Rixes Compagnonniques En Eure-Et-Loir (Xixe S)

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Rixes Compagnonniques En Eure-Et-Loir (Xixe S) La rixe - L’Illustration, journal universel, numéro du 29 novembre 1845. Rixes compagnonniques en Eure-et-Loir (XIXe s). par Brix Pivard La première moitié du XIXe siècle est synonyme pour les compagnonnages1 d’interdictions, de concurrences, d’évolutions, d’adaptations, de remises en question, de surveillances policières, de grèves2, de violences3. Jusqu’à l’autorisation de l’existence des syndicats, par la Loi Waldeck-Rousseau en 1884, les compagnonnages demeurent le premier organe de défense des ouvriers. De nombreux corps de métiers qui n’appartiennent pas aux compagnonnages vont emprunter et adopter les formes et les modèles compagnonniques. Cela entraîne des scissions, des divisions et des conflits. Chartres, qui est une ville de compagnonnage4 et de Devoir5 bien qu’il s’agisse d’une ville d’importance secondaire6 sur le Tour de France7, va connaître ces événements. La cote 10 M 38 consultable aux Archives départementales de l’Eure-et-Loir, comporte des rapports, des corres- pondances, des interrogatoires. Ces archives publiques et administratives qui émanent des auto- rités (préfet, sous-préfets, maires, commissaires de polices, etc.) sont des pièces de circonstance. Elles permettent de supposer ce qu’a pu en penser la société au moment des faits. Dans cet article, je chercherai à présenter comment s’est manifestée cette période de trouble pour les compagnonnages à Chartres et en Eure-et-Loir. 1. Je tiens à remercier M. Laurent Bastard, conservateur du musée du Compagnonnage de Tours, pour ses observations et pour son aide documentaire. 2. Pour en savoir plus sur le phénomène des grèves dans le milieu ouvrier, Xavier Vigna : « Pourquoi les ouvriers se révoltent », in l’Histoire, n° 404, octobre 2014, p. 42-53 ; Histoire des ouvriers en France au XXe siècle, Perrin, 2012. 3. Les violences compagnonniques suscitent les réflexions et la recherche. Le dimanche 16 février 2014, une visite thématique portant sur les rixes a eu lieu au musée du Compagnonnage de Tours. 4. E. Coornaert atteste l’existence de compagnons à Chartres dès 1505. Émile Coornaert, Les compagnonnages en France, du Moyen Âge à nos jours, Les Éditions ouvrières, 1966, p. 39. 5. Villes où sont reçus les nouveaux compagnons. Ces villes possèdent des « cayennes » et des « mères », dont les synonymes sont « sièges » et « assemblées ». 6. En 1787 il y passe « plus de cent quarante » compagnons, Coornaert, op. cit., p. 189. 7. Voyage, formation initiatique et professionnelle où le compagnon se perfectionne dans l’exercice de son métier en faisant étape dans des villes. 8. Les sources archivistiques dont il est fait mention ici, proviennent essentiellement de cette cote. Brix Pivard : Rixes compagnonniques en Eure-et-Loir (XIXe s.) www.compagnons.info 2 Gavots contre Dévorants Les rixes compagnonniques ont des motifs divers et variés. En fait, à la lecture des sources archivistiques, tous les motifs semblent être prétexte à l’éclatement de conflits sanglants. Il y en a pourtant certains auxquels les compagnons accordent une importance plus soutenue que d’autres. Un des motifs de rixes récurrents consigné dans les archives de la cote 10 M 3 est l’apparte- nance à deux compagnonnages différents : celui des Gavots (compagnonnage du Devoir de Liberté) et celui des Dévo(i)rants (compagnonnage du Devoir). Les Gavots sont les serruriers et menuisiers se revendiquant du rite de Salomon9, à l’instar d’Agricol Perdiguier10. Les Devo(i)rants sont sous le patronage, soit du Père Soubise, soit de Maître Jacques. Selon les légendes compagnonniques les plus crédibles, les uns et les autres auraient été fondés à l’époque médiévale. L’appartenance à ces deux groupes de compagnonnage antagonistes suffit à motiver les -af frontements. Nonobstant, les uns et les autres cherchent à s’assurer le monopole des embauches dans la ville où ils coexistent et cherchent donc à chasser le groupe rival. Il était vital pour eux de placer leurs aspirants et leurs compagnons chez les maîtres de chaque ville du Tour, mais il n’y en avait pas assez pour embaucher tous ces ouvriers. À ces motifs économiques se rajoutent des motifs légendaires et un fanatisme dû à un très fort sentiment d’identité, qui pousse chaque groupe à rejeter l’autre comme indigne d’appartenir au « vrai » compagnonnage, ipso facto le leur, évidemment. Une note11 de 1807 précise : « La rixe sanglante, Monsieur, qui a eu lieu à Chartres, le 8 de ce mois de la part de compagnons serruriers et menuisiers me porte à désirer de savoir si vous avez interdit par un règlement public, les associations d’ouvriers connues autrefois sous la dénomi- nation de compagnons du devoir et autres. Je vous invite à me tenir au courant de la procédure qui s’instruit à ce sujet. Des scènes semblables ont encore lieu de temps à autre dans quelques villes principales. Il est nécessaire que vous me fassiez connaître le nom des coupables, et que vous donniez aux jugements qui interviendront, de la publicité par la voie des journaux… » Confirmation est faite par le procureur-général Impérial12 d’une rixe dont les compagnons Gavots seraient les instigateurs : « Je puis vous assurer qu’aucune affaire n’a été suivie avec plus d’activité que celle rela- tive à la rixe suscitée le 8 de ce mois par des compagnons ouvriers se disant Gavots […] le gouvernement n’est pas parvenu à extirper ces sectes bizarres d’où l’intolérance et l’espèce de fanatisme ont causé et causent encore tant de déplorables excès. » Le 21 novembre 1807 six compagnons sont jugés devant le tribunal de police correctionnelle, pour « voies de fait ». Deux rixes se sont déroulées le même jour dans la ville à la vue de tous les citoyens. Un extrait du registre des minutes du greffe de l’arrondissement de Chartres nous en apprend plus sur l’identité des prévenus : il s’agit de Marc Nicolas dit Dauphiné, natif de Terre- Basse, département de l’Isère, 22 ans, compagnon serrurier chez le Sieur Fritel à Chartres ; Charles Vincent dit Bourguignon, natif de Villeneuve-sur-Yonne, département de l’Yonne, 25 ans, aussi compagnon serrurier chez le sieur Fritel à Chartres ; François Cellerot dit Bourguignon, natif de Mirebeaux13 (Côte d’Or), 23 ans, compagnon menuisier chez le sieur Fabreque à Chartres ; Pierre 9. Attesté chez les tailleurs de pierre dits « Étrangers » au XVIIIe siècle. La date de fondation supposée chez les compagnons charpentiers « Indiens » serait l’année 1804. 10. Perdiguier a séjourné à Nogent-le-Roi et Chartres en 1826-1827. Brix Pivard, « Agricol Perdiguier (1805-1875). Souvenirs d’Avignonnais-la-Vertu, compagnon Gavot en Eure-et-Loir », Bulletin SAEL, NS 117, p. 9-31 ; « Recherche sur un élément de l’histoire compagnonnique : l’évocation du département de l’Eure-et-Loir dans les Mémoires d’un compagnon d’Agricol Perdiguier », article reproduit sur le site internet du Centre d’étude des compagnonnages, 3 décembre 2013. 11. Note du conseiller d’État chargé du Ier arrondissement de la police générale au préfet. 12. Lettre du procureur au préfet, le 21 septembre 1807. 13. Mirebeau-sur-Bèze (Côte d’Or). Brix Pivard : Rixes compagnonniques en Eure-et-Loir (XIXe s.) www.compagnons.info 3 Bounifay dit Nantais, natif de Nantes, menuisier âgé de 20 ans demeurant à Chartres chez le sieur Azalier ; Jean Mattieu Pouanier dit du Puy, natif du Puy-en-Velay, département de la Haute-Loire, 25 ans, compagnon menuisier chez le sieur Leroux à Chartres ; Honoré Cavaroe dit Bugiste, natif d’Aubérieux, département de l’Aisne, 25 ans, compagnon menuisier chez le sieur Midoi à Chartres. Les prévenus sont interrogés par le Président du tribunal, successivement et « hors la présence l’un de l’autre ». Au terme de l’instruction les condamnations sont rendues. Le Procureur Impérial déclare : « qu’il plaise au Tribunal déclarer que hors le cas de légitime défense et sans excuse suffisante, les susnommés se sont rendus coupables le huit septembre dernier savoir : 1° Nantais et Bourguignon menuisiers, d’excès, violences et mauvais traitements envers le nommé Deneau compagnon coutelier à Chartres, en le frappant de coups de pied et de coups de poing dans une promenade publique appelée le Grand Jardin. 2° Les dits Nantais, Bourguignon, menuisiers, Bugiste, menuisier, du Puy aussi me- nuisier, Bourguignon et Dauphiné serrurier, d’autres excès, violences et mauvais trai- tements exercés le même jour en frappant à coups de bâtons14 et de douve de tonneau15 et jusqu’à effusion de sang, dans la place des Halles de cette ville, le sieur Brière, maître coutelier à Chartres, Bernard François Racinet dit Normand son compagnon ; le sieur Lion, facteur de grains16, demeurant à Chartres et autres. » Il en résulte que les accusés sont condamnés « solidairement chacun à 20 fr d’amendes et trois mois d’emprisonnement. […] leur faire défense de plus à l’avenir, se rassem- bler et former dans cette ville aucune association sous les noms de Gavots où sous quelqu’autre dénomination que ce soit, à peine d’être poursuivi, suivant toute la rigueur des lois. » Ce jugement est intéressant à plus d’un titre. Il informe sur les affrontements entre compa- gnons en raison d’appartenances à des rites différents. Perdiguier17 écrit à ce propos : « Tuer son semblable, du moment qu’il n’était pas de notre petite Société, ce n’était pas un crime, c’était un acte de bravoure […] Chaque Société vénérait ses héros, ses martyrs, et maudissait tout ce qui lui était opposé […] Nos chansonniers chantaient la guerre, exaltaient notre orgueil, notre supériorité, nos préjugés, nos préventions. Nous étions des dieux, et nos adversaires étaient, selon leurs dires, des brigands, des sots, des bêtes stupides et méchantes, indignes de vivre, qu’il fallait exterminer. ». Il ajoute aussi18 : « Pour le gavot, le dévorant est un animal immonde, sans intelligence ; pour le dévorant, le gavot est une bête non moins stupide et dégoûtante.
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