterai ici uniquement sur l’un d’entre eux, celui de l’instrumentation, parce qu’il me paraît fondamental.

53 Les instruments sont, eux-mêmes, le fruit d’une science, celle de la recherche technico- instrumentale dont T. Shinn a, dans un article récent63, décrit les propriétés fondamentales. Je ne vais pas reprendre dans le détail ce travail extrêmement précis et me contenterai d’en répercuter ici les grands traits. La recherche technico- instrumentale produit des instruments génériques c’est-à-dire susceptibles d’être adaptables à un éventail d’applications particulières. Pour cela, il faut qu’ils soient modulables : un instrument générique doit pouvoir être aisément ouvert et désassemblé en fonction des besoins particuliers des praticiens. T. Shinn donne l’exemple de l’ultracentrifugeuse de Beams qui, après désassemblage, pouvait être adaptée aux besoins locaux et a effectivement été utilisée dans la recherche biomédicale, dans des travaux portant sur la propulsion ainsi qu’en physique des couches fines.

54 La logique même de la recherche technico-instrumentale induit certaines choses sur le plan de l’organisation sociale des communautés de chercheurs technico- instrumentaux. L’invention d’instruments génériques suppose la collecte d’informations dans différents secteurs de recherche, leur diffusion implique que le chercheur technico-instrumental ne soit pas restreint dans l’éventail des contacts possibles. Dans ce cas, seule l’intersticialité est fonctionnelle : les chercheurs technico- instrumentaux sont contraints, afin de pouvoir travailler, de n’appartenir à aucune des configurations au sein desquelles les utilisateurs potentiels d’instruments génériques officient. Cela ne signifie pas que les producteurs d’instruments génériques n’appartiennent à aucune configuration scientifique; les configurations auxquelles ils appartiennent sont simplement situées dans l’interstice laissé par les configurations de chercheurs plus intéressés par les lois de la Nature – ou celle du monde social, ou encore celle de la psyché – que par les lois de la métrologie. Car c’est bien là l’une des caractéristiques cardinales de la recherche technico-instrumentale : l’objectif n’est pas en priorité celui de découvrir les lois de fonctionnement de la Nature mais de saisir celles qui régissent le fonctionnement des instruments afin d’accroître toujours plus leur potentiel métrologique, et ceci quelles que soient les conditions effectives de la mesure.

55 L’un des points forts du travail de T. Shinn sur la recherche technico-instrumentale concerne son impact sur les phénomènes de convergence intellectuelle. « Les instruments génériques offrent de nouvelles façons de voir un paramètre ou un

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événement physique. Ce regard se généralise dès que l’instrument générique se diffuse vers de nouveaux contextes. De façon similaire, les techniques et les protocoles opératoires se diffusent à partir des appareils génériques et sont intégrés aux pratiques routinières des utilisateurs finaux. »64 Productrice de nouvelles images, de nouvelles représentations et de vocabulaires spécifiques, la recherche technico-instrumentale ne contribue pas simplement à l’enrichissement du capital technique des sciences mais bel et bien à leur unification tendancielle. Cependant, c’est précisément parce qu’elle est capable de transgresser les frontières séparant les configurations scientifiques tout en respectant leurs particularités et la spécificité de leurs besoins qu’elle induit des processus de convergence intellectuelle. La recherche technico-instrumentale se joue des frontières inter-configurationnelles, les renforce – en les prenant au sérieux – et, tout en les renforçant, œuvre à leur convergence intellectuelle : sans prendre en compte le caractère différencié du paysage institutionnel des sciences, on ne serait pas capable la logique même de la recherche technico-instrumentale.

Conclusion

56 J’aimerais rappeler en conclusion à quel point les propositions contenues dans la troisième partie du travail sont d’ordre hypothétique. Leur heuristicité ne peut être réellement évaluée que sur le terrain. Cela dit, ces propositions forment système et sont liées à un point de vue théorique. Le concept de configuration, qui désigne la forme évolutive, mouvante des chaînes d’interdépendance liant les individus entre eux, engage le sociologue dans un mode de pensée très particulier de type relationnel. Il induit par ailleurs des choix méthodologiques, notamment celui de construire les configurations de façon inductive en partant non pas de communautés supposées exister dans la réalité – comme les disciplines – mais en partant d’entités épistémiques.

57 La question centrale posée à une sociologie configurationnelle des sciences concerne les conditions qui rendent possible l’émergence, la pérennisation et la disparition des configurations scientifiques. Ce problème suppose pour être attaqué que soient repérés les dispositifs de solidarisation des chaînes d’interdépendance dans la mesure où l’on obtient du même coup les voies par lesquelles l’autonomie relative des configurations peut être touchée. J’ai proposé quatre dispositifs : 1/ le contrôle de la production des producteurs, 2/ le contrôle réputationnel de la production scientifique, 3/ la réflexivité et 4/ l’instrumentation. J’ai ensuite montré à partir du travail de T. Shinn sur la recherche technico-instrumentale comment les démarcation entre les configurations scientifiques pouvaient être travaillées par la circulation et le partage de modes de vision, de langages, de représentations de la Nature liés à la circulation de concepts instrumentaux. T. Shinn ouvre ainsi de possibles voies d’accès à une compréhension sociologique des mouvements de convergence intellectuelle ou encore de mouvements vers une certaine forme d’universalité en suggérant leurs liens avec l’instrumentation. Cela dit, le système conceptuel présenté ici suggère que l’instrumentation n’est peut être pas l’unique véhicule de l’universalité. On peut imaginer en effet que ce que P. Galison repère à l’intérieur même de la physique puisse avoir lieu lorsque des chercheurs issus de configurations distinctes collaborent dans le cadre de recherches portant sur une entité épistémique commune. L’universalité serait dans ce cas toute aussi pratique que communicationnelle.

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NOTES

1. On pense ici à l’exercice difficile de la revue de question qui fut, en son temps, assumé avec talent en France par Bernard-Pierre Lécuyer. Voir B.-P. Lécuyer, Bilan et perspectives de la sociologie de la science dans les pays occidentaux in « Archives européennes de sociologie », vol. XIX, 1978, pp. 257-336. 2. P. Bourdieu, Science de la science et réflexivité, Paris, Raisons d’agir Editions, 2001. En inscrivant d’emblée son propos sur le terrain académique de l’histoire, Bourdieu semble prétendre à une objectivité qu’il renie pourtant clairement dans les pages qui suivent en situant sans ambiguïté son propos dans l’ordre des « interprétations libres »et des « réinterprétations orientées » (pp. 19-20-21) 3. G. Canguilhem, Sur une épistémologie concordataire in Hommages à Bachelard. Etudes de philosophie et d’histoire des sciences. Paris, PUF, 1957. 4. T. Shinn, Formes de division du travail scientifique et convergence intellectuelle. La recherche technico- instrumentale in « Revue française de sociologie », 41-3, 2000, pp. 447-473; B. Joerges, T. Shinn (eds.), Instrumentation : between Science, State and Industry, Dordrecht, Kluwer Academic Publishers, 2001. 5. Ibid. 6. Voir B. Barnes, Interests and the Growth of Knowledge, London, Routledge & Kegan Paul, 1977; D. Bloor, Socio-logie de la logique ou les limites de l’épistémologie, Paris, Pandore, 1983. 7. R. K. Merton, The Sociology of Science. Theoretical and Empirical Investigations, Chicago, The University of Chicago Press, 1973, (Chapter 1). 8. P. Bourdieu, op. cit., p. 28. 9. J. Ben-David, R. Collins, Social Factors in the Origins of a New Science : The Case of Psychology in « American Sociological Review », 31, 4, 1966, pp. 451-465. 10. Il est ainsi nommé parce que ses membres entendaient comprendre comment le bactériophage se reproduit en plusieurs centaines d’exemplaires dans la cellule hôte de la bactérie en une demie-heure. N. C. Mullins, The Development of a Scientific Specialty : The Phage Group and the Origins of Molecular Biology in « Minerva », 10, 1972, pp. 51-82. 11. T. S. Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, 1983. 12. D. Pelz, F. Andrews, Scientists in Organizations, New-York, John Wiley and Sons, 1966. 13. N. Storer, The Social System of Science, New-York, Rinehard and Winston, 1966. 14. B. G. Glaser, Organizational Scientists. Their Professional Careers, Indianapolis, Bobbs-Merrill, 1964. 15. B.-P. Lécuyer, op. cit., p. 282. 16. W. Kornhauser, Scientists in Industry, Berkeley, Los Angeles, University of California Press, 1963. 17. On citera notamment : D. J. de Solla Price, Little Science, Big Science, New York, Columbia University Press, 1961. 18. H. A. Zuckerman, Nobel Laureates in Science : Patterns of Productivity, collaboration and Autorshipin « American Sociological Review », XXXII, 1967, pp. 391-403; H. A. Zuckerman, The Sociology of the Nobel Prizein « Scientific American », CCXVII, 1967, pp. 25-66; J. Gaston, Originality and Competition in Science. A Study of the British High Energy Physics Community, Chicago, London, The University of Chicago Press, 1970. 19. R. K. Merton, The Matthew Effect in Science : The Reward and Communication Systems of Science in « Science », CXC, pp. 55-63. 20. S. Cole, J. Cole, Scientific Output and Recognition : a Study in the Operation of the Reward System in Science in « American Sociological Review », vol.32, n˚3, 1967, pp. 377-390; S. Cole, J. Cole, Visibility

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and Structural Bases of Awareness of Scientific Research in « American Sociological Review », vol.32, n˚3, 1968, pp. 397-412. 21. G. Lemaine, B. Matalon, B. Provansal, La lutte pour la vie dans la cité scientifique in « Revue française de sociologie », X, 1969, pp. 139-165. 22. C’est pourquoi je dirai que l’approche antidifférenciationniste désigne moins les travaux des sociologues raisonnant en termes d’intérêts sociaux tels que Barnes, Bloor, Shapin, McKenzie, Farley et Geison que les recherches s’inscrivant dans le sillage de l’ethnométhodologie ou des tenants du principe de « symétrie généralisée ». 23. R. Boudon, M. Clavelin (Dir.), Le relativisme est-il résistible ? Regard sur la sociologie des sciences, Paris, PUF, 1994; François André Isambert, Un programme fort en sociologie de la science ? in « Revue française de sociologie », n°26, 1985. 24. M. Lynch, Scientific Practice and Ordinary Action. Ethnomethodology and Social Studies of Science, Cambridge, Cambridge University Press, 1997. Pour une critique plus globale de l’ouvrage, voir le compte rendu P. Ragouet, « Revue française de sociologie », janvier-mars, 41, 1, 2000, pp. 172-174. 25. B. Latour, S. Woolgar, La vie de laboratoire. La production des faits scientifiques, Paris, La Découverte, 1988. 26. K. Knorr-Cetina, The Manufacture of Knowledge. An Essay on the Constructivist and Contextual Nature of Science, Oxford, Pergamon Press, 1981. 27. Voir l’article exceptionnel sous ce rapport de T. Lenoir, Was that Last Turn a Right Turn ? The Semiotic Turn and A.J. Greimas in « Configurations », vol.2, 1994, pp. 119-136. 28. B. Latour, La science en action, Paris, La Découverte, 1989. 29. K. Mannheim, Idéologie et utopie, Paris, Marcel Rivière et Cie, 1956, p. 88. 30. M. Callon, P. Lascoumes, Y. Barthe, Agir dans un monde incertain. Essai sur la démarche technique, Paris, Le Seuil, 2001; M. Gibbons, C. Limoges, C. Nowotny, S. Schwartzmann, P. Scott, M. Trow, The New Production of Knowledge, Londres, Sage, 1994. 31. Chez les théoriciens de la « triple-hélice »que sont H. Etzkowitz et L. Leydesdorff. 32. Bruno Latour, Les microbes : guerre et paix, Paris, Métailié, 1984. 33. Je renvoie ici à la notion d’« implication faible » tel que R. Boudon la développe notamment dans Les mathématiques en sociologie, Paris, PUF, 1971. 34. Sur ce point, je rejoins l’esprit de l’épistémologie critique de C.-H. Cuin in Ce que (ne) font (pas) les sociologues, Genève, Droz, 2000. 35. R. Boudon, L’art de se persuader des idées douteuses, fragiles ou fausses, Paris, Fayard, 1990. 36. Notamment K. Knorr-Cetina, op.cit.; M. Lynch, Art and Artifact in Laboratory Science. A Study of Shop Work and Shop Talk in a Research Laboratory, London, Routledge & Kegan Paul, 1985. 37. R. Boudon, op. cit., p. 316. 38. E. Durkheim, De la division du travail social, Paris, PUF, 1967, pp. 353-354. 39. Pour une présentation synthétique de l’apport de Durkheim à la sociologie des sciences, voir M. Fournier, Durkheim et la sociologie de la connaissance scientifique in « Sociologie et sociétés », vol. XIV, n°2, 1982, pp. 54-66. 40. G. Bachelard, La philosophie du non, Paris, PUF, 1988. 41. P. Bourdieu, Science de la science et réflexivité, op.cit., p. 23. 42. D. Vinck, Sociologie des sciences, Paris, Colin, 1995. 43. T. Shinn, Formes de division du travail scientifique et convergence intellectuelle…,op. cit., p. 450. 44. M. Callon (Dir.), La science et ses réseaux, Paris, La Découverte, 1989; J.-P. Courtial (Dir.), Science cognitive et sociologie des sciences, Paris, PUF, 1994. 45. N. Elias, Qu’est-ce-que la sociologie ?, Paris, Ed. de l’Aube, 1991, p. 157. 46. Sur ce point, je partage tout à fait le point de vue de P. Bourdieu qui refuse de lier l’heuristicité d’un concept ou d’un système conceptuel à leur fermeture. Voir P. Bourdieu, Choses dites, Paris, Minuit, 1987; P. Bourdieu, Réponses, Paris, Seuil, 1992. 47. P. Bourdieu, Réponses, Paris, Seuil, 1992, p. 200.

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48. R. D. Whitley, The Intellectual and Social Organization of the Sciences, Oxford. Clarendon Press, 1984. 49. R. D. Whitley reconnaît explicitement sa dette envers N. Elias in R. D. Whitley, Specialty, Marginality and Types of Competition in the Sciences in P.R. Gleichmann (Eds.), Human Figurations : Essays for Norbert Elias. Amsterdam, Stichting Amsterdams Sociologisch Tijdschrift, 1977. 50. T. Shinn, Division du savoir et spécificité organisationnelle. Les laboratoires de recherche industrielle en France in « Revue française de sociologie », XXI, 1980, pp. 3-35. 51. J. Ben-David, R. Collins, Social Factors in the Origins of a New Science : the Case of Psychology in « American Sociological Review », 31, 4, 1966, pp. 451-465. 52. V. Karady, Stratégies de réussite et modes de faire-valoir de la sociologie chez les durkheimiens in « Revue française de sociologie », XX, 1979, pp. 49-50. 53. P. Bourdieu, Le champ scientifique in « Actes de la recherche en sciences sociales », n°2/3, juin 1976, p. 96. 54. R. D. Whitley, op. cit. 55. P. Bourdieu, « Le champ scientifique », op. cit., p. 96. 56. Voir à titre indicatif : J.S. Long, P. Allison, R. McGuiness, Entrance into the Academic Career in « American Sociological Review », 44, 1979, pp. 816-830; D. Crane, The Gatekeepers of Science : Some Factors Affecting the Selection of Articles of Scientific Journals in « American Sociologist », 2, 1967, pp. 195-201. 57. On citera à titre d’exemple l’étude de J. Heilbron et R. Seidel sur le cyclotron de l’Université de Berkeley dans J. Heilbron, R. W. Seidel, Lawrence and his Laboratory : a History of the Lawrence Berkeley Laboratory, Berkeley, University of California Press, 1989. 58. Voir par exemple : B. Latour, S. Woolgar, La vie de laboratoire…. op. cit.; P. Galison, Image and Logic : Material Culture of Microphysics, Chicago, University of Chicago Press, 1997. 59. Voir D. Edge, M. Mulkay, Astronomy Transformed : The Emergence of Radio Astronomy in Britain, New York, Wiley, 1976. 60. Voir notamment S. Blume, Insight and the Industry : on the Dynamics of Technological Change in Medicine, Cambridge MASS, MIT Press, 1976; T. Shinn., Forme de division du travail scientifique et convergence intellectuelle…, op.cit. 61. T. Shinn, Division du savoir et spécificité organisationnelle. Les laboratoires de recherche industrielle en France, op. cit. 62. P. Galison, Ainsi s’achèvent les expériences. La place des expériences dans la physique du XXème siècle, Paris, La Découverte, 2002; P. Galison, Image and Logic. A Material Culture of Microphysics, Chicago, The University of Chicago Press, 1997. 63. T. Shinn, Formes de division du travail scientifique et convergence intellectuelle …,op. cit. 64. Ibid., p. 461.

AUTEUR

PASCAL RAGOUET Université de Bourgogne – CESAMES (CNRS – Paris V)

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Les enjeux philosophiques et sociologiques d’une redéfinition actionniste de la « construction sociale » des sciences

Michel Dubois

1 L’identité de la sociologie des sciences peut être appréhendée de diverses manières. L’une d’elles consiste à rechercher la nature et l’origine de cette identité par une analyse interne de ses dimensions intellectuelles et institutionnelles. Cette analyse privilégiera d’une part l’observation de l’évolution des théories et méthodes sociologiques appliquées aux sciences : le renouveau d’intérêt pour l’héritage classique de la sociologie de la connaissance, la critique du fonctionnalisme prêtée à l’approche mertonienne des institutions et professions scientifiques, la valeur démonstrative accordée aux études monographiques et à leur accumulation, etc. Elle prendra en compte, d’autre part, les facteurs généraux liés directement ou indirectement aux divers aspects de cette évolution : le renouvellement des générations de chercheurs et l’intensification des relations de coopération et concurrence entre les groupes de recherche, la mise en place des programmes de financement, la création de structures associatives nationales et internationales, la multiplication de revues spécialisées, etc.

2 Cette démarche est indéniablement utile : elle met en évidence la pluralité des facteurs associée à la dynamique interne de la sociologie des sciences. Elle donne à comprendre la reconnaissance académique d’un style de recherche particulier1. Elle tend cependant de façon compréhensible à en surévaluer le caractère à la fois unifié et autonome. L’analyse sociologique des sciences n’est pas un espace intellectuel et institutionnel hermétique aux frontières clairement délimitées. Elle s’est certes construite à partir de problématiques, de répertoires conceptuels et thématiques élaborés par la tradition sociologique – on pense bien sûr aux éléments forgés par E. Durkheim, M. Scheler, K. Mannheim, P. Sorokin pour s’en tenir aux classiques2 –, mais cette construction passe tout autant, parfois même davantage dans certains cas, par des échanges et des transferts avec des traditions et perspectives non sociologiques. Nombre de

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commentateurs n’hésitent pas à voir dans l’intégration de la sociologie des sciences dans le courant plus général des « études sociales de la science » la conséquence naturelle de l’importance de ces transferts et de ces échanges. On peut discuter des risques que fait peser sur la sociologie une telle intégration, notamment du point de vue de sa dilution dans un questionnement social et de son instrumentalisation à des fins idéologiques3. Il n’en demeure pas moins vrai que son identité disciplinaire apparaît dès lors comme influencée par la manière dont ses acteurs se représentent les similitudes et différences de leur démarche au regard de celles des non-sociologues avec lesquels ils partagent un intérêt général pour l’étude des sciences. L’identité sociologique acquiert une dimension relationnelle et représentationnelle.

A. Modalités et enjeu du dialogue entre philosophes et sociologues des sciences

3 Parmi les dialogues interdisciplinaires ayant contribué à façonner l’identité de la sociologie des sciences, celui entrepris avec les philosophes occupe une place particulière. Les sociologues des sciences se sont certes intéressés aux travaux des anthropologues, des ethnométhodologues, des historiens, des économistes. J’ai essayé ailleurs d’établir les raisons de leur fascination à l’égard des premiers4. Mais jamais ces discussions n’ont connu une ampleur et une intensité comparable à celle nouée avec les philosophes. Un observateur pressé5 pourrait avoir de « bonnes raisons » de croire que la sociologie des sciences reste une « province » turbulente de la philosophie tant certains de ses représentants semblent davantage préoccupés par des problèmes de théorie de la connaissance – comme ceux du réalisme, de l’idéalisme, du relativisme, du rationalisme – que par la compréhension et l’explication des divers aspects sociaux de la pratique scientifique. Et ce sentiment, me semble-t-il, risquera de paraître d’autant plus fondé s’il repose sur l’indifférenciation postulée de la sociologie des sciences et des « études sociales de la science ».

1. L’intégration-adaptation, la critique méthodique, le débat immobile ou la stratégie de « l’homme de paille »

4 Mon but n’est pas de restituer de façon exhaustive ce dialogue entre philosophes et sociologues autour de l’analyse des sciences. Je propose d’isoler trois de ses modalités récurrentes – l’intégration-adaptation, la critique méthodique, le débat immobile ou stratégie de « l’homme de paille » – et de définir ce qui me paraît être l’un de ses principaux enjeux.

5 Une première façon de penser le rapport entre philosophie et sociologie des sciences passe par l’étude des transferts théoriques et conceptuels d’un domaine à un autre et plus encore l’adaptation requise par ces transferts. Il est largement admis que la réorientation de l’analyse sociologique vers la dimension cognitive des sciences tient à la manière dont une génération entière de sociologues s’est réapproprié des théories, catégories ou concepts philosophiques6. Le cas le plus célèbre est bien sûr celui du concept de « paradigme ». Les sociologues ont rapidement perçu l’utilité de ce concept kuhnien. Mais ils ont tout aussi rapidement divergé dans leur manière de concevoir cette utilité. Certains, restés proche de la tradition mertonienne, établissent une relation de synonymie entre « paradigme » et « structure sociale interne »7. D’autres, se

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consacrant à l’étude de l’émergence des spécialités scientifiques, pensent ce concept comme un principe d’interdépendance entre facteurs sociaux et facteurs cognitifs8. D’autres enfin, réunis un temps autour au « programme fort » de D. Bloor et B. Barnes, interprètent ce même concept comme l’expression du caractère fondamentalement culturel de l’activité scientifique et partant la légitimation d’une approche strictement culturaliste des sciences9. Le transfert d’un concept d’un domaine à un autre – ici de la philosophie vers la sociologie —, et plus encore le travail d’adaptation-interprétation qui s’y rapporte, opère comme un puissant principe de démarcation interne10.

6 Les concepts de « forme de vie », « jeux de langage » ou « air de famille » développés par Wittgenstein constituent un autre exemple classique des divers aspects de ce processus. Ces concepts ont rencontré un succès considérable chez les sociologues des sciences suite à un recadrage théorique initié par P. Winch11. Certains ont même proposé de voir en Wittgenstein l’origine indirecte de l’émergence d’une socio- épistémologie12. Mais là encore, comme pour le concept kuhnien de paradigme, les sociologues s’opposent dans leur façon d’adapter ces concepts à leurs objets spécifiques. Ces lignes de fractures sont particulièrement sensibles dans le volume collectif édité par A. Pickering en 1992 : « Science as practice and culture ». D. Bloor y pose une distinction rigide, à l’intérieur du domaine de l’analyse sociologique des sciences, entre les « wittgensteiniens de gauche » et les « wittgensteiniens de droite ». Les premiers exploitant selon lui pleinement la dimension sociologique latente des concepts wittgensteiniens – celle du moins que D. Bloor prête à Wittgenstein et qui s’apparente à un conventionnalisme radical13. Les seconds les réduisant à ses yeux à une forme d’internalisme enracinée dans une théorie de l’action et du sens jugée tout à la fois « improbable, restreinte, et empiriquement inadéquate »14. Ce à quoi M. Lynch répond que les wittgensteiniens de gauche représentés par D. Bloor passent à côté de ce qui fait l’essentiel de l’apport de Wittgenstein à l’analyse des pratiques scientifiques15.

7 Une seconde forme générale d’interaction prend la forme non pas d’un transfert conceptuel ou théorique mais d’un dialogue critique autour d’objets ou de thèmes délimités – dialogue fondé sur l’acceptation par les parties discutantes d’un certain nombre d’éléments définitionnels de base. Un premier exemple classique de ce type d’échange est le débat organisé à Toronto en 1980 entre D. Bloor et L. Laudan sur la pertinence du principe de symétrie; débat dont on trouve la trace dans les volumes 11 et 12 de « Philosophy of the social sciences »16. L. Laudan pose le problème de la scientificité de l’explication sociologique de la connaissance scientifique revendiquée par D. Bloor. « Là où les philosophes, souligne-t-il avec ironie, désespèrent d’établir un jour une démarcation nette entre le scientifique et le non scientifique […] Bloor non seulement affirme qu’une telle démarcation existe mais qu’il l’a trouvée ». Sur les quatre principes auxquels D. Bloor identifie cette scientificité – causalité, impartialité, réflexivité, symétrie –, L. Laudan accorde une attention particulière à l’idée selon laquelle le sociologue n’aurait pas à changer de registre explicatif en fonction de la nature du phénomène qu’il étudie. Celle-ci lui paraît difficilement acceptable. Son argument se déploie en deux temps. Il consiste tout d’abord à montrer que D. Bloor confond sous ce principe général trois situations pourtant bien distinctes : la symétrie épistémique (même type d’explication pour croyances vraies et fausses), la symétrie rationnelle (même type d’explication pour croyances rationnelles et irrationnelles), la symétrie pragmatique (même type d’explication pour les croyances efficaces et inefficaces). Et que la mise en œuvre d’un registre explicatif unique pour chacune de ces situations peut avoir pour conséquence l’occultation pure et simple de la capacité

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des acteurs scientifiques à « raisonner ». Il consiste ensuite à montrer que D. Bloor ne définit à aucun moment précisément la nature de ce registre explicatif. « Dire qu’il faut expliquer les croyances par le ‘même type de cause’, écrit L. Laudan, nécessite au préalable la spécification d’une taxinomie des types de causes. Tant que l’on ne sait pas comment classer les causes, il nous est impossible de répondre véritablement à l’injonction d’utiliser la même sorte de causes ». D. Bloor, dans sa réponse à L. Laudan, a beau essayer de faire valoir les « forces » du programme fort à partir d’une distinction entre cause rationnelle et cause irrationnelle d’une part, rationalité naturelle et rationalité normative d’autre part, jamais il ne semble en mesure d’apporter de réponses convaincantes aux difficultés identifiées par son contradicteur.

8 Un autre exemple, plus récent, de l’interaction entre philosophie et sociologie des sciences peut être recherché dans l’échange entre A. Franklin et H. Collins autour du problème de la régression de l’expérimentateur17. Il faut souligner, à la suite de Y. Gingras et B. Godin18, que ce débat réactualise une thématique classique de la tradition philosophique depuis le scepticisme grec jusqu’à l’ « Apologie de Raymond Sebond » de Montaigne. Pour H. Collins, comme pour B. Latour sous d’autres formes, tout travail expérimental dès lors qu’il sert de principe de vérification est confronté à un cercle vicieux : pour vérifier l’existence d’un fait il faut un dispositif expérimental, mais pour savoir si ce dispositif fonctionne correctement il faut qu’il soit capable de produire le fait recherché. Dans la célèbre étude de cas qu’il consacre à la détection des ondes gravitationnelles par J. Weber19, H. Collins se fixe un double objectif : 1- démontrer la réalité de cette circularité à partir de l’étude de la controverse née du dispositif expérimental imaginé par J. Weber, 2- démontrer l’influence de facteurs extrascientifiques dans la rupture d’une situation caractérisée par son indétermination logique. A. Franklin reprend l’étude de cas proposée par H. Collins mais affirme que la régression de l’expérimentateur – régression promue par H. Collins au rang de condition de possibilité de l’analyse sociologique – est tout simplement étrangère au rejet des résultats de J. Weber par la communauté scientifique. La reconstitution des arguments échangés par J. Weber et ses contradicteurs montre certes que les scientifiques, dans certaines situations, n’appliquent pas une logique formelle unifiée et contraignante pour évaluer la portée d’un travail expérimental. Mais cela ne suffit nullement à prouver qu’ils agissent sur fond d’indétermination radicale et donc indépendamment de tout critère méthodologique et épistémologique. Le travail de A. Franklin consiste précisément à reconstituer progressivement l’accumulation des conditions de crédibilité des arguments avancés par ceux qui s’opposent à J. Weber : les procédures de vérification croisée, d’échange de données et de programmes d’analyse, de recalibrage des dispositifs expérimentaux, etc. Et A. Franklin de conclure sur la base de ce matériau empirique que la communauté scientifique avait des raisons « fortes » de rejeter les résultats de J. Weber et d’accepter ceux de ses critiques20. « Même si aucune règle formelle n’a été appliquée [dans le règlement de cette controverse], écrit- il, la procédure a clairement suivi les normes générales de l’expérimentation scientifique ».

9 Une troisième modalité du dialogue entre philosophes et sociologues des sciences, plus spectaculaire mais indéniablement moins riche que la précédente, est celle de la polémique, de l’invective et plus globalement de tout ce qui peut prendre la forme d’un « débat immobile »21. On est ici dans la situation du dialogue de sourds où les partis en présence donnent l’illusion de l’échange pour mieux écarter la possibilité d’une critique rationnelle. Une stratégie argumentative fréquemment observable dans cette situation

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est celle dite de l’ « homme de paille ». Elle consiste à faire valoir son point de vue en construisant de toutes pièces un opposant auquel on prête des positions suffisamment caricaturales pour s’en débarrasser d’autant plus facilement. Les sociologues des sciences postkuhniens ont fait un usage intensif de cette pratique vis-à-vis tant des sociologues mertoniens que des philosophes des sciences. Ils ont pendant très longtemps fait de l’opposition à la « représentation standard de la connaissance » un vecteur d’identité collective tout en se gardant bien de s’interroger sur la réalité effective de cette représentation attribuée aux philosophes. Et c’est à bon droit que ces derniers ont régulièrement fait observer que l’image conventionnelle de la science contre laquelle prétendaient se battrent les sociologues des sciences n’avait en dernière analyse de réalité qu’argumentative. Lors de la polémique internationale qui a suivi l’affaire dite Sokal22, la même stratégie a été utilisée cette fois par les philosophes, accompagnés il est vrai de quelques représentants des sciences de la nature, contre les sociologues des sciences. Ils ont produit l’image d’une sociologie des sciences uniformément livrée à un relativisme radical pour lequel les vérités scientifiques seraient le produit d’activités sociales et linguistiques contingentes; et ce faisant, c’est- à-dire en ignorant plus ou moins délibérément la diversité interne à l’analyse sociologique des sciences, ils se sont facilité l’argumentation en faveur d’une approche non sociologique des sciences. Conscients du danger, les sociologues ont régulièrement tenté de se démarquer, avec un succès mitigé, de ce qu’ils ont présenté comme un discours « ultra minoritaire » cantonné aux « variantes fanatisées » des cultural studies, ou encore comme des « excès de jeunesse » de la part de sociologues considérablement assagis depuis23.

2. Délimitation et complémentarité des approches

10 Ce bref rappel de quelques-unes des modalités du dialogue philosophico-sociologique autour de l’étude des sciences conduit à l’un de ses principaux enjeux : la délimitation des domaines d’études propres à chaque discipline et plus encore la redéfinition de la relation entre les représentations produites par les uns et par les autres. Le renouveau de la sociologie des sciences a été pour beaucoup synonyme d’une modification des frontières établies entre philosophie et sociologie ayant pour conséquence une intégration dans le registre sociologique de questions et de problèmes traités jusqu’alors par les seuls philosophes. On peut avec de bonnes raisons contester ce point de vue en montrant, à partir d’une relecture de la tradition sociologique, que l’étude des dimensions sociales du processus de recherche scientifique est très largement antérieure à l’importation des concepts kuhniens vers la sociologie. La nouveauté n’est pas le déplacement de frontière proprement dit mais la manière dont il a été associé par certains sociologues à une conception « exclusiviste » des points de vue propres à chaque discipline. Ce point – mis en évidence entre autres par R. Boudon dans son analyse des deux sociologies de la connaissance scientifique24 – constitue le véritable point d’ancrage des dialogues précédemment évoqués. Si A. Franklin insiste tant sur les raisons qui poussent les scientifiques à rejeter les résultats de J. Weber, c’est parce qu’il a le sentiment que l’explication sociologique proposée par H. Collins suppose l’éviction pure et simple du point de vue épistémologique. De même si L. Laudan discute de façon aussi méthodique les registres dans lesquels s’exercent le principe bloorien de symétrie comme le flou qui entoure sa conception du registre causal de l’explication sociologique, c’est parce qu’il perçoit la démarche du programme fort comme

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cherchant non pas à compléter mais à se substituer au point de vue philosophique. Et tous deux ont de ce point de vue parfaitement raison. Le causalisme symétrique du programme fort repose bel et bien sur l’idée selon laquelle les structures explicatives de la philosophie et de la sociologie sont « mutuellement exclusives ». Sa radicalité repose tout entière sur cette clause qui implique qu’à un phénomène unique ne peut correspondre simultanément une justification rationnelle et un enracinement social. La force et l’intérêt du dialogue entre philosophes et sociologues dans un premier temps, entre les sociologues dans un second temps25, est d’avoir non seulement mis au jour l’absurdité d’une telle croyance mais également et surtout d’avoir généré une réflexion collective sur la nécessaire réorientation de l’explication sociologique des sciences.

B. Quelle réorientation pour l’analyse sociologique des sciences ?

11 Quelles sont précisément les modalités de cette réorientation ? Je voudrais ici brièvement analyser deux voies à travers lesquelles les sociologues sont fréquemment invités à repenser les termes de leur démarche et par conséquent leur rapport à la philosophie des sciences. J’essaierai de montrer les raisons pour lesquelles aucune d’elles n’est réellement acceptable. Ce qui m’amènera dans la section suivante à la caractérisation d’un programme de recherche d’inspiration actionniste.

1. Le retrait

12 La première réorientation consiste en une réduction du domaine d’investigation de la sociologie des sciences. Cette réduction prend principalement deux formes : • soit l’abandon pur et simple de l’étude du processus de recherche pour celle, strictement externaliste, de contextes de ce processus. C’est la thèse que défend par exemple G. G. Granger dans son article « Une philosophie des sciences non sociologique est-elle possible ? »26. Pour G. G. Granger si le philosophe doit s’efforcer de « proposer une interprétation de la production des œuvres et des concepts scientifiques, c’est-à-dire de donner un sens à ces productions de l’esprit humain », le sociologue doit se limiter aux questions suivantes : « A quelles conditions se forment dans une société une communauté scientifique ? Quels sont les types de statut social du savant ? Quels sont les rapports des organisations et des organisations scientifiques ». Et G. G. Granger de souligner « non pas des concepts techniques aux concepts scientifiques qui concernent le philosophe ». • soit le maintien de l’analyse sociologique des contenus constitutifs du processus de recherche mais pour les seuls contenus auxquels il est impossible d’associer une justification rationnelle. C’est un retour au principe de l’a-rationalité initié par K. Mannheim et c’est pour L. Laudan la seule voie solide sur laquelle la sociologie des sciences peut prétendre s’établir. Pour L. Laudan, « il n’y a pas à douter de la possibilité d’une sociologie de la connaissance pour autant qu’elle travaille dans le cadre de l’hypothèse de l’a-rationalité. Au contraire, c’est un vaste domaine qui est dévolu à la recherche en sociologie cognitive. Quand, par exemple, un savant accepte une tradition de recherche qui est moins adéquate qu’une rivale; quand il poursuit une théorie non progressiste; quand il donne à un problème ou une anomalie plus ou moins de poids qu’ils ne le méritent cognitivement […] dans tous ces cas nous devons nous tourner vers les sociologues pour comprendre, puisqu’il n’y a aucune possibilité pour une analyse rationnelle de l’action en question »27.

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13 Pourquoi ces deux voies proposées par les philosophes à l’intention des sociologues des sciences sont-elles inacceptables ? Parce que toutes deux – de façon radicale chez G. G. Granger, de façon plus tempérée chez L. Laudan –, non seulement donnent une vision réductrice de l’approche sociologique mais également et surtout reconduisent l’origine même des échecs du programme fort : l’idée selon laquelle « explication rationnelle » d’une part et « explication sociale » sont mutuellement exclusives. Pourquoi les sociologues doivent-ils privilégier l’étude des contextes de la science ? Parce que, dit en substance G. G. Granger, les sociologues seraient par principe incapables de donner une vision compréhensive de l’activité scientifique, autrement dit de restituer la dimension significative inhérente à cette activité. Pourquoi les sociologues doivent-ils s’en tenir à l’étude des « échecs » de l’activité scientifique ? Parce qu’affirme L. Laudan les sociologues ont par principe une approche causale de l’explication scientifique et sont donc désarmés dès lors qu’une théorie de la rationalité est indispensable. Mais d’où viennent ces certitudes philosophiques à propos de la nature de la démarche sociologique ? D’une confusion compréhensible entre la partie et le tout. L’approche du programme fort, qui constitue la « toile de fond » à partir de laquelle raisonnent ces philosophes, est indéniablement de nature causaliste et occulte la rationalité à l’œuvre dans la pratique scientifique. Mais faut-il voir dans cette approche le dernier mot de la sociologie des sciences, considérer cette exogénéité et cette absence de théorie de la rationalité comme des éléments inhérents à tout programme de recherche sociologique ? Rien dans la théorie ou la méthodologie sociologique ne permet d’affirmer une telle chose. Le cadre a priori à partir duquel G. G. Granger comme L. Laudan invitent les sociologues à un retrait total ou partiel de l’étude du processus de la recherche scientifique – et ce faisant établir leur complémentarité avec la philosophie – apparaît comme trop limité.

2. La dérive

14 La seconde voie, tout aussi inacceptable que la précédente, s’apparente à une fuite en avant au cours de laquelle l’analyse sociologique, tentant d’échapper au réductionnisme du programme fort, se transforme en narration pseudo philosophique. Quelles sont les règles de cette narration ? Il s’agit d’abandonner l’idée d’une séparation nette entre la « société » et la « nature ». Lorsque le sociologue entre dans un laboratoire, affirment les tenants de la théorie de l’acteur-réseau, il lui serait impossible de discerner réellement ce qui est social de ce qui est naturel. Il lui faut donc partir de la « coproduction » de la société et de la nature comme d’un fait primitif pour décrire la manière dont cet ensemble à la fois collectif et coordonné agit et se transforme. Tout objet présent dans un laboratoire constituerait le « porte-parole » du réseau auquel est associée sa matérialisation : son sens comme son application ne peuvent être conçus indépendamment de celui du réseau auquel il appartient. Et ce réseau qui lui donne sens passe tout autant par les humains – un chercheur, un groupe de chercheurs, une organisation – que par les « non-humains » – un dispositif technique, la nature.

15 Pourquoi cette perspective définie par la théorie l’acteur-réseau ne peut-elle être considérée comme une solution crédible pour réorienter l’analyse sociologique des sciences ? Il y a au moins deux raisons à cela. La première est que l’hétérogénéité à laquelle se réfère les représentants de cette théorie ne justifie en rien la thèse de l’« in

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dissociabilité » ou de la « coproduction » de la société et de la nature. Si les facteurs naturels, sociaux et cognitifs interagissent dans la détermination des comportements scientifiques, cela ne suffit nullement à prouver l’égale intensité de leur influence réciproque et encore moins la nécessité logique de ne pas les séparer analytiquement. Comme l’a bien souligné Y. Gingras28, outre le paradoxe qui consiste à établir une relation de synonymie entre « hétérogénéité » et « indissociabilité », les tenants de la théorie de l’acteur-réseau confondent ici « identité » et « relation ».

16 Le second problème est celui des implications de cette indifférenciation des variables sur la capacité du discours sociologique à expliquer quelque chose. Le programme fort postulait dans bien des cas le caractère indéterminé de la nature – son incapacité à influer de façon décisive sur le choix des scientifiques – et utilisait cette indétermination pour justifier le principe de l’explication sociologique des sciences. Les philosophes des sciences invitant les sociologues à revenir à l’étude des contextes des sciences ou à se limiter aux croyances irrationnelles ne font au final que reconduire cet usage sociologique du principe d’indétermination comme condition de possibilité de l’explication. Les représentants de la théorie de l’acteur-réseau soulignent à juste titre que cet usage de l’indétermination est dans bien des cas une facilité critiquable mais ils contribuent paradoxalement à introduire une forme d’indétermination plus radicale encore que la précédente : celle de l’acteur. « Le point le plus important, écrit M. Callon, c’est que la théorie de l’acteur réseau n’a aucune théorie stable de l’acteur; [ce qui permet] d’ouvrir les sciences sociales aux non-humains »29. Mais y a-t-il un seulement un sens à mettre sur le même plan humains et non-humains, à considérer les microbes comme des « acteurs sociaux »30 et des dispositifs techniques comme des quasi-objets capables de « réflexion »31 ? Peut-on réellement affirmer que tous les éléments d’un réseau « participent à égalité à une seule et même histoire »32, ou encore que tous ces éléments sont « capables dans une même mesure d’agir les uns sur les autres »33 ? Ces thèses ont certes le mérite de l’originalité apparente, sont certes compatibles avec la posture relationniste et sémiologique revendiquée par la théorie de l’acteur-réseau, mais elles impliquent l’abandon pur et simple des catégories traditionnelles de la sociologie. Enracinées dans une critique légitime du réductionnisme, elles débouchent sur un « jeu littéraire »34 qui sacrifie bel et bien l’essentiel du projet scientifique de la sociologie des sciences.

C. Un programme de recherche actionniste en sociologie des sciences

17 L’examen critique de ces orientations montre que la définition d’un programme de recherche non réductionniste pour la sociologie des sciences n’est pas chose aisée. Il faut qu’il soit tout à la fois ambitieux – ouvert sur l’intégralité du processus de recherche —, méthodique – capable de définir avec précision la nature de son registre explicatif – et réaliste – conscient de ses limites et à même de s’enrichir de la pluralité des points de vue sur son objet d’étude. Je n’ai pas la prétention d’affirmer que seul un programme sociologique d’inspiration actionniste est en mesure d’occuper pleinement l’espace de contraintes simultanées ainsi défini. Mais je soutiens qu’un tel programme peut y prendre une place de choix dès lors qu’il lui est donné une formulation particulière. Cette formulation porte sur trois points essentiels : une conception forte de l’acteur social, un abandon du causalisme pour un rationalisme élargi non

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exclusiviste, une réinterprétation du principe de symétrie. J’essaierai d’illustrer brièvement ces points à partir d’une étude empirique menée sur le développement du secteur de recherches biomédicales consacrées aux maladies à « prions »35.

1. Le primat de l’acteur scientifique

18 Quelle conception de l’acteur doit faire valoir un programme de recherche actionniste en sociologie des sciences ? A l’évidence une conception forte qui se différencie nettement de celles inhérentes au programme fort comme à la théorie de l’acteur- réseau. Le primat de l’acteur porte sur deux niveaux complémentaires :

19 A un niveau empirique élémentaire, cela passe par l’observation minutieuse des dimensions à la fois intentionnelles et significatives à l’œuvre dans l’exercice quotidien de la pratique scientifique. Le sociologue n’a pas à partir de la croyance a priori en l’indissociabilité de la nature et de la société, ni même du caractère indéterminé de la nature. Il part de la réalité des intentions, des motivations, des structures de préférences telle qu’elle se donne à voir à travers la pratique et le discours des acteurs scientifiques.

20 A un niveau de généralisation plus élevée – celui qui a été largement ignoré en sociologie des sciences dans la mesure où elle a été longtemps dominée par une perspective hyperempiriste —, cela passe par la typification de ces pratiques et discours et l’élaboration de logiques comportementales simplifiées à partir desquelles il devient possible de reconstruire les raisons suffisantes, au niveau microsociologique, de phénomènes macrosociologiques à expliquer.

21 Illustrons chacun de ces points à partir d’un exemple limité. Qu’observe-t-on lorsque l’on s’attache à reconstituer la transformation d’un domaine d’étude biomédical tel que celui des maladies à prions sur près de vingt années ? Un groupe tout d’abord très restreint d’individus qui interagissent, développent des stratégies de recherche, élaborent des dispositifs expérimentaux, publient des articles et des rapports de recherche, s’insèrent dans des lignes de coopération internationale, entrent en contact avec les représentants de sphère institutionnelle très diverses, etc. bref, des individus engagés dans les divers aspects de la vie scientifique. La tâche du sociologue actionniste n’est pas de faire de tous ces éléments une strate épiphénoménale réductible à un niveau conceptuel exogène pour reprendre une catégorie du programme fort, ni même d’affirmer l’unité de ces éléments en postulant l’existence d’un réseau dans lequel tous les éléments seraient interchangeables et où le sens ne cesserait d’évoluer. Son objectif est de donner à comprendre les catégories, les principes, les préférences propres à ces acteurs et de montrer de quelle manière ces éléments peuvent être des forces agissantes du point de vue du domaine de recherche considéré comme des relations entre ce domaine et son environnement direct ou indirect. Bref montrer comment non pas un paysage intellectuel, institutionnel et organisationnel préexistant détermine a priori des actions scientifiques, mais comment ces actions participent de la production de ces paysages.

22 A un niveau différent – celui de la généralisation précédemment évoqué —, et tout en conservant le même exemple, on voit bien qu’à partir du moment où les chercheurs investissent collectivement le domaine des maladies à prions, il est possible de commencer à raisonner sur des données agrégées. Le début des années quatre-vingt- dix est marqué par un double phénomène : une accélération du recrutement des

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chercheurs et surtout une stabilisation des entrants. Le schéma dominant n’est plus celui de l’entrée furtive. Les chercheurs entrent et maintiennent leur intérêt en publiant régulièrement. Ce qui s’explique notamment par le fait qu’à partir de cette période des fonds européens puis nationaux ont été investis d’abord progressivement puis massivement pour soutenir la recherche. Dès lors qu’il dispose de ces données, le sociologue actionniste est en mesure de prendre du recul par rapport à l’observation empirique élémentaire en reconstruisant derrière la mobilité de l’intérêt scientifique des logiques sociales fondées sur la typification des comportements individuels. La transformation collective d’un domaine de recherche complexe devient compréhensible à partir d’un travail de formalisation de raisons strictement individuelles.

2. Un rationalisme « élargi » non exclusiviste

23 Cette référence à la nature compréhensive de la démarche sociologique me conduit naturellement vers le second principe général de l’actionnisme tel qu’il doit être à mon sens appliqué en sociologie des sciences : l’abandon du causalisme pour un « rationalisme élargi non exclusiviste ».

24 Reprenons notre illustration. Il existe globalement trois hypothèses sur l’origine des maladies à prions : les hypothèses virologiques, les hypothèses protéiques et les hypothèses dites mixtes. L’hypothèse aujourd’hui dominante dans la communauté scientifique internationale est la seconde – c’est celle qui a valu à S. Prusiner son prix Nobel. Mais comme bien souvent le consensus autour de cette hypothèse n’est pas parfait. Un grand nombre de chercheurs français notamment continuent à privilégier les hypothèses virologique ou mixte. Lorsque l’on interroge par exemple J.-Ph. Deslys sur sa stratégie de recherche à long terme il fait observer qu’il a eu très tôt le sentiment que « certaines données ne cadraient pas parfaitement avec l’hypothèse du prion seul ». D’où l’idée de développer sur plusieurs années des manipulations pour étudier les accumulations de PrP anormales. Dans la même perspective, D. Dormont et Lazmézas soulignent que si les arguments avancés par les tenants de l’hypothèse prion seule semblent convaincants il est tout aussi possible de produire des contre arguments point par point. « Si l’hypothèse la plus populaire et la plus originale demeure celle d’une protéine infectieuse, écrivent-ils, elle ne répond pas facilement à toutes les questions. Une somme de preuves partielles ne constitue pas une preuve absolue. Il existe donc encore de la place pour un agent infectieux associé à la PrP anormale ».

25 De quelle manière rendre compte de ce comportement des chercheurs français dans cette controverse non encore fermée sur l’origine des maladies à prions ? Il est possible de partir d’un constat d’indétermination rationnelle et d’interpréter la réticence des chercheurs à l’égard de l’hypothèse protéique comme une conséquence de leur conformisme intellectuel. Les chercheurs français ont très souvent été formés dans la tradition de la virologie, cette tradition influerait mécaniquement comme un cadre de pensée, une idéologie professionnelle qui les empêcheraient de concevoir le bien fondé des arguments de leurs adversaires. Il est également possible d’imaginer une variante matérialiste de ce causalisme dans laquelle cet attachement irrationnel à une hypothèse apparemment réfutée par les faits ne serait finalement rien d’autre que la conséquence de la volonté inavouable d’une corporation professionnelle de sauvegarder à tout prix un certain nombre de biens symboliques et matériels.

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26 Abandonner le causalisme, c’est abandonner ce type d’explication – ou du moins c’est ne recourir à ce type d’explication par le conformisme ou l’intérêt matériel qu’en dernière instance. L’approche actionniste des sciences fait de l’étude des « raisons » qu’ont les acteurs de préférer une théorie à une autre, une hypothèse à une autre, un de ses axes centraux. Mais ces raisons sont distinctes de celles décrites par la tradition épistémologique. Elles ne s’opposent pas à la théorie de la rationalité à laquelle L. Laudan identifie la philosophie des sciences, mais viennent en quelque sorte l’étendre ou la compléter sur la base d’une théorie de la rationalité élargie. Ces raisons, ou « bonnes raisons » pour reprendre la terminologie proposée par R. Boudon36, n’ont pas de caractère strictement contraignant et tiennent leur valeur persuasive pour partie des caractéristiques de la situation dans laquelle elles sont produites ou mobilisées. Une tâche essentielle de l’analyse actionniste des sciences consistera à reconstruire les conditions de crédibilité des arguments échangés par les scientifiques, et partant à identifier dans une perspective sociologique la dynamique argumentative propre à son domaine d’étude.

3. Réinterpréter la symétrie

27 Ce travail est indépendant de la valeur de vérité des croyances, hypothèses ou théories analysées. Il n’est pas limité dans son application par un critère de démarcation de type épistémique. Dans sa discussion de l’étude de cas proposée par H. Collins, A. Franklin montre bien que le consensus scientifique autour d’une théorie n’émerge pas toujours sur la base de raisons contraignantes. Il ne propose pas une caractérisation sociale du système de raisons « fortes » qu’il identifie, mais on ne peut lui reprocher de ne pas avoir réaliser le travail qui nous revient en tant que sociologue. Ceci me conduit au dernier point permettant de définir ici de façon au moins programmatique l’approche actionniste des sciences : la nécessaire réinterprétation du principe de symétrie.

28 Il faut à mon sens non pas renoncer au principe de symétrie comme nous y invitent parfois les épistémologues mais le réinterpréter pour l’intégrer dans l’ensemble des conditions générales permettant d’apporter une explication solide des croyances collectives. Le principe de symétrie pose comme condition préalable à la recherche la suspension de toute évaluation quant à la validité potentielle de son objet. Il représente un impératif de neutralité mais, et ce point mérite d’être souligné, il ne dit rien quant à la nature des « facteurs » à prendre en compte. Ce principe par ailleurs s’apparente à une exigence de méthode : c’est un point de départ que se donne le sociologue, mais pas nécessairement un point d’arrivée.

29 La disqualification relative de ce principe s’explique par l’usage particulier qui en a été fait : il a servi de caution à la tentative de rendre compte de la nature du processus de recherche en ayant recours de façon à la fois systématique et plus ou moins voilée à des catégories explicatives jusqu’alors réservées à l’explication des croyances fausses. Lié à une conception causaliste de la production des croyances scientifiques, il a représenté au final pour les représentants du programme fort un objectif à atteindre plutôt qu’une étape première ou temporaire. Ces remarques nous indiquent la voie à suivre pour le réorienter conformément aux exigences générales d’une approche actionniste des sciences. Il est nécessaire de réaffirmer sa nature méthodologique et de l’associer à la théorie de la rationalité élargie précédemment évoquée. L’analyse actionniste des sciences pourra être dite symétrique dans la mesure où elle se propose d’identifier

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derrière l’adhésion des acteurs scientifiques à une hypothèse vraie ou une hypothèse fausse, une théorie dominante ou marginale, un même ensemble de « raisons » – ensemble distinct de celui étudié par l’épistémologie. Interprété de la sorte, ce principe de symétrie permet de maintenir l’ouverture du domaine d’investigation de la sociologie des sciences tout en l’affranchissant des dérives réductionnistes qui par le passé ont davantage contribué à discréditer qu’à établir la légitimité de son point de vue.

NOTES

1. On trouve un bel exemple de cet exercice pour la tradition mertonienne chez J. Cole, H. Zuckerman, The emergence of a scientific speciality : the self exemplifying case of the sociology of science, in Coser L. (ed), The idea of social structure, New York, Harcourt Brace Janovich, 1975. Voir également G. Lemaine., La sociologie de la science en France, in « La recherche en sciences humaines », Paris, Ed. du CNRS, 1979. Et plus récemment M. Dubois, La nouvelle sociologie des sciences, Paris, Presses Universitaires de France, 2001, tout particulièrement le chap. 1. 2. E. Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, Presses Universitaires de France, 1979 (1912); M. Scheler, Les formes de la connaissance et la société, Leipzig, Der Neue-Geist Verlag, (1926), traduction française partielle : Problèmes de sociologie de la connaissance, Presses Universitaires de France, Paris, 1993; Mannheim K., Ideology and utopia; an introduction to the sociology of knowledge, Brace and Company, New York, 1936 (1929), traduction française partielle : Idéologie et utopie, Librairie Marcel Rivière, Paris, 1952; P. Sorokin, Social and Cultural dynamics, Fluctuation of systems of Truth, Ethics, and Law, vol. II, American Book company, 1937. 3. Cf. M. Dubois, L’affaire Sokal : cultural studies et sociologie relativiste des sciences. in « Revue française de sociologie », XXXIX-3, 1998. 4. Cf. M. Dubois, 2001, op. cit., chap.5. 5. Pressé, c’est-à-dire qui tenterait de se donner une représentation d’ensemble du domaine à partir de la lecture d’un ensemble limité de recueils ou de manuels, tels que M. Hollis, S. Lukes (eds.), Rationality and relativism, Oxford, Basil Blackwell, 1982; A. Chalmers, La fabrication de la science, Ed. de la découverte, 1991; R. Boudon & M. Clavelin (eds.), Le relativisme est-il résistible ? – Regards sur la sociologie des sciences, Paris, Presses Universitaires de France, 1994. 6. Pour des éléments d’explication de cette réorientation, voir J. Ben-David, Scientific growth, University of California Press, 1991, particulièrement l’introduction de G. Freudenthal. Cf. également M. Dubois, Introduction à la sociologie des sciences, Paris, Presses Universitaires de France, 1999. 7. Cf. D. Crane, La nature de la communication et des influences dans le domaine scientifique in « Revue Internationale des Sciences sociales », XXII, 1, 1970; S. Cole, J. Cole, Social stratification in science, Chicago, Chicago University Press, 1973; J. Cole, H. Zuckerman, 1975, op.cit 8. Cf. M. Mulkay, Some suggestions for sociological research in« Science studies », 1, 1971; G. Lemaine, R. MacLeod, M. Mulkay, P. Weingart (eds), Perspectives on the emergence of scientific disciplines, The Hague and Paris, Mouton, 1976. 9. Cf. B. Barnes, T. S.Kuhn and the social sciences, The Macmillan Press, 1982; et également l’introduction M. Callon et B. Latour à M. Callon, B. Latour (eds), La science telle qu’elle se fait, Paris, Ed. de la découverte, 1991.

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10. T. Pinch propose une relecture dualiste – conservateurs vs radicaux – du transfert de la théorie kuhnienne vers la sociologie des sciences, cf. P. Pinch, Kuhn – the conservative and radical interpretations : are some mertonians « kuhnians »and some kuhnians ‘mertonians’ ? in « Social Studies of Science », vol. 27, 1997 (1982). 11. P. Winch, The idea of social science, Londres, Routledge & Kegan Paul, 1958 12. D. Phillips, Wittgenstein and scientific knowledge : a sociological perspective, Londres, Macmillan, 1977; D. Bloor, Wittgenstein : a social theory of knowledge, New York, Columbia University Press, 1983; W. Sharrock, R. Anderson, The wittgenstein connection in « Human studies », 7, 1984; H. Collins, Changing order; replication and induction in scientific practice, Londres, Sage, 1985. 13. Sur la nature de ce conventionnalisme, cf. M. Dubois (2001), op. cit., chap. 4, section D. 14. D. Bloor, Left and right wittgensteinians in A. Pickering ( ed.), Science as practice and culture, The University of Chicago Press, Chicago, 1992. 15. M. Lynch, Extending Wittgenstein : the pivotal move from epistemology to the sociology of science, in Pickering A. (ed), op. cit., 1992. 16. L. Laudan, The pseudo-science of science ? in « Philosophy of the social sciences », vol. 11, 1981; D. Bloor, The strengths of the strong programme in « Philosophy of the social sciences », vol. 11, 1981; L. Laudan, More on Bloor in « Philosophy of the social sciences », vol. 12, 1982 17. H. Collins, A strong confirmation of the experimenters’ regret in « Studies in History and Philosophy of Modern Physics », 25, 1994; A. Franklin, How to avoid the experimenters’ regret,in « Studies in History and Philosophy of Modern Physics », 25, 1994. 18. Y. Gingras, B. Godin, The experimenter’s regress : from skepticism to argumentation,in « Cahiers d’épistémologie », n° 210, Publications UQAM, 2000. 19. H. Collins, Les sept sexes : étude sociologique de la détection des ondes gravitationnelles, dans Callon M., Latour B. eds., op. cit., 1991. 20. Il faut souligner que le travail « philosophique » de A. Franklin retrouve les conclusions de l’analyse critique proposée par le sociologue G. Darmon, The asymetry of symetry, in « Social science information », 25, 1986. 21. Nous reprenons ici le titre de l’ouvrage de M. Doury, Le débat immobile. L’argumentation dans le débat médiatique sur les parasciences, Paris, Kimé, 1997. 22. M. Dubois, op. cit., 1998; M. Dubois, op. cit., 2001, chap. 7. 23. On trouve ce type d’argumentaire dans l’ouvrage collectif dirigé par B. Jurdant (ed), Impostures scientifiques. Les malentendus de l’affaire Sokal, Paris, La découverte, 1998. 24. R. Boudon, Les deux sociologies de la connaissance scientifique, in Boudon R., Clavelin M. (eds), op. cit., 1994. 25. Pour une présentation de ces débats, cf. M. Dubois, op. cit., 1999, chap.1; O. Martin, Sociologie des sciences, Paris, Nathan, 2000. 26. G. G. Granger, Une philosophie des sciences non sociologique est-elle possible ?, in R. Boudon, M. Clavelin (eds), op. cit., 1994. 27. L. Laudan, La dynamique de la science, Bruxelles, Mardaga, 1987, p.225. 28. Y. Gingras, Following scientists through society ? Yes, but at arm’s length !, Séminaire centre de recherche en histoire des sciences et des techniques, La villette, 1993; traduction française partielle, Un air de radicalisme. Sur quelques tendances récentes en sociologie de la science et de la technologie in « Actes de la recherche en sciences sociales », 108, 1995. 29. M. Callon, Actor-Network Theory – The Market Test in Actor Network and After, Workshop Keele University, 1997 30. B. Latour, Les microbes. Guerre et paix, Paris, Pandore, 1984, p.42. 31. B. Latour, The politics of explanation : an alternative in S. Woolgar (ed), Knowledge and reflexivity, London, Sage publications, 1988, p. 173. 32. M. Callon (ed), La science et ses réseaux. Genèse et circulation des faits scientifiques, Paris, La découverte, 1989, p. 113.

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33. J. Law, Traduction/Trahison – Notes on ANT, Lancaster University, 1997 34. Pour des illustrations de ce jeu, cf. M. Callon, La domestication des coquilles Saint-Jacques et des marins-pêcheurs dans la baie de Saint-Brieuc,in « L’Année sociologique », 36, 1986; B. Latour, Where are the missing masses ? Sociology of a few mundane artifacts, in Bijker W., Law J. (eds), Constructing networks and systems, Cambridge, MIT Press, 1993. 35. M. Dubois, La communauté scientifique française des maladies à prions : évolutions démographique et stratégique, groupe de recherche Sociologie de la science, communication pour le congrès de l’AISLF, 2000. 36. R. Boudon, L’art de se persuader des idées douteuses, fragiles ou fausses, Fayard, Paris, 1990.

AUTEUR

MICHEL DUBOIS CNRS – GEMAS Maison des sciences de l’homme, Paris

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La nouvelle anthropologie des sciences et des techniques face à la « société de l’information » et son savoir

Farinaz Fassa

1 Dans son ouvrage, « Petite réflexion sur le culte des dieux faitiches » (1996a), B. Latourutilise la métaphore du montreur de marionnettes pour récuser la « pensée critique » et sa volonté de chercher des explications structurales. Selon lui, nos créations nous dépassent et tout marionnettiste « vous dira comme tout le monde, comme tout créateur et tout manipulateur, que ses marionnettes lui dictent son comportement, qu’elles le font agir, qu’elles s’expriment à travers lui, qu’il ne saurait les manipuler ni les mécaniser » (1996a : 100).

2 Cette proposition théorique pose de nombreuses questions et si j’ai choisi ici d’en traiter, c’est autant par intérêt scientifique que par questionnement éthique. Il me semble qu’accepter la position qui s’exprime dans cette citation dédouane la science qui se produit dans « des cascades de traductions » de ses possibles implications idéologiques et empêche l’homme de penser une action sur le monde. B. Latour reconnaît d’ailleurs ce problème, lorsqu’il répond à la critique de P. Lemonnier1, relevant que son « hypothèse »2 peut faire perdre quelque chose (« Je ne dis pas que nous n’y perdons rien, je suis conscient des risques, en particulier politiques. » [1996b : 36]), peut-être le pouvoir que les hommes ont d’agir sur leur monde en effectuant des choix, en participant à des conflits qui tous ne peuvent se résoudre par des compromis.

3 L’image proposée par la métaphore du marionnettiste suggère ainsi des interrogations fondamentales, et tout particulièrement pour qui s’attache à la place que prennent les Technologies de l’Information et de la Communication (TIC) dans la formation et l’éducation, et ceci d’autant plus que les textes que les organisations supragouvernementales et gouvernementales (Fassa, 2002a) produisent à ce sujet tiennent un discours assez semblable : sous l’influence des TIC, une nouvelle société,

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radicalement différente serait en train de naître. Les technologies que nous avons créées seraient d’une telle puissance qu’elles nous dépasseraient et nous obligeraient à adapter notre organisation sociale et nos pratiques pour y répondre. Bref, nos « marionnettes » seraient en train de nous « faire agir » et de « s’exprimer à travers nous ». En ce qui concerne l’éducation et la formation, elles demanderaient de chacun qu’il accepte de considérer son savoir comme obsolète aussitôt acquis et exigeraient des appareils de formation qu’ils instillent cette disposition, « l’apprenance », auprès des enfants et des jeunes de façon à ce que « cette posture nouvelle […], expressive d’un rapport au savoir pro-actif, anticipateur et quasi-existentiel » (Carré, 2000 : 217)devienne une attitude admise par tous dès la fin de l’école obligatoire.

4 La question des TIC est donc un enjeu majeur de la période que nous vivons et il est essentiel que l’on puisse se pencher sur ce problème et rompre avec un discours souvent technocentré puisqu’il conçoit l’univers technologique comme un univers agissant sur le social, bien qu’il en soit indépendant pour ce qui tient aux choix effectués en ce qui concerne les objets technologiques eux-mêmes.

5 Il me semble, et c’est ce que j’aimerais montrer ici, que cette perception des relations de la technologie au social tient à une vision post-moderne, qui dans le domaine de l’anthropologie francophone des sciences et des techniques est diffusée, et ceci même s’ils s’en défendent, par les chercheurs de l’Ecole des Mines et ceux qui en revendiquent l’autorité. A cette approche intéressante mais boiteuse du social et de l’humain, j’aimerais opposer une perspective qui prenne en compte la tension qui se joue entre les acteurs et les structures et qui permette de comprendre quel est le sens qu’il faut donner à l’irruption et au développement massifs des ordinateurs (et de l’informatique) dans l’école obligatoire. « S’arracher » au sens commun qui veut que l’école fournisse le savoir-faire suffisant pour dominer un outil appelé à devenir inévitable, dans ce qui est décrit comme un passage irrémédiable vers la « Société de l’Information » (SI), ou plus récemment la « Société du Savoir », me paraît nécessaire pour « renforcer la résistance au fatalisme sans pour autant encourager le repli dans un passéisme nostalgique, et [pour] susciter chez le lecteur un changement de disposition en l’aidant à considérer autrement les problèmes du temps, sous un autre cadrage, c’est-à-dire comme autant de processus sur lesquels il est possible d’avoir prise » (Boltanski et Chiapello, 1999 : 29).

6 C’est pourquoi, j’évoquerai tout d’abord la genèse du concept de la SI3 – soit la construction d’un discours qui paraît aujourd’hui de sens commun – et signalerai la place que les chantres de cet horizon sociétal attribuent à l’acquisition des connaissances informatiques dans le cursus scolaire. Mon exposé reprendra ensuite les perspectives post-modernes développées par les notions centrales de l’anthropologie symétrique, telles que B. Latour les propose dans ses textes théoriques, et les articulera aux développements que P. Lévy en fait dans ses analyses des ordinateurs, de la SI, et du savoir qui doit s’y constituer. Je conclurai par la proposition d’une troisième voie qui consiste à amender drastiquement le programme de la « symétrie généralisée ». La « Constitution »4 que l’on devrait se donner pour penser notre relation à nos créations devrait, à mon avis, admettre une double analyse, celle qui d’une part dit le pouvoir tel qu’il se construit autour et à propos des objets (ou des concepts) et d’autre part, celle qui réintroduit ceux que les jeux de pouvoir locaux ont exclus et qui donne sens à la violence de ces exclusions réifiantes5.

7 Le choix de ces auteurs n’est pas arbitraire6 et il faut souligner dès maintenant qu’il ne s’agira pas d’assimiler les discours de ces deux chercheurs mais plutôt de montrer

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comment le refus du Grand Partage de la modernité7 par B. Latour a débouché sur la narration de « petits récits », difficilement admissibles dès lors que les objets que l’on veut aborder touchent à ce qu’A. Gras (1997) nomme « macro-systèmes techniques » et qu’ils dépassent les frontières du laboratoire. Or, ces petits récits, ceux que l’on peut résumer par des « ontologies différentes de collectifs hétérogènes d’actants », participent, selon moi, à ce que le réel soit considéré comme un espace plat, sans dimension historique hors le laboratoire et ses jeux de traductions, sans territoire en dehors des réseaux, plus ou moins longs, que constituent ces associations, bref où la surface des choses dit son sens pour autant que l’on sache regarder8. Ils fondent une base épistémique à un discours politique qui se construit dans la seule logique du consensus.

8 C’est cette multiplication de petits récits et leur éclatement qui me paraissent caractéristiques de la « post-modernité », telle que J.-F. Lyotard l’a décrite dans « La Condition postmoderne » (1979). La seule logique de la performativité (Lyotard, 1979, 1980) qui fonde l’éclatement des langages et de leurs jeux9, se serait, selon lui, substituée aux Grands récits qui font reposer la volonté de savoir sur l’émancipation ou sur l’Idée. « En simplifiant à l’extrême, on tient pour ‘post-moderne’ l’incrédulité à l’égard des métarécits. Celle-ci est sans doute un effet du progrès des sciences; mais ce progrès à son tour la suppose. A la désuétude du dispositif métanarratif de légitimitation correspond la crise de la philosophie métaphysique, et celle de l’institution universitaire qui dépendait d’elle. La fonction narrative perd ses foncteurs, le grand héros, les grands périls, les grands périples et le grand but. Elle se disperse en nuages d’éléments langagiers narratifs, mais aussi dénotatifs, prescriptifs, descriptifs, etc., chacun véhiculant avec soi des valences pragmatiques sui generis. Ainsi la société qui vient relève moins d’une anthropologie newtonienne (comme le structuralisme ou la théorie des systèmes) et davantage d’une pragmatique des particules langagières. Il y a beaucoup de jeux de langage différents, c’est l’hétérogénéité des éléments. Ils ne donnent lieu à institution que par plaques, c’est le déterminisme local. Les décideurs essaient pourtant de gérer ces nuages de sociabilité sur des matrices d’input/output, selon une logique qui implique la commensurabilité des éléments et la détermination du tout. Notre vie se trouve vouée par eux à l’accroissement de la puissance. Sa légitimation en matière de justice sociale comme de vérité scientifique serait d’optimiser les performances du système, l’efficacité » (1979 : 8).

I. La société de l’information et du savoir ou le sens commun

9 Il est commun aujourd’hui de réfléchir en termes de « société de l’information » ou de « société du savoir ». Ces termes sont plus que fréquemment employés pour définir le monde dans lequel nous vivons et le monde auquel nous devons nous préparer. Bien qu’il faille de mon avis, faire une distinction nette entre ces deux concepts, car le flou entretenu par les discours qui les mêlent et les confondent sans cesse contribue à assimiler les notions d’information à celle de savoir, je ne les distinguerai pas ici puisque ma communication rend compte de ce qui se dit sur le changement social et la société future. Il semble cependant fort utile de préciser la genèse de la « société de l’information », seule notion à avoir été théorisée, car les acceptions anciennes ne sont en rien exclusives des nouvelles façons de penser la société en prise aux technologies

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informationnelles. Elles ont au contraire servi à sédimenter les conceptions diffusées aujourd’hui.

10 Selon les promoteurs de cette notion, dont les figures premières les plus influentes sont Daniel Bell et Alwin Toffler10, la « société de l’information » se distinguerait des sociétés antérieures par la place qu’y occupe la technologie numérique et par les changements sociaux qu’elle engendre. Pour ces auteurs, les TIC nous entraîneraient vers une nouvelle civilisation, marquée, dans la version « tofflerienne » par une débureaucratisation et un dynamisme constant qui exigerait que tous s’éduquent en permanence et, dans la version de Bell, par les changements de l’économie et de l’organisation du marché du travail : place nouvelle des services et rôle de plus en plus essentiel des techniciens qualifiés.

11 Ces penseurs évoquaient à l’époque des changements qu’ils pensaient pouvoir mesurer11 et insistaient sur la centralité du savoir théorique et la maîtrise accrue des nouvelles technologies de l’intellect comme cause de « l’épuisement des vieilles passions politiques » (Simioni, 2000 : 14) et de la fin des idéologies.

12 Aujourd’hui, les développements technologiques, dont le plus marquant est Internet, ont remis au centre des débats la notion de « société de l’information » que l’on a un moment cru oubliée, après l’engouement des années soixante-dix. Le discours précédent s’est renouvelé et ce qui constituait des prévisions de futurologues semble être devenu une réalité. La réflexion se fait dorénavant souvent en termes d’impact des techniques sur le social12 et les préoccupations se concentrent sur les façons dont les sociétés et les Etats doivent répondre aux exigences et aux possibilités induites par les technologies.

13 Les plans de l’administration Clinton et d’Al Gore (NII : « National Information Infrastructure » et GII « Global Information Infrastructure ») ont mis sur la scène publique la notion « d’autoroutes de l’information » et ont participé à la diffusion d’une image de société tout entière contenue dans ses infrastructures communicationnelles. La figure métaphorique du « réseau », du filet, s’est ainsi déployée. Dans ces textes, le territoire en est couvert; il y est presque contenu et pourtant il ne devrait pas être altéré13.

14 La logique de la connexion, chère à Al Gore, est celle qui organise aujourd’hui les préoccupations tant de l’Union européenne que de l’OCDE quant à la question du changement social et de ses conséquences. Ces organismes supranationaux partent de l’idée d’une nécessaire globalisation et considèrent qu’il est dorénavant de leur devoir d’aider à faire advenir « la société de l’information et du savoir », faute de quoi leurs membres pourraient souffrir d’une « concurrence inégale » avec les pays qui ont pris plus rapidement le virage numérique. Ces nouvelles tâches se traduisent pratiquement par des plans d’action qui visent à développer les infrastructures numériques, à former la population, par le biais d’une éducation à l’usage des technologies numériques, et à donner ainsi aux nations qui participent de ces gigantesques mobilisations des avantages dans une économie, que l’on considère dorénavant plus fondée sur la circulation de l’information et du savoir que sur la production de biens matériels (cf. en particulier OCDE, 1996).

15 On le voit, et ceci dès leur origine, les termes « Société de l’Information » (SI) sont directement associés à une vision du social qui présente la technologie comme un domaine autonome, constituant un moteur d’innovation sociale et de rupture avec un

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ordre ancien, réputé obsolète, celui de la production capitaliste de biens matériels (voir par exemple OCDE, 1996; UE, 2000; GCSI, 2000). L’accent est par ailleurs mis sur le savoir et l’optimisme marque des visions qui dessinent une société décloisonnée sous l’influence de la technologie numérique et dans laquelle les rapports se sont horizontalisés, une société, qui plus est, peuplée exclusivement par des individus créatifs, responsables et ayant le sens de l’initiative. Ces acceptions de la notion de SI assignent une nouvelle place aux écoles publiques et leur demandent de faire le deuil de la construction d’un savoir appartenant en propre aux individus et d’accepter de le considérer comme une marchandise mesurable à l’aide d’une système de crédits. Xavier Comtesse, directeur adjoint de la Fondation Avenir Suisse ne dit par ailleurs pas autre chose lorsqu’il déclare dans le journal « 24Heures » du 18 au 20 mai 2002 : « Nous sommes dans un rêve fou, où l’on sort le savoir du cerveau pour le mettre en boîte, en machine.[…] Il faudrait instaurer le système des crédits, sorte de monnaie d’échange aux mains des étudiants, afin de créer une concurrence entre les écoles et stimuler les initiatives, notamment l’offre de programmes e-learning. […] Un marché où la compétitivité entre étudiants et enseignants tend vers l’excellence, l’autonomie, la flexibilité ».

16 Mais pour atteindre un tel horizon, des politiques de formation aux TIC doivent être mises en place tant dans la scolarité que dans la formation professionnelle initiale et continue. Un élément apparaît même comme tout à fait dominant, c’est celui qui concerne la formation des enseignants appelés à devenir des médiateurs et à former leurs élèves ou étudiants à « apprendre à apprendre », à adopter, en d’autres termes, une disposition différente envers la connaissance. Si cette visée semble tout à fait louable, car une tête « bien organisée » permet plus d’autonomie aux personnes qu’une « tête bien pleine », elle me paraît devoir être questionnée lorsqu’elle est inextricablement liée à l’acceptation que chacun devra apprendre sa vie durant14 de façon à être « employable ».

17 Un nouveau rapport au savoir est esquissé ici, puisque chacun doit se soumettre à sa force d’attraction mais accepter qu’individuellement son savoir est obsolète dès lors qu’il est acquis puisqu’il peut être codifié, transformé en information binaire et ainsi circuler sur les réseaux. La demande est à la plasticité et à la flexibilité; il s’agit pour chacun de se percevoir comme un être « apprenant », capable de remodeler sans cesse ses savoirs comme son système immunitaire et capable d’apprendre à lutter contre les invasions microbiennes à l’aide des vaccins15 (E. Martins, 1994). Le rapport au monde proposé par de telles visions éducatives n’est plus celui de la socialisation de la personne à un monde qui peut être remis en question; c’est celui de la disciplinarisation permanente de soi pour adhérer au monde extérieur.

18 Les capacités d’« apprendre à apprendre » et de d’accepter de le faire « sa vie durant » deviennent les compétences centrales d’une société où le savoir et l’information sont diffus, fluides et fuyants, puisqu’ils circulent sur les réseaux et n’appartiennent plus en propre aux individus. On peut parler ici de dissimilation, de « vaporisation » pour reprendre les termes de Pascal Ragouet (2002), du savoir et de la connaissance. Appartenant à tous, ils n’appartiennent à personne et les individus sont les supports nodaux de la circulation. Ce qui compte est ce qui transite et ce qui lie (délie ou relie autrement si l’on pense en termes de lien social) et non ce qui est relié.

19 C’est dans cette perspective que l’ensemble des structures de formation se transforme insistant sur l’activité des élèves et la maîtrise des outils de cette « nouvelle ère », les TIC. Des plans d’équipement des écoles sont à l’œuvre dans la plupart des pays d’Europe

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et l’accent est mis sur l’interdisciplinarité et l’intégration des TIC dans toutes les matières enseignées. Ces nouveaux outils sont ainsi présentés comme moyens privilégiés de l’accès au savoir, et leur non-maîtrise se traduirait par une future disqualification professionnelle et sociale (cf. par exemple UE, 2000; Johnson (OCDE), 1998; Larsen et Instance (OCDE), 2001).

20 La question de l’apprentissage de l’informatique à l’école devient donc une question essentielle puisque l’objet de cette nouvelle connaissance est considéré comme l’objet qui façonne le développement social et dicte aux personnes l’adoption de nouvelles postures.

21 Arrivés à ce point, nous pouvons relever qu’une nouvelle conception de l’homme, du rapport qu’il entretient au territoire, au temps et au savoir, ceux du social mais aussi les siens en propre est proposée par ces constructions discursives émanant d’organisations politico-économiques. L’homme du futur doit être apte à circuler dans des espaces virtuels, il doit pouvoir faire face au changement permanent d’échelle produit par la co-existence d’une part de la « vie vécue » dans une communauté, une temporalité et un territoire réel et d’autre part de la vie qui se trame sur les réseaux de communication. Il doit, pour ce faire, accepter qu’il est avant tout un « médiateur » et qu’il appartient à un monde d’hybrides homme-machine, sur lequel personne n’a de prise, puisque les créatures que le marionnettiste a créées le dépassent sans cesse.

II. Visions épistémiques et politiques

La symétrie généralisée de Bruno Latour

22 C’est à ce point que nous retrouvons la nouvelle anthropologie des sciences et des techniques. La réflexion que je citais en introduction amène en effet Bruno Latour à affirmer que « s’il y a des événements, nul n’en est maître » (1996a : 102) et que derrière « la pensée critique » se cache une forme de créationnisme. Or, selon lui « il n’y a pas plus de création par un dieu-source que de construction par un homme-source » (1996a : 101).

23 Cette citation suggère d’une part que Latour et certains des anthropologues des sciences voient dans le réel un tout où l’homme est dépassé par ses créatures. Elle montre aussi que selon cet auteur, à chercher derrière les choses comme elles sont, on trahit les « zacteurszeuxmêmes » (1996a : 48), soit les collectifs faits de choses et de personnes.

24 C’est, selon les chercheurs de ce courant, du côté des collectifs qu’il faut chercher comment nature et culture se conjuguent et s’inspirer des autres cultures, non pas parce qu’elles sont plus proches de la nature (le mythe du bon sauvage garde selon lui la vie dure) mais justement parce qu’elles n’ont pas construit d’image séparée de la nature. « Aux yeux de l’anthropologie devenue enfin symétrique ou moniste, les autres cultures apparaissent beaucoup plus troublantes : elles déploient des principes d’ordonnancement qui regroupent en un seul ordre, disons-le, en un seul collectif, des êtres que nous les Occidentaux, insistons pour tenir séparés […] On voit maintenant le renversement de perspective : ce ne sont plus eux, les sauvages, qui apparaissent comme étranges parce qu’ils mélangeraient ce qui ne devrait en aucun cas se mélanger, les « choses » et les « personnes »; c’est nous, les Occidentaux qui vivions jusqu’ici dans l’étrange sentiment qu’il fallait séparer en deux collectifs

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distincts, selon deux formes de rassemblements incommensurables, les « choses » d’un côté, les « personnes » de l’autre. » (1999 : 66-67).

25 Ce propos est séduisant car l’Autre n’est plus construit, du moins en apparence, dans les catégories occidentales mais il est celui qui, selon Carla Pasquinelli citant De Martino (1996), permet un « ethnocentrisme critique », une interrogation du soi et des catégories avec lesquelles nous percevons le monde et ses objets.

26 La pensée classique qui sépare le sujet de connaissance et l’objet de connaissance, la nature et la société est ainsi remise en cause. Cette perspective peut paraître, dans une certaine mesure, bien plaisante car ce qui procède de notre quotidien comme de notre profession peut être repensé sous un autre jour. B. Latour nous conduit à porter le regard du côté de « ceux » qui nous entourent et agissent sur notre vie, alors que nous les avons conçus, les objets. La matière reprend vie et est porteuse de l’histoire des concepteurs des « choses » grâce auxquelles nous intervenons sur le monde. Elle nous renseigne ainsi sur les bricolages de ces savants, leurs visions du monde et les conceptions qu’ils ont des utilisateurs de ce qu’ils ont conçu. Ce déplacement de l’attention est certes fort intéressant en ce qu’il nous pousse à repenser des catégories figées, à appréhender la relation entre l’homme et l’objet sous un autre jour. Mais il est, parmi d’autres écueils, limité à ceux qui conçoivent et néglige ceux qui utilisent – ou n’utilisent pas.

27 Ainsi, si la permission de transgresser la frontière, qui historiquement et philosophiquement a construit l’homme comme étranger aux objets, a été donnée16, cela a été au prix de la récusation de l’opposition entre savoir vrai (ou vraie science) et/ ou jeu social et de pouvoir autour du savoir. Les objets que nous avons créés doivent dorénavant être pris en compte en acceptant qu’ils soient dotés eux aussi d’un pouvoir créateur. Roquentin, le héros sartrien de « La Nausée », ne peut plus, en méditant sur sa condition par l’observation de son verre de bière, découvrir qu’il existe et que son action le fonde comme être humain.

Controverses et compromis

28 La continuité entre les objets et les êtres tisse une succession de « traductions » qui ne sont visibles qu’à certains moments seulement. Dans la perspective qui est la leur, les chercheurs qui dédient leur travail à l’innovation considèrent que chacun va tenter d’étendre au plus loin son réseau d’influence pour faire triompher son idée et intéresser le plus grand nombre d’acteurs (Akrich et al., 1988). A l’occasion des « controverses » qui ne peuvent manquer de se produire dans un processus de découverte ou d’innovation, chacun va ainsi tenter de rendre la traduction qu’il donne à la question plus pertinente que celle que d’autres pourraient donner. Cet « art de l’intéressement » est à la source de la stabilisation des idées comme des objets. En effet, selon B. Latour, les controverses débouchent inévitablement sur un compromis qui sanctionne la victoire du plus fort, du plus apte à mobiliser des relations, du plus compétent pour faire triompher son idée. La question du pouvoir a été réintroduite là où nous croyions ne devoir prendre en considération que la Science ou la Technique, mais elle a été amputée de ce qui organise aussi le pouvoir à l’intérieur d’un laboratoire ou d’un bureau d’ingénieurs, c’est-à-dire sa place sur l’ensemble de l’espace public.

29 Comme le remarque P. Bourdieu (2001), en partant d’une approche purement « interactionniste », B. Latour a montré qu’à l’intérieur du monde qu’il considère, et

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qui, nous ne saurions plus le souligner, se limite aux élites produisant des connaissances ou concevant des objets, « la raison est toujours celle du plus fort »(Latour, 1983 : 218).

30 Il a accompli ce qu’il considère comme le premier pas d’une anthropologie symétrique mais pour ce qui concerne le second et qui consiste à trouver « quelle est la cause de cette force on doit reconnaître que « le programme relativiste » n’a pas fourni « d’explication convaincante » et nous a laissée sur notre faim. Il a été incapable de se substituer aux « innombrables essais sur les causes de la puissance, mais [qui] tous sont ‘prérelativistes’ et sacrent le vainqueur en le disant depuis toujours ‘rationnel’« (Latour, 1983 : 218).

Le monde nomade de Pierre Lévy

31 A lire « World philosophie »(2000) et« L’intelligence collective. Pour une anthropologie du cyberspace »(1997b), nous devrions être gré des limites que Bruno Latour imposait à son programme de recherche en 1983. Mais sa volonté affirmée ensuite de refonder l’ensemble des sciences de l’homme17 a ouvert la voie à des analyses bien moins soucieuses de descriptions que de prévisions. Montrer comment Pierre Lévy passe d’une brillante analyse des technologies intellectuelles et des modes de pensée qui ont permis la naissance de l’ordinateur à la célébration du « culte de l’Internet » (cf. Breton, 2000) exigerait des développements auxquels je ne peux me livrer ici. Je me contenterai de ce fait de relever quelques-uns des jalons d’une riche production, montrant en quoi certains des textes essayistes de cet auteur finissent par ressembler à s’y méprendre aux discours programmatiques de la « Société de l’Information » que structure l’idéal de la flexibilité humaine, et ceci du fait de l’application du principe de symétrie généralisée.

Hybridation et réseau

32 En 1987, Pierre Lévy parlant des ordinateurs comme d’une nouvelle technologie intellectuelle insistait sur le fait que ces machines poursuivaient le mouvement d’abstraction esquissé déjà avec l’écriture, même si elle le modifiait. La technologie numérique permettait selon lui d’obtenir un gain de rationalité et de réflexivité puisqu’elle donnait la possibilité de passer du savoir-faire du spécialiste « au savoir dire ce qu’il fait »(1987 : 26). Elle autorisait une meilleure formalisation des procédures ce qui induisait une progression des savoirs disciplinaires puisque ainsi les incohérences en devenaient plus patentes. La machine était vue comme la prolongation de la rationalité et de la distance permises par l’écriture. Elle permettait d’accentuer des tendances existantes et donnait l’occasion d’affiner des qualités que la forme actuelle de la connaissance scientifique privilégie. L’informatique constituait une étape logique de l’évolution des technologies intellectuelles et n’entrait pas en conflit avec la culture telle que nous la pensons. Selon l’auteur, nous nous trouverions simplement à un moment particulier où sa généralisation touche à toutes les pratiques et induit de ce fait un changement culturel majeur.

33 Trois ans plus tard, une nouvelle livraison de cet auteur visait, à travers le développement de la réflexion sur les interfaces, à esquisser le programme principal d’une écologie cognitive. Dans cette dernière, le sujet humain se dissout dans son

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fonctionnement neuronal. Son corps et son inscription dans l’espace de la vie « vécue » (espace fait aussi de perceptions, de sensations, de passions, de raisons, etc.) sont oubliés. La personne n’est plus que matière immatérielle (pensée induite par des connexions neuronales et leur hybridation avec des dispositifs techniques ou des institutions18) et matière biologique (connexions neuronales et réseau nerveux19). Nous sommes autant la prolongation des systèmes socio-techniques que nous avons fait naître qu’ils sont la prolongation de leurs antécédents parmi les technologies intellectuelles. Il n’y a plus de rupture entre le sujet et l’objet, il y n’a que de l’information qui circule dans et hors l’homme, des messages qui relient des nœuds d’un vaste réseau.

34 Le savoir est un de ces messages, « mouvante discontinuité sur un canal » (1990 : 207), et la connaissance portée par l’informatique est « opérationnelle » et « en temps réel » (1990 : 130). Elle ne peut prendre sa place que dans une anthropologie relativiste et s’oppose « aux styles herméneutiques et théorique ». Quant au temps de l’écrit, celui qui s’allie avec la distance, l’ordonnancement des choses et des gens (cf. Goody, 1979), le « temps linéaire des sociétés historiques [il a implosé au profit] d’un temps ponctuel instauré par les réseaux informatiques » (1990 : 131).

35 La notion d’hybridation a donc conduit à une réduction de l’humain à n’être qu’une somme d’informations, difficilement discernables de celles que les machines, avec lesquelles il cohabite, gèrent. Cet humain20 ne s’insère plus particulièrement dans un territoire ni dans une temporalité. Il est prêt à être délivré des pesanteurs et des chaînes que lui impose, selon Pierre Lévy, l’appartenance à une communauté, une culture, un temps, son corps et ses sensations. Il est devenu « nomade » et ce nomadisme ne peut être compris comme un changement culturel ordinaire puisque nous serions dans une situation « irréversible, risquée [qui] ressemble à une descente dans des rapides inconnus. […] nous passons d’une humanité à l’autre, une autre humanité qui non seulement reste obscure, indéterminée, mais que nous nous refusons même à interroger, que nous n’acceptons pas encore de viser » (Lévy, 1997b : 11).

36 Ce point de rupture entre deux humanités est dû aux ordinateurs et aux réseaux sur lesquels circulent les informations puisqu’il est dit plus loin que « Les progrès des prothèses cognitives à support numériques transforment nos capacités intellectuelles aussi nettement que le feraient des mutations de notre patrimoine génétique » (1997b : 11).

37 Le marionnettiste de B. Latour n’est plus seulement légèrement dépassé par ses créatures, il en est devenu la marionnette. Cet étrange renversement est dû à ce que les textes programmatiques appellent « économie de l’information ou de la connaissance » (OCDE; 1996). L’« Espace du Savoir »21 est né et ses caractéristiques sont identiques à celles que dessinent les textes programmatiques : la vitesse, la masse humaine qu’il s’agit d’intégrer et les nouveaux outils. Les maîtres mots sont aussi les mêmes : « s’adapter, apprendre et inventer » (1997b : 24) car « Les connaissances vivantes, les savoir-faire et compétences d’êtres humains sont en passe d’être reconnus comme la source de toutes les autres richesses » (1997b : 25). Quant au lien social, il doit être « réinventé […] autour de l’apprentissage réciproque » (1997b : 25). On doit en faire l’ingéniérie qui est « l’économie des qualités humaines » (1997b : 33).

38 Ce projet se veut démocratique et vise à valoriser ce que chacun sait faire, ou ce que chacun sait vivre. Le savoir y est conçu comme

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« un savoir-vivre, un vivre-savoir, un savoir coextensif à la vie [qui] relève d’un espace cosmopolite et sans frontières des relations et des qualités; d’un espace de la métamorphose des rapports et de l’émergence des manières d’être; d’un espace où se rejoignent les processus de subjectivisation individuels et collectifs » (1997b : 138).

39 Il s’agit pour Lévy de mettre en commun, sur une base planétaire, les connaissances acquises en des lieux divers, mais qui n’ont que peu d’importance puisque la frontière a déjà été dépassée par la Marchandise22. Il s’agit en d’autres termes de construire une « Intelligence collective » et un autre rapport au savoir compris comme une collaboration de tous avec tous, chacun n’étant qu’une molécule dans un vaste réseau de communication, chaque communauté étant une organisation particulière de la communication de certaines molécules. Le nouveau lien social, selon lui, est celui qui se noue sur les réseaux, mais il n’exclut pas l’ancien, celui qui se noue sur le territoire. Cependant, c’est à l’ingéniérie de ce nouveau lien social que nous devrions nous consacrer pour négocier notre passage dans « les rapides inconnus » qui pourraient nous faire sombrer.

40 Dans ce projet qui est partiellement assumé comme u-topique, la relation au savoir est présentée comme essentielle et structurante. C’est à travers la reconnaissance des savoirs de l’Autre que chacun peut se reconnaître comme source potentielle de l’enrichissement collectif. Partager le savoir avec les autres, se penser individuellement comme une somme d’expériences susceptibles de nourrir d’autres expériences semble offrir la vision idyllique d’une démocratie achevée. Les relations sur les réseaux sont des relations horizontales (les rapports de pouvoir ont disparu) puisqu’il s’agit de penser que toutes les altérités ont la même valeur et que dans ce monde de l’« Intelligence collective » chacun devra pouvoir se dire « Même si je suis chômeur, même si je n’ai pas d’argent, même si je n’ai pas de diplôme, même si je galère dans une banlieue, même si je ne sais pas lire, je ne suis pas « nul » pour autant. Je ne suis pas interchangeable. J’ai une image, une position, une dignité, une valeur personnelle et positive sur l’Espace du savoir » (1997 : 28).

41 Mais, cet horizon d’irénisme a un prix : se fabriquer sans cesse, devenir en tant que sujet le résultat d’une autopoïésis, similaire à celle que les réseaux neuronaux font émerger dans le domaine de la pensée (cf. F. Varela, 1989).

42 Ainsi, le savoir qui a une dimension culturelle et sociale est de plus en plus nettement ramené à la pensée, elle-même réduite à ses dimensions neurochimiques. L’individu est lui aussi réduit; il devient une entité sans enveloppe, sans histoire et sans identité culturelle spécifique. Ces transformations ne seraient nullement critiquables si le projet d’« Intelligence collective » tel qu’énoncé par Lévy ne revendiquait aucune relation avec le réel tel qu’il est. S’agissant d’u-topie, elle aurait comme les utopies des siècles passés valeur de témoignage sur l’imaginaire du temps qui l’a fait naître. Et cela serait en soit fort intéressant, mais cette u-topie revendique de dire ce qui est en germes et de fournir les moyens de se ressaisir de notre futur. Elle a de ce fait un statut bien différent de celui qui est affirmé. Elle propose une construction sociale qui s’articule sur ce qui est. Se fondant sur l’idée d’une rupture évidente entre passé et présent, rupture due à la communication numérique, elle accrédite les discours sur la révolution de l’information et sur la naissance d’un nouveau mode sociétal. Elle rencontre ici les discours de la SI et leurs fondements, la tension vers la performance et l’institution de chacun par soi-même.

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43 La croyance en la croyance, contre laquelle Bruno Latour nous mettait en garde en exigeant que nous observions comment notre Science et nos savoirs se constituaient socialement, s’est muée sous l’effet de la force des hybrides et de leurs relations réticulaires en une croyance que nous pourrions dire de premier degré, celle qui voit en des techniques des instruments suffisamment puissants pour que l’humain doive changer et accéder à une post-humanité. Cette métamorphose est si forte que le modèle utilisé pour analyser la production de la Science est devenu le seul modèle dans lequel l’ensemble du social est enserré. Le monde mis en scène par Lévy dans « World philosophie » est celui où l’homo economicus fusionne avec le modèle de l’homo academicus puisque comme la science, qui est flux, « le marché capitaliste est une extraordinaire machine à produire des formes matérielles, intellectuelles, esthétiques. » (2000 : 116-117).

44 La société de l’« Intelligence collective » résoudrait la question de recherche des causes que nous posions. Elle permettrait de réaliser ce qui est l’essence de notre espèce : la course à la puissance : « C’est directement dans la course à la puissance, puissance économique et commerciale, puissance scientifique, puissance technique, puissance culturelle, puissance politique, que s’enracine le mouvement d’interconnexion. Il ne vient pas d’un plan divin, extérieur au devenir des sociétés humaines, il monte de l’intérieur, il est endogène : il cherche et exprime la plus grande puissance. C’est parce que notreespèce tend vers la puissance qu’elle s’interconnecte et se réunit à elle-même avec toujours plus d’intensité. » (2000 : 25).

Conclusion

45 Ainsi, Pierre Lévy reprenant à son compte le projet d’une refondation des sciences sociales tel qu’il a été exprimé dans plusieurs des textes de Bruno Latour en vient-il à faire reposer l’histoire de notre espèce sur une force métaphysique qui exige de l’homme qu’il s’implique et qu’il tourne son regard « vers la puissance créatrice qu’est l’attention » (2000 : 131) car c’est elle qui manifeste la quête de puissance qui est à la source de la condition humaine : « Or plutôt que de rester fascinés par ce qui réclame notre attention, nous pouvons convertir notre regard vers la puissance créatrice qu’est notre attention et comprendre que c’est elle, notre attention, notre conscience, qui, en réalité dirige et crée le monde humain […] Et c’est cette attention, notamment exprimée par des décisions de consommation, qui oriente l’économie » (2000 : 131-132, souligné par l’auteur).

46 Ce projet est à l’opposé de celui de l’émancipation qui organisait une part des discours de la modernité sur le savoir et les sciences, mais il ne peut constituer un grand récit car c’est à l’éclatement qu’il nous convie et à l’accomplissement individuel qu’il appelle.

47 C’est à ce point que nous retrouvons la question du marionnettiste, conception que B. Latour fait endosser à l’ensemble de la « pensée critique ». N’y a-t-il donc pas d’alternative à un monde plat et sans lignes de force qui organisent les pratiques, si ce n’est celles que les réseaux étirent autour de quasi-objets et de quasi-sujets et un monde où le récit des causes renvoie à des récits de vie et d’expériences, à des récits limités dans le temps et dans la portée ? Ou faut-il comprendre cette difficulté comme inhérente à la perception du social comme d’un réseau ?

48 C’est plutôt à cette seconde position que nous adhérons. Comme le faisait remarquer Lucien Sfez (1999), le réseau a pour origine le filet de chasse qui permet de saisir sa

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proie et de l’immobiliser. Au cours des âges, ce terme a évolué, mais le contrôle qui y est attaché n’a pas disparu. L’objet est devenu secret et peu visible avec les TIC puisqu’il est virtuel et constitué d’hybrides, puisqu’il n’y a ni limites claires ni matérialité définitive. Raisonner et construire la relation que les « objets » entretiennent au monde seulement autour de cette notion ne permet donc pas de voir ce qui est enserré, et moins encore de discerner si quelqu’un tient le rets, mais pousse à suivre les lignes qui quadrillent un territoire lui-même virtuel. Lorsque la méthode préconisée par le laboratoire de Sociologie de l’innovation de l’Ecole des Mines s’est étendue en méthode générale d’analyse du social, elle a débouché, non sur une anthropologie des techniques et des hommes, mais sur une écologie générale du social qui accrédite le discours post- moderne de l’éclatement et de l’absence des références communes.

49 Reste encore à se demander si une plus grande fidélité au programme initial aurait permis d’éviter cette dissolution. Cette dernière interrogation appelle de ma part une réponse plus mitigée.

50 En construisant l’observation à partir des formes que l’objet étudié prend et des acteurs – actants – qui sont impliqués dans son élaboration, on a aussi délimité le terrain de la recherche en se fiant au seul objet. Les frontières des observations sont devenues celles de la longueur des réseaux qui lient les différents actants. La question de l’innovation a ainsi été contextualisée autour de la conception, de la mise en place. Elle n’a de ce fait été abordée qu’en tenant compte d’un milieu privilégié, disposant d’outils spécifique. Or, comme le montre le récent travail de Scardigli (2001), le processus d’innovation tel qu’il est pensé dans le milieu de la conception des objets techniques est marqué par des prénotions qui tiennent à une vision particulière du monde, une morale, des habitudes de travail, etc. qui échappent à la toile de savoir-pouvoir que les avatars de l’objet permettent de tisser.

51 Or, dans les systèmes de formation en butte aux TIC et la conception du savoir dont elles sont porteuses, comme dans l’aéronautique française, c’est en confrontant l’innovation due à un groupe d’experts à ses usages profanes que ce qu’elle porte de morale apparaît aussi. Scardigli montre que la conception du pilotage qui organise le travail des ingénieurs se heurte fondamentalement à celle qu’ont les pilotes. En ce qui concerne l’ordinateur dans l’école, on constate que la conception que ses pilotes pédagogiques tentent d’imposer – politique d’intégration dans l’étude de toutes les disciplines du savoir ordinaire – se heurte au refus des enseignants, qui n’utilisent que rarement les moyens informatiques mis à leur disposition dans l’optique des experts (pour la situation vaudoise cf. Fassa, 2002b; pour la situation française cf. Baron, 2001; Tardif et Lessard, 2000). Ces exemples montrent que le compromis qui a permis de stabiliser l’objet a été négocié à l’intérieur d’un milieu, d’un laboratoire où les enjeux de pouvoir, les « guerres » des places, sont perçus de la même façon par les acteurs humains qui utilisent pour leurs fins des acteurs non-humains. Or, lorsque deux milieux distincts sont face à face, le compromis peut s’avérer inatteignable et le conflit peut rester insoluble.

52 La construction d’un modèle général sur l’idée d’inévitable compromis constitue à mon avis une des limites de l’approche de l’anthropologie des sciences et des techniques telle qu’elle est pratiquée dans le courant qui se revendique des ouvertures que Bruno Latour a forgées. Focalisant l’analyse sur la conception et négligeant les usages – c’est- à-dire les exclus du processus premier –, l’approche latourienne limite la compréhension. Elle se cantonne à observer et recenser ce qui se produit hic et nunc et

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empêche de prendre le recul qu’une observation plus large et plus politique permet, par exemple en ce qui concerne mon objet : l’histoire de ce qui s’est organisé, dans le passé, lors des changements qui ont aussi entraîné une réécriture des curriculum d’études. Elle ne permet pas de comprendre comment ce nouvel arrivant, l’ordinateur, prend place dans un appareil qui a aussi pour fonction de certifier les connaissances acquises et qui contribue à reproduire, avec certes moins de netteté que par le passé, les grandes divisions entre les groupes sociaux traditionnels de la sociologie (Bourdieu et Passeron, 1970). Elle ne prend pas en compte que la construction du sens est « irrémédiablement ‘historique’« (mais moulée dans des contraintes) » (Johsua, 2002).

53 Cette perspective tend aussi, et c’est un aspect qui reste, selon moi, discutable, à faire penser les objets comme des sujets réels de l’action. Nous en avons suggéré la fécondité méthodologique, il reste à en faire à nouveau la critique et ceci en empruntant les outils dont Latour s’est servi pour expliquer les interactions réciproques que nouent des hybrides « quasi-objets » et « quasi-sujets », ceux de l’analyse littéraire. Bruno Latour insiste en effet sur le passage entre morale et technique tel qu’il se révèle à travers les hybrides. Il focalise son attention sur la façon dont l’objet se construit lors des pratiques de laboratoire et décrit ainsi un espace relativement clos à l’observation. Cette approche peut être associée à la construction d’une scène sur laquelle l’action se joue. Or, Anne Ubersfeld (1996) montre que le schéma actanciel tel que décrit par Greimas suppose un destinateur, même si celui-ci a « un rôle grammatical […] moins visible, appartient à une autre phase antérieure, ou selon le vocabulaire de la grammaire traditionnelle, à un ‘complément de cause’« (p. 50). Elle ajoute plus loin que « la case destinateur peut être vide, indiquant l’absence d’une force métaphysique ou l’absence de la Cité : on aura alors un drame dont le caractère individuel sera fortement marqué » (p. 51-52).

54 Prendre en compte cette remarque permet de saisir l’épuration qui a été effectuée à l’occasion de l’allégement que B. Latour a fait subir à la théorie greimassienne : c’est celle de la disparition d’une histoire hors du laboratoire et des réseaux qui s’en échappent, hors des lignes de communication du territoire dont les frontières ont été pré-dessinées, d’une histoire qui prendrait en compte non seulement la façon dont les controverses se résolvent, mais aussi les acteurs qui ont été exclus d’entrée de jeu.

55 On peut, pour conclure, relever que si les analyses du courant dit de l’« anthropologie des sciences et des techniques » sont intéressantes, et enrichissantes à plus d’un titre, elles ne couvrent pas l’ensemble des connaissances des hommes (cf. Lahire, 1998, 1999 Lave, 1999) et moins encore leurs pratiques quotidiennes. En pensant pouvoir analyser l’ensemble du social sur le modèle de la science et des techniques, en transformant une méthodologie en théorie générale, elles escamotent la spécificité des sciences humaines (cf. Passeron, 1991) et tendent à substituer une analyse technicienne à une analyse qui prendrait en compte l’humain et ses interactions dans leur complexité et leur singularité.

56 Le dévoilement des jeux de pouvoir qui existent aussi, et c’est un des grands mérites de ces auteurs de l’avoir montré, dans l’établissement des faits scientifiques ou dans l’élaboration des techniques se retourne en un aplatissement du politique sur un modèle qui aboutit inévitablement au consensus. Et, on peut penser que le récit de la science en action et de la stabilisation des controverses par le consensus devient récit des interactions hybrides qui se produisent dans un ensemble social qui a expulsé la question du politique et lui a substitué la technique.

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57 Dans ce domaine, la chute d’un corps n’est pas un fait pertinent qui permet de dire qui a raison et qui permet d’arbitrer et de concéder la victoire.

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NOTES

1. P. Lemonnier (1996), tout en reconnaissant de nombreuses qualités à l’hypothèse préconisée par B. Latour, lui reproche de se passer de la notion de « tendance » qui permet à Leroi-Gourhan et aux membres de son école de penser l’action technique des hommes comme un accroissement du contrôle des hommes sur de larges domaines du monde naturel. 2. Il la décrit de la façon suivante : « Débarrassons-nous une bonne fois pour toutes de la distinction style-fonction, du modèle purification/conjonction, de l’épistémologie du sujet connaissant et de l’objet connu, de la croyance en une modernisation, et comparons les collectifs d’actants aux ontologies différentes » (Latour, 1996b : 36).

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3. Les deux notions, « société de l’information » et « société du savoir », sont très proches l’une de l’autre, la seconde est cependant plus récente et on la voit émerger de façon notable à la fin des années 90. Une analyse précise de ce que les auteurs académiques mettent derrière ce nouveau qualificatif devrait être réalisée. Elle ne peut se faire ici, je me contenterai donc de mentionner que ces notions sont souvent employées l’une pour l’autre et créent ainsi une équivalence sémantique qui est particulièrement manifeste dans les textes que j’ai appelés programmatiques (Fassa, 2002a). Ces substitutions mettent en place ce que mes collègues de Lausanne ont nommé une « nébuleuse sémantique » (Berthoud et al, 2000). Autour de la construction de ce topique dans les discours programmatiques se joue, comme nous l’avons montré ailleurs (Fassa, 2002a), la question de la définition du savoir et sa distinction d’avec l’information. 4. Cf. Latour, 1991. 5. A cela s’ajoute bien évidemment la prise en compte des facteurs non sociaux, d’ordre proprement cognitif par exemple. 6. Bruno Latour m’a interpellée car le programme de recherche qu’il esquisse permet de désenclaver les objets techniques et de leur restituer leurs dimensions sociales. Dirigeant le regard sur les objets eux-mêmes, sa méthode permet d’en comprendre les transformations progressives et ceci sous l’effet des rapports de pouvoir qui se jouent autour d’eux et à leur propos. Il faut cependant rappeler ici que, malgré sa pertinence, cette démarche reste, selon moi, partielle.Pierre Lévy a, quant à lui, attiré mon attention pour trois raisons : • son champ de recherche – cet auteur travaille sur les changements culturels que l’informatique induit • son statut d’expert (Lévy, 1997a) – les travaux de l’anthropologie américaine, et tout particulièrement ceux qui tiennent à la réflexivité dans la pratique de l’anthropologie, devraient nous inciter à interroger les raisons qui « autorisent » tel discours scientifique et lui confèrent statut d’expertise alors qu’elles le refusent à d’autres • l’influence que, selon son propre aveu, B. Latour a exercée sur sa pensée et qui a été déterminante dans le changement que nous avons observé dans sa production scientifique – « Les discussions qui se sont poursuivies aux colloques des Treilles entre les auteurs des Eléments d’histoire des sciences (sous la direction de Michel Serres) m’ont amené à réviser ma conception de la technique. Les silences éloquents, puis les encouragements de Bruno Latour ont peut-être eu, à cet égard, un rôle déterminant. » (1990 : Remerciements). Partant de l’analyse des technologies intellectuelles parmi lesquelles il faut compter l’informatique (Lévy, 1987), il en vient à ériger la technique en moteur du changement et finalement à construire une utopie planétaire, celle de l’intelligence collective. 7. D’un côté « les choses » dont les sciences de la nature doivent s’occuper et de l’autre les « personnes » et la gestion du pouvoir qu’il appartient aux sciences humaines d’explorer – Cf. Latour, 1991. 8. Il est remarquable à cet égard que les exemples donnés par B. Latour dans Les vues de l’esprits (1985) ne prennent en compte que cette perception. On devrait s’interroger sur l’ethnocentrisme fondateur de cette réduction puisque le rapport à la nature est mis en scène comme avant tout dicté par la faculté de classer et de prendre de la distance grâce à l’écrit. Cette explication est tout à fait acceptable, et même probante, lorsqu’on se donne pour objectif comme Goody (1979) de montrer que l’écriture en tant que technologie intellectuelle entretient des liens avec les structures socio-politiques et la perception que l’humain a de son environnement. Elle devient très discutable dans un contexte où il s’agit justement de nier le Grand Partage, soit que nous ayons pris de la distance d’avec nos créations, dans un « effort d’arrachement », pour les ériger en objets distincts de façon à ce qu’ils nous aident à penser notre singularité, notre historicité et notre action sur le monde.

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9. Bien que nous trouvions parfaitement judicieuse la description que Lyotard fait des changements en cours, nous n’adhérons pas à ses conclusions. 10. « Toffler comme Bell ont fortement contribué à populariser l’idée d’une société de l’information lorsque dans les années 70, ils constataient l’avènement ‘d’une société superindustrielle à l’échelle du monde’« (Simioni, 2000 : 14). 11. De nombreux travaux (Webster, 1994; OCDE et CERI, 1999; Suarez-Villa, 2001; Thompson et al., 2000) montrent à quel point mesurer le développement de la « Société de l’Information » pose problème. Webster et Robin (1989) concluent par ailleurs que ces notions sont plutôt des relais idéologiques pour décrire une réalité rénovée du monde mise en place par la logique tayloriste. 12. Il est tout à fait remarquable que l’accès ou le non-accès matériel aux réseaux soit réfléchi par les décideurs politiques et économiques comme une explication suffisante à l’éventualité d’une exclusion technologique. La relation que les personnes entretiennent à la technique, du fait de leurs connaissances antérieures, de leurs insertions sociales, bref de ce que nous pouvons lire comme des habitus différents, ne tiendrait pour rien dans ce processus. Cette lecture construit une « égalité » de compétences fictive et d’une certaine façon contribue à naturaliser le social. 13. Je reviendrai plus loin sur cette notion centrale de l’anthropologie latourienne car c’est ici, selon moi que se trouve la parenté de pensée entre le discours qui veut saisir la science en train de se faire et la dégager de « la croyance en la croyance » et celui qui voit en l’humain un nœud, parmi d’autres, du filet qui permet le passage des informations et du savoir. Il est d’ailleurs révélateur que B. Latour emprunte le même type de métaphore pour décrire ce qu’est un réseau et comment son extension peut être conçue. Dans « Nous n’avons jamais été modernes »(1991), il fait référence aux nouvelles communications et relations que les voies de chemin de fer ont créées, mais cette description n’intègre aucunement le fait que l’ensemble du paysage a été modifié par le passage du « cheval à vapeur » dans les campagnes et les villes. 14. « From the cradle to the grave » selon l’expression consacrée par les textes de l’Union européenne dans le domaine. 15. « Since the immune system is thought of as a community of sentient ‘beings’ who remember and forget, it makes sense, especially in the American context, that people readily think of this community in terms of the model of the liberal democracy, in which education plays an important role in allowing its members to achieve their potential. » (Martins, 1994 : 194) et « It is important to note the juxtaposition between the agile person with his or her constantly adapting immune system. » (1994 : 203). 16. Et elle permet, dans une ethnographie de terrain, de suivre ce qui se joue autour de la conception de l’objet de science ou de la création de l’objet technique. 17. « C’est bien pourquoi depuis vingt ans avec une arrogance qu’on peut nous reprocher, mais avec une constance qu’on ne peut dénier, nous avons décidé de refaire les sciences sociales de fond en comble pour qu’elles encaissent, absorbent, digèrent les non-humains, c’est-à-dire justement les objets, les biens, les matières, les universaux, les contraintes que la sociologie classique avait laissés hors de son champ depuis Comte ou réunis, sous une forme hautement critiquable, en une infrastructure matérielle. » (Latour, 1996b : 33, je souligne). 18. « Tous les travaux sur les modules cognitifs, la société de l’esprit et les intelligences multiples nous suggèrent que la pensée repose pour une large part sur l’articulation de divers appareils automatiques, sur la coopération conflictuelle de facultés hétérogènes. Le mécanisme, l’inconscience, la multiplicité hétéroclite, en un mot l’extériorité radicale sont logés au cœur même de la vie mentale. Dès lors, il n’y a aucune absurdité à concevoir la participation à la pensée de mécanismes ou de processus non biologiques, comme des dispositifs techniques ou des institutions sociales, elles mêmes constituées de choses et de gens. » (1990 : 190). 19. Notre corps est devenu interface et « la peau, étanche et poreuse, frontière et lieu d’échange, limite et contact » enveloppe « au niveau de la tête la boîte crânienne. Et dans cette boîte, le

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cerveau : un extraordinaire réseau de commutateurs et de fils entrelacés, eux-mêmes connectés par d’innombrables (neuro-)transmetteurs. » (1990 : 206). 20. On remarquera au passage que l’humain renvoie à la condition des hommes dans les sociétés économiquement développées. 21. « Pourquoi appeler ‘Espace du savoir’ l’horizon nouveau de notre civilisation ? La nouveauté en ce domaine est au moins triple, elle tient à la vitesse d’évolution des savoirs, à la masse des personnes appelées à apprendre et à produire de nouvelles connaissances, elle tient enfin à l’apparition de nouveaux outils (ceux du cyberspace) capables de faire apparaître, sous le brouillard informationnel, des paysages inédits et distincts, des identités singulières, propres à cet espace, de nouvelles figures socio-historiques. » (Lévy, 1997b : 24). 22. Très brièvement, ces quatre espaces anthropologiques correspondent à quatre âges de l’humanité qui ne disparaissent pas. L’« espace de la Terre » est celui de l’homme paléolithique qui vit dans le réel et le présent et entretient avec son environnement un rapport de rencontre. C’est le lieu des métamorphoses, « celles de tous les grands récits mythiques » (1997b, p. 132). L’« espace du Territoire » est celui de l’homme néolithique; durant jusqu’à la deuxième guerre mondiale, c’est aussi celui de l’histoire, de l’Etat, des frontières et de l’écrit qui permet le gouvernement et la domination des hommes comme de leur environnement. Le monde est ordonné et les hommes inscrits dans des lieux et des durées. L’« espace des Marchandises » vient ensuite. Il s’agit de l’espace du capitalisme moderne qui déterritorialise production, consommation et être au monde. C’est « une machine […] qui s’est auto-organisée tout d’un coup, et dès lors s’alimente de tout ce qu’elle rencontre » (p. 135). Quant à l’espace du Savoir, c’est « une u-topie, un non-lieu [qui] s’il n’est pas réalisé, […] est déjà virtuel, en attente de naître » (p. 137).Ces quatre espaces se superposent et composent les uns avec les autres dans des relations dialectiques complexes. Chacun d’eux laisse des traces vivaces en nous, humains, et l’évolution se fait par une espèce d’enveloppement successif.

AUTEUR

FARINAZ FASSA Groupe de recherche Technologies et Modernité Institut d’Anthropologie et de Sociologie Université de Lausanne

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La sociologie des sciences entre positivisme et sociologisme

Jacques Coenen-Huther

1 Nombreuses sont les définitions de la science comme but ou comme résultat de l’activité scientifique. Au-delà de la diversité des formulations et des critères de démarcation, deux éléments significatifs émergent : la rationalité et l’universalité, et ceux-ci paraissent résister aux turbulences mi-théoriques mi-idéologiques des deux dernières décennies. L’activité scientifique vise à acquérir une connaissance fondée en raison, dont la portée soit universelle. Ceci implique la mise en œuvre de procédés d’argumentation s’adressant à un auditoire en principe universel et l’application de procédures de vérification ou de réfutation auxquelles un tel auditoire puisse se rallier1. Pour les individus qui s’adonnent à l’activité scientifique, la science ne peut qu’être conçue comme la recherche de la vérité, même si cette vérité n’est que provisoire et partielle, demandant, selon la formule weberienne, « à être dépassée et à vieillir » (Weber, 1919, 1959, p. 68). C’est la dévotion à un idéal de vérité qui permet le recours mental à un auditoire universel, partageant les mêmes exigences de connaissance rationnelle. En d’autres termes, faire œuvre de science c’est placer la valeur du vrai au centre de ses préoccupations, même si celle-ci ne peut être approchée empiriquement que par la non-fausseté résistant à la réfutation. Mais, paradoxalement, cette adhésion à une valeur – fût-elle une valeur ultime – introduit une tension entre l’ambition d’universalité et l’ambition de rationalité. Car une valeur est précisément un objet d’accord qui ne peut prétendre à l’adhésion d’un auditoire universel. Quant aux valeurs ultimes – le vrai, le bien, le beau –, elles ne sont célébrées universellement que si l’on n’en spécifie pas le contenu : « c’est dans la mesure où elles sont vagues » qu’elles se présentent comme universelles; précisées davantage, elles ne reflètent plus que « les aspirations de certains groupes particuliers » (Perelman et Olbrechts-Tyteca, 1970, pp. 101-102)2. Dès lors, c’est dans le « comment » que se réfugie la spécificité de l’activité scientifique : recherche du vrai, certes, mais recherche du vrai dans le respect d’une méthodologie normative qui définit des règles du jeu et qui, pour cette raison, doit rester normative (De Groot, 1961, pp. 24-25). Ainsi, l’auditoire universel dont on sollicite l’adhésion devient, en première instance, le forum des praticiens de la

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discipline scientifique concernée. En fait, ce forum est virtuel, étant dispersé dans le temps et dans l’espace; c’est le forum de l’histoire – et de l’histoire en train de se faire – de la science en question (ibid., p. 28). L’intervention de cette instance médiatrice, conférant une première légitimité aux travaux à visée scientifique, indique bien que la science, comme ensemble d’activités orientées vers la recherche systématique de vérités universelles, est le résultat d’un processus d’autonomisation institutionnelle et cognitive résultant de la propagation progressive d’une vision laïque du monde.

2 On doit dès lors se demander ce qui permet le passage du forum des spécialistes, acquis à certaines règles du jeu, à un auditoire plus large – l’auditoire universel –, confirmant la crédibilité des résultats de l’activité scientifique dans un contexte de polythéisme des valeurs.

3 Eugène Dupréel, figure marquante de l’école sociologique de Bruxelles3, a tenté de fournir une réponse à cette question en assignant un double ancrage social à la valeur du vrai. Au delà des règles formelles qui ont guidé sa constitution, une connaissance est tenue pour vraie – et valorisée en tant que telle – en raison de son caractère unique, favorisant l’accord le plus large des esprits : l’inverse de la situation évoquée par la formule pascalienne « Vérité au deçà des Pyrénées, erreur au delà ». Selon Dupréel, « au jugement vrai nous accordons une valeur dont il suffit de dire que ce jugement est seul pourvu et que les jugements rivaux en sont privés » (1935, 1949, p. 291). Dès lors, la méthodologie n’est rien d’autre que « l’arsenal des instruments dont la pensée se sert pour éliminer [la] pluralité de la connaissance possible, (...) et pour en obtenir le jugement vrai, unique et exclusif » (ibid., pp. 291-292). C’est le critère d’unicité qui est à l’origine de l’idée de connaissance pure, indépendante de tout élément contingent. C’est également ce critère qui permet d’établir une distinction stricte entre le domaine cognitif et le registre esthétique4. Et l’« unicité spécifique » ainsi mise en évidence est « la cause de ce respect qu’inspire la vérité »; celui-ci est assuré par « cette capacité de rallier tous les esprits » indépendamment de « la diversité des intérêts » et de la « multiplicité des convenances » (ibid., p. 292). A cette caractéristique intrinsèque de la connaissance vraie s’ajoute toutefois, pour Dupréel, un critère d’appréciation externe auquel le monde de la science institutionnalisée ne peut se soustraire : l’utilité. Sans doute une connaissance fausse peut-elle s’avérer utile dans certaines circonstances, mais une connaissance vraie « a plus de chances d’être efficace dans plus de circonstances différentes et de réunir plusieurs utilités à la fois, ou de servir plus souvent » (ibid., p. 289). Il en résulte que la science ne peut s’imposer sans répondre « aux demandes que lui font la vie et ses besoins » (ibid., p. 292). Les deux critères sont indissolublement liés et le progrès de l’activité scientifique ne s’obtient que par l’équilibre dynamique qui s’établit entre eux5. D’un point de vue purement existentiel, il existe bien – dans les termes d’Alfred Schütz – un domaine d’expérience particulier pouvant être qualifié de « province of scientific reasoning » au sein de laquelle « the theoretical thinker (...) unlike man in daily life, (...) is not passionately interested in the question, whether his anticipations (...) will prove helpful for the solution of his practical problems, but merely whether or not they will stand the test of verification by supervening experiences » (Schütz, 1970, p. 259). Il n’en reste pas moins que ce domaine d’expérience particulier est sans cesse exposé aux intrusions du « system of relevances which prevails within the practical sphere of the natural attitude » (ibid.). Le critère d’utilité ou d’efficacité reste toujours prégnant : son pouvoir évaluatif se manifeste par

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des attentes d’explication et de prédiction. Aux yeux du profane, c’est en effet l’aptitude à expliquer et à prédire qui établit la scientificité.

4 Quelle relation la sociologie entretient-elle avec l’activité scientifique telle qu’elle vient d’être évoquée ici ? Bien que très nombreux soient les sociologues qui se refusent à l’admettre ou qui répugnent à le reconnaître ouvertement, le caractère strictement scientifique de la sociologie relève davantage de l’idéal proclamé et de l’intention tenace que de la réalité établie sans conteste. On l’a fait observer récemment, la sociologie constitue ce qu’on peut appeler un « projet scientifique » et ce projet est tout à fait respectable en ce sens que la sociologie vise à appliquer un maximum de systématique et de discipline intellectuelle à des faits de société qu’il est souvent très difficile de soustraire au règne des passions et des préjugés6. Cette ambition à faire œuvre de raison et à élaborer un corps de connaissances rationnelles ne soutient néanmoins en aucune façon la comparaison avec les accomplissements des sciences de la nature auxquels on se réfère généralement pour établir des critères de scientificité. Les tenants d’une épistémologie continuiste visant à gommer ce qui distingue les sciences de l’humain des sciences de la nature aboutissent fréquemment à des démonstrations spécieuses. Ainsi, nous dit-on, la bonne sociologie, à l’instar des sciences de la nature, résout des énigmes7. Mais lorsqu’il s’agit des rapports sociaux, ce qui est énigmatique pour l’un a toutes les allures de l’évidence pour l’autre. Chaque époque, chaque milieu, produit ses propres questionnements induits par des effets de position et des effets de dispositions distribués de façon non aléatoire. Force est donc bien de relativiser la portée de la notion d’énigme comme concept-clé. On conviendra avec Jean-Michel Berthelot que les notions de « manque » et de « dissonance » caractérisent mieux ce qui suscite l’interrogation sociologique que le terme d’énigme, propre à l’épistémologie des sciences de la nature (1996, p. 28). C’est dans le domaine des applications à l’action qu’apparaît le plus nettement le fossé entre les acquis des sciences de la nature et les savoirs accumulés sur la vie en société. Claude Lévi-Strauss en tire une leçon d’humilité pour les sciences sociales; celles-ci n’apporteraient à ceux qui s’y adonnent « que quelque chose d’intermédiaire entre la connaissance pure et l’efficacité : la sagesse, ou en tout cas une certaine forme de sagesse qui permet de moins mal agir parce qu’on comprend un peu mieux » (1973, p. 346). On est ainsi porté à accueillir sans trop de réticences l’idée proposée par Wolf Lepenies (1985, 1990) que la connaissance sociologique participe d’une « troisième culture », intermédiaire entre la culture scientifique et la culture littéraire. Sans doute, le détail de l’argumentation avancée par cet auteur prête sérieusement le flanc à la critique, comme l’a montré François Chazel avec sa rigueur habituelle (1993). Prise dans toute sa généralité, la thèse de la « troisième culture » offre néanmoins de la sociologie une image singulièrement plus conforme à la réalité que l’affirmation obstinée d’un statut scientifique échappant à toute contestation. Cette image n’est pas en contradiction avec l’identification par Jean-Claude Passeron de « l’espace assertorique du raisonnement sociologique comme espace non-poppérien », c’est-à-dire différent de « l’espace logique où se définit la réfutabilité des propositions théoriques propres aux sciences nomologiques » (Passeron, 1991, p. 15). En effet, l’efficacité méthodologique invoquée par Passeron se manifeste autant – et peut être davantage – par des « effets d’intelligibilité » que par des « effets de connaissance » (ibid.). Et ces effets d’intelligibilité sont pour une bonne part le résultat d’une réthorique de persuasion qui s’écarte de la logique de la preuve; en témoigne la nécessité d’un recours aux langues

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naturelles dans la présentation des « énoncés finaux » de la sociologie tout comme de ceux de l’histoire ou de l’anthropologie (ibid., pp. 373-374).

5 Dans ces conditions, on est inévitablement amené à se demander comment une discipline à la vocation incertaine, sans cesse confrontée au modèle des sciences de la nature et requise de se situer par rapport à lui, peut prétendre se donner pour objet la connaissance scientifique elle-même. Une telle entreprise ne comporte-t-elle pas un risque évident de caricature par projection des incertitudes propres à la sociologie sur un mode d’acquisition et d’accumulation de savoirs qui n’a jamais cessé d’exercer sur elle une incontestable fascination ? Le risque paraît d’autant plus réel « que les sciences contemporaines manifestent une efficacité remarquable », comme le souligne Michel Dubois (2001, p. 2). Dans son dernier cours au Collège de France, Pierre Bourdieu n’avouait-il pas : « (...) je m’effraie un peu moi-même de m’être engagé dans l’analyse sociologique de la science (...) » (2001, p. 16). Dans les années soixante et soixante-dix, l’accueil très généralement favorable réservé par les sociologues au livre de Thomas Kuhn, The Structure of Scientific Revolutions (1962, 1970), indique bien l’entrecroisement de préoccupations antithétiques. L’ouvrage de Kuhn adoptait un point de vue critique à l’égard d’idées reçues concernant le progrès de la science et substituait au modèle continu du développement scientifique, fondé sur un va-et-vient régulier entre la recherche empirique et l’élaboration théorique, un modèle fait de ruptures épistémologiques et de périodes de consolidation paradigmatique8. La remise en question des « clichés naïfs » entretenus par les manuels à des fins didactiques (Kuhn, 1970, p. 1) séduisit incontestablement de très nombreux sociologues par son aspect démystificateur qui semblait bien s’accorder avec une des composantes de l’esprit sociologique. Mais les sociologues s’emparèrent également de la notion de paradigme, centrale dans la pensée de Kuhn, pour l’appliquer à l’évolution de leur propre discipline. Ce fut donc bien le « Enfin Thomas Kuhn vint... » de Callon et Latour (1991, p. 17), rappelé par Michel Dubois (1999, p. 38), mais pour des raisons bien différentes. L’épuisement des grands systèmes visant à l’unification de la sociologie était devenu patent. L’idée de compétition des paradigmes offrait dès lors la base d’un modus vivendi entre des courants sociologiques apparemment inconciliables; elle légitimait en effet la coexistence de points de vue très différents dans un même champ disciplinaire : que la sociologie fût une science pluriparadigmatique ne l’empêchait pas d’être une science. Tout en s’appuyant sur les termes de Kuhn, cette argumentation s’écartait néanmoins sensiblement de la logique de son raisonnement. Elle en retenait certes l’idée d’incompatibilité des paradigmes (Kuhn, 1970, p. 92) mais elle faisait bon marché du schéma évolutif fondé sur l’alternance de phases de « science normale » et de « révolutions scientifiques ». L’adoption claire de la notion de « phase pré- paradigmatique » (ibid., p. 163), synonyme chez Kuhn de l’état d’une discipline encore dans les limbes, eut été un aveu collectif d’immaturité. On préféra lui substituer l’idée d’une discipline pluriparadigmatique par nature, au sein de laquelle des écoles sociologiques concurrentes se voyaient curieusement attribuer le statut de « sciences normales » parallèles. Ainsi, la réception d’un ouvrage de théorie des sciences révéla à quel point la vision de l’activité scientifique élaborée par les sociologues pouvait être troublée par les prétentions à la scientificité de la sociologie elle-même.

6 Si l’on jette un coup d’œil d’ensemble sur la tradition sociologique depuis ses débuts, on constate que celle-ci se double d’une tradition d’« estimation de la science » (Kremer- Marietti, 1998, p. 11). Mais on ne peut s’empêcher de penser que le regard porté par les sociologues sur l’activité scientifique n’a jamais cessé d’être influencé par la conception

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qu’ils se font de la sociologie. Au temps où la sociologie se voulait une « physique sociale » appliquant à l’étude des sociétés humaines les méthodes éprouvées de la science expérimentale, on était certes conscient d’une relation pouvant exister entre science et société. Mais il s’agissait avant tout d’en inférer le caractère résolument novateur des sociétés offrant une place à l’activité scientifique. Ainsi en fut-il de la loi des trois états d’Auguste Comte. Celle-ci offrait « une lecture discontinue de l’histoire de la connaissance scientifique » (Petit, 1998, p.71) où l’entrée dans l’état « scientifique ou positif » marquait un changement radical par rapport à tout ce qui avait précédé. Il en résultait l’attribution d’une force sociale non négligeable au « corps scientifique » appelé à orienter la société dans la voie du progrès (ibid., pp. 72-73). Dans cette vision comtienne, « les progrès des sciences », et notamment ceux de la biologie extrapolés au social, permettent certes de « penser une sociologie », mais une sociologie qui « par contrecoup » permettrait de fonder « la sociologie de la science elle-même » (ibid., p. 79).

7 De Comte à Merton, dans la mesure où des sociologues prennent accessoirement l’activité scientifique pour objet de leurs réflexions, il s’agit d’analyses qu’on peut qualifier d’autolimitées9. La sociologie n’a pas à se prononcer sur les critères de démarcation entre ce qui est scientifique et ce qui ne l’est pas. Vérité, objectivité, scientificité transcendent les époques et les cultures et n’ont pas à être situées socialement ou culturellement. Le développement de la connaissance scientifique est autonome, soumis à des influences purement endogènes. Merton qui peut être considéré comme le fondateur d’une sociologie des sciences acquérant sa spécificité par rapport à la sociologie de la connaissance10 ne remet pas en question l’idée d’autonomie de la science et de ses institutions. Il oriente ses travaux dans deux directions : d’une part, il s’interroge sur les valeurs sociales et culturelles qui ont favorisé l’essor de la science, d’autre part, il cherche à mettre en évidence les normes sociales qui fondent la science comme ensemble d’activités organisées. La première interrogation donne lieu à un raisonnement de type weberien. Merton établit un lien entre le puritanisme et le développement de la science (1968, chap. XX et XXI). Mais, comme chez Weber pour ce qui est de la relation protestantisme-capitalisme, il s’agit plutôt d’une affinité élective entre un système de croyance et une disposition d’esprit que d’une relation de dépendance monocausale. La recherche sur les normes sociales de l’activité scientifique obéit quant à elle à un schéma structuro-fonctionnaliste classique. Pour que l’activité scientifique puisse évoluer de manière autonome, il faut que se développe un éthos fondé sur l’universalisme des critères d’appréciation, la propension à la mise en commun des ressources intellectuelles, le désintéressement personnel compris comme le dévouement à une cause et le scepticisme organisé face aux résultats acquis (Merton, 1973). Ce sont là les exigences fonctionnelles du monde de la science envisagé comme un secteur d’activité autonome. Le procédé de raisonnement ainsi mis en œuvre est commun à Merton et à Parsons. Les normes énumérées n’offrent pas – ou pas nécessairement – une description de réalité mais constituent des impératifs normatifs définissant un système de régulation particulier dont l’efficacité peut varier11. Il n’y a donc pas lieu de se demander – comme le fait notamment Vinck – si les « normes mertoniennes » décrivent bien l’institution scientifique (1995, p. 31) car ce ne sont pas des catégories descriptives. Merton – tout comme Parsons dans d’autres domaines – est bien conscient des conflits de normes qui peuvent susciter l’ambivalence des acteurs concernés. Sous-jacent à la stratégie analytique en cause, on trouve le concept de

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« sous-système » relativement autonome par rapport au système social global, ayant ses propres exigences de fonctionnement.

8 La conception de la science comme ensemble d’activités organisées constituant un sous-système social – quelles que soient les critiques auxquelles elle a donné lieu dans les années soixante-dix12 – a ouvert la voie à la conceptualisation du monde de la science comme champ, au sens que Bourdieu a conféré à ce terme, à savoir un espace social structuré où se déroulent des luttes de pouvoir (1994, pp. 53-57). Un champ social constituant « un monde à part doté de ses lois propres de fonctionnement », engendrant un habitus caractéristique et imposant une « censure spécifique » (ibid., pp. 96-97) est en effet éminemment comparable à un sous-système social régulé par des normes pesant sur les comportements individuels. Bourdieu considère le « champ scientifique » comme un champ comme les autres, avec ses propres manifestations de déviance. Ses analyses rappellent parfois celles de Merton et les critiques qu’il a adressées à ce dernier portent précisément sur la confusion possible entre description de réalité et présentation d’exigences normatives. Bourdieu reprochait en effet à Merton de donner pour une description des « lois positives de fonctionnement » du microcosme scientifique « un enregistrement des règles normatives qui y sont officiellement professées » (ibid., p. 92). Mais il s’est trouvé lui-même conduit à une lecture interne qu’il aurait sans doute récusée ailleurs lorsqu’il indiqua comment la « libido sciendi » peut être « au principe de toutes les vertus scientifiques » à condition que « les lois positives de la Cité savante » soient telles que « les citoyens de la science [aient] intérêt à la vertu ». Dans le champ scientifique, « l’appétit de reconnaissance » est ainsi transformé en un « intérêt de connaissance » (ibid., p. 93). En d’autres termes, les normes sociales du milieu scientifique sont telles que celui qui y a été socialisé acquiert un intérêt réel à se comporter selon les règles de l’argumentation rationnelle. Cette lecture interne conduisit paradoxalement Bourdieu à attribuer un caractère exceptionnel aux champs scientifiques qui, bien qu’étant à beaucoup d’égards « des mondes sociaux comme les autres » sont aussi, « sous un autre rapport, des univers d’exception, un peu miraculeux » (1997, p. 131). Selon les dernières analyses de Bourdieu en effet, « des formes socialement instituées » de communication y sont garantes de « mécanismes d’universalisation comme les contrôles mutuels » imposés par « la logique de la concurrence ». La compétition vise, certes, à « la conquête du monopole de l’autorité scientifique », mais d’une façon qui se distingue de la pratique de « tous les autres champs », en raison de « la forme organisée et réglée » qu’elle revêt et des « contraintes logiques et expérimentales » qui pèsent sur elle. Ainsi, des rapports de force sont toujours présents, mais « la lutte se déroule toujours sous le contrôle des normes constitutives du champ et avec les seules armes agréées dans le champ » (ibid., pp. 131-133; souligné par nous). On peut se demander s’il ne subsiste pas ici une ambiguïté fondamentale dans la définition de ce que sont « les seules armes agréées dans le champ »13. S’agit-il des « armes » dont le maniement est effectivement sous le contrôle normatif solide du champ ou s’agit-il également de ruses avec la norme qui sont précisément l’expression de l’ambivalence signalée par Merton et qui sont tolérées tacitement tant qu’une certaine limite n’est pas dépassée ? Quoi qu’il en soit, résumons et reformulons le propos : chaque domaine d’activité quelque peu organisé a ses propres règles du jeu; celles du monde scientifique sont celles qui offrent les meilleures garanties d’atteindre à la connaissance vérifiée. Ainsi, Bourdieu a pu faire l’économie de la freischwebende Intelligenz de Karl Mannheim puisqu’il concevait la stratification sociale comme une caractéristique interne du champ. Il rejoignait la vision du

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développement scientifique de Karl Popper lorsque celui-ci nous invite à négliger l’état d’esprit du chercheur individuel en déclarant que « l’objectivité scientifique repose uniquement sur une tradition critique » et qu’elle est « le résultat social de la critique mutuelle » (1969, 1976, p. 95). Dans cette perspective fondée essentiellement sur l’autorégulation d’un sous-système social, il reste néanmoins à expliquer de façon convaincante la prégnance exceptionnelle des normes auxquelles est soumise la compétition scientifique. A défaut d’une avancée théorique dépourvue d’ambiguïté sur ce point, il est malaisé de distinguer la « simple observation » du monde scientifique (Bourdieu, 2001, p. 133) de ce qui pourrait malgré tout subsister de la « vision hagiographique » critiquée par ailleurs. Ceci est d’autant plus important que l’enjeu est de taille. Dans la perspective tracée par Bourdieu, il s’agit de toute évidence de tenter une conciliation précaire entre une conception bachelardienne de la sociologie, lui conférant le statut de science à part entière par la « rupture épistémologique » avec le sens commun, et la vision d’une pratique scientifique soumise aux mêmes mécanismes sociaux que toute autre forme d’activité organisée. Ce compromis épistémologique qui se cherche laborieusement vise à n’en pas douter à échapper au piège majeur du relativisme; « la sociologie et l’histoire qui relativisent toutes les connaissances en les rapportant à leurs conditions historiques, ne sont-elles pas condamnées », se demandait Bourdieu, « à se relativiser elles-mêmes, se condamnant ainsi à un relativisme nihiliste ? » (2001, p. 11).

9 Car pour tout projet scientifique, le piège est là, incontestablement, et Bourdieu ne fut pas le seul à s’en être rendu compte. Dans le dernier cours au Collège de France, on a pu discerner à cet égard une convergence réelle avec les préoccupations manifestées ces dernières années par Raymond Boudon. Face au relativisme, ce dernier s’efforce d’ancrer le comportement de l’acteur intentionnel dans quelques invariants anthropologiques14; Bourdieu quant à lui, avec une intention semblable, visait à un accommodement entre les pesanteurs structurelles et l’autonomie de la pensée créatrice. Dans les années soixante aux Etats-Unis, soixante-dix en Europe, dans le contexte des remous suscités par l’ouvrage de Kuhn déjà cité, apparaissent de nouveaux courants de sociologie de la science dont tout élément d’autolimitation conscient ou inconscient a disparu. On ne se borne plus à étudier les conditions sociales, culturelles ou institutionnelles du développement de la science; on s’intéresse à l’activité scientifique elle-même, au contenu de la connaissance scientifique, voire à la science en voie de constitution. Ceci a lieu dans un climat général de relativisme philosophique et de rejet de tout ce qui peut apparaître comme relevant d’une conception positiviste de la science. Parmi ces nouvelles approches de la sociologie de la science, celle qui a suscité les débats les plus vifs entre sociologues – qu’ils soient spécialisés en sociologie de la science ou non – est certainement celle du strong programme – du « programme fort » – de Barnes et Bloor. Les principes fondamentaux de ce « programme fort » tels qu’ils furent présentés par David Bloor – à savoir les principes de causalité (exclusivité à l’explication de type causal), d’impartialité (vis-à-vis de la vérité ou de l’erreur), de symétrie (dans l’explication des croyances vraies ou fausses) et de réflexivité (appliqué à la sociologie elle-même) (1976, 1982) – véhiculaient en effet une conception de la recherche sociologique qui ne pouvait en aucun cas recueillir l’assentiment de la majorité des sociologues. Sous le titre Resisting the Revival of Relativism, Margaret Archer, alors Présidente de l’International Sociological Association, n’hésita pas à dire du relativisme radical sous-tendant le « programme fort » que « taken to its logical conclusion it undermines the discipline altogether » (1987, p. 249). C’est dire que les

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controverses engendrées par les principes énoncés par Bloor dépassèrent largement leur objet initial et qu’une fois encore, l’attitude adoptée à l’égard de la science et de l’activité scientifique s’avéra étroitement liée à la conception qu’on se faisait de la sociologie et de ses méthodes. L’idée que seul un modèle causal pouvait expliquer la connaissance scientifique ne pouvait que heurter les sociologues qui entendent faire intervenir dans leurs analyses la recherche du sens que les acteurs donnent à leurs actions. Les réticences furent d’autant plus marquées que le modèle causal proposé par Bloor était peu défini, comme l’a noté Ragouet (1994, p. 489). Le principe d’impartialité tout comme le principe de symétrie semblaient favoriser un réductionnisme sociologique et faire bon marché du caractère effectivement rationnel de certaines croyances, cette rationalité pouvant être établie grâce aux vérifications expérimentales et à l’efficacité de leurs applications à des problèmes concrets. Comme le fit observer Raymond Boudon, « il est difficile de prendre au sérieux des théories qui ne permettent pas de rendre compte du fait que la science soit plus efficace que la magie » (1994, p. 27). Enfin, le principe de réflexivité semblait mettre en péril la prétention des sociologues à faire œuvre scientifique. Une certaine dose de réflexivité – telle qu’elle s’exprimait dans les travaux dits de « sociologie réflexive » – ne pouvait qu’être tenu pour salutaire dans la mesure où elle invitait à un renouveau méthodologique. En revanche, le risque semblait bien réel de provoquer une régression ad infinitum détournant les analyses de leur objet premier, à savoir la réalité sociale extérieure au monde de la sociologie institutionnalisée.

10 Dans la ligne du « programme fort » mais en conjonction avec des influences interactionnistes et ethnométhodologiques se sont développées des études empiriques dites « études de laboratoires » visant à saisir « la science en train de se faire » au lieu de raisonner sur les produits déjà constitués de l’activité scientifique. Dans cette veine, les travaux qui semblent avoir obtenu l’audience la plus large dans les régions de langue française sont ceux de Callon et Latour. Ont fait date à cet égard La vie de laboratoire par Bruno Latour et Steve Woolgar (1979, 1988) et La science telle qu’elle se fait par Michel Callon et Bruno Latour (1991). L’idée-force qui a émergé de ce style de recherche est celle de « constructivisme ». Les connaissances scientifiques sont « construites », en ce sens qu’elles dépendent étroitement des circonstances de leur production et des opérations matérielles qui ont servi à les élaborer. Prise dans toute sa généralité, cette idée pouvait s’accorder sans problème avec les conceptions épistémologiques de Piaget, selon lesquelles toute connaissance résulte de l’interaction entre une structure de connaissance et l’objet de cette connaissance (1967). Mais le traitement appliqué à l’activité scientifique n’a pas manqué de rejaillir de façon plus générale sur la manière dont les sociologues envisagent leur propre pratique. La notion de construction sociale, popularisée dans les années soixante par Berger et Luckmann (1966) visait à l’origine à remettre en évidence l’idée devenue banale que si les êtres humains sont les produits de leur environnement social, ils participent eux-mêmes à la construction de cet environnement. Dans cette optique héritée de George Herbert Mead et Alfred Schütz, l’orientation constructiviste apparut comme une manière tout à fait opportune de dépasser l’antinomie classique de l’individuel et du collectif15. On crut voir émerger de toute une série d’approches sociologiques – nouvelles ou rebaptisées nouvelles pour la circonstance16 – une « galaxie constructiviste » (Corcuff, 1995, pp. 21) appelée à mettre en œuvre la « déconstruction » de ce qui pouvait apparaître comme « donné » une fois pour toutes – la notion de nature humaine pour commencer, mais aussi celle de genre – et la « reconstruction » de la réalité sociale comme

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enchevêtrement de processus d’interpénétration dynamique de l’individuel et du social (ibid., pp. 17-20). Jusqu’à un certain point, la volonté affichée de « déconstruire » des catégories considérées jusqu’alors comme non problématiques ne pouvait qu’être tenue pour salutaire. Elle semblait devoir donner à réfléchir à des esprits médiocres pour qui la « recherche concrète », réduite à de la quantification sommaire assaisonnée de bon sens, pouvait se tenir à l’écart de toute réflexion théorique sérieuse, qualifiée pour la circonstance d’étalage de « culture générale ». Néanmoins, dans l’ambiance relativiste qui a favorisé l’émergence des nouvelles approches en sociologie des sciences, l’expression « socialement construit » fut utilisée de plus en plus souvent pour nier dogmatiquement17 l’existence d’invariants du comportement humain et pour récuser avec un empressement suspect la possibilité de connaissances à validité universelle. Déjà dans les années soixante-dix, Merton mettait en garde contre les excès d’un constructivisme ainsi compris. Ceux-ci lui paraissaient conduire inévitablement à la « doctrine de l’insider », accordant à certains groupes un accès monopolistique, ou à tout le moins privilégié, à certaines formes de connaissance et préparant la balkanisation des sciences sociales. « In short, écrivait Merton, the doctrine holds that the outsider has a structurally imposed incapacity to comprehend alien groups, statuses, cultures, and societies » (1972-73, p. 15). Il faisait néanmoins observer à ce sujet que d’un point de vue structurel, nous sommes tous, simultanément, des insiders et des outsiders car nous ne pouvons être caractérisés par une seule appartenance et un seul statut : « not a single status but a status-set » (ibid., p. 22). Et Merton de conclure que cette diversité des statuts devrait suffire à montrer que « The idiomatic expression of total insider doctrine – one must be one in order to understand one – is deceptively simple and sociologically fallacious » (ibid., p. 24). Cette formule implique en tout cas la rupture délibérée avec l’auditoire universel évoqué plus haut et paraît singulièrement plus inquiétante que le principe de réflexivité préconisé par Bloor.

11 Considérées du point de vue de leur apport à la sociologie générale – et abstraction faite de leur portée relativisante –, les études empiriques de sociologie des sciences semblent participer d’un mouvement de revalorisation des travaux ancrés dans le local. A cet égard, on notera une nette convergence avec les travaux de sociologie des organisations dans l’optique de Michel Crozier, centrés sur l’analyse de « systèmes sociaux concrets » (Crozier et Friedberg, 1977). Cette parenté apparaît clairement dans les réflexions théoriques de Friedberg (1993) même si des divergences de vues se manifestent. Pour Friedberg, le chercheur scientifique dont Callon et Latour étudient le comportement est bien « l’acteur stratégique » conceptualisé par la théorie des organisations, à savoir un acteur intentionnel aux prises avec des phénomènes de double contingence. Comme le précise Friedberg, il s’agit en l’occurrence de « quelqu’un qui, dans un monde naturel et social incertain, ne cesse de faire des hypothèses sur le monde qui l’entoure, de construire des réseaux de relations et d’alliances qui lui permettent de confirmer ces hypothèses et de les affermir face aux contestations (...) » (1993, p. 198). Ceci implique qu’il s’agisse d’acteurs humains, et c’est sur ce point que Friedberg se sépare de Callon et Latour qui en viennent à inclure dans leurs analyses des acteurs humains mais aussi des actants non humains; pour Friedberg, le « prix à payer » pour cette mise en œuvre d’un « principe de symétrie généralisée » est la perte de crédibilité du caractère stratégique de l’acteur humain (ibid., pp. 202-210). Les études empiriques de sociologie des sciences tendent par ailleurs à privilégier le débat entre acteurs comme élément de production de connaissance; de cette façon, elles se rapprochent des conceptions de chercheurs de

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terrain comme François Dubet pour qui « le débat des acteurs et des chercheurs participe pleinement de la sociologie » (1994, p. 224). Enfin, elles présentent une affinité très nette avec les courants interactionnistes privilégiant les stratégies inductives de recherche. Accessoirement, elles ont contribué à diffuser l’idée que toutes les procédures de recherche comportent une dimension de « bricolage » qu’il est peu judicieux d’escamoter et dont la méthodologie normative devrait reconnaître l’existence légitime.

12 Si l’on se remémore le long chemin parcouru depuis le temps où la sociologie cultivait une conception positiviste de la science dans une ambiance scientiste à laquelle elle participait18, les développements récents de la sociologie des sciences paraissent avoir eu pour effet de renforcer une conception de la vérité scientifique comme résultat de la confrontation disciplinée des points de vue; par rapport à de tels processus de développement dans le long terme déjà signalés par Popper, les dispositions d’esprit du chercheur individuel – autrefois au centre de la réflexion épistémologique – paraissent d’importance marginale. En revanche, on a eu souvent l’impression que dans un contexte d’argumentation dominé par la contestation de conceptions positivistes désuètes s’est manifestée une tendance à sous-estimer fortement l’importance de l’élément d’efficacité dans les jugements portés sur la validité des résultats de l’activité scientifique. En fin de compte, comme le rappelle Busino, « ce n’est pas le consensus qui impose une construction théorique, mais la correspondance aux faits, aux expériences très diverses, provisoires, révisables et en progrès » (1998, p. 119). Cette tendance à la sous-estimation de l’efficacité comporte un danger réel de glissement du social comme construction vers le social comme représentation, ce qui serait incontestablement une régression.

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NOTES

1. La notion d’auditoire universel est empruntée à Chaïm Perelman (Perelman et Olbrechts- Tyteca, 1970, pp. 40-46).

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2. C’est pourquoi les tentatives récentes de ramener le normatif à du cognitif restent très problématiques comme j’ai tenté de le montrer ailleurs (Coenen-Huther, 2001). 3. Philosophe et sociologue particulièrement influent au cours de la première moitié du XX e siècle, influencé par le pragmatisme américain. 4. Comme l’indique très clairement Pierre Demeulenaere dans un ouvrage récent (2001, pp. 142-147). 5. Il s’agit bien d’une question d’équilibre. Peu avant sa mort, Pierre Bourdieu fit observer que « l’autonomie peu à peu conquise par la science » est menacée de nos jours par « la montée en force du critère d’utilité » (2001, pp. 5-6). 6. Voir à ce sujet : Pierre-Jean Simon (2001, p. 2). J’ai moi-même utilisé l’expression « projet scientifique » dans un sens analogue (Jacques Coenen-Huther, 1995, pp. 173 et ss). 7. Voir notamment : Boudon (1993). J’ai eu l’occasion de discuter cette idée à plusieurs reprises (Coenen-Huther, 1995, pp. 173; 1997, p. 140). 8. J’ai évoqué ceci dans mon livre Le fonctionnalisme en sociologie : et après ? (1984, pp. 49-51). 9. Comme le suggère avec bonheur Olivier Martin lorsqu’il évoque « les limites (volontaires) de ces sociologies » (2000, p. 21). 10. Et qui reste la référence obligée pour tous ceux qui vinrent à la sociologie dans les années cinquante et soixante du XXe siècle. 11. La parenté avec l’analyse parsonienne de la relation patient-médecin comme relation fortement institutionnalisée s’impose à l’esprit (Cf. Parsons, The Social System, chap. X, 1951. 12. A l’époque du déclin institutionnel du fonctionnalisme sociologique. 13. Ceci serait un sujet de méditation supplémentaire pour Laurent Pasquier, le héros de Georges Duhamel, tel qu’il apparaît dans Les maîtres (1933) et dans Le combat contre les ombres (1945), respectivement volumes 6 et 8 de la Chronique des Pasquiers. 14. C’est une des préoccupations majeures qui se manifestent dans Le juste et le vrai (Boudon, 1995). 15. Comme j’ai eu l’occasion de le noter ailleurs (Coenen-Huther, 1999, pp. 91-92). 16. J’ai déjà fait antérieurement des réserves sur le caractère « nouveau » de certains des courant sociologiques ainsi rassemblés (Coenen-Huther, 1999, p. 97). 17. C’est-à-dire, sans même songer à se soumettre à l’épreuve d’une vérification expérimentale éventuelle. 18. Et dont Le disciple de Paul Bourget (1899) a fourni une vision cruellement caricaturale.

AUTEUR

JACQUES COENEN-HUTHER Département de Sociologie Université de Genève

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Pour un programme sociologique non réductionniste en étude des sciences

Jean-Michel Berthelot

NOTE DE L'AUTEUR

Ce texte s’inscrit dans une réflexion continue dont l’étape antérieure la plus récente se trouve in Berthelot (2000).

I

1 L’étude des sciences, telle que la pratiquent essentiellement la philosophie, l’histoire et la sociologie, laisse entrevoir, sur les trente dernières années, une configuration assez particulière que l’on pourrait résumer ainsi: • la philosophie des sciences, qui s’est, dès la première moitié du siècle, divisée entre une perspective logique et une perspective historique, semble s’être, majoritairement, ralliée à la première orientation. Le développement objectif de la connaissance scientifique l’intéresse essentiellement d’un point de vue épistémologique et ontologique en ce qu’il peut fournir des points d’appui à une réflexion fondamentale sur la connaissance, le raisonnement, la réalité, l’action, la rationalité, etc. (cf. par exemple Barberousse et alii, 2000); • l’histoire des sciences a connu un devenir symétrique: très fortement associée, notamment en France, à une perspective «internaliste» et érudite, elle a été amplement renouvelée par le mouvement des études sociales et s’oriente, majoritairement, vers des recherches privilégiant la diversité des acceptions culturelles et contextuelles de l’activité scientifique (cf. par exemple Pestre, 1995; Roger, 1995); • la sociologie, enfin, est, grossièrement, passée du programme mertonien – s’intéressant aux cadres institutionnels et culturels des pratiques scientifiques –, aux diverses versions du

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«programme fort» de détermination et de construction sociale des faits scientifiques (Dubois, 1999; Martin, 2000).

2 Tout ceci est bien connu des spécialistes, rituellement astreints à des professions de foi signant leur appartenance – ou esquissant leur distance – à telle ou telle position. Etant le plus souvent – et par définition – membres de l’une ou l’autre corporation disciplinaire (philosophie, histoire, sociologie), ceux-ci sont amenés à s’engager sur la figure que prend, dans leur discipline, cette configuration globale et, par ricochet, sur ses conséquences: les débats entre internalisme et externalisme, rationalisme et relativisme, réalisme et constructivisme, etc. qui émaillent la recherche contemporaine (cf. par exemple Hollis et Lukes, 1984; Boudon et Clavelin, 1994).

3 Je voudrais, ici, explorer une autre voie. Je tirerai, de l’exposition rapide qui précède, l’hypothèse que la constellation évoquée met au jour quatre grands programmes: • deux programmes «conceptuels» ou «internalistes», centrés l’un sur des problèmes logiques et analytiques (induction, justification, réalisme, etc.), l’autre sur des questions de généalogie – théorique et pratique – des théories et des concepts scientifiques; • deux programmes «contextualistes», l’un fort (refusant toute forme de transcontextualité et qu’illustrerait bien l’ethnométhodologie radicale), l’autre modéré (constituant l’analyse des institutions et des contextes culturels comme une entreprise légitime mais non exclusive).

4 Bien qu’encore abstraite – l’exemple traité par la suite visera à lui donner de la chair – cette présentation en termes de «programmes» me semble avoir les vertus suivantes: • la notion de «programme de recherche», introduite en philosophie des sciences par Lakatos (1970)1, permet de ramener des orientations, approches, constructions théoriques diverses, au système d’axiomes – le plus souvent implicite – qui les commande. • l’idée de «système d’axiome» doit être prise d’un point de vue pragmatique plutôt que théorique. Elle ne signifie pas que les chercheurs s’engagent résolument et définitivement sur les contenus métaphysiques impliqués, mais que ceux-ci leur semblent suffisamment raisonnables et crédibles pour définir un corps défini d’orientations et de contraintes de recherche. • en ce sens, alors que les métaphysiques tendent à se construire dans l’affrontement2, les programmes peuvent être bien plus labiles, et, dans la pratique, admettre des formes atténuées, autorisant le passage et le dialogue, ce dont témoigne toute l’histoire philosophique et scientifique. De ce point de vue, la division ci-dessus en quatre programmes est largement théorique et didactique et laisse ouverte diverses figures intermédiaires. • utiliser, enfin, cette terminologie dans l’étude des sciences, permet de traiter autrement le problème des disciplines de référence: bien que pouvant être portés plus spécifiquement par telle ou telle discipline, les quatre programmes évoqués sont transdisciplinaires. Ils n’invitent pas à penser une éventuelle disparition des disciplines, mais la possibilité d’une autre forme de mobilisation de leurs ressources propres que celle de l’ignorance ou de l’affrontement mutuels.

5 Dans ce cadre, ainsi défini, je plaiderai pour les principes suivants: 1. le principe de légitimité de la pluralité et de l’affrontement des programmes; 2. le principe de légitimité de la radicalisation des programmes, pour mettre à l’épreuve de la façon la plus aiguë leur orientation (ce qui, par exemple, put être le cas du logicisme – ou l’est, aujourd’hui, des tentatives de «naturalisation de l’épistémologie» et, inversement, de l’ethnométhodologie radicale) et tenter de réédifier une description globale à partir de leur pôle;

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3. le principe de légitimité de meta-règles de confrontation argumentée des programmes: • meta-règles de pertinence: si toute formule ou tout jeu de langage sont en droit possibles (cf. point 1 ci-dessus), ils doivent être ordonnés à autre chose que la simple virtuosité ou la simple transformation terminologique du point de vue descriptif; ils doivent, en d’autres termes, engager une avancée ou un apport de connaissance; • des meta-règles de confrontation: règles de cohérence entre sphères de discours et d’action, règles de traductibilité, règles de hiérarchie du raisonnable, etc.; • des points d’articulation entre ressources disciplinaires différentes (philosophie, histoire, sociologie des sciences).

6 Ces principes justifient le programme «non réductionniste» que je défends. Mais celui- ci doit être d’abord pertinent pour le domaine d’analyse. C’est ce que je voudrais montrer sur un exemple.

II

7 Je partirai de la sociologie des sciences, qui constitue en l’occurrence mon domaine d’expertise et de travail, et rappellerai, en préliminaire, deux banalités: 1. La sociologie des sciences porte sur une diversité d’objets et de mécanismes qui peuvent être ramenés aux grandes catégories suivantes: • des institutions, des acteurs, des produits spécifiques (et leurs propriétés particulières) dans un contexte social défini: par spécifique, il faut entendre «qui relève de la science – ou de ce qui est pensé comme science – dans un contexte déterminé»; • des rapports entre ces institutions/acteurs/produits et d’autres institutions/acteurs/ produits, relevant d’autres sphères d’activité sociale (économique, politique, idéologique...); • des mécanismes de diverse nature, institutionnelle, interactionnelle, argumentative, stratégique, etc. de structuration des milieux et des communautés scientifiques et de production, accréditation, réception, appropriation, traduction des connaissances. 2. Comme dans tout champ de recherche, sont à l’œuvre sur ces objets des programmes «faibles» (c’est à dire des programmes à dominante descriptive posant peu d’interdits théoriques et logiques lourds) et des programmes «forts» qui se donnent (explicitement ou implicitement) des contraintes et des implications plus pesantes. Les liens, les passages, aussi bien que les affrontements, entre les uns et les autres peuvent être variés. Ils aboutissent souvent, dans la liste des thèmes d’investigation possibles, à la construction d’objets privilégiés ou d’objets-tests, construisant la géographie spécifique du champ dans une période donnée: études de laboratoires et de controverses ont ainsi, par exemple, été portées sur le devant de la scène par les «nouvelles études sur la science».

8 Je prendrai volontairement comme exemple une controverse, afin de démarquer le programme fort que je vise du «réductionnisme» qui caractérise certains programmes forts en sociologie des sciences et tend à passer, subrepticement, du statut – légitime – d’axiome, à celui, illégitime, de vérité positive, voire de doxa. Les controverses constituent un objet-test pour les principes du programme fort exposés par Bloor (1976) et repris, avec diverses modifications, par d’autres courants: • elles permettent de se situer en amont de la ligne de partage entre ce qui sera considéré comme scientifiquement acceptable ou sera définitivement rejeté dans l’erreur. Avant ce moment, les positions en présence ont la même légitimité et la même prétention à la vérité. Il est donc possible de leur appliquer «le principe de symétrie», c’est à dire de les traiter identiquement et non en fonction d’une rationalité et d’un jugement ex post;

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• elles permettent, simultanément, d’étudier les mécanismes institutionnels, interactionnels, argumentatifs par lesquels une position va l’emporter sur l’autre. Le mythe de l’évidence rationnelle, qui permettrait de trier le bon grain de l’ivraie, est également une illusion ex post: dans la réalité des controverses, de multiples facteurs interviennent pour permettre à une position de l’emporter sur l’autre. Dans la mesure où, dans chaque camp, on peut en appeler à la raison et à l’expérience, il est légitime et utile de rechercher les éléments d’une autre nature qui pèsent sur le choix final. Ceux-ci seront identiquement qualifiés de «sociaux» par les tenants du réductionnisme contextualiste et intégrés à une explication de type causale, stratégique ou relationniste3.

9 Cette lecture des controverses scientifiques a deux aspects: elle exhibe la complexité et la multiplicité des déterminations «extra-logiques» pesant sur la scène scientifique à un moment donné; elle réduit les déterminations spécifiquement logiques à des effets des déterminations extra-logiques. Le premier aspect est tout à fait légitime et ouvre sur l’investigation nécessaire des contextes sociaux de l’activité scientifique. Le deuxième définit une position théorique «réductionniste», ouvertement ou implicitement acceptée, que l’on peut refuser ou combattre. Je la refuserai – comme beaucoup d’autres – parce qu’elle ne se construit qu’au prix de simplifications et d’identifications abusives4. Je la combattrai parce qu’un autre programme, également fort par les contraintes qu’il se donne, me paraît aujourd’hui plus fécond et susceptible de permettre une sortie par le haut de l’impasse à laquelle conduit le réductionnisme contextualiste.

10 Indépendamment de leur intérêt stratégique pour tel ou tel programme, les controverses sont des objets d’analyse concrète: il faut pouvoir reconstituer les positions et les forces en présence, les institutions et les modes de penser et d’agir qui les sous-tendent. Le sociologue, travaillant sur des controverses actuelles, pourra s’efforcer d’en suivre les traces multiples (comme le fit par exemple Rosental avec le théorème d’Elkan, cf. Rosental, 1996, 2000); l’historien, opérant sur le passé, sera confronté à un travail classique de recherche et d’étude d’archives et de documents pertinents. Dans les deux cas, le programme de référence du chercheur opère une sélection, une reconstruction et une stylisation spécifiques. Ma thèse est que cela engendre une diversité de lectures possibles, également légitimes dès lors qu’elles sont pertinentes, cohérentes et empiriquement étayées, mais dont il importe, précisément, de penser l’apport différentiel à l’intelligibilité de la controverse comme telle.

III

11 Je prendrai comme exemple la controverse du vide, pour deux raisons: a) elle est bien référencée et autorise donc une étude secondaire ne nécessitant pas la recherche de fonds d’archives inexplorés5, b) elle a donné lieu à des lectures diverses, notamment en philosophie des sciences.

12 On résume souvent l’histoire (cf. tableau joint) en retenant quatre événements et deux positions: à une date indéterminée, les fontainiers de Florence se rendent compte que l’eau ne s’élève pas à une hauteur supérieure à 10,33 mètres dans leurs pompes. Galilée, sollicité, n’a pas d’explication, mais prédit que cette hauteur est en rapport avec la densité du liquide. C’est le premier événement. Torricelli, disciple de Galilée, invente une expérience audacieuse (1644) consistant à remplir un tube de mercure, à l’obturer et à le retourner, verticalement, sur une cuve emplie du même liquide. Une fois le tube

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en place – son ouverture plongée dans le mercure de la cuve – on retire ce qui l’obture et constate que le mercure baisse dans le tube pour se stabiliser à une hauteur de 76 cm. Celle-ci est dans le même rapport à la densité du mercure que l’était la hauteur de l’eau à sa densité, ce qui vérifie l’intuition de Galilée. C’est le deuxième événement. Par ailleurs sont posées deux questions: qu’y a-t-il au sommet du tube à la place du mercure? qu’est-ce qui maintient le mercure dans le tube? La réponse à ces deux questions opposent deux positions: celle de la physique aristotélicienne, arguant que «la nature a horreur du vide», que c’est donc cette horreur qui maintient le mercure en suspension et que, par conséquent, le sommet du tube est occupé par une matière indécelable mais effective; celle de la physique moderne, en voie de constitution, considérant que le sommet du tube ne peut-être que vide et qu’une raison simplement mécanique explique la suspension du mercure: la pression de l’air. Blaise Pascal, instruit de l’expérience de Torricelli, la réitère plusieurs fois pour son propre compte et en publie les résultats sous le titre Expériences nouvelles touchant le vide (1647). C’est le troisième événement. La polémique est ainsi relancée et Pascal la clôt brillamment en faisant réaliser par son beau-frère Florin Périer «une expérience décisive»: si la hauteur du mercure dans le tube est fonction du poids de l’air, alors celui-ci étant plus faible à mesure que l’on s’élève, la hauteur du mercure baissera significativement au sommet d’une montagne. Fait que prouvera la «grande expérience» du puy de Dôme (1648) assurant la victoire des partisans du vide (quatrième événement).

La controverse du vide

13 Replongée dans l’histoire, cette trame manifeste immédiatement ses limites: • la controverse scientifique de la première moitié du XVIIe siècle est liée à une controverses philosophique, bien plus longue et complexe: elle s’enracine dans la philosophie antique et l’opposition entre la physique d’Aristote et celle des atomistes; elle se reproduit et se complexifie au XVIIe siècle avec l’apparition d’une troisième position, celle de Descartes, dont la théorie de la matière comme substance étendue exclut le vide alors que le mécanisme admet tout à fait le rôle de la pression de l’air, tandis que Gassendi reprend le flambeau de l’atomisme (Mazauric, 1998);

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• la controverse scientifique habituellement retenue est non seulement une simplification des positions philosophiques en présence, mais également des positions et des expérimentations scientifiques liées à la discussion: la thèse du rapport entre le vide et le poids de l’air est avancée dès 1629 par le savant hollandais Isaac Beeckman, à partir de l’étude des pompes; elle est reprise en 1630 dans une lettre du physicien Baliani à Galilée6; l’expérience du tube de Torricelli est précédée d’une expérience en grandeur réelle, menée à Rome avec un tube empli d’eau, fixé sur la façade d’une maison, par Raffaello Maggiotti et Gasparo Berti, en 1641; les expériences de Pascal entrent dans un contexte où divers savants de l’époque tentent de reproduire et de complexifier l’expérience de Torricelli (le Père Mersenne, Roberval, Auzoult, Valeriano Magni, etc.); • la controverse admet diverses dimensions: • philosophique, entre aristotéliciens et tenants du vide (correspondance entre Pascal et le Père Noël, opuscules de Jacques Pierius et du Père Noël), mais également entre cartésiens et tenants du vide (affrontement oral entre Roberval et Descartes lors de leur rencontre chez Pascal en septembre 1647); • en paternité, sur l’antériorité et la paternité des expériences: le père Valeriano Magni, en poste à Varsovie, semblant s’attribuer, dans un opuscule de Juillet 1647, l’invention des expériences sur le vide, Roberval s’emploie à en restituer la chronologie, depuis celle de Torricelli jusqu’à celles de Pascal, qu’il décrit minutieusement (Narratio, in Pascal éd. 1970, pp. 459-477); la grande expérience du puy de Dôme est-elle l’invention unique de Pascal, comme il le prétendit, ou lui fut-elle inspirée par Descartes, lors de leur rencontre de septembre 1647, ce qu’affirma ce dernier?7 • l’expérience du puy de Dôme n’est pas forcément décisoire: Descartes et les cartésiens en admettent le principe, tout en rejetant la thèse du vide. Mersenne et Roberval doutaient qu’elle soit probante, en l’absence d’une connaissance des variations attendues, personne ne connaissant la hauteur de la colonne d’air et de combien le mercure était susceptible de descendre. L’expérience elle-même, opérée un jour de temps perturbé, semble avoir été débarrassée, dans le récit qu’en fit Périer, des variations de type météorologique. Il faut donc l’évaluer autrement qu’en terme d’expérience cruciale8. Par ailleurs, l’expérience, faite quelque temps auparavant par Roberval, dite de «la vessie de carpe», montrant qu’une vessie vide, placée dans la partie haute du tube à mercure, se remplissait d’air, relançait, aux yeux de Mersenne et de Roberval, la question de la réalité même du vide. Tout cela pose donc, simultanément, le problème de la clôture de la controverse. Qu’elle s’achève par le retrait de Pascal et la mort de Descartes ne la clôt pas sur le fond puisque les cartésiens continuent de dissocier l’effet de la pression atmosphérique – qu’ils admettent – de l’existence du vide – qu’ils contestent, et qu’il faut attendre le milieu du XVIIIe siècle pour voir la physique cartésienne définitivement remplacée par la physique de Newton (Mouy, 1934).

14 Ainsi remise en perspective, la controverse manifeste une double scène et une triple temporalité: une scène philosophique, inscrite dans la longue durée, caractérisée par des échanges d’arguments sur la possibilité ou l’impossibilité du vide et des enjeux ontologiques et épistémologiques9; une scène scientifique, où les arguments sont systématiquement rapportés aux résultats des expériences, dans une double temporalité: l’une relativement brève – celle des quatre événements traditionnellement isolés (d’environ 1630 à 1648); l’autre plus longue (jusqu’à la fin du siècle et au triomphe de la physique de Newton). Ces deux scènes, bien évidemment, se rejoignent et interfèrent à partir des expériences sur le vide, sans pour autant se confondre10. Elles peuvent, simultanément, être l’objet de lectures diverses:

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15 • événementielle: il s’agit de recenser l’ensemble des événements ayant un rapport avec la controverse. On en est évidemment très loin ici; cela pose des problèmes quasiment insurmontables, car il faudrait reprendre la biographie de tous les protagonistes: Baliani, Maggiotti, Berti, Galilée, Torricelli, mais aussi, Mersenne, Etienne et Blaise Pascal, Petit, Pierius, Guiffard, Roberval, Descartes, Gassendi, etc. et relever leurs interactions, directes ou indirectes11;

16 • historique: la controverse peut être replacée dans un double contexte; celui des débats idéologiques et scientifiques de l’époque et de leurs divers supports (correspondances, académies, salons, procédures expérimentales, techniques de soufflerie du verre, etc.); celui de l’inscription de ces débats et de ces phénomènes dans l’Europe en mutation de la première moitié du XVIIe siècle (2ème procès de Galilée en 1633, début de la guerre civile anglaise en 1642, début de la Fronde en 1648...);

17 • sociologique: il s’agit, cette fois, de repérer les diverses entités sociales impliquées dans la controverse, leurs liens et les mécanismes associés à leur fonctionnement et à leurs interactions: cela implique les divers milieux scientifiques, italien, français, hollandais, polonais et leur organisation (par exemple académies, cercles, salons); les divers acteurs présents, leur statut social (beaucoup sont des prêtres, comme Mersenne, Noël, Magni, d’autres des intendants ou des commissaires royaux comme Etienne Pascal, Pierre Petit, Florin Périer), la nature et la forme de leur engagement; leur type de communications et d’échanges scientifiques (réunions, lettres, opuscules); la nature des ressources techniques utilisées et les modalités de résolution des problèmes expérimentaux posés12; la nature des problèmes en débat et leur perception (ici la question du vide est soit associée à – Pascal, Roberval, Gassendi – soit séparée de – Descartes, Mersenne, voire le Père Noël – celle de la pesanteur de l’air); la forme de ce qui fait ou ne fait pas preuve pour les acteurs et pour lesquels; le mode d’insertion des expériences dans des discours divers, scientifiques et non scientifiques...;

18 • historique, du point de vue de l’histoire interne des sciences et des idées: il s’agit, cette fois, d’évaluer la place, la nature, la portée d’une «découverte» ou d’un résultat scientifique «important», ou du raisonnement qui les fonde, dans la perspective du développement d’un domaine, d’une discipline, d’une épistémologie. Alexandre Koyré (1954 in Koyré, 1973) évaluant le «génie» du Pascal savant, reprend les expériences de Rouen pour montrer combien la description qu’en donne Pascal est une stylisation, laissant volontairement de côté les détails expérimentaux qui lui paraissent inessentiels13. Cette même idée est reprise et développée par Jean-Pierre Fanton d’Andon (1978) qui, par une analyse détaillée des textes de Roberval et de Pascal, oppose l’empirisme expérimental du premier (qui l’empêche de trancher définitivement dans la question du vide) à la nouvelle épistémologie du second, ordonnant une expérience épurée à une rationalité démonstrative de type géométrique. Il en va de même, enfin, de la lecture de la grande expérience que proposent Costabel et Dugas (Taton, 1958)14. La frontière est, ici, difficile à établir entre «histoire philosophique des sciences» et «épistémologie historique» comme en témoigne également la belle et élégante synthèse de Simone Mazauric (1998);

19 • épistémologique: il peut s’agir, enfin, d’utiliser un moment historique comme l’illustration concrète d’une démarche, d’une méthode, d’un problème. La

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controverse du vide constitue, de ce point de vue, un véritable paradigme. Il est intéressant de remarquer qu’elle a été utilisée au moins à deux reprises, et dans des traditions épistémologiques différentes. Paul Mouy, dans le manuel de Logique et philosophie des sciences qu’il réalisa en 1944 (Mouy, 1952, pp. 111 et sq.) prend trois exemples (les expériences sur le vide, la loi de la gravitation de Newton, la «découverte» de Neptune par Le Verrier) pour énoncer un modèle ternaire de la méthode expérimentale (Fait → Hypothèse → Fait) centré, contre l’empirisme de Mill, sur l’invention théorique de l’hypothèse et sa validation par la déduction des conséquences et la vérification des prédictions. Dans cette lecture, le premier fait est le tube de Torricelli, l’hypothèse l’idée de la pression de l’air et la vérification l’expérience du puy de Dôme: «L’idée de Torricelli est prouvée». Hempel (1972), dans la perspective tout à fait différente de l’empirisme logique, utilise la même trame comme une sorte de fil rouge, permettant, au fur et à mesure du développement, de l’illustrer: confirmation d’une hypothèse H par une «implication vérifiable de l’hypothèse H», I (Torricelli vérifie son hypothèse que la pression de l’air fait monter l’eau dans les pompes en fonction de la densité de celle-ci en lui substituant le mercure, I1; Pascal vérifie cette même hypothèse par une autre implication, I2, pp. 13-14); introduction d’une hypothèse ad hoc (l’horreur du vide aurait pu être sauvée, même avec la grande expérience, en introduisant l’hypothèse ad hoc qu’elle n’est pas constante, mais varie avec l’altitude, pp. 43-44); hypothèses d’arrière-plan dans l’admission ou le refus, comme pertinentes, de certaines variations (la non-prise en compte des variations météorologiques dans l’expérience du puy de Dôme, pp. 55-56). Enfin, et surtout, l’expérience du puy de Dôme est retraduite en énoncés permettant d’y mettre en évidence la structure du modèle déductif-nomologique: L1, 2...r, C1, 2...k, E, où L et C désignent des lois générales et des conditions particulières (propositions explanans) expliquant des faits déterminés E (proposition explanandum) (pp. 77 et sq.)

IV

20 Que penser de ces diverses lectures? Deux positions sont possibles: soit les opposer, soit penser leurs différences. La première position a été défendue par les courants radicaux en sociologie des sciences sur la base de l’argumentation suivante: 1. Il n’y a jamais d’argument permettant de trancher rationnellement la controverse (Pasteur ne tient pas compte de l’expérience de la Maladetta qui falsifie sa thèse15; Pascal, on le voit, ne tient compte ni des variations météorologiques, ni des bulles d’air, ni de l’expérience de la vessie de carpe qui, à l’inverse, amènent le scrupuleux Roberval à suspendre son jugement); 2. En conséquence la position qui l’emporte triomphe pour d’autres raisons que des raisons scientifiques: des raisons sociales, globales ou contextuelles; 3. En conséquence, les lectures de l’histoire interne – ignorantes des contextes – et, surtout, les reconstructions de l’épistémologie, sont fausses et ne constituent qu’une mythologie rationnelle.

21 Cette thèse est, en son fond, indéfendable. Son seul – mais indéniable mérite – est d’avoir rouvert certains dossiers et de les avoir, partiellement, dépoussiérés. Son erreur, que l’on retrouve dans les raisonnements relativistes qui peuvent lui être associés, est de se fonder sur un modèle utopique et intégriste de la vérité et de la

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vérification. En l’occurrence, sur l’idée implicite que l’expérience n’est une preuve que si elle est cruciale, c’est à dire permet de trancher de façon absolue et irrévocable16. Or chacun sait, tant pour des raisons empiriques que théoriques, qu’il n’en est rien. Dès lors, ou l’on substitue à l’argumentation rationnelle – comme ressort ultime des controverses – le jeu de facteurs sociaux variés (position contextualiste radicale) ou l’on étudie comment une controverse peut être, simultanément, affaire sociale et affaire scientifique. C’est cette deuxième voie que je vais suivre et dont je vais essayer de formaliser le programme, en partant d’un commentaire différent de la diversité des lectures présentées ci-dessus: celles-ci ne peuvent, en aucun cas, relever d’un critère différentiel du vrai et du faux. Elles sont toutes légitimes dans leur ordre. Ce qui, en revanche, relève du vrai et du faux est, dans chaque cas, l’introduction d’un énoncé contraire aux faits disponibles. A l’inverse, la non prise en compte de faits, jugés secondaires par rapport à la perspective adoptée, est également légitime. Leur réintroduction relève précisément de la discussion critique.

22 Il n’y a donc pas de lecture plus vraie ou plus fausse: pas davantage de lecture neutre ou de lecture n’impliquant pas de décision préalable dans la définition de l’aire des événements retenus (notamment dans l’approche événementielle) ou dans celle des matériaux, des entités, des mécanismes reconnus comme pertinents. A chaque fois, un principe de sélection s’applique, relevant, en dernière analyse, du programme adopté. Chaque récit, chaque reconstruction, chaque modélisation est donc une stylisation, ordonnée à un principe de lecture déterminé. Ce principe de lecture est l’effet d’un programme, c’est-à-dire d’une manière générique d’expliquer et de donner sens à un objet. On peut rassembler les diverses lectures relevées ci-dessus autour de quatre figures: • la restitution chronologique et événementielle: c’est une stylisation en forme de récit. Jamais achevée, elle est structurée par le «avant/après» et par le «au même moment», c’est- à-dire par les deux axes fondamentaux de la temporalité (succession/simultanéité). Elle constitue une matrice indispensable pour toutes les autres lectures et s’élabore selon les modèles du récit historique ou de la monographie sociographique; • l’analyse socio-historique globale (insertion de la controverse dans le contexte général de la première moitié du XVIIe siècle) ou centrée (se donnant comme horizon un milieu scientifique en construction, avec ses institutions, ses acteurs, ses outils, ses débats, etc.): dans les deux cas, il s’agit d’une approche transversale (contextuelle) et stratifiée (mettant en évidence divers niveaux d’organisation et de détermination sociales). Le principe programmatique de base de cette analyse est le refus de toute évaluation ex post ou, en quelque sorte, ce qui adviendrait le serait par la seule nécessité de son essence. Cette exigence peut donner lieu à un programme contextualiste modéré (attentif à reconstituer les diverses modalités d’enracinement social des phénomènes) ou à un programme contextualiste fort, ne reconnaissant comme ressort explicatif que des relations causales ou des logiques d’acteurs en situation; • l’analyse historique interne (histoire des sciences «traditionnelle» comme histoire des théories et des résultats): cette analyse part d’un autre principe, celui de la nécessaire décantation temporelle, qui permet de séparer, dans le passé – quelles que furent les évaluations locales – ce qui fut contingent de ce qui se révéla essentiel. Il s’agit de thématiser la marche de l’esprit scientifique, de repérer les obstacles, les écueils, les échecs, mais dans une perspective fondamentalement téléologique: la prétention à la vérité qui anime l’activité scientifique oriente les choix des savants, justifie l’importance accordée à tel ou tel élément démonstratif, est soumise, en dernière analyse, non au verdict de l’instant

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mais à celui du futur. Ce programme connaît des modulations différentes selon qu’il privilégie la reconstitution d’une dynamique rationnelle (telle que la pratique par exemple Lakatos) ou qu’il s’attache à saisir les interactions entre cette dernière et diverses déterminations sociales, idéologiques voire psychanalytiques (comme l’illustre la tradition française d’épistémologie historique); • la modélisation de l’activité (ou du raisonnement) scientifique: il s’agit cette fois d’un programme épistémologique de type logique. Tel moment scientifique «exemplaire» va être constitué comme matériau d’extraction, d’illustration, voire de mise à l’épreuve d’une modélisation de l’activité scientifique: en l’occurrence, la modélisation de Mouy associe contexte de découverte et contexte de justification; celle de Hempel est centrée, dans la tradition du positivisme logique, sur la justification.

23 Ainsi décrite, cette coexistence de programmes d’inspiration théorique et disciplinaire différente, invite à diverses possibilités: s’inscrire dans telle ou telle description pour l’enrichir, l’épurer ou la radicaliser; mettre à l’épreuve, sur un objet nouveau, des formes de composition «faible» d’éléments programmatiques divers; sortir des affrontements engendrés par les réductionnismes symétriques (logique et contextualiste) en tentant de définir, dans une perspective disciplinaire donnée, un programme fort par ses contraintes, alternatif par ses orientations, fécond par ses possibilités.

24 Un programme de ce type ne peut se contenter d’un vague syncrétisme ou d’une composition souple d’éléments présents dans diverses analyses. Il doit, à l’inverse, définir de façon explicite des contraintes d’amont fortes et ne pas hésiter à s’engager à leur propos. Je proposerai donc un programme sociologique d’étude de l’activité scientifique défini par les axiomes suivants: 1. axiome de réalité: il existe une réalité, physique et sociale, indépendante de l’esprit et régie par des mécanismes déterminés. Cet axiome n’implique pas que cette réalité soit facilement accessible; il n’implique pas davantage que le sens donné par les acteurs à une situation soit illusoire et sans effet. Il pose seulement l’existence de cette réalité et la nécessité d’un accès empirique comme conditions de possibilité d’une connaissance rationnelle; 2. axiome d’objectivité du savoir scientifique: un savoir rationnel valide, ou prétendant légitimement à la validité, existe. Il est éprouvable à sa dimension transcontextuelle (c’est-à- dire au maintien de ses conditions de validité interne, quels que soient ses contextes de réception), identifiable à une syntaxe et une sémantique spécifiques, engendrant la cumulativité et la réflexivité du savoir construit; 3. axiome de construction mentale des objets de connaissance et des énoncés: cet axiome pose que la construction des connaissances scientifiques par les acteurs renvoie à des opérations de sélection et de catégorisation des informations, de construction de problèmes, d’imagination de modèles résolutoires, de développement de formes démonstratives, etc. telles qu’elles peuvent être mises en évidence dans les études consacrées à la cognition; 4. axiome d’enracinement social de la connaissance scientifique: la réalité (axiome 1), les savoirs existants (axiome 2), les opérations mentales des chercheurs (axiomes 3) sont, simultanément, des activités sociales, impliquant les ressources, les supports, les contextes idéologiques, techniques et institutionnels d’une organisation sociale déterminée. Ceux-ci ne sont pas que des éléments de contexte externe, mais des conditions de possibilité de l’activité scientifique elle-même; 5. axiome d’orientation de l’action: la connaissance scientifique est une activité, explicitement et subjectivement orientée vers la production d’énoncés (ou de théories, ou de modèles) honorant une prétention à la validité dans leur ordre. Cette prétention diffère d’une

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prétention globale à la vérité et impose de définir cet ordre et l’échelle des positions rationnellement admissibles.

25 Deux objections peuvent être, d’emblée, soulevées: ces axiomes ne sont-ils pas, d’une certaine façon, des banalités? Est-il bien nécessaire de mettre à plat un dispositif aussi pesant?

26 Ma réponse est qu’effectivement ces axiomes, pris individuellement, peuvent être considérés comme des banalités mais que leur intérêt est de définir un espace explicite de contraintes simultanées, c’est à dire un espace définissant les prérequis auxquels doivent se confronter, dans ce programme, les thèses et les théories pour être admises: ainsi, par exemple, la théorie des deux contextes de Reichenbach ne résiste à l’axiome 4 qu’à condition de définir la forme sociale du contexte de justification (qui est, dès lors, contexte de réception); de même le principe de symétrie de Bloor, ou les thèses ethnométhodologiques sur la construction d’accords locaux peuvent valoir comme principe méthodologique au point 4 pour appréhender la manière dont des positions contradictoires émergent et engagent le fer pour la reconnaissance; mais ils sont en contradiction avec les axiomes 1 et 2 – voire 3 et 5 – dans leur prétention à une explication du savoir scientifique. D’une façon générale, les programmes contextualistes radicaux nient les axiomes 1, 2 et 5. En termes de légitimité, cette position n’est pas gênante17. Elle pose cependant, du point de vue de la confrontation des programmes (cf. introduction), le problème du jeu d’axiomes le plus pertinent ou le plus raisonnable.

27 Sans entrer dans cette discussion, essayons, pour terminer, de montrer la fécondité du programme proposé.

V

28 Les divers mécanismes de l’activité scientifique peuvent être soumis au jeu d’axiomes proposé et à leurs conséquences. Selon le mécanisme ou l’objet étudié, certains axiomes joueront le rôle de garde-fou tandis que d’autres nécessiteront le dégagement d’un protocole spécifique d’analyse: par exemple, étudier le mode de raisonnement des chercheurs contemporains en physique des particules va mobiliser prioritairement l’axiome 3 et engager un travail spécifique d’étude de la cognition. En revanche, il y aura problème, du point de vue du programme défini, si l’analyse aboutit à des thèses en contradiction avec les autres axiomes. De même, l’étude d’un système social déterminé (par exemple le réseau des correspondants du Père Mersenne) relèvera en priorité de l’axiome 4, tout en mobilisant les axiomes 1, 2, 5 face à une thèse qui ramènerait le savoir scientifique constitué à cette occasion à un simple accord local et épistolaire.

29 Cependant l’intérêt d’un programme ne réside pas – ou pas seulement – dans la combinatoire de ses axiomes, mais dans la détermination des problèmes théoriques qu’il implique et dans les pistes nouvelles de recherche qu’il peut permettre d’ouvrir pour les résoudre. Revenons rapidement aux controverses. La plupart des controverses scientifiques révèlent: • une inscription dans un contexte idéologique et philosophique de plus grande portée: par exemple pour Pearsons et Yule, l’opposition entre eugénisme et hygiénisme; pour Pasteur et Pouchet entre créationnisme et évolutionnisme, etc. Cependant cette inscription peut

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prendre des formes diverses, avoir ou ne pas avoir de relais institutionnels. Dans le cas de la querelle du vide, l’arrière-fond philosophique présent ne semble pas peser socialement de façon trop lourde; • la présence directe ou indirecte de forces sociales et/ou d’enjeux macro ou micro-sociaux: le plus simple, le plus évident et le plus général de ceux-ci est le crédit et la reconnaissance intellectuels attachés à la résolution d’une question. Cela aiguise les débats, contraint à affiner les preuves, crée des controverses secondaires sur la paternité ou la priorité des expériences et des découvertes. Ces controverses, pour secondaires qu’elles soient, ne sont pas triviales. Elles définissent des camps, obligent à des mises au point (comme les narrations de Roberval), peuvent impliquer des rétributions et des avantages institutionnels spécifiques; • l’inscription dans un dispositif technique et social de connaissance: celui-ci définit des ressources, des contraintes, un espace de discussion, de polémique, mais aussi de résolution du conflit, plus ou moins ouvert et instrumenté. En ce sens, le contexte de justification, dont on peut reconstruire la structure logique (cf. les lectures de Mouy et de Hempel, relevant de l’axiome 2 – validation et construction de l’objectivité) est, simultanément, un contexte pratique de discussion et d’argumentation18 où se mettent à l’épreuve, dans le cadre de leur acception socialement admise, la crédibilité des principes (possibilité/impossibilité du vide) et la fiabilité des preuves (faut-il ou non tenir compte des gouttes d’air qui remontent le long du tube? quel dispositif expérimental construire pour donner corps à une objection ou à une preuve? etc.); • l’existence d’un double processus de résolution des controverses: par l’extinction – qui peut être conjoncturelle ou ponctuelle – du débat entre les protagonistes principaux; par la disparition définitive de l’une des deux thèses en présence et l’incorporation définitive de l’autre dans le corpus, en permanence révisé et réécrit, du savoir scientifique.

30 Dans ces processus, le dernier point, concernant la clôture des controverses, est essentiel. Il fournit, au programme non réductionniste de sociologie des sciences défini plus haut, le fil directeur de l’analyse des controverses scientifiques. En effet, les 3 premiers points ne sont en rien spécifiques à celles-ci: ils caractérisent tout autant les controverses de type politique, philosophique, esthétique ou religieux. En revanche, la spécificité des controverses scientifiques (qui diffèrent en cela des controverses philosophiques que peuvent susciter les sciences) est qu’elles trouvent, à un moment donné, une solution définitive: dans le cadre axiomatique et programmatique défini par telle ou telle discipline, à un moment donné, telle thèse n’est, définitivement, directement ou indirectement, plus acceptable19. C’est donc le processus social de cette solution qu’il faut examiner, au-delà de la controverse elle-même qui n’en est qu’un élément. Ce processus est un processus argumentatif et probatoire complexe, inscrit dans la durée, et exhibant la dimension sociale et contextuelle de la justification: • il passe par le type d’argumentaires et d’alliés mobilisés au moment de la discussion, leur plus ou moins grande proximité avec les normes d’acceptabilité en vigueur au sein de la communauté scientifique considérée, l’existence, au sein de la «discipline» concernée, d’une plus ou moins grande capacité de réduction des divergences: en l’occurrence, la solution de Pascal – bien que systématiquement exposée, dans toutes ses conséquences et ses preuves expérimentales dans le Traité publié en 1663 par Périer – est loin de convaincre chacun et notamment les cartésiens qui l’emportent à l’époque; • il passe (ou peut passer) ensuite par la modification de l’espace argumentaire de la discipline ou de la science concernées, admettant de nouveaux critères antérieurement flous, ou rejetant des positions antérieurement légitimes (cela va se faire, ici, par la victoire

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progressive de la physique newtonienne sur la physique cartésienne). Cette modification, elle-même, est susceptible d’une description sociologique précise: institutions, acteurs, normes, événements structurants; • il passe, enfin, par la dissociation, propre aux énoncés scientifiques, entre l’appareil expérimental et démonstratif utilisé dans la controverse et le contenu conceptuel spécifique progressivement dégagé et rectifié. Cette dissociation (qui relève d’un modèle syntaxique et sémantique d’épuration des entités et d’économie des propriétés) fait que le noyau rationnel démontré est repris, incorporé dans de nouvelles recherches, de nouveaux corpus, de nouveaux énoncés, anonymisé et décontextualisé. Ce processus logico-historique complexe peut, lui aussi, être l’objet d’une description sociologique. Il implique les modalités pratiques – institutionnelles, relationnelles, techniques – de fixation, de transmission et de transformation du savoir scientifique.

31 En conclusion, et bien que je sois conscient que ce qui précède est plus suggestif que démonstratif, ce programme: • est sociologique (il étudie des entités et des mécanismes sociaux); • apte à dialoguer avec des programmes non sociologiques (épistémologique, cognitiviste, historique); • fécond: il met en évidence: que l’activité scientifique est sociale comme toute activité (axiome 4), mais spécifique en tant que scientifique, c’est à dire en tant que se soumettant à des règles de pertinence déterminées (axiome 5, axiome 1) ce qui implique aussi bien d’étudier la spécificité des controverses scientifiques (non réductibles à toute autre controverse), que celle des textes scientifiques20, des milieux scientifiques, des pratiques scientifiques21, etc.; que cette activité ne peut être étudiée, d’un point de vue sociologique complet, que dans l’intercontextualité, à la fois synchronique (interpénétration entre contextes différents, par exemple nationaux, à un moment donné) et diachronique. De ce point de vue, l’axe d’analyse est résolument longitudinal et tranche avec l’axe transversal privilégié par les approches contextualistes: il définit des objets qui sont des trajectoires (d’institutions, de connaissances, de textes, de problèmes, de débats...) socialement déterminées; que, de ce point de vue, les savoirs scientifiques ont la spécificité d’être en permanence l’objet d’une révision argumentative, d’une réécriture et d’une réappropriation par des acteurs diversifiés, opérations sociales et argumentatives dans leurs modalités (axiomes 4 et 5), appuyées sur des dispositifs de mise à l’épreuve et de construction d’une objectivité (axiomes 1 et 2); qu’enfin, la spécificité des dispositifs scientifiques contemporains (big science, informatisation, complexification réticulaire, interdépendance des sphères d’activité, etc.) entre sans difficulté autre qu’empirique dans un tel dispositif qui, inversement, ne peut également que l’éclairer.

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NOTES

1. Un programme est constitué d’axiomes fondamentaux, de type ontologique et épistémologique, définissant son «heuristique», c’est à dire ses orientations de recherche. Il admet aussi des axiomes auxiliaires de protection afin de résister au démenti de certains faits. Sa justesse se marque par sa fécondité dans le long terme. 2. Holton (1981) appelle «themata» les grandes idées métaphysiques qui structurent les théories scientifiques et régissent les grandes controverses. 3. Soit deux positions en présence, A et B. Dans le premier cas, la qualification de vrai/faux sera considérée comme fonction d’un certain nombre de facteurs objectifs (position institutionnelle, ressources matérielles et symboliques, etc.), dans le second de la capacité de chaque acteur à mener campagne et à imposer sa position, dans le troisième du réseau d’alliance complexe entre éléments hétérogènes que parviendra à mobiliser chaque position. Le premier modèle explicatif est celui mis en avant par Bloor, le troisième correspond à la «théorie de l’acteur réseau», défendue par Callon et Latour. Le modèle stratégique est, analytiquement, intermédiaire et les trois sont combinables en diverses façons. Les différences proviennent davantage du niveau auquel on se situe: le niveau macro-sociologique favorise l’explication causale ou stratégique (en termes de forces sociales); le niveau micro-sociologique induit un modèle interactionniste de logiques d’acteur; la théorie de l’acteur réseau vise à mêler les niveaux en repérant la construction de constellations hétérogènes d’alliés et en introduisant «un principe de symétrie généralisée». A l’occasion de la controverse entre Pasteur et Pouchet, Latour (1989) se livre à un numéro de virtuose, en dépliant successivement ces diverses approches. 4. Lorsque l’on étudie les argumentaires des analyses des controverses classiques relevant de ce courant (on peut s’appuyer sur l’excellent recueil constitué par Callon et Latour, 1990), on constate que les arguments principaux peuvent être résumés et ordonnés de la façon suivante: 1.il y a des intérêts extrascientifiques sur la scène scientifique 2.ces intérêts extrascientifiques donnent leur force aux controverses et expliquent l’engagement parfois passionnel des protagonistes 3.ces intérêts extrascientifiques s’expriment dans les intérêts et les positions scientifiques en présence 4.le conflit de ces intérêts extrascientifiques et le rapport de forces qu’il exprime et mobilise explique le succès d’une position sur l’autre. Or 1.le plus souvent seuls les deux premiers énoncés sont étayés par l’étude empirique 2.le troisième est mobilisé sans que soit distinguées deux possibilités: a) une position scientifique

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A est embrigadée à un moment donnée par une position idéologique X; b) une position scientifique A est la traduction, dans le domaine scientifique, d’une position idéologique X. Seule la seconde version est compatible avec le réductionnisme et peut autoriser le quatrième énoncé de la liste ci-dessus. Or les faits la contredisent, marquant l’indépendance logique entre positions scientifiques et idéologiques malgré les formes diverses d’embrigadement: ainsi, Pouchet défend la génération spontanée et le transformisme, Pasteur la reproduction microbienne et le créationnisme; or le développement scientifique ultérieur associera transformisme (évolutionnisme) et théorie microbienne, croisant les positions. Il faut donc distinguer l’embrigadement idéologique d’une position, dans un contexte déterminé, de son contenu conceptuel 3.le quatrième énoncé, seul décisoire, implique d’une part, le plus souvent, une version non tenable du troisième (cf. point précédent), d’autre part une absence de problématisation de ce qu’est la fin réelle d’une controverse scientifique: la bataille entre Pasteur et Pouchet est gagnée sans gloire par Pasteur, mais la controverse ne s’achève que des années après, lorsque les divers arguments de la thèse de la génération spontanée se sont définitivement effondrés. Ce n’est pas le coup de force médiatique et institutionnel longuement décrit par Latour (1989) qui clôt la controverse de fond, mais la reconnaissance des propriétés spécifiques des divers micro- organismes (par exemple la résistance à la stérilisation du bacilis subtilis impliqué dans les expériences de Pouchet) et celle des effets, favorisant ou inhibant la prolifération microbienne, de la composition chimique de la solution utilisée (réfutation des objections de Bastian à Pasteur) (cf. Dagognet, 1994). 5. Ce qui ne signifie pas, bien sûr, qu’une telle entreprise ne soit pas utile ni féconde. Mais ce n’est pas notre objet ici et nous ne prétendrons en rien apporter des faits neufs. 6. Je m’appuie, pour ces données historiques sur Mazauric (1998) et sur l’édition du tricentenaire des Œuvres complètes de Pascal, réalisée par J. Mesnard, T.II, 1970 (noté ci-dessous, Pascal, éd. 1970). 7. Sur ce dossier voir Pascal (éd. 1970), pp. 655 et sq. Il est à noter que cette controverse rebondit, au début du XXe siècle, avec une série d’articles publiés par Félix Mathieu dans «La Revue de Paris», en 1906-1907, où Pascal est accusé d’être un faussaire et de ne jamais avoir envoyé la fameuse lettre du 15 novembre 1647 à Périer (idem, pp. 659-669). 8. C’est la thèse que développent Costabel et Dugas (in Taton, 1958). 9. Cf. Mazauric (1998), notamment pour la recomposition de la scène philosophique que rend possible la controverse (ch. 3). 10. Ainsi Gassendi insère dans son ouvrage Animadversiones in decimum librum Diogenis Laertii (1649) deux dissertations rapportant l’une les expériences de Rouen l’autre celle du puy de Dôme (Pascal éd. 1970, pp. 720 et sq.). 11. A titre d’exemple, Cornelis de Waard et Armand Beaulieu, dans leur édition critique de la correspondance du Père Mersenne, établissent, à partir de celle-ci, des «éphémérides du vide» pour les années 1647 et 1648 (tome XV, 1983, tome XVI, 1986). Celles-ci ne relèvent pas moins de 58 événements (prises de positions, réactions, demandes d’informations, etc.) en 1647 et de 54 en 1648. Cela concerne en tout, directement ou indirectement, le Père Mersenne compris, 50 protagonistes! 12. L’une des raisons pour lesquelles Pierre Petit s’est adressé à Etienne Pascal pour refaire l’expérience de Torricelli à Rouen (alors que le Père Mersenne, aidé de Pierre Chanut, y avait échoué à Paris) est la réputation de la verrerie de cette ville, où furent fabriqués les tubes et dispositifs utilisés par Pascal (cf. Mazauric, p. 48, Pascal, éd. 1970, p. 347). Le développement des expériences sur le vide suscita souvent des dispositifs particulièrement compliqués et ingénieux, comme pour l’expérience «du vide dans le vide», qui consistait à introduire un second tube, renversé sur sa cuve, dans la partie vide du premier. L’absence de pression exercée sur la surface de cette seconde cuve se manifestait par l’affaissement total du mercure. Roberval, Auzoult,

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Pascal ont, chacun de leur côté, mis au point un dispositif expérimental permettant de réaliser ce phénomène (Mouy, 1934, pp. 128-129; Pascal, éd. 1970, pp. 636-637 et p. 769). 13. L’expérience réalisée avec de l’eau (Berti, Pascal), du vin (Pascal) voire du mercure (Roberval) révèle la montée de bulles d’air le long du tube, provoquant dans le cas de l’eau ou du vin, un véritable bouillonnement. Ce phénomène, associé à l’expérience de la vessie de carpe, invita Roberval à revoir sa position sur le vide et à considérer que le sommet du tube était rempli d’air raréfié (Deuxième narration). 14. Cf. supra. Cette lecture – qui considère que le récit n’évoquant pas les variations de la hauteur du mercure liées au temps est une stylisation de l’expérience – s’appuie notamment sur le fait que non seulement ces variations ont du se produire mais qu’elles étaient connues de Périer et de Pascal qui entreprirent, par la suite, de les mesurer dans l’expérience dite «continuelle» dont rendra compte également Périer (Pascal, éd. 1970, pp. 738 et sq.) 15. Dans le débat opposant Pasteur à Pouchet sur l’origine du développement de micro- organismes dans des solutions organiques, le dispositif expérimental consistait à stériliser les solutions et à voir, ensuite, comment elles se comportaient lorsqu’on les gardait fermées ou qu’on les ouvrait. Les expériences de Pasteur montrent que les solutions restent pures aussi longtemps qu’elles sont à l’abri de l’air; bien plus que sur une zone d’air pur et raréfié (en haute montagne), elles ne s’altèrent que très peu. Inversement Pouchet, réalisant la même expérience sur le glacier de la Maladetta voit tous ses bocaux contaminés, preuve, selon lui, que cela ne tient pas à l’air mais à un processus d’auto-génération de la solution préalablement stérilisée (Latour, 1989; Dagognet, 1994). 16. On trouve la même structure dichotomique implicite dans les argumentaires relativistes (cf. l’analyse qu’en propose Boudon, 1995). 17. Elle n’est pas gênante à condition d’être clairement assumée, ce qui est loin d’être la cas, notamment en ce qui concerne l’axiome 1: la difficulté à assumer jusqu’au bout la thèse (forte) de l’inexistence d’une réalité indépendante, ou (faible) de l’impossibilité d’y avoir un accès, se retrouve dans certaines contorsions terminologiques (substituer des «actants non humains» aux entités naturelles) et dans les débats aigus de ces dernières années au sein des «nouvelles études sur la science». Sur ce point, voir Gingras (2000). 18. Pour une approche argumentative précise d’un tel contexte, dans le cas d’une discussion philosophique cette fois, on ne peut que renvoyer au travail de Bouvier sur Descartes (1995). 19. J’entends par là (a) que, dans le cas de controverses non scientifiques, une position peut toujours réapparaître, sous des formes renouvelées et actualisées et (b) que lorsque le même phénomène semble se produire dans les sciences de la nature, c’est par abus de langage et similarité nominale. 20. Nous nous sommes livré, dans le même esprit que dans ce texte, à une analyse du texte scientifique (Le texte scientifique: structures et métamorphoses, in Berthelot J.-M., éd., Figures du texte scientifique, PUF, à paraître). 21. L’erreur des programmes sociologiques réductionnistes est, dans ce domaine, d’avoir cru qu’à ne pas définir les activités scientifiques comme des activités sociales ordinaires, ils endossaient ipso facto le partage défini par la philosophie des sciences entre facteurs externes secondaires et logique interne déterminante. Or l’intérêt est précisément de décrire comment s’est construite, dégagée et se perpétue une scène sociale (aujourd’hui multiplement fragmentée) posant une normativité autonome tout en étant de part en part sociale dans ses fonctionnements.

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AUTEUR

JEAN-MICHEL BERTHELOT Département de sciences sociales et LEMTAS Université René-Descartes – Paris V

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Le balancier sociologique français : entre individus et structures

Charles-Henry Cuin

1 I – En 1973, au plus fort du débat français sur l’École et les inégalités (Bourdieu et Passeron, 1970; Baudelot et Establet, 1971), Raymond Boudon publiait un ouvrage qui n’apportait pas seulement une contribution décisive à la sociologie de la scolarisation et de la mobilité sociale mais qui constituait aussi un événement théorique peut-être sans précédent dans l’histoire de la sociologie française. L’Inégalité des chances entreprenait en effet d’analyser un phénomène macrosocial – « la mobilité sociale dans les sociétés industrielles », sous-titre du livre – comme le résultat d’un processus complexe conjuguant structures sociales et conduites individuelles (Boudon, 1973). Si, rétrospectivement, l’exercice peut paraître naturel, voire banal, il faut se souvenir qu’il intervenait dans un contexte paradigmatique où les déterminismes structurels sévissaient et où, dans les meilleurs cas, les conduites individuelles étaient réduites à l’actualisation de ces déterminismes. La sociologie française commençait tout juste à sortir d’un bref mais pénible cauchemar dogmatique où les vieux démons marxistes avaient conclu un étrange pacte avec de jeunes preux structuralistes.

2 Tel un balancier, la sociologie française était en train de quitter un de ses pôles pour reprendre une nouvelle course vers le pôle opposé, qu’elle ne tarderait d’ailleurs pas à atteindre prochainement, au cours des années quatre-vingt-dix. L’originalité de l’entreprise boudonienne ne tenait pas seulement au fait qu’elle avait anticipé ce mouvement mais, surtout, à ce qu’elle cherchait à l’arrêter avant qu’il ne conduise à nouveau vers une position extrême où ce ne seraient plus les structures qui tiendraient désormais le devant de la scène sociologique, mais les seuls individus. Dans l’ouvrage de 1973, comme dans quelques rares autres (e.g. Crozier et Friedberg, 1977), les protagonistes du drame social étaient de deux types – les structures et les individus – sans qu’aucun l’emporte sur l’autre, les unes et les uns n’existant que par les autres et leur jeu animant la scène d’événements aussi divers que, parfois, inattendus (Boudon, 1977).

3 Cette oscillation marque toute l’histoire de la sociologie, en particulier dans le cas français. Dès les premiers balbutiements de la discipline avec la théorie mimétique de

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Tarde (1890/1979), c’est l’individualisme qui s’impose comme principe théorique et méthodologique d’analyse du social. Par réaction, dans ses textes doctrinaux, Durkheim (1893/1991 et 1895/1987) renverra le balancier dans l’autre direction, celle des déterminismes structurels tout en pratiquant souvent (Durkheim, 1897/1960), de façon parallèle, un individualisme méthodologique parfaitement hérétique (Cuin, 1997). Lorsque, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, la sociologie française se reconstruisit sur les décombres depuis longtemps éteints du durkheimisme, c’est au retour à une forme d’individualisme que l’on en appela de tous côtés ou presque. Tandis que les philosophes – existentialistes ou personnalistes – proclamaient farouchement que les faits sociaux n’étaient pas des « choses » et que les individus étaient des sujets, que Stoetzel exhortait à « oublier Durkheim », on n’avait plus d’yeux que pour la « sociologie analytique » (et son outil favori, l’enquête par questionnaires) que des psychosociologues américains comme Stouffer et Lazarsfeld avaient réussi à imposer comme seule et unique voie de connaissance et d’explication d’une réalité sociale réduite aux comportements individuels (Cuin et Gresle, 1992). Revenu du côté des individus, le balancier se préparait pourtant, sous la double influence du structuralisme, qui faisait alors florès en linguistique et en anthropologie, et d’un marxisme radicalisé, à regagner brusquement le pôle opposé, ressuscitant une « philosophie sans sujet » (Bourdieu et Passeron, 1967).

4 La sociologie poursuit ainsi une course pendulaire qui la ramène avec insistance soit vers les individus soit vers les structures, ne faisant généralement pas de longue halte dans une position intermédiaire où elle réussit pourtant ses meilleures performances.

5 II – Le balancier se situe actuellement vers le pôle individualiste. Ce n’est pas seulement attesté par la nature des paradigmes aujourd’hui dominants. Ça l’est aussi, et de façon évidemment liée, par le développement d’une sensibilité idéologique et culturelle largement favorable à une représentation individualiste de la réalité sociale.

6 En France, le succès, depuis la fin des années soixante-dix, du mot d’ordre de « retour de l’acteur » (Touraine, 1984) a correspondu à l’épuisement heuristique des divers avatars de la pensée structuraliste. Celle-ci avait atteint, avec le structuralo-marxisme d’inspiration althusserienne, au comble du déterminisme et du systématisme abstrait (Althusser, 1966; Poulantzas, 1970). Pour avoir chassé l’action de la réalité socio- historique, ce paradigme se révélait en effet incapable d’expliquer quoi que ce soit. Le social se retrouvait réduit à un épiphénomène de l’économique, voire du politique, et des problématiques entières de la sociologie étaient soit frappées d’invalidité soit dénoncées comme idéologiquement perverses. Ainsi, dans un domaine que nous connaissons un peu (Cuin, 1993) et qui était alors l’un des plus développés de la discipline, les phénomènes de mobilité sociale furent considérés comme des illusions d’optique engendrées par la seule évolution des rapports sociaux de type capitaliste. Ce n’étaient pas les individus qui se mouvaient mais les structures qui se reproduisaient (Poulantzas, 1974). Peu importait donc avec qui cette reproduction s’exécutait et de qui elle avait besoin puisque, par la grâce d’un providentiel mécanisme de régulation, le système social était en mesure de transmuter les individus concernés en agents conformes et dociles (Baudelot et Establet, 1971).

7 La réaction individualiste fut saine à tous égards. On montra d’abord que, dans les organisations les plus structurées, les individus savaient et pouvaient devenir des acteurs (Crozier et Friedberg, 1977); que la structure scolaire de nos société était en grande partie le produit de décisions et de conduites individuelles (Boudon, 1973); plus

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généralement, que les phénomènes historiques étaient provoqués par des acteurs qui, avant de devenir collectifs, étaient d’abord des individus en lutte pour leur identité socio-culturelle (Touraine, 1973). En dépit de la résistance d’un courant farouchement attaché à un déterminisme structurel réduisant l’acteur à un agent (Bourdieu, 1980), le balancier se dirigeait ainsi vers une position intermédiaire où la sociologie pourrait retrouver la plénitude de ses compétences.

8 Pourtant, le « retour de l’acteur » fut vite dépassé par celui du « sujet », et le balancier poursuivit sa course, comme mu par une force irrésistible. Dans cette course, les structures s’effacèrent de plus en plus du paysage théorique – jusqu’à en disparaître complètement dans certains cas. Le « choix rationnel » qui constituait un modèle efficace d’interprétation des conduites des acteurs dans des systèmes structurés, tendit à se naturaliser et, partant, à perdre une grande partie de ses capacités heuristiques. On s’intéressa moins à ce que la rationalité des acteurs et de leurs conduites devait aux situations sociales et aux contraintes structurelles et davantage à ce qu’elle devait à la cognition humaine (Boudon, 1990), voire à la nature physiologique de l’homme (Sperber, 1996). Dans d’autres perspectives, on tenta de dégager l’action de sa gangue culturelle et même contextuelle, pour atteindre le noyau dur (pur ?) de la subjectivité intrinsèque, celle par laquelle l’acteur ne serait plus qu’un « sujet » plus ou moins largement délié des contraintes normatives et/ou de la quête de ses seules « utilités » individuelles. La théorie et l’analyse sociologiques y trouvèrent assurément bénéfice, en particulier en montrant que l’action ne pouvait se réduire ni à de l’intégration ni à de la stratégie et que le processus de la « subjectivation » permettait d’enrichir la compréhension des représentations et des conduites (Dubet, 1994).

9 Enfin, inspirés par l’interactionnisme anglo-saxon (e.g. Blumer, 1969; Strauss, 1978), d’autres courants choisirent de dissoudre le social dans les interactions individuelles qui le constituent et l’expriment, considérant ainsi ses structures comme des équilibres essentiellement précaires et conjoncturels, intervenant dans l’action sociale moins comme des données objectives et contraignantes que comme des situations toujours négociables. Dès lors, l’action et les acteurs devenaient les seuls principes d’analyse d’une réalité sociale réduite au produit momentané de cette négociation (Pharo, 1993), voire une pure et simple construction subjective symboliquement partagée (Maffesoli, 1985). Dans ce dernier cas, la société n’était plus qu’une représentation dont l’analyse pouvait, pour d’aucuns, se résoudre dans la description qu’en faisaient ses acteurs (Fornel et al., 2001).

10 Que la sociologie y ait conquis des concepts utiles et des champs d’investigation considérables est indéniable. Que la notion, jusque là bien floue, de « structure(s) sociales(s) » s’y soit très avantageusement assouplie et enrichie ne l’est pas moins. Sans doute aussi la discipline y gagna-t-elle un savoir supérieur en matière de psychologie humaine (e.g. Ehrenberg, 1998). Au-delà de l’homo sociologicus et de l’homo economicus de ses analyses classiques, la sociologie devenait, à l’instar de la psychologie, experte en humanité – même si, ce faisant, elle rejetait purement et simplement les acquis les plus solides de la théorie de l’inconscient qui ne cesse de rappeler qu’il y a loin de l’acte à parole (Cuin, 2000a).

11 III – Il serait risqué et, sans doute, largement gratuit d’engager une interprétation sociologique des périodes du balancement sociologique entre individus et structures. L’étude des rapports entre science et société nourrit toute une littérature dont le degré de pertinence est inversement proportionnel à celui de la « dureté » des sciences

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considérées. Dans le cas des sciences sociales, ces rapports sont généralement trop évidents pour ne pas être suspects. En outre, leur analyse rencontre fatalement l’aporie consistant à expliquer des orientations sociologiques que leurs défenseurs expliquent eux-mêmes par des raisons sociologiques. Ainsi, les sociologies du « sujet » sont explicitement fondées sur la thèse de « l’émergence » historique de nouveaux types d’actions et d’acteurs dans nos sociétés (Dubet, 1994; Lahire, 1998). Leur validité théorique étant intrinsèquement liée à leur pertinence socio-historique, il est difficile de ne pas reconnaître l’une sans partager l’autre. On se limitera donc ici à quelques observations éparses.

12 D’une part, on constatera qu’il existe une forte demande sociale concernant la « compréhension » du social entendue comme une intelligibilité quasi immédiate du concret, par opposition à celle qui recourt à des explications hypothétiques et abstraites. À cette fin, l’une des procédures les plus efficaces et les moins coûteuses intellectuellement consiste à découvrir et à exhiber le sens que les acteurs sociaux donnent à ce qu’ils font, ces discours étant censés contenir l’essentiel de l’explication des conduites et, à terme, du social. À rebours de la méthode weberienne (dont la sociologie contemporaine se réclame pourtant bruyamment) qui n’exploite la subjectivité des acteurs que pour construire des idéaux-types puis des hypothèses scientifiquement testables, cette « compréhension » recherche dans les matériaux empiriques – discursifs ou objectifs – des significations dont la véracité n’est souvent fondée que sur l’empathie ou l’expérience subjective de l’observateur et, à travers lui, du lecteur (Quéré, 1999). On pourrait ici, à titre de conjecture, avancer que l’intelligibilité que l’on attend des sciences sociales est plus de type descriptif, voire phénoménologique, que de type explicatif. C’est la raison pour laquelle l’interprétation, voire l’herméneutique, y rencontrent plus de succès que la démonstration (Cuin, 2000).

13 D’où l’engouement pour les entretiens approfondis (e.g., Lahire, 2002), les observations (si possible « participantes ») fouillées, pénétrant au plus loin de l’intimité, sondant les cœurs et les armoires (e.g., Kaufmann, 1992), toutes entreprises dans lesquelles les méthodes de l’anthropologie font merveille. D’où le succès public de la sociologie de la vie quotidienne, de l’ethnologie des institutions, de l’anthropologie des comportements, de tous ces « romans vrais » que nous attendons que l’on nous donne sur nous-mêmes ou sur les autres. Si leur lecture nous rend moins ignorants, il est moins sûr que nous en sortions plus savants.

14 D’autre part, on peut observer que les objets que l’on propose aux sociologues sont souvent, et de plus en plus, non des phénomènes sociaux mais des artefacts statistiques. Il est alors naturel que, pour expliquer la taille ou la variation d’un taux (de divorce, de délinquance, de consommation quelconque, etc.), les sociologues se bornent – car c’est souvent suffisant – à montrer pourquoi il y a (de plus en) plus ou (de moins en) moins d’individus qui pensent ou ressentent la même chose. Mais les artefacts statistiques ne sont pas des phénomènes sociaux émergents. La survenue d’une grève n’est pas fonction du nombre de grévistes, celle d’une mode vestimentaire ne se mesure pas à la proportion des gens qui la suivent. Ainsi, si l’on connaît de mieux en mieux pourquoi les gens font (pensent, croient) ce qu’ils font (pensent, croient), on ne connaît pas nécessairement mieux ce qu’ils font collectivement. Les bonnes raisons (Boudon, 1992) qu’ont les grévistes de participer à une grève ne suffisent pas à expliquer cette grève. Bref, et pour garder ces exemples, ce n’est pas parce que l’on comprend (et de mieux en

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mieux) pourquoi des gens font une grève ou suivent une mode que l’on comprend mieux pourquoi cette grève éclate ou cette mode s’impose.

15 IV – Une analyse « interne » du phénomène est sans doute plus éclairante encore.

16 À l’encontre de ce qu’on a cru pouvoir établir (Alexander et al., 1987), le tournant micrologique pris par la sociologie en général et la sociologie française en particulier n’explique que très partiellement cette négligence des structures. Les approches macroscopiques ne sont pas nécessairement de type « holiste ». Elles peuvent en effet, tout aussi bien et souvent mieux, utiliser une méthodologie individualiste considérant les phénomènes macro-sociaux comme résultant de l’agrégation compositive de conduites individuelles (Boudon, 1979; Coleman, 1990). Quant aux approches micrologiques, si elles accordent naturellement une importance essentielle aux conduites individuelles, les plus pertinentes d’entre elles ne les prennent en considération que comme intervenant dans des situations, des configurations ou autres systèmes structurés (Elias, 1987/1991; Goffman, 1974/1991).

17 La prévalence des analyses ignoreuses des structures vient plutôt de deux tendances fortes du champ théorique actuel. Il s’agit, d’une part, du succès rencontré par les sociologies du « sujet ». Après avoir longtemps été réservé aux seules entreprises psychologique et anthropologique, l’individu s’est aujourd’hui imposé comme un objet sociologique légitime et central. Plus exactement, ce sont les dimensions non socialisées (au sens le plus déterministe du terme) ou encore non rationnelles de l’individu et de ses conduites qui ont été intégrées dans le champ sociologique. Alors qu’une psychologie de convention constituée par quelques postulats plus ou moins déterministes relatifs à la nature sociale de l’acteur suffisait à fonder des schémas explicatifs satisfaisants pour l’analyse sociologique de l’action, de ses causes et de ses conséquences, on s’est de plus en plus intéressé à la subjectivité individuelle comme construction sociale. À côté de l’individu socialisé conformant ses conduites à des normes et reproduisant ainsi des modèles structurels, à côté également de l’individu calculateur cherchant à optimiser ses gains, on s’est interrogé sur les conditions sociales dans lesquelles l’individu pouvait être aussi un authentique sujet – c’est-à-dire un acteur intentionnel, innovant, voire créatif (Joas, 1992/1999). Plus généralement, les sociologues consacrent une grande part de leurs recherches à la définition de modèles d’action individuelle qui, évidemment, se révèlent toujours insatisfaisants dans la mesure où ils ne parviennent jamais à rendre compte de l’intégralité des conduites collectives. On esquissera plus bas quelques réflexions sur le caractère nécessairement aporétique d’une telle entreprise.

18 Mais la raison sans doute la plus importante de l’hyperindividualisme de la sociologie contemporaine est à rechercher dans une conception qui, outrepassant le caractère purement méthodologique de la démarche individualiste, tend à assimiler phénomènes sociaux et conduites collectives. Arguant – avec raison – de ce que la réalité sociale n’est que de l’action objectivée, on est enclin à remonter plus ou moins directement des conduites individuelles aux phénomènes collectifs qu’elles engendrent. On est donc conduit à estimer que l’explication sociologique peut, pour l’essentiel, être réduite à celle de ces conduites – et, le plus souvent, à la mise en évidence des raisons subjectives de l’action individuelles. C’est là, évidemment, faire bon marché de cette phase essentielle de la méthode individualiste qui réclame d’identifier précisément les processus, souvent formidablement complexes, selon lesquels les conduites s’agrègent et se composent. De fait, même lorsque cette agrégation est de type additif (ce qui n’est

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strictement le cas que lorsque le phénomène social considéré n’est qu’un artefact statistique : une proportion, un taux), le phénomène émergeant n’échappe qu’exceptionnellement à tout effet structurel. Même lorsque les acteurs sont entièrement libres (culturellement, socialement, économiquement) de choisir une conduite, leur choix se trouve généralement limité par des contraintes incontournables : même si tout le monde décide de circuler à vélo, le taux de cyclistes ne dépassera jamais le nombre de vélos disponibles. Il n’y a que dans le domaine des représentations et de certaines conduites ne nécessitant pas des instruments étroitement spécifiés, que les acteurs échappent à ces contraintes objectives : la croyance dans le surnaturel ou le recours au suicide peuvent affecter 100 % d’une population.

19 Ainsi, pour reprendre un exemple cher à R. Boudon, l’explication de la file d’attente qui se forme le dimanche matin devant la pâtisserie du quartier ne requiert pas seulement la connaissance des raisons de chalands ayant tous décidé d’acheter des gâteaux au même moment mais aussi celle du nombre des employés de la boutique et de l’organisation de leur travail.

20 À cela, le « subjectivisme » sociologique se fera fort de rétorquer que les acteurs intègrent les contraintes structurelles dans leur définition de la situation et, donc, de leurs conduites, ou encore qu’il est important de savoir pourquoi et dans quelle mesure ils les acceptent et, dans certains cas, peuvent les susciter. Il ne restera pas moins vrai qu’ils ne connaissent et, a fortiori, ne peuvent intégrer généralement toutes ces contraintes et que, de ce fait et quoi qu’on en dise (Giddens, 1984/1987), le rôle des sociologues est indispensable à l’explication sociologique (Cuin, 2000).

21 V –Tel un balancier, la sociologie va donc régulièrement d’une extrémité à l’autre de cette course qui la ramène avec insistance soit vers les individus soit vers les structures. Ce n’est que lorsqu’elle s’est heurtée aux limites de l’une de ces alternatives qu’elle rebrousse chemin dans la direction de l’autre. Mais elle s’arrête rarement en cours de route, dans les parages de ce qui, pour un mouvement pendulaire, devrait être une halte naturelle et définitive – à mi-chemin entre individualisme et structuralisme.

22 Dans le cas de la pâtisserie de tout à l’heure, les sociologues sont généralement tentés de ne choisir qu’une seule alternative : rester dehors pour interviewer les clients ou entrer pour étudier la nature du service. Ce n’est que plus rarement qu’ils avisent que la file d’attente résulte à la fois de l’agrégation des gourmandises individuelles et du malthusianisme salarial et/ou de l’impéritie du patron - que ladite file d’attente, si gourmands que soient les clients, n’existerait pas si le nombre des vendeuses était décuplé et/ou leurs tâches mieux coordonnées. Analytiquement, il ne saurait donc y avoir aucune primauté – ni ontologique ni génétique – d’une des deux dimensions sur l’autre. Dans un phénomène macro-social, les structures n’existent qu’en relation avec les conduites individuelles et celles-ci qu’en relation avec celles-là.

23 Pourtant, dans ce domaine, les conceptions théoriques sont relativement peu efficaces pour la solution des questions pratiques qui se posent à l’explication sociologique. Il ne suffit pas d’invoquer la « dualité du structurel » (Giddens, op. cit.) ou encore l’« interdépendance » (Elias, 1970/1991) pour percer le mystère des processus générateurs par lesquels les conduites engendrent des phénomènes sociaux et ceux par lesquels les « structures » ainsi engendrées vont s’imposer à ces conduites et à leurs acteurs. La solution de la « fusion centrale » (Archer, 1995) entre individus et structures n’est satisfaisante qu’au plan théorique. Affirmer qu’il faut communier aux deux

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espèces dans une même analyse ne dit rien de la façon dont il faut mener l’analyse. Trop souvent, même, la représentation de la réalité sociale comme le produit indissociable de conduites et de structures peut inviter à choisir indifféremment l’une ou l’autre de ces entrées. Si les structures ne sont que des conduites objectivées et les conduites des effets de structures, on estime alors pouvoir atteindre les unes par les autres, l’approche par les structures permettant de déduire les conduites et vice-versa. Mais, dans tous ces cas, l’analyse ne peut se passer du recours à un principe de transmutation des unes en les autres – ainsi le concept d’habitus qui permet d’expliquer que, parce qu’elles sont structurellement engendrées, des conduites individuelles puissent présenter des régularités au niveau collectif.

24 Ce qui a fait l’originalité et la fécondité de la solution adoptée par R. Boudon dans L’Inégalité des chances est le double refus d’accéder à l’explication des phénomènes étudiés soit par les seuls individus soit par les seules structures. Renvoyant dos à dos l’individualisme des théories anglo-saxonnes de l’époque (Blau et Duncan, 1967; Jenks, 1972/1983) et le structuralisme plus ou moins « génétique » de ses collègues français, la démarche boudonienne construit la mobilité sociale comme un processus de « distribution sociale », grâce auquel il devient possible de spécifier les multiples interactions qui se jouent entre individus et structures sociales. Cette théorie est trop connue pour ne pas pouvoir être grossièrement résumée : l’allocation des positions sociales aux individus dépend, d’une part, de la répartition des positions statutaires dans la structure socioprofessionnelle et, d’autre part, de la répartition d’un certain nombre de caractéristiques individuelles (principalement : origine sociale et niveau d’instruction) dans la population; c’est la non-congruence existant entre ces répartitions qui, pour l’essentiel, est génératrice du phénomène de la mobilité sociale. Ainsi, il apparaît bien, d’une part, que les décisions individuelles (en particulier en matière scolaire) sont à la fois largement affectées par l’état momentané de la structure sociale à laquelle les individus appartiennent et de la « structure scolaire » qu’ils cherchent à intégrer et, d’autre part, que les conduites résultant de ces décisions participent à la définition de ces structures. Mais l’extrême complexité de ces interactions interdit tout à la fois de considérer les individus comme les seuls « acteurs » de leur carrière (scolaire et sociale) et de considérer les structures sociales comme déterminant seules les conduites de ces derniers. Dans la mesure où les individus définissent ces conduites en référence à leur perception de la « valeur d’échange » des diplômes sur le marché de l’allocation statutaire, leurs décisions influencent également l’équilibre de ce marché et, de ce fait, le degré de congruence entre « structure scolaire » et structure sociale – ce degré de congruence jouant un rôle déterminant dans la génération de la mobilité sociale.

25 Ainsi, ni l’analyse de la subjectivité des acteurs ni la mise au jours de logiques structurelles, voire institutionnelles, n’auraient pu s’avérer capables, même conjuguées, de fournir d’explication satisfaisante à un grand nombre d’observations empiriques relatives à la mobilité sociale et à l’inégalité des chances dans les sociétés industrielles. À l’évidence, il était nécessaire de recourir, via la modélisation, à une analyse en terme de processus.

26 VI – Sans doute faut-il reconnaître que, au cours de la période « individualiste » que la sociologie vient de traverser, l’enrichissement corrélatif de son savoir sur l’acteur et l’action s’est accompagné d’un appauvrissement relatif du savoir sur le social. Tout s’est un peu passé comme si les progrès accomplis dans le domaine de la sociologie de

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l’action se firent aux dépens de la sociologie tout court. Pour avoir réduit l’analyse sociologique à celle de l’action et de l’acteur, voire du sujet, la sociologie a accumulé de plus en plus de savoir sur l’acteur et de moins en moins sur la réalité sociale.

27 Si, comme Weber nous l’a répété et nous en a finalement convaincus, les phénomènes sociaux ne sont que de l’action objectivée (Weber, 1922/1971), il n’est pas moins vrai que le problème de l’analyse sociologique est autant celui de l’élucidation des processus de cette objectivation (ou, en termes plus modernes, des processus de composition d’où émergent les phénomènes sociaux) que celui de l’interprétation de l’action. Les sociologies de l’action, comme celles de l’acteur ou du sujet, ne sont ainsi que des sociologies d’objets spécifiques; elles ne sont ni toute la sociologie ni, moins encore, l’alpha et l’oméga de l’analyse des phénomènes collectifs.

28 S’il est vrai que les individus agissent plus ou moins librement et que leurs actions déterminent des « configurations » (Elias, 1970/1991) qui influencent à leur tour leurs conduites, il est également vrai que la temporalité inhérente à tout processus socio- historique réclame du sociologue qu’il considère à un moment ou à un autre ces conduites et ces structures comme des données qui, bien qu’elles résultent les unes des autres, constituent à un moment donné de l’analyse des variables indépendantes. Selon le moment de l’entreprise explicative, la démarche sera soit individualiste soit structuraliste. La subjectivité des acteurs (ou les discours qui l’expriment) sera éventuellement suffisante pour expliquer ce que font ces derniers mais, dans la quasi totalité des cas, ne le sera pas pour expliquer le phénomène collectif (« structurel » ou « configurationnel ») émergeant. Dans certains cas extrêmes, il pourra même se faire que les structures mènent à elles seules tout le jeu : si, par exemple (Cherkaoui, 1997), dans une région donnée, les Protestants sont en nombre inférieur aux Catholiques, la proportion de mariages mixtes sera nécessairement plus importante parmi les premiers que parmi les seconds – et ce n’est certainement pas le discours des intéressés, ou des hypothèses sur leur libéralisme différentiel, qui livrera la clé du phénomène !

29 Si la sociologie retrouve l’ambition, qui fut celle de ses fondateurs, d’expliquer les « phénomènes sociaux » (i.e., collectifs), elle doit alors retrouver aussi le chemin d’une démarche rendant justice à l’analyse en terme de processus, voire celui d’un « réalisme méthodologique » qui ne saurait évidemment être étendu à ou déduit d’un réalisme théorique (Archer, op. cit.).

30 Le balancier sociologique devra sans doute reprendre sa course vers le pôle structurel pour que se présente à nouveau l’un de ces moments privilégiés où, parce que le balancier est à son point d’équilibre, la sociologie est à son meilleur. Il reste – et c’est là un réel motif d’espoir – qu’à chacun de ses voyages, le balancier acquiert une énergie nouvelle et vient enrichir notre connaissance de la réalité sociale par l’affinement des concepts centraux de l’analyse sociologique que sont ceux d’« individu » et de « structure ».

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AUTEUR

CHARLES-HENRY CUIN Département de sociologie - LAPSAC Université Victor Segalen - Bordeaux 2

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Identité personnelle et logique du social

Razmig Keucheyan

1 Le concept d’identité est très en vogue depuis quelques temps. Nombreux sont les sociologues qui le mettent à profit pour expliquer les croyances et les comportements des acteurs sociaux. Ce concept fait aussi l’objet d’un usage abondant dans le langage courant, alors que la presse l’exploite régulièrement pour rendre compte de l’actualité. Le problème est que la plupart du temps, ses applications sont vagues. Il existe un décalage profond entre la facilité avec laquelle cette notion est utilisée et la difficulté de la définir de façon rigoureuse.

2 Le motif principal de ce décalage est à trouver dans le caractère polysémique de ce concept. L’identité est parfois synonyme de « personnalité » ou de « subjectivité », et désigne alors les traits de caractère d’un ou de plusieurs individus. Mais il s’agit aussi d’un concept formel, qui a trait au rapport qu’entretient une entité (humaine ou non) avec elle-même au cours de son existence. Enfin, l’identité a été l’objet de nombreux usages sociologiques, certains paradigmes classiques de la science sociale en ont même fait le cœur de leur analyse de la réalité sociale.

3 La présente étude a pour ambition d’éclaircir quelque peu les enjeux liés à l’utilisation du concept d’identité en sciences sociales. Pour ce faire, nous en distinguerons trois conceptions sociologiques. Nous montrerons que ces conceptions manquent soit de cohérence interne, soit de congruence avec la réalité. Dans un second temps, nous effectuerons un détour par le débat philosophique portant sur l’identité. Nous nous attarderons, en particulier, sur la théorie de l’identité personnelle de Derek Parfit, la plus convaincante à l’heure actuelle. Dans un troisième temps, nous reviendrons aux sciences sociales pour montrer que malgré tous les problèmes qu’elle pose, la notion d’identité peut et doit être conservée comme catégorie d’analyse fondamentale de la sociologie.

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Le concept d’identité en sciences sociales

4 On peut distinguer trois conceptions de l’identité dans les sciences sociales : l’identité archétypale, l’identité plurielle et l’identité construite. Ces conceptions sont évidemment idéales-typiques, mais recoupent largement les usages effectifs de cette notion.

L’identité archétypale

5 La conception archétypale de l’identité repose sur le raisonnement suivant : 1. les groupes sociaux existent; 2. ils ont une identité à part entière; 3. cette identité se transmet à chaque individu qui les compose; 4. l’identité personnelle est le « reflet » de l’identité du groupe dans lequel l’individu évolue.

6 La conception archétypale présuppose une ontologie sociale holiste. Elle affirme que les groupes sociaux existent, au même titre que les autres objets qui composent la réalité, et que cette existence leur confère une identité. Elle implique également que chaque acteur social « porte » l’identité du groupe auquel il appartient. Plus précisément, l’individu ne dispose d’une identité que pour autant qu’il évolue dans une communauté. Par conséquent, les identités personnelles sont les « reflets » de l’identité collective.

7 La conception archétypale de l’identité apparaît dans l’un des paradigmes classiques de la science sociale : le culturalisme. Les sociologues culturalistes insistent sur le rôle décisif joué par des facteurs d’ordre culturel dans la formation des identités personnelles. Selon eux, l’identité d’un individu se réduit, pour l’essentiel, à l’identité de la société dans laquelle il vit. De ce point de vue, on peut dire qu’il n’existe pas à proprement parler d’identité personnelle. Il n’est que des identités sociales ou culturelles.

8 Certains passages de l’œuvre d’Abram Kardiner illustrent bien cette idée1. Kardiner, on le sait, est à l’origine de la distinction entre les institutions primaires et les institutions secondaires. Les premières regroupent les institutions que l’individu rencontre au début de sa vie, au nombre desquelles on compte par exemple la famille. Les institutions secondaires, quant à elles, sont plus tardives, et incluent notamment l’école et la religion.

9 La notion d’institution primaire a inspiré à Kardiner le concept de personnalité de base, qui désigne l’ensemble des traits psychologiques dont un individu hérite de la société dans laquelle il évolue. Ces traits ont deux caractéristiques principales. D’une part, comme les institutions primaires, ils s’imposent à tous les membres de la société considérée. Tout individu exemplifie la personnalité de base de la société dans laquelle il vit. D’autre part, la personnalité de base joue un rôle déterminant quant aux croyances et aux comportements que sont susceptibles d’adopter les acteurs sociaux.

10 Le concept de personnalité de base correspond bien à la définition que nous avons donnée de l’identité archétypale. Kardiner prend pour point de départ une ontologie sociale holiste. Les groupes sociaux existent et disposent d’une identité, laquelle recouvre les traits culturels qui les distinguent d’autres entités sociales. L’anthropologue soutient ensuite que l’identité d’un groupe s’impose à l’ensemble de

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ses membres, par l’entremise justement de la personnalité de base. L’identité d’une personne est donc le « reflet » de l’identité du collectif auquel elle appartient.

11 La conception archétypale de l’identité a fait l’objet de nombreuses critiques. La plus évidente est qu’elle ne rend pas compte de la complexité des rapports sociaux dans les sociétés modernes. Au sein de ces dernières, les acteurs sociaux sont l’objet d’une pluralité d’influences, qui résultent de leurs nombreuses insertions sociales. Partant, soutenir qu’un unique facteur détermine complètement, ou même principalement, l’identité d’une personne semble incohérent. Certes, il est possible que certains – ou l’un – des groupes auxquels appartient un individu influent plus fortement sur son identité. Par exemple, il est plausible d’affirmer que l’appartenance au groupe ouvrier dans les années 1970 primait sur toutes les autres. Mais, d’une part, il est peu probable qu’une telle appartenance détermine la personnalité des acteurs sociaux au point de faire d’eux les porteurs d’une seule identité. D’autre part, comme l’ont démontré Beaud et Pialoux dans le cas des ouvriers2, la dynamique des sociétés contemporaines est telle que même les identités les plus fermement établies peuvent entrer en crise.

L’identité plurielle

12 Ces considérations nous conduisent à envisager une seconde conception de l’identité : l’identité plurielle. Cette dernière reprend à son compte les quatre éléments qui définissent l’identité archétypale, mais en ajoute un cinquième : • 5. tout individu appartient à plusieurs groupes sociaux, dont chacun lui confère une identité. Tout individu dispose donc de plusieurs identités.

13 La conception plurielle de l’identité est très répandue à l’heure actuelle. Selon l’un de ses partisans, Alain Caillé, tout acteur social relève d’au moins trois « zones d’appartenance »3. La première est composée des « réseaux de sociabilité primaire », qui regroupent la famille ou l’entreprise dans laquelle il travaille. Une seconde zone est le « macrosujet collectif », qui désigne l’ensemble des communautés religieuses, ethniques ou politiques auxquelles il se sent appartenir. Même si ces « macrosujets » sont éloignés de l’expérience directe de l’individu, ils peuvent avoir une grande influence sur ses croyances et ses actions. La troisième zone d’appartenance est l’« humanité entière ». Selon Caillé, à l’heure de la « mondialisation », le fait de nous considérer comme membre de l’humanité inspire bon nombre de nos comportements.

14 A chacune de ces zones d’appartenance correspond une identité, ce qui fait des acteurs sociaux des êtres « pluri-identitaires ». Les réseaux de sociabilité primaire influent sur notre manière de parler, ou notre rapport au travail. Mais ils ne suffisent pas à rendre compte de certaines de nos attitudes, qui les transcendent manifestement. Ainsi, pour comprendre pourquoi un individu est tenté de devenir un terroriste islamiste, il faut faire appel à une échelle d’« identification » supérieure, à savoir qu’il appartient à une communauté de croyants dont il considère que les droits sont bafoués. En somme, chacun des cercles auxquels nous appartenons nous confère une identité différente, susceptible de se superposer aux autres et même parfois d’entrer en conflit avec elles.

15 La conception plurielle de l’identité cherche à dépasser le défaut principal de l’identité archétypale, à savoir sa détermination par un unique groupe social. Le problème est que ce dépassement s’effectue au prix d’un contresens évident. On distingue traditionnellement entre deux formes d’identité : l’identité numérique et l’identité qualitative. La première exprime le rapport qu’entretient un objet avec lui-même tout

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au long de son existence. Par exemple, un arbre de deux ans est numériquement identique au même arbre cinq ans plus tard, même si sa composition matérielle a changé. La seconde désigne le degré maximal de ressemblance entre deux entités. Elle caractérise par exemple la relation existant entre deux jumeaux homozygotes, ou entre deux « moments » du même arbre.

16 Les partisans de la conception plurielle de l’identité ne font certainement pas référence à l’identité numérique, puisqu’une entité qui aurait plusieurs identités de ce type n’en serait pas une, mais plusieurs. Si, comme le dit Quine4, il n’est d’entité sans identité, chaque entité ne dispose que d’une seule identité numérique. C’est donc certainement l’identité qualitative qu’ils évoquent, laquelle est effectivement susceptible d’être « plurielle ». Un individu à l’âge de deux ans et le même individu à soixante ans sont numériquement identiques, mais ne le sont pas qualitativement. Ils sont la même entité, mais ne partagent pas certaines de leurs propriétés.

17 Le problème est qu’un individu ne peut avoir plusieurs identités qualitatives en même temps, car tout changement d’identité qualitative implique l’écoulement d’un laps de temps. L’identité qualitative est, en ce sens, une notion diachronique. Or, la théorie de l’identité plurielle soutient qu’un individu peut avoir plusieurs identités au même moment : chaque appartenance groupale confère à l’acteur social une identité; il évolue dans plusieurs groupes en même temps; donc il détient plusieurs identités simultanément. Mais ceci est formellement impossible, car l’identité qualitative est fixe

à t0. Ce n’est qu’entre t0 et t1 qu’elle est susceptible de changer. La notion d’« identité plurielle » est donc une contradiction dans les termes.

18 On pourra objecter à cet argument que la conception plurielle de l’identité est métaphorique. Même si la notion d’« identité plurielle » est une contradiction logique, elle demeure utile pour penser la pluralité des insertions sociales dans les sociétés contemporaines. Une réponse à cette objection impliquerait de longs développements relatifs à la fonction du raisonnement analogique dans les sciences sociales, qui dépasseraient de beaucoup le cadre de cet article. Dans le cas présent, il nous suffit de dire que la métaphore est largement superflue. Comme nous aurons l’occasion de le montrer, la sociologie dispose de concepts qui permettent de l’éviter.

L’identité construite

19 La troisième conception de l’identité est l’identité construite. Celle-ci récuse les cinq caractéristiques énoncées précédemment, et défend l’idée que l’identité est une « construction sociale ». Cette opinion participe d’une tendance de la sociologie contemporaine à considérer que tout est construit socialement. Sont construits non seulement les faits sociaux, mais l’ensemble de la réalité, y compris les objets naturels. Les théories « constructivistes » sont évidemment fort problématiques et ont fait l’objet de réfutations solides5. En matière de théorie de l’identité, elles soulèvent toutefois une difficulté particulière, sur laquelle il est intéressant de s’attarder.

20 L’idée qui se trouve au principe du « constructivisme » est qu’il n’existe pas de réalité indépendante de la perception qu’en ont les êtres humains. Transposée au cas qui nous occupe, elle implique qu’il n’existe pas d’identité en dehors de la perception que nous pouvons en avoir. Une telle position sous-tend notamment certains travaux de François de Singly, qui affirme par exemple que la famille contemporaine contribue à « construire les identités personnelles de chacun de ses membres », ou encore que « (…) la construction de

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l’identité personnelle dans les sociétés individualistes réclame (…) des soutiens venant d’autres individus disponibles. »6 En somme, il n’y a rien, dans la réalité, qui corresponde à des individus dotés d’une identité. Cette dernière n’existe pas à l’état naturel et est donc une « invention » de la société.

21 Ce point de vue pose un problème de taille. La thèse de la construction sociale soutient que la réalité est issue de nos états mentaux, en ce sens que sans eux, elle n’existerait pas. Les constructivistes en matière d’identité ajoutent que cette dernière est, elle aussi, une construction sociale, ce qui revient à dire que nos états mentaux sont eux- mêmes des constructions de la société. Mais il y a là une contradiction majeure. Car si nos états mentaux sont des constructions sociales, qui construit le monde qui nous entoure ? Et qui construit nos états mentaux ? Si l’individu n’existe pas, ou s’il n’est qu’une construction sociale, il s’ensuit que cette construction ne peut pas s’opérer, puisque c’est lui qui est censé en être le sujet (ou le « constructeur »). Il apparaît par conséquent qu’on ne peut être constructiviste à la fois en matière de réalité et d’identité personnelle. Si on l’est en ce qui concerne la première, il faut au moins préserver l’identité de la construction, car sans elle, aucune construction ne peut avoir lieu. Mais dans la mesure où le constructivisme affirme que tout est construit socialement, on ne voit pas en vertu de quoi il pourrait tenir l’identité personnelle hors de portée de cette construction.

Le problème de l’identité personnelle

22 Aucune des conceptions de l’identité présentées ci-dessus ne semble satisfaisante. Chacune manque soit de cohérence interne, soit de congruence avec la réalité. Le concept d’identité, il est vrai, est particulièrement problématique. La sociologie n’est d’ailleurs pas la seule à être confrontée à la difficulté d’en fournir une définition rigoureuse. Le débat concernant l’identité personnelle est l’un des plus fréquentés de la philosophie contemporaine. Un détour par les théories élaborées dans ce domaine contribuera à éclaircir les enjeux relatifs à l’utilisation de ce concept.

Les origines

23 Le premier philosophe moderne à avoir posé le problème de l’identité personnelle est John Locke. La définition qu’il en propose est simple : « (Person stands for) a thinking intelligent being, that has reason and reflection, and can consider itself as itself, the same thinking thing, in different times and places; which it does only by that consciousness which is inseparable from thinking (…). »7 Pour Locke, la conscience est le fondement de l’identité personnelle. Tout individu dispose d’un accès privilégié à ses propres états mentaux, en ce sens qu’il est le seul à pouvoir les atteindre sur le mode du « je ». Si d’autres personnes peuvent accéder à ses pensées, nul, hormis lui-même, ne peut les connaître « à la première personne ». Il suffit par conséquent qu’il soit conscient d’être une personne pour être cette personne. Dans la mesure où la conscience porte sur des faits aussi bien présents que passés, le critère de l’identité doit être élargi à la mémoire.

24 La thèse lockéenne de la continuité mémorielle contredit deux doctrines. La première est le substantialisme, selon lequel l’identité est une entité immatérielle irréductible aux états psychologiques. Cette position est notamment celle Descartes, qui défend l’idée qu’il y a quelque chose de plus dans l’identité personnelle que le seul fait d’être

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conscient. Ce fait supplémentaire, c’est l’âme, qu’il est impossible de réduire à une succession d’états mentaux, et qui constitue le « noyau » de la personne. Contrairement à celle de Descartes, la thèse de Locke est réductionniste. Pour le philosophe britannique, il n’y a aucun fait primitif à la base de l’identité.

25 La seconde théorie à laquelle s’oppose Locke est le réductionnisme physique. Selon ce dernier, le critère de l’identité personnelle n’est pas la continuité mémorielle, mais la continuité corporelle. Le réductionnisme physique est bien un réductionnisme, en ce sens qu’il considère l’identité personnelle comme une entité décomposable. Mais contrairement à Locke, ses partisans soutiennent que c’est dans l’organisation physique des individus qu’il faut chercher le principe de leur identité, et non dans leur organisation psychologique.

26 Pour plausible qu’elle paraisse, la théorie de l’identité de Locke n’en a pas moins fait l’objet de plusieurs objections. La première est due à Joseph Butler qui, dans The Analogy of Religion, avance l’argument suivant : « And one should really think it self-evident, that consciousness of personal identity presupposes, and cannot therefore constitute, personal identity any more than knowledge, in any other case, can constitute truth, which it presupposes. »8Pour Butler, l’idée que la mémoire fonde l’identité personnelle est fausse. Plus exactement, elle est circulaire, car la conscience présuppose l’identité. Il faut que la personne existe pour qu’elle puisse avoir conscience d’elle-même. Comment, dans ces conditions, la mémoire pourrait-elle constituer l’identité personnelle ? De même que la connaissance implique la vérité (au sens où il n’est de connaissance que vraie), de même, la mémoire implique l’identité.

27 Une seconde objection a été adressée à Locke par Thomas Reid. Celle-ci repose sur un thought experiment fameux, connu sous le nom d’expérience du « brave officier » 9. Un brave officier a été fouetté dans son enfance parce qu’il avait volé des fruits dans un verger. Ce même officier a remporté, lors de sa première campagne militaire, une bataille prestigieuse. A un âge plus avancé, il a été élevé au grade de général. Imaginons que lorsqu’il remporta la bataille, l’officier se souvenait avoir été fouetté dans son enfance. Au moment où il devint général, il avait le souvenir d’avoir gagné la bataille, mais n’avait plus conscience d’avoir été fouetté.

28 Selon Reid, ce cas trivial remet en cause la base même de la théorie de Locke. Si le critère de l’identité personnelle est la continuité mémorielle, c’est-à-dire le fait pour un individu de se souvenir de ses actions passées, il s’ensuit que le général et l’enfant fouetté ne sont pas la même personne. Plus précisément, l’officier qui remporta la bataille prestigieuse et l’enfant puni sont bel et bien la même personne, puisque l’individu final (l’officier) se souvient de l’individu initial (l’enfant). De même, le général et l’officier sont la même personne, puisque le général a encore conscience d’avoir remporté la bataille prestigieuse. Mais le général et l’enfant ne peuvent être considérés comme identiques, puisque le premier ne se souvient pas du second. La théorie lockéenne viole en fait une propriété importante de la relation d’identité : la transitivité, selon laquelle si x = y et y = z, alors, x = z. Si l’enfant est identique à l’officier, et si l’officier est identique au général, alors l’enfant devrait être identique au général. Mais ceci n’est pas le cas, car la continuité mémorielle que retient Locke comme critère de l’identité est une relation intransitive.

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Positions contemporaines

29 La thèse de la continuité psychologique de Locke s’est donc vue opposer des objections puissantes de la part de Butler et Reid. Les arguments proposés par ces derniers ont conduit bon nombre de philosophes à renoncer au critère de la mémoire, et à chercher les conditions d’identité de la personne du côté de ses propriétés matérielles. Ces recherches ont donné lieu à plusieurs théories, qui ont en commun l’idée que demeurer la même personne à travers le temps, c’est essentiellement demeurer la même entité physique.

30 La première de ces doctrines est le réductionnisme corporel, selon lequel c’est la continuité corporelle qui est le critère de l’identité personnelle. Autrement dit, une

personne A à t0 est identique à une personne B à t1 si et seulement si A et B ont le même corps. Cette idée est congruente avec le sens commun. La plupart de nos assignations ordinaires d’identité pourraient aisément s’expliquer par ce critère. Cependant, elle tombe sous le coup d’objections évidentes. Qu’advient-il de l’identité d’une personne lorsqu’elle meurt ? Si l’on s’en tient au réductionnisme corporel, une personne qui meurt reste la même personne, puisque au moment de sa mort, son corps ne disparaît pas (du moins pas immédiatement). Mais ceci n’a évidemment aucun sens.

31 Le second type de réductionnisme physique est le réductionnisme cérébral, qui affirme que la condition de persistance d’un individu dans le temps est la permanence de son cerveau. Si, pour une raison ou une autre, ce dernier venait à être altéré, l’individu ne serait plus identique à lui-même.

32 Il existe de nombreuses raisons de rejeter cette conception. Imaginons que dans quelques années, la science soit capable d’inventer des cerveaux artificiels10. Supposons qu’une tumeur maligne se soit installée dans mon cerveau. Mon médecin décide de mettre à profit cette nouvelle technologie, et de substituer progressivement aux cellules cancéreuses des cellules de silicone. Mon cerveau est ainsi entièrement remplacé par un cerveau artificiel. Pendant l’opération, mon activité mentale n’a cependant connu aucun changement. Je continue à avoir les mêmes croyances, les mêmes désirs et les mêmes projets qu’auparavant.

33 Deux conclusions peuvent être tirées de cette expérience. On peut constater, à juste titre, que mon cerveau final n’est pas identique à mon cerveau initial. Si l’on défend une position « cérébraliste » en matière d’identité personnelle, il faut en conclure que la personne post-opératoire n’est pas la même personne qu’avant. Mais cette conclusion paraît douteuse, car nous avons admis, par hypothèse, que mon activité cérébrale ne s’est pas interrompue au moment de la substitution des cellules. Compte tenu de ce fait, il semble que je puisse survivre sans mon cerveau originel. Le critère de la continuité cérébrale n’est donc pas suffisant pour fonder l’identité personnelle.

Le réductionnisme de Derek Parfit

34 A ce stade, les critères psychologiques et physiques de l’identité semblent également compromis. Plusieurs philosophes contemporains ont tâché d’en proposer des formulations qui les préservent des arguments présentés ci-dessus. La plus intéressante et la plus convaincante de ces formulations est celle de Derek Parfit, qui concerne le critère psychologique.

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35 Conscient des difficultés soulevées par la position de Locke, Parfit entreprend de la modifier. En premier lieu, il affirme que le critère de la mémoire n’est pas le seul à même de conférer à une personne ses conditions de persistance dans le temps. Il existe d’autres formes de continuité psychologique capable de la préserver. Ainsi du rapport

entre les intentions et les actions : si j’accomplis une action au temps t 1, c’est parce

qu’au temps t0, j’ai eu l’intention d’agir de la sorte. Toute action présuppose l’existence préalable d’une intention de la part de l’individu. Ceci confère à ce dernier une inscription dans le temps, dans la mesure où une certaine période s’écoule nécessairement entre la formation de l’intention et sa réalisation.

36 En second lieu, Parfit soutient que l’objection de circularité émise par Butler à l’encontre de Locke peut être contournée. Supposons que j’ai le souvenir de m’être cogné la tête contre un mur à l’âge de deux ans. Je peux avoir ce souvenir parce que je m’en souviens effectivement, tout comme je me souviens m’être cogné la tête contre une porte la semaine passée. Mais je peux aussi ne pas avoir de cet événement un souvenir direct, et le posséder parce que ma mère me l’a raconté. Dans ce dernier cas, j’ai le souvenir de m’être cogné la tête parce que ce dernier a été causé dans mon esprit par l’histoire que m’a racontée ma mère, et non par l’événement lui-même.

37 Peut-on considérer ce souvenir comme authentique ? Doit-on au contraire admettre qu’il est artificiel, puisqu’il m’a été rapporté par autrui ? Selon Parfit, il est possible de lui reconnaître le statut de souvenir, c’est-à-dire, plus exactement, de quasi-souvenir. Un quasi-souvenir a les trois conditions de possibilité suivantes11 : 1. l’individu qui le porte a l’impression d’avoir vécu l’événement qui fait l’objet du quasi- souvenir; 2. quelqu’un a effectivement vécu l’événement en question; 3. l’impression de l’individu découle d’une causeappropriée.

38 Les quasi-souvenirs existent-ils réellement ? Ce qui est certain, c’est que des cas de figure comme celui où je me « quasi-souviens » m’être cogné la tête contre un mur à l’âge de deux ans sont fréquents. L’objectif que vise Parfit avec ce concept est manifeste. Il s’agit de prendre le contre-pied de l’objection de Butler selon laquelle toute mémoire présuppose l’existence de l’individu qui la détient. Si les quasi-souvenirs existent, il devient possible de dissocier un souvenir du sujet qui l’éprouve. En d’autres termes, une description du souvenir en des termes strictement impersonnels se révèle concevable. Dans ces conditions, le critère de continuité mémorielle ne présuppose plus l’existence de la personne, et n’est donc plus circulaire.

39 Grâce au concept de quasi-souvenir, Parfit semble être à même d’esquiver la critique de Butler. Mais qu’en est-il de celle de Thomas Reid ? Ce dernier, on s’en souvient, affirmait qu’il y a une contradiction entre le caractère intransitif de la continuité mémorielle, et le fait que l’identité est une relation transitive. Pour répondre à cette objection, Parfit propose de distinguer la connectivité et la continuité mémorielle12. Il y a connectivité mémorielle entre X et Y si Y peut se souvenir directement d’un événement vécu par X. Ce concept désigne en fait ce que Locke appelait la continuité de mémoire. Le problème, nous l’avons vu, est que la connectivité est une relation intransitive. Parfit, dès lors, lui substitue la relation de continuité, qui, dans son acception, consiste en l’existence entre deux individus de connexions mémorielles abondantes. La continuité ainsi définie peut être, dans certains cas, une relation

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transitive. Si X est fortement connecté à Y, et Y est fortement connecté à Z, alors il peut exister une continuité psychologique entre X et Z.

40 Mais qu’entendre exactement par connectivité abondante ? C’est tout le problème. La fixation d’un seuil unique est impossible. Le seul élément de réponse que l’on peut avancer est qu’il doit exister entre un individu X et un individu Y suffisamment de connexions pour qu’ils soient le même individu. Si, par exemple, Y ne se souvient que d’un seul événement survenu à X, la connectivité est clairement insuffisante. Dans ce cas, Y n’est pas la même personne que X. Si, en revanche, Y se souvient d’un nombre important d’événements survenus à X, alors ces deux personnes peuvent être considérées comme identiques.

41 Pour Parfit, l’identité personnelle est tributaire des circonstances dans lesquelles elle est assignée. Il n’existe pas de seuil immuable de continuité psychologique au-delà duquel une personne est nécessairement la même personne. L’identité personnelle est donc une question de degré. Si une personne consiste en la continuité de certains de ses états mentaux, et si cette continuité peut souffrir de degrés, alors l’identité personnelle est, elle aussi, une relation graduelle. Je suis aujourd’hui plus ou moins la même personne qu’hier. De même, je serai plus ou moins la même personne demain que celle que je suis actuellement.

42 Le problème de l’identité personnelle est en fait similaire à ce que les philosophes appellent les arguments sorites. Considérons le concept de « tas ». Dix millions de grains de sable forment de toute évidence un tas de sable. Dix millions moins un grains de sable également, de même que dix millions moins deux, trois, quatre… n - 1 grains de sable. Donc, un grain de sable forme un tas de sable.

43 Cette conclusion est clairement paradoxale, mais on voit mal comment il est possible de l’éviter. Ce qui est certain, c’est que ni l’objet « sable », ni l’objet « tas » ne peuvent nous aider à le résoudre. Autrement dit, la réponse à ce problème n’est en aucun cas une réponse factuelle. C’est une réponse stipulée. Comme le dit Parfit, « We know that the concept of a heap is vague, with vague borderlines. And when the Sorites Argument is applied to heaps, we are happy to solve the problem with a stipulation : an arbitrary decision about how to use the word “heap”. »13Il n’est d’autre manière de déterminer ce que désigne le concept de « tas » que de stipuler ce qu’il recouvre. De même, il n’est d’autre moyen de savoir ce que dénote le concept de personne que de stipuler ce qu’il dénote. Ceci ne vaut évidemment pas dans tous les cas. Il existe parfois des connectivités si fortes que la question de savoir si une personne est identique à elle-même va de soi. Mais dans d’autres cas, l’acte que constitue la stipulation est nécessaire pour conférer son identité à une personne.

L’infra-individualisme méthodologique

44 Le problème de l’identité personnelle, on le voit, est complexe. Il l’est à ce point que la théorie philosophique la plus aboutie le concernant propose l’abandon presque complet de ce concept. Les thèses de Derek Parfit ont rencontré un certain écho dans les sciences sociales. L’une des doctrines où cette influence s’exprime le plus clairement est la théorie du « soi multiple », élaborée par des auteurs comme Jon Elster, Georges Ainslie ou Amos Tversky14. Nous commencerons par présenter cette théorie, afin de

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tester la pertinence d’un renoncement au concept d’identité personnelle, puis montrerons qu’un tel abandon pose plus de problèmes qu’il n’en résout.

La théorie du soi multiple

45 L’idée qui se trouve au fondement de la théorie du soi multiple est que toute personne est un agrégat d’entités infra-individuellesrelativement autonomes. Cette doctrine affirme qu’il n’existe pas à proprement parler d’individus, mais seulement des soi « parallèles » emboîtés les uns sur les autres. La conséquence méthodologique de cette idée est qu’il convient de situer « en dessous » de l’individu le niveau général de l’explication sociologique. C’est pourquoi on peut parler à son propos d’infra- individualisme méthodologique.

46 Une première version de la théorie du soi multiple est celle des soi « désintégrés ». Selon elle, l’esprit fonctionne sur le modèle de la firme. Toute firme est constituée d’un certain nombre d’unités de production. Chaque firme comprend également une direction, chargée de coordonner les activités des différentes unités. Or, il arrive parfois que ces dernières échappent au contrôle de la première. Cela survient notamment lorsque les unités refusent de partager certains renseignements dont elles disposent. Si une unité détient des informations grâce auxquelles elle sait pouvoir augmenter sa productivité, elle peut être tentée de ne pas les transmettre à sa hiérarchie, au détriment de la productivité générale de la firme.

47 L’esprit rencontre parfois des problèmes similaires. Imaginons un enfant qui croit au père Noël et qui, en même temps, remet à ses parents une liste des cadeaux qu’il souhaite recevoir à l’occasion des fêtes de fin d’année. Sa croyance et cette action sont clairement antinomiques. Toutefois, les cas où une personne maintient dans son esprit des états mentaux mutuellement exclusifs sont fréquents. Ils finissent d’ailleurs souvent par se rencontrer. L’individu, prenant conscience de la contradiction, abandonne l’une de ses croyances. Mais il arrive aussi que cette « compartimentalisation » mentale se révèle plus durable, et conduise à l’émergence de plusieurs « unités cérébrales » indépendantes15.

48 Une seconde variante de la théorie du soi multiple est celle des soi « faustiens ». Cet adjectif désigne l’éventualité qu’un individu soit partagé entre plusieurs désirs. Son esprit ne détient pas, comme dans le cas précédent, des croyances opposées, mais des volontés contradictoires, dont les conditions objectives de satisfaction sont impossibles à concilier. Les cas de désirs antagonistes sont courants, et il serait abusif de dire qu’ils conduisent tous à des « clivages » du soi. Les problèmes surviennent lorsqu’un individu détient plusieurs désirs incompatibles en même temps. Par exemple, je peux à la fois désirer être en bonne santé et continuer à fumer des cigarettes, ou vouloir être une personne moralement irréprochable et céder régulièrement à des vices que je réprouve. Dans de tels cas, mon esprit peut subir une division, qui s’exprime la plupart du temps par l’accomplissement d’actions contradictoires. Si je persiste à fumer et que, parallèlement, je prêche l’abstinence en matière de cigarettes, on peut soutenir que ces deux comportements relèvent de soi autonomes.

49 La troisième forme que revêt l’hypothèse du soi multiple est celle des soi successifs. Imaginons un jeune idéaliste qui craint de devenir un vieillard cynique. Il considère que s’il renonce à son idéalisme, il sera devenu une autre personne. Il reconnaît toutefois que la probabilité que cela arrive est très grande. Il demande par conséquent à l’un de

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ses amis de faire ce qui est en son pouvoir pour le ramener, le cas échéant, à son soi précédent. Il lui promet une importante somme d’argent à cet effet. Selon certains théoriciens du soi multiple, on peut affirmer que le jeune idéaliste et l’hypothétique vieillard sont deux soi à part entière. La preuve en est que le soi initial – le jeune – considère qu’en devenant cynique, il se transformerait en une autre personne.

50 Quel crédit accorder à l’hypothèse du soi multiple ? Elle pose de nombreux problèmes. Tout d’abord, soutenir que certains comportements témoignent de contradictions cognitives chez l’individu est une chose, en déduire l’existence de soi durablement autonomes dans son esprit en est une autre. Rares sont les cas qui impliquent un constat de cet ordre. Par conséquent, comme le reconnaît Jon Elster, « (…) we ought not to take the notion of “several selves” literally. In general, we are dealing with exactly one person – neither more or less. »16Le second problème est que dans bien des cas où cette hypothèse est invoquée, il semble possible de lui en substituer une autre, à la fois moins lourde et plus cohérente. On évoquera, à titre d’exemple, l’analyse du paradoxe du vote proposée par les psychologues Amos Tversky et Georges Quattrone17.

Le paradoxe du vote

51 Tversky et Quattrone ont proposé une solution intéressante au fameux paradoxe du vote18. Elle consiste à distinguer entre deux types de causalité : la causalité instrumentale et la causalité diagnostic. Considérons l’exemple suivant. Les calvinistes croient en la prédestination, qui a deux conséquences importantes pour eux. D’une part, elle partage les êtres humains en deux catégories : les élus et les non élus. D’autre part, elle a pour résultat que les premiers vivront une existence conforme à la morale, et les seconds une vie impie. Or, les calvinistes ne savent qui est élu et qui ne l’est pas. De surcroît, le fait d’être élu n’est pas de leur ressort, puisqu’il est déterminé par Dieu. Malgré cela, ils décident de vivre une existence moralement irréprochable.

52 La décision des calvinistes d’agir en conformité avec la morale est parfaitement irrationnelle. Leur comportement n’a, selon leur propre doctrine, aucun effet sur leur élection. S’ils décident de vivre dans la piété, c’est, selon Tversky et Quattrone, parce qu’ils confondent la causalité instrumentale et la causalité diagnostic. La première désigne la causalité ordinaire. En l’occurrence, la prédestination est une cause instrumentale de l’élection, qui est elle-même une cause instrumentale de la vie morale. La seconde est une causalité symptomatique : le fait de se comporter moralement est un signe de l’élection, même si elle n’en est pas une cause matérielle.

53 Le problème est que les deux propositions auxquelles adhèrent les calvinistes sont contradictoires. On ne peut à la fois croire que l’élection est prédéterminée, et que l’acte de vivre moralement est motif d’élection. Pourtant, les calvinistes parviennent bel et bien à maintenir dans leur esprit ces deux croyances mutuellement exclusives. Selon Tversky et Quattrone, pour expliquer ce fait surprenant, on peut faire appel aux phénomènes de « compartimentalisation » mentale évoqués ci-dessus. Ils examinent principalement l’un de ces mécanismes : la « duperie de soi » (self-deception), qui désigne les cas où un individu détient deux croyances contradictoires dont l’une est motivée par un désir.

54 Le paradoxe du vote s’explique aisément à partir de ce modèle. Le vote individuel a une conséquence infime sur le résultat du scrutin. La personne n’en escompte aucun bénéfice, tout en supportant son coût. Si elle se rend à l’urne, c’est parce qu’elle

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considère son vote comme un diagnostic du fait que d’autres individus, notamment des individus qui ont la même opinion qu’elle, iront voter. Elle perçoit son acte comme symptomatique de l’attitude des autres électeurs : si elle ne va pas voter, les autres n’y iront pas non plus, mais si elle se rend à l’urne, les autres s’y rendront également.

55 Cette thèse est indéniablement séduisante. Toutefois, il semble possible de lui substituer une explication à la fois plus simple et moins ad hoc : l’analyse en terme de rationalité axiologique. Selon Raymond Boudon19, une résolution du paradoxe pourrait prendre pour point de départ le concept weberien de Wertrationalität. Dans l’acception de Boudon, la rationalité axiologique est la version prescriptive de la rationalité cognitive, qui explique les croyances et les comportements par les « bonnes raisons » des acteurs sociaux20.

56 Comment la rationalité axiologique résout-elle le paradoxe du vote ? Pour Boudon, les individus ont d’excellentes raisons de croire que la démocratie est un bon régime politique. C’est un bon régime, en particulier, parce qu’il permet à la volonté populaire de s’exprimer. Or, pour que cette volonté apparaisse, il faut que les citoyens se manifestent lors des scrutins. Leur participation aux élections relève donc d’un impératif moral. Comme le dit le sociologue : « (…) en appliquant le principe “il faut voter” (sauf si j’ai des raisons fortes de ne pas l’appliquer), je fais ce qui est en mon pouvoir pour que la consultation se déroule normalement. C’est parce que le principe “il faut voter” est fondé sur des raisons solides que j’ai le sentiment que je dois m’y conformer. »21

57 Cette explication semble meilleure que celle de Tversky et Quattrone. Surtout, elle évite de s’en remettre à une hypothèse aussi coûteuse que celle du soi multiple. Or, comme nous l’avons dit, bon nombre des cas invoqués par ses partisans peuvent faire l’objet d’une reformulation de ce type. Si tel est le cas, il semble peu probable que l’infra- individualisme qu’ils préconisent soit une option théorique avantageuse.

58 Il est une raison épistémologique plus profonde de maintenir l’individu comme catégorie sociologique de base. On ne peut considérer comme rationnels que des individus à part entière. Les entités infra-individuelles qu’invoque la théorie du soi multiple fonctionnent sur un mode causal, et non rationnel. Or, si l’on considère que l’analyse par les raisons est le type d’explication privilégié des sciences sociales, et si l’on reconnaît que seuls des individus peuvent être rationnels, alors, il faut conserver ces derniers comme catégorie d’analyse.

59 Des entités infra-individuelles ne peuvent-elles jamais être considérées comme rationnelles ? Il arrive que les théoriciens du soi multiple parlent des « stratégies » mises en œuvre par l’une ou l’autre des parties opposées d’un esprit. Ils évoquent parfois la « prise de contrôle » de l’une de ces parties par l’autre. En ce sens, on pourrait admettre que ces entités possèdent une forme de « rationalité », tout comme, dans d’autres contextes, on peut soutenir que les gènes font preuve d’« égoïsme », ou que certains animaux oligocellulaires sont doués d’une « posture intentionnelle »22. Mais de deux choses l’une : ou bien ces usages de la notion de rationalité sont métaphoriques, ou alors le concept de rationalité y est utilisé en un sens minimaliste. Ce qui semble certain, c’est que des formes complexes de rationalité comme les rationalités cognitive et axiologique ne peuvent être assignées qu’à des personnes. Un « infra-individu » ne peut en aucun cas avoir de « bonnes » ou de « mauvaises » raisons d’effectuer telle action, ou d’adopter telle croyance. L’application du concept de rationalité implique donc le rejet de l’« infra-individualisme », et la prise en charge d’une ontologie sociale au moins individualiste.

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Identité personnelle et interactions sociales

60 Puisque l’individu doit être maintenu comme concept sociologique fondamental, il semble légitime de conserver également la notion d’identité personnelle. En effet, on ne voit pas comment on pourrait faire usage de la notion d’individu sans la lier, d’une façon ou d’une autre, à celle d’identité. Un individu dispose toujours d’une certaine forme d’identité, quel que soit le sens précis que l’on confère à ce terme. Or, le problème est que la critique de l’identité personnelle développée par Derek Parfit est fort convaincante. Comment concilier la position du philosophe avec l’idée que l’individu et son identité doivent être préservés ?

61 Dans Lalogique du social, Raymond Boudon insiste sur le caractère réciproque des liens existant entre un individu et l’environnement dans lequel il évolue23. Par l’entremise des concepts de processus « reproductif », « cumulatif » et « transformatif », il explique la façon dont les actions et les croyances des acteurs façonnent les structures d’interaction, et la manière dont, en retour, ces dernières influent sur leurs actions et croyances. Si je suis un chef d’entreprise qui dirige une « start-up » dans les années 1990, mes croyances ne seront pas les mêmes que si je dirige une entreprise d’Etat dans les années 1960. Dans le premier cas, je serai par exemple conduit à adhérer à des méthodes managériales « libertaires », dans le second à des méthodes plutôt « paternalistes ». A l’inverse, il est clair que mes croyances et comportements influeront sur l’entreprise que je dirige.

62 Tout système d’interaction confère aux individus certaines propriétés. Plus précisément, le fait que l’individu détienne ces propriétés a pour condition nécessaire son insertion dans un système d’interaction. Si je suis chef d’entreprise, j’ai des propriétés comme celles de gagner beaucoup d’argent, d’avoir du pouvoir sur mes subordonnés, et d’être en position d’infléchir la stratégie de mon groupe. Si, de surcroît, je suis chef d’entreprise dans les années 1990, j’ai certaines qualités que mon homologue des années 1960 n’avait pas, ou ne jouis pas de certains attributs dont lui disposait.

63 On peut tirer trois conclusions de ces brèves considérations. Tout d’abord, le fait pour un individu de se trouver dans un système d’interaction lui confère certaines propriétés. Celles-ci ne sont pas intrinsèques, puisqu’une personne isolée ne pourrait les détenir. Ce sont des propriétés relationnelles, c’est-à-dire, plus précisément, des propriétés sociales, en ce sens qu’elles sont la conséquence de l’insertion de l’individu dans un système d’interaction comprenant d’autres individus.

64 La seconde conclusion est que les systèmes d’interaction se modifient avec le temps. Les qualités d’un chef d’entreprise dans les années 1960 ne sont pas les mêmes que celles d’un entrepreneur des années 1990. Les changements interviennent, d’une part, par l’entremise des croyances et des comportements des acteurs eux-mêmes. D’autre part, des modifications peuvent survenir du fait d’une transformation de l’environnement dans lequel se trouve le système considéré.

65 La troisième conclusion est que malgré les changements qui s’opèrent en leur sein, les systèmes sociaux sont doués d’une certaine inertie. D’un point de vue général, les modifications qu’ils subissent sont lentes, ce qui fait d’eux des entités relativement stables. Etre chef d’entreprise dans les années 1960 et l’être dans les années 1990

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n’implique pas la reproduction des mêmes comportements. Certains attributs de cette fonction ont changé avec le temps. La plupart cependant, constitutifs de la fonction de chef d’entreprise, sont demeurés similaires.

66 La problématique de l’identité personnelle, on s’en souvient, concerne les conditions de

persistance d’un individu dans le temps : comment savoir si une personne à t1 est la

même personne qu’à t0 ? Il y a fort à parier que l’insertion des individus dans des groupes sociaux contribue largement à leur persistance dans le temps. Pourquoi ? Parce que ces groupes sont stables, de même que les propriétés qu’ils confèrent à leurs membres. Or, affirmer que les propriétés sociales sont stables revient simplement à

dire qu’elles sont identiques entre t0 et t1. Dans la mesure où ces propriétés ont pour objet les individus, cette identité se transmet nécessairement à eux. Par conséquent, si du point de vue philosophique on peut admettre que l’identité d’une personne est indéterminée, il faut soutenir qu’elle ne l’est nullement du point de vue sociologique. Il semble dès lors possible de circonscrire un troisième critère de l’identité personnelle, le critère social, qui constitue une alternative aux critères psychologique et physique traditionnellement retenus pour définir l’identité personnelle.

67 Nous avons mis en question ci-dessus certains usages contemporains du concept d’identité. Le critère social ne tombe-t-il pas sous le coup de ces critiques ? Il semble que non. En particulier, son application aux individus n’empêche nullement de considérer ces derniers comme rationnels. Pour démontrer ce point, on peut faire appel à une notion classique de la science sociale : celle de rôles, qui se définit comme « (…) systèmes de contraintes normatives auxquelles sont censés se plier les acteurs qui les détiennent, et de droits corrélatifs à ces contraintes. »24

68 Le rôle est un « système de contraintes » dont hérite chaque individu appartenant à un groupe. Le fait d’être directeur d’entreprise en est un exemple typique. Tout directeur a comme contrainte relative à son rôle celle de faire croître son entreprise. Un droit corrélatif à ce devoir est celui de gagner plus d’argent qu’un employé dont l’impact sur la firme est moindre. Ces droits et devoirs renvoient, d’une part, à des faits, c’est-à-dire à la façon dont se passent les choses dans la réalité. D’autre part, ce sont des normes idéales auxquelles les acteurs sociaux se plient de façon plus ou moins rigoureuse.

69 Dès lors que l’on admet une certaine latitude dans l’exécution des rôles sociaux, on confère à la rationalité des acteurs un espace d’expression. Affirmer que le chef d’entreprise hérite d’un système de contraintes n’équivaut nullement à soutenir que ses comportements sont « archétypaux ». Cela revient simplement à défendre l’idée que la rationalité du chef d’entreprise s’exerce dans le cadre de normes et de valeurs avec lesquelles il est obligé de composer. Toute rationalité, qu’elle soit instrumentale, cognitive, ou axiologique doit s’accommoder de données objectives sur lesquelles la personne n’a pas prise.

70 Un individu est susceptible de se voir assigner de nombreux rôles. Il est possible de « jouer » simultanément les rôles de dirigeant d’entreprise, de père de famille, de partenaire de golf et d’adhérent à un parti politique. Pour désigner ce phénomène, Robert Merton a proposé la notion de role-sets, définie comme l’ensemble des rôles sociaux qui incombent à un individu donné25. Chaque rôle a évidemment une importance variable pour la personne qui le porte, alors que les exigences qu’il lui impose peuvent, dans certains cas, entrer en contradiction.

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71 Nous avons déjà envisagé la question de la multiplicité des rôles sociaux lorsque nous avons soumis à critique le concept d’« identité plurielle ». La théorie de l’identité plurielle, on s’en souvient, affirmait que puisque les individus sont insérés dans de nombreux groupes sociaux, ils sont des êtres « pluri-identitaires ». Le problème, avions-nous dit, est que l’identité ne peut en aucun cas être multiple. Une entité qui détiendrait plusieurs identités n’en serait pas une, mais plusieurs. Cette contradiction peut être dépassée à l’aide du concept de rôle. Il n’est en effet pas antinomique de soutenir qu’un seul individu a de multiples rôles sociaux. Chacun de ces rôles lui est conféré par l’un des collectifs auxquels il appartient, ce qui le conduit à endosser successivement des comportements d’inspiration sociale différente. Lorsque la multiplicité des rôles est contradictoire, l’acteur social opère un arbitrage (conscient ou inconscient) en faveur de l’un ou l’autre des rôles auxquels il doit se plier.

72 D’un point de vue général, les rôles peuvent être considérés comme des mécanismes de stipulation de l’identité personnelle. Les propriétés sociales dont ils sont porteurs permettent de déterminer les cas où il convient d’assigner une identité à une personne, et ceux où cette attribution n’est pas pertinente. Puisque les rôles sociaux ont pour caractéristique de conférer des propriétés durables aux individus, ils contribuent à « stabiliser », pour un certain temps au moins, leur identité.

73 Imaginons une personne ayant la propriété de diriger une entreprise. Cette personne a conclu, par le passé, des contrats commerciaux, mais ne se souvient ni du détail de ces contrats, ni de l’ordre dans lequel elle les a signés. A vrai dire, elle a oublié jusqu’à l’existence de certains d’entre eux. Si l’on s’en tient à la théorie de Derek Parfit, le directeur actuel de cette firme n’est pas la même personne que celle qui a signé les contrats oubliés. La raison en est que l’identité personnelle présuppose la continuité mémorielle, et que cette dernière est inexistante dans ce cas. De plus, la question de savoir si le directeur est la même personne que celle qui a signé les contrats dont les détails lui échappent est indéterminée. Car il est impossible en l’occurrence de mesurer précisément le degré de continuité mémorielle existant entre la personne actuelle et la personne passée, et donc impossible d’établir entre elles une relation d’identité.

74 Pour philosophiquement acceptable qu’il soit, ce raisonnement est sociologiquement absurde. Pourquoi ? Parce que tout, dans l’environnement social du directeur, contribue à lui remémorer les contrats. Sa qualité de directeur aura pour conséquence, par exemple, que ses employés viendront régulièrement l’interroger sur le contenu des contrats en question. De ce fait, ces derniers seront constamment rappelés à sa conscience. Un rôle social comme celui de « directeur » peut ainsi lever l’indétermination de l’identité de la personne qui le possède. Lorsque la continuité mémorielle échoue à procurer à l’individu ses conditions de persistance dans le temps, certaines propriétés sociales, du fait de leur caractère durable, peuvent les lui conférer.

Action, intention et identité personnelle

75 Toute action comporte au moins trois phases. Elle présuppose tout d’abord la formation de préférences de la part de l’acteur, c’est-à-dire de croyances portant sur l’objet de l’action. Ces croyances donnent lieu à une intention, qui concerne la façon dont l’individu souhaite intervenir dans le monde qui l’entoure. Une seconde phase consiste en la mobilisation de moyens en vue de la réalisation de l’objectif. C’est ici qu’apparaissent les capacités instrumentales de l’acteur. Lorsque les moyens mis à la

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disposition de l’action sont adéquats, l’individu peut être considéré comme rationnel. La troisième phase est son exécution. Sur la base de l’intention et des moyens mobilisés pour la réaliser, l’individu accomplit l’action. Des facteurs comme la volonté ou la concentration peuvent être déterminants à ce stade.

76 Cette caractérisation élémentaire de l’action est très intéressante du point de vue de la théorie de l’identité personnelle. Elle démontre, d’une part, que toute action présuppose l’identité de l’individu qui l’effectue. En d’autres termes, il n’est d’action qui ne soit accomplie par une personne. D’autre part, elle témoigne du fait que l’accomplissement d’une action renforce l’identité personnelle, en consolidant le rapport existant entre les différentes « phases » temporelles de l’individu.

77 Remarquons, en premier lieu, que toute action s’inscrit dans la durée. Entre le moment où je forme mes préférences et celui où j’agis, un certain laps de temps s’est nécessairement écoulé. En second lieu, l’accomplissement d’une action présuppose la persistance dans le temps des états mentaux de l’acteur. Pour qu’une action soit menée à bien, les croyances de l’individu doivent former un arrière-plan stable tout au long de cette dernière. Imaginons ce qui se passerait si, entre le moment où j’ai formé une intention et celui où je mobilise les moyens à ma disposition, je changeais de croyances concernant le caractère désirable de mon action. Il est évident que cette dernière n’aurait pas lieu. Elle serait interrompue du fait même de la disparition des croyances qui l’ont motivée.

78 La persistance des états mentaux de l’acteur peut servir de « socle » à son identité personnelle. Le noyau permanent de croyances et d’intentions nécessaire à l’accomplissement d’une action fournit à l’individu ses conditions de subsistance dans le temps. Dans un article particulièrement intéressant, Joëlle Proust envisage la relation existant entre l’identité personnelle et les pathologies de l’action26. Elle identifie plusieurs cas de comportements défectueux ayant pour origine la disparition, au cours de l’action, des états mentaux qui se trouvaient à son fondement. Par exemple, un individu atteint de « confabulation » change si rapidement de préférences qu’il en devient incapable d’accomplir une action de part en part. Il n’a de cesse de commencer et d’abandonner en cours de route ses comportements, ce qui rend ces derniers incompréhensibles pour autrui.

79 Selon Proust, les pathologies de l’action conduisent dans de nombreux cas à des troubles de la personne. Examinant une expérience relatée par Oliver Sacks, elle affirme qu’« Un cas très sévère d’amnésie avec confabulation (…) peut conduire à conclure, comme le fait l’auteur, que le patient privé du récit de la continuité de sa vie, a perdu avec son histoire le soubassement de sa personne. »27 Par « récit de la continuité de sa vie », il faut comprendre l’ensemble des croyances, des désirs et des intentions qui se trouvent au fondement de l’individu. Ce récit peut porter sur des faits plus ou moins éloignés dans le passé. Une action peut être incohérente parce que l’individu qui l’accomplit ne se souvient pas des croyances qu’il avait adoptées quelques instants plus tôt. Mais elle peut l’être aussi parce qu’il a perdu contact avec des informations plus générales le concernant, comme son nom, son métier ou la nature de son entourage.

80 Les sujets normaux se comportent la plupart du temps de façon cohérente. L’interruption d’une action est, chez eux, l’exception plutôt que la règle. Pourquoi ? Parce qu’un individu normal parvient à conserver ses intentions et ses croyances tout au long de la planification de ses comportements. Contrairement au sujet pathologique, il maintient le « soubassement de sa personne » en gardant intact le fil de son

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« histoire », c’est-à-dire le fil de ses états mentaux. La capacité à mener à bien une action présuppose donc l’existence d’une identité personnelle, laquelle consiste en la pérennité des croyances qui motivent le comportement. Bien plus, il semble que l’accomplissement d’une action renforce l’identité de l’acteur. Le fait, pour ce dernier, de pouvoir jeter un regard rétrospectif sur ses comportements et de constater que c’est lui qui les a accomplis affermit en lui le sentiment de sa propre identité. Comme le dit Joëlle Proust, « Pour un sujet normal, l’intention produite par (…) A préside à l’action de A. La continuité psychologique entre les étapes intention-causation-action (…) permet à A de réidentifier comme lui-même l’élément intentionnel causal qui organise et maintient l’orientation de la séquence jusqu’à son achèvement. »28 Il faut donc admettre que l’identité personnelle et les actions entretiennent un rapport d’influence mutuelle. La réalisation d’une action présuppose formellement l’identité de l’individu, c’est-à-dire sa permanence dans le temps. A l’inverse, cette dernière se consolide sous l’effet de la capacité de « réidentification » dont fait preuve l’acteur au cours de son action.

81 Nous n’avons envisagé jusqu’à présent que les actions en général. Est-il possible de préciser le lien existant entre l’identité personnelle et les actions sociales ? L’action sociale est définie classiquement par Max Weber comme « (…) l’activité qui d’après son sens visé par l’agent ou les agents, se rapporte au comportement d’autrui, par rapport auquel s’oriente son déroulement. »29 Elle a en commun avec toutes les formes d’action le fait que celui qui l’accomplit lui confère un « sens subjectif », c’est-à-dire, dans le langage sociologique contemporain, dispose de raisons de l’effectuer. Une action est considérée comme sociale lorsque son sens subjectif découle de l’influence qu’exercent sur elle les comportements d’autres individus.

82 Dans le cas d’une action sociale, le comportement de l’acteur repose non seulement sur ses propres états mentaux, mais aussi sur les états mentaux d’autrui. Je me comporte d’une certaine manière, d’une part, parce que mes croyances et mes intentions me conduisent à le faire. D’autre part, j’accomplis une action parce que les croyances et les intentions d’autres individus sont de telle ou telle sorte. On peut donc soutenir que toute action sociale implique une relation « dialectique » entre plusieurs ensembles d’états mentaux.

83 Comme nous l’avons montré, la mise en œuvre de toute action implique la pérennité temporelle des croyances de l’acteur. Cette pérennité contribue à lui conférer une identité personnelle, définie comme le noyau immuable de croyances et d’intentions nécessaire au passage à l’action. Or, il semble que la réalisation d’une action sociale implique non seulement la pérennité des états mentaux de l’acteur, mais aussi la pérennité des états mentaux des individus dont la présence oriente l’action. Pour qu’une action sociale soit accomplie, il faut, d’une part, que l’acteur perçoive les états mentaux des individus qui orientent son action comme doués d’une certaine cohérence, et, d’autre part, que cette cohérence s’inscrive dans la durée, sans quoi l’individu ne pourrait pas orienter son comportement par rapport à leurs croyances.

84 Si la capacité à agir en général constitue un « socle » potentiel de l’identité personnelle, la capacité à agir socialement l’est, par conséquent, de façon privilégiée. Pour que X oriente son action par rapport à celle de Y, il faut qu’il comprenne cette dernière. Pour que l’action de Y soit intelligible, il est nécessaire que ses états mentaux soient cohérents, c’est-à-dire dotés d’une certaine continuité dans le temps. Dans le cadre d’une action sociale, l’identité d’une personne bénéficie par conséquent d’un double appui : ses propres états mentaux et les états mentaux de celui ou ceux par rapport

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auxquels il oriente son action. On peut donc en conclure que la capacité des individus à accomplir des actions sociales influe sur la persistance dans le temps de leur identité personnelle.

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NOTES

1. Abram Kardiner, 1969, L’individu dans sa société, Paris, Gallimard. 2. Stéphane Beaud et Michel Pialoux, 1999, Retour sur la condition ouvrière. Enquête dans les usines Peugeot de Sochaux-Montbéliard, Paris, Fayard.

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3. Cité par Jean-François Dortier, « L’individu dispersé et ses identités multiples », in Jean-Claude Ruano-Borbalan (éd.), 1998, L’identité, Paris, Ed. Sciences Humaines, pp. 52-53. 4. W. v. O. Quine, 1977, Le mot et la chose, Paris, Flammarion. 5. Ian Hacking, 2000, The Social Construction of What ?, Cambridge, Harvard University Press. 6. François De Singly, « La fabrique familiale de soi », in Jean-Claude Ruano-Borbalan (éd.), op. cit., p. 173. 7. John Locke, 1690, Essay Concerning Human Understanding, chapitre 27, reproduit dans John Perry (éd.), 1976, Personal Identity, Berkeley, University of California Press, p. 39. 8. Joseph Butler, 1736, The Analogy of Religion, première dissertation, cité par David Wiggins, « Locke, Butler and the Stream of Consciousness : and Men as a Natural Kind », in Amelie Oksenberg Rorty (éd.), 1976, The Identities of Persons, Berkeley, University of California Press, p. 141. 9. Thomas Reid, 1785, Essays on the Intellectual Powers of Man, premier essai, reproduit partiellement dans Stéphane Ferret (éd.), 1998, L’identité, Paris, Flammarion. 10. Brian Garrett, 1998, Personal Identity and Self-Consciousness, Londres et New York, Routledge, p. 49. 11. Derek Parfit, 1984, Reasons and Persons, Cambridge, Cambridge University Press, p. 220. 12. Ibid., p. 206. 13. Ibid., p. 232. 14. Le texte le plus représentatif de ce courant, The Multiple Self, est paru deux ans après Reasons and Persons, l’ouvrage principal de Parfit. Plusieurs des auteurs qui y ont contribué font explicitement référence à ce dernier. 15. Jon Elster, « Introduction », in Jon Elster (éd.), 1986, The Multiple Self, Cambridge, Cambridge University Press, p. 5. 16. Ibid., p. 30. 17. Amos Tversky et Georges Quattrone, « Self-deception and the voter’s illusion », in Jon Elster (éd.), op. cit., pp. 35-58. 18. Les individus sont rationnels. Ils ne devraient donc pas aller voter, car l’impact d’un bulletin sur le scrutin est nul. Or, on observe que les individus vont voter. Ils sont donc irrationnels. 19. Raymond Boudon, 1997, « Le “paradoxe du vote” et la théorie de la rationalité », in Revue française de sociologie, vol. 38. 20. Raymond Boudon, 1986, L’idéologie, ou l’origine des idées reçues, Paris, Fayard. 21. Raymond Boudon, « Le “paradoxe du vote” et la théorie de la rationalité », op. cit., p. 223. 22. Richard Dawkins, 1978, Le gène égoïste, Paris, Mengès, et Daniel Dennett, 1990, La stratégie de l’interprète, Paris, Gallimard. 23. Raymond Boudon, 1979, La logique du social, Paris, Hachette. 24. Article « Rôle », in Raymond Boudon et François Bourricaud (éds.), 1982, Dictionnaire critique de la sociologie, Paris, PUF. 25. Robert Merton, 1976, Sociological ambivalence and other essays, New York et Londres, The Free Press. 26. Joëlle Proust, « Identité personnelle et pathologie de l’action », in Isaac Joseph et Joëlle Proust (éds.), 1996, La folie dans la place, Paris, EHESS. 27. Ibid., p. 162. 28. Ibid., p. 170. 29. Max Weber, 1995, Economie et société, tome I, Paris, Plon, p. 28.

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AUTEUR

RAZMIG KEUCHEYAN Institut des sciences humaines appliquées Université de Paris IV-Sorbonne

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La prédication « nostrologique ». Quelques réflexions sur la nature du politique

Laurence Kaufmann

Introduction

1 Placer le politique sous l’égide d’un questionnement ontologique peut sembler à plus d’un titre paradoxal – sinon déplacé. En effet, l’ontologie est traditionnellement définie comme l’étude des entités basiques qui existent dans le monde réel, au-delà des apparences illusoires et des connaissances erronées qui rendent provisoirement leur accès impraticable1. L’ontologie interroge la « Réalité » des choses dont l’existence est indépendante des savoirs et des discours contingents que les individus sont susceptibles d’entretenir à leur égard. De prime abord, le questionnement ontologique, qui semble se préoccuper exclusivement de « ce qui existe » du côté des objets, ne concerne donc guère les sciences sociales et politiques, dont le champ d’investigation est constitué par les savoirs, les discours et les pratiques qui prédominent du côté des sujets de connaissance et d’action. Pourtant, une réflexion plus approfondie montre clairement que la dérobade ontologique qu’arborent les sciences sociales et politiques est largement injustifiée. Les théories qu’elles privilégient mettent en effet nécessairement en œuvre des engagements ontologiques implicites qui plaident en faveur de l’existence objective d’un certain nombre d’entités de base – que ce soient les structures institutionnelles, les classes socio-économiques, les pratiques réglées, les représentations collectives, les acteurs stratégiques ou les systèmes de bonnes raisons2.

2 Une démarche ontologique explicite récuse précisément l’insertion inquestionnée et a priori de ces « particules élémentaires » dans des systèmes explicatifs sinon des chaînons causaux. Conformément au principe de parcimonie et à l’économie conceptuelle préconisés par la méthode analytique, elle tente d’éviter l’inflation des notions superflues. En conjurant ainsi la multiplication inutile des concepts et a fortiori des ordres de réalité pour expliquer des phénomènes dont des entités d’ores et déjà

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reconnues suffisent à rendre compte, une telle perspective se donne les moyens de spécifier l’ontologie quelque peu saugrenue des faits sociaux et politiques. C’est du moins l’enjeu de cet article, qui vise précisément à montrer qu’une démarche ontologique peut aider à discriminer, étape par étape, les propriétés formelles des phénomènes politiques. Bien entendu, l’enquête ontologique a le défaut de ses avantages : en cherchant à cerner les propriétés invariantes du politique, elle laisse par définition de côté la particularité et la complexité de ses actualisations socio- historiques. Cela étant, ces mêmes actualisations empiriques ne pourraient être rendues sans le recours, implicite ou explicite, à un cadrage théorique préalable qui les rende préhensibles. C’est précisément ce cadrage préalable que l’investigation ontologique prend pour objet, puisqu’elle vise à expliciter ce qui fait l’ordinaire tacite du sociologue et du politologue. Elle vise également à dépasser l’hermétisme des écoles de pensée en déployant un terrain de discussion, sinon d’entente, quant aux distinctions conceptuelles de base qui sont susceptibles de les rassembler. L’enquête ontologique, dans la mesure où elle délaisse la chair historique des faits sociaux pour le squelette formel de leur structure, constitue plus un prélude qu’une fin en soi. Mais un tel prélude s’avère indispensable lorsque l’on veut éviter que les scissions théoriques et la profusion des apports empiriques n’engendrent un monde social surpeuplé, polymorphe, inconsistant, bref, ingérable. C’est du moins à un tel pari que s’attèlent les pages qui suivent.

I. Les arcanes du politique

3 Les disciplines concernées par la notion même de politique sont désormais familières avec la fameuse distinction qu’ont préconisé, chacun à leur manière, Claude Lefort et Cornelius Castoriadis3. D’un côté, le politique renvoie à un invariant anthropologique : toute collectivité doit fixer de son propre chef les repères du réel et de l’imaginaire, du vrai et du faux, du bien et du mal, du possible et de l’impossible ou encore du juste et de l’injuste4. De l’autre côté, la politique est la forme explicite prise par la fixation de ces repères dans une société démocratique, idéalement débarrassée des fondements substantiels qui rendaient les institutions traditionnelles hermétiques à l’action humaine (les totems, les ancêtres, Dieu ou la nature). L’émergence de la politique à un moment donné de l’histoire scelle ainsi une intellection nominaliste des institutions : loin d’être des créations aveugles dont les origines se perdent dans les us et coutumes du passé, elles sont des constructions artificielles soumises au bon vouloir lucide des citoyens, désormais crédités du pouvoir de créer les règles qui régissent leur coexistence. Dans ce cadre ‘autonomique’, l’acte d’origine de l’institution ne peut que s’inscrire dans l’espace public de justification et de manipulation que déploient « les hommes-désormais-entre-eux ». La collectivité, ainsi consacrée comme l’ultime instance de référence et de légitimation, se voit officiellement dotée du pouvoir fondamentalement politique que constitue la hiérarchisation des pratiques et des valeurs concernées par l’intérêt général.

4 Dans la mesure où l’avènement de la politique annonce, dans l’espace ouvert de la citoyenneté, la mise en question publique des orientations collectives, la description et l’interprétation des rapports sociaux représentent un enjeu plus fondamental que jamais. En effet, une fois homologués la relativité des significations et le statut conventionnel des règles, seule la justification politique est à même d’assurer « l’auto-

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intelligibilité » d’une société qui n’a plus rien d’autre pour se soutenir, semble-t-il, que l’ouvrage incessant de « l’énonciation de la parole »5. La parole publique étant désormais chargée de lester les repérages collectifs du poids nécessaire au maintien de la cohésion sociale, elle devient l’enjeu vital d’une compétition discursive sans merci entre les aspirants au pouvoir. Le politique, lorsqu’il devient l’objet explicite de la délibération publique au XVIIIe siècle, n’est donc pas uniquement synonyme d’émancipation, car il est constamment menacé par le jeu global, simplifiant et schématique, de l’idéologie. Pour une collectivité qui a pris acte, politiquement et juridiquement, de son auto-constitution, l’idéologie représente le moyen méta-discursif de restreindre la circulation du sens en lui imposant les bornes d’un savoir prétendument objectif sur le social.

5 De cette brève synthèse, nous pouvons retenir trois éléments clés qui reviendront sous différents aspects tout au long de notre parcours. D’une part, le principe de l’auto- détermination des régimes démocratiques met en exergue le constat métaphysique selon lequel la société est une construction artificielle. Un tel nominalisme social et politique confère aux membres de la communauté le pouvoir de réaliser, au sens littéral du terme, les objets sociaux dont ils reconnaissent collectivement l’existence6. D’autre part, les faits sociaux étant conçus comme la création originaire de la collectivité, c’est à la politique en tant que telle que revient la tâche, normativement parlant, de faire « tenir ensemble » les deux versants du monde social, à savoir l’individu et l’institution. Enfin, l’idéologie, en prétendant énoncer des vérités ultimes sur le social, tend à distordre la nature conflictuelle et délibérative de la politique en lui imposant le mode de légitimation objectiviste propre au savoir scientifique. Or, à mon sens, la configuration qui relie nominalisme, politique démocratique et idéologie gagne à être retraduite dans un format analytique qui évite la consécration, paradoxalement « substantialisante », de « la société » comme étant le nouveau sujet agentif de l’histoire. En effet, plutôt que de partir de l’entité quelque peu énigmatique que constituerait la société et de mettre en œuvre les instruments « magmatiques » qui lui sont corrélatifs, mieux vaut tenter de l’appréhender sous les auspices des micro- procédures qui travaillent continuellement à sa production et à sa rigidification. En délaissant la conception de la société accomplie pour les modalités de son accomplissement, une telle démarche avalise le constat nominaliste qui a permis aux communautés traditionnelles de rompre le secret public qui avait été, jusqu’alors, soigneusement passé sous silence : la « Société » n’est qu’une société dont la reconduction dépend du bon vouloir de ses membres.

6 L’approche que nous préconisons ici, en privilégiant le versant « en amont » de la politique interne de cette reconduction plutôt que sa résultante « en aval », se donne les moyens de cerner la teneur étrange du pouvoir proprement constituant que détient le Nous de société. Ce pouvoir, c’est celui de transformer les objets intentionnels communs qui émergent à la croisée des esprits individuels en des entités bel et bien réelles, dotées de la consistance et de la résistance généralement réservées aux espèces dites « naturelles »7. Ce pouvoir hors du commun, et pourtant ordinaire, qui fait de la collectivité le dieu social au principe de l’être intentionnel des institutions et des pratiques mérite que l’on s’y attarde. Car il renvoie au procès politique par excellence que constitue la détermination et la constitution collective de la « chose publique ». D’un point de vue ontologique, en effet, la res publica est une armature relativement figée qui résulte de la montée en généralité et de la sédimentation des volontés et des actions individuelles. Le politique, qu’il recoure à la logique transcendante des êtres

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supra-naturels ou à la logique immanente de la politique, peut ainsi être appréhendé comme un travail au long cours. Ce travail, c’est celui qui permet de fabriquer du général et de l’objectif à partir du matériau de base que sont les subjectivités individuelles.

7 Or, le chemin fondamentalement politique, qui mène ainsi de l’insubordination de la liberté individuelle et du caprice de l’opinion particulière à l’institution d’un monde commun, s’avère largement énigmatique. Il est en tous les cas énigmatique si l’on évite, ne fût-ce que provisoirement, de dissoudre le problème de la conversion de l’individuel au général dans le postulat d’un « toujours déjà-là » de l’institution8. C’est d’ailleurs cette même énigme qui hante les tenants lucides de l’auto-détermination démocratique : dans un monde où les individus sont officiellement promus comme étant les seuls membres légitimes du corps social, comment donc reconstruire une totalité sociale à partir des atomes que sont les personnes privées ? L’option sociologique traditionnelle se contente généralement de rappeler que cette question est une pure construction de l’esprit : en soustrayant de son équation politique la pesanteur de la tradition et des usages établis, qui font par définition de tout individu « un personnage public », elle ne ferait que succomber aux velléités créationnistes des irréalistes, des intellectuels et des révolutionnaires. A l’encontre d’un tel diagnostic démystificateur, notre option ontologique se propose précisément de revenir naïvement, conformément en cela à l’étonnement philosophique, sur la charade redoutable auquel se heurte tout système politique : mon premier est un, mon deuxième est un, et mon tout est public. Une telle charade, même si elle repose la vieille question, pratique et théorique, de « l’institution de l’institution », n’aboutit pas nécessairement à une version conventionnaliste, individualiste ou contractualiste, de la vie en commun. C’est ce que nous allons tenter de montrer en nous centrant sur la transmutation mystérieuse des actions et des références intentionnelles, théoriquement dépendantes des esprits qui les mettent en œuvre, en des « objets » publics partiellement autonomes. Dans la mesure où cette transmutation saugrenue est une bizarrerie épistémologique qui nous amène au cœur même du politique, c’est à son explicitation qu’il nous faut maintenant nous intéresser.

II. L’étrange ontologie des faits sociaux

8 La propriété ontologique la plus fondamentale des faits sociaux et politiques se retrouve dans la division générique, d’origine aristotélicienne, entre la physique des particuliers concrets et naturels, dont la réalité est directement ou indirectement accessible aux sens, et la méta-physique des entités surnaturelles et des abstractions artificielles, qui ne doivent leur existence qu’au travail de l’esprit et du langage. Bien entendu, la valorisation des réalités qui tombent, littéralement parlant, sous les sens (toucher, vue, ouïe, goût ou odorat) a bien souvent relégué la métaphysique au rang inférieur des êtres immatériels et invisibles, des jeux de mots fictifs et des projections imaginaires. Mais les fâcheuses conséquences d’une telle division n’implique pas l’invalidation de son précepte de base, que résume fort bien Ian Hacking. Les entités physiques, tels le tigre, le quark ou l’eau, sont des « espèces indifférentes » aux discours dont elles font l’objet, leurs propriétés primitives, essentielles, autonomes et nécessaires (les rayures, l’acidité ou les molécules H2O) étant hermétiques au traitement que les humains leur imposent. En revanche, les entités sociales et

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politiques, tels l’opinion publique, le pouvoir ou la maltraitance, sont des « espèces interactives » dont les propriétés hétéronomes et contingentes dérivent de « l’art », plus ou moins volontaire, des bricoleurs ou des ingénieurs que sont les agents ordinaires9. Autrement dit, contrairement aux espèces naturelles, « l’existence » des espèces sociales – qui prend plutôt la forme, pour les physicalistes, d’une inexistence – est artefactuelle, car elle est « faite » et « défaite » par des êtres humains socialement et historiquement situés10.

9 Comme le dit John Searle, les êtres sociaux et politiques se caractérisent donc par une ontologie subjective : leur existence dépend de leur reconnaissance, car ils sont ce qu’ils sont si et seulement si les gens pensent qu’ils sont ce qu’ils sont11. Ontologiquement parlant, l’existence d’un fait social relève de l’accord collectif des agents qui ont pu, grâce à la capacité de symbolisation que leur offre la maîtrise du langage, attribuer des significations à des faits bruts ou naturels a priori insignifiants12. Les faits sociaux sont les corrélats intellectuels et pratiques de la mise en commun des esprits individuels, ce qui fait que leur ontologie est une ontologie en Nous : ils s’effacent lorsqu’ils ne sont plus reconduits et actualisés par la collectivité qui lui prête momentanément existence. Ainsi, si plus personne n’est capable d’appréhender et de mettre en pratique des institutions données, que ces institutions soient considérées au sens générique d’une loi établie ou d’une habitude (la prière) ou au sens spécifique d’une organisation répondant à une fonction publique (l’église), elles meurent définitivement ou disparaissent dans l’histoire lointaine des us et coutumes.

10 Dans la mesure où les faits sociaux et politiques n’existent que lorsqu’ils sont publiquement perçus et reconnus par une communauté, ils ne sont « que » des constructions durcies par l’usage, les évidences partagées et les dispositifs institutionnels. Et pourtant, en dépit de leur précarité ontologique, ils apparaissent bien souvent lestés du poids apparemment immuables des choses en soi, leur irréductibilité justifiant ainsi le réalisme social et sociologique dont ils font l’objet. Pour mieux saisir les arcanes de cette irréductibilité, il nous faut retracer le processus de base qui dote les créatures intentionnelles de l’inertie et de l’objectivité auxquelles seules les entités « indifférentes » auraient théoriquement droit. Ce processus est le procès de « factualisation » qui permet de transformer des chimères provisoirement communes en des choses, ou du moins en des entités de référence. Un tel procès, qui relie les agents ordinaires aux mêmes êtres intentionnels, renvoie à ce que Francis Jacques appelle un procès de « co-référenciation »13. En effet, si tant est que l’on évite de poser a priori la primauté des faits institutionnels pour partir des esprits individuels, la création collective qui se conclut par l’instauration des « choses » publiques commence par une co-référenciation. Sous les auspices de ces procédures de co- référenciation, on le verra, le pouvoir performatif de l’intentionnalité collective à l’origine des institutions apparaît nettement moins mystérieux. Car le Nous qui précède et résulte tout à la fois des actions et des paroles concertées s’avère logiquement doté de la capacité de fixer et d’objectiver les « interréférences » de ses membres dans des objets intentionnels communs. C’est donc en analysant ces « interréférences » que nous pourrons mieux comprendre in fine comment les êtres étranges que sont les Nous collectifs peuvent présider, via les éléments ou plutôt les parties en Je qui les composent, à la détermination des existants sociaux et politiques.

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III. Le dialogue référentiel

11 Dans la perspective dialogique que propose Francis Jacques, le dialogue, loin de se contenter de présupposer un monde commun, est le moyen de sa continuelle auto- institutionnalisation par des individus qui parviennent à s’entendre sur ce qu’ils disent, à s’accorder sur ce dont ils parlent et à fixer ce à quoi ils font référence14. Dans un tel cadre, la signification n’est aucunement suspendue aux fils mentaux des individus : déterminée « au point de jonction ou de friction entre ce que prononce le locuteur et ce que comprend l’auditeur », elle émerge de la transaction dialogique qui leur permet, en tant que Je et Tu, de désigner de concert un objet commun15. L’interlocuteur est donc toujours un « allocutaire », c’est-à-dire un colocuteur; de même, la relation de référence qui renvoie à un état de choses, réel ou fictif, est toujours une « co-référence ». Afin d’établir cette co-référence, les allocutaires se basent sur le « contexte élargi » que forment les attentes et les croyances qu’ils s’attribuent mutuellement, ainsi que les faits publics que tous les membres de la communauté sont censés connaître. Au sein de ce contexte élargi, les partenaires de la communication ajustent progressivement « leurs mondes possibles » respectifs, c’est-à-dire « l’aire de possibilité » sémantique que déploie l’ensemble, actuel et virtuel, des présuppositions et des attitudes qu’ils entretiennent à l’égard du monde qui les entoure16. La mise en communicabilité des « mondes possibles », loin de se contenter d’un échange statique des états d’esprits, repose sur l’unité anticipée d’un consentement intersubjectif. La réalité sur laquelle porte l’accord dialogique est donc par définition transactionnelle : elle relie étroitement « le registre allocutif », qui exprime la dépendance des énonciations par rapport au Je et Tu de leurs co-énonciateurs, et le « registre délocutif » qui marque, quant à lui, la désignation conjointe des objets d’un « tiers monde » qui a le statut impersonnel d’un Il ou d’un cela17.

12 Bien entendu, la relation entre le registre intersubjectif de l’allocution et celui, objectivant, de la délocution, est bien différente quand la communication recourt, sur le mode de l’évidence, à des référents d’ores et déjà établis ou qu’elle déclenche, à l’inverse, une enquête conjointe quant à des entités encore indéterminées. Ainsi, certains dialogues sont essentiellement délocutifs, car ils portent sur des référents notoires et nécessairement partagés, que ce soit un fait public (le roi Louis XVI), une expérience commune (la promenade de l’autre jour), une perception convergente (cette rose) ou un concept ordinaire (un siège). Dans le cadre délocutif que déploient les phénomènes impersonnels dont l’existence fait d’emblée l’objet d’une reconnaissance publique, l’enquête dialogique s’avère superflue. La créativité et les tâtonnements conjoints sont désamorcés par l’autorité asymétrique d’un tiers hétéronome– une institution, un expert ou un porte-parole – qui imposent d’emblée l’identité des référents dont doivent tenir compte tous les membres de la communauté18. En revanche, lorsque le sens et/ou la référence d’un événement, d’un concept ou d’une situation suscitent un « questionnement conjoint », la communication prend la tournure essentiellement allocutive de ce que Jacques appelle le « dialogue référentiel ».

13 Notre enquête ontologique visant à analyser la venue au monde social des phénomènes impersonnels que sont les concepts et les valeurs politiques, elle ne traite pas en tant que tel de l’ordre délocutif des faits institués et de l’autorité tierce qui y préside. Elle tente plutôt d’éclaircir ce tiers énigmatique et les faits abusivement délocutifs qu’il

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régit en se penchant sur les processus en amont de leur fabrication et de leur institutionnalisation. Or, les faits institués, bien avant de devenir les « choses » publiques que tout un chacun est tenu de connaître, ont commencé par être les intersections provisoires d’un dialogue référentiel plus ou moins élargi. En effet, le dialogue « référentiel » vise à spécifier, par approximations et ajustements successifs, un nouveau référent en partant des informations disponibles entre les interlocuteurs, ce qui fait que « ce que l’un répond à l’autre ne peut aucunement se conclure du discours d’un troisième »19. Il concerne donc les idées, concepts ou faits qui n’ont pas encore été fixés par un argument d’autorité ou une démonstration empirique et qui ne peuvent que reposer, par conséquent, sur le jeu éminemment coopératif des partenaires. Dans ce jeu coopératif, les interlocuteurs procèdent à l’alignement de leurs croyances et connaissances respectives et fixent, au terme de leur enquête commune, un référent encore indéterminé. Le dialogue référentiel vise ainsi à statuer sur le sort des « individus possibles » qui ne sont pas encore des entités avalisées par l’expérience perceptive ou/et les croyances collectives, mais qui sont néanmoins jugés aptes à être candidats à la référence. Par exemple, les membres de la communauté scientifique, lorsqu’ils sont confrontés à une substance chimique encore inconnue, tentent de déterminer de conserve sa composition moléculaire (ie. son sens, par ex. H20) et de fixer les critères qui permettent d’identifier avec certitude les objets du monde (ie. ses référents, par ex. eau) auxquels la composition ainsi déterminée est susceptible de s’appliquer.

14 Le dialogue référentiel, et c’est ce qui est intéressant pour notre problématique, ne se contente pas de traiter et à terme d’éliminer les connaissances douteuses encore confinées dans le purgatoire épistémologique des sciences. Il intervient également et surtout lorsque l’enquête tente de donner forme à des aspirations nouvelles ou à des événements a priori incompréhensibles en élaborant des descriptions et des dénominations inédites. Ces innovations sémantiques, dont la création des institutions est nécessairement partie prenante, sont des entités intentionnelles qui ne font pas, du moins pas encore, l’objet d’un savoir délocutif qui se serait affranchi de ses origines allocutives. De telles entités n’ont pas la même réalité que les espèces « indifférentes » car leur existence potentielle et a fortiori le recensement de leurs propriétés restent suspendus à une clause de croyance. Mais cette clause de croyance, on va le voir, a une caractéristique majeure qui modifie drastiquement le statut initialement précaire de cette dépendance : elle est commune. Grâce à cette dimension commune, des objets intentionnels peuvent s’autonomiser des allocutaires qui leur ont pourtant prêté existence et s’imposer à eux sous l’égide d’un Nous dont la dynamique leur échappe.

15 En effet, le Nous, qu’il renvoie aux interlocutions ordinaires qui jalonnent le cours de la vie quotidienne ou aux dialogues référentiels à grande échelle que déclenchent les crises politiques, met un terme à la dualité initiale des interlocuteurs en les intégrant dans un sujet collectif dont ils deviennent les porte-parole. Les prises de position respectives des allocutaires s’effacent donc derrière le réseau interdiscursif de leurs énonciations croisées; elles font place à une posture finale en Nous qui atteste de la mise en communauté de la référence et justifie l’attribution d’une seule et même attitude au collectif ainsi constitué. La « communautarisation » en Nous des pronoms personnels qui structuraient la situation originaire de l’interlocution (le Je et Tu) manifeste ainsi l’instauration d’une situation nouvelle20. Car le Nousa posteriori de l’interlocution, une fois qu’il a endossé la croyance commune des allocutaires impliqués dans sa constitution, enclenche un processus dit de « rétro-référenciation », qui force ces

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mêmes allocutaires à se reconnaître et à s’individuer en tant que membres d’une totalité collective qui désormais les dépasse. Ce Nous bénéficie donc d’un statut logique et grammatical tout à fait particulier par rapport aux éléments qui le composent : à la différence du Je et du Tu, rendus instables par l’échange mutuel de leurs positions de locuteur et d’interlocuteur, le Nous formé par la communauté de pensée et de parole des allocutaires est stable. Alors que « le Je et Tu constituent de simples nœuds provisoires et différentiels d’élocution », le Nous peut tout à la fois appartenir en commun à tous et en propre à chacun, ce qui fait qu’il constitue le seul point fixe de l’espace interlocutif, le seul « invariant de la variation » pronominale21. De plus, le Nous, en tant que résultante de l’agencement réciproque des mondes possibles des allocutaires, ne peut plus être redistribué au terme de la co-référenciation. Le dit étant désormais l’action d’un sujet collectif, il est progressivement libéré du dire propre à la situation particulière d’énonciation et peut être repris par n’importe quel locuteur potentiel22.

IV. L’autonomisation du Nous

16 Au vu de ce qui précède, même le « couplage relationnel » apparemment anodin de deux sources énonciatives est apte à générer un système d’ordre supérieur qui bénéficie du statut « auto-transcendant » dont parle Jean-Pierre Dupuy : par un processus dynamique d’ajustements mutuels, l’interlocution s’auto-organise de telle manière que les phénomènes collectifs qu’elle engendre sont plus complexes que les agents qui les ont engendrés23. Cette étrange propriété permet de mieux comprendre comment des idées qui ont émergé sous des auspices allocutives peuvent changer de statut une fois consacrées comme les objets intentionnels d’un Nous – que celui-ci soit limité à deux personnes ou s’élargisse à l’ensemble d’une communauté. En effet, des notions socio-historiques au départ approximatives et mal définies, telles que « opinion publique », « nation », « absolutisme », « liberté », « citoyenneté », etc, sont parvenues à s’imposer comme des nouvelles entités de référence grâce à leur prise en charge par un Nous relativement stable. Bien évidemment, ces nouvelles dénominations, a priori déviantes par rapport aux usages institués qui sont d’ores et déjà parvenus à accéder à l’ordre délocutif des « choses » dont on parle, ne peuvent être consacrées collectivement sans un esprit de coopération. Les allocutaires potentiels que représentent tous les membres de la communauté doivent accepter d’avaliser la prétention de validité, originellement abusive, des énonciations déviantes en les reprenant à leur propre compte. Grâce à cet aval collectif, de purs êtres intentionnels se voient crédités d’une validité dont les privait leur décalage initial par rapport au cadre linguistique et conceptuel dominant. Lestés de l’autorité en Nous qui résulte des dialogues référentiels réussis, ils peuvent alors endosser les oripeaux objectifs des « objets notionnels » dont parle Daniel Dennett.

17 A la différence des objets réels, les « objets notionnels » sont les corrélats des croyances « linguistiquement infectées » que partagent les membres d’une communauté plus ou moins élargie24. Les objets notionnels ne bénéficient donc pas du même statut ontologique que les espèces « indifférentes », car leur existence est subordonnée à une dimension d’usage : celle de « l’usage impersonnel qui fait loi » et que nul n’est censé ignorer25. Cela étant, en vertu de leur statut public et impersonnel, ils sont dotés d’une consistance sémantique « interne » suffisamment récalcitrante pour pouvoir faire

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l’objet d’actes de référence identifiants qui contraignent, in fine, leurs usagers. En effet, l’identité des co-référents sociaux et politiques qui meublent le contexte élargi d’une communauté de langage et de pratique n’est pas soumise à des aléas psychologiques et situationnels. Bien qu’ils ne puissent être identifiés sans les « lunettes » intentionnelles qui leur sont corrélatives, ils n’oscillent pas au gré du temps ou de l’espace situés de leur instanciation. Dans le contexte des macro-relations intentionnelles et impersonnelles dont le Nous de société est le garant ultime, les objets notionnels répondent à des conditions de validité persistantes. Ainsi, des référents tels que « l’opinion publique » peuvent être remplacés par des termes socialement équivalents qui préservent leur validité, en l’occurrence « la somme des opinions individuelles ». A la différence d’une croyance idiosyncrasique, telle que « Alfred croit que les fantômes existent », qui ne permet aucunement de statuer quant à l’existence effective des fantômes, les croyances « sociosyncrasiques », telles que « les Catholiques croient que le diable existe », permettent de déduire que le diable existe dans les sociétés catholiques. Le contexte des sociétés catholiques étant bien plus large que le cerveau d’Alfred, les objets qui y sont enchâssés se voient bel et bien octroyés une forme d’existence. Car une fois qu’ils ont été pris en charge par une autorité en Nous – autorité que l’on appellera désormais, par commodité, « nostrologique » – leur sens peut être achevé et dépassé dans la référence26. En d’autres termes, le mode collectif des co- référenciations qui engendrent des objets intentionnels communs est synonyme « d’ontologisation ».

18 L’identification et la détermination collectives, au XVIIIe siècle, de l’objet notionnel « opinion publique » illustrent de manière remarquable cette transmutation statutaire27. Comme l’indique fort bien la métaphore de « l’élévation » du référent qu’utilise Francis Jacques, l’« opinion publique » a suivi une ascension sémantique qui l’a imposée comme une référence incontournable du contexte élargi que représente l’espace public – un contexte de plus en plus élargi puisqu’il part du cercle restreint de la sphère littéraire, s’étend au milieu plus englobant de la sphère judiciaire et atteint finalement l’espace décisif du politique. Grâce à ces élargissements contextuels qui constituent autant d’étapes clés de sa rigidification, l’entité possible qu’est l’« opinion publique » s’est vu peu à peu remplacée par une entité réalisée, sinon réelle, qui se voit ainsi élever à la qualité de référent. Bien que son « histoire transformationnelle » l’inscrive dans l’horizon d’une enquête politique dont elle n’est que la réponse provisoire, elle s’est détachée de son contexte d’origine pour se présenter comme le fondement nécessaire et immuable de la res publica moderne. Si l’identification terminale à laquelle a abouti le dialogue référentiel au long cours dont l’opinion publique a fait l’objet est reliée aux croyances premières de ceux qui ont œuvré à sa détermination, elle ne saurait donc aucunement s’y réduire. Au contraire, dans la mesure où l’opinion publique est « l’interréférence » du Nous logiquement indécomposable qui est à son principe, elle a conquis une plus-value en matière d’objectivité dont témoignent l’inertie et l’autonomisation de son réseau sémantique. Elle bénéficie en effet des propriétés d’extériorité et d’inaccessibilité dont sont généralement dotées les institutions sociales, que celles-ci renvoient aux valeurs républicaines, aux règles morales ou aux divinités mythologiques. Même si l’opinion publique n’est, du point de vue ontologique, que le corrélat intentionnel d’un Nous qui constitue le point de repère endogène et relativement invariant d’un collectif d’individus, elle s’impose donc comme si elle avait le statut exogène d’un état de choses.

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19 Dans le cadre de l’analyse dialogique, la rétro-référenciation qui permet aux interlocuteurs de se rapporter simultanément à leur situation commune d’interaction et la co-référenciation à un état de choses sont les deux manifestations essentielles de la réalité auto-transcendante du Nous. D’une part, le phénomène de rétro- référenciation donne au Nous le pouvoir d’accomplir cela même qu’il exprime, à savoir l’existence d’un « individu collectif » qui se donne publiquement à reconnaître comme tel. Le Nous bénéficie ainsi du statut irréaliste mais « réalisant »d’un collectif nominal qui se construit par l’intermédiaire des actions de co-référenciation dont il se fait le sujet. C’est d’ailleurs bien le statut saugrenu, tout à la fois nominal et réel, de la collectivité que la politique démocratique rend explicite : l’illusion unitaire du nouvel acteur historique que constituerait la société, même si elle n’est au départ que le produit des imaginations métaphysiquement enfiévrées, devient peu à peu une réalité effective. Comme le dit Jean Widmer, cette réalité, totalisante pour les individus empiriques et individuante pour leur groupe d’appartenance, représente une sorte de version collective du « cogito ergo sum […] : le cogito suppose et ainsi fait exister l’ego »28. D’autre part, le phénomène de co-référenciation, qui est la deuxième manifestation de l’auto-transcendance du Nous, préside à l’existence pesante d’un « intermonde » dont les allocutaires deviennent, bon an mal an, les obligés. En effet, le registre allocutif, chargé au départ des adhérences subjectives qui marquent l’interlocution, vacille lorsqu’il est placé sous l’égide d’un Nous élargi et stabilisé : il recule peu à peu devant le registre délocutif des objets intentionnels qui se sont autonomisés, tout au moins en apparence, des procédures de co-référenciation à leur origine. L’autonomisation de ces objets intentionnels, en supprimant le lien explicite qui les rattachait à l’autorité du Nous encore relativement localisable des interlocutions, les consacre comme des référents publics et impersonnels. C’est sous cet angle que des « inexistants » sociaux et politiques, tels l’opinion publique ou l’Etat, conquièrent le statut d’un référent « inter- mondain » dont la fixité relative est à même de provoquer et de contraindre en retour les visées intentionnelles dont pourtant, ontologiquement, ils dérivent.

V. La prédication nostrologique

20 En vertu de la métaphysique politique qui permet tout à la fois aux individus de s’auto- constituer comme des agents collectifs et de constituer un univers sémantique et institutionnel intelligible, le Nous des allocutaires et le monde social émergent donc ensemble. Le constat de cette co-émergence, toutefois, n’implique aucunement l’adoption d’une conception intersubjective de la collectivité ou d’une version flottante des institutions publiques. En effet, bien que les espèces sociales et politiques restent ontologiquement dépendantes des croyances et des pratiques qui les reconduisent, leur épistémologie, c’est-à-dire leur connaissance, se trouve radicalement modifiée par la « référentialisation » de leurs contenus sémantiques29. Comme le dit John Searle, du point de vue de leur mode d’appréhension et non de leur mode d’existence, elles s’imposent aux membres de la communauté comme étant des vérités et des réalités objectives30. Cette étrange « objectivité-pour-nous », loin d’être une hallucination irraisonnée, est la conséquence logique des mécanismes d’auto-transcendance que nous avons esquissés31. Tout comme le Nous peut s’imposer en retour sur ses constituants, les objets de pensée a priori imaginaires peuvent objectivement contraindre les esprits qui les ont engendrés. Or, le pouvoir contraignant dont bénéficie cette « objectivité-pour-

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nous » est précisément l’enjeu même du politique : une fois, en effet, que l’on considère la co-référenciation comme le principe instituant par excellence, l’objet essentiel du politique devient le monde commun de référence qui donne sens aux expériences individuelles et aux actions collectives.

21 On comprend mieux, dans un tel contexte, la teneur fondamentalement discursive de la raison politique. Non seulement cette dernière stabilise, sélectionne, impose et hiérarchise les co-référenciations, mais elle les réifie dans des institutions qui peuvent exercer un pouvoir causal sur les actions individuelles, notamment via le système légal. À cet égard, les innovations linguistiques systématiques que tentent d’imposer les révolutionnaires de 1789 apparaît d’une grande lucidité sociologique. En prétendant transformer les choses et les individus en modifiant les mots qui les font advenir au langage, ils reconnaissent explicitement la langue comme étant la « méta-institution » dont l’appropriation est nécessaire à l’exercice du pouvoir32. La furie linguistique des révolutionnaires qui s’attaquent, comme le dit Jacques Guilhaumou, « non seulement aux choses que les mots représentent, mais aussi et surtout aux mots en personne », prend ainsi acte du pouvoir métaphysique de la langue politique33. La prise de conscience de ce pouvoir métaphysique, encore renforcée par le mythe révolutionnaire d’une scène sociale primitive qui aurait réussi à faire table rase du passé, confie à la « langue bien faite » des patriotes la lourde tâche de reconstruire « mot à mot » la nation. Ce sont les cérémonies de nomination politiques et les baptêmes juridiques qui sont chargés de faire advenir à l’existence cela même qu’ils dénomment. Car l’édification de la nouvelle République, prise dans l’urgence d’un événement qui se veut fondateur, ne dispose que du temps court de l’action publique : dans un tel contexte inaugural, ce que l’on pourrait appeler la prédication politique se voit lesté d’un poids sans commune mesure.

22 On peut privilégier ici les deux acceptions principales du terme de prédication. D’une part, il renvoie au sermon politico-religieux qui exhorte les fidèles citoyens à se conformer aux valeurs suprêmes qui sont censées gouverner leurs esprits. D’autre part, il renvoie à la qualification linguistique des événements, cette dernière affirmant la subordination des entités ou des sujets auxquelles il est fait référence (par ex., le roi) à un acte de volonté qui leur attribue des propriétés (par ex., l’acte de prédication « le roi est bon »)34. Ainsi, dans la célèbre formule « l’opinion publique gouverne le monde », l’opinion publique est le sujet, alors que « gouverne le monde » manifeste la manière dont le sujet en question est décrit et pensé. Mais par-delà son acception, laudative ou non, la prédication politique consiste de toute manière à imposer des connexions significatives à certains fragments particuliers de la réalité. Ce faisant, elle les subordonne à un ordre de sens plus général qui manifeste et affirmela puissance intentionnelle de ses énonciateurs. Cette notion de prédication, si on l’applique au niveau collectif auquel l’approche dialogique nous a permis d’accéder pour ainsi dire par « en-dessous », renvoie à l’ensemble des significations qui décrivent le monde sous un certain point de vue. Ce point de vue, tout à la fois intentionnel et impersonnel puisqu’il émerge dans « l’entre-nous » de la collectivité, est proprement politique : comme le dit Lefort, il instaure la description légitime du monde social35. L’espace politique apparaît, du coup, comme étant le lieu de la compétition entre les différentes « prédications originelles » auxquelles se livre le Nous36. Les prédications nostrologiques sont originelles dans la mesure où elles ne renvoient pas à des entités situées dans le monde empirique : on l’a vu, elles créent par co-référenciation des objets intentionnels

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– que ce soient des concepts, des institutions ou des lois. Toutefois, par rapport aux autres co-référenciations, les prédications politiques ont une propriété particulière qui leur confère une pesanteur sans pareille : le Nous qui est à leur principe n’est pas circonscrit à un espace social particulier car il est censé être valide pour toute la communauté.

VI. Le conflit des interprétations

23 Dans le vaste contexte nominal que déploie l’ensemble des prédications possibles du monde social, la méta-description qui parviendra à s’imposer comme étant la seule description correcte de « ce qu’il y a » est un enjeu capital37. Car la méta-description politique régule et hiérarchise la multiplicité des activités et des biens en leur imposant, comme le dit Vincent Descombes, « un ordre de subordination » de facture « architectonique »38. Elle prescrit les obligations des individus envers la cité et subordonne les activités et biens sociaux hétérogènes à la généralité supérieure et ultime qu’incarne la raison publique. C’est dire si la compétition qui oppose les différentes descriptions candidates à l’assentiment généralisé dont bénéficie in fine la méta-description politique ne ressemble guère à un dialogue coopératif et pacifique. Elle renvoie à la lutte sans merci que se livrent les prédications concurrentes pour s’imposer comme étant le seul et unique système de référenciation socio-politique. La description victorieuse, une fois consacrée comme l’instance ultime qui est habilitée à départager le réel et l’imaginaire, le bien et mal, le juste et l’injuste, peut traiter en toute légitimité ses rivales comme des témoignages déficients, des opinions subjectives ou des idéologies partisanes.

24 Cette tentative de monopolisation de la bonne « version » du monde social est d’ailleurs loin d’être l’apanage des sociétés non démocratiques; bien au contraire, même dans les démocraties politiques où le conflit des interprétations du monde social est érigé en principe de gouvernement, les versions trop discordantes sont systématiquement évincées de la scène publique. Bien qu’une telle éviction prenne souvent la forme abusive d’une « police discursive » qui tente de discipliner la production des significations au profit du pouvoir en place, elle n’en est pas moins une nécessité politique39. En effet, les interprétations du monde social ne peuvent tourner en des versions radicalement disjonctives sans menacer la convergence minimale des différents points de vue individuels, nécessaire à la reconduction de la société. La « guerre des versions » du monde social qui caractérise l’espace politique – que ces versions prennent la forme encore floue des opinions dissonantes, la forme plus affirmée des courants d’opposition ou, plus récemment, la forme rigide des partis – ne peut être viable que si elle préserve le postulat selon lequel il existe bel et bien un monde social. Pour sauvegarder l’« unanimité de principe » qui garantit, par delà les divergences et les conflits situés, la commensurabilité des interprétations du monde social, une méta-description doit donc gagner du terrain sur ses concurrentes40. En confirmant la présomption d’un monde objectif, aussi nécessaire à l’équilibre architectonique de la société qu’à l’équilibre mental de ses membres, elle évite que le sens du monde social ne soit suspendu au conflit radical des interprétations – un conflit synonyme de désagrégation sociale. Grâce à une telle méta-description, l’organisation de la vie en commun ne sombre pas, comme le dit Foucault, dans « l’abîme d’un choix radical » qui laisserait libre cours au jeu hasardeux et arbitraire des dominations41.

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Seule une méta-description politique, en faisant office « d’agent herméneutique centralisateur », est à même de s’opposer à un cynisme incivique qui se baserait uniquement sur la loi du plus fort pour faire passer les valeurs et les règles du hasard à la nécessité42.

25 Dans le cadre nominaliste de la politique, la méta-description qui permet de désamorcer l’imprévisibilité et l’inconstance du lien social et d’imposer les repères du juste et de l’injuste, du bien et du mal, est l’idéologie. Au sein d’une société auto- déterminée qui a remplacé, comme le dit Lefort, « la parole du pouvoir » par « le pouvoir de la parole », l’idéologie doit pallier l’absence des instances extra-sociales qui assuraient la reproduction des sociétés traditionnelles43. Dans une société où, en principe, plusieurs interprétations du monde social sont en lutte pour imposer leur propre version de ce qui est et de ce qui serait souhaitable, elle offre un système global et surtout explicite d’interprétation du monde. Dans cette acception non péjorative, l’idéologie ne renvoie pas à la manipulation mensongère des masses silencieuses. Elle manifeste la vulnérabilité et la fragilité d’une unanimité de principe qui ne peut plus reposer sur la reconduction relativement aveugle de la tradition et doit être garantie par un travail idéologique de « colmatage » de l’être-ensemble. Si l’on suit Lefort ou Castoriadis, dans une société qui serait devenue lucide quant au mode de production endogène de ses institutions, l’idéologie doit conjurer le morcellement de la société en la resignifiant et en la « retotalisant » par un discours politique venu « d’en haut ». En d’autres termes, c’est à l’idéologie qu’incombe le rôle de « centre de gravité narratif » que tenaient autrefois les mythes, la parole de Dieu ou le monarque44. Conformément à sa fonction « architectonique », elle doit hiérarchiser les priorités collectives et restreindre l’éventail des actions et des prédications possibles. En vertu de ce centre de gravité symbolique, la consécration de la société comme étant désormais le seul cadre ontologique de l’existence collective devient logiquement et politiquement viable. En effet, l’idéologie figure, bon an mal an, le point fixe qui permet à la collectivité de se percevoir comme une totalité unitaire : elle exprime l’autorité endogène du Nous qui résulte, on l’a vu, du procès d’auto-transcendance propre aux co-référenciations. Reste à savoir si le Nous ainsi exprimé par la méta-description idéologique répond bel et bien à une configuration dialogique ou si, au contraire, il se caractérise par une organisation hiérarchique dont le modèle dialogique ne suffit pas à rendre compte.

VII. L’expertise politique des significations publiques

26 La perspective dialogique nous a permis d’inscrire dans une société d’allocutaires historiquement située les matériaux nominaux de la construction de leur « intermonde » social et politique. Cela étant, une telle perspective, en misant sur la coopération équilibrée et symétrique des libres participants à un Nous préoccupé, qui plus est, de vérité et de rationalité, tend à une forme d’idéalisation sociologiquement peu crédible. Car appréhendé d’un point de vue plus sociologique, un tel équilibre coopératif est une chimère : la disparité des conditions sociales, politiques et économiques, ainsi que le système de compétences qui leur est intrinsèquement rattaché, le rendent pratiquement impossible. Sans remettre en question les contributions de l’approche dialogique à notre ontologie du politique, il nous faut donc tenter de caractériser quelle peut bien être la teneur du « déséquilibre » coopératif qui

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caractérise la détermination de la « chose » publique – car déséquilibre il y a, y compris dans les dialogues référentiels.

27 Contrairement en effet à ce que postule le mirage coopératiste de l’approche dialogique, tous les individus n’ont pas la même maîtrise linguistique et conceptuelle des significations en usage et ils ne disposent pas du même accès aux entités auxquelles ces significations sont censées référer. Ainsi, la plupart des espèces naturelles sont identifiables par des critères que seuls les experts scientifiques sont capables d’appliquer, conformément à ce qu’Hilary Putnam appelle « la division sociale du travail linguistique »45. Des concepts apparemment anodins, tel « l’eau », ont des propriétés empiriques qui ne peuvent être certifiées que par les paramètres objectifs dont les experts ont la maîtrise – en l’occurrence, la composition moléculaire H2O. Les agents ordinaires, tout en partageant les compétences linguistiques que requiert le cours de la vie quotidienne, délèguent ainsi aux experts la détermination des référents qui leur sont matériellement et cognitivement inaccessibles. Cette délégation, le plus souvent consentie, reconnaît l’autorité de ceux qui ont les moyens de déterminer rigidement les référents des concepts scientifiques dont l’usage commun, en revanche, demeure flou et indécis : seuls les forestiers, par exemple, sont à même de différencier l’« hêtre » d’un « orme »46. Si l’on suit Putnam, les membres ordinaires de la communauté prennent donc acte de la répartition sociale des compétences et reconduisent sans sourciller des significations instituées dont le travail de validation leur échappe.

28 Il reste alors à préciser si cette répartition des compétences, qui autorise et contraint tout à la fois les membres de la communauté à s’en remettre aux spécialistes, touche également les concepts sociaux et politiques. A l’encontre de l’idéalisation dialogique, il semble bien que ladivision du travail linguistique se retrouve également dans la forme d’expertise que constitue la connaissance ordinaire du monde social. Or, une telle division, relativement bénigne pour les espèces naturelles, a des conséquences drastiques sur la fixation conceptuelle et la rigidification linguistique des significations publiques qui meublent l’intermonde social. En effet, dans la mesure où de telles significations déterminent les orientations politiques et structurent le champ de l’expérience collective, tous les membres de la communauté devraient en principe participer à leur fixation. Mais une telle exigence, non seulement démocratique mais grammaticale puisque le Nous de société englobe par définition tous les Je qui le composent, paraît bien compromise par la hiérarchie sociale de la connaissance. Elle paraît d’autant plus compromise qu’elle change de statut lorsqu’elle se déplace du domaine réservé de la science au domaine des faits institutionnels : elle passe de l’exercice légitime de l’expertise, justifié par l’autorité de la compétence, à l’autorité tout court des privilégiés de l’ordre social et politique.

29 Lorsqu’elle touche les concepts sociaux et politiques, la teneur essentiellement épistémologique de la division du travail linguistique dont traite Putnam devient un problème fondamentalement politique : celui de la division du travail social. Les concepts sociaux et politiques, une fois appréhendés dans le cadre d’une « coopération » non seulement structurée mais intéressée, ne peuvent être considérés comme les produits d’une collaboration rationnelle. Ils doivent être rapatriés sous l’égide des intérêts particuliers de tous ceux qui profitent des avantages discursifs et cognitifs de leur position pour orienter les significations en fonction de leur propre vision du monde. Ce détournement intéressé est d’autant plus aisé que la teneur exclusivement

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intentionnelle des concepts sociaux et politiques les prive de toute confrontation avec des entités matérielles. Contrairement aux concepts scientifiques, en effet, de tels concepts ne renvoient pas à des « particuliers de base », c’est-à-dire à des entités observables dont les propriétés spatio-temporelles contraignent la « référence identifiante » dont elles font l’objet47. Les objets notionnels ne pouvant opposer le même type de résistance que les objets matériels aux discours qui les désignent, ils sont totalement perméables aux attributions orientées que leur imposent les prédicateurs politiques. L’autorité politique, si tant est qu’on l’appréhende, avec Keith Baker, comme une « autorité discursive » qui statue sur les interrelations des acteurs sociaux, a donc toute latitude pour exploiter cette perméabilité à son avantage48.

30 En d’autres termes, bien que tous les membres de la collectivité soient en droit de participer à la détermination de « l’objectivité-pour-nous » de leur intermonde, de facto, peu d’entre eux sont conviés à être les véritables experts de la « chose » publique. Même dans une démocratie où la seule parole publique légitime est la parole proférée au nom du public, les mandataires du peuple ont les moyens d’imposer leur propre définition du monde social. Ces moyens, loin de relever du mauvais esprit et des ambitions occasionnelles de ceux qui sont parvenus à s’approprier la volonté générale à leur propre compte, sont pour ainsi dire structurels. Ils sont procurés par l’instance suprême chargée de gérer les prédications originelles du Nous de société : l’Etat. En effet, du point de vue ontologique comme du point de vue normatif, l’Etat est un objet intentionnel démesuré que les co-référenciations collectives, ainsi que leurs objectivations dans des dispositifs institutionnels légaux, militaires et policiers, sont parvenues à stabiliser. En monopolisant l’exercice de la violence légitime au nom de l’arbitraire suprême qu’est la raison d’Etat, il arrête la sélection des candidats illimités à la convention sociale. Autrement dit, l’Etat, qui est par définition l’émanation de haut-niveau du Nous de société, bénéficie de tous les avantages de l’auto- transcendance. Tout en restant formellement tributaire de la puissance intentionnelle du Peuple en tant qu’entité fictive, idéelle dont il est tout à la fois l’incarnation et la représentation, il s’autonomise du peuple concret et lui impose en toute légitimité ses décrets. Une fois scellée par « la bouche artificielle du droit », « la souveraineté nominale » de l’Etat, même si elle n’est ontologiquement qu’une construction conventionnelle, tend à prendre la forme d’une « tyrannie légale »49. L’Etat, devenu candidat hors jeu dans la guerre des versions qui opposent les candidats au pouvoir, est à même de remplir la fonction herméneutique ultime que constitue l’imposition de la bonne interprétation du monde social. Car l’autorité devenue tierce de l’Etat lui permet de court-circuiter la nature allocutive et dialogique des référents collectifs et de leur conférer le statut délocutif des « vérités » publiques que chacun est tenu de connaître.

31 Les professionnels de la prédication politique que sont les hommes d’Etat, tout en prétendant porter la parole du Peuple, s’improvisent ainsi les porteurs d’une vérité qu’ils seraient seuls habilités à proférer. Ces « porteurs de vérité », une fois consacrés ou auto-consacrés comme les délégués du Peuple, sont les nouveaux piliers de l’étrange métaphysique politique qui permet de convertir les « mots » de quelques-uns en des « choses » pour la plupart. Ils deviennent, peu ou prou, les « méta-experts » de l’objectivité socio-linguistique qui procure aux membres d’une communauté leurs termes de référence. Les « experts » politiques, en s’intronisant les délégués à l’élaboration des référents et des normes communautaires, ont toute latitude pour revêtir leurs intérêts particuliers de la légitimité de l’intérêt général. C’est précisément à la croisée de cette traduction fallacieuse des intérêts particuliers en un intérêt

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général qu’intervient le travail minutieux de l’idéologie. Une idéologie comprise, cette fois, non dans le sens neutre et intégratif de la méta-description chargée de suppléer à l’absence des religions et des mythologies, mais dans le sens péjoratif d’une instance manipulatrice au service de la domination.

VIII. L’idéologie ou la politique de la vérité

32 La méta-description politique, on l’a vu, a un statut nostrologique : elle est l’émanation, provisoire et relativement stabilisée, du conflit des interprétations qui divisent et rassemblent tout à la fois les membres de la collectivité. Mais lorsqu’elle occulte sa dimension prédicative de point de vue pour s’imposer comme un discours légiférant qui paraît n’être le discours de personne, qui est émis de nulle part et qui s’offre, par là même, à tous, elle se fait purement et simplement idéologie50. Car, paradoxalement, le vrai gagnant du conflit politique des interprétations est celui qui réussit à occulter son statut de prédicateur. En présentant son point de vue comme étant le témoignage objectif et naturalisant de la vérité intrinsèque des événements, il évite une mise en perspective subjective qui dégage, par définition, de multiples possibilités de contestation. Or, les prédications idéologiques, en occultant leur position située pour se prétendre les porte-voix de l’universel, transgressent la nature argumentative du langage politique. En effet, le principe de la politique repose, comme le dit Hannah Arendt, sur la doxa, sur l’opinion, bref sur que les hommes peuvent changer au gré de leur seule volonté, et non sur l’épistémé, la science ou la vérité51. Alors que la démocratie suppose que tous les citoyens ont la possibilité d’atteindre une doxa correcte et que personne ne possède une épistémé des choses politiques, l’idéologie prétend produire une véritable science du politique 52. La vérité bénéficie d’une infaillibilité de principe qui est nécessairement tyrannique, car elle est précisément ce qu’il n’est pas possible de changer, fût-ce au terme d’un échange argumenté. Lorsque la politique est revêtue des oripeaux fondamentalement apolitiques de la vérité, le dissident tend à être traité comme celui qui ose prétendre que 2+2 =5, c’est-à-dire comme un ignorant à rééduquer, un fou à soigner ou un idiot à écarter53.

33 La politique de la vérité qui régit l’idéologie dans sa version « distordante » revient donc à dénaturer l’action politique, qui est une action essentiellement nominale à laquelle sont en principe conviés tous les participants au Nous collectif. Une fois la description légitime du monde social monopolisée par les méta-experts des significations publiques, le peuple, par définition inexpert, se voit interdit toute possibilité d’intervention politique. Car les experts disposent d’un avantage déterminant par rapport à la masse « impensante » et laborieuse que constitue la « démocrassouille »54. Ils disposent d’emblée, comme le dit Bourdieu, de « la position de survol » propre au point de vue général – qui est aussi celui « du général » – de ceux qui sont « mandatés pour produire un point de vue qui est reconnu comme transcendant par rapport aux points de vue singuliers (...) »55. Les maîtres des vérités publiques, au nom de leur prétendue expertise, s’approprient ainsi à leur propre compte ce que Michaël Bakhtine appelle « l’activité mentale du nous »; ils s’intronisent les « architectes » d’un édifice idéologique dont les membres ordinaires ne sont plus que les « locataires »56. Les opinions particulières des prédicateurs idéologiques, une fois transformées en une vérité pour tous par une universalisation forcée, ne peuvent plus tolérer les interprétations divergentes. L’expertise de la prétendue essence des

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institutions est désormais réservée aux « Maîtres de la signification » que sont les Idéologues (hommes d’Etat, journalistes, juges, enseignants, etc) – des maîtres qui trônent, si l’on suit Castoriadis, bien au-dessus du « Maître de la violence légitime »57. Les idéologues, en présentant leur prédication particulière comme étant l’expression même de la Vérité et de l’intérêt général, imposent la description enchantée, esthétisante, bref, faussement désintéressée, d’un monde social qui serait enfin débarrassé du conflit objectif des intérêts. En annexant peu ou prou la structure temporelle des événements historiques et l’imprévisibilité des libertés particulières à une prédication supérieure, ils expriment le fantasme de la toute-puissance nominale d’un pouvoir qui rêve de créer, sous le seul effet de la politique, une réalité commune. La perte du principe de réalité et le rétablissement d’une « société sans histoire » au sein même de la société historique est donc le prix à payer de la méta-description idéologique : « Meurs et deviens une institution », voilà la malédiction qu’elle impose à la réalité individuelle et collective58.

34 L’aspiration à un tel pouvoir performatif, aussi absolu qu’instantané, est une forme tendanciellement pathologique de la prédication politique. Dans son acception « noble », en effet, la prédication politique, tout en hiérarchisant l’importance et la visibilité des différents aspects de la totalité sociale, reste orientée vers l’intérêt général et le bien public. Dans son acception intéressée et instrumentale, en revanche, elle n’est plus orientée vers le bien-être des citoyens; elle érige artificiellement et implicitement une des parties du Nous collectif en totalité de référence. Si l’on reprend ici les termes de Jon Elster, l’idéologie est donc bien « le tout compris selon la logique de la partie »59. Elle constitue une prédication métonymique qui exploite la division du travail linguistique et social au profit d’une minorité d’experts. Ces experts, tout en se prétendant l’émanation du Nous de société et en dissimulant, par là même, leur statut de prédicateurs, exploitent le pouvoir ontologique de la collectivité au profit de leurs seuls intérêts particuliers. Leurs prédications, restreintes à un point de vue et à un contexte de description socialement et politiquement situés, usurpent « l’universel particulier » que constitue la communauté dans son ensemble. Et pourtant, de telles prédications, même si elles sacrifient au sociocentrisme d’un groupe de particuliers, peuvent continuer, grâce aux « lois de la réfraction idéologique », à se réclamer de « l’activité mentale du nous »60. Tout en imposant leurs propres interprétations, intéressées et particulières, du monde social, elles parviennent à tisser les fils sémantiques qui servent de trame à toutes les relations sociales. C’est cette curieuse universalisation qui scelle la réussite suprême de l’idéologie.

Conclusion

35 Nous avons vu, tout au long de ce parcours, que le nominalisme qui accompagne l’avènement de la politique démocratique a libéré l’histoire et le monde social des entités occultes qui les tenaient prisonniers. Il a ainsi dévoilé au grand jour le secret des institutions : loin d’être le fruit du déploiement anhistorique d’une téléologie supérieure, elles sont sans essence 61. Dans ce nouveau cadre, potentiellement émancipateur, la cohésion de la communauté repose désormais explicitement sur les accords dialogiques, les objets notionnels et les descriptions convergentes qui font du monde social un monde commun. Lapolitique peut être ainsi décrite comme le procès explicite de co-référenciation par lequel le Nous de société détermine et hiérarchise les

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objets intentionnels communs qui lui permettront, en retour, d’exister comme une totalité supérieure aux parties qui la composent. Ce Nous, toutefois, n’a pas la configuration égalitaire et coopératiste qui caractérise les dialogues référentiels désintéressés de la vie ordinaire : il est structuré par une division interne du travail linguistique et social qui réserve à un petit nombre d’élus l’expertise et la détermination des significations publiques. L’appropriation de la prédication nostrologique, c’est-à-dire de la méta-description du monde social à laquelle tous les membres du Nous de société doivent consentir, devient alors l’enjeu politique par excellence. Les experts des méta-descriptions politiques que sont les idéologues tendent à transformer cette appropriation en monopolisation, notamment en dissimulant le statut prédicatif, et donc intentionnel et situé, de leurs discours sous la vérité prétendue de leurs décrets. Ces porteurs de vérité, en prétendant faire de leurs désirs une réalité et de leurs vertus une nécessité, manifestent l’imposture d’un Nous particulier, privé de la légitimité d’un Nous véritablement collectif.

36 On pourrait arguer que notre définition de la et du politique comme étant un procès collectif de co-référenciation, dûment chargé de maintenir l’unité minimale de la société et d’assurer la félicité publique, est par trop « descriptiviste » et langagière. En effet, leur caractérisation en termes d’interprétation et de co-référenciation semble faire peu de cas des actions, des institutions et des autorités qui les incarnent. Mais cette caractérisation quelque peu flottante est essentiellement due au cadre ontologique que nous avons adopté ici : ce dernier suspend par définition la question de la réalisation factuelle des prédications politiques. Bien évidemment, dans la société empirique, les « vérités » publiques et les credos idéologiques n’épuisent aucunement la raison politique : celle-ci prend corps dans les luttes de classe, les intérêts économiques et les actions partisanes comme dans la raison ordinaire des expériences vécues et des usages établis sans lesquels elle ne serait, littéralement, qu’une langue morte. La méta-description politique, tout en ayant ontologiquement la puissance intentionnelle de créer de toutes pièces un espace commun de référence, compose pratiquement avec les mœurs, les normes et les structures qui meublent d’ores et déjà le monde social. D’une certaine manière, il faudrait donc prendre au pied de la lettre la notion même de méta-description politique. Comme toute description, elle est la description de « quelque chose » – un « quelque chose » avec lequel elle doit imaginer des accommodements puisqu’il s’agit du système, devenu largement anté-prédicatif et donc implicite, des mœurs établies, des préjugés tacites et des pratiques routinières. Le sens en circulation dans les prédications politiques en quête de nouveaux référents publics n’est que le sommet, constamment renégocié, de « l’iceberg social » que constitue le sens provisoirement « congelé » de l’« objectivité-pour-Nous ».

37 Notre approche ontologique du politique n’évite pas seulement, me semble-t-il, la critique de descriptivisme, mais aussi celle de réductionnisme et d’individualisme. En effet, l’existence des faits sociaux et politiques étant ramenée sous les auspices d’un Nous qui est non seulement indécomposable mais structuré, les institutions ne peuvent être réduites au résultat provisoire d’un contrat établi par une assemblée d’individus. Le Nous au principe des institutions, loin d’être un sujet collectif pluriel qui ne serait que l’agrégation des Je qui le composent, dépasse logiquement la somme de ses membres. En vertu de sa structure interne, de son auto-transcendance et de son objectivation dans des dispositifs publics, il constitue une instance politique concrète qui a ses propres lois et son propre pouvoir d’action. Ainsi, le Nous de la communauté,

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qu’il prenne la forme empirique de l’Etat-nation, de la majesté royale ou des porte- parole du Public, peut déclarer la guerre, signer un traité, refuser des accords commerciaux, défendre un idéal commun, etc.62 Soumis par définition à l’autorité de ce Nous, les particuliers n’ont pas les moyens cognitifs et politiques de lui opposer une interprétation alternative ou une expérience idiosyncrasique. Car contrairement à ce que suggère Searle, l’ontologie subjective des institutions n’est pas une ontologie à la première personne du singulier, mais à la première personne du pluriel. Loin d’être réductibles à l’autorité à la première personne des opinions, des actions ou des impressions individuelles, les institutions s’imposent comme des réalités factuelles sur lesquelles les actions individuelles sinon collectives n’ont plus prise63.

38 C’est dire si la première étape de notre enquête ontologique, qui a privilégié la face prédicative des faits sociaux et politiques, doit être suivie par une deuxième étape, qui constitue par ailleurs l’ordinaire de la démarche sociologique : celle qui consiste à rendre compte de la face obligeante des prédications nostrologiques. Les objets intentionnels communs que produisent ces dernières, une fois soutenus par des rapports de coopération, d’autorité et d’expertise, et réifiés dans des dispositifs institutionnels, acquièrent une consistance objective. Ainsi transformés en des faits institutionnels, ils se présentent à tous les membres de « l’entre-nous » comme étant dotés de l’apparence objective d’une chose en soi. A mon sens, cette étrange « chosification » constitue le cœur même de l’ontologie politique – une ontologie qui se propose de reprendre à nouveaux frais les fondements de la res publica64.

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NOTES

1. P. van Inwagen « The Nature of Metaphysics » in S. Laurence & C. Macdonald (éd.) Contemporary Readings in the Foundations of Metaphysics, Oxford/Massachusetts, Blackwell, 1998, pp. 11-21. 2. Sur cette notion essentielle d’engagement ontologique, voir W.V.O. Quine Le mot et la chose, Paris, Flammarion, 1977, ainsi que W.V.O. Quine « On What There Is » in S. Laurence & C. Macdonald (ed.) op. cit., pp. 32-45. 3. C. Lefort, Les formes de l’histoire. Essais d’anthropologie politique, Paris, Gallimard, 1978. C. Castoriadis, Domaines de l’homme. Les carrefours du labyrinthe II, Paris, Seuil, 1986. 4. Lefort, op. cit. 5. C. Lefort, « Penser la révolution dans la Révolution française », Annales, n°2, 1980, p. 349 et sq. 6. Il nous faut préciser ici que le nominalisme est une dénomination qui se suffit rarement à elle- même; il se décline la plupart du temps accompagné d’un qualificatif qui précise son acception, tels que nominalisme scientifique, nominalisme empiriste, nominalisme logique, nominalisme social ou politique, etc. C’est à ce dernier que nous faisons allusion : il renvoie à l’idée que les institutions ne sont pas a priori antérieures ou supérieures aux individus singuliers qui les constituent. Tout en prenant un tel cadre comme notre point de départ, notre but n’est aucunement d’arriver à la conclusion que les institutions sociales et politiques ne seraient que de simples noms ou des manières commodes de parler. Il est plutôt de montrer pourquoi les entités sociales et politiques, bien que nominales, bénéficient bel et bien d’une forme de réalité irréductible. Sur le nominalisme et ses multiples versions, voir Jean Largeault, Enquête sur le nominalisme, Paris/Louvain, Nauwelaerts, 1971, ainsi que C. Panaccio, Les mots, les concepts et les choses. La sémantique de Guillaume d’Occam et le nominalisme aujourd’hui, Montréal/Paris, Bellarmin/ Vrin, 1991. 7. Le terme « intentionnel » renvoie à la propriété générale des états mentaux, tels que croyance, désir, intention, motif, volonté, etc. La notion d’intentionnalité, très utilisée en philosophie analytique, est plus riche que la notion quelque peu statique de « mental » car elle exprime la relation fondamentale de l’individu au monde qui l’entoure et constitue donc la marque distinctive du monde mental et social par rapport au monde physique. La notion d’intentionnalité désigne la capacité qu’a un être humain de renvoyer à quelque chose qui se

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situe en dehors de son esprit, la possibilité de penser ou de parler à propos d’un objet ou encore de se représenter « dans la tête » un référent même en l’absence de celui-ci. La pensée d’un individu est donc nécessairement intentionnelle, car elle se réfère à un état du monde, réel ou imaginaire, qui attire son attention et devient par là même son « objet intentionnel ». Sur cette notion d’intentionnalité, voir notamment J. Searle, L’Intentionalité. Essai de philosophie des états mentaux, Paris, Minuit, 1985 etR. Chisholm, « Intentionality », in The Encyclopedia of Philosophia, New York, Macmillan, 1972. 8. A cet égard, notre démarche se distingue d’une conception holiste a priori, comme celle de Vincent Descombes : celle-ci, en insistant sur la matrice primordiale de pré-jugements et de pratiques que l’enfant a « avalé » au cours de son apprentissage, constitue essentiellement une théorie de la reconduction des institutions – une théorie qui, aussi intéressante soit-elle, ne peut guère rendre compte de la création des institutions ou du changement socio-historique. Cf V. Descombes, Les Institutions du sens, Paris, Minuit, 1996. 9. Cf. I. Hacking, The social construction of what ?, Cambridge/London, Harvard University Press, 1999. 10. Notre démarche, en insistant sur la différence ontologique, s’oppose à de nombreuses formes de constructivisme qui tendent à rapatrier les sujets et les objets dans un même univers artificiel et, ce faisant, à étendre à l’infini la juridiction du langage et de l’esprit. Pour la fameuse « ontologie à géométrie variable » de Bruno Latour, par exemple, le monde est enveloppé dans des « faits » qui ne sont que les conséquences relativement stables des classifications, des instrumentations et des accords convenus par l’intermédiaire desquels nous les construisons : du coup, la seule « matière » des sciences serait celle des « manières de faire ». Cette démarche, par ailleurs fort cohérente, n’est toutefois pas sans soulever quelques embarras, tout au moins dans le cadre qui est le nôtre : en amalgamant faits sociaux et faits bruts dans une même chaîne de construction qui ne varie que par sa longueur et par le mode de lestage de ses maillons, elle annule purement et simplement l’enquête ontologique. Voir entre autres Bruno Latour, Petite réflexion sur le culte moderne des dieux faitiches, Paris, Ed. des Empêcheurs de tourner en rond, 1996. 11. J. Searle, « Intentionalistic Explanations in the Social Sciences », Philosophy of the Social Sciences, vol. 21, 1991, n°3, pp. 331-344. 12. Nous reviendrons sur la nature de cet accord. Précisons toutefois d’emblée que la conception de Searle, aussi intéressante et commode soit-elle, tend à privilégier une conception volontariste et instrumentale des institutions qui ne sera aucunement la nôtre. Son exemple favori de l’institution est le concert de musique : ce dernier est le produit des volontés individuelles, qui unissent provisoirement leurs contributions et leurs capacités pour réaliser un but commun, en l’occurrence un concert. Tout en reprenant à notre compte l’essentiel de son argument, c’est-à- dire la dimension ontologique, nous défendrons une conception tout à fait différente du Nous au principe des institutions. On le verra, le Nous en question, loin d’être suspendu à une alliance volontaire et égalitaire, se caractérise par une structure interne hiérarchique et une autonomie d’action qui lui permettent « d’échapper » aux membres qui le composent. 13. Sur ces processus de co-référenciation, voir F. Jacques, Dialogiques I. Recherches logiques sur le dialogue, Paris, PUF, 1979. 14. Précisons ici que l’approche dialogique de la communication que propose Jacques diffère nettement de la théorie de l’agir communicationnel de Jürgen Habermas qui met en scène « un jeu de langage idéal » censé être, par un étrange retournement, la condition de possibilité de tous les jeux de langage réels. Ce faisant, il occulte quelque peu la construction ordinaire des mondes à laquelle contribuent sans relâche les procédures du langage quotidien. Ce sont précisément ces procédures qui intéressent Jacques. Cf. F. Jacques, Dialogiques II. L’espace logique de l’interlocution, Paris, PUF, 1985, p. 375 et sq. 15. F. Jacques, Dialogiques I. Recherches logiques sur le dialogue, Paris, PUF, 1979, p. 137. Voir aussi F. Jacques, Différence et subjectivité. Anthropologie d’un point de vue relationnel, Paris, Aubier, 1982.

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16. Jacques (1979) p. 226. 17. Jacques (1979) p. 101 18. Jacques (1979) p. 162. A cet égard, le cadre épistémique de la recherche d’informations constitue un bon exemple : dans des questionnements tels que « qui est le roi de France au XVe siècle ? », « quelle est la racine carrée de 198 ? » etc., le référent est déjà fixé par l’observation, la mémoire cumulative, la démonstration ou le calcul, ce qui rend l’enquête dialogue totalement superflue. 19. Jacques (1979) p. 195 20. Il est à noter ici que l’on parle de « communautarisation » et non de « pluralisation », car les individus, loin de rester des identités distinctes provisoirement associées, se retrouvent inextricablement imbriqués dans un Nous qui les subsume sous une identité commune. 21. Jacques (1979) p. 337 22. Jacques (1979) p. 257 23. J.-P. Dupuy, Introduction aux sciences sociales. Logique des phénomènes collectifs, Paris, Ed. Marketing, 1992. 24. D. Dennett, La stratégie de l’interprète. Le sens commun et l’univers quotidien, Paris, Gallimard, 1990, notamment pp. 229-266. 25. Les expressions entre guillemets sont de Descombes (1996), p. 79. Selon Descombes, l’ensemble des significations à la fois intentionnelles et impersonnelles forme un espace commun de référence bien réel, celui des usages établis. Cet espace commun assure la convergence des visées intentionnelles, car il est « ce à propos de quoi » les membres d’une société donnée sont susceptibles de parler, de penser ou de croire. 26. Ce néologisme « nostrologique », qui vise à désigner le Nous par analogie à la validation « égologique » du Je, est un peu barbare mais très parlant; il a été proposé de manière informelle par Kevin Mulligan dans plusieurs de ses interventions orales. D’un point de vue ontologique, il a l’avantage d’expliciter la teneur collective de l’instance de validation qui permet de créer des significations nouvelles et de fonder, à terme, des institutions. 27. Les exemples pertinents sont bien entendu innombrables. Par exemple, l’analyse que fait Oleg Kharkhordin de l’invention moderne de l’Etat pourrait très bien se prêter à une interprétation en termes de co-référenciation. En effet, il montre comment l’Etat a peu à peu conquis le statut d’un sujet d’action extrêmement puissant, d’une entité quasi mystique que personne ne voit mais dont chacun présume l’existence. O.Kharkhordin « What is the state ? The Russian concept of Gosudarstvo in the European context », History and Theory 40, 2001, pp. 206-240. 28. J. Widmer, « Langues et configurations de l’espace public » Hermès, 19, 1996, pp. 225-239 29. Nous privilégions ici l’acceptation anglo-saxonne de « l’épistémologie », qui renvoie à l’étude générale des modes possibles de la connaissance, de la logique et des caractéristiques des différents types de savoir existants. Nous ne renvoyons pas à son acceptation française qui désigne, quant à elle, la réflexion plus spécifique sur l’histoire, les méthodes et les résultats des sciences. 30. J. Searle, The Construction of Social Reality, Allen Lane, The Penguin Press, 1995. 31. L’expression est d’Hilary Putnam, Raison, vérité et histoire, Paris, Minuit, 1984, pp. 66-68. 32. Sur le langage comme « méta-institution », voir Louis Quéré, « L’herméneutique constitue-t- elle un paradigme pour la sociologie ? », Problèmes d’épistémologie en sciences sociales, t. 1, Paris, EHESS-CNRS, 1984. 33. Seule la citation est de J. Guilhaumou, La langue politique et la Révolution française. De l’événement à la raison linguistique, Paris, Méridiens Klincksieck, 1989, p. 15. 34. Pour une présentation très claire de ces notions, cf. P.F. Strawson, Les individus, Paris, Seuil, 1973. 35. Lefort (1978) op. cit.

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36. Sur les prédications originelles, voir Oswald Ducrot, Les mots du discours, Paris, Minuit, 1980, pp. 57-92. Les prédications originelles sont différentes des prédications secondes, qui se contentent de rappeler les descriptions antérieures déjà accomplies dans le passé (par exemple, « ce discours a été très critiqué »); en effet, les prédications originelles effectuent ou se présentent comme si elles effectuaient des attributions nouvelles qui sont constitutives hic et nunc de la réalité qu’elles qualifient ( « j’ai trouvé que son discours était très orienté »). 37. Compte tenu de l’ontologie subjective et de la dimension artefactuelle qui caractérisent les faits sociaux et politiques, nous utilisons pour l’instant les notions de description, d’interprétation et de prédication politiques comme étant équivalentes entre elles. En effet, elles renvoient toutes à la définition-détermination du monde social : dans la mesure où il n’existe pas de réalité sociale et politique indépendante des significations que lui confère une communauté donnée, la distinction, tout au moins a priori, entre la description de « ce qui est » et l’interprétation de ce que pourrait signifier « ce qui est » n’a pas de sens. 38. V. Descombes, « Philosophie du jugement politique », La Pensée politique, n° 2, Seuil-Gallimard, 1994, pp. 131-157. 39. M. Foucault, L’ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971. 40. M. Pollner, Mundane Reason, Cambridge University Press, Cambridge, 1987. Cette unanimité principielle évite que le conflit des interprétations ne prenne la forme radicale d’une « guerre des mondes » qui mettrait en jeu, comme le suggère Nelson Goodman, des réalités totalement incompatibles. N. Goodman, Manières de faire des mondes, Nîmes, Ed. Jacqueline Chambon, 1992. 41. Foucault, « Nietzsche, la généalogie, l’histoire », in Hommage à Jean Hyppolite, Paris, PUF, 1971, pp. 145-172. 42. Cette formule est de Olivier Cayla, « Droit », in M. Canto-Sperber (dir.) Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, Paris, PUF, 1996, pp. 439-446. 43. Lefort (1980) p. 349 44. Sur cette notion de centre de gravité narratif, qu’il utilise quant à lui à l’échelle de la conscience individuelle, voir D.Dennett, « Comment nous tissons notre moi », in H. Grivois et J.-P. Dupuy (dir.) Mécanismes mentaux, mécanismes sociaux. De la psychose à la panique, Paris, La Découverte, 1995, pp. 147-166. 45. Sur la « division du travail linguistique », cf. Hilary Putnam, « The meaning of meaning », in Mind, Langage and Reality, Cambridge, Cambridge University Press, 1975, pp. 215-271. 46. Putnam (1975) op. cit. 47. Sur la notion de « référence identifiante », réservée aux « particuliers » de base, c’est-à-dire aux entités spatio-temporelles publiquement observables, comme les choses et les personnes, cf. Strawson (1973) op. cit. 48. K.M. Baker, Au tribunal de l’opinion. Essais sur l’imaginaire politique au XVIIIe siècle, Paris, Payot, 1993, p. 14. 49. L’Etat prend cette forme dans sa version absolutiste comme dans sa version démocratique. A ce propos, cf. Cayla (1996) p. 336. 50. Lefort (1978) p. 251 51. H. Arendt, La crise de la culture, Paris, Gallimard, 1972, notamment pp. 305-336. 52. Castoriadis (1990) p. 285. 53. Joseph Gabel, La fausse conscience. Essai sur la réification, Paris, Minuit, 1962. 54. Sur l’analyse des processus anti-démocratiques inhérents à la démocratie, cf. G. Duprat, « Introduction », in G. Duprat (dir.) L’ignorance du peuple. Essais sur la démocratie, Paris, PUF, 1998, p. 1-16. 55. P. Bourdieu, La distinction, Paris, Minuit, 1979, p. 520, P. Bourdieu, Choses dites, Paris, Minuit, 1987, p. 148. 56. Mikhail Bakthine, Le marxisme et la philosophie du langage, Paris, Minuit, 1977, p. 31.

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57. Castoriadis, Le monde morcelé. Les carrefours du labyrinthe III, Paris, Seuil, 1990, p. 123. Rappelons ici que le programme originel des Idéologues du 18ème sc. consistait précisément à développer une science naturelle et rationaliste des idées, visant à transformer les comportements humains en un domaine d’expertise. Une telle science des idées se donnait pour objectif la constitution, la rigidification et l’expertise des pensées. Cf A.Destutt de Tracy, Eléments d’idéologie, Paris, Vrin, 1979. 58. La première citation est de Lefort (1978) p. 296. La seconde de Bourdieu (1987) p. 193. 59. Jon Elster, « Un historien devant l’irrationnel. Lecture de Paul Veyne » Information sur les sciences sociales, 19, 1980, n° 4-5, p. 790 60. Bakhtine (1977) p. 34 61. Foucault (1971) « Nietzsche, la généalogie, l’histoire », p. 148. 62. V. Descombes, « A propos de la ‘critique du sujet’ et de la critique de cette critique », Cahiers Confrontation, n° 20, 1989, pp. 115-129. 63. Pour les conséquences d’une telle approche sur l’analyse des phénomènes dits à la première personne, je me permets de renvoyer à mon article « Esprit, es-tu là ? Le sociologue et l’autorité de la première personne », Information sur les Sciences Sociales/Social Science Information, vol.38, 1999, n° 2, pp. 203-248. 64. La préparation de cet article a eu la chance de bénéficier du soutien financier du Fonds National de la Recherche Scientifique Suisse, dans le cadre du programme « Demain la Suisse », bourse n° 84SP-056189.

RÉSUMÉS

Le politique est généralement conçu comme l’ensemble organisé des procédures nécessaires à l’élimination ou à la résolution des conflits qui opposent les intérêts particuliers et l’intérêt général, les individus et la cité. L’enquête ontologique, conformément au cadre analytique qui est le sien, fait d’une telle assomption son objet d’investigation principale. Elle se penche sur les processus formels qui transforment des particuliers hétérogènes en un Nous relativement homogène et des élaborations linguistiques en des institutions contraignantes. Le but de cet article consiste ainsi à montrer, étape par étape, que la double conversion des faits sociaux en « choses » publiques et des individus en agent collectif constitue l’essence même du politique.

AUTEUR

LAURENCE KAUFMANN Institute for Social Research University of Michigan 426 Thompson str. PO Box 1248 Ann Arbor, MI 48106 USA

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Histoire, philosophie et sociologie des sciences

Giovanni Busino

1 La richesse et l’originalité des communications réunies dans ce volume lancent un défi impossible à celui qui prétendrait en ébaucher une synthèse. Un compte rendu des discussions que ces communications suscitèrent est également irréalisable. Pour saisir l’ardeur des débats, pour décrire les états d’esprit, les émotions, les rapprochements, les heurts, les alternances de passion et d’indifférence, les oppositions et les convergences, il aurait fallu établir un récit historique, esquisser une analyse sociologique, ce qui aurait exigé du temps, de la distance et du talent.

2 Étant donné que l’organisateur du colloque en est totalement dépourvu, il se limitera en conséquence à porter un regard fugace sur les traits majeurs dégagés par les communications et les débats dans les tendances actuelles de la recherche. Il le fera en énumérant quatre séries de remarques qui sont le produit d’une lecture personnelle et expéditive de contributions ici réunies. Par ailleurs, celles-ci se prêtent bien à cet exercice puisqu’elles sont assez diverses pour susciter des interrogations et suffisamment ouvertes pour rendre celles-ci possibles.

3 Les travaux ici réunis peuvent être regroupés autour de quatre thèmes principaux: 1. La connaissance; 2. Le réalisme et le constructivisme; 3. L’objectivité; 4. La crise et/ou la recomposition des études sur les sciences.

4 Le lecteur indulgent et les auteurs des textes pardonneront, on l’espère, la manière, télégraphique et assertorique, de traiter ces quatre points.

1. La connaissance

5 Nous disions jusqu’ici qu’elle était constituée par les actions non du sujet psychologique individuel mais du sujet épistémique sur le réel. Ce sujet épistémique dont les coordinations générales des actions dérivent de l’universel de l’organisation biologique, représente, selon la terminologie de Jean Piaget, tout ce qu’il y a de commun à tous les sujets d’un même niveau de développement. Les cognitivistes (matérialistes,

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éliminationnistes, physicalistes, fonctionnalistes), à leur tour, ont ancré la connaissance dans les neurones et dans la phylogenèse, c’est-à-dire dans le biologique, ou la ramènent aux modèles du traitement intelligent de l’information, c’est-à-dire à l’approche computationnelle, et font ainsi de l’intelligence artificielle le modèle de l’intelligibilité de la connaissance.

6 Pour connaître, ce sujet universel ou épistémique doit construire ou reconstruire l’objet de la connaissance, saisir les mécanismes de cette construction, les produire en pensée, reconstituer le mode de production d’un phénomène, d’un événement, d’une action avec des catégories qui structurent ce qu’il y a de commun à tous les sujets.

7 Les recherches sur ces catégories qui structurent les pensées, qui modèlent les conceptions de l’argumentation et de la preuve, qui organisent les pratiques scientifiques, qui certifient les formes d’explication et qui dotent chacune de ces activités d’une signification symbolique et d’une valeur affective, ces très nombreuses recherches n’ont pas résolu tous les problèmes encore ouverts. Mieux, elles en ont soulevé d’autres. Par exemple, peut-on se passer du sujet psychologique qui est à la fois l’agent et le destinataire de l’intelligibilité de la connaissance? L’analyse du sens et des représentations a mis en évidence les différences entre la connaissance sociale, les connaissances dites ordinaires (pratiques, procédurales, déclaratives, de sens commun, d’arrière plan) et la connaissance scientifique, les normes et les critères permettant la séparation de ces deux formes cognitives et le rapport au sens que la connaissance a pour le sujet.

8 Au cours de ces dernières décennies, Bloor, Barnes et puis – dans une perspective plus radicale – Latour ont abordé ces problèmes en revendiquant tour à tour une théorie de l’action scientifique, en élaborant une critique de l’orthodoxie scientiste, en établissant des inventaires des multiples manifestations des objets des sciences et en répétant que la rationalité et l’objectivité sont des notions équivoques. Ils ne sont pas parvenus à libérer ces problèmes de la circularité logique qui les affecte, ni même à distinguer les moyens d’une connaissance scientifique de son objet ou encore à élaborer des modèles permettant de surmonter les difficultés. Cependant, ils ont lancé un défi embarrassant à la fois aux pratiques de recherche et aux manières de les formaliser et de les communiquer.

9 Pour relever ce défi, faut-il naturaliser toutes les sciences, puisque toutes les opérations cognitives humaines reposent, au final, sur des mécanismes biologiques et évolutionnaires? Ou bien présumer qu’il n’y a aucune différence entre les connaissances ordinaires et la connaissance scientifique mais seulement des écarts causés par l’extension du domaine connu, par les particularités des procédés et des modes de confirmation, par les degrés d’affranchissement des déterminations naturelles et sociales, par l’ajustement de l’intensité des contraintes normatives?

10 Si la preuve est la seule pierre de touche de la connaissance objective et rationnelle, si l’intelligibilité dérive des critères épistémologiques de l’explication, alors pour valider les expériences sociales, pour éradiquer les préférences individuelles, il faut passer obligatoirement par les catégorisations, les typifications, les taxinomies, par le langage public. Dans ce cas, il est inévitable de couvrir les relations du sujet à la connaissance, ses croyances, ses convictions, ses intuitions, en bref les dimensions subjectives, à la fois cognitives et vécues, de sa participation à la construction de la connaissance, de la compréhension, de l’intelligibilité.

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11 Rendre compte de la complexité des activités cognitives, sans substituer à la question de la vérité celle du dire vrai, à la souveraineté de la raison universelle la discontinuité des figures de la rationalité, oblige à présumer que la rationalité a partie liée avec la croyance, l’intuition, la conviction, à donner une place, un statut, au sujet connaissant.

12 La communication de Chevalley reformule autrement cette problématique et ouvre des perspectives nouvelles à la théorie du sujet, à la connaissance en tant que processus de fabrication du soi, en tant que technique pour nous constituer en sujets de nos actes, pour nous ré-enseigner la puissance d’agir, de sentir, de promettre. Le sujet que la sociologie récente des sciences définit de façon formelle et abstraite débouche sur une connaissance où il n’y a que des controverses, coups bas, compromis abjects, compétitions pour les financements et pour les honneurs. Un sujet s’inventant lui- même, une connaissance comme processus de fabrication du soi, feraient de la communauté scientifique un lieu où des individus acceptent les mêmes modes perceptifs, les mêmes formalismes, les mêmes grandes stratégies interprétatives et peuvent ainsi communiquer leurs expériences dans un langage non amphibologique. C’est l’accord intersubjectif entre des individus à établir la connaissance objective.

13 La communication de Jacob apporte d’autres matériaux utilisables pour repenser la théorie du sujet. Après avoir défini l’intentionnalité (croyances, jugements) comme «une représentation mentale d’un état de choses ayant conjointement un contenu conceptuel et une condition de vérité», Jacob affirme qu’«une pensée possède un contenu conceptuel complexe qui dépend du contenu des concepts dont elle est formée et de sa structure logique» et qu’il y a des représentations mentales et non mentales. Est-ce que l’intentionnalité, la pensée conceptuelle, la possession des concepts trouvent leur source dans l’appartenance à une communauté? Sont-elles des activités ou des processus sociaux? La réponse, après une analyse fort subtile des deux thèses (l’intentionnalité est intrinsèquement normative, l’intentionnalité est intrinsèquement sociale), est nette: «…, je répudie l’affirmation selon laquelle l’intentionnalité réside dans le pouvoir de représenter ce qui doit être – le devoir être – par opposition à ce qui est. La sémanticité n’est pas intrinsèquement normative. »

14 Ces recherches, ainsi que les travaux de Pierre Livet sur les émotions et sur les passions, nous obligent à repenser l’activité du sujet, la réversibilité de ses actions et de ses intuitions ainsi que les mécanismes opératoires indispensables à la construction de la connaissance.

2. Réalisme et constructivisme

15 Pour un sociologue, il s’agit de la question la plus difficile à traiter. Le rapport de Kremer-Marietti, véritable état de la question, donne l’occasion de mieux comprendre un certain nombre de questions très compliquées mais aussi de réfléchir autour ou à la marge des problèmes jusqu’ici restés sans solutions.

16 La notion de réalisme est polyvalente et polysémique. En effet, elle renvoie à l’objectivité (attribution à la réalité extérieure des caractères qui sont, au fait, subjectifs), à la réciprocité (point de vue propre comme absolu), à la relativité (considérer un objet comme existant en soi mais, en réalité, dépendant d’autres objets ou de la perspective caractérisant la perception). La sociologie ne s’est jamais intéressée au réalisme nominal ontologique et au réalisme nominal logique. Elle a

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réservé une attention particulière au réalisme qui incorpore l’objet à des schèmes et qui fait de la connaissance une mise en relation entre l’objet et le sujet. Une telle option conceptuelle a suscité pourtant maints questionnements. Parmi ceux-ci, le principal peut être formulé ainsi: si l’objet n’existe que dans ses relations avec le sujet, s’il n’est pas une donnée mais le résultat d’une construction au moyen de savoirs objectivés et de partages institués, le processus, le constituant ne peut être en même temps que constructif/réflexif et réflexif/constructif. Dans ce cas, le résultat ultime de ce processus est une composition nouvelle, laquelle transcende le déjà construit, assure la non-contradiction, dépasse les constructions achevées et en comble les lacunes.

17 Les débats actuels entre les réalistes et les antiréalistes, entre les constructivistes et les anticonstructivistes, fondés sur des critères empiriques et narratifs dépourvus de validité, donnent pour acquis le postulat métaphysique selon lequel la réalité existe en soi ou l’assertion que la réalité est construite. Les implications de ces prises de positions renvoient à la problématique de la connaissance ordinaire et de la connaissance scientifique, aux objets, aux quasi-objets, aux relations hybrides et une multitude d’autres questions compliquant et embrouillant la question déjà si complexe de l’objectivité.

18 Pierre Bourdieu n’a pas tort d’écrire dans Science de la science et réflexivité (2001) que le réel des sciences sociales est «extérieur et indépendant de la connaissance, mais il est lui-même une construction sociale, un produit des luttes antérieures qui, au moins à ce titre, reste un enjeu de luttes présentes. […] Il faut donc associer une vision constructiviste de la science et une vision constructiviste de l’objet scientifique: les faits sociaux sont socialement construits et tout agent social, comme le savant, construit tant bien que mal, et vise à imposer, avec plus ou moins de force, sa vision singulière de la réalité, son ‘point de vue’» (p. 172).

19 Faut-il reprendre les objets autrement que comme des cadres naturels de l’action, de l’infrastructure matérielle; faut-il inventer des prérequis pour modifier la théorie de l’action, de l’acteur; considérer, selon la suggestion de Jorland, que le concept de révolution scientifique n’est qu’un canon heuristique pour comprendre la science en train de se faire, qu’un concept historique pour problématiser des questions actuelles? Peut-être. Mais les façons pour rendre ces programmes de recherche opératoires sont loin d’être simples et faciles. Bourdieu a dit et redit (p. 222) «que si, comme n’importe quel autre savant, il [sc.: le sociologue] s’efforce de contribuer à la construction du point de vue sans point de vue qu’est le point de vue de la science, il est, en tant qu’agent social, pris dans l’objet qu’il prend pour objet et qu’à ce titre il a un point de vue qui ne coïncide ni avec celui des autres ni avec le point de vue en survol et en surplomb de spectateur quasi-divin qu’il peut atteindre s’il accomplit les exigences du champ».

3. L’objectivité

20 Le rapport de Feldman révèle à la fois la richesse et la complexité d’un tel sujet. Le concept nous renvoie à la fois à des états d’âme, à des états du monde, à des problèmes ontologiques, épistémologiques, méthodologiques, éthiques. Les différentes acceptions du concept ne se superposent, ne se croisent, ne s’intègrent ni en théorie ni en pratique. La norme du vrai sanctionnée dans une communauté scientifique, l’objectivité conquise grâce aux découvertes et moyennant les démonstrations présentes, ne suffisent à épuiser tous les questionnements à son sujet. L’histoire d’une

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théorie, d’une technique, la recherche en action, la mise en évidence de leurs fonctions sociales, ne disent rien sur leur validité. La théorie de Darwin sur l’évolution, la classification de Linné ou de Buffon, le probabilisme, sont insaisissables avec le seul recours à leurs conditions sociales. Le monde est infiniment plus riche que les modèles avec lesquels nous tentons de le saisir. L’attention au local et au singulier, les structures sociales de l’activité scientifique ne disent rien sur le point qu’une découverte, une démonstration, une taxinomie, fabriquées dans un contexte social donné, peuvent devenir universelles et se généraliser d’un contexte à l’autre. Ni l’internalisme ni l’externalisme ne nous aident vraiment à explorer les formes effectivement prises par la production, l’inscription matérielle, la diffusion et la généralisation de tel ou tel autre savoir.

21 L’objectivité se construit en fonction des activités du sujet; elle se construit grâce à la coordination des actions et des opérations; elle est un mélange indifférencié d’apports du sujet et de l’objet. La décentration, en nous dégageant des entraves du moi, des intrusions allogènes, des illusions des sens, du langage, des points de vue, des valeurs, etc., aide à situer l’action dans le contexte de relations spatiales et causales indépendantes de l’activité immédiate. Dans cette perspective il n’y a pas de place pour les invariances; les objets sont simultanément affectifs et cognitifs, le social et le rationnel ne sont plus des mondes séparés ou différents.

22 Ceci étant, comment discriminer les diverses natures des croyances, des idées, des descriptions, des valeurs, rendre compte de la subjectivité invariante? Peut-on appliquer le principe de symétrie à des contextes et à des situations incomparables et incommensurables? De quelle façon évaluer la pertinence, la cohérence et la plausibilité des argumentations, des schèmes, des singularités, des savoirs singuliers, lorsqu’ils sont fondés sur des logiques non démonstratives, par exemple sur la logique des sentiments? L’évaluation doit prendre en charge uniquement ce qui est «présent» et négliger ce qui est «absent» car non évident?

23 Peut-être que nous devrions voir de plus près les thèses développées par Amartya Sen dans Objectivity and Position (1992), approfondir sa distinction entre vérité et objectivité, analyser attentivement ses approches du subjectivisme et du relativisme. Sa théorie de l’objectivité de positionnement ouvre des perspectives nouvelles sur «l’illusion objective», sur le fait que les actions dépendent d’une position spécifique, que nous agissons sur la base de ce que nous avons de bonnes raisons de croire en prenant en compte les informations disponibles. Cette théorie comme par ailleurs celle de Stephen Toulmin dans Return to Reason (2001) ont le mérite de constater que le monde social est un monde de risques et d’incertitudes mais aussi de démontrer que la raison est indispensable à la vie et qu’elle ne doit pas être confondue avec le rationalisme abstrait.

4. Crise et/ou recomposition des sciences sociales

24 Ce point a été longuement analysé et débattu au cours des jours du colloque par de très nombreux chercheurs. Par conséquent, il est aisé d’être très bref.

25 Nicole Ramognino revendique l’ontologie hétérogène des formes sociales en tant que formes symboliques. Pour cette raison, elle prône l’abandon des polarisations classiques individualisme/holisme, acteur/fait, ainsi que la comparaison historico- sociale des formes de rationalité et de son universalisation «dans la mesure où celles-ci

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sont toujours en même temps une distribution cognitive des savoirs et une division sociale du travail sémantique».

26 De son côté, Alban Bouvier analyse, avec beaucoup de perspicacité, en quoi la connaissance scientifique est différente de la connaissance commune et de quelle façon une épistémologie individualiste se corrèle avec une épistémologie sociale. Dans ce texte, il y a une esquisse d’une théorie qui voudrait rendre compte des processus grâce auxquels des sujets multiples prolongent l’analyse individuelle en analyse infra- individuelle.

27 Fassa discute avec élégance et pondération les travaux les plus récents de Bruno Latour et conclut qu’ils subtilisent aux humains le pouvoir d’effectuer des choix, de maîtriser le monde, de reconnaître que tous les conflits ne peuvent pas aboutir à des compromis, donner lieu à des solutions.

28 Coenen-Huther, avec la maestria que tout le monde lui reconnaît, trace un panorama suggestif de l’état actuel de la sociologie de la science. Pour lui la science est le produit d’une confrontation disciplinée de point de vue. Les dispositions individuelles du chercheur lui paraissent «d’importance marginale». Il constate un glissement périlleux du social en tant que construction vers le social en tant que représentation. Il souhaite que les sociologues en prennent conscience et en examinent les conséquences pour le développement de leur discipline.

29 Ragouet, après avoir montré les défaillances des recherches actuelles, plaide pour une sociologie configurationnelle des sciences, pour la construction de configurations de façon inductive, et argumente en faveur d’une universalité pratique et communicationnelle.

30 Dubois trace les grandes lignes d’un programme de recherche non réductionniste, basé sur une conception forte de l’acteur social, sur un rationalisme élargi non causaliste, sur une réinterprétation et refondation du principe de symétrie. Ce programme, d’inspiration actionniste, privilégie les raisons des acteurs opérant des choix, en prenant des décisions, en se ralliant à une opinion.

31 Berthelot prend ses distances d’avec les débats entre internalisme et externalisme, entre rationalisme et relativisme, entre réalisme et constructivisme. Après avoir admis que l’activité scientifique est sociale, il ajoute qu’elle est soumise à des règles de cohérence et de pertinence, d’où découle sa spécificité: révision argumentative permanente, dispositifs de mise à l’épreuve et de constructions contrôlées ou contrôlables, révisables ou changeables. Ce programme non réductionniste est étayé grâce à l’analyse d’une controverse célèbre et classique, analyse dont on doit admirer l’élégance, la finesse interprétative et l’érudition.

32 La lecture des textes réunis ici montre que les sciences sociales ont de la difficulté à admettre les interdépendances des registres historiques, philosophiques, épistémologiques et sociologiques parce que ces disciplines ont un fort penchant pour les praxéologies, une tendance à croire qu’elles sont en mesure d’apporter les bonnes solutions aux problèmes de l’organisation sociale. C’est compréhensible et explicable. En effet, afin de connaître, comprendre et interpréter les phénomènes, naturels ou sociaux, afin d’en dévoiler les structures profondes, les hommes ont si fortement misé sur les apports de la recherche scientifique et des innovations technologiques que ces dernières sont devenues essentielles au fonctionnement et à la survie de la société. Or celles-ci, pour être sûres d’obtenir une production stable et continue, ont dû créer, dès

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le XVIIe siècle, des institutions ad hoc. Elles ont dû les doter de pouvoirs et de privilèges importants ainsi que de moyens matériels (laboratoires et appareils) et culturels (bibliothèques, congrès, revues, etc.) de plus en plus considérables.

33 Bien que le rôle de la science et des techniques dans la production des connaissances, dans le développement économique et social, dans l’amélioration des conditions de vie des populations soit incontestable; bien que la capacité de la science à ne jamais s’incliner devant les mystères du réel et à tout soumettre à l’épreuve de l’expérience entièrement prouvée, les critiques contre sa prétention à être une valeur absolue et à constituer la référence ultime pour tous les systèmes normatifs se sont multipliées et radicalisées de façon exponentielle. Pour maîtriser rationnellement tous les phénomènes, naturels et sociaux sont nécessaires l’aide du calcul, de la formalisation et de l’informatique. Cette croyance constituerait, avec l’économie, l’idéologie de la Modernité. Son but serait d’assurer la prééminence hégémonique d’une forme d’organisation sociale sur toutes les autres de la Planète.

34 La critique de la science, sa réduction à une croyance pareille à n’importe quelle autre croyance sociale, ont mis en péril un certain nombre de préconstruits culturels et surtout les notions d’objectivité et de vérité. Ce réductionnisme a aussi alimenté un relativisme généralisé selon lequel il y a autant de vérités, de valeurs et de points de vue que de groupes sociaux ou de communautés d’intérêts, de cultures diverses, de conceptions du monde. Les universaux de la science ne seraient que les cache-misère de l’idéologie de la Modernité.

35 Dans les débats actuels sur la science, Bruno Latour (Le Monde, 29.08.1996) a le mérite de synthétiser une telle position avec des formules lapidaires: «Les sciences, les techniques, les marchés, n’ont jamais eu l’aspect lisse, objectif, progressif, inhumain, que les Européens ont souhaité lui donner afin de construire leur idée de progrès. […] Derrière nous peut-être, dans le passé, nous confondions les faits et les valeurs, les sciences et les politiques, mais devant nous, à coup sûr, le nœud qui relie les faits, ce que sont les choses et les valeurs, ce que veulent les humains, se trouvera plus serré encore, plus indémêlable […]. Nous n’avons jamais avancé vers un surcroît d’efficacité et de rentabilité…». D’après ce chercheur, le divorce entre la philosophie des sciences et la sociologie, entre l’épistémologie et l’histoire sociale des sciences, a été provoqué par une conception réduisant le social aux seuls humains, à leurs seuls rapports sociaux, à leurs seuls intérêts économiques. «Le social se compose, en large partie, de non- humains mobilisés en son sein […]. Il produit […] des nouvelles associations, des combinaisons inouïes d’humains et non-humains […]. Une société ne se compose pas de sujet de droit en retrait par rapport aux choses, mais de multiples associations et de multiples échanges entre humains et non-humains. »

36 Que sont ces non-humains? D’où viennent-ils? De quels droits sont-ils titulaires? Ont-ils les mêmes responsabilités que les humains?

37 Latour donne aux objets un statut d’acteur et propose de remplacer l’intersubjectivité par l’interobjectivité, de définir l’interaction sociale en y introduisant les objets. Cependant, il ne nous dit pas comment des objets, construits ou valorisés par des acteurs sociaux, deviennent subitement, eux aussi, des acteurs protagonistes d’interactions sociales. Il y a là un mystère, voir un tour de passe-passe. Peut-on fonder ces thèses sur la réduction de la science à une simple croyance sociale, semblable ou analogue à la magie ou à l’idéologie d’une «illusion», l’illusion de la modernité? Peut-on traiter la science en tant que totalité, globalité, alors qu’elle sépare, distingue, morcelle

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en lots, et procède par approximations successives, par tâtonnements, corrections et rectifications? Comment oublier le fait que les savants s’intéressent avant tout à la validité des conclusions particulières sur le réel, alors que les philosophes s’intéressent à la nature de la méthode scientifique en sa globalité, que les premiers ne prêtent aucune attention à la question des fondements alors que, pour les seconds, elle est primordiale et absolue?

38 Les connaissances scientifiques passent aussi par des processus intellectuels, par des élaborations conceptuelles, par la critique des savoirs. Est-il raisonnable de négliger ce travail essentiel et de valoriser exclusivement les conflits de pouvoirs, les contraintes institutionnelles, les enjeux médiatiques, les conditionnements socio-politiques?

39 Les discours sur les fondements nous portent à quêter l’absolu, alors que nous devons nous contenter de réponses vérifiables bien que provisoires. La science est une croyance spécifique, à la croisée de dépendances et d’interdépendances spécifiques avec le contexte global. Traiter la science et la technique comme si elles étaient des croyances constitutives de la modernité nous conduit à une impasse intellectuelle. La science et la technique sont vides de finalités, elles ne sont que des moyens au service des sociétés et celles-ci les utilisent pour le meilleur et pour le pire. Attribuer à la science et à la technique les méfaits du colonialisme, les abus du capitalisme et du socialisme, les totalitarismes de droite et de gauche, le développement incontrôlé, la pauvreté, le paupérisme, le chômage, l’effet de serre, la mise en danger de l’écosystème, les difficultés existentielles auxquelles nous sommes actuellement confrontés, la perte des liens sociaux, l’exclusion, la marginalisation et tant d’autres maux dont nos sociétés souffrent, c’est une vision simpliste et dangereuse. Simpliste parce qu’elle ne propose qu’une seule façon de voir et de concevoir un ensemble de choses complexes; dangereuse parce qu’elle nous replonge dans le mysticisme et dans l’irrationalisme, elle nous livre aux bizarreries des prophètes et aux pratiques intellectuelles et sociales régressives et irresponsables. Par contre, si nous voulons déchiffrer les énigmes de la vie sociale et décoder les mystères du monde naturel, si nous voulons maîtriser les événements et en contrôler les développements, le seul moyen dont nous disposons est la méthode scientifique. Grâce à cette méthode, à l’aide de données empiriques susceptibles de vérifier nos hypothèses et nos formulations théoriques, la science peut nous faire comprendre le monde dans lequel nous nous trouvons et agissons.

40 Nous savons depuis David Hume que l’induction nous enferme dans un cercle vicieux (soit à justifier une généralisation au moyen d’une autre généralisation légitimée par son succès passé) et qu’il est impossible de fonder logiquement la science. Karl Poppper est allé plus loin dans cette même direction grâce à son principe de falsification, dont l’observation sociologique du travail dans les laboratoires a toutefois montré les limites. En effet, le travail réel des savants consiste surtout à comprendre pourquoi les hypothèses adoptées ne fonctionnent pas, plutôt qu’à en chercher la réfutation ou à en démontrer la fausseté. En outre, dans les relations causales du monde réel, il n’est pas donné d’observer un rapport d’une seule cause à un seul effet. Les phénomènes réels sont «causés» par de très nombreuses variables, ils se trouvent en situation de mutuelle dépendance. L’histoire des pratiques scientifiques nous prouve que la science ne constitue pas un corpus fermé de théories. Elle n’est qu’un ensemble d’instructions, de préceptes et de prescriptions servant à faire des classifications, des inférences causales, à formuler des hypothèses, à vérifier, à organiser les observations en séquences logiques et cohérentes, à identifier les différents niveaux d’explications, les disparités

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technologiques et les diverses capacités cognitives. Les résultats produits sont universaux pour tous ceux qui appliquent, avec un esprit critique, ces modèles normatifs. Ces universaux ne sont pas éternels, jamais définitifs. Ils se modifient en fonction des contraintes culturelles, des contextes sociaux et cognitifs, de l’urgence des problèmes à résoudre, des curiosités intellectuelles à satisfaire, mais toujours selon des processus propres à l’activité scientifique, à son autonomie conceptuelle et à son organisation, à la constance et à la permanence des contrôles critiques.

41 C’est par là que je voudrais terminer. J’espère que nous serons capables d’arrêter la glissade des sciences sociales, et notamment de la sociologie, sur la pente du déclin. J’espère que, dans dix ans, il n’y aura plus personne à répéter ce refrain, qu’on sera en condition de prendre conscience que la sociologie, en collaboration avec la philosophie et l’histoire, contribuera à identifier les nouveaux possibles, qu’elle sera un instrument de libération, une pensée qui médite et réfléchit.

BIBLIOGRAPHIE

P. Bourdieu, Science de la science et réflexivité..., (2001) 172/222.

B. Latour, Le Monde, La modernité est terminée, 29.08.1996, p. 11.

A. Sen, Objectivity and Position..., 1992.

S. Toulmin, Return to Reason..., 2001.

AUTEUR

GIOVANNI BUSINO Institut d’anthropologie et de sociologie Université de Lausanne

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Prix relatifs et structures des marchés. Dialogue hors du temps avec Luigi Solari

Emilio Fontela

NOTE DE L’ÉDITEUR

Conférence Luigi Solari 2000 prononcée à l’Université de Genève le 14 novembre 2000.

1 En janvier 1971 eut lieu à Genève la Cinquième Conférence Internationale sur les Techniques Input-Output; Luigi Solari, André Duval et moi-même présentâmes une communication sur les effets de contraintes de production dans un modèle ouvert de Leontief; ultérieurement nous publiâmes une version française de cette communication (Fontela, Solari, Duval, 1971) et la version définitive en anglais (Fontela, Solari, Duval, 1972). Trente ans après il m’a semblé intéressant, à l’occasion de la Conférence Solari 2000, de revenir sur ce travail et de le replacer dans le contexte actuel du développement de la mésoéconomie.

2 En premier lieu, il s’agira donc de décrire le contenu de cette publication, et on ne pourra mieux le faire qu’en reproduisant le résumé, dont j’ai souvenir qu’il avait été écrit par Luigi Solari lui-même :

3 La présente étude vise à analyser l’influence de contraintes de production et de consommation sur les principales variables d’un système économique initialement à l’équilibre. Dans le contexte de la politique économique, il s’agit notamment d’étudier les restructurations de prix et de valeurs ajoutées rendues nécessaires par d’éventuelles réductions de la capacité de production de certains secteurs.

4 L’étude avait donc un but précis : celui d’apporter des éléments pour une prise de décision en cas de chocs externes, caractérisés dans ce cas par des contraintes sur la production et la consommation. L’approche trouva sa pleine justification deux années

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plus tard, en 1973, lorsque les disponibilités de pétrole furent soudainement restreintes par le cartel de l’OPEP.

5 Le modèle adopté utilisait deux instruments traditionnels de l’économétrie appliquée : l’analyse input-output et les systèmes de fonction de consommation. Ces deux instruments opératoires ont fourni les premières lignes de recherche du Département d’Econométrie, aboutissant à plusieurs thèses de doctorat. Par exemple, celles de Baranzini (1978), Antille (1978), McNeill (1978), Juillard (1993) ou Garau (1996) dans le domaine de l’input-output, et celles du regretté Rossier (1974), de Carlevaro (1975) ou de Snella (1976) dans le domaine des fonctions de consommation.

6 Pour être plus précis, il s’agissait de compléter le modèle ouvert de Leontief, par l’adjonction d’un Système Linéaire de Dépenses (SLD) rendant la demande finale sensible aux variations des prix et des revenus. A la lumière des développements récents de l’économétrie appliquée, on peut dire qu’il s’agissait d’élaborer un ancêtre linéaire et avec rendements constants des modèles d’équilibre général calculables, dans lesquels la fonction de production de Leontief avec coefficients techniques fixes est remplacée par des fonctions telles que celles de Jorgensen, ayant des coefficients techniques élastiques aux prix et à la production, et le SLD est remplacé à son tour par des systèmes plus proches d’un modèle idéal de fonctions de demande de Deaton.

7 Le problème posé par les contraintes de production avait été analysé par Stone (1961) à l’aide d’un modèle input-output ouvert établissant une partition entre secteurs contraints et secteurs sans contraintes. Dans ce contexte Stone avait pu préciser que, du fait des relations intersectorielles, il existe toujours une relation entre la demande

finale des secteurs contraints (fr) et celle des secteurs sans contraintes (fs) telle que :

fr = Hqr – Gfs (1) où G et H sont des matrices de coefficients dérivés matriciellement de la matrice des

coefficients techniques input-output, notée traditionnellement par A, et qr est le vecteur des contraintes sur la production.

8 La relation (1) décrit le fait que la consommation finale de biens soumis à des contraintes de production ne va pas dépendre uniquement de ces dernières et qu’il existe aussi des possibilités de manoeuvre par modification de la demande des biens non contraints. Il s’agit donc bien de la formalisation de l’argument de ceux qui, au moment de la crise du pétrole, entendaient qu’il ne s’agissait pas uniquement de consommer moins d’essence, mais qu’il était nécessaire de modifier les styles de vie, et de réduire toutes les consommations qui indirectement contenaient aussi de l’énergie et du pétrole.

9 Stone était conscient que cette démonstration simple et linéaire de l’importance de l’interdépendance mésoéconomique était insuffisante; encore fallait-il préciser quels étaient les biens dont on devait réduire la consommation en maintenant le niveau de bien-être le plus élevé possible, compte tenu des circonstances. C’est cette décision relative à la structure de la réduction de la consommation que nous avions essayé d’analyser dans notre étude, sur la base d’un système linéaire de dépenses (SLD) conforme à la théorie des choix du consommateur (Solari, 1971).

10 A cette époque, la portée opératoire du SLD avait été bien établie, et le choix se porta tout naturellement sur ce type de fonctions déjà utilisées par Klein et par Stone. Le programme de maximisation du bien-être que nous avions adopté était très simple, et peut être résumé comme suit : en notant par et les valeurs d’équilibre initiales

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de la demande, de la production et des prix respectivement, et par f, q et p les valeurs correspondantes de la solution, on pose :

11 D’après cette spécification, il s’agissait donc, en respectant des contraintes sur la consommation et la production, de minimiser les variations de la demande finale, mesurées par l’indicateur collectif (2) dans lequel W est une matrice de pondération (W = I si toutes les différences sont équivalentes).

12 Les contraintes de la relation (3) spécifient que la demande d’un bien ne peut être inférieure à la consommation obligée γ(calculée par l’estimation du SLD en même temps que les coefficients β qui ventilent par secteurs les consommations excédentaires); celles de la relation (4) que la production ne pourra pas être supérieure

à la capacité (définie par un coefficient λi de la production d’équilibre de chaque bien i). 13 Quant aux relations (6), elles reproduisent l’aspect demande du modèle d’après les fonctions de consommation du SLD qui ont été retenues. Avec la relation (5) elles déterminent ainsi les nouveaux prix relatifs p. Les nouvelles valeurs ajoutées υ s’en déduisent par la relation (7).

14 Sur le plan empirique, ce modèle qui est appelé dans la suite de cette communication le modèle FSD, fut appliqué avec des données italiennes pour calculer les effets de contraintes sur les productions d’électricité, de produits pétrochimiques et d’habillement qui réduisaient l’offre de ces secteurs de 20 % conduisant à des réductions de l’ordre de 50 % pour la demande finale des deux premiers secteurs et de 20 % pour l’habillement, secteur dans lequel la production est plus directement reliée à la consommation finale. Pour arriver à ce résultat les prix relatifs de l’électricité augmentent de 150 %, ceux de la pétrochimie de 90 % et ceux de l’habillement de 50 %. Les productions, les demandes finales et les prix de tous les secteurs sont modifiés en conséquence du fait des interdépendances du système. La nouvelle structure des prix relatifs modifie sensiblement les valeurs ajoutées sectorielles, générant des surplus positifs ou négatifs qui affecteront les rémunérations des travailleurs, des capitalistes ou des administrations publiques par la voie des taxes indirectes ou des subventions dans le dernier cas.

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15 Nous concluions alors en exprimant l’idée qu’une politique fiscale éclairée devrait permettre une maximisation du bien-être collectif au sens du critère de départ de moindre distorsion de la consommation préalable à l’apparition des contraintes. Dans une certaine mesure, c’est ce qui a été fait dans le cas concret de la crise pétrolière lorsque, dans tous les pays consommateurs, les taxes indirectes sur les carburants liquides ont été augmentées fortement.

16 Sans doute ce modèle, avec des légères modifications, aurait pu être appliqué pour étudier les effets sectoriels d’autres chocs externes sur les productions, sur les demandes finales, sur les prix ou sur les valeurs ajoutées mais toujours dans un cadre statique, avec des structures technologiques constantes (coefficients techniques fixes du modèle input-output) et des élasticités – prix et – revenus dérivées du SLD (système à paramètres constants); on aurait aussi pu rendre dynamique le cadre en ce qui concerne le changement endogène des coefficients techniques (en fonction des prix relatifs et du temps, par ex.) ou des paramètres du SLD (avec des formulations cinématiques, par ex.). Mais comme il arrive souvent, nos sujets d’intérêts changèrent et le modèle tomba doucement dans l’oubli.

17 Ces dernières années, on observe un rebondissement de l’intérêt pour la dynamique du changement technologique, d’abord à propos de la baisse de la croissance de la productivité dans la plupart des pays industriels avancés, constatée dans les années 1970 et 1980 et, plus récemment, par l’importance cette fois des augmentations de la croissance et de la productivité, principalement aux Etats-Unis, en raison, semble-t-il, de l’introduction massive des nouvelles technologies de l’information, ce qui a donné naissance au concept de Nouvelle Economie.

18 Le phénomène en question est typiquement mésoéconomique, c’est-à-dire que le comportement d’agents microéconomiques s’accompagne de changements structurels dans les relations au niveau technique, c’est-à-dire sectoriel, et que ces changements structurels modifient les conditions macroéconomiques de la croissance. Nous nous trouvons ainsi au coeur du fonctionnement opératoire dynamique de l’économie, c’est- à-dire au niveau de la mésoéconomie.

19 Dans une certaine mesure, il s’agit d’un problème similaire à celui que nous avons abordé : les contraintes de production conduisaient à des effets de transformation des consommations et de redistribution de surplus, en tous points identiques à ceux que peut provoquer un changement technologique qui modifie les fonctions d’offre.

20 Voyons donc ce que la mésoéconomie contemporaine a apporté comme éléments nouveaux pour traiter cette question.

21 Il conviendrait de situer le point de départ de cette réflexion dans un article pionnier de Baumol (1967) sur la croissance déséquilibrée. Dans cet article, d’une aveuglante simplicité, Baumol contemplait la dynamique d’une économie à deux secteurs : un secteur à productivité croissante et un secteur à productivité stagnante; dans une économie de marché avec une parfaite mobilité du travail, cette situation conduit automatiquement à une baisse du coût et des prix relatifs du premier secteur par rapport au deuxième, et s’il existe une possibilité de substitution entre les deux secteurs, le secteur à productivité stagnante finira par disparaître.

22 L’histoire nous rapporte aussi l’évidence que de nombreuses productions de biens et services où l’intervention humaine constituait le principal objet du produit et la productivité était donc nécessairement stagnante, (travail produit de l’artisan, du

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tailleur, du bottier, etc.) disparaissent pour faire place à des alternatives plus capitalisées où le travail humain est purement instrumental.

23 Toutefois, signalait Baumol, cette évolution pourrait très bien ne pas se produire, spécialement si les secteurs à productivité stagnante venaient à produire des biens et services très inélastiques au prix, où s’il se produisait des transferts de surplus venant subventionner ces activités (comme c’est le cas, par exemple, pour de nombreuses activités artistiques).

24 Si à l’extrême, signalait Baumol, la production réelle des deux secteurs devait se maintenir dans un rapport fixe, on assisterait alors à un profond changement de la structure de l’emploi en faveur des secteurs à productivité stagnante.

25 Cette dernière proposition du modèle de Baumol a fait l’objet d’une vérification empirique quelques années plus tard (Baumol, Batey Blackman, Wolf, 1985) qui a confirmé que, aux Etats-Unis, alors que les secteurs stagnants (mesurés en terme de taux de croissance de la productivité du travail directe ou systémique, ou encore de la productivité totale des facteurs) représentaient 31,5 % de la production réelle et 32,4 % de l’emploi en 1947, ils atteignaient respectivement 28,9 % de la production et 43,0 % de l’emploi en 1976.

26 Selon le modèle de Baumol, formalisé de manière plus complète en ce qui concerne les élasticités par Appelbaum, Schekatt (1994), ce résultat empirique est spécialement dû à des inélasticités élevées (par exemple pour de nombreux services personnels privés), ainsi qu’à des subventions (par exemple pour les services publics de marché).

27 Il se pourrait toutefois qu’une cause importante de l’évolution différenciée observée se situe au niveau des structures de marché des différents secteurs. En principe, les changements technologiques qu’implique l’évolution de la productivité totale des facteurs (PTF) devraient automatiquement se refléter dans les prix en concurrence parfaite. En d’autres termes, le taux de variation de la PTF devrait correspondre à l’inverse du taux de variation du prix relatif, et le produit des indices de prix relatifs et de la PTF relative devrait être unitaire.

28 Selon une vérification faite par Dalgaard (1989) et Fontela, Lo Cascio, Pulido (2000), il existe en effet une corrélation moyenne inverse satisfaisante entre prix et productivité, mais on constate aussi l’existence de nombreux secteurs où cette relation ne se trouve pas satisfaite. Parfois il s’agit de secteurs, tels que l’agriculture, dans lesquels les prix subissent des distorsions par rapport à un prix d’équilibre, en raison de politiques publiques. Parfois il s’agit de secteurs dans lesquels on constate de multiples situations de concurrence imparfaite.

29 Il convient donc d’analyser plus profondément la relation entre changement technique, structure des marchés et prix. Pour cela, le cadre input-output reste une méthodologie particulièrement attrayante. En effet, les coefficients techniques de Leonfief traduisent les structures de coût des secteurs économiques, et leur évolution dans le temps correspond à des changements technologiques; par ailleurs, la possibilité de calculer des prix relatifs avec le dual du modèle de Leontief correspond à la détermination de prix-coûts et, comme nous le verrons, permet aussi d’étudier l’impact sur les prix relatifs des structures de marché. La présentation la plus claire et didactique de cette utilisation de l’analyse input-output se trouve dans Carter (1990), et son traitement analytique dans Fontela (1989) et Fontela (1994).

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30 Comme Baumol, Anne Carter partitionne le système économique en deux sous- systèmes, un dans lequel il se produit une modification des coefficients d’inputs correspondant à un gain de PTF (Peterson, 1979), et un ensemble d’autres secteurs représentant le reste de l’économie dans lequel il ne se produit aucun changement technologique. Utilisons son propre exemple avec quatre secteurs, un secteur S producteur de matières premières et produits de base, un secteur M producteur de produits manufacturés, un secteur U de services de distribution et un secteur R pour le reste de l’économie. Les données numériques de cet exemple, en forme de tableau input-output, sont les suivantes :

S MU R

S 0 0.2 0 0

M 0 0 0.5 0

U 0 0 0 0.5

R 0.5 0.1 0.2 0.1

Travail ...... L 0.2 0.4 0.2 0.2

Profit ...... P 0.3 0.3 0.1 0.2

1.0 1.0 1.0 1.0

31 Le système est en équilibre : la somme des coefficients techniques de chaque secteur plus les coefficients d’input primaires est unitaire et reflète donc les structures de coût. Les prix, égaux aux coûts, sont aussi unitaires.

32 Introduisons maintenant une innovation dans le secteur M qui consiste simplement à éliminer l’utilisation de R dans le processus de production.

33 La colonne M devient donc :

S 0.2

M 0

U 0

R 0

L 0.4

P 0.3

0.9

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34 Le coût a donc diminué de 10 % et la question qui se pose est de savoir qui va être le bénéficiaire de ce gain de l’innovation, ou de ce surplus engendré par l’amélioration de la productivité totale des facteurs. Sur ce dernier point on constate que, après l’innovation, le secteur utilise 0.9 quantités d’inputs réels pour produire une unité, ce qui revient à dire que la productivité totale des facteurs (PTF) est devenue 1/0.9 = 1.11, et a donc augmenté de 11 %, sans qu’il y ait eu pour autant augmentation de la productivité partielle du travail ou du capital, puisque dans cet exemple il s’agit uniquement d’une économie de facteurs intermédiaires.

35 Dans le cas où le secteur est en position structurelle de monopole, le gain ou surplus va être utilisé simplement pour augmenter le profit, qui deviendra alors 0.4 (au lieu de 0.3), ce qui ramènera le coût moyen à son niveau de départ unitaire. Tous les coûts étant unitaires, les prix restent unitaires, et il n’y a donc aucun changement pour les consommateurs. Ce sont les détenteurs du capital qui verront augmenter d’un tiers leurs revenus.

36 Par contre, dans le cas où le secteur M est en situation de concurrence parfaite, le surplus va être distribué aux utilisateurs, et donc le prix va baisser de son niveau initial de 1 à celui de 0.9.

37 Toutefois, les biens M sont utilisés pour la production de U au point qu’ils représentent 0.5 du coût unitaire de U; donc les coûts de U vont baisser de 0.05 par suite de la baisse du prix de M, et si U est aussi en concurrence parfaite, les prix de U vont baisser à 0.95. Et ainsi de suite. Comme Walras l’avait clairement mis en évidence, les prix sont interdépendants et la variation d’un prix entraîne des variations de tous les autres prix en situation d’équilibre général.

38 Pour calculer les effets directs et indirects des prix, on a donc recours au modèle dual des prix de Leontief qui conduit au résultat suivant :

Prix de S 0.984

Prix de M 0.895

Prix de U 0.94

Prix de R 0.967

39 Ainsi donc, la baisse initiale du prix de U conduit à une baisse des autres prix, qui réduit les prix de ses propres inputs, et entraîne une baisse ultérieure de prix jusqu’à arriver au nouvel état d’équilibre avec un prix final de 0.895 pour M, qui est inférieur à la baisse initiale à 0.9. Attention toutefois : ce résultat ne se produit que si l’ensemble des secteurs évoluent en concurrence parfaite. Supposons, par exemple, que le secteur S, qui n’est pas en principe directement concerné par l’innovation de M, soit lui en position de monopole. Dans ce cas, même si les prix des biens que S achète diminuent, on constate une augmentation des profits de ce secteur, alors que les prix restent constants. Et comme par ailleurs, dans cet exemple, S est le seul fournisseur de M, la baisse du prix de M ne peut pas se poursuivre au-delà de la baisse initiale. Les nouveaux prix d’équilibre dans ce cas seront :

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Prix de S 1.0

Prix de M 0.9

Prix de U 0.944

Prix de R 0.969

et le profit unitaire de S augmentera du niveau initial de 0.3 à 0.316.

40 Ce simple exemple numérique de Anne Carter suffit donc à montrer clairement que la répartition des gains de l’innovation est étroitement liée à la structure des marchés et qu’elle aboutit soit à une augmentation des profits (appropriation des bénéfices de l’innovation sous forme de revenus par les détenteurs du capital), soit à une baisse de prix (distribution des bénéfices de l’innovation aux consommateurs sous forme d’une augmentation du pouvoir d’achat d’origine).

41 Dans un travail parallèle mais qui utilisait l’approche française de l’analyse des gains de la croissance (Massé et Bernard, 1969; Courbis et Templé, 1975), nous avions montré (Fontela, 1989) que le processus de répartition des surplus dérivés d’une innovation, c’est-à-dire d’un accroissement de la productivité totale des facteurs traduisait, en fait, la position de tous les agents économiques en termes de rapports de force, et que les travailleurs et leurs syndicats, par delà l’hypothèse de marchés du travail en concurrence parfaite, intervenaient aussi dans le processus, affectant ainsi la distribution fonctionnelle et personnelle du revenu, qui avait été analysée par Camilo Dagum lors de la Conférence Solari de 1996 (Dagum, Fontela, 1997 et Dagum, 1999).

42 On parvenait ainsi à l’équation de répartition des surplus de PTF

PTF = (S′i – Si) + sl + sk – sf (8) 43 dans laquelle la matrice S décrit les flux de gains de PTF entre agents de la production

qui découlent des variations de prix des inputs, les vecteurs sl et sk établissent les gains

qui reviennent aux travailleurs et aux détenteurs du capital et le vecteur sf ceux qui reviennent aux consommateurs lorsque les prix des biens qu’ils achètent diminuent. Cette expression de la répartition des surplus est directement utilisable pour de nombreuses applications numériques tant au niveau microéconomique des entreprises, qu’au niveau mésoéconomique des secteurs ou des régions ou au niveau macroéconomique des nations (Fontela, Pulido 1993).

44 Ainsi à titre illustratif, on peut présenter l’exemple d’une grande entreprise suisse de distribution, Migros, calculé par Antille, Fontela (1988) à partir d’informations sur le compte d’exploitation à prix courants et à prix constants de cette entreprise. Les calculs effectués montrent pour l’année 1985 un gain de productivité totale des facteurs de 80 millions de Francs.

Répartition du « surplus » de la Communauté Migros en 1985 (en millions de francs)

Origine :

• Surplus de productivité 80

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• Héritage dus à la baisse du prix des matières premières 187

Total 267

Répartition :

• Aux consommateurs 120

• A l’agriculture et autres fournisseurs 93

• Aux salariés 30

• Aux administrations -

• Aux détenteurs de capital 24

Total 267

45 Dans l’équation 8, interviennent à la fois les consommateurs, les salariés et les détenteurs de capital, ainsi que les fournisseurs, avec une claire distinction dans le cas de Migros entre fournisseurs de matières premières dont le prix d’achat pour Migros a baissé en 1985, et d’autres fournisseurs suisses, tels que les producteurs agricoles, dont le prix a, par contre, augmenté.

46 Si l’on considère que les consommateurs bénéficient à la fois des surplus de productivité et du solde de ces transferts envers les fournisseurs, on aboutit à la répartition nette suivante du gain de productivité de Migros (80 millions). • aux consommateurs 26 millions • aux salaires 30 millions • aux détenteurs du capital 24 millions

47 On voit donc que ce schéma de répartition répond à d’autres critères que la simple pression de la concurrence sur le niveau des prix, et dans le cas de Migros, par ex., il tient compte des caractéristiques spécifiques du mouvement coopératif.

48 Ce que cet ensemble de travaux microéconomiques, comme celui que nous venons de voir, mésoéconomiques ou macroéconomiques a mis en évidence, c’est le processus par lequel un choc exogène, par exemple une innovation technologique, a des effets divers sur les prix et sur les revenus; ce que l’on ne sait par contre pas clairement, c’est dans quelle mesure ces effets sont plus ou moins dynamiques.

49 Lorsqu’il y a un gain de productivité, est-il plus avantageux pour la croissance à long terme, qu’il se traduise par une baisse généralisée des prix, par une hausse généralisée des revenus, ou existe-t-il une combinaison optimale entre les deux ?

50 A vrai dire, les économistes ne savent pas encore grand chose sur ce type de dynamique mésoéconomique, si ce n’est qu’elle se relie en termes macroéconomiques au modèle de croissance déséquilibrée de Baumol, et qu’elle repose sur la microéconomie de la concurrence imparfaite et des relations de pouvoir dans les marchés.

51 Revenons au modèle FSD initial : • d’un côté l’analyse de contraintes de production traduisait l’existence de pouvoirs de l’offre, c’est-à-dire de situations de concurrence imparfaite;

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• d’un autre côté, l’utilisation des modèles input-output établissait clairement le fonctionnement de l’interdépendance, les coefficients techniques et les coefficients de valeur ajoutée décrivant la position des partenaires économiques du jeu de pouvoir, tels que les fournisseurs de matières premières et produits intermédiaires, les travailleurs et les détenteurs du capital; • finalement le système linéaire de dépenses, SLD, ici aussi avec ses nombreuses limitations, définissait les élasticités et revenus des consommateurs, et donc les fondements de leur pouvoir sur le marché.

52 Alors que dans l’exemple de Anne Carter, ou dans le modèle de répartition du surplus, on se limite soit à une analyse de statique comparative, soit à une évaluation du passé, avec l’inclusion des fonctions de demande en liaison avec le modèle de production, on aurait pu aller un pas plus loin dans la mesure où l’on utilise un instrument qui aurait pu même donner des réponses dynamiques, si l’on était parvenu à expliquer le processus de changement des coefficients (ce qui d’ailleurs, ne semblait pas être totalement impossible à l’époque).

53 Interprétons donc pour finir le mécanisme de la Nouvelle Economie contemporaine à la lumière de ce qui vient d’être dit. La Nouvelle Economie est un concept qui a été développé aux Etats-Unis pour expliquer le modèle de croissance de la fin du XXe siècle, modèle caractérisé sur le plan macroéconomique par une croissance rapide permettant d’atteindre le niveau de plein emploi sans provoquer des pressions inflationnistes, et en utilisant pour cela une politique budgétaire restrictive et une politique monétaire tout aussi restrictive. On se trouve en fait dans une situation qui est l’envers de celle de la stagflation de la fin des années soixante-dix et des années quatre-vingts, lorsque la croissance était très faible et le chômage augmentait dans un contexte inflationniste et de politiques budgétaires et monétaires expansives.

54 A la base de cette croissance de la Nouvelle Economie américaine, on retrouve certainement un retournement du processus de croissance de la productivité totale des facteurs, dont on observe une accélération au cours des dix dernières années. Cette croissance de la PTF s’appuie sur un système accru d’innovation qui probablement peut-être associé à l’introduction massive des technologies du nouveau paradigme de la Société de l’Information (ordinateurs, microélectronique et télécommunications) dans tous les procédés et les produits. Si c’est le cas, nous nous trouvons devant un important choc technologique dont les mécanismes de diffusion doivent suivre les chemins que nous avons décrits précédemment.

55 D’un côté l’innovation en régime concurrentiel doit amener une réduction des prix. Aux Etats-Unis (et ailleurs), on constate en effet une chute rapide des prix des équipements caractéristiques de la Société de l’Information – ordinateurs, terminaux, microcircuits, etc. –, des biens et services qui leur sont directement associés – informatique, télécommunications, robotisation, etc. et en général de tous les biens et services qui incorporent ces nouvelles technologies. Le processus a sans doute été accéléré par l’adoption de politiques de démantèlement des monopoles publics (télécommunications) ou par l’application d’une politique active de soutien de la concurrence sur les marchés (cas des ordinateurs, par ex.). En parallèle, l’innovation a permis une augmentation de la rénumération des travailleurs spécialisés de haut niveau de qualification dans les secteurs innovateurs (par ex. les informaticiens) et une plus grande rémunération du capital dans les cas où l’innovation technologique a fourni un monopole de courte durée sur les nouveaux produits ou procédés (par ex.

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dans les industries dites de haute technologie). Cet effet primaire de l’innovation sur les prix et les revenus étant établi, il convient alors d’examiner ses conséquences sur la dynamique de la consommation.

56 On assistera à une augmentation du revenu réel des ménages avec des effets redistributifs importants. C’est clair que les travailleurs qui parviennent par leur rareté à obtenir une partie du surplus, ou les détenteurs de capital, ne constituent qu’une partie de la population (même si le capitalisme populaire a fait des grands progrès dans l’économie américaine), et donc le modèle qui va suivre va être nécessairement amplificateur des écarts existants entre riches et pauvres.

57 L’effet dynamique sur la croissance est toutefois de nature plus complexe, et se réfère aux caractéristiques des fonctions de consommation et des élasticités prix et revenu qui leur sont associées. Si les nouveaux biens et services ont un caractère supérieur, c’est-à- dire qu’ils ont des élasticités prix et revenus élevées, le double effet de la baisse des prix relatifs de ces nouveaux produits et de l’augmentation des revenus des ménages les plus riches, entraînera une croissance explosive de la demande.

58 Nous nous retrouverons alors dans un véritable cercle vertueux : l’augmentation de la demande stimulera l’introduction ultérieure d’innovations, qui à leur tour abaisseront les prix et augmenteront les revenus conduisant à nouveau à des augmentations de la demande. C’est cela dans le fond le cercle vertueux de la Nouvelle Economie, un processus mésoéconomique dont l’ampleur est telle qu’il permet une croissance rapide de l’économie et de l’emploi tout en évitant des pressions à la hausse des prix.

59 Mais la croissance n’est pas aussi facile que le cercle vertueux le laisse entendre. Ce même cercle vertueux a déjà été le moteur d’autres longues périodes d’expansion de l’économie mondiale, évidemment avec des moyens d’innovation autres que ceux de la Société de l’Information. C’est ainsi que dans l’après-guerre européenne, la soif de biens durables (automobiles, équipements ménagers, logements) rendit très élastiques aux prix et aux revenus ces biens qui bénéficièrent en particulier des gains d’innovations associés tout spécialement aux économies d’échelle. Et il est bon de rappeler que ce modèle cessa de promouvoir un cercle vertueux lorsque les parcs de biens durables se rapprochèrent des niveaux de saturation.

60 Aujourd’hui cette échéance peut paraître éloignée, telle est la soif de PC, de téléphones mobiles ou de services d’Internet, et leur expansion épidémiologique, mais c’est évident que le maintien à long terme du fonctionnement du cercle vertueux requiert un flux continu d’innovations ayant pour caractéristique essentielle la production de biens et services supérieurs. Pour reprendre la terminologie du SLD, si chère à Solari, on peut considérer que le cercle vertueux se maintiendra tant que les nouvelles technologies permettront d’introduire sur le marché des produits avec un coefficient γ (de consommation obligée) encore bas, et un coefficient budgétaire β d’utilisation du revenu discrétionnaire, encore relativement élevé.

61 Qui plus est, le succès à long terme du cercle vertueux de la Nouvelle Economie pose d’autres problèmes qu’on ne peut négliger : • les entreprises doivent être capables d’extraire de la tourmente technologique les informations nécessaires pour maintenir le flux continu d’innovations, et doivent pouvoir avoir accès aux facteurs de production nécessaires : des lignes prometteuses peuvent dépérir par manque de financement ou de travail adapté aux besoins, d’où la nécessité d’une grande flexibilité des marchés des facteurs primaires;

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• les systèmes financiers doivent être capables d’effectuer des choix positifs sur la base de rendements escomptés, alors qu’on sait que l’information est asymétrique, et que les plans des entreprises ne sont pas toujours représentatifs de futurs possibles; • et les travailleurs doivent trouver dans des systèmes de formation la possibilité d’augmenter les perspectives d’emploi, au risque de tomber, par suite du processus innovateur schumpeterien de destruction créatrice, en situation d’obsolescence totale.

62 La croissance dans la Nouvelle Economie est une croissance fortement déséquilibrée au sens de Baumol avec des secteurs dont les productivités augmentent très rapidement, et d’autres dans lesquels elles augmentent lentement, stagnent voire décroissent.

63 La régulation de ce système sur le plan social, financier ou économique, est très complexe et réclame de nouvelles formes de gouvernance. Je n’ai aucun doute qu’avec la Nouvelle Economie les risques de fractures sociales, de crises financières, voire même de crises globales du système économique sont en train d’augmenter rapidement et que des politiques actives sont nécessaires pour les éviter. Le marché est un système efficace de résolution de problèmes microéconomiques, mais il ne peut répondre seul aux problèmes que pose la mésoéconomie contemporaine. C’est à cette régulation nécessaire que Solari, Duval et moi-même nous nous référions dans notre travail de 1971, lorsque nous concluions qu’un système d’impôts indirects discriminant sectoriellement pouvait augmenter le niveau de bien-être en cas d’apparition de contraintes de production. De la même manière, nous réclamerions aujourd’hui un nouveau système fiscal pour la Nouvelle Economie, qu’il n’est pas possible d’analyser ici.

64 Le tour de la question a été fait. On peut imaginer aujourd’hui des circonstances dans lesquelles le modèle FSD aurait encore un sens, et on saurait aussi comment le compléter et l’améliorer pour augmenter sa portée opératoire dans le sens de son utilisation dans une démarche d’expérimentation. Nous entendons par expérimentation, en un sens très large, toute action directe ou indirecte effectuée sur une réalité donnée en vue de susciter ou de recueillir des conséquences observables (Solari, 1963, p. 285).

65 Il reste, pour conclure ce dialogue avec Solari d’essayer de déceler quelle aurait pu être l’évolution de sa pensée en fonction des nouvelles préoccupations des économistes.

66 Je crois qu’avec son intérêt pour la désagrégation des phénomènes de production et de consommation, Solari s’inscrirait clairement dans le courant, encore aujourd’hui embryonnaire, de la mésoéconomie. Toujours respectueux d’une vision européenne de la science économique qui recherche une interaction permanente entre théorie et réalité et qui incorpore raisonnement et expérimentation, il aurait inclus dans ses enseignements de nouveaux instruments dont l’utilisation se situe à ce niveau mésoéconomique, tels que les modèles d’équilibre général calculable.

67 Et je suis convaincu qu’il aurait été tout spécialement attiré par les versions dynamiques de ces modèles d’équilibre général calculables, en liaison avec les modèles multisectoriels d’exploration. En fait, comme le disait Leontief (1941) avec perspicacité, c’est dans cette liaison que se situe le défi le plus attrayant pour la recherche économique, un défi dont l’importance et la complexité ne font qu’augmenter chaque jour.

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AUTEUR

EMILIO FONTELA Universidad Autónoma de Madrid

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