COMAERO COMITE POUR L’HISTOIRE DE L’AERONAUTIQUE

UN DEMI-SIECLE D’AERONAUTIQUE EN

Ouvrage introductif

Édité par le Département d’histoire de l’armement du Centre des hautes études de l’armement 2003

1 2 SOMMAIRE

INTRODUCTION ______6 Une interrogation______7 Quelques données chiffrées ______9 Les ingénieurs et leurs témoignages ______10 La méthode et l’organisation des travaux ______11 LE CONTEXTE TECHNIQUE DE 1945 À 1985 ______15

PRÉSENTATION DES OUVRAGES DE LA COLLECTION

LES AVIONS MILITAIRES ______27 Introduction - Présentation______27 Grand thèmes abordés ______31 Conclusion et réflexions ______34 LES AVIONS CIVILS ______35 Présentation de l’activité ______35 Le programme Caravelle ______39 Le programme ______41 Les programmes Airbus______46 Le programme Mercure ______62 Le transport régional ______64 Les avions d'affaires ______65 LES MOTEURS AÉRONAUTIQUES ______67 Généralités ______67 Quelques éléments de l’histoire des moteurs aéronautiques _____68 Les moteurs militaires ______68 Les moteurs civils ______74 Conclusion ______79

3 LES ÉQUIPEMENTS AÉRONAUTIQUES ______81 Préambule ______81 Introduction______82 Les principaux acteurs ______84 L'effet des programmes Mirage IV et Concorde______90 Les conséquences des programmes de balistiques _____ 93 Les relations internationales ______94 Conclusion ______97 LES TRAINS D’ATTERRISSAGE ET LEURS SYSTÈMES ASSOCIÉS ______101 Introduction______101 L’industrie française du train d’atterrissage ______103 Les développements techniques ______106 Le support après-vente ______114 Les coopérations internationales______115 Illustrations et témoignages ______115 Les prolongements dans les années 1990 ______116 Conclusion ______116 L’ÉLECTRONIQUE ______119 LES MISSILES TACTIQUES ______123 Avant-propos ______123 La création de l’industrie missilière, 1945–1958 ______124 La maturité, de 1959 à 1980 ______133 Les missiles intelligents, de 1981 à 1995 ______140 Épilogue : vers l’européanisation des missiles ______148 LES MISSILES BALISTIQUES ______151 Préambule ______151 Structures étatiques et industrielles, moyens et méthodes _____ 152 Programmes d'études et de réalisation des systèmes ______155 Champs de tir et essais en vol______172 Quels enseignements pour l'avenir? ______177

4 LES ÉTUDES ET RECHERCHES______179 Les services aéronautiques de l’État et la recherche (1928-1946) 179 SUPAERO et la recherche______181 La recherche institutionnelle en France après 1945 et avant la création de la DMA ______182 La création de la DMA et la recherche de défense ______183 L’Office national d’études et de recherches aérospatiales______186 Les études et recherches conduites par la DGA______187 Conclusion ______196

CONCLUSION______199 La politique industrielle______200 Un environnement économique favorable______206 L’organisation : les grands acteurs ______208 L’« aéroculture » française ______210

ANNEXE : LES RELATIONS ENTRE L’ÉTAT ET L’AÉRONAUTIQUE ______215 La guerre de 1914-1918______217 L’après-guerre, de 1919 à 1928 ______219 Le ministère de l’Air, de 1928 à 1939 ______220 La guerre de 1939-1945 et ses conséquences ______223 La Délégation ministérielle pour l’armement ______227 La période récente ______228 Chronologie ______232 LISTE DES SIGLES ______235

5 6 INTRODUCTION

UNE INTERROGATION

La série d’ouvrages que nous présentons ici répond d’abord à une interrogation. Que s’est-il passé ? Pourquoi et comment, à partir de la situation catastrophique où s’est trouvée l’aéronautique française au sortir de la guerre, a-t-elle pu s'ins- crire au palmarès mondial, dans les tout premiers rangs, en quelques décennies ?

Le travail effectué sur cette collection répond également à un souci, celui de la disparition progressive des acteurs et, par conséquent, du témoignage vivant de leur travail. Il y a d’ailleurs là un problème bien connu des historiens, que nous nous contenterons d'évoquer. L’historien travaille sur des documents, écrits ou oraux, si possible authentiques. Il recher- che d’abord une vérité objective, en utilisant les recoupements entre sources. L’existence même de cette vérité prête à une dis- cussion que nous laisserons aux philosophes. La recherche de ce qui s’est « réellement » passé – si ce terme a un sens – n’interdit nullement, a posteriori, l’interprétation, soit qu’elle replace les faits dans un plus vaste ensemble, soit qu’elle les présente à la lumière des convictions et plus largement de la pensée du cher- cheur. La seule considération de témoignages oraux relève évidem- ment d’une tout autre approche, surtout quand on demande à d'anciens acteurs de dire, près de cinquante ans plus tard, ce qu’ils ont vécu et comment ils l’ont vécu. Cela conduit forcé- ment à une vision subjective des événements, aggravée par l’action de la mémoire, qui décante, mais qui efface aussi.

Ajoutons que les ingénieurs de l’Air – devenus en 1968 ingé- nieurs de l'armement (IA) – qui sont plus spécialement évoqués dans ce document ne représentent qu'une partie de l'ensemble des ingénieurs, des techniciens et des gestionnaires qui ont cons-

7 truit notre aéronautique moderne, même si les IA en poste dans l’administration ont joué un rôle spécifique.

Un fait parfois oublié justifie à notre sens cet appel à té- moins : l’évolution, de 1945 à nos jours, de la conduite des pro- grammes, petits ou grands. On est passé progressivement, un peu par la force des choses, beaucoup pour des raisons politi- ques, d’une gestion très dynamique, parfois brouillonne, mais certainement légère, dans une atmosphère d’expansion, à une gestion plus calme, très structurée et devenue lourde – certains diront technocratique –, dans un environnement stagnant ou ca- ractérisé par une croissance lente. Traduite en termes concrets, cette transition signifie ceci : auparavant, même pour des affaires importantes, peu de papiers, peu de documents écrits, beaucoup de décisions orales conve- nues ou ordonnées au plus haut niveau. De nos jours, même pour le plus modeste programme, des dossiers épais et fouillés, des réunions nombreuses et des minutes précises, des décisions dûment enregistrées. Bref, on est passé du verbe à l'écrit et d’une gestion empirique à une gestion juridique. Les historiens de demain trouveront ainsi une matière beau- coup plus abondante sur laquelle fonder leurs travaux. Mais la vérité se cache toujours, et pour cause, avant de sortir du puits. De quel voile scriptural et informatique nos activités d’aujourd’hui se seront-elles revêtues pour cacher le secret des pensées et des cœurs ? C’est pourquoi, même déformés et subjectifs, les témoigna- ges vécus sont irremplaçables. L’étincelle du vrai peut jaillir de leurs contradictions, voire de la mauvaise foi, consciente ou in- consciente. C’est pourquoi les témoignages des ingénieurs de l'armement restituent un acte important de la saga aéronautique d’après-guerre. De très nombreux ouvrages l’ont contée ; nous espérons y ajouter quelques pages, non sans redondance ni contradiction.

La période retenue s’étend, pour l’essentiel, de 1945 à 1985. Elle dure près d’un demi-siècle, ce qui n’est pas rien. Elle prend fin pendant des années de retournement de tendances budgétai- res, caractérisées aussi par une certaine stabilisation et un étale- ment des programmes, pour déboucher sur les événements qui 8 ont bouleversé les pays de l’Est et fait disparaître l’URSS, avec l’éclatante victoire de l’OTAN, si peu célébrée, sinon admise. Le lecteur ne s’offusquera pas de la diversité des textes qui lui sont proposés, certains très didactiques, d’autres à forte colo- ration historique. C’est parfois voulu et parfois subi. C’est, en tous cas, un signe de vie, et nous souhaitons qu’il soit interprété comme tel.

QUELQUES DONNEES CHIFFREES

Les rapports annuels du GIFAS (Groupement des industries françaises aéronautiques et spatiales), qui ont servi de bases de données, ne sont disponibles qu’à partir de 1958. De plus, un changement de base de recueil est intervenu en 1982-1983, avec l'intégration de l'activité dite « avionique », c'est-à-dire d’électronique embarquée. Les données qui suivent ne doivent donc être lues, paradoxalement, que de façon qualitative. Le chiffre d'affaires a crû régulièrement et à un rythme élevé. Entre 1960 et 1980, il a quadruplé en francs constants. Dans le même temps, la part achetée par l'État a décru, pas- sant des deux tiers à un tiers ; les exportations, tant militaires que civiles, sont donc passées à peu près d'un tiers à deux tiers. Les ventes de matériel civil ont crû plus vite que celles de matériel militaire, passant de 20 % à 30 % du total de 1960 à 1980. La fin du siècle les voit prendre une place prépondé- rante, avec 75 % du total en l’an 2000. En 1985, le chiffre d'affaires consolidé a atteint 72,8 milliards de francs, dont 44 milliards de francs d'exportations, pour un solde net positif de 34 milliards de francs. L'évolution des effectifs a été nettement plus lente. Elle tra- duit un fort gain de productivité et une technicité croissante. En 1950, ces effectifs s'élevaient à 85 000 personnes, dont les deux tiers d'ouvriers ; au début des années 1980, ils se montaient à 127 000 personnes, dont seulement un tiers d'ouvriers. La part de l'activité « avions et missiles » a progressivement décru : elle est passée de 60 % à 50 %. Les moteurs représentent aujourd'hui un peu plus de 20 %, et les équipements le reste.

9 LES INGENIEURS ET LEURS TEMOIGNAGES

Au tournant du XXIe siècle, un grand nombre des « jeunes » ingénieurs qui commençaient à avoir des responsabilités dans les services de la Direction technique et industrielle de l'aéro- nautique (la DTI) au début des années 1960 sont encore de ce monde, et ils gardent des souvenirs précis de ce que fut cette période et des activités techniques auxquelles ils ont participé. Nés à la fin des années 1920 ou au cours des années 1930, ils étaient alors chef de bureau et avaient, sinon un grand pouvoir de décision, en tout cas un pouvoir certain de proposition… et d'obstruction ! Pour beaucoup d'entre eux, la plus grande partie de leur carrière s’est poursuivie dans l'aéronautique, soit au sein des services officiels, dont ils ont gravi les échelons, soit, à par- tir d'un certain âge, dans l'industrie – souvent dans le même do- maine ou dans un domaine . L'épaisseur du temps leur permet aujourd'hui de voir quelles idées ont conduit à des succès et quelles autres idées, que l'on croyait initialement tout aussi bonnes, n'ont mené qu'à des impasses. Dans tous les cas, leur témoignage est une source originale pouvant servir au travail de l'historien. Si ce témoignage peut parfois (souvent ? toujours ?) être taxé de subjectivité, il est une sorte de fil d’Ariane. Ces témoignages sont aussi divers que les expériences de leurs rédacteurs l'ont été. Chacun d'entre eux relate les faits dont le souvenir ne s'est pas perdu et cherche à expliquer ce qu'il en est advenu, si les conséquences en ont été favorables ou non. En d'autres termes, les études lancées ont-elles conduit à des succès ou à des échecs ? Les méthodes, et particulièrement les procédu- res conduisant au choix des recherches, des études et finalement des programmes soutenus par les différents services de la DTI, étaient assez décentralisées, et donc différentes suivant les sec- teurs. Il est intéressant de se demander si une synthèse de leurs résultats peut aujourd'hui être faite et si on peut en dégager une explication suffisamment commune et générale de nos réussites et de nos difficultés, voire de nos échecs.

10 LA METHODE ET L’ORGANISATION DES TRAVAUX

La méthode retenue et l'organisation qui en découle n'ont rien d'original, si ce n'est qu'elles font appel à des rédacteurs volon- taires et libre de leurs propos. Nous entendons par là : − que nul n’a apporté sa contribution à l’ouvrage autrement que spontanément, le plus souvent par devoir agréable de témoignage, quelquefois « sous l’amicale pression de ses amis » ; − que les travaux ont été menés comme les personnes concer- nées l’entendaient, ou à peu près ; les partitions ont été l’affaire des auteurs, l’orchestration celle du président et des animateurs de groupes. La méthode utilisée relève du bon sens, mais aussi de néces- sités pratiques. Tous les acteurs sont d’éminentes personnalités, doués de solides caractères qui admettent peu les contraintes, surtout si elles s’exercent sur des témoignages librement consen- tis.

Le présent document et les ouvrages de la collection corres- pondante résultent des travaux du Comité pour l’histoire de l’aéronautique (COMAERO). Ce comité, présidé par l'ingénieur général Émile Blanc, ancien délégué général pour l'armement, a été créé au début de l'an 2000, dans le cadre du Comité pour l'histoire de l'armement (CHARME), qui se préoccupe de- puis 1998 de promouvoir l'histoire de l'armement français et plus particulièrement celle de la Délégation générale pour l'ar- mement et des organismes qui l’ont précédée. Le Département d'histoire de l'armement du Centre des hautes études de l'arme- ment (CHEAr), dirigé par l'ingénieur général Alain Crémieux puis par l'ingénieur général Jean-Pierre Moreau, anime le CHARME et a assuré le secrétariat du COMAERO depuis sa création. Il organise la diffusion de ses travaux. La chronologie de la préparation des ouvrages est simple. La première réunion du Comité s'est tenue le 23 mars 2000. Le COMAERO rassemblait alors une vingtaine de personnalités, mais le compte rendu fut adressé à plus de quarante personnes. Le COMAERO est en effet à géométrie variable, en particulier

11 selon les disponibilités de chacun. Toutefois, la liste de diffusion des comptes rendus s'est progressivement figée. Le COMAERO s’est régulièrement réuni à un rythme environ trimestriel. Ses séances se divisent en deux parties : le point d’avancement des travaux des groupes (difficultés, suggestions…), et les discus- sions et échanges de vues entre membres présents ; toujours in- téressants, parfois passionnants, ces derniers témoignent de l’intérêt que chacun apporte à l’œuvre commune… et aussi de la satisfaction éprouvée à se retrouver ensemble. Les principales décisions arrêtées par le Comité sont les sui- vantes. Une collection composée de plusieurs ouvrages est éla- borée ; parallèlement, un ouvrage de synthèse, reprenant les ré- sumés des travaux thématiques, est composé. Chaque ouvrage thématique est pris en charge par un groupe animé par un coor- dinateur. Appartiennent au groupe tous les volontaires qui ap- portent contribution ou conseil à ses travaux. La liste des groupes, avec leurs coordinateurs, est la sui- vante1 :

LES AVIONS LES AVIONS LES MOTEURS MILITAIRES CIVILS AERONAUTIQUES

Jacques Bonnet Bernard Latreille Michel Lasserre Georges Ville

LES EQUIPEMENTS LES TRAINS L’ELECTRONIQUE AERONAUTIQUES D’ATTERRISSAGE

ET LEURS Michel Bergounioux Jean Carpentier SYSTEMES ASSOCIES

Jacques Veaux

1 Des ouvrages issus de groupes concernant les hélicoptères, l’Espace, l’armement et les centres d’essais devraient paraître dans un deuxième temps. Ultérieurement, le COMAERO se penchera sur le sujet de l’après-vente, qui n’est pas traité à ce jour. 12

LES MISSILES LES MISSILES LES ETUDES ET TACTIQUES BALISTIQUES RECHERCHES

René Carpentier Émile Arnaud Jean-Marc Weber André Motet

Les caractéristiques de la série d’ouvrages sont pour l'essen- tiel le résultat de l'esprit, de l'organisation et de la méthode mis en place. Au risque d'une certaine redondance, on est revenu, dans chaque ouvrage, sur la participation personnelle des rédac- teurs. Ces documents ne prétendent pas être des documents « histo- riques » dans toute la plénitude du terme. Ils ont été rédigés par des ingénieurs, anciens acteurs de l'aéronautique, qui ne sont pas des historiens de profession. Ils ont le souvenir de leurs activités professionnelles dans les services officiels et/ou dans l'industrie et ils ont pu compléter certains de ces souvenirs par l'examen d'archives ; mais la plupart ne peuvent prétendre avoir fait œu- vre d'historien, avec tout ce que cela comporte, notamment la recherche la plus exhaustive possible de toutes les archives dis- ponibles. Par ailleurs, aussi objectifs qu'ils aient cherché à être, ils ne peuvent prétendre avoir été complètement exempts de ce défaut naturel qui consiste à avoir une faiblesse pour ce qui a fait sa vie – ou du moins une partie importante de son expérience profes- sionnelle. Peut-être le lecteur averti trouvera-t-il, çà et là, que la mariée est un peu belle et que tout ne s'est pas passé aussi bien ni aussi harmonieusement que le souvenir le rapporte. Peut-être pourra-t-il souhaiter qu'un autre témoignage vienne compléter, voire corriger ou infirmer les conclusions du rédacteur. Une cer- taine partialité fait partie de la loi du genre. Nous croyons pou- voir écrire qu'en l'occurrence, elle n'est pas excessive, et nous espérons que ce qui a été réalisé constituera un ensemble de « matériaux pour l'histoire » d'une qualité suffisante pour parti- ciper à la construction de l'histoire de la renaissance de l'aéro- nautique française. 13 On soulignera enfin une évidence : l'ouvrage s'ajoute à ceux qui traitent du sujet aéronautique. Il ne saurait se substituer à aucun d'eux, et certainement pas aux travaux menés depuis long- temps par le GIFAS et par d'autres organismes professionnels. C'est un éclairage limité dans le temps et dans l'espace. C'est un éclairage partiel, peut-être partial, qui vise à révéler un pan souvent ignoré d'une réalité complexe.

14 LE CONTEXTE TECHNIQUE DE 1945 À 1985

À partir de 1945, dans le prolongement des efforts des belli- gérants de la Deuxième Guerre mondiale, l'aéronautique s'est caractérisée par un progrès technique continu et rapide, ainsi que par de nombreuses innovations et d'importantes mutations.

C'est dans le domaine des moteurs que se produisit la muta- tion la plus immédiatement visible, avec l'avènement des turbo- réacteurs, qui supplantèrent les moteurs à pistons et permirent d'accéder aux vitesses soniques, puis supersoniques, inaccessi- bles aux avions à hélices. De son côté, l'aérodynamique des cellules (voilures et fusela- ges) fit également de grands progrès. Pour le haut subsonique et le transsonique, les recherches et les essais en souffleries conduisirent aux profils minces et aux ailes en flèche. La décou- verte, en 1951, de la « loi des aires » permit ultérieurement de réduire l’amplitude de la « bosse de traînée » en transsonique, qui empêchait le passage des avions en régime supersonique en vol horizontal. Les avions de combat purent ainsi atteindre et dépasser Mach 2 en vol horizontal. Pour les avions de transport, les « profils supercritiques », conçus en 1965, permirent de reculer le Mach de divergence de traînée : il en résulta, pour les et les Boeing, la possibilité de voler à une vitesse économique plus élevée (Mach de croi- sière de l’ordre de 0,83 à 0,85). D’autre part, la maîtrise du concept d’aile delta fut très favo- rable aux performances du Concorde et de nombreux types de Mirage.

Mais ces éclatantes mutations et innovations ne doivent pas éclipser l'importance des progrès continus. Pour les cellules, l'aérodynamique fit l'objet de recherches incessantes, faisant appel aussi bien à la théorie et au calcul qu'à l'expérimentation. Les grandes nations se dotèrent de souffleries de recherche et

15 d'essais, particulièrement bien adaptées aux besoins industriels : ce fut le cas, en France, des souffleries de l'ONERA, notamment de celles du centre de Modane, dans lesquelles les maquettes de tous les avions français et de nombreux avions étrangers furent essayées. Dans le domaine des essais en vol, d'importants pro- grès furent introduits, pour les méthodes et les moyens d'essais, grâce à la technique des enregistreurs photographiques, étudiés et mis au point par le Centre d'essais en vol, très en avance sur les techniques alors disponibles. Des améliorations continues furent aussi obtenues pour les turboréacteurs ATAR de la SNECMA ; les progrès de leur aéro- dynamique interne et ceux des matériaux pour disques et aubes de turbine permirent d'obtenir des poussées spécifiques de plus en plus grandes, qui contribuèrent directement au succès des avions de combat Dassault. Pour les avions de transport, le concept de moteur à haut taux de dilution permit de réduire à la fois la consommation de carbu- rant et le bruit au décollage. Pour les cellules d'avions, les alliages d'aluminium, qui avaient permis l'essor de l'aéronautique des années 1930, firent l'objet d'études d'améliorations, telles que celles qui conduisirent à l'alliage AU2GN, qui a encore de bonnes caractéristiques mé- caniques à 100° C et permet donc le vol de croisière de Concorde à Mach 2. Les succès des métallurgistes français permirent également d’utiliser des aciers à très haute résistance, tels que le Maraging et le 35 NCD 16, pour les attaches de voilure et pour les trains d’atterrissage ; d’autre part, les capacités de forgeage françaises furent très développées, grâce notamment à la presse de 65 000 tonnes acquise par l’État, puis rétrocédée à l’industrie. Celle-ci maîtrisa l’ensemble des techniques de production, d’usinage et de protection des éléments de structures en acier à très haute résistance, nécessaires aux avions de combat comme aux avions de transport.

Cette remarquable progression de l'aérodynamique, de la propulsion et des structures conduisit certains à prévoir, au cours des années 1960, l'accès des avions de combat à des vitesses supersoniques élevées, supérieures à Mach 3 et allant même jusqu'à Mach 5. 16 En fait, ces prévisions ne se sont pas vérifiées : les avions en opération depuis 1985 ne volent pas à des vitesses très supérieu- res à Mach 2. Pour atteindre de telles vitesses, il eût fallu modi- fier complètement la propulsion et les structures des avions de combat. Du point de vue du rapport coût-efficacité, il était bien préférable de tenir compte des progrès des missiles air-air et air- sol, ainsi que des améliorations des radars de bord. Ces progrès étaient dus à la progression fulgurante de l'électronique, avec les inventions successives du transistor à jonctions (1958), du cir- cuit intégré (1959) et du laser (1960). Le développement simultané de la microélectronique, de l'op- tronique (notamment en infrarouge) et des techniques numéri- ques eut des conséquences dans tous les domaines : pilotage et navigation des avions, conduite de tir, guidage des missiles, et ce pour toutes les applications du combat aéroterrestre ou aéro- naval. Les missiles air-air de , à autodirecteur infrarouge ou à autodirecteur électromagnétique, et les armes (bombes et missiles air-sol) à guidage laser équipant les Jaguar de Bréguet et les Mirage 2000 de Dassault démontrèrent à la fois la capacité technologique de l'industrie française, aéronautique et électroni- que, et l'excellence des choix des états-majors et des services techniques de la DMA, puis de la DGA.

Dans le domaine de la navigation, deux innovations se succé- dèrent. Le radar Doppler aéroporté permit de mesurer et d’indiquer la vitesse par rapport au sol, en grandeur et direction, fournissant de plus avec précision la force et la direction du vent à l’altitude du vol ; mais son emploi exigeait l'utilisation d'une centrale gyroscopique donnant le cap avec une précision homo- gène. Par la suite, la centrale à inertie permit de déterminer la vitesse et le cap, sans nécessiter l'emploi d'un radar Doppler aé- roporté. Mais, en France, ce fut d’abord pour les missiles balis- tiques que l’on utilisa le guidage inertiel, avec de brillants suc- cès en ce qui concerne les performances et la fiabilité. Soulignons aussi l'effort continu des théoriciens et des tech- niciens de l'électronique pour faire progresser les radars au sol et les radars embarqués. Les progrès techniques dans le domaine des dispositifs émetteurs à l'état solide et des ensembles de commande associés permirent de réaliser le balayage électroni- que, qui conduisit aux radars multifonctions et multicibles, in- 17 dispensables pour la défense aérienne, le combat air-air et l'atta- que au sol.

L'industrie aéronautique exploita très tôt les possibilités du numérique, que ce soit au stade de la recherche, avec les grands calculateurs scientifiques, ou du bureau d'études, avec la conception assistée par ordinateur (CAO), ou encore de la fabri- cation, avec la commande numérique des machines-outils. Les bureaux d'études de Dassault et d'Aérospatiale n'ont pas ménagé leurs efforts dans ce domaine ; il faut souligner les succès reten- tissants du système CATIA (conception assistée tridimension- nelle interactive) de Dassault, qui est largement utilisé, non seu- lement dans le secteur aéronautique, mais aussi dans de nom- breux autres secteurs industriels, en France et à l'étranger. Le calcul en temps réel a également représenté une avancée très importante, développée dans les applications aéronautiques, tant pour les systèmes embarqués que pour les simulateurs au sol. L'association de l'aérodynamique et de l'électronique a conduit à des concepts nouveaux, notamment celui de l'avion à stabilité variable, formule qui fut très étudiée au Centre d'essais en vol. L'utilisation des commandes de vol électriques (CDVE) se généralisa, aussi bien pour les avions de combat – qui pou- vaient ainsi exploiter pleinement les possibilités aérodynami- ques de voilures telles que l'aile delta – que pour les avions de transport. Concorde fut un pionnier mondial pour l'utilisation des CDVE. L'expérience acquise grâce à ce programme fut très précieuse pour la famille des avions Airbus, dont le succès est largement dû à l'excellence des choix techniques des équipes d'Aérospatiale. La généralisation des postes de calcul permit aux ingénieurs de dialoguer avec le calculateur central, dont les performances, sans cesse accrues, introduisirent un changement radical dans la conception des avions (et autres véhicules aérospatiaux). Les nouveaux projets aérospatiaux firent appel à un échange permanent entre les modélisateurs numériciens et les expérimen- tateurs, aussi bien pour l'aérodynamique que pour les structures et pour la discrétion électromagnétique : la conception des avions de combat, des bombardiers et des missiles put ainsi être optimisée pour concilier les besoins en matière de performances 18 et les exigences en furtivité, en infrarouge ou en ondes centimé- triques et millimétriques.

Parallèlement à ces progrès des méthodes et des moyens de calcul numérique, des avancées considérables se produisirent pour l'expérimentation, aussi bien au sol qu'en vol : au sol, avec une instrumentation précise et non intrusive dans les souffleries de l'ONERA et dans la soufflerie transsonique européenne ETW, avec les bancs d'essais de moteurs au CEPr (Centre d’essais des propulseurs de Saclay), de cellules et d'atterrisseurs au CEAT (Centre d’essais aéronautiques de ), et d'es- sais d'ambiance à la SOPEMEA ; en vol avec la trajectographie, les mesures à bord et les télémesures, au CEV (Centre d’essais en vol de Brétigny-sur-Orge), au Centre d'essais des Landes et au Centre d'essais de la Méditerranée.

Dans le secteur des turbomachines, il faut citer la place uni- que de Turboméca, dont le fondateur, Joseph Szydlowski, sut imposer ses concepts pour la motorisation des hélicoptères. La synergie qui s'opéra entre Turboméca et Sud-Aviation, puis Aé- rospatiale, fut, conjointement avec les innovations concernant l'aérodynamique et les matériaux pour la cellule et le rotor, à l'origine des succès des hélicoptères français, tant pour les be- soins nationaux, civils et militaires, qu'à l'exportation.

La France fut aussi au premier rang dans le secteur des stato- réacteurs, où René Lorin et René Leduc avaient été les pion- niers. Le Griffon II, à turbo-statoréacteur, de Nord-Aviation (qui avait repris les équipes Gozzlan-Flament de SFECMAS) battit, en 1959, le record du monde de 100 km en circuit fermé, à 1 640 km/h (piloté par André Turcat). Puis les innovations ap- portées par les équipes de l'ONERA et d'Aérospatiale furent consacrées par le succès du air-sol moyenne portée (ASMP). Ce missile supersonique est au cœur de la composante aérienne de la Force nucléaire stratégique (FNS), car il donne à l'avion porteur (Mirage IV, Mirage 2000 N, Super Étendard) l'allonge indispensable à son efficacité opérationnelle.

Il faut également souligner l'expansion des équipements fran- çais de 1945 à 1985, non seulement dans le domaine de l'élec- 19 tronique, mais aussi dans ceux de l'hydraulique et de la mécani- que. En effet, dans l'immédiat après-guerre, les équipementiers étaient restés essentiellement spécialisés dans les programmes militaires. Pour Caravelle, il fallut acheter des licences de fabri- cation en Grande-Bretagne. Cependant, une politique de recherche technologique, menée activement avec le soutien de l'État, permit de proposer des équipements performants sur Concorde, puis sur Airbus, et de conquérir plus de 50 % du marché sur l'Airbus A 300. Le meilleur exemple est peut-être celui des freins d'avions. Les efforts conjugués de Messier-Bugatti et de SEP aboutirent, dès les années 1984-1985, aux premiers remplacements, sur Airbus, des freins à disques acier par des freins à disques car- bone-carbone. Ce saut technologique conduisit à des gains de masse spectaculaires (560 kg sur Airbus A 300-600) et permit à l'industrie française des freins de se hisser aux tout premiers rangs mondiaux.

La qualité des choix, pour les techniques de propulsion et de guidage, permit de concevoir des ensembles (véhicules lanceurs et missiles) optimisés, face aux diverses menaces et dans des conditions d'emploi opérationnel variées. Cela donna lieu à la généralisation d'études de systèmes, dans lesquelles les théori- ciens aussi bien que les techniciens français excellèrent. À titre d'exemples, citons les systèmes avion et missiles air-air et air- sol, navire et missiles mer-mer, ou encore porte-avions et avions embarqués. La réalisation des missiles balistiques de la FNS (SSBS, sol- sol balistiques stratégiques, et MSBS, mer-sol balistiques straté- giques) exigea des progrès techniques et des innovations dans de nombreux domaines : les propergols composites butalanes (avec perchlorate d'ammonium, polybutadiène et aluminium, mis au point par la SNPE), ainsi que les enveloppes de propulseurs et les matériaux ablatifs pour les têtes, furent les clés du succès, pour la propulsion et la rentrée, tandis que les techniques iner- tielles de haute précision étaient maîtrisées par la SAGEM, aussi bien pour la navigation des SNLE (sous-marins nucléaires lan- ceurs d’engins) que pour le guidage des missiles stratégiques. La technologie des propulseurs des missiles balistiques ainsi que les moyens industriels mis en place ont été très utiles pour 20 réaliser ultérieurement, à plus grande échelle, les moteurs à pro- pergol solide du lanceur lourd Ariane 5. De même, les centrales inertielles à gyros laser de la SFENA, dont l'étude commença en 1978, avec l'aide de la DRET (Direction des recherches, étu- des et techniques), ont permis d'assurer l'injection très précise, sur orbite de transfert, des satellites géostationnaires par les lan- ceurs de la famille Ariane.

Les performances des avions, des hélicoptères, des missiles et des lanceurs spatiaux dépendent, non seulement des progrès de l'aérodynamique, de la propulsion, de la détection et du guidage, mais aussi de ceux des matériaux et des structures. Les alliages de titane, tels que le TA6V, conviennent aux au- bes et disques de compresseur, tandis que les superalliages à base de nickel sont très utilisés pour les aubes et disques de tur- bines. La métallurgie des poudres à grain très fin fit faire de grands progrès aux disques de turbine ; elle fut, avec l'élabora- tion des aubes monocristallines pour les turbines, à l'origine des performances des moteurs SNECMA les plus récents, tels que le M 88 qui équipe le biréacteur Rafale. La température d'entrée turbine du M 88 (1850 K) constitua un record mondial, obtenu grâce aux recherches conjointes de la SNECMA, de l'ONERA, de l'École des Mines et de la société Imphy. Dans le domaine des matériaux composites à matrice organi- que, l'apport de l'industrie aéronautique fut également très im- portant. Les composites résine-fibres de verre furent très tôt dé- veloppés pour les moyeux et pales de rotors d'hélicoptères. Les composites à fibres de carbone sont utilisés en pourcentage croissant sur les avions civils et militaires. L'industrie aéronauti- que française fit, dans ce vaste domaine, un effort continu, pen- dant plusieurs décennies – ce qui eut d'importantes retombées en dehors du secteur aérospatial. Pour le fonctionnement à plus haute température, l'industrie aéronautique et spatiale française, notamment Aérospatiale et la SEP, entreprit d'importantes recherches sur les composites à matrice métallique, les composites à matrice céramique et les composites carbone-carbone, qui trouvèrent de nombreuses ap- plications, civiles et militaires.

21 Ainsi, tout en rénovant les techniques « traditionnelles », tel- les que celles relatives à l'aérodynamique, à la propulsion et aux matériaux, l'industrie française fit appel à un large éventail de techniques nouvelles, comme la microélectronique, l'optronique, l'automatique et le calcul numérique, qu'elle contribua particu- lièrement à développer. Aux équipements et instruments de bord analogiques des décennies 1950 et 1960 succédèrent des ensem- bles numériques optimisés, à la base d’une nouvelle branche de l’aéronautique : l’avionique. Certaines études exigèrent des avancées scientifiques, no- tamment en ce qui concerne le traitement du signal, la détection électromagnétique, la furtivité, l'analyse des effets atmosphéri- ques, l'instrumentation in situ et à distance. La communauté aé- rospatiale française s'est rapprochée du monde scientifique, au- quel elle a fourni non seulement des sujets de recherche inédits, mais aussi de puissants moyens d'expérimentation. Ce renouveau eut, certes, lieu également ailleurs dans le monde, mais force est de constater que les recherches, études et réalisations entreprises de 1945 à 1985 par l'industrie aéronauti- que française, aussi bien pour les applications civiles que pour les besoins militaires, la placèrent aux tout premiers rangs mon- diaux.

22 23 24

PRESENTATION DES OUVRAGES DE LA COLLECTION

25 26 LES AVIONS MILITAIRES

Coordinateur d’ensemble : Jacques Bonnet

INTRODUCTION - PRESENTATION

L'histoire de l'aéronautique a déjà été écrite par de nombreux historiens. Notre but n'a donc pas été de la réécrire, mais d'ap- porter un certain nombre de témoignages d'acteurs étatiques de cette histoire. La période considérée a été le théâtre d'une évolution consi- dérable et très rapide de la technique et, parallèlement, des coûts de développement et de construction. Parmi les facteurs qui ont eu une influence marquante sur l'histoire de l'aéronautique de cette période, il faut citer les plus importants.

Le développement considérable et très rapide des techniques de mise au point

Au début de la période, la composition et les formes des ma- chines volantes se déduisaient d'un prototype à l'autre par l'expé- rience et une grande part d'intuition – ou de génie. On construi- sait, on montait quelques instruments de vol, puis on réalisait des essais en vol, et l'avis du pilote était prépondérant dans le jugement porté sur les qualités de l'appareil réalisé. Petit à petit, on a su réaliser des installations d'essais de plus en plus complexes, mais qui fournissaient aux ingénieurs et aux instances de décision des éléments de jugement plus scientifi- ques et moins subjectifs. Puis les moyens de mise au point du projet préalables au vol se sont considérablement développés et sophistiqués : moyens d'essais en soufflerie, bancs d'essais des structures statiques et dynamiques, bancs d'essais des systèmes de servitudes hydrauli- ques, électriques, radioélectriques, simulateurs d'abord mécani- ques ou électrohydrauliques, puis simulateurs sur ordinateurs de plus en plus complexes, permettant de connaître, avec une certi- tude de plus en plus grande, toutes les caractéristiques essentiel-

27 les de l'appareil, dès sa conception et avant son premier vol. Le développement de ces moyens a permis de réduire les risques encourus lors des essais en vol, mais également de s'engager avec moins d'aléas dans les phases ultérieures de développement des matériels, présérie ou série. Parallèlement, les délais et les coûts des travaux préalables aux vols ont, petit à petit, augmenté dans des proportions non négligeables.

Le développement des systèmes d'armes

L'avion des années cinquante était un véhicule équipé d'un moteur, d'un circuit hydraulique, d'un circuit électrique, d'un circuit de conditionnement d'air et sur lequel on avait monté des instruments de pilotage et de radionavigation, en nombre limité en général, et qui avaient été développés, la plupart du temps, indépendamment des avions auxquels ils étaient destinés. Les avions actuels sont des systèmes d'armes complexes dans lesquels toutes les fonctions interagissent les unes sur les autres : les commandes de vol, le pilotage, la navigation, le suivi de ter- rain, la détection et la poursuite des objectifs, la préparation du tir, le tir, le compte rendu de tir, l'autoprotection, les relations au sol, la préparation de mission, la maintenance, l'entraînement des équipages… L'ensemble forme un tout où tous les éléments constitutifs sont interdépendants, et cet ensemble, le système d'armes, est développé comme tel dès le départ. Bien sûr, l'informatique joue un rôle éminent dans le développement et la constitution de cet ensemble. Ce concept de système d'armes s'est d'abord dévelop- pé à l'occasion du Mirage IV, puis des Mirage III E et R, et est devenu systématique pour tous les avions d'armes.

Le développement de la coopération

La période qui nous intéresse a vu la mise en place de coopé- rations internationales, d'abord timides et difficiles, vu l'expé- rience inégale des différents coopérants potentiels. Puis, petit à petit, cette coopération est devenue une nécessité incontourna- ble : on ne conçoit plus, maintenant, qu'un aéronef soit dévelop- pé par un État seul, ou un industriel seul, sans une coopération internationale ou, au moins, nationale. 28 Les premières coopérations internationales dans le domaine des avions militaires ont été mises en place à l'occasion du déve- loppement du Bréguet Atlantic et du Transall. Elles nécessitent une volonté politique des pays coopérants, une organisation étatique et une organisation industrielle défi- nissant clairement les responsabilités, les pouvoirs et les préro- gatives de chaque participant. Elles nécessitent également la définition claire d'un besoin commun pour le matériel à déve- lopper, les engagements financiers, les besoins en matériels de série, les délais souhaités, le partage industriel. Des accords in- tergouvernementaux, signés au plus haut niveau de chacun des États participants, formalisent les décisions prises dès le départ et les précisent éventuellement au cours des phases ultérieures du développement. Les acteurs, étatiques et industriels, ont donc dû s'adapter et adapter les façons de faire nationales aux contraintes de la coo- pération internationale. Parmi celles-ci, l'application des règlements administratifs, différents dans chacun des pays européens en cause, ainsi que les us et coutumes, fruits des habitudes plus que de l'application stricte des règlements, ont créé des incompréhensions ou même des climats de méfiance. Le climat de confiance dans les rela- tions habituelles entre représentants de l'État et de l'industrie, qui était de mise en France dans le domaine aéronautique, a dû faire place, petit à petit, à plus de rigueur et plus de formalisme. Cela a nécessairement conduit à plus de lourdeur et à une augmenta- tion sensible des délais et des coûts. L'utilisation d'une langue différente de la langue nationale, pas toujours bien maîtrisée par les acteurs nationaux et nécessi- tant l'emploi quasi systématique d'interprètes, a également cons- titué une cause d'incompréhensions, de retours en arrière et de délais. Les concepts administratifs, liés aux habitudes et cachés derrière les termes utilisés, ont quelquefois créé des difficultés. Ainsi, le terme de compromis, utilisé pour définir un partage de responsabilité, était beaucoup plus péjoratif chez nos partenaires allemands que chez nous. La coopération internationale ne s'est pas toujours faite, comme ce fut pratiquement le cas pour l'Atlantic, sur un matériel défini par une fiche programme unique. Les besoins diver- geaient dès le début, ou bien ont divergé au bout d'un certain 29 temps, pour les programmes Jaguar et Alphajet. Et, même dans le cas d'une définition unique au départ (celui du Transall), les interprétations, au cours des discussions de détails ou lors de maquettages, par exemple, ont fait apparaître des divergences, qui ont singulièrement compliqué les prises de décisions. Par ailleurs, le souvenir encore relativement proche des réalisations allemandes de la dernière guerre a conduit les services alle- mands à préconiser et à défendre des solutions techniques qui se sont avérées inacceptables, après de longs et coûteux essais au banc. Le partage industriel est également une des difficultés majeu- res, consommatrice de coûts et de délais, de la coopération in- ternationale. Le partage se fait traditionnellement au prorata des commandes ou des intentions de commandes de série. Ces der- nières n'ont pas toujours été respectées, et des compromis ont dû être élaborés, nécessitant des efforts de part et d'autre. La coopé- ration industrielle étendue à la plupart des équipements, même relativement mineurs, a été une solution permettant d'éviter l'adoption quasi systématique d'équipements d'origine améri- caine.

L’ouvrage dont le plan détaillé est donné ci-dessous n'est ni encyclopédique ni exhaustif. Il s'attarde plus particulièrement sur certains matériels représentatifs de la période considérée, susceptibles d'illustrer le fonctionnement des services. Certains matériels qui ont existé sur le papier ou même dans la réalité peuvent ne pas faire l'objet d'exposés, et certains pourront y trouver à redire. Nous le regrettons bien sûr. Les opinions émises sont celles des auteurs/acteurs. Ils se sont passionnés pour leur métier dans l'aéronautique et leurs opinions ont, nécessairement, une part de subjectivité que nous n'avons pas cherché à estomper ou à cacher. D'aucuns, trop oc- cupés, n'ont pas pu participer à ces travaux, et nous ne pouvons que le regretter. Ce document paraîtra peut-être un peu décousu et déséquilibré : il a en effet été rédigé par différents auteurs, qui ont donné leurs points de vue personnels.

30 GRAND THEMES ABORDES

Réflexions sur la période 1945-1985 Le plan quinquennal aéronautique, 1951-1955

Après une analyse des causes des nombreux échecs ren- contrés dans les développements aéronautiques français de l'immédiat après-guerre, le général Gallois donne des détails sur l'élaboration et le contenu du plan quinquennal 1951-1955 qui fut, en quelque sorte, à l'origine du renouveau de l'industrie aé- ronautique française au sortir de la guerre.

La conduite des programmes d'aéronefs militaires, 1944-1985

Sous ce titre figure une analyse du fonctionnement des servi- ces – ceux de la Délégation ministérielle pour l'armement et ceux de l'état-major –, en ce qui concerne le développement des aéronefs militaires (avions et hélicoptères) : partage des respon- sabilités, processus et méthodes, moyens de contrôle.

Détermination du prix d'achat des avions et hélicoptères mi- litaires, 1960-1990

On trouvera là une analyse détaillée des méthodes appliquées par les services pour la négociation du prix d'achat des avions et hélicoptères militaires, avec de nombreux exemples. Ce chapitre expose la « loi de Wright », couramment utilisée dans les indus- tries de construction mécanique, et donne, pour information, une liste de prix (ordres de grandeur) des principaux matériels en cours d'approvisionnement en 1990.

Réflexion sur le concept de systèmes d'armes

C'est dans la période 1960-1990 que se sont mises en place progressivement, en fonction des progrès de la technologie des capteurs, de l'électronique et de l'informatique, les méthodes de définition, de conception et de développement des systèmes em- barqués dans les avions de combat, destinés à aider les équipa- ges à remplir leurs missions avec la meilleure efficacité. 31 Grâce à la mise en œuvre systématique de l'approche « sys- tème », déjà appliquée au système d'armes Mirage IV et à la coopération des avionneurs et des équipementiers au sein d'équipes dites « de coordination », les progrès de la technologie ont pu être appliqués en continu sur tous les programmes suc- cessifs d'avions de combat, destinés à la France ou à l’exportation. La numérisation des systèmes et leur intégration au moyen d'interfaces homme-système évoluées ont vu le jour dans les années 1970-1975 et se sont généralisées, peu à peu, dans tous les domaines : capteurs, calculateurs, visualisations, transmis- sions d'informations, commandes, armements, moyens de stoc- kage de données, maintenance intégrée, préparation de mission, etc. – mais aussi tous les autres équipements de l'avion : com- mandes de vol, propulsion, équipements avion. Cette application de la numérisation des systèmes a permis de faire face à l'explosion de la charge de travail des équipages d'avions de combat, due à la complexité des armements air-air et air-sol et à la mise en œuvre des moyens de contre-mesures acti- ves et passives (indispensables pour la pénétration en territoire ennemi). En parallèle, les moyens de développement et de mise au point au sol et en vol, en particulier pour la production des logi- ciels embarqués, se sont modernisés et multipliés pour aboutir à un véritable « atelier », global et multipartenaires, opérationnel dans le programme Rafale. L'industrie française des équipements, en utilisant les techni- ques et composants disponibles aux États-Unis, a peu à peu ac- quis la capacité de concevoir, développer et produire les maté- riels correspondants dans toutes les catégories : radars, commu- nications, calculateurs, capteurs électro-optiques, autodirecteurs, etc. Tel était l'aboutissement constaté au moment de la produc- tion du Rafale.

32 Avions de combat

L’aperçu historique, largement inspiré d'un texte de Jean Cuny1, couvre la période 1948-1958, allant du Vampire à l'avè- nement du Mirage III, en passant par le , l'Aquilon, l'Ou- ragan, le Mystère II, le Mystère IV, les Super Mystère, les chas- seurs tous temps, avec le Vautour, les chasseurs tactiques légers du concours NATO, qui ont finalement donné naissance à l'Étendard IV de la Marine nationale, et finalement les intercep- teurs légers, puis les chasseurs polyvalents, dont les études per- mirent d'aboutir au développement du Mirage III. Le Mirage III, le Mirage F1 et le Jaguar, ainsi que tous les travaux qui ont permis d'aboutir au Mirage 2000 en passant par la période « décollage vertical » et la période « géométrie varia- ble », font l'objet de développements particuliers. La naissance du Rafale, elle, est simplement évoquée.

Avions de transport militaires

Ce chapitre analyse les travaux liés à trois programmes qui ont donné lieu à des réalisations de série (éventuellement mini- mes) : le Nord 262, le Bréguet 941 et le Transall C 160.

Avion-école

Le programme Alphajet fait l'objet d'une analyse détaillée par ceux qui ont été ses premiers ingénieurs de marque ou directeurs de programme.

Le Mirage IV

Ce programme important fait l'objet d'un chapitre à part, constitué d'un document dû à l'ingénieur général Forestier, « Le Mirage IV raconté par son ingénieur de marque » (synthèse de deux conférences), et d'un document sur le système de naviga- tion et de bombardement du Mirage IV, écrit par ceux qui ont

1 Jean CUNY, Les avions de combat français, 1944-1960, éd. Larivière, 1988. 33 été parmi les principaux acteurs étatiques du développement de cet ensemble.

Avions de la Marine

À un historique, dû à Michel Mosneron Dupin et couvrant la période allant de 1955 jusqu'à l'Alizé, s’ajoutent deux autres documents évoquant le Bréguet 1150 Atlantic et l'Atlantique II, dus en grande partie à Marcel Berjon.

Autres avions

D’autres programmes, pourtant importants, ne sont pas étu- diés dans ce document (Nord 2501, Dassault 312, Magis- ter…) : à leur propos, on se reportera utilement à l’ouvrage pu- blié par le GIFAS2.

CONCLUSION ET REFLEXIONS

Il est très difficile, et sans doute trop ambitieux, de recueillir les opinions et les sentiments de tous les principaux acteurs éta- tiques des développements aéronautiques de cette période proli- fique. Certains ne sont plus parmi nous ; certains ne se sentent pas de talents d'écrivains ; certains sont trop occupés pour pou- voir consacrer suffisamment de temps à cette sorte de pensum ; d'autres n'ont pas conservé assez de souvenirs précis de leurs travaux dans l'administration et n'ont pas, alors, pris ou conservé les notes qui auraient aujourd’hui été utiles ; certains n'ont pu être contactés. L’ensemble un peu disparate qui en résulte pour- ra tout de même, nous l'espérons, intéresser les lecteurs indul- gents.

2 Groupement des industries françaises aéronautiques et spatiales, L’industrie aéronautique et spatiale française : 1907-1982, , GIFAS, 1984, 3 vol.

34 LES AVIONS CIVILS

Coordinateurs d’ensemble : Bernard Latreille et Georges Ville

Le rôle des services officiels dans la conduite des program- mes d’aéronefs civils se distingue de leurs missions habituelles dans le domaine de l’armement, ce qui rend nécessaire une pré- sentation de l’activité, avant l’exposé des programmes.

PRESENTATION DE L’ACTIVITE

Le marché du transport aérien

Le marché du transport aérien, de dimension mondiale, fait intervenir trois acteurs : − le passager et son besoin de transport, exprimé sous la forme du trafic aérien ; − la compagnie aérienne et la mise en œuvre opérationnelle du transport ; − le constructeur d’avions de transport et la réalisation des produits. Le développement du trafic aérien est lié à l’exploitation des avions équipés de turboréacteurs à la fin des années 1950. La croissance élevée constatée au cours de la période 1950-2000 a tendance à se réduire : elle n’est plus que de 5 % par an vers 2000, contre 15 % vers 1960. L’évolution fait aussi appa- raître de fortes variations cycliques, en corrélation avec les fluc- tuations de l’économie. La flotte des avions exploités dépend des besoins de trans- port, mais elle est aussi affectée par le comportement des ac- teurs. En particulier, l’attitude aventureuse de certaines compa- gnies aériennes a eu pour conséquence une évolution des livrai- sons nettement plus chahutée que les fluctuations du trafic.

35 La construction des avions civils

Les caractéristiques propres de l’activité découlent directe- ment des particularités du transport aérien et de la nature du produit « avion », compte tenu : − du coût d’une présence mondiale sur tous les créneaux d’utilisation (en termes de capacité et de rayon d’action) ; − du fort impact des progrès technologiques sur l’efficacité des produits, réclamant une expérience et un savoir-faire recon- nus : Aérospatiale les a acquis grâce au développement de la Caravelle et du Concorde, SNECMA et les équipementiers français grâce aux programmes militaires et au Concorde ; − du niveau des frais associés au développement des produits, exigeant de grandes ressources financières pour entrer et se maintenir sur ce marché. L’ensemble des coûts liés à la commercialisation et l’amortissement des frais de développement conduisent à un volume de frais fixes déterminant dans l’économie de la compé- tition. Une analyse macro-économique de leur couverture par les marges de production montre que seuls deux constructeurs se partageant également le marché peuvent rentabiliser et pérenni- ser leur activité. Ces considérations permettent de mieux com- prendre la situation actuelle du duopole Airbus-Boeing.

L’administration et ses missions

En France, la tutelle de l’industrie aéronautique a, dès le dé- but de la période étudiée, été dévolue au ministère responsable de la Défense – dont la désignation a souvent changé. Dans ce cadre, mais aussi pour des raisons de compétences, les services de ce ministère ont été conduits à suivre les programmes aéro- nautiques civils.

Au sein du ministère chargé de l'aviation civile (Transports, Travaux publics ou Équipement selon les périodes), les ques- tions relatives au transport aérien étaient traitées par le SGAC (Secrétariat général à l'aviation civile), devenu en 1976 DGAC (Direction générale de l'aviation civile).

36 Parmi ses attributions figurent des sujets dont le traitement demande une certaine spécialisation en technique aéronautique, comme la certification des aéronefs, ou conduit à des échanges assez techniques avec des services du ministère des Armées, comme l'évaluation par le STAé (Service technique aéronauti- que) de la qualité des projets d'avions civils présentés par les industriels pour obtenir le soutien du budget de l'aviation civile. Pour éviter une coûteuse duplication des moyens, il fut déci- dé de mettre un petit nombre de personnels de la DTIA à la dis- position du SGAC. Vers 1960, ces personnels étaient affectés à la sous-direction technique de la Direction des transports aériens, dans un Bureau du matériel volant, responsable à la fois des questions de certifi- cation et de développement des projets d'avions civils (validité des programmes, estimation des dotations budgétaires à inscrire au budget de l'aviation civile ou à l'article 5 : cf. infra). En 1966, les difficultés constatées dans la gestion du pro- gramme Concorde conduisirent le gouvernement à nommer un ingénieur de l'armement de compétence reconnue (initialement l'IC Forestier) comme chargé de mission auprès du directeur des transports aériens et du directeur technique des constructions aéronautiques, en vue d'améliorer la coordination des actions des deux ministères sur ce programme. Cette mission fut étendue au programme Airbus en octobre 1967. En 1970, le volume des affaires augmentant dans les domai- nes de la certification et des programmes d'avions civils, un Bu- reau des programmes aéronautiques (hors Concorde et Airbus) fut créé dans la sous-direction technique, à côté du Bureau du matériel volant qui se concentra alors sur la certification. En 1976, la structure trouva sa forme cohérente actuelle avec la création de la Direction des programmes aéronautiques civils, longtemps confiée à des ingénieurs de l'armement.

Depuis 1953, les opérations de développement1 de matériels civils sont inscrites au budget du ministère des Transports – ini- tialement pour des financements en régie et de plus en plus, à partir de 1965, sous la forme d’avances remboursables forfaitai-

1 Études, fabrications prototypes, essais et constitution des outillages de série. 37 res. Les crédits ainsi ouverts sont transférés pour emploi au mi- nistère des Armées. Cette organisation a été retenue pour ne pas doubler les moyens et pour tirer le meilleur parti des compétences et expé- riences des services du ministère des Armées. En dehors du budget de l'aviation civile, les programmes aé- ronautiques (cellules, moteurs ou équipements) purent profiter d'avances remboursables grâce à une procédure instaurée par l'article 5 de la loi de finances rectificative pour 1963 « pour faciliter la présentation en temps utile de matériels aéronauti- ques ». La procédure interministérielle d'attribution, tenant par- ticulièrement compte des perspectives à l'exportation, faisait appel entre autres aux avis du SGAC et de la DTIA.

L'organisation bicéphale des services a probablement contri- bué à rendre plus difficile la perception des insuffisances des services français en matière de certification, et par là à empêcher de prendre les mesures (y compris financières) qui auraient per- mis à la France de tenir, dans la création d'une Europe de la na- vigabilité, une place à la hauteur de ses responsabilités dans les grands programmes aéronautiques. Que ce soit pour l'établissement de la réglementation ou pour les travaux de certification d'un produit nouveau, la DGAC doit se reposer sur un travail considérable des experts et techniciens du STAé (ou de ses successeurs). À l'occasion de deux opérations exceptionnellement impor- tantes (rédaction des TSS Standards pour la certification de Concorde et préparation de l'édition originelle des JAR, Joint Airworthiness Requirements), le STAé a fait un très gros effort, qui a pourtant montré la limite des moyens que la France pou- vait consacrer à cette activité peu spectaculaire, mais essentielle. TSS Standards, JAR et certification de type de plusieurs avions simultanément mirent en évidence le fait que, plus que de problèmes d’organisation, l’administration française souffrait d’un manque de moyens en personnel spécialisé dans la naviga- bilité. L’Europe de la sécurité des avions civils se fera sans doute finalement. Beaucoup d’entre nous regretteront que la France ne se soit pas donné les moyens d’y prendre une plus grande part, digne de la participation de son industrie dans Airbus. 38

LE PROGRAMME CARAVELLE

Lancée par le gouvernement en avril 1953, Caravelle permet la première présence française sur le marché international des avions de transport civil. Commandée par , puis SAS, en février et juin 1956, après qu'un premier prototype eut volé le 27 mai 1955, certifiée le 2 avril 1959, Caravelle entra en service commercial le 6 mai 1959. La dernière Caravelle fut livrée le 19 mars 1973. La série de 280 Caravelle produites est honorable par rapport aux 101 Comet de tous types, 54 VC-10 et Super VC-10, 117 Trident et même 232 BAC 1-11. Mais quand on la compare aux scores des deux produits américains (de l’ordre de 2500 DC-9 et dérivés et 5000 Boeing 737 de tous modèles), on constate que le succès commercial n’a pas atteint ce qu'on aurait pu espérer.

La Caravelle aux États-Unis

United Airlines (UAL) est la seule compagnie aérienne des États-Unis à avoir commandé (en février 1960) et exploité une flotte de vingt Caravelle IV R, de juin 1961 à octobre 1970. Elle s'en est toujours déclarée satisfaite. En septembre 1961, trois mois après la mise en service par , TWA commandait vingt Caravelle XA à réac- teurs double-flux GE CJ-805.23C. L'avion comportait quelques améliorations par rapport au type VII A, alors objet depuis plus d'un an d'un accord avec Douglas pour sa commercialisation aux États-Unis et pour une possible production en série. Douglas, après avoir tiré tout ce qui l'intéressait de ses discussions avec Sud-Aviation, lança finalement le DC-9, que TWA acheta après avoir résilié sa commande de Caravelle. Le marché américain se fermait pour Sud-Aviation.

Les acquis du programme

Sud-Aviation et l'industrie aéronautique française dans son ensemble ont retiré des acquis considérables du programme Ca-

39 ravelle, qui contribua à familiariser Sud-Aviation avec la culture du transport aérien international et ses exigences. Sud-Aviation se forgea une image de fournisseur sérieux et crédible pour l’industrie du transport aérien. Cette image, encore renforcée par la qualité technique reconnue du Concorde, fut un argument extrêmement favorable pour Airbus. La certification de Caravelle a entraîné la formation d’un noyau de généralistes et de spécialistes formés à la philosophie et à la pratique de la certification (à Sud-Aviation, mais aussi dans les services officiels). C’est en partie grâce à cet acquis qu’a pu être mené à bien l’extraordinaire travail d’établissement de la réglementation applicable à la certification de Concorde, en étroite coopération avec l'ARB britannique (Air Registration Board). La Caravelle en service chez Air Inter fut le premier avion de ligne à être autorisé à pratiquer des approches automatiques en conditions de visibilité « catégorie III a », le 2 mars 1967. La réalisation de ce système plaça la France en position de pointe pour l’étude des futurs systèmes d’atterrissage automatique. Le programme Caravelle montra qu’il ne peut pas y avoir de large succès commercial sans une pénétration du marché nord- américain.

La défaillance commerciale

Les raisons du relatif échec commercial ont fait l’objet de nombreuses analyses, qui s’avéreront précieuses lors du lance- ment des futurs produits Airbus. Caravelle s’est rapidement trouvée dépassée en performances économiques par ses concurrents plus récents, en raison en par- ticulier d’une section du fuselage non adaptée au transport de fret en conteneurs de soute. Les dirigeants de Sud-Aviation qui ont succédé à Georges Héreil, jusqu’à l’arrivée d’ en 1968, n’ont pas atta- ché suffisamment d’importance ni d’urgence à l’évolution de Caravelle. Le lancement de la Caravelle 12 (premier vol le 29 octobre 1970) a été beaucoup trop tardif. Au départ, Sud-Aviation n’était pas reconnu comme un four- nisseur expérimenté du transport aérien, comme Douglas, Lock-

40 heed et Boeing aux États-Unis, ou Vickers (Viscount), de Havil- land, Hawker Siddeley et Bristol au Royaume-Uni. Le processus de décision en matière financière, entre l’entreprise et l’État-actionnaire, n’était pas favorable à une ges- tion souple du programme de production.

LE PROGRAMME CONCORDE

La genèse

Dès 1955, dans le monde entier, les experts aéronautiques prenaient conscience que la maîtrise des problèmes du vol à Mach 2 était à portée de main. Il semblait alors aller de soi que le transport aérien devrait bénéficier de ce progrès, qui allait diviser par deux les temps de déplacement. Au Royaume-Uni et aux États-Unis, l'initiative fut prise par des organismes gouvernementaux sous forme d'assez larges concertations, incluant des représentants des compagnies aérien- nes. Les conclusions du STAC ( Committee) britannique et du programme SCAT (Supersonic Commercial Air Transport) américain laissaient penser que le transport supersonique pouvait être économiquement viable. En France, l'initiative ne vint pas des services officiels, même si l'ONERA travaillait depuis 1950 sur l'aérodynamique des voi- lures élancées avec tourbillons d'apex, qu'on retrouva dans le projet Sud-Aviation (voilures delta à bords d'attaque aigus et bouts d'ailes tronqués à forme parabolique). En 1957, le prési- dent de Sud-Aviation demanda d'étudier le concept d'un moyen courrier supersonique, successeur de Caravelle, devant pouvoir transporter 80 passagers sur 3 000 à 4 500 km. Le président Hé- reil voulait éviter d'attaquer de front l'industrie américaine, dont il était persuadé qu'elle se lancerait dans le supersonique long courrier. L'équipe de Sud-Aviation parvint dès la fin de 1958 à des conclusions fermes. Il ne fallait pas dépasser Mach 2,2 pour la croisière et la voilure delta à forte flèche était la seule capable de loger le carburant nécessaire, tout en ayant les caractéristiques aérodynamiques compatibles avec la croisière supersonique. À la fin de 1959, la DTIA adressa une demande d'étude de faisabilité à Sud-Aviation, Nord-Aviation et Dassault. L'objectif 41 fixé était de transporter à vitesse supersonique 60 à 80 passagers sur 3 500 km, en décollant sans post-combustion d'une piste de 2500 m. Le nombre de Mach de croisière était laissé au libre choix des industriels. Les réponses étaient demandées pour la fin de 1960, mais aucune concertation n'était prévue avec les com- pagnies aériennes nationales. C'est le projet Super Caravelle de Sud-Aviation qui fut rete- nu. Parti d'un delta pur avec canard et trois (!) dérives, il était progressivement devenu très proche de ce qui devint Concorde, avec trim supersonique par transfert de carburant du volumineux apex de la voilure ogivale vers un fuselage arrière allongé. Il était aussi très proche des Bristol 198, puis 223, auxquels les Britanniques étaient arrivés en 1961. BAC (dont l'ancien Bristol Aeroplane faisait alors partie) et Sud-Aviation parlaient donc des langages très proches, à ceci près que les Français parlaient d'un moyen courrier, les Anglais d'un long courrier.

Le programme franco-britannique

Le 29 novembre 1962, la France et la Grande-Bretagne se sont donc engagées dans un programme commun, sur la base d'un partage 50/50 équilibré année par année, avec l'espoir d'un marché de l'ordre de 150 appareils. En fait, seize Concorde de série ont été fabriqués (huit sur chacune des deux chaînes de montage, requises pour satisfaire la notion du prestige de chaque pays), après deux prototypes et deux avions de présérie. Qua- torze ont été exploités par les deux compagnies nationales, qui ne les avaient pas vraiment souhaités et ne les ont payés que symboliquement ou pas du tout. En 2002, douze étaient toujours en service.

L'accord portait sur deux versions bénéficiant du même ni- veau de priorité : un moyen courrier et un long courrier pour cent passagers. En fait, la version moyen courrier a été, heureu- sement, abandonnée en 1964 et les avions de série ont été des longs courriers capables de transporter cent passagers sur Paris- New York en croisant à Mach 2,05. Des masses maximales au décollage respectives de 90 et 100 tonnes étaient envisagées. En fait, elle est de 185 tonnes.

42 L’accord prévoyait un premier vol au deuxième semes- tre 1966. En fait, le premier vol du prototype 001 a eu lieu à Toulouse le 2 mars 1969, quatre ans après que la définition de l'avion eut déjà subi une évolution majeure (opération Espace de mai 1965), dont les prototypes ne tenaient évidemment pas compte. Le premier avion vraiment conforme à la définition de série (avion 203) ne vola qu'en janvier 1975. La certification était prévue pour le deuxième semestre 1969. En fait, la certification française a été obtenue en octobre 1975. Les vols commerciaux commencèrent en janvier 1976, mais la Port of New York Authority réussit à retarder l'accès à JFK Airport jusqu'au 19 octobre 1977. L'accord estimait le coût du programme à 1 865 millions de francs de 1962 pour les deux pays, soit environ 14,5 milliards de francs de 2000 ou, pour la France seule, 7,25 milliards de francs plus taxes (20 %) et dépenses annexes. En fait, à la date de la certification, et en exprimant les chiffres en francs de 2000, avec les approximations que cette transformation et l'effet des déva- luations comportent, les dépenses budgétaires françaises pour le programme de développement (hors prêts du Trésor, mais avec taxes et investissements annexes) ont été à peine inférieures à 44 milliards de francs2. On peut estimer que le coût du pro- gramme de développement pour les deux nations a été, hors tou- tes taxes, de l'ordre de deux fois 36, soit environ 70 milliards de francs de 2000, à comparer aux 14,5 milliards de francs de 2000 correspondant au devis annoncé en 1962.

La dérive des coûts de développement a eu de multiples cau- ses. Les estimations de départ étaient irréalistes, la sous- estimation étant en partie due à la méconnaissance des diffi- cultés qu'il faudrait surmonter. On a « refait l'avion » au moins deux fois, sinon « deux et demie », comme le disait l’IGA Jean Forestier. Dans les premiè- res années, beaucoup trop de travaux, et donc de dépenses, n'ont

2 Voir à ce sujet C.-A. SARRE, Le dossier-vérité du Concorde, éditions Aéronautiques, 2002, pp. 233 et 349. Cet ouvrage, malgré quelques erreurs et quelques interprétations subjectives, comporte de nombreu- ses informations intéressantes. 43 pas concouru de façon efficace à la réalisation du programme final, parce qu'ils ont dû être repris en tout ou partie, à cause de changements majeurs de la définition. Jusqu'à la certification, le programme a duré treize ans, au lieu des sept qu'on estimait au moment du lancement. L'augmen- tation de durée à pleins effectifs est évidemment une cause di- recte d'augmentation des coûts. L'absence d'une instance de haut niveau chez les industriels, unique et stable, fixant une stratégie claire, a certainement en- traîné des retards considérables. Le caractère politique de l'en- treprise et les considérations de prestige3 conduisirent à des structures de management complexes, qui ne donnaient pas le pouvoir de décision à un responsable unique, et dont sir James Hamilton, l'alter ego britannique de Forestier à la tête du CMB (Concorde Management Board), créé en 1967 pour améliorer l'efficacité de l'action officielle, déclara « qu'il n'y avait aucun doute que ce processus de décision était incroyablement tor- tueux »4. Trop d'équipements ont été choisis en fonction des contrain- tes imposées par la notion de prestige national et par la nécessité de respecter l'équilibre des dépenses dans les deux pays, et non pas sur la base de la qualité ou de l'expérience. La conduite du programme en régie n'a pas incité les cons- tructeurs à contrôler énergiquement les dépenses.

Malgré tout, la définition de Concorde de série constitue une réussite technique. Cette réussite a été laborieuse, car, finale- ment, le défi était plus difficile que les experts ne le pensaient au départ. L'objectif fixé était vraiment à la limite des possibilités technologiques de l'époque. Il a fallu modifier la définition très profondément par deux fois, et de façon importante une troi- sième5, gagner du poids en permanence, augmenter la poussée et

3 Ce fut surtout le cas chez les avionneurs dont chacun pouvait, sou- vent à juste titre, prétendre maîtriser tous les domaines de la concep- tion de la cellule et de ses organes aussi bien que son partenaire. 4 James HAMILTON, Concorde, Story of a Supersonic Pioneer, Owen, Science Museum, 2001, p. 128. 5 Mai 1964 : voilure +15 %, poussée +10 %, autorisant le décollage à 138 tonnes, 100 passagers sur Paris-New York, abandon du moyen courrier. Mai 1965 (Espace) : capacité de 130 passagers, par allonge- 44 changer la conception de la tuyère, améliorer l'aérodynamique des extrémités de voilure, le contrôle des entrées d'air, etc. Les ingénieurs du STAé ont suivi ces processus en détail, dialogué avec les industriels dans un esprit critique positif, et parfois en les poussant à des évolutions qui ont finalement permis d'attein- dre le difficile objectif (opérations Espace et PanAm B2, aug- mentations de la masse au décollage). Comme l'industrie, qui a fait la preuve d'une compétence technique supérieure – qui joua plus tard dans la crédibilité de l'Airbus européen face à Boeing –, le corps des ingénieurs d'ar- mement a retenu beaucoup de leçons de sa participation à l'opé- ration Concorde. Ces leçons, il les a mises à profit pour éviter aux hommes politiques de répéter à propos de l'Airbus – qui risquait de naître lui aussi comme un programme politique, même si ses bases économiques et commerciales étaient autre- ment solides – les erreurs qui ont tant nui au déroulement du programme Concorde. Le programme Concorde a fait progresser l'ensemble des in- dustries du secteur aérospatial européen, en particulier en France. Certains équipementiers français n'auraient pas pu être retenus sur l'Airbus s'ils n'avaient pas fait leurs preuves sur Concorde. Beaucoup pensent, tout simplement, qu'on n'aurait pas réussi l'Airbus si on n'avait pas fait Concorde.

ment du fuselage et de la cabine, augmentation de la capacité de car- burant, décollage à 150 tonnes, avec possibilité d'aller à 163 tonnes. Enfin, 1967 (PanAm B2) : reprise importante de la structure du fuse- lage due à l’agrandissement de deux issues de secours, exigé par les certificateurs. 45 LES PROGRAMMES AIRBUS

L’histoire d’Airbus nous conduit à distinguer sept périodes : − la gestation d’Airbus, de 1965 à 1968, se terminant par la signature, le 26 septembre 1967, du protocole d’accord entre les gouvernements français, anglais et allemand, lançant une phase préliminaire de définition ; − la naissance d’Airbus, de 1968 à 1970, marquée par le retrait du gouvernement britannique, la signature de l'accord inter- gouvernemental du 29 mai 1969 entre la France et l’Allemagne et la création d’Airbus Industrie, le 18 décembre 1970 ; − l’enfance d’Airbus, de 1970 à 1974, révélant la pertinence des organisations techniques et industrielles mises en place, tous les objectifs du programme de développement de l’A 300 B étant atteints ; − la jeunesse d’Airbus, de 1974 à 1978, consolidant ces pre- miers résultats, malgré un environnement peu favorable, avec l’apprentissage du marché et la mise en place des orga- nisations administratives et financières ; − l’adolescence d’Airbus, de 1978 à 1984, marquée par la re- connaissance du produit par le marché, par le retour des Bri- tanniques et par le lancement de l’A 310 ; − l’âge adulte d’Airbus, de 1984 à 1998, associé à une nou- velle équipe de direction, au lancement et à la mise en ser- vice des familles A 320 et A 330-A 340, et à la réussite sur l’objectif de partage du marché mondial avec Boeing ; − la maturité d’Airbus, à partir de 1998, concrétisée par le maintien d’une pénétration commerciale égale à celle de Boeing, le lancement de l’A 380 et la mise en place d’une nouvelle organisation industrielle, plus classique. Chacune de ces phases est présentée plus bas, avec une insis- tance particulière sur les trois premières, qui ont davantage im- pliqué les services officiels.

46 La gestation, de 1965 à 1968

La forte croissance du trafic et l’arrivée des réacteurs à grand taux de dilution (offrant une consommation réduite de 20 %) constituent un environnement favorable pour le transport aérien et la construction d’avions civils. Pour répondre à cette de- mande, les constructeurs américains sont dans une position pri- vilégiée. Boeing, avec la commande de PanAm le 13 avril 1966, lance le B 747 en version long courrier quadriréacteur, équipé du moteur Pratt & Whitney JT 9 D. Douglas (absorbé par McDonnell le 28 avril 1967) et Lockheed s’engagent en jan- vier 1968 dans deux programmes triréacteurs concurrents, desti- nés aux lignes intérieures américaines : le DC 10, équipé du mo- teur General Electric CF 6, et le L 1011 Tristar, équipé du mo- teur Rolls Royce RB 211.

En France, les services du SGAC, et plus précisément les ICA Jean Delacroix et Bernard Latreille, sont les premiers à s’impliquer dans cette démarche. Dans le domaine technique, ils s’appuient au STAé sur ses experts et sur l’IPA Georges Ville, responsable de la marque Airbus à partir de 1967. La concertation européenne se révèle être le moteur essentiel pour faire avancer une telle opération, même si les objectifs de chacun diffèrent : − en France, seule une telle voie peut permettre de sortir des insuffisances du budget de l’aviation civile ; − au Royaume-Uni, le dessein prioritaire est de maintenir Rolls Royce dans son marché, malgré le choix de Pratt & Whitney pour le B 747 ; − l’épanouissement industriel de l’Allemagne et l’efficace im- plication de Franz Joseph Strauss poussent à une participa- tion à un domaine d’avenir. Les discussions pour réunir les éléments permettant le lance- ment d’un programme adapté au besoin européen (capacité de 250 sièges et rayon d’action de 2 000 km) conduisent à la signa- ture, le 26 septembre 1967, d’un protocole d’accord pour le lan- cement d’une première phase, s’étendant du 25 juillet 1967 au 31 juillet 1968 et couvrant les travaux de développement :

47 − de la cellule, sous maîtrise d’œuvre de Sud-Aviation et avec la participation d’Hawker Siddeley Aviation (HSA) et de Deutsche Airbus comme associés ; − du moteur Rolls Royce RB 207, de conception et sous maî- trise d’œuvre de Rolls Royce, assisté de la SNECMA et de MAN. Avec la signature du protocole d’accord tripartite, l’organisation des services officiels français se met en place, avec les nominations de l’IGA Jean Forestier comme directeur de programme chargé de la gestion officielle pour les deux mi- nistères concernés (Transports et Défense) et de l’IPA Georges Ville, désigné comme responsable de l’Airbus au STAé et inves- ti des missions d’agence exécutive gouvernementale cellule (coordination des travaux des administrations et interface avec le maître d’œuvre industriel).

Dès le début de l’année 1966, les constructeurs français et anglais se regroupent dans deux structures, constituées l’une de Sud-Aviation, Dassault et BAC, l’autre de Bréguet, Nord-Aviation et HSA – avec un leadership de ce dernier. En s’inspirant des choix retenus par Boeing pour le B 747, les for- mules techniques du projet européen convergent en mai 1966 vers deux propositions proches : le Galion pour le groupe Sud et le projet appelé HBN 100 pour le groupe HSA. Les décisions gouvernementales de juillet 1966 conduisent à un redéploiement de la coopération industrielle entre Sud-Aviation, désigné par le gouvernement français, HSA, dési- gné par le gouvernement britannique, et Deutsche Airbus (DA), société commune créée par l’industrie allemande pour ce pro- gramme. L’organisation industrielle se met en place sous la forme d’une structure informelle ayant pour objet la réalisation d’un produit baptisé A 300 (A pour Airbus, 300 pour 300 places). Roger Béteille est désigné en juillet 1967 comme directeur du programme pour Sud-Aviation et coordinateur du programme pour l’ensemble des constructeurs. Jim Thorne, directeur de l’usine de Hatfield, est son correspondant chez HSA. Enfin, le partenaire allemand choisit Félix Kracht pour représenter DA. Les grandes lignes du partage des travaux sont établies dès cette époque sous la responsabilité de Félix Kracht, en tenant 48 compte du principe de la source unique, des compétences de chacun et des interfaces les plus judicieuses : − à Sud-Aviation, maître d’œuvre et architecte industriel, re- viennent l’assemblage final, la partie centrale du fuselage et le cockpit ; − à HSA, la conception et la production de la voilure ; − à DA, le fuselage et les aménagements commerciaux.

En dépit de ce bon démarrage, l’avenir d’Airbus semble bien compromis à la fin de l’année 1968. D’une part, la remise en cause du concept d’un confort spartiate conduit, pour satisfaire les critères de coûts d’exploitation, à des augmentations de ca- pacité et de taille du produit allant à l’encontre des besoins du client. D’autre part, le choix par Lockheed, au début de 1968, du moteur Rolls Royce RB 211 pour son produit L 1011 répond aux attentes stratégiques du gouvernement britannique, lequel, ne trouvant plus le même intérêt à la coopération européenne, s’en retire au début de 1969. Enfin, du côté français, l’Airbus n’étant plus considéré comme une priorité, le gouvernement décide en avril 1969 son désengagement de ce programme et sa participation au programme Mercure de Dassault.

La naissance, de 1968 à 1970

Le trafic continue à évoluer favorablement, avec une crois- sance annuelle revenue au niveau de 12 %. Le comportement aventureux de certaines compagnies conduit toutefois à un excès de livraisons en 1968 (740 avions). Les constructeurs américains terminent les développement de leurs produits de grande capaci- té suivant les programmes prévus : − le B 747 obtient son certificat de navigabilité le 31 décembre ; − le DC 10-10 effectue son premier vol le 29 août 1970 et se développe dans la nouvelle version long courrier DC 10-30, lancée en mars 1969 et équipée du moteur renforcé CF 6-50 ; − le L 1011 réalise son premier vol le 16 novembre 1970, mal- gré les difficultés de Rolls Royce.

49 La coopération Airbus est considérée comme moribonde à la fin de 1968, avec un programme A 300 rejeté tant par les utilisa- teurs que par les administrations. Heureusement, au début de 1969, cette tendance s’inverse, grâce à une nouvelle proposi- tion due à Sud-Aviation et à son président, Henri Ziegler. Ce dernier, nommé en juillet 1968, obtient que le gouvernement revienne sur la décision d’arrêt du programme Airbus. Henri Ziegler, bien épaulé par Roger Béteille, réussit alors à convain- cre ses partenaires, les compagnies et les gouvernements du bien-fondé d’un nouveau produit nommé A 300 B, équipé de réacteurs existants et de capacité réduite à 250 sièges. Ces carac- téristiques de l’A 300 B arrêtées en février 1969 sont à l’origine des succès ultérieurs des produits Airbus : formule biréacteur, section du fuselage, adaptation de la voilure et architecture des systèmes.

Cette approche, bien reçue en France et en Allemagne, conduit à la coopération bilatérale franco-allemande, concrétisée par l’accord intergouvernemental signé le 29 mai 1969. Cet acte, pierre angulaire de la coopération Airbus, d’inspiration française (négociateurs : Alain Bruté de Rémur et l’IPA Georges Ville), est remarquable dans son souci de répondre aux objectifs d’efficacité : gestion confiée aux industriels, société commune chargée de la maîtrise d’œuvre et du commerce, pas de contrain- tes strictes de retour géographique, financement du développe- ment à partir d’avances remboursables forfaitaires. La direction des opérations incombant aux gouvernements associés est assurée par un comité intergouvernemental et un comité exécutif utilisant une agence exécutive mise à leur dispo- sition par la République française.

L’organisation des services officiels français prend alors sa forme définitive, avec la nomination en juin 1969 du nouveau directeur de programme, l’ICA Gérard Guibé, succédant à l’IGA Jean Forestier, démissionnaire depuis le 1er mars. La re- présentation française au comité intergouvernemental est conduite par Bernard Lathière (directeur des transports aériens) et le comité exécutif est présidé par Gérard Guibé. L’agence exécutive, constituée des services de la DTCA (Di- rection technique des constructions aéronautiques), est placée 50 sous la responsabilité de son directeur, l’IGA Jean Soissons ; l’IPA Georges Ville en est la cheville ouvrière. Un groupe certification, formé d’experts du SGAC (le TEFSTA Mascard), du STAé (l’IPA Jean-Paul Le Gall) et de la Luftfahrtbundesamt allemande se met en place pour fixer le ca- dre réglementaire applicable à la certification de l’A 300 B.

Du côté industriel, les décisions et la mise en place des orga- nisations se succèdent à un rythme soutenu. En avril 1969, le principe du groupement d’intérêt économi- que (GIE) pour la société commune est adopté, sous le nom d’Airbus Industrie (AI). Le 24 juillet 1969, le maintien de HSA dans le programme, en tant que sous-traitant associé, est confirmé par un accord in- dustriel approuvé par les gouvernements associés, sur la base d’un financement assuré en partie par l’Allemagne. En octobre 1969, le choix du moteur General Electric CF 6-50 (modèle développé pour la version DC 10-30), proposé par les industriels, est approuvé. Le 1er janvier 1970, la Société nationale industrielle aéronau- tique et spatiale (SNIAS) est constituée par fusion de Sud-Aviation, Nord-Aviation et SEREB. Le 18 décembre 1970 se tient l’assemblée constitutive du GIE Airbus Industrie, qui désigne Franz Joseph Strauss comme président du conseil de surveillance, Henri Ziegler comme ad- ministrateur gérant, Roger Béteille comme directeur général et Félix Kracht comme directeur général adjoint.

L’enfance, de 1970 à 1974

Les conditions d’environnement, tout en restant favorables, laissent présager des lendemains difficiles : baisse de la crois- sance du trafic, conséquences de la guerre du Kippour et déva- luation du dollar. Les constructeurs américains maintiennent leur emprise, avec la mise en service de leurs nouveaux et efficaces avions de grande capacité. Toutefois, l’emballement excessif des livrai- sons entraîne pour eux un très fort repli industriel et financier et se traduit par de grandes difficultés pour les compagnies aérien- nes (avec un excès d’avions livrés proche de 1 000 appareils). 51

L’élargissement de la coopération Airbus à d’autres partenai- res européens reste un enjeu fort. Les discussions se poursuivent pour un retour du Royaume- Uni, mais la confirmation de la commande de L 1011 par , en 1974, ferme la porte pour de nombreuses années. Avec les Pays-Bas, les négociations aboutissent à l’accord in- tergouvernemental tripartite signé le 28 décembre 1970, fondé sur une participation de 6,6 % au programme A 300 B : Fokker n’accepte toutefois qu’une position de sous-traitant associé. La Belgique, elle, attend 1979 et le lancement de l’A 310 pour participer à l’Airbus. L’Italie repousse les nombreuses offres présentées tout au long de l’histoire d’Airbus. Il est difficile d’en définir les rai- sons, soit par absence de volonté politique, soit en raison des liens forts existant entre l’industrie italienne et les constructeurs américains. Dans le cas de l’Espagne, l’attrait pour l’Europe conduit à l’accord intergouvernemental quadripartite signé le 23 décembre 1971, fondé sur une participation de 4,2 % (en contrepartie d’un engagement d’achat par les compagnies espagnoles de 30 avions), et à l’entrée de la CASA dans AI, à hauteur de 4,2 %, le 23 juin 1972.

L’organisation générale du développement entre administra- tions et industriels fait intervenir une structure centrale de maî- trise d’œuvre, comprenant AI et l’agence exécutive, et des ré- seaux nationaux, chargés des travaux et des procédures nationa- les avec les gouvernements. La convention-cadre conclue en 1971 en constitue la colonne vertébrale et a pour objet l’application aux industriels des dispositions des accords inter- gouvernementaux. Parmi ses points caractéristiques, citons : − la définition des règles de financement par avances remboursables ; − le calcul des remboursements et les modalités de versement ; − le suivi de l’avancement des travaux au cours de réunions d’avancement ; − une grande liberté dans la répartition des travaux affectés ;

52 − une procédure de choix des équipements conduisant à une promotion remarquable de l’industrie française (plus de 50 % en production série).

Dans le domaine de la navigabilité, le produit Airbus doit sa- tisfaire les exigences techniques des autorités françaises et alle- mandes, regroupées dans le BOCA (Bureau officiel de certifica- tion Airbus). Sa première tâche est la définition des conditions de certification, sur la base du règlement américain complété par des conditions complémentaires spécifiques. La justification de la conformité du produit à ce règlement est enregistrée dans le « grand livre », base de la certification. Le 15 mars 1974, après 17 mois d’essais en vol, les autorités franco-allemandes signent le CDN (certificat de navigabilité) de type de l’Airbus A 300 B2, certificat validé le 30 mai 1974 par les autorités amé- ricaines de la FAA (Federal Aviation Administration). Les services officiels se préoccupent aussi de la production en série et de la commercialisation et élaborent les procédures à mettre en place pour : − le déblocage des tranches de production en série ; − les mécanismes de financement des ventes ; − les modalités de couverture des risques économiques et mo- nétaires liés à la chute du dollar et au flottement des mon- naies. L’efficacité des services officiels français fut exemplaire, en raison de la qualité des personnels en charge du programme, de leur motivation et de leur continuité tout au long de la construc- tion de la coopération et du développement du produit.

L’organisation industrielle du système Airbus repose sur les ressources des partenaires ; la coordination est assurée par AI, structurée en quatre directions constituées de personnels déta- chés par les partenaires : − une direction technique, confiée à Roger Béteille (assurant en plus la direction générale du GIE), s’appuie sur les bu- reaux d’études des partenaires et sur ses propres équipes (es- sais en vol, après-vente et formation des équipages) ;

53 − une direction de la production, confiée à Félix Kracht, plani- fie la production, coordonne les partenaires et assure les transports entre sites de production ; − une direction commerciale totalement opérationnelle, confiée à Didier Godechot, puis à Frederich Feye, reprend les responsabilités et les moyens de la société Airbus Inter- national, créée en 1968, avant la mise en place d’AI ; − une direction administrative et financière, confiée à Kram- beck (de 1971 à 1972), puis à Frederich Feye, a pour mission la tenue des comptes du GIE et l’établissement des règles administratives et financières régissant la coopération. Le transfert d’AI – installé dans un premier temps à Paris – dans des locaux neufs situés à Blagnac, près de l’aéroport et de la chaîne d’assemblage, est effectif en 1974.

Dans le domaine commercial, de longues négociations se tra- duisent par quelques commandes de produits A 300 B2 (version court courrier) et A 300 B4 (version moyen courrier), différant du projet initial A 300 B par une capacit