Revue d’histoire des chemins de fer

38 | 2008 La gare et la ville Usages et représentations

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/rhcf/336 DOI : 10.4000/rhcf.336

Éditeur Association pour l’histoire des chemins de fer

Édition imprimée Date de publication : 31 mai 2008 ISSN : 0996-9403

Référence électronique Revue d’histoire des chemins de fer, 38 | 2008, « La gare et la ville » [En ligne], mis en ligne le 31 mai 2011, consulté le 10 décembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/rhcf/336 ; DOI : https:// doi.org/10.4000/rhcf.336

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Dossier : La gare et la ville. Usages et représentations, travaux récents. Actes de la journée d'études du groupe de recherche « Chemins de fer, architecture et villes » de l'AHICF, sous la direction de Karen Bowie, , 9 novembre 2006. Depuis sa fondation l’AHICF accorde au rapport de l’architecture, de la ville et du train une attention continue et l’association peut suivre ainsi dans leur durée l'élaboration de thèses et des recherches à long terme. Avec le dossier « La gare et la ville. Usages et représentations » préparé par Karen Bowie, responsable du groupe de recherche « Chemins de fer, architecture et ville », ces travaux trouvent dans ce volume une première expression. Il présente un panorama des recherches récentes et de leurs prolongements, qu’elles soient tournées vers la gare, considérée comme objet d’étude, comme lieu de vie ou d’expression et de réception artistique, ou comme monument ou équipement urbain, vers l’aménagement urbain, pour les voyageurs, avec les sociétés hôtelières, et les marchandises, avec les embranchements industriels, vers l’histoire urbaine façonnée par l’exploitation ferroviaire, à l’échelle de la rue ou de la hiérarchie relative des villes. Les articles réunis ensuite poursuivent des pistes de recherche ouvertes précédemment : aménagement de l’Île-de- par le chemin de fer et innovation, économie des chemins de fer secondaires puis des chemins de fer touristiques, histoire des représentations des cheminots enfin. L’histoire des chemins de fer d’aujourd’hui se construit ainsi en rassemblant des auteurs de professions et générations différentes, de nombreuses disciplines et des points de vue et sujets aussi passionnants que divers.

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SOMMAIRE

Dossier. La gare et la ville. Usages et représentations

Introduction Karen Bowie

Les sciences sociales françaises face à la gare. Bilan et lecture critique David Bàn

Pour une histoire des usages détournés des gares parisiennes ou l’envers des grandes gares de voyageurs Stéphanie Sauget

Les Pereire et Nagelmackers, promoteurs du transport ferroviaire et du réseau hôtelier parisien, 1855-1900 Joanne Vajda

La perception panoramique : concepts de tourisme urbain et notion d’urbanité dans une peinture murale à la gare de Paris-Lyon Asta von Buch

Les bâtiments voyageurs édifiés le long de la ligne impériale François Poupardin

L’arrivée du chemin de fer à Brest ou les effets d’une logique stratégique Christophe Le Bollan

Quand le PLM délocalise ses dépôts de locomotives… Tonnerre : un destin ferroviaire précaire Georges Ribeill

Les embranchements particuliers et l’espace public à Lyon au temps du PLM Thomas Bourelly

Querelles de frontière à la gare de Paris-Austerlitz : la rue Watt et les ponts du Paris- Orléans, 1839-1937 Karen Bowie

Les gares dans la ville. Le lieu, l’espace, le bâtiment Florence Bourillon

Articles. Innovation et aménagement, compagnies secondaires et chemins de fer touristiques

La ligne de Sceaux, laboratoire de la « science ferroviaire » François Caron

Investissements belges dans les chemins de fer à voie étroite en Espagne entre 1887 et 1936 Alberte Martinez

Les chemins de fer touristiques : des « petits trains » singuliers et pluriels Jean-Jacques Marchi

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Dossier. La gare et la ville. Usages et représentations

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Introduction

Karen Bowie

1 Une partie de la présente livraison de la Revue d’histoire des chemins de fer est consacrée aux travaux présentés lors de la journée d’études du groupe de recherche « Chemins de fer, architecture et villes » du 9 novembre 2006 : « La gare et la ville, usages et représentations. »

2 À la lecture de ces textes, on est frappé par la variété des approches déployées dans ce champ d’études, ainsi que par la richesse des perspectives ouvertes pour de futurs travaux – que ce soit dans le domaine de l’histoire sociale, de l’histoire de l’art, de l’histoire de l’architecture, de l’histoire urbaine ou de l’histoire des techniques. On remarque aussi l’internationalisation du « rayon d’action » de l’AHICF, en Europe et hors d’Europe.

3 Ainsi, deux des textes que nous présentons ici sont issus de thèses en cours qui seront soutenues à l’étranger, l’une en Hongrie (David Bàn, en co-tutelle avec l’École des hautes études en sciences sociales) et l’autre en Allemagne (Asta Von Buch). Notons aussi pour mémoire que, sur l’ensemble des neuf textes, cinq sont issus de mémoires ou de thèses ayant bénéficié de bourses de l’AHICF, quatre de recherches menées par des membres ou amis « correspondants étrangers » du groupe de recherche.

4 La variété des approches suscitées et le caractère foncièrement pluridisciplinaire de ce champ d’études sont bien évoqués par le texte qui ouvre cette collection. David Bàn, avec « Les sciences sociales face à la gare, bilan et lecture critique », propose une étude historiographique qui montre clairement la multiplicité et la diversité des « entrées » définies en France pour l’étude des gares, depuis la magistrale thèse en géographie sur La réalisée par René Clozier en 1940 jusqu’aux recherches en microsociologie menées sous la direction d’Isaac Joseph pendant les années 1990 (Villes en gares, 1999), les remarquables exposition et catalogue Manet, Monet et la gare Saint- Lazare réalisés par Juliet Wilson-Barreau en 1998 et les études plus « opérationnelles » produites par les équipes de l’AREP, filiale de la SNCF – pour ne mentionner que ceux- là.

5 Les possibilités de renouveau des méthodes et des problématiques en histoire sociale des gares sont quant à elles bien illustrées par le texte de Stéphanie Sauget qui, en

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croisant textes littéraires et archives des mains courantes des commissariats de police, propose une « histoire des usages détournés des gares parisiennes ou l’envers des grandes gares de voyageurs ». Les déboires de petits voleurs et de prostituées agissant dans et autour des gares sont selon Stéphanie Sauget autant de témoignages trop souvent négligés par des historiens des villes et des gares. Appelant à un « élargissement de l’éventail des sources » ainsi qu’à un « changement de perspective », l’auteur met en évidence le rôle primordial de la gare en tant que « chaînon central de vie et de survie pour des marginaux plus ou moins en rupture » dans la « nouvelle culture urbaine » qui émerge au cours du XIXe siècle.

6 Un aspect bien différent mais tout aussi notable de cette « nouvelle culture urbaine » liée à l’arrivée des chemins de fer dans les villes est évoqué par Joanne Vajda dans son étude des « Pereire et Nagelmackers, promoteurs du transport ferroviaire et du réseau hôtelier parisien, 1855-1900 ». À travers archives notariales, administratives et d’entreprises, l’auteur démontre l’imbrication des compagnies ferroviaires, sociétés hôtelières et agences de voyage dans la création du cadre de vie de « l’élite voyageuse », les grands hôtels de luxe qui ont si fortement marqué le paysage urbain de la fin du XIXe siècle. Véritable stratégie d’accompagnement de l’implantation urbaine des compagnies de chemins de fer, la création de ces établissements matérialise bien, comme le souligne l’auteur, la relation étroite entre le développement de ce mode de transport et la profonde transformation que connaît la ville pendant cette période.

7 Cette « nouvelle culture urbaine » vécue par « l’élite voyageuse » est également évoquée par Asta von Buch. Mais son étude de « Concepts de tourisme urbain et notion d’urbanité dans une peinture murale à la gare de Paris-Lyon » convoque des sources et des méthodes tout autres. La fresque au-dessus des guichets de la gare de Lyon, jusqu’ici négligée par les historiens de l’art en faveur des tableaux plus prestigieux réalisés pour le buffet Le Train bleu, fait l’objet ici pour la première fois d’analyses historiques et esthétiques. Les interprétations d’Asta von Buch démontrent que la réalisation de cette œuvre étalée sur plusieurs décennies – entre 1900 et 1981 – permet d’y déceler les transformations profondes dans les manières de percevoir et de représenter la ville et les paysages qui furent apportées pendant cette longue période par l’évolution de la société et des modes de voyager. Si, dans les faits, les hiérarchies des villes entre elles, cosmopolites ou provinciales, sont redéfinies ou renforcées par le chemin de fer, on trouve dans la fresque de la gare de Lyon une représentation des grandes villes qui se résume progressivement à quelques sites touristiques emblématiques, alors que les modes de vie ruraux sont un objet de nostalgie et de fantasme.

8 Avec le texte François Poupardin, on aborde l’étude de la gare sous l’angle proprement architectural et typologique. Son étude des bâtiments voyageurs édifiés le long de la ligne impériale nous révèle la richesse compositionnelle et expressive de cette architecture « ordinaire » encore trop méconnue. À travers l’œuvre d’Alexis Cendrier, Léon Grillot et Jules Bouchot, on découvre ainsi non seulement de grandes gares monumentales (Lyon-Perrache, Avignon, Nice...) mais aussi de nombreux exemples de ces gares « mineures » qui constituent une part si importante du patrimoine plus rural de la France. Le langage formel qui s’y trouve déployé permet parfois de dégager l’écriture personnelle d’un architecte qui « exporte » des références architecturales d’une région à une autre, comme le démontre notamment l’analyse des gares de Léon

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Grillot, architecte des Vosges dont on reconnaît des détails « signatures » aussi bien à Dieulouard et Ars-sur-Moselle qu’à Orange, Vienne ou Montélimar.

9 Les quatre derniers textes présentés abordent l’étude de la gare selon encore d’autres échelles.

10 Avec le cas de Brest, Christophe Le Bollan présente un exemple saisissant de la complexité du jeu des acteurs impliqués dans l’arrivée d’un chemin de fer dans une ville et la difficulté à trouver une cohérence dans les projets proposés qui peut s’instaurer. Le statut de Brest en tant que place militaire a ici compliqué encore les négociations qui, comme le souligne l’auteur, ont mobilisé pas moins de sept services : le Génie, le domaine maritime, l’artillerie, la marine, les Ponts et Chaussées, la Compagnie des chemins de fer de l’Ouest et la municipalité. Si celle-ci, nouvellement créée en 1839, élabore bien un « projet global et ambitieux de modernisation de la ville », sa vision d’une infrastructure au service du développement économique la ville et qui lui permettrait de s’étendre extra-muros s’est heurtée aux logiques et priorités portées par les services de la défense nationale. Quel paradoxe de constater que ce ne sera qu’en vue d’accueillir une partie du corps expéditionnaire américain en 1917 que la ville de Brest se verra dotée d’un équipement susceptible d’un réel développement !

11 Les questions de défense nationale ont aussi joué un rôle dans le choix du tracé du PLM entre Paris et Dijon par Tonnerre, où la volonté de protéger la ligne derrière des voies fluviales a imposé une arrivée dans la ville qui amputait celle-ci d’un important espace ouvert et lieu de promenade, le « Pâtis ». Mais, à travers l’exemple de Tonnerre, Georges Ribeill met surtout en évidence la mesure dans laquelle les bienfaits économiques apportés à la ville par le chemin de fer peuvent être fragiles. Si la municipalité a bien voulu céder ses terrains à la compagnie ferroviaire avec comme contrepartie attendue un développement économique et démographique important, ces attentes sont déçues après seulement quelques années lorsque ateliers, dépôts et emplois sont déplacés à Laroche : les conséquences dramatiques pour Tonnerre de l’évolution des besoins de l’exploitation ferroviaire semblent ici avoir été subies par une municipalité impuissante.

12 L’étude de Thomas Bourelly sur « Les embranchements particuliers et l’espace public à Lyon au temps du PLM » met en évidence un tout autre type de relation entre municipalité et chemin de fer. L’analyse croisée de règlements, grilles tarifaires et registres de la recette municipale démontre combien la ville a su nuancer et adapter sa politique relative à la présence de rails dans l’espace public. Si, pendant la plus grande partie du XIXe siècle, une redevance plutôt « symbolique » permettait surtout de limiter l’extension des rails sur la voie publique, avec la Première Guerre mondiale ces taxes sont presque supprimées pour faciliter l’établissement des embranchements d’intérêt militaire. Comme le démontre l’auteur, ce n’est que pendant l’entre-deux-guerres que ces redevances deviennent une source de revenus importante pour la ville. Si la municipalité démontre progressivement qu’elle devient plus savante et techniquement compétente en matière ferroviaire, ses priorités évoluent aussi, des considérations financières prenant le pas sur la sécurité des riverains.

13 À Paris, le cas que nous avons nous-même exploré, celui des ponts ferroviaires de la rue Watt derrière la gare d’Austerlitz, met en évidence d’autres types encore d’interactions entre chemin de fer et ville. Ici, on a surtout une impression de relations bloquées, en impasse, entre municipalité et compagnie ferroviaire. Comme à Brest, la multiplicité des acteurs complique les négociations sur les projets : Compagnie du PO, syndicat de

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Ceinture, services de contrôle du ministère des Travaux publics, municipalité, préfecture. Mais à Paris la compagnie ferroviaire semble se montrer particulièrement peu sensible aux préoccupations de la ville, laissant perdurer un problème d’alignement pendant presque trente ans.

14 Les neuf études présentées lors de cette journée laissent ainsi une impression de grande richesse dans la quantité aussi bien que dans la diversité des pistes ouvertes pour de futurs travaux. On ne peut qu’espérer la poursuite de ces études, que ce soit des populations « marginales » des gares ; de la « nouvelle culture urbaine » qui s’est développée avec le chemin de fer ; de l’architecture des petites gares « ordinaires » encore trop méconnues ; des processus d’organisation et d’aménagement lancés par l’arrivée d’un chemin de fer dans une ville ; et, enfin, des manières dont municipalités et compagnies ferroviaires négocient la gestion des voies ferrées dans l’espace urbain. Que les auteurs de ces interventions reçoivent ici tous nos remerciements pour la richesse de leurs contributions.

AUTEUR

KAREN BOWIE Maître de conférences, École nationale supérieure d’architecture de Versailles / IPRAUS

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Les sciences sociales françaises face à la gare. Bilan et lecture critique French Social Science and railway stations. An evaluation and a critical reading

David Bàn

1 Cette présentation est un bref résumé de mon travail de recherche achevé en 2005-2006, avec l’encouragement de l’Association pour l’histoire des chemins de fer en France, et d’une partie de ma thèse de doctorat en sciences sociales, réalisée à l’École des hautes études en sciences sociales à Paris et à l’université Eötvös Loránd à Budapest sur les différentes approches socio-historiques de la gare. Ce travail concerne les exemples français, mais avec l’espoir d’une adaptation au cas de la Hongrie.

2 Avec l’essor urbain du XIXe siècle, la gare est devenue un lieu multifonctionnel. Elle assure le passage de la ville à la campagne, du fermé à l’ouvert. Son statut de « porte de la ville » lui confère, encore au xxie siècle, un rôle central dans l’organisation de l’espace tant d’un point de vue matériel que symbolique. Lieu public le plus récent de l’espace urbain, elle est riche d’enjeux architecturaux, industriels et historiques.

3 Mon étude, qui s’ancre dans le champ des sciences sociales, porte sur les usages sociaux de la gare urbaine comme espace public dans ses dimensions historique et architecturale, mais aussi, bien sûr, politique et économique. Il s’agit de comprendre comment les sciences sociales (au sens large, comme l’histoire, l’urbanisme, la sociologie, l’anthropologie) ont envisagé la gare d’un point de vue méthodologique comme épistémologique.

4 En France, les premières sources disponibles proviennent de l’histoire. Elles inscrivent la gare dans le double contexte de l’histoire des chemins de fer et de l’histoire économique. Dans les dernières décennies l’histoire s’est intéressée à la vie quotidienne, notamment dans l’espace urbain. En France, la structure de la ville moderne haussmannienne a été particulièrement étudiée, dans les relations qu’elle entretient avec le développement économique et industriel ainsi qu’avec le développement très remarquable des transports en commun.

5 Un deuxième champ d’investigation s’est ouvert autour de la question de l’emplacement des gares dans le tissu urbain. Ce champ est exploré par les urbanistes,

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qui replacent cette question de l’emplacement des gares dans la ville dans son contexte sociologique et économique et s’intéressent aussi bien à la gare qu’à son environnement.

6 La sociologie et l’anthropologie se sont également intéressées à la gare. Plus récentes que les précédentes, ces disciplines ne se sont en France tournées vers l’étude des problèmes spécifiquement urbains. Mais la question reste posée de la pertinence des méthodes propres à ces disciplines pour l’analyse des dimensions sociales et des usages d’un espace comme la gare.

7 Pour commencer cette analyse, j’ai recherché les différentes définitions historiques et morphologiques de la gare. Michel Ragon, spécialiste de l’architecture des gares, construit une approche linguistique en retenant la connotation du terme « garer » qui vient des transports fluviaux. Avec l’avènement du chemin de fer, la gare est ainsi devenue le centre, le « cœur » du réseau ferroviaire. Cependant, une fois cette présentation faite, Michel Ragon semble considérer la gare comme une évidence, comme un phénomène purement architectural, n’appelant du chercheur qu’un travail de description des bâtiments1.

8 Mais quel sens donner à la gare ? Quels cadres cognitifs lui appliquer ? Faut-il y voir un type spécifique de bâtiment ? Un territoire industriel ? La perception commune, celle que véhicule le langage quotidien, semble à cet égard bien confuse.

9 Clive Lamming donne une définition très encyclopédique, plutôt technique de la gare, comme un « ensemble des installations de chemin de fer destinées, en un point déterminé, à permettre l’embarquement, le transbordement, la répartition ou le débarquement de voyageurs ou de marchandises »2.

10 Pour Karen Bowie également, la gare ne peut être réduite à sa seule dimension de « bâtiment voyageurs ». C’est une institution plus large, où se mêlent plusieurs professions, où sont installés des locaux techniques et différents types de bâtiments sur un territoire plus vaste (constructions autour des rails, dépôts, ateliers de maintenance, etc.)3.

11 L’histoire de la notion de la gare lui confère une signification particulièrement complexe. Avant l’apparition du chemin de fer, d’autres moyens de transports ont façonné son sens ; puis celui-ci s’est redéfini en interaction avec les transformations de la ville.

12 Mais, au-delà des différentes terminologies techniques ou historiques, la gare symbolise le déplacement et la vitesse. Avec les nouvelles inventions des architectes, en tant qu’institution ferroviaire la gare est bientôt devenue un symbole fort du progrès industriel, de la modernité et de l’économie et, en même temps, de l’urbanisme et du politique. Selon Jean Dethier, le commissaire général de l’exposition thématique « Le Temps des gares », organisée par le Centre Georges Pompidou à Paris en 1978, la gare a métamorphosé notre environnement et donc notre relation avec le milieu naturel, social et culturel4. Avec la vitesse, on peut réduire les distances et entretenir un nouveau rapport à l’espace et au temps. La gare, en tant que bâtiment public issu de la révolution industrielle, a transformé la société occidentale. L’architecture des gares cristallise la vie et la pensée politique du moment. La gare participe ainsi à la propagande idéologique de certains régimes, comme ce fut le cas en ex-Union Soviétique, en Italie avec la gare de Milan, emblème du fascisme, ou avec les projets de Speer dans le Berlin des années 1930.

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13 Thème central de La Bête humaine chez Emile Zola, le chemin de fer et le mystérieux milieu de la gare sont également un sujet littéraire, cinématographique et, depuis Claude Monet, la gare est devenue une matière pour les artistes, qui y voient un signifiant de leur époque.

14 En dépit de l’ouverture de plus en plus grande de celle-ci aux phénomènes urbains, la gare est restée largement hors des cadres de l’analyse historique. Les premières études historiques sur la ville ont été menées dans la perspective d’une histoire politique : la chronique citadine y était mise en relation avec les événements de la vie politique nationale. Les sociétés urbaines ont ensuite fourni un terrain d’observation privilégié lorsque, dans les années 1930, l’histoire économique et sociale s’est développée. À côté d’ouvrages explorant ces dimensions, la ville a également fait l’objet de recherches monographiques.

15 Toute histoire des chemins de fer commence par aborder la question de l’économie et celle du développement technique. Il est indispensable d’observer les relations entre l’État, les banquiers, les industriels, les idéologues, les techniciens et les porteurs de capitaux – comme le soulignent Beatrice de Andia et Georges Ribeill5.

16 François Caron, professeur d’histoire économique et des techniques, a consacré sa thèse de doctorat d’État à l’histoire de la Compagnie du chemin de fer du Nord. Il est un des premiers chercheurs spécialisés dans l’histoire des chemins de fer en France. Selon lui, le fait que l’histoire des chemins de fer recoupe toujours un pan de l’histoire plus générale de sociétés est majeur6. En accord avec Karen Bowie7, François Caron estime que les spécialistes des sciences sociales ne doivent pas se focaliser uniquement sur les chemins de fer ou sur les gares, mais doivent au contraire replacer leurs analyses dans un contexte historique plus large. Si l’histoire doit observer la gare comme un lieu, « une scène » où se déploient des événements historiques, où quelque chose se passe, l’histoire de la gare considérée pour elle-même n’existe pas. La gare donne certes lieu à quelques événements ou faits saillants, mais ceux-ci ne sont qu’une part de l’histoire plus générale, et la gare n’est que le théâtre de ces faits.

17 Quand on fait la somme des différents points de vue et approches de la gare, il semble que la façon la plus évidente de la présenter est de passer par des travaux monographiques. Un des premiers ouvrages monographiques sur la gare est celui de René Clozier, historien et géographe, qui a soutenu sa thèse de doctorat sur la gare du Nord en 19408.

18 Mais la bibliographie sur l’histoire des gares est relativement mince, ce qu’explique la complexité du sujet. La question des sources nécessaires pour mener ce type de recherche est tout particulièrement délicate à résoudre. D’une part, parce qu’on ne peut pas séparer l’étude de la gare de celle de l’ensemble du chemin de fer ; d’autre part, en raison du caractère foncièrement pluridisciplinaire du sujet.

19 Il est presque impossible de séparer l’histoire des gares de l’histoire de l’architecture elle-même. Dans les premiers temps, l’évolution de la gare est celle d’un bâtiment totalement à inventer. La gare, en effet, n’a aucun précédent historique sur le plan fonctionnel ou architectural. C’est un domaine d’invention ex nihilo qui donne bientôt des résultats assez remarquables. L’histoire des gares est l’histoire de l’évolution d’un nouveau genre de bâtiment, doté de fonctions inédites. Dans leurs ouvrages sur l’architecture générale des gares, Michel Ragon puis Karen Bowie essaient de saisir des éléments particuliers de l’architecture, de construire une typologie des différentes

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sortes de gares, et d’analyser les fonctions et l’esthétique de ces bâtiments selon les périodes historiques.

20 Après l’histoire, l’urbanisme s’est tourné vers les sciences sociales pour penser la gare. L’emplacement de la gare dans le tissu urbain est certes avant tout un problème d’urbanisme mais ses conséquences sur le « visage » social de l’environnement ne peuvent être ignorées et la question des relations entre urbanisme et société doit être posée.

21 Les débats sur l’emplacement de la gare présentent une certaine constance. Au début de l’installation des chemins de fer au xixe siècle, la gare avait un rôle plutôt périphérique : elle était construite hors de la ville ou loin du centre. Cette conception semble redevenir d’actualité de nos jours, avec les nouvelles gares TGV en France, et partout dans le monde où l’on trouve des trains de la nouvelle génération. Les débats d’urbanisme opposent toujours d’un côté ceux pour qui la gare dynamise le quartier qui l’environne et, de l’autre, ceux pour qui elle le dégrade. Les nouveaux développements auxquels on assiste en France, et surtout l’idée de placer les gares hors de la ville, font l’objet de nombreuses critiques.

22 Après la Grande-Bretagne, la France a vu apparaître des approches de la gare comme espace public. Les rôles sociaux très divers qui participent de son fonctionnement l’ont progressivement constituée en laboratoire pour les sciences sociales. Les sociologues et anthropologues se sont donné pour tâche de découvrir le fonctionnement interne de cette institution spécifiquement urbaine.

23 La nouveauté de ce terrain en fait un champ expérimental pour l’anthropologie et la sociologie qui ne disposent pas pour l’instant de méthodes convenables et établies pour ce type de recherche. Ces deux disciplines semblent toutefois indispensables à la compréhension de l’espace de la gare comme système.

24 Isaac Joseph a essayé pour sa part de recomposer les différents éléments d’une théorie de la recherche urbaine à partir de l’École de Chicago, susceptible de déboucher sur un travail de terrain dans un univers comme la gare. Les méthodes de l’anthropologie et de la sociologie lui permettent d’analyser l’espace urbain, ses fonctions très complexes et l’économie des usages de ce territoire, comme le montrent quelques travaux de terrain. L’exemple peut-être le plus complexe d’aménagement d’un espace de gare est celui de la rénovation de la gare du Nord à Paris. Ce projet donne une idée des possibilités ouvertes en la matière par l’enquête de terrain et de l’importance de celle-ci dans les processus de rénovation.

25 À l’occasion de la mise en place, à la gare du Nord, d’une nouvelle ligne du TGV (le TGV Nord) ainsi que de nouvelles connections internationales (Eurostar et Thalys), a été mis sur pied un programme de recherche portant sur l’utilisation de l’espace public. À cette occasion, une équipe de recherche associant des sociologues, des architectes, des historiens, des historiens de l’art et des urbanistes a été constituée à la demande de la RATP et de la SNCF.

26 La gare, comme espace d’activité, d’interaction et de communication « interurbaine » pourrait être un terrain de référence pour la recherche urbaine, comme Isaac Joseph l’écrit :

27 « À partir de la gare, il s’agit donc de comprendre comment la ville peut modifier notre perception du social et de l’histoire sociale, d’analyser la construction de l’urbanité

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dans ses catégories propres et de retrouver la trace de l’expérience urbaine dans les enquêtes sur les compétences sociales des citadins9. »

NOTES

1. Michel Ragon, L’Architecture des gares. Naissance, apogée et déclin des gares de chemin de fer, Paris, Denoël, 1984, p. 9. 2. Clive Lamming, avec la collaboration de Daniel Brun, Pierre Cerisier et Alain Gernigon, Larousse des trains et des chemins de fer, Paris, Larousse, 2005, p. 283. 3. Karen Bowie, « Introduction », in K. Bowie (dir.), Les Grandes Gares parisiennes au XIXe siècle, Paris, Délégation à l’action artistique de la ville de Paris, s.d. [1987], p. 23-26, citation p. 24. 4. Jean Dethier, Le Temps des gares, catal. expo., Paris, Centre national d’art et de culture Georges Pompidou, Centre de création industrielle, 1978, p. 8. 5. Béatrice de Andia, « Entre les feux de l’État, de la ville et des compagnies », in Karen Bowie (dir.), Les Grandes Gares parisiennes..., op. cit., p. 8-22, p. 8 et Georges Ribeill, « Les fondains stratégiques des grandes gares parisiennes », ibid., 27-38, p. 30. 6. François Caron, Histoire de l’exploration d’un grand réseau. La Compagnie du chemin de fer du Nord, 1846-1937, Paris/La Haye, Mouton, 1973, p. 37-38. 7. Karen Bowie, « Avant-propos » in « Chemins de fer, architecture et ville », Revue d’histoire des chemins de fer, n° 23 (automne 2000), p. 5. 8. René Clozier, La Gare du Nord, Paris, Librairie J.-B. Baillière et fils, 1940, p. 15. 9. Isaac Joseph, « Les compétences de rassemblement. Une ethnographie des lieux publics », in « La ville des sciences sociales », Enquête, 4 (1996), p. 107-122, p. 108.

RÉSUMÉS

Avec l’essor urbain du XIXe siècle, la gare est devenue un lieu multifonctionnel. Elle assure le passage de la ville à la campagne, du fermé à l’ouvert. Ses usagers sont de classes sociales et de nationalités diverses. Son statut de « porte de la ville » lui confère, encore au XXIe siècle, un rôle central dans l’organisation de l’espace tant d’un point de vue matériel que symbolique. Lieu public le plus récent de l’espace urbain, elle est riche d’enjeux architecturaux, industriels et historiques. Mon étude, qui s’ancre dans le champ des sciences sociales, porte sur les usages sociaux de la gare urbaine comme espace public dans ses dimensions politique, historique et architecturale. Il s’agit de comprendre comment les sciences sociales (l’histoire, l’urbanisme, la sociologie, l’anthropologie) ont envisagé la gare d’un point de vue méthodologique et épistémologique. En m’appuyant sur une recherche bibliographique menée durant l’année universitaire 2005-2006, je présenterai les diverses approches et les principaux travaux d’histoire, de sociologie,

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d’anthropologie et d’urbanisme sur le thème de la gare, et plus largement sur ce que certains appellent aujourd’hui les lieux-mouvements en France.

As cities developed in the 19th century, railway stations assumed multiple functions. They provided a transition toward the countryside and passage from closed to open spaces. Their users belonged to various social classes and nationalities. As “gateways” of cities, they are still endowed today, in the 21st century, with a status that grants them a central, material and symbolic role in the organization of urban space. These most recent public places in the urban landscape also boast numerous architectural, industrial and historic aspects. My paper, set in the field of social science, deals with the social uses of urban stations as public spaces, in their architectural, historical, and political dimensions. We will try to understand how social science (history, town planning, sociology, and anthropology) considered railway stations from a methodological and epistemological point of view. Based on a bibliographical research conducted in the 2005-2006 academic year, we will define the various critical approaches to the study of railway stations, and the major research works on that subject in history, sociology, anthropology and town planning. We then extend this analysis to what are designated as “places of movement” in contemporary France. Résumé traduit du français par Maïca Sanconie.

INDEX

Index chronologique : 1986 Grève des cheminots, XXe siècle Keywords : France, historiography, railway, social sciences, station Mots-clés : France, gare, historiographie, sciences sociales Thèmes : Généralités outils de recherche, Histoire sociale, Patrimoine architecture paysage

AUTEUR

DAVID BÀN Doctorant, EHESS/université de Budapest

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Pour une histoire des usages détournés des gares parisiennes ou l’envers des grandes gares de voyageurs Toward a history of alternative uses of Parisian railway stations, or the flip side of large passenger stations

Stéphanie Sauget

1 Balzac était convaincu du fait que le vrai pouvoir est occulte et qu’il s’exerce dans « l’envers de l’histoire contemporaine »1 que l’historien ne voit pas, lui qui n’est occupé que de la surface des choses et des faits vainqueurs. L’historien serait celui qui se laisse berner par le décor ; un décor qui lui masquerait d’autres faits cachés et un autre sens, plus important, parce que caché.

2 Étrange avertissement pour le doctorant qui commence ses recherches et pour tout chercheur, par extension. Se pourrait-il que les grandes gares parisiennes, qui sont vues avant tout comme les temples de la nouvelle religion du chemin de fer (la railwaymania), aient une autre fonction, cachée ou moins visible, mais vitale dans la ville ?

3 C’est cette piste a priori ésotérique que je vous propose de suivre quelques instants.

4 La première question à résoudre est d’abord de savoir quelles pourraient être les activités occultes autour des gares et dans les gares parisiennes. Je propose de ne retenir aucune activité ferroviaire touchant à la préparation, à la réalisation ou à la conclusion des voyages, même si les voyageurs ne voient souvent qu’une infime partie de toutes les opérations que nécessite l’exploitation d’une grande gare parisienne. En effet, il va de soi qu’une gare est un « atelier du voyage » pour reprendre la belle expression de Christiane Scelles2. La gare est également une porte d’entrée dans Paris au XIXe siècle : elle a été pensée comme telle dès 1850. Elle est le lieu par lequel on entre et l’on sort de la ville, par lequel on découvre la capitale sous un jour industrieux

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pas toujours très flatteur. C’est une interface, un dégorgeoir, un vomitoire d’après Rimbaud3.

5 Mais si l’on évacue toutes ces fonctions organiques, vitales, que reste-t-il ?

6 Il reste les usages non prévus des gares, des usages détournés qui n’ont que rarement attiré l’attention des historiens, en tout cas en France. Je pense aux petits commerces plus ou moins légaux, aux paris urbains, aux scènes de séduction et de prostitution, à la mendicité, à la petite délinquance, voire à la traite des blanches qui inquiète tant les contemporains de la fin du siècle. Ici, pas vraiment de voyageurs, ni d’employés de chemins de fer, encore qu’ils fassent partie de l’envers du décor. Sur cette nouvelle scène, moins éclairée, presque secondaire, se joue la vie ou la survie d’un peuple de l’ombre.

7 Les sources de cette histoire ? Elles ne sont pas dans les cartons des compagnies de chemins de fer, ni dans les traités des ingénieurs ou des architectes qui ont conçu et exploité les gares parisiennes. Elles se trouvent plutôt dans les mains courantes des commissariats de quartier dont dépendent les gares, dans les quelques rapports des commissaires spéciaux qui ont échappé au pilon, dans les traités d’observateurs, d’hygiénistes ou de médecins et bien sûr dans la littérature « de gare ».

Les gares, ou le choc de l’entrée dans une nouvelle culture urbaine

8 Le détour par l’envers des gares permet de mieux mettre en lumière, par contraste, l’expérience du choc ou de la confrontation à une nouvelle culture urbaine, métropolitaine. En effet, les mains courantes regorgent de vols de papier, d’argent, de bagages. Ces sources ne sont pas évidentes pour les gares : certaines dépendent de plusieurs commissariats de quartier, d’autres au contraire accueillent les locaux de ces mêmes commissariats et je laisse ici de côté la question des postes de la police spéciale des chemins de fer. Je n’ai pour ma part fait qu’effleurer ce massif difficile à dépouiller. Ces archives sont conservées à la préfecture de police de Paris (place Maubert dans le commissariat du Ve arrondissement, un étage en dessous du musée de la Police) sous la forme de grands registres cotés C.B. J’ai notamment regardé ceux des commissariats du quartier de Croulebarbe, La Salpêtrière, pour la gare d’Orléans ; ceux du quartier Saint- Paul pour la gare du Nord ; ceux du quartier de l’Europe pour la gare Saint-Lazare. J’ai procédé à quelques sondages, ce qui fut suffisant pour me rendre compte de l’intérêt de la source, mais ne l’était pas assez pour prétendre avoir fait le tour du sujet. Cette source permet surtout, certes, de mesurer l’activité policière dans un quartier, mais le simple fait que les gares soient incluses dans le circuit des rondes régulières est un indice qui informe de la place des gares dans les représentations policières et qui fournit quelques pistes sur les activités plus ou moins licites qui se pratiquent dans ou autour des gares (tabl. 1).

Tableau 1. Répertoire 32.16 du commissariat du quartier de l’Europe du 29 juillet 1895 au 6 avril 1897. Archives de la préfecture de police.

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9 N’oublions pas non plus qu’il existe des postes de police dans les gares et que celles-ci sont l’objet d’une surveillance particulière (fig. 1).

Figure 1. Poste de police dans la gare du Nord, schéma de S. Sauget à partir du répertoire 32.16 du commissariat du quartier de l’Europe du 29 juillet 1895 au 6 avril 1897.

Archives de la préfecture de police.

10 De la même manière, la littérature est une autre source qui permet d’accéder à d’autres représentations des gares, sans que cela puisse tout à fait informer des pratiques : il n’est pas ici question de dire que la littérature est un miroir fidèle mais, au XIXe siècle, le pacte de vraisemblance est tellement fort que les lecteurs écrivent aux grands écrivains pour leur dire qu’ils reconnaissent leur quotidien dans les romans. Je renvoie ici au travail très important de Judith Lyon-Caen sur les usages du roman. Or les gares

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apparaissent dans la littérature, et pas seulement dans les guides touristiques ou dans les guides de chemins de fer.

11 En se servant des outils actuels d’indexation, notamment du corpus de textes du XIX e siècle mis en ligne par la BNF sur Gallica qui autorise des recherches libres en plein texte, des ouvrages peu utilisés deviennent des mines d’information.

12 En ce qui concerne les usages détournés des gares, ce sont sans doute les romans policiers, qui font leur apparition dans la seconde moitié du XIXe siècle 4, qui représentent le plus les gares et les placent sous une lumière soupçonnée, bien sûr, mais inhabituelle dans les travaux d’historiens. Les gares y deviennent des lieux anonymes et froids, sans cesse traversés de flux de voyageurs ou de banlieusards pressés, ne prêtant aucune attention aux autres ; dans cette jungle moderne, tout devient alors possible : le meurtre, l’attentat ou le rapt, puis la fuite anonyme du coupable.

13 Prenons un exemple parmi d’autres, dans la série des Fantômas, Juve contre Fantômas, le deuxième livre écrit en 1911. Au chapitre 12, Fandor suit une brunisseuse, amante d’un apache, qui vient de quitter l’hôpital Lariboisière. Méconnaissable en grande dame, elle prend le métro et descend à la station gare de Lyon. Fandor la prend en filature et l’observe en se dissimulant derrière les files de voitures chargées de malles. Elle semble attendre et consulte plusieurs fois « la grande horloge lumineuse »5. Elle « examinait les journaux illustrés pendus aux vitrines des kiosques-libraires, gagna enfin la guérite où se tient l’employé qui délivre les billets de quai, prit un ticket et s’approcha du quai, allant s’asseoir sur l’un des bancs placés au bas de l’escalier qui monte au centre du hall, vers les salons du buffet »6. Fandor prend un billet de quai et va se mettre à une table du buffet de la gare pour observer Joséphine. Bientôt, « un individu de piètre mine » accoste la jeune femme. « Il a l’allure d’un de ces pauvres bougres qui courent derrière les voitures pour décharger les malles7. » Fandor le juge digne d’être un ami de l’apache amant de Joséphine la brunisseuse. L’homme remet à Joséphine un billet de train de 1re classe pour Marseille. Fandor hèle un chasseur et prend un billet de 1 re classe. Pendant ce temps, Joséphine a fait provision de journaux illustrés.

14 Un deuxième exemple vient également confirmer le rôle de coulisse des gares : dans Un roi prisonnier de Fantômas, on découvre au chapitre 32 le dispositif de sécurité mis en place gare du Nord pour les visites des souverains à Paris. « On avait aménagé, suivant l’habitude, la salle d’attente des premières classes en salon de gala, salon à l’aspect rigoureusement officiel, tout décoré de tentures en velours rouge à crépines d’or, meublé par le Garde-Meuble National des sempiternels fauteuils d’Aubusson, de tables banales et de chaises uniformes qui servent indistinctement à toutes les cérémonies publiques. Au fond de ce salon, on accédait par une petite porte à une pièce plus réduite. C’était ce que les familiers des ces sortes d’installations appelaient avec humour : « le cabinet particulier. » À maintes reprises, en effet, c’est dans ce petit local que s’étaient déroulés des événements étranges et variés. C’est là que se tenaient le plus souvent les agents en bourgeois n’ayant pas de fonction assez importante pour figurer en qualité de « public » aux réceptions officielles du grand salon. C’est là que l’on bouclait les manifestants si d’aventure quelqu’un s’avisait de jeter une note discordante à l’arrivée ou au départ d’un grand personnage. C’est là aussi que l’on soignait ceux des invités qui se trouvaient mal... là enfin que l’on détenait provisoirement les pickpockets ou personnes suspectes8. »

15 Or, dans un dispositif impressionnant, longuement décrit, Lady Beltham, complice de Fantômas, parvient à s’esquiver, déguisée en princesse allemande.

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16 Une autre belle source est aussi la presse qui se déploie en même temps que le chemin de fer et en partie grâce au chemin de fer.

Les gares et la querelle des genres

17 Le détour par les faits divers et les « petites histoires », appelé de leurs vœux par de nombreux historiens et par des chercheurs d’autres disciplines (je pense notamment à Michel de Certeau), est aussi fécond pour étudier la question du « genre », qui a émergé en France depuis les années 2000, à la suite des travaux sur l’histoire des femmes commencés dans les années 19709.

18 Les gares apparaissent fréquemment dans la littérature de l’époque comme des lieux de séduction rapide, de « drague », de « flirt », mais aussi comme un alibi parfait pour tromper son mari ou sa femme. La « dame qui ne part jamais » (Pierre Giffard) devient un stéréotype, de même que le chef de gare cocu (dans les chansons sur les gares et les chemins de fer, les sous-entendus graveleux reviennent en permanence).

19 Dans les archives policières et dans les traités des moralistes ou des hygiénistes, d’autres tableaux plus noirs sont faits des gares parisiennes : elles seraient des lieux de prostitution, de racolage, de perdition et de traite des blanches. La pureté des jeunes filles de province, la tranquillité des couples et le sang français y seraient particulièrement menacés.

20 D’après Félix Lohse, qui a enquêté sur la prostitution des mineures, l’Association catholique internationale des œuvres pour la protection de la jeune fille, fondée en 1896 à Fribourg, est présente en France depuis 1902, notamment dans les gares10. L’association fait d’abord de la prévention en placardant des affiches blanches et jaunes indiquant les adresses utiles et les maisons d’accueil dans les églises et dans les gares. Puis elle s’occupe d’envoyer une agente attendre la jeune fille qui l’a prévenue d’un voyage pour lui éviter toute mésaventure. L’interception se fait dans la gare même. L’association se chargerait ainsi de l’accueil d’une centaine de jeunes filles et, en 3 ans, près de 1 300 jeunes filles auraient été placées dans la Maison d’accueil de Paris. À Paris, il existe cependant une autre association qui s’occupe exclusivement des gares : elle s’appelle l’Œuvre des gares. La première a été testée à Genève en 1877. En France, l’œuvre a été créée par l’Association pour la répression de la traite des blanches à la fin de l’année 1905. Le modèle de ce type d’institution semble anglais. Des agentes sont présentes en permanence dans les gares et peuvent recevoir les « jeunes filles embarrassées » à l’arrivée des trains. Des affiches jaunes et rouges sont placardées dans les gares pour prévenir les mêmes jeunes filles des dangers de « la route ». D’après Félix Lohse, un local a même été mis à leurs dispositions dans toutes les gares par les compagnies. Les agentes doivent rendre compte de leurs actions en remplissant des fiches ou des rapports. Elles sollicitent l’aide du commissaire de police des gares et interviennent souvent pour des jeunes filles provinciales ou étrangères.

21 Pour conclure sur ces quelques pistes et ouvertures, les grandes gares parisiennes de voyageurs, notamment les mieux situées et les mieux fréquentées, peuvent apparaître sous un nouveau jour à la lumière de ces curiosités décalées et de ces sources inhabituelles pour l’histoire des gares : elles deviennent le chaînon central, voire indispensable, de la vie et de la survie de marginaux, plus ou moins en rupture. Véritables asiles, les marquises des gares abritent presque tous les soirs ceux qui n’ont

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pas pu ou voulu trouver de toit. Lieux de mendicité, elles permettent à certains éclopés de gagner quelques menus sous. Lieux d’exutoire, elles sont la scène d’exhibitionnistes, d’alcooliques bavards ou de désespérés. Lieux de trafic, elles sont les plaques tournantes de délits sur les paris urbains. Or ces informations ne se trouvent pas ou rarement dans les archives des compagnies de chemins de fer, car elles ne concernent pas directement l’exploitation des gares. Il faut donc élargir l’éventail des sources et changer la perspective.

NOTES

1. Honoré de Balzac, L’Envers de l’histoire contemporaine, 1848. 2. Christiane Scelles, Gares, ateliers du voyage : 1837-1937, Paris, Rempart/Desclée De Brouwer, 1993, 143 p. 3. Dans un poème de mai 1871 intitulé « L’Orgie parisienne ou Paris se repeuple ». 4. Jacques Dubois, « Naissance du récit policier », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 60, 1985, p. 47-55. 5. Pierre Souvestre et Marcel Allain, Fantômas, Paris, Robert Laffont, 1961, tome 1, p. 465. 6. Ibid. 7. Ibid. 8. Pierre Souvestre et Marcel Allain, Fantômas, Paris, Robert Laffont, 1961, tome 3, p. 287. 9. Michèle Riot-Sarcey, « L’historiographie française et le concept de genre », Revue d’histoire moderne et contemporaine, n° 47-4 (2000), p. 805-814. 10. En France, la directrice de l’institution semble être la baronne de Montenach.

RÉSUMÉS

Il s’agira de s’intéresser à des pratiques urbaines, mais non ferroviaires, développées autour des grandes gares de voyageurs et facilitées par elles : à savoir les petits commerces, les paris urbains, les scènes de séduction et de prostitution, la mendicité, la petite délinquance, voire la traite des blanches. Les gares apparaissent alors sous un jour nouveau, leurs installations étant détournées de leurs fonctions initiales.

This paper will address urban practices other than those specific to the railway that developed around large passenger stations that enabled their creation : small shopkeepers, totes, scenes of seduction and prostitution, begging, petty crimes, even white slavery. This approach sheds a new light on these buildings, as we discover that their facilities were used in ways for which they were not intended. Résumé traduit du français par Maïca Sanconie.

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INDEX

Keywords : railway, station, Paris, social history, delinquency Index chronologique : XIXe siècle, XXe siècle, 1815-1830 Restauration, 1830-1848 Monarchie de Juillet, 1848-1852 Deuxième République, 1852-1870 Second Empire, 1871-1914 Troisième République Thèmes : Histoire sociale Mots-clés : gare, Paris, histoire sociale, délinquance

AUTEUR

STÉPHANIE SAUGET Docteur, université de Paris I – Panthéon-Sorbonne

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Les Pereire et Nagelmackers, promoteurs du transport ferroviaire et du réseau hôtelier parisien, 1855-1900 The Pereire brothers and Nagelmackers, promoters of railway transport and the Parisian hotel network, 1855-1900

Joanne Vajda

1 Dès le milieu du XIXe siècle, l’essor du chemin de fer induit le développement de structures d’accueil de l’élite voyageuse qui participent à la transformation de l’espace urbain. À Paris, quelques sociétés concourent à l’élaboration de la ville touristique : compagnies ferroviaires, sociétés hôtelières et agences de voyage. Cette triple relation entre le transport, le tourisme et la ville a encore été peu approfondie. Dans le cadre de cet article, notre objectif est de suggérer quelques pistes de recherche à la lumière de l’étude de deux cas, ceux des frères Pereire et de Georges Nagelmackers, engagés à la fois dans le développement du transport ferroviaire et dans la construction de grands hôtels parisiens. Les Pereire participent à la création de diverses sociétés qui développeront un parc hôtelier important, tandis que Nagelmackers est à l’origine de l’ouverture du premier palace sur l’avenue des Champs-Élysées.

2 À partir de ces exemples on tentera de montrer comment la métamorphose urbaine induite par le tourisme va de pair avec le développement du réseau ferroviaire1.

Le rôle des frères Pereire

3 Le rôle des frères Emile et Isaac Pereire dans le développement du réseau ferroviaire, comme dans la création du Crédit mobilier et dans les entreprises de service, n’est plus à démontrer2. Leur responsabilité dans l’aménagement urbain de la capitale ne l’est pas non plus. Mais leur contribution à l’ouverture de plusieurs grands hôtels, dont la plupart existent toujours, est mal connue. La création de ces établissements se situe

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dans la suite logique de la démarche des frères Pereire : après avoir organisé les moyens de faire venir les touristes, il faut prévoir leur accueil et leur hébergement.

4 L’idée est déjà dans l’air au milieu du XIXe siècle. Une des premières initiatives date d’octobre 1846 et appartient à un maître d’hôtel, Zenon Luc Rufin Vantini, venu de Folkestone (Angleterre). Celui-ci envisage de former la Société générale des hôtels de chemins de fer, dans le but de fonder et d’exploiter en France et particulièrement à Paris des hôtels en relation avec des hôtels anglais. Vantini argumente ainsi sa démarche : « L’ouverture successive de nouvelles lignes de chemin de fer, venant de jour en jour effacer davantage les limites entre les peuples, les distances entre les capitales, les traversées entre les commerçants et les touristes, et transformer pour ainsi dire, l’Europe en plusieurs grandes familles nomades pouvant se livrer avec aisance et promptitude à leurs affaires comme à leurs plaisirs, a fait naître l’idée de vastes hôtels modèles, propres à rallier entre elles les principales places de l’Europe par leurs deux centres Londres et Paris. C’est en conséquence à ces deux capitales du monde civilisé, bientôt à dix heures de distance, qu’ont dû s’adresser d’abord tous les efforts du fondateur de la société des Hôtels des chemins de fer3. »

5 Son projet, en réalité encore plus ambitieux, englobe la création d’infrastructures de transport, de structures d’hébergement, de lieux de rencontres et de loisirs et d’équipements commerciaux. Il inclut la fondation et l’exploitation de salles de rafraîchissement sur les lignes de chemin de fer françaises et de clubs ou cercles rattachés aux hôtels4, ainsi que la création d’un réseau hôtelier européen. Cette initiative ne semble pas avoir abouti.

La Compagnie immobilière

6 Mais les frères Pereire s’emparent de cette idée. Pour comprendre leur rôle dans la création d’hôtels, il faut rappeler qu’ils remettent dès 1853 à Napoléon III les statuts d’une société qui verra le jour en juin 1854, la Société immobilière de la rue de Rivoli, dont le but est d’acquérir des terrains autour de cette rue. Parmi les fondateurs de cette société figurent plusieurs noms liés au développement du réseau ferroviaire français5. Emile y apparaît comme directeur du chemin de fer de Paris à Saint-Germain et Isaac comme administrateur du chemin de fer de Paris à Lyon.

7 La plupart des fondateurs, les frères Pereire en tête6, participent trois mois plus tard à la création d’une société qu’il était prévu de nommer Société du grand hôtel des chemins de fer7 et qui avait comme but de construire un hôtel rue de Rivoli, le Grand Hôtel des chemins de fer, qui verra le jour sous le nom de Grand Hôtel du Louvre. La société prend finalement le nom de Société anonyme du grand hôtel du Louvre8 mais, dès sa création, le Conseil d’État l’oblige à changer de dénomination, « considérant qu’il pourrait y avoir des inconvénients à ce que le nom du Palais du Louvre fût donné à une telle société avec l’accord du gouvernement »9. Une autre société est donc fondée en décembre 1854, la Compagnie de l’hôtel et des immeubles de la rue de Rivoli10, dont les objectifs sont d’acquérir des terrains et d’y construire et exploiter un ou plusieurs hôtels garnis. Cette société prend la dénomination de Compagnie immobilière de Paris en juillet 1858. Elle devient la Compagnie immobilière en 186311. À la suite d’un scandale financier, le retrait des Pereire, annoncé le 30 avril 1867, précipite sa chute. La dissolution de la compagnie survient le 30 juin 187212.

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La Société du Louvre

8 Mais, parallèlement à la Compagnie immobilière, une autre société a vu le jour le 26 mars 1855, qui est également liée aux Pereire et à la gestion d’hôtels, la société en nom collectif « Faré, Chauchard, Hériot et Compagnie »13, connue sous la désignation « Les Galeries du Louvre », devenue la Société du Louvre, qui existe toujours. À l’origine, elle a comme objet la création et l’exploitation d’une grande maison de nouveautés14. Sur les onze fondateurs15, certains sont en liaison avec le chemin de fer et six font aussi partie de la Société anonyme du grand hôtel du Louvre. On ne connaît pas la date exacte de l’entrée des Pereire dans la société16, mais ils figurent parmi ses actionnaires en 187317.

9 Après la faillite de la Compagnie immobilière, cette société rachète, en août 1875, les immeubles où sont situés les Grands Magasins du Louvre et le Grand Hôtel du Louvre et se charge de l’exploitation de cet hôtel. Emile Pereire, décédé le 6 janvier de la même année, ne participera pas à cette opération.

10 Les descendants de la plupart des fondateurs, les Pereire, les Cibiel et les Moret continuent l’œuvre de leurs prédécesseurs. Ils font partie de la Société du Louvre, qui demeure une affaire de famille consolidée par les alliances matrimoniales. La vocation hôtelière de la société prend le dessus sur la gestion du commerce et survivra après la fermeture des Grands Magasins du Louvre. Directement ou par l’intermédiaire de sociétés filiales, la Société du Louvre continue à exploiter divers grands hôtels parisiens.

Les hôtels de la Compagnie immobilière, puis de la Société du Louvre

11 Ce sont des initiatives similaires en Allemagne et aux États-Unis qui permettent aux fondateurs de la Compagnie immobilière d’acquérir la conviction que la construction d’un grand hôtel est une opération fructueuse. C’est ce que pensaient aussi Paulin, directeur de L’Illustration, et l’architecte Hector Horeau qui avaient publié dès 1853 un projet de grand hôtel inspiré du modèle américain, qui ne verra pas le jour. Toujours est-il que la compagnie des Pereire construit et exploite le Grand Hôtel du Louvre en 1855, puis le Grand Hôtel en 1862, qui sont installés dans des immeubles dont elle est la propriétaire18 (fig. 1). C’est également à la Compagnie immobilière qu’appartient l’immeuble dans lequel s’installe l’Hôtel Scribe, au 1, rue Scribe, en face du Grand Hôtel (fig. 2).

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Figure 1. Cconstruction de l’hôtel de la Paix (le Grand Hôtel), 12, bd des Capucines.

Le Monde illustré, n° 229, 31 août 1861.

Figure 2. Hôtel Scribe. Carte postale, s.d. [vers 1930 ?].

Coll. Debuisson

12 Pour la construction du Grand Hôtel du Louvre, les Pereire font appel à Alfred Armand, architecte de la Compagnie des chemins de fer de l’Ouest, à Jacques Hittorff, qui concevra la gare du Nord, à Auguste Pellechet et à Charles Rohaut de Fleury. Par ailleurs, c’est l’équipe formée d’Armand, Hittorff, Rohaut de Fleury et H. Dubois qui dessine le Grand Hôtel (fig. 3).

Figure 3. le Grand Hôtel, 1862, angle du boulevard des Capucines et de la rue Scribe. Carte postale, 1923.

Coll. Debuisson.

13 Le succès croissant des Grands Magasins du Louvre oblige ses promoteurs à réaliser de nombreux agrandissements successifs qui finissent par envahir le Grand Hôtel du

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Louvre (fig. 4, a et b). Celui-ci cesse son activité au 164-168, rue de Rivoli, le 1er novembre 1887, pour s’installer en 1888 de l’autre côté de la place du Palais Royal19, à l’emplacement de deux autres hôtels20.

Figure 4a. Les Grands Magasins du Louvre. Ancien emplacement du Grand Hôtel du Louvre. Carte postale, s.d. [vers 1918 ?].

Coll. auteur.

Figure 4b. Nouvel emplacement du Grand Hôtel du Louvre. Carte postale, 1907.

Coll. Debuisson.

14 Parallèlement, au cours de l’année 1887 la Société du Louvre entre en pourparlers avec la Compagnie des chemins de fer de l’Ouest en vue d’obtenir la location de l’hôtel projeté devant la gare Saint-Lazare, le futur Terminus Saint-Lazare21 (fig. 5, a et b). L’administration de la Compagnie de l’Ouest envisageait la construction de cet établissement depuis plusieurs années et avait envoyé dès 1881 l’architecte Emile Lavezzari en Angleterre pour y étudier les hôtels de gare. Bien que son nom soit systématiquement omis lorsqu’on évoque la construction du Terminus Saint-Lazare, il travaille sur le projet jusqu’à sa mort en 188722. Un autre architecte de la Compagnie de l’Ouest, Juste Lisch, sera chargé de l’achèvement de l’ouvrage. Le bail de l’hôtel négocié par la Société du Louvre avec la Compagnie de l’Ouest est signé le 20 mars 188823 et l’hôtel est inauguré le 7 mai 1889, au moment où démarre la quatrième Exposition universelle, organisée à Paris.

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Figure 5a. Hôtel Terminus Saint-Lazare, carte postale, s.d. [vers 1920 ?].

Coll. Debuisson.

Figure 5b. étiquette d’hôtel, s.d.

Coll. auteur.

15 Dix ans plus tard, le 14 janvier 1898, la Compagnie d’Orléans loue à la Société du Louvre le futur hôtel du Palais d’Orsay24, dû à l’architecte Victor Laloux, qui sera inauguré le 12 juin 1900, au moment où se tient à Paris une autre Exposition universelle (fig. 6, a et b).

Figure 6a. Hôtel du Palais d’Orsay. Carte postale, 1908.

Coll. Debuisson.

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Figure 6b. Hôtel du Palais d’Orsay. Buffet en liaison avec la gare. Carte postale, 1908.

Coll. Debuisson.

16 Construits en liaison directe avec le chemin de fer, le Terminus Saint-Lazare et le Palais d’Orsay s’insèrent dans le paysage urbain, tout en entretenant une relation à la fois avec la gare et la ville.

17 Le 12 avril 1906 le conseil d’administration de la Société du Louvre décide l’acquisition des immeubles25 qui formeront le futur Hôtel de Crillon, place de la Concorde et rue Boissy d’Anglas, inauguré le 11 mars 1909 et dont l’aménagement est confié à l’architecte Walter Destailleur (fig. 7).

Figure 7. Hôtel Crillon. Carte postale, s.d.

Coll. Debuisson.

18 Ainsi, l’histoire de la Société du Louvre est liée à la création de cinq établissements parisiens qui reçoivent l’élite voyageuse (fig. 8, a et b) et qui deviennent aussi un lieu de rencontres pour la société parisienne, ce qui leur assure une intégration non seulement dans le paysage urbain, mais aussi dans le paysage social de la capitale (fig. 9).

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Figure 8a. Jardin d’hiver du Grand Hôtel. Carte postale, 1912.

Coll. Debuisson.

Figure 8b. Salle des fêtes de l’hôtel du Palais d’Orsay.Carte postale, s.d.

Coll. Debuisson.

Figure 9. L’arrivée du général Boulanger au Grand Hôtel du Louvre.

Le Journal Illustré, 1er avril 1888.

Les réseaux touristiques

19 Pour développer le tourisme international, quelques grandes compagnies mettent en place des systèmes destinés à prendre en charge le voyageur depuis son départ et jusqu’à son retour dans son pays d’origine. Georges Nagelmackers est l’initiateur d’un de ces systèmes, dont les Pereire ont été en quelque sorte les précurseurs en France.

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La Compagnie internationale des wagons-lits et des grands express européens

20 Cet ingénieur d’origine belge, soutenu par le roi Léopold II et la banque de son pays, fonde, en octobre 1872, la première version de la Compagnie internationale de wagons- lits26. Trois mois plus tard, celle-ci s’associe avec la Mann Boudoir Sleeping Company, société anglaise fondée par le colonel américain William d’Alton Mann à Londres27. Nagelmackers devient le directeur de cette nouvelle compagnie, avant de l’acquérir en août 187528. La Compagnie internationale des wagons-lits, constituée à Bruxelles en décembre 1876 et qui deviendra, en 1884, la Compagnie internationale des wagons-lits et des grands express européens29, a pour objet d’exploiter des wagons-lits, des wagons- salons et des wagons-restaurants, de construire et d’acheter du matériel roulant, d’exploiter des brevets d’invention, de rechercher et d’employer tout ce qui peut augmenter le confort des voyageurs et faciliter leur transport et de coopérer à toute entreprise de voyage, exploitation d’hôtels ou autre, en relation avec le développement des services de luxe de la compagnie.

21 Les trains de la compagnie sont souvent comparés à des hôtels. Par exemple, pour Pierre Giffard, auteur de La Vie en chemin de fer, paru en 1888, le salon de lecture de ces trains semble être le « salon du Grand-Hôtel qui roule »30.

22 Nagelmackers comprend très vite l’intérêt de proposer aussi un hébergement à la clientèle aisée qui emprunte ces trains de luxe. Pour gérer les hôtels de la compagnie, il fonde à Bruxelles, en 1894, la Compagnie internationale des grands hôtels, dont l’objet est la construction, l’acquisition, l’exploitation et l’ameublement d’hôtels et toutes les opérations accessoires, comme la création de restaurants, cafés, blanchisseries, magasins de vins, comestibles, etc. En tant qu’actionnaire majoritaire, la Compagnie des wagons-lits31 concède à la nouvelle société les hôtels qu’elle possède déjà à Constantinople, Thérapia, Brindisi, Nice et Lisbonne. La compagnie ferroviaire apporte aussi « le concours de la publicité dont elle dispose dans ses voitures, dans ses agences et dans ses publications »32. Le terminus parisien de la Compagnie des wagons-lits, l’Élysée Palace, est inauguré le 10 mai 1899, en présence de l’élite mondaine (fig. 10). Construit par l’architecte Georges Chédanne, l’hôtel est meublé par sir John Blundell Maple, qui réalisera l’ameublement d’autres hôtels parisiens parmi lesquels le Claridge. Il est à noter que Maple est aussi actionnaire de l’Élysée Palace Hotel Company Limited, filiale de la Compagnie des wagons-lits.

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Figure 10. L’Élysée Palace Hotel, premier grand hôtel construit sur l’avenue des Champs-Élysées, pour l’Élysée Palace Hotel Company Limited, filiale de la Compagnie internationale des wagons-lits et des grands-express européens, fondée par l’ingénieur belge Georges Nagelmackers. Georges Chédanne architecte, 1899. Carte postale, s.d. [vers 1910 ?].

Coll. Debuisson.

23 L’Élysée Palace met fin à la comparaison de l’hôtel avec la caserne. Chédanne affirme sa position contre la monotonie architecturale, rythmant la façade sur l’avenue à l’aide de bow-windows surmontés de loggias, traitement vertical qui diminue l’impression massive de la construction. La profusion de la sculpture ornementale33 s’inscrit dans l’évolution de l’expression architecturale de cette fin de siècle, qui vise à se détacher du passé et à trouver des formes nouvelles. L’architecte accorde un traitement particulier à l’angle des Champs-Élysées avec la rue Bassano, que l’on perçoit principalement en remontant l’avenue. Ici, la décoration joue un rôle majeur.

24 L’Élysée Palace marque l’apparition d’une nouvelle configuration dans l’aménagement des grands hôtels (fig. 11). Ceux-ci se tournent désormais vers l’intérieur, accordant plus d’attention à la vie mondaine qui s’y déroule. L’analyse des plans permet d’observer les principes d’organisation qui seront adoptés par la plupart des hôtels parisiens à partir de la fin du XIXe siècle. Le hall, qui rappelle la cour d’honneur et occupe 1/10e de la surface au sol, est un espace central, fermé et privé de vue directe vers la rue. Le rez-de-chaussée n’est plus occupé par des boutiques donnant sur la voie publique, comme au Grand Hôtel. Les espaces, qui s’étendent sur 3 500 m² et s’organisent autour du grand hall, sont destinés à la vie mondaine.

Figure 11. Hall de l’Élysée Palace. Carte postale, 1904.

Coll. Debuisson.

25 Comme d’autres hôtels, l’Élysée Palace offre de nombreux services à sa clientèle d’élite. On y trouve un atelier de photographie, « avec chambres de développement mises

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gratuitement à la disposition des clients »34, une agence théâtrale, des bureaux de la Compagnie des wagons-lits, un bureau de sténographie et dactylographie et des commerces autour du hall (fig. 12). Il y a même une galerie où sont exposés tableaux et objets d’art, peut-être inspirée de celle qui existait déjà au Grand Hôtel du Louvre vingt ans auparavant. À commencer par l’Élysée Palace, tous les établissements luxueux sont aussi dotés de salons de coiffure élégants.

Figure 12. Hall de l’Élysée Palace. Dans les vitrines de Boulestin et Cie, marchand de cognac, qui se développent dans le hall, se reflètent l’orchestre et les palmiers, composantes indispensables du palace. Carte postale, 1912.

Coll. Debuisson.

26 Ainsi, le voyageur est presque inconsciemment conduit dans les hôtels de la compagnie par les trains de la compagnie, dont il fréquente les restaurants, les magasins35 et les agences de voyage36 (fig. 13).

Figure 13. La première agence parisienne de la Compagnie internationale des wagons-lits et des grands express européens, ouverte le 1er avril 1886, place de l’Opéra, à l’angle de la rue de la Paix. Carte postale, 1906.

Coll. Debuisson.

27 Celles-ci facilitent l’organisation des déplacements en concentrant tous les services nécessaires : vente de billets de transport, réservation de chambres d’hôtel, livraison

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des bagages, change, mise à disposition des Traveller’s chèques, vente de billets de théâtre, bureau de correspondance, etc.

28 Rappelons qu’en dehors de son action dans le domaine ferroviaire et hôtelier, la Compagnie des wagons-lits participe à l’Exposition universelle de 1900, où elle présente son matériel et finance des attractions, dont le Panorama du Transsibérien, tandis que sa filiale hôtelière gère des bars et des restaurants. Toutes ces activités ne sont pas trop rentables et la branche hôtelière est déjà en difficulté à la mort de Georges Nagelmackers, le 10 juillet 1905. Les hôtels ne peuvent faire face aux dépenses colossales exigées pour conserver la clientèle fortunée. La guerre de 1914-1918 est fatale à l’Élysée Palace, qui ferme vingt ans après sa création. Mais l’hôtel de la Compagnie des wagons-lits était le premier palace à s’installer sur les Champs-Élysées, inaugurant la série de grands hôtels qui ouvrirent par la suite dans ce quartier auquel ils donneront une nouvelle impulsion et qui deviendra un des lieux de divertissement préféré de la société cosmopolite.

29 Pour conclure, disons que l’exemple de ces initiatives permet de montrer la relation étroite qui s’établit entre le développement du réseau ferroviaire et la métamorphose que subit Paris dans la seconde moitié du XIXe siècle. De ce type d’analyse résulte un discours sur la ville qui récuse une simple lecture de l’espace bâti. Paris s’édifie aussi grâce à ces acteurs que la participation à l’essor des chemins de fer a rendus attentifs au développement de l’espace urbain lié aux pratiques touristiques.

NOTES

1. L’auteur souhaite remercier Roxane Debuisson et Florence Quignard Debuisson qui ont généreusement mis à sa disposition leur riche collection et l’ont autorisée à reproduire un certain nombre de documents. 2. Cf. Jean Autin, Les Frères Pereire. Le bonheur d’entreprendre, Perrin, 1984 et Emmanuel Chadeau, L’Économie du risque. Les entrepreneurs. 1850-1980, Paris, O. Orban, 1988, chapitre IV. Cf. Théodore Zeldin, Histoire des passions françaises I (1848-1945), Paris, Payot et Rivages, 1994, p. 74. Sous le Second Empire, Emile occupe dix-neuf postes de direction, son frère douze et son neveu Eugène neuf. En ajoutant les autres membres de la famille, les Pereire contrôlent une cinquantaine de sociétés. Zeldin cite comme source G. Duchêne, Études sur la féodalité française, 1867, p. 37. 3. Acte constitutif de la Société générale des hôtels de chemins de fer, fait devant M e Edmond Baudier, notaire. 4. Ibid. Dans l’établissement parisien, il imagine un « Club européen » « où l’on trouvera l’exemple d’habitudes inutilement réclamées jusqu’à ce jour » et « un salon central perpétuellement ouvert au commerce, aux arts et à l’industrie ». 5. Archives Nationales (désormais : AN) F12 6780. Constitution de société par acte notarial devant Me Fould, 9, 10, 12 juin 1854. Les autres fondateurs sont : Ernest André, Charles Seguin, le duc Raphaël de Galliera, Adolphe d’Eichtal (président du conseil d’administration du Chemin de fer de Paris à Saint-Germain), Charles Mallet et Vincent Cibiel, la banque J. J. Uribarren, Jean-Pierre Pescatore, Henri Place, Hippolyte Guillaume Biesta, Eugène Louis Jean Le Comte, Alexandre Henri

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Wolodkowicz et Denis Charles Edmond Tarbé du Sablons, Henri de Noailles duc de Mouchy et Casimir Salvador. 6. AN F12 6780. Emile figure cette fois comme président du conseil d’administration du Midi et Isaac comme président du conseil d’administration de la Société générale du crédit mobilier. 7. AN F12 6780. Lettre du préfet de police au ministre de l’Agriculture et du Commerce au sujet de la création de la Société du grand hôtel des chemins de fer. 12 septembre 1854. 8. AN F12 6780. Constitution de la SA du Grand Hôtel du Louvre devant Me Fould. 26-30 septembre et 3 octobre 1854. 9. AN F12 6780. Séance du 15 novembre 1854. Conseil d’État. Délibération. 10. AN F12 6780. Compagnie de l’hôtel et des immeubles de la rue de Rivoli, Documents officiels, Paris, P. Dupont, 1857. 11. Celle-ci ne commence à exercer légalement qu’à partir du 22 août 1863, mais fonctionne en fait ainsi dès le 1er janvier 1863. Son siège est 15, place Vendôme, puis 10, bd Malesherbes. 12. - Cf. Factum Compagnie immobilière. 1876, Paris, P. Dupont, [1876], 22 p. 13. - Sur les trois associés, voir l’excellent ouvrage de Piedade da Silveira, Les Grands Magasins du Louvre au XIXe siècle. Des magasins de nouveautés aux grands magasins, Paris, CCM, p. 9-11. 14. AN/MC/Et.XI/1307 et Archives de Paris (désormais : AP) D32U3/34/872. Acte sous seing privé du 26 mars 1855, déposé le 22 septembre 1876. La raison sociale de la société devient « Chauchard, Hériot et Compagnie », suite à la démission de Faré, le 20 mai 1857. L’assemblée générale du 22 décembre 1859 approuve et ratifie cette démission, ainsi que le changement de raison sociale et propose que l’entreprise soit désignée par le nom Au Louvre, tel qu’on la connaît depuis sa création. Archives nationales du monde du travail (désormais : ANMT) 65AQ/T116. Cette modification est confirmée par un acte du 23 mai 1860. 15. Les fondateurs sont : Charles Eugène Faré, Hippolyte Alfred Chauchard, Charles Auguste Hériot, Charles Seguin (administrateur du Chemin de fer du Nord), Vincent Cibiel (administrateur du Chemin de fer du Midi), Alexandre Henry de Wolodkowicz, Louis Eugène André, Henry Place, Mathieu Dollfus, Alfred Collin et Wirth. 16. Cf. André Miramas, « Une entreprise séculaire – Le Louvre II. La révolution commerciale », Transmondia, n° 98 (novembre 1962) ; c’est en 1860, lorsque de nouveaux commanditaires apparaissent, que les Pereire entrent dans la société, Emile souscrivant pour 95 000 francs. 17. AN/MC/Et.VIII/1798 et Et.XI/1331. 18. AN F12 6781. Procès-verbal du 30 mars 1863. Estimation des propriétés de la Compagnie immobilière de Paris au 31 décembre 1862, manuscrit n.p. 19. AP D1P4-962. Rue de Rivoli. Les baux du futur emplacement de l’hôtel sont progressivement cédés à la Société des grands magasins du Louvre, celui du n° 172 le 1er août 1887, les autres entre 1886 et 1888. 20. Du Grand Hôtel de la place du Palais-Royal (n° 170) et du Grand Hôtel du Pavillon de Rohan (n° 172). 21. Au sujet de cet hôtel, voir notre article « Grands hôtels de gare parisiens. Le Terminus Saint- Lazare et le Palais d’Orsay », Paris et Île-de-France. Mémoires, t. 54 (2003), p. 339-396. 22. Génie Civil, n° 10, t. XIII (7 juillet 1888), p. 152, article du fils de Lavezzari ; La Nature, n° 800 (29 septembre 1888), p. 277-279. 23. Archives de la Société du Louvre (désormais : SL) et AN/MC/Et.XI/1429. Une lettre de la Compagnie de l’Ouest à la Société des grands magasins du Louvre, datée du 21 septembre 1887, évoque ce bail laissant entendre que celui-ci serait déjà conclu, mais ce n’est qu’en 1888 que sa signature a lieu. La date figure sur les plans conservés par la Société du Louvre et le bail est enregistré à Paris, 8e bureau, 30 mai 1888, folio 42, case 4, cf. AN/MC/Et.XI/1430. 24. Archives nationales du monde du travail (désormais ANMT) 60AQ/51. Procès-verbaux du conseil d’administration, 26 novembre 1897-29 décembre1898. 25. SL, Procès-verbaux du conseil d’administration. Registre 24, mai 1905-17 janvier 1916.

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26. Sous la raison sociale Georges Nagelmackers et Cie. 27. Cf. Jean Des Cars, Sleeping story. L’épopée des wagons-lits, Paris, Julliard, 1976, p. 35 et 47 et Martin Page, The Lost Pleasures of the Great Trains, , Weidenfeld and Nicolson, 1975, p. 64-87. Page décrit en détail le parcours de Mann. 28. Cf. Roger Commault, Georges Nagelmackers, un pionnier du confort sur rail, Uzès, La Capitelle, 1966, p. 13, 17 et 26 et Martin Page, op. cit., p. 86. Mann retourne aux États-Unis, où il se consacre au chantage des riches Américains. 29. Celle-ci deviendra en 1967 Compagnie internationale des wagons-lits et du tourisme. 30. Pierre Giffard, La Vie en chemin de fer, Paris, Librairie illustrée, s.d. [1888 ?], p. 283. 31. ANMT 65AQ/Rb 4012. Statuts de la Compagnie internationale des grands hôtels. 1894. 32. Ibid. 33. La Construction moderne, 31 mars 1900, p. 303-304. 34. Bibliothèque historique de la ville de Paris (désormais : BHVP), Actualités – Série 77. Élysée Palace, brochure publicitaire, s.l.n.d. [1899]. 35. BHVP. Actualités Série 77. Hôtels. Élysée Palace. Brochure non datée de la Compagnie internationale des grands hôtels qui renseigne sur l’ensemble de ce système, publiant le plan du réseau ferroviaire, la liste des hôtels éparpillés dans le monde entier et les adresses des agences. La société possède des hôtels à Bordeaux, Monte-Carlo, Le Caire, mais aussi en Autriche, en Italie et en Belgique. La compagnie possède une centaine d’agences et environ deux cents sous-agences en Europe. En 1930, la compagnie dispose de 166 agences directes et 407 sous-agences, auxquelles il convient d’ajouter 165 agences Cook, suite à un partenariat avec cette société. En 1939, la compagnie possède 198 agences, 437 sous-agences et 133 agences Cook. 36. Ces bureaux se trouvent à l’Élysée Palace, au Grand Hôtel, au Continental, au Terminus Saint- Lazare, à la gare du Nord.

RÉSUMÉS

Dès le milieu du XIXe siècle, l’essor du chemin de fer induit le développement de structures d’accueil pour l’élite voyageuse. À Paris, de nombreuses sociétés, souvent œuvre d’une forte personnalité, participent à l’élaboration de la ville touristique, compagnies ferroviaires, sociétés hôtelières et agences de voyage, dans lesquelles sont impliqués entrepreneurs français et étrangers, hommes d’affaires et professionnels du tourisme. Nous évoquons dans cette contribution le rôle des frères Pereire et de Georges Nagelmackers dans la construction des grands hôtels parisiens. Promoteurs du réseau ferroviaire français, les frères Émile (1800-1875) et Isaac Pereire (1806-1880) se préoccupent aussi de l’hébergement des touristes, usagers du rail. Leur contribution à la création des grands hôtels parisiens est encore mal connue. L’analyse de deux sociétés qu’ils administrent permet de comprendre leur rôle dans ce domaine et la façon dont ils sont parvenus à mettre sur pied un système de construction et de gestion d’un réseau hôtelier qui perdure encore aujourd’hui. L’ingénieur d’origine belge Georges Nagelmackers, fondateur de la Compagnie internationale de wagons-lits, comprend vite lui aussi l’intérêt de retenir la clientèle qu’il fait voyager dans des hôtels qu’il gère dans diverses villes du monde. C’est pour cette raison qu’il inaugure, le 10 mai 1899, le « terminus » parisien de la Compagnie, l’Élysée Palace, premier grand établissement

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hôtelier construit sur les Champs-Élysées. L’analyse des conditions de la naissance de cet établissement permet de saisir la contribution de Nagelmackers à la modification du paysage parisien.

From the middle of the 19th century onwards, the rapid development of railways led to the development of accommodations and amenities for the travelling elite. In Paris, numerous firms, often created by strong personalities, took part in the elaboration of the touristy aspect of the city: French and foreign businessmen and tourism professionals as well, were involved in railway companies, hotel firms, and travel agencies. In this paper, we will discuss the role played by the Pereire brothers and Georges Nagelmackers in building the first Parisian palace hotels. As promoters of the French railway network, the brothers Emile (1800-1875) and Isaac Pereire (1806-1880) were also interested in the accommodation of tourists as railway users. Their contribution to the creation of the Parisian palace hotels remains unfamiliar today. By analysing the two firms they managed we are able to understand their role in that field, and how they were able to set up a system of construction and management of a hotel network that is still valid today. Georges Nagelmackers, an engineer from Belgian origin and founder of the Compagnie Internationale de Wagons-Lits, soon saw the interest of retaining the patrons travelling on his railway lines in the hotels he ran in various cities around the world. This is the reason why he opened, on May 10, 1899, the company’s “ terminus” in Paris –the Élysée Palace– the first large hotel to be built on the Champs-Élysées. Analysing how this hotel was born will explain the Nagelmackers’ contribution to the transformation of the urban Parisian scenery. Résumé traduit du français par Maïca Sanconie.

INDEX

Keywords : capitalism, city, Émile Pereire, Georges Nagelmackers, hotels, Isaac Pereire, Paris, tourism, town planning Mots-clés : aménagement, capitalisme, Émile Pereire, Georges Nagelmackers, hôtel, Isaac Pereire, Paris, tourisme Thèmes : Histoire juridique institutionnelle et financière, Patrimoine architecture paysage Index chronologique : XIXe siècle, 1852-1870 Second Empire, 1871-1914 Troisième République

AUTEUR

JOANNE VAJDA Architecte DPLG, docteur en histoire, École des hautes études en sciences sociales

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La perception panoramique : concepts de tourisme urbain et notion d’urbanité dans une peinture murale à la gare de Paris-Lyon A panoramic view: concepts of urban tourism and the notion of urbanity in a mural painting at the Paris-Lyon train station

Asta von Buch Traduction : Karen Bowie

NOTE DE L’ÉDITEUR

Texte traduit de l’anglais

1 Des représentations de destinations constituent un thème courant en matière d’embellissement de gares. Le plus souvent, ils prennent la forme d’allégories de villes ou encore celle de leurs armoiries1. Des paysages ruraux ou urbains ont un attrait plus immédiat. Telles des affiches ou d’autres formes de publicité, ils tentent d’éveiller l’envie de voyager chez celui qui les regarde2.

2 À la gare de Lyon, à Paris, un panorama de presque cent mètres de long au-dessus des guichets montre une vingtaine de destinations qui suivent l’ancienne « ligne impériale », à savoir l’itinéraire vers le Midi qui donna son nom à la Compagnie du Paris-Lyon-Méditerranée3(fig. 1).

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Figure 1. Gare de Paris-Lyon, salle dite « des fresques », vue actuelle de la peinture murale.

Cliché auteur, 2006.

3 On trouve peu de commentaires sur cette peinture murale, les chercheurs s’intéressant aux arts décoratifs s’étant la plupart du temps limités aux peintures au goût plus sûr qui ornent le célèbre restaurant de la gare, Le Train bleu4.

Une longue histoire du voyage

4 Toujours est-il que ce panorama donne un aperçu intéressant des relations entre la capitale et les villes de province, des vues de villes et de paysages, ainsi que de la perception panoramique constituée par les chemins de fer.

5 La longue genèse de cette peinture murale – dont quelques parties furent peintes vers 1900, puis prolongées dans les années 1920 et 1930 avant son achèvement en 19815 – reflète l’attitude changeante de la société envers le tourisme urbain et l’urbanité en général.

6 De gauche à droite sont en effet représentées les villes de Paris, Fontainebleau, Auxerre, Vézelay, Semur (en-Auxois), Dijon, Beaune, Autun, Tournus, Cluny, Paray-le- Monial, Lyon, Avignon, Nîmes, Montpellier, Marseille, Toulon, Nice, Monte-Carlo et Menton.

7 La peinture la plus ancienne, à savoir les six villes méditerranéennes, ne reprend pas la géographie réelle, mais montre les destinations de la Méditerranée suivant l’ordre dans lequel la Compagnie Paris-Lyon-Méditerranée les dessert (fig. 2). Elle met également en regard les vues architecturales et plans urbains des stations balnéaires en vogue, façonnées par l’homme, et les beautés dont la nature les a dotées.

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Figure 2. Gare de Paris-Lyon, salle dite « des fresques », les villes méditerranéennes peintes au début du XXe siècle, vue actuelle.

Cliché auteur, 2006.

8 Ainsi sont mis en avant les deux principaux atouts que la Côte d’Azur pouvait offrir. La région ne s’était ouverte au tourisme que récemment, dans les années 1860, au moment où les chemins de fer avaient su effacer les mauvaises conditions du transport routier antérieur et fait en sorte que les visiteurs puissent facilement se rendre dans les villes balnéaires6. La plupart d’entre eux étaient des Anglais, leur quasi-totalité étant issue des classes supérieures. La reine Victoria et le Prince de Galles, mais aussi le Tsar Alexandre II ou le roi Léopold de Belgique furent parmi les hôtes les plus illustres de la Côte et la noblesse anglaise, allemande et russe ne fut pas en reste. À partir de 1883 les trains les plus luxueux de la Compagnie internationale des wagons-lits (CIWL) desservaient la Côte d’Azur directement au départ de Calais, puis quelques années plus tard depuis Saint-Pétersbourg. Jusqu’à la Première Guerre mondiale, la Côte d’Azur resta très exclusive, un lieu de divertissement pour les riches du monde, unissant tout le luxe moderne requis par la noblesse européenne urbanisée à un climat agréable et sain et à la beauté du paysage naturel7.

9 La peinture murale restitue avec exactitude cette situation en mettant en relief des exemples somptueux de l’architecture du XIXe siècle comme la cathédrale de Marseille ou le casino de Monte-Carlo d’une part et, d’autre part, le ciel bleu et la mer azurée. Les personnages représentés sont tous caractérisés par leurs vêtements comme étant des membres de la haute société. Ce genre de tourisme urbain de luxe n’avait pas besoin de « pittoresques » marins autochtones ou des trésors culturels du passé.

10 La première extension de cette peinture murale, avec la représentation des villes de Lyon, Avignon, le château de Tarascon et Nîmes, aurait été réalisée dans les années 1920 ou 19308(fig. 3).

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Figure 3. Gare de Paris-Lyon, salle dite « des fresques », les villes peintes dans les années 1920-1930, vue actuelle.

Cliché auteur, 2006.

11 On a attribué à chacune des villes un monument qui la signale et donne un point de repère et, dans le cas d’Avignon et de Tarascon, une ville classée se trouve reléguée au second plan en faveur d’un site de ses environs qui est inclus dans le déroulement, voire mis en avant.

12 Cela se comprend si l’on considère que la ligne PLM bifurque à Tarascon, allant à l’Ouest vers Montpellier – la ville qui suit Nîmes sur la peinture murale – et à l’Est vers Marseille, dont la peinture figure après Montpellier, mais qui est la première destination suivant Tarascon si l’on emprunte le train qui rejoint Lyon à Menton9.

13 Néanmoins, tous les sites choisis reflètent la variété et la longue tradition de l’héritage culturel et donc urbain de cette région : Lyon met en avant la cathédrale Notre-Dame de Fourvière récemment érigée, Avignon arbore le Palais des Papes et le château médiéval de Tarascon, alors que l’amphithéâtre et la Tour Magne gallo-romaine à Nîmes soulignent l’héritage romain et même pré-romain de la ville.

14 La deuxième extension, terminée en 1981 par l’atelier Genovesio-Lemercier, adopte une conception tout à fait différente tant en ce qui concerne le style que les images et la composition (fig. 4). La principale différence entre cette nouvelle partie de la peinture murale et les précédentes, c’est que la ville n’y est plus représentée à travers un site, mais uniquement symbolisée par un monument d’architecture, dépourvu de son cadre urbain. Chaque ville est ainsi réduite à un seul édifice, un « point de vue » isolé de son environnement10.

Figure 4. Gare de Paris-Lyon, salle dite « des fresques », les villes peintes en 1981 par l’atelier Genovesio-Lemercier, vue actuelle.

Cliché auteur, 2006.

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15 Par ailleurs, les monuments architecturaux ont été placés à l’aplomb des poutres sur le côté droit, de manière à ce que les panneaux soient désormais pour la plupart couverts de paysages ruraux naïfs, cultivés, mais qui ne sont assurément pas modernes.

16 Le chariot à foin ancien tiré par des chevaux à Tournus est probablement destiné à représenter une certaine intemporalité mais, en réalité, il témoigne plutôt d’une nostalgie pour la vie rurale ressentie par des citadins modernes (fig. 5).

Figure 5. Gare de Paris-Lyon, détail du paysage encadrant les monuments de Tournus, atelier Genovesio-Lemercier, 1981, vue actuelle.

Cliché auteur, 2006.

17 À l’intérieur des villes, représentées de manière stylisée, les paysages sont considérablement plus larges que l’architecture qui les entoure, soulignant ainsi leur importance en tant que site et attraction touristiques. Si la taille du motif équivaut à son degré d’attraction pour celui qui est censé le regarder, le tableau vend bel et bien des sites à un touriste possible.

18 L’accent est désormais mis sur les paysages au détriment des villes – à l’exception de Paris et malgré les plaques des noms au-dessus des panneaux – et ceci, selon certains témoignages, pour des raisons financières : les fonds étaient limités et il était plus facile et donc moins coûteux de peindre quelques charrues ou des prés plutôt que des zones urbaines plus complexes11. L’architecture de la ville de Paris est ainsi réduite à de simples cubes gris à l’effet bizarre.

19 Je pense plutôt que la différence entre la représentation de Paris et celle de toutes les autres villes dans cette partie de la peinture murale reflète la relation inégale qu’entretient la capitale avec ses consœurs moins importantes : la seule ville véritable, la métropole, qui semble soutenir les autres représentations murales, c’est Paris – tout le reste est provincial, sinon arriéré. Toutefois, la beauté des paysages qui entourent les autres villes peuvent leur donner une autre valeur.

20 Le statut de Paris, celui de capitale et métropole unique et sans égale dans le pays, est nettement mis en relief par le nombre de monuments qui sont donnés à identifier (la Tour Eiffel, le Sacré-Cœur, Notre-Dame, l’Opéra Garnier, le Louvre et les Tuileries). En même temps, les bâtiments anonymes constituant la structure urbaine rappellent un jeu de cubes et confèrent un caractère de maquette à la ville. Cette forte simplification

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de style fait par ailleurs penser à la célèbre couverture du New Yorker du 29 mars 1976 de Saul Steinberg : « View of the World from 9th Avenue12. »

21 Cette façon satirique de montrer la représentation égocentrique que se font les New- Yorkais de leur place dans le monde a souvent été copiée et par la suite adaptée à plusieurs villes, y compris la plupart des capitales du monde. Les peintres de notre peinture murale l’ont certainement connue, mais même si elle leur a servi d’inspiration, le caractère ironique de l’autodérision mise en scène par l’auteur initial a été perdu chemin faisant (fig. 6).

Figure 6. Gare de Paris-Lyon, salle dite « des fresques », représentation de Paris, atelier Genovesio- Lemercier, 1981, vue actuelle.

Cliché auteur, 2006.

22 En ce qui concerne le choix des villes sélectionnées, la partie plus ancienne de la peinture murale s’est davantage concentrée sur une représentation plutôt linéaire d’un itinéraire qui est selon toute probabilité le plus pittoresque de France, par ailleurs complété par la ligne directe de Lyon à Montpellier passant par Tarascon. En ce qui concerne la composition, toutefois, elle est répartie en des vues plutôt fictives de chacune des trois villes.

23 En revanche, le panorama de la partie la plus récente déroule une vue ininterrompue, ce qui implique une route sur laquelle les villes représentées s’enchaînent les unes après les autres. De cette manière, les rapports géographiques réels sont brouillés, puisque l’itinéraire que le spectateur essaie de suivre mentalement ne pourrait jamais l’être en train. À sa place, un réseau de destinations est représenté, s’embranchant sur la ligne principale et comprenant des endroits à forte valeur touristique, même si quelques-uns, comme Semur-en-Auxois, ne sont pas directement desservis par le train13.

La perception panoramique

24 Comme Schivelbusch l’a déjà montré en 1976 dans son ouvrage classique Histoire des voyages en train, la principale différence entre le voyage traditionnel et le voyage en train, entre la perception traditionnelle et la perception du panorama, c’est une perte du premier plan14. Parmi tous les sens, celui de la vision est le plus touché par la vitesse. Avant les chemins de fer, les voyageurs étaient reliés au paysage en faisant partie du premier plan, « quelles que fussent toutes les autres vues lointaines du paysage. La vitesse a fait disparaître le premier plan et le voyageur a perdu cet aspect. Il n’est plus

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dans cet "espace total" qui jadis combinait proximité et distance. [...] La perception panoramique, contrairement à la perception traditionnelle, ne faisait plus partie du même espace que les objets perçus »15. D’un autre côté, en ajustant leur perception au nouveau mode de transport, les voyageurs pouvaient désormais gagner une vue d’ensemble du paysage sans être distraits par des détails.

25 Sur la peinture murale de la gare de Paris-Lyon, nous constatons une nette différence entre les parties plus anciennes et celles qui sont plus récentes. Dans la série moderne, on ne voit effectivement pas de véritable premier plan. Même si le cadre coupe parfois des arbres (comme à Fontainebleau) ou des toits (comme à Vézelay ou Semur), ces objets ne sont pas sur le même plan que le spectateur. Quant à la perspective, le spectateur est en position légèrement surélevée, de façon à voir les paysages/villes à vol d’oiseau. Cette position est toutefois imprécise et change en permanence ; ainsi chaque monument est représenté dans sa propre perspective centrale, les points de fuite respectifs étant masqués par les paysages intermédiaires (voir ci-dessus fig. 4).

26 Michel de Certeau a décrit cette expérience comme étant fondamentale au voyage en train, et explique ce phénomène par deux causes : le verre et le fer. « La vitre nous permet de voir et les rails de traverser. Ce sont deux modes de séparation complémentaires. Le premier crée la distance du spectateur. Il ne faut pas toucher, plus on voit, moins on tient – une expropriation de la main en faveur d’une trajectoire plus large de l’œil. Le deuxième inscrit indéfiniment l’injonction à transmettre, c’est l’ordre écrit sur une seule mais interminable ligne : vas-y, pars, ceci n’est pas ton pays, ni l’autre – un impératif de séparation qui nous oblige de payer pour une domination abstraite de l’espace en laissant derrière tout endroit propre, en perdant pied16. »

27 Dans les parties plus anciennes de la peinture murale, trois villes sont toujours vues à partir d’une position exactement au centre du trio. Le spectateur regarde les villes dans un paysage perçu du haut d’une colline. Là encore, nous ne faisons pas partie du premier plan.

28 Les peintures des villes méditerranéennes incluent des éléments picturaux qui servent au même temps comme repoussoir et marquent ainsi notre position par rapport à la surface peinte. Finalement, à Menton, le spectateur entre vraiment dans l’image, se trouvant sur la terrasse avec sa balustrade et ses plantes (voir ci-dessus fig. 2).

29 Ainsi, à l’exception des destinations du terminus de la ligne PLM sur la Côte d’Azur, il y a effectivement une perte du premier plan. Mais dans la partie ancienne de la peinture, en raison du point de vue central et des éléments servant de repoussoir, le spectateur fait toutefois partie de la ville, de sorte qu’il se sent immergé dans la scène.

30 Historiquement, le panorama a été inventé, dénommé et breveté par le peintre écossais Robert Barker en 178917. Le spectateur était d’ordinaire situé sur une estrade au milieu d’un bâtiment rond dont les murs étaient entièrement couverts d’une vue à vol d’oiseau d’une ville, d’un paysage ou d’une autre scène, étendue afin de former un cercle continu. Un point de vue élevé était traditionnellement considéré comme une condition préalable pour voir toute ville convenablement. Plus tard au dix-neuvième siècle, les dérivés du panorama (Diorama, Cyclorama, etc.) devinrent les précurseurs du cinéma d’aujourd’hui – non seulement en terme de popularité, mais aussi littéralement, par la technique qu’ils mettaient en œuvre : dans certains une toile tournait lentement autour du public, tandis que d’autres déroulaient une image mobile devant les visiteurs18 (fig. 7).

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Figure 7. Le dispositif du Panorama de Robert Barker à Leicester Square (Londres), 1789.

Droits réservés.

31 La partie ancienne de notre peinture murale avec son point de vue central se place manifestement dans la tradition des panoramas de Barker, tandis que la partie plus récente prend ses racines dans le second type où le panorama se déplie en une série de scènes sans relation entre elles et souvent sans cohérence. C’est cette représentation sérielle des villes indifféremment juxtaposées les unes après les autres qui est communément associée à la vue depuis une fenêtre de train, mais qui ici n’a été appliquée qu’à la version moderne. Cela semble étrange après que nous avons constaté que dans cette partie aucun effort n’a été fait pour montrer un itinéraire réel et cohérent.

32 La peinture murale au-dessus des guichets de la gare de Lyon n’est pas d’une grande qualité artistique. Il est évident que son but est de promouvoir l’étendue du réseau ferroviaire de la Compagnie PLM et l’attrait de ses destinations méridionales. Quoi qu’il en soit, en raison de son histoire qui s’étend sur quatre-vingts ans, le panorama nous en dit long sur le changement des perceptions durant cette période.

33 Tout d’abord, nous constatons un changement dans la conception de l’attractivité d’une destination. Au tournant du siècle, les images de la Méditerranée soulignent la beauté, le luxe et le confort d’une station balnéaire en mettant l’accent sur l’urbanité moderne incarnée par l’architecture contemporaine. Vingt ans plus tard, des villes de l’intérieur mettent en avant la richesse de leur histoire qui remonte aux temps préromans, passe par le Moyen Age et perdure jusqu’aujourd’hui. En 1981, un changement semble être intervenu dans la nature du voyage, qui d’un long séjour dans une villégiature devient une série de courtes escapades touristiques dans plusieurs villes visitées successivement.

34 En même temps, la différence de qualité urbaine imaginée entre la capitale et les villes provinciales est reflétée dans la façon par laquelle ces dernières sont réduites à des monuments touristiques encadrés par un paysage qui semble avant tout virtuel, la représentation idéalisée qu’un citadin se ferait de la campagne.

35 Le concept de panorama est utilisé partout afin d’offrir une possibilité d’apprécier complètement la destination. Mais tandis que la partie ancienne se place dans la tradition des panoramas circulaires qui mettent le spectateur en leur centre et l’incluent ainsi dans l’image ou dans la ville, la nouvelle extension renvoie à la vue

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continue que l’on a depuis la fenêtre du train, une vue qui nous sépare de la séquence arbitraire des scènes qui se déroulent au-dehors.

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NOTES

1. La majeure partie de la bibliographie existante est principalement consacrée à l’architecture des gares. Si le décor est mentionné, il n’est guère analysé; voir Carroll Louis Vanderslice Meeks, The Railroad Station, An Architectural History, New York, Dover, 1995; John Betjeman, London’s Historic Railway Stations, Londres, John Murray (Publishers) Ltd., 1972; Gordon Biddle, Victorian Stations. Railway Stations in England & Wales 1830-1923, Newton Abbot, David & Charles, 1973 ; Marie- Claire Llopès et Jean Dethier, Le Temps des gares , Exposition... à Paris du 13 décembre 1978 au 9 avril 1979..., Paris, Centre national d’art et de culture Georges Pompidou, Centre de création industrielle, 1978 ; Marcus Binney et David Pearce, Railway Architecture, Londres, SAVE Britain’s Heritage, Orbis, 1979 ; Gordon Biddle et Oswald Stevens Nock, The Railway Heritage of Britain, Londres, Sheldrake Press Ltd., 1983 ; Michel Ragon, L’Architecture des gares. Naissance, apogée et déclin des gares de chemin de fer, Paris, Denoël, 1984 ; Ulrich Krings, Bahnhofsarchitektur. Deutsche Großstadtbahnhöfe des Historismus, Studien zur Kunst des neunzehnten Jahrhunderts, vol. 46, Munich, Prestel, 1985 ; Jeffrey Richards et John M. MacKenzie, The Railway Station, a Social History, Oxford, Oxford University Press, 1986 ; Karen Bowie (dir.), Les Grandes Gares parisiennes au XIXe siècle, Paris, Délégation à l’action artistique de la Ville de Paris, s.d. [1987] ; Jean Dethier, Gares d’Europe, Paris, Denoël, 1988 ; Janet Greenstein Potter, Great American Railroad Stations, Washington DC, Preservation Press, 1996 ; Steven Parissien, Station to Station, Londres, Phaidon Press, 1997 ; Cees Douma, Stationsarchitectuur in Nederland 1938-1998, Zutphen, Warburg Pers, 1998 ; Hugo de Bot, Architecture des gares en Belqique 1835-1914, Turnhout, Brepols, 2002 ; Alessia Ferrarini, Railway stations. From the Gare de l’Est to Penn Station; Aix-en-Provence, Arnhem, Berlin, Florence, Frankfurt-am- Main, Kyoto, Lyons, London, New York, Paris, Singapore, Seville, Zurich, Milan, Electa, 2005.

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2. Christine Kyburz, « Zum malerischen Schmuck der Bahnhöfe » in Schweiz im Bild - Bild der Schweiz: Landschaften von 1800 bis heute, catal. expo., Zürich, Aarau, 1974. 3. Henri Lartilleux, Géographie des chemins de fer français, Saint-Ouen, Chaix, 1962, p. 15. 4. Elisabeth Walter, « Le Décor », in « L’espace du voyage : les gares », Monuments historiques, n° 1978/6, p. 36-44 ; Pauline Prevost-Marcilhacy, « Le décor du Buffet de la Gare de Lyon », in Bowie, Karen, Les Grandes Gares parisiennes au XIXe siècle, Paris, Délégation à l’action artistique de la Ville de Paris, 1987, p. 144–158. Karen Bowie, dans sa thèse sur les gares parisiennes, limite son attention à la moitié plus ancienne de la fresque et ne la mentionne plus dans ses publications suivantes : Karen Bowie, « L’eclectisme pittoresque et l’architecture des gares parisiennes au XIXe siècle », thèse de doctorat, université de Paris I – Panthéon-Sorbonne, Paris, 1985, p. 155-156. Une seule thèse, non publiée, conservée par l’AHICF, nous donne des informations sur l’histoire de la fresque mais sans l’analyser : Romuald Chaussivert, « Radioscopie d’un monument élevé à la gloire de la "Révolution ferroviaire". La gare de Paris-Lyon », thèse de doctorat, université Lumière – Lyon 2, 1999, voir surtout p. 97-105. Je remercie Marie-Noëlle Polino pour l’accès aux fonds de l’AHICF qu’elle m’a très largement accordé. 5. R. Chaussivert, thèse citée, p. 98-101. 6. H. Lartilleux, op. cit., p. 16. 7. Lynne Withey, Grand tours and Cook’s tours, A History of Leisure Travel, 1750 to 1915, London, Aurum Press, 1998, p. 192-195. 8. K. Bowie, thèse citée, p. 155, citant un architecte de la SNCF. 9. H. Lartilleux, op. cit., p. 42-43. 10. Voici les monuments représentant des villes : Paris (Panthéon, Tour Eiffel, Sacré-Cœur, Notre-Dame) ; Fontainebleau (château) ; Auxerre (cathédrale Saint-Etienne) ; Vézelay (cathédrale Sainte-Madeleine) ; Semur (remparts et donjon) ; Dijon (Saint-Bénigne) ; Beaune (Hospices de Beaune) ; Autun (cathédrale Saint-Lazare, Porte d’Arroux) ; Tournus (abbaye Saint-Philibert) ; Cluny (abbaye de Cluny) ; Paray-le-Monial (église romane du Sacré-Cœur). R. Chaussivert, thèse citée, p. 103-104. 11. Ibid., p. 102-103. 12. Joel Smith et Saul Steinberg, Saul Steinberg: Illuminations, New Haven, Connecticut, Yale University Press, 2006. 13. H. Lartilleux, op. cit., p. 31-37. Sur les cartes de cet atlas ferroviaire, les destinations dont le nom est souligné en vert clair sont desservies par car. 14. Wolfgang Schivelbusch, Histoire des voyages en train, Paris, le Promeneur, 1990 (1re éd. 1977). 15. Ibid., p. 63-64. 16. Michel de Certeau et Steven F. Rendall, The Practice of Everyday Life, Berkeley, University of California Press, 2004, p. 111-114, citation p. 112. 17. Renzo Dubbini, Geography of the Gaze. Urban and rural vision in early modern Europe, Chicago, University of Chicago Press, 2002, p. 75-76. 18. C. W. Ceram, Archaeology of the Cinema, Londres, Thames and Hudson, 1965.

RÉSUMÉS

La fresque qui s’étend au-dessus des guichets de la gare de Lyon à Paris, jusqu’ici négligée par les historiens de l’art en faveur des tableaux plus prestigieux réalisés pour le buffet Le Train bleu, fait

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l’objet ici pour la première fois d’analyses historiques et esthétiques. Nous démontrons que la réalisation de cette œuvre étalée sur plusieurs décennies – entre 1900 et 1981 – permet d’y déceler des transformations profondes dans les manières de percevoir et de représenter la ville et les paysages, dues à l’évolution de la société et des modes de voyager pendant cette longue période. Si, dans les faits, les hiérarchies des villes entre elles, qu’elles soient cosmopolites ou provinciales, sont redéfinies ou renforcées par le chemin de fer, on trouve dans la fresque de la gare de Lyon une représentation des grandes villes qui se résume progressivement à quelques sites touristiques emblématiques, alors que modes de vie ruraux font l’objet de nostalgie et de fantasme.

The mural above the Lyon train station ticket offices in Paris has long been neglected by art historians whose interest has been swayed to the more prestigious paintings made for the station’s restaurant, Le Train bleu. This paper is the first of its kind to look at this artwork in order to provide both an historical and an aesthetic analysis. We will show that the gradual creation of this work over several decades, from 1900 to 1981, illustrates profound transformations in the ways of perceiving and representing a town or city and regional landscapes, attributable to the evolution of society and modes of travel during this long period of time. Although the relative importance of towns and cities, be they cosmopolitan or provincial, was actually redefined or reinforced by railways, the mural at the Lyon railway represents a group of large cities that has been reduced to a few emblematic tourist destinations, while the rural ways of living become the object of nostalgia and fantasy. Résumé traduit du français par Maïca Sanconie.

INDEX

Keywords : city, France, mural painting, Paris, railway, representation, station Mots-clés : France, fresque, gare, Paris, représentation, ville Index chronologique : 1871-1914 Troisième République, XXe siècle, 1958-1981 Cinquième République Thèmes : Arts et cultures, Patrimoine architecture paysage

AUTEURS

ASTA VON BUCH Doctorante en histoire de l’art, Technische Universität Berlin

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Les bâtiments voyageurs édifiés le long de la ligne impériale Buildings for travellers along the ‘imperial line’ (Paris-Lyons-Marseilles)

François Poupardin

1 Les bâtiments des voyageurs ont sur d’autres édifices recevant du public cet avantage non négligeable d’être un extraordinaire kaléidoscope dans lequel se déroulent d’innombrables spectacles chargés d’émotions, témoin de différents modes de vie, de différentes cultures, de tragédies et de comédies qui se jouent lors des voyages. Avec les diverses constructions techniques destinées aux trains proprement dits, la gare a constitué un nouveau programme autour duquel se sont articulés de multiples réflexions qui ont généré les formes d’une architecture nouvelle1. La réalisation de « la ligne impériale », de 1849 à 1864, correspond à la formation du réseau ferré principal en France et à la fusion de certaines petites compagnies. C’est une période qui connaît de nombreux changements politiques, sociaux et économiques.

2 La mise en œuvre du programme du « bâtiment voyageurs » (BV) va-t-il générer des formes nouvelles et traduire sur les façades des édifices l’accueil du public et la réception des trains ? Comment la destination de l’édifice sera-t-elle représentée ? L’architecture des bâtiments voyageurs de la ligne de Paris à Nice fut confiée à des maîtres d’œuvre dont les séries de gares standard furent déclinées suivant l’importance du lieu à desservir. Ces gares sont l’œuvre, presque exclusivement2, de trois architectes, travaillant pour trois compagnies différentes, la Compagnie de Paris à Lyon, constituée en 1846, la Compagnie de Lyon à la Méditerranée, en 1852, et la Compagnie du PLM qui date de 1857.

La Compagnie de Paris à Lyon

3 La Compagnie de Paris à Lyon, financée par Emile Pereire et James de Rothschild, tint dès l’origine un rôle important avec une ligne de 518 km qui passe par Dijon et qui devait devenir l’artère prioritaire. Ses sections s’ouvrent successivement de 1849 à

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1854, celle de Paris à Tonnerre, celle de Dijon à Chalon suivie par celle de Tonnerre à Dijon et, enfin, celle de Chalon à Lyon3.

Les BV de l’architecte Alexis Cendrier

4 Toutes les gares de Paris à Lyon sont l’œuvre de l’architecte Alexis Cendrier (1802-1893) qui futélève de Vaudoyer et de Le Bas à l’École des Beaux-Arts, travailla pour la Compagnie de l’Ouest puis pour la Compagnie de Paris à Lyon (fig. 1 et 2).

Figure 1. Les gares dessinées par Alexis Cendrier pour la Compagnie de Paris à Lyon. Façade sur cour d’une gare de première classe et de celle de Macon. Les dessins des compagnies ont été retouchés par l’auteur de cet article dans un but de simplification afin de rendre la présentation homogène et de faire ressortir les éléments principaux des différentes morphologies.

Dessin François Poupardin, d’après César Daly, « L’architecture des chemins de fer. Gare de Paris, de la ligne de Paris à Lyon, exécutée par M. A. Cendrier, architecte », Revue générale de l’architecture et des travaux publics, t. 17 et 18, 1859.

Figure 2. Les gares dessinées par Alexis Cendrier pour la Compagnie de Paris à Lyon. De haut en bas : gare de Fontainebleau-Avon ; gare de Joigny ; gare de Beaune ; gare de Lyon-Perrache. Les 6 chiffres qui suivent le nom de la gare indiqués par l’auteur renvoient, pour les 3 premiers, au numéro de la ligne et, pour les 3 suivants, au point kilométrique de la gare sur la ligne, d’après le « répertoire géographique des lignes de la SNCF », édition de 1960 (exemplaire déposé par l’auteur à l’AHICF).

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Cartes postales. Coll. F. Poupardin, cl. d.r.

5 La première gare de Lyon à Paris était à distribution latérale, avec une cour des départs et une des arrivées4. Édifiée en 1849, à simple rez-de-chaussée, elle présentait des arcades régulières et, en extrémité, les pignons de ses deux halles. Celles-ci abritaient le trottoir des départs et celui des arrivées, six voies dont quatre centrales pour les manœuvres. Le bâtiment des départs, le plus important, comportait un grand vestibule, encadré de salles d’attente et d’un buffet sur un côté, d’une grande salle des bagages de l’autre. Le bâtiment des arrivées se composait principalement d’un vestibule et d’une salle des bagages5.

6 Les BV intermédiaires sont très nombreux entre Paris et Lyon, autour de 90. Le nombre des travées et le nombre d’étages permettent de les différencier6. À Bois-le-Roi, par exemple, le corps central de deux travées comporte un étage et des combles7. À Tonnerre, le corps de bâtiment de trois travées, avec un étage et des combles, est encadré par des ailes à simple rez-de-chaussée8. À Tournus9, le corps de bâtiment, de trois travées également, comporte deux étages et des combles. Il existe deux types à quatre travées, ce sont les plus nombreux. Les bâtiments de 1re et 2 e classe se différencient par les dimensions au sol, ainsi que par la distribution des locaux. Deux salles d’attente équipent les stations de 2e classe, alors que l’on en trouve trois dans celles de 1re classe. Il existe néanmoins quelques gares dont les ouvertures sont plein cintre, comme à Montereau qui comporte cinq travées pour le corps principal ou à Fontainebleau dont la façade s’ouvre sur trois travées et présente un corps central en légère avancée sur les ailes. Deux gares hors classe, celles de Mâcon et de Dijon, avaient des architectures très voisines. La gare de Mâcon, édifiée en 1854, se composait d’un corps central de trois travées sur deux étages et combles10. Le vestibule s’ouvrait sur la cour par trois portes plein cintre. Les ailes à un étage comptaient neuf travées, de part

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et d’autre du corps central. Cette gare importante11comportait de nombreux logements, celui du chef de gare, des sous-chefs, du receveur et de facteurs, entre autres. Une halle abritait les quais. Le bâtiment a été détruit par des bombardements de la Deuxième Guerre mondiale.

7 Après une gare provisoire en bois la ville de Dijon fut équipée d’un bâtiment voyageurs inauguré en même temps que la ligne de Paris à Chalon en 1851. Il se composait de deux édifices parallèles de cent vingt-cinq mètres de longueur séparés par quatre voies et trois quais. La gare va progressivement évoluer, s’agrandir de deux ailes en retour côté cour pour loger un buffet et la salle des bagages pour l’arrivée des voyageurs. Le vestibule fut également agrandi en 1865 par l’adjonction d’une avancée ouverte par trois baies plein cintre12. La gare fut dynamitée en 1944.

8 La gare de Lyon-Perrache fut implantée entre la Saône et le Rhône, sur la presqu’île de Perrache13. On accède à la cour des voyageurs par des rampes ou des escaliers car l’édifice est surélevé par rapport à la voirie, ce qui évite la coupure de la ville, grâce à des passages sous les voies. Le bâtiment, qui date de 1857, comporte un corps central ouvert de trois baies plein cintre et des corps en extrémité reliés par des ailes à un étage. Une halle métallique couvre six voies et trois quais.

La Compagnie de Lyon à la Méditerranée

9 La Compagnie de Lyon à la Méditerranée, dont Paulin Talabot fut le directeur, devient un réseau après avoir acheté d’autres lignes comme par exemple celles du Gard, du Dauphiné et de Lyon à Genève14.

Les gares de Léon Grillot

10 Léon Grillot (1827- ?) fut architecte du département des Vosges, architecte diocésain de Saint-Dié. Il travailla pour la Compagnie de Paris à Strasbourg, fut l’auteur des deux premières gares de Metz, une première, provisoire, en bois, puis une gare terminus à fonction latérale. Il édifia les gares des embranchements de la ligne de Paris à Strasbourg comme celui de Frouard à Forbach. Il travailla par la suite pour la Compagnie de Lyon à la Méditerranée en 1854-1855, édifia les gares entre Lyon et Avignon et reprit des éléments d’architecture de ses travaux précédents (fig. 3 et 4). Par exemple, à Dieulouard15ou à Ars-sur-Moselle, on remarque des particularités au rez-de- chaussée, comme les baies dont l’encadrement de la partie plein cintre est en légère saillie, une résille décorative sous la toiture et un auvent bien particulier du côté du quai à Dieulouard. Par ailleurs, aussi bien la gare de Faulquemont d’origine que ses transformations montrent bien que nous avons affaire à des édifices tramés, que l’on allonge suivant l’évolution des besoins. La parenté avec la première gare d’Avignon est évidente16. Le premier train joignant Paris à Marseille s’arrête à Avignon en 1854, devant la gare de Grillot à l’emplacement de la gare actuelle. Cette première gare présente un corps central à un étage de cinq travées, celles qui sont en extrémité côté cour viennent en avancée. Ce corps central dont les baies à rez-de-chaussée sont plein cintre est encadré de deux ailes basses. Une résille décorative en bois découpé orne les pignons et les rives, caractérisant comme nous l’avons déjà noté les façades étudiées par cet architecte. Ce modèle se retrouve d’ailleurs à la gare de Tain-l’Hermitage, à celles de Vienne, d’Orange et de Montélimar. À Vienne, une variante présente un corps

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central de cinq travées qui ne comporte pas de décrochement en façade du côté de la cour. À Pierrelatte, la gare à rez-de-chaussée et étage comporte un corps central percé d’ouvertures doubles, en avancée sur des ailes de deux travées. Les baies du rez-de- chaussée sont en plein cintre, alors que celles de l’étage sont simplement cintrées. Ce modèle se retrouve par exemple à la gare de Loriol ou de Sorgues. En revanche, à Feysin et à Saint-Fons, les gares se composent d’un corps de bâtiment de trois travées à un étage. Nous retrouvons la signature de l’architecte Léon Grillot avec un petit auvent du côté des quais.

Figure 3. Les gares dessinées par Léon Grillot pour la Compagnie de Lyon à la Méditerranée. Comparaison entre les façades sur cour de la gare de Faulquemont de la Compagnie de Paris à Strasbourg (en haut) et la première gare d’Avignon (en bas). Les dessins des compagnies ont été retouchés par l’auteur de cet article dans un but de simplification afin de rendre la présentation homogène et de faire ressortir les éléments principaux des différentes morphologies.

Dessin François Poupardin, d’après Pierre Chabat, Bâtiments du chemin de fer, Paris, A. Morel, 1862-1866.

Figure 4. Les gares dessinées par Léon Grillot pour la Compagnie de Lyon à la Méditerranée. De haut en bas : gare de Faulquemont ; gare de Montélimar ; gare de Pierrelatte ; gare de Feyzin.

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Cartes postales. Coll. F. Poupardin, cl. d.r.

La Compagnie du PLM

11 Les fusions des compagnies correspondent aux mouvements de plus grande ampleur issus des intérêts financiers qui s’expriment par les regroupements de diverses sociétés pendant le Second Empire. La création du PLM en 1857 fut un symbole du capitalisme libéral. C’est autour de l’axe de Paris à Marseille que se constitue le premier réseau français, grâce aux fusions et concessions multiples qui s’opèrent pendant cette période17.

Les gares de l’architecte Jules Bouchot

12 Jules Bouchot (1817-1907) fut attaché au ministère des Beaux-Arts, construisit le palais de justice de Tarbes et la façade du ministère de la Guerre sur le boulevard Saint- Germain à Paris. Il fut architecte en chef des bâtiments du ministère de l’Instruction publique. Il travailla pour plusieurs compagnies de chemin de fer, d’abord à , puis à Milan et enfin pour le PLM (fig. 5 et 6).

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Figure 5. Les gares dessinées par Jules Bouchot pour le PLM. Façades sur cour de la gare de Valence et de celle de Nice. Les dessins des compagnies ont été retouchés par l’auteur de cet article dans un but de simplification afin de rendre la présentation homogène et de faire ressortir les éléments principaux des différentes morphologies.

Dessin François Poupardin, d’après diverses sources.

Figure 6. Les gares dessinées par Jules Bouchot pour le PLM. De haut. en bas : gare d’Avignon ; gare de Nice ; gare de Toulon ; gare de Valence.

Cartes postales. Coll. F. Poupardin, cl. d.r.

13 Deux gares sont d’aspect semblable, celle de Valence édifiée en 1865 et celle d’Avignon en 1866. Les corps centraux en pierre de taille, de cinq travées, révèlent les mêmes références au classicisme. On remarque la différence de la position de l’horloge sur la façade, côté de la cour des voyageurs. Elle est inscrite dans l’ouverture centrale à

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Valence, alors qu’elle domine au niveau de la balustrade à Avignon. Ici la composition de la façade du corps central est butée en extrémité par des pilastres doubles alors qu’à Valence les pilastres sont simples. La comparaison avec la façade du Petit Trianon, édifié par Gabriel en 1768, s’impose. La proportion des façades de ces deux gares s’inscrit dans un double carré, rectangle d’environ 24 m de large sur 12 de haut. Ces BV sont encadrés d’ailes à un étage, symétriques à Avignon, dissymétriques à Valence. Une élégante halle métallique cintrée abrite les quais en reliant deux édifices de part et d’autre des voies à Avignon. À Valence, la charpente de la halle est de forme triangulaire.

14 La première gare de Marseille-Saint-Charles, terminus de la ligne de Marseille à Avignon, ne fut achevée qu’en 1852, cinq ans après l’inauguration de la ligne. La gare d’origine des ingénieurs Paulin Talabot et Henri de Dion présentait en façade deux halles métalliques plein cintre, bloquées de part et d’autre par deux corps de bâtiment en avancée. La gare est à distribution latérale, avec les services consacrés au « départ » d’un côté, curieusement disposés sur la droite du BV, et le service dédié à « l’arrivée » de l’autre côté des voies. Quant au bâtiment de la cour départ, qui est à simple rez-de- chaussée, il fut agrandi par l’architecte Bouchot, en 1863, pour abriter un buffet et des bureaux du trafic18.

15 À Toulon, le principe de la desserte de la ville fut adopté en 1853, avec une gare implantée dans le périmètre des fortifications. La construction de la ligne fut confiée en 1856 à la Compagnie de Lyon à la Méditerranée, puis en 1857 à la nouvelle Compagnie PLM. Avec la campagne d’Italie, Toulon, arsenal militaire, recevait les troupes impériales qui étaient envoyées pour soutenir Cavour via Gênes et l’aider à repousser les Autrichiens de Lombardie. La ligne de Marseille à Toulon fut entreprise malgré les difficultés rencontrées lors de la construction de nombreux tunnels, ouvrages d’art et tranchées. À Toulon, après un premier édifice conçu par l’architecte Laroze19, la gare fut détruite par un incendie en 1868 et reconstruite avec un corps central, flanqué de deux ailes basses se retournant sur la cour des voyageurs. Le corps central comporte trois baies plein cintre et le hall se développe sur toute la hauteur de l’édifice, ce qui lui donne un caractère monumental. La partie supérieure est bordée par une balustrade et en son centre prend place une horloge. La halle qui couvre trois voies fut photographiée par Edouard Baldus vers 1850. Quant au bâtiment situé de l’autre côté des voies, il sera détruit pour permettre l’implantation de voies supplémentaires.

16 En 1860, Le comté de Nice est rattaché à la France après référendum20. À Nice le BV, qui date de 1865, comportait un bâtiment annexe de l’autre côté des voies21. Le vestibule, qui occupait toute la hauteur du corps central, était magnifiquement aménagé, comme en témoignent des gravures et des photos anciennes. La marquise de la cour des voyageurs a été ajoutée ultérieurement. Le bâtiment de service de l’autre côté des voies sera démoli et la merveilleuse halle en anse de panier qui couvre les quais doublée en 1947 pour abriter des voies supplémentaires.

17 Ainsi s’achève un voyage de plus de 1 000 km de Paris à Nice. Les gares, enjeu important de la concurrence, présentent des architectures « importées » par les maîtres d’œuvre retenus par les compagnies. L’intérêt des recherches des architectes, leurs constructions par lignes et par compagnies, la variété de leurs bâtiments voyageurs méritaient d’être montrés : ils font partie de notre patrimoine industriel du chemin de fer et doivent être autant mis en valeur dans leurs mutations continuelles que protégés comme témoins de l’histoire de notre architecture22.

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NOTES

1. François Poupardin, « L’architecture des bâtiments voyageurs du chemin de fer en France, des origines à la Seconde Guerre mondiale. Étude des programmes et des types », thèse de doctorat en histoire de l’art, université de Paris I – Panthéon-Sorbonne, 2005. 2. La première gare de Marseille-Saint-Charles, terminus de la ligne de Marseille à Avignon, commencée en 1847 et terminée en 1852, fut l’œuvre des ingénieurs Paulin Talabot et Henri de Dion. 3. Les sources relatives à l’architecture de cette compagnie proviennent, entre autres, de la Revue générale de l’architecture et des travaux publics, éditée de 1840 à 1890 par l’architecte César Daly (1811-1894). Cette encyclopédie présente un intérêt particulier, reflétant les conflits de différentes doctrines relatives à l’architecture, de la tradition à la modernité. 4. Karen Bowie (dir.), Les Grandes Gares parisiennes du XIXe siècle, catal. expo, Paris, Délégation à l’action artistique de la ville de Paris, s.d. [1987]. 5. Cette première gare de Lyon fut remplacée par la gare actuelle, autour de 1900. 6. César Daly, « L’architecture des chemins de fer. Gare de Paris, de la ligne de Paris à Lyon, exécutée par M. A. Cendrier, architecte », Revue générale de l’architecture et des travaux publics, t. 17 et 18, 1859. 7. Ce modèle de deux travées se trouve par exemple à Maisons-Alfort, Lieusaint, Cesson, Saint- Julien-du-Sault, Briénon-sur-Armançon, Gevrey-Chambertin, Meursault ou Fontaine. 8. On retrouve ce type moins répandu aux Laumes-Alésia par exemple. 9. Comme par exemple à Villefranche-sur-Saône et à Belleville-sur-Saône. 10. César Daly, art. cit. 11. Voir les illustrations et l’ouvrage de César Daly. 12. Cette gare connut ensuite de nombreux travaux de 1900 à 1909, avec la démolition du bâtiment parallèle pour augmenter le nombre des voies, la construction d’un passage souterrain, la construction d’une halle métallique de 123,80 mètres de longueur et de 30,75 mètres de portée. 13. César Daly, art. cit. ; Pierre Chabat, Bâtiments du chemin de fer, Paris, A. Morel, 1862-1866. 14. C’est Pierre Chabat, regroupant des dessins de gares dans son ouvrage cité, qui constitue nos sources sur l’architecture de ces BV. L’auteur de ce livre travaille pour les chemins de fer italiens, la Compagnie des chemins de fer du Nord et pour la Compagnie des . On le retrouve également impliqué dans la construction du siège du PO, 8, rue de Londres, à Paris. 15. Voir François Poupardin, « Typologie des gares rurales et de moyenne importance du Nord- Est de la France », in « Le patrimoine ferroviaire : enjeux, bilans et perspectives », actes du 6e colloque de l’AHICF, Revue d’histoire des chemins de fer, n° 20-21 (1999), p. 121. 16. À Avignon l’emplacement des voies et de la gare posait le problème de la desserte d’une ville historique encerclée de remparts. Prosper Mérimée (1803-1870), inspecteur des Monuments historiques, assisté du jeune Viollet-le-Duc, imposa un tracé des voies ferrées à l’extérieur de l’enceinte. Une porte fut créée ainsi que la rue de la République qui se dirige vers le Palais des Papes. Voir aussi Michèle Lambert, « Les voies ferrées et les gares dans les villes », 1re partie, « Avignon », Paris, IPRAUS/AHICF, sept. 1992, 123 p. ; 2e partie, « Nîmes, du canal au chemin de fer », ibid., 1994, 124 p. 17. Voir, outre de nombreux articles publiés dans La Vie du rail, Jean Chaintreau, Jacques Cuynet et Georges Mathieu, Les Chemins de fer PLM, Chanac/Paris, La Régordane/La Vie du Rail, 1993. 18. Cette première gare de Marseille-Saint-Charles sera reconstruite en 1892 par l’architecte Antoine Bouvard. C’est la gare actuelle. 19. D’après « Les amis du vieux Toulon », article publié dans Le Toulonnais de février 1870.

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20. De 1857 à 1864 la gare de Milan est construite par l’architecte conseil du PLM Jules Bouchot (sans doute aussi pour remercier l’Empereur de son aide militaire qui avait cinq ans plus tôt contribué au départ des Autrichiens de la capitale de la Lombardie). L’architecture de la gare de Milan est proche de celle de la gare de Nice mais en plus grand, avec cinq travées plein cintre au lieu de trois à Nice ; même forme de toit, des balustrades, une horloge au centre ; les baies sont cependant séparées par des pilastres doubles. Voir Gianfranco Angeleri et Cesare Columba, Milano Centrale, storia di una stazione, Rome, éd. Abete, 1985. 21. Le développement du trafic oblige à le démolir pour faire passer des voies supplémentaires en 1926. 22. Voir l’article « Rénovation des gares » dans Monuments historiques n° 6 (1978), dans lequel le département des Bâtiments de la SNCF, dont les dirigeants d’alors formaient une sorte d’oligarchie qui laissait peu de place à la concertation, présente la rénovation de la gare de Nice, avec des photos avant et après travaux. Le hall qui se déployait sur toute la hauteur du corps central a été tronqué pour créer des bureaux en partie supérieure ! Ce même article mentionne d’autres rénovations de cette époque également très contestables comme la gare de Vichy ou celle de Metz dont les halles sur quais ont été démolies pour faire place à un parking. Un projet de parking analogue à la place de la halle couvrant les quais de la gare d’Avignon a été étudié et heureusement abandonné. Ce ne sont plus les années glorieuses de l’architecture ferroviaire, les projets étudiés par des cabinets extérieurs restent également décevants. La façade de l’hôtel de la gare de Lyon à Paris, au pied de la tour équipée d’horloges ou les « aménagements » de la gare de Lyon-Perrache en sont des exemples sur la ligne de Paris à Nice.

RÉSUMÉS

L’architecture des anciennes compagnies a été confiée, ligne par ligne, à des maîtres d’œuvre. Nous allons faire la connaissance de quelques-uns d’entre eux et évaluer leur apport dans le domaine de l’architecture ferroviaire. Nous étudions des bâtiments voyageurs prestigieux de grandes villes, des gares de moindre importance, voire de petits édifices dont l’architecture était définie par des modèles, établis par les compagnies et répétés à l’identique le long des lignes. Ces modèles évoluent par la réalisation de variantes constituant des types présentant de nombreux points communs. La gare constitue un nouveau programme autour duquel se sont articulés de multiples réflexions qui ont généré les formes d’une architecture nouvelle. Pour certaines compagnies l’architecture présente des types originaux significatifs en grand nombre. Le patrimoine que nous ont légué ces compagnies est précieux et cette étude met l’accent sur l’ambition esthétique qui a si souvent dominé les cheminements de la recherche architecturale. La variété et l’intérêt qui en découlent méritent d’être démontrés.

We will study significant passenger terminals in large cities, as well as stations of less significant size, and also small buildings, whose architecture was set according to a standard design created by the railway companies that was exactly repeated along their routes. But variations to these designs evolved into different models that share many common features. Stations represented a new programme that gathered various ideas that gave rise to new architectural forms. Some companies created a great number of significant original buildings that represent a valuable legacy. This study will thus emphasise the aesthetic ambition that so

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often prevailed in the development of architectural research. Their ensuing variety and topical interest should be studied in detail. Résumé traduit du français par Maïca Sanconie.

INDEX

Keywords : architecture, France, PLM, railway station, typology Thèmes : Patrimoine architecture paysage Mots-clés : architecture, France, gare, PLM, typologie Index chronologique : 1848-1852 Deuxième République, 1852-1870 Second Empire, 1871-1914 Troisième République, XIXe siècle

AUTEUR

FRANÇOIS POUPARDIN Docteur en histoire de l’art, université de Paris I – Panthéon-Sorbonne

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L’arrivée du chemin de fer à Brest ou les effets d’une logique stratégique When railway lines reached Brest, or the effects of strategic planning

Christophe Le Bollan

1 En cette première moitié du XIXe siècle, la France se remet tranquillement des soubresauts de la Révolution et de l’Empire et amorce, sous la monarchie de Juillet, un processus de modernisation industrielle. Par la loi du 11 juin 1842, elle entérine en particulier la création d’un réseau ferroviaire national qui, par sa disposition en étoile autour de Paris, est appelé à générer ici et là des initiatives. Partout, un vent nouveau souffle et la ville de Brest ne tarde pas elle aussi à être bientôt attirée par les sirènes du progrès. L’arrivée éventuelle du chemin de fer dans la cité du Ponant laisse clairement entrevoir une possibilité d’émancipation urbaine pour un ensemble qui, depuis le XVIIe siècle, occupe une fonction particulière dans la défense de la France1. Mais, recroquevillée sur elle-même, cette fière sentinelle maritime n’a guère de perspectives d’évolution spatiale et conserve plus que jamais sa dualité urbaine : Brest, anticlérical et libéral, s’oppose à Recouvrance, quartier bretonnant. Ce constat n’échappe pas à la récente municipalité2 qui, créée par l’ordonnance royale du 2 juillet 1839, souhaite bouleverser la donne. Les choses, pourtant, sont loin d’être simples. Les contingences stratégiques pèsent de tout leur poids et le Génie, responsable de la sécurité des installations, se révèle un censeur implacable lorsqu’il s’agit d’évoquer une possible restructuration de la ville. En outre, dans les conversations de salon, les autorités militaires se montrent plutôt hostiles à toute desserte ferroviaire, se réfugiant derrière l’argument selon lequel la ville est conçue pour se satisfaire à elle-même et doit ainsi pouvoir s’opposer à des attaques venant tant du large que des terres. Le chemin de fer serait ainsi, selon elles, de nature à remettre en cause la cohérence d’un système défensif éprouvé depuis deux siècles. Quels projets concrets, malgré son inexpérience, la municipalité peut-elle alors soumettre sans écarter pour autant l’importance stratégique de la ville ? Les militaires, de leur côté, peuvent-ils faire preuve

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d’ouverture ? Telle est la nature du débat qui se présente à Brest à la veille de la Seconde République et du Second Empire.

La gare et le port ou la vision d’un projet global

2 Malgré de louables intentions, l’arrivée du chemin de fer à Brest n’est pourtant pas initialement programmée. La « Charte » ferroviaire de juin 1842 ne prévoit en effet pour la péninsule bretonne qu’une ligne Paris-Nantes. Une prolongation vers Brest demeure encore très incertaine et les autorités administratives, comme c’est de coutume lorsqu’il s’agit de travaux publics, préfèrent procéder par étapes. En 1844, le principe d’une ligne complémentaire Paris-Rennes est néanmoins admis, laissant ainsi présager de belles perspectives pour Brest. Tout s’enchaîne alors et par l’entremise du Second Empire, qui met à l’étude en 1853 les contours d’un futur réseau breton, la liaison entre Rennes et Brest devient une chose convenue.

3 Alors que le tracé final vers Brest donne encore lieu à quelques tergiversations3, la municipalité en profite pour anticiper l’emplacement de la gare, laquelle est clairement perçue comme un pôle d’urbanisation. Depuis déjà plusieurs années, elle envisage en particulier de déplacer les fortifications vers les terres afin d’agrandir la ville et de répondre efficacement à la poussée démographique. Estimée à 37 000 habitants en 1826, la population est en effet passée à 62 000 âmes au milieu des années 1840 et il y a donc urgence. Les élus nourrissent en outre le secret espoir de pouvoir implanter la gare directement au sein de l’intra-muros, dans la partie orientale de la ville, tout en sachant qu’une telle opération est de nature à compromettre les principes sécuritaires évoqués plus haut.

4 Mais rien n’indique que le Génie consentira à une telle concession. Dans l’immédiat, la municipalité s’applique à poser des conditions financières afin d’aboutir à un consensus. Elle est symboliquement soutenue en août 1855 par le conseil d’arrondissement qui, à l’unanimité, demande que l’agrandissement de Brest soit approuvé par le gouvernement. Consolidé dans ses principes et prêt à s’imposer de grands sacrifices, le conseil municipal vote ensuite, le 12 novembre, une subvention de 1,5 million de francs. Fort d’un enthousiasme sans faille, il surenchérit même une semaine plus tard, le 19 novembre, en proposant la création d’un nouveau port de commerce, présentée comme « étant la conséquence obligée de l’établissement du chemin de fer »4, et pour laquelle il offre un subside d’un million de francs. Doit-on y voir un appel du pied à destination des militaires ? Peut-être, d’autant plus que les installations de la Royale, implantées sur la rivière Penfeld qui traverse la ville, sont peu fonctionnelles et doivent cohabiter avec les navires de commerce, eux aussi à l’étroit. C’est donc sur un projet global et ambitieux de modernisation de la ville que la municipalité s’engage5.

L’interférence portuaire

5 La Compagnie des chemins de fer de l’Ouest, s’accordant avec les vœux brestois, présente, dès le début de 1856, des propositions pour l’emplacement de la gare, afin que celui-ci puisse être combiné avec les rues prévues pour l’agrandissement de la ville. Le projet est soumis à l’enquête publique, laquelle se voit même attribuer, en raison du

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caractère non urgent de la situation locale, une durée d’un mois contre huit jours habituellement. Parallèlement, l’avant-projet de déplacement des fortifications, proposé et approuvé par les autorités militaires, progresse. L’opération s’élève au total à 6 millions de francs dont 1,5 million est couvert par la subvention municipale. Le 25 mai, le vicomte Aimé Le Coat de Kervéguen propose en outre au ministère de la Guerre d’acheter 120 000 m2 de terrains occupés par les fortifications pour une somme de 2 040 000 F. De son côté, la Compagnie de l’Ouest consent à payer 1 000 000 F pour l’emplacement de la gare, ce qui fait un total de 4 540 000 F, l’État n’ayant plus qu’à payer 1 460 000 F. Le 9 juin suivant, le ministère de la Guerre précise qu’il n’y a pas de motifs pour s’opposer du point de vue militaire à l’extension de l’enceinte, mais conditionne soudainement l’étude de la question à l’entérinement du projet de port de commerce. Or, à cette date, ce projet est encore officieux. La municipalité hésite alors, soulignant que le prélèvement immédiat de la somme de 2,5 millions de francs sur son budget s’avère difficile. Il faut, soit obtenir des crédits extraordinaires, soit ajourner indéfiniment le projet, ce qui l’amène finalement à retirer son offre pour la gare.

6 Comment alors interpréter ce changement soudain de politique ? Il apparaît ici clairement que la municipalité a mal apprécié l’opération en cours. En dernier ressort, elle préfère abandonner l’extension de l’intra-muros pour investir dans le port de commerce dont l’utile construction doit stimuler l’activité marchande de la ville, jusqu’alors quasi inexistante. Le commerce se limite en effet à cette époque à la fabrication de toiles, de chapeaux et de chaux, tandis que les échanges maritimes sont peu développés, aspect qui est amplifié par l’archaïsme des installations de la Penfeld. Les échanges commerciaux concernent surtout la Marine, approvisionnée en houille par le Royaume-Uni et en bois par les pays nordiques, et le cabotage, notamment vers Landerneau. Brest occupe une place de moindre importance en comparaison, par exemple, du Havre qui enregistre, en 1846, un tonnage de jauge des navires de 360 697 tonneaux contre 18 617 tonneaux pour Brest6. Cet écart est révélateur du retard à combler et explique la mise à l’écart de la candidature brestoise le 20 février 1858 pour l’escale postale des paquebots transatlantiques, assurée par l’Union maritime, au profit de Cherbourg. Dans cet échec, l’absence de port de commerce et de desserte ferroviaire a indéniablement pesé.

7 En août 1858, Napoléon III, en visite en Bretagne, prend acte des vœux brestois et, par décret impérial du 24 août 1859, valide la création du Port-Napoléon à Porstrein, pour un coût global de 15 millions de francs, dont la contribution de la Ville7. Une autre bonne nouvelle est enregistrée avec le désistement de l’Union maritime, qui se trouve finalement dans l’impossibilité de remplir ses obligations, en faveur de la Compagnie générale maritime et de la Société du crédit mobilier. Lors de l’examen du projet de loi devant ratifier une nouvelle convention, le comte de Tromelin, ancien député de Morlaix et membre de la commission chargée d’étudier la question, saisit l’occasion pour proposer Brest comme escale, à la place de Cherbourg. Cette modification est adoptée par la commission, qui retient l’argument de la distance, Cherbourg se trouvant en effet plus éloigné de Brest de 115 milles. De cette manière, par un paquebot filant à 11 milles et demi à l’heure, voyageurs et dépêches en provenance des États-Unis peuvent débarquer au moins dix heures plus tôt à Brest ; ce gain de temps est non négligeable, surtout pour les dépêches. La loi est votée en 1861 et Brest obtient l’escale postale des paquebots transatlantiques entre New York et Le Havre.

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Le choix final d’une gare isolée

8 Avec la consolidation des intérêts portuaires, la question de la gare est reconsidérée. Celle-ci se voit alors attribuer un statut spécial, en rapport avec les exigences militaires. La meilleure solution technique consiste à la placer à environ 160 m des fortifications, sur le plateau est de la ville qui surplombe la rade entre le ravin dit du Gaz8 et le Petit Jardin, à 43 m au-dessus du niveau de la mer (fig. 1). L’emplacement, bordant la redoute de Kéroriou, est soumis à une nouvelle enquête du 29 octobre au 5 novembre 1860. Parmi les six observations consignées, une retient l’attention. Un groupement de propriétaires concernés par les terrains à exproprier suggère en effet de placer la gare sur les terre-pleins du port. L’idée est pertinente dans la mesure où elle donne la possibilité de concentrer dans une gare maritime à la fois le trafic des marchandises et celui des voyageurs, et de réaliser notoirement une économie en évitant d’acheter des terrains pour l’implantation de la gare sur les hauteurs9. La commission d’enquête reconnaît le bien-fondé de l’argument mais rétorque que cette disposition produirait de sérieux inconvénients. La gare, en effet, si elle était reportée sur le port, se trouverait à plus de 1 250 m des portes de la ville et du faubourg de Paris, alors que, placée entre le ravin du Gaz et le Petit Jardin, elle est située à 500 m environ des portes, à 600 m du faubourg de Paris, et à 750 m du port. Cet emplacement aurait également pour conséquence d’isoler la vieille ville et « rendrait impossible le développement du centre de population, que l’existence même de la gare tendrait à produire. Il faudrait en effet prélever sur le terre-plein, qui est gagné à grande peine sur la rade, une superficie de dix hectares pour la gare, c’est-à-dire le tiers de la surface totale du terre-plein et diminuer d’autant l’espace sur lequel pourront être élevées les constructions indispensables au commerce »10. Pour la commission, le problème du terre-plein peut être résolu en établissant, le long des quais, des voies ferrées en communication avec la voie prévue de raccordement du port. Finalement, le site proposé sur le plateau, d’une superficie totale de douze hectares, est maintenu par le ministère des Travaux publics le 10 août 1861. Ainsi, en plein accord avec les considérations stratégiques, les bâtiments de la gare sont reportés au-delà de la limite de la première zone des servitudes, tandis que la partie du périmètre de la gare qui pénètre dans la première zone des servitudes de la redoute de Kéroriou est comprise dans un polygone exceptionnel dans l’étendue duquel les constructions, de nature quelconque, peuvent être autorisées11.

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Figure 1. Brest : premier périmètre de la gare (1861).

Plan C. Le Bollan.

9 Si cet emplacement ne permet pas d’offrir à la gare une destination quelque peu « monumentale » en rapport avec le contexte urbain, les élus s’évertuent encore à en rompre l’isolement supposé en suggérant de percer une voie directe à travers le front 22-24 de l’enceinte fortifiée, situé dans l’axe de la gare. Cette solution permettrait en outre de valoriser la gare en lui offrant un effet de perspective. Mais cette proposition est catégoriquement rejetée par le Génie qui, une fois de plus, invoque les intérêts défensifs. Il accepte néanmoins l’établissement d’une voie d’accès le long des fortifications, en pleine zone de servitude militaire, jusqu’à la porte de Landerneau, au nord-est de la ville. Conformément à l’article 13 du décret du 16 août 1853, il doit prendre en charge les travaux, mais ceux-ci, avec son accord et suite à la demande de l’ingénieur en chef Planchat12, sont intégrés dans une adjudication spéciale attribuée à l’entreprise Duchâteau13. Cette résolution permet ainsi de réaliser l’avenue, évaluée à 155 000 F, avec les fonds du chemin de fer, dont elle est la conséquence, en évitant l’emploi de l’entrepreneur général du Génie dont les prix, augmentés de 8 %, auraient été légèrement supérieurs à ceux du chemin de fer.

10 L’exécution de l’avenue, qui fournit 61 000 m3 de déblais pour le port de commerce, est approuvée le 22 mars 1862. D’une longueur totale de 490 m depuis la cour de la gare jusqu’à l’axe de la route impériale n° 12, elle se compose de deux parties. La première, parallèle à l’axe du chemin de fer, a une largeur totale de 25,50 m dont 12 m de chaussée, 2 m de caniveaux pavés, et 11,50 m de trottoirs. En raison des impératifs militaires, sa surface est arasée afin de dégager entièrement l’environnement de la gare. La seconde, perpendiculaire à la porte de Landerneau, a une largeur de chaussée de 9,60 m et 2 m de caniveaux pavés. Le trottoir gauche est large de 8 m dans toute la longueur, tandis que la largeur du trottoir de droite varie de 8 m à 3,20 m à la hauteur de la place du Roi de Rome, la largeur totale de la voie s’établissant ainsi entre 24,40 m et 27,60 m. Si cette artère présente une commodité pour le déplacement des voyageurs,

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elle a néanmoins l’inconvénient de leur imposer un détour14. En complément, un autre boulevard est également dessiné le long des fortifications, depuis la place du Château jusqu’à la place du Roi de Rome, reliant ainsi le port de commerce à la gare (fig. 2).

Figure 2. Brest : la gare définitive et les aménagements urbains (1865).

Plan C. Le Bollan.

La valorisation du paramètre stratégique du port et de l’arsenal

11 À défaut d’un véritable aménagement esthétique de la ville de Brest, le chemin de fer devient plutôt synonyme d’un aménagement technique à travers la valorisation du port de commerce en construction et le paramètre stratégique de l’arsenal maritime. Il est prévu de desservir ces deux ensembles par un embranchement ferré à voie unique qui, techniquement, commence au lieu-dit Le Rody, situé sur la ligne principale, puis franchit le contrefort situé entre le Moulin blanc et Saint-Marc, pour suivre ensuite le bord de la rade jusqu’au port et enfin se diriger vers l’arsenal en passant sous les fortifications du château15. Le Conseil cénéral des Ponts et Chaussées approuve l’avant- projet présenté le 16 février 1861, mais limite cette approbation à la partie du tracé comprise entre le point de bifurcation de la ligne principale et le prolongement de l’axe du quai est du bassin à flot projeté. Ce programme, d’une longueur de 2 854 m, est ensuite définitivement approuvé par la décision ministérielle du 2 mars 1863. Une plate-forme de 630 m de longueur sur 35 m de largeur est aménagée au Rody, pour y disposer des voies de classement. Les terrassements et les travaux jusqu’au port, évalués à 750 000 F, sont confiés à l’entreprise Parris, chargée également du lot correspondant de la ligne Rennes-Brest. Une nouvelle enquête est organisée du 19 au 27 avril 1863, validant ainsi les dispositions initiales.

12 La question de l’embranchement militaire, alors ajournée pour des raisons techniques, est à nouveau abordée par le comité des fortifications le 29 janvier 1862. Jusqu’alors, le ministère de la Marine s’était en effet montré peu convaincu de sa nécessité et il faudra

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une observation appuyée du préfet maritime de Brest pour infléchir sa position ; la batellerie, alors prédominante dans les activités de transport, risquait en effet de devenir difficile à cause de la force du ressac contre les remblais du port. À l’arrivée, le projet de la Marine se révèle somme toute identique à celui des ingénieurs du chemin de fer présenté en 1861. Ainsi, en quittant le port, la voie ferrée entre en tunnel sous le bastion 19 bis, par une courbe de 300 m de rayon. Le souterrain, d’une longueur de 138 m pour 9 m de largeur, vient déboucher à l’aplomb du ravelin 15 du château, dans les fossés, lesquels sont approfondis de 12 à 14 m. La voie franchit ensuite, en tranchée, le terre-plein de l’extrémité ouest de la place du château, puis aboutit sur le quai Tourville, à l’intérieur de l’arsenal. Le profil transversal est établi pour deux voies, mais dans l’immédiat une seulement est construite, tandis que l’autre est réservée provisoirement à la circulation des piétons et des voitures.

13 Le 7 juillet 1862, la commission mixte des Travaux publics admet l’exécution de l’ouvrage. L’entrée dans le mur d’escarpe de l’ouvrage 19 bis est organisée conformément aux dispositions proposées par le Génie, avec un système de deux baies séparées par un piédroit intermédiaire, de manière à pouvoir établir deux pont-levis, nécessaires pour assurer la fermeture de l’arsenal16. Le parc de l’artillerie de terre est réorganisé et la salle d’artifices est reconstruite dans les ouvrages 16 et 17 du château. Les travaux sont exécutés, après entente, par la Marine, excepté les ouvrages de l’entrée est du tunnel, le dressement des talus dans les tranchées du fossé de la fortification, et les nouveaux aménagements de l’artillerie de terre, lesquels sont réalisés par le Génie. La dépense totale se porte à 197 000 F, à savoir 146 000 F pour la porte du tunnel et 51 000 F pour la modification des ouvrages de la fortification17. La réalisation de cette voie marque la fin des travaux ferroviaires de la ligne Rennes-Brest, dont le montant global s’élève à 26 millions et demi de francs, non compris les dépenses à la charge de la Compagnie de l’Ouest (ballast, voie, édifices des stations). Le 1er octobre 1865, les quais de la Penfeld sont définitivement évacués et, le 2 octobre, le nouveau port entre en activité, profitant en outre de l’établissement officiel, depuis le 2 juin, de l’escale postale. Il est prévu, dans un avenir proche, de compléter l’ensemble par une gare maritime exclusivement réservée aux marchandises, à l’entrée est du site (fig. 2).

Le consensus social de l’inauguration

14 Brest, par un temps magnifique, est la dernière grande ville bretonne à être reliée au chemin de fer le mardi 26 avril 186518. Pour célébrer l’événement, qui doit consacrer l’Empire aménageur du territoire, la municipalité a voté un crédit spécial de 80 000 F. La plupart des maisons et des édifices a été pavoisée du drapeau tricolore, tandis que, dans la rade et le port, les navires ont arboré leurs pavois. Dans cette atmosphère de liesse, tous les regards sont naturellement tournés vers le bâtiment des voyageurs où 900 invités ont pris place pour accueillir le ministre des Travaux publics, Béhic, attendu en fin d’après-midi19, mais aussi pour s’imprégner de l’ambiance du nouvel équipement. Celui-ci, selon les instructions du Génie, est majoritairement édifié en briques et en bois, matériaux qui facilitent son rapide sabotage en cas de danger militaire venant des terres. Malgré ces contraintes structurelles, la Compagnie de l’Ouest a conçu un ensemble soigné, condition nécessaire étant donné son caractère de gare terminus. Le plan du bâtiment épouse un développement en U tronqué, composé de deux ailes, le

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corps transversal étant pour sa part cantonné de deux élégants pavillons d’angle. La façade principale suggère l’idée d’un dynamisme formel par la justesse de ses proportions et la présence d’un porche d’entrée central percé d’une grande baie en plein cintre, élancée sur deux niveaux. La halle métallique, avec sa grande verrière et le traditionnel lanternon, contribue à en renforcer l’ampleur en se détachant nettement à l’arrière-plan (fig. 3). Pour la presse, le bâtiment fait l’unanimité. En comparaison avec d’autres gares importantes, la distribution de ses pièces « est bien entendue » et il « semble d’une capacité suffisante » pour les besoins du moment20.

Figure 3. Le bâtiment des voyageurs de Brest en 1865.

Dessin C. Le Bollan.

15 La cérémonie débute à 15 h 30, moment choisi par le clergé pour investir processionnellement la gare. Peu après, aux sons de la musique de la flotte, un cortège, avec à sa tête le préfet maritime, pénètre à son tour dans l’enceinte. À 17 h, le train officiel, mené symboliquement par la locomotive Le Finistère, entre en gare et le ministre, accompagné de diverses personnalités, est chaleureusement accueilli. L’archiprêtre Mercier, de la paroisse de Saint-Martin, prend alors la parole, et dans un discours « pastoral et progressif, [lui présente] les vœux du clergé breton » pour Napoléon III, « [invoque], avec patriotisme, sur les voies ferrées finistériennes les bénédictions de Dieu, et [rappelle] les efforts du gouvernement, les travaux intelligents des ingénieurs, le concours de l’autorité administrative, le dévouement éclairé de la municipalité pour que [le] pays [prenne], à l’aide du chemin de fer et du port de commerce, la position considérable que lui assigne son importance topographique ». Le ministre prononce ensuite une courte allocution par laquelle il fait connaître « la satisfaction de l’Empereur de la transformation de Brest, et du vif désir de Sa Majesté de compléter l’œuvre de régénération de [la] cité, réalisant ainsi la grande pensée nationale de Napoléon Premier ». Puis, avant de se rendre à la réception officielle, il décore les ingénieurs en chef Planchat et Fessard21de la croix d’officier de la Légion d’Honneur.

16 Durant le dîner, le maire ne manque pas de porter un toast à l’Empereur. Puis le ministre conclut par un dernier discours dans lequel il affirme solennellement « qu’en ce jour particulier [...] la Bretagne sort de son isolement ; les deux grandes lignes qui l’enlacent, reliées l’une à l’autre par plusieurs voies secondaires, forment un réseau à mailles étroites appelé à se resserrer encore et qui ne saurait laisser échapper aucun élément de richesse et de fécondité. Cette intéressante contrée n’en est plus réduite à vivre pour ainsi dire sur elle-même ; son activité propre devenue solidaire de l’activité générale du pays, se confond désormais avec elle [...]. La France est la bonne mère de

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famille qui aime à rapprocher et à serrer autour d’elle tous ses enfants »22. Ces propos mettent, d’une certaine manière, un terme définitif aux querelles intestines qui ont divisé les Bretons pour la définition du réseau ferré régional23. L’heure est au consensus, l’aménagement du territoire sous le Second Empire demeurant véritablement l’affaire de tous.

17 Au vu des enseignements qui viennent d’être présentés, le projet ferroviaire brestois se révèle finalement symptomatique des relations délicates qui opposent les militaires aux instances civiles en matière de travaux publics24. En l’espace de vingt-trois années, de 1842 à 1865, l’armée a ainsi réussi à s’approprier en quelque sorte le projet local en l’exploitant habilement pour ses installations. L’orientation esthétique de la gare, dans sa connotation urbaine, s’est progressivement effacée devant la nécessité stratégique et les chances d’incorporer la gare à l’intérieur de l’intra-muros ou sur les terre-pleins portuaires n’étaient que pures illusions. Cette dernière option, pourtant, aurait pu être la plus cohérente en raison de la vocation maritime de Brest et des espoirs de développement économique placés dans le nouveau port de commerce. L’espace ne manquait pas et techniquement tout semblait possible. Mais un examen plus approfondi des lieux révèle que tout ne plaidait pas forcément dans ce sens. Le port était en effet situé en contrebas de la ville et l’importante dénivellation, si la gare avait été implantée en cet endroit, aurait été source de fatigue pour les voyageurs et d’une image peu flatteuse de la cité à l’arrivée des trains. Un adoucissement de la topographie était toujours possible mais cette éventualité semble aujourd’hui peu plausible. La construction de la ligne de l’Ouest promouvait tout d’abord un principe d’économie et, pour les décideurs de l’époque, une telle dépense n’était pas prioritaire. Mais c’était surtout compter avec un vieux réflexe conservateur qui, inconsciemment, avait imprégné la mentalité brestoise depuis deux siècles. Si la Grande Muette autorisa dès 1870 le percement de la porte Foy à l’emplacement du front 22-24, face à la gare, pour offrir à cette dernière une liaison directe avec la ville, il en alla autrement de l’arsenal maritime, le « cœur » de Brest, qu’il convenait de protéger à outrance. Dans cette optique, le cours d’Ajot, promenade élevée qui dominait le port au sud de la ville, représentait un obstacle conséquent permettant de dissuader tout assaillant ; pour cette raison, tout adoucissement de cette pente était proscrit. L’armée cherchait avant tout à défendre ses prérogatives et elle n’était nullement disposée à tolérer la proche présence d’édifices ferroviaires qui, subsidiairement, auraient pu devenir de sérieux points d’appui pour un ennemi audacieux. Une telle vision des choses avait-elle réellement un sens alors que la navigation à vapeur et les progrès de l’artillerie prenaient toute leur place dans les nouveaux systèmes stratégiques ? La question reste posée, tout comme celle de savoir si une gare maritime concentrant à la fois des prestations pour les voyageurs et les marchandises aurait véritablement contribué à davantage valoriser le port. Car celui-ci présenta rapidement un bilan négatif, causé en particulier par une mauvaise organisation. La gare maritime vouée aux marchandises selon le projet de 1865 se résuma en fait à quelques voies de quais... démunies de tout bâtiment destiné à l’enregistrement du trafic de petite vitesse. Les usagers étaient ainsi contraints d’effectuer des allers et venues, via le boulevard extérieur, avec celui qui existait près du bâtiment des voyageurs ! D’autres facteurs aggravèrent la situation comme la position ambiguë de la Compagnie de l’Ouest par l’application de tarifs élevés continuellement remis en cause par la chambre de commerce de Brest ou encore les règlements contraignants. La sanction fut immédiate et conduisit, dès 1874, à la suppression de l’escale transatlantique, mettant ainsi un terme cinglant à

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l’enthousiasme né du Second Empire. Ce pathétique coup d’arrêt aura pour conséquence d’intensifier le retard du port de Brest sur ses concurrents et il faudra attendre le décret présidentiel du... 29 décembre 1894 pour voir enfin la Compagnie de l’Ouest obtenir la concession des voies ferrées portuaires ! Pour autant, le projet technique était une nouvelle fois orphelin de tout faisceau de triage et de bâtiment représentatif de la compagnie. Ironie de l’histoire, c’est un autre type de relation transatlantique qui permit au port de se métamorphoser. Le site fut en effet retenu pour accueillir une partie du corps expéditionnaire américain en 1917, événement qui eut pour principal avantage de renforcer son potentiel technique par l’apport de grues à fort tonnage, de voies supplémentaires et de faisceaux de triage. Le Réseau des chemins de fer de l’État, qui remplaça la Compagnie de l’Ouest à partir de 1909, bénéficia ainsi d’un substrat plus favorable qu’il sut agrémenter, durant l’entre-deux- guerres, d’un petit bâtiment d’exploitation. La même période vit également la concrétisation tant attendue de l’extension urbaine de Brest, suite au déclassement des fortifications. Comme un juste retour des choses, la gare de voyageurs sera l’un des supports de ce projet ; reconstruite de 1932 à 1936 par l’architecte Urbain Cassan, elle marquera ainsi symboliquement, par sa tour-horloge en béton armé, la transition parfaite entre tradition et modernité.

NOTES

1. Richelieu, Colbert et Vauban vont progressivement en faire une place de premier ordre structurée par un port de guerre, un arsenal et une enceinte fortifiée. 2. Cette première municipalité est composée d’un maire et de trois adjoints, dont un pour Recouvrance. 3. Le choix se portera finalement sur un tracé passant par l’anse de Kerhuon, adapté ainsi aux exigences de la zone frontière militaire imposée entre Landerneau et Brest. 4. Lettre du ministre de la Guerre au comte de Kératry, 27 décembre 1869, Archives municipales de Brest, 2 H 8.5. 5. En complément, par décret du 26 avril 1856, la construction d’un pont tournant d’une portée de 117 m reliant Brest à Recouvrance est entérinée. Cet ouvrage, conçu par Cadiat et Oudry, est mis en service le 23 juin 1861 et mettra fin à l’utilisation de bacs tributaires des marées pour traverser la Penfeld. 6. Yves Le Gallo (dir.), Histoire de Brest, Toulouse, Privat, 1976, p. 254. 7. Les sites de Landévennec et de Kerhuon avaient également été plébiscités. Ce dernier sera même un temps retenu mais, critiqué, il sera retiré. 8. Le ravin est ainsi dénommé en raison de la présence d’une usine à gaz en cet endroit. 9. L’achat des terrains sur le plateau révèle en effet un grand appétit des trente propriétaires expropriés puisque vingt-huit d’entre eux demanderont une indemnité globale de... 3 407 746 F. L’attribution finale se soldera à 633 000 F. 10. Rapport de la commission d’enquête, 23 novembre 1860, Archives départementales du Finistère, 5 S 36. 11. Le chemin vicinal n° 8 de Poullic-al-Lor au faubourg de Paris, coupé par la gare, est dévié de manière à passer par un passage inférieur établi sous le remblai du ravin de l’usine à gaz, et à se

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raccorder avec la direction existante, en faisant un lacet dans le coteau. Ce chemin, qui sert surtout au charroi des sables déchargés sur cette partie du rivage et que les cultivateurs viennent prendre pour l’amendement des terres, reste ainsi toujours en contact avec le littoral. 12. Louis-Henri Planchat (1837-1896) est chargé de la deuxième section de la ligne Rennes-Brest le 1er juillet 1859, et de la ligne Landerneau-Châteaulin le 10 juillet 1861. Il entre ensuite à la direction de la Compagnie des chemins de fer de l’Ouest le 1er août 1874 (Fichier Richard, École nationale des Ponts et Chaussées). 13. L’entreprise Duchâteau sera aussi chargée des terrassements de la gare. 14. L’avenue est remise à la ville le 25 janvier 1865, alors que, parallèlement, la reconnaissance finale des travaux de terrassements et ouvrages d’art de la gare intervient le 4 avril 1865. 15. Planchat, le 17 juin 1860, suggéra de remplacer la voie unique originale par une double voie, convaincu qu’on en reconnaîtrait la nécessité ultérieurement. Il fallut finalement attendre l’entre-deux-guerres pour voir le doublement de la voie du Rody enfin réalisé. 16. Les largeurs du pilier central et des portes sont respectivement fixées à 1,60 m et à 4,50 m. 17. La porte du tunnel est remise à la Marine le 11 juillet 1868. L’article 5 du procès-verbal de remise prévoit notamment, en temps de guerre, son placement sous l’autorité du commandant de la place (Service historique de la Défense, Armée de terre, A6 Brest/C 149). 18. En Bretagne, le chemin de fer arrive à Nantes en 1851, à Rennes en 1857, à Vannes, Lorient, Quimper et Saint-Brieuc en 1863, et à Napoléonville (Pontivy) en 1864. Les trajets vers Paris sont ainsi considérablement raccourcis, à l’exemple de Brest qui ne se trouve plus qu’à 16 heures de la capitale alors qu’auparavant le trajet en diligence s’effectuait en 62 heures. 19. 1 000 autres places sont accordées dans l’enceinte extérieure de la gare aux personnes munies de billets spéciaux. Les officiers et fonctionnaires en uniforme y sont également admis. 20. L’Armoricain, 13 avril 1865. Le site comprend par ailleurs une remise à machines, une halle à marchandises et des ateliers divers. 21. Charles-Jules Fessard (1815-1879) est engagé par la Compagnie de l’Ouest le 1 er août 1855. Il est chargé de la ligne de Rennes à Brest le 1er juillet 1859 et de la ligne de Napoléonville à Saint- Brieuc le 10 juillet 1861 (Fichier Richard, École nationale des Ponts et Chaussées). 22. L’Armoricain, 27 avril 1865. 23. Le débat sur le réseau breton va en effet diviser les partisans de lignes littorales, finalement retenues, et les partisans d’une ligne centrale. 24. Les relations étaient d’autant plus délicates que sept acteurs étaient au total sollicités (le Génie, le domaine maritime, l’artillerie, la marine, les Ponts et Chaussées, la Compagnie des chemins de fer de l’Ouest et la municipalité).

RÉSUMÉS

L’arrivée du chemin de fer à Brest le 26 avril 1865 illustre parfaitement les relations difficiles qui se nouent entre des villes à vocation militaire et les volontés locales d’expansion urbaine. La cité occupe en effet, depuis le XVIIe siècle, une position stratégique importante sur le littoral atlantique français, avec son port de guerre, son arsenal et son enceinte fortifiée. Ce contexte est peu favorable à l’accueil du chemin de fer, prévu pourtant à partir de 1844. Cette desserte se présente, pour les élus brestois, comme un facteur d’émancipation urbaine qui doit permettre à la ville de se libérer du carcan stratégique. La municipalité dessine dès lors un projet global de

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modernisation, comprenant l’implantation d’une gare et la construction d’un nouveau port de commerce. Les militaires refusent le déplacement des fortifications et la gare est finalement implantée à 160 m environ de la ville. Les relations entre la gare et la ville sont réduites par leur nouveau refus de percer une avenue directe à travers les remparts avant 1872. Une gare maritime exclusivement destinée aux marchandises est installée pour desservir le port de commerce à partir de 1868. Ainsi, à défaut d’un aménagement esthétique comme cela a pu se faire ailleurs, l’arrivée du chemin de fer à Brest devient synonyme d’un aménagement technique, qui met en valeur les nouvelles installations portuaires et l’arsenal, lui aussi relié au chemin de fer. La gare ne deviendra un pôle d’urbanisation de la partie orientale de la ville que durant la période de l’entre-deux-guerres.

On April 26, 1865, railway lines reached Brest. The new situation was a perfect example of the tenuous relationship between towns with a military calling and the urban expansion sought by local elected members. Indeed, since the 17th century, Brest had been strategically situated on the French Atlantic coast, with its own naval base, naval shipyard and fortified outer walls. This context was hardly favourable to the arrival of railway lines, which had nevertheless been planned since 1844. For Brest elected representatives, rail service was a way of freeing the city from its strategic shackles. The municipality then designed a comprehensive modernization plan, including a railway station and a new commercial port. The military refused to shift the fortifications, and the station was eventually constructed about 160 m. from the city. Connections between the station and the city were restricted as the military repeatedly refused to build an avenue directly through the city ramparts before 1872. In 1868, a harbour station exclusively reserved for goods was set up to serve the commercial port. Consequently, in the absence of an aesthetic plan such as those carried out elsewhere, the arrival of railway lines into Brest became synonymous with technical development that favoured the new port facilities and the arsenal, which was also connected to the railway lines. The station would only become a pole of urbanization in the eastern part of the city during the interwar period. Résumé traduit du français par Maïca Sanconie.

INDEX

Keywords : Brest, fortification, France, railway, town planning Index chronologique : 1852-1870 Second Empire, 1871-1914 Troisième République, XIXe siècle Thèmes : Réseaux et territoires Mots-clés : Brest, chemin de fer, fortification, France, urbanisme

AUTEUR

CHRISTOPHE LE BOLLAN Docteur en histoire de l’art, université de Haute-Bretagne – Rennes 2

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Quand le PLM délocalise ses dépôts de locomotives… Tonnerre : un destin ferroviaire précaire When the PLM Company relocated its railway depots... Tonnerre: a precarious railway destiny

Georges Ribeill

1 Cette contribution veut illustrer les fortes dépendances entre deux logiques territoriales. D’une part, les lignes et réseaux de chemins de fer obéissent à une rationalité complexe, à la fois politique, économique et technique, dont résultent leurs tracés et l’emplacement des gares et des bâtiments de service (dépôts de la traction, ateliers du matériel) ; d’autre part, les villes se développent largement en quartiers et faubourgs en fonction de leurs équipements et accès aux réseaux publics (voirie, gare, transports publics). Chacune de ces logiques a son échelle spatiale et sa dynamique sociale propres, mais lorsque le chemin de fer pénètre dans la ville, leur interférence conduit à des effets structurants très marqués et irréversibles : en général excentrée, la gare appelle à elle la nouvelle « avenue de la gare » qui la reliera au centre ville, tandis que parfois un faubourg cheminot naît « derrière la gare », de l’autre côté des voies ferrées et de leurs dépendances. La problématique classique des « villes-champignons » nées du rail s’est plutôt attachée à apprécier spatialement et démographiquement ces effets d’entraînement. Elle s’intéresse moins en revanche au déclin possible qui peut survenir lorsque un établissement ferroviaire important (dépôt, atelier, triage, etc.), pour une raison ou une autre, voit son activité reportée dans un autre site, voire est « fermé » sans report : délocalisation ou désertification, telles sont les conséquences de cet éventuel coup d’arrêt à la synergie qui lie ville et chemin de fer. L’histoire des chemins de fer en Bourgogne permet de traiter de ce thème, « grandeur et déclin » d’une commune arrimée au PLM, à travers deux cas de « villes dépôts ». Le plus connu est bien sûr celui de Laroche-Migennes1, dont trois étapes ferroviaires scandent un essor démographique exceptionnel : arrivée du chemin de fer depuis Paris en 1849 ; ouverture de l’embranchement d’Auxerre en 1855 ; implantation, surtout, d’un dépôt de locomotives en 18802. Moins connu est le cas de Tonnerre, selon les points de vue

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« gare terminus » ou « tête de ligne » du même chemin de fer ouvert en 1849. Tonnerre est doté d’une station classée « gare exceptionnelle », mais aussi d’un dépôt de locomotives avec son atelier de réparation, dépôt transféré justement en 1880 à Laroche.

2 Notre propos sera centré sur ce « site ferroviaire de première génération ». Dans l’histoire du PLM, Migennes, auquel la fonction de dépôt, décidée trente ans plus tard, assurera un destin imprévu, constitue selon nous en effet par opposition un « site ferroviaire de seconde génération ». Pour être complet, nous avons entrepris l’étude d’un « site ferroviaire de troisième génération », Les Laumes en Côte-d’Or, nouveau dépôt créé au sortir de la Première Guerre mondiale, 40 ans après celui de Laroche : ainsi, cette approche diachronique3 achevée de trois « générations » de dépôts vapeur du PLM4 permettra de comparer leurs impacts territoriaux, économiques et sociaux successifs en Bourgogne5. L’existence et l’activité de ces trois dépôts, auxquels il faudrait ajouter Montereau, ont été déterminées par une même logique strictement ferroviaire, leur rationalisation économique, elle-même tributaire des progrès des locomotives dont ces dépôts assurent le ravitaillement en charbon et en eau. Entre Paris et Dijon, cette rationalité technico-économique a fixé à Montereau et à Tonnerre deux dépôts intermédiaires en 1849, « fondus » en un seul à Laroche en 1880. Mais le PLM fera encore mieux en 1919 en créant un dépôt aux Laumes, au pied de la fameuse rampe de Blaisy dont la pente approche 8 pour mille, et en y concentrant les plus puissantes locomotives à vapeur de la « ligne impériale », des 151 dont la seule justification économique est de faire franchir cette rampe aux trains de marchandises les plus lourds.

Trois stations de la « ligne impériale » en perspective

3 La comparaison des variations de la population des deux sous-préfectures de l’Yonne, Joigny et Tonnerre, avec celle de la commune de Migennes, village agricole transformé en ville moyenne, rattrapant les deux villes précédentes, est suggestive de l’impact du chemin de fer. Si la situation géographique favorable de Joigny, le long de la route nationale 6 et de l’Yonne, avait pu lui faire espérer un important destin de carrefour ferroviaire avec une ligne embranchée sur Montargis et une autre sur Auxerre, le bourg de Migennes, proche de 8 km, lui fut préféré : il était plus proche d’Auxerre, mais aussi et surtout un important carrefour portuaire à la jonction de l’Yonne et du canal de Bourgogne, tout récemment achevé6.

4 L’arrivée de la future « ligne impériale » en 1849 à Migennes (station) et à Tonnerre (station, dépôt et ateliers) s’est accompagnée d’une augmentation significative de leur population entre 1846 et 1851, qui atteignit respectivement + 26 % et + 6 %. Mais le transfert du dépôt de Tonnerre à Migennes s’est accompagné de variations encore plus marquées entre 1876 et 1881 : - 10 % d’un côté, + 66 % de l’autre ! Un historien du Tonnerrois a bien montré l’importance du revirement des rapports entre chemins de fer et emplois cheminots : « C’est à sa situation sur le tracé de la ligne Paris-Lyon-Marseille que Tonnerre doit, au XIXe siècle, une grande partie de sa notoriété : de 1849 à 1851, notre ville fut même tête de ligne. [...] Siège d’un départ de locomotives, la gare de Tonnerre comptait, vers 1850, plus de 40 agents. Lorsque la ligne de Bourgogne fut totalement mise en service, ce chiffre doubla. Il augmenta encore pour dépasser la centaine quand fonctionnèrent les lignes de Laroche à Auxerre-Clamecy-Nevers, de Cravant

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aux Laumes et de Clamecy à Cercy-la-Tour. Mais en 1878 le dépôt de Laroche spécialement affecté à l’exploitation de ces embranchements est ouvert ; il en résulte un mouvement de cheminots au détriment de notre ville. Dix ans plus tard, Tonnerre perd le siège de l’inspection principale transférée à Nevers. Aussi, en 1889, quand la compagnie PLM décide de reverser en province la plus grande partie des conducteurs en résidence à Paris, la Municipalité présente Tonnerre comme particulièrement bien située pour donner asile à la plupart de ces employés. Hélas la démarche des édiles semble être restée sans effet7. »

5 De 1881 à 1911, alors que Joigny stagne, Migennes gagne 1 648 habitants tandis que Tonnerre en perd 1 297 (tabl. 1). Si le développement contrasté de leurs trafics et établissements ferroviaires n’est pas seul en cause, le chemin de fer a été pour le moins décisif dans l’essor de « PLM-City »8, cité cheminote de seconde génération.

Tableau 1. Évolution comparée des populations de Joigny, Migennes et Tonnerre, 1846-1926.

Recensement Joigny Migennes Tonnerre

1846 6 787 570 4 427

1851 6 455 719 4 672

1856 6 575 686 4 692

1861 5 971 720 4 789

1866 6 239 711 5 429

1872 6 400 785 5 332

1876 6 317 775 5 536

1881 6 360 1 288 5 681

1886 6 494 1 598 5 095

1891 6 218 1 808 4 734

1896 6 299 1 895 4 749

1901 6 254 2 211 4 685

1906 6 057 2 473 4 522

1911 6 172 2 936 4 384

1921 5 697 3 670 4 373

1926 6 610 4 594 4 463

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6 Les évolutions démographiques médiocres de Tonnerre et de Joigny leur coûteront en 1926 leur sous-préfecture, au profit de Sens et d’Avallon, maintenues dans cette fonction.

La bataille régionale des tracés

7 Sous la monarchie de Juillet, à l’issue des longues batailles menées pour arrêter le tracé de la ligne de Paris à Lyon (par l’Aube, l’Yonne ou la Nièvre...), Tonnerre eut la chance, inversement à la préfecture Auxerre, de se trouver sur le tracé définitif : la future « ligne impériale » suivrait la vallée de l’Yonne de Montereau jusqu’à Laroche, puis le canal de Bourgogne et l’Armançon, avant de s’engager dans la vallée de la Brenne, atteignant enfin Dijon via le franchissement du Sombernon par le fameux long souterrain pentu de Blaisy9. Organisés en de multiples comités locaux, cantonaux, d’arrondissement ou de département, les notables icaunais avaient joué un grand rôle dans cette victoire. Mais entre divers tracés icaunais – par les vallées de la Cure, du Serein ou de l’Armançon –, la concurrence avait joué entre eux, chaque comité prêchant pour sa vallée. Le journaliste et imprimeur Isidore Roze (1796-1883), influent responsable du Tonnerrois, Journal de l’Yonne agricole, commercial et littéraire, secrétaire et délégué de la commission du chemin de fer depuis 1840, milita très activement en faveur du tracé par la vallée de l’Armançon10. C’est finalement ce tracé que, le 17 décembre 1843, une commission de députés soumettait au vote de la Chambre, effectivement entériné le 25 juin 1844 (fig. 1).

Figure 1. Les différents tracés envisagés pour la ligne Paris-Lyon en Bourgogne. Carte extraite de la brochure anonyme, Chemin de fer de Paris à Lyon et à Mulhouse. Note comparative, 1842, impr. Malteste.

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8 Restait encore à préciser par le menu le détail de ce tracé. L’un des premiers tracés étudiés par les ingénieurs évoque l’obstacle que constitue la ville de Tonnerre, juchée en hauteur, séparée de l’Armançon par une étroite bande de terrains plats, dégagés et arborés, formant le « Pâtis » : il semblait difficile de bouleverser cet ancestral lieu naturel de promenade des Tonnerrois, en contrebas des étroites et ruelles pentues de la vieille ville11. Ainsi, si la ligne, partant de Laroche, se trouvait depuis la ferme de Crécy sur la rive gauche de l’Armançon et au sud du canal, il n’en serait plus de même par la suite à l’approche de Tonnerre, qu’il fallait se résigner à court-circuiter. « Ainsi au hameau des Millois, après un passage resserré entre l’Armançon où sont établis plusieurs moulins, et le coteau dont la pente est très rapide, le tracé se retrouve en plaine depuis Roffey jusqu’à Tonnerre, en passant près de la chapelle Saint-Roch et du moulin de Vézinnes, et se reporte ensuite sur la rive droite de la rivière, un peu au-dessus de Junay, pour éviter de traverser la ville12. »

9 Ce n’est que quelques kilomètres plus loin que le tracé rejoignait à nouveau la rive gauche de l’Armançon. « En approchant de Tonnerre, un premier alignement, parallèle à l’axe du bassin du port, traverse le chemin d’Epineuil et la route royale de Paris à Genève. Trois autres alignements, également parallèles au canal, et partout en remblai, exigent deux fois le redressement de la rivière avant de la traverser pour se reporter sur la rive gauche » [nous soulignons].

10 L’exiguïté du bas quartier de Tonnerre et sa valeur symbolique d’espace de détente avaient motivé ce double franchissement de l’Armançon projeté initialement13. Mais c’était oublier les autorités militaires qui avaient leur mot à dire du point de vue de la défense du territoire contre de possibles invasions ennemies venues du Nord-Est. Elles ordonnèrent que les futures voies ferrées soient si possible toujours protégées par les voies d’eau naturelles ou artificielles qui constituaient un barrage naturel à l’avancée des troupes : les chemins de fer aux équipements vulnérables étaient ainsi protégés, tout en servant de rocades facilitant le transport de troupes d’un bout à l’autre de la ligne de front. Reproduites dans une brochure du comité icaunais, deux délibérations du Comité des fortifications (14 avril puis 28 décembre 1841) témoignent de ces préoccupations : la première critiquait un tracé direct de Paris à Strasbourg considéré comme trop proche de la frontière du Nord et donc trop exposé en cas d’invasion ; la seconde venait à l’appui du tracé par l’Armançon « sous le rapport stratégique » : en effet, « dans la vallée de l’Armançon, le chemin de fer sera constamment couvert et protégé, soit par les deux cours d’eau, la rivière et le canal, presque constamment à sa gauche » [nous soulignons]14.

11 Ces brèches potentielles que signifiait ce « presque constamment » formulé en 1841 disparurent finalement des tracés adoptés15. Ainsi, en 1844, alors que les conseils d’arrondissement d’Auxerre et d’Avallon revendiquent encore des tracés par les vallées de la Cure ou du Serein, le conseil municipal de Tonnerre met en avant, dans sa délibération du 6 août 1844, l’argument sécuritaire du tracé suivant les deux voies d’eau, Armançon et surtout canal de Bourgogne dont les banquettes constituent un atout que ne peuvent revendiquer les autres voies d’eau. « Considérant, en se bornant à un intérêt local, au milieu de tant d’autres, qu’il est de toute évidence que la loi a entendu qu’en quittant la vallée de l’Yonne le chemin de fer suivrait la vallée de l’Armançon depuis l’embouchure de cette rivière dans l’Yonne à Laroche jusqu’à Aisy, village situé à l’extrémité de l’arrondissement de Tonnerre, qu’en effet il a été reconnu par toutes les autorités successivement saisies de l’examen des différents tracés proposés qu’indépendamment de toutes autres

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considérations, le chemin de fer serait très bien défendu par l’Armançon et le Canal de Bourgogne dont les banquettes offrent un rempart continu contre les attaques de l’ennemi ; qu’il était avantageux pour le commerce que ce chemin suivît la direction du Canal...16 »

12 Le tracé définitif traversera donc Tonnerre, au prix d’une large amputation du Pâtis où s’imposait l’emplacement de la future station17. Cet espace ouvert et central, à forte charge historique, à l’origine un vaste pré concédé en 1212 par le comte Pierre de Courtenay aux habitants de Tonnerre, leur servait de lieu de promenade. Modifié au cours des siècles, grignoté par suite de cessions ou d’usurpations, sa superficie s’était réduite petit à petit ; mais l’établissement de la station sur une large partie allait marquer un tournant dans la structuration spatiale de la vieille ville18.

L’implantation débattue de la station et des ateliers

13 À la Compagnie du Paris-Lyon, concessionnaire depuis 1845 de la ligne et en charge de sa construction, il serait facile d’imposer ses vues dans les négociations entreprises avec la ville pour l’acquisition des terrains, non seulement pour la station mais aussi pour ses futurs ateliers, comme nous l’apprend un article de La Presse daté du 19 avril 1846, relatant une décision de la Compagnie du Paris à Lyon capitale quant au destin ferroviaire de Tonnerre. « Il est décidé provisoirement qu’on ne travaillera cette année que jusqu’à Tonnerre. De prime abord, on voulait pousser les travaux jusqu’à Montbard, mais on a réfléchi et on a vu qu’il était impossible de songer à exploiter la ligne jusqu’à cette dernière ville. Car dans ce cas-là, il aurait fallu établir une grande station provisoire et l’atelier des réparations à Montbard, établissement qui aurait été abandonné par la suite, tandis qu’à Tonnerre, il y aura toujours une station de 1re classe, des grands ateliers et magasins. Voilà donc la raison pourquoi on a résolu d’exécuter d’abord la construction entre Paris et Tonnerre. Quant à la seconde partie depuis Tonnerre jusqu’à Dijon, elle sera commencée l’année prochaine, et elle sera terminée en même temps que le grand souterrain, dans 3 ou 4 ans d’ici. »

14 En faisant de la ville le terminus provisoire de la ligne de Paris à Dijon, la compagnie installerait à côté du débarcadère un dépôt de locomotives et les ateliers d’entretien attenants... Pour les Tonnerrois, les heureuses retombées économiques et sociales d’un tel projet allaient dès lors l’emporter sur toute autre considération, urbaine ou écologique (fig. 2).

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Figure 2. Tonnerre, plan des installations ferroviaires. Carte extraite de l’ouvrage de Jean-Pierre Fontaine, Tonnerre et son canton à la Belle Époque, Société d’Archéologie et d’Histoire du Tonnerrois, Tonnerre, 1994, p. 63.

15 Ouverte du 2 au 10 juin 1846, l’enquête de commodo et incommodo développe les très nombreux arguments en faveur de l’emplacement des installations ferroviaires au Pâtis, répondant tant à l’intérêt général qu’aux intérêts très particuliers des riverains du futur embarcadère. « Les habitants de la ville de Tonnerre soussignés déclarent approuver dans son entier le tracé adopté par l’ingénieur en chef du chemin de fer M. Jullien, tel qu’il existe au Plan déposé à la mairie de Tonnerre. Ils insistent particulièrement pour que ce tracé ne soit pas changé dans sa partie la plus rapprochée de la Ville, où ce tracé, après avoir traversé la propriété des Minimes, coupe diagonalement la promenade du Pâtis, traverse le marché aux chevaux et la propriété de M. Rendu. Il importe en effet à l’intérêt bien entendu de la généralité des habitants de Tonnerre que le chemin de fer soit établi le plus près possible de la ville. Les relations nouvelles et multipliées qui doivent exister entre ce centre d’industrie et les habitants, les besoins nouveaux qui seront créés, indiquent l’avantage incontestable qu’il y aura pour tous en rapprochant le chemin de fer des habitations. Il serait extraordinaire quand toutes les autres villes de France qui sont dans les mêmes conditions, demandent que les voies de fer les traversent dans leur parcours, de voir les habitants de Tonnerre s’éloigner seuls de cette loi, et vouloir rejeter comme un inconvénient ce que toutes les autres regardent comme un avantage. Traversant le Pâtis qui est aujourd’hui une promenade déserte à cause de son insalubrité, le chemin de fer en laisse une portion notable et suffisante qu’il assainit et rend à la vie et au mouvement. Placé entre la rivière de l’Armançon et la ville de Tonnerre, la voie de fer aura l’avantage de protéger à l’avenir des inondations la partie basse de la Ville qui n’en était pas toujours à l’abri. Enfin un avantage que tout citoyen désintéressé et loyal reconnaîtra, c’est que le chemin de fer placé dans le lieu indiqué par le tracé et touchant la ville qu’il longe sans la morceler, ne déplace aucune valeur, ne lie aucun droit acquis. Personne ne met en doute que, si le chemin de fer était éloigné de la ville, par exemple placé de l’autre côté de l’Armançon à côté du canal, les rapports nouveaux avec l’embarcadère à établir pendant le temps où le chemin de fer sera tête de ligne et pendant le temps ultérieur, tout le commerce de la Ville, tout ce qui est actif et

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vivace se transporterait aux abords du chemin de fer, couvrirait la plaine et créerait une seconde ville au grand détriment de tous, même de ceux qui suivraient avec des dépenses nouvelles le chemin de fer. Toutes les valeurs seraient déplacées, ce serait une perturbation énorme, incalculable dans les intérêts généraux ; tandis que si le chemin de fer s’adosse à la ville, rien n’est déplacé et les propriétés de chacun conservent leurs valeurs. »

16 Le 13 juin 1846, lors de la séance consacrée à l’examen des résultats de l’enquête, si quelques conseillers municipaux proposent de « rejeter la voie sur la rive droite de la rivière », ils ne peuvent réfuter les nombreux « considérants » votés par la majorité municipale, dont le premier était ainsi formulé : « Considérant que le tracé par le pâtis, outre un emplacement magnifique pour le débarcadère et les ateliers du chemin de fer, présente l’avantage de l’asseoir sur un terrain plus solide et plus élevé, de diminuer, pour le faubourg du pont et les autres parties basses de la ville, les effets des grandes inondations par le barrage qu’il établira sur la rive gauche du bief du moulin et dans le pré de l’hospice, de maintenir l’unité de la ville, de conserver aux propriétés de l’intérieur leur valeur actuelle et aux diverses industries l’espoir de toutes les améliorations qu’elles sont en droit d’attendre... »

17 Le conseil municipal se rallia donc au tracé à travers le Pâtis et le marché aux fourrages adjacent retenu par la compagnie, à moins que de nouvelles études ne démontrent la possibilité de le rapprocher plus encore de l’Armançon, « laissant ainsi à la promenade du Pâtis une surface plus grande et plus régulière ». La compagnie ne fit aucune étude complémentaire à ce sujet, au contraire. Le 27 décembre 1846, informé « des bruits qui circulent » concernant l’intention de la compagnie « de placer ailleurs ses établissements », le conseil municipal invoque le contrat implicite : « La ville a toujours compté et dû compter sur le placement au Pâtis de la station principale du débarcadère et des ateliers, comme un dédommagement de la privation résultant de ce tracé d’une partie importante de la promenade du pâtis. » Mais cela ne suffit pas à le rassurer quant aux bonnes intentions de la compagnie, à laquelle il lui concède donc une nouvelle faveur, « l’abandon gratuit des terrains improductifs du Pâtis formant l’emprise des établissements du chemin de fer ».

18 Ainsi, le conseil municipal s’était résigné en fin de compte à déplacer et à réduire la place dévolue aux marchés aux fourrages et aux chevaux, à amputer largement les promenades du Pâtis plantées de marronniers et de tilleuls, à faire disparaître une très utile blanchisserie jouxtant l’Armançon, tous bouleversements conduisant à l’actuelle configuration du Pâtis19. En 1847, la compagnie versa tout de même 36 000 francs à la commune pour la cession de ses emplacements affectés à ses deux marchés aux fourrages et aux chevaux. Si « pour avoir les ateliers du chemin de fer », le conseil municipal unanime avait abandonné une large fraction des terrains du Pâtis, « sacrifice irréparable », jugeait alors Roze dans Le Tonnerrois du 17 janvier 184720, les Tonnerrois pouvaient du moins se réjouir de disposer sûrement et prochainement d’une grande station. Au carnaval de 1849, quelques mois avant l’ouverture de la ligne, « le chemin de fer fit sensation sous la forme d’un ogre Vulcain commandant et dirigeant une locomotive monstre traînée par des cyclopes au bruit de fifres et de tambours »21.

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Enserré au cœur du vieux Tonnerre, un complexe ferroviaire et ses agents

19 Le tronçon de Paris à Tonnerre fut inauguré le 9 septembre 1849, le président de la République Louis Napoléon Bonaparte se rendant simplement à Sens où se déroulèrent de majestueuses cérémonies22. Le journal L’Illustration jugea pertinent d’illustrer son reportage par une gravure représentant une locomotive haut-le-pied dans les emprises de la station-terminus de Tonnerre, séparée par le fameux Pâtis arboré de l’église Saint- Pierre haut perchée : la confrontation entre l’ancien et le moderne au cœur de la ville, sobrement symbolisée, était fort bien traduite par cette image (fig. 3).

Figure 3. Une locomotive 021, circulant haut-le-pied à Tonnerre, L’Illustration, 15 septembre 1849.

© L’Illustration

20 Le 1er juin 1851, le second tronçon Tonnerre-Dijon était inauguré à son tour. Lors des cérémonies étalées sur deux jours, Louis Napoléon Bonaparte s’arrêta avant son arrivée à Dijon à Tonnerre dans la matinée pour y passer en revue les gardes nationales de l’arrondissement : la célébration de son passage et l’inauguration de la ligne achevée furent prétexte à une journée de festivités mêlant revue de troupes, salves d’artillerie, sonneries de cloches, pavoisement de la promenade, jeux publics, bal champêtre sur le Pâtis illuminé, le tout clôturé par un feu d’artifice commandé à Ruggieri.

21 Comme Montereau, aux fonctions similaires, le dépôt de Tonnerre accueillit en 1849 des locomotives de type 111 pour assurer le relais de la remorque des trains express de voyageurs, autorisés à la vitesse de 80 km/h. Viendront par la suite des Crampton type 210, des 030 Mammouth, des 021 aussi, le trafic marchandises étant confié à des 030 type Bourbonnais23. Une demi-rotonde construite entre les voies ferrées et l’Armançon, des ateliers, une halle à marchandises complétaient le bâtiment voyageurs qui, dans la hiérarchie des modèles standardisés de gares de la compagnie, eut droit à la plus haute distinction, « gare exceptionnelle », et non pas « station de 1re classe » comme Sens, Joigny ou Laroche. Pas de quoi émouvoir toutefois les deux archéologues icaunais Gustave Cotteau et Victor Petit qui, en 1855, dans leur périple à travers le département,ont dédaigné cette station toute neuve et son dépôt de locomotives, fort étrangers, il est vrai, à leurs préoccupations archéologiques. « Bien que la station du chemin de fer établie à Tonnerre soit l’une des plus importantes de la ligne, nous ne nous y arrêterons pas, parce que, tout en reconnaissant la beauté et la grandeur des bâtiments, l’archéologie n’a rien à y voir quant à présent24. »

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22 En 1852, parmi les 45 stations qui jalonnent la ligne achevée de Paris à Lyon, le classement par leur recette fait apparaître Tonnerre au 7e rang avec une recette de 390 000 francs, après Paris (5,540 millions de francs), Chalon-sur-Saône (2,165 MF), Dijon (0,711 MF), Montereau (0,638 MF), Lyon (0,417 MF) et Joigny (0,416 MF). Heureux débuts, mais classement provisoire bien sûr !

23 L’impact social et démographique du complexe ferroviaire sur Tonnerre est certain. Le 22 novembre 1850, « Considérant que depuis longtemps des plaintes s’élèvent contre la malpropreté de la promenade du Pâtis et de ses abords, Considérant que cette malpropreté est le résultat du dépôt d’ordures que les nombreux ouvriers et employés attachés au chemin de fer et l’administration du roulage et des Messageries, laissent continuellement soit aux pieds des arbres, soit aux alentours de la promenade, Que, déjà, le Conseil municipal frappé des inconvénients qui en résultent tant pour les habitants qui fréquentent la promenade que pour les voyageurs qui attendent le départ des convois, a dans sa séance du 17 mai 1850 appelé l’attention de l’Administration du chemin de fer, en sollicitant l’établissement de lieux d’aisance au Pâtis... »,

24 le maire doit prendre un arrêté instituant un poste de « gardien du pâtis », assermenté chargé de la surveillance et de la propreté des promenades.

25 L’examen de deux recensements de la population (1851 et 1876) révèle le saupoudrage des agents du chemin de fer dans tous les quartiers centraux de la ville entourant le Pâtis et ses emprises ferroviaires. En 1851, 58 ménages d’agents se répartissent ainsi dans les quartiers du Pâtis (18), du Pont (14), de la Fosse Dionne (11), au Faubourg Bourberault (8) ou dans la rue des Tanneries (7). En 1876, 154 ménages sont maintenant plutôt concentrés dans le Faubourg Bourberault (62), les autres épars tout autour25. Il est impossible de distinguer leur spécialité professionnelle ou d’apprécier une éventuelle ségrégation géographique, les recenseurs ou recensés s’en tenant le plus souvent à l’appellation « employé du chemin de fer » pour les ou se désigner. Mais, à l’évidence, il a fallu que ces employés et ouvriers trouvent à se loger au cœur de la ville, dans ses vieilles maisons ou, plus facilement, dans les faubourgs rayonnants en extension. Cette dissolution de la population cheminote dans l’étroite ville détonne en comparaison du cas de bon nombre d’autres villes où la gare, souvent excentrée, avait créé autour d’elle un nouveau quartier, celui des cheminots. Tonnerre est aux antipodes de ce modèle avec sa gare et son dépôt enserrés au bas de la vieille ville (fig. 4).

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Figure 4. Plan de Tonnerre au XIXe siècle, avec le tracé des murailles de la vieille ville. Fonds de carte extrait de Elie Thiré, Les Rues de Tonnerre. Étude historique publiée sous les auspices de la Société d’Archéologie et d’Histoire du Tonnerrois, 2e éd., s.d., p. 49.

Dessin des infrastructures ferroviaires, G. Ribeill.

Un site ferroviaire condamné par son exiguïté

26 Le vice originel et imprévu du site ferroviaire de Tonnerre réside dans son périmètre restreint, sans possibilité d’extension future, tant il était enclavé de tous côtés par de fortes frontières : au Nord, l’Armançon, au Sud la promenade du Pâtis et, de part et d’autre, deux artères majeures conduisant par delà deux ponts sur l’Armençon et le canal de Bourgogne à la route nationale 5 et à ses embranchements sur Epineuil et Troyes.

27 Dès 1851, l’ingénieur des ponts et chaussées Chaperon, en charge de la 2e section du Chemin de fer de Paris à Lyon26, réclamait à la ville de Tonnerre une bande de terrain du côté du Pâtis pour y installer une nouvelle voie de garage pour les trains de marchandises ; sa plate-forme, construite en remblai et d’une longueur de 90 mètres, serait soutenue par un mur dont l’ingénieur propose un aménagement esthétique. « Je ne dissimule pas ce que ce mur pourra avoir de disgracieux pour l’aspect de la promenade, et peut-être serait-il préférable de conserver un talus gazonné avec haie vive en occupant sur le Pâtis une bande de terrain de 3 mètres de largeur du côté de la gare de voyageurs, sur une longueur de 44 mètres. »

28 À l’évidence, Tonnerre ne pouvait ainsi connaître un grand destin ferroviaire. Le développement du réseau du PLM dans le département va renforcer au contraire très tôt la station de Laroche : l’embranchement d’Auxerre y est ouvert en 1855, prolongé

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sur Clamecy et sur Avallon en 1870 et 1873 ; ces lignes étant elles-mêmes prolongées d’Avallon aux Laumes en 1876, de Clamecy à Nevers en 1877 (fig. 5).

Figure 5. Les voies de communication dans le Tonnerrois. Carte toilée, Département de l’Yonne, extrait de Donnet, Frémin et Levasseur, Atlas des départements de la France, A. Logerot éditeur, s.d. D’Ouest en Est : la ville, la voie ferrée, les bras de l’Armançon, le canal de Bourgogne et la route nationale.

29 Si c’est en 1874 qu’est connu des élus de Migennes le projet du PLM d’y transférer à moyen terme le dépôt de machines de Tonnerre, c’est seulement à partir de 1877 que cette sombre perspective pousse le conseil municipal de Tonnerre à se mobiliser pour limiter son impact social et économique, ou pour obtenir quelques compensations du PLM. Ainsi, le 31 août 1877, le conseil municipal débat d’un projet de ligne reliant Auxerre à Troyes : ce tronçon d’une plus vaste « ligne stratégique » qui relierait Bourges à la frontière, via Châlons-Sur-Marne et Verdun, en passant de manière obligée par deux « points-force », Chablis et Ervy-le-Châtel, met en compétition deux tracés officiels intermédiaires, par Saint-Florentin et par Flogny. Mais pourquoi donc pas par Tonnerre, un peu plus à l’Est ? Les arguments avancés sont fondés : alors que, entre Chablis et Ervy, les trois tracés ont des longueurs comparables (40 km par Saint- Florentin, 36 km par Tonnerre, 33 km par Flogny), primo, le tracé par Saint-Florentin ferait quelque peu double emploi avec l’embranchement d’Auxerre à Laroche ; secundo, « la ligne par Tonnerre serait au contraire à peu près médiane entre celle de Laroche et celle de Nuits à Châtillon dont l’importance stratégique a été constatée dans la dernière guerre. Cette situation permettrait, le cas échéant, de concentrer plus rapidement des troupes sur la frontière de l’Est puisqu’à partir de Tonnerre, elles pourraient, sans perte de temps, être dirigées, suivant les besoins, soit sur Troyes, Châlons et Verdun, soit sur Nuits, Châtillon, Chaumont et Langres » ; tertio, Tonnerre, chef-lieu d’arrondissement, est « en état d’infériorité notoire » comparé à Sens, Joigny et Avallon, puisque tout

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déplacement à Auxerre suppose un long détour avec transbordement en gare de Laroche ; enfin, du point de vue trafic, le tracé traverserait un riche vignoble et une ville beaucoup plus importante que Flogny ou Saint-Florentin, et « le mouvement commercial serait beaucoup plus actif entre les villes d’Auxerre, Tonnerre et Troyes ».

30 Ce vœu réitéré restera lettre morte, comme en réalité le projet de liaison directe entre Auxerre et Troyes. Exaucé, il aurait assuré à l’évidence un rebond à Tonnerre qui, devenu un important carrefour ferroviaire, aurait conservé un important parc de locomotives en service ordinaire et en réserve stratégique.

31 Le 13 mai 1878, le conseil délibère explicitement pour la première fois sur la perte du dépôt qui le menace : « Considérant que la Ville de Tonnerre a cédé gratuitement au chemin de fer 3 hectares 29 ares 40 centiares de terrains pris sur sa promenade du pâtis, Qu’elle l’a fait à la condition spéciale que la station principale, le débarcadère et les ateliers de réparation y seraient établis, et avec la réserve la plus expresse que la ville pourrait reprendre lesdits terrains dans le cas où, par suite de modifications ultérieures, ils cesseraient d’avoir la destination pour laquelle ils seraient cédés (délibération du 27 décembre 1846) [...], Considérant que pleins de confiance dans ces conventions, plusieurs habitants de la ville ont fait des constructions dans le but de loger les nombreux employés du chemin de fer appelés à Tonnerre par l’établissement de la station principale, des ateliers de réparation et de l’Inspection, que leur départ porterait un grand préjudice à la Commune, Invite le Maire à rappeler à la Compagnie de chemin de fer les conventions arrêtées entre elle et la ville, à l’inviter à s’y conformer dans la mesure du possible et dans tous les cas, de lui donner des compensations qu’il se réservera d’apprécier. »

32 Dans sa réponse au maire, le 19 juillet suivant, le directeur de l’Exploitation du PLM, Bargmann, fait référence au développement qu’a connu le réseau depuis 1849 pour justifier le déplacement du dépôt, et présenter sous une forme habile les pertes d’emploi peu élevées induites par le transfert prévu : « Vous m’avez fait l’honneur de m’écrire, le 20 juin dernier, pour me transmettre une délibération par laquelle le Conseil municipal de Tonnerre réclame contre la translation à Laroche d’une partie du personnel résidant actuellement à Tonnerre. Le personnel du dépôt de Tonnerre se composait à l’origine de 40 agents. Par suite du développement du trafic et de l’ouverture complète de la ligne de la Bourgogne, ce nombre a atteint 75 à 80. Les lignes de Laroche à Auxerre, Clamecy et Nevers, de Cravant aux Laumes et de Clamecy à Cercy-la-Tour ayant été ouvertes avant la construction du dépôt de Laroche, qui devait être spécialement affecté à l’exploitation de cet embranchement, nous avons été obligés de placer temporairement à Tonnerre le matériel et le personnel nécessaires au service de ces lignes ; mais cette situation ne pouvait être que temporaire, car le dépôt de Tonnerre n’est ni établi ni placé dans des conditions à pouvoir assurer régulièrement le service des lignes du Centre. L’ouverture du dépôt de Laroche, qui mettra fin à cette situation toute provisoire, réduira sans doute l’importance actuelle du dépôt de Tonnerre ; mais le chiffre du personnel restera sensiblement le même qu’avant l’ouverture des lignes du Centre. » [Nous soulignons.]

33 Le 5 août suivant, en des termes laconiques, le maire fait part au conseil de cette sorte de « plan social » minimal promis par le directeur du PLM : « Le personnel du dépôt de Tonnerre se trouvait au moment de l’ouverture de la ligne du chemin de fer de 40, et ce chiffre sera toujours conservé malgré l’ouverture du dépôt de Laroche. »

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34 La politique de rationalisation des dépôts du PLM prendrait donc bien appui en définitive sur Laroche : alors que Tonnerre conservait quelques 030 Bourbonnais27, le dépôt de Laroche, inauguré le 1er avril 1880 28, recevait la plupart de ses autres locomotives et, dans leur sillage, allait accueillir, dans sa cité toute neuve, les équipes de mécaniciens et chauffeurs titulaires qui les servaient.

Tonnerre en quête de compensations au transfert de son dépôt

35 Deux documents suggèrent une quête de compensation de la part des élus. En premier lieu, le 5 février 1880, un projet d’agrandissement du buffet, en face du bâtiment voyageurs, est arrêté par les ingénieurs du PLM : au lieu des 35 couverts qu’autorise l’actuelle table d’hôte, il devra pouvoir assurer 100 couverts29. De l’autre côté des voies principales, vis-à-vis du bâtiment voyageurs, cet imposant buffet, avec chambres aux étages, sera bien construit : il est encore visible aujourd’hui mais désaffecté. Trois ans plus tard, les élus essaient d’attirer à Tonnerre des agents parisiens que la compagnie a décidé de rapatrier en province. Ainsi, le 9 mars 1883, le maire s’adresse ainsi au directeur de l’Exploitation : « Le conseil, ayant eu connaissance que la Compagnie Paris-Lyon venait de décider de reverser en province la plus grande partie des conducteurs-chefs et conducteurs [agents des trains, à ne pas confondre avec les mécaniciens et les chauffeurs], en résidence actuellement à Paris, Considérant que Tonnerre se trouve dans d’excellentes conditions pour donner asile à la plupart de ces employés, attendu que la gare se trouve presque dans le centre de la ville et favorise par conséquent le service que la Compagnie peut exiger d’eux ; qu’ensuite cette ville est admirablement située pour fournir à tous les besoins de ces agents, Considérant, d’autre part, que la ville a éprouvé un préjudice réel en raison du départ récent d’un grand nombre d’employés des chemins de fer de l’inspection principale transférée maintenant à Nevers, Par ces motifs, émet le vœu30 qu’il soit demandé à la Compagnie PLM de vouloir bien prendre en considération la situation exceptionnelle de la ville et reverser à Tonnerre la plus grande partie des employés dont elle pourra disposer, J’ai l’honneur de vous prier M. le Directeur, de vouloir bien l’appuyer auprès de la Compagnie qui voudra bien, j’ose l’espérer, faire droit à cette demande, dans la mesure du possible. »

36 Espoir déçu, suite à la réponse du sous-directeur de la Compagnie, Coffinet, le 21 mars : « Monsieur le Maire, Vous m’avez fait l’honneur de m’écrire, le 9 de ce mois, pour me transmettre un vœu du Conseil municipal de votre ville tendant à obtenir que notre Compagnie assignât la résidence de Tonnerre à la majeure partie des conducteurs de trains auxquels elle allait faire quitter Paris. La mesure à laquelle cette demande fait allusion n’a pas, à beaucoup près, l’importance qu’on lui attribue. Nous avons, en effet, dans ces derniers temps, déplacé de Paris quelques conducteurs dont la résidence n’était pas bien choisie eu égard aux exigences du service ; il s’agissait de trains du Bourbonnais, et les conducteurs dont il s’agit, ont dû être envoyés à Nevers. Je ne pense pas que nous ayons à opérer d’autres déplacements d’agents des trains. Quoi qu’il en soit, je prends bonne note du désir dont vous avez bien voulu vous faire l’interprète et ne manquerai pas d’y donner telle satisfaction que les circonstances pourront comporter dans l’avenir.

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Veuillez agréer, Monsieur le Maire, l’assurance de ma considération distinguée. »

37 On reconnaît dans ces diverses lettres la froideur coutumière des dirigeants du PLM sans la moindre compassion à l’égard des édiles locaux, insensibles à leurs préoccupations sociales et strictement mus par les calculs de rentabilité de leurs investissements. Ainsi la logique économique du réseau avait fait tourner la roue de la bonne fortune ferroviaire, entraînant un profond remaniement de son chapelet de dépôts entre Paris et Dijon : une « délocalisation » avant la lettre, préjudiciable à Tonnerre, bénéfique à Migennes.

NOTES

1. Situés sur la commune de Migennes, gare puis dépôt prendront le nom du hameau portuaire près duquel ils seront installés. 2. Nicole Chevalier, « Migennes. Étude urbaine. Les problèmes de la reconversion de cette ville », DES de géographie (sous la dir. de Pierre George), université de Paris, 1962 ; Georges Ribeill, PLM- City... Histoire d’une ville née du rail, Migennes. Du canal au TGV (XIXe-XXe siècles), Dixmont, chez l’auteur, 1999. 3. Et non plus de type monographique comme celle qu’ont développée autrefois Yves Baticle et les membres de la commission « histoire des dépôts » de l’AHICF, « Histoire des dépôts de matériel moteur, 1840-1998 », Revue d’histoire des chemins de fer, n° 18 (printemps 1998). 4. Comparaison facilitée par l’inventaire complet et très fouillé de Marcel Chavy, Olivier Constant, André Rasserie et José Banaudo, Les Dépôts vapeur du PLM, Breil-sur-Roya, Les Éditions du Cabri, 1997. 5. Un panorama est proposé par Jean Cuynet et Gaby Bachet, Histoire du rail en Bourgogne, Sainte- Croix, Presses du Belvédère, 2007. 6. Voir G. Ribeill, Chroniques migennoises, Première série, Le Port de Laroche à l’âge d’or de la navigation icaunaise, Dixmont, 1995. 7. Jean-Pierre Fontaine, Tonnerre et son canton à la Belle Époque, Société d’archéologie et d’histoire du Tonnerrois, 1994, p. 59. 8. Voir G. Ribeill, Chroniques migennoises, Deuxième série, Entre bourg, canal et cité PLM, la naissance d’une ville (1870-1914), Dixmont, chez l’auteur, 2007. 9. Sur ces batailles du tracé, voir mes deux ouvrages, De la vapeur aux caténaires. Genèse et essor de la ligne impériale dans la vallée de l’Yonne (1832-1950), Les Amis du Vieux Villeneuve, 1995, chapitre 1, « Une ligne disputée. La bataille des tracés du Paris-Lyon », p. 3 et sqq. ;PLM-City..., op. cit., chapitre 2, « De la bataille des tracés à la ligne en gestation », p. 31 et sqq. Sur la mobilisation des Icaunais, voir aussi J. Fromageot, « En marge du 150e anniversaire des chemins de fer français », Bulletin de la Société d’archéologie et d’histoire du Tonnerrois, n° 35 (1982), p. 68 et sqq. 10. Voir Regnault de Beaucaron, Cent ans à Tonnerre (1783-1883), Macon, Impr. Protat frères, 1939, p. 280, 292, 309, 331, 338. 11. Elie Thiré, « Notes d’histoire sur le Pâtis de Tonnerre », Bulletin de la Société d’archéologie et d’histoire du Tonnerrois, n° 16 (1963), p. 11 et sq. 12. Notice sur le chemin de fer de Paris à Lyon par la Bourgogne, Paris, Impr. Malteste, juillet 1841, p. 41.

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13. Il en avait de même sur la ligne au nord de Sens, précisément à Pont-sur-Yonne juché sur un coteau descendant abruptement sur l’Yonne. Là aussi, entre Villemanoche et Sainte-Colombe, au nord de Sens, les premiers plans des ingénieurs faisaient franchir deux fois l’Yonne par la ligne. 14. Chemin de fer de Paris à Lyon et à Mulhouse par Dijon. Note comparative, Paris, Impr. Malteste, mars 1842, p. 10, p. 91. 15. Une autre brochure du même comité bourguignon évoque le tracé « sans difficultés sérieuses » reliant Laroche à Buffon « suivant sans discontinuité la rive gauche de l’Armançon » (Chemin de fer projeté de Paris à Lyon par la Bourgogne. Rapport sur la partie du chemin comprise entre Paris et Châlon-sur-Saône, Paris, Impr. Malteste, p. 23). 16. Archives communales, mairie de Tonnerre, comme tout ce qui suit, sauf mention contraire. Les archives y sont remarquablement classées. Nous remercions très vivement le maire de Tonnerre, RaymondHardy en 2006, pour les facilités de travail qu’il nous a accordées. 17. À Pont-sur-Yonne, au nord de Sens, au prix d’une profonde tranchée, entaillant le coteau et coupant en deux le bourg. 18. Elie Thiré, Les Rues de Tonnerre. Étude historique publiée sous les auspices de la Société d’Archéologie et d’Histoire du Tonnerrois, 2e éd., s.d., p. 80-83. 19. Elie Thiré, « Note d’histoire… », art. cit., p. 18. 20. Regnault de Beaucaron, op. cit., p. 379. 21. Jean Fromageot, art. cit., p. 74. 22. G. Ribeill, De la vapeur aux caténaires, op. cit., p. 39-41. 23. Marcel Chavy, et al., op. cit., p. 281. 24. Annuaire historique du département de l’Yonne, Auxerre, 1855, p. 463. 25. La Fosse Dionne (31), le Pont (24), les Tanneries (17), le Pâtis (12), ou les Guérites (8). 26. Rappelons à l’occasion que la ligne impériale fut exploitée depuis son ouverture en 1849 jusqu’à fin 1851 par l’administration des ponts et chaussées, suite au rachat par l’État en août 1848 de la première Compagnie du Paris-Lyon tombée en déconfiture. Le PLM résulte en 1857 de la fusion d’une seconde Compagnie de Paris-Lyon avec une Compagnie de Lyon à la Méditerranée. 27. M. Chavy, et al., op. cit., p. 281. Sur l’histoire plus générale des dépôts, voir Yves Baticle, monographie citée. 28. M. Chavy, et al., op. cit., p. 129. 29. Archives de la Région Paris - Sud-Est de la SNCF, Bâtiments, Archives municipales de Tonnerre. 30. Rayé sur le brouillon de la lettre : « que la Compagnie prenne en considération la demande du conseil municipal, et fasse droit dans la limite du possible, à une supplique justifiée par les considérations précédentes. »

RÉSUMÉS

J’étudie ici l’impact démographique et urbain d’un processus spatial et ferroviaire mal connu : les progrès de la traction ont modifié la distribution des dépôts (vapeur puis électrique) dans l’espace. L’Yonne offre un terrain d’étude privilégié : en 1849, entre Paris et Dijon, les deux dépôts intermédiaires sont Montereau et Tonnerre. Trente ans plus tard (1878-1880), un seul dépôt suffit, ce sera Laroche et son « fabuleux destin ». Coup dur pour Tonnerre, chef-lieu d’arrondissement qui avait bénéficié de l’impact du PLM. La

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croissance démographique qui s’était accélérée est stoppée en 1881 et le reflux s’amorce : la population perd 10 % de 1881 à 1886 ; inversement Migennes explose (+ 500 habitants entre 1876 et 1881) et le PLM doit y mettre en œuvre une opération d’aménagement et d’habitat (premières cités du PLM). À partir des archives municipales abondantes et bien classées de Tonnerre, des recensements, de la presse locale, des archives du service Voie et Bâtiments de la SNCF, on évaluera l’impact local de cette délocalisation en Tonnerrois, notamment le déménagement des agents et l’impact sur le quartier de la gare.

This paper examines the urban and demographic impact of a little known railway process: how improvements in traction modified the way depots (first steam and then electric ones) were distributed geographically. The department of the Yonne is a special case: in 1849, the two intermediary depots between Paris and Dijon were Montereau and Tonnerre. Thirty years later (1878-1880), by which time one depot was sufficient, Laroche was chosen and would have a “fabulous destiny.” This was a severe blow to Tonnerre, the main town of the arrondissement [an administrative area and division of the French “départements”] that had benefited from the impact of the PLM. As a result, the population growth, which had speed up, stopped in 1881, and signs of a backward surge appeared: the population decreased by 10% between 1881 and 1886. Conversely, the population of Migennes soared so high (+ 500 inhabitants between 1876 and 1881) that the PLM had to set up a development and housing project (the first PLM residence projects). We will assess the local impact of this relocation in the Tonnerre area –notably the impact of the shift of agents on the neighbourhood around the train station– by using the prolific and well- classified Tonnerre municipal archives, as well as the population census, the local press, and the archives of the SNCF ‘Track and Buildings’ Service. Résumé traduit du français par Maïca Sanconie.

INDEX

Index chronologique : 1852-1870 Second Empire, 1871-1914 Troisième République, XIXe siècle Thèmes : Histoire de l’innovation et des techniques, Histoire sociale Mots-clés : atelier, chemin de fer, dépôt, histoire sociale, histoire urbaine, PLM, ville Keywords : depot, PLM, railway, social history, town, urban history, workshop

AUTEUR

GEORGES RIBEILL Directeur de recherche à l’ENPC

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Les embranchements particuliers et l’espace public à Lyon au temps du PLM Industry tracks and public space in Lyons in the PLM days

Thomas Bourelly

1 La relation entre le chemin de fer et la ville ne se limite pas aux « façades urbaines » ou à l’aspect monumental des gares1. Celles-ci se voient attribuer des fonctions diverses, notamment industrielles. Dès l’apparition du chemin de fer, les enceintes ferroviaires constituent en effet des pôles d’attraction. Les emprises situées aux abords des gares et plus spécifiquement les voies ferrées destinées à relier les établissements industriels et commerciaux voisins, désignées sous le terme d’embranchements particuliers, le montrent bien2. Tout au long des XIXe et XXe siècles de nombreux établissements se greffent autour des enceintes ferroviaires lyonnaises : nous avons recensé près d’une centaine de créations d’embranchements particuliers entre 1857 et 1937. Plus de 60 % d’entre eux empruntent alors le sol communal. Une véritable toile ferroviaire se forme autour des gares et s’étend dans les rues de Lyon sur 1 300 mètres en 1897, 2 800 mètres en 1913 et 5 500 mètres en 19243. Dès lors, si la « pénétration symbolique du chemin de fer dans la ville » est parfois évoquée4, les embranchements particuliers donnent un aspect concret à cette notion.

2 Cette conquête du territoire lyonnais par le rail nous permet ainsi de nous interroger sur la dimension urbaine des rapports entre le chemin de fer et l’industrie (carte 1). Aussi, outre la causalité industrielle qui se trouve à l’origine de ces ramifications, prenons-nous le parti de placer cette relation au cœur d’une problématique axée sur la ville. Ce phénomène reste en effet relativement méconnu et seuls Solenn Guevel et Andrej Michalski ont étudié l’incidence de ces voies ferrées sur le tissu urbain parisien5. Dans le cas qui nous intéresse, il s’agit de comprendre comment la municipalité lyonnaise prend conscience de l’essor conjoint du chemin de fer et de l’industrie et tâche de le réguler, au moyen de taxes relatives à la présence des voies ferrées dans l’espace public. Afin de mieux cerner cet aspect des rapports entre le chemin de fer et

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la ville, nous nous appuyons sur les règlements de voirie et les grilles tarifaires établis par l’administration lyonnaise ainsi que sur les registres de la recette municipale, comprenant les droits versés à la ville pour l’occupation du sol public par des voies ferrées6.

Carte 1. La conquête de l’espace urbain lyonnais par le chemin de fer (1897-1924).

Dessin Th. Bourelly.

3 L’application de redevances revêt alors une importance plus grande que celle que les spécialistes d’histoire industrielle lui ont jusqu’ici accordée7. Si les taxes ont une valeur symbolique destinée à préserver l’espace public face au développement de l’industrie, elles sont aussi le fruit de tractations et d’oppositions précoces avec les compagnies de chemin de fer et témoignent de l’attitude des autorités locales à l’égard du rail à des époques successives. On assiste alors à une prise en considération progressive de la technique dans l’espace public. Au fil du xixe siècle et jusqu’à la Première Guerre mondiale, la ville de Lyon cherche à contrôler l’extension du chemin de fer et à juguler le phénomène industriel. Pendant le conflit de 1914-1918, l’administration municipale promeut le rail, de façon à favoriser l’effort de guerre. Enfin, du fait de l’essor constant de la toile ferroviaire, la question des transports est gérée par la municipalité durant l’entre-deux-guerres de manière avisée, consacrant la présence du chemin de fer dans l’espace urbain.

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Réguler le développement du chemin de fer

L’instauration de prérogatives municipales

4 Aucune codification des rapports entre la ville de Lyon et le chemin de fer n’existe à l’origine : elle apparaît avec l’essor du rail. Rappelons que, suivant un acte du 30 octobre 1827, la municipalité lyonnaise cède aux frères Seguin 283 000 m² de terrains dans la presqu’île de Perrache, au sud de l’agglomération, afin d’installer une gare d’eau ainsi que divers établissements industriels et de permettre le développement du chemin de fer. Suite à l’arrivée de la ligne de Saint-Étienne à Lyon, le 3 avril 1832, se développent progressivement des activités ferroviaires et charbonnières. Dans la partie sud de l’agglomération lyonnaise affluent les charbons des bassins de Saint-Étienne et Rive-de-Gier : le tonnage est multiplié par cinq entre 1832 et 1836, passant de 33 277 à 243 152 tonnes8. Le nombre de négociants de houille implantés à proximité de la gare augmente et, dès 1836, la Compagnie de Saint-Étienne à Lyon évoque « 100 à 150 maisons faisant le commerce de la houille à Lyon »9.

5 Dès lors, le chemin de fer commence à s’étendre hors des terrains concédés et le maire de Lyon conteste ces extensions. Invoquant la nécessité de préserver la circulation et la sécurité, il déclare que les voies publiques situées aux abords des gares doivent rester libres. Un accord en date du 20 avril 1845 tente de remédier à cette situation : la municipalité accorde à la Compagnie de chemin de fer de Saint-Étienne à Lyon la jouissance de la voie publique à titre de location10. Toutefois de nombreuses difficultés surviennent concernant la fixation des redevances. Les parties s’opposent et une procédure est même engagée devant le tribunal de commerce (laquelle reste sans suite)11. Il faut attendre le traité du 20 août 1856 pour mettre fin aux difficultés entre la compagnie du chemin de fer et la municipalité. Cet accord fixe un tarif de 2,70 francs par mètre de voie situé hors du domaine du chemin de fer. Il établit également que la compagnie ne peut créer de voie nouvelle sans l’autorisation de l’administration municipale12. Ce traité nous apparaît comme étant la première réglementation concernant l’extension du chemin de fer hors de son enceinte mais également comme la première forme d’ingérence de la municipalité dans les rapports que la compagnie peut nouer avec les négociants et les industriels situés aux abords des gares. Dès le départ, la ville se dote d’un outil destiné à réguler le développement du rail. Au niveau de la presqu’île de Perrache, véritable champ d’innovations technologiques selon Michel Cotte13, se définit la politique de la ville en matière d’occupation du sol public.

La conquête de l’espace urbain au XIXe siècle

6 Les clauses du traité de 1856 permettent d’approcher la dimension urbaine du rapport entre le rail, le commerce et l’industrie à Lyon. À partir de la seconde moitié du xixe siècle, le chemin de fer se développe dans l’ensemble de l’agglomération : le nombre de directions desservies au départ de la ville passe de un à neuf entre 1850 et 191014, confirmant le rôle central de Lyon au cœur du réseau PLM. L’essor du trafic de petite vitesse en témoigne : en 1913, 2 693 668 tonnes de marchandises sont expédiées ou reçues par les gares lyonnaises, contre 1 285 911 tonnes en 1869. Parallèlement, ce dynamisme s’affirme entre 1857 et 1913. On recense plus d’une cinquantaine de traités et d’autorisations relatifs à la création d’embranchements particuliers, conclus par les principaux établissements de l’agglomération, parmi lesquels les magasins généraux de

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Vaise et Lyon-Guillotière, l’arsenal de Perrache, le parc d’artillerie de Lyon, les usines de la compagnie du gaz, celles de Jules Weitz ou encore les établissements de la Buire et les abattoirs de la Mouche (fig. 1).

Figure 1. Gravure des verreries Jayet à Gerland (début du XXe siècle). La voie ferrée passe entre les deux bâtiments principaux. Les en-tête publicitaires ne manquent jamais de figurer l’embranchement quand il existe, car il est signe de modernité et de prospérité, comme la fumée régulière des cheminées.

Archives municipales de Lyon (AML) 1124 WP 57. Courrier à en-tête de la société Jayet frères, en date du 17 juin 1907.

7 De ce fait, la voie publique se situe au cœur de la relation entre le chemin de fer et l’industrie. La longueur des voies ferrées situées entre les gares et les usines double entre 1897 et 1913 en passant de 1 300 à 2 800 mètres. C’est le contrecoup du développement industriel aux abords des enceintes ferroviaires, un phénomène d’attraction rarement perçu sous cet angle. Face à ces multiples extensions, la ville s’engage dans un rapport nouveau avec le chemin de fer. Elle ne s’adresse plus exclusivement à la compagnie PLM15mais s’accorde avec chaque industriel desservi. La municipalité se pose ainsi comme un acteur incontournable dans la gestion du domaine ferroviaire et retire directement les bénéfices de l’attraction générée par les enceintes du chemin de fer.

Une politique nuancée

8 Les règlements municipaux concernant le développement des voies ferrées aux abords des gares ne sont pas rigides. La ville de Lyon est exonérée de taxes : à partir de 1882 l’embranchement de l’entrepôt municipal des douanes longe sur 150 mètres la rue Denuzière à Perrache, tandis que la voie chargée de desservir le chantier des nouveaux abattoirs, à la Mouche, emprunte dès 1909 le chemin des Ballonières sur plus de 1 000 mètres et coupe diverses artères du quartier de Gerland. De la même façon et suivant des instructions du maire, le directeur de l’arsenal de Perrache est exonéré en 1888 de la somme de 180,90 francs relative aux 67 mètres de voies ferrées situés cours Bayard : « En considération de la nature particulière de l’autorisation à accorder, laquelle se rapporte à un service public intéressant la défense nationale, je viens vous demander de vouloir bien examiner s’il n’y aurait pas lieu d’exonérer l’État de la redevance pour l’établissement de cette voie ferrée16. »

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9 Le prolongement de 30 mètres de cette voie est par la suite également autorisé sans redevance en 190817. De même, les voies ferrées qui sillonnent certaines rues privées18 situées aux abords des gares échappent à l’autorité de la ville. À Vaise, au nord de l’agglomération, l’embranchement de la Compagnie des magasins généraux sillonne les rues des quartiers de la gare d’eau et de l’Industrie sur plus de 1 000 mètres à la fin du XIXe siècle, à destination de diverses usines et entrepôts19(carte 2).Les rues empruntées sont alors la propriété de la Compagnie des magasins généraux et les voies ferrées ne sont soumises à aucune redevance. En effet, dès 1875, la surface des rues et voies de communication appartenant à cette compagnie s’élève à 7 000 m²20 et, comme le souligne l’ingénieur de la voie publique de la ville de Lyon en 1897 : « toutes les rues composant le quartier de la gare d’eau échappent à la surveillance du service de la voirie21. ».

Carte 2. Desserte des quartiers de la gare d’eau et de l’Industrie en 1896.

Dessin Th. Bourelly.

10 Avant la Première Guerre mondiale, la ville n’impose ainsi que 7 % des voies ferrées situées dans les rues de Lyon, ce qui représente une faible rentrée d’argent (452 francs en 1913). Mais il faut surtout retenir que, durant la seconde moitié du XIXe siècle et au début du XXe, la municipalité tolère le développement du rail sous son autorité, suivant des normes visant à préserver la chaussée empruntée22. À l’orée de la Première Guerre mondiale, la ville adopte une attitude nouvelle et le conflit constitue un tournant majeur dans le rapport qu’elle entretient avec le chemin de fer.

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La Première Guerre mondiale et ses conséquences

La voie publique au service de la défense nationale

11 Dès 1914, les services municipaux mettent en œuvre une politique visant à promouvoir le développement du chemin de fer et consacrent le rail comme un acteur stratégique majeur dans une grande ville de l’Arrière. La municipalité cherche à favoriser l’effort de guerre, de manière à faciliter l’approvisionnement des établissements militaires et de ceux travaillant pour la défense nationale. Tout d’abord, les tarifs de voirie sont révisés de manière à faciliter le développement des raccordements ferroviaires. La redevance de 2,70 francs par mètre de voie situé hors du domaine du chemin de fer est supprimée. Les voies ferrées sont imposées dès 1914 à hauteur de 0,50 franc par mètre carré et certains établissements militaires sont même totalement exonérés, à l’instar du parc d’artillerie et de l’atelier de construction de Lyon23. Les délais d’autorisation diminuent également de manière significative : le délai d’autorisation est en moyenne de 30 jours entre 1914 et 1918 contre 120 jours entre 1873 et 1913. Par ailleurs les formes réglementaires font l’objet d’un respect tout relatif, les arrêtés étant souvent délivrés dans l’urgence (fig. 2). Ainsi, dans l’immédiat après-guerre, le service de la voirie ignore parfois les noms des agents ayant délivré des autorisations ou la forme de ces dernières. La municipalité cautionne donc une certaine « anarchie » dans le développement de la toile ferroviaire au sein des rues de la ville durant la Première Guerre mondiale. Le service de la voirie, à travers la correspondance échangée après le conflit, reconnaît ce développement mal contrôlé et se trouve confronté à de multiples difficultés pour recenser les arrêtés et autorisations délivrés entre 1914 et 191824.

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Figure 2. Embranchement particulier du parc d’artillerie de Lyon en 1915. Plan joint à la demande du colonel Desdoitils au maire de Lyon, à l’effet d’emprunter les voies publiques du quartier de Gerland au moyen d’une voie ferrée destinée à relier le parc d’artillerie à la gare de Lyon-Guillotière, le 14 juin 1915.

AML 1211 WP 008.

L’héritage du conflit

12 Les conséquences de la politique engagée par la municipalité durant la Première Guerre mondiale sont perceptibles à plusieurs niveaux. Sur le plan morphologique tout d’abord : les emprises ferroviaires connaissent une extension sans précédent25. De véritables complexes ferroviaires sont créés autour de certains établissements militaires. En 1921, on recense par exemple 3 080 m² de voies ferrées de tout type dans les rues situées autour de l’arsenal de Perrache. Par ailleurs, entre 1913 et 1924, la longueur des voies ferrées situées dans les rues de la ville est presque multipliée par deux et passe de 2 800 à 5 500 mètres. Il est donc question d’un véritable héritage structurel, confrontant la municipalité à une problématique nouvelle, à savoir la gestion dans l’immédiat après-guerre d’un réseau à l’origine provisoire. En 1920, une grande partie des voies ferrées établies pour les besoins de la défense nationale demeure et le service de la voie publique s’interroge quant à leur mode de conservation ainsi qu’au sujet des taxes à adopter concernant des voies jusque-là exonérées ou très faiblement imposées.

Une reconsidération de la question ferroviaire

13 Les problématiques héritées du conflit sont à l’origine d’un grand projet de réforme. Il consiste tout d’abord dans l’adoption d’une réglementation uniforme à l’égard des voies

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ferrées empruntant le sol public à Lyon, alors que, jusqu’à la Première Guerre mondiale, les autorisations délivrées varient en fonction des permissionnaires. L’élaboration en 1919 d’une « formule unique d’autorisation », du « texte parfait » invoqué par l’inspecteur principal de la voie publique26, a pour objet de faciliter la délivrance des permissions ainsi que la surveillance et le fonctionnement de ces voies ferrées. Les services techniques et ceux de l’inspection peuvent alors s’appuyer sur le même arrêté pour l’ensemble des cas, afin de faire respecter les prescriptions municipales. S’il concerne les modalités d’insertion du chemin de fer dans l’espace urbain, en reprenant les clauses antérieures à propos du respect de la chaussée, du pavage ou de la circulation, ce règlement constitue une nouvelle forme d’ingérence de la part de la ville27. La municipalité tente alors d’orienter les choix des permissionnaires en matière d’exploitation et de promouvoir la traction électrique au détriment de la vapeur, suivant la politique hygiéniste, engagée dès 1905, qui vise à interdire toute fumée noire et prolongée dans l’agglomération28. Parallèlement, un nouveau tarif entre en vigueur afin de mettre en rapport le tissu ferroviaire existant avec les nécessités financières de la ville au sortir de la guerre (fig. 3). Adopté au mois d’août 1920, ce nouveau montant de 3,50 francs par mètre de rail situé sur le sol public s’applique à toutes les voies existantes et à établir29. Cette refonte de la politique municipale montre l’attitude visionnaire de la ville. Face au succès du chemin de fer pendant la Première Guerre mondiale, celle-ci prévoit le développement futur de la toile ferroviaire et désire éviter toute confusion entre les voies ferrées antérieures et à venir.

Figure 3. « Tarif des droits annuels de voirie pour les voies ferrées particulières... ». Affiche, août 1920.

AML 937 WP 110.

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14 Le conflit a transformé radicalement la relation entre ville et chemin de fer. Les extensions ferroviaires ont non seulement été tolérées mais favorisées, ce qui a induit une transformation durable de la morphologie urbaine et de l’attitude municipale. La politique menée par la ville durant l’entre-deux-guerres est ainsi le fruit de ces mutations, lesquelles placent le rail au cœur d’une question urbaine.

Le rail au cœur de la question urbaine durant l’entre- deux-guerres

De nouvelles mesures tarifaires

15 Face à l’essor croissant du chemin de fer sur son territoire, la municipalité lyonnaise est contrainte de s’adapter à différents degrés et tout d’abord au moyen de nouvelles mesures tarifaires. Suite au conflit, la longueur des voies ferrées imposées augmente : elle est multipliée par dix entre 1913 et 1921 où elle passe de 167 à 1 699 mètres. Alors que la ville taxe seulement 7 % des voies situées sur le territoire lyonnais en 1913, ce taux s’élève à 37 % en 1924 (2 031 mètres). Cet essor conduit la municipalité à réévaluer plus régulièrement ses tarifs (cette question ne se pose pas avant la Première Guerre mondiale étant donné l’insignifiance de la longueur des voies imposées). Par ailleurs les charges qui incombent à la ville après le conflit s’accroissent notamment en ce qui concerne les frais de voirie30. C’est pourquoi la municipalité augmente régulièrement les taxes perçues en raison de l’occupation du domaine public. Des réajustements successifs ont lieu durant la période de l’entre-deux-guerres, notamment en 1926 et 1930, lesquels font suite au tarif adopté en 192031. Le produit des embranchements particuliers situés sur le sol public prend alors plus d’importance. S’il passe de 452 à 6 001 francs entre 1913 et 1921, il s’élève à 10 255 francs en 1926 et à 13 310 francs en 1930. En outre, ces revenus évoluent plus vite que la longueur des voies ferrées : entre 1921 et 1936, le métrage des embranchements imposés est multiplié par deux et leur revenu par trois.

Une sensibilité nouvelle à l’égard du chemin de fer

16 Pendant la période de l’entre-deux-guerres, la ville fait la preuve d’une intelligence nouvelle en ce qui concerne le chemin de fer. Au sein des services municipaux, elle propose des interlocuteurs efficaces et surtout spécialisés. Par exemple, au cours des années 1920, un ingénieur du service de la voirie semble exclusivement affecté à la question des embranchements32. De plus, les grilles tarifaires adoptées dès 1920 témoignent d’une perception fine des techniques ferroviaires. On trouve plusieurs catégories de voies ferrées, soumises à différentes taxes selon leur destination. La redevance est moins importante pour les voies légères du type Decauville et les voies de un mètre et au-dessus du type OTL (voies de tramway avec rails à gorge) que pour les voies de 1,45 mètre du type PLM (avec rails à champignon)33. En 1856, il était simplement question de « voies ferrées établies à quelque titre que ce soit en dehors de l’enceinte du chemin de fer »34. L’évolution est radicale. Les connaissances techniques des services municipaux sont également prises en compte dans le tarif de 1930. Outre les rails, l’existence de leviers d’aiguillage et d’appareils de sécurité ou de manœuvre, comme les cabestans35, entre dans le calcul du tarif36. Les grilles tarifaires établies par la

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ville entérinent alors l’insertion dans l’espace public de dispositifs jusque-là cantonnés dans les gares et les usines. Ainsi les fonctions ferroviaires sous toutes leurs formes sont devenues un élément urbain durant l’entre-deux-guerres.

La marginalisation du rail et de l’industrie

17 Les droits de voirie et taxes qui pèsent progressivement sur les embranchements particuliers permettent de cantonner le chemin de fer dans les marges où il s’est développé à l’origine et de restreindre son extension dans certaines zones, notamment dans les quartiers en recomposition, tel Perrache, au sud de l’agglomération. Divers aménagements sont projetés dans cet ancien quartier industriel (prolongement du cours Charlemagne, comblement de la gare d’eau en vue de la création du port Rambaud, agrandissement des voûtes de passage sous la gare de voyageurs). Les rues concernées passent dans une catégorie de tarifs supérieure et les voies ferrées y sont plus fortement imposées. Dès lors, la longueur des embranchements situés aux abords de la gare marchandises de Perrache 2 stagne : entre 1921 et 1934, la longueur des rails situés sur le sol public du quartier passe seulement de 77 à 80 mètres. Ce quartier, qui concentrait près de 22 % des voies ferrées situées dans les rues de Lyon à la fin du XIXe siècle (276,5 mètres en 1897), n’en rassemble plus que 6 % en 1924 (324 mètres). Cette situation n’est pas seulement liée au réaménagement du quartier et à l’augmentation des redevances mais elle s’explique aussi par la saturation d’une zone inextensible, à l’origine de la migration des établissements industriels vers le sud-est de l’agglomération. De fait, la ville cherche à orienter durant l’entre-deux-guerres la géographie industrielle et ferroviaire de l’agglomération. La zone de Gerland devient progressivement le quartier du rail et de l’industrie. À partir des premiers embranchements établis aux abords de la gare de Lyon-Guillotière en 1874 se constitue une véritable ceinture ferroviaire qui capture les artères publiques en direction du sud de l’agglomération : la longueur des rails situés au sein des rues du quartier est estimée à 15 mètres en 1897, 1 000 mètres en 1913 et 2 900 mètres en 1924. Les mesures prises suite à la Première Guerre mondiale illustrent ainsi une sensibilité nouvelle à l’égard du chemin de fer : la technique fait désormais partie intégrante de l’espace urbain, au prix de redevances qui permettent d’exclure ou de promouvoir le rail dans certaines zones (carte 3).

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Carte 3. Desserte du quartier de la Mouche en 1935.

Dessin Th. Bourelly

18 En conclusion, les relations entre la compagnie PLM, la ville et les acteurs industriels et commerciaux sont empreintes d’interdépendance. C’est l’origine des particularités de certains quartiers. Mais le rapport que la ville entretient avec le rail est évolutif et il faut le nuancer. La réglementation destinée à réguler l’essor du chemin de fer hors de son enceinte était motivée à l’origine par le souci de préserver la sécurité publique et la circulation. Or l’attraction pour les gares et les intérêts en jeu en termes de prospérité et de dynamisme économique font progressivement passer les considérations relatives aux riverains au second plan. Durant les années 1870, lors de tractations avec la Compagnie PLM concernant la fixation d’un nouveau tarif de location du sol public, la ville dénonce le danger relatif aux voies ferrées situées dans le quartier de Perrache. Toutefois la correspondance interne échangée au même moment montre que la ville n’envisage tout de même pas la suppression des voies de la Compagnie PLM et la perte de ces revenus37. L’opposition entre les intérêts financiers de la ville et ceux de ses administrés est plus importante encore après la Première Guerre mondiale. En 1922 par exemple, le comité des intérêts locaux du quartier de la Mouche dénonce les nuisances liées aux embranchements particuliers (gêne occasionnée à la circulation et risque d’accidents pour les riverains) et réclame une réduction du nombre d’autorisations38. Les voies particulières représentent alors un revenu que la municipalité ne peut ignorer39 et l’ingénieur en chef de la ville émet certaines réserves au sujet de cette requête. Il promet simplement de suivre « dans toute la limite du possible » ces suggestions mais rappelle que le développement du quartier demeure indissociable de la desserte par voies particulières. Il semble donc que la sécurité publique invoquée à l’origine devienne un argument qui n’est plus que formel face au dynamisme industriel en lien avec le rail et face à l’évolution des revenus qu’en tire la municipalité, qui sont

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progressivement au cœur des rapports entre le chemin de fer et la ville (fig. 4). Les habitants situés aux abords des gares de marchandises, dans les quartiers industriels dynamiques, se trouvent donc assujettis à cet essor conjoint, fruit de l’interdépendance entre le chemin de fer et la ville.

Figure 4. L’héritage des rapports entre le chemin de fer et la ville : l’embranchement de la Compagnie générale de navigation à Vaise dans les années 1950.

AML 38 PH 32.

NOTES

1. Ce postulat est défendu par Karen Bowie, « Les gares du Nord et de l’Est au siècle dernier », in Isaac Joseph (dir.), Villes en gares, Paris, Éditions de l’Aube, 1999, p. 34, ainsi que dans certains travaux d’architecture, notamment : Guillaume Margot-Duclot, « La ville contre le rail », mémoire de troisième cycle, dirigé par Jean-Michel Milliex, Paris, École d’architecture de Paris- Belleville, 2001, 101 p. 2. Nous adoptons ici la définition de Godfernaux, selon qui les embranchements particuliers sont des voies ferrées qui relient à une ligne de chemin de fer, soit en pleine voie, soit dans une gare, les établissements industriels ou commerciaux voisins pour les desservir. Raymond Godfernaux, « Les embranchements industriels et leur utilité », Revue générale des chemins de fer, mai 1922, p. 347. 3. Nous incluons dans cette statistique uniquement la longueur des rails situés dans les rues de la ville et excluons le métrage situé sur les propriétés privées. En effet, diverses lacunes empêchent une perception d’ensemble de la présence ferroviaire dans les espaces industriels et commerciaux. 4. Michèle Lambert, « Les problématiques du chemin de fer dans la ville (1830-1855) », in « Les chemins de fer dans la ville », Revue d’histoire des chemins de fer, n° 5-6 (automne 1991-printemps 1992), p. 197.

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5. Solenn Guevel et Andrzej Michalski, « Embranchements à la Villette », in Karen Bowie et Simon Texier, Paris et ses chemins de fer, Paris, Action artistique de la ville de Paris, 2003, p. 112-115. 6. Archives municipales de Lyon (désormais : AML). Série L. Fonds de la recette municipale. 1408 WP 54 à 147. Livre de détail des recettes, 1844 à 1934. 7. Voir notamment : Anne-Cécile Lefort, « L’usine en périphérie urbaine, 1860-1920. Histoire des établissements classés en proche banlieue parisienne », thèse de doctorat d’histoire des techniques, dirigée par André Guillerme, Paris, CNAM, décembre 2002, 3 vol. , p. 665. 8. Archives départementales du Rhône (désormais : ADR). S 1619. Extrait de la situation de la Compagnie du chemin de fer de Saint-Étienne à Lyon, 1832-1836. 9. Archives départementales de l’Ardèche. 41 J 177. Mémoire en réponse aux attaques dirigées contre le chemin de fer de Saint-Étienne à Lyon, publié par le conseil d’administration de la compagnie du chemin de fer, Paris, 1836, p. 16. 10. Archives nationales du monde du travail. 77 AQ 26. Traité entre Clément Reyze, faisant fonction de maire de Lyon, et M. Gervoy, directeur du chemin de fer de Saint-Étienne à Lyon, le 20 avril 1845. 11. AML 922 WP 50 3. Rapport de l’ingénieur directeur de la voirie municipale au préfet du Rhône, le 17 avril 1875. Historique concernant la location de terrain sur la voie publique pour occupation permanente par la Compagnie PLM. 12. Ibidem. 13. Michel Cotte, « Innovation et transfert de technologies, le cas des entreprises de Marc Seguin », thèse de doctorat d’histoire des techniques, dirigée par Louis Bergeron, Paris, EHESS, 1995, 2 vol. , 590 et 450 p. 14. Paul Claval et Maurice Wolkowitsch, « Chemins de fer, politique commerciale et organisation de l’espace », Revue d’histoire des chemins de fer, n° 1 (automne 1989), p. 30. 15. À partir de 1857, la compagnie reliant Paris à la Méditerranée exploite l’ensemble des gares de l’agglomération lyonnaise. 16. AML 335 WP 41. Rapport du maire au conseil municipal de Lyon, le 6 août 1888. 17. AML 335 WP 41. Rapport de l’ingénieur de la voie publique de Lyon, le 7 mars 1908. 18. Ces rues relèvent de la responsabilité de leurs propriétaires, par opposition aux voies publiques qui dépendent de la voirie urbaine ou vicinale. 19. L’embranchement et les bâtiments de la Compagnie des magasins généraux et de la gare de Vaise deviennent la propriété de la Compagnie générale de navigation-HPLM en 1897. 20. Chambre de commerce et d’industrie de Lyon. S4 TC1 19. Compagnie des magasins généraux et de la gare de Vaise. Situation au 31 décembre 1875. 21. AML 949 WP 41 3. Rapport de l’ingénieur de la voie publique au sujet des rues du quartier de la gare d’eau de Vaise, le 19 février 1897. 22. Les arrêtés d’autorisation concernant l’emprunt de la voie publique par des embranchements particuliers prescrivent entre autre le mode de pavage autour des rails, le respect de la sécurité publique et de la circulation, la vitesse et la composition des convois ou encore l’installation de dispositifs spécifiques comme les contre-rails. 23. AML 1199 WP 001. Rapport du chef du septième bureau de la mairie de Lyon, le 8 janvier 1940, au sujet de l’occupation du sol public par les services de l’armée pour les besoins de la guerre. 24. La majeure partie de cette correspondance est conservée sous la cote AML 1199 WP 001. 25. Malheureusement, du fait des lacunes des arrêtés délivrés pendant le conflit, on ne peut quantifier précisément la superficie des emprises ferroviaires établies entre 1914 et 1918. 26. AML 337 WP 009. Rapport du chef du septième bureau de la mairie de Lyon, inspecteur principal de la voie publique, sur les voies ferrées particulières, en 1919. 27. AML 1199 WP 001. Projet d’arrêté général concernant l’installation de voies ferrées, dressé par l’ingénieur de la voie publique le 22 décembre 1919.

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28. AML 1127 WP 92. Arrêté du maire de Lyon en date du 4 août 1905, portant interdiction de produire des fumées noires, épaisses et prolongées dans l’agglomération. 29. AML 1199 WP 001. Tarif des droits annuels de voirie pour les voies ferrées particulières établies sur le domaine public, voté par le conseil municipal le 2 août 1920 et approuvé par le préfet du Rhône le 21 août 1920. 30. AML Bulletin municipal officiel. Séance du 14 décembre 1925. Occupations diverses du domaine public. Relèvement des droits de voirie, de place et de stationnement. 31. Ville de Lyon. Tarifs des droits de voirie et d’occupation du sol par les riverains des voies publiques (9 mars 1926), Lyon, Imprimerie nouvelle lyonnaise, 1926, 28 p. ; Ville de Lyon. Redevances pour tolérances consenties. Tarif de base. Voté par délibération du CML du 27 janvier 1930, approuvée par décision préfectorale du 25 février 1930, Lyon, Imprimerie nouvelle lyonnaise, 1930. 32. Cette information n’est pas issue des sources municipales mais d’un plan de table dressé par un important client du chemin de fer, la Société des magasins généraux de Lyon-Guillotière, à l’occasion de l’inauguration de la soudure de son réseau avec l’embranchement municipal des abattoirs dans le quartier de Gerland. Le plan de table indique la qualité de chacun des invités et notamment celle des représentants de la ville. À côté de l’ingénieur Aubert figure ainsi le terme « embranchements ». ADR 128 J 130. Inauguration de la ligne des abattoirs, le samedi 14 juin 1924. 33. AML 1199 WP 001. Tarif des droits annuels..., op. cit. 34. AML 922 WP 50 3. Rapport de l’ingénieur directeur..., doc. cité. 35. Suivant la définition fournie par Aurélien Prévot, « le cabestan est un treuil à tambour vertical, autour duquel on enroule un câble pour tirer des wagons », Aurélien Prévot, « L’électrification de la manutention dans les gares au XIXe siècle », Revue d’histoire des chemins de fer, n° 35 (automne 2006), p. 89-109, définition p. 91, note 6. 36. Ville de Lyon. Redevances pour tolérances..., op. cit. 37. AML 922 WP 50 3. Rapport concernant la gare d’eau et les voies de fer dans les rues de Lyon, le 12 octobre 1882. 38. AML 923 WP 246. Comité des intérêts locaux de l’agglomération du quartier de la Mouche. Ordre du jour de la réunion du 22 avril 1922. 39. En 1922, celles-ci rapportent 6 000 francs à la ville et les embranchements du quartier de Gerland représentent 93 % de ces revenus. AML. 1408 WP 133. Recette municipale. Livre de détail des recettes pour l’exercice 1922.

RÉSUMÉS

Dès l’apparition du chemin de fer, les enceintes ferroviaires constituent des pôles d’attraction. De véritables toiles ferroviaires prennent forme et capturent progressivement l’espace urbain. À Lyon, 60 % des embranchements particuliers – voies destinées à mettre les établissements industriels ou commerciaux en relation avec les gares ou les lignes de chemin de fer – autorisés par la compagnie PLM entre 1862 et 1937 empruntent le sol de la commune. C’est pourquoi nous plaçons la relation entre le chemin de fer et l’industrie au cœur d’une problématique urbaine, en montrant comment la municipalité lyonnaise prend conscience de cet essor et tâche de le réguler, au moyen de droits de voirie et de normes spécifiques relatives à la présence ferroviaire. Le rapport particulier que le chemin de fer noue avec la ville se résume d’abord à une relation

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exclusive entre les compagnies et l’administration municipale puis s’élargit à l’ensemble des acteurs du commerce et de l’industrie, dès la fin du XIXe siècle. La guerre et le rôle de Lyon comme ville de l’arrière vient accentuer ce développement : entre 1913 et 1921, la longueur des voies ferrées industrielles sur le sol public est multipliée par dix. Les relations étroites entre la compagnie PLM, la ville et les acteurs industriels et commerciaux revêtent une dimension urbaine essentielle, empreinte d’une certaine interdépendance, à l’origine des particularités de certains quartiers.

As soon as railways appeared, they created areas that became magnets for economic changes. Towns were thus gradually caught up within railway webs. In Lyon, 60% of industry tracks – tracks intended to connect industrial or commercial firms with railway stations or lines– that were authorized by the PLM company between 1862 et 1937 ran on land that belonged to the municipal district. This is why we find that the relationship between railways and industries is central to the problematic issue of urban development. We will show how the Lyons municipality, aware of this development, tried to regulate it by creating maintenance rights and specific standards related to the presence of railways. The particular relationship that bound railways with the city of Lyons can first be summed up to an exclusive relationship between railway companies and the town’s municipal administration. It was then broadened to include all the various entities representing trade and industry actors from the late 19th century onwards. The war and Lyons’ role as a town removed from the combat area emphasized this movement: between 1913 and 1921, the length of industry tracks on public land increased tenfold. Close relationships between the PLM Company, the city, and commercial and industrial entities bear the mark of town planning features that suggest a certain interdependence and underpin the characteristics of some of the city’s neighbourhoods to this day. Résumé traduit du français par Maïca Sanconie.

INDEX

Mots-clés : chemin de fer industriel, embranchement particulier, France, Lyon, PLM, première guerre mondiale, urbanisme Index chronologique : 1852-1870 Second Empire, 1871-1914 Troisième République, 1914-1918 Première Guerre mondiale, 1918-1938 Entre-Deux-Guerres, XIXe siècle, XXe siècle Keywords : France, industry track, Lyon, PLM, town planning, world war one Thèmes : Histoire juridique institutionnelle et financière, Réseaux et territoires

AUTEUR

THOMAS BOURELLY Doctorant en histoire, université Lyon 3

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Querelles de frontière à la gare de Paris-Austerlitz : la rue Watt et les ponts du Paris-Orléans, 1839-1937 Border conflicts at Paris-Austerlitz station: rue Watt and the Paris-Orléans railway bridges, 1839-1937*

Karen Bowie

1 Située à Paris dans le XIIIe arrondissement, entre la Bibliothèque nationale de France et le boulevard périphérique, la rue Watt relie les quais de la Seine et la rue du Chevaleret. Elle est perpendiculaire à l’axe des voies ferrées de la gare d’Austerlitz qui la traversent sur des ponts. Depuis les origines de la gare, elle constitue un point sensible de limite entre le territoire ferroviaire et l’espace public de la ville (fig. 1).

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Figure 1. Le XIIIe arrondissement dans les années 1960, avant ses transformations récentes. On peut y apercevoir entre autres l’ancienne gare aux marchandises SNCF, dont le site est aujourd’hui occupé par la Bibliothèque Nationale de France. La rue Watt relie le quai de la Gare et la rue du Chevaleret, entre la rue de Tolbiac et le boulevard Masséna.

2 Les ponts ferroviaires qui la traversent constituent un ouvrage complexe, qui portait au XIXe siècle non seulement les voies des grandes lignes Paris-Orléans, mais aussi, à partir des années 1850, les voies de raccordement entre la gare d’Austerlitz et le chemin de fer de Ceinture. Pendant les années 1870, on envisagera de remplacer ce raccordement alors intra-muros par une voie dite extra-muros, à l’extérieur des murs de fortification. La mise en œuvre de ce projet qui comportait des modifications importantes des ponts de la rue Watt fit l’objet de négociations qui durèrent plusieurs décennies.

Le cadre de réalisation de la présente étude

3 Issu d’un rapport commandité par la SEMAPA (Société d’économie mixte d’aménagement de Paris), le travail que nous présentons ici doit son existence à un contexte particulier. La rue Watt avait attiré l’attention de certaines associations de défense du patrimoine pendant les années 1990, alors que de grandes opérations d’aménagement étaient en cours, dans le cadre de la zone d’aménagement concertée Paris – Rive Gauche, sur des terrains situés entre la gare d’Austerlitz et le boulevard périphérique. Cette rue se présentait en effet comme un lieu insolite où le chemin de fer passait au-dessus de la voie publique sur des ponts métalliques en treillis qui pouvaient laisser passer une lumière tamisée (fig. 2). Situé près de la « zone » des anciennes fortifications, cet ouvrage avait donné lieu à des représentations en bandes dessinées, chansons populaires et romans policiers qui lui avaient conféré une certaine célébrité. Cependant, l’histoire de sa construction et de son rôle dans l’évolution du site n’avait jamais fait l’objet de travaux historiques1. La recherche que nous avons réalisée

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se voulait ainsi plus historique et documentaire que proprement patrimoniale. En effet, il nous semblait qu’une étude documentaire était un préalable à des débats sur les choix d’aménagement2.

Figure 2. La rue Watt. Photographie publiée dans Paris-Projet n° 29, septembre 1990.

Cl. d.r.

4 L’étude du « cas » des ponts de la rue Watt apporte surtout ainsi des éclairages sur la manière dont la Compagnie du chemin de fer Paris-Orléans menait ses relations avec la municipalité, sur une période allant des débuts de l’implantation ferroviaire sur le site en 1839 jusqu’à la création de la SNCF presqu’un siècle plus tard (fig. 3 en annexe).

Un fonds d’archives exceptionnel, des éclairages nouveaux

5 Notre étude se fonde essentiellement sur des documents conservés au Centre des archives historiques de la SNCF, au Mans3. Les archives de la gare d’Austerlitz, contrairement à la grande majorité des archives de la Compagnie du Paris-Orléans, ne furent pas versées aux Archives Nationales au moment de la création de la SNCF en 19374. Ces documents, considérés comme pouvant être toujours nécessaires à la gestion du site, furent conservés sur place dans la gare et étaient donc inaccessibles aux chercheurs jusque vers la fin des années 1990.

6 Cette documentation désormais accessible permet donc d’apporter un éclairage inédit sur le fonctionnement, pendant un siècle, de la Compagnie du Paris-Orléans lorsqu’elle aménage et réaménage l’immense zone occupée par la tête de son réseau, à cheval entre Paris et Ivry. Le « cas » des négociations concernant les ponts ferroviaires et l’aménagement de la rue Watt, bien représenté dans les archives du Mans, nous a ainsi permis de découvrir un aspect fondamental de l’activité de l’entreprise ferroviaire resté jusqu’ici peu abordé par les travaux historiques.

7 Cette documentation restitue le travail quotidien des ingénieurs responsables de l’aménagement ainsi que leurs modes de communication entre eux. Le plus souvent, cette communication se fait par le moyen de rapports techniques commentés, les discussions et débats étant consignés dans des annotations manuscrites en marge d’un

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même document transmis et retransmis d’un service à un autre : c’est sur ce type de document que repose l’essentiel de notre étude.

8 Soulignons cependant que l’archive exploitée pour réaliser notre recherche est à la fois abondante et lacunaire : les aléas de sa conservation ont fait que certaines séries sont presque complètes, avec des pièces présentes même en plusieurs exemplaires, alors que d’autres sont vides. L’analyse des documents issus de ce fonds laisse donc certaines questions sans réponse. Surtout, étant donné l’importance des transformations survenues sur le site au cours des années, il est parfois difficile de distinguer entre un projet élaboré mais non réalisé et un projet réellement mis en œuvre puis modifié ou démoli ultérieurement.

9 Il est important aussi de noter que l’image qui ressort de notre documentation exprime avant tout le point de vue de l’exploitant ferroviaire sur l’ouvrage que nous avons étudié. Ce qui intéresse la Compagnie du Paris-Orléans n’est pas la rue Watt en elle- même mais les ponts ferroviaires qui l’enjambent. Le vocabulaire utilisé pour désigner ces ponts est déterminé par référence à la voie ferrée : l’expression si souvent rencontrée, « P.I. de la rue Watt », renvoie à un passage ou « pont inférieur », situé au- dessous des voies ferrées qu’il porte. Nous verrons qu’il était un certain temps question de transformer l’ouvrage en « P.S. » ou « pont supérieur », c’est-à-dire en un pont passant au-dessus des voies ferrées et portant la chaussée publique sur son tablier. La désignation de sa localisation, « P.K. 2,008 », renvoie au « point kilométrique », la distance en kilomètres depuis la tête des voies.

Le contrôle du ministère des Travaux publics

10 Le site étudié met en contact la Compagnie du Paris-Orléans et la ville de Paris. Mais elles n’étaient pas seules impliquées dans les projets d’aménagement qu’il fallait définir et mettre en œuvre. La Compagnie d’Orléans était assujettie au contrôle du ministère des Travaux publics et son activité d’aménagement n’échappait pas à cette règle.

11 Le contrôle de l’exploitation des chemins de fer constituait en effet une activité considérable au sein du ministère des Travaux publics, souvent modifiée et réorganisée avec l’évolution de la législation et de la réglementation régissant les relations entre les compagnies et l’État. « Le développement progressif des voies ferrées et le rang généralement élevé des ingénieurs de l’État placés par les Compagnies à la tête de leur exploitation ont déterminé le Gouvernement à mettre au sommet de la hiérarchie du contrôle, des fonctionnaires jouissant d’une grande autorité par leur âge, leurs talents et leur grade dans le Corps des Ponts et Chaussées5. »

12 À la fin du XIXe siècle, il existait ainsi au ministère une direction du Contrôle pour chaque réseau, avec à sa tête un inspecteur général des ponts et chaussées ayant sous ses ordres une hiérarchie d’ingénieurs en chef, d’ingénieurs ordinaires et de conducteurs de travaux. « Chaque directeur a auprès de lui : 1° un ingénieur en chef des ponts et chaussées, chargé du contrôle des travaux et du mandatement général des dépenses du contrôle ; 2° un ingénieur en chef des ponts et chaussées, chargé du contrôle de l’exploitation technique ; 3° un ou deux inspecteurs principaux de l’exploitation commerciale6. »

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Le temps long des projets ferroviaires

13 Nous verrons que l’aménagement de la rue Watt soulevait des problèmes d’alignement qui ont fait l’objet d’un conflit entre la Compagnie du Paris-Orléans et la ville de Paris qui a duré presque trente ans.

14 Les documents analysés montrent que la Compagnie du Paris-Orléans élaborait en effet des projets sur de longues durées, trente ou quarante ans. C’est ainsi que nous voyons la compagnie présenter un projet à l’approbation du ministère au début des années 1870 concernant l’agrandissement de la gare des marchandises à Ivry – un projet qui impliquait la suppression du pont sur la rue Watt du raccordement intra-muros du chemin de fer de Ceinture. On peut considérer que ce projet, après de nombreuses modifications et améliorations, est pour sa majeure partie réalisé en 1913. Il s’agit d’une période qui a vu des évolutions radicales auxquelles la gare a dû s’adapter, plus particulièrement pendant les premières années du XXe siècle : la prolongation de ses lignes jusqu’à la nouvelle gare quai d’Orsay, les débuts de l’électrification du réseau (d’abord entre Austerlitz et Orsay en 1900, puis entre Paris et Juvisy en 1904) ainsi que le doublement des voies entre Paris et Brétigny.

15 Mais malgré ces transformations profondes dans les conditions d’exploitation de la gare, nous verrons la compagnie présenter en 1912 un « projet d’avenir lointain » qui est sous certains aspects une prolongation du projet des années 1870 : il s’agissait de réorganiser le plateau de voies, en déplaçant notamment les ateliers de réparation et les services des messageries. Ce projet, conçu pour être mis en œuvre selon un phasage comportant des étapes qui ne seraient réalisées que « si nécessaire », est achevé dans sa totalité en 1929 quand il fait l’objet d’une importante publication dans la Revue générale des chemins de fer (fig. 4).

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Figure 4. Schéma représentant la transformation de l’ensemble de la gare réalisée entre 1924 et 1929.

M. Blondel, « Note au sujet des travaux d’agrandissement de la gare de Paris-Austerlitz », Revue générale des chemins de fer, septembre 1929.

Historique : les principales étapes

16 Certains faits fondamentaux concernant l’histoire des ponts de la rue Watt sont rapportés dans des documents qui accompagnent les épreuves rendues obligatoires par une circulaire ministérielle de 1891, lors desquelles on devait noter, en plus des résultats des épreuves et vérifications techniques entreprises, des informations concernant l’histoire de l’ouvrage, l’origine de ses matériaux, ainsi que les entreprises responsables de sa construction7. Cependant, ces quelques faits fondamentaux ne permettent pas à eux seuls de comprendre une histoire qui, au vu des autres documents examinés, paraît en fait assez complexe.

Les origines

17 On apprend ainsi que les origines du pont remontent aux débuts mêmes du chemin de fer sur le site, en 1839 : les rails auraient alors enjambé la rue portés par des poutres en bois, le pont ayant une portée de 3 mètres sur une longueur de 8 mètres. En 1854, ce pont aurait été remplacé par un ouvrage plus important, avec un tablier métallique et une portée de 5 mètres sur une longueur de 24 mètres, ouvrage allongé à 43 mètres en 1867 mais en conservant la même portée de 5 mètres. Cette période de l’histoire de l’ouvrage est évoquée dans des documents ultérieurs, où l’on souligne que pendant les années 1850 la rue Watt, située dans une partie de la commune d’Ivry qui n’avait pas encore été annexée à Paris, « n’était que le chemin de la Croix-Jarry et ne débouchait pas sur le quai de la gare »8. C’est également pendant les années 1850 que fut réalisé un autre pont sur la rue Watt, portant le raccordement entre le chemin de fer d’Orléans et

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la Ceinture9: ce pont était situé vers l’extrémité Seine de la rue Watt, à quelques mètres du premier pont PO (fig. 5).

Figure 5. Schéma sans titre joint au procès-verbal d’une réunion tenue en septembre 1904, montrant la situation des ponts ferroviaires de la rue Watt telle qu’elle persistait depuis les années 1850. Deux ponts distincts traversent la rue, l’un portant les voies PO, l’autre les voies du raccordement avec le chemin de fer de Ceinture. C’est la situation qui faisait l’objet des projets de modification approuvés en 1873 et 1877.

SNCF, CAH 40LM29/10/2 : Comité de Ceinture du 21 septembre 1904

30 années pour régulariser un alignement

18 C’est au cours des années 1870 que des projets plus ambitieux pour ces ouvrages sont élaborés, dans le cadre d’un important programme de remaniement des voies PO. Il s’agissait d’agrandir la gare des marchandises d’Ivry et de déplacer extra-muros le raccordement avec la Ceinture : les terrains occupés par le raccordement intra-muros devaient ainsi être libérés pour l’extension de la gare. Notons que, selon ce projet, le nouveau raccordement avec la Ceinture, maintenant situé extra-muros, devait passer sur le boulevard Masséna par un passage à niveau, solution qui, comme nous pouvons l’imaginer, allait faire l’objet d’importantes réserves par la suite10. Des décisions ministérielles de 1873 et 1877 ont cependant autorisé le PO à mettre en œuvre ce projet, les ponts sur la rue Watt devant être remplacés par un ouvrage d’une ouverture de 12 mètres (et non plus 5) sur une longueur de 125 mètres (fig. 5 et fig. 6).

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Figure 6. Plan schématique du projet approuvé en 1873 et 1877 qui ne sera jamais réalisé tel quel. Le raccordement avec le chemin de fer de Ceinture devait être déplacé extra-muros, traversant le boulevard Masséna par un passage à niveau ; les tabliers des ponts de la rue Watt devaient être démultipliés pour ne constituer qu’un seul grand pont et ne recevoir que les seules voies PO.

SNCF, CAH 40LM29/12/2 et 40LM29/1/2/2 : Raccordement des Chemins de fer d’Orléans et de Ceinture. Projet approuvé par les Décisions Ministérielles du 7 juillet 1873 et 12 juillet 1877. 13 juillet 1904.

19 La mise en œuvre de ce projet a été commencée mais jamais achevée. La Compagnie d’Orléans s’est approvisionnée en poutres et pièces de pont en fer afin de construire un tablier de 12 mètres de portée sur 125 mètres de longueur, mais cet ouvrage ne fut réalisé que sur 71 mètres, entre 1881 et 1883. La construction du nouveau pont a semble-t-il procédé à partir de la rue du Chevaleret, pour s’arrêter à quelques mètres du pont du raccordement intra-muros avec la Ceinture, qui traversait par ailleurs cette rue à un niveau légèrement plus élevé que ne le faisaient les voies PO.

20 Les raisons de cette exécution incomplète d’un ouvrage approuvé et dont les matériaux avaient été approvisionnés ne sont explicitées que partiellement par les documents étudiés. En 1904, pour expliquer cet arrêt des travaux, on évoquera une baisse de trafic à la gare d’Ivry ainsi que des « difficultés de service que l’on craignait par suite de la suppression du raccordement intérieur de la Ceinture »11. Lors des discussions organisées à la fin des années 1890 entre la Compagnie du Paris-Orléans, la ville de Paris et le service de contrôle du réseau PO au ministère des Travaux publics, le directeur de la compagnie avait proposé des explications à peine plus détaillées. Il affirme dans un exposé du 6 mai 1898 que ce n’était que pendant l’exécution du projet de 1874 que la compagnie s’était rendu compte des difficultés qui pourraient être provoquées par la suppression du raccordement intra-muros avec la Ceinture, tant pour les trains de marchandises que pour ceux des voyageurs, et que la décision avait été prise alors d’ajourner la démolition du pont existant.

21 On peut cependant supposer que la Compagnie d’Orléans n’avait aucun intérêt à construire un nouveau pont à l’emplacement du raccordement intra-muros avec la Ceinture tant que ce raccordement n’avait pas été effectivement déplacé et qu’elle n’était pas en mesure d’arrêter la manière dont ses voies allaient désormais traverser la rue Watt. Le mode de mise en œuvre du nouveau pont dépendait en effet de l’angle

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selon lequel les voies devaient traverser la rue, déterminant la disposition des poutres portant le tablier du pont et les rails.

22 Quelles qu’en aient été les raisons, le pont de 1881-1883 ne fut donc réalisé qu’à moitié, laissant le raccordement avec la Ceinture sur le pont existant de 5 mètres de portée, et la compagnie en possession de poutres en fer en réserve. La rue Watt elle-même était laissée avec un alignement irrégulier, avec un point d’étranglement sous le pont du raccordement, où elle passait donc de 12 mètres à 5 mètres de largeur (fig. 7, fig. 8) Cette situation, qui n’a pas manqué de provoquer des réactions de la part des ingénieurs de la ville de Paris, a duré 30 ans, jusqu’en 1913, quand la Compagnie d’Orléans a enfin ajouté trois tabliers neufs à son pont existant et régularisé l’alignement de la rue Watt.

Figure 7. Irrégularité de l’alignement de la rue Watt, qui se rétrécit de 12 m à 5 m en passant sous le pont des voies du raccordement avec la Ceinture.

SNCF, CAH 236LM30/4/6 : Chemin de fer de Paris à Orléans. Reconstruction du pont inférieur établi sous le raccordement de Ceinture à la traversée de la rue Watt. État actuel. 22 mai 1896. Signé : J. d’Herbeline.

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Figure 8. Irrégularité de l’alignement de la rue Watt, projet de remplacement des étais en bois par un mur de soutènement.

SNCF, CAH 236LM30/4/6 : Chemin de fer de Paris à Orléans. Pont du raccordement de Ceinture. Remplacement des étais par un mur de soutènement. 22 mai 1896. Signé : J. d’Herbeline.

23 Cette partie de l’ouvrage a néanmoins fait l’objet de quelques améliorations pendant les années 1880 et 1890. On sait par exemple qu’en 1884, « pour donner satisfaction à une demande de M. le Préfet de la Seine », la compagnie a mis en place un platelage en tôle striée dans les entrevoies adjacentes à certaines voies ; et que, en 1887, on a établi des planchers en bois « pour empêcher l’huile et l’eau provenant des machines de tomber sur les passants »12. Il s’agit là d’interventions résultant donc de pressions exercées par la ville de Paris pour obtenir que la compagnie assume la responsabilité des effets sur la voie publique de son exploitation des ponts ferroviaires.

Entre compagnie ferroviaire et municipalité

24 En 1896, les étais en bois soutenant le bardage du remblai d’une des culées du pont du raccordement avaient fait l’objet d’une plainte du commissaire voyer du XIIIe arrondissement (fig. 7, fig. 8). En effet, lors du même exposé du 6 mai 1898 évoqué plus haut13, le directeur de la compagnie explique à l’ingénieur chargé du contrôle du réseau PO au ministère des Travaux publics que, même si « les étais en bois qui soutiennent les terres » du remblai de la culée du pont du raccordement étaient « en bon état », la compagnie était disposée « à remplacer ces étais et le bardage en bois par un mur en maçonnerie ». Il affirme que les plaintes concernant l’irrégularité de l’alignement de la rue Watt « ne se sont manifestées qu’en 1896 et 1897 », et qu’elles n’ont « aucun caractère d’acuité ». Selon la compagnie, « la gêne apportée aux voitures par l’étranglement de la rue Watt » pouvait être « provisoirement acceptée, étant donnée la faible importance de la circulation qui emprunte cette rue ». Le directeur explique par ailleurs que « pour donner satisfaction aux plaintes », la compagnie avait élaboré des projets « tendant à [...] substituer au passage actuel un pont nouveau de 12 mètres de portée » : il s’agit sans doute des projets signés par l’ingénieur Jégou d’Herbeline le 22 mai 1896, qui accompagnaient les projets de la même date visant à remplacer les étais

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en bois par un mur de soutènement (fig. 7, 8). Le directeur affirme que la compagnie aurait demandé d’elle-même l’autorisation de réaliser le nouveau pont « si le prolongement prochain de notre ligne jusqu’au quai d’Orsay n’était pas venu transformer le problème » ; il ajoute que « le doublement plus ou moins prochain de nos voies aux abords de Paris » aurait lui aussi rendu nécessaire une modification importante du tracé du raccordement avec la Ceinture.

25 La gravité du problème posé par le goulet d’étranglement sous le pont de raccordement fait manifestement l’objet de perceptions différentes de la part des ingénieurs de la ville de Paris et de celle de leurs collègues de la Compagnie d’Orléans. Lors des exposés sur ces questions organisés en 1897 et 189814, les ingénieurs de la ville de Paris insistaient sur le fait que le décrochement dans le tracé de la rue Watt constituait un réel danger pour la circulation. « Les voitures qui viennent du côté de la Seine ne peuvent apercevoir celles qui viennent de l’autre côté, et n’en sont pas aperçues davantage ». L’ingénieur en chef de la voie publique souligne encore en 1898 le caractère « vraiment inacceptable du point de vue de la voie publique » de la saillie dans l’alignement de la rue.

Arbitrages du service du contrôle au ministère des Travaux publics

26 Lors de ces conférences organisées en 1897 et 1898, le ministère des Travaux publics devait trancher entre les points de vue divergents de la Compagnie d’Orléans et de la ville de Paris. L’ingénieur ordinaire Rousseau donne un premier avis en 1898 ; le dernier mot revient à M. d’Ussel, ingénieur en chef du contrôle du réseau d’Orléans. Pour M. Rousseau, même si la rue Watt est peu fréquentée, l’étranglement formé par les culées du pont du raccordement « n’est passans danger ». Il comprend que la compagnie souhaite ajourner la réalisation d’un nouveau pont sur ce point, qui « risquerait de n’être utile que pendant une durée très limitée à cause des modifications que peut subir le raccordement ». Il lui semble néanmoins que « cette amélioration réclamée par la ville et approuvée depuis 1874 a été suffisamment ajournée ». Sa conclusion est « d’inviter la Compagnie d’Orléans à présenter un projet qui fasse disparaître le défaut de largeur du pont de la rue Watt ». L’avis de son supérieur hiérarchique au ministère des Travaux publics est cependant plus nuancé et, surtout, moins contraignant pour la compagnie : il conclut en invitant cette dernière non pas à « présenter un projet » mais à « étudier un projet », qui « procurerait à la rue Watt l’amélioration réclamée ».

Des collaborations difficiles

27 Curieusement, les conclusions de ces conférences de 1897 et 1898 semblent être restées comme en suspens pendant trois années. Le préfet de la Seine les adresse au ministre des Travaux publics en septembre 1901 seulement, le retard étant dû à « un malentendu entre le Service Municipal et le Service de Contrôle ».

28 Dans sa lettre d’envoi du dossier de septembre 1901, le préfet prie le ministre de « vouloir bien inviter la Compagnie d’Orléans à procéder dans le plus bref délai à l’étude du projet de reconstruction du viaduc de la rue Watt »15. Cette lettre relançant l’affaire semble avoir eu un certain effet, puisqu’on trouve un nouveau projet, élaboré en 1902, de « Reconstruction du pont sur la rue Watt à la traversée du raccordement

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avec la Petite Ceinture ». Cependant, en janvier 1903, la compagnie écrit à son tour au ministre des Travaux publics en proposant de ne pas donner suite aux projets ayant fait l’objet des conférences de 1897-1898 ; elle affirme que de nouveaux projets sont en cours d’élaboration « entraînant très-probablement pour la rue Watt la réalisation du programme de 1874 »16, affirmation répétée plus tard la même année dans une lettre du directeur de la compagnie à l’inspecteur du service municipal de la ville de Paris.

29 Mais le ministre semble maintenant s’impatienter. En février, juin et août 1903, il réclame avec de plus en plus d’insistance la communication du projet d’amélioration de la rue Watt. Sa lettre du 8 août adressée à « MM. les administrateurs de la Compagnie d’Orléans » est la plus sèche : « Par plusieurs lettres restées sans réponse, j’ai invitée votre Compagnie à m’adresser d’urgence le projet d’amélioration des installations de la gare d’Ivry, y compris la reconstruction définitive et la mise à l’alignement des ponts de la rue Watt. Je ne m’explique pas, Messieurs, le silence de votre de Compagnie, qui aurait pu, si elle n’était pas en mesure de fournir le projet réclamé, faire connaître à mon Administration la cause de cet empêchement. Je vous prie de me donner, à cet égard, des explications dans le plus bref délai possible17. »

30 Le directeur de la compagnie lui répond le 13 août que « nous venons de terminer l’étude de notre projet [...] comportant la reconstruction définitive et la mise en alignement du pont de la rue Watt »18.

31 Cependant, il écrit aussi que ce nouveau projet ne sera soumis à l’approbation du ministre qu’une fois pris l’avis du Syndicat de la Ceinture, puisque le nouveau projet comporte la substitution d’un raccordement extra-muros à celui existant intra-muros. Nous n’avons pas vu d’écrit qui explique pourquoi cet aspect du projet, qui existait déjà dans celui qui avait été approuvé en 1874, devait recevoir à nouveau l’aval du Syndicat de la Ceinture ; aval qui lui sera en effet refusé, non pas par le Syndicat de Ceinture lui- même mais par l’ingénieur du contrôle du syndicat au ministère. Le directeur de la compagnie affirme néanmoins au ministre que « nous pouvons prendre d’ores et déjà l’engagement de réaliser la mise en alignement de la rue Watt dans les conditions désirées par la ville de Paris »19.

32 À l’intérieur de la compagnie, cependant, le processus d’étude et d’approbation du projet par chacun des services prend du temps. Le service de la voie et des travaux réclame encore fin novembre 1903 les observations du service de l’exploitation sur cette étude de la « Régularisation des alignements de la rue Watt par la suppression du pont établi pour le passage du raccordement avec la Ceinture ». Un plan d’ensemble du pont de la rue Watt daté du 12 décembre 1903 représente le pont du raccordement exactement tel qu’il était depuis les années 1850 (fig. 9).

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Figure 9. Un plan dressé en 1903 montre que l’alignement de la rue Watt n’avait toujours pas été rectifié à cette date.

SNCF, CAH 236LM27/6/7/2 : Chemin de fer de Paris à Orléans. Pont inférieur de la rue Watt. Plan d’ensemble. Paris le 12 décembre 1903. Signé : Jégou d’Herbeline.

Un problème qui se complique

33 Le problème posé par le pont du raccordement sur la rue Watt était effectivement lié à celui du remplacement du raccordement intra-muros par un nouveau raccordement extra-muros. Comme nous l’avons mentionné, dans le projet initial de 1874 le nouveau raccordement devait traverser le boulevard Masséna par un passage à niveau, solution que paraissait de moins en moins souhaitable avec le passage du temps. En 1904, la compagnie modifie ses études sur cette partie du projet en substituant des ponts à ce passage à niveau. L’ingénieur responsable de l’élaboration de ces études, M. Jégou d’Herbeline, écrit en juin 1904 à son supérieur hiérarchique en suggérant de séparer la question des ponts de la rue Watt du reste du projet : « Il est à craindre que les décisions à prendre sur toutes ces questions de modifications de la gare d’Ivry et du raccordement ne durent bien longtemps. Suivant moi il conviendrait de régler de suite la question de la rectification de la rue Watt, en faisant un pont provisoire sous le raccordement actuel de ceinture ; il y aurait peu de dépenses perdues puisque les culées seraient utilisées plus tard ainsi que le tablier20. »

34 Notons que, comme nous l’avons vu, M. Jégou d’Herbeline avait déjà élaboré deux projets non réalisés pour le remplacement du pont de raccordement de la rue Watt, l’un en 1896 et l’autre en 1902.

35 Dans le courant de l’année 1904, le ministère approuve l’allongement, souhaité par la compagnie, des ponts de la rue Watt du côté de la rue du Chevaleret, dans le cadre du dédoublement des voies entre Paris et Brétigny. Un nouveau tablier, réalisé avec les

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poutres métalliques approvisionnées en 1881 mais jamais utilisées, est construit pour la nouvelle voie de sortie du dépôt en 1905 : il s’agit vraisemblablement du projet daté du 12 décembre 1903 mentionné plus haut21. Mais même si le ministre avait approuvé en avril ce projet de nouveau tablier côté rue du Chevaleret, en mai il demande à nouveau « dans le plus bref délai possible » le projet comportant la reconstruction définitive et la mise en alignement de la rue Watt.

36 La compagnie ne semble cependant pas disposée à suivre la suggestion, émise par M. Jégou d’Herbeline en juin 1904, de séparer le problème de la rue Watt du reste du projet concernant le raccordement extra-muros et le remplacement par un pont du passage à niveau initialement prévu sur le boulevard Masséna. Au contraire, la solution à donner au problème du tracé de la rue Watt est clairement intégrée au projet d’ensemble pour l’agrandissement de la gare aux marchandises et le raccordement extra-muros avec la Ceinture, présenté dans une notice explicative en juillet 1904. « Le moment est donc venu d’attaquer une nouvelle phase en vue de la réalisation du programme de 1873 et d’opérer le déplacement du raccordement de la Ceinture et l’achèvement de la rue Watt.22 »

37 Ce projet fera l’objet de conférences du même type que celles organisées en 1897-1898 pour recueillir les avis des divers services et administrations intéressés par les aménagements proposés : ici, il s’agit de l’ingénieur du service municipal de la ville de Paris, de l’ingénieur du contrôle de la Ceinture au ministère et du service du Génie du gouvernement militaire de Paris (le projet touchant aux fortifications de la ville). Ouvertes en août 1904 elles dureront jusqu’en juillet 1906, étant donné la complexité du projet de traversée du boulevard Masséna et du raccordement des voies de la Ceinture avec celles, modifiées depuis 1874, du PO. Mais en ce qui concerne la rue Watt, les seules réserves de l’ingénieur du service municipal concernent des points de détail ; le chef du Génie n’en exprime aucune. C’est l’ingénieur du contrôle de la Ceinture au ministère qui, comme nous l’avons mentionné, s’oppose au projet, insistant sur le fait que « le raccordement nouveau ne remplacera pas du tout l’ancien du point de vue des voyageurs »23.

Des améliorations pour l’exploitation ferroviaire, enfin une solution pour la ville

38 La compagnie finit par obtenir l’approbation de l’ingénieur du Contrôle de la Ceinture au raccordement extra-muros, en répondant point par point à ses objections. Mais le pont sur la rue Watt restera néanmoins en place jusqu’en 1913. En attendant, la compagnie procède à l’allongement de ses ponts dans l’autre partie de la rue, ajoutant en 1908 encore un autre tablier côté rue du Chevaleret pour relier une nouvelle remise avec pont tournant de 23 m 50 avec une des deux rotondes existantes : là encore, le tablier sera réalisé avec les poutres en fer qui avaient été approvisionnées en 1881.

39 En avril 1911, le projet présenté par la compagnie pour assurer la modification de sa gare et le raccordement extra-muros avec la Ceinture est examiné par la commission voirie du conseil municipal de Paris24. La partie du projet concernant les ponts de la rue Watt ne soulève aucune objection, au contraire. Fin novembre 1912, l’entrepreneur Boisfard, à Issoudun, signe le cahier des charges spécial portant sur l’établissement de trois tabliers métalliques sur la rue Watt et l’alignement de la rue Watt sera enfin normalisé en 191325.

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Le projet de supprimer la rue Watt

40 Curieusement, ce n’est que peu de temps après cette régularisation si longtemps attendue par la ville que l’idée émerge parmi les ingénieurs de la compagnie de faire supprimer purement et simplement la rue Watt. C’est M. Balling, ingénieur en chef du 1er arrondissement26, qui semble être à l’origine de cette proposition. Il explique dans une lettre du 4 juillet 1917 à l’ingénieur en chef de la Voie et des Travaux, M. Couvrat- Desvergnes, que selon le « plan d’avenir lointain » dressé en 1912 par la commission d’extension des gares de Paris et prévoyant le déplacement extra-muros du dépôt, environ 15 000 mètres de terrains serait laissés inutilisés « à cause de la nécessité de ménager la rampe par laquelle la rue Watt descend sous nos voies ». Par ailleurs, avec l’inflation des coûts des matériaux de l’époque, la construction de nouveaux tabliers entraînerait une « dépense considérable » ; ces sommes pourraient être économisées et les 15 000 mètres de terrains exploités si la rue Watt était supprimée27.

41 Dans une représentation schématique des agrandissements réalisés pendant les années 1920 et publiée dans la Revue générale des chemins de fer en 1929 (fig. 4), on voit que les trois dépôts des machines jadis situés entre la rue de Tolbiac et le boulevard Masséna ont été démolis pour laisser la place à deux faisceaux de voies consacrées au matériel vide et aux messageries. Même le dépôt le plus récent a disparu, celui qui était situé entre la rue Watt et le boulevard Masséna, muni d’un pont tournant de 23,50 m et qui avait nécessité la mise en place d’un tablier supplémentaire sur le pont Watt en 1908. Ces nouveaux faisceaux ont nécessité l’allongement des ponts de la rue Watt côté Chevaleret et l’adjonction de tabliers supplémentaires ; mais on comprend au vu de ces schémas publiés en 1929 pourquoi la compagnie aurait préféré la suppression pure et simple de la rue Watt.

42 Les arguments présentés par M. Balling en 1917 semblent avoir retenu l’attention de sa hiérarchie. Cependant, déjà dès le premier lancement de son idée, on voit que la difficulté – voire l’impossibilité – d’obtenir l’autorisation de supprimer la rue Watt n’avait pas échappé à ses collègues. « Il serait possible de sonder la ville de Paris au sujet de la suppression de la rue Watt », écrit Couvrat-Desvergnes en août 1917 ; mais cela lui paraît néanmoins « un gros morceau à enlever »28. La Compagnie d’Orléans se lance alors dans une stratégie ambiguë qu’elle maintiendra jusqu’en 1923 : tout en ayant peu d’espoir d’obtenir la suppression qui lui serait avantageuse, elle tente ses chances, insistant auprès de la ville et du ministère sur le fait que cette suppression lui est indispensable. À l’intérieur de la compagnie, d’autres solutions sont pourtant envisagées et débattues. M. Balling écrit en septembre 1917 qu’on « peut, en effet, prolonger la rue Regnault sous nos voies pour rejoindre la rue Croix-Jarry, mais le remède vaudrait le mal »29. Il est persuadé que le « jour viendra où [...] nous devrons faire une cour dans l’espace entre la rue Watt, le quai et l’usine Popp »30 ; opération qui serait rendue difficile par la solution que propose son collègue visant à prolonger la rue Regnault. « Je préférerais tâcher d’obtenir la suppression de la rue Watt. »

43 La compagnie avait procédé à un comptage de la circulation dans la rue, d’où il résultait qu’elle était surtout utilisée par des piétons (1 300 par jour environ) et moins par des voitures à cheval (300 environ). Pour la compagnie, une passerelle pour piétons suffisait pour remplacer donc la rue Watt ; une appréciation qui diffère de celle des riverains comme de celle des ingénieurs de la ville.

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44 Il est intéressant de voir comment dans ce contexte la compagnie tente d’agir sur l’aménagement urbain pour lui faire servir ses intérêts. « C’est une affaire d’argent, et si la ville y a intérêt, elle tâchera de faire aboutir l’affaire. Si d’ailleurs nous achetons les terrains voisins de la rue Watt, nous supprimerons par là même une partie du trafic de cette rue31 ». Deux ans plus tard, M. Balling insiste encore : « Il n’y a qu’une solution qui présente pour nous un avantage sérieux, c’est la suppression pure et simple de la rue Watt. J’admets qu’elle a peu de chances d’aboutir ; on pourraitnéanmoins tenter la chose, d’autant que nous pourrions en échange verser à la ville une indemnité importante32. »

Un projet contesté par les riverains

45 On voit que, en 1923, alors même que les riverains de la rue Watt adressent au ministre des Travaux publics une pétition pour protester contre le projet de suppression, la Compagnie d’Orléans élabore des projets en vue de maintenir la rue en la déviant33. La pétition adressée par les « habitants, industriels et commerçants du XIIIe arrondissement » est en soi un document intéressant en tant que témoignage de l’activité ouvrière et commerciale dans cette partie de Paris pendant les années 1920 : « [...] Le quartier de la gare n’est desservie [sic], entre le Pont de Tolbiac et le Pont National, que par la rue Watt [...et] son trafic ne fait qu’augmenter de jour en jour [...] Les débarquements qui s’opèrent entre le Pont de Tolbiac et le Pont National n’ont que la rue Watt, pour desservir tout ce quartier, composé de : Marchands de bois – de charbons – de Plâtre – bitume – Asphalte – des Entrepôts de Papiers, et d’importantes Usines qui reçoivent leurs marchandises du Port de la Gare par cette rue [...] L’usage de la rue Watt par des piétons est d’une utilité incontestable ; elle est la seule qui conduit directement du Quai de la Gare à la rue du Chevaleret et à la Gare d’Orléans-Ceinture par la rue du Loiret qui lui fait suite. Sa suppression priverait d’un accès direct au Chemin de fer de Ceinture les nombreux ouvriers travaillant à l’Entrepôt Général de la Société Fermière de l’État pour les eaux de Vichy, dans les Grands Moulins de Paris, les Magasins Généraux de Paris, les Grandes Papeteries de France. Dans les grands chantiers de Bois : Poupinel et Parent – Chatelet – Lamoureux, etc. [...]34. »

46 Cette pétition est secondée par les interventions de M. Poupinel, président honoraire de la chambre syndicale des bois à œuvrer, des bois de sciage et d’industrie, qui adresse lui aussi des courriers au ministre des Travaux publics qui les fait suivre au directeur de la Compagnie d’Orléans35. Dans ses courriers, M. Poupinel affirme que la compagnie « pourrait obtenir satisfaction par un pont élevé au-dessus des voies ». La compagnie répond à cette affirmation par des arguments d’ordre technique, évoquant en particulier les contraintes imposées par la multiplicité des cotes de niveau sur le site : « si on voulait conserver la rue Watt à la traversée des voies nouvelles il faudrait l’abaisser, et la rampe de raccord avec la rue du Chevaleret aurait une pente excessive » ; « lesvoies du saut-de-mouton prévu pour rendre indépendants les mouvements des machines [...] coupent la rue Watt à un niveau tel que la suppression de cette rue s’impose36. »

Des contraintes techniques, arguments de poids

47 Nous verrons que l’organisation du plateau des voies des gares d’Austerlitz, de Chevaleret et d’Ivry allait en effet en se complexifiant pendant cette période,

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notamment par l’aménagement d’un souterrain qui devait passer au-dessous des ponts de Magenta et de Ceinture. Le chantier de construction de ce souterrain nécessitait l’établissement de « voies de travaux » ; entre saut-de-mouton et voies souterraines, le site exigeait une gestion toujours plus fine de l’aménagement des cotes de niveau qui étaient déjà multiples avant l’intensification de l’activité ferroviaire qui a marqué cette période. La rue Watt elle-même en témoigne bien, avec la pente et la rampe de son profil entre la rue du Chevaleret et le quai de la Gare, avec les voies du raccordement Ceinture et du PO qui la traversaient à des niveaux différents, avec les aménagements mis en place en cas de crue de la Seine – trottoir surélevé et pompes – et avec l’égout situé juste au-dessous de sa chaussée (fig. 10).

Figure 10. Coupe sur la rue Watt.

SNCF, CAH 236LM27/6/1/6 : 28 novembre 1934.

48 Les ingénieurs de la ville de Paris continuent cependant de poursuivre l’idée de faire maintenir la rue Watt grâce à l’établissement d’un « pont supérieur » – un pont qui passe par dessus les voies ferrées. Les ingénieurs de la Compagnie du Paris-Orléans réagiront en plaçant la question des cotes de niveau au cœur de certains échanges où ils semblent vouloir démontrer l’impossibilité technique de toute autre solution que celle de la suppression de la rue37.

La rue Watt maintenue

49 Les discussions continuent pendant la fin de l’année 1923 et le début de l’année 1924 : il est intéressant de noter les termes dans lesquelles l’ingénieur de la ville de Paris présente l’importance, pour le quartier, du maintien de la rue Watt. Reprenant certains arguments des signataires de la pétition du 11 juin 1923, M. Biette, l’inspecteur général des services techniques de la voie publique, souligne que « le préjudice subi par les riverains » en cas de suppression de la rue Watt « serait d’autant plus sensible que par

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le fait même de l’existence du chemin de fer d’Orléans, le réseau des voies publiques de cette partie du xiiie arrondissement est très peu serré, et que pour trouver une rue parallèle à la rue Watt, il faut vers le nord, franchir 500 mètres pour gagner la rue de Tolbiac et vers le sud, 200 mètres pour atteindre le Boulevard Masséna [...] Ainsi, la suppression projetée d’un tronçon de la rue Watt désorganise le réseau des voies publiques du xiiie arrondissement [...] »38.

50 La Compagnie d’Orléans conteste cette dernière conclusion mais admet en interne que « nous éviterons difficilement le maintien de la rue Watt »39. Dans une lettre à l’ingénieur du contrôle du réseau d’Orléans au ministère, la direction de la compagnie continue à maintenir que : « la rue Watt, n’aboutissant à aucun pont sur la Seine, ne sert qu’à une circulation essentiellement locale et très limitée entre les riverains et ceux des voies voisines, circulation qui serait assurée aussi facilement par le Boulevard Masséna que par le pont supérieur accolé à la Ceinture dont la construction nous est suggérée. » Cependant, la compagnie affirme maintenant qu’il serait « possible de conserver la rue Watt moyennant un abaissement local de 1 m 20 » ; une modification du tracé, le rendant plus sinueux, serait également nécessaire dans cette configuration40.

51 Cette proposition est acceptée par les ingénieurs de la ville de Paris, à la condition cependant de certains aménagements visant à préserver l’ouvrage de risques de crues. Ces mesures sont contestées dans le détail sinon dans leur principe par les ingénieurs de la Compagnie du Paris-Orléans, qui semblent vouloir insister sur la supériorité de leur compétence et de leur maîtrise de ces questions techniques afférentes aux caractéristiques spécifiques de terrains situés à l’intérieur des emprises ferroviaires41.

52 En septembre 1927, le directeur de la compagnie peut enfin écrire au préfet de la Seine que « par mesure d’économie et pour obvier aux inconvénients signalés, il nous serait possible maintenant et pour longtemps encore de conserver à la rue son tracé rectiligne et de maintenir le point bas à son niveau actuel »42. Après dix ans d’études et de discussions, la rue Watt restera presque telle qu’elle était en 1917, même si son profil devra être légèrement modifié du côté de la rue du Chevaleret pour s’accommoder de la mise en place de nouveaux tabliers.

53 Le projet finalement adopté est conçu pour être réalisé en deux phases, la première devant être exécutée en 1928, la deuxième destinée à n’être entreprise « que dans quelques années si les besoins du trafic nous y obligeaient »43. Les modifications du profil de la rue seraient effectuées dès la première phase, même si elles ne devaient en principe être nécessaires que lors de la deuxième ; celle-ci devait couvrir par de nouveaux tabliers la partie de la rue Watt qui descendait depuis la rue du Chevaleret pour passer sous les voies ferrées. La rue a donc été abaissée et couverte par un tablier en poutrelles d’une seule portée, enrobées dans du béton, sur une longueur de 70 mètres pour permettre la pose de nouvelles voies à l’emplacement des anciens dépôts.

54 Une dernière modification des ponts est mentionnée dans notre documentation comme ayant été effectuée en 1937 : il s’agissait d’un remplacement de quatre tabliers sous voies principales non prévu dans les deux phases annoncées en 1927. Le schéma publié en 1929 (fig. 4) donne en effet l’impression que les deux phases avaient été mises en œuvre de suite et étaient déjà réalisées à cette date. Les textes établis au moment des vérifications et épreuves de l’ouvrage suggèrent plutôt que les modifications de 1937 participent à un renforcement nécessité par l’augmentation du poids des machines à l’essieu44.

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Un accident symptomatique ?

55 Un accident survenu sur les ponts de la rue Watt en 1929 nous paraît révélateur de la complexité des aménagements que la Compagnie du Paris-Orléans mettait alors en œuvre sur le site45. La réalisation de l’agrandissement de la gare impliquait la construction, comme nous l’avons mentionné plus haut, d’une voie souterraine passant sous les voies de Ceinture et le boulevard Masséna. Avec l’achèvement du gros œuvre de ce souterrain, un train de matériaux était utilisé pour le travail de ballastage des futures voies de circulation des machines. Il empruntait une « voie de travaux » desservant le chantier de construction du souterrain par une rampe importante. « Par suite d’une trop forte poussée ou d’un élan mal calculé », le train a heurté les poutres principales d’un des tabliers de la rue Watt, les déplaçant sur deux mètres environ, ainsi que les colonnes en fontes intermédiaires qui les soutenaient.

56 Cet accident nous paraît révélateur d’une situation où la compagnie ne semble pas tout à fait en mesure de maîtriser l’échelle des modifications et des aménagements qu’elle avait elle-même mis en œuvre. À l’issue de notre étude, les logiques économiques ayant présidé aux stratégies adoptées par la compagnie pour les divers projets d’aménagement de la rue Watt ne paraissent pas tout à fait cohérentes. Elle n’a pas ménagé ses efforts pour économiser sur des éléments qui, avec le recul du temps, nous paraissent aujourd’hui relativement mineurs, alors que pour d’autres opérations elle semble avoir agi en pure perte. Elle a par exemple laissé en place le raccordement avec la Ceinture pendant une trentaine d’années, malgré les plaintes insistantes de la ville de Paris et même du ministère, pour éviter de prendre en charge des aménagements qui risquaient de « n’être utiles que peu de temps ». Elle a passé six années à tenter d’obtenir la suppression de la rue Watt tout en sachant que cette solution n’avait « que peu de chances d’aboutir ». Mais elle a néanmoins construit une rotonde équipée d’un pont tournant de 23,50 m, l’un des plus grands du site, pour projeter de la démolir après moins de dix ans d’exploitation (1908-1917).

57 On ne peut qu’être impressionné, cependant, par l’énergie et la vigueur avec lesquelles les ingénieurs de la Compagnie d’Orléans menaient leurs projets. Nous avons vu combien ceux-ci mettaient en jeu une multiplicité d’acteurs et une grande complexité administrative dans un contexte d’évolutions radicales, tant techniques que d’exploitation.

58 Les ponts de la rue Watt ne représentent qu’un élément relativement mineur à l’intérieur d’un vaste site ferroviaire et industriel. Mais l’histoire de leur construction donne un aperçu du fonctionnement d’une grande compagnie de chemins de fer lorsqu’elle aménage sa tête de réseau et gère ses relations avec la ville.

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ANNEXES

Ponts ferroviaires sur la rue Watt. Chronologie sommaire 1839-1937 1839 : origines du pont. Longueur 8 m ; ouverture 3 m. Poutres en bois. 1854 : longueur 24 m ; ouverture 5 m. Tablier métallique. [Années 1850 : mis en place d’un pont de 5 m d’ouverture sur la rue Watt, côté Seine, portant les voies de raccordement avec la Petite Ceinture : voir fig. 5]. 1867 : allongement à 43 m de longueur du tablier métallique de 5 m d’ouverture. 1873 et 1876 : approbation de projets portant la longueur du pont à 125 m et son ouverture à 12 m. Ces projets prévoient la suppression du raccordement intra-muros avec le chemin de fer de Ceinture et son remplacement par un raccordement extra- muros (fig. 6). 1881-1883 : réalisation sur une longueur de 71 m seulement (et non pas 125) du nouveau pont de 12 m d’ouverture, approuvé en 1873 et 1876 (fig. 3). « La zone nécessaire au passage de chaque voie est constituée par deux poutres principales à 3 travées solidaires, dont 1 centrale de 6 m 00 et deux de rive de 3 m 00, supportées entre les culées par des colonnes en fonte. Les poutres principales sont reliées par des pièces de pont, espacées entre elles de 1 m 90, la voie reposant sur des longrines, supportées par des longerons en forme de caisson ». [Centre des archives historiques de la SNCF, 236LM30/4/5. Chemin de fer d’Orléans. Service de la voie. Dossier prescrit par la Circulaire Ministérielle du 29 août 1891. 1° Historique de l’ouvrage. 28 janvier 1897.]

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Figure 3. « Pont inférieur de la rue Watt sous les voies de la gare d’Ivry, composé de 3 travées solidaires dont 2 de rive de 3 m 00 et 1 centrale de 6 m 00 d’ouverture ».

Centre des archives historiques de la SNCF, 236LM27/6/3.

Le nouveau pont de 12 m porte les voies de la Cie PO, mais le pont de raccordement avec le chemin de fer de Ceinture, de 5 m d’ouverture seulement, est laissé en place sur le côté Seine de la rue Watt (fig. 5). [1884 : mise en place d’un platelage en tôle striée dans les entrevoies adjacentes à certaines voies.] [1887 : mise en place d’un plancher en bois de part et d’autre de certaines voies, « pour empêcher l’huile et l’eau provenant des machines de tomber sur les passants à l’intérieur du pont. »] 1896 : plainte du commissaire-voyer du XIIIe arrondissement concernant les étais en bois du pont de raccordement avec la Ceinture. Projet de remplacement des étais par un mur de soutènement. Projet non-réalisé de reconstruction du pont établi sous le raccordement de ceinture (voir fig. 8). 1905 : adjonction d’un tablier de 12 m d’ouverture côté rue du Chevaleret, à l’occasion du doublement de voies entre Paris et Brétigny et la réalisation d’une nouvelle voie de sortie du dépôt. (Mise en œuvre de poutres métalliques approvisionnées en 1881-1883.) 1908 : adjonction d’un tablier de 12 m d’ouverture côté rue du Chevaleret suite à la mise en relation d’une nouvelle remise avec une rotonde existante. (Mise en œuvre de poutres métalliques approvisionnées en 1881-1883.) 1913-1914 : remplacement du pont du raccordement et adjonction de 3 tabliers métalliques de 12 m d’ouverture (côté Seine de la rue Watt).

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1917-1923 : efforts de la Cie PO pour obtenir la « suppression pure et simple » de la rue Watt. 1924-1928 : projets pour la déviation de la rue Watt ; projets pour remplacer les ponts ferroviaires par un « pont supérieur » faisant passer la chaussée de la voie publique au- dessus des voies ferrées. 1928 : allongement du pont sur 70 m côté rue du Chevaleret ; poutrelles en acier d’une seule portée (sans colonnes intermédiaires) enrobées dans du béton. 1937 : remplacement de 4 tabliers sous voies principales par des tabliers en acier d’une seule portée.

NOTES

1. Cela même si même si deux excellentes études sur l’ensemble du site ont été réalisées à la demande de l’aménageur SEMAPA, dont une disponible en librairie : Gilles-Antoine Langlois, De la Salpêtrière à la Bibliothèque nationale de France. Histoire d’un quartier de Paris, Paris, Somogy/Semapa, 2000. Voir aussi Pascale Cros, Virginie Gala et Marianne Thébert, « Mémoire des lieux et identité sociale. Une nouvelle donnée de l’aménagement du territoire, étude d’un cas : ZAC Paris Rive Gauche », DESS d’Aménagement et d’urbanisme, sous la direction de F. Beaucire et G. Burgel, université de Paris X Nanterre, septembre 1998. Si nous présentons ici la première étude historique des ponts de la rue Watt, plusieurs autres éléments marquants du site ont déjà fait l’objet d’études monographiques : pour l’usine d’air comprimé (SUDAC), voir Thierry Poujol, « Le réseau d’air comprimé : une stratégie ambitieuse, mais un destin parisien », dans François Caron, Jean Derens, et Luc Passion (dir.), Paris et ses réseaux : naissance d’un mode de vie urbain, XIXe - XXe siècles, Paris, Bibliothèque historique de la Ville de Paris, 1990, ainsi que Hélène Jantzen, « L’usine d’air comprimé Sudac » dans Jean-François Belhoste et Paul Smith, Patrimoine Industriel, cinquante sites en France, Paris, Éditions du Patrimoine, 1997. On peut aussi consulter, concernant les Grands Moulins, Le Meunier de Paris, 75 ans d’histoire des Grands Moulins de Paris, Paris, Somogy, 1996 ; voir aussi Karen Bowie, « A note on the "Paris Rive Gauche" Development Project : Opportunities and Challenges for Industrial Heritage », Patrimoine de l’Industriel / Industrial Patrimony, n° 10 (2003), p. 97-102. 2. Voir Karen Bowie, « Étude historique sur les emprises ferroviaires de la ZAC Paris – Rive- Gauche », SEMAPA/IPRAUS, mars 2004. 3. Voir Centre des archives historiques de la SNCF [désormais : SNCF, CAH], Archives de la Compagnie du chemin de fer de Paris à Orléans, 1838-1938. Répertoire méthodique dressé par Guillaume Rousseau sous la direction de Christian Perrot, juin 2000. 4. Ce fut le cas de presque toutes les archives des services « Voie et Bâtiments » ou » Voie et Travaux » des anciennes compagnies de chemin de fer ; les archives de ces services furent souvent conservées dans les gares. La SNCF réunit depuis 1995 ce type de documents dans son Centre des archives historiques au Mans. 5. Alfred Picard, Traité des chemins de fer, Paris, J. Rothschild éditeur, 1887, t. III, p. 152. 6. Ibidem. 7. SNCF, CAH 236LM30/4/5; 236LM27/6/2; 236LM30/4/6/8; 236LM27/6/3. Chemin de fer d’Orléans. Service de la Voie. Pont inférieur de la rue Watt [...] Dossier prescrit par C.M. du 19 août 1891. 8. SNCF, CAH 40LM34/1/4 : Conseil Municipal de Paris. 1911. Rapport de la 3e Commission, relatif au raccordement extra-muros du réseau d’Orléans avec le chemin de fer de Ceinture, avec traversée souterraine du boulevard Masséna, présenté par M. J. Hénaffe Conseiller Municipal.

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9. Le chemin de fer de Grande Ceinture fut concédé en 1875 et sa mise en service par tronçons s’étale entre 1877 et 1886. Avant cette date, la « Ceinture » est donc la future Petite Ceinture, mais elle ne fait pas encore le tour complet de Paris : on distingue entre Ceinture Rive droite et Ceinture Rive gauche. Le PO participait au syndicat concessionnaire du chemin de fer de Ceinture Rive droite, ouvert à l’exploitation par sections entre 1852 et 1859. Voir Alfred Picard, Les Chemins de fer français. Étude historique sur la constitution et le régime du réseau, t. I à VI, Paris, J. Rothschild, 1885. 10. SNCF, CAH 40LM29/32/6/3 : Agrandissement des gares aux marchandises d’Ivry. Modification des ponts de la rue Watt. Procès-verbal de conférences. 16 septembre 1897 ; 6 mai 1898 ; 21 juin 1898 ; 18 juillet 1898. 11. SNCF, CAH 40LM29/1/2/1 : Agrandissement de la gare aux marchandises et raccordement extra-muros avec le chemin de fer de Ceinture. Notice explicative. 13 juillet 1904. 12. Voir les documents cités note 7. 13. Voir note 10. 14. Ibid. 15. SNCF, CAH 236LM30/4/4/3 : Lettre du Préfet de la Seine au Ministre des Travaux publics. 24 septembre 1901. 16. SNCF, CAH 40LM29/32/6/1 : Brouillon de lettre. Directeur de la Compagnie à M. David, ingénieur de Contrôle du réseau Paris-Orléans au Ministère des Travaux publics. 13 janvier 1903. 17. SNCF, CAH 40LM29/32/2 : Lettre du Ministre des Travaux publics à MM les Administrateurs de la Compagnie d’Orléans, Paris le 30 juin 1903. 18. SNCF, CAH 40LM29/32 : Brouillon de lettre. Directeur de la Compagnie à M. le Ministre des Travaux publics. 13 août 1903. 19. Ibid. 20. SNCF, CAH 40LM29/22 : Notes manuscrites, 28 mars et 9 juin 1904. 21. Ibid. 22. SNCF, CAH 40LM29/1/2/11 : Agrandissement de la gare aux marchandises et raccordement extra-muros avec le chemin de fer de Ceinture. Notice explicative. 3 juillet 1904. 23. SNCF, CAH 40LM29/4/2, 4, et 5 : Préfecture du département de la Seine. Chemin de fer d’Orléans. Ligne de Paris à Orléans. Gare d’Ivry. Agrandissement du Service des Marchandises. Raccordements des Chemins de fer d’Orléans et de Ceinture. Procès-verbal de conférence mixte. 7 juillet 1906. 24. SNCF, CAH 40LM34/1/4 : Conseil Municipal de Paris. 1911. Rapport de la 3 e Commission, relatif au raccordement extra-muros du réseau d’Orléans avec le chemin de fer de Ceinture, avec traversée souterraine du boulevard Masséna, présenté par M. J. Hénaffe Conseiller Municipal. 25. SNCF, CAH 236LM27/6/4 : Chemin de fer de Paris à Orléans. Service de la Voie et des Travaux. Raccordements extra-muros des chemins de fer d’Orléans et de Ceinture. Projet de modifications. Cahier des charges spécial. 18 novembre 1912. 26. Les arrondissements sont les circonscriptions territoriales d’exploitation de la compagnie pour chaque service (exploitation, matériel et traction, voie et travaux) ; le 1er recouvre la tête du réseau, donc pour Voie et Travaux les gares de Paris-Austerlitz, Chevaleret et Ivry. L’ingénieur en chef dirige l’arrondissement, l’ingénieur en chef de la Voie et des Travaux l’ensemble du service de la compagnie. 27. SNCF, CAH 40LM71/6/20/3 : Lettre de M. Balling, ingénieur en chef du 1er arrondissement, à M. Couvrat-Desvergnes, ingénieur en chef de la Voie et des Travaux. 4 juillet 1917. Note manuscrite de M. Couvrat-Desvergnes à M. Bloch (ingénieur en chef de l’Exploitation), 1er août 1917. 28. Ibid. 29. SNCF, CAH 40LM71/6/20/2 : Copie de lettre de M. Balling, ingénieur du 1er arrondissement, à M. Semelin, Inspecteur principal de l’Exploitation. 3 septembre 1917.

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30. Usine Popp ou usine de la SUDAC, Société urbaine d’air comprimé : notons qu’une partie de ses anciens bâtiments a été reconvertie pour être intégrée à l’École nationale supérieure d’architecture de Paris Val-de-Seine, dans le cadre de la transformation récente du quartier. 31. Voir doc. cit. note 29. 32. SNCF, CAH 40LM71/6/20 : Lettre d’Eug. Hérard, pour le Chef de l’Exploitation, à M. Couvrat- Desvergnes, Ingénieur en Chef de la Voie et des Travaux, 15 septembre 1917. Note tapuscrite de l’Ingénieur principal du 1er arrondissement, 2 août 1919 ; note manuscrite de M. Balling, 6 août 1919. 33. SNCF, CAH 40LM71/6/17 : Lettres de M. l’ingénieur en chef Jullien à M. Leboulleux, 24 et 26 juillet 1923. 34. SNCF, CAH 40LM71/6/13 : Pétition adressée par le Comité de Défense des Intérêts du Quartier de la Gare à Monsieur le Ministre des Travaux publics, 11 juin 1923. 35. SNCF, CAH 40LM71/6/13/8 : Lettre de M. Paul Poupinel, Président honoraire de la Chambre Syndicale des Bois à Œuvrer, des Bois de Sciage et d’Industrie, à M. le Ministre des Travaux publics, 29 juin 1923. 36. Ibid., Observations dactylographiées de l’ingénieur en chef du 1er arrondissement sur la lettre de M. Poupinel. 37. SNCF, CAH 40LM71/6/17 : Lettres de M. l’ingénieur en chef Jullien à M. Leboulleux, 24 et 26 juillet 1923. 38. SNCF, CAH 40LM71/6/15 : Préfecture de la Seine. Service Technique de la Voie Publique. Compagnie d’Orléans. Projet d’extension des Gares de Paris-Austerlitz et Paris-Ivry. Avis de l’inspecteur général, 25 septembre 1923. 39. SNCF, CAH 40LM71/6/15 : Observations de l’ingénieur en chef du 1er arrondissement sur l’Avis des Services Techniques de la Voie Publique, 15 octobre 1923. 40. SNCF, CAH 40LM71/6/14 : Lettre signée par M. Paul-Dubois pour le directeur de la Compagnie, à Monsieur Delacourcelle, Ingénieur en Chef du Contrôle de la Voie et des Bâtiments (Ministère des Travaux publics), 29 octobre 1923. 41. SNCF, CAH 40LM71/6/13/3 : Projet d’extension des gares de Paris-Austerlitz et Paris-Ivry. Avis complémentaire de l’Inspecteur Général des Ponts et Chaussées, Inspecteur Général des Services Techniques de la Voie Publique, 3 mars 1924 ; SNCF, CAH 40LM71/6/13/2 : Observations de M. l’Ingénieur en Chef du 1er arrondissement à M. l’Ingénieur en Chef (de la Voie et des Travaux), concernant l’avis de l’Inspecteur Général des Services Techniques de la Voie Publique du 3 mars 1924, 5 avril 1924. 42. SNCF, CAH 40LM71/6/10 : Projet de lettre à Monsieur le Préfet de la Seine de H. Bréaud, Directeur Général de la Compagnie, 21 septembre 1927. 43. Ibid. 44. SNCF, CAH 236LM27/6/3 : Chemin de fer d’Orléans. Service de la voie. P.I. de la Rue Watt. 4° Procès-verbaux des Visites détaillées, 13 mars 1903 ; 30 juin 1905 ; 6 mai 1910 ; 22 juin 1933. 45. SNCF, CAH 40LM71/6/4 : Rapport spécial sur l’accident survenu le 27 juin 1929 au pont métallique de la rue Watt, 11 juillet 1929.

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RÉSUMÉS

La rue Watt avec les ponts ferroviaires qui l’enjambent avait attiré l’attention d’associations de défense du patrimoine lors des grandes opérations urbaines qui ont transformé le site ferroviaire de Paris-Austerlitz pendant les années 1990 (ZAC Paris-Rive gauche). Ils n’avaient cependant jamais fait l’objet d’études historiques et documentaires. Les archives de la gare d’Austerlitz, accessibles aux chercheurs depuis juin 2000 au Centre des archives historiques de la SNCF au Mans ont permis de combler cette lacune. Ce fonds éclaire le fonctionnement sur presque un siècle de la Compagnie du Paris-Orléans alors qu’elle aménage et réaménage l’immense site de sa tête de réseau. La documentation concernant la rue Watt et ses ponts y est abondante et démontre que cette infrastructure qui constitue une « interface » entre la voie publique et le domaine ferroviaire avait soulevé des problèmes de gestion complexes, mettant en jeu plusieurs acteurs. On y trouve bien entendu la Compagnie du Paris-Orléans et la ville de Paris, mais aussi le syndicat des chemins de fer de Ceinture, la préfecture, les services du génie militaire et les services de contrôle des compagnies ferroviaires au ministère des Travaux publics. Le cas la rue Watt illustre bien combien les relations entre la municipalité et la compagnie ferroviaire pouvaient être difficiles : elle présentait en effet un problème d’alignement qui perdura presque trente ans avant que la Compagnie du Paris-Orléans ne fasse le nécessaire pour le rectifier. On observe aussi que les services du ministère des Travaux publics semblent avoir eu tendance à trancher en faveur de la compagnie, au détriment de la circulation urbaine. À la lumière de cette histoire complexe, on comprend peut-être mieux les difficultés qui peuvent exister encore aujourd’hui, lorsqu’il s’agit de gérer les sites ferroviaires en milieu urbain, ou de les préserver au titre du patrimoine.

Rue Watt is crossed by metal bridges which bear the tracks leading in and out of Austerlitz station in Paris. This unusual spot attracted the attention of historic preservation groups in the 1990’s, when the entire area behind Austerlitz was undergoing conversion from a railway site into a commercial and university district organized around the new French national library, the Bibliothèque François Mitterrand. No historic or documentary studies existed, however, of the rue Watt and its bridges. The station archives, available to researchers since 2000 at the Centre des Archives Historiques of the SNCF in Le Mans, made it possible to fill this gap. These archives shed new light on the operations of the Paris-Orléans railway company as it organized and reorganized the huge site which headed up its network, from the opening of the station in 1839 until creation of the SNCF in 1937. The history of the rue Watt and its bridges is amply documented, and shows that this infrastructure, which constitutes an interface between the public space of the street and the private domain of the railway, raised complicated issues of management, bringing into play a multiplicity of different actors. There were the Paris-Orléans railway company and the city of Paris, of course. But there were also the “syndicate” of companies that operated the “Ceinture” or ring line linking the Parisian freight stations, the military authorities with responsibility for the fortifications crossed by the tracks, the Préfecture of the Seine, and the services in the Ministry of Travaux publics with responsibility for overseeing railway company operations. The rue Watt as a case study shows clearly how difficult relations between the railway company and the city could be: it took almost 30 years for the company to permit correction of a narrowing of the street under the bridges, a narrowing that municipal engineers considered to be a real public danger. The documentation also gives the impression that the Ministry of Travaux publics tended to favor the railway company in these conflicts, to the detriment of free circulation in the public space of the street. This complex history which shows the railway in conflict with the city can perhaps help us better understand some of the

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difficulties still encountered today in the management of railway sites in urban settings — or in their preservation as part of our heritage. Résumé écrit en anglais par K. Bowie

INDEX

Index chronologique : 1830-1848 Monarchie de Juillet, 1848-1852 Deuxième République, 1852-1870 Second Empire, 1871-1914 Troisième République, 1918-1938 Entre-Deux-Guerres, XIXe siècle, XXe siècle Thèmes : Patrimoine architecture paysage Keywords : France, Paris, railway station, street network, town planning Mots-clés : France, gare, Paris, urbanisme, voirie

AUTEUR

KAREN BOWIE Maître de conférences, École nationale supérieure d’architecture de Versailles / IPRAUS

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Les gares dans la ville. Le lieu, l’espace, le bâtiment Stations in the city. Place, space and building*

Florence Bourillon

1 « Il semble que l’on ne se soit pas rendu compte de la révolution que devait opérer, dans la circulation, l’établissement des voies ferrées. On ne paraît pas s’être préoccupé du nombre immense de voyageurs que ces nouvelles voies devraient faire affluer à Paris des départements et des pays étrangers, et de l’énorme quantité de marchandises et de matériaux qu’elles seraient appelées à transporter1. » Ce commentaire fait par le comte Siméon du premier point de la lettre de mission adressée à la commission des Embellissements de Paris en 1853 – « que toutes les gares de chemins de fer aient, pour aboutissants, de grandes artères »2– confirme l’enjeu que représente le développement du chemin de fer pour les villes du XIXe siècle. Plus encore, l’épisode rapporté dans le Journal des débats du 7 août 18533 d’un projet prévoyant le prolongement du chemin de fer de Ceinture sous le futur « boulevard du Centre », jusqu’à un vaste hôtel des postes situé en face de l’hôtel de ville, précise la volonté politique de prendre acte du changement d’échelle que représentent à la fois l’accessibilité des transports et le gain de temps qu’ils représentent. Autrement dit, ces projets contemporains et concurrents à celui d’Haussmann (et sans doute abandonnés pour cette raison) anticipent les considérables mutations économiques et culturelles qu’entraînent les chemins de fer. Ils intègrent, en effet, la dimension nationale du territoire4et la notion de réseau dont Paris serait le centre. La carte de France est modifiée en relation avec l’avancée des aménagements de voies ferrées et les villes apparaissent comme autant d’étapes. Pour autant, cette perspective n’est pas vraiment nouvelle : l’aménagement du plus grand réseau de routes européen à la fin du XVIIIe siècle allait dans le même sens 5. La nouveauté tient à l’intrusion du chemin de fer en ville et, en conséquence, à l’impact qu’il a sur les aménagements urbains. La gare occupe une place centrale dans cette relation en interface, et l’enjeu de la journée était bien d’évaluer le rôle qu’elle y joue.

2 Dans un numéro plus ancien de cette même revue, Michèle Lambert rappelait que, dans les premiers temps, « l’implantation des gares paraît secondaire aux promoteurs des

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premières lignes » et confirmait par l’usage des mots, « embarcadère », « débarcadère » ou « gare », son indétermination par rapport à d’autres usages et pour d’autres moyens de transport6. Pour autant, elle note une évolution qui sanctionne la spécificité de la gare en en faisant un objet « mixte », à la fois ferroviaire et urbain qu’elle qualifie alors d’« équipement ». Si, comme tout terme générique, celui-ci est commode, il n’épuise pas la particularité du lieu. L’approche de la gare comme espace public, évoquée par la contribution de David Bàn, concourt à élargir le champ de l’analyse et à en renouveler les termes. Plus encore, elle permet une efficacité de l’expertise qui va au-delà de l’expérience très actuelle du réaménagement de la gare du Nord et du programme de recherche associant architectes, historiens, historiens de l’art, sociologues, architectes que l’auteur nous décrit. Les exposés de Stéphanie Sauget et de Joanne Vajda, à un moindre titre, en démontrent l’intérêt pour les débuts du chemin de fer et la fin du XIXe siècle. Dans une histoire « des usages détournés des gares parisiennes », montrant « l’envers des gares », Stéphanie Sauget, à travers quelques figures emblématiques, le vendeur à la sauvette, le pickpocket, la « dame qui ne part jamais », insère la gare au centre de l’invention d’une nouvelle culture urbaine qu’elle qualifie de « métropolitaine ». De son côté, Joanne Vajda démontre les liens étroits qui unissent promoteurs de réseaux ferrés et constructeurs de grands hôtels et de palaces. De l’expérience des Pereire et du Grand Hôtel des chemins de fer, devenu Grand Hôtel du Louvre pour l’Exposition universelle de 1855, à celle de Nagelmackers qui prévoit un hébergement pour la clientèle de la Compagnie des wagons-lits, la « métropolisation » de la culture de gare dilate les espaces référents par le tourisme et, en même temps, en sanctuarise les manifestations par le « repli-sur-soi » que représentent à la fin du siècle les grands hôtels parisiens7. La notion d’espace public remet ainsi la gare au centre de l’élaboration de « l’urbanité » du contemporain.

3 En ce sens, elle participe de la détermination des espaces urbains. Si l’on reprend les termes de la commission Siméon – « Les sept gares de chemin de fer ont, à peu près, remplacé comme principaux débouchés de la circulation les cinquante-quatre barrières de Paris »8–, on assiste à un glissement de sens par rapport à l’antique « embarcadère » : les gares sont les vraies portes de la ville9. Elles appartiennent au registre des éléments visibles qui définissent la ville par opposition à ce qui ne l’est pas, comme pouvaient le faire en leur temps les fortifications, les murs d’octroi ou les boulevards qui les ont remplacés. Pourtant, leurs localisations les en distinguent : situées si ce n’est au centre, du moins en périphérie immédiate, elles plongent le voyageur qui débarque du train au cœur des villes. Cela n’a pas toujours été le cas. Les emprises foncières qu’elles impliquent ont souvent conduit à profiter d’espaces libres10 ou libérés, ou considérés comme tels. Georges Ribeill présente ainsi le détournement du lieu de promenade des habitants de Tonnerre, le Pâtis, malgré l’exiguïté du site : « Il importe en effet à l’intérêt bien entendu de la généralité des habitants de Tonnerre que le chemin de fer soit établi le plus près possible de la ville. » À Paris, lors du réaménagement de la gare de Lyon, Napoléon III s’oppose à son déplacement place de la Bastille : « En principe, les gares de chemin de fer doivent le plus possible être établies non pas près du centre mais à la circonférence afin d’y multiplier les habitants. » Contrairement aux vœux des industriels du 8e et 9e anciens arrondissements qui voulaient « leur » gare, la gare de Lyon reste comme les autres relativement excentrée11et participe ainsi au développement urbain futur de la capitale12. Proches ou éloignées du centre, les gares entretiennent un rapport important à la centralité urbaine, qu’elle soit réelle ou projetée dans l’avenir. Ce qui avait été un élément fort en faveur du TGV en regard des

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transports aériens fait cependant débat aujourd’hui puisque plusieurs gares TGV sont en dehors des villes. Il reste que les échanges autour de la localisation des gares importent dans l’histoire des villes elles-mêmes. Georges Ribeill montre ainsi les efforts faits par Tonnerre, « gare terminus » ou « tête de ligne » ouverte en 1849, station classée exceptionnelle avec un atelier de réparation de locomotives, avant le transfert de ce dépôt à Laroche... Christophe Le Bollan décrit l’enjeu que représente à Brest l’arrivée du train et la construction de la gare : « un facteur d’émancipation [...] qui doit permettre à la ville de se libérer du carcan stratégique qui l’a stigmatisée depuis deux siècles. » Pourtant, les nécessités de la défense imposent la construction de la gare sur une hauteur, à l’extérieur, et réduisent au minimum les relations avec la ville. L’urbanisation du quartier ne se fera que dans l’entre-deux-guerres à la suite du déclassement des fortifications.

4 Se pose ainsi la question de la concurrence des sols dans des villes de plus en plus saturées. Thomas Bourelly, dans sa contribution sur « Les embranchements particuliers et l’espace public à Lyon au temps du PLM », part du constat d’une « véritable toile ferroviaire » autour des gares dans les rues de Lyon (et à l’exclusion des rails installés dans les propriétés privées). Il analyse les tentatives successives de la municipalité pour contrôler ces aménagements puis, lorsqu’elle en devient gestionnaire, durant l’entre- deux-guerres, la consécration de la présence du chemin de fer dans la ville. L’aspect technique importe au-delà ce qui apparaît d’abord comme un accaparement de l’espace public. Les débats récurrents autour des ponts du Paris-Orléans au-dessus de la rue Watt relèvent des mêmes propos : comment se négocie l’irruption des voies dans l’espace urbain ? Comment gérer ensemble la voirie et les obligations techniques de raccordement entre différents réseaux ? Le cas est d’autant plus exemplaire qu’il est exceptionnel et Karen Bowie envisage les différents projets à l’étude. Au-delà des documents émanant de la Compagnie du Paris-Orléans ou de l’administration parisienne, elle étudie également les positions des riverains opposés dans les années 1920 à la suppression de la rue Watt. Ces analyses des conflits à l’œuvre aussi bien à Lyon qu’à Paris renouvellent la réflexion sur les aménagements urbains en intégrant les contraintes techniques des réseaux concurrents13.

5 Dernier point abordé au cours de la journée : la construction et l’aménagement des gares. La contribution de François Poupardin analyse, le long de la ligne de Paris à Nice, l’architecture des bâtiments de voyageurs. La demande de bâtiments d’usage nouveau, le long de la ligne impériale de 1849 à 1864, impose l’invention de formes architecturales. La communication rapporte les différents épisodes de remplacement des gares provisoires par les constructions en dur et décrit ainsi un processus qui mène à une certaine banalisation des formes. Celle-ci résulte de l’élaboration d’un référentiel commun, lié à la concentration de la commande à quelques architectes. Toutes les gares de Paris à Lyon (90) sont ainsi l’œuvre d’Alexis Cendrier. La nouvelle gare de Dijon, construite en 1851, se compose de deux édifices séparés par quatre voies et trois quais. Par la suite, elle est complétée par deux ailes construites en retour côté cour pour le buffet et une salle des bagages pour les voyageurs et par un vestibule élargi qui offre vers la ville une avancée ouverte par trois baies en plein cintre. La gare prend ainsi toute sa place dans la monumentalisation des bâtiments publics en ville, au même titre que la grande poste ou l’hôtel de ville... La plupart du temps, on l’a vu, elle est sensiblement excentrée. Génératrice d’un quartier neuf, elle occupe dans le paysage urbain toute sa place.

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6 Enfin, la communication d’Asta von Buch, lue par Karen Bowie, réalise une sorte de synthèse de la journée. Consacrée à la peinture murale de la gare de Paris-Lyon, elle évoque les itinéraires de voyage sur le temps long de l’aménagement de la gare, puisque les premières peintures datent de 1900 avant d’être poursuivies en 1920 et achevées en 1981. L’auteur invite ainsi à une mise en perspective des représentations de villes en lien avec l’évolution de l’activité du voyage et du tourisme. Pour la compagnie, il ne s’agit que de montrer les attraits de ses destinations mais les choix picturaux font sens : la séduction des destinations balnéaires du Midi est par la suite supplantée par l’intérêt historique de la visite. Chaque ville est alors identifiée à un monument, comme Beaune à ses hospices, Autun à la cathédrale Saint-Lazare, etc., dans des peintures qui figurent également un paysage rural et traditionnel. Cette disposition va de pair avec une évolution de la position du spectateur. Au centre du panorama dans les parties plus anciennes, celui-ci est mis en situation de voyageur dans les dernières représentations dont les scènes discontinues font perdre, comme de la fenêtre d’un train, le premier plan. Cette analyse assez inattendue d’œuvres mineures, mais dont la valeur patrimoniale a de fait été respectée, rassemble dans sa pertinence les acquis de cette journée consacrée aux travaux récents sur l’usage et les représentations de la gare et la ville.

NOTES

1. Pierre Casselle, « Commission des embellissements de Paris. Rapport à l’Empereur Napoléon III », Cahiers de la Rotonde, 23 (2000), p. 48. 2. Ibidem, p. 47. 3. L’épisode est rapporté par David Van Zanten, « Mais quand Haussmann est-il devenu moderne ? », in Karen Bowie (dir.), La Modernité avant Haussmann. Formes de l’espace urbain à Paris, 1801-1853, Paris, Éditions Recherches, 2001, p. 163. 4. David Van Zanten lie précisément le projet de chemin de fer à celui du télégraphe et de l’installation de l’hôtel des postes au centre de Paris, ibid., p. 162. 5. Bernard Lepetit, Les Villes dans la France moderne, Paris, Albin Michel, 1988, p. 288 et suivantes. Voir, sur les aménagements fluviaux et la libre circulation sur la Seine, Isabelle Backouche, La Trace du fleuve. La Seine et Paris (1750-1850), Paris, Éditions de l’EHESS, 2000, p. 245 et suivantes. 6. Michèle Lambert, « Les problématiques du chemin de fer dans la ville, 1830-1855 », in « Les chemins de fer dans la ville », Actes de la troisième journée scientifique de l’AHICF tenue au Musée d’Orsay le 12 avril 1991, Revue d’histoire des chemins de fer, n° 5-6 (automne 1991-printemps 1992), p. 196. 7. Voir à ce propos Alain Corbin, L’Avènement des loisirs, 1850-1960, Paris Aubier, 1995 et la référence faite à Thorstein Veblen, Théorie de la classe de loisir, Paris, Gallimard, 1970 (traduction de The Theory of the Leisure Class, 1899) ; voir également « Entretien avec Alain Corbin. Temps des loisirs, espaces de la ville », Histoire urbaine, n° 1, 2000, p. 163-168. 8. Pierre Casselle, « Commission des embellissements de Paris… », art. cit., p. 48. 9. Françoise Michaud-Fréjaville, Noëlle Dauphin, Jean-Pierre Guilhembet, Entrer en ville, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2006, p. 13.

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10. Voir les travaux de Karen Bowie. Parmi d’autres, « Polarisation du territoire et développement urbain : les gares du Nord et de l’Est et la transformation de Paris au XIXe siècle. Une étude sur l’instauration et l’évolution des rapports entre les acteurs des grands aménagements ferroviaires urbains, première étape (1830-1870) », Paris, Plan urbain construction architecture-AHICF, 1999, 2 vol. multigraphiés, 92 et 248 pages. 11. Cité par Jeanne Gaillard, Paris, la ville (1852-1870), Paris, L’Harmattan, 1997 [1977], p. 35. 12. Voir des problématiques identiques posées au conseil de Paris lors de l’aménagement du métro : Alain Cottereau, « Les batailles pour la création du Métro : un choix de mode de vie, un succès pour la démocratie locale », Revue d’histoire du XIXe siècle, n° 29 (2004/2), p. 89-152. 13. Le colloque des 4 et 5 octobre 1990, organisé par la Bibliothèque historique de la ville de Paris, souhaitait ce type d’approche ; voir François Caron, Jean Dérens, Luc Passion, Philippe Cébron de Lisle (dir.), Paris et ses réseaux : naissance d’un mode de vie urbain, XIXe-XXe siècles, Paris, BHVP, 1990.

RÉSUMÉS

Dans ces commentaires au dossier précédent, l’auteure met en valeur trois aspects des relations entre gares et villes qui structurent la recherche actuelle et méritent d’être développés. Tous relèvent de l’impact des gares sur les aménagements urbains. Il s’agit d’abord de la perception de la gare non seulement comme équipement urbain mais comme espace public. Elle participe à l’essence de ce qui fait la ville. Ensuite, elle participe à la détermination des espaces urbains et entretient un rapport avec la notion de centralité urbaine. Peu à peu les emprises ferroviaires accaparent, selon des modalités diverses, le sol urbain. Enfin, la gare est un objet construit dont l’aménagement soulève des débats et impose des modèles. Son décor, dans le cas de la gare de Lyon à Paris, évoque le voyage et met en perspective toute son histoire.

This commentary to the Dossier emphasises three main features of the relation of railway stations and cities which are at the core of to-day research and deserve further investigation. They are facets of the impact of railway stations on city planning. Stations are first understood as a public space, not only as an urban utility; they are an essential component of the city identity. Secondly, the station regulates the city space and specifies the city centre. The land dedicated to railway use gradually absorbs the city ground in different ways. Finally, the station is a building; its design raises public debates and follows patterns. The Lyons Station in Paris’ decor refers to the railway journey and puts into perspective the all railway stations’ history. Résumé traduit du français par Marie-Noëlle Polino.

INDEX

Thèmes : Patrimoine architecture paysage Mots-clés : architecture, décoration, gare, urbanisme Index chronologique : XIXe siècle, XXe siècle Keywords : architecture, decor, railway station, town planning

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AUTEUR

FLORENCE BOURILLON Professeure à l’université de Paris-Est

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Articles. Innovation et aménagement, compagnies secondaires et chemins de fer touristiques

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La ligne de Sceaux, laboratoire de la « science ferroviaire » The « Sceaux » line, a laboratory for early railway science

François Caron

1 La partie sud de la ligne B du RER parisien qui se déroule depuis la station Châtelet jusqu’à celles de Saint-Rémy-lès-Chevreuse et de Robinson est formée en grande partie, à partir de la station Luxembourg, de l’ancienne « ligne de Sceaux » qui fut, sous sa forme initiale, inaugurée en juin 1846. Elle a été prolongée en 1977 jusqu’au Châtelet. L’histoire de cette ligne illustre parfaitement plusieurs épisodes essentiels de l’histoire des chemins de fer en France et dans la région parisienne1.

2 En juin 1846 la ligne reliait la station Denfert-Rochereau (alors « barrière d’Enfer »), et une station située en face du marché du village de Sceaux. Elle avait un caractère quasiment expérimental. Son principal concessionnaire, Jean Claude Républicain Arnoux désirait démontrer la fiabilité d’un système de trains articulés dont il était l’inventeur et dont l’usage resta par la suite limité à cette seule ligne.

3 En 1855 la ligne fut rachetée par la Compagnie du Paris-Orléans. Elle fut exploitée par cette société jusqu’en 1932. Elle fut entièrement rénovée et prolongée jusqu’au Luxembourg dans les années 1890. Cette transformation fournit l’occasion d’introduire une série d’innovations remarquables qui préfigurent le chemin de fer du XXe siècle.

4 Son exploitation fut reprise en 1932 par la Compagnie du métropolitain de Paris (CMP), devenue en 1948 la RATP. Sa modernisation dans les années 1930 fut la première étape de la réalisation et le premier modèle du réseau RER de l’après-guerre.

5 Ces trois épisodes de l’histoire de cette ligne méritent ainsi d’être mis en valeur en raison de leurs caractères exemplaires : une aventure technique originale mais avortée au départ, une modernisation réussie dans les années 1890, une avancée urbanistique marquante dans les années 1930 enfin, qui prépare la naissance du RER parisien.

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Le système Arnoux

6 La ligne de Sceaux fut concédée en septembre 1844 à une société présidée par Jean Claude Républicain Arnoux (1792-1866), polytechnicien de la promotion 1811. Son père était maître de poste. Lieutenant d’artillerie dans les armées de Napoléon, il démissionna et entra dans l’administration de la plus grande entreprise de messagerie de l’époque, Laffitte et Caillard, pour y diriger un vaste atelier de construction de voitures et de diligences. Utilisant les savoirs acquis tant dans l’artillerie que dans ces ateliers, il inventa une « système de voiture articulée pour chemin de fer de toute courbure ». Il déposa un brevet le 20 mars 1838. Arnoux prétendait apporter une réponse au problème posé par l’instabilité des convois formés par des voitures dont les essieux étaient parallèles pour le franchissement des courbes. Les ingénieurs français craignaient les effets du frottement sur les rails à trop faible courbure, à la fois pour la sécurité des convois, en raison des risques de rupture d’essieux et de déraillement, et pour l’usure des fers des rails et des roues. Ils préconisaient de larges courbes qui correspondaient aux traditions de l’administration des Ponts et Chaussées dans le domaine des tracés routiers. Mais cette conception rendait très coûteuse la construction des chemins de fer et retardait par conséquent la réalisation du réseau. Beaucoup de voix s’élevèrent pour que soient trouvées des solutions permettant de réduire les effets de la courbure de la voie. Le train articulé fut présenté comme pouvant être l’une de ces solutions.

7 Le système Arnoux reposait sur deux principes (fig. 1). Il rendait d’une part les essieux mobiles autour d’une cheville ouvrière fixée sous la caisse. Ils pouvaient ainsi se placer normalement à la voie. Il rendait d’autre part les roues d’un même essieu indépendantes l’une de l’autre et supprimait ainsi le glissement de la roue sur le rail. Partant de ces deux principes, Arnoux conçut un double système d’attelage. L’essieu d’avant-train de la première voiture, grâce à deux fourches munies de galets descendant jusqu’au rail, prenait une direction normale du chemin. Le reste du train était dirigé par ce premier essieu sans aucune intervention des rails eux-mêmes, grâce à ce double système d’attelage. Du premier au second essieu de chaque voiture la liaison était réalisée « par une chaîne croisée passant sur deux couronnes fixées à chaque essieu et d’égal diamètre »2. Pour remédier à cette « complication sérieuse » on substitua par la suite à ces chaînes des parallélogrammes articulés. De plus le second essieu de la première voiture était articulé au premier essieu de la voiture suivante par une tringle rigide et une chaîne croisée et ainsi de suite tout le long du train. Arnoux fut ainsi l’inventeur des rames articulées...

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Figure 1. Le système articulé. La Brosse (de), « Transformation de la ligne de Sceaux à Limours », Revue générale des chemins de fer, 18e année, 1er sem., n° 6 (juin 1895), pl. 1 h.t.

8 Arnoux utilisa les bonnes relations qu’il entretenait tant avec des savants aussi prestigieux que Dulong, Perdonnet, Coriolis ou Arago qu’avec les financiers associés à l’entreprise Laffitte et Caillard. Il expérimenta son brevet sur un convoi de chemin de fer à l’échelle 1/5e. Il obtint aussitôt la reconnaissance académique nécessaire pour trouver les crédits dont il avait besoin pour mener à bien de nouvelles expérimentations. Dans un rapport à l’Académie des sciences, daté du 4 avril 1838, Arago et quatre de ses collègues demandèrent qu’un essai « en grand » soit réalisé. Arnoux créa une société des expériences. L’expérience eut lieu en 1839 et 1840 sur un circuit construit à Saint-Mandé. Huit démonstrations concluantes eurent lieu. Arnoux gagna le concours de mécanique de 3 000 francs que venait de fonder M. de Montyon. En juillet 1840 Coriolis rédigea un autre rapport dans lequel l’invention d’Arnoux était jugée comparable en importance pour l’avenir du chemin de fer à celle de la machine à chaudière tubulaire de Seguin.

9 En 1839 le ministre des Travaux publics nomma une commission du Conseil général des Ponts et Chaussées pour examiner le système. Son rapport fut beaucoup plus réservé que ceux rédigés par les académiciens. Il concluait prudemment que le système « avait des chances de réussir et méritait l’attention des ingénieurs chargés de l’établissement et de l’exploitation des chemins de fer »3. Arnoux se mit en quête d’une concession pour y installer son système. On lui refusa celle de Paris à Saint-Maur comme celle de Paris à Meaux. L’administration des Ponts et Chaussées ne voulut pas prendre le risque d’expérimenter le système sur des lignes de grande importance commerciale et à fort trafic prévisible. Arnoux obtint seulement une ligne située entre la ligne de Versailles- Rive droite et la ligne du Paris-Orléans, dont le succès commercial était très aléatoire. Elle ne faisait pas partie du réseau national et la région qu’elle desservait était fort accidentée et peu peuplée. Son activité économique était très restreinte.

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10 Après l’avis favorable donné par les commissions d’enquête locales, Arago, député des Pyrénées-Orientales, soumit un projet de loi à la Chambre des députés le 10 juillet 1844. La concession fut accordée à Arnoux en août 1844, à des conditions assez peu favorables. Il n’obtint aucune subvention. L’administration se réserva le choix du tracé, car elle voulait pouvoir mettre à l’épreuve le système articulé. La société, créée en septembre 1845, acheta le brevet Arnoux à la société d’expériences. Les travaux furent confiés aux plus grands ingénieurs de l’époque et la ligne fut très bien construite. Benoist-Panier et Flachat réalisèrent les ouvrages d’art. La gare de Denfert est aujourd’hui la plus ancienne gare de Paris. C’est une incontestable réussite architecturale. Avec son corps central néoclassique et ses deux ailes en maçonnerie disposées en arc de cercle, elle reproduit la forme en boucle d’un quai unique devant lequel les locomotives tournaient. Ce dispositif supprimait l’usage de plaques tournantes (fig. 2).

Figure 2. Vue du côté des quais.

Gravure d’époque, d.r.

11 Le tracé choisi jusqu’à Bourg-la-Reine est toujours le tracé actuel. Au-delà de Bourg-la- Reine, Arnoux fut contraint de réaliser un tracé formé de lacets très serrés, dignes d’un chemin de fer de haute montagne. La gare de Sceaux était située au cœur de la ville en face du marché, et proche de l’église. Elle fut remplacée dans les années 1890 par une gare située plus à l’Ouest. Le bâtiment de la première gare n’a pas été détruit. Il est devenu un immeuble d’habitation. Arnoux commit l’erreur de choisir un écartement de 1,75 mètre, beaucoup plus large que celui qui fut adopté par la très grande majorité des chemins de fer français. Ce fut un facteur d’isolement supplémentaire de la ligne. Elle fut ouverte en juin 1846 et eut au cours de son premier mois d’exploitation un très grand succès, en particulier le dimanche, car elle desservait un bal très populaire à l’époque, le bal de Sceaux. Arnoux obtint à la même époque la concession d’une ligne de Bourg-la-Reine à Orsay.

12 C’est également en juin 1846 que débuta la plus grave crise économique du XIXe siècle. L’une de ses causes principales fut l’éclatement de la bulle des actions ferroviaires à la bourse de Paris. Elle était la conséquence naturelle des lourdes incertitudes qui pesaient sur l’avenir de ces sociétés. L’action de 500 francs en valeur nominale de la ligne de Sceaux passa de 785 francs en mars 1845 à 200 francs en mars 1847. Sa cotation fut suspendue en mai. Le service de la ligne cessa d’être assuré en octobre 1848. Mise sous séquestre, elle fut exploitée par l’administration des Ponts et Chaussées jusqu’en

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1850. La compagnie reprit son exploitation en 1851. Elle obtint alors la concession d’une ligne de Paris à Palaiseau puis de Palaiseau à Orsay. La loi confirmant cette concession fut votée le 16 juin1853. La société devint ainsi la Compagnie de Paris à Orsay. Les travaux de la nouvelle ligne furent réalisés en un temps record. L’ouverture eut lieu en juillet 1854. Cinq nouvelles gares furent ouvertes à Antony, Croix-de-Berny, Massy- Verrières, Palaiseau et Lozère. La confiance dans l’avenir du système Arnoux ne semblait pas atteinte. On revint à un tracé comportant des courbes à petit rayon. Le système Arnoux semblait donc avoir fait ses preuves. Son fonctionnement avait été grandement amélioré en particulier par la substitution des parallélogrammes articulés aux chaînes.

13 Ce fut pourtant un double échec, technique et financier. Arnoux ne parvint pas à diffuser son procédé, malgré plusieurs essais, réalisés en France et en Espagne, et malgré les espoirs mis dans le développement des chemins de fer économiques. Les raisons de cet échec sont faciles à identifier. L’administration des Ponts et Chaussées ne lui était pas favorable. Mais, surtout, l’utilisation du système se révéla sans objet, car le franchissement des courbes cessa peu à peu d’apparaître comme un problème grave. Selon l’ingénieur Charles Couche qui s’exprime en 1870, les inventeurs de systèmes articulés, mis à part le système américain fondé sur le parallélisme et le rapprochement des essieux, n’ont fait que proposer « des solutions à des difficultés purement imaginaires ». Car les conditions de rayon de courbure et d’écartement des essieux adoptées rendaient la convergence « parfaitement inutile »4. Couche ajoute à cette remarque générale une série de critiques propres au système Arnoux. Il lui reproche principalement son inutile complexité. « Il suffit pour le condamner, écrit-il, que son matériel ne puisse circuler sur d’autres lignes » et ajoute : « je n’ai jamais compris que M. Arnoux mît ainsi gratuitement son système pour ainsi dire hors la loi, quand il était si simple de prendre, au lieu de l’essieu avec son attirail de galets directeurs, soit un truck américain, à essieux très rapprochés, [...] soit l’avant d’un train Bissel »5.

14 Dans le domaine de l’exploitation, une stratégie commerciale innovante, marquée par des tarifs attractifs comparés à ceux des voitures, une desserte, en semaine, de douze trains journaliers dans chaque sens et dominicale beaucoup plus importante encore, un réseau de correspondances bien organisé ne suffirent pas à garantir des bénéfices capables de couvrir l’ensemble des dépenses d’exploitation ni les charges financières totales. La compagnie stoppa son service et déposa son bilan en juin 1855.

Le Paris-Orléans, 1855-1932

15 La Compagnie de Paris à Orsay fut aussitôt rachetée par la Compagnie de Paris à Orléans. Cette transaction fut grandement favorisée par la présence de plusieurs administrateurs communs aux deux compagnies, dont Caillard lui-même. La ligne de Sceaux était devenue un enjeu majeur de la rivalité qui opposa entre 1852 et 1857 la Compagnie du Paris-Orléans et celle du Grand Central présidée par le duc de Morny, à l’époque de la lutte entre les groupes financiers français pour le contrôle des réseaux de chemin de fer en formation. Morny voulait obtenir une entrée dans Paris pour sa ligne Paris-Tours. La ligne de Sceaux fut pour le Paris-Orléans une carte maîtresse pour combattre ce projet. Elle manqua alors connaître un grand destin. La Compagnie du Paris-Orléans, en effet, s’entendit avec le Grand Central et obtint le 21 mars 1857 la concession d’une ligne Paris-Tours qui « devait se détacher de celle de Paris-Orsay en

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un point qui sera déterminé par l’administration ». Le chemin de fer expérimental voué à une faillite certaine qu’était la ligne de Paris à Orsay sembla destiné à devenir la tête d’une grande ligne nationale. Mais un tracé par Brétigny fut préféré en 1861 au tracé par Orsay. Le tracé par Orsay et Dourdan aurait nécessité des travaux considérables et aurait été « totalement inadapté à une ligne appelée à connaître un trafic important »6. L’isolement de la « ligne de Sceaux » se trouvait ainsi confirmé.

16 Le Paris-Orléans a la réputation d’être à la fois un réseau « pauvre » en raison de la structure de son trafic et un réseau innovant, en raison du caractère imaginatif de ses méthodes d’exploitation qui serait précisément un effet de cette « pauvreté ». La pauvreté aurait obligé ses ingénieurs à faire des efforts pour trouver des procédés techniques peu coûteux et à concevoir des méthodes commerciales originales. Cette innovation créatrice se retrouve dans la gestion de la ligne de Sceaux qui fut tout à la fois économe et innovante. Le télégraphe électrique fut aussitôt installé, le matériel roulant fut peu à peu rénové, une seconde voie à écartement large fut construite entre Paris et Bourg-la-Reine. Les partisans du tracé par Sceaux de la ligne Paris-Tours, c’est- à-dire principalement les habitants de la vallée de Chevreuse, obtinrent, à titre de compensation pour le choix du tracé du Paris-Tours par Brétigny, le prolongement de la ligne d’Orsay jusqu’à Limours. La ligne fut mise en service le 26 août 1867. C’est alors que furent ouvertes les gares de Gif-sur-Yvette et de Saint-Rémy-lès-Chevreuse, devenue le terminus actuel de la ligne. Au-delà de Saint-Rémy, la ligne se prolongeait jusqu’à Limours en desservant la halte de Boullay-les-Troux. Ce prolongement fut fermé en 1940. C’est en 1867 également que furent ouvertes les gares de Sceaux- Ceinture, la future Cité universitaire, et d’Orsay-Ville, qui remplaçait la première gare d’Orsay pour se rapprocher du centre ville. On se trouva alors en présence « d’une sorte de petit réseau » composé de deux lignes, l’une de Paris à Limours, l’autre de Paris à Sceaux, avec un tronc commun, de Paris à Bourg-la-Reine, qui, bien qu’issu de la ligne originelle, comprenait peu de courbes de petit rayon. De Bourg-la-Reine à Sceaux en revanche, les sinuosités avaient été, on s’en souvient, « accumulées à plaisir et à dessein » avec des rayons descendant jusqu’à 50 mètres. De Bourg-la-Reine à Orsay le tracé « s’écartait peu des conditions ordinaires du chemin de fer » et le tronçon d’Orsay à Limours, livré en 1867, ne comprenait que des rayons de 300 mètres. Car « on entrevoyait dès cette époque l’éventualité de l’abandon du système ».

17 Ces transformations permirent dès 1864 de réaliser un cadencement de 17 trains par jour en été et de 15 par jour en hiver. Un véritable service de banlieue correspondant à un courant régulier, croissant vers Paris, faisait ainsi son apparition. Les tarifs furent adaptés à ces nouveaux besoins avec la généralisation en 1868 des billets d’aller-retour. Le réseau des correspondances fut encore densifié. En septembre 1871 la ligne fut ouverte au trafic des marchandises, ce qui nécessita d’importants aménagements dans plusieurs gares. En 1883, enfin, fut ouverte la station de Massy-Palaiseau, située dans une zone inhabitée entre les gares de Massy et de Palaiseau, afin de permettre le transit des voyageurs et des marchandises entre la ligne de Sceaux et celle de la Grande Ceinture en cours d’achèvement.

18 L’augmentation du trafic jusqu’aux années 1880 resta modérée. La croissance démographique des localités desservies a concerné surtout les plus proches de Paris, et principalement celles d’Arcueil, dont la population a été multipliée par 2,4 entre 1846 et 1886. Au-delà de cette première couronne, Bourg-la-Reine, avec un doublement de sa population, et Fontenay-aux-Roses, avec un accroissement de 70 %, sont les seules

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localités à connaître un véritable boom démographique. Même s’il ne s’agit pas encore d’une urbanisation de masse, il est clair qu’un changement significatif a commencé à se produire, marqué à la fois par un mouvement d’industrialisation, à Arcueil particulièrement, et de peuplement d’autres communes, comme Bourg-la-Reine où les quartiers situées entre la gare et la mairie se sont densifiés et qui s’est développée vers l’Ouest.

19 Mais le développement industriel et humain de la banlieue sud été freiné jusqu’aux années 1880 par trois facteurs défavorables : l’isolement de la ligne, une qualité de service moins bonne que sur les autres lignes de banlieue en raison des contraintes propres au système Arnoux et l’éloignement de la gare de Denfert-Rochereau du centre de Paris. La banlieue sud restait très fortement marquée par la ruralité. C’est ainsi que les ingénieurs qui ont construit le raccordement de Bourg-la-Reine à Robinson dans les années 1890 constataient que la ligne était « bordée de petites parcelles très morcelées, cultivées par des pépiniéristes et des maraîchers, ou aménagées en jardins d’agrément »7.

20 Le gouvernement saisit l’occasion que lui offrait en 1883 la négociation de nouvelles conventions entre l’État et les cinq grandes compagnies de chemin de fer pour obtenir de la Compagnie d’Orléans qu’elle mette un terme à l’isolement de la ligne de Paris à Limours. Il lui imposa de mettre en service un matériel d’un type normal et à construire un nouvel embranchement reliant Bourg-la-Reine et l’extrémité ouest de la ville de Sceaux jusqu’à la gare de « Sceaux-Robinson ». En réalité « dès le premier jour » de l’ouverture de la ligne « les populations avaient demandé une modification radicale du tracé ».

21 Le projet de transformation de la ligne fut présenté en avril 1885 et réalisé en mai 1891. La compagnie procéda à une véritable reconstruction de la ligne principale. La voie fut doublée sur 15 kilomètres entre Bourg-la-Reine et Orsay. Trois haltes furent ouvertes pour suivre le développement de l’urbanisation à Gentilly, Laplace et Bures. Deux gares de marchandises furent ouvertes à Arcueil et Boullay-les-Troux. Les bâtiments voyageurs d’Arcueil, de Bourg-la-Reine, Antony, Palaiseau et Lozères furent agrandis. Les courbes ont été ramenées à 300 mètres, les déclivités à 10 mm/m. Tous les ouvrages d’art ont été rénovés. Au nombre des chantiers les plus spectaculaires figurent l’agrandissement de la plate-forme de la gare de Bourg-la-Reine, l’ouverture d’un souterrain à la sortie de cette gare et la création d’un mur de soutènement le long de la gare de Denfert-Rochereau. Les ingénieurs ont réalisé une prouesse assez exceptionnelle en substituant en une seule nuit, du 21 mai au 22 mai 1891, le nouveau matériel à l’ancien. Cette opération a été préparée pendant de longs mois et a mobilisé pendant toute une nuit 265 agents dont les actions et les gestes avaient été très précisément coordonnés. La ligne fut dotée d’un système de sécurité comprenant une réglementation et une signalisation très originales mais adaptées à une circulation cadencée. Trois nouvelles stations furent ouvertes en 1891 pour suivre le développement de l’urbanisation de certaines zones : Gentilly et Laplace à la sortie de Paris et Bures-sur-Yvette.

22 Le projet du nouvel embranchement vers Robinson fut présenté en 1886 et réalisé en 1893. Son tracé est décrit dans le décret de concession en ces termes : « la ligne se dirigera au départ de Bourg-la-Reine le plus près possible de la ville de Sceaux pour se rejeter ensuite sur le flanc opposé de la vallée afin de desservir Fontenay-aux-Roses et reviendra après une nouvelle traversée de la vallée aboutir à l’extrémité ouest de

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Sceaux ». Le détour par Fontenay-aux-Roses était justifié par la nécessité de desservir le centre de cette agglomération où avait été construite la nouvelle École normale supérieure d’enseignement primaire de jeunes filles, dont la création avait été décidée en 1880. Le choix de l’emplacement de la gare terminus à Robinson était justifié par la constatation que « toutes les constructions élevées depuis vingt ans se trouvaient à l’ouest et au nord de la ville de Sceaux ». Les sinuosités du tracé expliquent l’importance des déclivités du parcours et les difficultés rencontrées dans l’exécution de la ligne. Elle exigea, sur un tracé de 3,8 km, la construction de trois ponts. L’architecture des trois gares de Sceaux, Fontenay-aux-Roses et Sceaux-Robinson reproduit le modèle des gares du Paris-Orléans apparu dès les années 1850 et déjà présent à Arcueil. C’est pourquoi elles présentent de grandes ressemblances encore bien visibles aujourd’hui. C’est une architecture très fonctionnelle de belle qualité et jouissant d’une exécution très soignée.

23 La décision fut prise en 1888 de prolonger la ligne de Sceaux depuis la gare de Denfert- Rochereau jusqu’au Luxembourg. Cette décision peut apparaître comme paradoxale dans le contexte de l’époque. En effet le conseil municipal de Paris était opposé au développement des transports urbains parisiens vers la banlieue. Il parvint à imposer en 1896 sa vision d’un métropolitain s’arrêtant aux portes de Paris. En réalité les ingénieurs du Paris-Orléans avaient constaté que le coût de la rénovation, devenue nécessaire, de la gare de Denfert-Rochereau était considérable. Or ils savaient que le trafic de la ligne et son rendement financier seraient accrus dans une large mesure si son terminus était rapproché du centre de Paris et que, de surcroît, les travaux de prolongement de la ligne pouvaient être faits à des coûts « admissibles », car ils ne se heurtaient « à aucune difficulté majeure ». La compagnie présenta son projet en 1889 et le réalisa entre 1892 et 1894. La municipalité ne s’y opposa pas, comme on aurait pu le craindre. La solution souterraine était rendue possible par la voierie et justifiée par « l’éventualité d’un raccordement, c’est-à-dire d’un prolongement vers la Seine »8. La possibilité d’ouvrir une gare à Saint-Michel fut donc envisagée dès cette époque. Le chantier comprenait la construction de l’embranchement et des gares de Port-Royal et du Luxembourg ainsi que la rénovation de la gare de Denfert-Rochereau. Pour construire le souterrain sous les boulevards Gay-Lussac et Saint-Michel, l’expérience avait prouvé « d’une manière irréfutable qu’il fallait faire tous ses efforts pour proscrire les tabliers métalliques et leur préférer la maçonnerie ». Selon les ingénieurs, en effet, « l’exécution des tabliers métalliques entraîne beaucoup plus de sujétions que la maçonnerie »9. Ils adoptèrent une maçonnerie en forme de voûte sur cintres en terre, très originale. L’électricité fut mise à contribution non seulement pour l’éclairage et la signalisation qui était « exclusivement lumineuse », mais aussi pour l’usage de la force. Elle servit à actionner les ascenseurs à bagages et à voyageurs, les monte-charges et les plaques tournantes dans les gares, mais aussi un pont tournant dans l’atelier et la ventilation de la gare du Luxembourg. Pour résoudre le délicat problème de l’évacuation des gaz et des fumées dans une station en cul-de-sac, il fallut installer une ventilation artificielle comprenant un appareil dernier cri « à aubes coniques centrifuges divergentes » et une cheminée de deux mètres de haut. Selon le rapport d’un expert chimiste, le système donna des « résultats satisfaisants ». L’architecture de la gare de Port-Royal était assez sommaire mais raffinée. L’État refusa l’établissement de la gare du Luxembourg en bordure du jardin. La compagnie acheta un immeuble de rapport au croisement du boulevard Saint-Michel et de la rue Gay-Lussac dont le rez- de-chaussée servit de vestibule et dans la cour duquel fut installée la cheminée

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d’évacuation des gaz. L’intérieur de la gare forme un espace parfaitement rationalisé : son ordonnancement rigoureux facilite la circulation des voyageurs grâce à de larges escaliers et à des ascenseurs. Les architectes et les ingénieurs du Paris-Orléans ont ainsi révélé sur l’ensemble du chantier un esprit modernisateur. La gare du Luxembourg constitue une étape majeure vers une conception nouvelle de l’exploitation ferroviaire et de la gare. Elle se réalisa, avec plus d’éclat encore, cinq ans plus tard lorsqu’ils construisirent le prolongement de la ligne principale du réseau de la gare d’Austerlitz à la gare d’Orsay en adoptant la traction électrique et en construisant la gare d’Orsay.

24 La rénovation de la ligne dans les années 1890 eut des effets fortement positifs sur le trafic. Il fut multiplié par six entre 1891 et 1919. Le cadencement des trains entre Bourg-la-Reine et Paris fut doublé et un nouveau matériel fut mis en service. Ces améliorations favorisèrent l’essor des lotissements dans les environs de la ligne et la population des communes desservies doubla entre 1896 et 1921. Mais dès avant la guerre de 1914 la Compagnie du Paris-Orléans, malgré la hausse du trafic, eut tendance à limiter son effort d’investissement afin de rembourser la dette de garantie à l’égard de l’État qu’elle avait accumulée depuis 1883. En réalité la ligne de Sceaux était entrée en crise et la qualité du service commença à se dégrader.

25 La ligne sembla trouver un nouvel élan au début des années 1920 en raison de la construction de la ligne de Paris-Montparnasse à Chartres par Gallardon. Le nœud ferroviaire de Massy-Palaiseau fut complètement transformé entre 1921 et 1923. Il fallut construire une nouvelle gare à Massy-Verrières et les relations avec la Grande Ceinture furent améliorées. Massy-Palaiseau était devenu un nœud ferroviaire important, destiné plus tard à structurer le réseau RER.

26 Entre 1920 et 1930 la hausse de la population de la zone desservie se poursuivit sous une forme nouvelle. La banlieue sud connut une explosion des constructions pavillonnaires liées en grande partie à la crise du logement due à la législation sur les loyers adoptée en 1920. Le trafic s’accrut jusqu’en 1926 et se réduisit lentement puis très rapidement à partir de 1930. Cette chute était le résultat du développement de l’usage des automobiles et de la construction de quatre lignes de tramway desservant la zone. Elle était due aussi à une nouvelle et très sensible dégradation de la qualité du service. En fait ce sont toutes les compagnies de chemin de fer qui, constatant la nature déficitaire du trafic de banlieue, n’ont pas réalisé les aménagements nécessaires pour répondre dans de bonnes conditions aux besoins de trafic. En 1932 le rapporteur du Conseil supérieur des chemins de fer justifiait l’électrification de la ligne en constatant que « la ligne de Sceaux était actuellement exploitée par des locomotives à vapeur avec un matériel de tous points semblable à celui des petites lignes des grands réseaux ». Ce sont, ajoutait-il, « des conditions défectueuses pour un trafic de banlieue surtout lorsque la ligne ainsi desservie est en souterrain sur une partie importante du parcours ». En 1948 l’un des directeurs du Chemin de fer métropolitain, Henri Clément, constatait que « la structure de la ligne et son équipement étaient en 1932 incompatibles avec une exploitation moderne capable de satisfaire les besoins de la population ; elle était pratiquement désertée du public, surtout depuis le développement des transports automobiles »10. Le matériel moteur et de traction était vétuste et périmé. Les installations étaient en mauvais état. En 1937 53 trains par jour seulement circulaient sur la ligne dont 27 en direction de Robinson.

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Les années 1930

27 La crise du trafic fut au point de départ d’un effort de rénovation spectaculaire qui se déroula de 1928 à 1938 en deux étapes : la suppression des passages à niveau entre 1928 et 1932, l’électrification de la ligne entre 1932 et 1937 à la suite de sa rétrocession de la ligne de Sceaux à la CMP en 1932. La suppression de tous les passages à niveau a été financée pour l’essentiel par le département de la Seine et les collectivités à partir de 1928. La suppression du passage qui coupait le boulevard Jourdan au niveau de la Cité universitaire a nécessité des travaux de très grande ampleur entre Denfert-Rochereau et Gentilly. Il fallut construire un souterrain de 520 mètres de longueur sous le parc de la Cité et reconstruire les gares de Gentilly et de Cité universitaire.

28 Il faut replacer la seconde étape dans le cadre de la politique d’aménagement urbain menée par le conseil général de la Seine, la préfecture et le conseil municipal de Paris. L’hostilité parisienne de principe aux liaisons directes entre Paris et la banlieue fut abandonnée. Dès 1925 une commission ministérielle fut chargée d’examiner les propositions de « métropolisation » de certaines lignes de banlieue dont celle du Luxembourg à Limours. Elle conclut que, en raison de « l’accroissement constant de la circulation de banlieue », il fallait étudier « l’application des méthodes du métro aux relations entre Paris et sa banlieue »11. Des projets cohérents de réseaux express régionaux furent élaborés. Le 6 avril 1927 le Conseil supérieur des chemins de fer affirmait « le besoin d’un système de transport rapide à grands débits entre Paris et sa banlieue »12. Le 12 juillet 1928 le principe du prolongement en banlieue de 15 lignes de métro dont quatre urgentes fut adopté par le conseil général de la Seine. En 1928 encore, le département des transports du département de la Seine élabora un projet qui préconisait la création « d’un chemin de fer électrique à grande vitesse et fort débit, en liaison avec les services existant ou à créer qui lui serviront d’organes rabatteurs (autobus et trolleys) »13. Il envisageait l’ouverture de deux transversales nord-sud et est-ouest avec croisement au Châtelet. Enfin, la CMP, qui avait fusionné avec la Compagnie Nord-Sud, conçut en 1929 un projet ambitieux de métro express régional confié à l’ingénieur Langevin (fig. 3). Il anticipait clairement le futur RER. Le concept qui s’imposa ainsi dans les années 1920 fut celui de lignes express transversales qui joignaient des lignes de banlieue desservant des territoires opposés géographiquement, de direction nord-sud ou est-ouest, grâce à des liaisons intra-muros dotées de gares de correspondance avec le réseau métropolitain parisien.

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Figure 3. Projet de « métro express régional », 1929.

Archives RATP.

29 Deux lignes qui ne desservaient que la grande banlieue pouvaient servir d’amorce à ce programme : la ligne de Sceaux et la ligne de Vincennes. Dans un premier temps cette dernière ligne fut écartée, en raison du coût trop élevé de la suppression des passages à niveau qu’exigeait son aménagement. En revanche la ligne de Sceaux fut cédée en 1932 au département de la Seine, en vue de son exploitation par le métropolitain. Il fut convenu qu’elle serait électrifiée et rénovée en coopération avec les services du Paris- Orléans (fig. 4). Ce fut la seule décision effective d’aménagement régional pris dans l’entre-deux-guerres et conforme aux projets élaborés dans les années 1920. Tous les projets de raccordement des lignes de banlieue au réseau urbain furent abandonnés. Elle illustre le véritable désengagement des grandes compagnies de chemin de fer vis-à- vis de la banlieue qui se prolongea après la création de la SNCF jusqu’au milieu des années 1960.

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Figure 4. Plan de la ligne de Sceaux au 18 janvier 1938.

Archives RATP.

30 Le programme des travaux de la ligne de Sceaux fut conçu, comme l’avait été celui des années 1890, dans un esprit de modernité nettement affirmé. Cette modernité est déjà présente dans le rapport présenté en 1932 devant le Conseil supérieur des chemins de fer pour justifier l’électrification de la ligne. Les rapporteurs utilisaient cinq arguments : celui du confort des voyageurs, celui de l’augmentation de la vitesse, celui de la fréquence des trains, celui de la facilité des échanges avec les réseaux urbains et d’intérêt général, celui des tarifs.

31 Les rapporteurs affirmaient que la traction électrique pourrait « être appliquée à des trains composés de voitures modernes analogues à celles qu’utilise sur la banlieue ouest le réseau de l’État et sur la ligne de Juvisy le PO ». Ce matériel pouvait selon eux « assurer tout le confort désirable ». Ils affirmaient que la rapidité des démarrages que la traction électrique rendait possible ainsi que la transformation des infrastructures rendue nécessaire par l’électrification devaient permettre de porter la vitesse jusqu’à 90 km/h et de réduire le durée du parcours de Paris-Luxembourg à Massy-Palaiseau de 98 à 34 minutes. Ils affirmaient que la fréquence des trains, qui n’était que de 28 par jour dans chaque sens sur les deux lignes de Sceaux-Robinson et de Massy-Palaiseau, pouvait être portée à un minimum de 70 et même de 104 selon les renseignements portés au dossier. Ils affirmaient que les relations avec le réseau urbain seraient améliorées. La liaison existante avec la Petite Ceinture était « peu pratique » et cette gare peu fréquentée. La liaison à Denfert ne comportait aucune communication directe ni billet commun. Ils ajoutaient : « à l’avenir la ligne étant prolongée jusqu’à la place Saint-Michel, on communiquera directement et sans avoir ni à sortir des gares, ni à acheter de nouveaux billets avec le réseau métropolitain d’une part à Saint-Michel et de l’autre à Denfert. Plus tard lorsque la ligne 12 (Porte d’Orléans-Porte d’Italie) sera

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construite, il y aura sans doute une communication supplémentaire vers Sceaux- Ceinture ». Les échanges avec les lignes d’intérêt général étaient maintenus et le tronçon Massy-Limours continua d’être exploité par des rames desservant directement Paris.

32 Trois aspects de ce vaste chantier méritent d’être mis en valeur : la haute technicité et le caractère innovant des installations électriques et des infrastructures, la modernité de la signalisation et des dispositifs de cadencement des trains, l’originalité des conceptions architecturales qui avaient pour principe d’assurer une bonne intégration des bâtiments et installations ferroviaires dans leur environnement urbain. Les infrastructures furent adaptées aux contraintes de l’électrification. Elles furent aussi entièrement conçues pour répondre aux besoins particuliers d’un service intensif de banlieue. Pour faciliter la circulation des voyageurs, on multiplia les passerelles et les passages souterrains. Les quais furent rehaussés jusqu’à 1,10 mètre pour les mettre au niveau du plancher du matériel roulant, constitué par des automotrices de quatre voitures, dites Z, conçues par les ingénieurs de la CMP en fonction de leur longue expérience du matériel métropolitain. Toutes les gares furent couvertes d’une marquise en béton. La station Denfert-Rochereau fut mise en correspondance avec les stations voisines du métropolitain. Toutes ces nouveautés étaient en cohérence avec des innovations introduites dans la gestion du trafic et des mouvements de voyageurs qui se généralisèrent par la suite sur l’ensemble des lignes : la fermeture automatique des portes par le chef de train, le signal de départ donné après la fermeture, la responsabilité de l’horaire laissée à l’équipe de train, un cadencement des départs de plus en plus serré, avec 153 trains journaliers en 1939 au lieu de 53 en 1937. L’électrification fut réalisée en 1 500 volts en application des recommandations de la commission de 1920. Les travaux furent exécutés avec soin, ce qui assura un passage sans incident de la traction vapeur à la traction électrique. Mais la CMP n’adopta pas les commutatrices à redresseur qui venaient de faire leur apparition. Elle leur préféra des commutatrices fabriquées par les Forges de Jeumont, du même type que celles qui avaient servi à l’électrification de Tours à Bordeaux. Elles étaient commandées à distance. Elles acceptèrent mal les surcharges de trafic des heures de pointe et dès les années 1950 la croissance du trafic fut telle que la puissance installée devint insuffisante. La signalisation mise en place était d’une conception très innovante mais aussi très différente des pratiques courantes. Elle permettait d’assurer le passage à 2,5 minutes d’intervalles de trains omnibus marchant à 80 km/h.

33 Trois nouvelles gares furent ouvertes, celles de Bagneux, de Pont- Royal, de Parc-de- Sceaux et de Fontaine-Michalon. La gare de Laplace fut remodelée. En forme de cube et d’une grande sobriété de lignes, elle fut l’un des bâtiments les plus caractéristique de l’architecture géométrique de l’époque. Elle s’inscrit dans la lignée des gares du réseau de l’État construites sous le règne de Raoul Dautry, telle la gare de Meudon. Le même parti pris de simplicité se retrouve dans la conception des sous-stations électriques. En revanche les stations de Gentilly et de Cité universitaire s’inspirent clairement de l’art nouveau. Ce choix dû à l’architecte Louis Brachet reposait sur le rejet de « l’uniformité administrative » et permettait, disait-il, de « s’intégrer parfaitement dans les localités desservies »14. Il s’exprime en particulier par la diversité et la qualité des matériaux. Mais c’est à la gare de Massy-Palaiseau, devenue depuis 1883 un nœud ferroviaire important, que se réalise le mieux ce mélange de modernité et traditionalisme. On retrouve, dans le bâtiment des voyageurs, la clarté du plan fondé sur l’emboîtement de volumes cubiques, surmontés, cette fois, d’un toit. Mais l’élément le plus original de

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l’édifice est sans doute la combinaison savante de matériaux divers, réalisée par Brachet, qui avait construit auparavant plusieurs gares d’inspiration « régionaliste », dont celle de Capdenac.

34 Il faut évoquer enfin les projets de prolongement apparus dans le cadre de la préparation de l’exposition universelle de 1937. L’un d’entre eux reliait la gare de Sceaux-Robinson aux cités-jardins de la Butte rouge à Châtenay-Malabry et au Plessis- Robinson. Ce programme urbanistique, tout à fait remarquable, était l’œuvre des architectes Rutté et Bassompière et l’une des seules réalisations du programme de cités-jardins du conseil général de la Seine voté dans les années 1920. Ce prolongement était encore intégré dans le plan de transport de l’ORTP de 1949. Deux autres prolongements étaient envisagés à la veille de la guerre, l’un vers Saclay, l’autre vers la Seine, qui fut lui aussi repris en 1949. Il était alors défini comme devant être « la première étape d’une transversale nord-sud » qui « présenterait un intérêt aussi grand que la transversale est-ouest ».

La ligne de Sceaux devient la ligne B du RER

35 L’inauguration de la gare Saint-Michel en 1988 constitue le point d’aboutissement du processus d’intégration de la ligne de Sceaux dans la ligne B, c’est-à-dire l’axe nord-sud du réseau express régional.

36 Entre les années 1930 et les années 1960, le trafic de la ligne de Sceaux s’est accru fortement, mais de manière très irrégulière. Il a triplé de 1938 à 1948, il a régressé jusqu’au début des années 1960, pour retrouver son niveau de 1948 en 1963 et atteindre un sommet en 1967 avec 54 millions de voyageurs. Durant cette longue période, la RATP s’est contentée de gérer la hausse sans modifier les infrastructures lourdes de la ligne, faute de moyens financiers suffisants. Les mesures d’adaptation à la hausse du trafic concernent des équipements qui permettaient, avec des dépenses relativement limitées, d’intensifier la desserte. On peut citer les travaux réalisés à Laplace qui permirent aux trains directs de doubler les omnibus, l’allongement des quais jusqu’à 140 mètres et même 150 mètres, l’amélioration du matériel roulant, avec le passage des automotrices Z aux automotrices MS61. Dès l’origine la RATP adopta le système des rafales en passant, nous l’avons dit, de 53 trains par jour à 153 dès 1939. En 1988, sur la ligne B, le chiffre de 448 fut atteint. Dès le départ, on adopta une fréquence de trois missions tous les quarts d’heure. En 1953 elle fut abaissée à 10 minutes aux heures de pointe.

37 Jusqu’en 1958 l’aménagement des transports dans la région parisienne a marqué le pas, en raison de la domination d’un parti pris idéologique qui considérait que le développement de la région parisienne appauvrissait le reste de la France. Le livre de Gravier Paris et le désert français symbolise parfaitement ce courant de pensée qui était très répandu et largement enseigné. La politique d’aménagement national eut ainsi pour but explicite de freiner la croissance de cette région. Il fallut pourtant tenir compte des réalités. En 1956 l’Office régional des transports parisiens, créé en 1945, annonçait la prochaine « paralysie plus ou moins complète des moyens de transport utilisés aujourd’hui ». Elle ne pouvait être guérie que par « la création d’un réseau ferré express régional qui était devenu une nécessité ». Le prolongement de la ligne de Sceaux jusqu’au Châtelet fut envisagé à la même époque comme la première étape d’une transversale nord-sud qui, selon l’ORTP, présentait un intérêt tout aussi grand

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que la liaison est-ouest. Dès 1950, le directeur adjoint de la RATP affirmait la nécessité de créer « un deuxième réseau métropolitain que l’on appelle régional ».

38 En 1959 l’ORTP fut remplacé par le Syndicat des transports parisiens. Dans les dix années qui suivirent le système institutionnel et administratif chargé de gérer la politique des transports de la région parisienne fut mis en place grâce à la création d’organismes régionaux dotés de pouvoirs de décision et du réveil de la SNCF et de la RATP. La première abandonna peu à peu sa vision négative du trafic de banlieue et s’engagea sur la voie d’une participation directe à l’effort de réflexion engagé collectivement. Elle cessa de vouloir abandonner ses lignes. La participation de plus en plus importante de l’État et des collectivités locales au financement des dépenses d’infrastructure et l’instauration en 1971 du « versement transport », qui met à la charge des employeurs une part importante des frais de transport engagés par leurs employés pour se rendre à leur travail, expliquent ce revirement. La RATP fut dotée de moyens financiers nouveaux. Les deux entreprises se sont l’une et l’autre engagées sur la voie de réformes de structure grâce à l’action de deux managers de grande classe : Roger Guibert à la SNCF de 1967 à 1973, Pierre Weil à la RATP de 1963 à 1971. Ils surent dialoguer avec les instances régionales en développant une intense activité de conseil. Leurs successeurs poursuivirent cette stratégie volontariste. Dès 1959, la RATP reprit l’idée du réseau express régional de Langevin de 1929. La première ligne de ce nouveau réseau fut l’axe est-ouest, dont la construction fut décidée par un comité ministériel en mars 1960. La construction de la future ligne A débuta le 6 juillet 1961. Ce ne fut qu’en 1970 que fut réalisée la liaison Étoile-Défense et en 1971 la liaison Auber-Étoile. En 1972 la gestion de la ligne Étoile – Saint-Germain-en-Laye fut cédée à la RATP par la SNCF.

39 En 1965 le schéma directeur de la région parisienne fut approuvé. Il prévoyait la construction de deux transversales nord-sud. L’accent était mis sur la desserte des « zones d’urbanisation nouvelles ». La création d’une ligne reliant la ligne SNCF de Paris-Nord et la ligne de Sceaux grâce à un tunnel allant de la gare du Nord à la station Châtelet était abandonnée. La ligne ouest desservait la ville nouvelle de Cergy, croisait la ligne A à Auber, desservait la gare Montparnasse et se prolongeait jusqu’à Saclay et Trappes. La ligne est devait desservir le futur aéroport Paris-Nord, les gares du Nord et de l’Est et croiser la ligne A à la gare de Lyon pour se prolonger vers Evry au Sud, en desservant Rungis et l’aéroport d’Orly. La SNCF envisagea la construction d’une gare de banlieue souterraine à la gare du Nord et à la gare de Lyon et la création d’une liaison entre les deux gares. Le coût de ce programme, qui exigeait la construction de 250 kilomètres de voies nouvelles, fit naître une polémique et justifia la recherche de solutions alternatives. En juillet 1968 le nouveau ministre des Transports, Albin Chalandon, critiqua les options du district. En 1969 le Premier ministre, Jacques Chaban-Delmas, décida le réexamen du dossier, qu’il confia à l’ingénieur Christian Gérondeau.

40 Christian Gérondeau proposa de relier les différentes branches du réseau dans la station centrale du Châtelet. Pour réaliser ce programme, il suffisait de réaliser l’interconnexion entre les lignes de la SNCF et les lignes de la RATP. L’interconnexion entre réseaux avait été mise en place à Tokyo où elle fonctionnait parfaitement. Son principe fut adopté par le gouvernement en 1971 et le schéma d’exploitation du tronçon central approuvé par le Syndicat des transports parisiens le 25 février 1972. Le projet des deux transversales nord-sud prévues en 1965 fut ainsi abandonné au profit du raccordement de la ligne de Sceaux à la banlieue nord. Cette décision entraîna un

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remaniement complet de la structure de la station Châtelet. La gare du Nord fut entièrement réaménagée par la SNCF grâce à la construction d’une gare souterraine dont le projet fut approuvé le 7 février 1977. Le tronçon Châtelet-gare du Nord fut construit par la RATP. En 1969 la RATP avait préconisé l’abandon de la gare du Luxembourg et la création d’une gare nouvelle au niveau de Saint-Michel. Le STP demanda le maintien de la gare du Luxembourg et la création d’une gare intermédiaire, ce que la RATP accepta facilement car cette solution rendait possible la connexion avec la ligne 10 du métro et la ligne C du RER. La gare de Saint-Michel fut ouverte en 1988.

41 Les travaux de prolongement de la ligne de Sceaux de Luxembourg à Châtelet se sont déroulés de 1973 à 1977. Ils ont exigé la construction d’une double traversée sous- fluviale de 2 600 mètres. Une interconnexion partielle de bout en bout fut possible en juin 1983. L’interconnexion totale fut réalisée en septembre 1987 avec vingt trains par heure. Elle a posé des problèmes techniques et organisationnels d’une extrême complexité concernant aussi bien le matériel roulant que les installations fixes et surtout la signalisation, en raison de la nature très particulière du système de la ligne de Sceaux. La mise en cohérence des méthodes d’exploitation fut tout aussi délicate à réaliser, en raison des cultures et des pratiques professionnelles très différentes de la SNCF et de la RATP. C’est ainsi qu’il n’a pas été possible d’obtenir que les conducteurs des deux entreprises assurent le service de bout en bout. L’interconnexion entre les deux lignes se réalise par un échange de conducteurs de quai à quai à la gare du Nord, pendant une minute d’arrêt. Cette solution a beaucoup d’inconvénients car elle réduit fortement la fluidité du trafic15.

42 Depuis 1938 la ligne de Sceaux a structuré l’urbanisation de la région. Notre propos n’est pas ici d’analyser cette transformation. Mais l’étude du trafic des gares de la partie sud de la ligne B depuis Gentilly en 2005 permet d’analyser les facteurs explicatifs des différences de fréquentation de ces gares et révèle en partie la diversité des modèles d’urbanisation. Ces différences sont très proches de celles que Thierry Moreau a mises en valeur en 1985 pour l’année 198316. Les gares d’Antony, de Massy- Palaiseau et de Bourg-la-Reine accueillent un trafic exceptionnellement élevé de 20 000 à 15 000 voyageurs quotidiens. On peut classer dans une seconde catégorie les sept gares d’Arcueil, Laplace, Robinson, Gentilly, Orsay, Bagneux et Les Baconnets, qui accueillent de 11 500 à 5 900 voyageurs, et dans une troisième catégorie les autres gares qui en accueillent 3 000 ou moins. Les raisons de ces différences sont clairement définissables, comme l’a montré Thierry Moreau. La densité communale est le facteur le plus important. Entre le peuplement de l’agglomération et le trafic ferroviaire s’établit un jeu d’interaction dont les mécanismes de la spéculation immobilière rendent bien compte. Le second facteur est l’accessibilité de la gare et l’importance des moyens de rabattement. Arnoux et le Paris-Orléans, héritiers des grandes entreprises de messagerie, avaient déjà parfaitement compris la nécessité d’organiser des correspondances nombreuses et régulières avec les autres moyens de transport. Le troisième facteur facilement repérable est l’intensité de la desserte, qui avantage les gares desservies par des trains plus fréquents et plus rapides. Enfin, l’éloignement de Paris joue toujours un rôle non négligeable.

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Conclusion

43 Les trois épisodes majeurs de l’histoire de la ligne de Sceaux que sont la conception et la mise en œuvre du système Arnoux dans les années 1840 et 1850, la rénovation de la ligne et son prolongement jusqu’au Luxembourg dans les années 1880 et 1890, l’électrification et la seconde rénovation de la ligne dans les années 1930, illustrent trois aspects remarquables de l’histoire des chemins de fer français.

44 La ligne d’Arnoux fut une ligne expérimentale. Elle dut à ce caractère particulier de ne connaître, dans les cinquante années qui suivirent son ouverture, qu’un développement limité en raison de son isolement, aggravé par le choix d’une voie à écartement large, au sein d’un réseau où d’autres choix techniques avaient triomphé. Ce n’est pas le seul exemple historique de technologies apparues dans les premiers temps de la formation d’un grand réseau qui débouchent sur des impasses. Ce phénomène est une conséquence naturelle d’une incertitude liée aux limites des connaissances scientifiques et des savoirs techniques disponibles, mal adaptés aux nouveaux besoins et aux nouveaux défis créés par le développement du réseau. Un autre exemple parisien de fausse route technique est fourni par l’expérience du chemin de fer atmosphérique de Saint-Germain, ouvert lui aussi en 1846 et fermé en 1855. Ses auteurs, eux aussi soutenus par Arago, prétendaient apporter une réponse au problème du franchissement des fortes pentes que la machine à vapeur leur semblait ne pouvoir assurer17.

45 Dans les années 1890 la ligne devint au contraire l’un des symboles de la modernité technologique et de la naissance d’un nouveau chemin de fer fondé sur l’usage de la lumière et de la force électriques. Au Luxembourg apparaît une vision renouvelée de l’espace de la gare, dans laquelle est assurée la fluidité des mouvements de voyageurs et de bagages grâce à un espace rationnellement organisé. Cette rationalisation se réalisera pleinement à la gare d’Orsay. Sur la ligne elle-même apparaît une manière nouvelle d’assurer la régulation du trafic. La circulation des trains se succédant à des intervalles de plus en plus courts est rendue possible par une signalisation fondée sur un block-system modernisé et une réglementation beaucoup plus rigoureuse. Plusieurs des composantes majeures du train du XXe siècle sont apparues sur la ligne de Sceaux.

46 Dans les années 1920 et 1930 l’aménagement de la ligne et les projets de prolongement qu’elle a suscités anticipent la formation du réseau express régional, dont la réalisation débute dans les années 1960. Elle constitue en même temps un lieu d’expérimentation des techniques et des modes de régulation du trafic qui furent appliqués sur ce réseau. La ligne de Sceaux, qui avait été le symbole même des dangers de l’isolement technique, devint ainsi le premier et l’un des principaux axes ferroviaires autour desquels s’est construit le nouveau système de transport de la région parisienne. La gare de Denfert- Rochereau est la plus ancienne gare parisienne encore existante. Elle fut aussi la première grande gare du futur RER.

47 Replacée dans le long terme, l’histoire de la ligne de Sceaux illustre l’importance des dynamiques et des effets de réseau. Sa destinée jusque dans les années 1930 fut déterminée par son isolement qui n’est pas dû seulement à ses particularités techniques mais aussi à l’échec de son intégration dans le réseau des lignes à grande distance et à grand trafic. Son développement ultérieur résulte au contraire de son intégration immédiate dans le réseau RER.

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NOTES

1. Une première version, plus étendue, de cet article est parue dans les mélanges offerts en 2008 au professeur Gabriel Tortella Casares ; le texte que nous publions ici a fait l’objet de la conférence donnée par le professeur Caron à l’occasion de l’assemblée générale des membres de l’AHICF, le 1 er avril 2008. Nous remercions le professeur José Luis García Ruiz et ses collègues d’avoir autorisé cette publication. 2. Mémoire présenté en 1838 à l’Académie des Sciences par Arnoux cité dans : La Brosse (de), « Transformation de la ligne de Sceaux à Limours », Revue générale des chemins de fer, 18e année, 1er semestre, n° 6 (juin 1895), p. 311-350, p. 315. 3. Gaston Jacobs, La Ligne de Sceaux, Paris, La Vie du rail, 1987, p. 15. 4. Charles Couche, Voie, matériel roulant et exploitation technique des chemins de fer, tome 2, 1er fascicule, « Matériel de transport », Paris, Dunod, 1870, p. 239. 5. Ibid., p. 241. 6. Gaston Jacobs, op. cit., p. 26. 7. La Brosse (de), art. cité, p. 345. 8. Brière et La Brosse (de), « Le prolongement de la ligne de Sceaux vers l’intérieur de Paris », Revue générale des chemins de fer, 18e année, 2e semestre, n° 11 (novembre 1895), p. 187-236, p. 188. 9. Ibidem, p. 234. 10. Henri Clément, Les Ouvrages du chemin de fer métropolitain, I. Généralités, La Chapelle Montligeon, Les Éditions de Montligeon, 1948, p. 19. 11. Cité dans Dominique Larroque, Michel Margairaz, Pierre Zembri (avec la collab. de Geneviève Chauveau et Marie-Noëlle Polino), Paris et ses transports XIXe–XXe siècles, Deux siècles de décisions pour la ville et sa région, Paris, Éditions Recherches, 2002, p. 163. 12. Ibidem. 13. Ibid., p. 148. 14. Stéphane Laurent, « Une réponse engagée de style Art Déco, les gares de l’architecte Louis Brachet sur la ligne de Sceaux (1932-1938) », in « Arts et chemins de fer », Actes du troisième colloque de l’AHICF (24-26 novembre 1993), sous la direction de Karen Bowie, Revue d’histoire des chemins de fer, n° 10-11 (printemps-automne1994), p. 237-251, p. 241. 15. Notons que par décision du 11 juillet 2007 le Syndicat des transports d’Île-de-France a décidé d’imposer à la RATP et à la SNCF de mettre fin avant le 1er juillet 2008 à cet échange de conducteurs pratiqué sur les ligne B et D du RER. Si ces deux entreprises parviennent à faire appliquer cette mesure on pourra parler d’une véritable révolution culturelle. 16. Thierry Moreau, « La ligne dans la vallée : réflexions autour du trafic de la ligne de Sceaux », in « Les chemins de fer l’espace et la société en France », Actes du 1er colloque de l’AHICF, Paris, mai 1988, Revue d’histoire des chemins de fer hors série, n° 1, Paris, AHICF, 1989, p. 359 -365. Dans cet article l’auteur reprend les conclusions de sa thèse : « Histoire et fonctionnement spatial de la ligne de Sceaux » publiée dans RATP, Réseau 2000, 1985. 17. Charles Hadfiel, Atmospheric Railways, Newton Abbot, David and Charles, 1967, p. 177-186.

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RÉSUMÉS

La partie Sud de la ligne B du RER parisien qui se déroule depuis la station Châtelet jusqu’à celles de Saint-Rémy-lès-Chevreuse et de Robinson est formée en grande partie de l’ancienne « ligne de Sceaux » qui fut, sous sa forme initiale, inaugurée en juin 1846. Elle a été prolongée en 1977 jusqu’au Châtelet. L’histoire de cette ligne illustre parfaitement plusieurs épisodes essentiels de l’histoire des chemins de fer en France et dans la région parisienne. En juin 1846 la ligne reliait la station Denfert-Rochereau et une station située en face du marché du village de Sceaux. Elle avait un caractère quasiment expérimental. Son principal concessionnaire, Jean Claude Républicain Arnoux (1792-1866), désirait démontrer la fiabilité d’un système de trains articulés, dont il était l’inventeur et dont l’usage resta par la suite limité à cette seule ligne. En 1855 la ligne fut rachetée par la compagnie du Paris-Orléans. Elle fut exploitée par cette société jusqu’en 1932. Elle fut entièrement rénovée et prolongée jusqu’au Luxembourg dans les années 1890. Cette transformation fournit l’occasion d’introduire une série d’innovations remarquables, qui préfigurent le chemin de fer du XXe siècle. Son exploitation fut reprise en 1932 par la Compagnie du métropolitain de Paris (CMP), devenue en 1948 la RATP. Sa modernisation dans les années 1930 fut la première étape de la réalisation et le premier modèle du réseau RER de l’après-guerre. Ces trois épisodes de l’histoire de cette ligne méritent ainsi d’être mis en valeur en raison de leurs caractères exemplaires : une aventure technique originale mais avortée au départ, une modernisation réussie dans les années 1890, une avancée urbanistique marquante dans les années 1930 enfin, qui prépare la naissance du RER parisien.

The southern part of the Parisian ‘Regional Express Railway network’ (RER)‘B’ line, from the central stop ‘Châtelet’ to the terminus stations Saint-Rémy-lès-Chevreuse and Robinson, was largely developed from the former ‘Sceaux Line’, the official opening of which dates back to June, 1846. It was later extended, in 1977, up to the ‘Châtelet’ station. This line’s history perfectly exemplifies some important milestones in the history of the French railway and the Parisian region. In June 1846, the line ran from the ‘Denfert-Rochereau’ station to a station built opposite the Sceaux city market. It began almost as an experiment. The main beneficiary of the railway concession, Jean Claude Républicain Arnoux (1792-1866), was the inventor of an articulated train system and wanted to prove its perfect reliability, although the system was not extended subsequently to any other line. In 1855 the Compagnie du Paris-Orléans bought back the line and was responsible for its operation until 1932. The line was entirely renovated and extended to the ‘Luxembourg’ station in the 1890s. This transformation provided the opportunity for many significant innovations that foreshadow the 20th century railway system. The Compagnie du métropolitain de Paris (CMP), which became the RATPin 1948, took over the operation of the line in 1932. The line was first modernized in the 1930s, providing a blueprint for the regional express network that was developed after the war. These three stages in the history of the line deserve special emphasis, because of their exemplary character: first, an original technological adventure, that got off to a rocky start; then, a very successful modernization achieved in the 1890s; and finally, an outstanding advance in urban planning made in the 1930s, which made possible the realization of the Parisian Regional Express Railway network of today. Résumé traduit du français par Maïca Sanconie.

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INDEX

Index chronologique : 1830-1848 Monarchie de Juillet, 1848-1852 Deuxième République, 1852-1870 Second Empire, 1871-1914 Troisième République, 1918-1938 Entre-Deux-Guerres, XIXe siècle, XXe siècle Mots-clés : aménagement, chemin de fer articulé, innovation, Paris, RER Keywords : articuled train, innovation, Paris, regional express railway network (RER), town planning Thèmes : Histoire de l’innovation et des techniques, Réseaux et territoires

AUTEUR

FRANÇOIS CARON Historien, professeur émérite à l’université de Paris-Sorbonne, président du Comité scientifique de l’AHICF

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Investissements belges dans les chemins de fer à voie étroite en Espagne entre 1887 et 1936 Belgian investments in Spanish narrow gauge from 1887 to 1936

Alberte Martinez

1 L’étude des chemins de fer, sujet classique dans l’historiographie internationale et espagnole, a été reprise récemment en Espagne1. Néanmoins, les chemins de fer à voie étroite ont été traditionnellement négligés par les chercheurs, d’une part à cause de la priorité donnée aux réseaux principaux et, d’autre part, en raison d’une plus grande difficulté d’accès aux sources2.

2 La participation du capital étranger dans la construction des réseaux ferroviaires, quel qu’en soit le type, a été très significative en Espagne3. On remarque cependant une certaine spécialisation. Ainsi, tandis que le capital français contrôle les grandes lignes ferroviaires, les chemins de fer locaux sont sous un patronage un peu plus diversifié du fait qu’ils sont dominés par les Anglais et surtout par les Belges, en raison, le plus souvent, de leurs intérêts miniers respectifs. Malgré cette constatation, les études sur le rôle de l’investissement étranger dans la construction et l’exploitation du réseau ferroviaire espagnol sont rares et celles qui existent sont habituellement axées sur les lignes principales4.

3 À l’échelle internationale, les Belges ont surtout destiné leur investissement extérieur à l’industrie des tramways et des chemins de fer secondaires. Cette stratégie est, en grande partie, conditionnée par leur longue expérience interne dans ces domaines5 et par leur modèle de croissance basé sur l’industrie lourde (minière, métallurgique) ; elle est épaulée par un secteur bancaire dynamique et puissant. L’accumulation interne de capital et la difficulté croissante à investir dans un marché limité comme celui de la Belgique ont entraîné une forte augmentation de leur investissement à l’étranger6. Il s’est concentré sur les secteurs où ils bénéficiaient d’avantages comparatifs (tramways, chemins de fer) et qui pouvaient être une source de demande pour leurs industries (minière, métallurgique, constructions mécaniques)7. L’achèvement des réseaux

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principaux, tout du moins dans la majeure partie de l’Europe occidentale, ainsi que la forte concurrence dans ce domaine de la France et de la Grande-Bretagne ont conduit les Belges à se centrer sur le marché le plus accessible, à savoir celui des chemins de fer secondaires8.

4 La période 1890-1913, pendant laquelle l’investissement belge se concentre sur les chemins de fer espagnols, coïncide, en gros, avec une époque d’expansion économique importante en Belgique. C’est particulièrement manifeste sur ses marchés financiers, surtout à partir de 1896, lorsque le commerce boursier augmente et quand plusieurs holdings financiers, principalement électriques et de tramways, sont fondés9. Le secteur bancaire, à la tête duquel se trouvent la prudente Société générale et la plus audacieuse Banque de Bruxelles, montre un intérêt particulier pour appuyer les initiatives ferroviaires et de tramways, aussi bien en Belgique qu’à l’étranger10. À la traditionnelle influence française dans les finances belges va s’ajouter maintenant la croissante, bien que pas toujours perceptible, présence allemande11. Dans ce sens, il y a lieu de signaler que l’indulgente législation belge sur les sociétés et un régime fiscal attractif favorisèrent la domiciliation en Belgique de compagnies étrangères, avec une participation autochtone faible ou nulle.

5 L’origine des chemins de fer secondaires en Espagne est basée sur la loi générale des chemins de fer et tramways, promulguée en 1877. Celle-ci maintenait les subventions publiques et l’exonération douanière de la loi de 1855. Les principales nouveautés étaient la spécification des lignes prioritaires et l’accent porté sur les lignes ferroviaires secondaires et sur les tramways. Mis à part ce cadre institutionnel favorable, le manque de perspective commerciale pour le réseau à voie large, la crise de la fin du siècle et l’effet d’imitation de pays tels que la France12 sont autant de faits qui ont également contribué à l’essor des chemins de fer à voie étroite. Entre 1904 et 1912 de nouvelles initiatives législatives s’ajoutent à la loi de 1877.

6 C’est donc dans ce contexte que se situe le début de l’intervention belge dans les chemins de fer à voie étroite en Espagne, à la fin du XIXe siècle. Étant donné les limites des sources disponibles13 et le fait que nous nous en tenions à une première approche générale du sujet, qui demandera un travail plus approfondi, nous nous fixons comme principal et modeste objectif de faire connaître les compagnies belges gestionnaires des chemins de fer à voie étroite en Espagne. Notre analyse se divise en trois parties. Dans la première, nous tentons une approche globale de ces compagnies, en démontrant la répartition géographique les deux modèles d’entreprise que nous aurons distingués. Dans la deuxième, nous analysons les mécanismes de financement et les différents groupes d’investisseurs. Enfin, nous dresserons un bilan par l’évaluation des résultats de nos études de cas.

Une approche globale

7 À partir des sources citées, nous avons réalisé le tableau 1 (en annexe) qui nous permet d’effectuer une approche globale de l’investissement belge dans le secteur ferroviaire à voie étroite en Espagne.

8 La majorité des entreprises a été créée dans les années 1899-1907, période d’essor pour la bourse bruxelloise14. La liquidation se produit surtout après la Première Guerre mondiale comme conséquence de la crise ferroviaire et de l’impact de la Grande Guerre sur les finances belges, bien que certaines de ces sociétés aient disparu quelques années

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auparavant, plutôt à cause de facteurs endogènes. Leur durée de vie moyenne est relativement courte, une dizaine d’années environ, ce qui permet de parler d’initiatives peu solides et mal planifiées. Les Belges essayaient de tirer profit d’un marché pas encore exploité et théoriquement prometteur : les lignes secondaires. Une grande partie des projets se développe dans les principales zones économiques du pays (à Madrid, au Pays basque et surtout en Catalogne) mais aussi dans les régions minières, comme le Sud-Est ou l’Andalousie (carte 1).

Carte 1. Lignes ferroviaires à voie étroite gérées par des sociétés belges, 1887-1936.

Dessin A. Martinez, d’après le Recueil financier.

9 Le réseau construit ou géré par les compagnies belges atteignit une importance considérable, 700 km, soit presque 20 % du total de la longueur du réseau espagnol à voie étroite de l’époque (graphique 1).

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Graphique 1. Longueur des chemins de fer à voie étroite construits/gérés par des compagnies belges et ensemble du réseau espagnol construit en 1888-1921 (km). Source : voir note 13.

10 Pour faire bref, les initiatives commerciales belges peuvent être classées en deux catégories. Tout d’abord, celles qui sont dotées d’une plus grande cohérence et d’une plus grande solidité, comme celles de Catalogne. Ensuite, un ensemble disparate de sociétés, sans grande viabilité, mais qui prédominent dans tout le reste de l’Espagne. En tout cas, pour comprendre le rôle joué par ces lignes de chemin de fer et les caractères qu’elles doivent à leur environnement, il faut se reporter à la dynamique des économies régionales dans lesquelles elles se sont respectivement insérées15.

11 En Catalogne, le réseau à voie étroite n’a atteint ni l’importance ni l’extension de celui des Asturies ou du Pays basque, d’une part parce que ses besoins fondamentaux étaient déjà satisfaits par le réseau à voie large et, d’autre part, en raison de l’absence d’enclaves minières importantes. Néanmoins, il y eut plusieurs initiatives qui avaient comme points communs le raccordement au réseau principal et l’association du transport de passagers à celui des marchandises. On ne parvint pas à créer une ligne unifiée, mais les réseaux provinciaux prédominèrent, surtout à Barcelone et Gérone. Ils reliaient la capitale aux agglomérations industrielles16.

12 À une plus grande échelle que dans d’autres régions espagnoles, en Catalogne les Belges acquièrent ou créent des entreprises qui sont enregistrées en Catalogne, soit parce qu’elles fonctionnaient depuis longtemps déjà, soit parce qu’elles naissaient dans un contexte de réticence vis-à-vis des capitaux étrangers17.

13 Le gros des investissements belges dans le réseau ferroviaire catalan à voie étroite se réalisa dans la vallée de Llobregat, pour relier cette zone industrielle dynamique à Barcelone. Le réseau de Llobregat, le plus étendu de toute l’Espagne, fut unifié en 1919 avec la création par Engetra de la Société générale des chemins de fer catalans. Par ailleurs, le chemin de fer à voie étroite de Palamós à Gérone et Banyoles, géré par les Chemins de fer économiques en Catalogne, évacuait la production de bouchons de liège du Bas Ampurdan.

14 Parmi les groupes intervenant dans le réseau ferroviaire catalan ressort Sofina, une holding financière spécialisée dans les secteurs de l’électricité et du transport, belge sur le papier mais dépendant d’AEG. Sofina contrôlait – ou du moins avait des

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participations significatives –, à travers un tissu complexe de sous-holdings sectorielles ou régionales, cinq des six compagnies ferroviaires belges en Catalogne, soit la totalité du réseau principal.

15 Dans le reste de l’Espagne les entreprises créées par les Belges manquèrent, dans l’ensemble, de stratégie définie et souffrirent surtout d’un manque d’articulation cohérente sur le territoire. Cela explique l’échec de la plupart de ces initiatives. À leur décharge, il faut toutefois signaler que cela se produisit dans quelques-unes des zones les plus éloignées et les moins bien dotées en chemins de fer (carte 1), où auparavant s’étaient établies des entreprises d’autocars, souvent au service des exploitations minières, qui représentèrent une forte concurrence pour les compagnies ferroviaires18. La plupart de ces concessions s’installèrent dans la moitié sud de la péninsule, plus particulièrement aux environs de Madrid, en Andalousie et dans le Sud-Est.

16 Le réseau à voie étroite madrilène fut principalement conçu pour relier la capitale de l’État à son hinterland, bien qu’il favorisât plus la capitale que ses alentours19. Les Belges construisirent deux lignes qui avaient pour but d’assurer la liaison entre Madrid, l’Estrémadure et l’Aragon.

17 Dans les deux cas, la faiblesse du trafic et le manque de fonds firent échouer les projets, qui restèrent paralysés à mi-chemin et ne réussirent pas à se raccorder aux lignes à voie large existantes. La faible densité démographique et la pauvreté de la région traversée, ainsi que la concurrence des camions et autocars expliquent l’échec de ces chemins de fer, centrés sur le transport de marchandises. Jusqu’à la Grande Guerre les résultats d’exploitation furent assez positifs. Cependant, à la fin de la guerre, l’exploitation s’effondra en raison de l’inflation des coûts et en 1921-1923, suivant une tendance générale, les entreprises devinrent espagnoles.

18 En Andalousie, la voie étroite se caractérisa par l’absence quasi totale de réseaux et le manque de liaison entre eux, à cause de l’importante extension antérieure de la voie large. Les chemins de fer à voie étroite furent conçus fondamentalement pour relier les zones minières aux ports d’exportation, dans les périphéries urbaines et, dans une moindre mesure, comme lignes affluentes du réseau à voie large20.

19 En Andalousie, les investissements belges eurent pour acteurs principaux des groupes investisseurs d’Anvers, qui construisirent deux lignes à Málaga. Malgré l’augmentation régulière des bénéfices d’exploitation, des frais financiers élevés limitèrent la rentabilité des sociétés, particulièrement pendant la Grande Guerre, et c’est à cette époque qu’elles furent toutes les deux liquidées.

20 Dans le sud-est de l’Espagne, les chemins de fer à voie étroite furent construits grâce à un capital privé majoritairement autochtone. Ils avaient pour but d’évacuer la production agricole et minière de ces régions déconnectées du réseau à voie large. Quoi qu’il en soit, on ne parvint pas à créer un réseau articulé à caractère régional21.

21 La présence belge dans cette région se matérialisa par la création de deux sociétés. L’une gérait un vaste réseau interurbain de tramways à vapeur dont la plaque tournante était Alicante. L’autre construisit un chemin de fer dans l’important district minier de Carthagène. Les deux expériences furent mal conçues et mal gérées et se retrouvèrent plombées par un haut niveau d’endettement. Elles sombrèrent avant la Première Guerre mondiale, en dépit des plans de redressement financier mis en œuvre de toute urgence quelques années auparavant et qui comprenaient de fortes réductions de leur capital social et l’amortissement de leurs obligations en circulation.

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22 Le plus important réseau de chemins de fer secondaires fut créé au Pays basque et aux Asturies. Il servait en grande partie au transport de marchandises (produits miniers22 et métallurgiques), et bien que sa construction ne correspondît pas à une planification globale, il contribua efficacement au dynamisme économique de la région23.

23 Au Pays basque, les Belges réussirent, à partir de Saint-Sébastien, à s’approprier un vaste réseau qui s’étendait des deux côtés de la frontière. Celui-ci essayait d’exploiter le trafic tant touristique que portuaire, bien que ce fût le transport de voyageurs qui prédomina. Son point faible était sa structure financière fragile, dont le trait le plus évident était qu’une part importante des actions et obligations détenues par son principal actionnaire, H. De Decker et Cie, agents de change à Bruxelles, ne fut jamais vraiment libérée. Malgré cela, la société se lança dans une fuite en avant, acquérant de nouvelles lignes qu’elle fut incapable d’absorber, ce qui l’amena en 1913 à céder tout son portefeuille à l’Union des tramways.

Financement et groupes d’investisseurs

24 L’investissement belge traverse plusieurs étapes clairement délimitées (graphique 2). Un premier boom, intense et très localisé à la fin des années quatre-vingt du XIXe siècle, coïncide avec la création des premières compagnies sous la protection de la loi des chemins de fer de 1877. Ensuite, la dernière décennie du XIXe connut une interruption presque complète, causée par l’arrêt des créations de nouvelles sociétés et par les difficultés économiques et financières de la fin du siècle. Une deuxième expansion, qui ne fut pas aussi prononcée mais plus longue, eut lieu du début du nouveau siècle jusqu’au commencement de la Grande Guerre, profitant de la prospérité économique de la conjoncture et de la nouvelle législation espagnole qui stimulaient la création de chemins de fer à voie étroite. La guerre entraîne une paralysie des décisions d’investissement, dynamique qui reprend seulement en partie dans l’après-guerre, car la situation est aggravée par la forte dépréciation du franc belge, par la crise des chemins de fer espagnols et par la probabilité de voir les actifs devenir espagnols.

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Graphique 2 . Investissements belges dans les chemins de fer espagnols à voie étroite par périodes de cinq ans, 1886-1925, en francs-or. Source : voir note 13.

25 Comme il arrive habituellement dans les entreprises d’infrastructures, les besoins en capital fixe sont élevés ; ainsi la plupart des sociétés a recours à l’endettement extérieur pour y subvenir. La structure financière de ces entreprises suit, le plus souvent, le modèle général belge, permis par une législation commerciale laxiste. Les fonds propres sont insuffisants et souvent purement théoriques, puisque les actions sont reçues en échange de la concession et des études techniques et/ou ne sont pas libérées dans leur totalité. En réalité, la construction est financée essentiellement au moyen d’obligations24, émises en général à Bruxelles et à Paris (également à Barcelone dans le cas du réseau catalan), et qui ne sont pas non plus faciles à placer, étant donné le manque de viabilité de beaucoup de projets ; parfois, on finance la construction ou l’acquisition des lignes en rétribuant l’entreprise de construction ou celle de vente au moyen d’actions et d’obligations. Généralement, pour réduire l’impact des charges financières, il arrive que les obligations soient converties en actions ou que leur valeur nominale soit réduite.

26 Ces entreprises sont, en général, créées par de puissants groupes ferroviaires ou financiers belges25 qui forment, le cas échéant, un consortium dans le but de minimiser les risques et/ou en application d’accords internationaux compliqués. Dans certains cas, ces holdings possèdent diverses filiales ferroviaires en Espagne, dont la création et la liquidation sont généralement habituelles et liées aux stratégies ainsi qu’aux difficultés des maisons mères. Ces groupes ne limitent pas leur participation au domaine des chemins de fer, mais maintiennent aussi souvent des intérêts (en Espagne et dans d’autres pays) dans des secteurs connexes tels que les tramways, l’électricité, les mines et les constructions mécaniques. Il faut souligner à ce sujet que, souvent, l’intérêt qui pousse ces groupes à créer des sociétés ferroviaires n’est pas tant l’exploitation de l’activité en elle-même que l’obtention de commandes pour leurs filiales belges (constructions mécaniques, métallurgie et mines de charbon), ce qui, en outre, permet de trouver un débouché à leurs excédents de capitaux dans une conjoncture où les possibilités d’investissement interne s’amenuisent26.

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27 La loi sur les chemins de fer adoptée par le gouvernement espagnol en 1855 favorisa la construction rapide d’un nombre important de kilomètres de voies ferrées, car elle accordait aux sociétés étrangères d’importants avantages : garantie de rentabilité, subventions et franchises douanières pour l’importation de matériels. Néanmoins, elle retarda le décollage de l’industrie espagnole de construction mécanique jusque dans les années 193027. C’est pour cela qu’il ne faut pas s’étonner de la forte dépendance technologique vis-à-vis de l’étranger dans le secteur des locomotives, aussi bien des chemins de fer à voie large que de ceux à voie étroite (graphique 3). Dans les deux systèmes, on constatait fréquemment une origine géographique semblable, voire des liens d’actionnariat, entre la société étrangère concessionnaire d’une ligne et le fabricant des locomotives. Cette association était particulièrement notoire dans le cas des entreprises britanniques et belges. Néanmoins, leur hégémonie déclina rapidement après la Grande Guerre, période à laquelle les fournisseurs allemands commencèrent à accaparer les commandes grâce à leur niveau technique supérieur28. Ce fait et l’extraordinaire longévité du matériel roulant en Espagne aident à comprendre le retrait des capitaux belges du réseau ferroviaire espagnol pendant les années 1920.

Graphique 3. Provenance des locomotives à vapeur des chemins de fer espagnols à voie étroite (nombre d’unités). Source: John Morley & P.G. Spencer, Locomotives & Railcars of the Spanish Narrow Gauge Public Railways, Briglington, Industrial Railway Society, 1995, p. 15.

28 Globalement, les principaux fabricants de locomotives pour voie étroite qui circulèrent en Espagne furent les Britanniques et les Allemands, même si avant la Première Guerre mondiale les Belges, pays pionnier pour l’exportation de locomotives, occupaient la place des Allemands. Les sociétés belges qui eurent la plus forte implantation sur le marché espagnol furent les Ateliers Saint-Léonard et les Forges, usines et fonderies de Haine Saint-Pierre (tabl. 2).

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Tableau 2. Entreprises belges fabricants de locomotives à voie étroite en Espagne. Source : ibid.

29 Les entreprises ferroviaires belges optaient de façon écrasante pour des fournisseurs de leur propre pays (tabl. 3), avec lesquels ils avaient en général des liens d’actionnariat, particulièrement par l’intermédiaire des sociétés bancaires qui étaient leur maison mère. Au deuxième rang figurent les fabricants allemands, tant à cause de la compétitivité internationale croissante de leurs produits qu’en raison de leurs liaisons financières indirectes avec les sociétés belges, à nouveau par le truchement d’entités bancaires communes. Il est important de noter l’absence, pratiquement, de fournisseurs britanniques, car le Royaume-Uni, pour être une puissance pour l’exportation de locomotives, était justement le principal concurrent des Belges et des Allemands.

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Tableau 3. Locomotives acquises par les compagnies belges de chemins de fer à voie étroite en Espagne. Synthèse élaborée à partir de : Javier Fernández López, « Las locomotoras de vapor en la vía estrecha española y su dependencia tecnológica », in Miguel Muñoz (dir.), Historia de los Ferrocarriles de Vía Estrecha en España, Madrid, Fundación de los Ferrocarriles Españoles, 2 vol. , vol. 2, p. 793-825.

30 En ce qui concerne la provenance géographique du capital, nous pouvons distinguer quatre groupes d’investisseurs. Le premier, majoritaire, est constitué par des groupes nettement belges. Parmi eux se distingue la famille Otlet qui, par l’intermédiaire de l’Union des tramways, contrôle le Chemin de fer nord-est de l’Espagne et les Chemins de fer et tramways électriques des Basses-Pyrénées et des Pays basques, et qui possède en outre une importante participation dans le chemin de fer de Madrid à Villa del Prado et Almorox. Il existe aussi d’autres groupes belges qui, généralement en collaboration et à travers un subholding, gèrent des chemins de fer en Espagne. Il s’agit de sociétés bancaires comme la Sociéte générale, la Banque liégeoise, le Crédit général liégois ou la Banque Philippson, ainsi que des holdings du transport comme les Chemins de fer économiques ou le groupe Empain. En deuxième lieu, il y a le capital allemand, qui agit habituellement par l’intermédiaire de sociétés formellement belges, comme Sofina, la SGBEE, ou la Banque internationale de Bruxelles, avec un net penchant pour le contrôle industriel. En troisième lieu, et d’une moins grande importance, est le capital français, représenté par quelques sociétés bancaires domiciliées en Belgique comme le Crédit mobilier de Belgique, par quelques actionnaires minoritaires et, surtout, par la souscription d’un nombre important d’obligations émises sur le marché parisien. Son objectif est essentiellement financier. Finalement, il faut citer la participation minoritaire d’associés espagnols dans quelques sociétés, comme les Figueroa dans la Société de chemins de fer de la Carolina et extensions. La présence espagnole (notables locaux et leaders politiques nationaux) dans les conseils d’administration est davantage en rapport avec leur capacité d’être des interlocuteurs des pouvoirs publics qu’avec leur participation comme actionnaires29.

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31 Les Belges utilisent des représentants espagnols (notables locaux, ingénieurs, politiciens, aristocrates, financiers, industriels) comme Juan Navarro Reverter, Fernando López de Rivadeneyra, le marquis de Guadalmina ou les frères Figueroa et Torres (Gonzalo, duc de las Torres, et Álvaro, comte de Romanones) pour s’approprier les concessions et maintenir de bonnes relations avec les pouvoirs économiques et politiques autochtones. La gestion des entreprises, d’ordinaire confiée à des ingénieurs, comme c’était l’habitude dans les entreprises de services publics pendant la seconde révolution industrielle, fut d’abord réservée à des spécialistes belges, aussi bien parce qu’on avait besoin de personnes de confiance que parce qu’ils avaient une excellente formation. Cependant, avec le temps, on incorpora des directeurs espagnols, soit pour améliorer leur réputation30, soit pour une question d’image de marque dans un environnement de plus en plus nationaliste31.

Bilan et épilogue

32 En général, les résultats de ces entreprises furent assez modestes, plusieurs d’entre elles disparurent peu de temps après leur fondation et quasiment aucune ne surmonta la crise de l’après-guerre, dans un contexte de nationalisme accentué32. Les principaux facteurs qui expliquent ce piètre bilan furent une évolution de la demande ne correspondant pas aux prévisions33 et des charges financières élevées. Ces dernières, communément contractées en francs, s’alourdirent à la fin du XIXe et au début du XXe siècle à cause de la dépréciation de la peseta et de l’absence de contrats d’assurance sur les risques de change jusqu’aux années 1920. En réalité, leur principale activité économique semble avoir été uniquement la construction des lignes et la location de matériel fixe et roulant provenant des filiales belges et des organismes financiers qui étaient derrière la plupart de ces initiatives.

33 Le repli des sociétés belges se produisit principalement après la guerre mondiale, en rapport avec la crise ferroviaire espagnole et la crise financière belge. Cet abandon a lieu également dans d’autres secteurs et de la part d’autres pays investisseurs. Il est causé par la grande fragilité financière dans l’Europe de l’après-guerre, par le climat nationaliste croissant et par l’important processus d’accumulation et de concentration en cours dans le capitalisme espagnol. Par ailleurs, ce retrait s’insère également dans la stratégie globale des groupes financiers belges qui, durant la période instable de l’entre-deux-guerres, tendaient à abandonner les investissements ferroviaires et de tramways à l’étranger en faveur du plus prometteur, et surtout, plus sûr, secteur électrique en Belgique même et des entreprises coloniales34.

34 Les problèmes des compagnies ferroviaires durant l’après-guerre furent le résultat tant de motifs internes (inflation des coûts, obsolescence du matériel fixe et roulant) qu’externes (début de la concurrence des transports par route, qui affectait surtout les petits segments du transport de passagers et de marchandises à grande vitesse). Face à ces défis, les sociétés répondirent par l’actualisation des tarifs, la flexibilité et la rénovation du matériel (électrification, double voie, etc.)35. Dans le cas concret des entreprises belges de chemins de fer à voie étroite, les conséquences de la Grande Guerre ainsi que les stratégies appliquées furent variées et dépendirent en grande partie des caractéristiques du contexte régional dans lequel elles se développaient. En tous les cas, leurs options furent conditionnées par la tendance générale, indiquée plus haut, de retrait des investissements. Les meilleurs résultats furent obtenus en

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Catalogne, en raison du plus grand dynamisme démographique et économique de la région et grâce à la stratégie d’unification et de connectivité du principal réseau, le barcelonais.

Conclusion

35 Le début de la pénétration belge dans le secteur ferroviaire espagnol, au moins sous forme d’investissement direct, est tardif et elle se concentre sur les lignes mineures. L’entrée du capital belge a lieu essentiellement à la fin du XIXe et au début du XXe siècle – boom boursier à Bruxelles –, et se produit aussi dans d’autres secteurs comme par exemple celui des tramways. Cette spécialisation dans les chemins de fer secondaires et les lignes de tramways – parfois avec des lignes suburbaines qui remplissent des fonctions semblables à celles des chemins de fer – répond à une stratégie internationale du capitalisme belge qui profite de ses avantages comparatifs dans ce secteur.

36 La plupart des initiatives, comme dans l’ensemble des chemins de fer à voie étroite espagnols, a pour but de faciliter l’évacuation de la production minière, agricole et industrielle grâce à leur connexion avec les ports et avec le réseau à voie large. C’est pour cela que les lignes sont construites fondamentalement dans la périphérie industrielle et minière.

37 Nous pouvons distinguer deux types d’entreprises. D’une part, celles – la majorité – qui étaient peu viables au départ, en raison de leur situation géographique dans un environnement peu favorable (faible densité démographique, activité économique réduite), et défavorisé par l’absence de connexion aux lignes principales. Dans ce cas, leur trajectoire fut fragile et éphémère, avec une forte composante spéculative. D’autre part, il existait quelques initiatives qui, malgré des défauts de conception et de structure financière, parvinrent à se consolider assez longtemps (elles passèrent ensuite aux mains du capital espagnol) car elles étaient situées dans des zones industrielles et fortement peuplées, comme la Catalogne.

38 Les résultats économiques de la plupart de ces entreprises furent pauvres, à cause de la modestie de l’évolution de la demande et du poids des charges financières. Finalement, la crise ferroviaire espagnole et la crise financière belge provoquèrent le repli des compagnies belges après la Première Guerre mondiale.

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ANNEXES

Tableau 1. Sources : voir note 13. Capital en millions de francs belges (fb) ou pesetas (ptas.) nominaux, de l’année de fondation (actions).

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Sociétés: 1 : Ferrocarril de Sarriá a Barcelona7 (ptas.). 2 : Chemin de fer de la Sierra de Carthagène (fb). 3 : Ferrocarril de Madrid a Villa del Prado y Almorox8 (fb). 4 : Compañía del Ferrocarril Central Catalán9 (Barcelona-Igualada-Martorell) (fb). 5 : Société d’études de chemins de fer et d’entreprises industrielles et commerciales en Espagne (fb). 6 : Ferrocarril del Tajuña10 (fb). 7 : Compagnie générale des tramways et Chemins de fer vicinaux en Espagne11 (fb). Lignes de tramways Alicante-Elx-Crevillente, Alicante- Mutxamel, Alicante-San Vicente. 8 : Société hispano-belge de chemins de fer et de tramways. Tranvía Málaga-Torre del Mar (fb). 9 : Chemins de fer économiques en Catalogne (fb). Chemin de fer Palamós-Gérone- Banyoles. 10 : Société de chemins de fer de la Carolina et Extensions (fb). 11 : Chemin de fer nord-est de l’Espagne (fb). Chemin de fer Barcelona- Manresa. 12 : Chemins de fer et tramways électriques des Basses- Pyrénées et des Pays basques12 (fb). 13 : Compagnie générale des chemins de fer méridionaux de l’Espagne (fb). Chemin de fer Vélez-Málaga à Periana. 14 : Compañía General de Ferrocarriles Catalanes (ptas.). Chemin de fer Barcelona-Guardiola. Notes du tableau 1 1- Sur les entrepreneurs belges individuels, voir Ginette Kurgan, Serge Jaumain et Valérie Montens, Dictionnaire des patrons en Belgique, Bruxelles, De Boeck-Wesmael, 1996 ; sur les holdings de tramways et ferroviaires belges, René Brion et Jean-Louis Moreau, Tractebel 1895-1995. Les métamorphoses d´un groupe industriel, Bruxelles, Fonds Mercator, 1995 et Alberte Martínez, « Las empresas de tranvías en Madrid, del control extranjero a la municipalización, 1871-1948 », in Manuel Benegas, Maria José Matilla et Francisco Polo (dir.), Ferrocarril y Madrid : historia de un progreso, ministère du Développement, ministère de l’Éducation et FFE, Madrid, 2002, p. 149-179 ; du même, « Belgian investment in trams and light railways. An international approach, 1892-1935 », Journal of Transport History, vol. 24, nº 1 (2003), p. 59-77. 2- Le premier ingénieur et concessionnaire et le second adjudicataire. 3- Président de Valencia y Aragón, Flassá-Palamós, Tranvías de Valladolid, et Villa del Prado. 4- Président de Central Catalán et consultant dans le Madrid-Santoña. 5- Tous les deux associés du Ferrocarril de Soria, Olvega-Castejón et Minera del Moncayo. Fils d’Edouard Otlet, créateur du holding Union des tramways et inspirateur du chemin de fer Gran Central Español. Sur les entreprises de la famille Otlet en Espagne, voir L. de Rijck, « Otlet en zonen, projectontwikkelaars en bouwheren van een internationaal imperium in het openbaar verboer (1864-1914) », Vrije Universiteit

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Brussel, 1989, p. 564-667, AR, Fond Otlet, et le Mundaneum centre d’archives, Fond Paul Otlet-Otlet Entreprises. 6- Fondée avec du capital allemand. 7- En ce qui concerne cette ligne de chemin de fer, on peut consulter les travaux de Carles Salmerón, El tren de Sarrià. Història del Ferrocarril Barcelona-Sarrià, in Els trens de Catalunya, vol. 18, Barcelona, Ferrocarriles de la Generalitat de Catalunya, 1988 et El tren del Vallès : història dels ferrocarrils de Barcelona a Sabadell i Terrasa, Barcelona, Terminus, 1988. 8- En ce qui concerne cette société, voir ANMT, Série 65 AQ, Sous-série E, Chemins de fer, nº 428 ; Francisco De los Cobos, « Las compañías de los ferrocarriles de Almorox y Tajuña. Tramas económicas y relaciones de poder », in M. Benegas, M. J. Matilla et F. Polo, op. cit., 2002, p. 77-104 et Miguel Jiménez et Francisco Polo, « Los fracasos del ferrocarril madrileño : los casos del ferrocarril Madrid-Almorox y del ferrocarril del Tajuña », ibid., p. 105-128. 9- Sur cette compagnie, voir ANMT, 65AQ E, Chemins de fer, nº 151. 10- Sur ce chemin de fer, voir AR, Fond Tractebel, Ebel 11, 299 ; AE, dossier 2664 bis E II, 431/31 ; F. De los Cobos, M. Jiménez et F. Polo, art. cit., 2002. 11- Sur cette compagnie, voir ANMT, 65 AQ Q 200 ; MAE dossier 6360, I ; Alberte Martínez, « Tramways Électriques d’Alicante : la tardía electrificación a cargo del capital belga, 1913-1926 », in Inmaculada Aguilar Civera (dir.), El tranvía de Alicante. Pasado y futuro, Alicante, Consellería d’Infraestructures i Transport, 2007, p. 88-103. 12- Sur cette compagnie, voir ANMT 65 AQ E.

NOTES

1. Une version préalable de cet article a été publiée sous la forme de « Document de travail » par la Fundación de las Cajas de Ahorro, DT nº 320, avril 2007. 2. Les ouvrages les plus récents et détaillés sur les chemins de fer espagnols sont ceux de Comín, Martín Aceña, Muñoz et Vidal (1998), Muñoz (2005), et Muñoz, Sanz et Vidal (1999) cités en bibliographie, ainsi que les rapports présentés aux congrès d’histoire ferroviaire. Pour les chemins de fer à voie étroite, voir les travaux de Comín et Muñoz, que nous avons utilisés pour contextualiser le rôle des compagnies belges : Francisco Comín, Pablo Martín Aceña, Miguel Muñoz et Javier Vidal, 150 años de historia de los ferrocarriles en España, Madrid, Anaya et FFE, 2 vol. , 1998, vol. I, p. 239-280 ; Miguel Muñoz (dir.), Historia de los Ferrocarriles de Vía Estrecha en España, Madrid, Fundación de los Ferrocarriles Españoles, 2 vol. , 2005. 3. Albert Broder, « Le rôle des intérêts étrangers dans la croissance économique de l’Espagne, 1767-1924 », thèse d’État, Lille, 1981. 4. Javier Vidal et Pedro Pablo Ortuñez, « The Internationalisation of Ownership of the Spanish Railway Companies, 1858-1936 », Business History, 44, 4, 2002, p. 29-54. 5. Sur les chemins de fer belges, voir Bart Van der Herten, et alii, Le Temps du train. 175 ans de chemins de fer en Belgique. 75e anniversaire de la SNCB, Louvain, Presses universitaires de Louvain, 2001. 6. L’investissement privé dans les chemins de fer belges a sévèrement diminué à partir des années 1870, en raison de l’achèvement d’une grande partie du réseau, aussi bien principal que secondaire. C’est à ce moment-là que la Belgique, poussée par la nationalisation d’une grande

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partie de ses lignes ferroviaires privées, développe, de façon caractéristique, son investissement dans les chemins de fer à l’étranger comme par exemple en Espagne (ibid., p. 115-117, 341). 7. Il faut, cependant, signaler l’importance réduite des Belges dans l’innovation technique, car ils ne représentaient que 3 % environ des brevets ferroviaires sollicités en Espagne entre 1845 et 1936 (Francisco Cayón, et alii, Vías paralelas, invención y ferrocarriles en España (1826-1936), Madrid, OEPM, 1998, p. 25). 8. Rien qu’en France, les Belges contrôlaient deux des trois plus importantes entreprises de chemins de fer secondaires : le groupe Empain et la Compagnie générale des chemins de fer départementaux (la troisième était la Société générale de chemins de fer économiques), Maurice Wolkowitsch, « Le siècle des chemins de fer secondaires en France, 1865-1963. Les entreprises, les réseaux, le trafic », Revue d´histoire des chemins de fer, nº 30 (printemps 2004), p. 126-128. 9. Ben Serge Chlepner, Le Marché financier belge depuis cent ans, Bruxelles, Falk, 1930, p. 76. 10. Ginette Kurgan, « Finance and financiers in Belgium, 1880-1940 », in Youssef Cassis (dir.), Finance and Financiers in European History, 1880-1960, Cambridge University Press, 1992, p. 316-335, p. 321. 11. Tandis que le capital français adoptait une position plus « passive » et essentiellement d’appui financier, les Allemands montraient un plus grand intérêt pour le contrôle industriel, qui se manifestait par la présence importante de personnel de direction allemand, en rapport avec les intérêts de leurs maisons mères. 12. Plan Freycinet, 1878-1882 (voir Jean Thibault, « Le plan Freycinet et la consolidation républicaine, 1878-1883 », thèse de doctorat, université de Montréal, 1979). Sur les chemins de fer secondaires français, voir M. Wolkowitsch, monographie citée. L’Italie a promulgué en 1879 la loi Baccarini, identique au plan Freycinet (Stefano Maggi, « Le rôle économique et social des chemins de fer secondaires en Italie », in Maurice Wolkowitsch (dir.), « Le chemin de fer à la conquête des campagnes, l’aménagement du territoire par les réseaux dits "secondaires" en France, histoire et patrimoine, 1865-2001», Revue d´histoire des chemins de fer, nº 24-25 (2001), p. 370-393). 13. Les principales sources utilisées ont été le Recueil financier et divers dossiers d’études déposés au ministère des Affaires étrangères (MAE) (Bruxelles), aux Archives du Royaume (désormais : AR) (Bruxelles), et aux Archives nationales du monde du travail (ANMT) (Roubaix), qui sont citées plus loin. Le Recueil financier, bien qu’il ne soit pas une source de première main, est un précieux instrument pour réaliser une approche globale du sujet qui nous occupe, objectif essentiel de notre article. Dans cette publication, on peut trouver une information financière détaillée des compagnies que, par manque d’espace, nous n’introduisons pas ici mais que nous intégrerons dans notre analyse. 14. Geert De Clercq (dir.), À la Bourse. Histoire du marché des valeurs en Belgique de 1300 à 1990, Louvain-La-Neuve, Duculot, 1992. 15. Voir à ce sujet : Luis Germán, Enrique Llopis, Jordi Maluquer et Santiago Zapata (dir.), Historia económica regional de España, siglos XIX y XX, Barcelone, Editorial Crítica, 2001. 16. Rafael Alcaide, « La vía estrecha en Cataluña : industria, ocio y servicio público », in M. Muñoz (dir..), Historia de los Ferrocarriles de Vía Estrecha ..., op. cit., 2005, p. 309-361, p. 311. 17. Le statut ferroviaire de 1924 stipulait que les nouvelles entreprises de chemin de fer devraient avoir leur siège en Espagne ; de même, leur président et au moins deux tiers des membres du conseil d’administration, ainsi que leurs directeurs et gérants, devraient avoir la nationalité espagnole (F. Comín, et alii (dir.), 150 años de historia..., op. cit., 1998, p. 294). 18. Pour le sud-est de l’Andalousie, voir Domingo Cuéllar, Los Transportes en el Sureste Andaluz (1850-1950). Economía, Empresas y Territorio, Madrid, FFE, 2003, p. 155-181. 19. M. Jiménez et F. Polo, art. cit., 2002, p. 494. 20. Domingo Cuéllar, « La vía estrecha en Andalucía : de los ciclos mineros al desarrollo urbano », in M. Muñoz (dir.), Historia…, op. cit., 2005, p. 523-584, p. 528.

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21. Rafael Alcaide, « Ferrocarriles de vía estrecha en el Levante español : una red inacabada », ibid., p. 363-404, p. 368. 22. Il faut ici inclure le chemin de fer construit en 1880 par la Compagnie franco-belge des mines de Somorrostro. 23. Pedro Antonio Novo, « Luces y sombras de una red ferroviaria en el País Vasco », in M. Muñoz (dir.), Historia…, op. cit., 2005, p. 151-240. 24. Il en fut de même pour le réseau ferroviaire belge lui-même. 25. Quant au rôle des banques dans les placements ferroviaires belges et, en particulier, sur le profil des investisseurs dans ce secteur, voir B. Van der Herten, et alii, op. cit., 2001, p. 114-127. 26. En ce qui concerne l’économie belge en général et le secteur financier en particulier, voir G. De Clerq (dir.), À la Bourse…, op. cit., 1992 ; G. Kurgan, « Finance and financiers… », art. cit., 1992 ; G. Kurgan, S. Jaumain et V. Montens, Dictionnaire des patrons…, op. cit., 1996 ; Herman Van der Wee et Jan Blomme (dir.), The economic development of Belgium since 1870, Cheltenham, Edward Elgar, 1997 (1re éd. 1981) ; Herman Van der Wee, « Investissement Strategy of Belgian Industrial Enterprise Between 1830 and 1980 and its Influence on the Economic Development of Europe », ibid., p. 186-204 ; Herman Van der Wee et Martine Goossens, « Belgium », in Rondo Cameron et V. I. Bovykin (dir.), International Banking 1870-1914, Oxford, Oxford University Press, 1991, p. 113-129. Sur les caractéristiques du matériel roulant ferroviaire belge, voir B. Van der Herten, et alii, op. cit., 2001, p. 354-379. 27. Fernando Fernández Sanz, La Construcción de locomotoras de vapor en España, Gijón, Ediciones Trea, 2001, p. 19-25. 28. Javier Fernández López, « Las locomotoras de vapor en la vía estrecha española y su dependencia tecnológica », in M. Muñoz (dir.), Historia..., op. cit., 2005, t. II, p. 793-825, p. 822-825. 29. La nature des sources consultées et l’espace limité de cet article ne permettent pas d’approfondir, pour le moment, les rapports des entreprises belges avec leurs associés espagnols et avec les pouvoirs publics. 30. À la fin du XIXe siècle le nombre de diplômés augmenta de façon substantielle, ce qui obligea la plupart d’entre eux à rechercher des emplois dans les entreprises privées de travaux et dans les services publics, renonçant à l’emploi traditionnel dans l’administration, Fernando Sáenz, Los Ingenieros de caminos, Madrid, Colegio de Ingenieros de Caminos, 1993, p. 103. 31. Selon Ángel Salcedo (Bélgica y España, Madrid, Gran Imprenta católica, 1916, p. 92), peut-être peu objectif, étant donné le contexte de guerre et son militantisme catholique : « À leur arrivée en Espagne, le capital français, l’anglais ou l’allemand nous ont enlevé […] une partie de notre indépendance […] Le capital belge vient à nous sans cette garantie de force extérieure […] C’est pour cela, sans doute, que les entreprises belges sont celles qui se nationalisent le plus rapidement chez nous. Comme, par exemple, la Compañía Real Asturiana. Non seulement ses ouvriers, mais aussi ses ingénieurs, ses chefs et ses employés étaient espagnols. » 32. Le statut ferroviaire de 1924 stipulait que les nouvelles entreprises ferroviaires devraient établir leur siège en Espagne ; de même, leur président, au moins deux tiers des membres du conseil d’administration, ainsi que leurs directeurs et gérants, devraient être de nationalité espagnole (F. Comín, et alii (dir.), 150 años de historia..., op. cit., 1998, p. 294). 33. Il faut aussi signaler que, parfois, le tracé des lignes était décidé plutôt pour des raisons de parrainage que pour des motifs économiques car les subventions publiques des lignes spécifiques devaient être, au préalable, approuvées par le Parlement espagnol. 34. G. Kurgan, « Finance and financiers... », art. cit., p. 323. 35. José Luis Hernández Marco, « Las primeras reacciones de las compañías ferroviarias españolas al inicio de la competencia automovilística antes de la guerra civil », Revista de historia económica, 20e année (2002), nº 2, p. 335-363.

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RÉSUMÉS

Dans le présent travail, nous étudions les entreprises belges qui ont investi dans le secteur ferroviaire à voie étroite en Espagne. Celles-ci commencent à être fondées à la fin du XIXe siècle, grâce à l’essor boursier bruxellois et au nouveau cadre législatif ferroviaire qui privilégiait les chemins de fer à voie étroite. La plupart de ces sociétés sont établies dans les périphéries minières et industrielles pour faciliter l’acheminement de la production en se reliant au réseau à voie large et aux ports. Les résultats économiques ont été, en général, mauvais, car la demande a été inférieure à celle qui était attendue et parce que les charges financières étaient trop lourdes. Cette situation s’aggrave lors de la crise ferroviaire de l’après-guerre, ce qui, ajouté au climat nationaliste de l’époque, provoque la liquidation ou la vente des actifs à des sociétés espagnoles.

This paper looks at Belgian companies with interests in the Spanish narrow gauge railway sector. These companies were founded at the end of the 19th century, a process that is intimately linked to the rise of the stock exchange and the recently established legislative framework for railways, which favoured narrow gauge lines. Most of these companies were set up in the periphery, where mining and other industrial activity was taking place. The lines provided a mean of distributing produce and were connected to broad gauge lines and ports. The economic results were, on the whole, poor, given that demand was lower than expected and the fact that the financial burden which the projects entailed was substantial. This situation worsened during the post First World War years in which there was a widespread crisis in the railway industry on a whole. This crisis, combined with the dominant nationalistic climate of the moment, meant that, at least in most cases, the companies either went into liquidation or their assets fell into the hands of Spanish firms.

INDEX

Index chronologique : 1871-1914 Troisième République, 1918-1938 Entre-Deux-Guerres, XIXe siècle, XXe siècle Keywords : Belgium, foreign investment, railway, Spain Thèmes : Histoire juridique institutionnelle et financière Mots-clés : Belgique, chemin de fer, Espagne, investissement étranger

AUTEUR

ALBERTE MARTINEZ Université de La Corogne

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Les chemins de fer touristiques : des « petits trains » singuliers et pluriels Scenic railways: singular and plural “petits trains”

Jean-Jacques Marchi

NOTE DE L’ÉDITEUR

Jean-Jacques Marchi : doctorant ès-Sciences économiques, spécialité « histoire économique », à l’université de Bordeaux IV (directeur de recherche : M. le professeur Bertrand Blancheton). La plupart des éléments repris dans cet article est issue du mémoire de Master 2 recherche du même auteur (avec le même directeur de recherche) : « Les chemins de fer touristiques entre nostalgie et innovation (1957-2007) », mémoire soutenu en juin 2007.

1 Pour un non initié, un chemin de fer touristique ressemble à une énigme. Voici une voie ferrée où poussent les herbes folles. Encore une voie ferrée désaffectée, une de plus. Et puis soudain, les rails grincent, un coup de sifflet retentit, et dans un bruit de tonnerre apparaît comme jaillie des temps anciens une locomotive à vapeur tirant quelques voitures aux peintures rafraîchies. Des fenêtres sortent des têtes ravies : enfants, parents, grands-parents, toutes générations confondues. La joyeuse bande s’éloigne dans une odeur de fumée très particulière. Rencontre à première vue singulière, mais les trains touristiques sont pluriels.

La difficulté d’une définition

2 Les chemins de fer touristiques font l’objet de définitions diverses : il en existe presque autant que d’auteurs dissertant sur le sujet. Nous y voyons le résultat de la difficulté à

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appréhender une réalité tout à la fois diverse et diffuse. Avec la dose d’arbitraire inhérente à tout choix, nous proposons la définition suivante :

3 Chemin de fer touristique (ou « petit train »)1 : chemin de fer qui génère des flux touristiques non affectables à un besoin de transport. Couvrant des distances relativement courtes avec des convois circulant à faible vitesse, il est emprunté dans le cadre des loisirs pour l’agrément, pour la visite de sites ou la découverte d’un patrimoine ferroviaire préservé2.

Une première mesure du phénomène

4 Bien qu’il existe en France une « nébuleuse » d’environ 190 structures de toutes tailles et de toutes natures qui pourraient plus ou moins revendiquer un titre de chemin de fer touristique, nous comptons quelque 80 chemins de fer touristiques au sens de notre définition. Les 51 chemins de fer touristiques pour lesquels nous disposons de données3 représentent une fréquentation annuelle de 2 357 000 visiteurs en 2006, en légère hausse (de 8 à 9 %) par rapport à 1991 (2 170 000 visiteurs). Si nous y ajoutons la fréquentation plausible des « petits trains » pour lesquels nous n’avons pas de données, et (en faisant une entorse très provisoire à notre définition), les flux générés par les circulations de matériels préservés ainsi que par les trains touristiques exploités par la SNCF, nous pouvons raisonnablement tabler sur une fréquentation annuelle d’environ trois millions de voyageurs4. Cet ordre de grandeur représente seulement dix jours de fréquentation d’un système de transport urbain comme celui de l’agglomération bordelaise mais le nombre d’entrées annuelles du Château de Versailles : le phénomène des chemins de fer touristiques apparaît donc marginal au regard du transporteur mais substantiel du point de vue du professionnel du tourisme.

Les chemins de fer touristiques en dynamique historique

L’« éclosion » des chemins de fer touristiques

5 Plus qu’un long discours, la comparaison des cartes des chemins de fer touristiques exploités en 1957 (carte 1) et en 2006 (carte 2) nous paraît édifiante.

Carte 1. Les chemins de fer touristiques en 1957. À l’Outremer (DOM) : Martinique : 0 / Guadeloupe : 0 / Guyane : 0 / Réunion : 0

Source : Jean-Jacques Marchi, « Les chemins de fer touristiques entre nostalgie et innovation (1957-2007) », mémoire de master 2 recherche, université de Bordeaux IV, 2007, p. 60.

Carte 2 : les chemins de fer touristiques en 2006. À l’Outremer (DOM) : Martinique : 1 / Guadeloupe : 1 / Guyane : 0 / Réunion : 05

Source : ibid., p. 61.

6 En 1957, seulement 7 structures peuvent être considérées comme des chemins de fer touristiques au sens de notre définition :

7 - quatre lignes ferroviaires d’accès aux grands sites existent déjà depuis de longues années. Deux systèmes alpins : le Tramway du Mont-Blanc (Haute-Savoie), le Train du

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Montenvers – Mer de Glace (Haute-Savoie) ; ainsi que deux systèmes pyrénéens : le Petit Train de la Rhune (Pyrénées-Atlantiques) et le chemin de fer Luchon - Superbagnères (Hautes-Pyrénées)6;

8 - un petit train de plage, le Tramway du Cap-Ferret (Gironde), dont les premières circulations datent de 1952 ;

9 - le Petit Train du Jardin d’acclimatation, à Paris, créé dès la fin du XIXe siècle ;

10 - un réseau secondaire qui survit tant bien que mal à une époque où les chemins de fer d’intérêt local ferment les uns après les autres : le réseau dit « des bains de mer de la Somme ».

11 Géographiquement, une ligne semble couper la France des chemins de fer touristiques de 1957 : 5 des 7 structures mentionnées se situent au sud d’une ligne reliant Bordeaux à Genève. La France des chemins de fer touristiques est, en 1957, plutôt « sudiste » (5 réseaux sur 7) et « montagnarde » (4 réseaux sur 7).

12 Un demi-siècle plus tard, la France des chemins de fer touristiques est méconnaissable. La première chose qui frappe, c’est le nombre : des chemins de fer touristiques ont « fleuri » un peu partout. De sept « petits trains », nous sommes désormais passés à environ quatre-vingts.

13 Le deuxième élément à relever, c’est la répartition relativement homogène des chemins de fer touristiques sur le territoire français. La ligne Bordeaux-Genève mentionnée plus haut a disparu sous le flot des créations. On peut tout au plus noter une légère prépondérance du sud de la France, ainsi qu’un vide relatif dans le grand Ouest. Nous pensons que cette diffusion des chemins de fer touristiques sur l’ensemble du territoire a accompagné celle du tourisme, plus spécialement celle du tourisme rural7. Relevons au passage l’intérêt des chemins de fer touristiques pour l’aménageur : il n’est pas nécessaire de disposer d’un site grandiose pour lancer un « petit train ».

14 Dernier aspect notable : la pérennité des lignes ferroviaires d’accès aux grands sites, toujours présentes8 et qui font preuve d’une étonnante longévité.

De la passion à l’action

15 Qui sont les acteurs du mouvement en faveur des chemins de fer touristiques, véritable lame de fond qui a multiplié les chemins de fer touristiques par dix en cinquante ans ? Nous y voyons d’abord des hommes9 confrontés à des événements vécus par eux comme un traumatisme : la fermeture d’un réseau d’intérêt local, d’une ligne secondaire, l’abandon d’une machine à vapeur, d’un matériel ancien... Parfois, sans aucune incompatibilité avec la motivation précédente, il peut également s’agir de personnes désireuses d’entreprendre la création d’un chemin de fer touristique, le tout s’inscrivant dans le contexte de l’avènement progressif d’une société de loisirs.

16 Il est intéressant de noter d’emblée la mobilité géographique assez répandue des pionniers et des amateurs qui suivent les chemins de fer touristiques dont ils s’occupent. Nous y voyons logiquement l’effet de la passion. Nous y reconnaissons également, dans certains cas, la conséquence du désintérêt relatif des habitants de proximité immédiate10.

17 Autre aspect, qui peut à première vue sembler anecdotique, mais qui correspond à une réalité : les chemins de fer touristiques sont, au moins en partie, une affaire de famille.

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Le virus ferroviaire se transmet de père en fils. Et les uns comme les autres trouvent parfois leur futur conjoint parmi les amateurs de chemin de fer de l’autre sexe.

18 Les hommes, toujours passionnés, parfois excentriques, sont vus d’un œil tantôt amusé, tantôt agacé par leurs contemporains. En Gironde, un certain Jacques Milet prend des soins à Arcachon et pendant sa convalescence arpente les dunes du Cap-Ferret. Dans le sable, le trajet est pénible. Apprenant que divers chemins de fer ont existé sur la presqu’île11, il se met en tête de rebâtir un chemin de fer entre Bélisaire et la plage océane12. Une fois guéri, le voilà au travail. En 1952, après bien des péripéties, le tramway du Cap-Ferret fait ses premiers tours de roue, en attendant l’inauguration officielle de 1954.

19 En Charente-Maritime, voici le docteur Pol Gala. Médecin militaire et passionné de trains, il rêve de faire revivre la défunte ligne qui reliait Royan à Ronce-les-Bains. Mais cela s’avère impossible. Il se replie alors à quelques kilomètres de là, sur l’île d’Oléron, et y fait construire un chemin de fer touristique en voie de 60, le P’tit Train de Saint- Trojan, inauguré en 1963.

20 Mais l’aventure d’un groupe de pionniers lyonnais, qui recèle en son sein quelques leaders, est peut-être la plus riche en filiations. Nous sommes en 1957. Une trentaine de copains de la grande région lyonnaise crée le Groupement auxiliaire des exploitations ferroviaires (GAEF), dénomination qui constitue tout un programme à elle seule. La bande de jeunes se fait les dents en essayant de sauver le réseau de montagne Annemasse-Sixt13 (Haute-Savoie). C’est un échec : « l’exploitant en place comme les élus locaux souhaitent s’en débarrasser14. » La mode du moment est à l’automobile. Ces amateurs ne se découragent pas pour autant. En 1961, ils ont enfin « leur » chemin de fer à Meyzieu, dans la banlieue lyonnaise. C’est un petit train en voie de 60, qui parcourt 1,4 km pour relier l’arrêt du car à la plage d’une base de loisirs. Il est à vapeur. L’affaire n’est pas simple pour autant. La proposition faite par les amateurs en 1959 au maire de Meyzieu est acceptée, mais il faut attendre patiemment l’expropriation d’une butte de terre. Le CFTM (Chemin de fer touristique de Meyzieu), société anonyme, connaît le succès : matériels anciens et visiteurs affluent, jusqu’au jour de 1967 où le nouveau maire de Meyzieu prie nos amateurs, au titre d’une installation précaire et révocable, d’aller jouer au train ailleurs.

21 Leur regard se porte alors sur le Chemin de fer du Vivarais, dont la fermeture intervient fin octobre 1968. Une section de cet ancien réseau, Tournon-Lamastre (33 km), est exploitée comme chemin de fer touristique dès juin 196915. Entre temps, la société CFTM (Chemin de fer touristique de Meyzieu) est devenue la société CFTM (Chemins de fer touristiques de montagne). Or la dimension est tout autre : entre 1,4 km en voie de 60 et 33 km en voie métrique, il y a une différence d’échelle qui demande des paris sur le succès de l’aventure qui engagent le patrimoine personnel de certains membres. Loin de rester indifférent à tous ces efforts, le conseil général de l’Ardèche prête main forte en octroyant un prêt à taux zéro aux audacieux. Marc Dahlström relève que le Chemin de fer du Vivarais, dans sa version touristique, « dès le départ a connu un succès immense ». Il devient « un haut lieu du tourisme ferroviaire en Europe »16.

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Les deux « vagues » de chemins de fer touristiques

22 Un peu partout en France, les amateurs s’activent. Dans un premier temps, c’est l’urgence qui prime : il faut sauver du ferraillage locomotives, voitures, wagons. Nos amis des chemins de fer rachètent, stockent, réparent... Dans un second temps, l’idée vient à l’esprit des amateurs : pourquoi ne pas leur redonner vie, autrement dit, faire à nouveau circuler ces matériels historiques ?

23 Une « première vague » de création de chemins de fer touristiques prend appui sur les décombres des anciens réseaux secondaires ou agro-industriels. En voici une chronologie.

24 - 1966 : l’Association du musée des transports de Pithiviers (Loiret) réutilise un réseau ferré destiné au transport des betteraves ;

25 - 1967 : le Chemin de fer d’Abreschviller (Moselle) fait revivre un réseau forestier dans le massif vosgien ;

26 - 1969 : l’Association bordelaise des amis des chemins de fer (ABAC) exploite la ligne Sabres-Labouheyre qui dessert le tout jeune Écomusée de Marquèze (Landes) ;

27 - 1970 : le Chemin de fer de la vallée de l’Ouche, reconstruit à écartement plus réduit sur une plate-forme ferroviaire existante, est créé ;

28 - 1971 : le P’tit train de la Haute-Somme (Somme) redonne vie à un réseau mi- betteravier, mi-stratégique ;

29 - 1972 : le réseau dit « des bains de mer de la Somme » est sauvé, sans même avoir eu le temps de fermer. Il devient le Chemin de fer de la baie de la Somme (CFBS) ;

30 - 1975 : le Chemin de fer touristique du Tarn (CFTT), véritable reconstruction d’un réseau disparu, est inauguré ;

31 - 1976 : le Musée des transports de la vallée du Sausseron (MTVS, Val d’Oise) ouvre ses portes. « Pour la première fois, on va reconstruire toutes les installations d’un dépôt et d’une gare de départ et ensuite reposer une ligne à voie métrique sur une ancienne plate-forme de chemin de fer départemental », relève Claude Wagner17 ;

32 - 1980 : le « Train des pignes » du Groupe d’étude pour les chemins de fer de Provence (GECP) organise ses premiers voyages nostalgiques sur le réseau du Chemin de fer de Provence ;

33 - 1988 : le Chemin de fer minier de (Isère) est repris en exploitation touristique.

34 Cependant, tous les réseaux susceptibles de présenter un intérêt touristique et/ou historique ne sont pas sauvés. Les raisons de ces échecs sont de deux types :

35 - l’absence (ou le nombre insuffisant) d’amateurs ferroviaires. « Chaque sauvegarde a pu être réalisée par la constitution d’un groupe motivé. La disparition intégrale du Réseau Breton à voie métrique résulte de l’absence d’un tel groupe en Bretagne au début des années 7018 » ;

36 - l’absence de soutien des pouvoirs publics. L’attitude du conseil général de l’Ardèche qui a joué un rôle actif dans la préservation du Chemin de fer du Vivarais contraste avec celle du conseil général de Lozère dont le soutien au projet présenté pour sauver le CFD Lozère a finalement fait défaut.

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37 Mais tout n’est pas forcément de leur faute : dans quelques cas l’attitude vindicative d’amateurs ferroviaires19 a pu contribuer à crisper les relations interpersonnelles et à condamner des projets.

38 Malgré les échecs, le mouvement des chemins de fer touristiques est bel et bien engagé. Les bases physiques (les réseaux d’intérêt local) de cette « première vague » étant épuisées, la dynamique se poursuit d’une manière différente dans les années 1980 et 1990. Nous parlons donc d’une « seconde vague ». Les chemins de fer touristiques fleurissent à nouveau, mais sur des portions de lignes secondaires du réseau ferré national, à voie normale. Cette « seconde vague » n’est pas entièrement tarie aujourd’hui. Elle correspond plus ou moins aux chemins de fer touristiques d’animation locale20.

39 Comme la première, cette seconde vague a elle aussi ses figures marquantes. Un seul exemple parmi bien d’autres : nous avons ainsi rencontré M. Jean-Michel Piernetz. Cadre à la SNCF, aujourd’hui à la retraite, il fait ses premières armes touristiques sur l’infortuné Chemin de fer touristique du Rabodeau (à voie normale), dans les Vosges. Un échec ne l’arrête pas. En 1983 il fonde l’ATM (Autorail touristique du Minervois, basé à Narbonne, encore à voie normale), premier cas en France d’utilisation d’une infrastructure du réseau ferré national exploitée par la SNCF par une association. En 1997, nous le trouvons aux confins du Cantal et de la Corrèze, instigateur du « Gentiane Express »21 (toujours sur voie normale) exploité par l’ACFHA (Association des chemins de fer de Haute-Auvergne) dont il est aujourd’hui le président. C’est l’exemple de toute une « carrière » menée sur voie normale, entre grands et « petits trains », à travers les régions de France.

Un essai de typologie des chemins de fer touristiques

40 Dans une tentative de classer nos « petits trains », on peut envisager différentes typologies à critère unique22 mais elles nous offrent des visions partielles, car unidimensionnelles, des chemins de fer touristiques. Afin de mieux décrire nos « petits trains », tentons une approche plus globale, plus qualitative, donc, nécessairement, plus subjective. Dans cette quête, Etienne Auphan nous indique la voie à suivre : il met en avant une typologie distinguant trois types de chemins de fer touristiques23 :

41 - les chemins de fer touristiques à caractère ludique ;

42 - les chemins de fer touristiques à fonction principale de préservation du matériel ou « musées vivants » ;

43 - les chemins de fer touristiques d’animation régionale.

44 En revanche, il rejette comme étant hors du domaine des chemins de fer touristiques les systèmes ferroviaires d’accès aux grands sites touristiques qui selon lui n’ont rien de commun avec les « petits trains » apparus dans les dernières décennies. Ce rejet, s’il semble effectivement logique dans le cadre de son propre travail, ne se justifie pas aux termes de notre définition des chemins de fer touristiques.

45 Aussi, nous retenons la typologie d’Etienne Auphan, à deux nuances près :

46 - nous y ajoutons les chemins de fer touristiques d’accès aux grands sites ;

47 - nous préférons parler de « chemins de fer touristiques d’animation locale » plutôt que de « chemins de fer touristiques d’animation régionale ». Le terme « régional » nous

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semble en effet trop ambitieux pour décrire la plupart des situations rencontrées sur le terrain (tabl. 1).

Tableau 1. Importance relative des catégories de chemins de fer touristiques, selon le kilométrage des réseaux concernés (base : 81 chemins de fer touristiques).

Source : ibid., p. 87.

48 Avec plus de 87 % de la longueur totale, les chemins de fer d’animation locale établissent une domination écrasante. Elle est logique, car d’une part les réseaux de ce type sont majoritaires (46 sur 81) ; d’autre part, ils sont bien plus longs que les autres catégories (23,9 km en moyenne contre 2,9 km pour les chemins de fer touristiques à caractère ludique et 3,3 km pour les « musées vivants »).

Tableau 2. Importance relative des catégories de chemins de fer touristiques, selon le nombre de visiteurs des réseaux concernés (base : 51 chemins de fer touristiques).

Source : ibid., p. 87.

49 La situation est tout autre en terme de fréquentation (tabl. 2). La palme revient aux chemins de fer touristiques d’accès aux grands sites (58 % des visiteurs) avec une moyenne de 272 000 visiteurs par exploitation. Les chemins de fer touristiques à caractère ludique et d’animation locale affichent quant à eux une fréquentation moyenne plus de dix fois moindre (respectivement 25 200 et 24 400 visiteurs). Enfin, la fréquentation moyenne des « musées vivants » (9 800 visiteurs) est plus de 25 fois moindre. Par ce biais est révélée une des caractéristiques essentielles du secteur des « petits trains » : l’existence de contrastes énormes entre les différentes familles de chemins de fer touristiques. Nous pouvons supposer qu’il en découle des situations très diverses. Les trois graphiques qui suivent résument par l’image ces contrastes.

Graphique 2. Kilométrage des chemins de fer touristiques par catégorie (base : 81 chemins de fer touristiques).

Source : ibid., p. 89.

Graphique 3. Fréquentation des chemins de fer touristiques par catégorie (base : 51 chemins de fer touristiques).

Source : ibid., p. 89.

50 Entrons maintenant dans le détail de chacune de nos quatre catégories.

Les chemins de fer touristiques d’accès aux grands sites

51 Les cinq chemins de fer touristiques d’accès aux grands sites sont caractérisés par une mise en service ancienne (entre 1888 et 1932). Soit ils sont conçus d’emblée pour le tourisme (Train du Montenvers – Mer de Glace, Tramway du Mont-Blanc, Petit Train de la Rhune), soit ils résultent dans leur forme actuelle d’une reconversion réussie d’une ligne à vocation initialement industrielle (Petit train d’Artouste, Chemin de fer de la Mure).

52 Quatre sur cinq sont à traction électrique24 et à voie métrique (Train du Montenvers – Mer de Glace, Tramway du Mont-Blanc, Petit Train de la Rhune, Chemin de fer de la

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Mure), et parmi ces quatre trois sont à crémaillère (Train du Montenvers – Mer de Glace, Tramway du Mont-Blanc, Petit Train de la Rhune).

53 Ces chemins de fer touristiques, au caractère montagnard affirmé, se développent pour la majorité d’entre eux sur un « modèle suisse », largement diffusé en Europe, associant l’électricité, le chemin de fer et le tourisme25 : les « petits trains » appartenant à cette catégorie abondent en Suisse. Les cinq trains touristiques appartenant à cette catégorie sont tous exploités par des entreprises délégataires de service public : Compagnie du Mont-Blanc (2 trains), CFTA (2 trains), Altiservice (un train)26.

54 D’une longueur moyenne (entre 4 et 30 km), les chemins de fer touristiques d’accès aux grands sites génèrent des flux très importants : plus de 1 350 000 visiteurs en 2006, soit près de 60 % du trafic de l’ensemble des « petits trains »27. Bien installés dans une région à l’attrait touristique fort (Haute-Savoie, Pyrénées-Atlantiques, Isère), ils sont pérennes. Toutefois, la lente érosion de leur fréquentation enregistrée entre 1991 et 2006, certes en valeur relative (de 71 % à 58 % de la fréquentation totale) mais, plus grave, également en valeur absolue (d’environ 1 550 000 à environ 1 350 000 voyageurs), constitue une menace sur le long terme. Cette érosion globale cache néanmoins des évolutions contrastées selon les massifs montagneux : la fréquentation des deux trains pyrénéens augmente tandis que celle de deux des trois trains alpins baisse, traduisant probablement des changements dans les destinations touristiques et/ou les dynamiques diverses des exploitants. Toujours est-il que nous retrouvons ici la concurrence Alpes-Pyrénées, présente dans maints domaines : sports d’hiver, tourisme estival, secteur industriel des sports de glisse.

Les chemins de fer touristiques ludiques

55 Les douze exploitations que nous avons placées dans cette catégorie ont comme principal objectif de divertir un temps leurs visiteurs venus faire un tour en « petit train ». Elles peuvent avoir accessoirement une activité de déplacement dans leur zone d’animation, être incluses dans des bases de loisirs ou des parcs ou enfin constituer des attractions en elles-mêmes. Elles ne sont pas spécifiquement situées dans des régions touristiques et à ce titre participent à l’essaimage des chemins de fer touristiques sur tout le territoire français.

56 Leurs caractéristiques communes sont une circulation sur des voies sub-métriques (généralement voie de 60) et des lignes courtes (souvent de 1 à 3 kilomètres, plus rarement jusqu’à 6 ou 7). Les sept « petits trains » pour lesquels nous disposons de données de fréquentation drainent quelque 175 000 visiteurs, soit 7,5 % du total, mais un chiffre en hausse de près de 25 % par rapport à 1991. Souvent (mais pas toujours) gérés par des associations, les chemins de fer touristiques ludiques affichent eux aussi une certaine stabilité dans le temps. Toutefois, cette apparente solidité masque les combats quotidiens des équipes pour maintenir lignes et matériels en état et pour attirer à eux des flux de touristes toujours prêts à s’intéresser à d’autres attractions.

57 Ces « petits trains » ont en commun de ne pouvoir être rattachés à une logique de conservation patrimoniale, même si certains peuvent exploiter des matériels sauvegardés. En effet, dans l’esprit de leurs protagonistes c’est le plaisir d’un petit tour en train qui prime ; la motivation d’une collection de matériels anciens, lorsqu’elle est présente, ne revêt qu’un caractère accessoire. Certains de ces chemins de fer touristiques tentent progressivement (même si cela ne semble pas toujours une

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démarche consciente) de « monter en gamme » en accueillant des matériels historiques, notamment des locomotives à vapeur dont la présence peut révéler une lente évolution vers la catégorie des « musées vivants ».

58 L’apparition des chemins de fer touristiques à caractère ludique échappe à la périodisation en « vagues » que nous avons évoquée. En effet, ces « petits trains » naissent (et meurent) de manière sporadique sur plus d’un siècle. Quelques exemples de naissances : le Petit Train du Jardin d’acclimatation (vers 1880), le Tramway du Cap- Ferret (1952)28, le Train touristique de Saint-Trojan (1963), le Chemin de fer d’Anse (1968), le Chemin de fer des combes (1990).

Les chemins de fer touristiques « musées vivants »

59 Avec cette catégorie de chemins de fer touristiques, nous entrons de plain pied dans le domaine des amateurs de chemin de fer dont le souci principal est la collection et la préservation de matériels historiques. On trouve dans ce « club » toutes les qualités d’attitudes et de motivation. Au pire, leurs préoccupations sont celles du « collectionneur hamster »29; au mieux, le résultat constitue un ensemble muséographique réussi qui séduit un large public.

60 Le concept souvent revendiqué de « musée vivant » consiste à ne pas laisser immobiles – « comme au musée » – les matériels anciens, mais à les faire rouler comme autrefois, ce qui augmente de façon considérable leur attrait. Une partie des collections circule tandis qu’une autre reste à l’abri (quand abri il y a)30. Les mieux équipés des « musées vivants » disposent d’un véritable musée. Le visiteur prend le « petit train » et visite le musée (ou ce qui en tient lieu).

61 L’élément décisif qui œuvre en faveur de la préservation de matériels en état de marche est la reconnaissance par le ministère de la Culture de la notion de patrimoine industriel. Cette reconnaissance s’est concrétisée par le classement « monument historique » de nombreux matériels ferroviaires anciens, protection administrative qui garantit leur pérennité sur le territoire français et l’octroi de subventions permettant de procéder à des travaux importants31. La collecte des aides constitue en conséquence un enjeu majeur pour la pérennité de cette catégorie de chemin de fer touristique. Le revers de la médaille tel que le ressentent les exploitants est le montage souvent fastidieux d’épais dossiers à fournir aux différentes administrations.

62 Les chemins de fer touristiques « musées vivants » sont d’une longueur modeste (de quelques centaines de mètres à 7 km), assez proche en moyenne de celle des chemins de fer touristiques à caractère ludique. Ils sont à voie étroite, plus rarement à voie métrique. La construction de la voie peut être postérieure à celle de la remise (le « musée »), car le matériel est dans un premier temps présenté « en statique ». Ce matériel est souvent de nature et d’origines diverses, sans lien direct avec le site, l’écartement constituant la seule contrainte de son choix.

63 Nous avons recensé 18 chemins de fer touristiques « musées vivants ». L’apparition des premières exploitations de ce type est postérieure à celle des chemins de fer touristiques à caractère ludique. En effet, il a fallu auparavant que le matériel historique devienne disponible, autrement dit que les réseaux d’intérêt local ferment. Beaucoup de nos musées vivants appartiennent à la « première vague ».

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64 Les neuf « musées vivants » pour lesquels nous disposons de données de fréquentation ont reçu en 2006 environ 88 000 visiteurs, chiffre en stagnation (- 4 %) par rapport à la fréquentation de 1991. Cette évolution peut être la conséquence d’une qualité insuffisante (en termes de richesse et de présentation des collections) chez quelques- uns.

Les chemins de fer touristiques d’animation locale

65 Avec les chemins de fer touristiques d’animation locale, nous changeons de dimensions sous tous les points de vue : ils sont nombreux (46), avec des voies « lourdes » (40 sur 46 en voie normale, 6 en voie métrique), de surcroît généralement longs (en moyenne 24 km). Ces réseaux tentent de se rapprocher du « vrai » chemin de fer. Ils sont donc les grands des « petits trains » car issus d’une double volonté : il s’agit certes de préserver locomotives, autorails, voitures, wagons... (comme pour la catégorie des « musées vivants ») mais également de faire revivre une ligne donnée, avec ses trains, ses gares, ses installations ferroviaires, en lien avec le tissu économique local passé et présent. Enfin, ils ont structurellement des besoins financiers importants, conséquences directes de la longueur et de l’écartement de leurs voies.

66 L’apparition de cette catégorie de chemins de fer touristiques est relativement récente : si quelques-uns sont issus de la « première vague », ils ressortissent majoritairement à la « seconde vague ».

67 Le développement des chemins de fer touristiques d’animation locale peut être compris comme l’aboutissement d’une évolution, l’atteinte du niveau le plus élevé possible d’organisation et d’ambition pour un chemin de fer touristique. Il s’agit bien d’« ambition », car cette catégorie connaît beaucoup de prétendants mais relativement peu d’élus. Dans le meilleur des cas, les chemins de fer touristiques appartenant à cette catégorie se caractérisent par une intégration dans le tourisme local via la (re)découverte d’un patrimoine qui n’est plus seulement ferroviaire, mais peut être également naturel, culturel, religieux. Ils peuvent éventuellement s’allier à un écomusée32. Mais à côté de quelques réussites reconnues (Chemin de fer de la baie de Somme, Chemin de fer du Vivarais, Train à vapeur des Cévennes) qui créent des flux touristiques tels qu’ils génèrent de réelles retombées sur l’économie locale, on regrettera le naufrage de réseaux touristiques qui semblaient pourtant promis à un bel avenir33, on accompagnera de ses vœux les nouveaux arrivants dont certains affichent une dynamique prometteuse et l’on s’attristera du spectacle qui n’est pas si rare de trains brinquebalants s’essoufflant dans nos campagnes : parfois (souvent ?) l’animation locale relève plutôt de la réanimation.

68 Les chiffres confirment cette impression d’une « agitation tous azimuts » combinée à une certaine « sélection naturelle ». Sur la période 1991-2006, au sein d’un sous- échantillon comportant 30 chemins de fer touristiques d’animation touristique locale, nous dénombrons 11 créations et 3 fermetures. Ainsi, quasiment la moitié de l’effectif est concernée par l’un ou l’autre de ces événements fondamentaux34.

69 Le trafic quant à lui a bondi de moins de 400 000 entrées à plus de 700 000 (environ + 85 %). Mais un optimisme sans nuances n’est pas justifié : d’abord, les chemins de fer touristiques d’animation locale pris tous ensemble ne représentent qu’à peine 30 % de la fréquentation de l’ensemble des chemins de fer touristiques. Ensuite, sur les quelque 732 000 entrées réalisées par nos 30 réseaux, 491 000 (soit les deux tiers) reviennent aux

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cinq premiers. Autrement dit, nombreux sont les chemins de fer touristiques d’animation locale qui ne se partagent que des miettes d’un gâteau restreint.

70 Un autre écueil, à ne pas sous-estimer, est le caractère complexe de la gestion de tels réseaux. Si les choses ne sont pas simples pour les autres catégories, ici les intervenants se multiplient, chacun promouvant ses propres objectifs. Il s’avère ainsi difficile d’« établir un lien sur des structures relevant de compétences diverses avec une dynamique plus longue que les mandats électoraux »35. Il faut du temps, souvent des années, pour que tous tombent d’accord sur un projet de chemin de fer touristique d’animation locale. La circulation des premiers trains demande quelques années supplémentaires. Dans certains cas, l’accord ne se fait pas, et le projet reste lettre morte. On peut voir dans ce processus une autre forme de « sélection naturelle ».

71 Ainsi, la force des chemins de fer touristiques d’animation locale, leur globalité, constitue également leur principale faiblesse : beaucoup n’ont pas les moyens (financiers, techniques, humains) de leurs ambitions.

Quels avenirs pour les chemins de fer touristiques ?

72 Face aux caractères divers et variés des chemins de fer touristiques, peut-on se risquer à faire de la prospective ? À la lumière de ce qui précède, l’avenir des chemins de fer touristiques nous apparaît sous des jours différents selon les catégories de réseaux.

73 Les chemins de fer touristiques d’accès aux grands sites ne présentent pas de souci majeur. Grâce à une fréquentation très importante sur des voies d’une longueur modérée, ils bénéficient d’une « rente de situation » par rapport aux autres types de « petits trains ». Toutefois, les chemins de fer qui appartiennent à ce groupe ne doivent pas s’endormir sur leurs lauriers : il leur faut veiller à maintenir leurs infrastructures en état, continuer à attirer les touristes. Les moins performants d’entre eux ne sont pas à l’abri d’un lent déclin qui peut, sur le long terme, mettre leur existence en cause. Les chemins de fer touristiques d’accès aux grands sites constituent-ils pour autant une catégorie figée ? Certes, des installations nouvelles sont difficiles : l’établissement d’un chemin de fer à voie métrique à crémaillère représente des investissements lourds qui ne peuvent être amortis que par une fréquentation massive. Les sites répondant à ce critère sont majoritairement déjà équipés. La conversion d’installations industrielles vers une vocation touristique, comme cela a été le cas pour le Petit train d’Artouste ou le Chemin de fer de La Mure, n’est plus possible non plus : à notre connaissance, les installations de ce type n’existent plus. Toutefois, la volonté de développer un tourisme respectueux de l’environnement (écotourisme) pourrait aboutir, d’ici quelques années, sur certains sites, à privilégier à nouveau un accès ferroviaire en lieu et place d’un accès routier36.

74 Les chemins de fer touristiques à caractère ludique, s’ils ont l’inconvénient de ne pas disposer de grands moyens, ont l’avantage de ne pas faire montre d’ambitions démesurées, ce qui les place dans une situation équilibrée. Comme l’histoire nous l’a montré, des installations nouvelles de chemins de fer touristiques de ce type nous semblent toujours possibles et parfois même souhaitables :

75 - leur concept ouvre la voie à une mise en valeur de sites touristiques d’intérêt secondaire ou à une mise en place dans des bases de loisirs, jardins publics, etc. ;

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76 - leurs coûts d’établissement et d’exploitation sont raisonnables. Ils sont ainsi à la portée d’associations, de petits entrepreneurs, de collectivités territoriales, voire de particuliers fortunés ou de passionnés ;

77 - ils pourraient remplacer avantageusement certains petits trains routiers.

78 Les chemins de fer touristiques « musées vivants » ne sont pas immédiatement menacés, mais plusieurs dangers les guettent à terme : le piège du « bric-à-brac » ferroviaire, l’absence de renouvellement dans l’attrait muséal, la forte sensibilité aux subventions. Quel est le potentiel en installations nouvelles ? Il nous semble désormais limité et ce, pour plusieurs raisons : la difficulté de trouver du matériel ancien en quantité suffisante ou à des prix abordables37, les délais et les coûts de remise en état de ce matériel, l’existence de structures de ce type déjà opérationnelles. Un indice de cet état de fait qui ne trompe pas est la difficulté que rencontrent des projets nouveaux à se monter.

79 Les chemins de fer touristiques d’animation locale constituent à notre avis la catégorie la plus problématique. Ils ont souvent beaucoup d’ambitions, mais des moyens très variables selon le soutien dont ils disposent. Les décideurs (départements, mais aussi régions et autres collectivités territoriales comme les groupements de communes) sont appelés à jouer un rôle primordial dans leur survie et dans leur développement. Or le soutien qu’ils apportent aux chemins de fer touristiques d’animation locale a son prix. Certes, parfois ces derniers équilibrent leur exploitation et peuvent même assurer l’entretien courant de la voie. Le soutien des collectivités locales est en revanche très attendu en matière d’infrastructures, dont la réparation voire la réfection complète n’est pas à la portée des associations. Or l’explosion de l’offre ferroviaire lors de la « seconde vague » a créé son lot de produits touristiques plus ou moins adaptés à un marché en pleine évolution : les collectivités territoriales, responsables devant leurs électeurs, ne peuvent pas, au risque d’augmenter exagérément la pression fiscale, saupoudrer de subventions tous les chemins de fer touristiques existant ou en projet. Une sélection devrait s’opérer entre les chemins de fer touristiques appartenant à cette catégorie , qui distinguerait d’un côté les plus chanceux (ou ceux qui sont déjà solidement établis), à savoir des chemins de fer touristiques soutenus par les décideurs, qui s’inscrivent dans une réelle dynamique locale. Dans un retour aux sources, la tendance est à la départementalisation des infrastructures38, avec à terme, là où ils seront justifiés, leur utilisation à la fois pour le trafic commercial voyageurs, le trafic touristique, voire le fret39. De l’autre côté seraient les « oubliés », probablement plus nombreux, qui (sur)vivront aussi longtemps que le permettront les autorisations administratives de circulation.

Professionnalisation et tourisme durable : deux enjeux majeurs

80 On a parfois coutume d’opposer les « petits trains » associatifs à ceux qui sont gérés par des professionnels du transport (entreprises notamment). Il y aurait ainsi d’un côté les amateurs, aux prestations approximatives, générant peu de fréquentation (donc de retombées économiques), et de l’autre les « pros », dont l’activité aurait des retombées économiques réelles. Cette approche nous semble relever de la caricature, car elle est démentie par les faits : d’une part certains chemins de fer touristiques à caractère

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associatif gèrent des trafics importants avec un professionnalisme qui n’a rien à envier à celui des « pros », d’autre part le caractère associatif peut être un choix de fonctionnement pertinent.

81 En ce qui nous concerne, nous pensons que les vrais enjeux sont ailleurs : non dans le statut des exploitants, mais plutôt dans le professionnalisme de leur gestion. Aussi, nous préférons parler de la nécessaire professionnalisation des chemins de fer touristiques. C’est en effet la professionnalisation qui pourra établir un cercle vertueux : des prestations professionnelles attirent davantage de visiteurs, d’où une fréquentation supérieure qui légitime le chemin de fer touristique auprès des décideurs. Le « petit train » plébiscité par les flux touristiques sollicite et obtient les aides permettant son développement ultérieur. La création de véritables synergies entre les chemins de fer touristiques et les économies locales est à ce prix.

82 La situation des chemins de fer touristiques au Royaume-Uni, en Allemagne ou en Suisse nous montre qu’il est possible de faire beaucoup mieux. Dans ces pays, les « petits trains » bénéficient d’un environnement nettement plus favorable à leur développement : amateurs et visiteurs nombreux, reconnaissance de la part des pouvoirs publics de leur rôle économique. Pour ne citer qu’un exemple emblématique, au Pays de Galles, le Welsh Highland Railway, fermé depuis 70 ans, ressuscite par l’action des bénévoles et des subventions : pas moins de 40 km de voie de 60 sont en cours de pose. De quoi faire rêver les « ferrovipathes » hexagonaux qui bataillent parfois des années pour poser leurs premiers mètres de voie.

83 Un autre enjeu de taille pour les chemins de fer touristiques réside selon nous dans le développement d’un tourisme durable (ou écotourisme). Pour schématiser, la « mise en tourisme » d’un site donné se heurte à deux écueils. Le premier est le dépassement d’un seuil économique. En effet, en dessous d’un certain seuil de fréquentation, les retombées d’un « petit train » sur l’économie locale restent nulles ou négligeables. Le premier enjeu pour l’aménageur est donc de dépasser ce seuil à caractère économique. Mais, avec le succès d’un site, l’aménageur se heurte tôt ou tard à un second enjeu : le non dépassement d’un seuil écologique. En effet, au-delà de ce seuil écologique, le tourisme devient un « tourisme Attila »40, c’est-à-dire qu’il entraîne la dégradation du site (et à terme la baisse de son attractivité). En conséquence, toute activité touristique responsable est pour ainsi dire bornée entre seuil économique et seuil écologique. Le défi pour l’aménageur est d’obtenir la fréquentation la plus élevée possible (donc le maximum de retombées économiques) dans l’espace compris entre les deux seuils. C’est là qu’intervient le choix du moyen de transport, qu’il s’agisse de l’accès à un site ou du déplacement à l’intérieur de ce site. Moyen de transport à la fois peu gourmand en énergie fossile, peu polluant, faible consommateur d’espace mais offrant une forte capacité, le chemin de fer dispose d’atouts incomparables par rapport à ses rivaux, essentiellement la voiture individuelle et l’autobus41.

84 Singuliers et pluriels, héritiers du passé et vecteurs d’avenir, nos chemins de fer touristiques, professionnalisés et « durables », pourraient constituer un micro-secteur économique appelé à se développer42.

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BIBLIOGRAPHIE

Auphan, Etienne, « Les chemins de fer touristiques entre patrimoine et tourisme récréatif », in « Le patrimoine ferroviaire : enjeux, bilans et perspectives », Actes du 6e colloque de l’AHICF, Mulhouse, 24-26 septembre 1998, Revue d’histoire des chemins de fer, n° 20-21 (printemps-automne 1999), p. 255-268.

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Marchi, Jean-Jacques, « Les chemins de fer touristiques entre nostalgie et innovation (1957-2007) », mémoire de Master 2 recherche en sciences économiques, spécialité « histoire économique », sous la dir. de Bertrand Blancheton, université de Bordeaux IV, 2007.

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Ricaud, Jean et Royer, Joël, Regards sur les chemins de fer secondaires, Breil-sur-Roya, Les Éditions du Cabri, 2002.

NOTES

1. Dans la suite de cet article, nous utiliserons indifféremment le terme de « chemin de fer touristique » ou de « petit train ». 2. Nous excluons donc de cette étude : les circulations par rail de touristes sur toute distance qui constituent des trajets pour accéder à un lieu de villégiature, les lignes ferroviaires classiques à caractère plus ou moins touristique, les trains touristiques exploités par la SNCF (qui empruntent épisodiquement ces lignes), les entreprises organisatrices de voyages ferroviaires, les trains de luxe, les musées présentant des matériels en exposition statique sans circulation, les petits trains à caractère de manège des parcs d’attractions, les trains de jardin que possèdent ici ou là quelques particuliers passionnés, les funiculaires, les cyclo-draisines, les petits trains routiers (à pneus), les modèles réduits ferroviaires (de type « train électrique » ou « vapeur vive »). Ainsi nous considérons que tout réseau dont l’écartement est strictement inférieur à 38 cm relève du modélisme ferroviaire, et non plus du « train réel ». 3. L’obtention de données fiables sur les chemins de fer touristiques constitue un exercice délicat, y compris pour le syndicat professionnel du domaine, l’UNECTO : le faible taux de réponse aux sollicitations, le goût du secret, les comptages artisanaux constituent des maux hélas assez répandus. Toutefois, les résultats obtenus donnent des ordres de grandeur qui correspondent à la réalité. 4. Chiffre déjà avancé dans par J.-M. Gasc en 1994 et confirmé à nouveau pour l’année 2006, Jean- Michel Gasc, « Les chemins de fer touristiques », état des lieux réalisé pour l’AFIT (Agence française d’ingénierie touristique), 1994.

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5. Le « Ti’Train » de La Réunion est officiellement fermé depuis 1999. 6. D’autres systèmes ont existé, mais ils étaient déjà fermés en 1957. Par exemple le chemin de fer Pierrefitte – Cauterets – Luz (PCL) dans les Hautes-Pyrénées. 7. Plus de la moitié des chemins de fer touristiques évolue justement dans un cadre rural. 8. Une exception toutefois : Le chemin de fer Luchon-Superbagnères, fermé en 1966. Outre les chemins de fer touristiques d’accès aux grands sites, notre « junior » de 1952, le Tramway du Cap- Ferret, notre « ancêtre », le Petit Train du Jardin d’acclimatation, mais également le réseau dit « des Bains de Mer de la Somme » ont tous survécu. 9. Au sens d’être humain mais également valable pour le genre, car les femmes sont très nettement minoritaires dans le milieu des amateurs ferroviaires. 10. Un exemple : plus de la moitié des membres de l’Association des chemins de fer de Haute- Auvergne n’habite pas dans le département du Cantal. Certains viennent même régulièrement de la région parisienne (à 500 km) pour participer à l’exploitation du train. 11. La revue Connaissance du Rail publie dans son numéro 69 (juillet-août 1986), p. 4-14, une étude relative aux différents « tramways forestiers ayant existé sur la presqu’île du Cap-Ferret ». 12. Aujourd’hui, elle se nomme « la plage du Petit Train ». 13. Voir le commentaire que Marc Dahlström donne à l’image qu’il publie p. 280 : « Bien qu’étant encore compétitive et dotée d’un potentiel touristique important, elle succomba en 1959 à la vague déferlante de phobie envers les réseaux secondaires », Marc Dahlström, La France à voie étroite, Franconville, autoédition, 1989. 14. Dans Jacques Ricaud et Joël Royer, Regards sur les chemins de fer secondaires, Breil-sur-Roya, Les Éditions du Cabri, 2002, p. 4. Les informations relatives au chemin de fer touristique de Meyzieu sont prises à la même source. 15. Une autre partie de l’ancien Chemin de fer du Vivarais est aujourd’hui préservée par l’association « Voies ferrées du Velay ». Il s’agit de la section Dunières – Saint-Agrève. 16. M. Dahlström, op. cit., p. 244, pour les deux citations. 17. Préface de Claude Wagner à M. Dahlström, op. cit., p. 3. 18. Voir Claude Bouchaud et François Cheveau, « La contribution des chemins de fer touristiques à la préservation et à la mise en valeur du patrimoine historique et culturel des chemins de fer », in « Le patrimoine ferroviaire : enjeux, bilans et perspectives », Actes du 6e colloque de l’AHICF, Mulhouse, 24-26 septembre 1998, Revue d’histoire des chemins de fer, n° 20-21 (printemps-automne 1999), p. 269-275, p. 270. Parmi les réseaux démantelés et susceptibles de présenter un attrait touristique, nous citerons, outre le Réseau breton, le CFD Lozère ainsi que deux lignes corréziennes : les Tramways de Corrèze (TC), le PO Corrèze (POC). 19. J. Ragon et J.-P. Renaudet précisent que « Les "talibans du rail" sévissent encore, apportant leur lot de difficultés dans le tourisme ferroviaire naissant », Jacques Ragon et Jean-Pascal Renaudet, « Le patrimoine ferroviaire : les voies de la communication », in « Le patrimoine ferroviaire... », revue citée, p. 301-328, voir p. 310. 20. Voir infra notre typologie des chemins de fer touristiques. 21. Parcours : Bort-les-Orgues, Riom-ès-Montagnes, Lugarde (39 km) sur l’ancienne ligne de montagne Bort-les-Orgues – Neussargues. L’appellation « Gentiane Express » est déposée. 22. Par exemple en fonction de l’écartement des voies, du cadre géographique (montagnard, urbain, maritime, rural) ou bien de la nature des exploitations (professionnelle ou associative). 23. Voir Etienne Auphan, « Les chemins de fer touristiques entre patrimoine et tourisme récréatif », in « Le patrimoine ferroviaire... », revue citée, p. 255-268. 24. À l’origine à traction vapeur, puis par la suite convertis à la traction électrique. 25. Selon Christophe Bouneau (Cours d’histoire du tourisme, université Michel-de-Montaigne – Bordeaux III, 2006). 26. La Compagnie du Mont-Blanc, la CFTA et Altiservice sont respectivement des filiales de la Compagnie des Alpes (elle-même filiale de la Caisse des dépôts), de Veolia Environnement et de la

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Lyonnaise des eaux (Groupe Suez). Le « parrainage » des chemins de fer touristiques appartenant à cette catégorie par les grands groupes constitue un trait caractéristique. 27. Pour certains, l’exploitation hiver comme été (trains de Haute-Savoie) contribue logiquement à accroître les flux transportés. En outre ces chemins de fer peuvent assurer une fonction de déplacement pour une part de leur clientèle (skieurs). 28. Lui-même précédé par plusieurs autres « tramways forestiers » qui ont arpenté la presqu’île du Cap-Ferret. Voir note 12. 29. Une exposition non didactique d’objets ferroviaires divers, façon vide-grenier, tend à créer chez le visiteur un certain malaise, celui de ne pas comprendre. E. Auphan (art. cité, p. 258-260) relève que les collections sont parfois réduites à peu de chose. 30. Abriter les collections constitue un enjeu majeur de la préservation du patrimoine ferroviaire. Garés en plein air, les matériels ferroviaires pourrissent, rouillent et sont la cible des vandales (même en rase campagne). 31. Quand un matériel obtient le classement au titre des « Monuments historiques », les frais de restauration sont pris en charge à hauteur de 50 % par l’État (direction régionale des affaires culturelles, DRAC). Les conseils régionaux peuvent y ajouter leur contribution. Ainsi, dans les régions les plus généreuses, la prise en charge s’élève jusqu’à 95 % du coût des travaux. Pour les chemins de fer touristiques qui possèdent des musées, les aides du FEDER et des conseils généraux peuvent atteindre 70 % des sommes engagées. C’est la loi du 23 déc. 1970 modifiant la loi de 1913 sur les monuments historiques qui élargit la définition de l’objet susceptible de bénéficier du classement aux objets « dont la conservation présente un intérêt public du point de vue de la science ou de la technique ». Les premières protections de matériel ferroviaire ont néanmoins attendu le début des années 1980. 32. Deux cas : le Chemin de fer des Landes de Gascogne, moyen exclusif d’accès à l’Écomusée de Marquèze (Sabres, Landes) ainsi que le Chemin de fer de l’Écomusée d’Alsace. 33. Quelques exemples : Quercyrail (Lot), Rive-Bleue Express (Haute-Savoie), Train à vapeur de Touraine (Indre-et-Loire). 34. À titre de comparaison, pendant la même période, les chemins de fer touristiques appartenant aux trois autres catégories sont globalement stables. 35. J.-M. Gasc, rapport cité, p. 22. 36. - On notera ainsi le projet de reconstruire un chemin de fer touristique pour l’accès au Puy- de-Dôme. 37. La « chasse » aux matériels ferroviaires conduit les amateurs bien au-delà des frontières nationales : Europe de l’Est, Afrique, Extrême-Orient… 38. Cette « départementalisation » des infrastructures est déjà entamée : Chemin de fer de la baie de Somme, Chemin de fer du Vivarais pour n’en citer que deux. 39. Moyennant une modification de la réglementation. De ce point de vue, on peut parler d’une « exception française ». 40. L’expression est de Jean-Pierre Lozato-Giotart, Le Chemin vers l’écotourisme. Impacts et enjeux environnementaux du tourisme aujourd’hui, Paris, Delachaux et Niestlé, coll. « Changer d’ère », 2006. 41. Pour un trafic donné, l’utilisation du chemin de fer, même en traction diesel, génère bien moins de nuisances que l’autobus et a fortiori que la voiture individuelle. À titre d’exemple, on peut imaginer quel effet aurait sur le site de la Mer de Glace l’acheminement des quelque 700 000 visiteurs empruntant annuellement le Train du Montenvers - Mer de Glace par un transport routier classique. 42. L’auteur estime le poids des chemins de fer touristiques en France à environ 300 emplois directs rémunérés (équivalents temps plein), hors bénévolat. L’intérêt de ces emplois est d’autant plus fort qu’ils se créent (pour une part) dans des zones rurales où la démographie est déprimée et les activités rares.

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RÉSUMÉS

Les chemins de fer touristiques (ou « petits trains ») constituent un sujet d’étude qui peut paraître difficile à cerner. L’originalité du thème, la diversité des situations rencontrées plaident en faveur d’une approche pluridisciplinaire : histoire, économie, géographie, tourisme. En première analyse, les « petits trains » représentent un volume substantiel au regard de l’activité touristique : une fréquentation annuelle d’environ trois millions de visiteurs pour la France. Suit une mise en perspective historique visant à éclairer l’éclosion, la multiplication et la diffusion sur l’ensemble du territoire des chemins de fer touristiques. Car, en réaction à la fermeture des réseaux par les opérateurs classiques, les amateurs ferroviaires entrent en scène, leur objectif étant de sauver un patrimoine historique dont ils sont, au début, les seuls à reconnaître la valeur. Enfin, l’établissement d’une typologie des chemins de fer touristiques (origines, chiffres caractéristiques, potentiel) laisse entrevoir des avenirs différents. Pourtant, au-delà des différences parfois colossales qui marquent le secteur, deux enjeux majeurs s’imposent aux « petits trains » : d’une part leur nécessaire professionnalisation, qui seule peut amorcer le cercle vertueux menant à leur pérennité, d’autre part la mise en valeur de leurs atouts au service d’un tourisme durable.

It may appear difficult to define scenic railways as a topic of study. In fact, the originality of the topic and the variety of the situations it presents speak in favour of a multidisciplinary approach, involving history, economy, geography, and tourism. We will first show that their itineraries represented a significant volume from the point of view of tourist activity, with an annual number of about three million visitors for France. We then observe this situation from an historical perspective in order to understand the surge, increase and spread of tourist railways throughout France. When local railway networks were closed down by their traditional operators, railway enthusiasts came onto the scene with the purpose of saving an historical heritage whose value they were the first to recognize, at least in the beginning. Finally, we will establish a typology of tourist railways (origins, characteristic figures, potential) in order to consider the various outcomes of these lines. However, beyond certain differences that can sometimes be enormous in this sector, there are two major factors at stake for the “petits trains”: the need to professionalize their service, as the only way of initiating the virtuous circle that would lead to their longevity, and the capitalisation of their assets, which contributed to the long-term exploitation of tourism. Résumé traduit du français par Maïca Sanconie.

INDEX

Index chronologique : XXe siècle, 1946-1958 Quatrième République, 1982-2000, XXIe siècle, 1958-1981 Cinquième République Mots-clés : association, chemin de fer touristique, économie touristique, France, typologie Thèmes : Patrimoine architecture paysage Keywords : France, heritage railway, non profit society, scenic railway, tourism, typology

AUTEUR

JEAN-JACQUES MARCHI Doctorant ès-Sciences économiques à l’université de Bordeaux IV

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