HUMBLES VOIX

« Entrez, Monsieur, entrez, les poètes sont des rois... » Victor Hugo à Savinien Lapointe. (Visite de 1842).

Poètes ouvriers et grands romantiques ébauchèrent des amitiés. Une voix d'en-bas, du cordonnier Savinien Lapointe, est dédiée à Victor Hugo, « le fier archange dont le rayon vous attire au foyer créateur ». Les discrètes esquisses des Contes, de Jérôme Gilland, annoncent l'accent neuf qu'apporteront plus tard au roman les Emile Guillaumin, les Charles-Louis Philippe, les Marguerite Audoux. Dans l'histoire du peuple français, les poètes mineurs que voici nous permettent d'évoquer des heures de sympathie et des gestes fraternels.

JEAN REBOUL

Jean Reboul, né le 25 janvier 1796, est le fils d'un serrurier. A treize ans, il est employé pendant quelque temps chez un avoué, mais la besogne de copiste ne convient pas à cette âme ardente. Sa mère étant restée veuve avec quatre enfants, il choisit le métier de boulanger. Les loisirs que lui laisse son état, il les emploie à dévorer des livres. A vingt-quatre ans, en 1820, Jean Reboul est membre d'un cercle de joyeux vivants, se réunissant dans un café en face de l'Esplanade à Nîmes. Et parmi cette jeunesse nîmoise, alerte et vive, entre un verre de bière et un cigare, il compose, pour un cercle d'amis, des chansons et des satires. Mais « des douleurs domestiques tournent l'esprit de Jean Reboul vers les tristes médi• tations et firent vibrer la corde plaintive. » En 1828, la Quotidienne publie L'Ange et VEnfant. M. de Lamar• tine, étonné, « répond par une harmonie, Le Génie dans VObscurité ». Et c'est entre les deux poètes, écrit le biographe de Jean Reboul, auquel j'emprunte ces lignes « une joute courtoise dignement sou• tenue. » Jean Reboul remercie Lamartine de lui avoir donné le courage de publier son premier recueil, qui paraîtra en avril 1836. Voici la dédicace : « Les premiers jours de mon existence littéraire furent semblables à ces infortunés enfants abandonnés qu'on exposait HUMBLES VOIX 131 sur une table de marbre, à la porte des églises... Je vis longtemps passer l'indifférence devant moi ; mais enfin vous parûtes et la pauvre muse délaissée, réchauffée aux rayons de votre gloire, revint à la vie et à l'espérance. » A quoi Lamartine réplique : « L'égalité des intelligences, lorsque Dieu et la nature les ont faites égales, se manifestent dans les lettres. Les nobles études appelant tous à tout, élevant le niveau commun, confondant les classes, faisant vivre du même pain intellectuel tous ceux qui vivent du même pain du jour, et réalisant, dans le domaine de la pensée, cette répu• blique des intelligences où les droits ne sont que des dons de Dieu, où les fonctions ne sont que des services, où la dictature n'est que du génie. » En 1835, Alexandre Dumas, passant à Nîmes, vient rendre visite à Jean Reboul. Il était annoncé par une lettre du baron Taylor et il a raconté lui-même cette visite. Il décrit ainsi le visage du poète et de son logis. « Un beau front couronné d'une abondante et noire chevelure... Des yeux qu'ombrage un épais sourcil sont des yeux puissants et veloutés faits pour exprimer l'amour ou la haine... » Alexandre Dumas rappelle le petit escalier tournant situé dans l'angle d'une rue, le grenier sur le plancher duquel est amoncelé en tas séparés, du froment de qualités différentes, les petites vallées que ces montagnes nourricières forment entré elles, et, au bout de dix pas, la porte d'une chambre dont la simplicité est presque monastique ; des rideaux blancs du lit à la croisée, quelques chaises de paille, un bureau de noyer, un crucifix d'ivoire, un modeste canapé forment tout l'ameublement. « Cette chambre si simple a reçu bien des visiteurs illustres, elle a vu arriver bien des hommages de livres ou de lettres aux sceaux armoriés. Autour du cadre d'une glace, brillent des cartes de hauts personnages, de princes étran• gers et d'écrivains. » Parmi ces personnages, vint à Nîmes en juillet 1838 : « M. de Chateaubriand, avec sa courtoisie et la grâce du génie, s'empresse de conduire sa Muse vers celle de son humble frère en poésie. Ce fut le boulanger lui-même qui vint répondre à son émissaire et lui donner son heure, celle où commence un peu de repos après le travail de la journée.*Quel ne fut pas son étonnement lorsqu'il vit sur la carte qui lui fut remise le nom de Chateaubriand ! » On com• prend que le biographe de Jean Reboul ajoute que, venu à en avril 1839, et fêté par tous les célèbres, celui-ci fut étonné, mais non ébloui. 132 LA REVUE

AGRICOL PERDIGUIER

Agricol Perdiguier est né le 3 décembre 1805 à Morières, près d'. Son père était un artisan qui possédait en terres et en vignes une culture d'une assez large étendue. Ce père, paysan et ouvrier, s'était enrôlé dans l'enthousiasme de 89, avait fait la cam• pagne d'Italie et était revenu en son pays exercer son métier de menuisier. Dans sa petite enfance, Agricol Perdiguier avait labouré sarclé, vendangé ; il aimait la liberté et les travaux des champs, les fleurs et les oiseaux, et il avait beaucoup d'amitié pour ses petits camarades, ce qui l'avait fait appeler le père des enfants. C'était un être spontané et charmant, sans rien d'excessif dans sa gravité. La fraîcheur et la vivacité de son imagination se retrouvent dans Mémoires d'un Compagnon, qu'il n'écrira que beaucoup plus tard en 1853. Il s'arrête devant les parades et écoute les chanteurs ambu• lants, apprenant d'abord les airs, puis les chansons qu'il était un des premiers à faire entendre au village. Comme tous les petits paysans de Morières, il ne reste que quelques mois à l'école. Ses deux maîtres sont très différents, l'un, M. Madon, à la fois médecin et instituteur dont la méthode ne connaissait que la férule, con• sistant à faire pleuvoir les coups sur les bras, sur les épaules, sur les têtes de ses élèves, — l'autre, un ancien capucin, vicaire du village, M. Pertus, « songeait plus, nous dit Agricol Perdiguier, à nous amuser qu'à nous instruire » et il donnait à ses élèves des biscuits et friandises, comme M. Madon leur donnait des coups de nerf de bœuf. Aussi bien ni l'un ni l'autre ne furent-ils les vrais maîtres d'Agricol Perdiguier, mais son grand-père, Gaspard Gou- nin, qui vivait dans la pauvreté et eût été un apôtre de Jésus-Christ. «Sa maison était la maison des pauvres, le refuge, l'asile des mendiants. Il les recevait dans sa cuisine, leur trempait à tous la soupe, leur laissait passer les soirées avec lui... Il me semble le voir encore avec son chapeau à trois cornes, sa grande et longue veste grise, ses culottes courtes, ses guêtres d'étoffe montant jusqu'aux genoux... Sa figure, si vénérable et si bonne. Je dois le dire, je n'ai jamais vu un homme pareil ; il m'a familiarisé avec la pauvreté, avec les pauvres ; il m'a rendu l'ami, le frère de tous les hommes... Il me menait souvent avec lui, je le vois s'arrêter sous un abrico• tier, cueillir des fruits, les manger sans façon. « Mais, grand-père, je lui dis, cet arbre n'est pas à vous ? » Il me répond : « Mon enfant, il appartient au bon Dieu. » Un autre jour, je lui montre un homme HUMBLES VOIX 133

qui mangeait du raisin dans l'une de ses vignes. Il me répond : « Laisse-le faire ; tout cela appartient au bon Dieu. » Gaspard Gounin était un homme du vieux temps, aimé, respecté comme tel et jamais on ne se fût avisé de lui faire le moindre re• proche pour les libertés qu'il prenait chez les autres et qu'il accor• dait à tous chez lui, sans murmure, sans arrière-pensée. » Agricol était allé à peine deux ou trois ans à l'école : il savait lire, écrire, calculer, d'une manière incomplète ; ses maîtres lui avaient donné des livres en latin, le Syllabaire, les Heures romaines, et, en français, le Devoir d'un chrétien et VImitation de Jésus-Christ. La bibliothèque de son grand-père complétait ces lectures saintes. Il goûtait l'histoire des Quatre fils Aymon et il se passionnait pour Renaud, Roland, Geneviève de Brabant, et pour les Fables d'Esope. Son admiration pour Moïse n'avait d'égale que celle qui l'exaltait pour les Preux Paladins, pour Godefroy de Bouillon, pour Tan- crède et Armide. Seulement l'amour qu'avait ce jeune éleveur d'oiseaux, la vie familière des prés et des bois ne parvient pas à convaincre son père, le rude et énergique Pierre Perdiguier, qui avait dressé ses trois garçons et ses quatre filles à une rude école, car pour avoir de l'en• grais, il leur faisait ramasser le crottin sur les routes, leur disant : « Si vous travaillez trois jours par semaine, vous aurez trois sous le dimanche, et si vous travaillez six jours vous aurez six sous ; autant de jours de travail, autant de jours de repos... » Que je re• mercie mon père de nous avoir habitués de jeunesse au travail, à la fatigue, à l'intempérie des saisons... Dans son atelier de menui• serie, il nous employait à pousser des languettes, des rainures ; enfin il tirait de nous le meilleur parti possible, et certainement, il faisait bien. » Si l'on veut comprendre ces enfances d'autrefois, façonnées d'autant de poésie que de réalités, il faut ajouter que Agricol Perdiguier utilisait ses loisirs à élever des oiseaux, à les défendre contre les griffes du chat, à s'arrêter aux ombres chinoises, aux polichinelles des ambulants. En dépit de son amour pour les champs et les animaux, Agricol Perdiguier ne persuada pas son père de le laisser suivre sa vocation rurale : « Je préfère être paysan. — Non. Tu ne le seras pas. Simon ne veut pas être menuisier, François ne veut pas être menuisier, il me faut un menuisier, tu le seras. — Mais non. — Mais si. » Il était le maître. Je me soumis. J'avais alors treize à quatorze ans. » Donc, le dimanche de Pâques 1822, Agricol Perdiguier s'en 134 LA REVUE va en apprentissage à Avignon, chez un ami de son père, et deux ans après, le 20 avril 1824, il part pour son tour de France, se ren• dant à avec un compagnon surnommé Vivarais la Palme de la Gloire et murmurant tout bas les pensées qu'il a mis plus tard en couplets : Je vois de ma ville natale encore le plus haut monument, Mais d'intervalle en intervalle Il s'abaisse insensiblement... Oh I plus rien ne s'offre à ma vue Que des champs la vaste étendue... Adieu, riche, charmant pays, Mon cœur bat, mon âme est émue... Quel temps 1 quel chemin magnifique ! Comme l'avenir me sourit !... Une voix sourde, prophétique, Echauffe, élève mon esprit. Je cueillerai par ma constance Des talents et de la science. Adieu, riche, charmant pays, C'est un grand bien que. l'espérance. Tels étaient les sentiments parmi lesquels Agricol Perdiguier commençait son Tour de France, que Pierre Moreau, le serrurier d'Auxerre définit : « Cette Université ambulante où l'esprit et l'intelligence de l'homme se développent peu à peu. On devient plus hardi, plus assuré ... dans chaque ville, on rencontre quelque chef-d'œuvre, quelque monument d'une antiquité curieuse et ins• tructive. » De Marseille, Agricol Perdiguier va à Nîmes, puis à et à Béziers et il arrive à Bordeaux. 11 y est reçu par le dignitaire des Compagnons du Devoir de Liberté, Pourtalès, dit Marseillais le Corinthien. Le maître menuisier Moulonguet réunit dans son atelier Vivarais la Rose, Provençal le Cœur aimable et Agricol Perdiguier, dit Avignonnais la Vertu. Dans cette ville de plaisirs, Agricol Perdiguier devient l'ami d'un Suisse affilié, Devigne, qui aimait la lecture. Le soir ils se réunissent pour lire à haute voix les tragédies de Shakespeare, mises en vers par Ducis, et la Phèdre de Racine. « Nous aimions surtout les pièces sombres, terribles, et, je le dé• clare, plus il y avait de morts à la fin de la tragédie, plus nous la trouvions sublime, magnifique, parfaite. » Voici Agricol Perdiguier parcourant les bouquinistes afin d'avoir des livres à lui, une petite bibliothèque ; il est tenté, hésitant en face des étalages des libraires. Dans une galerie de la Bourse, il aperçoit quatre petits volumes à couverture rouge et les achète : Le chef-d'œuvre dramatique de Voltaire. HUMBLES VOIX 135

Enfant, Agricol, avait toujours aimé à écouter les chanteurs ambulants ; il se plaisait à apprendre d'abord les airs, puis à faire entendre au village les paroles de ces chansons. Devenu un gacot, compagnon du Devoir de Liberté, il cherche, sur le Tour de France, à s'initier à la versification. Sa seconde ohanson, le Combat de Ves- prit, a pour sujet le Devoir aux prises avec l'Amour : •

O belle, O touchante amitié, Comment de toi me séparer ? Je veux, je veux toute ma vie Te voir, te chérir, t'adorer. Hélas ! et moi qui soupire, Esclave d'une passion 7 Quelle faiblesse, quel délire Troublent mon esprit, ma raison ! Oh non... je n'ai plus de courage... Mes yeux sont couverts d'un nuage... Et mon corps est tout enchaîné...

Agricol invoque Salomon, grand patron tutélaire du Devoir de Liberté :

Je sens renaître mon courage, Je sens renaître ma raison : Je sors d'un pénible esclavage Et je suis tout à Salomon. Voyageons dans la belle France, Accompagné de l'Equité Du beau Devoir de Liberté.

Lyon est l'ultime étape de son Tour de France. Il est élu premier Compagnon, et remplace Montpellier VAmour Fidèle. Agricol Perdiguier a donc été choisi parmi de vaillants compa• gnons, à côté de Vivarais le Tranquille, Languedoc la Sagesse et d'autres ; il a préparé ses couplets de remerciements :

Puisqu'en ce jour votre choix me préfère, Puisqu'au pouvoir vous me faites monter ; Ce grand honneur, je veux le mériter ; Je veux agir, vous servir et vous plaire. De Salomon, notre ami, notre père, Du Souverain, l'exemple des bons rois, Je maintiendrai lés équitables lois, Et je saurai vous chérir et vous plaire.

En 1836, Agricol Perdiguier publiait un recueil des chansons de Compagnonnage et, en 1839, le livre du Campagnonnago qui allait susciter l'enthousiasme de George Sand et lui "inspirer un beau roman : Le Compagnon du Tour de France. 136 LA REVUE

MARTIN NADAUD

Martin Nadaud est né dans la Creuse à Martinèche, près de Bourganeuf, le 17 novembre 1815. Son père, ouvrier maçon saison• nier, avait rêvé de voir son fils s'instruire et « devenir autre chose que ce qu'il était lui-même ». Etant absent une grande partie de l'année, il doit lutter contre sa femme et son propre père afin que l'enfant aille prendre quelques leçons pendant l'hiver, chez des maîtres d'occasion, dans les villages d'alentour. Il arrive à Paris pour assister aux journées de Juillet ; il en reçoit une vive impres• sion. En 1832, il devient « limousin », avant d'arriver à l'état de compagnon maçon. Martin Nadaud a une belle voix ; tous les jours, dans la salle du marchand de vin où il prend ses repas, on lui de• mande de lire le Populaire de Cabet. Un jeune étudiant en médecine le complimente sur la manière dont il souligne certaines phrases : « C'était la première fois qu'un bourgeois me donnait la main, écrit-il dans les Mémoires de Léonard, et j'avoue que j'en fus flatté. Il me demanda si je voulais entrer dans la Société des Droits de VHomme, à laquelle il appartenait. Il vit aussitôt à ma réponse, que j'étais républicain... Il me semblait que je ne pourrais être ni assez téméraire, ni assez audacieux pour gagner la confiance de cette jeunesse républicaine dévouée aux intérêts de la France et à ceux du peuple... » Jusque-là le grand plaisir de Martin Nadaud était de fréquenter les guinguettes où, chaque dimanche, la jeunesse ouvrière qui, à cette époque, travaillait quatorze heures par jour, accourait en foule. Dès qu'il est affilié à la Société des Droits de VHomme, Martin Nadaud abandonne les bals musettes et les salles de chansons. Il suit assidûment les conférences gratuites du soir organisées par l'Association polytechnique. En 1833, l'influence de Guizot et de la loi de Juin sur l'instruction élémentaire encouragent l'élan de ce mouvement d'éducation populaire. Martin Nadaud, dans les Mémoires de Léonard, exprime la volonté de culture de ces jeunes ouvriers qui ont de dix-huit à vingt-cinq ans entre 1833 et 1840 : « Il me semblait que je grandissais à mes yeux. J'avais en effet découvert en moi-même une force de volonté et d'opiniâtreté pour le travail intellectuel que je ne connaissais pas. » L'homme nouveau que veut être Martin Nadaud lui donne l'am• bition et la force de devenir «un homme différent de ce que j'aurais été si j'avais passé mes soirées à baguenauder de côté et d'autre. » HUMBLES VOIX 137

Martin Nadaud a des soucis d'argent ; il voudrait débarrasser sa famille du poids d'une lourde dette. Son désir est de la libérer de ses charges et il trouve le moyen de s'instruire en instruisant certains de ses camarades qui ont les mêmes ambitions que lui. N'oublions pas que, levé à cinq heures, il travaille de son métier quatorze heures par jour. Après son souper, dans sa chambre du 21 rue Saint-Louis- en-l'Ile, Martin Nadaud réunit une quinzaine de camarades pour leur enseigner l'orthographe, les règles du calcul, faire quelques dictées ou même discuter les problèmes de technique relatifs à la construction en examinant quelques tracés fixés au mur. Puis, après avoir « bûché » pendant deux heures Martin Nadaud n'oublie pas les problèmes du monde. On se recréait en lisant en commun : « Le livre que je mis entre les mains de mes élèves était les Paroles d'un Croyant, de l'abbé de Lamennais, livre étonnant d'audace, de vigueur de style et bien conçu surtout pour amener les peuples à détester les rois. Il leur convenait beaucoup. Nous riions aux éclats de ce passage : « Fils de l'homme, monte sur ces hauteurs et annonce ce que tu vois. — Je vois les rois hurlant sur leurs trônes, ils tiennent leurs couronnes à deux mains, mais elles sont emportées par les vents et les tempêtes. » Cela se passait à Paris, rue Saint-Louis-en-l'Ile, tandis que, de , un ouvrier tisseur, Perrin, écrivait à Lamartine : « Monsieur, Pauvre canut lyonnais, sans la généreuse indiscrétion de mon noble ami de Falaise, je n'aurais jamais eu la témérité de franchir le seuil du sanctuaire de vos méditations... je ne vous aurais jamais importuné de ma prose et encore moins de mes vers ; mon ami a été indiscret et je l'en remercie, car cela m'a valu une lettre pré• cieuse 'que j'ai couverte de mes baisers et mouillée de mes larmes. Et il en est ainsi, Monsieur, parmi nous autres, pauvres enfants du peuple ; nous adoptons un nom, puisque ce nom, c'est notre dra• peau. J'en connais qui se feraient tuer pour Raspail, d'autres pour Barbes. Moi, c'est pour Lamartine. C'est vous qui avez mis dans mon cœur l'amour sacré de la poésie. »

REINE GARDE

Reine Garde, « fruit désavoué d'un amour malheureux, abandon• née par ses parents dès sa naissance... La Providence la conduisit dans un château aux environs d'Aix... » Elle grandit avec les jeunes filles du châtelain, entendant parfois les leçons qu'elles recevaient ; 138 LA REVUE taillant, cousant, brodant avec elles et pour elles, lisant dans leurs livres.» Elle lisait avec passion « des nuits entières ». Un soir, allant au bal, les jeunes filles laissent sur la table Jocelyn. Reine Garde, prend le poème, et le dit d'un seul trait « avec entraînement, avec transport. » Reine aima, elle rêva, elle pleura, elle se sentit poète aussi. Reine Garde avait quitté le château de Provence pour venir habiter Aix la lumineuse, ayant loué une chambre, en une rue écartée, avec une boutique au-dessous. A la fois mercière et coutu• rière, elle vit de ses travaux et de son petit commerce. Le soir, quand elle est seule, Reine Garde transcrit les stophes imaginées pendant qu'elle coud. Un jour que Lamartine s'est arrêté à Marseille, Reine Garde vient le voir. En l'apercevant, elle reste confuse, inter• dite, elle n'ose lui parler. Pourtant elle tire de sa poche quelques pièces de vers alignés sur du gros papier froissé par son étui, son dé et ses ciseaux pendant le voyage. De ces essais poétiques, que pen• sait Lamartine ? « C'était frais, nous dit-il, c'était gracieux, c'était senti. Cela ressemblait à son visage, modeste, pieux, tendre et doux, vraie poésie de femme dont l'âme cherche à tâtons, sur les cordes les plus suaves d'un instrument qu'olle ignore, l'expression de ses sentiments... C'était elle ; c'était l'air monotone et plaintif qu'une pauvre ouvrière, à demi-voix, se chante à elle-même, en travail• lant des doigts, auprès de la fenêtre, pour s'encourager à l'aiguille et au fil... H y avait des notes qui pinçaient le cœur... Une monoto• nie triste, une romance à trois notes, sept ou huit images pour expri• mer l'infini... La femme, jeune encore, vêtue en journalière de peu d'aisance, une robe d'indienne rayée, déteinte et fanée, un fichu de coton blanc sur le cou. Les traits étaient beaux ; de grands yeux d'un bleu noirâtre, la bouehe un peu affaissée au coin par la langueur, un front pur de tout pli comme celui d'un enfant... Un regard de clair de lune... » PIERRE LACHAMBA UDIE

Né en Dordogne, à Sarlat, fils de paysan, et destiné à la prêtrise, Pierre Lachambaudie est employé au chemin de for de Roanne à Lyon. A vingt-quatre ans, des apôtres saint-simoniens le conver• tissent. Il va faire retraite à Ménilmontant et c'est là qu'il connaît Enfantin. Enfantin, qui avait lu les Confessions de Saint Augustin, s'imaginait le grand rôle que pourrait jouer un Saint Augustin dans la société moderne et il voulait que l'artiste pût être illuminé HUMBLES VOIX 139 par la foi Saint-Simonienne. Lorsqu'il lui est présenté, Enfantin ouvre ses bras à Pierre Lachambaudie et s'écrie : « Embrasse-moi, prolétaire. » Tout en gagnant sa vie dans différents métiers, Lachambaudie récitait ses poésies dans les goguettes et dans certains salons de Paris. Voici deux exemples qu'on peut citer :

L'Écolier et les verges Certain vieux pédagogue à certain écolier Disait : Dans ton jardin, il est un coudrier Large, toulîu, vivace ; Des jets tout à l'entour se dressent par milliers. Va t-en cueillir, ce soir, après la classe Les plus flexibles, les plus beaux. De mon projet, ne conçois pas d'alarme ; Ce n'est pas pour ton dos que sont faites ces armes. Le gamin obéit ; quand il est de retour, lie maître va fermer la porte à double tour, Et, voulant se venger de quelque vieille offense, Il vous l'étrille d'importance. Comme cet écolier, crois-moi, Peuple, ne prête pas des armes contre toi.

La Goutte d'eau Un orage grondait à l'horizon lointain, Lorsqu'une goutte d'eau, s'échappant de la nue, Tombe au sein de la mer et pleure son destin. « Me voilà dans les flots, inutile, inconnue, Ainsi qu'un grain de sable au milieu des déserts. Quand sur l'aile du vent je roulais dans les airs, Un plus bel avenir s'offrait à ma pensée : J'espérais sur la terre avoir pour oreiller L'aile du papillon ou la fleur nuancée, Ou sur le gazon vert et m'asseoir et briller...» Elle parlait encore : une huître à son passage, S'entr'ouvre, la reçoit, se referme soudain. Celle qui supportait la vie avec dédain Durcit, se cristallise au fond du coquillage, Devient perle bientôt, et la main du plongeur La délivre de l'onde et de sa prison noire, Et depuis on l'a vue, éclatante de gloire, Sur la couronne d'un puissant empereur. O toi, vierge sans nom, fille du prolétaire, Qui retrempes ton âme au creuset du malheur, Un travail incessant fut ton lot sur la terre ; Prends courage ; ici-bas chacun aura son tour : Dans les flots de ce monde, où tu vis solitaire, Comme la goutte d'eau tu seras perle un jour...

THÉODORE LEBRETON

« Un jour, le hasard fit tomber entre les mains d'une femme aussi noble par les qualités d'une belle âme que par l'élévation 140 LA REVUE d'un beau talent, un papier bizarrement recouvert des lignes iné• gales et serpentantes d'une écriture qui n'appartenait à aucun genre, et qu'aidaient à rendre presqu'illisible des fautes d'ortho• graphe assez apparentes. La curiosité de cette femme fut excitée, et bientôt elle lut, à grand-peine, les six premières lignes ; c'était une stance ; ces lignes, c'étaient des vers ; elle les lut une seconde fois, elle les lut mieux, c'étaient de beaux vers. » Cette femme s'enquit de celui qui les avait écrits. C'était un ouvrier qui, aimé de ses camarades, les fuyait quelquefois pour être seul ; il était triste ou gai sans qu'on sût pourquoi, mais ses camarades lui passaient tout cela. C'était un bon ami, conciliant et serviable, et il fallait bien que chacun eût son petit défaut. Mme Desbordes-Valmore voulut connaître l'homme dont les vers l'avaient surprise tout d'abord et puis, singulièrement émue, et elle appela auprès d'elle Théodore Lebreton, ouvrier indienneur, qu'elle encouragea. Les vers parurent à Rouen (1837) avec une préface qui est probablement de Marceline Desbordes-Valmore. Celle-ci fait allusion à cette rencontre avec Théodore Lebreton :

A travers les brumes grises Qui resserrent l'horizon, Dans la ville tout églises, Où Corneille eut sa maison, On vous a vu passer, le front sous un nuage, Portant vos jours avec un noble et haut courage, Excitant de vos bras les débiles ressorts, Chanter sous la sueur des paternels efforts ; On vous a vu sublime et refermant vos ailes, Vous résigner seul, pareil aux hirondelles, Qui, pour nourrir leur nid, rasent les durs sillons Et partagent le grain des obscurs oisillons.

Du second recueil de Théodore Lebreton, paru en 1842, on peut détaoher ces vers de La Voix du Peuple :

Du milieu de ces cris d'éloquences pompeuses, Dont chaque siècle entend les paroles trompeuses, Dans la grande Babel qui commence à crouler, Comme un bruit d'ouragan qui d'un gouffre s'élance, Un écho précurseur vient crier : « Silence ». C'est le peuple qui veut parler.

Le peuple veut parler, non le fiel à la bouche, Mais avec la raison qui pénètre et qui touche, Avec son instinct d'homme à forte volonté : Plein de courage altier qui brave la tempête, Pour parler aux géants qui planent sur sa tète, 11 se lève avec dignité. HUMBLES VOIX 141

\ Dans les fougueux accès de sa plainte incessante, Il ne fait point vibrer une voix menaçante. Mais il dit aux puissants dont il est rebuté : Ne fermez point l'oreille au cri qui vous réclame Le plus humble sanglot qui s'échappe de l'âme Par Dieu lui-même est écouté. ' Ce poème de Théodore Lebreton est dédié à M. de Béranger. En fait, pendant cette période des années 30, selon une expression de Fortoul, dans ses Souvenirs romantiques, les Chansons de Béran• ger « furent l'Arsenal épique et plébéien où un art progressif em• pruntait ses créations, sa forme, sa popularité. » Ce jugement dépasse de beaucoup la portée de l'influence de Béranger, car elle s'est exercée plus en étendue qu'en profondeur. Il ne faut donc, ni ne pas reconnaître, ni exagérer cette influence dont on peut apprécier le caractère par l'exemple du tisserand Magu, admirateur de La Fontaine. Sans connaître Béranger, Magu avait eu de tout temps une dévotion pour lui. Les premières poésie de cet artisan, qui travaillait de son métier, à Lisy-sur-Ourcq, datent de 1805, mais son premier recueil ne paraît qu'en 1839. Jusque là, il n'avait pas osé envoyer ses poésies à son La Fontaine moderne, Béranger. De toutes les félicitations que reçoit Magu, celle qui lui porte le plus au cœur, c'est la lettre du 17 novembre que lui écrit Béranger. « J'ai trouvé en vous le poète artisan, tel qu'il me semble devoir être : occupé de rendre ses sentiments intimes avec la couleur des objets dont il vit entouré ; sans ambi• tion de langage et d'idées ; ne puisant qu'à sa propre source et n'empruntant qu'à son propre cœur, et non aux livres, des pein• tures pleines d'une sensibilité vraie, et d'une philosophie pratique. Aussi suis-je le premier à applaudir au mérite que voient éclore les classes travailleuses, dont je n'aurais dû cesser de faire partie. J'applaudis d'autant plus, quand ee mérite est accompagné chez vous de résignation et de modestie. Puisse enfin un sort assuré et tranquille être le fruit des doubles travaux du pauvre tisserand de Lisy ! En devenant poète, il n'a pas dédaigné la navette, et son exemple profitera sans doute à beaucoup d'artisans qui, trop sou• vent, abandonnent, pour se transformer en littérateurs, les travaux plus sûrement utiles, et aussi honorables qui peuvent assurer leur existence comme citoyens. » Parmi ces premières poésies de Magu, Béranger avait dû goûter : Le Rêve du Poète Tisserand. Je rêvais cette nuit dernière, (Les poètes rêvent toujours) 142 LA REVUE

Que, possesseur d'une chaumière, Je pouvais y finir mes jours. Quoiqu'elle ne fût pas bien grande, Y tenait tout mon mobilier, C'est tout autant que j'en demande, Mais n'allez pas me réveiller.

Auprès était une fontaine, Qu ombrageaient des saules bien verts ; Comme l'eau de cet Hippocrène, Bientôt vous coulerez vos vers, Et déjà' je choisis la place Où mon luth viendra s'essayer ; De la France je suis l'Horace, Mais n'allez pas me réveiller. Au jardin, cela va sans dire, Point de chaumière sans jardin, J'entre, quel parfum j'y respire ! Partout la rose et le jasmin. Pas de jets d'eau, ni de statues, La nuit ça pourrait m'effrayer, J'y vois des oignons, des laitues, Mais n'allez pas me réveiller. J'étais là, comme dans un Louvre, Bien content, quoique sans le sou, Quand tout à coup, la porte s'ouvre, Puis, un homme me saute au cou ; Tout en riant il me présente Un petit chiffon de papier, J'y lis : Quatre cents francs de rente, Dieu ! n'allez pas me réveiller. Puis une touchante missive, Venait confirmer mon bonheur... Dans ce moment, ma femme arrive, — Viens m'embrasser, je suis seigneur, Oh ! de tout mon cœur, mon cher homme. Que mon nez soit bien essuyé, — Pas si fort... Le diable l'assomme, C'est elle qui m'a réveillé.

Les quatre cents francs de rente, bien des années après que cette poésie fût écrite, se présentent sous la forme d'une pension de deux cents francs que lui accorde M. de Salvandy, ministre de l'Instruction publique, tandis que Villemain souscrit pour cin• quante exemplaires à son volume de poésies, en lui affirmant que les sentiments qu'il exprime ne peuvent manquer d'être « encou• ragés par l'estime publique. » De son côté un riche négociant de la rue des Lombards, à Paris, propriétaire d'une usine de chocolat en Seine-et-Marne, Mepier, souscrit six cents exemplaires des Poésies Nouvelles, de Magu. Avec une petite somme en poche, Magu s'en va, pour faire exécuter une lithographie de son portrait ; mais, arrivé HUMBLES VOIX 143

à Paris, le voilà qui flâne par les rues et les marchés, en disciple de La Fontaine, assistant à une discussion des commères d'un quartier, à propos d'un chat blessé, et se mêlant à la conversation au lieu d'aller à son rendez-vous chez l'éditeur Lemoine. A Lusy, des visiteurs étrangers « dont plusieurs étaient entourés de tout l'éclat de l'opulence, viennent s'enquérir de l'humble demeure du tisserand, s'oublier ensuite dans une intime causerie auprès de lui. Récemment encore, Mme la comtesse de Volney, accompagnée de M. le curé de Juilly, a voulu s'asseoir à sa table et partager avec lui et sa famille, un dîner qu'elle avait apporté dans sa voiture. » N'imaginons pas que, en dépit de sa pension de deux cents francs, et du succès des éditions de ses Poésies Nouvelles, Magu soit devenu riche. A l'âge de dix-huit ans, Magu avait été atteint d'une ophtalmie, à la suite de laquelle étaient survenues une cata• racte à l'œil droit et une taie sur l'œil gauche. Cette double infir• mité rendait son travail difficile et plus encore ses lectures. Quelques années après le succès éphémère des années Quarante, Magu, devenu totalement aveugle, était dans une complète inca• pacité de rien gagner. Aussi sa femme dut-elle se remettre à tra• vailler à la journée, gagnant soixante centimes par jour. Que serait- il devenu si George Sand n'était restée l'amie fidèle des poètes ouvriers ?

GEORGE SAND, JÉRÔME G1LLAND ET CHARLES PONCY

Lorsqu'eut disparu la vogue de la poésie populaire des années trente aux années quarante, George Sand est restée fidèle à l'élan qui, en lisant le Livre du Compagnonnage, l'avait décidée à connaître aussitôt Agricol Perdiguier. Son enfance et l'intimité quotidienne qu'elle avait à Nohant avec les paysans, l'avaient préparée à sentir d'instinct l'âme de ces ouvriers avec lesquels, à partir de 1839, elle entre en contact personnel. Et, en effet, George Sand est d'abord une rurale qui, lorsqu'elle est à Paris, éprouve la nos• talgie de son Berry où s'épanouit sa vraie nature. Aussi, à l'encontre de la plupart de ses contemporains, l'ouvrier n'est pas pour elle un mythe littéraire, mais une réalité sensible, un être humain auquel va une compréhension de l'instinct autant que de l'intelligence. D'Agricol Perdiguier à Magu, on peut en donner de nombreux 144 LA REVUE exemples, parmi lesquels on peut choisir Jérôme Gilland et Charles Poney. Jérôme-Pierre Gilland a raconté lui-même son enfance et son adolescence dans Les Conteurs Ouvriers, livre écrit pendant son séjour à la prison de Meaux, en juin-juillet 1848, et qui a été publié en 1849. Né le 18 août 1815, à Saint Aulde, petite commune de Seine-et-Marne, Jérôme-Pierre Gilland appartenait à une famille où l'on était bergers, de père en fils; il fut, écrit-il, «le premier à avoir rompu la tradition. » Il fut élevé par ses parents et par sa tante, femme de grand sens et « le meilleur cœur du monde ; toute servante qu'elle fût cette tante Thérèse l'initiait à toutes les délicatesses des âmes élevées, aux bienséances du langage, aux politesses et aux convenances de la société qu'elle observait chez ses maîtres... » Son père, le berger, restait pendant la belle saison dans les champs ; et, quand Jérôme lui apportait son repas du soir, il le gardait auprès de lui ; il lui répétait de vieilles légendes auxquelles il savait donner une couleur vive, pittoresque et pleine de charme. Ces légendes, c'étaient les Contes des Mille et une Nuits et les Contes de Perrault. Après avoir été à l'école sous la férule d'un rustre ignare, Jérôme est mis en apprentissage à Paris chez un maître que la colère rend cruel et dont la dure méchanceté n'épargne par les jeunes garçons qui travaillent dans son atelier. Ce maître était un bijoutier ; mais Jérôme le quitte pour apprendre le métier de serrurier. On lui pro• pose de devenir maître, mais il veut rester compagnon « afin de prouver à tous les vaniteux égoïstes que le travail doit être sancti• fié, qu'il élève et rend indépendant ceux qui l'aiment et qu'il n'est pas incompatible avec aucune des fonctions de notre société ac• tuelle. » Jacques Marillier, qui depuis des années a cherché à éclairer la vie de Jérôme Gilland, a publié dans Maintenant une correspon• dance entre Jérôme Gilland et George Sand. Ces lettres nous découvrent l'homme dans son désintéresse• ment et la délicatesse de son âme ; pourtant, lorsqu'il se présente en 1848, à l'Assemblée Constituante, « il est accusé d'être un débauché, un mauvais citoyen, un mauvais père, un mauvais fils, il battait sa femme, il prêchait le meurtre et le pillage ». Ces lettres sont complé• tées par des lettres de George Sand à Mme Félicie Gilland, la femme de Jérôme et la fille de Magu. HUMBLES VOIX 145

Le second ami de George Sand sur lequel attirer l'attention est Charles Poney qui, dès neuf ans, est manoeuvre et travaille sur le « Chantier ». D'où le titre du second de ses recueils de poésies, le premier étant Marines (1842) ; le troisième, La Chanson de chaque métier, paraît en 1858. Il est dédié à George Sand ; c'était elle qui avait suggéré le sujet et le titre dans une lettre où elle apportait à Charles Poney la force rayonnante de son amitié. Une fois encore... et en effet, dans une correspondance qui s'étend de 1842 à 1876, George Sand n'a cessé de soutenir Charles Poney de ses encouragements et de ses sages conseils ; elle a eu, vis à vis de lui, une franchise et un bon sens peu fréquents, chez la plupart des illustres confrères des poètes ouvriers. Lorsqu'il veut faire paraître Le Chantier, Charles Poney soumet son manuscrit à George Sand et c'est elle qui décide son propre éditeur Perrotin à le publier, en lui promettant une souscription et en lui achetant un certain nombre d'exemplaires qu'elle place parmi ses amis. George Sand en envoie douze à Lyon, à des canuts qu'elle connaît. Lorsque Poney se sent découragé par les critiques de Béranger, George Sand lui conseille d'accueillir et de méditer ces critiques. Dans une autre lettre elle revient sur l'idée que Charles Poney ne doit pas se laisser enivrer par les éloges et qu'il doit rester modeste, car «la vanité, écrit-elle encore, est l'ennemi intérieur que les poètes portent en eux... Le génie ne grandit qu'à condition d'être modeste. » Enfin, lorsque Charles Poney décide de se rendre à l'invitation de quelques hommes de lettres, George Sand craint que ce voyage ne gâte sa simplicité, elle le met en garde, elle cherche à le dissuader d'aller à Paris : « Je crains pour vous une grande déception. Moi, je hais cette ville de boue et de vices... » George Sand n'avait pas prévu que, reçu dans les salons littéraires, l'hôte de Béranger, de Lamennais, de Lamartine, et d'Alfred de Vigny, resterait l'homme qu'il était : descendu dans un petit hôtel de la rue Rambuteau où il gèle de froid, Poney essaie de faire du feu dans la cheminée qui fume. Il enlève sa redingots, relève ses manches demande qu'on lui donne une auge, et le voilà qui gâche du plâtre et répare la cheminée. Flora Tristan s'adresse aux écrivains célèbres en les priant de composer pour son petit livre de V Union Ouvrière, une Marseillaise de la Paix. Elle ne reçoit pas de réponse. En train de gâcher de la chaux afin d'installer un lazaret, Charles Poney lui écrit qu'il « est très éloigné de tout et surtout de la littérature, en face du ciel, de 146 LA REVUE la mer et de quelques Génois... » Pourtant il envoie à Flora Tristan cette Marseillaise de l'Union Ouvrière : Mon frère, il est temps que les haines s'oublient ; Que sous un seul drapeau les peuples se rallient ; Le chemin du salut va pour nous s'aplanir. La grande liberté que l'humanité rêve, Comme un nouveau soleil, radieuse, se lève Sur l'horizon de l'Avenir. L'Union, l'harmonie, ici-bas, tout vient d'elles ; Q mes frères, voyez les pauvres hirondelles, Sur l'aile du printemps, revenir vers vos cieux. Voyez combien d'amour ces doux oiseaux contiennent, Pour que sur l'Océan, ensemble, ils se soutiennent, Quand la tempête fond sur eux.

SAVINIEN LAPOINTE .

« Il existe, au coin de la rue Saint-Louis-en-l'Isle et du quai, une haute maison de modeste apparence. Après avoir monté quatre étages, on arrive à un long corridor, on ouvre une porte, et l'on entre dans un petit cabinet dont l'unique fenêtre donne sur le quai Bourbon. De cet endroit, la vue est splendide. Au loin, ce sont les coupoles du Panthéon et du Val de Grâce ; à droite les tours de Notre-Dame ; à l'extrême horizon, les coteaux de Charenton se dessinent dans une vapeur lumineuse. » C'est ainsi que dans la préface d'Une Voix d'En-Bas Eugène Sue raconte la visite d'Olinde Rodrigues à Savinien Lapointe dans un pauvre réduit de la rue Galande, menant de front sa vie de poète et sa vie d'artisan et soutenu dans sa lutte contre de bien mauvais jours par sa jeune compagne, ange de dévouement, de douceur et de bonté ; écoutant les vers de son mari, la jeune femme inter• rompt aussi un peu son travail ; les deux mains croisées sur les genoux, elle écoute avec une admiration ingénue. Eugène Sue adresse à Savinien Lapointe quelques compliments : « Cet homme que la nature a fait poète, à qui le plus heureux instinct a révélé les délicatesses du style, le coloris des images, l'harmonie du nombre... Cet homme d'une intelligence supérieure demande à son travail manuel le pain grossier de chaque jour. » Léon Gozlan lui écrit : « Parmi les hommes qu'on pourrait ap• peler les hommes de la nouvelle race, on vous a distingué, vous, jeune poète, mûri, non au beau soleil de l'aisance, mais aux pâles rayons qui tombent d'étage en étage au fond d'une boutique de cordonnier... Votre Muse est la pauvre jeune fille qui vend des vio• lettes au coin des carrefours... » HUMBLES VOIX 147

Comment la tête de Savinien Lapointe aurait-elle pu résister ? Aussi lorsqu'un homme illustre par le cœur, illustre par sa sagesse, illustre par le génie, Béranger, apparaissant un jour dans la modeste demeure, s'écrie : « Je viens vous dire que vous êtes poète », Savinien lui répond : « Puisque vous le dites, je vous crois. » _ Pourtant Victor Hugo est son premier modèle, le poète dont transperce l'inspiration dans les vers d'Une Voix d'En-Bas. Le poème qui donne son titre au recueil est dédié à Victor Hugo. Ce poème est la réponse à la pièce des Rayons et des Ombres : Regard jeté dans une mansarde : Victor Hugo, merci pour l'enfant qui végète Entre quatre murs nus où l'œil du mal la guette I Ta voix mélancolique, 0 fraternel rêveur, De ses chants a touché la tristesse du doute, Du doute qui gémit sur le Calvaire, et broute La Foi, fleur enlacée à la croix du Sauveur. Toi seul a vu cet ange, au fond d'une masure, Près d'un vieux lit qu'étrangle une étroite embrasure ; Alors tu t'es hâté, dispensateur d'amour, De verser sur son front des flammes et du jour. C'est bien ! Cette œuvre est belle ! il fallait, fier Archange, Ton œil pour découvrir ce joyau dans la fange. Oui, fange est la misère ; et nous n'en manquons pas, Nous, bafoués du grand, quand il regarde en bas. D'en bas, si je m'élève, et si vers toi j'arrive, C'est qu'un de tes rayons, dardant sur notre rive M'attire, moi, phalène, au foyer créateur ; Ainsi, l'homme s'élève en cherchant le Seigneur !

O merci pour l'enfant rêvant dans la mansarde, Où l'un des rayons bienveillamment s'attarde, Et dans tout son éclat ; Pour cet enfant qui n'a pour trésor, pour famille, Le matin, pour sourire à son réveil de fille, Que la croix du Soldat !

Victor Hugo répond à Savinien Lapointe : « Si vos vers, Monsieur, n'étaient que de beaux vers, j'en serais moins ému, peut-être, mais ce sont de nobles vers. Je suis mieux que charmé, je suis touché. Je vous remercie du fond du cœur. Continuez, Monsieur, votre double fonction, votre tâche comme ouvrier, votre apostolat comme penseur. « Courage donc et patience, courage pour les grandes douleurs et patience pour les petites. Et puis, quand vous aurez laborieuse• ment accompli votre ouvrage de chaque jour, endormez-vous avec sérénité. Dieu veille. » 148 LA REVUE

« Je crois en Dieu, Monsieur, et je crois en l'humanité. Dieu met un but au bout de toutes les routes, il ne s'agit que de marcher. « Suivez toujours les conseils mystérieux et graves de votre conscience. Je l'ai dit quelque part et je le pense plus que jamais, le poète a charge d'âmes. « Dans la nuit profonde où sont tant d'esprits, les hommes comme vous, parmi le peuple, sont dés flambeaux qui éclairent le travail des autres. Tâchez d'augmenter sans cesse la quantité et la pureté de votre lumière. » Aussi lorsque George Sand fait remarquer à Savinien Lapointe que ses vers sont de treize et de quatorze pieds, lorsqu'elle lui con• seille doucement de prendre mieux ses mesures à l'avenir, Savinien Lapointe, irrité, riposte avec humeur : « Vous n'aimez donc pas le Peuple ? »

DEUX VISITES A GEORGE SAND

Vinçard est connu par ses Mémoires, comme le chansonnier saint-simonien qui, né en juillet 1796, rue de la Calandre, en pleine cité, a reçu l'enseignement popufaire de Claire Bazard et de Fournol, et qui, le dimanche, suivait les prédications de la salle Taitbout. Inspiré par ses maîtres saint-simoniens, ayant une si grande con• fiance dans la sagesse, la science et la grande bonté du Père Enfantin, il essaie dans les goguettes de renouveler la matière chantante que Béranger, lui-même, considérait comme singulièrement épuisée. Il crée La Ruche Populaire. Ses Chants des Travailleurs ne paraîtront que beaucoup plus tard. Un jour, Vinçard rencontre à Brive-la-Gaillarde un camarade de la Ruche Populaire, qui, ayant la charge d'une famille de six en• fants, lui demande d'aller à Nohant, intercéder auprès de la grande amie et de lui exposer la situation dans laquelle il se trouve. Vinçard se décide à abandonner le voyage qu'il avait commencé et à partir à pied pour Nohant. Il lui semble qu'il est peu séant de se présenter dans son accoutrement de marchand à la balle, tout couvert de poussière. Mais, ayant vaincu sa timidité, il dit à George Sand la promesse faite à son camarade Lambert. Et il obtient d'elle qu'elle s'efforce d'obtenir une place qui lui permettra de vivre. « Grande digne femme, dit-il, dont la gloire littéraire a laissé toujours purs les sentiments simples et généreux de son cœur d'or. » Dans la Ruche Populaire, Vinçard ainé, publia presque chaque mois des poésies de Gabriel Gauny. Fils d'un père potier et d'une HUMBLES VOIX 149

mère blanchisseuse, Gabriel Gauny exerçait le métier de menuisier parquetteur. Il appartenait lui aussi à la famille saint-simonienne. Gabriel Gauny avait une ardente admiration pour George Sand. Ayant appris par Vinçard, le culte que lui vouait Gabriel Gauny, George Sand lui envoie un de ses livres, en lui disant qu'elle le verrait volontiers. Après quelques hésitations, Gabriel Gauny se décide à aller vers la demeure de la romancière et il monte jusqu'à sa porte. Arrivé là, il est saisi d'un remords : n'allait-il pas troubler une méditation féconde ? prendre à son profit quelques minutes d'un temps précieux ? La sonnette ne tinta pas. Il s'en fut plus vite qu'il n'était venu. Gabriel Gauny renonça même à faire parvenir à George Sand deux lettres qui ont été retrouvées dans ses papiers. L'une n'est qu'un projet informe. Mais, au bas de l'autre, figure cette mention : « Cette lettre ne fut pas envoyée à son adresse : Madame, j'arrive à vous plein de misère morale, d'abrutissement et d'émotion. » Il voulait lui soumettre ses contemplations formulées en vers, qui, disait-il, avaient tous ses défauts à lui; il s'en excusait « sur sa misérable éducation, moitié d'instinct et moitié de mémoire. » Cette admiration touchante d'un Gauny pour George Sand et la dévotion que lui porta la famille Magu s'expliquent par un fait. Parmi ses contemporains femmes de lettres, George Sand était presque la seule à posséder le tact, la sincérité nécessaires pour sentir l'âme de ces poètes ingénus. Elle a compris que leur bon sens naturel se refusait aux louanges exagérées que les autres écrivains leur prodiguaient. EDOUARD DOLLÉANS.