<<

Du ready-made au design : les postures de Nathalie Sarraute et de Georges Perec par rapport à l'objet romanesque.

Par Laëtitia Desanti Département de langue et littérature françaises Université McGill, Montréal

Thèse soumise à lřUniversité McGill en vue de lřobtention du diplôme de Doctorat ès Lettres

Juin 2009

© Laëtitia Desanti, 2009

1

RÉSUMÉ

Cette thèse vise à définir le statut ainsi que le rôle de lřobjet dans les œuvres romanesques de Nathalie Sarraute et Georges Perec entre les années 1950 et 1980 afin dřen comprendre les ambiguïtés : à force dřêtre décrits, les objets sarrautiens et perecquiens gagnent en abstraction et perdent leurs fonctions habituelles. En effectuant des va et vient entre les deux auteurs, mais aussi des comparaisons avec les objets dans les romans de Balzac, Flaubert, Sartre et dans le nouveau roman, jřexaminerai les prises de position de Sarraute et de Perec par rapport à ces différentes visions de lřobjet pour vérifier si les deux écrivains ont réellement leur propre singularité ou sřils ne peuvent, en définitive, échapper aux questions et aux problématiques soulevées par la phénoménologie et la société de consommation.

Contrairement aux travaux se prévalant dřune telle approche, jřai choisi de faire dialoguer le statut de lřobjet romanesque chez Sarraute et chez Perec avec certaines œuvres de lřart moderne et contemporain qui, à partir des ready-made de

Duchamp jusquřaux objets design, participe dřune redéfinition du concept dřobjet pouvant relever de la plus grande banalité et du domaine artistique. Cette possibilité quřà lřobjet dřosciller entre deux domaines et de jouer sur cet écart sera inscrite au centre de lřétude. Par là, cette thèse se rapproche dřune posture post- phénoménologique où le statut de lřobjet a désormais plus à voir avec le design et lřère post-industrielle quřavec lřécole du regard. Au-delà des distinctions entre modernité et post-modernité, utilité et esthétique, cette thèse prétend que la représentation de lřobjet romanesque, à lřorigine de jeux, de pièges, de mises en scène invisibles chez Sarraute et chez Perec, va toujours de pair avec un travail

2 des matériaux que le romancier façonne à dessein. Ces matériaux que sont les mots de lřusage commun, au même titre que certains objets banals et quotidiens, sont susceptibles dřêtre transformés en objets esthétiques et peuvent conférer au roman les qualités de lřœuvre dřart.

3

SUMMARY

This thesis aims to define the role and status of objects in novels by Nathalie

Sarraute and Georges Perec written between 1950 and 1980. This inquiry starts with one clear fact: the more objects are described the more difficult it is to picture them, which leads to a profound change ŕ the ordinary functions and meanings associated with objects are almost lost to the imagination. By comparing Sarraute to Perec, but also to Balzac, Flaubert, Sartre, and the ŖNew

Novelŗ authors, I would like to bring to light the positions taken by these two writers in order to ascertain whether Sarraute and Perec offer original representations of objects in literature or whether they are unable to escape from the commonly accepted representations of objects in literature at the time. Such interpretations include the idea that objects can be either explained through phenomenology or the needs of consumer society. Unlike studies which take this latter approach, I compare the status of objects in novels by Sarraute and Perec to several works in modern and contemporary art because of their similarities. From the objects found in Duchampřs ready-made to objects in the world of design, objects belong both to everyday life and art. This polyvalent identity of objects leads to a certain ambiguity, which is reflected in the thesisř bias for a Ŗpost- phenomenologicŗ interpretation of objects, in which the status of objects could be linked more to design in a Ŗpost-industrialŗ era than to part of a movement called

Ŗécole du regardŗ by critics in the 1960s. Beyond the distinction traditionally made between modernity and post-modernity, this thesis demonstrates that the representation of objects in the novel is a complex endeavor for the novel and for

4 the object. Through the use of games, narrative Řtraps,ř invisible mise-en-scènes in the selected novels by Sarraute and Perec, the works combine a representation of objects with a fashioning of words to propose a new paradigm for understanding the relationship between subject and object. These Řword-materialsř are as common as the banal objects used in everyday life. They are consequently transformed into aesthetic objects which may confer the qualities of a work of art on the novel.

5

REMERCIEMENTS

Mes remerciements les plus chaleureux vont à Gillian Lane-Mercier, ma directrice de thèse, dont les conseils avisés, les patientes relectures et les encouragements indéfectibles mřont accompagnée tout au long de la préparation de cette thèse.

Je désire également remercier les professeurs et le personnel du DLLF qui, mřont appuyée dans mes recherches de doctorat et mes démarches administratives et autres.

Enfin, jřadresse une pensée toute spéciale à ma famille et à mes amis, qui mřont aidée et apporté leur appui, durant cette aventure. Merci en particulier à

Joselle Baril, Renée-Claude Breitenstein, Michel et Marie-Anne Delansaye, Claire

Guiard-Marigny, Hélène Hotton, Bei Huang, Marie et François Petillot, Rochelle et Sébastien Puel, qui ont contribué, par leurs relectures et leur soutien technique,

à la réalisation de cette thèse.

6

TABLE DES MATIÈRES RÉSUMÉ/ABSTRACT ...... ii/iii REMERCIEMENTS ...... v TABLE DES MATIÈRES ...... vi LISTE DES ABRÉVIATIONS ...... x INTRODUCTION ...... 1 Description du sujet et problématique ...... 1 Nouveauté du sujet ...... 6 Énoncé des hypothèses ...... 17 Description de la méthode ...... 20 Plan de la thèse ...... 25 CHAPITRE PREMIER - MÉTAMORPHOSES DE L’OBJET AU XXe SIÈCLE : PHILOSOPHIE, ART ET ROMANS DE SARRAUTE ET DE PEREC...... 29 Introduction ...... 29 I. Le contexte philosophique et littéraire ...... 32 A. Positionnements de Sarraute et de Perec par rapport au roman sartrien...... 32 B. Existentialisme et phénoménologie : points communs et différences ...... 33 C. Prise de distance par rapport à l’existentialisme et la phénoménologie ...... 37 II. Le statut de l’objet dans l’art et dans le roman sarrautien et perecquien ...... 44 A. Singularité de l’objet, reproduction et faux-semblant ...... 44 a. L’objet en question ...... 44 b. Objet de la bêtise et art industriel ...... 50 c. Reproduction, œuvre d’art, contrefaçon : multiples facettes de l’objet ...... 57 B. Le vide : un objet à part entière? ...... 61 C. De l’objet intentionnel esthétique à l’objet intentionnellement esthétique ...... 68 Conclusion ...... 73 CHAPITRE DEUX - SOUPÇON SUR L’OBJET DÉCLENCHEUR DE TROPISMES...... 77 Introduction ...... 77 I. Place de Nathalie Sarraute au sein de l’avant-garde romanesque ...... 80 A. Évolution du roman et avant-garde ...... 80

7

B. Les transformations du roman ...... 88 a. Flaubert le précurseur et l’inauthenticité de l’objet ...... 88 b. Proust et la mémoire de l’objet ...... 91 c. Conclusion partielle ...... 94 C. Le nouveau roman : tendances communes et différences entre les romanciers ...... 95 a. Nouveaux rapports entre le sujet et l’objet ...... 96 b. Détérioration de l’intrigue ...... 101 c. L’objet vide ...... 102 II. Singularité de Sarraute et statut de l’objet romanesque ...... 109 A. Vision du réel ...... 109 B. Analyse de la première scène du Planétarium ...... 111 a. Quand la copie recouvre l’original : un dispositif problématique ...... 111 - Les liens entre original et copie ...... 111 - Un cocon dans lequel se réfugier ...... 113 - Images, clichés, répétitions : un moyen de mettre à distance le choc initial de la chose brute ...... 114 - Réversibilité du processus ...... 116 b. Rideau et poignée de porte : fêlures dans la représentation d’un monde en décomposition ...... 118 - De l’objet compact à l’objet fêlé ...... 118 - L’objet fêlé : le dehors et le dedans ...... 120 - Une syntaxe de la fêlure ...... 121 c. Une esthétique de la superposition ...... 123 C. Conception du roman et statut de l’objet : entre art et banalité ...... 128 Conclusion ...... 131

CHAPTITRE TROIS - DE L’OBJET À L’IMAGE DE L’OBJET...... 137 Introduction ...... 137 I. Expérimentations oulipiennes : entre réalisme de l’image et réalisme citationnel ...... 141 A. La conférence de Warwick ...... 141 B. De l’image de la chose à l’objet du rien ...... 142

8

C. Les rapports de Perec avec l’art contemporain ...... 153 D. Ready-made, objets kitsch, objets pop, décors en cartons peints : « charmants trompe-l’œil dont chaque détail est minutieusement reproduit » ...... 155 a. Poétique de l’énumération ...... 155 - Juxtaposition et mise en série ...... 155 - Effets de surface et distance par rapport aux choses ...... 157 - De l’objet commun à l’objet esthétisé ...... 159 b. L’insertion de contraintes oulipiennes dans le texte romanesque ...... 164 - L’objet perecquien entre copie et contrainte ...... 164 - Assemblage d’objets et faire image ...... 167 - Emprunt et dissimulation ...... 170 - Emprunt et ostentation ...... 172 II. Perec et le Pop Art...... 176 A. Cadre de la confluence ...... 177 B. Assembler/ fragmenter ...... 179 C. Célébrer/ banaliser ...... 183 D. Désirer/ consommer ...... 187 E. Récupérer/ recycler ...... 190 Conclusion ...... 198 CHAPITRE QUATRE - L’OBJET CHEZ SARRAUTE ET CHEZ PEREC : UNE CONFRONTATION...... 201 Introduction ...... 201 I. Du bibelot à l’objet design : évolution et comparaison de l’idée de beauté ...... 205 A. Le bibelot balzacien...... 205 B. L’objet kitsch chez Flaubert ...... 206 C. L’influence de Flaubert ...... 207 D. Kitsch et authenticité ...... 211 E. Kitsch et collection ...... 214 F. Des objets pour renaître ...... 217 G. Vers une esthétique de la modernité ...... 222

9

II. Esthétique de la modernité : singularité de l’objet industriel et désenchantement de l’objet d’art ...... 223 A. Modernité de l’objet industriel ...... 223 a. Les techniques descriptives ...... 224 b. Catégorisation ou cohabitation des styles ? ...... 226 c. Conclusion partielle ...... 230 B. La modernité : originalité, singularité, transgression ...... 232 a. Conception du roman : entre œuvre d’art et objet ordinaire ...... 233 b. Vers la postmodernité ...... 237 III. Réenchantement du quotidien et beauté post-industrielle ...... 240 A. Personnaliser les objets romanesques ...... 240 B. Transgression ou répétition ? ...... 243 C. Des objets producteurs d’expériences sensorielles et immersives ...... 248 D. Détourner les fonctions de l’objet : une pratique contemporaine ...... 253 IV. Une esthétique de la vacuité entre manipulations et détournements ...... 263 A. L’architecture comme mise en œuvre d’une intention esthétique...... 264 B. L’objet travaillé intentionnellement dans sa matérialité ...... 274 C. Les traces d’une subjectivité ...... 283 Conclusion ...... 293 CONCLUSION GÉNÉRALE ...... 297 BIBLIOGRAPHIE ...... 316

10

LISTE DES ABRÉVIATIONS

CA Ŕ Georges Perec, Le Cabinet d’amateur, Paris, Balland, « LřInstant romanesque », 1979.

CB Ŕ Nathalie Sarraute, C’est beau, dans Œuvres complètes, (Jean-Yves Tadié, éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la pléiade », 1996.

CP Ŕ Honoré de Balzac, Le Cousin Pons, Paris, Hachette, coll. « Le Livre de Poche », 1963 [1847].

DCCS Ŕ Marcel Proust, Du Côté de chez Swan, Gallimard, coll. « Folio », 1958 [1913].

E Ŕ Nathalie Sarraute, Enfance, dans Œuvres complètes, (Jean-Yves Tadié, éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la pléiade », 1996.

ES Ŕ Nathalie Sarraute, L’Ère du soupçon, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1956.

EVM Ŕ Nathalie Sarraute, Entre la vie et la mort, dans Œuvres complètes, (Jean- Yves Tadié, éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la pléiade », 1996.

FLP Ŕ Nathalie Sarraute, « Flaubert le précurseur », dans Œuvres complètes, (Jean-Yves Tadié, éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la pléiade », 1996.

FO Ŕ Nathalie Sarraute, Les Fruits d’or, dans Œuvres complètes, (Jean-Yves Tadié, éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la pléiade », 1996.

HQD Ŕ Georges Perec, Un Homme qui dort, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1967.

LC Ŕ Georges Perec, Les Choses, Paris, Denoël, coll. « Pocket », 1965.

LD Ŕ Georges Perec, La Disparition, Paris, Gallimard, coll. « LřImaginaire », 1969.

LES Ŕ , L’Éducation sentimentale, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 1965 [1869].

LG Ŕ Alain Robbe-Grillet, Les Gommes, Paris, Minuit, 1953.

LJ Ŕ Alain Robbe-Grillet, La Jalousie, Paris, Minuit, 1957.

LM Ŕ Michel Butor, La Modification, Paris, Minuit, coll. « 10/18 », 1956.

11

LP Ŕ Nathalie Sarraute, Le Planétarium, dans Œuvres complètes, (Jean-Yves Tadié, éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la pléiade », 1996.

M Ŕ Nathalie Sarraute, Martereau, dans Œuvres complètes, (Jean-Yves Tadié, éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la pléiade », 1996.

MB Ŕ Gustave Flaubert, Madame Bovary, Paris, Gallimard, coll. «Folio, 1972 [1857].

P Ŕ Claude Simon, Le Palace, dans Œuvres, (Alastair B. Ducan, éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2006.

PC Ŕ Honoré de Balzac, La Peau de chagrin, Paris, Hachette, coll. « Le Livre de Poche », 1963.

PDM Ŕ Michel Butor, Passage de Milan, Paris, Minuit, 1954.

PI Ŕ Nathalie Sarraute, Portrait d’un inconnu, dans Œuvres complètes, (Jean- Yves Tadié, éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la pléiade », 1996.

UP Ŕ Nathalie Sarraute, L’Usage de la parole, dans Œuvres complètes, (Jean- Yves Tadié, éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la pléiade », 1996.

VE Ŕ Nathalie Sarraute, Vous les entendez ?, dans Œuvres complètes, (Jean-Yves Tadié, éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la pléiade », 1996.

T Ŕ Nathalie Sarraute, Tropismes, dans Œuvres complètes, (Jean-Yves Tadié, éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la pléiade », 1996.

VME Ŕ Georges Perec, La Vie mode d’emploi, Hachette, coll. « Le Livre de Poche », 1978.

W Ŕ Georges Perec, W ou le souvenir d’enfance, Paris, Gallimard, coll. « LřImaginaire », 1975.

12

INTRODUCTION

Description du sujet et problématique

Et poussés malgré eux, ils entrèrent dans un appartement où sřétendait, au plafond, un dais de velours rouge. Sur le trône, en dessous, était assis un prolétaire à barbe noire, la chemise entrřouverte, lřair hilare et stupide comme un magot. Dřautres gravissaient lřestrade pour sřasseoir à sa place. - Quel mythe, dit Hussonnet. Voilà le peuple souverain ! Le fauteuil fut enlevé à bout de bras, et traversa toute la salle en se balançant. - Saprelotte ! comme il chaloupe ! Le vaisseau de lřÉtat est ballotté sur une mer orageuse ! Cancane-t-il ! cancane-t-il ! On lřavait approché dřune fenêtre, et, au milieu des sifflets, on le lança. - Pauvre vieux ! dit Hussonnet, en le voyant tomber dans le jardin, où il fut repris vivement pour être promené ensuite jusquřà la Bastille, et brûlé1.

Si L’Éducation sentimentale montre, comme lřexplique Adrien Goetz, la fin dřun règne et la naissance du mobilier de série de L’Art industriel, cřest à dire

« du premier design avant la lettre, art bourgeois succédant, dans le roman comme dans la vie, à la domination du fauteuil de bois doré », dřautres œuvres, durant le

XXe siècle, témoignent, à leur manière, dřune volonté de rompre avec les représentations de lřobjet traditionnel. Si lřon songe, pour ne prendre que ces deux exemples, aux objets existentialistes qui, dans La Nausée, deviennent des bêtes vivantes, des paquets tièdes, des masses molles, des gros vers blancs ou aux objets néo-romanesques de Robbe-Grillet, lesquels, selon Barthes, « nřexistent pas au- delà de leur phénomène2 », on ne peut que constater que lřobjet est amené à se transformer dans le roman.

Les œuvres de Nathalie Sarraute et de Georges Perec nřéchappent pas à ce constat et le lecteur, du reste, éprouve un certain étonnement devant lřinsistance

1 Gustave Flaubert, L’Éducation sentimentale, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », p.317- 318. 2 Roland Barthes, Essais critiques, Paris, Seuil, 1964, p.33. 13 des auteurs à décrire des objets qui sřaccumulent au fil des pages. Comment ne pas sřy heurter et pourquoi est-il si difficile de donner une signification à ces descriptions ? Chez Perec, les énumérations évoquent lřunivers de la société de consommation, mais ces séries de mots sont aussi imposées contraintes dřécriture.

Si les objets sarrautiens sont certes moins nombreux et éclectiques que les objets perecquiens, ils reviennent de manière récurrente avec, à chaque fois, des variations descriptives et des différences de points de vue. Sans nier ce qui oppose

Sarraute et Perec et fait apparaître la spécificité de chacun, je mřintéresserai au traitement que ces deux romanciers réservent aux objets dans leurs œuvres pour chercher à en comprendre les ambiguïtés. Pour ce faire, je partirai dřun constat qui frappe le lecteur de Sarraute et de Perec : à force dřêtre déclinés, retournés, détaillés, alignés les objets sarrautiens et perecquiens gagnent en abstraction. Ils sont déformés et perdent alors les fonctions et les significations quřon leur attribue habituellement. Comment, dès lors, expliquer cet engouement pour les objets, quels sont les moyens utilisés par les romanciers pour leur retirer leur statut dřobjets traditionnels et en quoi les objets romanesques sont-ils différents chez Sarraute et chez Perec des objets chez Flaubert ou chez Robbe-Grillet ?

Lřobjet exerce-t-il, dřautre part, une fascination sur lřécrivain en quête de procédés pour renouveler le roman ? En se multipliant, les objets semblent

échapper aux auteurs. Sont-ils pour autant la marque dřun échec, dřune certaine lassitude ?

Pour tenter de répondre à ces questions, cette thèse examinera le statut ainsi que le rôle de lřobjet dans les œuvres romanesques de Sarraute et de Perec

14 entre les années 1950 et 1980 afin de mieux saisir ce qui motive, dans ces textes, une présence si encombrante. Je me propose dřétudier les manipulations et les détournements pratiqués par les deux romanciers sur les objets quřils décrivent, car ces procédés sous-tendent la plupart des descriptions ou des énumérations. Ce faisant, je tenterai, en effectuant des va-et-vient systématiques entre les auteurs, de mettre en évidence certains aspects essentiels de leurs œuvres et dřexpliquer pourquoi les objets, à première vue insignifiants, prennent autant de place. Les deux écrivains ne font, de ce point de vue, que mettre en avant des entités vides, creuses, des présences diaphanes, aussi inauthentiques que banales : produits de série et objets kitsch, éléments noyés parmi dřautres, trompe-lřœil, objets quotidiens et objets de rebuts, objets images ainsi que des œuvres dřart ayant perdu leur aura… Pourquoi ?

Comme bon nombre dřartistes du XXe siècle, Sarraute et Perec entretiennent la confusion entre les domaines autrefois distincts de lřart et du quotidien. Les catégories et les délimitations tombent et les romanciers jouent sur cette absence de frontières pour déstabiliser le lecteur. Lřobjet semble, de ce fait, ne jamais vraiment exister pour lui-même, Sarraute et Perec ne cessent, en effet, de le manipuler et de le détourner de ses fonctions initiales. Lřobjet, vidé de sa substance, tire en somme son existence de ces procédés. Mais correspond-il pour autant à une vision du réel qui, chez Sarraute et chez Perec, va de pair avec une conception du roman? Car si lřobjet nřest désormais plus là pour produire un effet de réel, dans quelle mesure a-t-il partie liée avec le réel ? Et de quel réel sřagit-il ?

15

La première source de ces manipulations et détournements sera à chercher dans les transformations que connaissent les objets romanesques depuis Balzac. Si le but de cette thèse nřest pas de retracer toute lřhistoire de lřobjet depuis le XIXe siècle, lřauteur de la Comédie humaine est le premier à avoir introduit des objets dans le roman pour leur conférer un rôle qui nřest pas loin dřégaler celui des personnages. Or les deux romanciers qui mřintéressent rejettent une telle vision de lřobjet ou sřen jouent. Je partirai donc de Balzac, et notamment du thème de la collection, pour tenter de saisir en quoi les objets perecquiens et sarrautiens sont si différents des objets du XIXe siècle. Mais ces comparaisons ne sauraient être complètes sans un recours à Flaubert, le précurseur, qui a influencé les deux romanciers et qui, dřune manière toute moderne, est le premier à faire appel aux objets kitsch et aux produits de lřindustrie dans ses romans. Très présents dans les

œuvres de Sarraute et de Perec, de tels objets reçoivent un traitement esthétique quřil sera intéressant de confronter avec lřobjet flaubertien pour apprécier les convergences et les divergences entre des œuvres et des auteurs appartenant à des

époques et à des mouvances différentes.

Lřacte qui consiste à détourner les objets de leurs fonctions traditionnelles nřétant pas seulement le fait de Perec et de Sarraute, je mřintéresserai ensuite, toujours dans une perspective comparative, à certaines expérimentations romanesques et philosophiques où lřobjet occupe une place centrale. Parmi ces projets, on retrouve, dès la première moitié du XXe siècle, ceux des existentialistes (avec notamment le rôle des objets dans La Nausée), suivis de ceux des nouveaux romanciers (parmi lesquels Alain Robbe-Grillet, Michel Butor

16 et Claude Simon). Jřexaminerai les prises de position de Sarraute et de Perec par rapport à ces différentes visions de lřobjet afin de vérifier si les deux écrivains ont réellement, à cet égard, leur propre singularité ou sřils ne peuvent, en définitive,

échapper aux questions et aux problématiques soulevées par la phénoménologie et par la société de consommation propres à cette époque. En quoi lřobjet moderne du XIXe siècle se différencie-t-il de lřobjet moderne dřavant-garde et de lřobjet postmoderne ? Ce sont autant de délimitations sur lesquelles cette thèse se propose de réfléchir.

Enfin, une troisième perspective tentera dřélargir le propos en établissant des comparaisons entre la littérature romanesque et lřart du XXe siècle. Sarraute et

Perec se démarquent-ils des artistes de leur siècle qui, eux aussi, sřaffairent à tisser des liens étroits entre le monde banal des objets et celui de lřart ? Si

Duchamp (je mřintéresserai tout particulièrement à la question du ready-made) et

Picasso ont détourné de sa fonction non sans humour et provocation, ils ont été suivis par de nombreux artistes, parmi lesquels on retrouve les artistes Pop et les nouveaux réalistes. Ces artistes ont incontestablement montré le rôle joué par les objets manufacturés dans lřimaginaire moderne. Il faut également ajouter quřun grand nombre de designers sřemploie à redéfinir lřesthétique utilitaire. Si lřidée de beauté, présente au sein du monde industriel, était déjà à lřœuvre à la fin du XIXe siècle avec le passage de lřartisanat à la manufacture, le phénomène ne fait que sřaccentuer au XXe, rendant la limite entre les domaines de lřart et du design de moins en moins évidente. Il paraît important de prendre en compte certaines des lignes directrices du travail des designers qui ont, eux aussi, excellé dans cet art

17 de la récupération, de la réinvention du quotidien et de la reconsidération des fonctions de lřobjet. Cette double perspective proposant dřenvisager lřobjet entre art et design sřattachera à dévoiler certaines des stratégies auxquelles ont recours

Sarraute et Perec.

Nouveauté du sujet

La mise en avant de cette interface entre art et design permet de cerner un sujet qui pose au chercheur, dřentrée de jeu, un problème, tant il est vaste, ambigu et peut être traité de différentes manières. La question du design offre, à cet égard, une nouvelle perspective pour traiter de lřobjet (dans les romans de Sarraute et de

Perec) en vue de donner à ce dernier une acception et une définition particulières.

La notion dřobjet est difficile à saisir car les concepts quřelle recouvre sont nombreux. Comme cela est souvent rappelé, lřétymologie latine

« objectum », littéralement ce qui est « jeté contre » ou encore « placé devant », renvoie à une chose manipulable qui, par définition, sřoppose au sujet. Il est donc question dřune chose matérielle existant en dehors du sujet3.

Un objet, cřest également ce qui se définit par sa fonction usuelle ou esthétique et qui, à lřorigine, est réalisé, fabriqué par lřhomme. Or, avec lřapparition du ready-made, lřobjet tend à briser ce qui précisément fait son être d’objet. « Étrangement, cřest par le vide quřun objet sřélève à lřart4 », selon la définition de Gérard Wacjman. Il y a là une volonté de porter un autre regard sur

3 Dans le Petit Robert, on trouve « Chose solide ayant unité et indépendance et répondant à une certaine destination », Petit Robert. Dictionnaire de la langue française, (Alain Rey et Josette Rey-Debove, dir.), Paris, Dictionnaires Le Robert, 1987, p.1292. 4 Gérard Wacjman, L’Objet du siècle, Lagrasse, Verdier, coll. « Philia », 1999, p.88. 18 lřobjet ainsi quřun désir de révolutionner les arts plastiques et visuels. Si lřobjet romanesque ne saurait se référer uniquement au ready-made, je ferai souvent appel à ce geste posé par Duchamp tout au long de cette thèse car, sans lui, on ne saurait comprendre certaines des mutations essentielles de lřart et du design. Il paraît en effet pertinent et original de faire dialoguer le statut de lřobjet romanesque chez Sarraute et chez Perec avec certaines œuvres de lřart moderne et contemporain qui, à partir des ready-made de Duchamp, traversent lřart du XXe siècle, de Picasso à Warhol, de Spoerri à César, de Rauschenberg à Cragg…

Autant dřœuvres ou de tentatives qui expriment, la plupart du temps, une idée de vacuité et peuvent inspirer les romanciers qui reprennent ces œuvres ou ces concepts, les dépassent, les retravaillent pour en trouver des équivalents dans lřécriture et pour sřeffacer derrière une apparente objectivité.

Or, cette objectivité qui renvoie de prime abord au thème de regard, du

« regardeur qui fait lřœuvre », selon lřexpression de Duchamp, du piège, de la reproduction Ŕ le ready-made, cřest « cet objet tout fait "inventé" par Duchamp, inassimilable selon le propre aveu de lřartiste, à une œuvre dřart, et pourtant largement présent, jusquřà aujourdřhui, dans lřart contemporain5 » Ŕ et peut-être à la fois source de création et obstacle à cette création, a déjà fait lřobjet de travaux.

En étudiant, dans la littérature romanesque du XIXe siècle, les manifestations du phénomène qui consiste à transformer des objets quotidiens en œuvres dřart Maria

Caraion démontre que « cřest à une similaire interrogation sur la finalité des arts que répond, dans le récit, le motif de lřobjet-œuvre » et souligne que « les

5 Marc Jimenez, La Querelle de l’art contemporain, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 2005, p.11. 19 références dont on peut se servir pour examiner ce problème appartiennent presque exclusivement à des domaines de réflexion extra-littéraires quřil sřagisse de philosophie et dřhistoire des arts, ou de sociologie, anthropologie, histoire des techniques, etc. »6. Le propos de ma thèse sřinscrira dans la continuité de lřétude de Maria Caraion dans la mesure où les objets romanesques étudiés appartiennent au XXe siècle et sont donc postérieurs (ou contemporains) aux postures prises par les artistes par rapport aux objets quřils intègrent dans leurs œuvres. De plus, cette thèse, en prenant en compte quelques grands phénomènes esthétiques qui ont bouleversé les arts plastiques au XXe siècle, cherchera non seulement à établir des parallèles, mais aussi à dépasser ces parallèles en envisageant les écarts, les divergences par rapport aux phénomènes décrits, les singularités propres aux artistes et aux écrivains.

À une autre échelle, Yong-Girl Jang a montré, dans son ouvrage sur lřobjet duchampien comment le concept de ready-made se traduisait dans les romans de Robbe-Grillet, c'est-à-dire de quelle manière les « choses quotidiennes deviennent des objets dans la littérature7 ». Pour Yong-Girl Jang, on peut parler de ready-made dans lřœuvre de Robbe-Grillet à partir du moment où la « limite

épistémologique du mot est dépassée8 ». Ce mot devenu objet représente alors une

« possibilité littéraire9 ». Sans sous-estimer cette idée de possibilité attachée au mot/objet, je chercherai à la dépasser au moyen des textes de Sarraute et de Perec.

Les mots qui décrivent les objets représentent des possibilités qui vont au-delà

6 Maria Caraion, « Objets en littérature au XIXe siècle », Images Re-vues, n°4, [en ligne], disponible sur http://www.imagesrevues.org/Article_Archive.php?id_article=22, p.8. 7 Young-Girl Jang, L’Objet duchampien, Paris, LřHarmattan, 2001, p.21. 8 Ibid., p.33. 9 Idem. 20 dřune transgression de leur signification et débouchent, grâce à des techniques de superposition des matériaux, dřalliage, de métissage, de variation, sur des nouveaux processus dřécriture et sur une perception originale du monde dans le roman. Les mots sont en effet porteurs de sensations multiples chez Sarraute, tandis quřils témoignent dřune appréhension ludique du roman pour Perec. Ils représentent à ce titre une infinité de possibilités que la pluralité des interprétations du phénomène ready-made ainsi que ses nombreux remake et que les usages culturels du mot design donnent à voir.

Le design, dont le sens étymologique se rapporte à la fois au dessin et au dessein, peut en effet être une pratique (mettre du beau dans lřutile, produire du beau pour tous), peut faire référence à un objet (style mobilier, style historique) ou peut être employé en tant que qualificatif du goût (contemporanéité, esthétique), selon Bruno Remaury10. Les différentes significations de ce terme seront prises en compte dans chacun des chapitres de cette thèse car elles renvoient, à mon sens, aux multiples postures adoptées par Sarraute et par Perec vis-à-vis des objets quřils décrivent, le design étant à la fois un thème et un procédé pour les deux romanciers. En cela, mon étude pourra se démarquer de travaux ayant déjà montré la nécessité dřétudier le thème de lřart respectivement dans lřœuvre de Sarraute et de Perec. En recourant au concept de design, quelques-unes des grandes convergences esthétiques entre lřart et la littérature non seulement à lřépoque moderne, mais également à lřépoque contemporaine pourront être examinées sous un nouvel angle avec notamment le thème de lřobjet matière/matériau, celui de la

10 Bruno Remaury, « Les usages culturels du mot design », Le Design : essai sur des théories et des pratiques, (Brigitte Flamand, dir.), Paris, Éditions du regard, 2006, p.99-109. 21 plasticité des textes romanesques, celui du kitsch/néo-kitsch, celui de lřobjet de série contre lřobjet unique, de la nouveauté opposée à la reproduction.

Concernant Sarraute, Rachel Boué11 sřest intéressée à la question de la représentation de lřobjet dřart et de son statut dans un chapitre intitulé « Vie et mort de lřobjet dřart » en faisant appel à la psychanalyse et en mettant au jour lřambivalence phénoménologique de la sensation telle que Husserl et Merleau-

Ponty lřont explorée. « Le thème de lřart dans Vous les entendez ? » fait lřobjet dřun développement par Jean Pierrot. Cřest probablement, parmi les études consacrées à lřobjet sarrautien, celle qui est le plus proche de la perspective que jřai choisie de privilégier.

Á côté de ces réflexions sur la nature de la création artistique et sur les fonctions de lřart, ainsi que sur les problèmes posés par la transmission […] il serait aisé de montrer que Vous les entendez ? aborde de façon plus ou moins détaillée ou fugitive toute une série de questions qui relèvent de la sphère esthétique, aussi bien que de la sociologie de lřart. Les limites du présent exposé ne nous permettant pas de les examiner en détail, nous nous contenterons, à titre indicatif, dřen donner un bref recensement12.

Je chercherai, par conséquent, à approfondir et à mettre en relief ces questions relevant de la sphère esthétique dans lřœuvre de Sarraute en général, car elle renvoie non seulement aux réflexions de lřauteur sur la création artistique (très présentes dans Les Fruits d’or, Vous les entendez ? et Entre la vie et la mort), mais également au statut de lřobjet ainsi quřà son évolution dans lřart moderne et contemporain.

11 Rachel Boué, La Sensation en quête de parole, Paris, LřHarmattan, 1997. 12 Jean Pierrot, Le thème de lřart dans Vous les entendez?, Autour de Nathalie Sarraute, Actes du colloque international de Cerisy-La-Salle 9 au 19 juillet 1989, (Valérie Minogue et Sabine Raffy, dir.), Paris, Les Belles Lettres, 1995, p.113. 22

Le lien entre lřœuvre perecquienne et lřavant-garde dans les arts plastiques, quant à lui, a été abordé par certains chercheurs13 :

Le sujet nřa été véritablement traité de manière "étendue" que par Tania Ørum qui sřattache principalement à établir des parallèles entre les pratiques artistiques contemporaines des années 1960-1970 (celles du groupe Fluxus principalement et notamment de Daniel Spoerri Ŕ mais dřintéressants rapprochements sont également établis avec Joseph Kosuth, Sophie Calle ou On Kawara par exemple) et les activités de Perec du vivant de ce dernier, de manière à prouver une répercussion sinon une influence de celles-là sur celles-ci…14.

Cette thèse poursuivra les rapprochements entre Perec Ŕ qui, en dehors de références ponctuelles à Paul Klee et dřun intérêt très marqué pour les descriptions dřimages ne parle pas beaucoup de lřart contemporain dans ses textes théoriques Ŕ et les plasticiens contemporains, notamment en ce qui a trait à lřimage. Je mřintéresserai tout particulièrement à la confluence entre le Pop Art ou le nouveau réalisme et lřobjet perecquien. De plus, je mřattacherai à examiner les œuvres romanesques de lřauteur et laisserai de côté ses œuvres « infra- ordinaires » auxquelles Tania Ørum se réfère. Ce nouvel éclairage de lřœuvre de

Perec se distingue également des publications qui se sont attachées à faire des corrélations entre Perec et les autres arts : Perec et la peinture traditionnelle dans

Les Cahiers Georges Perec n°6, « Lřœil dřabord… », Perec et la photographie dans Le Cabinet d’amateur n°7-8, Perec et lřobjet iconique15.

13 Tania Ørum, « Perec et l'avant-garde dans les arts plastiques », Georges Perec et l'histoire : actes du colloque international de l'Institut de littérature comparée, Université de Copenhague, du 30 av. au 1er mai 1998, (Steen Bille Jorgensen et Carsten Sestoft, dir.), Copenhague, Museum Tusculanum Press, University of Copenhagen, « Études romanes », n°46, 2000, p.201-212. Voir également Laurent Grison qui, dans Les Stries du temps, consacre lřessentiel du chapitre intitulé « Les lieux dans les yeux » à des rapprochements entre Perec et divers plasticiens contemporains ainsi que lřétude des relations entre Perec et Boltanski. 14 Jean-Luc Joly, « Beau présent ». Perec et l’art contemporain. Cahiers Georges Perec, [en ligne] disponible sur http://www.fabula.org/actualites/article22042.php. 15 Voir Krzysztof Sobczynski « Lřobjet iconique dans La Vie mode d’emploi de G. Perec », Roczniki humanistyczne, vol. XLVI-XLVII, n°5, 1998-1999, p.5-50. 23

En définitive, cette étude permettra dřapprofondir des connaissances ayant déjà été abordées ou développées dans les travaux cités en insistant plus particulièrement sur lřidée que la représentation de lřobjet romanesque, à lřorigine de jeux, de ruses, de pièges, de mises en scène invisibles chez Sarraute et chez

Perec, va toujours de pair avec un travail des matériaux que le romancier façonne

à dessein. Ces matériaux, ce sont les mots, ces choses écrites, voire dessinées qui sřordonnent sur la page, grâce à de savants échafaudages ; des mots de « lřusage commun16 » qui, au même titre que certains objets banals et quotidiens, sont susceptibles dřêtre transformés en objets esthétiques et peuvent conférer au roman les qualités de lřœuvre dřart. Les mutations qui affectent le monde de lřart ou celui du design participent dřune redéfinition du concept dřobjet pouvant relever à la fois de la plus grande banalité et du domaine esthétique, voire de lřobjet dřart.

Cette possibilité quřà lřobjet dřosciller entre deux domaines et de jouer sur cet

écart sera inscrite au centre de la thèse.

Sans associer exclusivement lřobjet romanesque à lřobjet design, je me référerai ponctuellement à ce concept du design, engageant un travail « sur lřarticulation dřune forme et dřune finalité17 », pour parler des œuvres de Sarraute et de Perec. Il viendra toujours sřinscrire en arrière-plan de ce travail dřanalyse et de compréhension sans réellement prétendre faire entrer les objets décrits par les romanciers dans des catégorisations définitives. Non seulement Sarraute et Perec ont combattu tout de ce est de lřordre de la fixité, de la facilité et du « tout fait »,

16 Nathalie Sarraute, « Le langage dans lřart du roman », dans Œuvres complètes, (Jean-Yves Tadié, éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1997, p.1680. 17 Valérie Guillaume, Benoît Heilbrunn, Olivier Peyricot, L’ABCédaire du Design, Paris, Flammarion, p.11. 24 mais leur œuvre elle-même est aussi une manière de se démarquer des grands courants de pensée qui dominent le paysage littéraire, philosophique et sociologique dans les années allant de 1950 à 1980, parmi lesquels on retrouve lřobjet phénoménologique et lřobjet de consommation. Dřun côté, il y a, selon

Roland Barthes, « un traitement particulier de lřobjet, précisément décrit dans sa stricte apparence18 ». De lřautre, on assiste à une prolifération inquiétante dřobjets. Émerge alors « la matière finie, standardisée, formée, normalisée […] lřobjet est alors surtout défini comme un élément de consommation19 ».

Contrairement à dřautres études se prévalant de telles interprétations de lřobjet, ce travail ne sřen tient pas à des approches phénoménologiques et sociologiques. Il devient alors possible dřéviter la réduction dřUn Homme qui dort ou La Vie mode d’emploi à une lecture phénoménologique ainsi que celle des

Choses à une approche sociologique. On cherchera également à contourner lřidée, si répandue, dřun effacement de lřauteur et des personnages derrière les objets qui sřaccumulent ou celle de leur transformation en objets. De même, on pourra, sans toutefois totalement les rejeter, esquiver lřapproche strictement existentialiste dřinspiration sartrienne ainsi que lřinterprétation phénoménologique tributaire de

Merleau-Ponty qui ont été retenues par de nombreux critiques et interprètes, notamment de lřœuvre de Sarraute20, afin de favoriser la perspective dřun dépassement. Par ailleurs, sřil existe certaines similitudes frappantes entre

Sarraute et dřautres auteurs qui lui sont contemporains (entre autres dans la façon

18 Roland Barthes, L’Aventure sémiologique, Paris, Seuil, 1985, p.250-251. 19 Idem. 20 Voir notamment les travaux de Rachel Boué, Pascal Fautrier, Monique Gosselin-Noat, Sabine Raffy. 25 de décrire les personnages ou les objets romanesques et dřamener lřintrigue), on pourra refuser de réduire à « lřécole du regard » ces romanciers qui ont cherché, chacun à sa manière, à opérer un déconditionnement par rapport au roman traditionnel. En dřautres termes, plutôt que de privilégier le rapprochement entre des romanciers utilisant des techniques similaires qui aboutissent des descriptions optiques semblables (on pense à Perec et Robbe-Grillet ou Perec et Butor), cette thèse sřattachera à confronter des écrivains pour le moins différents

(/nouveau roman) et, surtout singuliers, qui néanmoins ont manifesté fortement tous deux leur envie de renouveler le roman. Ceci revient à dire que derrière cette idée de vide corrélée à « lřécole du regard », il y a quelque chose à trouver en plus chez les deux auteurs.

Les raisons qui motivent le choix dřune comparaison entre Sarraute et

Perec feront également lřoriginalité de mon étude. Ces raisons sont dřabord dřordre temporel. Jřai tenu à travailler sur une période qui, allant du début des années 1950 au début des années 1980, a été marquée tout dřabord par lřapogée et le déclin du roman sartrien, de lřengagement en littérature et de lřexistentialisme.

Cette époque se caractérise aussi par la montée de lřavant-garde romanesque et par son essoufflement, dès la fin des années soixante-dix, suivi dřun retour à lřautobiographie, au sujet, à une volonté de personnaliser le récit en y intégrant des composantes romanesques ou ludiques que lřon croyait bannies du roman.

Autant de caractéristiques qui viennent à la fois compléter et se greffer, en somme, à la modernité pour lřouvrir à ce que dřaucuns nomment la postmodernité.

26

Aussi, les œuvres retenues dans cette étude sont significatives de lřévolution des deux écrivains entre 1950 et 1980 et reflètent bien le contexte dans lequel ils publient leurs œuvres : Le Planétarium (1959) et Les Choses (1965) apparaissent dans les années où le roman sartrien connaît un déclin et la société de consommation fascine ; Les Fruits d’or (1963) et Un Homme qui dort (1967) sont publiés lorsque le nouveau roman bat son plein ; La Disparition (1969) et Vous les entendez? (1972) sont deux œuvres dans lesquelles les expérimentations et les thèmes des deux écrivains sřaffirment progressivement (exercices oulipiens/mise en valeur des tropismes/manifestation de lřabsence) ; W ou le souvenir d’enfance

(1975) et Enfance (1983) sont à teneur autobiographique et (re)donnent la parole au sujet ; enfin, La Vie mode d’emploi (1978) et L’Usage de la parole (1980) montrent encore une fois tout ce qui sépare deux projets dont le premier fait montre dřune érudition colossale, dřune habilité considérable à monter

échafaudages ou à semer des embuches, alors que le second atteste dřun intérêt renouvelé pour les mots aptes à traduire la sensation et du désir de plus en plus marqué de se tourner vers le théâtre.

La comparaison nřest certes pas évidente au premier abord. Rappelons pour mémoire à quel point Perec, dans ses écrits de jeunesse, sřen prend au nouveau roman ainsi quřà Sarraute, reprochant à cette dernière de produire des

œuvres romanesques où lřhomme est « rabaissé au rang de végétal », « [l]a communication impossible ; la maîtrise du monde, la maîtrise de soi, impensable »21. Ce sont effectivement davantage les divergences des projets

21 Georges Perec, L.G. Une aventure des années soixante, (Claude Burgelin, éd.), Paris, Seuil, coll. « La Librairie du XXe siècle, 1992, p.37. 27 romanesques de Sarraute (son intérêt pour la psychologie) et de Perec (son rejet de la psychologie) qui frappent plus que leurs convergences, bien peu nombreuses si lřon excepte cette insistance à décrire ou énumérer des objets et à souligner la vacuité dont ils font état. Il y a aussi, dans la partie autobiographique de leurs

œuvres, la volonté dřexprimer un ressenti, lequel sřassortit généralement de lřintention de mettre en lumière un réel inconnu, invisible ou insaisissable.

Pour mettre en relief ces visions spécifiques du réel, la mise en dialogue des romans de Sarraute et de Perec sřavère utile. Lřesthétique de la profondeur de

Sarraute viendra côtoyer et fera ressortir celle de la surface chez Perec, la technique énumérative sera envisagée par rapport à celle de la variation et de la nomination multiple, le refus de la psychologie fera front à la présence constante de la conversation/sous-conversation/mouvements intérieurs qui cherchent à capter une substance pré-psychologique. Par delà ces divergences que je nřessaierai pas de réconcilier, jřexaminerai tout particulièrement la prédilection de ces romanciers pour lřobjet unique (très présent dans le paradigme de la collection) qui, de bien des manières, sřoppose à tous les objets kitsch omniprésents dans les œuvres de Sarraute et de Perec, lesquelles tournent fréquemment autour des thèmes de lřauthentique, du faux, du vide, de la reproduction. En définitive, la comparaison entre les deux auteurs présente un caractère original dans la mesure où elle permet de souligner des résonances communes, des différences de traitement de lřobjet dans le roman, des problématiques proches, des intersections, des convergences dans la création ou la production dřobjets romanesques. En outre, elle sera le lieu dřune confrontation

28 entre deux visions du réel, deux conceptions du roman et de lřart, en général, deux manières de se mettre en scène et de se rapporter aux mots qui décrivent les objets afin dřéluder certains processus créateurs par delà les différences de pratiques, de postures, dřunivers décrits, de techniques romanesques utilisées.

Énoncé des hypothèses

Cette thèse avancera une hypothèse majeure composée de quatre parties ou sous-hypothèses. Le contexte historique, littéraire et culturel dans lequel les auteurs sřinscrivent sřavère indispensable à la compréhension de leurs œuvres. Il semblerait cependant réducteur de les y enfermer. Pour cette raison Ŕ et ce sera mon hypothèse de départ Ŕ, je verrais dans les romans sarrautiens et perecquiens, et plus particulièrement dans lřenvironnement quřils décrivent, une manière de dépasser, dřune part, les interprétations phénoménologiques et existentialistes, où les objets sont soustraits à leurs significations dřorigine et échappent à toute tentative de conceptualisation ; dřautre part les interprétations sociologiques qui ramènent inévitablement lřobjet au contexte de la société de consommation.

Plutôt que de voir dans ces objets désormais vides une menace constituée par les processus de production propres aux objets de série ou de les interpréter comme des choses monstrueuses ayant évacué lřidée dřune présence humaine derrière leurs apparences (La Nausée de Sartre), je propose Ŕ et ce sera ma première sous-hypothèse Ŕ de lire cet appauvrissement de la substance signifiante de lřobjet comme un espace donnant une marge de manœuvre au romancier. En dřautres termes, les romanciers seraient contraints de composer avec le vide à

29 lřorigine de tout un éventail de procédés dans leurs œuvres. Ces procédés que je chercherai à analyser tout au long de cette thèse permettraient dřénoncer lřidée dřun romancier manipulateur, c'est-à-dire tendant des pièges de lecture Ŕ parmi lesquels ceux dřune interprétation exclusivement phénoménologique Ŕ et cherchant à représenter un réel absent par définition, quřà défaut de pouvoir atteindre directement, il va falloir contourner, détourner grâce à des stratagèmes et des techniques romanesques plus ou moins inédits. Chaque fois que se posera la question du statut de lřobjet, celle de la création, et par ricochet du créateur, interviendra également, car lřobjet chez Sarraute et chez Perec ne saurait se réduire à la « chose même ».

Cela mřamènera à chercher ce qui se cache sous les objets présentés au lecteur avec tant dřinsistance, tout en orientant mes recherches du côté de lřart et du design. Dřoù ma deuxième sous-hypothèse : rapprocher lřobjet chez Sarraute et chez Perec de lřobjet artistique et de lřobjet design est une manière dřinterpréter leurs vacuités respectives, présentes à la fois dans les œuvres de ces romanciers et dans un courant dřinstallations, de sculptures, dřobjets du quotidien. Dřun coté,

« […] lřart, en systématisant le principe du ready-made (c'est-à-dire de lřappropriation pure et simple de lřobjet usuel), renonce aux critères du Beau qui lui étaient propres et signe les effets plastiques des objets qui lui servent de matière première22 » ; de lřautre, « […] les réalisations des lřartistes contemporains […] sont devenues, au même titre que nřimporte quel objet usuel, des marchandises. Il y a de quoi gloser, par exemple, sur lřicône warholienne,

22 « De lřobjet à lřœuvre, les espaces utopiques de lřart », dans Art Press, Hors-série n°15, janvier 1994, p.82-83. 30 issue de lřimagerie commerciale et retournant au statut dřobjet de consommation23 ».

Penser lřobjet entre art et design me permettra de mettre en avant le rapport art/industrie, donc de réfléchir sur la manière dont cette question de

« lřesthétique industrielle » se pose dans les romans de Sarraute et de Perec.

Jřavancerai sous forme de troisième sous-hypothèse, que cette esthétique moderne sřaccompagne également dřun embellissement du quotidien qui sřexerce au détriment des aspects fonctionnels et industriels de lřobjet. Ces deux optiques viennent se compléter et se croiser, avec, dřun côté, les idées clef de la modernité

(progrès, originalité, mise en avant de lřindustrie, nouveauté) et, de lřautre, lřécroulement de ces idées au profit des notions de recyclage, de métissage, de bricolage propres à ce que jřappellerai la postmodernité (mais qui porte aussi le nom de nouvelle modernité, modernité seconde, tardive, avancée, ou encore hypermodernité). Lřimbrication de lřun et de lřautre aboutirait à accorder à lřobjet un statut non plus phénoménologique, mais post-phénoménologique. Ce statut permettrait de conclure à une absence dřautonomie de lřobjet pour davantage voir dans le recours à cette entité banale et dupliquée lřémergence dřune singularité propre à chaque romancier, faisant ressortir, en définitive, un traitement peu banal de lřobjet romanesque, traitement en mesure de détourner le roman de ses fonctions traditionnelles Ŕ celles qui lui étaient assurées par les conventions du réalisme balzacien.

23 Idem. 31

Description de la méthode

Mon étude sřappuiera dřabord sur les textes romanesques de Sarraute et de

Perec ainsi que sur les textes théoriques, les entretiens et les conférences des romanciers pour bien comprendre lřesthétique de chacun des auteurs. Confrontés, ces textes qui ne sont pas habituellement présentés les uns à côté des autres, vont concourir à créer des rapprochements, des passerelles et des télescopages entre deux écrivains dont les esthétiques peuvent, du même coup, sřéclairer lřune par lřautre, venir se compléter et se relancer. Lřinsistance avec laquelle ces écrivains représentent les objets dans leurs romans montrent que, dřune génération à lřautre, dřune époque à lřautre (Sarraute naît en 1900, Perec en 1936 ; Sarraute meurt en

1999, Perec en 1982) les techniques diffèrent, les objectifs aussi, mais la problématique de lřobjet persiste. De plus, les nombreux objets présents dans les

œuvres des auteurs ne peuvent très souvent se comprendre et donc se lire que par rapport à un système de références situé en amont des textes. Lřobjet décrit existe au sein du texte et en dehors de lui : il est ainsi susceptible dřappartenir à dřautres textes littéraires ou non littéraires, à la vie quotidienne ou au monde de lřart ; il a

également la capacité de renvoyer au texte lui-même et au processus de lřécriture des romanciers ; autant dřéchos, de recyclages, de va-et-vient et de résonnances qui incitent à placer les textes de Sarraute et de Perec dans une perspective comparative allant bien au-delà dřune simple confrontation entre les deux auteurs.

Aussi, lřoriginalité de lřœuvre sarrautienne et perecquienne ne peut réellement se comprendre quřen étant resituée dans le contexte littéraire et philosophique dans lequel elle sřinsère. Dřune part, Sarraute et Perec cherchent à

32 opérer un déconditionnement par rapport à la littérature romanesque traditionnelle du XIXe ; de lřautre, ils se distancient assez clairement des grandes tendances qui dominent le paysage littéraire dans les années 1950-1960. Enfin, en donnant à voir dans leurs textes un certain nombre de préoccupations communes, voire une esthétique commune avec les artistes et les designers contemporains, les romanciers confirment la nécessité de faire des croisements entre lřart et la littérature pour comprendre la singularité de chaque écrivain. Cřest pourquoi il me semble pertinent de partir de lřobjet romanesque, considéré comme un simple support, un prétexte ou un détail pour vérifier si la manière dont il est décrit par les romancier est toujours la même ou si, au contraire, elle est sujette à évoluer pour, dans un second temps, le (re)placer dans un contexte plus général, dans lřépoque dans laquelle vivent les romanciers et dans le cadre de référence esthétique dont les œuvres sont issues. Cette comparaison viendra, du reste, sřinscrire dans le prolongement des travaux portant sur cette problématique de lřobjet chez Perec24 et chez Sarraute25 en en renouvelant les perspectives. Lřintérêt pour le travail sur le langage (désignation, dénomination, lisibilité ou illisibilité, nomenclature) effectué par les écrivains et la volonté première de considérer lřobjet dans le texte sarrautien et perecquien pour adopter « des postures de

24 Il y a, à cet égard, la thèse de Fanny Acolet, Georges Perec et Richard Brautigan au pays des objets. Esquisse d’une lecture plurielle qui adopte un point de vue socio-historique sur la question ainsi que lřarticle de K.Sobczynski , op. cit., qui se livre à toute une étude du rôle de lřobjet image dans La Vie mode d’emploi. 25 Dans le cas de Sarraute, je pense plus particulièrement à lřétude dřElisabeth Eliez-Ruegg, La conscience d’autrui et la conscience des objets dans l’œuvre de Nathalie Sarraute, privilégiant une approche très existentialiste de lřœuvre de Sarraute en proposant dřanalyser son œuvre par le biais dřune dialectique de la matière ainsi quřà lřouvrage de Rachel Boué, op. cit., et enfin à un article de Tiphaine Samoyault, « Des choses sans objet » traitant du phénomène dřabstraction qui, dans une perspective phénoménologique, sřexerce sur les objets et les transforme en choses. 33 descripteur et de lecteur (de descriptaire) particulières26 » écarte dřemblée les méthodes dřapproche des textes faisant appel, entre autres, à la psychanalyse, à la sociocritique et aux études socio-historiques ou socio-politiques au profit dřune approche sémiotique fortement inspirée des travaux de Philippe Hamon sur la description et ceux de Roland Barthes.

Afin de saisir les différences qui séparent lřobjet traditionnel des romans de Balzac et de Flaubert de ceux de Sarraute et de Perec, il me semble opportun de puiser dans les ouvrages de Philippe Hamon portant sur la description et le texte réaliste27, « texte lisible-classique28 » dont le chercheur inventorie les

« thématiques privilégiées » et les « structures actancielles et actorielles spécifiques »29. Lřanalyse des textes des romanciers du XIXe, les critères sur lesquels ils reposent fournissent des renseignements essentiels sur leur mode de fonctionnement et donnent à réfléchir sur les techniques utilisées par Sarraute et par Perec, techniques qui, au lieu de sřinscrire totalement en opposition avec les techniques conventionnelles, les intègrent subtilement dans leurs œuvres pour les faire dysfonctionner et renouveler, par la même occasion, la perception de lřobjet.

Concernant les divergences et les convergences entre les œuvres de Sartre, celles du nouveau roman et celles de Sarraute et Perec, il est nécessaire de sřappuyer sur lřouvrage de Celia Britton30 donnant à comprendre les rapports entre le roman engagé, lřexistentialisme et le nouveau roman, celui de Hervé Le

26 Philippe Hamon, Du Descriptif, Paris, Hachette, 1993, p.6. 27 Voir Philippe Hamon, Introduction à l’analyse du descriptif, Paris, Hachette, 1981, mais aussi Du descriptif, op. cit., et « Un discours contraint », Poétique, n°16, 1973, p.411-445. 28 Philippe Hamon, Du Descriptif, op. cit., p.6. 29 Idem. 30 Celia Britton, The Nouveau Roman. Fiction, Theory and Politics, New York,. St Martin's Press, Basingstoke-London, Macmillan, 1992. 34

Tellier31 pour concevoir les grandes lignes esthétiques de lřOulipo et les textes de

Robbe-Grillet (Pour un nouveau roman), Roland Barthes (Le Degré zéro de l’écriture, Essais critiques) pour replacer les textes qui montrent lřobjet sous un jour différent dès 1938 avec La Nausée.

Le dernier stade de ce travail dřordre comparatif consiste à approfondir la nature des liens manifestes de Sarraute et de Perec avec certains plasticiens et designers de leur époque, cřest la dire, de mettre en relief la poétique et lřesthétique qui leur sont communes. Si la question de lřart peut renvoyer à un thème, une pratique, une procédure, une conception, une mise en abyme, il intéresse les romanciers. « Il ne sřagit pas pour Perec de faire concurrence à la peinture sur son propre terrain […] mais de trouver à lřintérieur du matériau et des conventions linguistiques et littéraires un équivalent opératoire, voire paramétrique du travail pictural32 ». De même, on sait combien Nathalie Sarraute enviait à la peinture sa capacité à rendre simultanément des actions qui ont lieu à des moments différents, ce qui pousse la romancière à mettre au jour dans ses

œuvres des techniques lui permettant de rester au plus près de cette simultanéité.

Ceci explique que, pour trouver de tels équivalents, Sarraute et Perec ne puissent procéder à des transpositions directes des phénomènes artistiques et design qui sřopèrent tout au long du XXe siècle, mais soient contraints de composer avec les matériaux qui leur sont assignés, en dřautres termes, les mots qui décrivent les objets doivent faire lřobjet dřun travail, dřune recherche poussée. Je partirai, dès lors, du présupposé que les deux romanciers jouent sur les concepts de ready-

31 Hervé Le Tellier, Esthétique de l’Oulipo, Bordeaux, Le Castor Astral, 2006. 32 Mireille Ribière, « En parallèle : rencontre (Alphabet pour Stämpfli), Le Cabinet d’amateur, n°1, 1993, p.90, cité par Tania Ørum, op. cit., p.202. 35 made et de « transfiguration du banal » dans leurs œuvres, tout en les dépassant.

Ils refusent en effet de faire des objets quřils décrivent une transposition de ces phénomènes faisant figure de révolution dans lřart. Lřobjet dans le roman est moins un objet artistique quřun support participant à une volonté de renouveler le roman et le faire accéder au statut dřœuvre dřart.

Pour réfléchir au rapport entre ces phénomènes artistiques et les textes romanesques, lřétude sřassortira de références constantes au contexte (littéraire, philosophique, artistique, sociologique) dans lequel Sarraute et Perec et leurs contemporains publient. De fait, sřil est vain de prendre au pied de la lettre lřanalogie entre la place des objets dans la société et celle des objets romanesques, certaines questions telles que celles soulevées par la philosophie esthétique Ŕ

Arthur Danto et son concept de « transfiguration du banal », François Jost dans Le

Culte du banal, Yves Michaud avec L’Art à l’état gazeux. Essai sur le triomphe de l’esthétique, Alain Séguy-Duclos dans Définir l’art ou encore le travail de

Gérard Wacjman qui, dans L’Objet du siècle, revient longuement sur le concept de vide introduit au sein dřobjets considérés comme des œuvres dřart Ŕ ainsi que par les travaux de Nathalie Heinich (Le Triple jeu de l’art contemporain) sur la sociologie de lřart et ceux de Baudrillard le système des objets mřaideront à

étoffer les analyses des textes des deux romanciers. Les livres du philosophe

Clément Rosset, plus spécifiquement ceux qui traitent du réel et de lřillusion, seront un moyen de mettre en place une réflexion sur la singularité du réel et dřentrer dans les textes de Sarraute et de Perec pour dégager la vision du réel qui les sous-tend. Enfin, pour comprendre lřidée dřun triomphe esthétique des objets

36 quotidiens ainsi que le désir de les personnaliser de plus en plus, les travaux de

Lipovetsky (L’Ère du vide. Essai sur l’individualisme contemporain) et de

Maffesoli (Au creux des apparences. Pour une éthique de l’esthétique) seront particulièrement utiles, sans oublier les catalogues dřexposition (Le nouveau réalisme, L’Ivresse du réel. L’objet dans l’art du XXe siècle, Design contre design. Deux siècles de création), de même que des ouvrages examinant la question de lřobjet dans lřart et le design, dont ceux de Roger Bordier, de Simon

Morley, de Raymond Guidot, de Claire Fayolles, de Valérie Guillaume et dřElisabeth Couturier).

Plan de la thèse

Le premier chapitre situera les œuvres de Sarraute et de Perec dans leur contexte littéraire et philosophique. Ce faisant, jřai choisi dřévoquer le roman sartrien et lřexistentialisme dans la mesure où Sarraute et Perec pouvaient difficilement échapper à cette mouvance qui, en littérature, en philosophie et en politique, dominait le paysage culturel français dřaprès guerre et a contribué à redéfinir les rapports de lřhomme à lřenvironnement dans lequel il évolue. En amont de Sartre, il importait, ensuite, pour expliquer certaines des transformations que connaît lřobjet dans le roman de Sarraute et de Perec, de revenir sur Balzac quřil a fallu attendre, comme le dit si bien Roland Barthes, « pour que le roman ne soit plus lřespace de purs rapports humains, mais aussi de matières et dřusages appelés à jouer leur partie dans lřhistoire des passions33 ». Voulant à tout prix se

33 Roland Barthes, Le Degré zéro de l’écriture suivi de Nouveaux essais critiques, Paris, Seuil, coll. « Points Seuil », 1953, p.89. 37 démarquer des approches philosophiques de leur époque, de la littérature traditionnelle et de certaines conventions romanesques, Sarraute et Perec cherchent à affirmer leur singularité à travers les objets quřils décrivent dans leurs romans. Je commencerai à démontrer cette singularité en ayant recours à des comparaisons de leurs objets avec ceux de lřart moderne et contemporain. Ces derniers permettent, entre autres, de réfléchir au thème du vide, pris comme objet,

à la question de la reproduction et de lřimposture, au problème de lřesthétique et du banal devenu manière artistique.

Le second chapitre porte sur la place de lřobjet dans lřœuvre sarrautienne, envisageant dřabord les liens que la romancière entretient avec le nouveau roman, pour ensuite montrer ce qui la distingue des précurseurs et des autres romanciers liés à lřavant-garde. Je chercherai, dans ce chapitre, à mettre en lumière des aspects qui sřinsèrent dans une perspective post-industrielle : lřobjet matière/matériau, les questions de surface et dřauthenticité, lřobjet entre art et série/industrie, les nouveaux rapports entre lřindividu et lřobjet, lřobjet comme intégration du réel dans la littérature et lřart, lřobjet original versus lřobjet reproduit. Bien quřil ne demeure pas absent, le parallèle entre lřart et lřœuvre de

Sarraute est un peu moins manifeste car jřai davantage cherché à la comparer aux romanciers qui lui étaient contemporains et que lřon a rangé dans le nouveau roman pour dégager la singularité de lřauteur et ainsi pouvoir lřopposer à Perec.

Le chapitre trois examine la place de lřobjet dans lřœuvre de Perec qui, contrairement à Sarraute, a multiplié les expérimentations et varié ses champs dřécriture. Chez cet auteur, une poétique de lřénumération va de pair avec

38 lřinsertion de contraintes oulipiennes pour représenter lřobjet dans sa plus grande banalité. Les choses insignifiantes deviennent ainsi des objets en ce quřils figurent le vide, un peu comme Duchamp ou les nouveaux réalistes transforment les choses banales en œuvres dřart, le vide étant le moteur de cette transformation. Je montrerai que les objets sont matière à représentation, image et donc matériau ludique. Ensuite, je mettrai en parallèle les grands gestes fondateurs du Pop Art et ceux du roman perecquien : assembler/fragmenter, célébrer/banaliser, désirer/consommer récupérer/recycler pour comprendre lřévolution et la spécificité de lřœuvre perecquienne.

Le quatrième et dernier chapitre procède à une comparaison du statut de lřobjet chez Sarraute et chez Perec en lřassociant aux grandes caractéristiques du design. Ce faisant, je mřattacherai à comprendre lřévolution de lřidée de beauté dans le roman depuis le bibelot balzacien jusquřà lřobjet design.

Si lřobjet fait réellement son entrée dans le roman avec Balzac, cřest à lřauteur de

Madame Bovary que lřon doit dřavoir introduit les objets kitsch qui, dans ses

œuvres comme dans celles de Sarraute et de Perec sont aussi synonymes de faux, de trucage et de falsification, autant de thèmes et de procédés qui occuperont une place importante dans cette étude. Ensuite, jřexaminerai respectivement les grandes lignes pouvant se rattacher à une esthétique de la modernité et celles dérivant dřun courant davantage post-industriel en faisant dialoguer certains procédés de lřart et du design avec les postures adoptées par les romanciers. Je terminerai ma réflexion sur la présence de la vacuité dans les œuvres des deux romanciers et en mřinterrogeant sur la question de la subjectivité face à la

39 présence insistante et apparemment objective des objets romanesques accumulés et déclinés sous toutes leurs facettes.

40

CHAPITRE UN MÉTAMORPHOSES DE L’OBJET AU XXe SIÈCLE : PHILOSOPHIE, ART ET ROMANS DE SARRAUTE ET PEREC.

Introduction

Saisir le statut de lřobjet dans les romans de Nathalie Sarraute et de

Georges Perec suppose de restituer les auteurs dans le contexte littéraire et philosophique dans lequel ils ont publié leurs premières œuvres. Il mřimporte en effet de constater que les deux romanciers semblent, à bien des égards, se démarquer des courants que sont lřexistentialisme et la phénoménologie. La perspective esthétique que jřai choisie de donner à cette étude mettra lřaccent sur lřévolution de lřobjet dans les arts plastiques au XXe siècle pour tenter de comprendre la façon quřont Sarraute et Perec de démonter les mécanismes de la représentation traditionnelle.

De ce point de vue, lřart moderne fait subir à lřobjet un certain nombre de manipulations et de détournements susceptibles dřêtre rapprochés des techniques et des procédés utilisés par lřun et lřautre des écrivains. Le traitement de lřobjet par Perec et Sarraute a beaucoup en commun avec celui que les artistes ont réservé à celui-ci dans les arts plastiques depuis le début du XXe siècle, notamment en ce qui a trait à lřobjet banal, désormais jugé digne de figurer dans les musées, et à lřobjet dřart qui tend de plus en plus à faire partie du quotidien.

Pour examiner cette ambiguïté, il sera nécessaire de remonter à Balzac pour comprendre lřévolution du caractère esthétique de lřobjet romanesque et chercher

41 pourquoi il devient de plus en plus difficile de séparer la singularité de ce dernier de son caractère reproductible.

Ayant perdu les fonctions traditionnelles qui les caractérisaient dans lřœuvre de Balzac, les objets de Sarraute et de Perec semblent vides. Cřest pourquoi il devient naturel de sřinterroger sur la nature de ce vide qui sřimmisce partout et pourrait, en définitive, être lřobjet même des romanciers, voire « lřobjet du siècle », pour reprendre le titre de lřouvrage de Gérard Wacjman34. La matérialisation de ce vide est en étroite relation avec un phénomène dřesthétisation de lřexistence : plus les objets sont banals et quotidiens, plus ils semblent beaux. Je mřintéresserai à ce phénomène, exposé dans les œuvres de

Sarraute et de Perec ainsi que dans celles de certains autres artistes du XXe siècle.

On remarque en effet que les deux auteurs entretiennent la confusion entre des objets devenus esthétiques, mais qui nřacquièrent pas pour autant les qualités de lřœuvre dřart, et des objets intentionnellement artistiques et qui, de ce fait, sont lřaboutissement dřun travail.

Ces différents points me conduiront à dépasser les approches phénoménologique (la chose même), existentialiste (la gratuité de lřobjet reliée au problème de lřexistence) et sociologique (lřobjet uniquement appréhendé dans son rapport avec la société de consommation et les mutations que connaît le monde industriel) selon lesquelles il est tentant de lire les œuvres des deux auteurs. Je pourrai, dès lors, tenter un début de rapprochement avec le design qui, sans totalement évacuer les questions phénoménologiques et sociologiques, met en avant une ambivalence allant au-delà de ces questions : celle dřune recherche

34 Gérard Wacjman, L’Objet du siècle, Lagrasse, Verdier, coll. « Philia », 1998. 42 esthétique sřappliquant à des objets produits en série, répondant à des fonctions utilitaires. Ce premier chapitre se fixera comme objectif dřéclairer le statut de lřobjet romanesque sous un angle différent en sřécartant du contexte dans lequel lřoriginalité de Sarraute et de Perec est née.

43

I. Le contexte philosophique et littéraire

A. Positionnements de Sarraute et de Perec par rapport au roman sartrien

Au lendemain de la guerre, la figure de Sartre règne sur la scène littéraire et philosophique, trouvant ainsi de larges échos auprès de ses contemporains, mais provoquant aussi de forts mouvements de contestation parmi ses détracteurs.

Lřexistentialisme et la phénoménologie ont, de ce point de vue, des répercussions sur la manière dont Sarraute et Perec représentent les objets. Globalement, un net rejet de lřexistentialisme se dessine chez les deux auteurs, comme si le roman

était, pour eux, destiné à reconquérir sa singularité face à lřenvahissement du politique et du philosophique propre à la période sartrienne. Il est néanmoins indéniable que les deux écrivains ont su prendre en compte lřampleur de ces courants tant dans leur réflexion théorique que dans leurs œuvres Ŕ du moins à leurs débuts.

Dès sa jeunesse, Perec se démarque et fait part de sa réflexion sur lřétat de la littérature contemporaine dans une série dřarticles35. Malgré les flèches quřil décoche à lřexistentialisme, lřauteur reste influencé par Sartre. Ce dernier sřest bien trompé, selon Perec, sur les moyens et les techniques littéraires à adopter pour appréhender le monde, mais il a plaidé pour un réalisme en mesure de

35 Ces articles sont dřabord parus dans la revue Partisans. Le ton employé y est polémique : Perec énonce, dřentrée de jeu, que les deux grandes tendances de la littérature entre 1945 et 1965 Ŕ le roman engagé et le nouveau roman Ŕ sont « lřhistoire de deux échecs ». En face de ces échecs, « une place vide, une littérature nouvelle est à naître » (L.G. Une aventure des années soixante, « Pour une littérature réaliste », Paris, Seuil, coll. « La Librairie du XXe siècle », 1992, p.49). Pour plus de développements au sujet des liens de Perec avec la littérature de cette époque, voir Manet Von Montfrans, Georges Perec. La Contrainte du réel, Amsterdam-Atlanta, Rodopi, 1999, p.17- 48 44 toucher le lecteur et de le transformer36. Dès lors, la propension à accumuler les objets paraît difficilement séparable chez Perec dřune méthode visant à rationaliser le monde et à lřorganiser en un tout signifiant et cohérent.

En revanche, les rapports entretenus par les personnages sarrautiens avec les choses qui les environnent se rapprochent plus clairement de la philosophie existentialiste telle que définie par Sartre. Comme on le sait, la romancière sollicite lřappui du philosophe pour publier, dans la revue Les Temps modernes, des articles rassemblés plus tard dans L’Ère du soupçon et pour préfacer Portrait d’un inconnu dans lequel Sartre voit la mise au point dřune « technique qui permet dřatteindre […] la réalité humaine dans son existence même37 », ce que

Sarraute ne remet pas en cause38.

B. Existentialisme et phénoménologie : points communs et différences

Nier lřapport de lřexistentialisme et de la phénoménologie à lřœuvre sarrautienne ne serait, de ce point de vue, pas fondé. Cette œuvre ne saurait en effet sřenvisager sans « cette dialectique du mouvement incessant qui a besoin des

36 Sartre voit bien dans la littérature engagée un moyen de dévoiler la réalité en fonction des rapports que lřindividu entretient avec le monde. La vision dřun monde ordonné donne au lecteur les possibilités dřagir et, loin dřêtre statiques, les choses doivent être prises dans le mouvement dřun devenir susceptible dřexprimer les mutations historiques, sociales, politiques que connaît le monde. Sans un tel ancrage, les choses ne seraient perçues que de manière partielle, dřaprès Perec. Néanmoins, le « réalisme nřa jamais été la brutale restitution du réel. Pour avoir ignoré cette loi fondamentale, le roman sartrien a été un échec » (L.G. Une aventure des années soixante, « Engagement ou crise du langage », Paris, Seuil, coll. « La Librairie du XXe siècle », 1992, p.84). 37 Jean-Paul Sartre, Préface de Portrait d’un inconnu, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1947, p.15. 38 « Ils [les mouvements à lřétat naissant, qui ne peuvent pas encore être nommés…] sont en constante transformation, en perpétuel devenir. Cřest donc à juste titre, me semble-t-il, que Sartre a pu, à leur propos, parler dřexistence. Bien entendu, lřappréhension intellectuelle […] les transforme en « essence ». Mais on doit parler dřexistence si le lecteur peut les vivre à partir de leur éclosion, à travers les phases de leur développement et jusquřà leur aboutissement, sans savoir ni ce quřils sont, ni où ils vont » (Nathalie Sarraute, « La littérature aujourdřhui », Œuvres complètes, (Jean-Yves Tadié, éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1996, p.1662). 45 deux termes opposés39 », ceux de surface et de profondeur ou de dureté et de viscosité de la matière, de manière à placer le sujet sarrautien dans un mouvement de réversibilité continuel : « regard regardant » et « regard regardé », pour reprendre des termes sartriens, « voyant » et « visible », pour reprendre ceux de

Merleau-Ponty. Certains critiques de Sarraute y voient à ce titre des éléments phénoménologiques où la confrontation dřune conscience avec le monde des objets a lieu grâce à une technique dřinterpénétration40.

Le lien entre la phénoménologie et les romans de Perec existe également.

Les textes de lřécrivain qui décrivent les objets font toujours référence au sens visuel au moyen dřun œil omniprésent : celui qui « glisserait sur la moquette grise41 », dans Les Choses, sans jamais aller au-delà des surfaces des objets ou celui du « tu » dřUn Homme qui dort réduit à être cet œil : « Tu nřes plus quřun

œil. Un œil immense et fixe, qui voit tout, aussi bien ton corps affalé, que toi, regardé regardant…42 ». Comment ne pas songer à la phénoménologie avec cette expression de « regardé regardant » ? De plus, les chapitres de Perec commencent

39 Dominique Rabaté, « Le dehors du dedans », Modernités 12. Surface et intériorité, (Jean-Louis Cabanès, dir.), Pessac, Presses Universitaires de Bordeaux, 1998, p.198. 40 Ainsi, pour Celia Britton, les romans de Sarraute sont imprégnés de ce concept consistant à transformer les êtres en objets et inversement : « For instance the novels can also be read as containing brilliant illustrations of another concept to the early phase of Sartreřs thought : "being for other" » (Celia Britton, The Nouveau Roman. Fiction, Theory and Politics, New York, St- Martin Press, 1992, p.32) ; pour Rachel Boué, Evelyne Thoizet ou Pascale Foutrier, le rapport de lřindividu sarrautien au monde sřenvisage « non comme un face à face, mais comme un rapport dřinclusion » (Pascale Foutrier, « Un trou dans la toile de reps », Nathalie Sarraute et la représentation, (Monique Gosselin-Noat et Arnaud Rykner, dir.), Lille, Roman 20-50 (Actes), 2005, p.122). Ces chercheurs rapprochent ce rapport dřinclusion du concept de « chair au monde », forgé par Merleau-Ponty, selon lequel « notre présence au monde participe dřune sorte de retournement du corps sur le monde et du monde sur le corps » (Rachel Boué, Nathalie Sarraute. La sensation en quête de parole, Paris, LřHarmattan, 1997, p.264). 41 Georges Perec, Les Choses Ŕ Une Histoire des années soixante, Paris, René Julliard, coll. « Pocket », 1965, p.9, dorénavant désigné à lřaide des lettres LC, suivies du numéro de la page. 42 Georges Perec, Un Homme qui dort, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1967, p.117, dorénavant désigné à lřaide des lettres HQD, suivies du numéro de la page. 46 souvent par des relevés dřobjets méticuleusement répertoriés. « Devant de tels décors, le jugement, le plaisir sont en suspens. […] Sur de tels dénombrements, lřexcitation sémiologique, lřeffervescence imaginaire nřont guère de prise43 », comme le dit très à propos Claude Burgelin.

Or, cette mise en suspens neutralisante correspond justement à une illusion que lřindividu doit se garder de pousser jusquřau bout, sous peine de sřanéantir dans une « indifférence mortifère » et dřaboutir à ce « paroxysme pétrifiant auquel aboutit sa solitude »44. Lřœil devient alors lřorgane qui permet à lřêtre de prendre conscience de ses propres limites : « Tu ne peux pas třéchapper, tu ne peux pas

échapper à ton regard, tu ne pourras jamais […], il y aurait encore cet œil, ton œil, qui ne se fermera jamais, qui ne sřendormira jamais » (HQD, 117).

Le regard sur les choses semble donc avoir chez Perec une double fonction. La première contribue à enregistrer le réel et produit un effet dřanesthésie grâce au pouvoir de la désignation ou de la nomination simple. La seconde, loin dřêtre opposée à cette première fonction, vient la compléter en soulignant les illusions dont lřœil pourrait être victime. Apparaît alors tout un aspect fondamental de lřœuvre de Perec où, chaque fois quřil est question de lřœil et du regard sur les choses, lřauteur indique subtilement quřune illusion sous-tend leur représentation45.

43 Claude Burgelin, Georges Perec, Paris, Seuil, 1988, p.198. 44 Julien Roumette, « Le solitaire désemparé », dans Modernités 19. L’Invention du solitaire, (Dominique Rabaté, dir.), Pessac, Presses Universitaires de Bordeaux, 2003, p.348. 45 Le titre L’œil ébloui, album de photographies de trompe-lřœil, comme la citation tirée de Michel Strogoff et mise en exergue dans La Vie mode d’emploi, « Regarde de tous tes yeux, regarde », lancent des avertissements au lecteur à propos des images quřil est sur le point de visionner et des procédés auxquels il va être confronté : montages, pancartes, ekphrasis, reproductions, etc. qui vont inciter le lecteur à se représenter ce quřon lui désigne.

47

En jouant sur ce sens double, lřauteur ne sřarrête pas à lřaspect visuel des choses, et lorsquřil le fait, cřest pour en donner lřillusion, entretenant la confusion entre les objets réels et leurs images, entre lřomniprésence des objets et lřabsence dřobjets : « En face de toi, à la hauteur de tes yeux, sur une étagère de bois blanc, il y a un bol de Nescafé à moitié vide, un peu sale, un paquet de sucre tirant sur sa fin, une cigarette qui se consume dans un cendrier publicitaire en fausse opaline »

(HQD, 17-18). Dřun côté, le « tu » désigne les objets, c'est-à-dire quřil en montre les signes, selon lřétymologie latine du verbe « signum » ; de lřautre, lřénumération tend à indifférencier les objets en les mettant sur le même plan, leur

ôtant de la sorte littéralement leur signe : lřhomme qui dort « dé-signe ». On sent, dès les premiers textes de Perec, combien lřauteur commence à jouer avec les mots.

Sarraute ne sřen tient pas non plus à une appréhension phénoménologique du monde. Lřobjet est soumis, chez-elle, aux changements continuels de la perception pour être décomposé :

« Vous regardez nos fauteuils neufs ? Ils sont jolis, nřest-ce-pas ? Cřest un tapissier qui travaille à la perfection… Il fournit les meilleurs cuirs… Un ancien ouvrier de chez Maple… Inusable… Et bien moins cher… Vous devriez donner lřadresse à vos enfants, puisquřils sont en train de sřinstaller. Ça leur durera toute leur vie… » Et cřétait vrai : cřétait exactement ce quřil leur fallait, ce quřelle aurait voulu leur donner Ŕ solide, inusable, un cuir superbe. Elle avait passé la main sur lřaccoudoir, elle avait tâté le coussin, souple, soyeux, le dossier dřune forme confortable et sobre, dans le meilleur goût anglais… Mais cřest inutile de demander lřadresse. Ce nřest pas pour nous, tout cela, pas pour nous autres, là-bas46.

On a ici la reproduction dřun discours publicitaire, mais on assiste, en même temps à la mise à mal de ce discours. Derrière le produit de consommation

46 Nathalie Sarraute, Le Planétarium, dans Œuvres complètes, (Jean-Yves Tadié, éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1996, p. 365-366, dorénavant désigné à lřaide des lettres LP, suivies du numéro de la page. 48 courante se loge une question, devenue idée fixe chez Sarraute : comment rendre vivant un objet, figé par définition, ou comment introduire un mouvement au sein dřun produit fini, « solide » avec lequel « tout est simple, net » (LP, 366) ? Il y a là une recherche esthétique évidente avec les possibilités offertes par les techniques de la reformulation et de la coupure. On notera aussi la volonté de

Sarraute de faire prendre conscience au lecteur de cette recherche. Or, cette volonté nřintervient pas par hasard, elle est au centre dřun projet où la désignation de lřobjet est censée produire un effet clairement prémédité par la romancière. Ici, on répète un slogan de publicité composé de mots débités mécaniquement pour convaincre son interlocuteur, mais également pour lui faire prendre conscience dřun décalage.

Il y a, en définitive, chez Sarraute et chez Perec un effort pour concilier le fond et la forme, autrement dit, le signifié et le signifiant ; pour mettre en forme les objets que les romanciers désignent et qui paraissent dépasser le simple fait dřêtre désignés et regardés. La désignation des objets devient dès lors un véritable métier de création pour le romancier, lequel va devoir faire jouer son imagination grâce aux ressources offertes par les textes.

C. Prise de distance par rapport à lřexistentialisme et la phénoménologie

La place accordée à la forme est bien essentielle chez Sarraute et chez

Perec. Si la conciliation de lřintention réaliste avec la recherche formelle peut paraître moins visible dans les œuvres de jeunesse de Perec, elle ne fera que sřaffirmer dès la participation du romancier aux activités de lřOulipo. Ce moment

49 marque le passage « du réalisme critique au réalisme citationnel », selon Manet van Montfrans :

Si lřapproche que Perec pratiquait dans les articles de Partisans était plus idéologique que proprement littéraire, la réflexion sur les thèmes et techniques de ses écrivains préférés et le travail dřécriture lřamènent à donner à sa revendication réaliste une forme plus précise : par un recours systématique à lřintertextualité se construit un nouveau type de représentation du réel47.

Les prises de positions de Sarraute sont moins susceptibles dřévoluer que celles de Perec qui se targue de ne jamais écrire deux fois le même livre et de diversifier ses champs dřexpérimentation. La romancière, cependant, nřen revient pas moins sur lřinterprétation que Sartre avait faite de Portrait d’un inconnu et sur le rôle de la forme délaissée par le philosophe au profit du fond. Sarraute reproche

à Sartre dřêtre un des traditionalistes pour qui la perception du monde évolue indépendamment de formes novatrices : « Il [Sartre] avait une idée préconçue de ce que devait être une forme romanesque tout en refusant de lui trouver une expression neuve48 ». Dřoù la dissension exprimée par Sarraute au sujet du terme

« anti-roman » dont Sartre sřest servi pour qualifier lřœuvre romanesque sarrautienne. Ce refus traduit en réalité une opposition entre deux conceptions du langage49, et de fait, une différence sensible dans la vision du réel et la manière dřenvisager lřart romanesque. Ainsi, il serait impensable de trouver, chez Sartre,

47 Manet von Montfrans, Georges Perec. La Contrainte du réel, Amsterdam/Atlanta, Rodopi, 1999, p.49. 48 « Nathalie Sarraute : Sartre sřest trompé à mon sujet », Les Nouvelles littéraires, Propos recueillis par Jean-Louis Ezine, n°2552, 30 septembre Ŕ 6 octobre 1976, p.5. 49 Il faut rappeler que, pour Sartre, le langage nřest rien de plus quřun instrument supposé rendre la réalité décrite de manière transparente et signifiante : « […] le style fait la valeur de la prose. Mais il doit passer inaperçu. […] les mots sont transparents et le regard les traverse… », (Jean-Paul Sartre, Qu’est-ce-que la littérature ?, Paris, Gallimard, coll. « Folio essai », p.30), tandis que les efforts de Sarraute portent en premier lieu sur le langage dit « essentiel » afin de rehausser le roman au rang dřart majeur, comme elle lřexplique dans sa conférence sur lřart du langage dans le roman. On assiste alors à une opacification du langage dans les œuvres de Sarraute, opacification soulignant lřinadéquation des choses par rapport aux mots qui les décrivent. 50 les images poétiques suivantes, lesquelles constituent un véritable leitmotiv dans

Vous les entendez ? :

Oui, des rires clairs transparents… De ces rires enfantins et charmants qui passent à travers les portes des salons où les dames se sont retirées après le dîner… Amples housses de chintz aux teintes passées. Pois de senteur dans les vieux vases. Des charbons rougeoient, des bûches flambent dans les cheminées… Leurs rires innocents, mutins, juste un peu malicieux, fusent…50

Les objets énumérés ici servent à faire contrepoint au rire qui nřest pas

« exactement une réalité de nature verbale51 », comme le souligne Jean Pierrot, et qui se rapproche de la « sous-conversation » Ŕ celle-ci étant considérée par

Sarraute comme « ce qui se dissimule derrière le monologue intérieur : un foisonnement innombrable de sensations, dřimages, de sentiments, de souvenirs, dřimpulsions, de petits actes larvés quřaucun langage intérieur nřexprime, qui se bousculent aux portes de la conscience…52 ». Or, cette sous-conversation a besoin, pour exister, de la réalité conventionnelle et banale Ŕ ici cette cascade dřimages « aux teintes passées » qui véhiculent des clichés et jouent sur les sonorités aigues, en mesure de mimer le rire, se propageant tel une traînée de poudre dans le livre.

Chez Perec, il sřagit moins de se différencier par le style en tant que tel que de recourir à lřintertextualité, laquelle constitue pour lui une forme de réponse aux œuvres de Sartre. Comme nřont pas manqué de le relever Yves Reuter et

Julien Roumette, la reprise de la fameuse description de lřarbre, dans Un Homme

50 Nathalie Sarraute, Vous les entendez?, dans Œuvres complètes, (Jean-Yves Tadié, éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1996, p.737, dorénavant désigné par les lettres VE, suivies du numéro de la page. 51 Jean Pierrot, « Le thème de lřart dans Vous les entendez ? », Autour de Nathalie Sarraute, Actes du colloque international de Cerisy-La-Salle, 9 au 19 juillet 1989, (Valérie Minogue et Sabine Raffy, dir.), Paris, Les Belles Lettres, 1995, p.104. 52 Nathalie Sarraute, L’Ère du soupçon, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1956, p.97. 51 qui dort, vise à démentir la conception sartrienne de lřexistence et à renverser lřimage du héros négatif et métaphysique53. Lřintertextualité offre en somme à

Perec la possibilité dřéchapper aux courants de son temps, courants quřil ne fait toutefois pas totalement disparaître. Il sřagit là « dřun bonheur secret de lřécriture », comme lřexplique Marie-Pascale Huglo à propos dřUn Homme qui dort : « Les phrases se divisent en éléments de citations qui, partiellement repris, projettent un sens autre, un événement neuf »54.

En définitive, Sarraute et Perec se distancient des courants existentialiste et phénoménologique, la première en affirmant sa conception du roman et sa vision du réel en vertu desquelles il sřagit « dřexprimer la sensation donnée par la chose55 », le second en radicalisant certains procédés formels ainsi que sa pratique de la littérature conçue comme un puzzle56. Ces prises de positions traduisent moins un rejet définitif des courants dans lesquels les œuvres des romanciers

53 « Le dégoût de soi ne naît pas du face à face avec lřarbre, réponse à Sartre, image pour image […]. Nulle révélation de la réalité de lřexistence, nul malaise, nulle remise en cause. », Julien Roumette, « Le solitaire désemparé », op. cit., p.330-331. Voir également, Yves Reuter, « Construction/Déconstruction du personnage dans Un Homme qui dort de Georges Perec », dans Construction/Déconstruction du personnage dans la littérature narrative au XXe siècle, (Françoise Lioure, dir.), Clermont-Ferrand, Association de publication de la faculté des Lettres et Sciences Humaines de Clermont-Ferrand, 1993, p.110 et 116. 54 Marie-Pascale Huglo, « Du Palimpseste à lřécho. Un Homme qui dort de Georges Perec », Le Cabinet d’amateur, http://www.cabinetperec.org/articles/huglo/article-huglo.html, déc. 2001, p.8 et 9. 55 Nathalie Sarraute, « Le Langage dans lřart du roman », Œuvres complètes, (Jean-Yves Tadié, éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1996, p.1691. 56 « Vers lřâge de vingt ans, il y avait une vingtaine dřauteurs que jřaimais beaucoup et qui, ensemble, dessinaient pour moi une espèce de puzzle. Il y avait Michel Leiris, Jules Verne, Roussel, Flaubert, Stendhal… Ils ne se ressemblaient pas mais ils avaient tous quelque chose en commun Ŕ certaines frontières. Et à partir de cela, je pouvais dessiner un puzzle, et quelque part dans ce puzzle, il restait un espace vide qui était Ŕ me semblait-il Ŕ à moi… il y avait un espace que je viendrais occuper. De même, quand je prends mes livres, je me dis que tous mes livres sont différents les uns des autres et quřils ont tous quelque chose en commun. Ils dessinent, à nouveau une espèce de puzzle dans lequel il reste un espace vide, qui est le livre que je me prépare à écrire » (Georges Perec. Entretiens et conférences, (Dominique Bertelli et Mireille Ribière, éd.), vol. I, Nantes, Joseph K, 2003, p.252). 52 paraissent, quřune volonté de singularisation afin de ne pas se voir accoler une

étiquette minimisant leur originalité.

Cette originalité, ils continueront à la faire valoir vis-à-vis des courants et des regroupements qui prendront le relais de lřexistentialisme ou qui sřédifieront en réaction à cette domination du champ littéraire entre 1945 et 1965. Parmi ces tendances, on citera le nouveau roman, en général, et lřœuvre de Robbe-Grillet57, en particulier. Cette dernière regorge dřobjets aussi opaques quřambigus car, décrire les choses, selon Robbe-Grillet, « cřest délibérément se placer à lřextérieur, en face de celles-ci. Il ne sřagit plus de se les approprier ni de rien reporter sur elles58 ». De plus, celui quřon surnomme le « pape du nouveau roman » a trouvé en Roland Barthes un interprète de son projet, ce qui a accentué cette tendance quřavaient les critiques à parler « dřobjectalité » et de « roman objectal », de « réification », de « lřinvasion des choses », de « lřÉcole du regard » et de « littérature optique » pour qualifier lřimportance prise par les descriptions dřobjets dans le roman59 de cette époque.

57 Dans les chapitres suivants, jřexpliquerai ce qui différencie respectivement Robbe-Grillet de Sarraute et de Perec autour de la question de lřobjet. Cřest pourquoi je nřétablirai pas ici de comparaisons entre ces auteurs pour davantage me concentrer sur lřexistentialisme et la phénoménologie et comprendre le dépassement quřen font les deux romanciers. Dřautre part, je voudrai dès à présent établir des parallèles entre lřart et le roman, plus exactement, entre les objets artistiques et les objets romanesques au lieu de mřappesantir sur les rapports entre les écrivains du nouveau roman et ceux qui mřintéressent. Cette partie sur lřart est un élément de plus pour rendre plausible un dépassement des grands courants et tendances de la littérature entre 1945 et 1975 par Sarraute et Perec. 58 Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1963, p.78. 59 Les fameux articles que Roland Barthes a écrits sur Robbe-Grillet et la place de lřobjet dans le roman sont bien connus. Voir « Littérature objective », « Littérature littérale », « Il nřy a pas dřécole Robbe-Grillet », dans Essais critiques. Mon but nřest pas ici de les résumer ou de les contester, mais simplement de rappeler quřils ont été le sujet de vives réactions et dřexplications car, si dans un premier temps Barthes affirme que « lřobjet nřexiste pas au-delà de son phénomène » (Roland Barthes, Essais critiques, Paris, Seuil, 1964, p.33) et que lřart de lřauteur consiste à « retirer lřhomme de la fabrication ou du devenir des objets, et dépayser enfin le monde à sa surface » (Ibid, p.41), il revient sur ses positions dans la préface du livre de Bruce Morrissette en concédant que lřobjet robbe-grilletien peut également être pourvu dřune dimension 53

Dans un registre plus sociologique et sémiologique, lřobjet a également été au centre dřétudes théoriques comme celles de Jean Baudrillard60 ou de Roland

Barthes61 qui, à partir des années soixante, sřinterrogent sur la production infinie dřobjets. Or, Perec et Sarraute refusent de voir leurs œuvres réduites à des entreprises de contestation de lřobjet ou à des critiques de la société de consommation parce quřils cherchent dřabord à se singulariser par rapport et au sein dřun tel contexte, lequel se trouve pourtant toujours plus ou moins en arrière- plan de leurs romans. Cřest pourquoi je me concentrerai dřabord sur les fonctions esthétiques de lřobjet quotidien ainsi que les stratégies littéraires et artistiques qui consistent à banaliser lřobjet dřart. Bien sûr, je ne prétendrai pas séparer abusivement la question esthétique des mutations que connaît lřobjet dans lřart et la société depuis les années dřaprès-guerre. En revanche, jřessaierai de rapprocher ponctuellement les mutations qui ont lieu dans le domaine artistique des

« humaniste ». Ajoutons à cela que Sarraute pensait que cřétait se tromper que de qualifier « dřobjectales » ses œuvres et celles de Robbe-Grillet : « […] chez lui, il sřagit toujours dřun homme animé par une passion […]. Rien nřest vu de manière objective. […] Chez moi, cřest lřhomme qui domine constamment, lřobjet nřétant que lřinstrument dont lřhomme se sert pour exprimer son angoisse ou pour la camoufler. Lřobjet nřest rien sans lřhomme qui le regarde et qui sřen sert » (Nathalie Sarraute, « Entretien avec Bettina L. Knapp », Kentucky Romance Quarterly, vol. XIV, n°3, 1967, p.290). 60 Voir Le Système des objets qui consacre sa conclusion à ériger une définition de lřobjet de consommation et sřappuie, pour ce faire, sur Les Choses de Perec où, selon le sociologue, « tout est signe, et signe pur. Rien nřa de présence ni dřhistoire, tout par contre y est riche de références […]. Tous ces objets nřont que de la singularité : ils sont abstraits dans leur différence […] et se combinent en vertu de cette abstraction. Nous sommes dans lřunivers de la consommation » (Jean Baudrillard, Le Système des objets, Paris, Gallimard, 1968, p.236). 61 Barthes est littéralement fasciné par cette époque moderne qui produit une infinité dřobjets nouveaux (avènement du cinéma, de la publicité, de la télévision et des objets ménagers), en même temps quřune prolifération dřénoncés sur ces objets. Le sémiologue met en avant les mutations qui ont lieu en Europe, au cours des années soixante, en analysant les grandes caractéristiques et les principaux phénomènes de la société de masse avec les instruments de la linguistique et de la sémiologie. Il y a pour Barthes une très forte coïncidence entre la rupture anthropologique, sociale et culturelle qui sřopère dans les années soixante et la rupture épistémologique qui prend forme avec la naissance de discours et de sciences nouveaux. Voir à ce sujet Mythologies et Système de la Mode. 54 chamboulements que connaît la société et qui sřillustrent parfaitement dans lřart contemporain.

55

II. Le statut de l’objet dans l’art et dans le roman sarrautien et perecquien

A. Singularité de lřobjet, reproduction et faux-semblant

a. L’objet en question

Un « divan Chesterfield » (LC, 156), « quelques outils anciens » exposés dans une vitrine62, des « housses de chintz » (VE, 737), un « coin de table », « la porte dřun buffet63 », « un lampion japonais qui donnait au tout un jour opalin64 »,

« des « rideaux de percale » (T, 25), des « bibliothèques de chêne clair » (LC,

156), « les restes du raout » (VME, 173), « les torchons salis », « les allumettes brulées », « les vieux journaux »65, « un bol de Nescafé à moitié vide » (HQD,

17), « lřobjet le plus insignifiant66 », un « juke-box elvis-presleyien » (VME, 236), un « album de peluche violette et fermé par une grosse boucle dřacier » (M, 230), des « montres lubriques » de collection (VME, 399), des fauteuils de cuir (LP

365), des « robots ménagers télécommandés » (VME, 393), une « porte arrondie »

(LP, 142), voici quelques exemples dřobjets décrits ou énumérés dans les romans de Sarraute et de Perec. Ils ont en commun de mettre en avant la profusion des biens matériels qui caractérise le XXe siècle, mais surtout de relier entre eux deux domaines auparavant distincts : le banal/quotidien et le champ esthétique. Non seulement, ces objets ordinaires prennent les qualités dřobjets esthétiques, mais ils

62 Georges Perec, La Vie mode d’emploi, Paris, Hachette, coll. « Le Livre de Poche », 1978, p.134, dorénavant désigné par les lettres VME, suivies du numéro de la page. 63 Nathalie Sarraute, Tropismes, dans Œuvres complètes, (Jean-Yves Tadié, éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de a Pléiade », 1996, p.30, dorénavant désigné par la lettre T, suivie du numéro de la page. 64 Georges Perec, La Disparition, Paris, Gallimard, coll. « LřImaginaire », 1969, p.34, dorénavant désigné par les lettres LD, suivies du numéro de la page. 65 Nathalie Sarraute, Portrait d’un inconnu, dans Œuvres complètes, (Jean-Yves Tadié, éd.), op. cit., p.46, dorénavant désigné par les lettres PI, suivies du numéro de la page. 66 Nathalie Sarraute, Martereau, dans Œuvres complètes, (Jean-Yves Tadié, éd.), op. cit., p.190, dorénavant désigné par la lettre M, suivie du numéro de la page.

56 produisent en outre des effets poétiques. À force dřêtre détaillés et accumulés, les objets énumérés gagnent fortement en abstraction. Ce constat commun aux romans de Sarraute et de Perec illustre « un des phénomènes les plus marquants de lřart de ce siècle : lřenvahissement du champ artistique, et plus largement de lřimaginaire, par la réalité, une réalité quotidienne, banale, vulgaire », ce phénomène impliquant lui-même « une mise en péril des frontières entre le réel et lřimaginaire, le vécu et le rêvé, le transitoire et lřéternel »67.

Si dans lřart où, tout au long du XXe siècle, lřobjet réel tend progressivement à faire disparaître la notion dřœuvre dřart68, la forte présence de lřobjet dans les romans de Sarraute et de Perec nřa plus grand-chose à voir avec lřobjet balzacien. Les définitions traditionnelles de lřobjet dřart et de lřobjet romanesque ne fonctionnent plus : le statut de lřobjet, en premier lieu de Balzac à

Flaubert, puis surtout de Balzac à Sarraute/Perec, évolue à cause de la multiplication de produits de série, lesquels se réclament de plus en plus fréquemment du domaine esthétique. Je souhaiterais donc, dans cette section, mřattarder sur les conséquences de cette démultiplication de lřobjet. Elle donne en effet à réfléchir sur les questions du double et du faux Ŕ problèmes absents du roman balzacien, mais éminemment présents chez Sarraute et chez Perec.

Jřétudierai ces questions autour du paradigme du collectionneur et de la collection au sein de laquelle sřinscrit cette ambiguïté qui traverse le XXe siècle tant dans lřart et que dans le roman : celle de lřobjet dřart confondu avec lřobjet banal.

67 Guy Tosatto, L’Ivresse du réel ou l’objet dans l’art au XXe siècle, Paris, Réunion des musées nationaux/Carré dřArt de Nîmes, 1993, p.8. 68 Ce nřest « pas la fin de lřart » affirme Yves Michaud, mais « la fin de son régime dřobjet », (Yves Michaud, L’Art à l’état gazeux. Essai sur le triomphe de l’esthétique, Paris, Stock, 2003, p.11. 57

Revenons sur la définition traditionnelle de lřobjet dřart et de lřobjet romanesque. Lorsque Sarraute et Perec montrent lřobjet dřun point de vue traditionnel, ils font de cette entité un « repoussoir », selon lřexpression de

Sarraute. Aussi, le sort que Balzac réserve à lřobjet Ŕ et plus spécialement, à lřobjet de collection Ŕ, diffère de celui que les romanciers lui réservent sur bien des points.

Le collectionneur, avec les autres figures qui lui sont associées Ŕ le brocanteur, lřantiquaire, lřamateur dřart, lřartiste Ŕ a bien sa place dans la vaste galerie des personnages de La Comédie humaine et, plus particulièrement, dans Le

Cousins Pons. La philosophie du collectionneur se conçoit très clairement dans la mesure où elle est partie prenante de lřidentité psychologique du personnage69 et parce quřelle représente une frange de la société70 dont on comprend les mobiles et les actes. La philosophie de Pons repose sur cinq principes. Le collectionneur vit en dehors de son temps : « Le mérite du collectionneur est de devancer la mode71 » dira Pons ; il pratique le langage de lřobjet : « Moi, je crois à lřintelligence des objets dřart, ils connaissent les amateurs, ils leur font : Chit,

Chit! » (CP, 60) ; il éprouve un amour profond et désintéressé vis-à-vis de lřobjet possédé Ŕ le rapport à la sensation est mis entre parenthèse pour laisser place à la

69 « Envoyé par lřÉtat à Rome, pour devenir un grand musicien, Sylvain Pons en avait rapporté le goût des antiquités et des belles choses d’art. Il se connaissait admirablement en tous ces travaux, chefs-d’œuvre de la main et de la Pensée, compris depuis peu dans ce mot populaire, le Bric à Brac », (Honoré de Balzac, Le Cousins Pons, Paris, Hachette, coll. « Le Livre de Poche », 1963, p.23), (je souligne). On remarque ici que lřobjet de collection et le « bric à brac » sont automatiquement associés à la beauté. 70 En plus dřêtre un ressort de lřintrigue, lřobjet balzacien opère une distinction entre les différentes catégories sociales. Dřun côté, on a les parvenus représentés par les « parents » de Pons. Ils sont parfaitement ignorants de la beauté des dřobjets dřart (Cécile voit dans lřéventail de Watteau que lui donne Pons « une petite bêtise ») et nřen voient que la valeur ; de lřautre, on a les êtres raffinés et sensibles pour qui les objets dřart nřont pas de prix. 71 Honoré de Balzac, Le Cousins Pons, Paris, Hachette, coll. « Le Livre de Poche », 1963, p.62, dorénavant désigné par les lettres CP, suivies du numéro de la page. 58 contemplation Ŕ : « il possédait son musée pour en jouir à toute heure » (CP, 27) et « La plus belle chose du monde qui coûtait trois cents francs, nřexistait pas pour lui » (CP, 25) ; lřœuvre quřil recherche est unique : « Tenez, ne voyez-vous pas la signature? » (CP, 63); et enfin, son désir de possession est insatiable « […] cřest la chasse aux chefs-dřœuvre! » (CP, 62) et « Schmücke avait vu Pons changeant sept fois dřhorloge en troquant une inférieure contre une plus belle »

(CP, 82).

Sarraute et Perec reprennent certains de ces principes fondateurs, notamment celui de la marginalité du collectionneur qui participe dřun désir de singularité. En revanche, le langage de lřobjet si présent pour le collectionneur balzacien ne fonctionne plus dans les œuvres des deux romanciers. La collection balzacienne est un personnage à part entière au même titre que Pons, ce qui nřest pas le cas des œuvres de Sarraute et de Perec. De plus, la collection chez ces deux auteurs reçoit une dimension plus négative. Autant la recherche esthétique chez

Balzac va de pair avec une jouissance de lřobjet, autant cette recherche confine à lřobsession dans le roman sarrautien et perecquien. Lřidée de collectionner est assimilée à une « manie » Ŕ le mot, du reste, revient en leitmotiv dans les romans de Sarraute72 Ŕ ou à une perte de temps « […] cet enfant gâté, capricieux, gaspillant ses forces dans des futilités, tandis que le temps passe » (LP, 375), dira la mère de Giselle à propos de son gendre, amateur de belles choses. En outre, la figure de lřesthète renvoie souvent à une sensibilité exacerbée et donc à la

72 « Mais chez vous, rends-toi compte, mon petit, cřest de la vraie manie », (LP, 375) ; Berthe est également une vraie « maniaque » (Ibid., 356), dřaprès Alain ; « Il avait réussi peu à peu à maîtriser toutes ses manies stupides […] ; il ne collectionnait même pas […] les timbres postes » (T, 29), tout comme le père, dans Portrait d’un inconnu, a ses manies avec les choses banales qui lřentourent. 59 faiblesse du collectionneur : en face de « lřunivers solide et dur où de vrais hommes se battent », on trouve « les incapables, les paresseux, les petits énervés, les dégoûtés, les "esthètes"… » (M, 36). Pour Perec, la collection sřapparente à une quête de perfection. Ainsi, ce nřest pas la recherche du beau ou son intérêt pour lřaquarelle qui motive Bartlebooth à capturer 500 vues de ports en 20 ans pour les conserver, les découper en puzzle et les recomposer, mais « une certaine idée de la perfection » (VME, 157), perfection circulaire, puisque le personnage fait disparaître toute trace de ses toiles, une fois quřil les a reconstituées.

La collection est donc dévalorisée chez Sarraute et chez Perec. Elle possède une dimension futile ou stérile. Cette dévalorisation est confirmée par la réticence, voire la hantise que les deux romanciers éprouvent lorsquřils sont confrontés à la netteté et au figé. Tous deux ennemis des catégorisations abusives, ils semblent aller à lřencontre de cette idée énoncée par Jean Baudrillard à propos de la collection dans Le Système des objets, et selon laquelle « [l]řobjet est ce qui se laisse le mieux "personnaliser" et comptabiliser à la fois. […] Lřobjet est bien ainsi au sens strict un miroir : les images quřil renvoie ne peuvent que se succéder sans se contredire. Et cřest un miroir parfait, puisquřil ne renvoie pas les images réelles, mais les images désirées73 ». Les auteurs combattent en effet cette image du miroir parfait. Soit cette image forme un contraste avec les sensations invisibles qui se nichent tout autour de lřobjet, soit elle est un piège, un trompe- lřœil. Ainsi, chez Sarraute, la collection et la « manie » de collectionner sont à lřorigine dřune série de clichés que les personnages reprennent à tour de rôle.

Tantôt cřest « la soif de conquêtes » qui porte Germaine Lemaire à amasser les

73 Jean Baudrillard, Le Système des objets, Paris, Gallimard, 1968, p.108. 60

« choses étranges, très belles… » (LP, 398), tantôt Gisèle et Alain placent leur mère et belle-mère dans « leur collection dřobjets curieux » (LP, 379). Puis vient le tour dřAlain, pour qui collectionner les belles choses « cřest une passion, cřest de la frénésie […] Cřest une façon de sřoublier » (LP, 374), selon sa belle-mère, etc. Cette technique de la plaque tournante des points de vue empêche de geler les mouvements qui circulent entre les êtres. De même, la répétition de structures semblables et surtout lřomniprésence du collectionneur dans les œuvres de Perec

Ŕ La Vie mode d’emploi et Un Cabinet d’amateur en particulier Ŕ donnent de cette figure une image schématisée et caricaturée à lřextrême : lřhomme de lřidée fixe jouant avec le feu et dont la faillite est quasi certaine, lorsquřelle nřest pas complètement destructrice. Les exemples de cette faillite ne manquent pas : suicide du valet de Lady Forthright, chargé de garder la collection de montres et dřautomates, mais qui brise la pièce la plus précieuse par inadvertance, recherche dřunica74 fatale à James Sherwood et disparition des 49 œufs de Carl

Fabergé de Madame Danglars qui ont fini brûlés, etc.

Malgré cet aspect mortifère, la collection persiste à exercer une certaine fascination sur les deux auteurs en raison de sa dimension inachevée. Il y a toujours une pièce manquante. Même chez Sarraute où les objets reviennent en leitmotiv afin de donner forme aux tropismes, on trouve toujours de nouveaux objets qui viennent compléter ceux qui ont déjà été présentés au lecteur. Dans Le

Planétarium, on a dřabord la porte arrondie et les rideaux de velours, les fauteuils de cuir et la bergère Louis XV, puis se rajoutent les objets de mauvais goût avec

74 « Un unicum, dans le jargon des libraires, des chineurs et des marchands de curiosités, est, comme son nom le laisse deviner, un objet dont il nřexiste quřun exemplaire », (VME, 117). 61

« plats de Plougastel », la vierge Renaissance, lřamphore… Du côté de Perec, le phénomène est encore plus évident, avec les nombreux personnages à la poursuite dřun objet en particulier et les moyens mis en œuvre pour acquérir la pièce convoitée, parce que manquante dans la collection. Cřest le cas des Danglars prêts

à toutes les audaces pour dérober des objets de prix dans les réceptions mondaines, objets quřils répertorient dans un cahier des charges afin de déclencher « chez lřun et chez lřautre une sorte dřivresse libidinale qui devint très vite leur raison de vivre » (VME, 491).

En définitive, la recherche de perfection chez les personnages sarrautiens et perecquiens pourrait être un équivalent de la tendance qui prévaut dans le monde de lřart depuis les années soixante-dix, celle dřune expérience esthétique tendant « à colorer la totalité des expériences, où les vécus sont tenus de se présenter sur le mode de la beauté » et illustrant un changement entre deux

époques : « La postmodernité ne fut quřun nom commode pour faire passer ce passage, pour faire admettre cette disparition, comme si le mort nřétait pas mort et se survivait dans sa postérité immédiate »75, comme le dit si bien Yves Michaud.

b. Objet de la bêtise et art industriel

Lřidée de produire des objets parfaits sřinstalle avec lřarrivée de lřindustrie annonçant, par la même occasion, la fin de lřunicité de lřobjet. Ces changements majeurs, dont la littérature de Nathalie Sarraute et de Georges Perec porte les traces, rendent poreuses les frontières entre réel et imaginaire, bel objet et objet de pacotille, objet dřart et objet usuel pour ne considérer que ces

75 Yves Michaud, op. cit., p.18. 62 distinctions courantes, et témoignent du problème posé par la signification du terme « objet dřart ».

Entre les objets usuels, c'est-à-dire conformés à leur destination usuelle, qui sont éventuellement transmués dans le champ de lřart, et les œuvres dřart sřinfiltre en effet une troisième catégorie plus perverse, la nôtre : celle des « objets dřart », fictivement fonctionnels et intentionnellement artistiques ; contenants sans contenu, supports sans choses à soutenir, cadres sans tableaux76.

Placés au point de rencontre de lřordinaire et de lřesthétique, les objets tendent de plus en plus à être ambigus.

Auparavant, la littérature réaliste traditionnelle était riche de « deux iconographies », selon Jean-Louis Cabanès : dřabord, « pour légitimer lřesthétisation du décrit, elle multiplie les images dřun musée idéal, elle exalte des objets dřart connus » ; ensuite, elle dresse « lřinventaire, sous forme dřanti-musée, des objets kitsch produits par lřart industriel »77. Flaubert78 ne fait pas autre chose en décrivant les objets de l’Art industriel et leur propriétaire, Arnoux, marchand de faïences, misant sur « lřémancipation des arts » et « le sublime à bon marché »79. Mais chez Flaubert, à la différence de Perec et de Sarraute, le faux se sépare encore du vrai, le laid du beau, grâce à lřutilisation de lřironie. Avec le bourgeonnement dřobjets artistico-industriels, la bourgeoisie devient la cible de

Flaubert qui en fait ressortir la bêtise et le mauvais goût. Si les personnages

76 Elisabeth Lebovici, « Notes sur la potiche », L’Ivresse du réel, op. cit., p.24. 77 Jean-Louis Cabanès, « Les objets de piété dans la littérature réaliste », Écritures de l’objet, (Roger Navarri, dir.), Pessac, Presses Universitaires de Bordeaux, 1997, p.41. 78 Je reviendrai plus tard sur lřimpact de Flaubert sur lřécriture de Sarraute et de Perec. Si ils se sont tous deux intéressés à des aspects particuliers de lřœuvre de Flaubert Ŕ Sarraute, en ce qui a trait à lřinauthentique dans Madame Bovary et Salammbô, Perec, dans ce qui touche à lřironie et au style narratif dans L’Éducation sentimentale ou Un Cœur simple dont il a repris des passages Ŕ, Flaubert nřen reste pas moins « le précurseur », le romancier moderne qui avait ouvert une voie pour représenter la modernité de lřobjet. 79 Gustave Flaubert, L’Éducation sentimentale, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 1965, [1869], p.89, dorénavant désigné par les lettres LES, suivies du numéro de la page. 63 sarrautiens et perecquiens sont « idiots80 », ce nřest pas tant pour condamner leurs goûts pour les objets proposés par la révolution technologique ou pour mettre en valeur leur manque dřindividualité en face de la prolifération de ces produits, mais davantage, me semble-t-il, pour montrer à quel point ces personnages peuvent encore détacher, même furtivement, le réel de tous les doubles qui recouvrent sa singularité, cřest à dire son « idiotie » au sens que Clément Rosset accorde à ce mot :

Le mot idiotie, Idiotès, idiot, signifie simple, particulier, unique […]. Toute chose, toute personne sont ainsi idiotes dès lors quřelles nřexistent quřen elles-mêmes, c'est-à-dire sont incapables dřapparaître autrement que là où elles sont et telles quřelles sont : incapables donc, et en premier lieu, de se refléter, dřapparaître dans le double du miroir81.

Les œuvres romanesques de Sarraute et de Perec ne semblent pas renier cette définition de lřidiotie du réel et, à plus petite échelle, de lřidiotie de lřobjet, bien au contraire. Alors même quřelles semblent lřexclure, les marques de lřénumération, de la reformulation, de la minutie, de la neutralité et de lřindifférence font contradictoirement et temporairement ressortir un réel propre à

Sarraute et à Perec avant de le voir se scinder, se dupliquer et sřenrichir de nouvelles significations, ce que C. Rosset appelle la « valeur ajoutée82 » de réel.

Ce réel pourrait être pour Sarraute ces fameux mouvements indéfinissables qui

« se dissimulent derrière les conversations les plus banales, les gestes les plus

80 Le terme « idiot » revient fréquemment sous la plume de Sarraute et de Perec : Idiotie de lřhomme qui dort dont les yeux restés ouverts sont « idiots », idiotie des personnages sarrautiens qui ressassent tout au long des romans des tournures avec le mot en question : « je sais bien que cřest idiot… » (VE, 762) ; « Cřétait stupide dřavoir eu si peur… » (LP, 345), « Très forte. Elle est très forte, celle-ci aussi, avec son air idiot » (Ibid., p.359), etc. 81 Clément Rosset, Le Réel. Traité de l’idiotie, Paris, Minuit, 1977, p.42. 82 Ibid., p.35. 64 quotidiens83 » et qui mettent en marche lřécriture, tandis quřil sřapparenterait chez

Perec à cet « indicible (lřindicible nřest pas tapi dans lřécriture, il est ce qui lřa bien avant déclenchée)84 ». Toujours est-il que cette vision du réel est au centre de leurs œuvres et quřun tel réel est, paradoxalement, constamment hors dřatteinte.

Rosset rappelle, du reste, dans L’Objet singulier, que les aspects du réel, autrement dit ceux du singulier, gisent « hors des sentiers de la représentation » et reposent pour cette raison sur les deux principes suivants : « plus un objet est réel, plus il est inidentifiable » et « plus le sentiment du réel est intense, plus il est indescriptible et obscur »85.

Cet aspect du réel singulier nřexiste donc pas en tant que tel dans les

œuvres romanesques de Sarraute et de Perec, mais ces auteurs le rendent palpable au moyen dřune écriture « exclusivement préoccupée de dresser ses remparts »

(W, 63). Cette image des remparts Ŕ prise à la fois comme protection contre les atteintes du réel et comme ligne de démarcation entre le réel et le non réel (ses doubles) Ŕ, fait percevoir un indicible que les romanciers tentent de matérialiser à lřaide des nombreux objets présents dans leurs œuvres. Ainsi, lřappréhension du réel, et par conséquent celle de lřobjet unique, est proprement inséparable du double « qui fait miroiter, à lřhorizon de la chose même, lřinfinité de ses duplications possibles86 ». On recherche lřobjet unique avec le danger dřy trouver un double. Les personnages sarrautiens et perecquiens sont nombreux à vouloir préserver certains objets de collection du dédoublement. Rappelons à ce sujet

83 Nathalie Sarraute, L’Ère du soupçon, op. cit., p.9. 84 Georges Perec, W ou le souvenir d’enfance, Paris, Gallimard, coll. « LřImaginaire », 1975, p.63, dorénavant désigné par la lettre W, suivie du numéro de la page. 85 Clément Rosset, L’Objet singulier, Paris, Minuit, 1979, p.33. 86 Clément Rosset, Le Réel. Traité de l’idiotie, op. cit., p.48 65 lřexemple de la petite Natacha enfant qui surveillait sa collection de flacons de parfums de manière à la soustraire aux regards des autres. Pour les tenir à lřabri de la banalité, elle les tient enveloppés et déclare que les flacons sont « tous différents, mais chacun à sa manière est splendide87 ». Même chose dans La Vie mode d’emploi où Madame Albin a, « enveloppés dans de vieux numéros du seul journal quřelle lise avec plaisir, France-Dimanche », des objets exotiques devenus précieux témoignages de sa vie passée (VME, 272) et rapportés de Syrie. On voit bien, dès lors, en quoi une seule appréhension phénoménologique du monde serait réductrice puisquřen voulant saisir la chose même, elle laisserait sřéchapper toute la problématique du double et de la série, indispensables à la représentation du réel dans les romans de Sarraute et de Perec. Finalement, lřexemplaire unique dřun objet est toujours remis en question dans la mesure où toutes ses reproductions peuvent être, au même titre que lřobjet quřelles imitent, des originaux. Cela est particulièrement vrai pour le collectionneur, comme le montre

Baudrillard88.

Ces constats établis, on peut revenir au problème de la conjonction de lřobjet usuel, produit de lřindustrie, et de lřœuvre dřart, à lřorigine dřune intention esthétique. Les œuvres de Sarraute et de Perec sont marquées par les transformations que connaît lřobjet « double » (à la fois artistique et usuel), témoignant par là dřune volonté de saisir le réel. Chez Perec, ce lien entre lřobjet

87 Nathalie Sarraute, Enfance, dans Œuvres complètes, (Jean-Yves Tadié, éd.), op. cit., p.1007, dorénavant désigné par la lettre E, suivie du numéro de la page. 88 « […] en fait, lřexemplaire unique était chargé de la valeur de tous les exemplaires virtuels, le bibliophile, en détruisant lřautre, nřa fait que rétablir la perfection du symbole compromise. Niée, oubliée, détruite, virtuelle, la série est toujours là. Dans le moindre des objets quotidiens comme dans le plus transcendant des objets rares, elle alimente la propriété ou le jeu passionnel », Jean Baudrillard, op. cit., p.112. 66 dřart et la coïncidence du réel Ŕ « à la fois le même et un autre89 », selon les mots de Rosset, Ŕ sřillustre par cette présence dřobjets produits en série qui cohabitent tranquillement avec la recherche dřobjets plus rares, les deux étant susceptibles de représenter des enjeux importants pour le collectionneur. Quřil sřagisse des

Plassaert qui font fabriquer à un artisan indonésien « toute une foule dřarticles de bimbeloterie, de verroterie et de tabletterie en bakélite, celluloïd, galalithe et autres matières plastiques, quřon jurerait dater dřau moins un demi-siècle et quřils livrent "vieillis à lřancienne" avec même parfois, la trace de fausses réparations »

(VME, 318-319) ou de Smautf conservant « diverses menues monnaies ou des coquillages rares » (VME, 413), la question de lřauthenticité et de lřunicité des objets est en jeu. Cette unicité est également utilisée par Sarraute dans Entre la vie et la mort pour donner à voir lřabsence de mouvements : « Il ne parvient pas à retrouver ce quřil voyait, ce modèle unique, pareil à un meuble précieux, composé dřessences rares, poli, luisant, vivant, exigeant de nřêtre manipulé quřavec de respectueuses précautions, caressé par des regards intacts90 ». Or, le simple fait dřavoir un comportement emprunté devant un objet, si précieux soit-il, fait bien

état des attributs dont on cherche à le revêtir. Le réel est ici loin dřêtre rendu à lui- même, c'est-à-dire idiot, insignifiant et quelconque. On a donc dans cette citation une parfaite illustration dřune tentative dřappréhension du réel qui se voit affublée dřune signification imaginaire, devenant en cela un double du réel, lřun nřallant cependant pas sans lřautre. Dès que la question de la singularité est posée, celle du

89 Clément Rosset, Le Réel et son double, Paris, Gallimard, 1976, p.40. 90 Nathalie Sarraute, Entre la vie et la mort, dans Œuvres complètes, op. cit., p.678, (je souligne), dorénavant désigné par les lettres EVM, suivies du numéro de la page. 67 double nřest pas loin, et cet aspect ne concerne pas seulement les objets de collection.

Cette façon de présenter le réel dans le roman nřest pas éloignée des tendances de lřart depuis les manipulations de Duchamp, Braque et Picasso. Ces derniers questionnent également le réel avec des objets banals, voire vulgaires, mais nřen produisent pas moins des objets esthétiques, des œuvres artistiques, voire des chefs-dřœuvre. En introduisant des papiers collés, des matériaux de toutes sortes dans leurs toiles, en détournant les objets de leur usage habituel grâce à la technique de lřassemblage (la tête de taureau pour une selle et un guidon de bicyclette chez Picasso), en franchissant un pas de plus avec lřintroduction de lřobjet ready-made, les artistes décident de supprimer le mensonge de la représentation et de remplacer celle-ci par une présentation du réel grâce à des pratiques « littérales » de lřart moderne, sorte de militantisme de lřavant-garde qui nřest pas sans faire songer au fameux article de Barthes à propos de Robbe-Grillet, « Littérature littérale ». La formule a trouvé, comme on le sait, des continuateurs. Après Duchamp et les cubistes, de nombreux artistes substitueront à lřobjet représenté lřobjet réel : on pense à Robert Rauschenberg,

Jaspers John, les artistes Pop et les nouveaux réalistes, bien sûr, mais aussi aux tenants du mouvement Fluxus et, dans les années quatre-vingt, aux recyclages des techniques du collage et du ready-made (Julian Schnabel, Richard Baquié, Tony

Cragg, Bernard Lavier…). Ce faisant, « lřart aujourdřhui semble dire que derrière le réel il nřy a rien de plus que le réel. Mais en même temps ce réel, une fois inscrit dans le champ artistique, est-il de même nature que celui que lřon côtoie

68 dans la rue?91 ». De telles interrogations pourraient être celles du roman de

Sarraute et de Perec autour de la question de lřobjet.

c. Reproduction, œuvre d’art, contrefaçon

Mais au problème du double et de la singularité du réel vient sřajouter celui du faux qui, souvent, va de pair avec le manque et le soupçon chez Sarraute comme chez Perec. Cette tension existe autant à un niveau thématique et formel que dans la réception du texte par le lecteur. Toujours est-il que cette présence du faux est une des autres différences qui sépare le collectionneur balzacien des collectionneurs ou des amateurs dřobjets perecquiens et sarrautiens. Chez Balzac, le collectionneur à la recherche du bel objet nřest à aucun moment mis en doute sur son habilité à reconnaître la valeur et la qualité de lřobjet recherché. Si lřitinéraire de lřobjet qui passe dans les mains de différents propriétaires peut être,

à certains égards, incertain, Pons, Magus, Rémonecq (le brocanteur) sont des connaisseurs et, en cela, il est impensable quřils se trompent ou quřils se fassent abuser sur lřobjet quřils décident dřacquérir. Une telle affirmation nřest pas vraie chez Sarraute et chez Perec dont les personnages comme leurs auteurs mettent en doutent la véracité ou lřexistence des objets dont ils parlent. Ceux-ci doivent être effectivement constamment authentifiés. Les jargons de collectionneurs et dřexperts, les inventaires de commissaires-priseurs, la valse des signifiants, les reproductions-images, les allusions à des objets dont lřexistence est attestée dans la réalité ne sont donc jamais des preuves que lřon peut tenir pour acquises.

Malgré toutes les précautions prises, personne nřest à lřabri. Des pièges sont tendus, tout un chacun peut y tomber, sachant que le piégé peut se retourner

91 Guy Tosatto, op. cit., p.8. 69 contre son adversaire, ce dernier devenant à son tour le dupe. Dřoù un possible jeu de va-et-vient qui, souvent, permet aux auteurs de relancer une dynamique et évite que le piège se referme sur lui-même.

Mais, chez Sarraute et chez Perec, les choses se compliquent à partir du moment où le double peut recevoir deux acceptions qui, loin de sřexclure, se complètent dans les œuvres des deux romanciers. Les objets reproduits se répartissent en effet en deux catégories. Dřun côté, celle de la reproduction ostentatoire, réalisée à dessein et signalée comme telle, de lřautre, celle de la reproduction non dévoilée en tant que telle, cherchant donc à se faire passer pour ce quřelle nřest pas : un original, c'est-à-dire le réel. Cřest davantage la seconde catégorie qui mřintéresse ici car elle comporte un aspect ayant trait à la manipulation et à la stratégie quřil faut concevoir par avance. Le thème de lřobjet faux devient dès lors fondamental dans lřœuvre de Sarraute et de Perec, dans la mesure où il influence lřécriture des deux romanciers92. Tiphaine Samoyault, à propos des romans de G. Perec, en vient à cette conclusion en rapprochant la figure du collectionneur de celle de lřauteur, devenu « artiste à part entière dont lřesthétique est celle du "faire-semblant". On assiste là encore à un échange des pratiques du collectionneur-faussaire et de celles qui gouvernent le texte93». Ce lien entre écrivain/artiste et pratique du faussaire/esthétique du faux-semblant

92 La thématique du faux, de lřemprunt, du pastiche sřintègre à la pratique textuelle des écrivains, plus particulièrement à celle de Perec qui utilisait les procédés de lřintertextualité dès Les Choses et Un Homme qui dort et qui les a multipliés dans les ouvrages oulipiens. Voir le chapitre trois à ce sujet où je détaille ces pratiques, les effets quřelles produisent et les manipulations qui leur sont liées. Si ces pratiques sřappliquent de manière moins systématique à lřœuvre sarrautienne, elles sont néanmoins présentes dans des allusions, dans le recours de lřauteur à toute une mythologie littéraire et artistique présente dans les contes, les romans traditionnels, les objets décrits et la réception des œuvres. 93 Tiphaine Samoyault, « Le collectionneur », Le Cabinet d’amateur, n°6, décembre 1997, p.98. 70 pourrait être repris à propos des textes de Sarraute, bien que la question ne se pose pas tout à fait dans les mêmes termes car, chez elle, tout objet peut faire lřobjet dřun retournement. Le livre dans Les Fruits d’or peut être successivement appréhendé comme une copie ou comme un chef-dřœuvre, la statue dans Vous les entendez? est tantôt une « pierre grumeleuse », une « bête pataude », tantôt une pièce de musée. Il nřen reste pas moins que lřidée de Rosset, selon laquelle lřauthentique a partie liée avec lřinvisible, et le faux, avec le visible94, se vérifie dans les œuvres de ces deux romanciers de la même manière que certains artistes intègrent le piège et le faux comme composantes de leurs tableaux. On pense aux fameux Tableaux pièges de Daniel Spoerri.

De là à dire que les auteurs invitent le lecteur à repenser les rapports du vrai par rapport au faux Ŕ faux que le lecteur est tellement habitué à concevoir comme « des discours faux qui masquent la vérité des choses95 », selon U. Eco Ŕ et quřils utilisent ce faux comme « une étape sur le chemin du lecteur, un instrument pour la découverte du vrai96 », il nřy a quřun pas. Ainsi, la vierge en

« faux Renaissance » « vibre » malgré le fait quřelle soit « copie de copie » (LP,

503) et lřamphore « style de Meidias » ramenée de Paestum par « Maine » au jeune couple est comparée par Alain à « dřassez gauches et grossières copies »

(LP, 510-511). De même chez Perec, le chercheur dřunica, James Sherwood, déploie des précautions monumentales pour acquérir un faux vase du calvaire, en réalité une « gargoulette achetée dans un souk de Nabeul (Tunisie) » (VME, 129),

94 Voir le « Post-scriptum au réel et son double », Clément Rosset, Le Réel. Traité de l’idiotie, op. cit., p.146-153. 95 Umberto Eco, La Guerre du faux, Paris, Hachette, coll. « Le Livre de Poche », 1985, p.13. 96 Marcel Benabou, « Faux et usage de faux chez Perec », Le Cabinet d’amateur, n°3, Printemps 1994, p.34. 71 mais surtout pour abuser les revendeurs et plonger ces derniers dans un impressionnant traquenard de faux billets.

On voit bien que les romanciers, à force de manier les objets originaux et les copies, se mettent à opérer en réels tacticiens de la mise en situation et de la mise en scène de leurs œuvres. Pour eux, les objets sont moins des accessoires ou des objets-récits que des objets-images, dépassant le simple repère pour devenir

œuvre de création authentique. Dans tous les cas, ils permettent aux auteurs de bousculer le réel et de faire en sorte quřadviennent de nouvelles manières de le percevoir, laissant la porte ouverte à une immense virtualité dřinterprétations possibles.

Encore une fois, le parallèle avec lřart sřavère pertinent, voire incontournable puisque la question de la reproductibilité de la technique artistique et celle du mélange de lřart avec le non-artistique ne sřest pas posée avec plus dřinsistance quřau XXe siècle. Il y a parfois un brouillage de ces frontières entre lřart et la production. Parmi bien dřautres exemples, on peut se référer à celui des

« néo-objecteurs » jouant sur les acquis donnés par le ready-made duchampien et empilant un procédé par-dessus lřautre, lřœuvre devenant en quelque sorte la copie du procédé. Pierre Restany, chef de file du nouveau réalisme, explique les retombées des œuvres « néo-objectives » en ces termes :

Leurs œuvres nřinventent rien, ne créent rien. Et pourtant en imitant le déjà-là du monde, elles le dévoient dans un contre-sens plus riche de sens que ce déjà-là. Mais pour parvenir à ce résultat, qui est une pure convention morale du discours esthétique, ces œuvres doivent gagner le consensus du spectateur, forcer sa complicité. Cette complicité est acquise à partir du moment où lřartiste joue le double jeu de la production et de sa contre-façon. En mettant lřobjet en situation de répétition différente, lřartiste lui retire toute utilité réelle. En devenant ainsi improductive, en jouant la production mais en la singeant, lřœuvre se dédouble et remet en question le processus entier : elle se dénonce elle-même comme non-

72

œuvre, comme contre-façon dřœuvre et en même temps comme faux-produit, auquel tout usage normal est dénié97.

Cette auto-dénonciation de lřœuvre comme « non-œuvre », comme

« contre-façon » renvoie à lřabsence, à lřacte blanc, au vide… autant de thèmes centraux dans les œuvres de Sarraute et de Perec, mais également de lřart du XXe siècle en général qui, selon Gérard Wajcman est « placé sous le double signe du plus-dřobjet et du moins-dřobjet, ou du tout-objet et du pas-dřobjet-du-tout98 ».

Cřest ce que je me propose à présent de discuter.

B. Le vide : un objet à part entière?

Sřil y a effectivement un aspect des œuvres de Sarraute et de Perec dont lřun et lřautre nřont cessé de se réclamer, cřest lřidée de donner forme à du vide ou celle de combler ce vide. Les écrivains sřingénient, de ce point de vue, à rendre visible une réalité invisible parce quřinconnue ou indicible. Pour justifier et illustrer lřoriginalité de leur œuvre et lřintention dřéchapper aux étiquettes, les deux écrivains se sont appuyés sur les romanciers quřils considéraient comme des précurseurs et qui ont fait évoluer le genre romanesque. Tous deux se sont

également référés aux artistes modernes. Parmi eux, on retrouve Paul Klee car il a su, selon les deux écrivains, opérer cette distinction entre reproduction et manifestation du visible dans son art.

Les romans de Sarraute et de Perec cherchent en effet à exprimer une réalité sous-jacente à la surface99. Il sřagit bien là de se frotter à un insaisissable,

97 Pierre Restany, « Néo-objecteurs : Le maniérisme de lřobjet dans la sculpture fin de siècle », dans L’Ivresse du réel ou l’objet dans l’art au XXe siècle, loc. cit., p.131. 98 Gérard Wajcman, op.cit., p.29. 99 La célèbre phrase de Paul Klee, « Lřart ne reproduit pas le visible ; il rend visible », inscrite en ouverture de son « Credo du créateur » dans La Théorie de l’art moderne, est fréquemment citée et reprise dans les entretiens et les conférences donnés par Sarraute. Voir « Roman et réalité », 73 matérialisé sous forme dřun vide auquel il convient de mettre des formes. Les

œuvres de Perec et de Sarraute sont en effet structurées par le vide, bien que ce motif se présente sous des formes différentes. Chez le premier, on a affaire à une vacuité fondatrice, mais non avouée, avec des romans placés sous le signe dřun plein en réalité « creux », tandis que lřintention de la seconde consiste à donner corps au non-visible, à ce qui est passé ordinairement sous silence. Les objets perecquiens comblent un vide, alors quřils sont, chez Sarraute, des prétextes ou une matière destinée à faire ressortir ce qui se loge entre lřobjet et lřindividu qui le perçoit.

La vacuité est omniprésente chez Perec depuis le « sentiment de vide »

(LC, 89) quřéprouvent constamment Jérôme et Sylvie au milieu des objets que leur offre la société de consommation, en passant par ce « vide plein de promesses et dont tu nřattends rien » (HQD, 77) et « le décor vide de ta vie désertée » (HQD,

29) que cherche à atteindre lřhomme qui dort, qui ne se considère autrement que comme « la pièce manquante du puzzle » (HQD, 45), métaphore que lřauteur

Œuvres complètes, op. cit., p.1644 ; « La littérature aujourdřhui », ibid., p.1657 : « Cet invisible que lřart rend visible, qui est à tout moment pour lřartiste ce quřil appelle « la réalité », de quoi est-il fait ? Dřéléments inconnus, épars, confus, amorphes, de virtualités, […] écrasées sous la gangue du visible… » et p.1662 : « Pour moi, la poésie dans une œuvre, cřest ce qui fait apparaître invisible ». Quant à Perec, il cite Paul Klee, principalement pour deux raisons. Dřabord parce que, selon Perec, « […] chez Klee, chaque tableau est différent, chaque tableau est la résolution dřun problème différent », ce qui fait déclarer à Perec : « Je fais partie des artistes comme Klee », (Georges Perec, Georges Perec. Entretiens et conférences, (Dominique Bertelli et Mireille Ribière, éd.), vol. I, Nantes, Joseph K, 2003, p.186). Ensuite, parce que des œuvres comme La Vie mode d’emploi, soumises aux rigueurs des contraintes oulipiennes, sont censées être lřapplication systématique de règles sans pourtant aller au bout du système. Dřoù la citation de Klee qui revient fréquemment chez Perec : « Le génie, cřest lřerreur dans le système » car, selon le romancier, « pour quřon puisse fonctionner dedans [dans le système] avec liberté, il faut introduire volontairement une petite erreur », (Ibid., p.240-241). Ces citations de Klee résument ainsi très bien la pensée des écrivains, leur conception de lřart quřils appliquent au roman et leur vision du réel en ce que, pour eux, lřœuvre montre une nouvelle manière de percevoir la réalité, toujours en gestation, et doit, pour cela, amoindrir lřappareil propre à la représentation réaliste des apparences, ce qui implique de nřattribuer à cette œuvre aucun sens permanent, figé et de renoncer à toute logique de lřexplication et de la traduction qui réduirait leurs romans à de simples reproductions de ce qui a déjà été fait. 74 développe et prolonge dans toutes ses œuvres, pour enfin aboutir à La Vie mode d’emploi, œuvre traversée par le vide, tant au niveau spatial Ŕ lřadjectif vide revient ponctuellement pour décrire les pièces de lřimmeuble Ŕ quřau niveau des projets des personnages. Comme cela a déjà été démontré dans les études de certains critiques de lřœuvre perecquienne, ce sentiment de vacuité a des liens avec la biographie de lřécrivain, son « absence dřhistoire » (W, 17) et le fait quřil ait eu lui-même à vivre dans une solitude et dans une souffrance décrites dans W ou le souvenir d’enfance100. Il est donc aisé de voir que le vide tel quřil se présente dans lřœuvre de Perec nřa pas beaucoup à voir avec la gratuité de lřexistence décrite et retracée par Roquentin.

Si la vacuité est davantage liée au problème de la mémoire et de la vie de lřauteur chez Perec qui tente de représenter le manque par la peinture dřune réalité de surface Ŕ surface que lřon ne saurait réduire aux seuls éléments phénoménologiques ou sociologiques du monde puisque les objets en question nřy sont pas uniquement lřenjeu dřune archéologie du présent ni celui dřune critique de la société de consommation Ŕ, Sarraute montre également cette vacuité et la fait ressentir à son lecteur. Ainsi, un objet, solide et autonome en apparence, peut se transformer en matière molle et informe au contact de lřindividu qui lřappréhende :

Un seul rayon invisible émis par eux peut faire de cette lourde pierre une chose creuse, toute molle… il suffit dřun regard. Même pas un regard, un silence suffit… Vous nřavez pas perçu tout à lřheure ? Vous nřavez rien senti quand vous avez dit ça : Mais elle [la sculpture, cette masse informe] serait digne de figurer dans un musée… Vous nřavez pas perçu dans ce silence comme un remous ? (VE, 751)

100 W ou le souvenir d’enfance place dřentrée de jeu lřœuvre sous le signe de lřabsence : « Je nřai pas de souvenirs dřenfance. Jusquřà ma douzième année à peu près, mon histoire tient en quelques lignes : jřai perdu mon père à quatre ans, ma mère à six ; jřai passé la guerre dans diverses pensions de Villard-de-Lans. En 1945, la sœur de mon père et son mari mřadoptèrent » (W, 17). 75

Cette retranscription de la sensation logée entre lřêtre et la chose trouve son origine dans un affrontement entre plusieurs manières de voir le monde. Lřidée dřun père, autour de laquelle tourne toute lřaction de Vous les entendez?, de mettre la sculpture dans un musée déclenche une réprobation si forte de la part des enfants que la matière même de lřobjet devient sujette à déformation. Cette matière se répand comme si lřexpérience esthétique au contact de lřobjet était sans attache ni support définitif.

Il aurait suffi, je vous en réponds, que ce Gaudrand lui dise que la forme de lřoreille, là, ce repli, garantit que cette bête est le plus authentique produit comme on nřen voit que dans les musées… à Mexico, à Lima… pour quřil nous rejette avec mépris, nous les paresseux, nous les ignorants… […] Mais voilà, Gaudrand a parlé. Il est venu et il a apposé son tampon. Lřobjet peut être envoyé au rebut. Et lui, libéré, le cœur léger, peut passer de notre côté. Mais ce nřest pas si facile, mon bon ami. (VE, 773)

La qualité esthétique de cet objet est vaporeuse, pour reprendre lřimage dřYves

Michaud à propos de sa conception de lřart qui a perdu, selon lui, « son régime dřobjet101 » avec la fin de la modernité : cřest un véritable « effet de gaz » qui se répand.

Il ne semble désormais pas y avoir de doute sur le fait que le vide soit lřun des sujets des romans de Sarraute et de Perec. Il nřy a pas dřobjet phare en particulier, tel que la bergère Louis XV ou le cabinet dřamateur, mais un objet en général : lřabsence. Or, les romanciers adoptent deux postures différentes vis-à- vis de lřobjet et du vide quřil tente de recouvrir. De la même manière que Gérard

Wajcman a comparé deux gestes fondamentaux et révolutionnaires réalisés avec lřobjet dans les arts du XXe siècle Ŕ le ready-made, Roue de bicyclette de

Duchamp et le premier carré de Malevitch, Quadrangle dit Carré noir sur fond

101 Yves Michaud, op. cit., p.11. 76 blanc Ŕ, je chercherai à expliquer les postures de Sarraute et de Perec à propos du traitement de lřobjet.

Si le ready-made revient pour G. Wajcman à « introduire du vide dans lřobjet » afin quřil « évacue son être dřobjet-commun-quelconque102 », le carré de

Malevitch équivaut quant à lui à « une absence réelle, opaque, on aurait envie de dire "palpable", lřabsence dřobjet en tant que telle. Lřabsence peinte103 ». On a dès lors deux postures distinctes : dřun côté, Perec, romancier du tout-objet, de lřaccumulation, de lřénumération et de la série, et de lřautre, Sarraute, romancière du moins-dřobjet, livrant son lecteur aux joies de la reformulation, de lřannulation et des expansions.

Bien que Perec mélange des techniques opposées Ŕ lřaccumulation implique lřinachèvement ainsi que le trop-plein et lřénumération, la mise en série et lřeffet liste Ŕ, il joue sur les potentialités de lřobjet104. Les accumulations, les

énumérations et les séries, malgré une neutralité apparente, sont parfois chargées dřaffects liés à la mort, aux départs de personnages, à leurs histoires intimes, etc.

Or ce procédé nřest pas sans rappeler, dans une certaine mesure, les

Accumulations troublantes dřun Arman, nouveau réaliste : accumulations de masques à gaz, de paires de lunettes, de montres à gousset, de fourchettes, de dentiers, de mains ou de corps de poupées Ŕ portraits dřindividus réduits à leurs poubelles ou à leur fond de placards. Dans cette série, on reconnaît bien certains des éléments présents dans La Vie mode d’emploi, notamment dans les

102 Gérard Wajcman, op. cit., p.59. 103 Ibid., p.95. 104 Je verrais plus précisément au chapitre portant sur Perec comment les contraintes oulipiennes développent les possibilités que lřobjet contient en germe. 77

énumérations/accumulations donnant à voir les restes et, a fortiori, le rien, le vide.

Lřappartement de Winckler après sa mort en est un exemple éloquent :

Maintenant, dans le petit salon, il reste ce qui reste quand il ne reste rien : des mouches par exemple, ou bien des prospectus que des étudiants ont glissé sous toutes les portes de lřimmeuble et qui vantent un nouveau dentifrice […], ou bien des choses insignifiantes qui traînent sur les parquets ou dans des coins de placard et dont on ne sait pas comment elles sont venues là ni pourquoi elles y sont restées : trois fleurs des champs fanées, des tiges molles à lřextrémité desquelles sřétiolent des filaments quřon dirait calcinés, une bouteille vide de coca-cola, un carton à gâteau, ouvert, encore accompagné de sa ficelle de faux raphia et sur lequel les mots « Aux délices de Louis XV, Pâtissiers-Confiseurs depuis 1742 » dessinent un bel ovale entouré dřune guirlande flanquée de quatre petits amours joufflus, ou, derrière la porte palière, une sorte de porte-manteau en fer forgé avec un miroir… (VME, 49)

Le rien se révèle ici ambigu puisquřil se rapporte à quelque chose ; quelque chose se rapportant pourtant à si peu quřon nřy prête pas attention. En fait, Perec réussit

à faire prendre conscience du vide en décrivant la profusion des choses, mais en se jouant aussi de cette profusion, réduite paradoxalement à trois fois rien.

Chez Sarraute, il sřagit moins dřénumérations/accumulations que dřéléments invisibles, dont la recherche appliquée, et toujours reconduite, fait le partage entre le monde connu et un autre, celui qui fuit. Si on considère quřune surface blanche peut être peinture, un silence une musique, un morceau de métal une sculpture, le tropisme peut être littérature. En effet, cette recherche littéraire sur le mouvement intérieur partage des similitudes intéressantes avec les expansions réalisées par César. Ce dernier a présenté ses sculptures avec la volonté de briser les lois traditionnelles et de franchir les limites imposées par la ligne105. Ce qui mřa particulièrement fait songer aux tropismes sarrautiens dans les sculptures césariennes est cette métamorphose (César exécutait ses expansions en public) de la matière liquide et spongieuse en objet lisse et précieux. Ces

105 « De même le peintre moderne […] arrache lřobjet à lřunivers du spectateur et le déforme pour en dégager lřélément pictural », Nathalie Sarraute, L’Ère du soupçon, op. cit., p.77. 78 expansions, à lřimage des tropismes qui sřédifient sur les reformulations et les annulations successives des termes qui qualifient les objets, se déroulent en deux temps :

Le premier temps est celui de lřenvahissement, le polyuréthane suivant sa loi propre se développe monstrueusement. Il nřexiste aucune possibilité dřéchange entre lřespace et la sculpture mais [une] disparition de lřun dans lřautre. Puis vient le temps de la fixation. Le polyuréthane sřest transformé en un objet que lřon déplace dřun lieu dans un autre. Il apparaît alors évident que lřexpansion qui sřest réalisée en absorbant un espace, transporte celui-ci dans le nouvel espace et que lřajustement des deux est impossible. Ainsi la matière molle qui sřest affaissée le long dřune surface verticale, devient, une fois durcie et détachée de ce support, une sculpture qui se dresse dans le vide106.

La matière qui se répand et sur laquelle Sarraute travaille finit elle aussi, tôt ou tard, par se figer sous le poids des mots. La romancière parle « dřéruption » et de

« coulée que les mots ont dressée » (EVM, 661) : « [s]ur ce qui bouge dans les recoins ombreux, flageole, frémit, se dérobe…, informe, mou, vaguement inquiétant…, dans ce qui suinte, coule, saigne, palpite, ils lancent ces mots… »

(EVM, 641).

En somme, Sarraute et Perec représentent des objets qui ne sont jamais à leur place, soit parce quřils débordent de leur cadre dřorigine, soit parce quřils disparaissent et génèrent alors lřidée dřun manque. Or, ces vides deviennent proprement esthétiques. Ce lien entre esthétique et vide est déjà bien repérable durant lřémergence de la société de masse attirée par la beauté et lřaspect lisse des objets de consommation, un lien que Perec décrit dans Les Choses et que le philosophe Yves Michaud rattache à une absence de dimension artistique au sens traditionnel : « La beauté règne. […] et, avec elle, un tel triomphe de lřesthétique se cultive, se diffuse, se consomme et se célèbre dans un monde vide dřœuvres

106 Daniel Templon « Les expansions », Art Press Hors-série. De l’objet à l’œuvre, les espaces utopiques de l’art, n°15, 1994, p.24-25. 79 dřart, si lřon entend par là ces objets précieux et rares, qui naguère étaient investis dřune aura…107 ».

C. De lřobjet intentionnel esthétique à lřobjet intentionnellement esthétique

Comme nous lřavons vu précédemment, lřesthétique a partie liée avec la recherche de la perfection. Mais, plutôt que de réduire le domaine esthétique à quelques objets en particulier pour sauvegarder leur unicité et leur authenticité,

Sarraute et Perec semblent aller dans la direction dřun élargissement de lřesthétique au plus grand nombre dřobjets possible. Il y a en effet une véritable esthétisation de lřexistence dans le récit de Jérôme et de Sylvie (Les Choses) qui cherchent à se reconstituer imaginairement lřenvironnement des objets que « le goût du jour » leur dit beau ou pour les protagonistes de Vous les entendez? qui, tour à tour, spontanément ou de manière forcée, déclarent la « bête … magnifique vraiment. Une pièce superbe » (VE, 740). De plus, les romans perecquiens remplis dřallusions à la peinture108 ou aux arts en général et les romans sarrautiens tournent souvent autour de questions dřesthétique Ŕ depuis Portrait d’un inconnu avec le tableau qui subjugue le narrateur jusquřaux critères dřévaluation des critiques à propos des Fruits d’or et de tous les autres objets esthétiques « films, pièces de théâtre, romans, concerts, expositions… » (FO, 527) en passant par la pièce C’est beau, avec les répercussions de cette expression sur les individus.

Cette esthétisation va de pair avec la représentation de la profusion des choses qui, par leur nombre, ont perdu lřintensité qui caractérisait chacune dřelles.

107 Yves Michaud, op. cit., p.7-9. 108 Voir à ce sujet les études de Bernard Magné dont « Lavis mode dřemploi », Cahiers Georges Perec, n°1, 1985 et le travail de Krzysztof Sobczyński, « Lřobjet iconique dans La Vie mode d’emploi de G. Perec », Roczniki Humanistyczne, vol. XLVI-XLVII, n°5, 1998-1999, p.5-50. 80

Comme lřexplique Yves Michaud, lřart depuis Duchamp nřest plus

« substantiel », mais « procédural » car les ready-mades ne « relèvent pas dřun arbitraire brut mais de tout un jeu de procédures préméditées et maîtrisées du début à la fin109 ». À partir de ce concept, lřart peut se propager partout et on assiste à une banalisation de la beauté à lřorigine dřun vide artistique. Il en découle une scission entre lřesthétique et lřartistique, bien que lřun nřexclue pas totalement lřautre.

Sans entrer dans les polémiques portant sur la définition de lřart, il importe de procéder à une distinction importante, comme le fait Alain Séguy-Duclos, entre lřobjet esthétique et lřobjet artistique. Ainsi, « un objet fabriqué et esthétique nřest pas forcément artistique [une chaise : cřest un objet intentionnel puisquřelle a été fabriquée dans une intention spécifique]. Un objet artistique nřest pas un objet intentionnel esthétique mais un objet intentionnellement esthétique110 ». Or, les objets dont il est fait mention dans les œuvres de Sarraute et de Perec ont très souvent un caractère esthétique et ce, malgré quřils nřaient pas toujours de visées esthétiques à lřorigine. Un objet esthétique ne se résume pas en termes de beauté et de laideur, mais est davantage déterminé en fonction de ce quřAlain Séguy-

Duclos appelle « une perception déréalisante111 ». Les textes sarrautiens et perecquiens font état de cette déréalisation de lřobjet Ŕ il suffit pour sřen convaincre de considérer nřimporte laquelle des énumérations de Perec ou des variations de Sarraute où il est question dřobjets.

109 Yves Michaud, op. cit., p.50. 110 Alain Séguy-Duclos, Définir l’art, Paris, Odile Jacob, 1998, p.50. 111 « Par exemple, lorsquřun ami me demande de regarder bien attentivement un objet quelconque quřil admire. Jřaccepte alors de le déréaliser, et de lřappréhender esthétiquement », Alain Séguy- Duclos, op. cit., p.46. 81

Dans Les Choses, le passage où Jérôme et Sylvie découvrent les joies du marché aux Puces, celui-ci prenant à leurs yeux la valeur dřun trésor, fait lřobjet dřune énumération truffée dřironie comme lřauteur sait si bien le faire :

Puis, ce fut presque une des grandes dates de leur vie, ils découvrirent le marché aux Puces. […] Ils y allèrent chaque quinzaine, le samedi matin, pendant un an ou plus, fouiller dans les caisses, dans les étals, dans les amas, dans les cartons, dans les parapluies renversés, […] contemplant, à côté des vieux clous, des matelas, des carcasses de machines, des pièces détachées, lřétrange destin des surplus fatigués de leurs plus prestigieux shirtmakers. Et ils ramenaient des vêtements de toutes sortes, enveloppés dans du papier journal, des bibelots, des parapluies, des vieux ports, des sacoches, des disques. (LC, 37).

Le lieu présente paradoxalement lřattraction de la nouveauté et lřusagé y est une qualité esthétique car, ne répondant plus à leurs fonctions pratiques et utilitaires, les objets énumérés sont déréalisés. Le marché aux puces est alors ironiquement transfiguré.

Dans Vous les entendez?, la sculpture fait également lřobjet dřune perception déréalisante. De « bête grossièrement taillée dans une matière grumeleuse, dřun gris sale », elle devient « belle » : « Oui. Elle est belle. Oui. Ils hochent la tête, comme il se doit, lřair pénétré… » (VE, 748-749), le va-et-vient du point de vue du marginal à celui du plus grand nombre fait successivement de la statue un objet esthétique et inesthétique, annulant toute sentence définitive à ce sujet.

Les objets représentés par Sarraute et par Perec sont constamment détournés de leur usage originel : ils sont déréalisés, c'est-à-dire que leur fonction dénotative est mise entre parenthèse. Une telle transformation fait en sorte de doter les objets de qualités esthétiques. Cette possibilité pour tout objet de changer de fonction et de statut accentue les confusions, puisquřen devenant esthétique, ils se rapprochent de lřart et peuvent même prétendre aux qualités de lřobjet dřart,

82 qui lui-même se voit plus souvent quřautrement rabaissé au rang dřobjet quelconque. Peut-on dès lors parler de transfiguration de lřobjet dans les œuvres de Sarraute et de Perec, au sens où Arthur Danto lřentend, c'est-à-dire avec lřidée dřun changement de statut, transformant les objets de la réalité triviale en œuvres dřart112? Comment surmonter le problème de cette opposition entre lřesthétique et lřartistique? Si une œuvre dřart se distingue dřun objet ordinaire par le fait quřelle ait une structure intentionnelle, laquelle est ce qui « transfigure lřobjet banal en lui donnant une autre signification que celle de sa réplique matérielle113 », il ne semble pas, à première vue, que les objets perecquiens et sarrautiens possèdent cette signification dans la mesure où ils sont insignifiants.

Il me semble que Sarraute et Perec maximalisent lřécart qui réside entre le domaine esthétique (les objets représentés) et lřartistique (la production dřun roman). Cet écart, considéré comme un vide, les deux auteurs vont lřexploiter et lřinstaller au centre de leurs œuvres romanesques pour faire de ces dernières des objets intentionnellement esthétiques. Cette expérience du vide nřa rien à voir avec la précision et la certitude, mais tout avec lřindéfinition et lřindétermination.

Ce vide, cřest bien de lui quřil sřagit dans Les Fruits d’or Ŕ livre impossible à qualifier et à catégoriser, livre sur lequel on projette tout et rien et à propos duquel il ne ressort finalement pas grand-chose Ŕ et que Sarraute prend pour sujet, comme elle le fera avec la sculpture dans Vous les entendez? Ce vide, cřest encore ce qui reste à la toute fin de La Vie mode d’emploi, lorsque le lecteur prend conscience quřil a été victime dřun trompe-lřœil, ou ce qui émerge dès quřon

112 Voir Arthur Danto, La Transfiguration du banal, Paris, Seuil, 1989. 113 François Jost, Le Culte du banal. De Duchamp à la télé-réalité, Paris, CNRS Éditions, 2007, p.20. 83 entame la lecture des Choses, de La Disparition ou de W ou le souvenir d’enfance. Lřintention esthétique est-elle inscrite dans le vide lui-même recouvert par lřaccumulation dřobjets? Cette intention serait-elle suffisante pour prétendre au statut dřœuvre dřart?

84

Conclusion

Ce premier chapitre sřest donné deux objectifs principaux : dřabord, celui de resituer lřœuvre de Sarraute et de Perec dans leurs contextes dřorigine Ŕ ceux du roman sartrien et de la phénoménologie Ŕ pour comprendre lřévolution, les positionnements et les prises de distance de chacun des deux écrivains par rapport

à ce contexte. Ensuite, le chapitre se fixait pour but dřétablir des parallèles entre le statut de lřobjet dans le roman et celui de lřobjet dans lřart au XXe siècle afin de sortir de cette mainmise de lřexistentialisme et de la phénoménologie sur la représentation de lřobjet à lřépoque de Perec et de Sarraute. Ce rapprochement avec lřart permet dřenvisager les problèmes de la reproduction, de la représentation, de la démultiplication des objets dřun point de vue esthétique à partir de cette question centrale : celle de la transformation dřobjets banals en

œuvres dřart, phénomène qui pose problème aux arts plastiques, à la philosophie esthétique et à la sociologie de lřart. Que la littérature puisse servir de révélateur à cette question centrale du statut de lřobjet grâce à lřexamen des points communs entre la représentation de lřobjet dans les arts plastiques depuis Duchamp et sa situation dans le roman de Sarraute et de Perec, ne semble toutefois pas avoir fait lřobjet dřun traitement très développé.

Sřil est tout à fait possible de faire une lecture et une interprétation phénoménologiques du statut de lřobjet chez Sarraute et chez Perec à lřaide de la question de lřexistence et de la contingence des choses, ce nřest pas là lřapproche que lřon retiendra dans la mesure où les deux auteurs ont cherché à se démarquer de ces courants et à les dépasser. Cependant, au lieu de dénigrer en bloc les

85 possibilités offertes par la phénoménologie, ces auteurs les saisissent pour jouer avec elles et les détourner. La volonté de concilier le fond et la forme se distancie de la seule appréhension de la chose même et donne un dessein au romancier : celui de réinventer lřobjet ordinaire avec de nouvelles manières de le mettre en mots et des techniques littéraires novatrices pour le décrire. Avec la place quřoccupent, durant les années pop, les objets manufacturés dans lřimaginaire moderne, les artistes cherchent lřinspiration dans les rayons des grands magasins.

Ils réalisent alors des assemblages poétiques à partir dřobjets en plastique colorés et bon marché. Parallèlement, les designers réinventent avec audace lřenvironnement domestique en proposant des solutions radicales qui relient le domaine esthétique à la question de lřindustrie et de la mise en série. La disparition de lřobjet original va généralement de pair avec des questions portant sur lřobjet réel et son imitation, la reproduction située sur le même plan que lřobjet original. Pour ce faire, les auteurs privilégient une approche ludique afin dřintroduire des faux-semblants et de nombreux autres pièges dans leurs romans.

Ces multiples jeux littéraires mřamènent à interroger la figure même du romancier, le grand orchestrateur de ces pièges de lecture, qui peut être envisagé à la manière dřun manipulateur. Celui qui désigne les objets serait ainsi celui qui conçoit un projet et qui le met en forme dans lřintention de séduire son lecteur. Je rappelle à ce sujet que lřune des significations du verbe anglais « to design » se rapproche de « simuler », « ébaucher » « manigancer » dans le but de tromper, dřinduire en erreur. Jřajoute à cela que la multiplication des objets usuels produits en série a peu à peu modifié les comportements et les perceptions à leur endroit,

86 mais surtout elle a fait passer ces objets du rang de simples outils à celui de véritables objets de décoration, une sphère où le designer trouve sa place.

Ensuite, les romanciers qui tendent de plus en plus à se mettre en scène eux-mêmes, c'est-à-dire à mettre en scène leurs propres pratiques textuelles, deviennent progressivement ce que jřappellerai des « designers de mots » dans la mesure où ils se donnent pour but de matérialiser une réalité à lřorigine invisible, immatérielle, impalpable et de la transformer en phénomène sensible. Cette transformation se traduit dans des objets qui réincarnent cette réalité, par lřentremise de changements de formes, des techniques descriptives et

énumératives, dřeffets particuliers, le tout traité dans une perspective esthétique.

Jřai, du reste, cherché à montrer, dans les romans de Sarraute et de Perec, cette esthétisation de lřexistence quotidienne qui domine de plus en plus la fin du XXe siècle et le début du XXIe.

Dans la mesure où le design touche tous les domaines et fait du designer ni tout à fait un artiste ni tout à fait un technicien, il sera désormais au centre de cette

étude et, à ce titre, fera lřobjet du dernier chapitre dans une perspective comparative des œuvres de Sarraute et de Perec. Cette question du design sera

également ponctuellement abordée dans les chapitres deux et trois, lorsquřil sera notamment question de la mise en série, de la singularité de lřobjet et des techniques utilisées par les romanciers. Cette approche me permettra en définitive de dépasser les appréhensions phénoménologiques, existentialistes et sociologiques de lřépoque, sans pour autant exclure la spécificité de chacun des

87 romanciers car « [i]l nřy a pas un design mais des design, selon lřattitude face à lřobjet et le projet retenu114 ».

114 Anne Bony, Le Design. Histoire. Principaux courants. Grandes figures, Paris, Larousse, 2004, p.222. 88

CHAPITRE DEUX SOUPÇON SUR L’OBJET DÉCLENCHEUR DE TROPISMES

Introduction

Nathalie Sarraute sřimpose comme lřun des écrivains français qui a bouleversé une certaine conception du roman héritée de Balzac. Cependant, cřest souvent avec une certaine forme de malaise, une sensation dérangeante que le lecteur aborde son œuvre. Lřappui de Sartre, les nombreux textes, articles, conférences, entrevues de la romancière ne sont jamais réellement parvenus à enrayer ce malaise qui contribue à asseoir la spécificité de lřécrivain.

Lřassimilation même de Sarraute au nouveau roman ne saurait minimiser lřoriginalité de cet auteur qui voulait, avant tout, faire ressortir « quelque chose que dřautres écrivains nřont pas déjà éprouvé et exprimé115 ». Si Sarraute partage avec les autres nouveaux romanciers un refus commun de la littérature romanesque traditionnelle, il semble que cet argument ne soit pas suffisant pour contourner cette réalité gênante et pour le moins singulière quřelle cherche à mettre en lumière dans son œuvre et qui explique, en partie, la difficulté de ses textes. Ce courant quřest le nouveau roman redéfinit les grandes lignes de la littérature romanesque. Parmi ces grandes lignes, je retiendrai plus particulièrement la nécessité de faire apparaître une nouvelle réalité appréhendée avec des techniques plus adaptées, la volonté de montrer lřévolution des rapports entre le sujet et le monde, la modification du statut de lřobjet dans le roman.

115 Yvon Belaval et Mimica Cranaki, Nathalie Sarraute, Paris, Gallimard, 1965, p.213. 89

Ces transformations visent un même objectif pour Sarraute : mettre en valeur ces mouvements invisibles116, lesquels relèvent de la découverte dřune substance inconnue et deviennent le symbole de toute son œuvre. Elle baptise ces mouvements du nom de tropismes, par analogie avec les mouvements de certains organismes sous lřeffet dřune excitation extérieure, et donne ce titre à son premier livre, paru en 1939.

Le présent chapitre me conduira à examiner une partie de lřœuvre de

Sarraute Ŕ notamment les passages de son œuvre romanesque où les objets jouent un rôle significatif, mais aussi la réflexion théorique et critique de lřauteur Ŕ en vue de comprendre sa vision du réel et, par conséquent, sa conception du roman, toutes deux susceptibles de conférer à lřobjet romanesque un nouveau statut. Pour ce faire, jřenvisagerai ma problématique dans une perspective esthétique à lřaide dřexemples ponctuels, dřanalyses de textes et de comparaisons du statut de lřobjet sarrautien avec lřobjet balzacien ou lřobjet « avant-gardiste » (Butor, Robbe-

Grillet, Simon), sans oublier quelques écrivains « précurseurs » qui lřont influencée dans la manière dont elle représente lřobjet (Flaubert, Proust…).

Je chercherai à montrer que lřobjet sarrautien confirme lřune des tendances dans le roman au XXe siècle, à savoir que les objets prolifèrent et occupent une place bien différente par rapport à ceux du XIXe siècle. Ce faisant, ils envahissent fâcheusement lřespace romanesque, tout en dévoilant les ambiguïtés dřun réel au

116 « Ce sont des mouvements indéfinissables, qui glissent très rapidement aux limites de notre conscience ; ils sont à lřorigine de nos gestes, de nos paroles, des sentiments que nous manifestons, que nous croyons éprouver et quřil est possible de définir » (Nathalie Sarraute, L’Ère du soupçon, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1956, p.8, dorénavant désigné par les lettres ES, suivies du numéro de la page). 90 plus près de la sensation : « cette vibration, ce tremblement, cette chose qui ne porte aucun nom, quřil sřagit de transformer en langage117 ».

Dans un premier temps, jřétudierai les liens de Sarraute avec le nouveau roman dont les œuvres mettent en avant un goût halluciné pour les détails en mesure de déformer les objets décrits et je me pencherai sur lřévolution du statut de lřobjet depuis Flaubert pour mieux comprendre les influences ainsi que la dimension novatrice du projet sarrautien.

Ce terrain déblayé, je pourrai examiner la singularité de lřauteur, à partir du sort quřelle fait à lřobjet dans ses romans. Je chercherai à mettre en lumière lřesthétique sarrautienne de la superposition grâce à des commentaires de ses textes dans lesquels jřexaminerai la consistance, le rôle, la stylistique, la fabrique, la perception de lřobjet ainsi que lřeffet produit par les descriptions sarrautiennes dřobjets, ces dernières reposant toujours sur une dialectique de la surface et de la profondeur. Ces caractéristiques permettront dřébaucher les grandes lignes de la poétique de lřauteur en vue dřune comparaison du statut de lřobjet sarrautien avec lřobjet perecquien.

117 « Nathalie Sarraute et les secrets de la création », Entretien avec Geneviève Serreau, La Quinzaine littéraire, 1er-15 mai 1968, p.3. 91

I. Place de Nathalie Sarraute au sein de l’avant-garde romanesque

À partir des années cinquante, on assiste à une série dřexpérimentations formelles opérées par toute une vague de romanciers liés à lřavant-garde. Ce mouvement de contestation favorise les conditions dřune refonte des conventions romanesques, dont celles ayant trait à la représentation des objets.

A. Évolution du roman et avant-garde

Lřidée principale du nouveau roman porte sur la nécessité de lřévolution :

« […] les formes romanesques doivent évoluer pour rester vivantes118 ». Il est désormais impossible pour les avant-gardistes dřécrire un roman à la manière de

Balzac. Une matière inconnue demande en effet à être dévoilée avec des techniques plus précises et plus affûtées que celles utilisées par le roman traditionnel :

[…] des formes nouvelles révèleront dans la réalité des choses nouvelles […]. Inversement, à des réalités différentes correspondent des formes de récit différentes. Or, il est clair que le monde dans lequel nous vivons se transforme avec une grande rapidité. Les techniques traditionnelles du récit sont incapables dřintégrer tous les nouveaux rapports ainsi survenus119.

Lřun des supports sur lesquels sřappuie le romancier pour révéler un nouveau type de réel plus en phase avec son époque est lřobjet. Voyons comment cela se manifeste dans La Jalousie (1958), La Modification (1957) et Le

Planétarium (1959).

Extrait 1

[…] dans lřobscurité complète, elle sřest approchée le plus possible du fauteuil où est assis Franck, tenant avec précaution dans la main droite le verre quřelle lui

118 Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1964, p.8. 119 Michel Butor, Essais sur le roman, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1992, p.10. 92

destine. Elle sřappuie de lřautre main au bras du fauteuil et se penche vers lui, si près que leurs têtes sont lřune contre lřautre120. […] Une feuille de papier dřun bleu très pâle, pliée plusieurs fois sur elle-même Ŕ en huit probablement Ŕ déborde de la pochette droite de sa chemise […]121.

Extrait 2

Vous avez mis le pied gauche sur la rainure de cuivre, et de votre épaule droite vous essayez en vain de pousser un peu plus le panneau coulissant. Vous vous introduisez par l'étroite ouverture en vous frottant contre ses bords, puis, votre valise couverte de granuleux cuir sombre couleur d'épaisse bouteille, votre valise assez petite d'homme habitué aux longs voyages, vous l'arrachez par sa poignée collante, avec vos doigts qui se sont échauffés, si peu lourde qu'elle soit, de l'avoir portée jusqu'ici, vous la soulevez et vous sentez vos muscles et vos tendons se dessiner non seulement dans vos phalanges, dans votre paume, votre poignet et votre bras, mais dans votre épaule aussi, dans toute la moitié du dos et dans vos vertèbres depuis votre cou jusqu'aux reins122.

Extrait 3

Elle sřétait sentie dřun coup excitée, elle avait participé aussitôt, cela avait touché un de ses points sensibles, à elle aussi, la construction de leur nid ; elle était un peu effrayée… « Ça doit coûter une fortune… Pas ça chez nous Alain! Cette bergère? » Elle aurait plutôt, comme sa mère, recherché avant tout le confort, lřéconomie, mais il lřavait rassurée « Mais regarde, voyons, cřest une pièce superbe… Tu sais, ça changerait tout, chez nous… » Le mariage seul donne des moments comme celui-ci, de fusion, de bonheur, où, appuyée sur lui, elle avait contemplé la vieille soie dřun rose éteint, dřun gris délicat, le vaste siège noblement évasé… (LP, 381)

Dřabord, ces trois textes donnent à voir des individus aux prises avec leurs

émotions. La Jalousie montre un homme obnubilé par lřidée que sa femme A. puisse le tromper avec Frank. La perception des objets dépend alors des fantasmes et des obsessions du mari jaloux. Les phrases citées évoquent la scène de Frank, A et le narrateur en train de boire sur la terrasse de la maison, lorsque le narrateur est envoyé à la cuisine pour chercher de la glace, laissant donc les deux autres, soupçonnés dřêtre amants, un instant seuls. Que font-ils? Pourquoi lřa-t-on envoyé à la cuisine? Que signifie la présence ou la non-présence de tel objet? Les

120Alain Robbe-Grillet, La Jalousie, Paris, Minuit, 1957, p.18, dorénavant désigné par les lettres LJ, suivies du numéro de la page. 121 Ibid., p.106. 122 Michel Butor, La Modification, Paris, Minuit, coll. « 10/18 », p.9, dorénavant désigné par les lettres LM, suivies du numéro de la page. 93 troubles du narrateur sřintensifient. La Modification, quant à elle, relate la prise de décision difficile dřun homme partagé entre deux villes, Rome/Paris, et deux femmes, la maîtresse et la mère de ses enfants, la première habitant Rome, la seconde Paris, lors dřun voyage en train entre les deux lieux. Il projette de laisser sa femme pour ramener sa maîtresse de Rome à Paris. Lřextrait du Planétarium relate, pour sa part, lřangoisse de Gisèle, laquelle tente de convaincre son mari, amoureux des belles choses, de meubler leur nid avec des « solides fauteuils de cuir » plutôt quřavec la ravissante « bergère Louis XV » dont les belles formes semblent paradoxalement apporter une sérénité momentanée.

Les trois protagonistes expérimentent chacun les incertitudes de la vie conjugale et sont dans le doute, voire le fantasme. Ils éprouvent des difficultés à arrêter leurs décisions et à décrire de manière objective leur environnement tant leur appréhension des objets semble fluctuante. Ces objets Ŕ quřils soient simplement perçus ou manipulés Ŕ dévoilent moins le caractère (au sens dřallure ou de personnalité) ou les actions du personnage que ses émotions, ses impressions ou ses sensations. Ces phénomènes sensibles sont provoqués par un contact avec les choses (vue, toucher) et se répercutent au sein de lřindividu par lřintermédiaire duquel la scène se déroule. Les faits et gestes du personnage ainsi que ses pensées ne sont donc plus lřapanage dřun narrateur omniscient, comme cřest le cas chez Balzac.

Il nřen demeure pas moins que la similarité la plus frappante entre ces trois textes réside bien dans un refus de voir lřobjet comme « du mobilier social », pour reprendre lřidée de Balzac dans son célèbre « Avant-propos » de la Comédie

94 humaine. Ces objets ne sont plus en effet « des abris de la personne, comme la maison est le grand vêtement qui couvre lřhomme et les choses à son usage123 ».

Ils laissent, au contraire, découvrir les indéterminations profondes de lřindividu percevant qui, subitement, mis à nu, cède la place à ses sensations. Le doute habite le jaloux et, en face de son désarroi, le lecteur ne sait plus sřil doit prendre sa perception des choses pour un fantasme ou pour la réalité. Rien de comparable avec les personnages du Cousin Pons, par exemple, dont on peut évaluer la moralité, en fonction de lřintérêt quřils portent à la fameuse collection : les yeux de la portière de Pons « firent lřoffice des balances dřun peseur dřor » (CP, 192), une fois dévoilée lřimmense valeur de la collection, tandis que Schmücke, le fidèle ami de Pons, traite les magnificences de cette collection « de primporions » et, ayant « inculqué son mépris pour ces antiquailles à la portière », avait « garanti le Musée Pons de toute invasion pendant fort longtemps » (CP, 193-194). La collection est également chez Balzac la raison dřêtre de ses propriétaires. Elle définit leur art de vivre :

Pons et Magus avaient au cœur la même jalousie. Ni lřun ni lřautre ils nřaimaient cette célébrité que recherchent ordinairement ceux qui possèdent des cabinets. Pouvoir examiner la magnifique collection du pauvre musicien, cřétait pour Elie Magus, le même bonheur que celui dřun amateur de femmes parvenant à se glisser dans le boudoir dřune belle maîtresse que lui cache un ami (CP, 193).

Chez Robbe-Grillet comme chez Balzac, cřest bien le sentiment de jalousie dont il est question, mais il nřest pas du tout traité de la même manière.

Autant lřobjet est un substitut de lřêtre aimé quřil sřagit de préserver à tout prix

123 Honoré de Balzac, Traité de la vie élégante, dans La Comédie humaine, t.XII, (P-G. Castex, éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1981, p.245. 95 pour Pons ou Magus, autant il devient le centre des obsessions que le narrateur robbe-grilletien, soumis à des troubles de la perception, projette sur sa femme.

Lřobscurité, les reflets renforcent souvent, du reste, le doute dans le roman avant-gardiste, mettant ainsi en valeur le parti pris du spectateur pris dans lřatmosphère du soupçon. De plus, le fauteuil, le verre ou les bouteilles ne disent jamais quelque chose sur le personnage, pas plus quřils ne sřinscrivent dans son prolongement. Ces objets ne sont appréhendés quřen fonction des soupçons du narrateur. « Lřobjet représente un non-dit. Envahissant parce que lřétat mental de lřobservateur qui porte les yeux sur lui change à tout instant, il remplit le vide laissé par ce personnage bizarrement en creux124 ». Lřincertitude domine en définitive dans ces scènes où lřobjet est omniprésent.

Dans lřincipit de La Modification, les choses sont un peu différentes avec ce « vous » auquel sřidentifie le lecteur, dřabord, et ce personnage, non décrit physiquement, comme cřest le cas dans un incipit traditionnel : « vous sentez vos muscles et vos tendons se dessiner… ». Lřaction tourne autour du mouvement du corps, lequel éprouve une sensation au contact de lřobjet, sensation exprimée par une proximité sonore des verbes : « sentez/soulevez », par des jeux dřoppositions entre les termes : « valise assez petite/dřhomme habitué aux longs voyages » (je souligne) ou par une relation métonymique : poignée collante/doigts échauffés.

Le tout sřenchaîne dans une longue phrase mimétique du mouvement dřallongement qui parcourt tout le corps de Léon Delmont depuis le « cou jusquřaux reins », tandis que le narrateur note bien lřabsence de poids de la valise.

124 Jacqueline Machabéïs, « Lřobjet dans La Jalousie dřAlain Robbe-Grillet : une lecture cryptique », French Studies in Southern Africa, n° 26, 1997, p.57-58. 96

On peut donc sřétonner de cet effort à fournir, effort mis sur le compte de lřheure matinale et de la vieillesse du personnage, au paragraphe suivant. Le lecteur réalise néanmoins, à posteriori, à quel point le personnage est un indécis. Cřest pourquoi le geste qui scelle son départ Ŕ lřacte de mettre la valise dans le filet signifiant son départ pour Rome afin dřaller y chercher sa maîtresse Ŕ paraît si difficile à réaliser.

Gisèle, enfin, serait peut-être la plus proche dřune appréhension balzacienne de lřobjet. La bergère semble lui procurer la sécurité recherchée dans le mariage et lřapaisement. Il sřagit là en réalité dřune illusion. Dřabord, la jeune femme nřest pas sûre de ce choix. On voit bien quřelle est influençable, se laissant mener tour à tour par sa mère qui veut imposer ses fauteuils de cuir et son mari qui nřen veut pas. Ensuite, on finit par apprendre que, pour elle, toutes les choses qui lřentourent finissent par lui procurer cette « sensation de faiblesse dans les jambes » (LP, 382) ; « nous sommes un peu hors de la vie » (LP, 386) dira-t-elle à son mari à propos du rôle que prennent les objets dans leur existence quotidienne.

À lřinstar des recherches des nouveaux romanciers, celles de Sarraute ne peuvent donc plus porter sur une réalité envisagée comme « un tout cohérent »

(ES, 85), « un système clos » (ES, 94) dans lequel les objets trouvent chacun leur place, selon les vieilles conventions où « tout est mis sur le même plan et dans un champ unique125 ». Rappelons à cet effet la nécessité de procéder à des « entrées en matière126 » chez Balzac, telles que la description de la pension Vauquer et de

125 Guido Piovene, « La carte dřune nouvelle réalité », Esprit, n°329, juil. 1964, p.29. 126 Le mot est de Graham Falconer, dans La Lecture sociocritique du texte romanesque, (Graham Falconer et Frédéric Mitterand, dir.), Toronto, Hakkert and Compagny, 1975, p.147-149, où il insiste sur la fusion entre le discours préliminaire et la suite du récit. 97 son mobilier crasseux, celle de la maison du père Grandet où tout respire lřavarice ou celle du boudoir gothique de Foedora dont les objets sont empreints de la froideur et de lřarrogance du personnage. Dans le début de La Peau de Chagrin,

Raphaël de Valentin, en proie au suicide, découvre les richesses qui sřentassent dans les magasins dřantiquités et de curiosités le long de la Seine. La dimension

éphémère de toute chose et lřatmosphère onirique qui émane de la longue description dřobjets donnent la tonalité du livre :

Les plus coûteux caprices des dissipateurs morts sous des mansardes après avoir possédé plusieurs millions étaient là!... Cřétait le bazar des folies humaines. Une écritoire payée jadis cent mille francs, et rachetée pour cent sous, gisait auprès dřune serrure à secret dont le prix de fabrication aurait suffi à la rançon dřun roi. Là, le génie humain apparaissait dans toutes les pompes de sa misère, dans la gloire de ses petitesses gigantesques. Une table dřébène, véritable idole dřartiste, sculptée dřaprès les dessins de Jean Goujon, et qui coûta jadis plusieurs années de travail, avait été acquise au prix du bois à brûler… Des coffrets précieux, des meubles faits par la main des fées, y étaient dédaigneusement entassés127.

Rien de tout cela chez Sarraute. La réalité quřelle entend représenter acquiert ainsi un caractère non définitif où rien nřest connu dřavance. Le rapport de lřindividu avec les objets qui lřentourent sřétablit à la faveur « dřun contact direct et purement sensible avec les choses » (ES, 115), le langage de lřobjet étant désormais celui de lřémotion et du vécu tel quřil se manifeste à la conscience par lřintermédiaire des sens et du corps. Tout autre type de contact réduit les objets

« à la plus plate et la plus banale des apparences » (ES, 133). Ainsi, le genre de descriptions du personnage et de son rapport à lřobjet que lřon trouve dans Le

Cousin Pons Ŕ « […] vous nřeussiez pas hésité à nommer ce passant un homme-

Empire, comme on dit un meuble-Empire… » (CP, 17) ; « Cette manière de retenir le chapeau par lřocciput, […] rappelait les meubles grêles de Jacob » (CP,

127 Honoré de Balzac, La Peau de chagrin, Paris, Hachette, coll. « Le Livre de Poche », 1984 [1831], p.39-40, dorénavant désigné par les lettres PC, suivies du numéro de la page. 98

20) ; « Dřaprès le galbe de cet homme osseux… » (CP, 21), etc. Ŕ est naturellement prohibé des romans de Sarraute.

Plus les rapports entre les objets et les personnages sont transparents, plus ils mettent « le lecteur en confiance parmi des objets familiers » (ES, 131) et rien nřest plus trompeur que cette impression, car si cette manière de concevoir le roman était novatrice en son temps, elle est désormais obsolète, à la suite des

œuvres des écrivains « précurseurs », selon Sarraute. Ces écrivains négligent la magie des histoires bien plantées et retirent à lřintrigue ses lettres de noblesse Ŕ les objets ne sont alors plus « appelés à jouer leur partie dans lřhistoire des passions128 », comme le dirait Barthes Ŕ pour davantage sřintéresser aux mouvements de la parole ainsi quřà la manière dont chacun peut percevoir les objets dans une perspective temporelle et subjective. Percevoir lřobjet dans ces conditions, cřest lui attribuer une durée personnelle.

Sřinscrivant dans la lignée de ces écrivains, Sarraute préconise une réduction de la distance entre lřobjet et lřindividu qui le perçoit, pour mieux être à même de désintégrer lřune et lřautre de ces entités. Chez Sarraute, on sřintéresse aux sensations que lřobjet est en mesure de faire naître : ce « flot toujours grossissant » vu « sous le microscope et au ralenti129 ». La préoccupation première de la romancière est de plonger son lecteur dans un présent démesurément agrandi en essayant de lui faire revivre ces sensations. Défaits de leur acception traditionnelle et appréhendés dans leur immédiateté, les objets saturent lřespace romanesque, semblent vides de sens.

128 Roland Barthes, Le Degré zéro de l’écriture, Seuil, coll. « Points », Paris, 1953, p.201. 129 Simone Benmusa, Nathalie Sarraute Qui êtes vous ?, Lyon, La Manufacture, 1987, p.71. 99

B. Les transformations du roman

Le renouvellement des conventions romanesques passe par lřapprofondissement de certains aspects seulement effleurés par les prédécesseurs des nouveaux romanciers, dont lřinfluence sřexerce ouvertement sur ces derniers :

[…] lřévolution nřa cessé de sřaccentuer : Flaubert, Dostoïevski, Proust, Kafka, Joyce, Faulkner, Beckett… Loin de faire table rase du passé, cřest sur les noms de nos prédécesseurs que nous nous sommes le plus aisément mis dřaccord ; et notre ambition est seulement de les continuer. Non pas de faire mieux, ce qui nřa aucun sens, mais de nous placer à leur suite, maintenant, à notre heure130.

Nathalie Sarraute inscrit également ses propres recherches dans la continuité des travaux réalisés par ses prédécesseurs Ŕ Flaubert étant le premier dřentre eux.

a. Flaubert le précurseur et l’inauthenticité de l’objet

« […] notre maître à tous, cřest Flaubert. […] Son œuvre, dit-on, répond aux préoccupations et aux exigences des écrivains dřaujourdřhui. Cřest là un point indiscuté131 ». Cependant, pour Sarraute Ŕ et nřen déplaise aux écrivains telqueliens pour qui Flaubert était lřauteur du « livre sur rien » Ŕ la forme pure ne saurait être le contenu exclusif du roman. Pour elle, « les mots, quoiquřon veuille, signifient » (FLP, 1628), quitte à ce quřils ne soient que de « plates conventions »

(FLP, 1634), des images ou des idées « depuis longtemps mille fois ressassées »

(FLP, 1635). Or, ce sont précisément ces aspects, pour le moins inauthentiques que Sarraute veut mettre en lumière. Cřest en effet au cœur de lřinauthenticité que se niche la substance nouvelle à laquelle la romancière sřintéresse. Lřobjet devient, dès lors, pour lřécrivain un des éléments qui matérialise cette inauthenticité.

130 Pour un nouveau roman, op. cit., p.46. 131 Nathalie Sarraute, « Flaubert le précurseur », dans Œuvres complètes, (Jean-Yves Tadié, éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1996, p.1623, dorénavant désigné par les lettres FLP, suivies du numéro de la page. 100

La matière des objets est en étroite correspondance avec les sensations dřEmma, dans Madame Bovary, ce qui concourt à former une vision très subjective des choses.

Souvent, lorsque Charles était sorti, elle allait prendre dans lřarmoire, entre les plis du linge où elle lřavait laissé, le porte-cigares en soie verte. Elle le regardait, lřouvrait, et même elle flairait lřodeur de sa doublure, mêlée de verveine et de tabac. À qui appartenait-il?... Au vicomte. Cřétait peut-être un cadeau de sa maîtresse. On avait brodé cela sur quelque métier de palissandre, meuble mignon que lřon cachait à tous les yeux, qui avait occupé bien des heures et où sřétait penchées les boucles molles de la travailleuse pensive. Un souffle dřamour avait passé parmi les mailles du canevas ; chaque coup dřaiguille avait fixé là une espérance ou un souvenir, et tous ces fils de soie entrelacés nřétaient que la continuité de la même passion silencieuse132.

Emma, en quête dřémotions, vénère cet objet comme une relique. Le porte-cigare, sous couvert dřappartenir au vicomte, alimente un imaginaire fait de récits dřaventures galantes de lřaristocratie et de stéréotypes de lřamour romantique et transforme Emma en une véritable héroïne romanesque. Son discours sur lřobjet en appelle aux poncifs de lřamour adultère Ŕ il sřagit en effet dřun objet caché aux yeux des autres Ŕ et joue sur la débauche des sens : odeur, contact avec les « boucles molles », le « souffle dřamour » parmi les mailles, les

« coups dřaiguille », le « souvenir », les « fils entrelacés », le tout aboutissant à une « passion silencieuse ». Tous ces éléments permettent de conclure à une véritable érotisation de lřobjet, substitut de lřacte sexuel. À son insu, Emma tend à faire corps avec lřobjet. On a là une véritable « rêverie dřintimité » où « la substance de la matière sřéchange avec la substance des personnages » 133, pour reprendre les mots de Jean Levaillant. Lřobjet représente, de ce point de vue, un ailleurs rêvé, vecteur dřinauthenticité. Bien quřil nřaboutisse pas tout à fait à la

132 Gustave Flaubert, Madame Bovary, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1972, p.87, dorénavant désigné par les lettres MB, suivies du numéro de la page. 133 Jean Levaillant, « Flaubert et la matière », Europe, n°485, juillet 1969, p.205. 101 même chose, on retrouve cet échange des qualités du sujet et de lřobjet chez

Sarraute. Si lřêtre sarrautien nřentretient pas de contact à long terme avec lřobjet qui nřest, en aucun cas, une représentation stable ou fixe Ŕ le rayonnement qui en

émane ou les parcelles de vie quřil répand restent très éphémères Ŕ, la transmutation de cet objet extérieur en une sensation intérieure est commune aux deux œuvres. Le premier correspond chez Sarraute à une réalité de surface, tandis que la seconde est la substance inconnue, enfouie dans les profondeurs de lřêtre, qui intéresse tant lřauteur.

Lřautre point qui mřintéresse chez Flaubert, dans une perspective comparative avec Sarraute, est le détournement pratiqué sur lřobjet, lequel perd sa dimension usuelle. Le goût hyperréaliste de la description enveloppe lřobjet dřune atmosphère fantastique Ŕ je pense à la fameuse description de la casquette de

Charles Bovary, « une de ces coiffures dřordre composite, où lřon retrouve les

éléments du bonnet à poil, du chapska… » (MB, 12)134 ou à celle de la pièce montée « avec des lacs de confitures et des bateaux en écales de noisettes » (MB,

47). Ensuite, lřesthétisation de lřobjet est très présente chez Flaubert, phénomène que Claude Duchet appelle fort opportunément « la plénitude de son statut esthétique135 ». Ainsi, les cadeaux dřEmma pour son amant deviennent de véritables trésors, dignes de figurer au rang des beaux objets : « Outre la cravache

à pommeau de vermeil, Rodolphe avait reçu un cachet avec cette devise : Amor

134 Voir à ce sujet lřétude de cette description de la casquette faite par Philippe Hamon dans Du Descriptif, Paris, Hachette, 1993, p.76-77. En montrant que cette description se déploie selon un « système complexe dřéquivalences » et de « mise en hiérarchie », P. Hamon atténue lřidée dřune dissolution de lřobjet, sans toutefois faire disparaître cette idée : « la profusion des termes accumulés » est en effet à mettre en corrélation avec cette totalité fantastique, à lřorigine dřune possible déréalisation de lřobjet flaubertien. 135 Claude Duchet, « Roman et objets : lřexemple de Madame Bovary », Europe, n°485, juillet 1969, p.181. 102 del cor ; de plus, une écharpe pour se faire un cache-nez, et enfin un porte-cigares tout pareil à celui du vicomte, que Charles avait autrefois ramassé sur la route et quřEmma conservait » (MB, 268-269). Emma accorde bien de la valeur à ces objets, uniques à ses yeux, et qui, pourtant, ne sont que des produits kitsch Ŕ le porte-cigare est dřabord un objet reproduit. De plus, ces objets tels le porte-cigare ou les rideaux136 renvoient à une vision esthétique en dépit de leur banalité. Jřy vois un parallèle à faire avec la tante Berthe dans Le Planétarium, avatar du bovarysme, pour qui les objets possèdent quasiment cette « intériorité magique137 » dont parle Claude Duchet à propos des objets flaubertiens. On peut mentionner, à cet égard, lřatmosphère religieuse de lřinstallation de Berthe avec une porte mystique et un rideau de velours, le dispositif dřensemble étant celui du tabernacle.

b. Proust et la mémoire de l’objet

Parmi les romanciers qui ont influencé la conception romanesque de

Sarraute138, Proust occupe une place fort importante. Il avait lui aussi et, à sa manière, abordé ces régions inconnues des mouvements intérieurs.

136 « Elle était pleine dřespoir […]. Aussi, elle acheta pour sa chambre une paire de rideaux jaunes à larges raies, dont M. Lheureux lui avait vanté le bon marché… ». Puis, plus loin, elle conseille à Léon, son amant, « dřacheter des rideaux pareils aux siens, et comme il objectait la dépense : - Ah ! Ah! Tu tiens à tes petits écus ! » (MB,363 et 387). 137 Claude Duchet, op. cit., p.188. 138 Si Flaubert et Proust ont été des écrivains font figure de précurseurs pour Sarraute, dřautres écrivains ont été déterminants pour expliquer les innovations romanesques de Sarraute. Dans cette perspective, elle rapproche les démarches de Dostoïevski et de Kafka que lřon a coutume dřopposer lřune à lřautre. Plutôt que de classer le premier dans le domaine « psychologique » et le second dans le roman de « situation », la romancière tient pour essentielle, chez ces écrivains, la découverte dřune matière psychique nouvelle. Cette découverte de régions encore intactes permet de modifier considérablement le regard du sujet sur le monde en général et les objets en particulier. Dostoïevski se plaît à brouiller les discours et les points de vue sur lřobjet. Kafka, quant à lui, associe ses descriptions à des atmosphères confuses et étranges. Lřobjet y est de ce point de vue instable, enrobé dřun voile dřincertitude et dřune certaine poésie. Je ne développerai 103

Dřabord, lřobjet proustien nřest plus, comme chez Balzac, une « traduction matérielle de la pensée139 », mais davantage le fait dřune interaction avec la conscience. Or, lřœuvre de Proust est imprégnée dřune poétique du souvenir, laquelle fait moins appel à la mémoire de lřintelligence quřà celle des sens pour appréhender lřobjet. Le narrateur de la Recherche est dřabord un corps habilité à

éprouver des sensations à lřégard dřun objet par rapport auquel il se positionne :

« En même temps que ma pensée, qui hésitait au seuil des temps et des formes, eût identifié le logis en rapprochant les circonstances, lui Ŕ mon corps, Ŕ se rappelait pour chacun le genre du lit, la place des portes, la prise de jours des fenêtres…140 ».

La comparaison avec Proust est dřautant plus justifiée que ce dernier, outre son refus du « petit détail vrai », a, lui aussi, cherché à mettre au jour une substance invisible, cette communication non verbale, matière romanesque par excellence pour Sarraute. Les zones inconnues délimitées par la « mémoire involontaire » Ŕ celle-ci étant nécessaire pour échapper à la fixité de lřobjet Ŕ font

écho, dans une certaine mesure, aux mouvements pré-langagiers qui affleurent la conscience ou aux régions pré-mémorielles au sein desquelles se situe lřaction sarrautienne. La sensation restitue aux objets une certaine mobilité étroitement corrélée au passage du temps : selon le moment de la journée où il vient rendre visite à sa tante Léonie, le narrateur voit la commode de la chambre dřabord

cependant pas la comparaison entre Sarraute et ces écrivains pour davantage me concentrer sur Flaubert et Proust. 139 Georges Poulet, La Distance intérieure, Paris, Plon, 1952, cité par Jacques Howlett, « Notes sur lřobjet dans le roman », Esprit, n°263-264, juil.-août 1958, p.68. 140 Marcel Proust, Du côté de chez Swann, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1988 [1913], p.6, dorénavant désigné par les lettres DCCS, suivies du numéro de la page. 104

« jaune en bois de citronnier » (DCCS, 51), ensuite, plus loin dans le livre, la lumière qui sřabaissait Ŕ « incrustant de petits morceaux dřor le bois de citronnier de la commode » (DCCS, 131) Ŕ change la perception de lřobjet. Enfin, « certains jours forts rares », « il nřy avait bien longtemps que la commode avait perdu ses incrustations momentanées… » (DCCS, 131).

Cependant, la pureté de la sensation que recherche Sarraute est pour le moins éloignée de lřesprit, de la réalité mentale, et par là, du recul que Proust prend pour inscrire les objets dont il se souvient dans une réalité temporelle qui, en fin de compte, est la seule qui compte réellement. Chez Sarraute, pas dřeffet dřharmonie, les objets inspirent de la méfiance. Si la sensation est habitée par un corps et lřobjet perçu tend à sřincorporer en lui, cřest pour réduire la distance entre lřun et lřautre, empêchant par là de donner du relief aux objets et de les sacraliser. « Pas de catholicité ni dřangélisme des objets141 » explique Marie

Miguet-Ollagnier. Comparés aux illuminations que connaît le narrateur de la recherche, les objets sarrautiens refusent de devenir « de poétiques souvenirs dřenfance » (T, 29), comme le dit si bien le narrateur de Tropismes.

c. Conclusion partielle

141 Marie Miguet-Ollagnier, « Entre Proust et Sarraute », Le Nouveau Roman en question 1. « Nouveau Roman et archétypes », (Roger-Michel Allemand, dir.), Paris, Minard, 1992, p.126. 105

En définitive, lřinfluence de ces auteurs142 est déterminante pour expliquer lřévolution quřa connue le roman moderne et les nombreuses répercussions de cette évolution sur la représentation des objets sarrautiens.

Lřobjet apparaît dans une grande confusion : il ne modélise plus le récit tout entier, comme cřétait le cas chez Balzac. Le mobilier bourgeois, la misère sans poésie des chambres dřétudiants pauvres, la « bric-à-bracomanie » de Pons, les splendeurs des intérieurs de courtisanes ne sont plus que de lointains souvenirs et lřobjet, nřétant plus considéré comme un détail en mesure de révéler le caractère dřun individu, perd ses contours, sa carapace, son instrumentalité. Loin de le caractériser, la méticulosité et la précision descriptives opacifient lřobjet.

Devenu impénétrable et étrange, lřobjet se désagrège et, de forme rigide, il tend à se diluer dans le flot continu du monologue intérieur. Plus on se rapproche de Sarraute et plus la distance entre lřobjet et lřindividu Ŕ quřil sřagisse du

142 Aux auteurs cités, il faudrait ajouter lřinfluence déterminante de Virginia Woolf et James Joyce que nous ne pourrons pas aborder dans le détail, sans quoi il serait nécessaire de parler de tous les précurseurs du premier quart du XXe siècle ayant joué un rôle dans le travail de Sarraute. Nous avons donc préféré nous en tenir à ceux qui peuvent, selon nous, aider à expliquer le statut de lřobjet sarrautien. On peut cependant noter que lřobjet chez Woolf (et je mřappuie pour ce faire sur une de ses nouvelles intitulée Solid Objects et sur lřétude de Laurent Lepaludier, L’Objet et le récit de fiction, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2004, p.179-188) trouve sa consistance dans une conscience percevante, souvent très imaginative. Comme Woolf, Sarraute cherche à mettre en lumière une nouvelle substance que la première qualifie de « fluide élément changeant, inconnu et sans limites précises » (L’Art du roman, Paris, Seuil, 1962, p.15-16). La révélation de cette réalité inconnue sřassortit dřune défonctionnalisation de lřobjet et de constantes transformations de sa matière. Mais lřobjet, dans les romans de Woolf, est toujours envisagé en vertu de lřécoulement du temps. De plus, les sensations qui se déploient au contact de cet objet sont toujours nuancées par un point de vue global, conférant au tout une distance réflexive. Lřobjet sarrautien, pris entre la sensation pré-verbale et la surface du langage, tend à rester au plus près dřune instantanéité de la perception, ne cessant par là « de renaître à lui-même, dans une permanente actualité » (Rachel Boué, Nathalie Sarraute ou la sensation en quête de parole, Paris, LřHarmattan, 1997, p.260). Voir, au sujet des différences entre Woolf et Sarraute, Nathalie Sarraute/Anne Villelaur, « Virginia Woolf ou la visionnaire du maintenant », Les Lettres françaises, n°882, 29 juin 1961, p.3. Quant à James Joyce, cřest son travail sur le monologue intérieur qui influence Sarraute. Cette forme permet à la romancière dřexplorer toute une langue souterraine. Les choses appellent, chez la romancière, le monologue intérieur pour faire ressortir les méandres de la pensée et de la parole. Dans le flot des paroles, les mouvements intérieurs appellent toutes sortes dřimages en transformation qui, du même coup, peinent à être fixées par les mots. 106 personnage, du narrateur ou de lřécrivain Ŕ tend à se réduire et, par rapport à ses prédécesseurs, la romancière laisse de côté lřanalyse psychologique, le recul que peut donner la réflexion, au profit de la pureté de la sensation. Cette prééminence de la sensation tend à effacer le sujet afin de le voir faire corps avec une matière anonyme, inconnue. Cřest ainsi, pour Sarraute, que si le personnage « richement pourvu » (ES, 61) a perdu tous les objets qui autour de lui assuraient sa consistance, cřest pour mieux laisser la place à une nouvelle manière de sentir la réalité.

C. Le nouveau roman : tendances communes et différences entre les romanciers.

Si Sarraute ne rejette pas lřidée selon laquelle un certain nombre dřécrivains cherchent à développer de nouvelles tendances dans le roman, elle nřentend pas se voir imposer lřétiquette « nouveau roman » et reste distante à lřégard de ce que les critiques, au cours des années cinquante et soixante, qualifient « dřécole du regard ». Lřétude des mouvements psychologiques en formation contribue à différencier la romancière de ses « confrères ». La réalité revêt pour chacun des auteurs assimilés au nouveau roman une acception particulière. Butor ne dit pas le contraire :

Ce désir de nous associer me cause un certain agacement, car je suis plus sensible à nos différences quřà nos ressemblances. Nos livres sont indépendants les uns des autres, sans échange dřinfluence. […] il y a en eux [les romans des écrivains dřavant-garde] une réflexion, quelque chose qui avance, un effort, des questions posées sur le roman lui-même143.

143 Michel Butor, « Les enfants du demi-siècle, Michel Butor », Les Nouvelles littéraires, 5 décembre 1957, dans Michel Butor. Entretiens. Quarante ans de vie littéraire, vol. I. 1956-1968, (Henri Desoubeaux, éd.), Nantes, Joseph K, 1999, p.40. 107

Au premier rang des tendances relevées par les critiques littéraires dans le nouveau roman, on trouve la suppression des personnages et celle de lřintrigue, ce qui expliquerait lřimportance du statut de lřobjet Ŕ désormais vide. Or, malgré des similitudes concernant les techniques romanesques utilisées et une volonté commune de détruire les habitudes de lecture, lřobjet nřa pas le même statut chez

Robbe-Grillet, Simon et Butor. Il sřagit donc de voir en quoi Sarraute se démarque nettement de ces auteurs dans le traitement quřelle réserve aux objets.

a. Nouveaux rapports entre le sujet et l’objet

La figure du personnage est dépouillée de ses biens ou, plutôt, les objets prennent tant de place dans les nouveaux romans quřils semblent évacuer le personnage. Cette présence sřexplique chez les trois romanciers que sont Robbe-

Grillet, Butor et Simon par lřabsence de statut pratique ou technique de lřobjet, ce qui a pour conséquence de le séparer de lřemprise de lřhomme. Si lřobjet sarrautien ne renvoie jamais vraiment à une dimension utilitaire, il est presque systématiquement doté de qualités esthétiques.

Robbe-Grillet refuse catégoriquement les descriptions anthropomorphiques dřobjets dans ses romans et, loin de considérer lřobjet comme un ustensile, il le ramène à une présence du monde extérieur. Simon, pour sa part, souligne les lacunes de la mémoire et de la connaissance. Il met alors en avant les limites de lřobjet, qui sont étroitement liées aux failles de la perception, souvent un œil qui tente de se souvenir ou de restituer des objets simplement posés. Enfin, Butor, pour qui un individu est un « corps armé144 » grâce aux choses qui lřentourent, considère que lřemploi de lřobjet dans le roman est investi dřune signification :

144 Michel Butor, Essais sur le roman, op. cit., p.65. 108

« un objet, quel quřil soit, le bouton de gilet par exemple, a de toute façon, obligatoirement un contexte historique, une fonction sociale. Même sřil veut

éviter de lui donner, lřécrivain ne peut pas145 ». Lřobjet est, de ce point de vue, toujours relié à une conscience et le roman est lřespace où « observer de quelles façons les choses apparaissent ou peuvent nous apparaître146». Ainsi, les meubles du matin, « mal éveillés », « ont besoin dřêtres humains pour les aider à vivre147 » dit la domestique des Ralon dans Passage de Milan.

Ces trois auteurs ont en commun de décrire les objets de leurs romans dans une perspective phénoménologique. Ainsi lřobjet, soumis chez Robbe-Grillet à une certaine neutralité de la vision, semble toujours indépendant de toute subjectivité. Pensons aux objets impossibles à identifier dans Les Gommes :

Une sorte de cube, mais légèrement déformé, un bloc luisant de lave grise, aux faces polies comme par lřusure, aux arêtes effacées, compact, dur dřaspect, pesant comme lřor, sensiblement de la grosseur du poing ; un presse-papier? Cřest le seul bibelot de la pièce148.

Bien quřil soit toujours vision dřun regardeur, lřobjet perd sa fonction. Il est dřabord une matière lisse (luisante, aux faces polies) et opaque (un bloc compact et dur de lave sans structure) dont la forme même reste incertaine (une sorte de cube déformé) et semble lřabstraire de son contexte. Je nřinsiste pas sur tout ce que les descriptions ainsi que les déclarations bien connues de Robbe-Grillet

145 Michel Butor, « Révolution dans le roman ? Cinq écrivains aux prises », Le Figaro littéraire, 29 mars 1958, dans Michel Butor. Entretiens. Quarante ans de vie littéraire, vol. I, loc. cit., p.70. 146 Mireille Calle-Gruber, « Le roman déménage », dans Œuvres complètes de Michel Butor, I. Romans, Paris, Éditions de la différence, 2006, p.20. 147 Michel Butor, Passage de Milan, Paris, Minuit, coll. « 10/18 », 1954, p.250, dorénavant désigné par les lettres PDM, suivies du numéro de la page. 148 Alain Robbe-Grillet, Les Gommes, Paris, Minuit, 1953, p.26, dorénavant désigné par les lettres LG, suivies du numéro de la page. 109 comportent dřexcès dans cette volonté de retirer signification et symbolique à lřobjet.

Butor, qui lui aussi sřadonne aux descriptions minutieuses, y voit une manière de se couper de la réalité qui, pour lui, reste associée à une certaine profondeur symbolique149. La manière dont il intègre les objets dans lřimmeuble de Passage de Milan en témoigne. Voyons voir au premier étage :

Alexis secouait souvent sa cendre, mais Louis, enfoncé dans le fauteuil, laissait la sienne sřamonceler dangereusement. Il se leva pour la déposer dans le cendrier noir, ce qui la fit immédiatement dégringoler sur une vieille natte à chevrons sales, qui avait toujours été là, il le savait, mais quřil remarquait pour la première fois. Les autres tapis étaient fort beaux chez tante Virginie […] et même lui dans son grenier, où rien ne lui appartenait, foulait de doux losanges africains. Il eut soudain lřimpression que cřétait Alexis qui était traité comme un parent pauvre […], ici les meubles avaient atterri par naufrage […]. Les seules choses quřil eût ajoutées, cřétaient la lampe, les cendriers, quelques livres, et les quatre photographies quřil avait punaisées sur les murs ; ca ne suffisait pas à rendre la pièce habitable… Mieux vaut ne pas laisser paraître la pitié (PDM, 36-37).

Cřest la même technique qui est reprise un étage plus haut, chez les Mogne, famille bourgeoise respectable :

Sur la cheminée la grande pendule sonne la demie de sept heures. La loupe de cuivre du balancier passe et repasse derrière son trou. De chaque côté, deux lions de faïence blanche et bleue, dressés face à face comme les deux moitiés dřun serre- livres, brandissent leurs bobèches vides. Objets des sarcasmes un peu usés de Vincent. La petite aiguille des secondes a fait un tour (PDM, 13).

Lřespace de lřimmeuble est bien délimité et incontestablement décrit dřune façon phénoménologique ; les objets ne sont pas exposés avec la précision chirurgicale de Robbe-Grillet. Ils sont nommés et lřauteur recourt à des adjectifs simples pour dépeindre les matières, les couleurs de ces objets qui apparaissent dans le dénuement caractéristique dřune certaine banalité. Il nřen demeure pas moins que,

149 « Robbe-Grillet croit à lřart pour lřart. Il polit avec amour des objets dřart. Des bibelots. Pour moi, le roman se situe dans le monde des réalités, avec des ramifications innombrables. Cřest ça qui me fascine, que je cherche. Les réalités. », « Rencontre avec Michel Butor », France Observateur, 28 novembre 1957, dans Michel Butor. Entretiens. Quarante ans de vie littéraire, vol. I, loc.cit., p.34. 110 contrairement à Robbe-Grillet, certains symboles sont rattachés à lřobjet Ŕ on pense aux motifs des tapis, à leur provenance Ŕ et accentuent les disparités sociales entre les personnages. Comme dans la pension Vauquer ou dans lřimmeuble de Pot-bouille, le bâtiment offre un schéma de la société parisienne répartie selon les étages : ouvriers, étudiants, domestiques, bourgeois, écrivains, peintres… Dřautre part, les objets attestent toujours de la fugacité du temps comme on peut le lire dans les extraits qui précèdent : souvent usés, vétustes, ils montrent les personnages dans leur quotidien.

Cette empreinte du temps sur lřobjet pourrait, dans une certaine mesure, faire écho aux visées de Claude Simon. Chez lui, les objets appartiennent à un passé quřune conscience tente de restituer de manière fragmentaire. Aussi, comme le remarque Nathalie Piégay-Gros150 dans son étude, le statut de lřobjet est nié.

Dřoù la négation de ses fonctions ainsi quřun intérêt pour les produits consommés et détériorés. À cela, jřajouterai que les objets sont souvent le lieu dřune superposition entre passé et présent Ŕ comme dans Le Palace où les objets marquant la splendeur dřune époque et le dépaysement des milliardaires sont remplacés par ceux de la révolution : les gravures de style Trianon sont ainsi décrochées au profit des photos de Lénine et Staline. Il sřagit dřun « [p]assé incomplet, lointain, mais en même temps bouleversant, actuel et proche parce quřil sřagit de la mémoire sensorielle151 », selon Alastair B. Duncan :

premièrement : une grande table de bois ordinaire au plateau recouvert de zinc (ou de plomb?) rabattue sur les côtés et clouée par-dessous, comme celles qui servent dans les réfectoires des collèges ou de ces institutions charitables […] Ŕ table

150 Nathalie Piégay-Gros, « Lřobjet dans les romans de Claude Simon », Écritures de l’objet, dans Modernités, n°9, (Roger Navarri, dir.), Pessac, Presses Universitaires de Bordeaux, 1997. 151 Claude Simon, Œuvres, (Alastair B. Duncan, éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2006, p.1335. 111

provenant donc (déménagée) selon toute apparence dřun couvent, dřune école ou dřun asile […] Ŕ Cependant ce nřétait pas de la table que cela provenait Ŕ à moins que lřon supposât que les innombrables passage sur le métal blanchâtre (comme on dit aussi que celui-ci « se souvient » des coups de marteau reçus et quřà partir dřun certain nombre il se produit une sorte de saturation, un changement de structure Ŕ et peut-être alors était-il devenu poreux, capable de retenir dřinvisibles alvéoles de la matière dřinépuisables sources de puanteur) des innombrables torchons laissant derrière eux sur la surface balayée de fines stries parallèles, courbes, et perlées, aient à la longue fini par lřimprégner de la fétide odeur des réfectoires, transportant chez les milliardaires les nauséeuses odeurs de poireaux, de choux-fleurs, de melons et dřhuile rance… […] deuxièmement : deux chaises de salle à manger de ce faux style Renaissance allemand à haut dossier de bois noir et sculpté […] troisièmement, une petite table de bureau supportant des paperasse et une machine à écrire noire…152

Contrairement aux deux autres nouveaux romanciers dont les descriptions dřobjets sont très visuelles et situées dans le présent, la perception de lřobjet est incertaine chez Simon tant elle est détaillée sous des angles différents : indécision quant à la matière, qualité, valeur, fabrique, provenance, marques, odeurs, usure, forme, contenu… Les images peinent à se fixer tant lřobjet perçu tend à se métamorphoser. Les méandres de la pensée se confondent avec les éclats à la fois successifs et non logiques de la mémoire sensorielle. Les parenthèses et les tirets multiplient les errances de la mémoire et allongent la phrase sans fin, comme si la description des objets était impossible à achever et la conscience, incapable de réunir ou lier les souvenirs isolés renvoyant à un univers à la fois réel et rêvé.

En dépit de ce qui les sépare, ces trois auteurs sřattachent à représenter ce que lřobjet comporte dřinachevé, dimension qui nřest pas sans lien avec la détérioration de lřintrigue.

152 Claude Simon, Le Palace, dans Œuvres, (Alastair B. Duncan, éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2006, p.416-417, dorénavant désigné par les lettres P, suivies du numéro de la page. 112

b. Détérioration de l’intrigue

Cette autre tendance fait place à des descriptions qui sřinterrompent pour mieux se répéter avec dřinfimes variations, et ce, sans quřaucun lien logique nřapparaisse vraiment. Rappelons à ce sujet la présence récurrente des jalousies, des chevrons du parquet, de la lampe dans la chambre de A dans La Jalousie, lřimportance des objets matériels qui entourent le voyageur Ŕ tapis de fer chauffant, petite table ronde, bagages dans le filet, poignée de porte, etc. Ŕ durant le trajet Paris-Rome dans La Modification, des objets décrits et répartis en sept sections, dès les premières pages du Palace, et resurgissant ponctuellement par bribes tout au long dřun récit chaotique : le plateau de la table recouvert de zinc, les chaises et les fauteuils, les photographies, la machine à écrire « Remington » noire Ŕ la partie I « Inventaire » répondant à la partie V « Le bureau des objets perdus ». On pourrait dire la même chose au sujet de lřordonnancement des meubles dans Le Planétarium.

Ces descriptions dřobjets ont pour conséquence de suspendre le récit Ŕ elles lřenlisent, comme le dit Jean Ricardou Ŕ, éclipsant, par la même occasion, lřintrigue bien ficelée. En résulte lřapparition dřun espace « dont la perception nřest plus automatique, mais qui nous impose la nécessité de sa construction, de sa perspective en point de fuite 153 » pour mieux faire apparaître le vide. Ce vide a pour corollaire la déroute de lřaction et de lřinterprétation.

Lřintrigue, chez les nouveaux romanciers, ne sřouvre et ne se clôt jamais, de même quřelle ne sřérige nullement de façon cohérente. Cřest le cas de la

153 Marc Blanchard, « Littérature et anthropologie : théorie et pratique de la vie quotidienne dans le Nouveau Roman », Romantic Review, n°2, vol. 83, 1992, p.213. 113 lampe, propre dans La Jalousie à transformer et à déformer la réalité sans pouvoir la stabiliser. Le personnage sřenfonce dans la jalousie sans recul vis-à-vis de son sentiment. Mais lřidée de la non clôture se retrouve avec lřétui à cigare qui, dans

Le Palace, fait lřobjet dřune interminable description où la chose en question se confond progressivement avec la description des images et motifs que donne à voir sa surface. Butor confirme cette impression de non-achèvement avec les objets quřil décrit Ŕ « il faut fixer votre attention sur les objets que voient vos yeux, cette poignée, cette étagère, et le filet avec ces bagages, cette photographie… » (LM, 157) Ŕ qui reviennent de manière récurrente dans le monologue intérieur du personnage et qui, loin de mettre un terme au

« remuement intérieur » ne font que peser un peu plus sur une conscience à la dérive et accentuer « la fissure béante » en la personne de Delmont. Tout se passe comme si lřabsence de justification des objets, à lřorigine de lřeffritement de lřintrigue, expliquait, du même coup, la faillite de la description, laissant le lecteur en face dřun vide commun aux trois auteurs.

c. L’objet vide

Derrière le foisonnement des objets qui meublent les œuvres de ces romanciers, se dessine la figure du vide : les objets sont absents, précisément parce quřils donnent à voir lřabsence avec des personnages creux et une intrigue quasi inexistante. Bien quřil se présente sous des formes très différentes, le motif du vide est omniprésent.

Dřabord, les œuvres des romanciers comportent, chacune à sa manière, des descriptions sous forme dřinventaire et plus la description se prolonge, plus la

114 signification de ce quřelle cherche à saisir sřéchappe. Lřobjet perçu se soustrait à la nomination. Soit celle-ci est repoussée le plus longtemps possible, soit le référent disparaît sous lřamoncellement des éléments hétéroclites, notamment chez Robbe-Grillet et Simon, ce qui est une façon de vider lřobjet. Pour le premier, la description ne constitue pas lřobjet, mais rend impossible sa mise en image mentale, achevant par là lřobjet quřelle décrit, tandis que chez le second, il est ramené à un « magma de sensations plus ou moins confuses, de souvenirs plus ou moins précis accumulés, et un vague Ŕ très vague - projet154 ». Il suffit de revenir à la description du « bloc luisant de lave grise » dont la matière est longuement détaillée avant de savoir quřil sřagit dřun presse-papier ou à celle du quartier de tomate dont la précision, la matière gélatineuse et lřapparente

« symétrie parfaite » montrent que lřœil qui voit lřélément le manque indéniablement. La perfection est rapidement mise en doute : « un faisceau de veines blanches se prolonge jusque vers les pépins Ŕ dřune façon peut-être incertaine » pendant que « tout en haut, un accident à peine visible sřest produit… » (LG, 161). Dans le même ordre dřidée, on peut également mentionner les failles du langage dřun étranger qui peine à nommer les objets chez Simon :

« un de ces fruits à écailles et emplumés […] Ŕ Un ananas : quelque chose comme une pomme de pin avec un petit palmier qui sort par le haut Ŕ Oui, quelque chose comme ça » (P, 438).

Chez Butor, au contraire, les objets décrits sont directement nommés sans détours ni reformulations, mais sans occulter une certaine tension. Un certain

154 Claude Simon, Préface à « Orion aveugle », dans Œuvres, (Alastair B. Duncan, éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2006, p.1181. 115 malaise règne dans les pièces de lřimmeuble où lřon pénètre successivement. Les objets sont exposés au regard avec précision et cette précision sonne faux. Les rapports entre les personnages et les objets ne trouvent aucun écho et nřont, de ce fait, pas de signification. On découvre seulement à la fin de lřœuvre que ces enchevêtrements de vies communes et quotidiennes, sans liens apparents, sřannulent réciproquement pour mener à la mort dřAngèle. Lřespèce de mise en scène, avec les objets parmi lesquels vivent les personnages, sřavère aussi fausse finalement que les relations Ŕ points communs comme différences Ŕ entre les personnages :

Ce sont les mêmes murs qui se prolongent, et continuent encore chez Léonard et chez Vertigues, même fenêtre, mêmes portes aux mêmes places, même cheminée, même miroir, mais au premier chez les curés, le carré de la table est en pointe dans le cube de la salle qui paraît grand. Le cône de la lumière ne révèle que le buste des personnages autour de la brillante argenterie sur la nappe blanche. […] Autour, les murs sont comme mis en congé, lointains, sourds comme de grands gongs, chargés dřemblèmes quřon ne peut quřentrevoir, longs rideaux charmés de cavaliers, miroirs et tableaux dont les vitres se laissent argenter par la lumière, mais non traverser (PDM, 49).

Les objets sont dřabord assimilés à des formes géométriques, puis ils sont perçus sous forme de contours incertains et la précision même de la description les rend informes, ce qui nřest pas sans rappeler les descriptions de Simon.

En définitive, la vacuité semble bien être la caractéristique première que lřon peut attribuer à lřobjet car ce dernier semble toucher aux limites de lřhumain.

Souvent à lřétat de décomposition, il renvoie à un magma élémentaire Ŕ « le chaos, la matière originelle155 », selon N. Piégay-Gros Ŕ et illustre bien les limites de la mémoire et de la perception chez Simon. Il est pure extériorité, surface dans

155 Nathalie Piégay-Gros, loc. cit., p.185. « Si lřobjet touche aux limites de lřhumain, ce nřest donc pas parce quřil oppose à lřanimé le silence brut de lřinanimé, mais bien plutôt parce quřil porte les stigmates dřune civilisation qui le produit en surabondance et le rend toujours plus performant et sophistiqué, mais aussi développe des forces de destruction en stricte contradiction avec ces performances techniques », (Ibid., p.188.). 116 laquelle on bute chez Robbe-Grillet, tout en donnant lieu à dřétranges à dřétranges fantasmes, comme il met en avant une curieuse précarité des êtres et des choses pour Butor, selon M. Calle-Gruber.

Néanmoins, il importe de nuancer cette vacuité car elle porte avant tout sur la surface, masquant, par la même occasion, une certaine profondeur de lřobjet. Le statut phénoménologique de ce dernier ne doit en effet pas laisser de côté une certaine signification de lřobjet dont on peut faire une lecture interprétative. Le regard simonien sur lřobjet ne sřarrête ainsi pas à lřobjet même, désinvesti de toute implication humaine. Ainsi pour N. Piégay-Gros, lřobjet chez Simon possède à la fois signification historique, sens philosophique et valeur esthétique, tandis que, pour L. Dällenbach, il comporte un « au-delà de la vue » :

Accéder à lřintérieur des choses, percer les apparences, saisir une profondeur celée derrière ou au-dessous dřune surface observable, explorer les coulisses du spectacle, déchirer toutes sortes de voiles et de rideaux, […] autant de manifestations dřun désir toujours inassouvi dřapprofondissement et de pénétration…156

Une telle affirmation pourrait bien sřopposer radicalement au travail de Robbe-

Grillet qui ne veut conférer aucune profondeur symbolique à lřobjet. On peut toutefois voir lřobjet de deux manières différentes chez lui, comme lřexplique

Barthes dans la préface du livre de Bruce Morrissette ou Gérard Genette dans son article « Vertige fixé157 ». Ces critiques montrent en somme que lřaccusation de

156 Lucien Dällenbach, Claude Simon, Paris, Seuil, 1988, p.48. 157 Il y aurait donc deux Robbe-Grillet Ŕ celui des « choses immédiates », « destructeur de sens » et celui des « choses médiates », « créateur de sens », humaniste, selon Barthes; voir Bruce Morrissette, Les Romans de Robbe-Grillet, Paris, Minuit, 1963, p.5-20. De même pour Genette, les divergences dřinterprétation de lřœuvre du romancier portent sur deux réalités opposées en apparence Ŕ « une intention réaliste », renvoyant à « une réalité « objective », c'est-à-dire indépendante de la conscience quřen prennent les personnages » et une « réalité subjective », « c'est-à-dire atteinte et décrite à travers les perceptions, les souvenirs, ou même les fantasmes de ces personnages » (Figures I, p.72) − pour les faire se rejoindre : « […] le va et vient lui permet dřéchapper à ces deux écueils en jouant de lřun et de lřautre et réciproquement » (Figures I, p.90), voir Gérard Genette, Figures I, Paris, Seuil, 1966, p.69-90. 117 déshumanisation à lřendroit des objets nřest que partiellement vraie car ils ne sont ni sans références et ni sans significations. Michel Butor, quant à lui, mélange les descriptions réalistes et phénoménologiques avec toute une symbolique à la fois historique et imaginaire, ce que Michel Leiris qualifie de « réalisme mythologique » dans sa postface à La Modification. Ainsi, Butor peint, dans

Passage de Milan, la vie quotidienne dřun immeuble en même temps quřil a recours à des symboles appartenant à lřhistoire du christianisme et à la civilisation

égyptienne Ŕ je renvoie, à cet égard, au salon de Samuel Léonard, orné de tapis et de bibelots qui y font référence.

Finalement, si, dans un premier temps, le lecteur a lřimpression que ces objets, vidés de leur signification, sont le fait de descriptions phénoménologiques du monde et de la désagrégation de lřintrigue, lřobjet ne peut être affranchi totalement du sujet. Lřobjet, chez ces trois romanciers, existe non seulement par le regard de lřhomme, mais également grâce à un vécu qui sřexprime autant par lřexpérience sensorielle que par lřimaginaire, le mythe ou le souvenir. Cřest en cela quřil comporte une profondeur tout en sachant que lřauteur joue sur une situation équivoque. Il donne en cela une importance démesurée à la surface ou lřapparence de lřobjet dont les significations restent indéterminées, plurielles, indécidables. En incitant ainsi le lecteur à chercher un au-delà à la chose même, lřauteur fait prendre conscience des sensations éprouvées par une subjectivité, sensations en mesure de soustraire momentanément lřobjet à lřinforme. Il appartient dès lors au monde objectif, mais offre également une prise à une subjectivité qui sřy projette.

118

Ces caractéristiques se différencient du projet défendu par Sarraute. Chez cette dernière, les sensations Ŕ mouvements intérieurs qui agitent et parcourent les

êtres Ŕ requièrent un déclencheur ou, si lřon préfère un support, pour être mises au jour. La matière de lřobjet est lřun de ces supports donnant forme à la sensation.

De ce point de vue, la sensation nřest jamais première pour Sarraute et lřobjet, si présent soit-il, est lřentité qui fait à la fois obstacle et permet à la conscience dřaccéder à ces mouvements intérieurs. Lřobjet sřinterpose alors entre une subjectivité et les autres subjectivités tout autour. Bien quřil possède une fonction dřintermédiaire, il nřen reste pas moins un trompe-lřœil. Les objets chez Sarraute ne sont pas seulement objectifs ou subjectifs. Ils résultent davantage dřune intersubjectivité, montrant ce quřil y a entre les personnages. Ces sont les relations qui se tissent autour de lřobjet qui intéressent la romancière et qui, de fait, font ressortir les mouvements intérieurs. Renvoyant impitoyablement à une surface qui leurre autant les personnages que le lecteur, mais donnant accès à une profondeur encore inexplorée, lřobjet est utilisé par Sarraute pour montrer le caractère artificiel de la représentation réaliste traditionnelle et propulser le lecteur dans ces régions inconnues.

« Tutélaire, répandant autour dřelle la sérénité, la sécurité Ŕ cřétait la beauté, lřharmonie même, captée, soumise, familière, devenue une parcelle de leur vie, une joie toujours à leur portée » (LP, 381). La fameuse bergère, objet dans lequel Gisèle se projette au point de voir ses rêves de mariage harmonieux prendre forme, nřest en réalité quřune pure illusion, un parfait trompe-lřœil Ŕ la jeune-femme le reconnaissant elle-même quelques pages plus loin : « Il nřy a de

119 fusion complète avec personne, ce sont des histoires quřon raconte dans les romans… » (LP, 383). Si lřobjet comble un vide, ce nřest que momentanément.

Le trompe-lřœil fonctionne à plein lorsque le personnage prend conscience de son vide intérieur Ŕ « quelque chose dřinquiétant », « une sensation de faiblesse » qui lui parcourt le corps Ŕ étroitement associé au caractère artificiel et inauthentique de lřobjet observé ou manipulé.

Cette différenciation dřappréhension de lřobjet entre les nouveaux romanciers contribue à affirmer la singularité de Sarraute et cřest ce sur quoi je voudrais me pencher à présent en analysant des extraits de ses œuvres où lřobjet joue un rôle significatif et peut aider à comprendre sa vision du réel, sa conception du roman et la dimension esthétique de son projet.

120

II. Singularité de Sarraute et statut de l’objet romanesque

En tant que tel, lřobjet importe peu chez Sarraute. Comme la romancière lřa elle-même affirmé, il est avant tout lřun des supports dřune subjectivité.

A. Vision du réel

Dans le roman traditionnel, les choses du monde sont, à bien des égards, distinctes du sujet qui les côtoie. Cřest pourquoi il est « impossible de se fondre dans le monde, de sřy confondre, puisque le monde comme le sujet sont refusés lřun à lřautre par leur enveloppe respective158 ». La manière la plus courante dřassigner un contour à lřobjet est de le nommer et de faire précéder ou suivre cette nomination dřun développement descriptif. Or, comme le rappelle Laurent

Lepaludier, nommer lřobjet, « cřest lřintroduire dans le récit en lui donnant une fonction dans un ensemble159 ». Consciente de ce phénomène, Sarraute tente de lřenrayer pour exprimer sa vision du réel. Au lieu dřancrer lřobjet dans son récit

(ce que Philippe Hamon appelle le pantonyme), elle a recours à la dénomination vague ou à la reformulation, procédé qui repousse le plus possible les limites de lřobjet ou se garde bien de le caractériser. Saisir lřobjet relève alors dřune difficulté qui nřest pas des moindres. Les états affectifs du personnage rendent la perception de lřobjet floue, tandis que les sensations du toucher, loin de permettre dřidentifier cet objet, grâce à un rapport de contiguïté, le décomposent comme on peut le voir dans cette évocation dřune sculpture indéfinissable dans Vous les entendez? :

158 Bernard Comment, Roland Barthes, vers le neutre, Paris, Christian Bourgois, 1991, p.39. 159 Laurent Lepaludier, L’Objet et le récit de fiction, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2004, p.41. 121

Quels instruments puissants ne faudrait-il pas pour percer, pour lézarder ces parois épaisses derrière lesquelles ils se sont abrités, avec ça posé là, entre eux… Une drôle de bête, nřest-ce-pas? Sa main suit ses contours, flatte ses flancs lourds… Je me demande ce que cřest… peut-être un puma, mais pourtant… non, elle ne ressemble à rien… Voyez ces pattes et ces énormes oreilles en forme de conques… cřest une bête mythique plutôt… un objet religieux… personne nřa jamais pu me dire… (VE, 739)

Afin de donner la mesure des infimes modulations créées à partir de lui, lřobjet se métamorphose, conférant alors une certaine fluidité à lřécriture qui joue sur un va- et-vient entre forme et informe.

Lřobjet sarrautien a dès lors deux dimensions. Il peut être plein et paraît tenir tout dřune pièce, auquel cas les sensations recherchées par Sarraute sont

écrasées :

Il prend la fine amphore par chacune de ses anses […]. Il sřécarte, il passe la main caressante le long de son col, de ses anses, de ses flancs… il la tourne un peu… « Comme ça, cřest parfait… On peut voir dans la glace le reflet de ce faune admirable, de ce char… Quelle pureté de trait, cřest étonnant… » Mais il nřy a rien à faire, le courant ne passe pas. […], tout cela manque de chaleur, de vie… (LP, 510)

En revanche, lřobjet représenté comme une pièce copiée, artificielle Ŕ la vierge en

« faux Renaissance », par exemple Ŕ procure des sensations de vie à Alain : « […] et lřautre bras, la retombée des plis, le corps de lřenfant... quelle grâce tendre, et quelle force, quelle retenue… cela vibre, cřest vivant… » (LP, 503). Mais la plupart du temps, les objets chez Sarraute occupent un statut intermédiaire, entre lřune et lřautre de ces dimensions, entre la vie et la mort, pour reprendre le titre dřun de ses romans.

Je voudrais à présent analyser la première scène du Planétarium de manière détaillée afin de parfaire la vision sarrautienne du réel et comprendre le statut de lřobjet dans ses romans.

122

B. Analyse de la première scène du Planétarium

Dès la première page du Planétarium, le lecteur est plongé dans le flux des paroles de Berthe, préoccupée par la manière de décorer et dřarranger son appartement.

a. Quand la copie recouvre l’original : un dispositif problématique

Lřenjeu de la scène repose sur la mise en place dřun dispositif décoratif dans un appartement : un rideau, une baie vitrée ainsi quřune porte arrondie. Les choses se compliquent lorsque Berthe réalise que le dispositif ne pourra fonctionner à plein. La réussite de cette installation lui tient à cœur, principalement pour deux raisons.

- les liens entre original et copie

Il sřagit en tout premier lieu de restituer les émotions éprouvées devant un champ de meules de blés rayonnant au soleil et une porte de cloître que Berthe veut transposer chez elle, car « elle est faite ainsi, elle le sait, quřelle ne peut regarder avec attention, avec amour que ce quřelle pourrait sřapproprier, que ce quřelle pourrait posséder » (LP, 342). De ce point de vue, la mise en œuvre du système imaginé par Berthe ne peut sřinterpréter ni comme une création ex nihilo ni comme lřimitation du pur spectacle de la beauté dřun paysage contemplé. Elle résulterait davantage dřune activité du contemplateur au sens où la tante Berthe est dřabord un « animal esthétique160 ». Elle ressent lřimpression de beauté, en lřoccurrence une émotion devant les effets produits par la lumière du soleil sur les meules, ce qui provoque en elle un amoncellement de résonances et de vibrations.

160 Expression employée par Edgar Morin lors dřune émission radio sur France Culture, Les nouveaux chemins de la connaissance, « La pensée complexe », mercredi 9 janvier 2008. 123

Ces vibrations, sous forme de molécules, mettent en branle tout le microcosme des sensations, aussitôt le choc esthétique provoqué. Or, cette manifestation est moins un spectacle quřune activité dans la mesure où Berthe ne reste pas passive devant ce quřelle admire. Elle ne se contente pas dřen reproduire lřimage ou dřen photographier la scène. Elle veut reconstruire et donc ressentir à nouveau les

émotions éprouvées devant le paysage. Cette dimension de la perception, envisagée comme la reconstruction, est ce qui émeut la tante.

Les objets du dispositif imaginé par le personnage sont, à ce titre, des copies dřoriginaux qui ont su faire surgir les émotions de lřesthète quřest Berthe.

Ce système nřest cependant pas aisé à reproduire. Tout devient relatif, une fois transféré dans un cadre différent. Comment transcrire, dans ces conditions, lřeffet produit par le blé « qui brillait et ondoyait au soleil sous le petit vent frais » (LP,

341) à partir dřun objet anodin ? Aussi parfaits soient-ils, les objets reproduits ne pourraient, à aucun moment, prétendre au statut dřoriginal.

Pour ériger son dispositif, Berthe évince lřoriginal et produit ainsi un double. Ce phénomène donne lieu à une démultiplication de lřoriginal en copies innombrables : « on dirait quřil a suffi que la série soit amputée de son terme initial pour être dotée dřun pouvoir inépuisable de reproduction161 ». Cřest ainsi que la tante, quitte à en devenir complètement paranoïaque, voit des portes et des poignées de portes exactement comme les siennes « … partout… dans les chambres… dans les pièces de réception… Ils ont voulu tout changer, mettre du moderne partout… » (LP, 346).

161 Clément Rosset, Le Réel. Traité de l’idiotie, op. cit., p.148. 124

Mais, lřoriginal nřa tout simplement pas été évincé ; il constitue lřentité à laquelle on ne peut pas faire autrement que de se référer. Cependant, il est mis au même niveau que la copie Ŕ les deux étant assimilés à des faux, le premier parce quřil est soudainement doté dřune invraisemblable capacité à se démultiplier, lřautre parce quřil est dévalorisé dans son statut de copie, au sens où il est toujours second dans lřordre des choses. Il nřest pas étonnant que, dans ces conditions, chaque fois que lřoriginal ou le faux accèdent à la visibilité, les champs lexicaux de la pétrification et de la solidification soient exploités Ŕ on les rencontre, du reste, extrêmement fréquemment dans les romans de Sarraute162 Ŕ car, « [s]eul en somme est visible le faux ; le vrai cesse dřêtre vrai dès lors quřil est vu »163.

Il semble que, devant ces deux alternatives, à savoir celle de suspendre la présence de lřoriginal ou celle de le faire apparaître, la tante oscille sans pouvoir se rabattre sur lřune ou lřautre exclusivement.

- Un cocon dans lequel se réfugier

Lřautre facteur attestant de la réussite du dispositif imaginé par Berthe est la transformation avérée des choses en objet. De matière brute, dérivant du réel, les choses prennent peu à peu forme. Cette mise en forme donne momentanément

à la tante une impression de sécurité incontestablement appauvrissante, mais qui lui permet à tout le moins de mettre à distance les agressions du réel, lřangoisse de la mort et le regard dřautrui.

162 Comme le relèvent Elisabeth Eliez-Rüegg et Olga Bernal, le vocabulaire de la statuaire et de la pétrification est très présent dans lřœuvre sarrautienne. Lřobjet est tour à tour dur, lisse, solide, rigide, froid, métallique, opaque, inanimé, froid, étriqué, pur, plein, rond, indestructible… Voir Elisabeth Eliez-Rüegg, La Conscience d’autrui et la conscience des objets dans l’œuvre de Nathalie Sarraute, Berne/Francfort/M, Éditions Herbert Lang, 1972 et Olga Bernal, « Des fiches et des fluides dans le roman de Nathalie Sarraute », Modern Language Notes 88, n°4, May 1973, p.775-788. 163 Clément Rosset, Le Réel. Traité de l’idiotie, op. cit., p.149. 125

Pour endiguer de telles atteintes, Berthe, comme bien dřautres personnages du Planétarium, tente un rapprochement avec les choses en les transformant en objets et en les captant, pour reprendre son vocabulaire. Contrairement aux choses, indéfinissables par essence puisquřelles procèdent du réel, ces objets correspondent à des entités stables, pourvues dřune destination, vouées à la représentation et susceptibles dřêtre saisies grâce à une médiation particulière, ici les images et les clichés dřun langage banal.

- Images, clichés, répétitions

Cette médiation est en effet indispensable. Le caractère inconnu de la chose brute et sa nature indéfinissable vont heurter Berthe, déclenchant ainsi ses mécanismes de défense. « Cette illumination quřelle avait eue », qui « lui était venu[e] tout dřun coup » « devant ce blé vert » (LP, 341) ou « cette petite porte » quřelle « nřaurait jamais cru » rencontrer à ce moment précis de sa visite (LP,

342) et devant laquelle elle tombe en arrêt sont les équivalents du choc réel quřelle reçoit.

Dans un second temps, Berthe tente de se dessaisir du choc pour lřatténuer progressivement au moyen des lieux communs du langage. Par une contradiction qui nřest pas des moindres, clichés et stéréotypes mettent la chose à distance du réel et la rendent ainsi plus familière. La prise de recul va sřavérer nécessaire, voire vitale au personnage sarrautien pour exister et « sauver sa peau » en quelque sorte. Le déploiement des lieux communs au sujet de la chose permet à lřindividu de la faire rentrer dans un ordinaire avec, en contrepartie, un dessaisissement du réel qui, dans un premier temps, lřavait heurté de plein fouet. Chaque fois quřelle

126 ressasse la manière dont vont se mettre en place tous les éléments du dispositif au moyen de toutes sortes de clichés, Berthe se représente intérieurement des images dřobjets situés en dehors dřelle.

Le phénomène est décrit lorsque Berthe, avant de découvrir le saccage de lřappartement auquel se sont livrés les ouvriers, fait défiler, intérieurement, une fois de plus, les grandes étapes qui ont préludé à lřélaboration de son dispositif.

Tranquillisée par lřimpression quřelle a dřavoir tout mis en œuvre pour contribuer

à une édification parfaite de son système, elle a déjà Ŕ et sans doute trop tôt Ŕ un sentiment de maîtrise sur son nouvel environnement : « on dirait quřun fluide sort de vous qui agit à distance sur les choses et sur les gens ; un univers docile, peuplé de génies propices sřordonne harmonieusement autour de vous », (LP,

344). Ce fluide définit et délimite un espace protégé, à lřabri du réel et assure à

Berthe un semblant de domination sur le monde qui lřentoure. Il en est de même lorsquřelle « éprouve une sensation étrange… de bien-être, cřest ça : parmi les objets matés, soumis, tenus à distance, auxquels depuis longtemps personne nřaccorde un regard […] il lui semble quřelle flotte délicieusement, offerte à toutes les brises, soulevées par tous les vents… elle est portée, mais où ?...», (LP,

349). Les points de suspension marquent ici la mise à distance du réel et la chose brute est progressivement apprivoisée pour être métamorphosée en objet.

Néanmoins, lřefficacité de cette transformation nřest réelle que si elle est reconduite.

127

- Réversibilité du processus

Lřatteinte du sujet par le réel se définit chez Sarraute comme lřespace des sensations qui naissent au contact dřune matière Ŕ cette matière pouvant indifféremment prendre la forme dřun objet ou dřun mot. Si cette atteinte du réel disparaît temporairement, puisque mise à distance, elle peut se redéployer à tout moment, toucher le sujet et le relancer dans une lutte contre la chose. De ce point de vue, la chose, par son hétérogénéité et son instabilité naturelles, ne laisse jamais le personnage en paix, tandis que lřobjet est une matière constamment modulable, parce que recyclable. Il peut être manié, repris, recréé, amélioré, etc.

Tantôt chose, tantôt objet, lřœuvre de Sarraute est remplie de ces va-et-vient Ŕ entre dehors et dedans, vide et plein, vie et mort, sensations et mots Ŕ sans lesquels elle nřaurait aucune raison dřêtre. Ce passage de la chose à lřobjet et de lřobjet à la chose est lřun des éléments sur lequel se construit le roman sarrautien.

Dřun côté, lřobjet est lřentité à laquelle il manque quelque chose. Cřest là une des modalités qui régit la mécanique du désir. Sřexplique alors le fait quřil y ait toujours une petite étincelle, ce regain dřintérêt, un ressenti, cette émotion que

Sarraute nomme « palpitation de quelque chose dřindéfinissable164 » et qui plane en marge des frontières tracées et des catégorisations.

Dřun autre côté, le sujet ne pourrait résister longtemps aux menaces et dangers que comportent les atteintes du réel Ŕ si toutefois ceux-ci devaient se prolonger. Le choc doit être éphémère. Sřen suit une mise à distance consistant en une déréalisation du réel. Le cas est illustré par lřexpérience dřAlain, lorsquřil

164 Nathalie Sarraute, « Le langage dans lřart du roman », dans Œuvres complètes, (Jean-Yves Tadié, éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1996, p.1689. 128 raconte cette soirée mémorable durant laquelle il rentre dans la logique de Berthe, obsédée par lřidée de reboucher les trous dans le bois de la porte Ŕ action on ne pourrait plus répétitive pour conjurer lřangoisse du réel :

Moi-même, jřavoue, au bout dřun moment, je frottais, je repeignais, rabotais avec acharnement, je luttais contre quelque chose de menaçant, pour rétablir une sorte dřharmonie… Cřétait un univers en petit, là, devant nous… Et nous, essayant de maîtriser quelque chose de très fort, dřindestructible, dřintolérable... (LP, 356)

On a là, concentrée dans cette scène, une bonne idée de ce que représente la mise à distance du réel grâce au comportement adopté par rapport à lřobjet. En frottant, les personnages font de la scène un « univers en petit » (LP, 356), comme le dit Alain. Frotter, repeindre, raboter correspondent ainsi à lřidée de mettre ou dřenlever des couches sur une surface afin de se prémunir contre

« lřindestructible », « lřintolérable ».

En définitive, chose et objet ne semblent pouvoir aller lřun sans lřautre. Je vois dans cette réversibilité de la chose à lřobjet un interstice dans lequel vont se loger et se propager les tropismes. Presque entièrement composée dřexpressions stéréotypées, la logorrhée de Berthe fait ressortir cet écart entre deux extrêmes :

« elle a souvent de ces hauts et de ces bas, elle passe si facilement dřun extrême à lřautre » (LP, 344), « on sřaffole toujours pour un rien… » (LP, 350), « cette joie mêlée dřappréhension qui monte en elle » (LP, 345). Les antithèses et les tournures contradictoires fleurissent, on le voit.

En guise de conclusion partielle, il nous faut retenir que les rapports de lřobjet copié avec la chose originale dans le texte sarrautien servent essentiellement à mettre en place ce dispositif que la tante Berthe, au même titre que les autres personnages des romans de lřauteur, édifient pour se protéger du

129 réel. Mais ce système, comme la plupart des systèmes, a ses failles et les rapports entre copie et original qui en découlent sont fortement ambigus. Entre perfection et faille, recherche de légitimation et inauthenticité, les frontières deviennent poreuses. La copie est parfois plus authentique que lřoriginal quřelle plagie. Mais le texte ne peut dissimuler longtemps les fêlures du système. Ce sont ces fêlures que je désirerais maintenant examiner.

b. Rideau et poignée de porte : fêlures dans la représentation d’un monde en décomposition

Dřentrée de jeu, lřincipit du Planétarium se place sous le signe du spectacle. Le rideau sřouvre et donne à voir une écriture qui fonctionne en vertu dřune certaine théâtralité : la tante Berthe se met en scène à travers ses pensées transcrites en paroles ininterrompues. Il est question ici des installations dřun rideau et dřune porte, installations anodines, mais qui, graduellement, deviennent des enjeux cruciaux et prennent des allures de drames intérieurs. Ce drame naît de lřangoisse du personnage, laquelle sřaccroît à la faveur dřune fêlure dans lřenvironnement des personnages.

- De lřobjet compact à lřobjet fêlé

La fêlure renvoie, par définition, à une déchirure fractionnant un objet en deux parties distinctes. Elle nřa rien de la brutalité du choc engendré par la cassure où la division est nette et définitive. La fêlure sřimmisce insidieusement dans lřobjet, il faut parfois y regarder à deux fois avant de la constater de visu.

Elle reste tout de même le signal dřune rupture. Les fêlures dřobjets sont

130 extrêmement nombreuses dans Le Planétarium. Quřelles se matérialisent sous la forme de métaphores ou dřévénements, elles constituent des intrigues minimales.

Dřabord, la fêlure nřintervient pas dans nřimporte quel univers. Elle a souvent besoin dřun climat dřincertitude et dřangoisse. Le silence, lřabsence dřaction et la solitude sont les facteurs qui annoncent une fêlure. Cřest le cas de la tante, lorsquřelle découvre lřinstallation confiée aux ouvriers. Quelque chose détonne au sein de son dispositif. Mais quoi ? Berthe ne saurait le dire exactement. Alors, faute de trouver le point de discorde, elle déblatère. Les phrases creuses et autres clichés sont légion pour tenter de remédier à cette inaptitude à localiser la fêlure.

Faute de trouver autre chose, le personnage se focalise sur un élément concret, un détail significatif, lequel reste un prétexte et sert dřexutoire à lřangoisse insaisissable. « […] ça crève les yeux », en effet : « la poignée, lřaffreuse poignée en nickel, lřhorrible plaque de propreté en métal blanc… cřest de là que tout provient, cřest cela qui démolit tout, qui donne à la porte cet air vulgaire […] ». Lřédifice patiemment élaboré sřécroule. « Tout vole en éclats »

(LP, 346).

Pour les personnages de Sarraute, la fêlure est à la fois essentielle et à lřopposé de leur idéal de vie. Ils nřont généralement quřune obsession : celle de construire quelque chose de solide et, partant, de placer un écran protecteur entre eux et le réel. Le dispositif de Berthe est ainsi « celui du tabernacle », conférant à lřensemble « une atmosphère religieuse165 » qui, du même coup, par lřéchec de

165 Stéphane Lojkine, « La poignée de porte de la tante Berthe… Le Planétarium ou les marges de la scène », La scène du roman. Méthode d’analyse, Paris, A. Colin, 2002, p.235. 131 lřinstallation, est carrément désacralisée donc vulgaire et creuse pour la tante.

Ainsi, le passage de lřobjet compact à lřobjet fêlé ou au dispositif qui vole en pièces détachées permet de faire naître une incertitude quant aux modes dřappréhension de lřobjet.

- Lřobjet fêlé : le dehors et le dedans

Le rideau et la porte sont à la fois porteurs de symboles et vecteurs de la plus grande banalité. Or, la confusion de ces deux champs permet dřeffectuer des allers et retours entre des mouvements intérieurs et une mise en contact avec la matière. Ces objets sont tantôt des points dřarticulation tantôt des points de disjonction entre lřintériorité des sensations et lřextériorité du monde. Ils sont une invitation à franchir un seuil ou une frontière, réalisant en cela une avancée du connu vers lřinconnu. Possédant cette valeur dynamique, la porte et le rideau libèrent et relient à la fois, tout en jouant sur les degrés dřouverture et de fermeture. En définitive, « [l]e rideau est anti-essentialiste, il relativise, il ne cesse de rappeler que tout est fendu et quřil nřy a pas dřunité absolue166 ». La porte de la tante Berthe pourrait se voir attribuer les mêmes caractéristiques en plus de la sacralité et de la valeur militaire qui lui sont liées.

Le rideau, par exemple, renvoie traditionnellement à lřidée de représentation. Cela dit, lřobjet sarrautien, équivoque par nature, fait preuve de duplicité. Lřappréhension phénoménologique du monde est en partie associée à la théâtralité dans les œuvres romanesques de Sarraute avec, au premier rang, le duo spectateur/acteur Ŕ ce dernier connaissant une instabilité notoire puisque les

166 Georges Banu, Le Rideau ou la fêlure du monde, Paris, Adam Biro, 1997, p.7. 132 personnages de Sarraute sont tour à tour acteur et comédien167. La différence entre acteur Ŕ celui qui se met en avant Ŕ et comédien Ŕ celui qui porte un masque et met, dřemblée, une barrière entre lui et son public Ŕ est extrêmement difficile à déceler tant les personnages sont enclins à jouer de cette ambiguïté. Ils oscillent entre lřun et lřautre, pris dans une dialectique du voir Ŕ « elle a pu capter quelque chose sur mon visage tandis que jřétais assis à la terrasse dřun café en train de me prélasser au soleil » (M, 184) Ŕ et de « lřêtre vu » : au moment où lřon « détourne les yeux », on trouve en face de soi ceux « qui immobiles à leurs places observent en silence » (VE, 747). Malgré cette représentation du monde toujours en proie à la solidification du monde, la fêlure apparaît au sein des mots.

- Une syntaxe de la fêlure

Si Sarraute réussit à associer lřidée de fêlure avec les mots, cřest sans doute parce quřelle considère le mot comme un objet, du moins, comme une matière malléable. Au moment même où elle offre une apparence de stabilité, la nomination et la qualification des objets a du mal à se fixer : « la porte a un air

167 Les références au théâtre, au monde du spectacle et de la danse, à la prise de parole en public et, dans une certaine mesure, à lřœuvre dřart sont constantes dans les romans de Sarraute : il y a les masques bien sûr, mais aussi « des rires de théâtre » (VE,739), « les règles de la bienséance », (Ibid.,741), « les règles du jeu » (M,179), le personnage conçu comme « panneau-réclame » avec le costume de lřemploi : « un simple sarrau […] coupé dans un vieux rideau » (M,181) Ŕ insistant sur la valeur du vêtement en tant que costume Ŕ, les décors en carton peint, toujours plus crédibles, appréhendés comme artificiels : « Venise, Le Grand canal. Les vieux palais tout éclairés… les lanternes roses se balançant aux proues argentées des gondoles […], les lambris dorés, les lustres en verre filé, les grands bahuts sculptés, les coffres en argent… » (M,182). Il y a également les « sorties » ratées du personnage, celles où il semble « prendre la porte » Ŕ on notera, une fois encore, le thème de la porte, comme lieu de passage vers le monde invisible, caché Ŕ (PI,43). Enfin, on trouve le rôle du bouffon, du fou du roi : « Vous me faîtes penser à cette pièce de Pirandello où les infirmiers jouaient le rôle de courtisans » (FO,524), lřœuvre Les Fruits d’or étant, elle-même, lřobjet dřune continuelle mise en scène des critiques et des médias. Il ne serait pas difficile de continuer cette liste des objets se rapportant à une mise en scène quelconque et, par là même, au monde théâtral. Cette prédominance de la théâtralité a, du reste, souvent été soulignée par les commentateurs de lřœuvre de Sarraute. Le monde romanesque de cette dernière est dřabord celui de la dissimulation et de lřartifice. 133

étrange, un air déplacé… du replâtrage, une pièce rapportée… un air de camelote prétentieuse… » (LP, p. 348) ; « cette poignée hideuse, cette poignée de bistrot, de lavabos, qui donne à la porte, à tout autour cet air faux, tocard… » (LP, 349). Il est difficile de suivre la pensée de Berthe tant ses idées se répètent et se reformulent.

On a généralement affaire à une avalanche de termes dont le déploiement consiste en ajouts successifs et qui, pourtant, laisse place à une sensation de manque comme si lřexpression des sensations ressenties devant lřobjet était mouvante. À cette façon dřesquiver le mot idoine, de disloquer la syntaxe et de rendre non équivalents les termes qui se réfèrent à une même réalité, correspond une volonté propre à Sarraute de masquer la référence originale. Cřest ce

« flottement de la référence » qui semble supprimer aux mots leur pouvoir de nomination et « laisse le champ libre à un fonctionnement avant tout sémantique des mots168 ». Lřétude de Stéphanie Thonnerieux analyse remarquablement le rôle des séries chez Sarraute et conclut à une perte de la référence où les mots, malgré une débauche de juxtapositions verbales et visuelles, se répondent pour évoquer et non décrire la sensation. Les obsessions et la maniaquerie de la tante Berthe sont ainsi associées à des effets de surenchère conjugués, traduits stylistiquement par ce que Stéphane Bikialo appelle très justement la « nomination multiple 169 ».

Cette pratique de la nomination multiple peut faire songer à une sorte

168 Stéphanie Thonnerieux, « Les séries chez Nathalie Sarraute ou la vibration sensible des mots », Nathalie Sarraute. Du Tropisme à la phrase, (Agnès Fontvieille et Philippe Wahl, dir.), Lyon, P. U. de Lyon, 2003, p.73. 169 Ainsi, Stéphane Bikialo souligne « la valeur ironique mettant en avant la futilité de Tante Berthe et son obsession de perfection » à lřendroit de la nomination multiple, comprise comme un « excès langagier », soulignant le ridicule du personnage. Stéphane Bikialo, « La nomination multiple : un compromis à la non-coïncidence des mots et de la sensation », Nathalie Sarraute. Du Tropisme à la phrase, loc. cit., p.93. 134

« dřentassement » des mots et cřest pourquoi jřaimerais à mřintéresser à lřesthétique de la superposition chez Sarraute.

c. Une esthétique de la superposition

Lřévénement chez Sarraute a toujours lieu en-dessous de la parole des personnages et la matière de ses romans est le rien, lřinfime, la chose microscopique et non ce qui les recouvre. Or, si le rien est susceptible dřêtre recouvert, cřest bien parce quřil est doté dřune consistance suffisante pour être pris en compte. Il faut signaler au passage que lřétymologie de rien, « res », renvoie à la chose.

Du reste, la récurrence des phrases contenant le terme « rien » est significative chez Sarraute. Quřil sřagisse du rien pris comme thème ou du rien intégré à une expression idiomatique ou encore dřexpressions qui, sans employer le mot « rien », ne se rapportent quřà lui, le rien meuble véritablement le roman sarrautien. Le Planétarium rend compte de cette obsession pour le rien. Reprenons la première scène et, plus loin, la scène deux, lorsque ce détail au sujet des petits trous laissés par la plaque de propreté sur la porte revient en leitmotiv. Ce rien, on le rencontre dans lřexpression passe-partout destinée à faire ressortir lřillumination soudaine de la tante : « mais rien de plus simple » (LP, 342) ; dans lřaffirmation du rien : « rien de commun, absolument rien », « cela nřa rien à voir » Ŕ la particule négative « ne » indique lřabsence radicale de quelque chose Ŕ,

« on sřaffole pour rien » (PL, 343) « personne nřy verra rien ». Ce rien, cřest

également lřexpression du doute, inapte à trancher entre le quelque chose et le rien ressenti par Berthe : « il faut se concentrer, […], ce nřest peut-être rien » (LP,

135

344), ou encore lřexpression du décalage entre des actions démesurées et la nullité qui en résulte : « Tous ces efforts pour rien » (LP, 349). Ces usages du rien en font un vecteur dřinfini. On le voit dans les angoisses de la tante Berthe, lesquelles naissent à partir de trois fois rien. Ces angoisses reviennent sans discontinuer et donnent cette impression dřun impossible répit.

La page 355, par exemple, ne compte pas moins que sept occurrences du pronom indéfini « rien », ayant presque toujours trait au rapport du personnage à son environnement et à la décoration intérieure. Le pronom peut être ainsi substantivé : « ton Renouvier est un vaurien » puisquřil a installé une porte commune et insignifiante. Le rien concerne autant la porte que le poseur de porte.

La tante avoue elle-même perdre pied : « je nřen sais plus rien, je ne vois plus que

ça ». Cette phrase, composée de deux tournures asyndétiques, équivalentes en termes de sonorités et de construction syntaxique (sujet, négation, verbe, complément dřobjet sous forme de pronom indéfini et démonstratif), renvoie les significations des deux phrases dos à dos : plus rien/plus que ça. Le rythme binaire sur lequel se construit la phrase place les angoisses de Berthe sous le double signe du tout et du rien, les deux étant assimilés à un manque auquel le roman confère une épaisseur.

Tout sřenvisage chez Sarraute en termes de tout objet et rien dřobjet. La romancière, du reste, joue maximalement sur cette ambiguïté entre le rien palpable donc lřabsence présentée et lřinvisibilité du rien, c'est-à-dire, la présence rendue absence. Les romans de Sarraute trouvent leur raison dřêtre dans cet écart palpable entre deux extrêmes et cřest pourquoi, on peut affirmer que le rien est la

136 substance des œuvres de lřécrivain, comme G. Wajcman rappelle, dans son ouvrage L’Objet du siècle, que la toile abstraite de Malevitch Carré noir sur fond blanc « nřest pas un tableau sans rien, mais un tableau avec le rien170 ». Le rien est donc la substance à laquelle lřécrivain sřefforce de donner corps Ŕ comprenons ici, donner une épaisseur, une densité. Or, si le tableau de Malevitch est un tableau représentant le rien, cřest parce quřil est dénué symboles. Pour ce peintre, lřexpérience directe de la réalité implique de détruire les images contenant des codes sociaux. Dans le roman de Sarraute, cřest le contraire car, contrairement à lřart pictural, lřart du roman ne peut se passer de ces codes sociaux pour donner au monde sensible une certaine intelligibilité. Le rien se manifeste alors par le biais de ces images et symboles pour mieux sřen détacher. Il sřagit dřaller en-deça de ces niveaux de réalités pour saisir un objet plus subtil.

Chez Sarraute, le sentiment dřabsence est dřabord éprouvé par une subjectivité. Le narrateur de Martereau, ressent lřabsence comme un malaise, à mettre non pas sur le compte des seules choses, mais à déceler dans le rapport que lřindividu entretient avec son environnement :

Tout dřabord, quand jřétais enfant, il me semblait que cela venait des choses autour de moi, du morne et même quelque peu sinistre décor : cela émanait des murs, des platanes mutilés, des trottoirs, […] du cliquetis sinistre des anneaux… comme une hostilité sournoise, une obscure menace. Et puis je me suis aperçu que les choses nřy étaient pour rien ou pour très peu. […] Cřétait dřeux que tout provenait : un sourire, un regard, un mot glissé par eux en passant et cela surgissait tout dřun coup de nřimporte où, de lřobjet le plus insignifiant Ŕ lřatteinte sournoise, la menace (M, 189-190).

Or, si « la subtile force qui sourd de lřapparemment banal171 » est le résultat dřune confrontation du sujet avec un support matériel, le sentiment

170 Gérard Wajcman, op. cit., p.94. 171 Arnaud Rykner, Nathalie Sarraute, Paris, Seuil, 1991, p.56. 137 dřabsence est situé en deçà du support172, ce qui conduit le romancier comme le lecteur à dépasser sa surface, ou plutôt, à faire jouer des surfaces entre elles.

En jouant du dessus et du dessous, en combinant de manière inhabituelle fond et forme, Sarraute donne non seulement une épaisseur au tropisme, mais elle incite à prendre en compte ce qui recouvre une réalité invisible. Le fait est que lřobjet représenté cache toujours quelque chose comme si « toute figure quřon figure vient inévitablement faire écran à autre chose173 ».

La superposition est exprimée par la nomination multiple dont jřai parlé et

également par les dégradés de couleurs : le vert du rideau est alors « une merveille contre ce mur beige aux reflets dorés », le « vert bleuté » se distingue de lř« or », le « chatoiement » du « sobre » (LP, 341-342). Les éléments du dispositif contribuent eux aussi à alimenter lřesthétique sarrautienne de la superposition des matières. La « petite porte » de cloître sřencastre ainsi « dans lřépaisseur du mur » et est « délicieusement polie par le temps » au point de ne plus distinguer le mur de la porte en question. Cette porte remplace « la petite porte de la salle à manger » (LP, 342) et, pour ce faire, réclame une « ouverture » à même le mur, ouverture bientôt comblée par le nouvel élément. À cela, sřajoute le rideau qui sřouvre et se ferme sur la baie. La porte elle-même est recouverte par des

« médaillons bombés » et ces médaillons « découpés dans lřépaisseur du chêne, faisaient jouer les fines moirures » (LP, 343).

172 « Il sřagit de lřatteindre en creusant sous le signe […] la littérature, […] tend à être un hypo/langage, c'est-à-dire un langage qui sřintéresse à lřen-dessous du langage, et donc à ce qui nřest pas encore du langage, mais qui porte celui-ci, le précède et lřaccueille », Arnaud Rykner, op. cit., p.53. 173 Gérard Wajcman, op. cit., p.110. 138

Enfin, lřesthétique de la superposition sřexerce à un dernier niveau dans cet incipit du Planétarium. Lřentreprise de la tante Berthe consiste en une recréation dřambiance et une reproduction dřobjets originaux. En cela, il est permis, à mon sens, de faire un lien avec lřesthétique de la superposition. La porte

« dérobée » paraît être affectée dřun véritable don dřubiquité. Dès que lřoriginal nřest plus dans son champ de vision, « le pullulement des copies174 », selon les mots de C. Rosset, déferle littéralement dans le champ de vision de Berthe : « elle sřétait mise à découvrir des portes ovales partout, elle nřen avait jamais tant vu, il suffit de penser à quelque chose pour ne plus voir que cela » (LP, 343).

Berthe ne fait quřempiler des éléments les uns par-dessus les autres : « Des poignées comme celles-ci dans une ambassade… ça je vous crois… Peut-être sur les portes des cuisines, des salles de bains… Ŕ Mais non… partout… dans les chambres… dans les pièces de réception » (LP, 346). À force dřaccumuler les expressions, on obtient un ensemble dřéléments qui défilent comme des produits à la chaîne. Dřoù lřaffolement de la tante devant des objets et les appartements

« construits en série » (LP, 348). La superposition des mots devient mimétique dřune superposition des surfaces prêtes à « exploser » : « les vieilles portes ovales et les couvents, les vieux châteaux, les boiseries, dorures, moulures, amours, couronnes, cornes dřabondance, lustres, lambris, tentures de velours, brocarts, rondeurs dorées des meules luisant au soleil, blé en herbe couché sous le vent, tout ce monde douillet et chaud… » (LP, 347). Tout est réduit à néant.

Cela dit, aussitôt détruit, le monde des surfaces renaît de ses cendres.

« Les palais aux belles lignes droites » réapparaissent. Même sřil sřagit là du point

174 Clément Rosset, Le Réel. Traité de l’idiotie, op. cit., p.148. 139 de vue des ouvriers exprimé par lřentremise de Berthe, cette dernière « en remet une couche », si jřose dire, lorsquřelle parle de « repeindre la porte » afin

« quřelle se confonde avec le mur… » (LP, 347).

Après avoir abordé la vision du réel de Sarraute et tenté de dégager les grandes lignes de son esthétique, il paraît essentiel de parler de la conception que lřécrivain se fait du roman.

C. Conception du roman et statut de lřobjet : entre art et banalité

Non seulement Sarraute a vivement attaqué le roman traditionnel, mais elle entend vivement rehausser le genre romanesque au même niveau que les arts

(la peinture, au premier chef) et les autres genres littéraires (la poésie, entre autres). Selon elle, « [l]e roman étant un art comme les autres, la substance dont il est fait, le langage, en est lřélément essentiel175 ». À partir de cette déclaration, on peut dégager les grandes lignes de la conception sarrautienne du roman afin de mieux comprendre la place de lřobjet, ses enjeux esthétiques ainsi que son rapport au système textuel.

En premier lieu, Sarraute entend évacuer toute idée de trop grande familiarité avec le genre romanesque. Celui-ci ne saurait être considéré comme un

« art mineur » et doit, à ce titre, opérer un rapprochement avec le domaine artistique, tout en se gardant bien de sřenfermer dans les belles formes, car la sensation, chez Sarraute, prime sur lřidée de beauté. Or, la réalité authentique que représentent les mouvements fugitifs implique une opacification de lřécriture romanesque pour éviter au lecteur « de sřabandonner au référent dans un corps à

175 Nathalie Sarraute, « Le langage dans lřart du roman », op. cit., p.1683. 140 corps un peu trop transparent176 », en même temps quřelle doit éviter le danger dřune totale opacité du monde dans lequel les tropismes peuvent se mouvoir. En redonnant au roman ce qui lui manque pour être une œuvre dřart, la romancière voudrait en faire un espace singulier où lřappréhension des sensations se rapproche de la poésie177 et où chacun peut se reconnaître.

Cet état intermédiaire naviguant entre une volonté de restituer une fonction artistique au roman et un refus dřésotérisme à son égard, entre la singularité dřune réalité ressentie et la généralité dřun monde commun à tous peut être corrélé à lřambivalence statutaire de lřobjet dans le roman sarrautien. Il y a en effet souvent confusion, chez Sarraute, entre lřobjet esthétique et lřobjet esthétisé. Je mřappuierai sur la définition de Laurent Lepaludier pour faire la distinction entre les deux types dřobjets :

Certains objets sont données comme esthétiques en soi. Ce sont par exemple des œuvres dřart repérées dans la culture et dont le texte fait mention et quřil décrit. Ce sont aussi parfois des réalisations présentées comme des œuvres dřart mais qui ont un statut purement fictif (autrement dit, ces œuvres dřart ne le sont que parce que le texte les présente ainsi et non parce que la culture les définit comme telles). Il sřagit alors non de créer le bel objet (objet esthétisé) mais de dire le (déjà) bel objet (objet esthétique)178.

Lřambiguïté de lřobjet joue à plein pour Sarraute. Dřune part, les critères dřévaluation de lřobjet en question sont continuellement renouvelés et, dřautre part, les divergences dřappréciation à son sujet témoignent dřune volonté de doter

176 Pierre Verdrager, Le Sens critique, la réception de Nathalie Sarraute par la presse, Paris, LřHarmattan, 2001, p.50. 177 Par poétisation, jřentends deux choses. Dřune part, je fais allusion à la volonté de Sarraute de rapprocher le roman de la poésie Ŕ genre haut placé et noble, par excellence, apte à faire ressortir les mouvements invisibles et à justifier un certain effacement référentiel (sans lřéclipser pour autant). Dřautre part, il est nécessaire de remonter à lřétymologie du mot poésie signifiant littéralement « mettre de la création dans quelque chose », dřoù lřidée dřune certaine singularisation dřun monde inconnu et vrai, puisque commun à lřhumanité entière, quřil faut créer à partir du connu. 178 Laurent Lepaludier, op. cit., p.83. 141 les choses décrites dřune nature somme toute particulière. Sřil est indéniable que la représentation, le statut et la valeur de la statue dans Vous les entendez ?, du livre de Bréhier dans Les Fruits d’or ou de la vierge en bois du Planétarium reposent sur des enjeux esthétiques, ceux-ci nřen posent pas moins problème. La nature artistique et esthétique de lřobjet est en effet nettement relativisée car lřobjet de fiction est sans cesse redéfini par différents points de vue, sřinsérant au sein de débats houleux. Les deux premiers exemples dřobjets sarrautiens sont mis en perspective par le roman en raison de leur situation, aux confins dřun amoncellement de points de vue Ŕ érudition des critiques et des connaisseurs, défenseurs dřune sacralité de lřart, partisans dřune conception moderne de lřart faisant place à la spontanéité du geste créateur Ŕ, tandis que la vierge Renaissance ne semble devoir sa dimension esthétique et son intérêt quřà son défaut de construction :

Ainsi la Vierge Renaissance doit son intérêt, aux yeux dřAlain Guimier, à lřimperfection dřune ligne ; la sculpture primitive attire par son caractère inclassable : lřintensité expressive du portrait hollandais émane de son inachèvement. Cette part dřombre, qui entoure les objets, détermine pour une grande part lřintérêt qui leur est porté, comme si lřimperfection et lřinachevé conduisaient plus directement à lřêtre propre de lřobjet dřart, dans la mesure où il expose les secrets de sa création179.

Il y a toujours un doute au sujet de lřobjet sarrautien, de fait. Cette « part dřombre » permet de jouer maximalement sur lřécart qui sépare le bel objet de lřobjet à esthétiser, lřun et lřautre sřinterpénétrant et symbolisant la conscience dřun vide existentiel très présent dans les œuvres de la romancière. Cette confusion de sphères distinctes, à lřorigine, permet à Sarraute de définir une esthétique littéraire, laquelle vise à mettre en relief le rapport intime entre lřobjet

179 Rachel Boué, op. cit., p.249. 142 et la recherche des sensations Ŕ ces dernières procurant une jouissance dřordre esthétique. Au plan de la création de lřesthétique du texte, lřobjet est « esthétisé » grâce au déploiement des mouvements fugitifs, en même temps quřil recycle un certain nombre de notions appartenant à des systèmes de signes connus du lecteur : la peinture avec Portrait d’un inconnu, la littérature avec Le Planétarium et Les Fruits d’or, la sculpture avec Vous les entendez ?, la collection de bibelots et dřœuvres dřart dans Le Planétarium et Vous les entendez ?, le problème de la création dans Entre la vie et la mort180.

180 Ainsi, la confusion entre lřobjet esthétique et lřobjet esthétisé confère à cet objet une nouvelle vie, en définitive, plus quřils ne mettent en valeur les rapports sociaux par lřintermédiaire du sujet, comme le pensent certains critiques, voir Sabine Raffy, Sarraute Romancière. Espaces intimes, New York, Peter Lang, 1988, p.28-34 ou Charles Senninger, « Un parcours sociologique », L’Arc, 1984, n°95, p.60-69. Lorsque lřobjet participe dřun jeu social, cřest davantage pour montrer lřaspect surfait et en trompe-lřœil de ce jeu. 143

Conclusion

La place de lřobjet dans les romans sarrautiens ne saurait être envisagée indépendamment du renouvellement du genre romanesque et de la recherche des sensations vers lesquelles converge le travail de lřécrivain. Les nouvelles expérimentations formelles que connaît le roman entre 1950 et 1980 revendiquent lřhéritage de certains romanciers « précurseurs ». Ceux-ci ont influencé Sarraute et ont fortement contribué à faire évoluer le statut de lřobjet dans leurs œuvres. De ce survol prenant en compte la représentation de lřobjet depuis les précurseurs jusquřaux nouveaux romanciers, ressortent quelques grandes lignes que jřai tenues à rappeler dans la perspective dřune comparaison entre Sarraute et Perec.

Les choses perçues, dřabord, sont le fait dřune subjectivité, laquelle véhicule des mouvements au sein dřune conscience. Cette manière dřappréhender les objets romanesques les rend opaques et étranges au regard de leurs représentations traditionnelles, tout en changeant leur consistance. Ces caractéristiques, très présentes chez Sarraute, le sont également dans les œuvres des précurseurs ainsi que dans celles des autres romanciers avant-gardistes.

Lřauteur des Tropismes se distingue néanmoins dans la mesure où, pour elle, seul compte le présent agrandi. Cet intérêt pour le présent a pour conséquence de dissoudre un peu plus les formes des objets qui, déjà dans les romans de Flaubert et de Proust, tendaient fâcheusement à se distendre, comme cette fameuse casquette de Charles Bovary, chose très étonnante que le lecteur imagine poilue, cabossée, objet sans contours... On a là une tentative de lřécrivain de désenclaver

144 le sens dřun objet qui paradoxalement répond à un usage ou une fonction de départ.

Dans cette perspective, la romancière donne le sentiment dřavancer en

équilibre sur un fil. Plus elle rentre dans le détail, et plus elle risque de perdre la singularité de lřobjet quřelle décrit qui, pourtant, résiste. Cet objet quřon sřacharne à restituer demeure en effet insaisissable ; il semble, de ce point de vue, autant à portée de main, accessible à tout un chacun, reproductible, que lointain parce quřinsaisissable et démultiplié à lřinfini. Pour conserver cette dualité de lřobjet, la romancière sélectionne certains de ses traits les plus significatifs et le décompose (là, joue à plein lřesthétique de la superposition et de la nomination multiple). Le paradoxe qui me retient finalement est que lřobjet se dérobe au fur et

à mesure quřon avance dans sa description ou sa figuration. Pour le saisir, il est nécessaire de lui ajouter des vides. Cřest pourquoi les questions dřauthentification liées à lřobjet et à son statut (reproduction, faux et usage de faux, trompe-lřœil, original), à sa désubstantialisation (lřobjet décrit avec les stéréotypes du langage qui, par la même occasion perd ses fonctions) et à sa consistance (dimension quasi plastique de lřobjet entre forme et informe) émaillent le texte sarrautien.

Cette dualité continuelle et ostensible confère à Sarraute une place particulière par rapport aux autres nouveaux romanciers car son projet, pour représenter les mouvements intérieurs, doit dřabord passer par des conventions, des images banales et par la surface des choses pour donner à sentir les mouvements émis par les personnages. Or, comme jřai cherché à le montrer, les sensations (la vue et les obsessions du narrateur chez Robbe-Grillet ; lřodorat, le

145 goût, le toucher, la vue qui, chez Simon, font intervenir la mémoire ; la vue, le toucher chez Butor) sont premières et donc en cela corrélées à la manière dont on perçoit et représente lřobjet, tandis que cřest la surface de lřobjet qui permet dřavoir accès à la profondeur des mouvements intérieurs qui intéressent la romancière. La sensation ne peut dès lors apparaître quřa posteriori.

De plus, ce qui est considéré comme art mineur tend de plus en plus à devenir art majeur chez Sarraute ; le roman, au premier chef, mais les objets les plus banals présentent dans ses œuvres un intérêt qui nřest pas des moindres. Au travers de questions comme celle du rapport de lřart et de lřindustrie, la romancière sřinterroge sur la notion de série et ce quřelle serait susceptible dřapporter à sa recherche. Si les catégories de beau et de laid sřimposent dřune façon de plus en plus normative dans lřart au XXe siècle, le constat pourrait être repris à propos des romans de Sarraute ou Perec et des objets quřils donnent à voir. Les notions dřesthétique, dřartistique, de quotidien, de banalité étant sujettes

à se transformer, il conviendra de se pencher, chez les deux romanciers, sur lřidée de beauté que chacun se fait et dans laquelle ils peuvent se définir. Est-il pour autant permis de parler de transfiguration de la laideur? Cřest ce que nous verrons dans le chapitre quatre.

Rendre commun le bel objet, esthétiser lřobjet laid, celui qui sřéloigne des canons académiques et dont la forme pose problème, cřest mettre en valeur ce qui représente le contraire de la perfection et fait preuve dřirrégularité ou de diversité.

Cette insistance à représenter ce qui dřordinaire ne mérite pas lřattention de lřartiste revient, pour Sarraute, à manifester de façon immédiate, sur le mode de la

146 attraction/répulsion, un rapport, souvent médiatisé par le regard dřautrui, qui sřoppose à la beauté académique, à lřimmuable, tous deux dépourvus de ces sensations.

Jřinsiste sur ces notions dřesthétique et de dialectique (entre surface et profondeur, beau et laid, commun et singulier…) consubstantielles à lřœuvre sarrautienne pour commencer à poser des jalons en vue de la comparaison systématique des deux auteurs auxquels je mřintéresse dans la perspective dřun dépassement des habituels codes binaires beau/laid, vie/mort, abstraction/figuration. Sans rejeter lřidée que Sarraute et Perec puissent appartenir

à la mouvance du courant avant-gardiste, je chercherai néanmoins, dans le quatrième chapitre de cette étude, à sortir dřun regard phénoménologique sur le monde romanesque pour davantage me rapprocher dřune posture post- phénoménologique où le statut de lřobjet a désormais plus à voir avec le design et lřère post-industrielle quřavec la chosification du monde, traditionnellement couplée à lřécole du regard.

Cette appréhension post-phénoménologique de lřobjet se traduit chez

Sarraute par un travail sur les matériaux que sont les mots. Ceux-ci, grâce à lřutilisation de techniques romanesques, sont susceptibles de mettre en avant de nombreuses impressions sensorielles et de sřouvrir sur une gamme de larges possibilités offertes par la dimension plastique des objets, lesquels sřoffrent dans les romans de lřauteur en sollicitant les sens. Les personnages vivent alors chacun une expérience du monde artificiel : il y a souvent une sorte de surinvestissement

émotionnel par rapport à lřobjet, les matériaux, porteurs de sensations multiples,

147 métamorphosent lřentité la plus banale en une expérience sensible, lřélément le plus hideux suscite lřaffectivité, lřangoisse et peut-être subitement doté dřune charge poétique, mettant par là en valeur la recherche dřoriginalité de la romancière. Cřest pourquoi cette dernière traque le détail capable de témoigner du monde, du vécu, du ressenti, sur le ressenti, tout en modifiant la perception du monde avec des objets qui, à force dřêtre détaillés, repris, copiés, ne font plus référence à rien. Ce vide qui sřinscrit néanmoins dans la dématérialisation et dans la désubstantialisation de lřobjet fait de celui-ci un support idéal pour relancer la création. Derrière ce vide, la sensation se cache, permettant de renouveler la substance du roman projetée sur les objets décrits. Ces caractéristiques ne sont pas sans rappeler certaines des grandes lignes du design, un design quřil nřest désormais plus possible considérer uniquement en fonction des impératifs de beauté, de standardisation ou de fonctionnalité de lřobjet. Cřest du moins, ce que je chercherai à démontrer dans le dernier chapitre en confrontant lřœuvre de

Sarraute avec celle de Perec.

148

CHAPITRE TROIS DE L’OBJET À L’IMAGE DE L’OBJET

Introduction

Manifestant très tôt son désir dřêtre écrivain, Perec côtoie dès le début des années soixante les milieux littéraires et intellectuels parisiens. Ces fréquentations le poussent très rapidement à développer une réflexion théorique sur le genre romanesque. Il y exprime un fort attachement au réalisme et lřambition de faire

évoluer la littérature sans pour autant rompre avec la tradition. En cela, il se démarque très nettement des avant-gardes littéraires de lřépoque et confère à sa démarche une originalité incontestable. La représentation de lřobjet résulte donc toujours, de ce point de vue, dřune sorte dřhybridation entre les préceptes traditionnels et dřautres beaucoup plus novateurs.

En 1967, lřentrée de Perec à lřOulipo opère un tournant dans sa carrière dřécrivain et le projet réaliste de départ se précise. Les recherches oulipiennes permettent à Perec de se livrer à de nouvelles expérimentations formelles et dřeffectuer tout un travail de déconditionnement par rapport aux conventions littéraires. Les règles strictes édictées par lřécriture oulipienne quadrillent le monde du roman tout en bousculant le réel tel quřil se conçoit habituellement.

Mais ces règles sont pour le romancier lřoccasion dřouvrir lřespace du roman en développant de multiples manières de se jouer du réel et de son image. Or, faire image est le mode dřexistence des objets perecquiens. On peut y voir non

149 seulement pour Perec une façon de se rapprocher de lřart contemporain (Pop Art, nouveau réalisme), mais également une manière de chercher une vérité sous les faux-semblants. Avec ses objets lisses et reproduits, le romancier a pour ambition de faire ressortir le caractère indicible du réel quřil cherche à appréhender. En fin de compte, à jouer avec les ressources de lřimage, Perec y perd certainement en vérité, mais y gagne en franchise.

Ce chapitre étudiera lřinteraction entre les objets romanesques et le réalisme de lřimage. Dřabord engagés en faveur dřun réalisme conçu en fonction dřimpératifs marxistes, les positions et les expérimentations de lřécrivain ne cesseront de se renouveler et dřévoluer sans jamais se départir des ressources que lui offrent les images et la fiction. Comme je lřai fait avec Nathalie Sarraute, je tenterai de saisir ce qui assure la singularité de Perec en prenant soin de lřenvisager dans son époque et dřinterroger sa poétique de lřobjet.

La vision du réel de Perec est cependant plus difficile à cerner que celle de

Sarraute. Elle évolue beaucoup entre 1965 et 1980, alors quřelle correspond à un objectif constant chez la romancière : celui de rendre visibles les tropismes.

Contrairement à celle-ci, Perec place son œuvre sous le signe de la diversité : pluralité des champs de recherche, variété des expérimentations apparemment fort

éloignées les unes des autres et multiplicité des objets accumulés et énumérés. Il nřest pas toujours évident de faire des liens entre des œuvres aussi disparates ou foisonnantes que Les Choses, récit où le romancier prend des allures de sociologue en face des objets dans les années soixante, et Un Cabinet d’amateur, récit ludique inscrit dans la continuité de La Vie mode d’emploi où le recours aux

150 contraintes oulipiennes est complété par une réflexion sur lřart et les différents modes de représentation du monde.

Au terme du chapitre consacré à Sarraute et avant dřentamer celui sur

Perec, certaines questions se posent : Comment Perec réussit-il à créer sa propre singularité en érigeant la banalité des objets comme partie constitutive de ses récits? Jusquřà quel point peut-il faire surgir lřévénement là où il ne semble pas exister ? Dřautre part, quel est le rôle de lřimage ? Cette image présente-t-elle ou représente-t-elle la banalité ? Enfin, en quoi lřœuvre de Perec se différencie-t-elle de celle de Robbe-Grillet ? Comment lřauteur des Choses renouvelle-t-il le roman, tout en recyclant des procédés traditionnels ? La réponse à ces interrogations permettra de comprendre les fortes ambiguïtés autour du statut de lřobjet, partagé entre banalité et esthétisation, ainsi que certaines notions chères à

Perec : réel/fiction, imaginaire, illusion, puzzle, contrainte, énumération, jeu, intertextualité.

Nous verrons en quoi lřOulipo met à la disposition de lřécrivain tout un arsenal de techniques susceptibles de mettre à mal le dispositif de la représentation réaliste traditionnelle et de dévoiler les artifices de la fiction. Pour ce faire, jřai choisi de commenter en profondeur le chapitre XI de La Vie mode d’emploi et dřétablir des comparaisons entre Perec et Balzac ainsi que Perec et

Robbe-Grillet. Les parallèles avec lřart sřavéreront par ailleurs utiles pour avoir une vision plus globale du statut de lřobjet dans le roman perecquien, et ce, malgré la diversité des champs dans lesquels lřauteur travaille. Dřoù un

151 rapprochement entre les gestes fondateurs du Pop Art et ceux de la poétique perecquienne hérités, pour la plupart, de lřOulipo.

152

I. Expérimentations oulipiennes : entre réalisme de l’image et réalisme citationnel

Si, dans un premier temps, la conception que Perec se fait du réalisme va de pair avec les aspirations marxistes de sa jeunesse, le romancier modifie sensiblement sa volonté de changer le monde par lřintermédiaire de la littérature.

Deux événements expliquent cette évolution de lřécrivain : la conférence quřil prononce à Warwick intitulée « Pouvoirs et limites du romancier français contemporain », qui est à la fois un bilan sur le travail du romancier et une réflexion sur les possibilités offertes par la littérature romanesque ; son entrée à lřOulipo, qui porte lřauteur à utiliser de plus en plus les ressources que lui offrent lřimage, les textes des autres et les contraintes dřécriture.

A. La conférence de Warwick

À Warwick, en 1967, Perec parle de sa propre pratique de romancier et réfléchit sur les moyens de renouveler le roman. La littérature engagée connaît alors un essoufflement, tandis que les avant-gardes littéraires semblent atteindre un point limite en reléguant à lřarrière-plan la question du réalisme telle que la concevait Perec. Si lřauteur des Choses entreprend de manière de plus en plus systématique des « recherches tout à fait nouvelles sur le langage181 », il cherche dřabord à mettre en avant les « relations de cette nouvelle littérature avec dřautres formes esthétiques182 » comme le Pop Art ou le Free Jazz. Grâce à ces comparaisons, Perec explique sa pratique expérimentale de la littérature quřil

181 Georges Perec, « Pouvoirs et limites du romancier français contemporain », Georges Perec. Entretiens et conférences, vol. I, (Dominique Bertelli et Mireille Ribière, éd.), Nantes, Joseph K, 2003, p.85. 182 Ibid., p.86. 153 qualifie de « citationnelle183 ». Partant ainsi dřune conception assez traditionnelle et marxiste, on passe du réalisme dit « critique » à ce que Leslie Hill appelle le

« réalisme citationnel »184.

B. De lřimage de la chose à lřobjet du rien

Désormais donc, lřécriture découle moins directement dřune réflexion sociopolitique sur le monde que dřun travail sur les formes, signifiant que Perec attache moins dřimportance à la signification des choses quřil décrit Ŕ comme cřétait le cas dans Les Choses où les objets, mis à la portée du plus grand nombre, prennent sens avec le langage de la société de consommation, des médias et de la mode185 Ŕ pour davantage se consacrer à un travail sur le signifiant à partir de

1967. Lřécrivain se livre en effet de plus en plus fréquemment à des prouesses techniques et donne à voir le fonctionnement du texte romanesque de fiction au lecteur, ce que B. Magné désigne par lřexpression « métatextuel connotatif186 ».

Les trois exemples qui suivent sont respectivement tirés des Choses, de La

Disparition et de La Vie mode d’emploi. Ils rendent significative lřévolution du romancier.

183 Idem. 184 Leslie Hill, « Perec à Warwick », Parcours Perec, Lyon, Presses Universitaire de Lyon, 1990, p.28 ; repris par Manet von Montfrans, op. cit., p.69. 185 « Ils rêvaient de divans Chesterfield. L’Express y rêvait avec eux. Ils passaient une partie de leurs vacances à courir les ventes de campagne ; ils y acquéraient à bon compte des étains, des chaises paillées, des verres qui invitaient à boire, des couteaux à manche de corne, des écuelles patinées dont ils faisaient des cendriers précieux. De toutes ces choses, ils en étaient sûrs, l’Express avait parlé, ou allait parler », (LC,47-48). Dans cet extrait, les particularités et les caractéristiques des objets ainsi que la prose journalistique de L’Express confèrent aux mots une valeur à priori. Se crée alors un décalage entre des mots chargés de sens Ŕ ils correspondent à lřédification dřun système codé (tel que celui érigé par Barthes au sujet de la mode) : les divans « Chesterfield » sont le symbole de lřélégance, du confort et de la réussite sociale ; les verres, parce quřils semblent être la promesse dřun monde raffiné, poussent leurs propriétaires à les utiliser, etc. Ŕ et lřobjectivité dřun texte qui pastiche les textes journalistiques et publicitaires. Lřobjet devient alors pur leurre, pastiche du discours journalistique, c'est-à-dire rien. 186 Bernard Magné, Perecollages 1981-1988, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 1989, p.33. 154

Dans Les Choses, les objets énumérés renvoient à des images de luxe, dřabondance et de richesse auxquelles aspirent les personnages :

Ils rêvaient de porcelaines précieuses, à décor dřoiseaux exotiques, de livres reliés de cuir, imprimés en elzévir sur des feuilles du Japon à la cuve, avec de grandes marges blanches non rognées où lřœil se reposait délicieusement, de tables dřacajou, de vêtements de soie ou de lin, souples et confortables, pleins de couleurs, de chambres spacieuses et claires, de brassées de fleurs, de tapis de Boukhara, de dobermans bondissants (LC, 113).

Les objets défilent rapidement : les pluriels, la diversité des matières, les connotations exotiques renforcent ce phénomène dřétalement à lřinfini. Toutes ces choses sont hors de portée des personnages qui désirent pourtant les posséder.

Plus les choses sřaccumulent, plus elles finissent par être inaccessibles. Plutôt que de se référer directement aux objets du monde, cette énumération montre des images de luxe et de richesse renvoyées par les acteurs de la société de consommation, mais la nature inachevée de la figure fait bientôt apparaître le manque que les personnages ne pourront jamais combler.

Quatre ans plus tard, dans La Disparition, la règle imposant dřécrire lřœuvre sans la lettre « e » permet à Perec de se livrer à un jeu sur les signifiants qui désignent les objets et, du même coup, modifie la manière de percevoir le réel en procédant à une démultiplication des possibilités offertes par le langage :

« Amanda portait […] un pantalon bouffant dřottoman incarnat, un ras du cou corail ; bas rubis, gants cramoisis, bottillons minium à hauts talons zinzolin » (LD,

80). À partir dřun même signifié, la couleur rouge, le romancier décline les pièces dřhabillement dřAmanda donnant lřimpression dřun renouvellement constant des ressources du signifiant. Les sonorités plutôt inhabituelles associées à lřemploi de mots qui renvoient soit à un champ spécifique du langage, soit à un usage rare, littéraire ou vieilli, mettent en valeur une dimension insolite de lřobjet et évoquent

155 la beauté du mot, créant ainsi des effets de matérialité susceptibles dřériger le mot en objet. La matière des mots prend le pas sur lřusage social et la signification de lřobjet.

Enfin, dans La Vie mode d’emploi, le travail sur la forme va encore plus loin dans la mesure où il met en abyme la réflexion du romancier sur les rapports que les mots entretiennent avec les choses. Cette réflexion prend place au sein des péripéties vécues par les personnages. Lřincroyable fascination quřexerce une tribu Kubu dřIndonésie sur Marcel Appenzzell, par exemple, livre un passage au sujet du fonctionnement du langage. Aussi, des objets dont les usages et la nature diffèrent fondamentalement peuvent être artificiellement désignés par un même nom, montrant par là combien les mots sont susceptibles de perdre leur spécificité et leur signification :

Ce qui le frappa surtout, cřest quřils [les membres de la tribu des Kubus] utilisaient un vocabulaire extrêmement réduit, ne dépassant pas la dizaine de mots, et il se demanda si […] les Kubus nřappauvrissaient pas volontairement leur vocabulaire, supprimant des mots chaque fois quřil y avait un mort dans le village. […] Ainsi […] Sinuya, […] signifiait manger, repas, soupe, calebasse, spatule, natte, soir, maison, pot, feu, silex […], fibule, peigne, cheveux… (VME, 148)

Le phénomène relaté dans ce récit montre le rapport approximatif que le langage peut entretenir avec le réel, rappelant la dimension arbitraire du signifiant par rapport au signifié soulevée par Saussure. Le réel est dès lors rendu par des mots qui ne coïncident pas avec lui soit parce quřils le manquent soit parce quřil le déborde. Tout se passe, selon les mots de Clément Rosset, comme si le langage ne pouvait manquer « dřenfermer la multiplicité du réel dans des formules nécessairement sommaires, approximatives et conventionnelles. Dřoù un écart

156 caractéristique entre le discours et la chose dont on parle… »187. Cřest pourquoi le romancier utilise à outrance les ressources de lřénumération, des catalogues, inventaires et autres effets de listes dřobjets pour compenser le déficit à lřendroit du réel dont on veut tout dire en échouant immanquablement. De ce point de vue, lřérudition, la précision et la diversité des objets décrits dans les œuvres perecquiennes sont, la plupart du temps, un trompe-lřœil destiné à faire ressortir, a posteriori, que le réel est envisageable dans une présence paradoxalement absente. Toujours situé ailleurs, il est en même temps sous les yeux du romancier.

Ces trois textes mettent bien en valeur lřévolution de Perec qui, de plus en plus, opère des détournements sur les objets quřil décrit dans ses romans. Ces objets sont alors destitués de leur pouvoir de symbolisation. On dira, avec Gisèle

Séginger, que « lřobjet est ainsi dépossédé de cette ustensilité qui faisait sa réalité, contraint surtout à faire signe derrière lui vers le geste qui lřa posé là, sous notre regard…188 ».

En cela, lřécrivain sřinscrit, dřune certaine manière, dans la même veine que les projets néo-romanesques de cette époque. Cependant, le mode de saisissement du réel chez Perec est fondamentalement différent de celui de

Robbe-Grillet. Si les objets perecquiens peuvent paraître ressembler aux objets chez Robbe-Grillet Ŕ on pense à ces objets décrits objectivement avec leurs formes géométriques, leur extériorité figée, leur matière réduite à une planéité de la surface mimée par lřécriture froide et neutre Ŕ, le réalisme, tel que lřenvisage

187 Clément Rosset, Le réel. Traité de l’idiotie, op. cit., p.89. 188 Gisèle Séginger, « Introduction », De l’objet à l’œuvre, Actes du colloque « Objet esthétique et esthétique de l’objet », 25-27 avril 1996, (Gisèle Séginger, dir.), Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 1997, p.8. 157

Perec, ne saurait être assimilé au réalisme « littéral189 » où toute convention balzacienne est évincée. Lřauteur des Choses conserve aux objets leur capacité à figurer. Ceux-ci ne sont jamais pure forme. Pris individuellement, ils conservent une signification qui apparaît directement et spontanément au lecteur, dusse-t-elle, pour ce faire, être un trompe-lřoeil.

Il suffit de comparer un premier extrait des Gommes à un extrait tiré de La

Vie mode d’emploi pour apprécier ce qui sépare Robbe-Grillet de Perec dans leur appréhension de lřobjet romanesque.

Le palier. Porte à droite. Le cabinet de travail. Il est tout à fait comme lřa décrit Bona, encore plus exigu peut-être et plus encombré : des livres, des livres partout, ceux qui tapissent les murs presque tous reliés en peau verte, dřautres brochés, empilés avec soin sur la cheminée, sur un guéridon, et même par terre ; dřautres encore posés au hasard sur le bout de la table et sur deux fauteuils de cuir. La table, en chêne foncé, longue et monumentale, occupe sans mal le reste de la pièce. Elle est entièrement recouverte de dossiers et de paperasses ; la grosse lampe à abat-jour, posée au milieu, est éteinte. Une seule ampoule brille dans le globe, au plafond (LG, 24-25).

Le vestibule du grand duplex occupé par les Rorschash. La pièce est vide. Les murs sont laqués de blanc, le sol est couvert de grandes dalles de lave grise. Un seul meuble, au centre : un vaste bureau Empire, dont le fond est garni de tiroirs séparés par des colonnettes de bois formant un portique central dans lequel est encastrée une pendule dont le motif sculpté représente une femme nue couchée à côté dřune petite cascade. Au milieu du meuble, deux objets sont mis en évidence : une grappe de raisins dont chaque grain est une délicate sphère de verre soufflé, et une statuette de bronze représentant un peintre, debout devant un grand chevalet, cambrant la taille, renversant légèrement la tête en arrière ; il a de longues moustaches effilées et des cheveux qui tombent en boucles sur ses épaules. Il est vêtu dřun ample pourpoint et tient dans une main sa palette, dans lřautre un long pinceau (VME, 69).

Les deux descriptions sřouvrent sur le mode de lřinventaire et le lecteur est brutalement introduit dans les pièces respectives Ŕ le cabinet de travail et le vestibule Ŕ sans quřaucun élément de la description ne lui rende le lieu familier.

Le regard effleure la surface des choses sans outrepasser cette limite, ce qui retire

189 Rappelons que le projet de Robbe-Grillet, selon Barthes, était de montrer lř« extériorité pure » de lřobjet et de fonder « le roman en surface » en mettant entre parenthèses lřintériorité (Roland Barthes, Essais critiques, op. cit., p.42-43). 158

à lřobjet toute intériorité. Ces décors paraissent dřautant plus insolites que les personnages ne sont pas directement en corrélation avec les objets évoqués. Bien que ceux-ci ne puissent pas prétendre à une autonomie véritable Ŕ car ils sont toujours perçus par un sujet (la description du cabinet est originellement celle de

Bona, rapportée par Garinati à Wallas, alors que celle du vestibule est celle du peintre Valène derrière lequel Perec masque le travail quřil réalise en amont du texte) Ŕ, lřécart entre les deux entités, sujet et objet, sřaccuse. Chacun de ces lieux est anonyme, froid, « vide » pour reprendre lřadjectif utilisé par Perec dans lřextrait Ŕ adjectif récurrent dans lřœuvre du romancier, du reste. De plus, les deux pièces sont vides, alors quřelles foisonnent dřobjets : lřespace est « exigu » et « encombré » avec les livres qui sřentassent absolument « partout ».

Mais les similitudes sřarrêtent là à mon sens, car, à bien mettre en parallèle les deux descriptions, on constate que si les objets de Perec donnent à voir le vide, ce nřest pas pour les mêmes raisons que chez Robbe-Grillet. Lřobjet perecquien possède une fonction représentative. La pendule, par exemple, est pourvue dřun

« motif sculpté » et encastrée dans le bureau Empire qui, par son style rigide et austère, nécessite une représentation particulière avec des « colonnettes de bois formant un portique central ». Or cette fonction représentative est ambiguë car, dévêtu de ses fonctions traditionnelles, lřobjet est en même temps doté dřun caractère fictionnel : cřest le cas de la statuette de bronze. Celle-ci renvoie à un cliché de lřartiste cherchant lřinspiration190 avec la taille cambrée et « la tête en

190 On mesure toute la distance ironique de Perec lorsquřil insère un tel cliché dans son roman : dans sa conférence de Warwick, lřécrivain oppose lřartiste et lřécrivain, irresponsables de ce quřils produisent, à ceux qui abandonnent ce privilège ainsi que cette image du créateur « c'est-à-dire comme un monsieur siégeant dans les cieux et faisant descendre son inspiration jusquřà terre » 159 arrière ». La touche « kitsch » de lřartiste, représenté avec ses « longues moustaches effilées et des cheveux qui tombent en boucles sur ses épaules », « sa palette », « son pinceau » et son chevalet », renforce ce cliché. Or, on sait que lřauteur des Gommes proscrit de ses œuvres toute image susceptible de dépasser la surface de lřobjet car il entend préserver le lecteur des vieux mythes de la profondeur. Lorsque Robbe-Grillet nous explique quřil entend fonder le roman en surface, il va au bout de son idée en expulsant la fable de son œuvre. Lřobjet perecquien a beau être dépouillé de ses symboles Ŕ et cřest ce qui conduit Claude

Burgelin à parler dřouverture à son sujet « dans la mesure où le texte ne nous prédispose pas ainsi à coller sur cet objet des idéologèmes ou des systèmes métaphoriques tout préparés191 » Ŕ, il nřen possède pas moins une dimension représentative qui lui permet de sřinsérer dans une fiction problématique. Cette fiction consiste en un jeu qui, par lřexactitude dřune dénotation aussi peu connotative que possible, comme lřexplique Claude Burgelin, renvoie à un effet de surface qui, en même temps, dévoile lřartifice de cet effet. Ce jeu est renforcé par les thèmes de lřimitation et de lřimage reflétée, lesquels sont métaphorisés par la grappe de raisin « dont chaque grain est une délicate sphère de verre soufflé », le verre attirant les reflets de lumière et représentant un véritable leurre pour le lecteur.

Ce dernier objet quřest la grappe de raisin en verre soufflé montre bien que le réalisme dont il est question chez Perec est avant tout un réalisme jouant avec la

pour mieux revendiquer « le contrôle et la connaissance de ses moyens de production », Georges Perec, « Pouvoirs et limites du romancier français contemporain », Georges Perec. Entretiens et conférences, vol. I, op. cit., p.87. 191 Claude Burgelin, « Perec, lecteur de Flaubert », Revue des lettres modernes, Paris, 1984, n°703-706, p.139. 160 chose et son image sans les exclure lřune de lřautre comme cřest le cas chez

Robbe-Grillet. Ce sont moins les choses pour elles-mêmes que décrit Perec que les choses comme matière à représentation. Dans Les Choses, la profusion des produits de consommation ressort dans de longues énumérations où les personnages sont toujours en quête dřobjets hors dřatteinte, purs produits de représentations imaginaires et qui, pour cette raison, exercent une fascination sans limite sur eux. Dans La Vie mode d’emploi, lřusage de faux est fréquent, tandis que les objets décrits appartiennent à une toile imaginée par un peintre. On a beaucoup comparé les descriptions de Perec à lřesthétique hyperréaliste. En cela, des rapprochements avec le Pop Art pourraient être faits. Cette culture de lřimage offre à Perec un arsenal de ressources susceptibles de jouer avec le dispositif orchestré par la mimésis en désignant les processus de fabrication de lřœuvre romanesque et les artifices de la fiction. Faire image est la condition dřexistence des choses : cřest cette réalité imaginaire qui se trouve au cœur de lřesthétique du

Pop Art et que le roman perecquien prend pour matériau afin de souligner une certaine tension entre le texte et lřimage.

À un premier niveau, les descriptions et les énumérations dřobjets occupent la quasi intégralité de ce roman, rappelant par là quřelles entretiennent des rapports plutôt inhabituels avec le récit, dont elles prennent finalement la place :

Ce nřest plus le récit qui assure la cohérence du texte. Le rôle du récit premier, anéanti ou en tout cas enlisé durant presque 600 pages, est très insignifiant. Les récits analeptiques, quant à eux, sont subordonnés totalement à la description, dont

161

le rôle dans la composition du livre, celui du facteur assurant la cohérence du texte, est tout à fait comparable à celui du récit du roman traditionnel192.

Or, cette conception originale de la description donne à voir un foisonnement dřobjets qui, sous la forme de lřénumération, fixe le décrit dans une image : celle du tableau que le peintre ne réalise jamais. La description des objets dřune pièce telle que le vestibule de Rorschash nřest pas une entrée en matière, mais un principe de construction sur lequel repose le livre. La vie et les aventures de Rémi

Rorschash ne pourraient pas être contées et relatées si le lecteur nřétait pas préalablement passé par son vestibule et la description de ce lieu. Il nřy a cependant pas de lien direct entre cette description et la vie du personnage « telle quřil lřa racontée dans un volume de souvenirs complaisamment rédigé par un

écrivain spécialisé » (VME, 69). La pièce est « vide », contrairement à la vie de

Rorschash, mais les quelques objets énumérés monopolisent lřespace tant ils sont décrits dans le détail et le récit de la vie du personnage est repris à un ouvrage appartenant à la description du lieu, ce qui met en avant la dimension « mise en boîte », selon lřexpression de Tiphaine Samoyault. Le récit est ainsi rattaché à un récit qui lřenglobe avec les objets dřune pièce qui, loin de se réduire à eux- mêmes, appellent une représentation imagée et transportent le lecteur dans un ailleurs fictif car « les pièces vides dřoccupants enclenchent bien souvent des récits enchâssés, des retours en arrière. Elles sont toujours pleines de mondes fictifs possibles193 ».

192 Michael Mrozowicki, « La description dans La Vie mode d’emploi de Georges Perec », L’ordre du descriptif, (Jean Bessière, dir.) Paris, Presses Universitaires de France, 1988, p.216. 193 Tiphaine Samoyault, Excès du roman, Paris, Maurice Nadeau, 1999, p.185. 162

En réduisant la fiction à lřétat de possibilité, le romancier montre bien lřinaptitude du réel à passer pour vraisemblable. Ceci explique le recours fréquent

à la mise en abyme : le récit de vie dřaprès un livre, la présentation de Rorschash dřaprès une photo, la statuette de bronze représentant un artiste en pleine création, etc. ; recours qui, par la même occasion, demeure le seul possible puisque le monde montré par le romancier est avant tout fictif. Les mécanismes référentiels sont ainsi réévalués puisquřils acquièrent une légitimation en tant que fiction et non comme réel. La fonction des descriptions dřobjets nřétant plus de porter caution aux récits qui précèdent ou succèdent, Perec peut faire apparaître le travail de lřécrit qui consiste à faire image ou à précipiter son lecteur dans un monde purement imaginaire.

La tension entre texte et image sřillustre également à un second niveau avec le recours à la figure de lřEkphrasis où, selon Liliane Louvel et Henri

Scepi, « [le] référent-image, offert comme support extérieur au texte, soit réellement soit fictivement, apparaît comme une matrice structurelle de lřécriture génératrice à la fois dřune figuration et dřune lisibilité194 ». Cette figure utilisée à outrance renvoie directement aux questions de la représentation et permet dřatteindre des niveaux de complexité vertigineux où visible et lisible se confondent. Ainsi, la description des objets dřart assure le passage du non verbal au verbal, de lřimage au texte et inversement, moins pour mettre en concurrence ces deux modes que pour mettre en valeur leur étroite complémentarité chez

Perec. Dans la description du vestibule de Rorschash, tous les objets qui se

194 Liliane Louvel et Henri Scepi, Texte/Image. Nouveaux problèmes, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2005, p.10. 163 trouvent dans la pièce sont décrits en vertu dřun traitement artistique extérieur au roman, c'est-à-dire opéré dans un système qui nřest originellement pas celui de lřécriture et qui rend les contours de lřobjet difficilement discernables : la pendule est encastrée dans le portique central du bureau Empire et cette même pendule comporte un motif décrit sommairement. De plus, on a ici une surcaractérisation des traits de la représentation graphique avec les termes dévoilant le caractère iconique ou pictural des objets : le style Empire reconnaissable à ses colonnettes de bois formant un portique, le motif du nu récurrent dans lřart, la question de lřimitation de la grappe de raisin et enfin la statuette qui reprend le motif, devenu ici cliché, de lřartiste inspiré par le génie de la création. La description hyperréaliste, au lieu de dissocier lřimage du texte, les associe en pratiquant la technique de la superposition de lřimage sur lřécrit et en exagérant les marques de la figuration.

Enfin, à un dernier niveau, la tension entre texte et image peut être manifeste lorsquřelle les met directement en concurrence. Perec choisit alors de reproduire exactement des documents graphiques pour éviter dřavoir à les décrire.

Cela peut concerner aussi bien une partie dřéchecs avec les pions placés sur le damier (VME, 410) ou une inscription arabe sur un gong de bronze (VME, 236) que lřinsertion dřun catalogue dřune manufacture dřoutils de bricolage (VME,

102-104) ou une publicité pour un voyage en Égypte combinant texte et hiéroglyphes (VME, 216). Ces procédés qui commandent au texte dřêtre image viennent confirmer le besoin de Perec de mettre en lumière la matière même des mots et dřapprocher par là lřécriture dans sa matérialité.

164

C. Les rapports de Perec avec lřart contemporain

Ces va et vient entre le texte et lřimage sřillustrent donc à plusieurs niveaux. On comprend mieux pourquoi Perec, dans son discours sur les pouvoirs du romancier contemporain, rappelle que son esthétique nřest pas sans entretenir des liens avec le Pop Art : « Je pense que ce type de littérature [Perec parle ici dřune littérature expérimentale, « citationnelle »] ressemble, enfin, a, ou entretient des rapports avec le Pop Art, avec une certaine forme du Pop Art, où il nřest jamais question que de peindre quelque chose qui a déjà été peint, en le détournant de sa fonction… 195 ». Ainsi, le saisissement du réel ne peut sřopérer, chez Perec, quřen vertu de techniques qui font écho au Pop Art : la réutilisation dřacquis culturels hérités du roman traditionnel (contrairement à Robbe-Grillet,

Perec nřentend pas faire table rase du passé) et le recours à lřartifice (poétique de lřénumération, utilisation de contraintes dřécriture) pour détourner lřobjet de ses fonctions premières sans toutefois perdre de vue la question du réel. Lřimage étant désormais la condition dřexistence de la chose, elle fait voir en premier lieu lřabsence de la chose. Or, la différence qui sépare Perec de Robbe-Grillet à propos des modes dřinvestigation de la réalité est comparable à cette manière quřa le Pop

Art de répondre aux années dřabstraction picturale en les contestant. Après les années dřabstraction inquiète dřun Miró qui revendiquait « lřassassinat de la

195 Georges Perec, « Pouvoirs et limites du romancier français contemporain », Georges Perec. Entretiens et conférences, vol. I, op. cit., p.86. Si lřune des grandes idées du Pop Art est celle dřun retour à la vie quotidienne avec la télévision, la publicité ou les bandes dessinées, il semble que le traitement du réel soit fortement ambigu dans les œuvres de ce mouvement : elles confondent lřobjet concret et sa représentation. Á lřimage du peintre, le romancier puise sa matière romanesque dans le quotidien et la banalité afin de procéder à une sorte de recyclage des objets quřil décrit. Jřétudierai un peu plus loin dans ce chapitre les techniques et les procédés utilisés par Perec pour mettre en lumière la confluence entre lřécrivain et lřart de son temps. 165 peinture196 » ou dřun Braque dont le but est de « rejoindre un certain néant intellectuel197 », cřest au sein des pratiques Pop, par un retour à la figuration, que lřart et le banal renouent des liens, comme le fait le roman avec le romanesque et la fiction chez Perec. Rien de tel chez Robbe-Grillet pour qui lřeffet de réel, la métaphorisation, le recours au romanesque et la figuration induisent des rapports de « solidarité » entre lřhomme et le monde. Ces effets sont par conséquent à bannir des œuvres romanesques et de ses minutieuses descriptions198 qui ont pour ambition de présenter les objets pour ce quřils sont. Sřils peuvent apparaître dans leur être-là, les objets perecquiens ne sont pas cantonnés à cette réalité. Ils ont fortement à voir avec un réalisme de lřimage, image considérée comme « […] ce double et cet artifice suprême »199 devenu matériau pur. Les techniques narratives perecquiennes qui favorisent ce réalisme de lřimage sont nombreuses. Parmi elles, on trouve la poétique de lřénumération et de la mise en série des objets, ainsi que lřinsertion de contraintes oulipiennes dans le récit (assemblages, fragmentation du monde et réutilisation de matériaux).

196 « Non, c'était à l'intérieur de la peinture qu'il y avait quelque chose à détruire. La peinture était arrivée à un état de pourriture totale à l'intérieur, comme une putain. [...] La peinture était figée, butée, arrêtée, sans plus aucune issue ». Juan, Miró, Ceci est la couleur de mes rêves, entretiens avec Georges Raillard, Paris, Seuil, 1977, p.184. 197 Olga Bernal, Alain Robbe-Grillet : le roman de l’absence, Paris, Gallimard, 1964, p.24. 198 « Dans la quasi-totalité de notre littérature contemporaine, ces analogies anthropomorphistes se répètent avec trop dřinsistance […] car, si un nuage possède une crinière, si plus loin la crinière dřun étalon « lance des flèches » […], le lecteur de telles images sortira de lřunivers des formes pour se trouver plongé dans un univers de significations », Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, op. cit., p.60-65. 199 Florence de Mèredieu, Histoire matérielle et immatérielle de l’art moderne, Paris, Bordas, 1994, p.288. 166

D. Ready-made, objets kitsch, objets Pop, décors en cartons peints : « charmants trompe-lřœil dont chaque détail est minutieusement reproduit »

Jřai choisi, pour illustrer le propos, de commenter le chapitre XI de La Vie mode d’emploi car il mřa semblé particulièrement représentatif de ce réalisme de lřimage chez Perec. Il sřagit de lřatelier de Hutting. Notons au passage que le personnage est un peintre avant-gardiste qui a connu la renommée avec sa

« période brouillard », ce qui paraît, à première vue, former un contraste avec les objets de cette pièce, décrits avec une si grande précision quřelle sème la confusion chez le lecteur submergé par les détails relatifs aux objets énumérés et dupé par des procédés dřécriture faussement réalistes :

[…] il a fait aménager une sorte de petit salon où il aime se reposer entre deux séances de travail et recevoir dans la journée ses amis ou ses clients, et qui est séparé de lřatelier proprement dit par un meuble en L, une bibliothèque sans fond, de style vaguement chinois, c'est-à-dire laquée de noir avec des incrustations imitant la nacre et des ferrures de cuivre travaillées, haute, large et longue Ŕ la branche la plus longue faisant un peu plus de deux mètres, la plus courte un mètre et demi. Sur le sommet de ce meuble sřalignent quelques moulages, une vieille Marianne de mairie, de grands vases, trois belles pyramides dřalbâtre, tandis que les cinq étagères croulent sous un amoncellement de bibelots, de curiosités et de gadgets : des objets kitsch venus du concours Lépine des années trente : un épluche-patates, un fouet à mayonnaise avec un petit entonnoir laissant tomber lřhuile goutte à goutte, un instrument pour couper les œufs durs en tranches minces, un autre pour faire des coquilles de beurre, une sorte de vilebrequin horriblement compliqué n’étant sans doute qu’un tire-bouchon perfectionné ; des ready-made dřinspiration surréaliste Ŕ une baguette de pain complètement argentée Ŕ ou pop : une boîte de seven-up ; des fleurs séchées mises sous verre dans des petits décors romantiques ou rococo en carton peint et en tissu, charmants trompe-l’œil dont chaque détail est minutieusement reproduit, aussi bien un napperon en dentelle sur un guéridon haut de deux centimètres quřun parquet à bâtons rompus dont chaque latte ne mesure pas plus de deux ou trois millimètres ; tout un assortiment de vieilles cartes postales représentant Pompéi au début du siècle… (VME, 62-63, je souligne.)

a. Poétique de l’énumération

- Juxtaposition et mise en série

Comme les objets sur les branches de la bibliothèque, les mots

« sřalignent » dans cette longue énumération. La juxtaposition confère ainsi à

167 lřénumération un caractère mécanique où les mots sřéquivalent les uns les autres, alors quřils désignent des réalités différentes. Quřil sřagisse dřun objet kitsch, modern style ou ancien, lřobjet est dřabord un matériau, autrement dit un signifiant, situé en marge des classifications. Ces successions de signifiants rappellent les méthodes de production en série consistant en une production préalablement définie dřun grand nombre de produits identiques traités à la chaîne. Comme le « goutte à goutte » de lřhuile qui sřéchappe du petit entonnoir placé sur le fouet à mayonnaise, les signes, dřabord isolés, se rejoignent pour former un ensemble où les mots sont séparés des significations quřon leur accorde habituellement.

Si les signes ont en commun de meubler le salon de Hutting, leur rassemblement est tout à fait arbitraire, dřune part parce quřils font lřobjet dřune

énumération et ne semblent, de ce point de vue, appeler aucun commentaire, dřautre part parce les éléments de lřénumération sont souvent reliés à une contrainte dřécriture. Lřaspect superfétatoire de lřénumération est dès lors pointé : chaque groupe de mots renvoie à une certaine préciosité de lřexpression Ŕ le

« fouet à mayonnaise avec un petit entonnoir laissant tomber lřhuile goutte à goutte », les « fleurs séchées mises sous verre dans des petits décors romantiques ou rococo en carton peint et en tissu, charmants trompe-lřœil dont chaque détail est minutieusement reproduit, aussi bien un napperon en dentelle sur un guéridon haut de deux centimètres quřun parquet à bâtons rompus… ». Néanmoins, si lřénumération sřétire dans la longueur et repose sur une sorte de répétition augmentative de la même structure Ŕ une liste composée de noms multiples

168 accompagnés de leur groupe de prédicats, pour reprendre la terminologie de

Philippe Hamon à propos du système descriptif Ŕ, chacun de ses éléments est souvent réduit au minimum lisible. Lřénumération propose seulement une synthèse de chaque objet, représentation trop succincte pour mériter considération et analyse en profondeur.

Les objets de la présente énumération sřimposent dans leur gratuité. Cřest le cas du déferlement dřobjets du concours Lépine, objets qui, à lřorigine ont une fonctionnalité précise et un caractère innovant, mais qui, ici, se trouvent réduits à

être exposés sur les rayons dřune bibliothèque. Ils sont donnés à voir dans leur nudité puisque leur fonction a été détournée et leurs qualités mises au même niveau que les autres objets de cette pièce. Cette exposition conjuguée à lřabsence de valorisation des particularités est un obstacle pour le lecteur qui, naturellement, cherche à mettre en relief les saillies et les hétérogénéités dřun ensemble descriptif afin de donner du sens au récit.

- Effets de surface et distance par rapport aux choses

Les choses sont énumérées sur un ton neutre, plat et froid interdisant dřétablir des rapports de proximité et de complicité avec les choses décrites.

Cependant, cette objectivité à lřendroit de lřobjet est toute feinte. Elle désigne en réalité lřintervention de lřécrivain au sein dřun vaste système descriptif quřil a lui- même mis en place. Finalement, chaque fois que le texte se rapproche incontestablement de la neutralité, la subjectivité de lřauteur nřest pas loin derrière. On peut même dire que lřobjectivité de la description nřest que le masque pris par lřauteur pour agencer son texte en fonction dřun système qui

169 nřappartient quřà lui. La description de la bibliothèque en L pourrait passer pour celle dřun catalogue. Elle est en réalité le fait de lřécrivain qui prend soin de donner à la description le ton dřun texte écrit ailleurs et qui, par cette volonté dřauthenticité, cadre parfaitement avec lřhétérogénéité du chapitre. En résulte une distance qui souligne un traitement déjà opéré dans un autre système, ici, lřinventaire propre à un catalogue, à un mode dřemploi, etc. La description se dévoile en tant que texte écrit ailleurs. Cřest ce que Philippe Hamon qualifie de

« régime ironique » car « la référence à lřintertexte est délibérément accentuée, comme si la description ne pouvait "passer" quřen affichant ostensiblement son caractère dřobjet littéraire et culturel fabriqué »200.

À ce régime ironique sřajoute le motif de lřimitation où la nature artificielle de lřobjet apparaît : la bibliothèque est « de style vaguement chinois » et les fleurs séchées sont insérées dans « des petits décors […] en carton peint ».

Ces objets copient un style ou reproduisent un original. Corrélativement, les objets de lřatelier de Hutting comportent presque tous, de près ou de loin, un côté

« tape-à-lřœil » dû à un surenchérissement des effets de matières, devenues ici texture : « incrustation de nacre », « ferrures de cuivre », « une baguette […] complètement argentée », « des fleurs séchées mises sous verre ». Les expressions en caractères gras dans la citation renvoient à une volonté de paraître. Sont

également considérés comme appartenant au motif de lřimitation les moulages, copies dřoriginaux, ainsi que les cartes postales, représentations de lieux ou de choses réelles. « Tape à lřœil » et faux semblant sont étroitement liés chez Perec : la bibliothèque est de style chinois parce quřelle est « laquée de noir » et que ses

200 Philippe Hamon, Du Descriptif, op. cit., p.49. 170 incrustations imitent la nacre. Cet aspect surchargé des objets trouve un

équivalent dans ce que Philippe Hamon qualifie de « luxe textuel201 », ici, le déferlement des substantifs et la prolifération lexicale. Pourtant, contrairement à ce quřexplique lřauteur de Du descriptif, le lecteur ne réagit pas « comme devant tout texte de savoir, c'est-à-dire comme devant tout texte quřon consulte

(ponctuellement) plus quřon ne lit en "sautant" la description202 ». Sauter les

énumérations ou passer les descriptions de Perec revient à passer à côté de la substance même du livre puisque ce dernier est à lui seul lřinventaire des objets de lřimmeuble de la rue Simon Crubellier. Artificielle, lřénumération perecquienne lřest tout à fait et cřest cet artifice qui la justifie et la rattache au réel. « Il sřagit dřinventorier et de copier pour dire ce qui est là. Cřest le réel qui dicte203 ».

- De l’objet commun à l’objet esthétisé

Chaque objet appartient à une catégorie, permettant ainsi au romancier dřexercer sa maîtrise sur le monde quřil décrit : la « vieille Marianne de mairie », les « grands vases » et « les trois belles pyramides dřalbâtre » sont des moulages, les fleurs séchées, le napperon en dentelle ou le parquet à bâtons rompus sont des trompe-lřœil, les objets kitsch et ceux dřinspiration surréaliste ou Pop sont indifféremment ramenés aux étiquettes « de bibelots, de curiosités et de gadgets », termes plutôt vagues en définitive204. Il nřy a pas de distinctions entre les

201 Ibid., p.44. 202 Idem. 203 Michael Sheringham, « Le Romanesque du quotidien », dans Le Romanesque, (Michel Murat et Gilles Leclercq, dir.), Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2004, p.264. 204 Le terme « bibelot » qualifie un petit objet décoratif mis, à lřorigine, à portée de main du bourgeois et souvent assez superficiel. Le terme « curiosité » confère à lřobjet une dimension insolite, échappant ainsi aux classifications. Cependant, la curiosité est ce qui rechigne profondément à dévoiler sa nature propre. Quant au gadget, il renvoie à un objet bricolé dont lřutilité est nulle. Cřest le cas, selon Baudrillard, de « toute la bricole du concours Lépine qui, sans 171 différentes entités. On remarquera à ce propos la neutralité des adjectifs employés pour qualifier les objets : petite, travaillées, court, longue, vieilles, grands, charmants, haut, etc. Tout est donné à contempler dans son ensemble, comme dans un tableau.

De plus, sřil existe bien une échelle de valeurs à lřégard des objets Ŕ les moulages et le kitsch connotent bien le mauvais goût en matière dřameublement Ŕ

, Perec ne privilégie pas une catégorie dřobjets en particulier. Il énumère des objets qui se réclament autant du vrai que du faux, du bon que du mauvais goût, du banal que de lřexotisme pour tirer de cette fusion un parti pris esthétique : celui qui consiste à faire de lřobjet commun un objet esthétique et inversement, ce qui accentue les ambiguïtés à lřégard du statut de lřobjet.

Dans le roman traditionnel, le bel objet se détache au contraire en tous points de lřobjet vulgaire, banal ou laid. Dans La Fille aux yeux d’or, on peut lire

à quelques pages dřintervalle la description de deux lieux qui sřopposent radicalement sur le plan esthétique. Le narrateur fait moins appel à des normes dřordre culturel quřà son propre jugement en matière dřameublement pour décrire lřenvironnement de ses personnages.

Lřétat des vieux meubles et des draperies passées dont la pièce était ornée la faisait ressembler au salon dřun mauvais lieu. Cřétait la même prétention à lřélégance et le même assemblage de choses de mauvais goût, de poussière et de crasse. Sur un canapé en velours dřUtrecht rouge, […], se tenait une vieille femme assez mal vêtue205…

jamais innover et par simple combinatoire de stéréotypes techniques, met au point des objets dřune fonction extraordinairement spécifiée et parfaitement inutile », Jean, Baudrillard, Le Système des objets, op. cit., p.137. Ces catégories dřobjets, sous couvert de classer les objets avec des termes généraux, font disparaître leur signification ainsi que leur spécificité et les indifférencient dans un ensemble plus vaste où tout est envisagé en termes dřapparence et dřextériorité. 205 Honoré de Balzac, La Fille aux yeux d’or, dans Histoire des treize, Paris, 1992 [1835], Pocket, p.388-389. 172

Le fer à cheval était orné dřun véritable divan turc, c'est-à-dire un matelas posé par terre, mais un matelas large comme un lit, un divan de cinquante pieds de tour, en cachemire blanc, relevé par des bouffettes en soie noire et ponceau, disposées en losanges. […] Ce boudoir était tendu dřune étoffe rouge, sur laquelle était posée une mousseline des Indes cannelée comme lřest une colonne corinthienne, par les tuyaux alternativement creux et ronds, arrêtés en haut et en bas dans une bande dřétoffe couleur ponceau sur laquelle était dessinée des arabesques. […] Les meubles étaient couverts en cachemire blanc, rehaussé par des agréments noirs et ponceau. La pendule, les candélabres, tout était en marbre blanc et or. La seule table quřil y eût avait un cachemire pour tapis. Dřélégantes jardinières contenaient des roses de toutes les espèces, des fleurs ou blanches ou rouges. Enfin, le moindre détail semblait avoir été lřobjet dřun soin pris avec amour206.

Non seulement la laideur et la saleté suintent de la première description, mais le narrateur renchérit à ce propos en lui associant un jugement de valeur et une connotation dřordre moral. Un lieu aussi laid et hostile ne peut être que mal famé.

Cette hostilité nřannonce pas une issue heureuse à lřentrevue des personnages qui doit avoir lieu. La fonction de lřobjet dans ce récit est avant tout de faire savoir.

Cřest de façon tout à fait explicite que le lecteur est invité à partager une vision du monde, laquelle transforme lřameublement en indices de signification. Balzac, on le voit, ne laisse pas à son lecteur le choix dřinterpréter librement les lieux quřil découvre, dressant ici un véritable inventaire anti-esthétique pour mieux y asseoir son intrigue. La laideur se manifeste comme une substance compacte, tenace sur laquelle Balzac insiste fortement : « mauvais lieu », « mauvais goût ». La laideur est langage et le dire-laid, lřêtre-laid ainsi que le lieu laid sont une seule et même chose chez ce romancier, comme lřexplique Boris Lyon-Caen dans son ouvrage

Balzac et la comédie des signes207. Il en va de même lorsquřil veut faire ressortir la beauté dřun lieu. Si la seconde description évoque les stéréotypes orientaux en matière dřameublement et le topos du nid dřamour, le lieu est donné à voir ou

206 Ibid., p.399-400. 207 Boris Lyon-Caen, Balzac et la comédie des signes. Essai sur une expérience de pensée, Saint- Denis, Presses Universitaires de Vincennes, 2006. 173 plutôt à imaginer comme un concentré de raffinement et dřharmonie. Les objets forment ici un ensemble signifiant. « It is the apartment as whole, as an organic unit, which is significant, and which is imbued with a kind of life208 », selon John

Dugan. Lřimpression dřensemble dégage une unité porteuse de signification et lřauteur procède à une évaluation du mobilier pour en dresser un constat dřordre général. Dřoù cette atmosphère luxueuse qui, par une débauche dřétoffes voluptueuses, évoque la sensualité et lřérotisme inhérents à ce lieu.

Loin de procéder de cette manière, Perec accorde autant dřimportance à la banalité quřà la rareté des objets énumérés sans privilégier une qualité en particulier. Aucun élément ne se détache assez significativement pour faire place au récit : « Inventaires dřun siècle, dřune société, les listes de Perec et ses descriptions dřobjets ne suscitent pas chez le lecteur le même type dřattente que les textes où un détail, un élément de la description sont susceptibles de faire basculer lřhistoire209 ». Lřéchelle des valeurs relatives aux objets est donc laissée de côté afin de faire apparaître les objets pour eux-mêmes, pour le plaisir de lřénumération.

Le romancier ne cesse, du reste, de cultiver lřambiguïté à lřégard du statut de lřobjet. La « baguette de pain complètement argentée » ou la « boîte de seven- up » font état dřune indécision notoire quant à leur véritable nature. Sřagit-il dřun objet dřart ou dřun objet anodin? Perec cherche-t-il à créer le bel objet, c'est-à-dire

à en faire un objet esthétisé, en lřintégrant dans lřénumération qui met en avant sa jubilation pour le monde matériel ou faut-il voir dans ce penchant pour les objets

208 John R. Dugan, Illusions and Reality, The Hague, Mouton, 1973, p.36. 209 Jean-Pierre Mourey, Philosophies et pratiques du détail, Seyssel, Champ Vallon, 1996, p.121. 174 de toutes sortes, indifféremment considérés, la volonté de dire lřobjet déjà existant en le revisitant ? Cřest que lřobjet acquiert une valeur esthétique dès quřil ne garde que lřimage de lřobjet du monde quřil imite, faisant ainsi apparaître au grand jour le vide qui désormais constitue son être dřobjet. La baguette est avant tout lřimage dřune baguette. Est mise en avant lřimage dřune forme imitée et cette forme destitue lřobjet de sa signification habituelle, celle du symbole attaché au pain et celle de la chose destinée à être consommée.

Le fait de présenter ces objets comme des trompe-lřœil introduit

également du vide à lřendroit de la représentation de lřobjet. De tels changements permettent à Perec de jouer sur la ligne de partage entre le texte romanesque et le texte non romanesque et de passer de lřun à lřautre avec un naturel pour le moins désarçonnant. On pense, par exemple, aux nombreuses reproductions de catalogues dřobjets, aux sections de dictionnaires ou à lřinsertion dřétiquettes dans

La Vie mode d’emploi, autant de textes non romanesques qui vont peu à peu acquérir un statut romanesque, un peu à lřimage du ready-made ou de lřobjet Pop.

Ainsi, les choses insignifiantes, tant par leur être commun et quelconque que par leur absence de signification, deviennent des objets en ce quřils figurent le vide, comme les choses banales que Duchamp ou Warhol transforment en œuvres dřart, le vide étant le moteur de cette transformation.

Nous avons pu voir que, grâce à lřénumération, Perec rend les objets beaucoup plus ambigus quřils ne lřétaient dans les romans du XIXe siècle. Cette technique, appliquée de manière systématique dans chacun des chapitres du roman, renforce une confusion entre les catégories dřobjets. Ceci sřexplique, on

175 lřa vu, par cette poétique de lřénumération qui permet à Perec de sřinscrire en décalage par rapport au roman traditionnel balzacien, mais également par une volonté dřouvrir de nouvelles voies, dřautres possibilités pour lřécriture romanesque en répertoriant et en classant les objets énumérés selon les règles

édictées par lřesthétique oulipienne. Malgré leur apparente gratuité, les objets ne sont pas le fruit du hasard. Ils relèvent de contraintes préalablement fixées par le romancier. Cela nous renvoie aux activités qui précèdent lřécriture et qui sont répertoriées dans Le Cahier des charges de La Vie mode d’emploi.

b. L’insertion de contraintes oulipiennes dans le texte romanesque

- Lřobjet perecquien entre copie et contrainte

La Vie mode d’emploi repose sur un ensemble de règles strictes que lřauteur sřefforce de respecter. Du point de vue de la structure, lřimmeuble est détaillé de la cave au grenier. On passe dřun endroit à lřautre selon le mouvement de la polygraphie du cavalier sur un damier de jeu dřéchecs en cents cases, ce qui interdit de sřarrêter deux fois sur la même case. Tout chapitre représente une pièce ou une partie de lřimmeuble (escaliers, salon de Madame Beaumont, cinquième droite, etc.) et correspond à une case. Chaque nouveau lieu se voit attribuer une liste dřéléments répartis en catégories dřéléments distincts parmi lesquels on trouve de nombreux objets : MEUBLES, PETITS MEUBLES, BIBELOTS,

PEINTURES, JEUX/JOUETS, ACCESSOIRES, TISSUS (matières), STYLE. La structuration de lřespace se règle sur un répertoire composé à partir de 21 paires de listes de 10 éléments. Ensuite, un algorithme distribue ces paires dřéléments de manière non fortuite. C'est ce que lřauteur a appelé le « bi-carré latin orthogonal

176 dřordre 10 ». La programmation de cette seconde contrainte lui permet de répartir son répertoire dans les différentes pièces sans quřaucun élément couplé ne se répète.

Ainsi, lřhétérogénéité des objets énumérés dans La Vie mode d’emploi, qui semble être la résultante dřun foisonnement présenté tel quel au lecteur, repose en réalité sur la structuration oulipienne, mode de structuration artificiel. Perec entend, de ce point de vue, donner à voir lřimmeuble du roman tout en cachant lřingénieux système qui permet à lřœuvre de tenir debout. Les noms dřobjets et leurs caractéristiques nřont de sens que par rapport à un système de contraintes dissimulées. Perec prend en effet soin dřeffacer ce que Philippe Hamon appelle les « sutures et les marques210 » de lřinsertion des éléments imposés par les contraintes oulipiennes. Cette méthode rapproche au premier abord le romancier des écrivains réalistes du XIXe siècle pour prétendre à plus dřobjectivité et chercher à « "naturaliser" lřinsertion du discours de lřautre (le document) dans le texte descriptif211 ». Cependant, et cřest en cela que lřauteur se différencie des romanciers traditionnels, lřobjectivité perd peu à peu sa substance et ne possède pas sa consistance ordinaire. Tout au long de son roman, Perec sřemploie à la démonter subtilement pour la rendre nulle au bout du compte. Or, cette désubstantialisation rattache lřobjectivité romanesque à tout un jeu de procédures préméditées et maîtrisées, un peu comme chez Marcel Duchamp. De cette façon,

Perec montre les illusions de la représentation traditionnelle en désignant le caractère imagé, artificiel des objets romanesques grâce aux techniques

210Philippe Hamon, Du Descriptif, op. cit., p.49. 211 Idem. 177 hyperréalistes, aux images verbales, aux nombreuses références à lřart, etc. Par là, il opère en manipulateur, en tacticien et renvoie à sa propre pratique du roman, renforçant ainsi lřidée énoncée plus haut dans ce chapitre : derrière lřobjectivité se dissimule une subjectivité ; derrière les mots, se cache un non-dit quřil convient au lecteur dřinterpréter ou de déceler. Cette objectivité est un trompe-lřœil et, dévoilée en tant quřillusion, elle nřest plus à même de « faire illusion », tout en soulignant que lřunivers romanesque se vide212. Toute objectivité devient dès lors faux-semblant, plénitude illusoire car elle est faite de vide et dřabsence. Si dans le roman traditionnel, lřécrivain tend à faire passer lřobjectivité pour du réel, les choses sont assez différentes dans lřœuvre perecquienne où le réel est dévoilement du rien. Il nřy a pas quelque chose, mais rien à la place du réel. Être apparence pour lřobjet nřéquivaut pas à faire réel. Cřest, au contraire, en souligner le manque. Être apparence pour une chose, cřest être la copie dřune chose et non la chose elle-même. Cette dernière nřa pas lieu dřêtre et est ainsi mise en avant dans le décalage quřil y a entre la chose et sa copie, c'est-à-dire, la non-chose, le trou, le creux à lřendroit de la chose.

212 En somme, lřobjet perecquien est une entité qui ne donne rien à voir et « dont la forme montre le vidage qui expose son être dřobjet », pour parler comme Gérard Wajcman, (Gérard Wajcman, op. cit. p.79), ce qui apparente lřobjet à la catégorie du trompe-lřœil : « Par une sorte de paradoxe, lřhétérogénéité des éléments imposés par la liste originale se trouve ici dissimulée non par une homogénéité linéaire mais par une hétérogénéité plus grande encore de manière à obtenir un effet de trompe-lřœil et à donner à ce qui est en réalité un discours original du scripteur lřallure dřun document "objectif" introduit dans le texte par collage… » (Bernard Magné, « Du registre au chapitre : le « cahier des charges » de La Vie mode d’emploi de Georges Perec, dans Penser, Classer, Écrire, (Béatrice Didier et Jacques Neefs, dir..), Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, 1990, p.191. Cette impression dřavoir affaire à un document objectif est en réalité pur leurre. Loin dřêtre objective, la présence de lřobjet est parfaitement calculée car elle est le fait dřune transposition, celle de la liste originale au chapitre. Cet effet de trompe-lřœil consiste bien à introduire du vide dans lřobjet perecquien, à le vider indirectement de sa substance dans la mesure où il paraît relever dřune objectivité qui nřen est pas une. Calculée, falsifiée, la présence de lřobjet ne correspond pas au réel, puisquřelle est dřabord une illusion de réel et, en cela, met plutôt en évidence lřabsence de réel, au sens traditionnel du terme. 178

Ainsi, les objets énumérés sont moins des noms communs pris dans le langage courant afin de signifier le réel que des signifiants susceptibles de détourner lřusage du mot et ce quřil désigne ordinairement. Les énumérations dřobjets sont ainsi comparées par Cécile de Bary à une « accumulation verbale improbable : […] pure liste de mots, jeu poétique213 ». La sensibilité du romancier peut ainsi sřexprimer dans ce détournement et cette valorisation du signifiant :

[…] la manière dont il [Perec] utilise les mots, dont il les place, et cela quels que soient la forme ou le genre empruntés, nřappartient quřà lui. Elle nřa rien à voir avec le style. Tout se passe comme si les mots étaient aussi des choses, indépendamment de celles quřils désignent, des objets que le temps a recouvert ou non de sa patine214.

Les mots qui désignent les objets chez Perec sont détournés de leur fonction habituelle pour faire lřobjet dřune perception déréalisante et être coupés de la réalité ordinaire. Par leur absence dřobjet, ces mots qui désignent les objets acquièrent une consistance. Ils deviennent des matériaux concrets qui servent à dévoiler quelque chose : le rien dřobjet qui anime et traverse lřœuvre du début à la fin. Indépendamment des choses quřils désignent, les mots vont pouvoir renvoyer au sujet qui les pense et les manie. En définitive, lřobjet, chez Perec, relève à la fois du positif et du négatif, du plein et du vide et aboutit à « lřœuvre dřart tenue pour un manque positivé »215.

- Assemblage et faire image

Le mode de composition quřest lřassemblage dřéléments disparates provenant dřune liste préexistante au texte a fortement à voir avec ce réalisme de

213 Cécile de Bary, « Contre une littérature réaliste », dans Formules/La Revue des littératures à contraintes, n°6, " Perec, vingt ans après ", (Bernard Magné, dir), 2002, p.76. 214 Paul Otchakovsky-Laurens, « La petite et la grande maison », L’Arc, n°76, Georges Perec 1979, p.37. 215 Gérard Wajcman, op. cit., p.149-150. 179 lřimage dont je parlais au départ de cette étude. Le propre du trompe-lřœil consistant en une découverte à posteriori de lřabus dont on a été victime, la capacité à faire image est alors pointée du doigt, ce qui fait prendre conscience au lecteur du piège dans lequel il est tombé. Les objets décrits ne sont que des artifices propres à faire ressortir une absence. Tout est image et piège chez Perec, y compris lřœuvre même quřest La Vie mode d’emploi216. Les formes dřimages auxquelles nous confronte Perec sont lřoccasion de montrer un nouveau mode de perception du monde dans le roman.

Aussi, Perec se doit de mettre en place les techniques dřécriture qui vont lui permettre de jouer sur lřillusion dřun effet de présence de la chose et son absence effective. Pour ce faire, il recourt à la technique de la mise en abyme.

Dřoù le parallèle entre lřactivité du peintre Hutting et le travail de lřécrivain. Or, le succès de Hutting et sa reconnaissance sřexpliquent dřabord par son talent de copiste : les toiles quřil réalise sont dřabord « des copies finement exécutées de tableaux réputés » (VME, 63), autrement dit, des reproductions du réel que le peintre plagie littéralement avant dřy apporter sa touche personnelle. La réussite de son entreprise passe par la réalisation dřune copie de chef-dřœuvre qui existe déjà. À ce titre, on peut parler de copie dřune œuvre qui, elle-même, est reproduction de quelque chose. Une fois quřil obtient ce contenu hérité dřune

216 À propos de La Vie mode d’emploi qui, selon les mots dřun critique, paraît « pétrifié » et « immobile », Perec dit la chose suivante : « […] cřest un tableau ! Un musicien mřa dit que cřétait un livre muet. Il nřy a en effet pas de son dans ce livre. On ne peut pas écrire le son puisque cřest une image [je souligne]. Dřautant plus que le livre se passe sur soixante-quinze ans, mais en une seconde ! Le moment où Bartlebooth est en train de mourir », Georges Perec, « Entretien avec Gabriel Simony », Georges Perec, Entretiens et conférences, vol. II, op. cit., p.213. Si Perec assimile son livre à une image de la vie, il ne sřagit pas dřune spatialité statique. Au lieu dřenrayer la fluidité du temps, les techniques picturales hyperréalistes restituent cette fluidité sur le mode de lřemballement et du débordement, ce qui confère à lřimage un dynamisme certain. 180 autre œuvre, le peintre peut faire apparaître lřœuvre en tant que telle en effaçant ce quřelle donne à voir. Cet effacement résulte plus exactement dřune opacification du contenu grâce à des « effets plus ou moins prononcés de brume, aboutissant à une grisaille imprécise dont émergent à peine les silhouettes de ses prestigieux modèles » (VME, 63). Ici, le peintre travaille à effacer le contenu et donc la signification du tableau en même temps quřil fait disparaître toute trace du travail quřil sřest ingénié à réaliser. Il cherche donc à vider le tableau de son contenu initial pour en faire une œuvre dřart qui montre ce vidage. Le brouillard donne une épaisseur à lřabsence. Il représente le rien finalement à partir dřune copie de tableaux, devenue inutile. Or, si la copie opacifiée est la technique choisie par le peintre pour exprimer sa conception du réel, elle sřapparente de près

à la manière dont Perec représente les objets dans son roman. Il nřest, du reste, pas anodin que les objets énumérés ici posent tous à une plus ou moins grande

échelle le problème de la copie par rapport à lřoriginal, de lřimage par rapport au réel, de la présentation par rapport à la représentation. Comme dans les tableaux de Hutting, lřobjet dans le roman perecquien est dřabord « objet » dřun travail de copie : il est la reproduction dřune liste préalable au chapitre. Ensuite, délivré de son mode dřemploi, lřobjet copié peut sřinsérer dans un environnement imaginaire et fonctionner comme un faux, c'est-à-dire une fiction. Si le ready-made, « cřest lřobjet, le même exactement [sous-entendu, le même exactement que lřobjet de départ], mais qui ne sert plus à rien217 », lřobjet perecquien, cřest lřobjet nécessaire, voire indispensable à lřédification de lřœuvre et dont la nécessité a été transformée en gratuité apparente. Nécessité devenue absence de nécessité donc

217 Gérard Wajcman, op. cit. p.59. 181 objet de lřabsence. Voilà comment lřauteur se sert des objets pour désigner son travail dřécriture.

Les objets sont bien à ce titre ce que Bernard Magné range dans la catégorie des « métaphores métatextuelles218 » dans la mesure où ils sont tout à fait à lřimage du fonctionnement du texte perecquien et quřils sont des éléments qui peuvent mettre en valeur ce fonctionnement. Ceci explique lřimportance quřil y a à se pencher sur le travail dřintégration de lřobjet dans le texte romanesque car soit lřobjet provient dřune liste préalable et il convient dřen faire disparaître lřorigine et lřinsertion Ŕ comme lřartisan Winckler fait disparaître les traces de colle destinées à réunir les éléments du puzzle Ŕ, soit lřobjet est inséré dans le texte de manière explicite, auquel cas il se différencie du texte romanesque et devient trace, marque de quelque chose Ŕ comme Hutting avec ses brouillards.

Les deux méthodes ont le même objectif : faire ressortir lřabsence, la faille, le manque. Selon lřeffet quřil veut produire, la contrainte à laquelle il a affaire ou le registre quřil emploie, le romancier peut insérer lřobjet dans le texte en voilant ou en soulignant cet acte dřinsertion.

- Emprunt et dissimulation

Dans le cas de la dissimulation, Perec utilise les techniques du roman traditionnel.

Celles-ci consistent en une légitimation de la présence de lřobjet au sein du texte, selon le régime de la transparence et de la lisibilité propre au discours réaliste219.

218 Voir à cet égard le rapport que Magné établit entre les objets « polymimétiques » et les « impli- citations ». Ce rapport se réfère explicitement au travail de mise en abyme de lřécriture à partir de la chose décrite qui, graduellement, se transforme en objet chargé de figurer ce travail de lřécriture. Bernard Magné, Perecollages 1981-1988, op. cit., p.77-78. 219 Voir à ce propos lřarticle de Philippe Hamon, « Le Discours réaliste », Poétique, n°16, 1973. Notons que les principaux critères de reconnaissance du texte réaliste Ŕ lřérudition et la multiplication des termes techniques pour accroître la vraisemblance de la fiction, la transmission 182

Il serait néanmoins trop simple de voir dans la représentation de tels objets la volonté de produire un effet de réel. Lorsque le lecteur croit avoir affaire à un texte original, il sřagit du contraire.

La description de lřatelier de Hutting nřéchappe pas à ces constatations car elle repose sur des références puisées hors du texte. Sont alors introduites des ambiguïtés à lřendroit des descriptions dřobjets. Celles-ci sont désormais lřobjet de superpositions. Perec parsème son texte dřallusions, de citations et de références aux auteurs quřil apprécie. Parmi eux, on trouve avec un emprunt au Chiendent relevé par Bernard Magné220. Certaines expressions subissent des modifications par rapport au texte original, lřéplucheur

à pommes de terre prend la forme contractée dřépluche-patate, lřentonnoir devient

« petit » chez Perec. Lřambiguïté de certains objets est renforcée. Lřobjet qui est à la fois vilebrequin et tire-bouchon a ici une forme double qui ne sřexplique pas, alors que cette ambiguïté était le fait du « démonstrateur [qui] ne daignait pas en expliquer lřusage221 » dans le texte de Queneau. Lřauteur retire non seulement au narrateur la compétence de commenter cette ambiguïté, mais il supprime

également ce qui pourrait la justifier et renforce ainsi lřétrangeté de lřobjet dont il immédiate de lřinformation au sujet dřun objet décrit, la désambiguïsation de toute donnée susceptible dřentraver à la lisibilité du texte Ŕ peuvent parfaitement sřappliquer à La Vie mode d’emploi. Poussés à lřexcès, ces mêmes critères peuvent également faire apparaître un texte non conforme au modèle traditionnel, indisponible à cet usage parce quřil le dépasse. Rappelons, à cet égard, que les descriptions du roman sont « hyperréalistes » avant dřêtre « réalistes ». 220 Voir le chapitre « Emprunts à Queneau », dans Perecollages, op. cit., p.144. La citation de Queneau est la suivante : « Lřéplucheur de pommes de terre, par exception, ne faisait pas recette. La foule était moins dense que de coutume, ce qui permit à Etienne, sortant de sa banque, de voir enfin lřappareil et la manière de sřen servir. Ce nřétait dřailleurs pas la seule merveille que lřon vendit dans cette baraque ; on y proposait également à lřavidité des esprits pratiques un fouet à mayonnaise avec un entonnoir laissant tomber l’huile goutte à goutte ; un instrument pour couper les œufs durs en tranches minces ; un autre pour faire des coquilles de beurre et enfin une sorte de vilebrequin horriblement compliqué dont le démonstrateur ne daignait pas expliquer l’usage et qui n’était sans doute qu’un tire-bouchon perfectionné » (je souligne). 221 Raymond Queneau, Le Chiendent, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1933, p.79. 183

devient difficile de saisir la forme. La valeur dřusage de lřobjet nommé devient

alors tout à fait incertaine et fait ressortir le vide qui sřinterpose entre

lřauteur/narrateur et le lecteur.

Si certaines expressions connaissent des changements par rapport à leur

situation de départ, dřautres, comme lř « instrument pour couper les œufs durs en

tranches minces », sont reprises mot pour mot au texte de Queneau. De fait, le

romancier insère dans son texte romanesque des extraits fabriqués de toutes

pièces. Perec joue avec les différents niveaux de représentation en les superposant

les uns sur les autres. Copie de copie, copie par-dessus fiction, constitution dřune

liste dřéléments, détachés de tout contexte, en chapitres figurant la composition

spatiale dřune pièce dřappartement. Le statut de lřobjet comme celui du texte sont

finalement indécidables. Tantôt référentiel, tantôt fictionnel, lřobjet nřest donc ni

lřun ni lřautre exclusivement. Lřobjet du monde devient objet littéraire : la chose

est traitée comme un possible auquel lřécrivain peut donner un statut objectif,

c'est-à-dire quřil peut en faire un objet en lui chargeant de figurer lřindécidabilité

de son statut, son absence à être quelque chose.

- Emprunt et ostentation

Ceci dit, lřécart entre lřobjet réel et son imitation peut être souligné. Perec

utilise pour ce faire plusieurs procédés : le marquage typographique, le recours à

la mise en abyme et lřinsertion de références artistiques, historiques ou encore

sociales dans le texte. Lorsque le narrateur se lance dans un relevé partiel de vues

de Pompéi, il passe en revue, comme à son habitude, les éléments de la collection

tout en ajoutant un commentaire au sujet de la Casa dei Vetti. Lřécrivain utilise

184 les parenthèses, les guillemets et les italiques pour donner à ce commentaire une certaine authenticité :

[…] tout un assortiment de vieilles cartes postales représentant Pompéi au début du siècle : Der Triumphbogen des Nero (Arco di Nerone, Arc de Néron, Nérořs Arch), la Casa dei Vetti (« un des meilleurs exemples d’une noble villa romaine, les belles peintures et les décorations de marbre ont été laissées telles quelles dans le péristyle qui était orné de plantes… »), Casa di Cavio rufo, Vico de Lupanare, etc. (VME, 63)

En donnant une légende à ces vues, le romancier met en valeur leur représentation imagée. Cette « pseudo-authentification » du document crée un décalage entre le caractère érudit de lřénumération et sa dimension éminemment artificielle. Or, lřartifice est au centre du travail dřécriture comme il doit être inscrit au sein de toute activité artistique pour Perec. Tous les artistes et les écrivains de son roman sont confrontés au problème de la reproduction. Quřil sřagisse dřun artiste de renom tel Hutting, dřun amateur comme Bartlebooth désirant apprendre lřaquarelle ou dřun artisan comme Marguerite Winckler sřadonnant à lřart de la miniature, il semble que technique et imitation soient indissociables lřune de lřautre, comme si, pour Perec, la représentation du monde reposait sur un savoir- faire de copiste.

En dřautres termes, on a là les partis pris esthétiques du romancier qui procède à un retournement des rapports entre le vrai et le faux. Affirmer le faux est doter lřillusion dřune valeur chez Perec. Cette valeur donnée à la copie dřobjet figure non pas lřobjet lui-même, mais lřabsence dřoù lřobjet tire son épaisseur.

Être copie, telle est la condition de départ de lřobjet pour sřélever par la suite au rang dřobjet esthétique comme dans le ready-made. La littérarité de lřobjet repose donc sur sa dimension quelconque et commune. Le rien, sous la forme du banal, du commun auquel on ne prête pas attention est ce qui constitue lřobjet.

185

Lřabsence est inscrite au cœur de la présence, cette dernière est trouée par lřabsence et il nřest pas anodin que de nombreux objets dans La Vie mode d’emploi aient la fonction de trouer ou découper le texte, comme le fait remarquer

Bernard Magné :

Épluche-patates, coupe-œufs, appareil à coquillettes permettent la découpe Ŕ geste fondateur de toute citation, le vilebrequin troue, comme le citateur, trouant son texte source par les prélèvements quřil opère et son texte cible en y aménageant les places 222 que viendront remplir les extraits prélevés […] .

Présence trouée par lřabsence et absence constitutive de la présence, lřobjet est avant tout une métaphore du texte avec lequel Perec joue à faire des trous quřil replâtre artificiellement. Cela veut dire que, comme la citation, lřobjet est déjà constitué ailleurs et tient tout dřune pièce au moment dřêtre inséré dans le texte romanesque. Lřobjet produit est ontologiquement identique à ce quřil était au départ, son nom est le même par exemple, mais il connaît une métamorphose sémantique : son sens a été détourné. Le fait de faire disparaître les marques du stade intermédiaire, c'est-à-dire situé entre le stade zéro de lřoriginal et le stade deux de sa transposition dans le texte, met un écart, c'est-à-dire un vide, entre un point de départ et un point dřarrivée.

Ce vide désigne la nullité à lřendroit de lřobjet, lřinverse de lřobjet pris dans une acception traditionnelle223, c'est-à-dire le rien. Lřobjet, désigné comme illusion, illustre la faillite du roman à faire de lřobjet une copie conforme au monde réel. Cet objet met en valeur le vide, le rien auquel correspond désormais le réel que Perec cherche à saisir. En cela, le romancier désire rendre lřobjet

222 Bernard Magné, Perecollages 1981-1988,, op. cit., p.139. 223 Lřobjet, pris dans son sens traditionnel, selon Barthes, « […] cřest quelque chose… », Roland, Barthes, L’Aventure sémiologique, op. cit., p.250. Lřobjet est donc, au sens premier du terme, la négation du rien. 186 semblable au réel, sans lřimiter pour autant. Le réel, pour Perec, cřest le rien et non lřimage de quelque chose, même pas celle du réel224. Or, ce rien, cet indicible, niché au cœur même de la vie de Perec, a partie liée avec une nécessité sans laquelle il ne pourrait ressortir. Cette nécessité trouve une forme dans les contraintes avec lesquelles le romancier doit composer.

Dans cette partie, jřai tenté de montrer ce qui constitue la spécificité de

Perec. Si lřobjet de son œuvre se recoupe par bien des aspects avec ceux que mettent en avant les écrivains avant-gardistes de lřépoque Ŕ une vision du réel de plus en plus tournée vers une exploration du langage, le réel conçu comme un vide, une absence et la volonté de court-circuiter les dispositifs de la représentation traditionnelle Ŕ, lřauteur oulipien ne peut se résoudre à laisser de côté les ressources que lui offrent lřimage et donc la figuration dans le texte romanesque. Le réalisme pour Perec a partie liée avec lřimage car les choses dans tous ses romans nřont dřexistence que par leur capacité à faire image. Les deux principales techniques dřécriture perecquienne que sont lřénumération et la mise en place dřun système de contraintes ne font que renforcer cette idée, transformant ainsi la chose, vidée de sa substance, en objet, lequel tire sa consistance de sa capacité à faire image, c'est-à-dire à figurer le rien. On a là toute lřambiguïté sur laquelle repose la représentation de lřobjet.

224 Le thème du rien est inscrit dans Le Bain turc de Hutting et dans lřaquarelle de Turner Harbour near Tintagel Ŕ dont Bartlebooth a réalisé une copie Ŕ, deux œuvres représentant le brouillard, de même quřil est métaphorisé par le poignard qui, par sa fonction de faire des trous, fait disparaître le général Kléber. Ces deux références sont elles-mêmes la conséquence de la contrainte « crime et brouillard », deux éléments devant figurer dans le chapitre et qui, par leur signification, sont porteurs dřabsence. 187

II. Perec et Pop Art

Lřœil, dřabord, glisserait sur la moquette grise dřun long corridor, haut et étroit. Les murs seraient des placards de bois clair, dont les ferrures de cuivre luiraient. Trois gravures, représentant lřune Thunderbird, vainqueur à Epsom, lřautre un navire à aubes, le Ville-de-Montereau, la troisième une locomotive de Stephenson, mèneraient à une tenture de cuir, retenue par de gros anneaux de bois noir veiné, et quřun simple geste suffirait à faire glisser. La moquette, alors, laisserait place à un parquet presque jaune, que trois tapis aux couleurs éteintes recouvriraient partiellement (LC, 9).

Cette description optique peut rappeler celles du nouveau roman où les objets, à force dřêtre énumérés et détaillés, gagnent curieusement en abstraction. Mais, très tôt, comme jřai déjà commencé à lřexpliquer avec des comparaisons entre les textes de Robbe-Grillet et de Perec, ce dernier a tenu à se détacher du nouveau roman. Loin de représenter ses objets romanesques de manière abstraite, lřauteur leur fait plutôt subir un retour à la figuration. Ce sont en effet moins les choses pour elles-mêmes que les choses comme matière à représentation que décrit lřauteur de La Vie mode d’emploi. En cela, des rapprochements pourraient être faits avec lřesthétique du Pop Art ou du nouveau réalisme, mouvements artistiques érigés en réponse aux années dřabstraction inquiète des écoles de Paris ou de New York. Cette partie visera donc à comparer les techniques utilisées par les artistes Pop et les pratiques de lřécriture romanesque chez Perec pour mieux comprendre la conception que lřécrivain se fait du roman. Outre une aptitude à conférer à lřimage des nouvelles ressources, Perec renouvelle son texte romanesque grâce à une technique de collage où il utilise autant des ressources traditionnelles que des techniques pour le moins novatrices. Ce goût de lřassemblage est hérité en droite ligne de lřesthétique oulipienne dont bon nombre de principes peuvent être mis sur le même plan que les techniques et les actes fondateurs du Pop Art. Je les ai classés selon quatre grands axes :

188 assembler/fragmenter, célébrer/banaliser, désirer/consommer et enfin, récupérer/recycler.

A. Cadre de la confluence

Faire image est la condition dřexistence des choses chez Perec. Or, cette réalité imaginaire que le roman perecquien prend pour matériau est également au cœur de lřesthétique du Pop Art. Perec lui-même, du reste, ne semble pas exclure lřidée dřun tel rapprochement. Dans sa conférence intitulée « Pouvoirs et limites du romancier français contemporain », il explique que son esthétique nřest pas sans entretenir des liens avec le Pop Art. Lřauteur sřest en effet rapporté au Pop

Art dans la conférence de Warwick, dont jřai parlé dans la partie qui précède, mais

également dans la conférence de Venise où il explique que la peinture et lřécriture pourraient découvrir de nouvelles possibilités esthétiques à partir des techniques offertes par les mass-media. Parmi les artistes qui se réclament de ces possibilités,

Perec cite Oldenburg, Tinguely, Warhol et met en avant le happening ainsi que

« lřinvolvement », traduit par lřexpression « une nouvelle implication » :

Lřimplication, quřelle soit participation active (cřest-à-dire intervention) comme dans le happening, […] ou participation passive (cřest-à-dire connivence, connaissance des mêmes messages et des mêmes codes), lřimplication, donc la simultanéité et la discontinuité forment, me semble-t-il, les trois axes de la sensibilité contemporaine telle que les mass-media lřont forgée225.

Cette citation et celles qui ont servi à éclairer mon propos au sujet du détournement de lřobjet montrent que, pour Perec, le traitement du réel est inséparable de certaines techniques dřécriture empruntant aux gestes des artistes

Pop : manipulations et procédures opérés sur les objets romanesques dont la

225 Georges Perec, « Écriture et mass-media », dans Georges Perec. Entretiens et conférences, vol. I, op. cit., p.101. 189 nature devient confuse (objets fictifs/objets réels, objets usuels/objets dřart), recours à lřartifice, réutilisation dřacquis culturels littéraires (œuvres et citations dřautres écrivains) et non littéraires (publicité, reproductions, graphisme, catalogues dřobjets manufacturés), décompositions et accumulations dřobjets banals et quotidiens, le tout opérant une sorte de collage artisanal entre les ressources traditionnelles et celles qui participent au renouvellement du roman.

De plus, les allusions disséminées par Perec dans La Vie mode d’emploi au sujet du Pop Art ne font que renforcer le lien déjà énoncé dans ses conférences.

On le remarque dans les innombrables objets représentés par les artistes Pop ou ceux qui se réfèrent à la culture Pop, avec le plastique, matériau fétiche, souvent associé au style coloré et décalé des années soixante. Quelques exemples parmi dřautres : le porte-clés fantaisie « bouteille miniature de Marie Brizard […], un jeton de plastique, octogonal, dans lequel a été enchâssée une fleur de tubéreuse »

(VME, 21), « une poubelle de matière plastique orange de laquelle émergent deux bottins périmés, une bouteille vide de sirop dřérable Arabelle et diverses

épluchures de légumes » (VME, 206) ; « un cendrier publicitaire en plastique orange sur les huit rebords duquel sont écrits alternativement, quatre fois chacun, les mots COCA et COLA » (VME, 263) ; « une foule dřarticles de bimbeloterie, de verroterie et de tabletterie en bakélite, celluloïd, galatite et autres matières plastiques… » (VME, 318) ; « une grande toile hyper-réaliste représentant un plat de spaghetti fumants et un paquet de cacao Van Houten » (VME, 372). Le chapitre

XI de La Vie mode d’emploi, longuement étudié, met aussi en avant une quantité

190 de petits objets reproduits, exposés, détournés de leurs fonctions dřusage, rappelant les procédures de Duchamp ou celles des artistes Pop.

Enfin, les influences que partagent Perec et lřesthétique du Pop Art sřinscrivent profondément dans leur époque. Les années soixante sont marquées par une véritable euphorie pour les objets de consommation que Perec décrit dans

Les Choses en 1965. Souffle alors un vent nouveau sur le design, lřarchitecture, le graphisme, la vie quotidienne, mais aussi sur lřart et la conception du roman que la culture Pop marque de ses rythmes et de ses couleurs. Lřimage est partout et les artistes jouent de son impact. Art et littérature entendent ainsi se faire avec la culture du quotidien en ajoutant à leur répertoire des gestes nouveaux : découper, décoller, emprunter, déplacer. Il importe de faire triompher lřesthétique jusque dans les objets les plus quotidiens et les plus triviaux, tandis que les beaux objets perdent lřaura qui leur assurait le statut dřœuvre dřart.

B. Assembler / fragmenter

Ces deux actes que sont lřassemblage et la fragmentation ne vont pas lřun sans lřautre : le processus de fragmentation implique la destruction dřun assemblage et ce dernier est constitué dřéléments qui, malgré leur hétérogénéité, sřagrègent les uns aux autres. Ces pratiques sont devenues des modes de composition essentiels aux nouveaux réalistes et aux artistes Pop, lesquels sřadonnent volontiers au bricolage. Robert Rauschenberg sera lřun des pionniers de cette pratique avec ses « Combine Paintings ».

Ces « peintures combinées » qui associent à la pratique de la peinture celle du collage et de lřassemblage présentent comme particularités dřintégrer des éléments du quotidien le plus banal, quand ce nřest pas du plus trivial. De la bouteille de Coca-Cola à la poule empaillée, de la toile de bâche au fragment de papier peint, tout peut concourir à lřélaboration de ces rébus monumentaux. Sacrifiant sur lřautel

191

du bon goût la dichotomie entre culture classique et culture populaire, Rauschenberg, à lřinstar de Schwitters, suggère que lřArt et la Vie ne font quřun, et quřà cette fin, lřartiste se doit de se saisir de toutes les formes existantes Ŕ des plus raffinées aux plus vulgaires Ŕ et de chercher à les intégrer dans le champ de lřart, pour que, tel le Phénix, il puisse se régénérer226.

Cette pratique a beaucoup en commun avec celles de lřOulipo et de Perec, ce dernier établissant dans ses romans des va-et-vient constants entre la partie et le tout, lřobjet et lřensemble hétéroclite dans lequel il sřinsère, lřélément du puzzle et le puzzle dans son entier, métaphore du roman, etc.

Ce phénomène de décomposition met en valeur deux impossibilités : celle de lřexhaustivité devenu effet de vanité227 et celle dřunité, continuellement mise en pièces. Prenons par exemple la description de lřarrière-boutique du magasin dřantiquités de madame Marcia au chapitre X de La Vie mode d’emploi : « Le fouillis est tel quřon ne saurait dresser un inventaire exhaustif de ce quřelle contient et quřil faut se contenter de décrire ce qui émerge un peu plus précisément de cet amoncellement hétéroclite » (VME, 63). Avant même de procéder à un relevé méthodique des objets entreposés, le narrateur énonce le caractère sélectif de son énumération et « lřamoncellement hétéroclite228 » est exprimé par lřentremise dřune technique dřemboîtement :

226 Guy Tosatto, op. cit., p.15. 227 Dès Les Choses, Perec commence « à tenir une sorte de milieu entre lřambition utopique dřécrire une œuvre de la totalité et la nécessité moderne dřune lucidité critique dřécrire ou dřune défiance de lřidéalisme […]. Dřoù son obstination à mener des projets totalisants chaque fois assortis de la part du manque, le concept de « ruse » ou de « faux » si souvent déployé par ailleurs servant peut-être de lien entre ces deux pôles antinomiques », Jean-Luc Joly, « Une leçon des choses : approche de la poétique perecquienne de la totalité », dans De Perec etc., Textes, lettres, règles & sens. Mélanges offerts à Bernard Magné, (Éric Beaumatin et Mireille Ribière, dir.), Nantes, Joseph K, coll. « Essais », 2003, p.249. 228 Lřadjectif « hétéroclite » et les expressions qui lui sont associées reviennent souvent sous la plume de Perec Ŕ « La table était un éternel capharnaüm, toujours encombrée de tout un matériel inutile, de tout un entassement dřobjets hétéroclites » (VME, 310) Ŕ ainsi que le terme de « patchwork » rappelant les gestes dřassemblage et de fragmentation. Voir VME, p.59, 64, 484, pour ne prendre que ces références. 192

Puis, en vrac, posés sur des étagères, sur des petites tables de chevet, des guéridons, des coiffeuses, des chaises dřéglises, des tables à jeux, des bancs, des dizaines, des centaines de bibelots : boîtes à tabac, boîtes à fard, boîtes à pilules, boîtes à mouches, plateaux en métal argenté, bougeoirs, chandeliers et flambeaux, écritoires, encriers, loupes à manche de corne, flacons, huiliers, vases, échiquiers, miroirs, petits cadres, aumônières, lots de cannes, cependant que se dresse, au centre de la pièce, un monumental établi de boucher sur lequel se trouvent une chope à bière à couvercle dřargent sculpté et trois curiosités de naturalistes : une mygale, un prétendu œuf de dronte fossile, monté sur un cube de marbre, et une ammonite de grande taille (VME, 140).

On a ici plusieurs niveaux dřénumération : les meubles, les bibelots appartenant à la catégorie « boîte » déclinée sous différents usages, une énumération dřobjets de toutes sortes et enfin des curiosités. De telles combinaisons de signes créent un mouvement de circulation et ouvrent lřespace du roman à des jeux sur les mots qui ne semblent jamais dépendre de règles fixes. Si les mots bougeoirs, chandeliers, flambeaux renvoient à des sources de lumière et les flacons, huiliers, vases à des contenants, Perec brise toute systématicité en introduisant des

éléments atypiques dont la fonction est de rendre les objets étanches les uns aux autres. Ces combinaisons peuvent faire lřobjet de déplacements potentiellement illimités, mais qui, en raison de cette potentialité, réduisent lřexhaustivité des inventaires à une pure utopie.

Entre réalisation et suspens, la totalité chez Perec devient alors virtuelle et lřobjet, en tant que composante de cette totalité virtuelle, est alors envisagé comme une possibilité pour le romancier. Quittant son état et ses fonctions traditionnelles, il occupe désormais le statut ambigu dřune entité en passe dřêtre quelque chose : chaque élément énuméré porte en effet en germe toutes les autres combinaisons dont il fait ou aurait pu faire lřobjet dans lřœuvre romanesque. Du reste, le bi-carré latin orthogonal distribue, dans le Cahier des charges, des

éléments identiques, chaque fois placés dans des contextes et des chapitres

193 différents du roman. De la sorte, on se dégage de la chose uniquement montrée pour elle-même, telle quelle, car, assemblés les uns aux autres, les objets sont agencés pour former de nouveaux objets, comme chez le sculpteur français César.

Certaines œuvres de César, et non des moindres, sont même la résultante dřun plan très étudié. Il y a, par exemple, ce grand poisson en fer, nettement figuratif, et dont lřintérieur constitue aussi lřextérieur, grâce à un remarquable agencement de tubulures. Or il sřagit de tubes non modifiés, et qui nous apparaissent bien tels que le plombier lui-même pourrait les employer. Cette fois, cřest lřobjet qui entre dans lřobjet ; cřest la chose qui tout en gardant sa nature propre en constitue une autre229.

Lřobjet est donc lřélément dřun assemblage incomplet par définition puisque toujours en mesure dřêtre reconduit, décomposé, recomposé, selon des combinaisons infinies et à même dřêtre détourné de ses fonctions dřorigine. Le produit final, ici le roman de Perec, est à ce titre impossible à concevoir dans la totalité, ramenant à ce que Bernard Comment définit comme « lřillusion de la plénitude du monde », autrement dit, le refus du « sens lié »230.

Ce premier lien entre le roman perecquien et un procédé du Pop Art montre que la représentation de lřobjet ne sřarrête pas à lřaspect visuel des choses, mais recherche une cohérence entre la disposition des éléments les uns par rapport aux autres et la structure interne de lřobjet, ce qui fait également songer à la fabrication des objets de la culture Pop, soumis aux impératifs du design. Or, si les artistes Pop empruntent leurs matériaux à la culture de masse, représentée par les objets « vitrines » et les objets « courants », celle-ci profite à son tour de toutes les innovations de lřart. On pourrait en déduire que Perec, à la manière du designer, réinvente lřespace domestique en sřadonnant à des assemblages inédits.

Pour cela, il emploie des matériaux composites et privilégie une esthétique de

229 Roger Bordier, L’art moderne et l’objet, Paris, Albin Michel, 1978, p.254. 230 Bernard Comment, op. cit., p.46-47. 194 lřéclatement et de la cohabitation des styles, esthétique relevant typiquement de lřépoque qui commence à recycler les éléments de la modernité et qui, à ce titre, paraît se libérer des diktats existentialistes et phénoménologiques en vigueur depuis le milieu du XXe siècle en célébrant la banalité du monde.

C. Célébrer/banaliser

Célébrer la banalité peut, à première vue, sembler contradictoire puisque lřacte de banaliser renvoie à une neutralisation du réel auquel on retire, a priori, valeur et signification. Devant le banal considéré comme une réalité convenue, à laquelle on ne prête pas attention, lřindividu semble se désengager. Banalité et singularité sřopposent car, selon Lucien Jerphagnon, est banal « tout ce dont tout le monde est tenu dřuser231 », au risque de sa singularité, devrait-on ajouter. Ces propos touchent lřœuvre perecquienne dans la mesure où le romancier sřest livré, par lřintermédiaire du narrateur dřUn Homme qui dort, à une expérimentation avec lřindifférence pour constater quřelle relève du leurre :

Le piège : cette illusion dangereuse dřêtre Ŕ comment dire ? Ŕ infranchissable, de nřoffrir aucune prise au monde extérieur, de glisser intouchable, yeux ouverts regardant devant eux, percevant tout, les plus petits détails, ne retenant rien. Somnambule éveillé, aveugle qui verrait. Être sans mémoire, sans frayeur (HQD, 111).

En premier lieu, lřindifférence implique que les objets du monde ne possèdent ni espace ni temporalité définissables : « Tous les instants se valent, tous les espaces se ressemblent. Tu nřes jamais pressé, jamais perdu. Tu ne regardes pas lřheure aux horloges. Tu nřas pas sommeil » (HQD, 86). Pour devenir indifférent au monde qui lřentoure, le narrateur semble devoir se dédoubler sans fin pour reconduire sa durée personnelle − « tu apprends à durer » (HQD, 53) − et

231 Lucien Jerphagnon, De la banalité. Essai sur l’ipséité et sa durée vécue : durée personnelle et co-durée, Paris, Vrin, 1965, p.18. 195 sřattribuer un don dřubiquité en évoluant dans un monde mis en suspens où « les hiérarchies et les préférences sřeffondrent » (HQD, 64). La banalité passe ainsi dřun statut de rien à voir à un tout à voir dans ce rien grâce à cette capacité quřa lřindividu de prolonger et de renouveler son contact avec les objets les plus quotidiens, comme cette fameuse bassine de matière plastique rose, laquelle revient ponctuellement dans le roman. Or, cette sorte dřextase matérielle est bien celle que lřon trouve au centre des activités du Pop Art et du nouveau réalisme, montrant au public

[…] que la poésie est partout, en tout : nous la côtoyons chaque jour et nous nřen savons rien. Cřest que pour la connaître, il faut toujours lui prêter, croyons-nous, un caractère dřexception. […] Les artistes, en niant ce caractère dřexception qui du même coup est le leur, dans la société, se remettaient eux-mêmes en cause232.

Cette poésie dont parle Roger Bordier est loin dřêtre absente d’Un Homme qui dort avec ses descriptions dřobjets insignifiants et anti-esthétiques.

En second lieu, la présence ponctuelle dřobjets comme la bassine de plastique rose offre des combinaisons de mots multiples233. La répétition dřun même motif fait ici perdre aux mots leur pouvoir unifiant, détruisant par là lřunivocité du langage et refusant le sens imposé, lequel consiste, selon Bernard

232 Roger Bordier, op. cit., p.252-253. 233 « Dans une bassine de matière plastique rose, tu mets à tremper trois paires de chaussettes » (HQD,20), « Tes yeux restent fixés sur une étagère de bois blanc, sur une bassine de matière plastique rose dans laquelle croupissent six chaussettes » (HQD,22), « Tu regardes dřun œil maintenant presque fasciné, une bassine de matière plastique rose qui ne contient pas moins de six chaussettes » (HQD,24), « Tu regardes la bassine » (Idem.), « La goutte dřeau, les foules, les rues, les ponts ; cette bassine… » (HQD,49), « […] ce plafond dont tu as compté cent mille fois les fissures, […] ; cette bassine, cette fenêtre… » (Idem.), « […] tu survis […], comme […] six chaussettes trempées dans une bassine de matière plastique rose » (HQD,77), sans oublier lřapparition de la bassine dans La Vie mode d’emploi avec le récit de vie de Grégoire Simpson « passant des journées entières à faire des réussites ou à laver trois de ses quatre paires de chaussettes ou de ses trois chemises dans une bassine de matière plastique rose » (VME,302-303). 196

Comment, à se ranger du côté de la force du langage234. On assiste à une désémantisation235 des mots qui nřest pas sans provoquer une montée de lřinsignifiance, toujours corrélée dřune certaine forme dřenivrement susceptible de transformer le rapport de lřindividu au réel : « Tu découvres, avec parfois une sorte dřivresse, que tu es libre, que rien ne te pèse, ne te plaît ni ne te déplaît »

(HQD, 76), lřivresse faisant écho à « cette forme dřenivrement » qui, dřaprès Guy

Tosatto, mène les artistes Pop « à sřapproprier toujours un peu plus les attributs de la réalité », et à laquelle « correspond le vertige du visiteur dans son parcours du musée dřart contemporain » 236.

Cette ivresse est principalement traduite dans Un Homme qui dort par deux éléments. Dřabord, les significations et les interprétations des objets sřeffacent pour faire place à un mouvement continu où toute nomination nřest que provisoire. Au lieu de marquer un état de stabilité, lřacte de nommer est multiple.

En cela, il perturbe et renverse toute permanence en renouvelant les rapports de contiguïté entre les différents objets énumérés. La bassine en plastique acquiert alors une certaine singularité, inséparable dřune montée de lřinsignifiance et de lřindifférence :

Le choc entre deux objets sans aucun rapport, au lieu de permettre à lřidentification de fonctionner, à lřassimilation de se faire, les abandonne à leur singularité irréductible. Mais cette singularité est dépourvue de sens, elle demeure vide, dans la

234 Pour Roland Barthes, nommer revient en effet à « assujettir » et, « plus la nomination est générique, plus lřassujettissement est fort », Roland Barthes, S/Z, Paris, Seuil, 1970, p.135-136, cité par Bernard Comment. 235 « Tu lis à voix haute, tout le jour, en suivant du doigt les lignes du texte comme les enfants, comme les vieillards, jusquřà ce que les mots perdent leur sens, que la phrase la plus simple devienne bancale, chaotique » (HQD,46). 236 Guy Tosatto, op. cit., p.9. 197

mesure où elle ne renvoie plus à un monde de singularités ordonnées par des ressemblances237.

Ensuite, lřivresse du réel apparaît avec les techniques consistant à produire des alliances de mots ou dřexpressions antithétiques qui, en plus de multiplier les possibilités sémantiques du langage, jouent sur les effets de similitudes ou de contrastes entre les sonorités, accentuant de la sorte les effets de brouillages au sujet des objets qui entourent le protagoniste :

Comme si, sous ton histoire tranquille et rassurante dřenfant sage, de bon élève, de franc camarade, sous ces signes évidents, trop évidents, de la croissance, du mûrissement […] avait depuis toujours couru un autre fil, toujours présent, toujours tenu lointain, qui tisse maintenant la toile familière de ta vie retrouvée, le décor vide de ta vie désertée… (HQD, 28-29. Je souligne)

La banalité du monde est ici érigée en spectacle au cœur duquel le terme « décor » tout à la fois dévoile et édifie le vide. À partir du moment où il y a spectacle, c'est-

à-dire quelque chose à contempler, il y a représentation : la vie est ici décor vide Ŕ notons au passage le jeu de sonorités sur la paronomase vie/vide. Cette représentation est représentation du rien, certes, mais représentation susceptible de faire de ce rien un objet.

La tendance quřont le Pop Art et le nouveau réalisme à esthétiser et à poétiser les objets du quotidien se retrouve dans le design avec lequel il est encore une fois possible de faire des recoupements. Loin dřêtre simplement prises pour elles-mêmes, la sobriété et la banalité de certains objets du design sont destinées à

être consommées et appréciées. La translucidité des matériaux en vogue dans les années soixante-dix, leur aspect lisse, neutre, un peu triste, lřidée de les vendre en kit dans la grande distribution pour susciter lřadhésion du grand public, sont

237 Pierre Jourde, Littérature et authenticité. Le réel, le neutre, la fiction, Paris, LřEsprit des péninsules, 2005, p.219. 198 autant de qualités rappelant la banalité des objets perecquiens. Lřimage de la sobriété et de la morosité est destinée à être consommée par les spectateurs, les utilisateurs et les lecteurs. Cela dit, avant même dřêtre consommée, lřimage est à lřorigine dřun désir.

D. Désirer/consommer

Ce tandem est au centre des activités du Pop Art et du nouveau réalisme qui exposent la profusion dřobjets de consommation. On pense aux entassements dřArman, mais aussi à la répétition obsessionnelle dřobjets semblables chez

Warhol qui, grâce au procédé de la sérigraphie, met en valeur la perte et le manque liés au désir de posséder. Lřambiguïté du statut de lřobjet réside dès lors dans la tension entre sa présence insistante, voire insolente et un jeu opéré autour dřun « détournement de la profusion des choses238 », lesquelles recouvrent le rien et masquent lřabsence. Les verbes désirer et consommer expriment ce décalage entre plein et vide car la culture de la société de consommation est « […] organisée non pas seulement autour de la seule acquisition, mais aussi autour du luxe de pouvoir sřen débarrasser239 ».

La fascination pour lřobjet désiré et consommé est illustrée de façon

éloquente dans Les Choses. Présentés comme des entités à posséder et à maîtriser, les objets que convoitent Jérôme, Sylvie ou leurs amis représentent lřabondance, le luxe, la richesse. Une valeur ajoutée est indexée aux choses : « Trop souvent, ils nřaimaient dans ce quřils appelaient le luxe, que ce quřil y avait derrière. Ils

238 Jřemprunte à Jill Carrick le titre de son article « Le nouveau réalisme : un détournement de la profusion des choses », Le nouveau réalisme, (Cécile Debray, Camille Morineau et Ulrich Krempel, dir.), Paris, Réunion des musées nationaux/Centre Pompidou, 2007, p.176. 239 Ibid., p.178. 199 succombaient aux signes de la richesse : ils aimaient la richesse avant dřaimer la vie » (LC, 25). Ces choses ne sont pas prises pour elles-mêmes et un supplément de sens se superpose à elles, ce que Bernard Comment appelle « le sens ajouté », recouvrant « de signification tout phénomène »240. Or, cette « valeur ajoutée », comme lřappelle Clément Rosset, nřest que poudre aux yeux. Cřest du moins ce que la voracité des énumérations perecquiennes fait ressortir : le langage de lřobjet est porté à un état de foisonnement où « le plaisir de jouer avec les mots du dictionnaire » sřapparente « à un jeu qui est de lřordre de la voracité »241.

Plus concrètement, la boulimie et la jubilation perecquiennes de mots se matérialisent dans la répétition de ces mots, leur superposition, produisant de la sorte des effets de saturation propres au processus de consommation et aux entassements. Ces effets sont visibles dans les Accumulations de Arman où lřobjet

« désormais nřest plus révélé par son unicité Ŕ comme cřétait le cas chez

Duchamp Ŕ mais au contraire par son nombre242 ». Le sens ajouté devient

« événement plastique » chez Perec, de la même manière que la juxtaposition des

Campell’s Soup Cans, la sérigraphie des Boîtes Brillo ou des Marylin

« répond[ent] à une nécessité plastique243 ». La texture opaque des mots est en effet automatiquement conjuguée chez Perec à des effets de transparence générés par lřentrelacement des signes qui, mis au même niveau, se dilatent et changent la nature du sens préalablement ajouté en refus de sens ajouté. Le vide exprimé par ce refus est visible dans la dimension lisse des formes énumératives retirant à

240 Bernard Comment, op. cit., p.43. 241 « La Vie est un livre », propos recueillis par J. Royer, dans Georges Perec. Entretiens et conférences, vol. II, p.77. 242 Guy Tosatto, op. cit., p.17. 243 Fabrice Midal, Petit traité de la modernité dans l’art, Paris, Pocket, 2007, p.184. 200 chaque mot sa signification, parce quřelle met en valeur lřabsence qui lui est liée, mais relance, par la même occasion le désir de dire et de lire. Comme avec la roue de vélo de Duchamp où, selon Gérard Wajcman, « [l]e désir de voir lřobjet serait le corrélat, le complément exact du manque à voir de lřobjet244 », la volonté de tout dire et celle de tout posséder donnent à voir lřobjet manquant des

énumérations : le réel saisi dans sa totalité. Dřoù la mégalomanie du romancier qui ne se dément pas dřune œuvre à lřautre où les poétiques de lřaccumulation sont invariablement reconduites. Il suffit de rappeler le désir du narrateur dans Un

Homme qui dort dřêtre le « maître du temps » et « du monde » : « petite araignée attentive au centre de ta toile, tu règnes sur Paris » (HQD, 53) ou celui de

Bartlebooth, obnubilé dans La Vie mode d’emploi par la perfection de son projet

« maîtrisé dřun bout à lřautre et qui en retour gouvernerait, tous les détails la vie de celui qui sřy consacrerait » (VME, 157).

Le lien apparaît, une fois encore, entre le Pop Art, les objets perecquiens et le design des années soixante, période marquée par un élan de création débridée et haute en couleurs où le plastique est un matériau idéal aux yeux des créateurs qui cherchent à le modeler dans tous les sens. Ce plastique est en effet si malléable quřil donne forme aux gadgets les plus extravagants et rend lřobjet plus séduisant pour les consommateurs. Cet élan est bien rendu par la production en série et la démocratisation des biens de consommation, changeant le rapport du designer et celui de lřartiste à lřenvironnement quotidien et débouchant sur un mouvement continu que traduit un désir toujours relancé vers les objets qui manquent.

244 Gérard, Wajcman, op. cit., p.85. 201

Le manque et le vide sont les éléments sur lesquels repose la dynamique du désir, laquelle ne pourrait fonctionner sans une consommation effrénée dřimages dřobjets. Force est de constater que la consommation sřassortit parfaitement avec lřacte de désirer. Mais, consommer signifiant aussi achever, il paraît juste dřenvisager la consommation comme un renouveau perpétuel, un recyclage, lequel prend, dès lors, une double acception.

E. Récupérer/recycler

Les verbes « récupérer » et « recycler » sont proches tant par leurs significations que leurs sonorités. La similitude de leurs préfixes implique un retour en arrière pour entamer un nouveau départ, une mort pour renaître. Aussi,

« récupérer » renvoie au geste de recueillir pour utiliser ce qui pourrait être perdu, tandis que « recycler » réfère à lřaction de récupérer la partie utile des ordures pour la réintroduire dans un nouveau cycle de production. Les termes sont imbriqués lřun dans lřautre et placent une forte ambiguïté sur le statut de lřobjet, ordinairement assimilé à quelque chose, mais qui, réduit à lřétat de déchet, implique à la fois sa destruction et son renouvellement.

Lřobjet, en tant que marchandise populaire, jetable et bon marché envahit le monde, mais nřen produit pas moins des restes que les artistes Pop, adeptes du

Junk Art pour certains, représentent dans leurs œuvres, donnant à voir leur rapide péremption. Lřobjet de rebut peut ainsi renaître, une fois mis en œuvre, équivalant alors à « un recyclage poétique du réel urbain, industriel, publicitaire245 ». On peut citer en guise dřillustration la série des Poubelles dřArman représentant des détritus trouvés dans les rues, retirant à lřobjet sa valeur dřusage. Mais lřacte de

245 Pierre Restany, 60/90. Trente ans de Nouveau Réalisme, Paris, La Différence, 1996, p.76. 202 récupération et de recyclage renvoie aussi aux emprunts que les artistes des années soixante font à la culture de masse. Parmi ces artistes, Rancillac,

Lichtenstein et Warhol se sont fortement intéressés aux possibilités offertes par la bande-dessinée, le cinéma, les images publicitaires auxquels ils reprennent les sujets, lřaspect et lřécriture.

De tous les grands principes que Perec reprend à lřOulipo, la réutilisation des matériaux du passé et des mots des autres occupe une place de choix, comme le signale Hervé Le Tellier : « ce refus de la tabula rasa est lřune des forces de lřOulipo, dont lřœcuménisme lřouvre à dřautres formes, nées en dřautres lieux, dřautres langues, dřautres écritures, dřautres temps, formes dont lřétude et lřinventaire sont loin dřêtre achevés246 ». Lřexpérience de la réalité est traversée par diverses médiations pour lřoulipien quřest Perec. Son œuvre est composée dřune mosaïque de textes, les écrits du passé se mélangeant à des fictions loufoques. Ainsi, dans La Disparition, le poème de Mallarmé devient « Bris marin », celui de Rimbaud est transformé en « Vocalisations » et les épisodes de

« maudit Bic », apparentés à des pastiches, sont autant dřillustrations de lřesthétique de lřauteur. Les textes originaux sont ainsi parodiés, démontés et remontés en fonction de lřabsence de « e »247.

246 Hervé Le Tellier, Esthétique de l’Oulipo, Bordeaux, Le Castor Astral, 2006, p.18-19. 247 Cette technique peut faire songer à celles employées par Tinguely avec sa série de Baluba où, avec toutes sortes dřobjets du quotidien, il fait une sorte de parodie de la sculpture classique utilisant « en guise de socle des bidons industriels et dispos[ant] soigneusement les éléments, qu'il coiffe ici du plumeau comme d'un couvre-chef. Mais lorsque le spectateur agit sur la pédale de commande et que la sculpture se met en branle, il assiste à une fête joyeuse où tous ces éléments suspendus sont secoués en tous sens. Ce qui, immobile, paraissait inachevé et peu satisfaisant devient, une fois animé, une sorte d'enchantement absurde, comme le sera peu après une autre œuvre essentielle de Tinguely : Le ballet des pauvres », Voir le dossier du Centre Pompidou : http://www.centrepompidou.fr/education/ressources/ENS-nouvrea/ENS-nouvrea.htm, (Florence 203

Cette contrainte conduit lřécrivain à sřinterroger sur le rapport quřil entretient avec les mots, rendant lřécriture semblable au travail de la forge. On a le sentiment dřêtre, par exemple, devant de véritables objets transformés en sculptures de mots. Les reproductions dřinscriptions, de catalogues, de cartes publicitaires sont nombreuses dans La Vie mode d’emploi, comme « ces cartes de visite humoristiques des Farces et Attrapes » (VME, 303-304):

MADELEINE PROUST "Souvenirs"

Dr Thomas GEMAT-LALLES Gastro-Entérologue Diplôme SCDG

Lřespace typographique se confond avec une volonté de créer un espace pictural ayant la forme dřune carte de visite. Mais Perec peut réaliser une pièce quasi sculpturale avec des mots appartenant au champ lexical de lřoffre spéciale. Les

éléments simples alternent avec les éléments composés et renforcent la matérialité de la lettre :

SOLDES fins de séries ARTICLE EXCEPTIONNEL NOUVEAUTE Notre Toute Dernière Création EXCLUSIVITE248

Morat, dir., © Centre Pompidou, Direction de l'action éducative et des publics), voir les artistes et leurs œuvres, Jean Tinguely. 248 VME, p.305. 204

Avec de telles sculptures de mots, le romancier livre « un condensé brut de réalité qui peut sřappréhender comme une métaphore de la société industrielle, dont lřarrogance et la superbe masquent les failles et lřinanité249 », comme le fait César dans ses compressions.

La matérialité de la lettre ressort également dans La Disparition avec les jeux sur lřorthographe phonétique, le recours aux langues étrangères, aux registres pseudo-érudits ou familiers pour compenser lřabsence de « e ». Prenons la description du local où vit Anton Voyl :

Anton Voyl vivait dans un local obscur, sans aucun apparat, sans aucun attrait, sans souci du standing : murs blanchis à la chaux, tapis salis faits dřun mauvais coton qui partait par flocons. Il y avait un salon rabougri, living-room à lřabandon où un sofa moisi qui montrait son crin jouxtait un bahut puant lřoignon pourri. Un sparadrap fixait trois horrifiants chromos aux battants dřun placard branlant. La bow-window au vitrail opalin donnait un jour gris, blafard. Il y avait pour lit un châlit monacal, un mauvais grabat aux coussins avachis, aux draps pas ragoûtants (LD, 59-60).

Perec réussit à créer un texte où les sonorités sřentrechoquent de manière à entraîner le lecteur dans un univers pour le moins étrange avec la présence insistante de ces mots-objets et la curieuse disparition du propriétaire des lieux combinée à lřabsence de « e ».

Cette présence/absence est bien traduite par la signification attribuée à lřobjet. Si ce dernier est bien, au sens étymologique du mot, ce qui « est jeté devant », c'est-à-dire exposé, il est aussi devenu lřentité à usage temporaire que lřon jette, une fois quřelle a fait son temps. Lřobjet est jeté dans tous les sens du terme donc : il est donné à voir, mais il est par la même occasion ce dont on se défait Ŕ le paradoxe étant que, même exposé, lřobjet figure lřabsence.

Je ne sais pas où se sont brisés les fils qui me rattachent à mon enfance. Comme tout le monde, ou presque, jřai eu un père et une mère, un pot, un lit-cage, un hochet, et

249 Guy Tosatto, op. cit., p.17. 205

plus tard une bicyclette que, paraît-il je nřenfourchais jamais sans pousser des hurlements de terreur à la seule idée quřon allait vouloir relever ou même enlever les deux petites roues adjacentes qui mřassuraient ma stabilité (W, 25).

Cette manière de mettre les parents sur le même plan que les objets banals dřun enfant met en avant le drame vécu par lřauteur, plaçant son enfance sous le signe de lřabsence : « Je ne sais pas où se sont brisés les fils qui me rattachent à mon enfance », énonce-t-il, dřentrée de jeu. Lřobjet quotidien sert à combler une absence chez Perec (la disparition de ses parents) et est, tout au plus, ruine, objet

« consommé dans sa propre mémoire250 », pour reprendre les termes de Gérard

Wajcman. Dès quřil se voit retiré lřassurance de sa stabilité Ŕ ici, les roues adjacentes, symboles du support que les parents apportent à leur enfant avant quřil ne devienne autonome Ŕ, lřobjet est susceptible de retomber dans lřoubli dans une

époque obsédée par la destruction.

Dès que lřhomme est détaché de lřobjet, la durée de vie de lřobjet paraît encore plus limitée :

Cřest la chambre dřun homme déjà mort, et il semble déjà que les meubles, les objets, les bibelots attendent cette mort à venir, lřattendent avec une indifférence polie, bien rangés, bien propres, figés une fois pour toutes dans un silence impersonnel : le dessus-de-lit parfaitement tiré, la petite table Empire aux pieds griffus, la coupe en bois dřolivier contenant encore quelques pièces étrangères, des pfennig, des groschen, des pennies, et une pochette dřallumettes offerte par Fribourg and Treyer, Tobacconists & Cigar Merchants, 34, Haymarket, London SW1, le très beau verre de cristal taillé, le peignoir en tissu éponge couleur café brûlé… (VME, 569-570)

Rien de plus fixe et morbide que cette représentation où les objets sont privés de leur aptitude à décrire lřintériorité du personnage. Lřobjet semble réduit à ce quřil est (formes, aspects, matières, couleurs) et rien ni personne ne pourrait avoir de prise sur lui. On a affaire à une présence absente, une présence sur le point de se consommer. Les objets énumérés attendent leur disparition prochaine : or, le

250 Gérard Wajcman, op. cit., p.13. 206 narrateur Ŕ ici Valène Ŕ réalise un retour en arrière avec cette énumération et, grâce à sa mémoire, fixe les objets sur une toile. Les objets ne sont pas pris pour eux-mêmes, ils sont matière à représentation.

Comme lřartiste finalement, le romancier recycle :

Même si je nřai pour étayer mes souvenirs improbables que le secours de photos jaunies, de témoignages rares et de documents dérisoires, je nřai pas dřautre choix que dřévoquer ce que trop longtemps jřai nommé lřirrévocable ; ce qui fut, ce qui sřarrêta, ce qui fut clôturé : ce qui fut, sans doute, pour aujourdřhui ne plus être, mais ce qui fut aussi pour que je sois encore (W, 26).

Ici, lřauteur cherche à reconstituer son enfance, preuves matérielles à lřappui. Ces preuves usagées sont néanmoins les seuls éléments sur lesquels sřappuyer, ils sont les points de départ pour ressusciter des détails oubliés comme le fait Valène :

Il essayait de ressusciter ces détails imperceptibles qui tout au long de ces cinquante- cinq ans avaient tissé la vie de cette maison et que les années avaient effacés un à un : […] les dessous-de-plat en accordéon, les suspensions de porcelaine blanche quřon remontait dřun doigt à la fin du dîner […] Où étaient-elles les boîtes de cacao van Houten, les boîtes de Banania avec leur tirailleur hilare, les boîtes de madeleine de Commercy en bois déroulé? Où étaient-ils les garde-manger sous les fenêtres, les paquets de Saponite la bonne lessive avec sa fameuse Madame Sans-Gêne, les paquets de ouate thermogène avec son diable cracheur de feu dessiné par Cappiello, les sachets de lithinés du bon docteur Gustin ? (VME, 90-91)

Les objets sont des moyens de mettre à distance le réel, de faire écran au réel Ŕ ce vide, insaisissable par définition Ŕ grâce à la répétition des mêmes structures. Ils sont trace de quelque chose. Cette trace ne peut être quřiconique, comme le montrent ces boîtes de Banania, de madeleines, de lessive qui renvoient aux objets dont on prend plaisir à se souvenir.

En mettant à distance le réel, lřauteur entend éviter de lui assigner un sens particulier. On a donc affaire à un dernier refus, celui du « sens asséné » où le discours fait autour de lřobjet « prétend devenir la doxa251 », refus rejoignant la ligne de conduite de lřOulipo : « Mais il nřexiste pas dřorthodoxie oulipienne, car

251 Bernard Comment, op. cit., p.48. 207 il nřest pas de doxa. […] Et bien quřil existe des ateliers dûment estampillés de lřOulipo, leur rôle est plus dřexpérimenter ensemble que de convaincre ou dřembrigader252 ».

Enfin, le tandem récupérer/recycler est une composante du design qui, avec la post-modernité, pousse le designer à regarder dřun œil neuf le mobilier dřautrefois. Ainsi, les tendances se mélangent jusquřà confondre les temporalités, les espaces, les styles de manière à produire des métissages et des hybridations.

Ces procédés sont, au reste, une méthode ingénieuse pour renouveler les matières et pour faire ressortir « lřère du vide » qui, selon Gilles Lipovetsky, est lřemblème de cette époque qui démarre avec les années quatre-vingts.

Un parallèle entre les procédés utilisés par Perec Ŕ parmi lesquels figurent de nombreuses ressources et techniques oulipiennes Ŕ et lřart de son époque avec, au premier chef, les manipulations du Pop Art et du nouveau réalisme sřavère pertinent. Il en ressort que lřécrivain et les artistes Pop ont dřabord en commun de travailler avec les objets afin de réfléchir sur les multiples manières de dire et de figurer le réel ou plutôt son absence, puisque cřest le rien résidant dans chacun des gestes fondamentaux qui contribue à asseoir les esthétiques Pop et perecquienne.

Le rien ou le vide est bien logé au sein des pratiques artistiques et littéraires que jřai tenté de mettre ici en relation. Il devient le véritable objet du romancier et des artistes, permettant dřexprimer des refus au sujet du réel appréhendé de façon univoque.

Plutôt que de lire dans la représentation de ce vide un avatar des courants existentialiste et phénoménologique, il conviendrait davantage dřy voir un retour à

252 Hervé Le Tellier, op. cit., p.15. 208 une forme de figuration qui tente de renouer le lien entre grand art et art de masse après des années dřabstraction dans les arts et la littérature. Il sřagit donc là dřune façon de sřabstraire du regard phénoménologique sur ces choses décrites dans les romans perecquiens pour tenter dřen faire une approche post-phénoménologique où le statut de lřobjet a davantage à voir avec le design et lřère post-industrielle quřavec une certaine chosification du monde.

209

Conclusion

Jřai cherché, dans ce chapitre, à mettre en évidence un réalisme de lřimage très présent dans les romans de Perec, réalisme qui, dans la lignée de lřOulipo, pousse lřauteur à utiliser les ressources offertes par le jeu, lřintertextualité et lřillusion. Pour mieux comprendre ces expérimentations, jřai choisi de faire un commentaire dřun extrait de La Vie mode d’emploi où les énumérations dřobjets aussi hétéroclites que vides ramènent à certaines pratiques de lřart contemporain et du design. Jřai également cherché à établir quelques comparaisons entre Perec,

Balzac et Robbe-Grillet, tout en analysant de façon détaillée certains passages que je trouvais représentatifs de ce réalisme de lřimage, assimilé à un objet du rien.

Au tournant des années soixante, un souffle nouveau gagne le design, lřarchitecture, mais aussi lřart et la conception du roman. Lřimage est partout et

Perec, comme de nombreux artistes, joue de son impact. On a beaucoup comparé les descriptions de Perec à lřesthétique hyperréaliste. En cela, des rapprochements avec le Pop Art et le nouveau réalisme sřimposaient et cřest pourquoi jřai cherché

à éclairer un aspect de la confluence entre Perec et lřart de son temps.

De tels parallèles tendent à montrer que si les énumérations et les descriptions dřobjets perecquiens peuvent sřinscrire dans la lignée de lřexistentialisme et de la phénoménologie, elles nřen dépassent pas moins ces courants. Ce sont en effet moins les choses pour elles-mêmes que le romancier décrit que les choses comme matière à représentation. Comme dans lřart et le design, les objets chez Perec sont des images ou des copies dřimages, c'est-à-dire quřils sont réduits à lřabsence et désignent leur absence dřobjet. Ces objets qui

210 nřexistent que par leur capacité à faire image mettent dès lors en cause leur propre matérialité. Lřimage, à la fois équivalent du réel et vision fugitive, irréelle à certains égards, représente un support idéal pour lřécrivain dans la mesure où elle entretient lřindécidabilité du statut de lřobjet romanesque.

Comme les ready-made dont il a souvent été question pour décrire les pratiques scripturales de Perec (intertextualité, copie, emprunts, insertions, cahier des charges), les descriptions et les énumérations dřobjets du romancier sont pour le moins ambigües : elles procèdent dřune (ré)appropriation et dřun « re-design » de lřobjet trouvé, celui qui existe déjà et sur lequel le romancier va devoir exercer ses talents de manipulateur. Ces échos au ready-made et au design qui parsèment les textes perecquiens rappellent sans cesse que lřobjet nřexiste donc pas en soi mais dépend dřune interaction avec celui qui le manipule ainsi que celui qui va devoir déceler les procédures dont il fait lřobjet ou accepter de se laisser entraîner dans les pièges quřon lui tend. Tout se passe finalement comme si lřobjet nřexistait que par lřenchevêtrement de ruses invisibles, lřagencement inédit de matières et de mots précontraints, étapes nécessaires à une créativité combinatoire.

Enfin, derrière la gratuité apparente de lřobjet, se trouve une nécessité : celle de se dire corrélée à celle qui consiste à se jouer du dire. « Suivant un processus dřintellectualisation humoristique ou ironique, le designer suscite et exploite au maximum les décalages et les ruptures dans lřusage et la symbolique de lřobjet quotidien253 ». Cette citation décrivant le travail des frères Castiglioni,

253 Valérie Guillaume, Benoît Heilbrunn et Olivier Peyricot, L’ABCdaire du Design, Paris, Flammarion, 2003, p.39. 211 célèbres designers italiens, pourrait tout à fait être appliquée aux postures que

Perec prend par rapport aux objets quřils donnent à voir dans ses romans.

212

CHAPITRE QUATRE : L’OBJET CHEZ SARRAUTE ET CHEZ PEREC : UNE CONFRONTATION

Introduction

Si, dans le champ artistique, lřobjet quotidien, détourné de ses fonctions, tend de plus en plus à se faire passer pour une œuvre et que cette métamorphose sřaccompagne dřune dévalorisation des canons esthétiques, quřen est-il vraiment de lřobjet romanesque, lui aussi abondamment manipulé et détourné ? Je chercherai à mettre en avant, dans le présent chapitre, les conséquences esthétiques principales de ces détournements et de ces manipulations afin de dépasser les interprétations phénoménologiques de lřobjet et de voir en quoi lřobjet banal peut prétendre au statut dřœuvre dřart Ŕ le roman étant concerné au premier chef par ce processus de transformation. Enfin, la confrontation dřœuvres aussi différentes que celles de Sarraute et de Perec permet de comprendre la spécificité de chacun et peut également donner lieu à des télescopages intéressants pour faire ressortir les positions adoptées par les romanciers vis-à-vis des objets quřils décrivent. Cette comparaison sřattachera à faire entrer, dřune certaine manière, deux œuvres singulières en dialogue : lřune où lřeffleurement des objets lisses semble sřopposer à lřautre décrivant une approche sensible des choses, la première réduite à la surface des objets énumérés et à une absence de sensation, la seconde, désireuse dřaller au-delà de cette surface, tout en profondeur… Ma réflexion sera divisée en quatre parties.

213

Lřune des particularités des œuvres romanesques de Sarraute et de Perec réside dans une véritable esthétisation de lřobjet commun et du monde quotidien.

Celle-ci sřexplique dřabord par une évolution de lřidée de beauté depuis Balzac.

Le recours au kitsch et le développement de lřindustrialisation au XIXe et au XXe siècle permettent en effet aux romanciers de décrire des objets devenus faux, banals, artificiels, sans histoire et qui, pourtant, ne sont pas dénués de dimension créative.

Cette volonté dřesthétiser le monde est également à lřorigine de nombreuses expérimentations avant-gardistes où lřobjet, chez Sarraute et chez

Perec, doit outrepasser les frontières qui lui confèrent traditionnellement le statut dřœuvre dřart. Pour ce faire, les deux romanciers décrivent des objets qui appartiennent au monde moderne (industriel, quotidien et utilitaire), tout en faisant violence, dřune manière très novatrice, aux classifications traditionnellement instituées.

Parallèlement, et ce sera lřobjet de ma troisième partie, lřesthétisation des objets romanesques se manifeste aussi, au sein de ces deux œuvres, par une certaine lassitude éprouvée vis-à-vis des critères de la modernité (industrialisation et sérialisation, nouveauté et originalité). Ceux-ci sřessoufflent, se dévalorisent et, par voie de conséquence, font lřobjet de réinvestissements de la part des romanciers.

Le quatrième et dernier volet que jřexaminerai dans ce chapitre découle des précédents. La question de la vacuité de lřobjet est en effet très liée à lřesthétique de Sarraute et de Perec. Dans des œuvres où tous les points de repère

214 vacillent et où les ambiguïtés relatives aux objets sont nombreuses, une seule chose paraît à peu près certaine : les deux romanciers sřattachent à donner forme au vide, rendant ainsi les phénomènes dřesthétisation, précédemment décrits, creux et sans objet apparent. Dřoù lřutilité de sřinterroger sur les enjeux dřune telle articulation et sur son fonctionnement.

Le vide dont les objets décrits font état peut-il, dès lors, être esthétique ?

Les phénomènes qui caractérisent les objets ont-ils un impact sur la conception du roman ? Convient-il de parler dřune intention artistique à propos dřobjets quotidiens ou dřobjets dřart intentionnellement banalisés? Autrement dit, doit-on considérer les objets, dans les romans de Sarraute et de Perec, comme des œuvres dřart ou comme la matière de lřœuvre romanesque, véritable objet artistique? Je tenterai dřexaminer ces questions pour éclairer des esthétiques dont la comparaison ne sřimpose pas à première vue.

Pour développer les quatre parties de ce chapitre, je chercherai à voir si, comme lřartiste et le designer, le romancier est disposé à marquer son public et à laisser des traces. Il semble en effet que ces trois acteurs, qui ont en commun dřavoir recours aux objets dans leurs travaux, cherchent à appréhender le monde en disposant ces objets en fonction dřune finalité esthétique. Leurs œuvres sont justifiées par des intentions qui supposent, la plupart du temps, des talents dřarchitecte : il sřagit, grâce à un constant recours à la manipulation et au détournement, dřy édifier plus quřun objet, du moins, quelque chose qui dépasse la stricte apparence de celui-ci. Mais jusquřà quel point les deux auteurs

215 partagent-ils ces intentions ? Et dans quelle mesure ces dernières se matérialisent- elles ?

216

I. Du bibelot à l’objet design : une évolution de l’idée de beauté

Lřidée de beauté est très présente, voire omniprésente dans les descriptions dřobjets de Sarraute et de Perec. Mais, avant de développer ce point, un retour en arrière est nécessaire afin de mettre en avant lřévolution de cette idée depuis

Balzac et Flaubert. On pourra ainsi mieux saisir les positionnements de Sarraute et de Perec pour qui le caractère esthétique de lřobjet est dřabord lié à une volonté de déconditionnement par rapport aux idées traditionnelles.

A. Le bibelot balzacien

Le premier écrivain à avoir réellement intégré les bibelots dans le roman est Balzac. Or, dans Le Cousins Pons, les amateurs ou les collectionneurs de bibelots (Pons, Magus) sont dřabord des excentriques.

Ces amoureux du beau recherchent des pièces sans valeur marchande :

« [l]a plus belle des acquisitions, qui coûtait trois cent francs, nřexistait plus pour lui [Pons] » (CP, 25). Les termes « bibelots », « bric-à-brac » et « brimborions » sont dès lors ambigus. Possédant habituellement une connotation péjorative, ces objets très divers et de peu de valeur deviennent, grâce à la sensibilité et lřérudition artistique du collectionneur, des vraies pièces de musée254.

254 Il convient de préciser que, malgré lřambiguïté du terme bibelot, Balzac distingue très nettement les beaux objets de collection comme un « meuble de Riesener » (CP,57), des « porcelaines de Frankenthal » (CP,58), « des cuivres » (CP,120), « des tabatières » (CP,121) des objets communs comme les « ferrailles » (CP,154), les « batteries de cuisine », « les vieux cuivres », les « fer-blanc », les « quinquets », « les tessons » (CP,155). Le « Muséum » se différencie du « Croutéum » (CP,155) et les authentiques connaisseurs, vivant pour lřamour de lřart, ne sont pas mis sur le même plan que ceux qui y restent indifférents. 217

La beauté des bibelots est si singulière chez Balzac quřelle peut correspondre à une manière de compenser la laideur morale255 ou lřimpuissance à créer. Collectionner devient alors lřexpression dřune sensibilité artistique : il est dit de Pons quř« […] il trouva dans les plaisirs du collectionneur de si vives compensations à la faillite de la gloire, que sřil lui eût fallu choisir entre la possession de ses curiosités et le nom de Rossini, le croirait-on ? Pons aurait opté pour son cher cabinet » (CP, 25).

Le bibelot balzacien est donc assimilé à une pièce de musée. Mais cette idée du bel objet évolue fortement dans les romans de Flaubert où la beauté se démocratise.

B. Lřobjet kitsch chez Flaubert

On assiste en effet, dans les œuvres de ce dernier, à une multiplication radicale dřobjets de toutes sortes. Parmi ceux-ci, les produits kitsch, accessibles à tous et fournis par lřart industriel, prétendent à une visée esthétique.

À cette démocratisation du bel objet, se superpose souvent la notion de disqualification de celui-ci. Implicitement déprécié par le romancier, lřobjet que lřon veut faire passer pour esthétique est taxé de laideur et de vulgarité. Il sřassortit, en outre, dřune dimension artificielle Ŕ toc, imitation, copie, faux Ŕ, laquelle altère précisément sa valeur esthétique. Lřemprise des objets est telle quřaucun personnage flaubertien ne peut être un marginal ou un esthète au même titre que Pons ou Des Esseintes, le personnage de Huysmans. Il serait beaucoup

255 Cřest le cas de lřancien ministre Camusot de Marville ayant, « depuis son avènement en politique, contracté la manie de collectionner les belles choses, sans doute pour faire opposition à la politique qui collectionne secrètement les actions les plus laides » (CP,49). 218 plus exact de dire que les protagonistes de Madame Bovary ou de L’Éducation sentimentale ont tous droit à leur part de beauté256.

Nřimporte qui peut être, à ce titre, touché par une beauté devenue si commune quřelle tourne inévitablement au cliché. Il nřest pas requis dřavoir une sensibilité particulière pour apprécier une beauté diffusée par les objets kitsch dans les romans de Flaubert. En outre, les héros tels que Frédéric Moreau ou

Emma Bovary sont dotés dřune faculté de rêver lřimpossible, leurs rêveries étant systématiquement transformées en exotisme de pacotille. Les exemples de cette esthétique de la carte postale pullulent dans les œuvres de Flaubert. Ceci explique quřune héroïne comme Madame Bovary

[…] ne put voir le jour quřà cette époque où les relents appauvris, dégénérés du grand romantisme de 1830 falsifiait tout lyrisme ; où sřouvraient les grands magasins qui allaient instituer le nouvel art de vivre au travers dřobjets imités, copiés, néo-nřimporte-quoi-de-préférence ; où la reproductibilité industrielle rendait possible la multiplication du beau, de lřIdéal. Dřun point de vue psychosociologique, le bovarysme ne serait pas symptomatique dřune absence de culture mais bien plutôt dřune culture exclusivement kitsch257.

Frédéric Moreau, rêvant sans cesse de grandeur et de beauté, nřest pas en reste non plus :

Avec la netteté dřune hallucination, il sřaperçut auprès dřelle [Madame Arnoux], chez elle, lui apportant quelque cadeau dans du papier de soie […]. Il les [les baisers] recevrait chez lui, dans sa maison ; la salle à manger serait en cuir rouge, le boudoir en soie jaune, des divans partout ! Et quelles étagères ! quels vases de Chine ! quels tapis ! Ces images arrivaient si tumultueusement, quřil sentait la tête lui tourner. (LES, 118)258.

256 Il est, de ce point de vue, significatif que même les personnages dřartistes pensent le rapport esthétique en termes de mécanisation et de standardisation. Il suffit, en somme, de compulser les ouvrages « savants » pour en ressortir un concept du beau, applicable à toutes les œuvres et indéfiniment reproductible : « Pellerin lisait tous les ouvrages dřesthétique pour découvrir la véritable théorie du Beau, convaincu, quand il lřaurait trouvée, de faire des chefs-dřœuvre » (LES,55), alors que, paradoxalement, il se targue de haïr « le commun et le bourgeois » (LES,56). 257 Jean-Yves Jouannais, Des Nains, des jardins. Essais sur le kitsch pavillonnaire, Paris, Hazan, 1993, p.30. 258 Cette digression rêveuse de Frédéric Moreau rappelle, par certains de ses éléments mobiliers, la longue description de lřappartement idéal que Jérôme et Sylvie rêvent de posséder, au premier chapitre des Choses. 219

Lřeffet de vertige produit par ce genre de rêverie fait écho aux « images scintillantes, toutes ces images qui arrivaient en foule, […] qui coulaient en un flot saccadé, intarissable, ces images de vertige… » (LC, 114) qui fascinent les deux héros des Choses, Jérôme et Sylvie. Ces derniers rêvent « de champs de neige immaculés, striés de traces de skis, de mer bleue, de soleil, de vertes collines, de feux pétillant dans des cheminées de pierre, dřautoroutes audacieuses, de pullmans, de palaces » (LC, 39). Ces images, gouvernées par la notion de kitsch, ne font en réalité que transposer, dans le contexte des années soixante, les rêveries des personnages de Flaubert259.

C. Lřinfluence de Flaubert

Les personnages de Sarraute ont eux aussi un goût prononcé pour les objets kitsch. Le salon de Germaine Lemaire, dans Le Planétarium, en est rempli.

« La soif de conquête vous porte » (LP, 398) déclare Alain à « Maine » à la vue des objets qui décorent son « antre ». Du « masque de sorcier » aux « étoffes » et de « cette cage en osier […] trimbalée des îles Canaries » à « cette outre » donnée

« par un vieux paysan du Tibet » (Ibid.), il semble que peu de choses séparent la romancière des personnages de Flaubert.

Les personnages des Choses, quant à eux, projettent sur les objets kitsch leurs désirs ainsi que leur image du bonheur :

Ils aimaient avec force ces objets que le seul goût du jour disait beaux : ces fausses images dřÉpinal, ces gravures à lřanglaise, ces agates, ces verres filés, ces pacotilles néo-barbares, ces bricoles para-scientifiques, quřen un rien de temps ils retrouvaient à toutes les devantures de la rue Jacob, de la rue Visconti. Ils rêvaient encore de les

259 Cependant, à la différence de Perec qui sřinterdit tout parti pris à ce sujet, la mise en scène de lřobjet kitsch est un moyen pour Flaubert de renvoyer à lřartificialité des objets décrits et, par là, une façon de sřextraire du monde dépeint, comme si le narrateur contemplait de haut ce quřil méprise et lui fait horreur. 220

posséder ; ils auraient assouvi ce besoin immédiat, évident, dřêtre à la page, de passer pour connaisseurs. (LC, 27).

Néanmoins, si Perec reste fidèle au style de Flaubert (emploi de lřimparfait et du conditionnel, rythme ternaire, esthétique du pêle-mêle, usage de lřasyndète, de tournures parataxiques…), il maintient une distance entre les êtres et les choses260. Pas de fusion entre ces deux entités dans les romans perecquiens : on se tient à la surface des choses nommées.

La citation ci-dessus frappe par le manque de consistance des choses

énumérées, (fausses images dřÉpinal, gravures à lřanglaise, pacotilles néo- barbares, bricoles para-scientifiques Ŕ terme qui montre le refus de prétendre à toute véracité) ainsi que par son statisme et son côté « tape à lřœil » (images, gravures, agates, verres filés, devantures). Tout semble être à portée de main, mais

Perec, en alignant les termes péjoratifs, incite à considérer les choses énumérées avec froideur. Il fait ainsi barrage à la sensation et à « la traduction dřune signification psychologique261 ».

En définitive, ce qui contribue à différencier la représentation du kitsch de

Flaubert de celle de Sarraute et de Perec réside dans une absence de prise de position ostentatoire sur le bon ou mauvais goût. Le thème du kitsch a en effet moins pour objectif, chez Perec comme chez Sarraute, de faire ressortir les

260 « La description flaubertienne et le dénombrement perecquien nous proposent ainsi deux mises en scène de la distance Ŕ dřeux aux choses, dřeux aux mots, des choses aux mots qui les disent pour nous dans leurs textes, lřune dans une oscillation entre un éloignement douloureux et une proximité fusionnelle, extatique et bouleversante, lřautre dans une distance qui pour être toujours affirmée et affablement maintenue, est tout aussi interrogeante que le trop-près ou le trop-loin flaubertien », (Claude Burgelin, « Perec lecteur de Flaubert », dans Revue des lettres modernes, op. cit., p.147). 261 Laurent Adert, Les mots des autres. Lieu commun et création romanesque dans les œuvres de Gustave Flaubert, Nathalie Sarraute et Robert Pinguet, Villeneuve DřAscq, Presses Universitaires du Septentrion, 1996, p.88. 221 jugements de valeur de lřauteur qui, devenu esthète, est habilité à catégoriser les goûts de ses personnages.

Bien que lřironie soit latente dans les descriptions des deux auteurs, ils ne condamnent pas réellement la franche inclination de leurs personnages pour le kitsch, de même quřils nřhésitent pas à mettre sur le même plan les objets réels et les objets rêvés, les objets précieux ou élégants et les objets de peu de valeur.

Toutes confondues, ces catégories dřobjets reçoivent le même traitement stylistique et sřéquivalent hiérarchiquement parlant. Les fameux divans

Chesterfield, la mode anglaise, les pièces de musée possèdent le même pouvoir de fascination que les objets découverts au marché aux Puces pour les personnages des Choses dont on nous dit quř« ils préféraient [en définitive] les seconde main »

(LC, 50) et convoitaient « les miroirs de sorcière, les billots, les stupides petits mobiles, les radiomètres, les cailloutis multicolores, les panneaux de jute agrémentés de paraphes à la Mathieu » (LC, 27).

Chez Sarraute, il est permis de sřenthousiasmer pour un pastiche et un grand roman, une copie (FO, 546) et un chef-dřœuvre (FO, 545), un objet banal et une œuvre dřart (FO, 583). Ceci explique que Germaine Lemaire ait ce « côté espagnol, conquistador » suscitant lřadmiration dřAlain et quřelle condescende à sřabaisser à la fréquentation des « sordides petits pavillons » contenant des

« fleurs artificielles émergeant de vases japonais gagnés à la foire… » (LP, 399).

Alain lui-même, dont la famille a « besoin de ça : des plats de Plougastel, des affreux fauteuils » (LP, Ibid.), consent à ce que Germaine Lemaire le range parmi les adeptes du kitsch : « […] vous aimez… […] les pirates, les conquistadores… »

222

(LP, 401). Le kitsch se transmet262 donc et fait ressortir la dimension trompe-lřœil des objets.

D. Kitsch et authenticité

Dans La Vie mode d’emploi, chaque pièce de lřimmeuble comporte au moins un ou plusieurs éléments kitsch, la plupart du temps noyés dans le flot des

énumérations. Passage obligé dans le quotidien des habitants de lřimmeuble, esthétique que tout le monde partage, lřobjet kitsch est une entité qui reste généralement inaperçue et quřil convient de mettre en valeur :

Encore une fois alors se mettait à courir dans sa tête […] toute cette somme dřévénements minuscules, inexistants, irracontables Ŕ choisir un pied de lampe, une reproduction, un bibelot, placer entre deux portes un haut miroir rectangulaire, disposer devant la fenêtre un jardin japonais, tendre dřun tissu à fleurs les rayons dřune armoire Ŕ tous ces gestes infimes en quoi se résumera toujours de la manière la plus fidèle la vie dřun appartement… (VME, 169).

Le kitsch manifeste ici une certaine authenticité. Lřécrivain, par lřentremise du peintre Valène, retrace les instants anodins, pris comme symboles de vie dřun immeuble.

Dans les œuvres de Sarraute, et pour des raisons sensiblement différentes, le kitsch permet indirectement de faire ressortir cette matière qui « tremblote un peu, flageole, vacille » (M, 230) et, par effet de contraste, fait contrepoint à lřesthétique « carton pâte ». Lřhypersensible quřest le narrateur dans Martereau se

262 Il est intéressant de constater que tous les personnages sarrautiens ont, à un moment donné, des visions ou des penchants kitsch. Quřon pense à la tante Berthe avec lřédification de son dispositif artificiel visant à reproduire une porte de cloître dans son appartement, à Gisèle et ses images du mariage harmonieux avec le prince charmant et son petit flacon de parfum « couleur rose fumée, et cette vieille douce forme incurvée… […] toujours là, dans son tiroir… cřest son porte- bonheur… » (LP,369) dans Le Planétarium. Le kitsch trouve également sa place dans Martereau, avec les rêveries de la tante évoquant Venise, les gondoles, le Danieli et tout un imaginaire de légendes ou de contes de fées, et dans Entre la vie et la mort, avec les achats de « ces souvenirs hideux, produits du folklore local, fabriqués en série pour les étrangers, et quřachètent, attendris, les touristes… » (EVM,707) pour la mère du potentiel écrivain. 223 sent ainsi momentanément apaisé par les représentations kitsch de lřalbum photo de Martereau quřil manie avec des gestes emprunts de religiosité :

Quand je suis chez lui, je me sens pareil à lřenfant qui […] chante en chœur des chants sacrés, feuillette les livres saints, contemple les images pieuses […]. Je soulève avec piété les lourdes pages dorées sur tranche de lřalbum recouvert de peluche violette et fermé par une grosse boucle dřacier ; mon ravissement étonne toujours Martereau, lřamuse, le flatte sans doute un peu ; il se penche vers moi, il répète ce que je ne me lasse jamais dřécouter : Ah, celle-ci, vous la connaissez : cřest ma femme et moi à la campagne dans le jardin de nos parents avant nos fiançailles. Ce que jřétais bête… Je suis venu tous les jours pendant six mois sans oser me déclarer… Là cřest nous en Corse, pendant notre voyage de noces… (M, 230-231)

Au-delà du mauvais goût attaché à lřobjet qui referme des moments clefs de la vie de Martereau, le défilé des images donne lieu à un double mouvement dřadoration et de disqualification désacralisante qui, par là même, évite de faire pencher la balance dřun côté ou de lřautre. La romancière cherche bien à mettre en valeur, dans cet inventaire, un amoncellement de poncifs pour montrer que la stabilité offerte peut aussi générer des malaises. « Lřœil réprobateur » (M, 280) finit tôt ou tard par resurgir car les tropismes se manifestent au sein des univers les plus solides.

Le tableau quřEmilio commande à Valène est un autre exemple de représentation kitsch, chez Perec cette fois. Cette qualification lui convient dřautant mieux quřil est question dřune représentation de la famille Grifalconi dont la mère, Laetizia, est une transposition moderne dřEmma Bovary. Les lettres quřelle écrit à son amant font songer à celles quřaurait pu écrire lřhéroïne de

Flaubert à Rodolphe ou Léon : « […] [t]es premières lettres mřont fait battre le cœur à me le rompre. Elles me remuent tant! Quand dépliant leurs plis le parfum du papier me monte aux narines et que la senteur de tes phrases caressantes me pénètre le cœur. Ménage-moi ; tu me donnes le vertige avec ton amour! » (VME,

224

160). Contrairement à Emma Bovary, Laetizia finit par quitter le domicile conjugal et son mari immortaliser lřunion familiale qui fut la leur, avec les objets symboles de cette union :

Il voulait que le peintre le représente, lui, avec sa femme et les deux jumeaux. Ils seraient tous les quatre dans leur salle à manger. Lui serait assis ; elle aurait sa jupe noire et son corsage à fleurs, elle serait debout derrière lui, sa main gauche posée sur son épaule gauche à lui dans un geste plein de confiance et de sérénité, les deux jumeaux auraient leur beau costume de marin et leur brassard de premier communiant et il y aurait sur la table la photo de son grand-père qui visita les Pyramides et sur la cheminée la couronne de mariée de Laetizia et les deux pots de romarin quřelle aimait tant. […] il [Valène] fignola soigneusement les détails demandés par lřébéniste : les petites fleurs mauves et bleues du corsage de Laetizia, le casque colonial et les guêtres de lřancêtre, les ors fastidieux de la couronne de mariée, les plis damassés des brassards des jumeaux. (VME, 161-162).

Cette scène est une façon de recycler une matière romanesque qui nřappartient pas en propre à Perec. La couronne de mariée en fleurs dřoranger rappelle celle de

Madame Bovary. Le romancier donne alors de nouveau au kitsch son sens premier, à savoir celui du verbe allemand « kitschen » : « fabriquer du neuf avec du vieux ».

En résumé, Sarraute et Perec ont en commun de représenter des objets kitsch afin que ceux-ci contribuent clairement à dévoiler une part dřauthenticité du réel. Authentique et kitsch semblent dès lors aller de pair.

Cependant, les deux auteurs se séparent à propos de la visée et de la fonction quřils attribuent au kitsch. Quand celui-ci sert à fixer un passé, tombé dans lřoubli chez Perec ; il est, au contraire, pour Sarraute le moyen dřattraper au vol les mouvements invisibles qui animent les personnages. En agrandissant le présent, la romancière tente de capter, dřimmobiliser momentanément les ondes qui circulent entre les paroles et les gestes de chaque être. Même lorsquřelle sřapplique à retrouver les sensations qui lřont marquée depuis lřenfance, la mise

225 au jour des souvenirs nřest ni nostalgique ni jubilatoire chez la romancière. Étant toujours du domaine de la représentation, le kitsch sřoppose au domaine du réel sensitif, insaisissable et non représentable par définition.

Les objets kitsch chez Perec se rattachent à un autre mode temporel. Les

énumérations du romancier montrent souvent des accessoires marquants dřune

époque ou des objets importants à tel moment de la vie dřun personnage. En cela, ils renvoient à un passé porteur dřune angoisse pour Perec : celle dřoublier, de voir les choses disparaître, de faire face à un vide existentiel. Les objets kitsch comblent à leur manière un vide ou tentent de remplacer ce qui aurait pu être.

Si, en définitive, les objets, les décors et les représentations ont indéniablement leur part de kitsch dans les romans sarrautiens et perecquiens, ils reposent sur des temporalités et des sensibilités différentes.

E. Kitsch et collection

Le kitsch, chez Sarraute et chez Perec, peut faire également lřobjet dřune collection dont lřesprit est plus proche du roman flaubertien que du roman balzacien263. Si en tout collectionneur, il y a un besoin de compenser un vide en recherchant lřobjet qui manque et quřon ne possède pas encore, ce besoin

263 La collection chez Perec et chez Sarraute relève en effet plus dřune pratique courante que marginale. De plus, la collection flaubertienne fait lřobjet dřun arrangement architectural et esthétique que lřon retrouve dans lřœuvre des deux romanciers qui nous intéressent : « La cheminée, au lieu de miroir, avait une étagère pyramidale, offrant sur ses gradins toute une collection de curiosités : de vieilles montres dřargent, des cornets de Bohème, des agrafes en pierreries, des boutons de jade, des émaux, des magots, une petite vierge byzantine à chape de vermeil ; tout cela se fondait, dans un crépuscule doré, avec la couleur bleuâtre du tapis, le reflet de nacre des tabourets, le ton fauve des murs couverts de cuir marron. Aux angles, sur des piédouches, des vases de bronze contenaient des touffes de fleurs qui alourdissaient lřatmosphère ». (LES,283, je souligne). Si les objets énumérés peuvent apparaître comme étant précieux, ils sont intégrés dans une collection, sans réelle légitimation et qui, progressivement, prend lřallure dřune accumulation en bonne et due forme tant les éléments qui la composent sont hétérogènes. Lorsque lřénumération se déroule, les critères de sélection ou de classement qui ont présidé à lřélaboration de cette collection tendent à se distendre et rien ne permet dřattester de lřauthenticité dřobjets pouvant être autant des originaux que des imitations. 226 sřexprime différemment dřune œuvre à lřautre. Pons réunit des objets pour eux- mêmes sans prétendre y voir autre chose que des œuvres dřart : « un Cousin Pons, un Sauvageot ne sont que des fureteurs, incapables de donner, à leurs trouvailles, une autre interprétation que le sens immédiat de ces dernières264 ». Or, les choses rassemblées dans les œuvres de Sarraute et de Perec ne reçoivent pas un tel « sens immédiat » car lřimportant, pour le collectionneur perecquien ou sarrautien, est dřinsérer sa collection dans un espace et, par là, de procéder à un détournement de ses différents éléments.

Dans La Vie mode d’emploi, par exemple, les buvards de Rémi Plassaert sont classés en fonction de leurs illustrations publicitaires et les montres de

Madame Marcia se voient attribuer les qualificatifs dř « animées » à cause des scènes quřelles donnent à voir. On retrouve, à une autre échelle, de tels décalages avec les collectionneurs de mots chez Sarraute : « Hérault, héraut, héros, aire haut, erre haut, R.O… » (EVM, 632), les connaisseurs qui collectionnent « [c]es sentiments si "vrais" […]. Musée Grévin. Vulgarité, Poésie de pacotille » (FO,

581) ou encore, ceux qui, comme la petite Natacha, rassemblent les flacons de parfum (E, 1007). Là aussi, les objets sont dotés de significations et de statuts qui dépassent leurs modes dřemploi et leurs fonctions dřorigine pour être intégrés à une collection.

Malgré lřhétérogénéité des comportements de collectionneurs à lřégard de leurs objets, la structure des collections chez Sarraute et chez Perec repose

264 Robert de Montesquiou, Les Pas effacés. Mémoires, t. II, (Paul-Louis Couchoud, éd.), Paris, Émile-Paul Frères, 1923, p.130-131, cité par Ronda Janell Watson, The Bibelot in from Balzac to Céline, Dissertation, Department of Romance Studies, Duke University, 1995, p.31. 227 globalement sur deux principes : soit elle sřapparente à un art de vivre et à une certaine conception esthétique du monde Ŕ on parle « dřesthétisme », « dřattitude dřamateur » (LP, 384) à propos dřAlain et de son engouement pour les belles choses Ŕ, soit elle est affaire de classement ou de rangement et illustre lřidée dřune impossible exhaustivité. Cřest le cas de Winckler qui sřingénie vainement à trouver un classement pour sa collection dřétiquettes dřhôtel : « [c]e quřil aurait voulu, cřest que chaque étiquette soit reliée à la suivante, mais chaque fois pour une raison différente… » (VME, 54). Loin dřêtre des connaisseurs et des spécialistes dans le domaine de lřart, les collectionneurs sarrautiens et perecquiens sont des esthètes en quête dřharmonie ou des personnages obnubilés par le désir de (re)créer un monde en modèle réduit. Ce faisant, les romanciers effacent lřhistoire et donc lřorigine des objets…

Si le discours des collectionneurs semble résolument partagé « entre intimité et distance, passion et savoir, pulsion et cognition265 », « lřhistoire des choses collectées », ouvrant « sur les significations et les fonctions quřelles tiennent à lřorigine »266 est presque toujours tournée en dérision, disqualifiée, lorsquřelle nřest pas esquivée chez les romanciers.

La collection est dřabord pour le personnage sarrautien une manière dřembellir et de remplir son quotidien. Chacun des éléments contribuant à cet embellissement est susceptible de le toucher, de lřébranler ou, au contraire, de le réconforter en apaisant ses angoisses. Cela signifie que lřart de collectionner ne consiste ni à raconter lřobjet ni à en retracer lřhistorique. Lřobjet convoité par

265 Bernard Vouilloux, « Discours du collectionneur, discours de la collection au XIXe siècle », Poétique, n°127, sept. 2001, p.305. 266 Ibid., p.302. 228 lřamateur ou le collectionneur arrive le plus souvent de manière inattendue dans lřunivers dřune conscience à la dérive. Cřest le cas de cette bergère faisant partie des « jolies choses » qui alimentent la « passion », la « frénésie » (LP, 374) dřAlain et lřemballement de Gisèle :

« Tu crois? Chez nous? Mais je ne vois pas… » Il riait, il lui serrait le bras… « Là, grosse bête, non, pas celle-ci, voyons, cřest un fauteuil Voltaire, non, là, tendue de soie rose pâle, la bergère… » Elle sřétait sentie dřun coup excitée, elle avait participé aussitôt, cela avait touché un de ses points sensibles, à elle aussi, la construction de leur nid ; elle était un peu effrayée… « Ça doit coûter une fortune… Pas ça chez nous, Alain! Cette bergère? » Elle aurait plutôt comme sa mère, recherché avant tout le confort, lřéconomie, mais il lřavait rassurée : « Mais regarde, voyons, cřest une merveille, une pièce superbe… Tu sais, ça changerait tout chez nous… » (LP, 381)

Cřest moins le plaisir de brocanter qui anime Gisèle et Alain que le désir de créer un univers où esthétique rime avec harmonie. De plus, si la bergère Louis

XV ne comporte rien de kitsch au premier abord, les sensations quřelle procure aux personnages ont tout des poncifs les plus éculés : consolidation du nid et enchantement du lieu grâce à lřinsertion dřune nouvelle pièce. Dans ce contexte, lřintérêt documentaire ou les circonstances dans lesquelles le collectionneur acquiert les objets passent au second plan ou sont parfois totalement inexistants.

Les données sont un peu différentes chez Perec pour qui la collection va de pair avec une volonté de structurer lřespace du roman. Collectionner répond ainsi

à une double exigence : celle de lřactivité oulipienne chargée de faire passer les

éléments dans un ordre qui nřest en rien redevable au hasard et celle de lřécrivain supposé immortaliser les collections quřil dépeint dans ses romans. Dřoù, dans La

Vie mode d’emploi ou dans Un Cabinet d’amateur, lřimportance des catalogues se rapportant souvent à un mode de fonctionnement de la collection :

Selon des critères qui nřappartiennent quřà lui, Rémi Plassaert a classé ses buvards en huit tas respectivement surmontés par :

229

- un toréador chantant (dentifrice Email Diamant) - un tapis dřOrient du XVIIe siècle, provenant dřune basilique de Transylvanie (Kalium- Sedaph, soluté de propionate de potassium) - Le Renard et la Cigogne (sic.), gravure de Jean-Baptiste Oudry (Papeteries Marquaize, Stencyl, Reprographie) - une feuille entièrement dorée (Sargenor, fatigues physiques, psychiques, troubles du sommeil. Laboratoires Sarget) - un toucan (Ramphastos vitellinus) (Collection Gévéor Les Animaux du Monde) - quelques pièces dřor (rixdales de Courlande et de Thorn) présentées, agrandies, sur leur côté face (Laboratoire Gémier) - la bouche ouverte, immense, dřun hippopotame (Diclocil (dicloxacilline) des Laboratoires Bristol) - Les Quatre Mousquetaires du Tennis (Cochet, Borotra, Lacoste et Brugnon) (Aspro, Série Les Grands champions du Passé). (VME, 256).

Si ce classement paraît raisonné, les clefs qui régissent le système ne sont connues que par le collectionneur et, bien que Perec soit plus prompt que Sarraute

à situer ses objets romanesques dans un espace et une temporalité précis267, il ne les soumet pas moins à une perception déréalisante : transformés en objets esthétiques, les buvards perdent leur fonction utilitaire.

Un autre aspect de la collection chez Sarraute et chez Perec me paraît frappant : cřest son absence de motivation réelle. Perec parle de « prétexte »

(VME, 256) en relatant comment Rémi Plassaert est devenu collectionneur. Le buvard Ricqlès est un legs des précédents occupants de lřappartement, retrouvé par hasard derrière un radiateur. La collection de montres animées de Madame

Marcia donne lieu au même constat :

En fait, cřest par hasard que Madame Marcia sřest retrouvée à en posséder huit ; elle nřest pas le moins du monde collectionneuse, et vend volontiers des objets avec lesquels elle a longtemps vécu, sûre dřen retrouver dřautres quřelle aimera au moins autant. Son rôle consiste beaucoup plus précisément à rechercher de telles montres, à en retracer lřhistoire, à les expertiser, et à mettre en contact les amateurs. (VME, 401).

267 Lřérudition affabulatrice de Perec lřoblige à cadrer la nature des objets quřil décrit. Il sřagit dans le cas de la collection de buvards de « prospectus médicaux » (VME,255) prélevés dans des revues spécialisées. Semblable mise en situation fait songer au procédé des poupées russes, sorte dřemboitement infini : les réclames sont délimitées par lřespace des buvards, eux-mêmes contenus dans les revues. Ensuite, les buvards prennent place dans la chambre parquetée de lřappartement des Plassaert au dernier étage de lřimmeuble qui se trouve être lřobjet central du roman de Perec... 230

Cřest encore une fois « le hasard » qui est à lřorigine de la collection et qui incite Madame Marcia, sous lřégide de son mari, faire preuve dř« une spécialisation si poussée » (VME, 401). En outre, si le métier de Madame Marcia la conduit à « expertiser » les objets quřelle acquiert et à en « retracer lřhistoire », lřambiance quřelle contribue à recréer autour dřelle et les liens tissés avec dřautres connaisseurs importent finalement plus que le passé qui se rattache aux objets.

Ces derniers subissent alors une temporalité propre, grâce « aux relations que les choses nouent dans leur nouveau contexte268 ».

Les notions de prétexte et de hasard ne sont pas étrangères non plus à lřidée de collection qui, chez Sarraute, est pour le moins dévalorisée car elle renvoie à un étiquetage du monde. Berthe « passe son temps à fignoler des petits détails comme si elle devait recevoir le Pape » (LP, 375). Les mots collectionnés par lřenfant prédestiné à la littérature ne renvoient quřà des clichés de pacotille

(EVM, 632-635). La jeune Natacha réussit de justesse à empêcher sa tante de jeter le flacon qui constituera le point de départ de sa collection : « En voici un vide, quřelle va jeter dans la corbeille, mais je la retiens… " Sřil te plaît, ne le jette pas, donne-le-moi…" » (E, 1006). En somme, nřimporte qui peut prétendre être un collectionneur et nřimporte quel objet, agencé au sein dřun dispositif, est susceptible dřacquérir une dimension esthétique.

F. Des objets pour renaître

Prétexte, hasard, cliché, pacotille, kitsch, lřobjet de collection nřa plus réellement dřhistoire ni de point de départ. Les considérations esthétiques Ŕ principalement, celles qui ont trait à lřaménagement de lřespace et à la

268 Bernard Vouilloux, op. cit., p.302. 231 structuration du monde Ŕ recouvrent la notion dřorigine. Á ce titre, même la collection dřobjets « rendus uniques par telle ou telle particularité historique »

(VME, 117) devient ambiguë « si lřon songe que nřimporte quel objet peut se définir dřune manière unique, et quřil existe au Japon une manufacture fabriquant en série des chapeaux de Napoléon ». (VME, 117). Par là, Perec souligne combien lřhistoire attachée à lřobjet peut être factice et reproductible : la banalité peut acquérir les propriétés de lřunicité, et lřunicité elle-même peut être contrefaite et devenir kitsch.

Le kitsch paraît, de ce point de vue, indispensable aux romanciers. Il est pour eux une manière de fabriquer du neuf, de favoriser une possible renaissance.

Celle-ci est pour Sarraute lřoccasion de dévoiler la pureté originale des sensations

éprouvées par les personnages et de revenir à cette réalité perdue qui précède toute mise en langage, tandis quřelle est pour Perec un moyen de compenser lřoubli des origines.

Faire renaître un objet est un moyen de le conserver pour Perec, alors que cette renaissance concorde, chez Sarraute, avec une pulsion créatrice qui sřexerce, selon Valérie Minogue, « dans tous les domaines, que ce soit dans le décor dřun appartement comme celui du Planétarium, ou […] dans la découverte et la restauration dřun petit objet dřart269 ». Une trouvaille comme celle de « la petite danseuse » est une occasion pour lřobjet de renaître grâce à lřintervention dřun esthète désireux de déployer ses talents :

269 Valérie Minogue, dans les « Notes » de Vous les entendez?, (Note p.743), Œuvres complètes, (Jean-Yves Tadié, éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1996, p.1887. 232

Le marchand était à mille lieues de se douter… Bien sûr je nřai rien montré… Et vous savez, ce nřest pas par cupidité… Il opine vivement de la tête… - Oui, je sais. Évidemment il ne sřagit pas de ça. Cřest autre chose… Oui, il sait, il comprend… Cřest pour être seul, seul à savoir, seul à découvrir. Cřest pour créer, donner vie une seconde fois. (VE, 743).

À force de conserver des objets passés, Perec prend le risque de les voir reproduits et recyclés, mais sřoffre en contrepartie le privilège dřune perpétuelle renaissance, tout comme Sarraute voit dans lřobjet, pouvant apparaître dans sa plus grande banalité, une opportunité pour exprimer sa sensibilité artistique, favorisant par là une autre forme de renaissance. Mais quřy a-t-il de commun entre une collection dřunica dřun James Sherwood et une collection de mots dřun soi-disant écrivain précoce, entre la collection de flacons de parfum de la jeune

Natacha et celle de Monsieur Echard, « vieux bibliothécaire à la retraite dont la marotte était dřaccumuler des preuves démontrant quřHitler était toujours vivant »

(VME, 178) ?

À bien y réfléchir, ce serait leur absence dřhistoire. Et cette absence constitue, dřune part, une différence de taille par rapport à la conception balzacienne de la collection. Un personnage comme Pons sřévertue toujours à replacer les objets quřil convoite dans son contexte dřorigine. Or, chez Sarraute et chez Perec, le point de départ auquel se rapporte lřobjet est toujours fuyant : plus on sřapproche dřune supposée origine dans lřœuvre des deux écrivains, plus cette dernière se dérobe. Le contexte de la production en série va, du reste, dans ce sens. Dépouillant lřobjet de son unicité et de son authenticité, la standardisation et la sérialisation lui retirent toute possibilité de retrouver son origine. À lřeffacement des origines, se substitue en somme la possibilité dřune renaissance.

233

G. Vers une esthétique de la modernité

Si les deux romanciers peuvent produire du neuf avec des objets reproductibles et banals, il convient de sřinterroger sur cette coexistence contradictoire. Comment conférer un caractère novateur et audacieux à des objets quotidiens ? Peut-on parler dřune transfiguration du banal270 à propos des œuvres de Sarraute et de Perec, comme lřont fait certains spécialistes dans le domaine de lřart ?

Il est clair que la possibilité dřune transfiguration du banal nřeffleure même pas lřobjet balzacien qui, en raison de son unicité, ne pourrait être qualifié de banal et que « lřesthétique de la carte-postale », telle quřelle prévaut chez

Flaubert rend impossible le fonctionnement dřun tel concept. En revanche, lřhorizon de cette transfiguration est plus envisageable chez Sarraute et chez

Perec. Le banal ne sřoppose plus à lřexpérience esthétique dans les œuvres des deux romanciers, il en fait désormais partie.

Passant aux yeux du plus grand nombre pour un petit objet de peu de valeur, le bibelot peut se métamorphoser en chef-dřœuvre seulement pour quelques collectionneurs marginaux chez Balzac. Cette nature artistique tend à disparaître des œuvres de Flaubert au profit dřune esthétique du kitsch.

Délibérément exploitée dans les œuvres de Sarraute et de Perec, cette confusion entre les domaines de lřesthétique et de lřindustrie ne fait que sřaccentuer au point de me conduire, dans la partie qui suit, à étudier la modernité des auteurs dans une

époque où les objets relèvent de plus en plus fréquemment du domaine du design.

270 Je reprends cette expression à Arthur Danto et à son ouvrage La Transfiguration du banal, Paris, Seuil, 1989. 234

II. Esthétique de la modernité : singularité de l’objet industriel et multiplication des objets d’art

Les objets sarrautiens et perecquiens sont des accessoires de la modernité : ils sont indéfiniment reproductibles et reçoivent, à ce titre, un traitement particulier (insertion dans le roman, techniques descriptives ...). Or, dans la mouvance avant-gardiste qui caractérise les années 1950-1960, ces caractéristiques conduisent nécessairement les deux romanciers à revendiquer une certaine singularité et, par conséquent, à adopter une attitude particulière en face dřobjets sans originalité et pourtant susceptibles de recevoir un traitement esthétique.

A. Modernité de lřobjet industriel

Sans prétendre réduire la représentation de lřobjet dans les œuvres de

Sarraute et de Perec à des transcriptions directes de la réalité sociale, car tel nřest pas lřobjectif de cette thèse, on constate que certains phénomènes propres à lřindustrialisation du monde réel se répercutent dans les romans des deux

écrivains. Devenu reproductible à lřinfini, lřobjet dřart perd ce que Walter

Benjamin appelle son « aura » :

De jour en jour le besoin sřimpose de façon plus impérieuse de posséder lřobjet dřaussi près que possible, dans lřimage ou, plutôt, dans son reflet, dans sa reproduction. […] Sortir de son halo lřobjet, détruire son aura, cřest la marque dřune perception dont le « sens de lřidentique dans le monde » sřest aiguisé au point que, moyennant la reproduction, elle parvient à standardiser lřunique271.

Sarraute et Perec montrent, chacun à sa manière, une telle standardisation.

Jřaimerais, pour apprécier les différences notables qui séparent les deux écrivains, comparer les techniques descriptives quřils utilisent, la consistance des objets

271 Walter Benjamin, L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Paris, Gallimard, coll. « Folio plus philosophie », 2008 [1939], p.17-18. 235 quřils donnent à voir ainsi que leur façon dřagencer des espaces dans les premiers chapitres respectifs du Planétarium et des Choses.

Les deux chapitres en question mettent en évidence des différences dans lřappréhension de la matière. Il y a, selon Clément Rosset, deux contacts possibles avec le réel : « le contact rugueux, qui bute sur les choses et nřen tire rien dřautre que le sentiment de leur présence silencieuse, et le contact poli, en miroir, qui remplace la présence des choses par leur apparition en images272 ». Si le texte de

Sarraute, régi par la fêlure, ne sřen tient jamais à lřune ou lřautre de ces possibilités, mais joue sur lřécart qui les sépare en effectuant des va et vient entre les deux, celui de Perec paraît absolument dépourvu dřun tel mouvement. Lřune des principales caractéristiques des Choses est en effet un refus de profondeur aisément rattachable à une certaine forme de vacuité représentée, entre autres, par un sujet cherchant « désespérément sa consistance dans la possession dřobjets à la fois surabondants et vides, porteurs de promesses innombrables et de déceptions assurées273 ».

a. Les techniques descriptives

Le lecteur des Choses est introduit dans un appartement idéal grâce au surplomb dřun œil neutre qui effleure la surface des choses, tandis que celui du

Planétarium est plongé dans les angoisses de Berthe à propos dřun dispositif décoratif. Cependant, dans lřun et lřautre cas, on assiste à une confusion des voix narratives : chez Perec, la voix du narrateur se dissocie rarement de celle des

272 Clément Rosset, Le Réel. Traité de l’idiotie, op. cit., p.43. 273 André Brochu, Roman et énumération. De Flaubert à Perec, Montréal, Presses Universitaires de Montréal, Paragraphes, 1996, p.138. 236 personnages274 et chez Sarraute, la voix de Berthe se confond avec le regard et les pensées des acteurs qui gravitent autour dřelle275. Ce brouillage narratif renforce lřimpression de flou et de mystère régnant au sein dřobjets banals.

Lřune des principales caractéristiques de la description de lřauteur des

Choses est lřexactitude de lřénumération : « Ce serait une salle de séjour, longue de sept mètres environ, large de trois. À gauche, dans une sorte dřalcôve, un gros divan de cuir noir fatigué serait flanqué de deux bibliothèques en merisier pâle où des livres sřentasseraient pêle-mêle… » (LC, 9). Ici, pas de recherche du mot juste, décliné sur des registres différents comme chez Sarraute, adepte de la nomination multiple : « […] la porte a un air étrange, un air déplacé… du replâtrage, une pièce rapportée… » (LP, 343). Lřénumération perecquienne possède une incontestable fluidité qui met en lumière une esthétique de la transparence et de la légèreté. Avec lřemploi du conditionnel et de lřénumération où le sentiment dřaccumulation semble prévaloir, chaque objet semble quasiment délivré de sa pesanteur.

Chez Sarraute, au contraire, on bute sur certains objets en particulier pour ensuite les voir se décomposer. La tante éprouve des sensations contradictoires devant lřinstallation dřune porte et la pose de rideaux. Berthe offre des perspectives chaque fois différentes sur les objets qui lřentourent. Les points de vue se superposent les uns aux autres pour donner à lřobjet une épaisseur, mimée

274 John Pedersen parle de « jeu masqué du narrateur », lequel se cache « pendant de longs passages derrière le style indirect libre, domaine assez vague où personnages et narrateur entremêlent leur voix », Perec ou les textes croisés, Revue Romane, n°29,1985, p.45. 275 Les critiques nřont pas manqué de relever la particularité du discours sarrautien « qui passe dřune voix à lřautre », voir les « notes » du Planétarium établies par Valérie Minogue, (Note de la p.350), dans Œuvres complètes, (Jean-Yves Tadié, éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1996, p.1819. 237 par un mouvement vertical de lřécriture. La sensation dřenfoncement qui prévaut dans les œuvres de la romancière prend une acception diamétralement opposée à celles des énumérations perecquiennes. Celles-ci obéissent en effet à un mouvement horizontal, dû à lřorigine à une absence de relief des éléments nommés.

Ultra-réalistes et inlassablement repris dans les mêmes tournures

énumératives, les objets perecquiens se répartissent uniformément dans lřappartement, tout en fonctionnant en série et en équivalence. Le sens ne peut sřy fixer que temporairement tant lřespace semble multiplié à lřinfini par la régularité du rythme, la perfection de la disposition et le côté lissé276 de la composition.

Perec donne une idée dřimmensité dans un espace pourtant limité Ŕ un logis composé dřune salle de séjour « longue de sept mètres environ, large de trois »

(LC, 9), dřune chambre et dřun bureau277.

b. Catégorisation ou cohabitation des styles ?

Cet art de cadrer lřaccumulation provoque une disparité des matières (bois clair, bois noir veiné, cuir noir, merisier pâle, clous de cuivre, velours brun clair, laqué de rouge sombre, jade, argent, nacre, verre, cristal, acier, acajou, bois poli, cristal taillé, etc.).

276 Cet aspect lisse qui fait la caractéristique des énumérations perecquiennes peut faire lřobjet dřun parallèle avec le design qui, dans les années soixante, produit des objets en plastique ou en caoutchouc. Ces matières sont très présentes dans les romans de Perec. 277 Ce sentiment dřinfinité dans un espace pourtant restreint sera repris dans La Vie mode d’emploi, où Perec veut faire imploser le roman en décrivant lřimmeuble de la rue Simon Crubellier, ainsi que dans Un Cabinet d’amateur avec lřimpression première de cadrage conférée par la représentation du tableau et sa capacité à se démultiplier sans fin. Cette tension entre infini et fini est également métaphorisée dans les techniques dřécriture du romancier. La contrainte et lřintertextualité sont en effet pour Perec lřoccasion de pratiquer ce mouvement de cadrage et de décadrage afin de réinventer lřespace du roman à lřintérieur dřun cadre strictement défini. 238

Perec pratique volontiers le mélange des genres et des styles : les éléments naturels (des agates et des œufs de pierre, une coquille le nacre, quelques arbres, un parc minuscule au bout de la rue) côtoient les reproductions de chefs-dřœuvre, toutes époques confondues, (le Saint-Jérôme dřAntonello de Messine, le

Mélanchthon de Cranach, un portrait dřIngres, un petit paysage à la plume de

Klee) et les objets à la mode (fauteuil-club de cuir vert bouteille, un gros pouf de cuir naturel) ou exotiques (banquettes tendues dřécossais, plaid écossais, une paire de rasoirs anglais, lampe suédoise).

Il est curieux, du reste, de voir comme ces assemblages des mots aux significations contraires produisent un effet dřéquilibre fédérateur au sein du texte et renforcent lřaspect « poli » de lřénumération où les mots sřenchaînent sans difficulté. Perec cultive en effet lřart du contrepoint comme sřil fallait systématiquement doser pour atteindre le juste milieu. Les couleurs lumineuses contrastent dès lors avec les couleurs sombres278 Ŕ le bois noir est « veiné » (LC,

9), le velours est « brun clair », un petit meuble « laqué de rouge sombre », les rideaux sont « blancs et bruns » (LC, 10) et enfin lř« univers de couleurs un peu passées » alterne avec « lřorange presque criard dřun coussin » et les « quelques volumes bariolés » (LC, 11).

De son côté, Sarraute oppose symboliquement des catégories dřobjets bien distinctes. Lřartisanat (porte de cloître roman, porte en chêne massif) et lřindustrie

278 Commence ici lřénumération dřeffets de contrastes que lřon peut considérer, à bien des égards, comme une caractéristique de lřesthétique baroque. Celle-ci privilégie en effet les contrastes en faisant ressortir la lumière dřune ombre et inversement. Contrairement à lřunité classique indivisible, lřesthétique baroque impose une unité « multiple » ainsi quřune harmonisation des lignes, une continuité des choses représentées, laquelle se déploie interminablement et sřillustre parfaitement bien dans cet incipit des Choses. 239

(camelote prétentieuse au milieu de ces murs minces dřappartements construits en série) appartiennent à des catégories bien distinctes. Les personnages tentent de concilier les univers différents et jouent « les équilibristes entre le monde industriel et le monde de lřart279 », selon lřexpression dřElisabeth Couturier.

Ainsi, lřimportation de produits culturels et naturels que Berthe réalise dans son propre univers peut être à la fois considérée comme une imitation et une re- création. La création réside ici dans la transposition de quelque chose qui existe déjà ailleurs.

De plus, si le mélange de traditionnel et dřindustriel nřaffectent pas les personnages de Perec, ceux de Sarraute prennent peur devant le caractère reproductible des objets standardisés ; « [f]ace à lřhistoricité de lřobjet ancien, la fonctionnalité de lřobjet moderne et économique280 » : la bergère devient la rivale des fauteuils de cuir. Les objets organisés autour dřun savoir-faire manuel bénéficient dřune reconnaissance de la part des amateurs, ils sont réalisés avec des matériaux rassurants qui témoignent dřun passé prestigieux et cřest pourquoi, en somme, ils semblent garantir à lřamateur qui les convoite, « le zéro faute de goût281 » ainsi quřune certaine pérennité de la matière. À côté des grands styles qui font partie du patrimoine et portent en eux lřidée dřun travail artisanal, on trouve « ces blocs de ciment, ces cubes hideux, sans vie, où dans le désespoir

279 Elisabeth Couturier, Le Design hier, aujourd’hui, demain. Mode d’emploi, Paris, Filipacchi, 2006, p.26. 280 Charles Bachat, « Lřinscription du social dans Le Planétarium de Nathalie Sarraute », La Revue des lettres modernes. Le Nouveau Roman en questions 4, (Michel Allemand, dir.), Paris, 2002, p.211. 281 Elisabeth Couturier, op. cit., p.40. 240 glacé, sépulcral, qui filtre des éclairages indirects, des tubes de néon, […], de sinistres objets de cabinets de dentistes, de salles dřopération… » (LP, 347-348).

Que le neuf soit confronté à lřancien nřest pas surprenant au sein de lřesthétique sarrautienne car il sřagit avant tout dřune esthétique basée sur un contraste des matières (dures/molles ; solides/visqueuses), comme nous lřavons vu au chapitre deux. Cette esthétique fait bien pressentir la place quřoccupent les objets manufacturés dans lřimaginaire moderne et elle exploite délibérément ce décalage entre les styles, les temporalités, les modes de fabrication des objets pour favoriser un nouveau mode dřexpression artistique et donner à lřécriture romanesque une nouvelle dynamique : celle qui consiste à faire ressentir des moments poétiques et fugaces dřémotions dans le cadre dřun monde artificiel282.

Il y a, en définitive, chez Sarraute cette dimension conflictuelle inscrite au cœur de ses romans : des conflits entre des individualités et des sensations qui sřaffrontent, dřabord, mais également des conflits entre des matériaux et des conceptions attribuées aux objets. Ces contradictions montrent en réalité combien les rapports entre lřart et lřindustrie sřavèrent potentiellement fructueux.

À côté de Sarraute, lřesthétique perecquienne, déchargée à première vue de tels conflits, donne à voir la prédominance du reflet, du brillant, du lisse et un sentiment de vague qui domine lřexactitude énumérative : « ces vagues reflets dans le miroir Ŕ et les grandes zones dřombres où brilleraient toutes les choses… » (LC, 11). Lřindétermination où flottent les objets relègue alors au

282 Si lřimpression constante de cadrage/décadrage sřeffectue davantage à un niveau spatial chez Perec, il relève de temporalités distinctes du côté de Sarraute où le présent recouvre le passé et inversement. 241 second plan les fonctions particulières, les modes dřutilisation, les impératifs techniques de fabrication, etc.

Si les énumérations se font toujours reflet, ce reflet est toujours celui dřune vie parfaite : « La vie, là, serait facile, serait simple. Toutes les obligations, tous les problèmes quřimplique la vie matérielle trouveraient une solution naturelle »

(LC, 14, je souligne) et, plus loin, « le confort ambiant leur semblerait un fait acquis, une donnée initiale, un état de leur nature » (LC, 15, je souligne). En somme, les problèmes de la description se résolvent naturellement, comme les problèmes de la vie matérielle, mais lřimpression dřensemble demeure artificielle : « Lřœil glisserait… », « Ce serait… », « Tout serait... ».

c. Conclusion partielle

Malgré les différences frappantes qui séparent Sarraute et Perec, on constate que les auteurs sřinsèrent tous les deux dans le mouvement moderne.

Dřabord, les objets de série produits par lřindustrie et les progrès de la technique occupent une place de choix. On le voit autant dans les procédés dřécriture que dans la thématique et le contenu des textes. La figure de lřénumération chez Perec sřemploie à meubler les romans avec des produits formatés, fabriqués en grand nombre, tandis que les objets industriels et modernes, tout en marquant bien un contrepoint par rapport aux objets traditionnels et anciens, inaugurent le règne des formes rationnelles et des matériaux nouveaux. Les deux textes célèbrent, à leur manière, la fin de lřobjet unique, tout en exploitant la perte de consistance dont il fait lřobjet.

242

Une telle célébration explique que les catégories industrielles et esthétiques soient mises au même niveau. On peut dès lors avancer que certaines tendances du design sont exprimées par les textes étudiés. Il sřagit chez Perec dřun design contemporain, marqué par une révolution plastique, célébrant lřeuphorie des années soixante, et dont la pratique consiste à reconsidérer la fonction dřun objet, sa forme, sa symbolique, afin de créer des produits de masse abordables, propres à la société de consommation. Dans les textes de Sarraute, il est question dřun design fonctionnel et rationnel. Cřest un design avant tout industriel prônant les valeurs dřusage et de confort au détriment dřune vision purement esthétique ou décorative. Or, cette insertion de lřobjet design dans le roman sarrautien rend possible une confrontation du présent avec le passé, de lřesthétique et du pratique, de la pièce unique et de lřobjet de série. Lřauteur contribue ainsi à former une sorte de kaléidoscope aux figures changeantes dans lequel les tropismes peuvent se déployer.

En définitive, lřinsertion dřobjets design dans les textes des deux écrivains débouche sur une nouvelle manière de concevoir et dřaménager lřespace, quitte à ce que celui-ci soit lřobjet dřune ironie ou dřune illusion. En ce sens, il rejoint la voie fonctionnaliste et le courant rationaliste suivis par la plupart des designers dans les années cinquante et soixante, designers ayant vu « dans la production industrialisée, une manière dřenvisager une esthétique en accord total avec les matériaux nouveaux, donc essentiellement moderne, capable aussi, grâce à la

243 production en série des composants, de satisfaire le multipliable, le combinable, le proliférant…283 ».

Aussi, lřobjet design, soit par la confrontation quřil implique avec des styles plus anciens, soit parce que, au contraire, il cohabite avec dřautres styles, aussi éclectiques quřopposés, devient une entité susceptible de favoriser lřinnovation, lřoriginalité et la transgression, composantes impératives de la modernité sur lesquelles jřaimerais maintenant mřarrêter.

B. La modernité : originalité, singularité, transgression

Il y a en effet un rapport étroit entre la modernité et la recherche dřoriginalité. Cette dernière renvoie à la fois à « ce qui est nouveau » et « ce qui appartient en propre à une personne »284, selon Nathalie Heinich. Les romanciers se trouvent dès lors pris entre deux impératifs. En premier lieu, celui de créer des objets qui nřont pas pré-existé à eux-mêmes285 et qui, de fait, sřinscrivent dans

« cette tradition de la rupture au sein de laquelle la stratégie du nouveau sřavère nécessaire et suffisante286 ». Vient ensuite lřimpératif de la transgression, entièrement relié au premier impératif, car la volonté de créer un objet original et de produire du neuf cherche nécessairement à échapper à la norme et aux principes canoniques de lřart. Mais, pour atteindre de tels objectifs, Sarraute et

Perec se doivent de remettre en cause la notion de création, laquelle sřexprime

283 Raymond Guidot, Histoire du design de 1940 à nos jours, Paris, Hazan, 2004, p.181. 284 Nathalie Heinich, Le triple jeu de l’art contemporain, Paris, Minuit, 1998, p.23. 285 Cet impératif renvoie à lřidiotie telle que la définit Clément Rosset : « [t]toute chose, toute personne sont idiotes dès quřelles nřexistent quřen elles-mêmes », Le Réel. Traité de l’idiotie, op. cit., p.42. Il concerne la modernité en art au premier chef. 286 Jean-Yves Jouannais, L’Idiotie. Art, vie, politique-méthode, Paris, Beaux-Arts Magazine livres, 2003, p.13. Dans cet ouvrage, lřauteur cherche à démontrer lřhypothèse dřune articulation conjointe entre « lřidiotie » et le « moderne », laquelle traverserait lřensemble du champ artistique. 244 autant dans la conception quřils se font du roman que dans les postures adoptées par rapport à lřobjet romanesque.

a. Conception du roman : entre œuvre d’art et objet ordinaire

Le roman sarrautien se réclame du statut dřœuvre dřart. Il doit, à ce titre,

« faire éprouver au lecteur un certain ordre de sensations » et rendre compte de

« lřeffort »287 de lřécrivain pour aboutir à un tel objectif, alors que le roman perecquien est, pour sa part, conçu comme « un jeu sur lřécriture. Une invitation à jouer288 ». Perec y est « marchand dřimages verbales de rêves289 » et « raconteur dřhistoires290 ». En dřautres termes, il sřagit pour Sarraute de surmonter le

« déficit dřarticité 291 » qui faisait défaut au roman en opacifiant les points de repère habituels du lecteur et les conventions romanesques, tandis que la dimension artistique de lřœuvre romanesque est en grande partie contenue dans la notion de jeu chez Perec. Le jeu est pour lřécrivain un moyen de construire son

œuvre et dřadopter vis-à-vis dřelle une nouvelle posture où la transgression devient possible. Or, si cette notion de jeu renvoie à un ensemble de règles strictes, elle donne la possibilité à lřauteur dřintervenir avec une intention précise : celle de tromper son lecteur.

Chez Sarraute, la transgression résulte davantage dřune confrontation entre des entités qui ordinairement sřopposent : les sensations et les belles formes, le roman « art majeur » et le roman industriel. Loin dřêtre une chose morte, le roman

287 Nathalie Sarraute, « Le langage dans lřart du roman », dans Œuvres complètes, (Jean-Yves Tadié, éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1996 p.1685. 288 Georges Perec, Georges Perec. Entretiens et conférences, vol. I, op. cit., p.223. 289 Ibid., p.254. 290 Ibid., p.255. 291 Pierre Verdrager, op. cit., p.50. 245 doit être considéré comme une œuvre dřart avec laquelle il est possible dřentretenir une certaine intimité. On a ici même la condition sine qua non de la relation esthétique chez la romancière, relation dont elle retrace le cheminement dans trois textes romanesques : Entre la vie et la mort, Les Fruits d’or et Vous les entendez ? Ceux-ci traitent respectivement de la création, de la réception de lřœuvre et de son interprétation.

Chez Perec, les choses fonctionnent selon un ordre différent. Lřobjet affiche ses prétentions au statut dřœuvre dřart pour mieux les voir démontées par la suite. Le processus est de ce point de vue inversé par rapport à celui que

Sarraute met en œuvre. Soucieuse de rapprocher lřobjet de lřart et de transformer la prose en poésie, la romancière décrit le quotidien de ses personnages en fonction de leur ressenti. Le statut artistique apparaît donc dans un second temps dans le roman sarrautien car il implique une métamorphose et fait partie intégrante dřune réhabilitation à laquelle nous convie lřécrivain en drapant lřenvironnement de mouvements invisibles et de poésie.

Pour Perec, la dimension artistique de lřobjet repose dřentrée de jeu sur sa capacité à faire image. Dřoù, chez lřécrivain, une ré/utilisation massive des conventions réalistes qui, au lieu dřaccréditer la réalité objective, lui retire a posteriori sa légitimité. De deux choses lřune : soit lřauteur décrit des objets prélevés ailleurs et dont les propriétés matérielles, anti-artistiques et anti- poétiques par nature, font œuvre de création292 dans le roman, soit il prend des

292 Lřinsertion dřobjets triviaux ou quotidiens au sein du roman est extrêmement fréquente chez Perec. Tous ses romans en offrent des occurrences : les énumérations dřobjets insignifiants, « dernier cri » ou usagés dans Les Choses peuvent être considérées comme esthétiques, Un Homme qui dort érige la banalité et lřindifférence en substances poétiques, le fouillis de 246 objets dřart dont les qualités esthétiques ne posent pas problème, pour en faire de pures imitations ou des inventions montées de toutes pièces. Un Cabinet d’amateur relève, à cet égard, du canular : « la plupart des tableaux de la collection Raffke étaient faux, comme sont faux la plupart des détails de ce récit fictif, conçu pour le seul plaisir, et le seul frisson, du faire-semblant293 ». Lřincipit du livre sřattachait pourtant à relever méticuleusement les faits attestant de lřauthenticité de lřœuvre et en retraçait à ce titre lřhistoire294:

Un cabinet dřamateur, du peintre américain dřorigine allemande Heinrich Kürz, fut montré au public pour la première fois en 1913, à Pittsburgh, Pennsylvanie, dans le cadre de la série de manifestations culturelles organisée par la communauté allemande de la ville à lřoccasion des vingt-cinq ans de règne de lřempereur Guillaume II (CA, 9).

Le roman pose dès lors chez Perec le problème de sa légitimité. Est-il sérieux de faire une œuvre dřart avec des matériaux qui nřont rien dřesthétique et qui, lorsquřils le sont, sont allégrement tournés en dérision ?

Sarraute pratique, pour sa part, un autre type de retournement. En meublant ses romans avec les choses du quotidien et les stéréotypes de la conversation, Sarraute nřest pas, comme on pourrait le croire, en contradiction avec lřexigence dřoriginalité que se fixe tout écrivain moderne et cřest bien là sa singularité.

lřappartement de Anton Voyl où lřintrigue policière prend forme se double dřun travail souterrain sur le signifiant dans La Disparition et, enfin, les catalogues dřobjets manufacturés peuplant La Vie mode d’emploi figurent parmi les éléments qui consacrent la modernité de lřécrivain. 293 Georges Perec, Un Cabinet d’amateur. Histoire d’un tableau, Paris, Balland, coll. « Le Livre de Poche », 1979, p.125, dorénavant désigné par les lettres CA, suivies du numéro de la page. 294 Il faut noter que Perec joue souvent sur les deux sens du mot : « lřhistoire avec sa grande hache » et lřhistoire, au sens de récit dřactions ou dřévénements réels ou imaginaires. Se côtoient dès lors, dans ses romans, la précision et lřinvraisemblance, pour tromper le lecteur en dernier ressort. De plus, le romancier joue sur le sens du mot en décrivant le cheminement parcouru par les objets, leur histoire, et ce, même lorsque ceux-ci en sont, à priori, dépourvus (on pense aux objets contemporains, aux objets de mode, au design, aux copies, aux faux) car, chez Perec, la plupart des objets énumérés sont emblématiques dřune époque (style, appellation, forme, matière, fonction, technique, effet, etc.). 247

En ayant recours à de tels procédés, Sarraute et Perec modifient le statut du romancier, statut dans lequel on pourrait voir « une nouvelle façon non plus seulement de peindre ou de sculpter [ou dřécrire, pourrait-on ajouter], mais dřêtre un artiste295 ». Ce nouveau statut sous-entend, dřune part, lřeffacement de lřartiste en tant que producteur dřune matière travaillée ostensiblement et implique, dřautre part, la mise en valeur dřune absence de geste proprement artistique à lřendroit de lřœuvre.

Cette invisibilité du geste est placée au cœur des travaux des deux écrivains.

Mais, pour être reconnue en tant que telle, les écrivains doivent lřassumer :

Entre la reconnaissance de lřœuvre comme artistique et de son producteur comme artiste se glissent toutes sortes dřintermédiaires, faits dřobjets, dřimages, de mots, de valeurs dřinstitutions : intermédiaires condamnés paradoxalement à devenir transparents, donc invisibles, dès lors quřils ont réussi, c'est-à-dire dès lors que la nature artistique de lřobjet et de la personne est devenue évidente ou, du moins, invulnérable à la contestation296.

Invisibles, ces intermédiaires le sont assurément : on ne leur porte même plus attention tant ils sont devenus banals et tant lřartiste en est apparemment détaché.

Et pourtant, cette immatérialité inscrite dans les objets, les mots et les images censés les décrire atteste paradoxalement de la nature artistique de lřœuvre. Ce faisant, le recours à lřobjet dans une œuvre est une manière de renvoyer indirectement à celle-ci. Dans le cas de Sarraute et de Perec, lřobjet acquiert souvent des fonctions métatextuelles :

[a]insi, dans un récit de fiction, lřobjet-livre met en abyme le livre réel, support concret de la fiction, et provoque une prise de conscience des phénomènes dřécriture, de production et de réception du texte. […] Dřune manière indirecte, des objets non proprement liés à lřacte littéraire peuvent y renvoyer : cartes postales, photos, peintures, etc. Parce que ces objets sont des représentations (esthétique ou

295 Nathalie Heinich, op. cit., p. 26. 296 Ibid, p. 28. 248

non), ils renvoient métatextuellement, par jeu dřintersémioticité, à lřacte littéraire en général ou au texte qui les évoque en particulier297.

Cette dimension métatextuelle de lřobjet permet au lecteur comme à lřécrivain dřétablir des parallèles ou des oppositions entre lřobjet romanesque et le texte littéraire, autrement dit, entre le contenu du texte et sa mise en forme.

b. Vers la postmodernité

Si lřimmatérialité qui fonde lřarticité des textes sarrautiens et perecquiens est bien une des composantes de la modernité, elle semble également sřinsérer pleinement dans cette période qui débute avec les années soixante-dix et donne à lřexpérience esthétique une nouvelle acception. Cette période, qualifiée de

« modernité seconde », « tardive », « avancée », « hypermoderne » ou

« postmoderne », semble célébrer lřimmatérialité des œuvres dřart, une immatérialité qui a certes évolué depuis la modernité, cette dernière allant de pair avec une omniprésence de lřexpérience esthétique au sein des objets les plus communs et un recours à des transgressions qui, désormais, nřen sont plus.

À force de vouloir transgresser ce qui nřest plus considéré comme novateur, les avant-gardes finissent en effet par sřessouffler. Leurs pratiques expérimentales, ayant porté le projet moderne à son paroxysme, rencontrent un point limite. « La grande phase du modernisme, celle qui a vu se déployer les scandales de lřavant-garde, est achevée. Aujourdřhui, lřavant-garde a perdu sa vertu provocatrice, il nřy a plus de tensions entre les artistes novateurs et le public parce que plus personne ne défend lřordre et la tradition298 ». Faute dřun réel

297 Laurent Lepaludier, op. cit., p.87-88. 298 Gilles Lipovetsky, L’Ère du vide. Essais sur l’individualisme contemporain, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1983, p.150. 249 renouveau, les artistes et les écrivains se tournent vers du déjà-vu, du déjà-fait qui nřa plus rien de novateur, mais se déploie dans sa plus grande banalité et se répand telle une vapeur pour reprendre lřimage de Yves Michaud ou celle de

« séduction liquide299 », proposée par Gilles Lipovetsky.

De plus, le kitsch et le banal, lesquels pourraient aisément être définis comme relevant de lřanti-design, tendent de plus en plus à devenir des composantes du design. Sarraute et Perec utilisent en effet ces composantes comme procédures ironiques pour en multiplier les ambiguïtés et jouer sur des frontières devenues extrêmement poreuses dans lřart comme dans la littérature. En mélangeant les genres, les époques, les catégories, ces auteurs créent une esthétique néo-kitsch susceptible de redécouvrir certains des aspects emblématiques de la modernité.

Il est, du reste, tout à fait significatif de constater que cette période coïncide avec une absence de frontières entre des champs auparavant distincts et qui, à présent, se confondent pour devenir œuvre de création. Lřart contemporain illustre cette expérience esthétique telle quřon la retrouve dans tous les objets du quotidien et qui donne tout son sens et sa valeur au design, assurant de la sorte le trait dřunion entre ces deux domaines.

Cette transversalité fait place à un espace non plus géométrique où sřopposeraient les tendances, mais à un espace fluide où la banalité renvoie incontestablement à une sorte dřinvisibilité. Lřesthétique prend dès lors une nouvelle acception et la signification du mot design, telle que la modernité la définit, se délite progressivement. Au lieu dřêtre symbole dřinnovation et de

299 Ibid., p.33. 250 fonctionnalité, valeurs désormais dépassées, le design se répand au point de ne plus rien désigner ni signifier de précis. « Le design nřexiste pas, il nřy a que des designers. Le design nřest pas du tout un sujet, mais une synthèse des arts300», comme lřaffirme Ernst Gombrich. Sans affirmer que ce phénomène frappe de plein fouet les œuvres de Sarraute et de Perec, on peut simplement constater quřil y est présent à lřétat embryonnaire. Si les descriptions et les énumérations des deux romanciers possèdent bien des caractéristiques de la modernité, celles-ci sont également le lieu dřune sensation commune où lřusage de lřobjet est définitivement détourné au profit de lřambiance quřil diffuse et où il importe de redonner une raison dřêtre à lřobjet industriel. Cela passe-t-il, dès lors, par une personnalisation de lřobjet impersonnel?

300 Ernst Gombrich cité par Stephen Bayley, « Design : synthèse des arts », Design : carrefour des arts, (Raymond Guidot, dir.), Paris, Flammarion, 2003, p.67. 251

III. Réenchantement du quotidien et beauté post-industrielle

Malgré les mutations induites par la profusion et la diversité des produits de consommation, lřobjet de série finit par lasser son utilisateur. Désenchanté, celui-ci, à partir des années soixante-dix, sřéloigne de « lřemprise magique, presque magnétique » apportée par la révolution industrielle et la société de consommation. En uniformisant le monde, la production industrielle renvoie en effet à « un processus de dé-personnalisation » de lřobjet sur lequel lřindividu nřa plus guère de prise. Comment, dès lors, « établir un contact personnel avec une chose dupliquée à lřinfini »301 ? Cřest une question posée par les textes de

Sarraute et de Perec.

A. Personnaliser les objets romanesques

Pour palier le vide quřil inspire, lřobjet doit être investi de valeurs qui dépassent sa fonction, son usage et sa capacité à être reproduit. Un tel dépassement conduit à un réenchantement du quotidien qui transparaît dans les

œuvres des deux auteurs. Cette volonté dřembellissement sřaccompagne dřun besoin dřapporter une touche personnelle aux objets décrits.

Les protagonistes perecquiens et sarrautiens cherchent souvent moins à acquérir les objets quřà les personnaliser. Ces objets deviennent des entités sur lesquelles il est possible de projeter sa personnalité. Il devient dès lors impératif dřadapter la décoration de son appartement à son propre mode de vie, de soumettre la constitution dřune collection ou le recours à des objets quotidiens à des rituels personnels ou collectifs. Nombreux sont les personnages qui sřimprovisent architectes, metteurs en scènes, artistes lorsquřils aménagent ou

301 Valérie Guillaume, Benoît Heilbrunn et Olivier Peyricot, op. cit., p.7-9. 252 arrangent leurs habitations. Ils veulent faire œuvre de création et organiser leurs espaces à leur image car, « au travers des objets, le consommateur achète désormais moins une fonction que lřidée de sa propre identification à un groupe302 ». Aussi, si la standardisation des objets frappe de plein fouet les personnages et donnent lieu à une uniformisation de leurs comportements, « on oublie trop souvent de considérer la face complémentaire et inverse du phénomène : lřaccentuation des singularités, la personnalisation sans précédents des individus303 ».

Le projet de la tante Berthe dans Le Planétarium illustre magistralement ce désir de personnaliser son salon et sa salle à manger en fonction de ses propres sensations. Les objets perçus sont alors lřexpression dřune véritable jouissance tactile :

Elle sřétait accroupie sur un bout de colonne brisée pour bien réfléchir, et tout à coup, mais pourquoi pas ? mais rien nřétait plus simple, la place était toute trouvée, il nřy avait quřà remplacer la petite porte de la salle à manger qui donne sur lřoffice, faire percer une ouverture ovale, commander une porte comme celle-ci, en beau chêne massif, dans un ton un peu plus clair, un beau ton chaud… elle avait tout vu dřun seul coup, tout lřensemble : le rideau vert sřouvrant et se fermant sur la grande baie carrée donnant sur le vestibule, à la place de la double porte vitrée couverte dřaffreux petits rideaux froncés […], les murs repeints en beige doré et, à lřautre bout de la pièce, cette porte, exactement la même, avec des médaillons, en beau chêne massif… […] Lřensemble sera ravissant et la porte sera mieux que tout le reste… (LP, 343)

Les objets aussi anodins que la porte ou le rideau se chargent dřaffectivité et deviennent porteurs dřimaginaire. Berthe rêve alors dřun dispositif parfait dont elle serait à la fois lřarchitecte-décoratrice et lřartiste. Architecte, le personnage lřest : il prend le temps de concevoir son projet, dřen tracer les grandes lignes et dřen faire mentalement le plan pour donner à sa réalisation une incontestable

302 Chloé Braustein et Claire Fayolle, « De lřobjet à lřicône », dans Qu’est-ce-que le design ?, (Fabrice Bousteau et Claire Fayolle, dir.), Paris, Beaux Arts Éditions, 2004, p.37. 303 Gilles Lipovetsky, op. cit., p.155. 253 dimension esthétique. Mais Berthe prétend également au statut dřartiste car, en voulant infuser de la beauté et des émotions dans les objets qui composent le dispositif architectural, elle entend retrouver une manifestation sensible.

Lřambition de reconstruction qui préside au projet de Berthe confère au personnage cette illusion de créer une œuvre toute personnelle.

On retrouve de semblables projets chez les personnages perecquiens.

Jérôme, Sylvie et leurs amis nřont de cesse de penser aux « arrangements judicieux » de leurs appartements : « une cloison pouvait sauter, libérant un vaste coin mal utilisé, un meuble trop gros pouvait être avantageusement remplacé, une série de placards pouvait surgir » (LC, 21). Mais, à la différence de la tante

Berthe, ces pseudos architectes-décorateurs vivent et bâtissent dans lřirréel : « Ils seraient partis en croisière et auraient trouvé, à leur retour, un appartement transformé, aménagé, remis à neuf, un appartement modèle » (LC, 22-23). Il sřagit presque toujours dřobjets fantasmés, c'est-à-dire dřune quête qui ne laisse jamais les personnages satisfaits.

De telles constructions donnent momentanément aux personnages lřimpression dřimprimer leur propre marque sur les choses qui les entourent. Ce marquage identitaire sřexprime dans des pratiques de bricolage où les objets du quotidien se transforment en objets artistiques. Lřesthétique triomphe, et ce nřest pas sans ironie que Perec décrit le comportement de ses personnages devenus prestidigitateurs.

Leur amour du bien-être, se traduisait le plus souvent par un prosélytisme bête : alors ils discouraient longtemps, eux et leurs amis sur le génie dřune pipe ou dřune table basse, ils en faisaient des objets dřart, des pièces de musée. Ils sřenthousiasmaient pour une valise […]. Ils traversaient Paris pour aller voir un fauteuil quřon leur avait dit parfait. (LC, 23-24).

254

Comme la tante Berthe, les personnages cessent dřêtre des spectateurs pour être acteurs à part entière dans le processus dřesthétisation de lřobjet.

Bien quřil y ait là des références à un acquis culturel et artistique

(Duchamp, Magritte) avec lequel Perec joue en donnant à ces personnages le pouvoir de déguiser les objets de série en chef dřœuvre, il importe finalement de réorganiser lřespace afin de lui conférer une nouvelle acception esthétique et dřentrer en résonance émotionnelle avec lřobjet. On assiste à un vrai réenchantement de la vie quotidienne des personnages :

Tout était nouveau. Leur sensibilité, leurs goûts, leur place, tout les portait vers des choses quřils avaient toujours ignorées. […] ils remarquaient aux devantures les meubles, les bibelots, les cravates […]. Il leur semblait comprendre des choses dont ils ne sřétaient jamais occupés : il leur était devenu important quřun quartier, quřune rue soit triste ou gaie, silencieuse ou bruyante, déserte ou animée. (LC, 38-39).

B. Transgression ou répétition?

Bon nombre dřartistes contemporains « se font fort de transgresser lřexigence dřoriginalité » et « se heurtent donc à cette limite paradoxale quřest la nécessité dřinventer des façons originales de ne pas être original »304. Perec est de ceux-là puisquřil se réclame dřun certain manque dřoriginalité devenu chez lui une qualité. Lřauteur de La Vie mode d’emploi ne cache ni ses emprunts à dřautres auteurs ou à des sources extérieures à la littérature, ni son intérêt pour certains matériaux du passé, considérés, en leur temps, comme modernes. Perec compose alors avec les impératifs dřoriginalité ou de singularité, indissociables de la modernité, et avec des notions appartenant à la postmodernité : celles de

304 Nathalie Heinich, op. cit., p.137. Ces conditions telles que les présente Nathalie Heinich se rapportent à lřart contemporain, mais elles sřappliquent sans difficulté à lřœuvre de Sarraute et de Perec. 255 recyclage, de répétitions au sein desquelles lřauteur cherche à conférer à son

œuvre une originalité.

La modernité de la démarche sarrautienne est, quant à elle, incontestable.

« Ce que Nathalie Sarraute a fait, comme une héroïne des lettres, personne ne lřavait fait. Tout a été fait, mais pas cela, on nřa pas été de ce côté-là, dans cette terra incognita où lřon sřenfonce à sa suite305 », comme le rappelle Jean-Yves

Tadié, dès la première page de son introduction aux œuvres complètes de la romancière. Pourtant, lřaccès à la nouveauté passe chez cet auteur par une mise en valeur de lřéculé, du cliché, de la copie, de ce sur quoi on ne sřattarde pas.

Lřécrivain fait en effet appel à des mots ou des expressions stéréotypées et utilise de nombreuses références littéraires et artistiques dans ses romans. Lřanti- nouveauté est finalement créatrice de nouveauté.

À ce resurgissement de la nouveauté par sa mise en échec, sřajoute un autre facteur : celui de lřérosion de la nouveauté dans la durée. Il paraît assez

évident que la mise en lumière des tropismes chez Sarraute et le travail incessant de la romancière pour mettre en mots les mouvements intérieurs nřont pas la même portée en 1939, lors de la parution de Tropismes, quřen 1983, avec la publication dřEnfance. Dans lřintervalle qui sépare ces deux dates, la romancière bénéficie peu à peu dřune reconnaissance qui était loin de lui être acquise à ses débuts. En dřautres termes, lřaspect novateur de lřœuvre de Sarraute, considéré comme une transgression avant-gardiste qui sřexposait au rejet du public, se voit progressivement accepté par le public et donc, dřune certaine manière, banalisé.

305 Jean-Yves Tadié, « Introduction. Musicienne de nos silences », Œuvres complètes, (Jean-Yves Tadié, éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1996, p.IX. 256

Ceci explique que la romancière soit allée dans le sens dřune épuration des intrigues de ses romans, quřelle ait diversifié les objets autour desquels tournent les tropismes et ait pratiqué dřautres genres (le théâtre) ou sous-genres

(lřautobiographie) afin de regarder dřun œil neuf un mobilier ayant déjà fait du service et acquis une certaine patine.

Dans ces conditions, le progrès et la nouveauté, longtemps conçus comme des nécessités historiques inéluctables sont pour ainsi dire morts « et cřest une idée clé de la modernité qui sřeffondre. Désormais, le nouveau nřest pas nécessairement meilleur que lřancien, ni même bon en soi, et même, dans certains cas, on constate quřon ne peut plus faire du nouveau306 ». Or, cette impossibilité à produire du neuf, caractéristique de la postmodernité, trouve bien sa place dans les œuvres de Sarraute et de Perec. Il importe toutefois de noter que lřidée de renouvellement nřest pas pour autant totalement absente des œuvres des deux romanciers ; elle nřa tout simplement plus la radicalité du mouvement moderne, associé à lřavant-garde et au rejet de la tradition.

Dans le cas de Perec, il sřagit « dřinventer quelque chose dřimpersonnel307 ». Pour cela, il emprunte des passages entiers à L’Express et aux séminaires de Barthes : « jřai écrit Les Choses avec une pile de Madame Express, et, pour me laver les dents après avoir lu un peu trop Madame Express, je lisais du

Barthes, ce qui me reposait un peu…308 ». Perec sřadonne alors sans retenue au

306 Edgar Morin, « La modernité et après ? », Propos recueillis par Véronique Brocard et Catherine Portevin, dans Télérama n°2929 Ŕ 1er mars 2006, p.11-12. 307 Nathalie Heinich, op. cit., p.137. 308 Georges Perec, « Pouvoirs et limites du romanciers français contemporain », op. cit., p.83. 257 collage/recyclage pour évoquer un contexte qui nřest autre que celui des lecteurs dans les années soixante :

LřExpress conseillait donc, sous couleur de petites boutiques pas chères et sympathiques (le patron est un copain, il vous offre un verre et un club-sandwich pendant que vous faites votre choix), des officines où le goût du jour exigeait, pour être convenablement perçu, une amélioration radicale de lřinstallation précédente : les murs blanchis à la chaux étaient indispensables, la moquette tête-de-nègre était nécessaire, et seul un dallage hétérogène en mosaïque vieillotte pouvait prétendre la remplacer; les poutres apparentes étaient de rigueur, et le petit escalier intérieur, la vraie cheminée, avec son feu, les meubles campagnards, ou mieux encore provençaux, fortement recommandés. Ces transformations, qui se multipliaient à travers Paris, affectant indifféremment librairies, galeries de tableaux, merceries, magasins de frivolités et dřameublement, épiceries même (il nřétait pas rare de voir un ancien petit détaillant crève-la-faim devenir Maître-Fromager, avec un tablier bleu qui faisait très connaisseur et une boutique de poutres et de pailles…), ces transformations, donc, entraînaient, plus ou moins légitimement, une hausse des prix… (LC, 48-49).

Lřaspect surfait de ces images ne fait pas de doute, mais Perec cherche à en compenser la banalité en les insérant dans son récit de manière très personnelle. Ces énumérations « sérielles » extraites du premier journal de mode venu sont en effet dotées dřune dimension créative. Lřagencement de ces extraits, leur découpage, leur cohabitation avec le texte romanesque, la complicité dřun regard jeté sur une époque Ŕ regard souvent moins corrosif ou dénonciateur quřon ne le pense Ŕ sont le fait de lřécrivain. Celui-ci se livre à un portrait-charge dřune société enchanteresse, où les transformations aussi subites que magiques sont tout aussi éphémères que la dégustation dřun club-sandwich. Perec ne pourrait faire là quřune enquête sociologique, mais les techniques utilisées dans Les Choses lřont consacré en tant quřécrivain. Ces techniques contiennent en germe les prémisses de la poétique perecquienne qui sera, par la suite, de plus en plus influencée par lřOulipo. Voilà, en définitive, comment ce texte, truffé de plagiats à lřorigine de sa dépersonnalisation, comporte en contrepartie un aspect novateur.

258

De son côté, Sarraute ne cherche pas à dépersonnaliser ses textes qui comportent déjà un style bien spécifique, identifiable et insubstituable et où lřexpérience ainsi que le ressenti dřune subjectivité sont des éléments valorisés.

Pourtant, la façon originale de ne pas être originale pour Sarraute consiste à

« casser la nouveauté en répétant ce qui a déjà été fait, mais en personnalisant cette répétition309 ». Dans Martereau, les images de contes de fée, les légendes dorées et les grandes figures littéraires et artistiques peuplent le texte : la tante se voit telle « la princesse lointaine, la Dame à la licorne, la petite fée » (M, 182),

« Lady Hamilton, la belle Ferronnière, la Dame aux camélias » (M, 183), le neveu et sa cousine endossent le rôle du Petit poucet et de sa petite sœur « qui cherchent leur chemin dans la forêt » (M, 309) et celui des « petits cochons de lait venus dans lřantre du grand méchant loup » (M, 276). Cet emploi des images confère au récit toute la solidité et lřharmonie dřun édifice aux normes, mais cette récupération débouche également et surtout sur un procédé créatif en mesure de traquer les mouvements au sein dřune inauthenticité aux « admirables proportions » et au « style souple, puissant qui soutient, comme ces colonnes, filles des nombres dřor, chantées par Valéry, les grands, les vrais sentiments »

(FO, 547). Semblable recyclage permet à Sarraute de pratiquer un détournement sur les objets existants, catégorisés, normés et néanmoins réutilisés pour fournir un nouvel accès au réel.

Les techniques de Sarraute et de Perec sont, une fois encore, bien différentes, mais leurs textes romanesques ont cet objectif commun de ré- enchanter les objets anodins, contribuant de la sorte à « renouveler un peu

309 Nathalie Heinich, op. cit., p.138. 259 lřenvironnement quotidien, à combattre le vieillissement du vécu, à oublier ce qui ne va pas : la répétition du toujours pareil310 ». De ce point de vue, le ré- enchantement du quotidien et du standard nřest jamais définitif.

C. Des objets producteurs dřexpériences sensorielles et immersives

Avec la postmodernité, références, époques et matériaux se télescopent.

Ce bousculement des repères engendre des phénomènes diffus et non concentrés311 que Michel Maffesoli désigne par le terme « ambiance affectuelle312» pour expliquer la charge affective et le pouvoir émotionnel quřil est possible de retrouver dans les romans de Sarraute et de Perec.

Se forment ainsi des groupes affectifs autour dřobjets à partir desquels il sřagit dřélaborer des signes de reconnaissance. Le sentiment esthétique est mis en commun et peut, à ce titre, émaner de nřimporte quel objet, pourvu que celui-ci sécrète une ambiance et se voit attribuer des valeurs symboliques ou ludiques. Le phénomène sřétend donc à lřensemble de la vie quotidienne, tout en retirant aux

œuvres culturelles et artistiques leur privilège esthétique. Ce qui était lřapanage des grandes œuvres est désormais banalité, banalité dans laquelle « sřopèrent des condensations, sřorganisent des tribus plus ou moins éphémères qui communient à

310 Gilles Lipovetsky, « La société dřhyperconsommation », entretien avec Valérie Guillaume, dans D. Day, le design aujourd’hui, (Valérie Guillaume, dir.), Paris, Éditions du Centre Pompidou, 2005, p.106. 311 Andréa Branzi présente ce quřil appelle « la modernité dřaujourdřhui », autrement dit la postmodernité, comme lřépoque de « la pensée fuzzy » et lui attribue le qualificatif de « liquide » pour décrire la fluidité de la réalité dans laquelle les écrivains, artistes et designers se meuvent à partir des années 1970-1980, Voir Andrea Branzi, « une modernité faible et diffuse », dans Design : carrefour des arts, (Raymond Guidot, dir.), Paris, Flammarion, 2003, p.378-389. 312 Michel Maffesoli, Au creux des apparences. Pour une éthique de l’esthétique, Paris, Éditions de La Table Ronde, 2007 [1990], p.26. 260 des valeurs minuscules, et qui, dans un ballet sans fin, sřentrechoquent, sřattirent, se repoussent en une constellation aux contours flous et parfaitement fluides313 ».

Ces caractéristiques des sociétés postmodernes pourraient tout à fait trouver leur pendant dans les romans de Sarraute avec ces phénomènes de

« moutonnerie », de « transes », dř « hystérie » collective, « [c]ette surenchère »

(FO, 526) souvent déclenchées par une simple mise en contact dřindividus avec des objets anodins. Des mouvements dřattractions et de répulsions traversent les

œuvres de lřauteur, mettant ainsi en place « une astronomie intérieure314 » complexe. Le fait de sentir chez autrui « une complicité, une intimité, un reflet »

(FO, 544) peut alors pousser à lřagrégation des individus et à leur absorption dans un ensemble plus vaste. Entre les membres appartenant respectivement à cet ensemble, « un courant invisible circule, de sympathie, de solidarité, de délicieuse complicité » (FO, 553) à la faveur dřune émotion vécue en commun.

Mais, le fait dřéprouver ensemble nřest pas toujours tout à fait uniforme, comme lřexplique Michel Maffesoli. « En fait, lřidentification agrège chaque personne à un petit groupe ou à une série de groupes. Ce qui implique une multiplicité de valeurs opposées les unes aux autres315 ». Les interprétations au sujet des objets présentés peuvent effectivement différer les unes des autres. Ceci explique le thème de la coterie et du snobisme occupe une place importante dans lřœuvre sarrautienne depuis les critiques habilités à se prosterner dans Les Fruits

313 Ibid., p.28. 314 Lřexpression est de Olivier de Magny, voir son article « Nathalie Sarraute ou lřastronomie intérieure », dans Les Lettres nouvelles, n°41, déc. 1963-janv. 1964, p.139-154. Cette métaphore est du reste souvent évoquée à propos du Planétarium. « On se trouve en effet sous un faux ciel, dans un faux univers peuplé de personnages types » (Valérie Minogue, Notice du Planétarium, op. cit., p.1800), eux-mêmes entourés par des faux astres. 315 Michel Maffesoli, op. cit., p.32 261 d’or Ŕ « Quoi ? Quřest-ce qui est à mourir de rire ? Que je ne me laisse pas faire, que je ne sois pas impressionné par tous ces snobs, ces crétins ? » (FO, 579) Ŕ jusquřau père de famille qui, voyant ses propres enfants ligués contre lui, à propos dřune sculpture, tente un rapprochement pour le moins douteux : « Il entend leurs petits rires, leurs chuchotements… ils se concertent, ils flairent le faux ralliement… Vous savez bien quřil en est un… Oui, il est dans leur camp, il est lřun dřentre eux, tout au bas de lřéchelle » (VE, 773).

Les œuvres peuvent être encensées par les prétendus connaisseurs : « Cřest un génie. Il a donné ses preuves. Vous oubliez ce détail, mon petit ami. Vous oubliez ce quřil a fait… Quelles œuvres admirables… - Admirables ! » (FO, 582).

Mais, ces œuvres peuvent aussi être réduites à des produits banals et inauthentiques : « […] une grande banalité de pensée, de sentiments… beaucoup de platitude… Cřen est par moments stupéfiant » (FO, 580). Ces situations sont encore une fois à mettre en parallèle avec les expériences de lřart contemporain qui « travaille à rendre hermétique lřaccès à des expériences banales et courantes316 ».

Aussi, le statut de lřobjet, si ambigu, se rattache toujours à une diversité dřopinions, pluralisme débouchant, au final, sur un dépassement des distinctions.

Cřest « la vaporisation », « lřeffet de gaz »317 dont parle Yves Michaud, « couche de gaz délétère » (VE, 797) que lřon retrouve partout dans les romans de Sarraute et qui contribue à former cette « sorte de mollesse existentielle aux contours quelque peu indéfinis […]. Une telle mollesse […] qui tend à sřaffirmer au travers

316 Yves Michaud, op. cit., p.45. 317 Yves Michaud souligne lřexpansion de la « qualité vaporeuse » de lřobjet représentant, à son sens, « ce quřil reste de lřart quand il est devenu fumée ou gaz », op. cit., p.15 et 35. 262 des différentes expressions dřune affectivité partagée 318 ». Or, cette mollesse peut tout à fait expliquer que lřindividu sarrautien ne soit plus en mesure de différencier les artistes inauthentiques des faussaires de génie, ou les critiques incultes des snobs, il est désormais possible de prononcer des phrases à propos de tout et de rien comme on peut deviser sur lřobjet le plus insignifiant pour le porter aux nues.

Comparé à Sarraute, Perec décrit les comportements esthétiques de ses personnages de manière plus arrêtée. Il est plus aisé dřidentifier la provenance de lřémotion commune, celle-ci étant moins le fait de tribus et de coteries que celui dřindividus pris dans une configuration collective. La banalité de lřexistence devient un ciment unificateur, tant dans un contexte de société de consommation

(Les Choses), que dans le quotidien dřun immeuble (La Vie mode d’emploi) Ŕ cette œuvre montre avant tout une manière dřêtre ensemble Ŕ ou dans le climat dřune enquête policière (La Disparition). Il est même révélateur de voir que dans le cas de Un Homme qui dort, « lřaventure » du solitaire, cherchant à se fondre dans le décor pour sřy perdre, aboutit à un échec. Force est de constater que lřexpérience de lřindifférence a ses propres limites.

Prenons un exemple de ce qui représente lřexpérience commune dans Les

Choses. Sous la disparité des choses énumérées, prédomine lřuniformité des comportements à lřégard des objets.

Ils étaient toute une bande, une fine équipe. Ils se connaissaient bien ; ils avaient, déteignant les uns sur les autres, des habitudes communes, des goûts, des souvenirs communs. Ils avaient leur vocabulaire, leurs signes, leurs dadas. […] Leurs appartements, studios, greniers, deux pièces choisis […] se ressemblaient : on y retrouvait les mêmes canapés crasseux, les mêmes tables dites rustiques, les mêmes amoncellements de livres et de disques, vieux verres, vieux bocaux, indifféremment

318 Michel Maffesoli, op. cit., p.69. 263

remplis de fleurs, de crayons, de menues monnaies, de cigarettes, de bonbons, de trombones. Ils étaient vêtus, en gros, de la même façon, c'est-à-dire avec ce goût adéquat qui, tant pour les hommes que pour les femmes, fait tout le prix de Madame Express, et par contrecoup, de son époux. (LC, 42-45).

Il est certes indéniable que le contexte euphorique de la société de consommation, tel quřil est décrit dans Les Choses, participe à cette uniformité dans laquelle les modes de vie, les conversations courantes, les existences se ressemblent jusquřà se confondre. La monotonie du style de lřauteur, avec la répétition de structures identiques et le rythme de lřénumération, fait du reste ressortir le manque de saveur dřun univers où ce qui passe pour être un signe particulier concourt en réalité à désindividualiser les êtres pour favoriser leur appartenance à un groupe et ses rites. Il nřen demeure pas moins quřen désindividualisant, lřuniformité rassure.

Lřobjet possédé ou convoité rappelle au consommateur des formes, des couleurs ou des matières connues, ce dont les romans de Sarraute et de Perec témoignent.

Chez la première, lřobjet peut devenir une sorte de couverture de sécurité :

« la couleur rose fumée, et cette vieille douce forme incurvée » (LP, 369) du petit flacon de parfum de Gisèle, « la courbe désinvolte et ferme des accoudoirs » de la bergère Louis XV et le « réconfort de ses calmes et généreux contours… » (LP,

381), les fauteuils de cuir dont « le coussin, souple soyeux, le dossier dřune forme confortable et sobre, dans le meilleur goût anglais » (LP, 366) créent une atmosphère où « tout est solide comme ces fauteuils, tout est simple, net » (LP,

Ibid.). Lřours en peluche Michka a cette même fonction dans Enfance Ŕ « […] il est plus mou et doux quřil nřa jamais été, quand il fait froid je le couvre jusquřau cou avec un carré de laine tricotée et on nřaperçoit que sa petite tête jaune et soyeuse, ses oreilles amollies, les fils noirs usés de sa truffe, ses yeux brillants

264 toujours aussi vifs… » (E, 1090). Lřobjet est alors pourvu dřune valeur élective contribuant à mettre en relief la cruauté et le manque attachés à la scène du déchirement : « Adèle, mon ours a disparu Ŕ Cřest Lili qui lřa pris… […] Ŕ Ah elle lřa déchiré » (E, 1090).

Chez le second, il peut sřagir dřarticles de maison, de petits détails insignifiants qui sollicitent les mémoires. La Vie mode d’emploi regorge dřénumérations qui agissent comme les listes dřobjets dans Je me souviens. Et si les objets énumérés dans Les Choses paraissent au premier abord dépourvus dřaffectivité, elles nřen résonnent pas moins dans les mémoires. En outre, la dimension éphémère attachée à toute chose finit tôt ou tard par ressortir.

Mais, dans ces moments où ils se laissaient emporter par un sentiment de calme, dřéternité, que nulle tension ne venait troubler, où tout était équilibré, délicieusement lent, la force même de ces joies exaltait tout ce quřil y avait en elles dřéphémère et de fragile. Il ne fallait pas grand-chose pour tout sřécroule : la moindre fausse note, un simple moment dřhésitation, un signe un peu trop grossier, leur bonheur se disloquait… (LC, 66).

Rien dřétonnant que, dans un tel contexte, il faille enrober les objets dřun voile enchanteur et de vertus quasi magiques afin de faire front à une constante menace dřécroulement. Or, cet enchantement passe par une pratique fondamentale qui fera lřobjet de mon dernier point : celle du détournement et de la manipulation de lřobjet romanesque.

D. Détourner les fonctions de lřobjet : une pratique contemporaine

La dé-fonctionnalisation de lřobjet peut dès lors aboutir à une réinvention du quotidien. Cette dernière passe par une attribution de qualités esthétiques à lřobjet dont la finalité glisse vers la contemplation, lřexhibition et lřappréciation.

Les techniques et les pratiques romanesques, artistiques ainsi que celles du design

265 sřemploient de la sorte à redéfinir les objets quřelles produisent, tout en rendant les frontières entre art et industrie, gratuité et utilité difficiles à cerner. Le design est à cet égard caractérisé par une transdisciplinarité tout à fait révélatrice : le designer peut prendre lřattitude de lřartiste et inversement, lřartiste peut embrasser la profession de designer comme lřexplique très bien Camille Morineau319. Cette confusion invite à poser un nouveau regard sur les objets quotidiens, rendant possible une véritable poétique du banal ou du trivial qui, à lřépoque où Sarraute et Perec écrivent leurs romans, a un certain goût de déjà vu. En cela, on peut dire que les écrivains reprennent à lřart et au design certains procédés.

En art, le détournement est lřoccasion de réinventer une forme, dřen mettre à nu la structure ou de faire reculer les limites de la création. Et aussi dřintroduire une distance, souvent humoristique, avec la réalité. Picasso excellait dans cet exercice en métamorphosant une 2 CV miniature en tête de guenon ou une selle et un guidon de bicyclette en masque de taureau. Marcel Duchamp poussera lřopération jusquřà son paroxysme en exposant, en tant quřœuvre dřart, des objets achetés dans les grands magasins. Le design contemporain sřest emparé de cette pratique consistant à reconsidérer la fonction dřun objet, sa forme et sa symbolique320.

Malgré son évolution notoire Ŕ on passe en effet dřun véritable acte de transgression (Duchamp) à une pratique courante (cřest le cas du design) Ŕ et son glissement entre les fonctions et la permutation de différents domaines, la pratique du détournement appartient désormais autant à la modernité quřà la postmodernité, où lřidée du bon goût et du mauvais goût est battue en brèche.

Dans tous les cas de figure, lřobjet subit une déviation par rapport à ses fonctions dřorigine. Une telle modification conduit à inscrire lřobjet non pas dans un usage

319 Camille Morineau, « Artistes et designers contemporains : la fin des rivalités », dans Design : carrefour des arts, (Raymond Guidot, dir.), Paris, Flammarion, 2003, p.204-256. 320 Elisabeth Couturier, op. cit., Paris, Filipacchi, 2006, p.118. 266 réel, mais plutôt dans un usage qui excède le réel321. Doté dřune intention esthétique, lřobjet change dřespace.

Lřintention esthétique est bien présente dans les inventaires détaillés des réalisations dřHenri Fleury dans La Vie mode d’emploi. Chargé de décorer lřappartement de Madame Moreau et « responsable de tout : du choix des verres, des éclairages, de lřéquipement électroménager ; des bibelots, du linge de table, des coloris, des poignées de porte, des rideaux et doubles rideaux, etc. », il voit dans la tâche qui lui incombe « une occasion unique de réaliser son chef-dřœuvre

[…] il pourrait, avec ce décor prestigieux et au départ anonyme, donner une image directe et fidèle de son talent, illustrant exemplairement ses théories en matière dřarchitecture intérieure : remodelage de lřespace, redistribution théâtralisée de la lumière, mélange des styles » (VME, 133-134).

Sous couvert dřavoir à résoudre des problèmes dřordre matériel

(électroménager, poignées de porte, éclairage…), Henri Fleury est avant tout chargé de donner une identité à un espace qui resterait neutre et quelconque sans son intervention. Et, pour cela, il nřhésite pas à confondre les styles que lřon identifie à une période en particulier et à mettre en scène dřinnombrables objets devenus élégants. De provenances très diverses et propices à éveiller la curiosité de lřobservateur, les objets quřil choisit mettent en avant un décalage par rapport à leur fonction dřorigine :

En plusieurs endroits, les rayonnages de la bibliothèque ont été aménagés en vitrines dřexposition. Dans la première bibliothèque, à gauche, sont ainsi présentés des vieux calendriers, des almanachs, des agendas du Second Empire […] ; dans la seconde Ŕ

321 « […] tout se passe comme sřil [lřindividu post-moderne] avait besoin dřêtre toujours ailleurs, dřêtre transporté et enveloppé dans une ambiance syncopée, tout se passe comme sřil avait besoin dřune déréalisation stimulante, euphorique ou enivrante du monde » ; Gilles Lipovetsky, L’Ère du vide, op. cit., p.33 ; (je souligne). 267

seul rappel des activités de la maîtresse de maison Ŕ quelques outils anciens : trois rabots, deux herminettes, une besaiguë, six ciseaux à froid, deux limes, trois marteaux, trois vrilles, deux tarières, portant tous le monogramme de la Compagnie de Suez et ayant servi lors des travaux de creusement du canal, ainsi quřun admirable Multum in parvo de Sheffield, offrant lřapparence dřun couteau de poche ordinaire Ŕ en plus épais toutefois Ŕ mais contenant non seulement des lames de tailles variées mais des tournevis, des tire-bouchons, des tenailles, des plumes, des limes à ongles et des poinçons ; dans la troisième, divers objets ayant appartenu au physiologiste Flourens et, en particulier, le squelette, entièrement coloré en rouge, de ce jeune porc dont le savant avait nourri la mère, pendant les 84 derniers jours de la gestation, avec des aliments mêlés de garance, afin de vérifier expérimentalement quřil existe une relation directe entre le fœtus et la mère […] ; dans la cinquième bibliothèque enfin, sur des présentoirs inclinés, plusieurs partitions de musique sont ouvertes, et parmi elles la page de titre de la Symphonie n°70 en ré de Haydn telle quřelle fut publiée… (VME, 134-135)

Comme cette citation lřillustre parfaitement, lřusage des calendriers et des agendas exposés nřa plus cours, les outils qui, ayant reçu, en leur temps, cette fonction dřédifier le canal de Suez et donc de fabriquer lřhistoire, servent désormais à décorer lřappartement de Madame Moreau de prestige.

Comme les agendas et les outils, le squelette de porc, visant à servir les expérimentations scientifiques, se transforme en bel objet de curiosité pour les visiteurs. Il est devenu icône, image décorative conçue à partir dřun animal réel et sa valeur repose sur ce changement de statut, comme en atteste cette remarque :

« Cřest bien sûr le squelette rouge du bébé porc de Flourens qui remporte le plus grand succès et on lui [Madame Moreau] en a souvent offert des sommes importantes » (VME, 137).

Si les objets choisis avec soin par le décorateur, soucieux de déployer son génie artistique, ont été agencés et détournés de manière à faire œuvre de création, cřest parce quřils sont dřabord le produit dřune intention esthétique. Et cette intention fait lřobjet de procédures au sein desquelles Fleury mêlent les compétences du décorateur, de lřartiste et du designer. Or, les effets produits par

268 ces manipulations sont censés produire des réactions calculées et anticipées par le décorateur :

Madame Moreau nřa jamais dit à Fleury ce quřelle pensait de son installation. Elle reconnaît seulement quřelle est susceptible dřalimenter sans peine une agréable conversation dřavant-dîner. La maison miniature fait le délice des Japonais ; les partitions de Haydn permettent aux professeurs de briller et les outils anciens provoquent généralement de la part des sous-secrétaires dřétat au commerce et à lřindustrie quelques phrases bien venues sur la pérennité du travail manuel et de lřartisanat français dont Madame Moreau reste lřinfatigable garante (VME, 137).

Dépouillés dans leur valeur dřusage, ceux-ci sont à présent au centre des conversations. Parce quřil est exposé, lřobjet prend une consistance et acquiert un intérêt quřil nřavait pas au départ. La mission du designer est, ainsi que lřexplique

Philippe Starck, dřindiquer le changement de statut de lřobjet :

La fonction est indispensable à tout objet, même le plus futile. Mais il faut bien comprendre que, parfois, lřobjet nřa pas la fonction que lřon croit : par exemple, savoir lire que lřautomobile transporte des symboles mais pas des personnes, ou que mon presse-citron nřest pas fait pour presser des citrons, mais pour amorcer une conversation322.

En dernier lieu, on ne saurait passer un autre élément présent dans la vitrine : la maison de poupée, composante décorative essentielle sur laquelle le romancier sřattarde singulièrement.

[…] dans la quatrième [vitrine de la bibliothèque], une maison de poupée, parallélépipédique, haute dřun mètre, large de quatre-vingt-dix centimètres, profonde de soixante, datant de la fin du XIXe siècle et reproduisant, jusque dans ses moindres détails un typique cottage britannique : [… énumération] et plusieurs centaines dřobjets usuels, bibelots, vaisselles, vêtements, restitués presque microscopiquement avec une fidélité maniaque : [nouvelle énumération]… (VME, 135).

Suivant une habitude qui lui est propre, Perec recourt à la mise en abyme. Par là, il confirme, encore une fois, le parallèle établi entre la mission du décorateur, lequel insère dans lřespace quřil prend en charge une maison meublée, devenue métaphore de son travail, et celle du romancier qui pratique volontiers les

322 Philippe Starck, cité par Chloé Braustein et Claire Fayolle, op. cit., p.37. 269 enchâssements dřénumérations et agence son récit tel un architecte, grâce aux calculs oulipiens. En cela, Perec sort les objets quotidiens et usuels de leur cadre dřorigine : il les met en scène, comme le fait Henry Fleury, tout en leur conférant une intention esthétique très claire. Le romancier est donc partie prenante du processus dřesthétisation des objets présents dans ses œuvres.

Chez Nathalie Sarraute, la manière de dépasser lřusage réel de lřobjet passe par dřautres procédés. Tandis que la technique énumérative de Perec encourage la cohabitation de champs distincts, les catégories auxquelles appartiennent les objets sarrautiens se superposent les unes aux autres pour être successivement rejetées et agir comme des repoussoirs. La charge esthétique de lřœuvre naît de ces oppositions au sein desquelles la romancière dévoile les tropismes. Les mots du quotidien se transforment alors en morceaux de poésie.

Mais que signifie le mot « esthétique » pour lřécrivain ? Lřesthétique sarrautienne est à lřopposé de ce que lřon entend traditionnellement par

« esthétique » et ne cesse, pour cette raison, de poser des problèmes dans les

œuvres de la romancière. Il faudrait en effet se garder dřoublier que lřemploi du terme « beauté », comme le rappelle Jean Pierrot, « renvoie à des formes artistiques et à un idéal esthétique forcément toujours désuets323 » chez Sarraute.

Cependant, cřest en se référant à ces idéaux représentés par la romancière que les objets sont en mesure de véhiculer une conception artistique singulière.

En somme, chaque fois quřils sont exposés ou donnés à contempler en tant quřobjets esthétiques, les objets sont soumis au processus de pétrification bien connu chez Sarraute afin de donner le sentiment que la recherche esthétique se

323 Jean Pierrot, « Le thème de lřart dans Vous les entendez ? », op. cit., p.113. 270 situe ailleurs, en dehors des mots et des symboles. La romancière montre très bien, dans sa pièce de théâtre C’est beau, comment lřidée traditionnelle de beauté est dřabord liée aux mots qui sřy réfèrent, mots débouchant sur des constructions on ne peut plus artificielles : « Eh bien, cřest cette expression « Cřest beau »… ça démolit tout… il suffit quřon plaque ça sur nřimporte quoi et aussitôt… tout prend un air…324 ». Lřexpression « nřimporte quoi » sous-tend bien que tous les objets sont susceptibles dřêtre considérés dřun point de vue esthétique et que lřœuvre dřart a bien perdu de son intensité en devenant banale. Comme le soutient lřune des voix dans Les Fruits d’or, le créateur a délibérément recours au banal auquel il consacre une place de choix : « ces platitudes, comme il les appelait, le malheureux, ces platitudes qui le choquaient tant, elles avaient été mises là exprès » (FO, 581), expression qui nřest pas sans provoquer de véritables remous entre les personnages.

Ces derniers peinent à se mettre dřaccord sur la portée de cette intentionnalité. Invite-t-elle à tromper ou, au contraire, fait-elle partie dřun processus esthétique ? Lorsque les uns crient au génie, les autres sřempressent dřen dénoncer la duplicité et lřabsence de caractère artistique. Ainsi, le fameux

« il lřa fait exprès » (FO, 582) est tour à tour vu comme une qualité première ou un défaut rédhibitoire qui interdit à lřobjet son entrée dans le panthéon des arts.

Comment le sait-on, quřil lřa fait exprès Ŕ Mais on le sait… ils le secouent. On le sait parce quřil est maître de ses moyens, il ne peut pas se tromper, il sait toujours ce quřil fait… » Une voix de femme glapit : « Et puis il lřa dit. » Il crie cette fois de toutes ses forces : « Ah, il lřa dit ? Á qui ? Ŕ Il lřa dit, il lřa dit dans une interview… Je lřai entendu, il en a parlé à la radio… Il a dit : Jřai voulu faire littéraire, conventionnel… vous comprenez… » Il ne reconnaît pas sa propre voix : « Mais il

324 Nathalie Sarraute, C’est beau, dans Œuvres complètes, (Jean-Yves Tadié, éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1996, p.1467, dorénavant symbolisé par les lettres CB, suivies du numéro de la page. 271

lřa peut-être dit pour se défendre. Cřest peut-être une ruse de sa part. Une ruse… Il ne pouvait pas faire autrement… » Cette fois, cřen est trop. Ils tombent tous sur lui et le frappent à grands coups, « Comment pouvez-vous ? Vous… Mais vous perdez la tête. Cřest un génie. Il a donné ses preuves. Vous oubliez ce détail, mon petit ami. (FO, 582).

Toutefois, la platitude elle-même ne se laisse pas saisir facilement. On peut prendre « cette platitude pour de lřart » (FO, 582) et, dans ce cas, lřœuvre dřart ne vaut pas pour elle-même, mais davantage pour lřidée dřêtre présentée en tant quřœuvre dřart. Cependant, dans le cas où lřartiste laisse la « banalité à lřétat naturel » (FO, 585), peut-on parler de représentation ou dřostentation et, à plus grande échelle, dřart? Autant de questions avec lesquelles il est difficile de trancher tant Sarraute semble entremêler ce que François Jost appelle

« représentation du banal » et « ostentation du banal »325.

Néanmoins, le plaidoyer en faveur de la « banalité à lřétat naturel » peut

être mis en doute par les propres paroles de la romancière lorsquřelle parle de la difficulté dřécrire, de réécrire et de son souci constant de reformulation à propos des états ou des objets quřelle veut décrire. À la question « est-ce que vous faites beaucoup de révisions, de remaniements de votre manuscrit ? 326 », Sarraute répond par lřaffirmative. Le travail de réécriture est dřailleurs si important pour la romancière quřil explique la longueur des intervalles entre chaque nouvelle publication. Lřécriture est le contraire dřun acte spontané et fait lřobjet dřune lutte acharnée pour tenter de saisir les tropismes. De plus, la romancière ne cesse de

325 François Jost, Le Culte du banal, Paris, CNRS éditions, 2007, p.20. 326 « Je travaille en deux temps. Généralement jřécris tout, du commencement jusquřà la fin, et cřest mal écrit. […]. Puis, quand cřest terminé, je reprends tout depuis la première page en travaillant le texte comme des poèmes; je peux recommencer cinquante fois la même page. Jřen ai des piles comme ça Ŕ pour arriver à deux pages », Nathalie Sarraute interviewée par Alison Finch et David Kelley, « Propos sur la technique du roman », dans French Studies, vol. XXXIX, 1985, p.309. 272 répéter que son but nřest pas de montrer la banalité, mais le tropisme : « […] il ne sřagit absolument pas de faire une sorte de nomenclature des banalités ou de montrer la banalité en tant que telle, comme fait Ionesco, par exemple. Cřest plutôt le contraire. Il sřagit de montrer à quel point cette banalité nřen est pas une puisquřelle révèle ces mouvements intérieurs327 ». Ces exemples montrent combien le recours à lřanti-naturel est nécessaire pour donner forme à du spontané, ce spontané étant la substance, autrement dit, la matière artistique des

œuvres de Nathalie Sarraute.

Au terme de cette sous-partie, on constate que les deux romanciers nřont dřautre recours que celui dřutiliser la banalité Ŕ à des fins différentes, certes Ŕ pour mettre en lumière le décalage qui existe entre une intentionnalité originelle

(et anti-esthétique par définition) de lřobjet pourvu dřune fonction utilitaire et un nouvel objet, devenu intentionnellement esthétique. La banalité est une mise en scène et elle est, à ce titre, esthétique. Chez Perec, le banal résulte dřune manipulation consistant à édifier une esthétique de la vacuité. Chez Sarraute, le banal est constitutif de lřœuvre, mais il se voit rapidement éclipsé car il nřest quřun trompe-lřœil, autrement dit un vide.

Ces constats reviennent à dire que la banalité de lřobjet est esthétique en ce quřelle est porteuse de vide. Or ce vide existe lui-même en vertu de détournements et manipulations constants, lesquels donnent de nouveaux moyens dřaccès au réel, reflétant chacun une vision propre à Sarraute et à Perec. Dès lors, si le vide est intentionnellement esthétique et, quřà ce titre, il meuble les romans

327 Nathalie Sarraute interviewée par Bettina L. Knapp, « Interview avec Nathalie Sarraute », dans Kentucky Romance Quarterly, vol. XIV, n°3, 1967, p.285. 273 des deux écrivains, cřest quřil est en fait lřobjet dřune véritable architecture dont tous les matériaux sont agencés avec soin et travaillés dans leur matérialité afin de constituer un objet dřart, devenue ici œuvre romanesque.

En définitive, le travail de manipulation et de détournement dont il ne cesse dřêtre question à propos des objets perecquiens et sarrautiens sert à illustrer les procédés de lřécriture romanesque en général, et celle de lřobjet en particulier.

Les romans doivent en effet faire lřobjet de détournements et de manipulations, sřils ne veulent pas se voir attribuer les fonctions des œuvres classiquement réalistes. Cela implique que les principaux éléments du réalisme traditionnel ne soient pas totalement bannis, mais davantage banalisés pour prétendre renouveler les conceptions du roman, associées à des visions singulières du réel où le vide acquiert ses lettres de noblesse.

Sřil sřagit de donner forme à du vide, comment les romanciers sřy prennent-ils ? Quelle est la place du vide et de quelle façon sřopère le passage dřune esthétique du vide à la constitution de ce vide en objet artistique, lui-même susceptible de faire du texte romanesque une œuvre dřart ? Ces questions feront maintenant lřobjet du quatrième et dernier volet de ce chapitre.

274

IV. Une esthétique de la vacuité entre manipulations et détournements

Si la question du vide nřa pas, jusquřà maintenant, fait lřobjet dřune partie

à proprement parler, elle sous-tend constamment mon propos car lřesthétique de

Sarraute et celle de Perec y est fortement associée. Comme jřen ai donné un aperçu dans ce qui précède, les phénomènes dřesthétisation du quotidien Ŕ quřils relèvent de la modernité ou de la postmodernité Ŕ, se rapportent au vide.

Ensuite, nous avons vu que les œuvres des deux écrivains, en rassemblant des caractéristiques à la fois modernes et postmodernes (bricolage, recyclage et métissage), opèrent une synthèse, tout en accentuant le décalage entre ces deux grandes tendances où le vide se niche.

Enfin, le vide résulte dřune symbiose délicate entre la matérialité et lřimmatérialité des formes qui se rapportent à lřobjet et aux éléments qui le composent. Jřai, à plusieurs reprises, souligné lřinvisibilité des gestes posés par les romanciers à lřégard des objets quřils décrivent et derrière lesquels ils sřeffacent. Les procédés utilisés se veulent toujours immatériels et sont lřobjet dřune intention qui, pourtant, ne sřappréhende quřen étant articulée à un travail de la matière, ici, les mots. La compréhension du fonctionnement de cette symbiose est fondamentale car elle renvoie à lřexpression dřune subjectivité.

Jřétudierai, dans cette partie, la question de la vacuité comme construction intentionnelle, grâce au thème de lřarchitecture ; puis, jřaborderai la question du travail de lřobjet dans sa matérialité, travail indispensable à lřavènement de la vacuité et à la transformation de lřobjet banal en objet dřart. En dernier lieu, je

275 verrai que cet objet, engageant la singularité de lřauteur, fait intervenir, par la même occasion, sa subjectivité de créateur, placée sous le signe du vide.

A. Lřarchitecture comme mise en œuvre dřune intention esthétique

Comme je lřai montré tout au long de cette thèse, les œuvres romanesques de Nathalie Sarraute et de Georges Perec ont en commun dřêtre remplies de descriptions dřintérieurs, dřéléments architecturaux et de personnages obsédés par la décoration de leurs appartements. Le lexique de la construction y est également très présent et lřarchitecture est à la fois un thème et un procédé. Aussi, je voudrai montrer comment cette question de lřarchitecture, devenue lieu de manipulations et de détournements, permet dřédifier un vide que lřon retrouve au sein de pratiques artistiques et de celles du design.

La recherche du dispositif architectural parfait Ŕ beauté, solidité, harmonie

Ŕ est à lřœuvre dans les romans des deux écrivains. Je renvoie, à cet égard, aux analyses des passages où les personnages sarrautiens paraissent exclusivement préoccupés par lřarrangement de leurs appartements, dřune part, et dřautre part, aux extraits où les mots sont considérés comme des éléments architecturaux. Dans

Entre la vie et la mort, celui à qui on colle lřétiquette dřécrivain en puissance dit :

[…] avec les mots, je construis ce monument à notre gloire à tous, cette cathédrale où vous pourrez vous recueillir et avec les autres exhaler, vers le ciel muet vos nobles plaintes. Je sais les mots, je les triture, je les assemble, je les cimente, je les dresse… Vous verrez ces voûtes, ces piliers, ils sřélancent (EVM, 660).

Lřidée de construction avec les mots traverse toute lřœuvre de Sarraute. Ces mots, en vertu de ce quřils cherchent à représenter, sont, à tout moment, susceptibles dřédifier des clichés.

276

De la même manière, les personnages sarrautiens sont des architectes, toujours prêts à mettre sur pied ce que Sarraute appelle « la belle construction »

(LP, 378), image surfaite que les protagonistes intercalent entre eux et le réel et derrière laquelle ils aiment sřabriter. Gisèle, par exemple, forme avec Alain, son prince charmant, un couple idéal. Cette vision pour le moins stéréotypée semble alors indéfectible :

Elle a détourné la tête, elle a fui, elle a couru se réfugier auprès de son mari, elle a posé la main sur son bras, ils se sont regardés dans les yeux, là, face à tous les autres… […] elle a senti très fort […] quřils étaient à eux deux… […] quelque chose dřindestructible, dřinattaquable… Pas un défaut dans la dure et lisse paroi. Pas un moyen pour les autres de voir ce quřil y avait derrière. (LP, 378)

Un peu plus loin, on peut lire un passage similaire :

Aussitôt quřil était là, tout se remettait en place. Les choses prenaient forme, pétries par lui, reflétées dans son regard […] De lřuniformité, du chaos, de la laideur, quelque chose dřunique surgissait, quelque chose de fort, de vivant […], quelque chose qui tout vibrant […] ordonnait tout autour de soi, soulevait, soutenait le monde » (LP, 381).

La jeune-femme cherche à construire des images stables pour faire front aux angoisses qui lřassaillent. Ainsi, la perception du monde est dřabord une affaire de proportions. Cette dimension de la perception envisagée comme construction ou reconstruction est ce qui pousse le personnage à métamorphoser un ressenti en

éléments architecturaux.

Á un autre niveau, les personnages perecquiens sont aussi des architectes.

Jérôme et Sylvie dans Les Choses réalisent en rêve lřagencement de lřappartement idéal. Les personnages projettent tellement dřimages dřabondance quřils en deviennent mégalomanes. Ainsi, la simple visite dřune exploitation agricole se transforme, au centre du livre, en une vision hallucinante de « gigantisme

277 alimentaire328 » qui, dans un second temps, est métaphorisée par la construction dřune ville utopique.

Tout ce qui se mange et tout ce qui se boit leur était offert. […] Il y avait des charcuteries, temples aux mille colonnes aux plafonds surchargés de jambons et de saucisses, antres sombres où sřentassaient des montagnes de rillettes […] Ils sombraient dans lřabondance. Ils laissaient se dresser des Halles colossales. Devant eux surgissaient des paradis de jambons, de fromages, dřalcools. […] Ils longeaient les façades dřacier, de bois rares, de verre, de marbre. Dans le hall central, le long dřun mur de verre taillé qui renvoyait dans la cité tout entière des millions dřarcs-en- ciel, jaillissait du cinquantième étage une cascade quřentouraient les vertigineuses spirales de deux escaliers dřaluminium. Des ascenseurs les emportaient. Ils suivaient des corridors en méandres, gravissaient des marches de cristal, arpentaient des galeries baignées de lumière, où sřalignaient à perte de vue, des statues et des fleurs, où coulaient des ruisseaux limpides, sur des lits de galets multicolores. Des portes sřouvraient devant eux. Ils découvraient des piscines en plein ciel, des patios, des salles de lecture, des chambres silencieuses, des théâtres, des volières, des jardins, des aquariums, des musées minuscules, conçus à leur unique usage […]. (LC, 109- 111)

Rêve ou cauchemar ? On ne peut dire. Il y a là un désir de maîtrise, systématiquement contrarié par le caractère infini de ces constructions artificielles. Les frontières entre lřimaginaire et le réel sont poreuses. Enfin, le romancier, en utilisant la figure de lřénumération, emboîte les termes. Il fait en sorte que chacun dřeux soit potentiellement susceptible dřêtre combiné à dřautres termes, de même quřil ordonne son récit en fonction des contraintes quřil se fixe, contraintes qui, loin de restreindre son imagination, la stimule :

On avait construit la maison au moins vingt ans avant, à la façon dřalors. On aurait dit un Casino dřinspiration rococo, à la fois palais colonial, bungalow pour pays chauds, lupanar ultra-chic. Un vantail à trois battants, garnis dřajours ainsi quřun moucharab, ouvrait sur un haut corridor, long dřau moins vingt pas, qui conduisait à un grand salon rond : il y avait un grand tapis dřAnkara, puis, tout autour, divans sofas, vis-à-vis, coussins, miroirs. Un colimaçon montait jusquřaux loggias. Issus du plafond fait dřun bois dur mais clair (du gayac ou du santal), un filin dřaluminium, quřaccrochait au bout un piton dřairain poli tout à loisir par artisan hors pair, supportait un lampion japonais qui donnait au tout un jour opalin, mais plutôt faiblard. (LD, 33-34)

La suppression de la lettre « e » est ici la règle sur laquelle le romancier sřappuie pour décrire la construction de la maison. Celle-ci revêt la forme dřun assemblage

328 Jean-Luc Joly, « Une leçon de choses : approche perecquienne de la totalité », op. cit., p.240. 278 où les mots banals sont reliés à des mots inusités pour aboutir à lřécriture. Les mots sont rattachés entre eux par un fil invisible que Perec exploite pleinement.

À la lumière de ce qui précède, le lexique de lřarchitecture et le thème de la construction sont omniprésents chez Sarraute et chez Perec. On constate que les nombreuses constructions de choses et de mots se dégagent dřune interprétation phénoménologique puisque les mots, porteurs de sensations et dřimaginaire, forment de nouveaux objets, détournés de leurs fonctions premières et derrière lesquels se cachent les intentions des auteurs. Á ce titre, même les constructions les plus nettes ou les plus résistantes ne restent jamais longtemps debout et la chose nřexiste pas en elle-même.

La suite du texte de Perec opère en effet un retour à la réalité. Le constat est amer pour Jérôme et Sylvie car, une fois les illusions dissipées, leurs constructions sont jetées à terre :

[…] ils se retrouvaient seuls, immobiles, un peu vides. Une plaine grise et glacée, une steppe aride, nul palais ne se dressait aux portes des déserts, nulle esplanade ne leur servaient dřhorizon […] de cette immense conquête immobile, […] il ne restait rien : ils ouvraient les yeux, […] ils voyaient en face dřeux […] le puzzle bariolé du cadastre, au centre duquel ils reconnaissaient, presque sans surprise, le quadrilatère presque achevé de la ferme, le liséré gris de la petite route, les petits points en quinconce des platanes, les traits plus marqués des nationales » (LC, 115-116).

Toutes les constructions qui paraissaient si prometteuses nřétaient que poudre aux yeux, trompe-lřœil dans lesquels les personnages se sont précipités. En face dřeux, Jérôme et Sylvie ne trouvent quřun plan et donc quřune construction potentielle ou un projet avorté, « ce puzzle bariolé du cadastre » avec au centre

« le quadrilatère presque achevé de la ferme ».

On retrouve des images semblables dans La Vie mode d’emploi, roman de lřimmeuble parisien auquel il manque le coin inférieur gauche, une cave, et dans

279 lequel le lecteur sřinstalle confortablement pour constater que la bâtisse en question nřétait quřun fantasme, projet de toile laissée « pratiquement vierge »

(VME, 602) par un peintre, lequel va même imaginer la destruction de lřimmeuble :

Au regard dřun individu, dřune famille, ou même dřune dynastie, une ville, une rue, une maison, semblent inaltérables, inaccessibles au temps, aux accidents de la vie humaine, à tel point que lřon croit pouvoir confronter et opposer la fragilité de notre condition à lřinvulnérabilité de la pierre. Mais la même fièvre qui […] a fait surgir de terre ces immeubles, sřacharnera désormais à les détruire. Les démolisseurs viendront et leurs masses feront éclater les crépis et les carrelages, défonceront les cloisons, tordront les ferrures, disloqueront les poutres et les chevrons, arracheront les moellons et les pierres : images grotesques dřun immeuble jeté à bas, ramené à ses matières premières dont des ferrailleurs à gros gants viendront se disputer les tas… (VME, 171).

En définitive, tout projet se solde par un échec. La construction est toujours réduite à néant. Mais, avant dřêtre confronté au vide, il importe de se laisser emporter par le vertige énumératif, emportement que le romancier a connu avant son lecteur. En cela, le romancier a anticipé les étapes que son lecteur va franchir avant de connaître la déception et a assigné à son projet une intention précise : celle de faire surgir le vide.

Lřidée du vide est également très présente chez Sarraute, mais elle fonctionne différemment. Les constructions perecquiennes relèvent du fantasme et débouchent, en fin de parcours, sur un retournement déceptif lié au dévoilement dřune vacuité, tandis que chez Sarraute, la vacuité nřa pas besoin dřêtre dévoilée, elle apparaît dřentrée de jeu. Ainsi, les constructions de Gisèle sonnent faux.

Aussitôt édifiées, les images projetées par la jeune femme sřeffritent pour révèler une substance invisible : des doutes, des vacillements éprouvés par les personnages. Voilà la « belle construction qui vacille, qui penche […], il y avait eu déjà quelque chose, une fissure, une malfaçon… […] oui, déjà à ce moment-là,

280 lřédifice nřétait pas si beau, si parfait… Il y avait eu cette très fine craquelure à travers laquelle une vapeur malodorante, des miasmes avaient filtré » (LP, 378).

Les constructions sont creuses. En cela, elles favorisent lřavènement des tropismes qui prennent forme en étant confrontés à de lřartificiel.

Cohabitent dès lors deux conceptions de la construction chez Sarraute.

Dřun côté, le romancier doit bâtir son œuvre avec « ces grouillements nauséabonds », « ces décompositions », « ces processus obscurs » (FO, 546). De lřautre, on trouve ceux qui pensent que « lřart consiste à assécher tout cela, à en faire une terre solide, dure, sur laquelle on puisse construire, créer une œuvre ».

Un roman serait, en somme, « comme Saint-Pétersbourg bâtie sur des marais, comme Venise gagnée, au prix de quels efforts, sur les eaux troubles de la lagune » (FO, 546-547).

La romancière a beau se méfier des matériaux avec lesquels elle compose ses romans, les mots, « ces particules dřacier qui viennent sřaligner le long des contours aimantés dřun dessin » (EVM, 663) et qui « forment un bloc uni dont toutes les pierres ciselées sřemboîtent exactement les unes dans les autres » (EVM,

664), elle nřa dřautre choix que de les utiliser. Ces mots inévitablement signifient au sens où ils fournissent des représentations imagées, des dessins et, donc, construisent toujours quelque chose de faux pour faire surgir de lřauthentique. Il sřagit alors de faire des mots des véhicules de la sensation, au-delà de leur dimension artificielle : « Les mots quřune même vibration traverse se soudent les uns aux autres » (EVM, 730). Pour ce faire, il est indispensable de passer dřun état

281

à lřautre. Rien nřest définitif, tout devient réversible. Toute édification finit par sřécrouler pour se reconstruire par la suite, et cela, selon un processus éternel.

Pendant que leurs personnages projettent des images, les écrivains construisent à partir du vide et avec le vide. Sous la surface lisse de la construction perecquienne, se trouve le vide auquel on se voit, en définitive, inévitablement confronté, tandis que la construction sarrautienne recouvre une réalité qui ne peut surgir quřen faisant le vide autour dřelle et en revenant aux fondations qui ont précédé la construction en question.

On peut donc en déduire que, à des échelles différentes, les intentions des auteurs sous-tendent les constructions des personnages. Peut-on dès lors parler dřun vide fabriqué ? Si le vide est au centre des romans, il est permis de se demander dans quelle mesure il fait lřobjet dřune visée esthétique.

Comme jřai cherché à le souligner, lřécroulement succède toujours à la construction chez Sarraute et chez Perec, révélant, de la sorte, la vacuité inscrite dans leurs œuvres. La matérialité des mots et des constructions quřils permettent dřédifier est, à ce titre, indissociable dřune immatérialité multiforme. Cette immatérialité, cřest dřabord lřinvisibilité dřun auteur qui sřefface derrière les constructions quřil orchestre dans un but précis. Ce sont, ensuite, les fils invisibles qui relient les mots entre eux et donc lřinvisibilité des étapes situées entre le projet de lřartiste et la matérialisation de son projet, entre lřécrivain et lřavènement de son roman comme œuvre dřart. Or, la manière dont sont exposés et décrits les objets dans les romans des deux écrivains illustre bien le processus car, en transcendant leur statut dřorigine, les objets sont dotés dřune visée esthétique

282 intentionnelle, visée qui demeure bien entendu invisible : « un objet est une œuvre sřil a été effectivement produit dans une intention esthétique ; il fonctionne comme une œuvre quand on lui attribue une telle intention329 ».

Aussi, si lřarchitecture est dřabord un thème pour Sarraute ou pour Perec qui sřen servent pour édifier des images ainsi que des dessins Ŕ avec les descriptions minutieuses dřagencement des pièces, celles concernant les projets dřembellissement de lieux, les objets qui le décorent, les constructions des bâtiments aux parois nettes et lisses Ŕ, elle est également un procédé. En face du dessin, les romanciers forment immanquablement un dessein. Exposés, ces objets sont bien des formes, mais ces formes portent la marque dřune finalité.

Or, le fait de combiner le dessin au dessein, c'est-à-dire dřarticuler lřutilisation de lřarchitecture au surgissement dřune vacuité intentionnelle, renvoie

à lřétymologie du mot « design » qui signifie, selon Vilém Flusser, « entre autres choses "projet, plan, dessein, intention, objectif", mais aussi mauvaise intention, conspiration ainsi que forme, structure fondamentale, toutes ces significations

étant liées aux idées de ruse et de perfidie330 ». À cela, il faut ajouter que lřorigine latine du mot « designare » signifie « représenter concrètement » et que

« signum », ainsi que le mot allemand « zeichnen » qui en dérive, renvoient au signe, au dessin, à lřesquisse et au plan.

Comme tout acte de design, lřécriture du roman chez Sarraute et chez

Perec ne peut se comprendre que comme lřarticulation dřun dessin (le modèle, la forme) et dřun dessein (le projet, la finalité). Le roman engage donc un travail sur

329 Gérard Genette, L’Œuvre de l’art. La relation esthétique, vol. II, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1997, p.266. 330 Vilém Flusser, Petite philosophie du design, Belfort, Circé, 2002, p.7. 283 une forme et sur une finalité. Il évoque par là la quête dřune « symbiose entre des dimensions matérielles et immatérielles331 » de lřobjet. En dřautres termes, la matière même du roman est vidée de ce qui faisait sa substance au temps du réalisme traditionnel et cřest là que réside lřintention des auteurs.

Ce rapprochement avec le design peut sřeffectuer en vertu du traitement que les romanciers réservent à lřobjet romanesque, mais également en raison de la polysémie du mot design332. Faire design peut autant sřapparenter à une volonté de lřartiste-décorateur (ils sont nombreux dans Les Choses et La Vie mode d’emploi) dřexposer des objets usuels transformés en objets esthétiques par le biais dřune intention, quřà un savoir-faire comparable à celui que possède lřartisan ou le miniaturiste. On pense, par exemple, à Gaspard Winckler qui fabrique des jouets, des bagues, « espèce de puzzles, et parmi les plus difficiles qui soient » (VME, 50), des « miroirs de sorcières en les insérant dans des moulures de bois inlassablement travaillées » (VME, 51) et qui, en plus de tout cela, est le « faiseur de puzzle » (VME, 251) de Bartlebooth. Comme Perec lřannonce dans son préambule et le rappelle au chapitre XLIV :

Lřart du puzzle commence […] lorsque celui qui les fabrique entreprend de se poser toutes les questions que le joueur devra résoudre, lorsque, au lieu de laisser le hasard brouiller les pistes, il entend lui substituer la ruse, le piège, lřillusion : dřune façon préméditée, tous les éléments figurant sur lřimage à reconstruire […] serviront de départ à une information trompeuse : lřespace organisé, cohérent, structuré, signifiant du tableau sera découpé […] en éléments falsifiés, porteurs dřinformations fausses… (VME, 250)

331 Valérie Guillaume, Benoît Heilbrunn et Olivier Peyricot, op. cit., p.11. 332 Le mot design renvoie à « différentes choses Ŕ des pratiques, des objets ou des jugements de goût selon le contexte qui lřentoure et selon également quřil est utilisé en tant que substantif ou quřadjectif. », Bruno Remaury, « Les usages culturels du mot design », Le Design : Essais sur des théories et des pratiques, (Brigitte Flamand, dir.), Paris, Éditions du regard, 2006, p.99. 284

Quant à Sarraute, elle doit recourir à des ruses pour créer le mouvement au sein dřobjets figés. La romancière joue en effet sur la malléabilité et la flexibilité des mots comme sřils étaient des matériaux plastiques, adjectif qui, selon Le nouveau petit Robert, est « relatif à lřart de donner une forme esthétique à des substances solides » et est « susceptible de se déformer sous lřaction dřune force extérieure et de conserver sa nouvelle forme lorsque la force a cessé dřagir »333. Si le plastique sřimpose dans le design des années soixante de manière à produire des objets qui manifestent une grande fluidité dans leurs formes, on retrouve, dřune certaine façon, cette notion de flux dans les textes sarrautiens qui cherchent la trace dřune substance vivante. Une telle fluidité est rendue par des va et vient continus allant du plein au vide, de lřart au pastiche, du beau au laid, du solide au friable… Pour ne prendre quřelle, la sculpture de pierre, dans Vous les entendez?, passe de lřétat de bête de pierre à celui de sculpture crétoise pour enfin apparaître comme un objet religieux, etc. Elle se métamorphose en fonction des sensations quřelle fait surgir chez le personnage qui lřobserve : « Un seul rayon invisible

émis par eux peut faire de cette lourde pierre une chose creuse, toute molle » (VE,

751).

Ainsi, lřintention, immatérielle par définition, pouvant prendre la forme dřun jeu, dřune ruse, dřun trompe-lřœil, dřun repoussoir, va toujours de pair avec un travail des matériaux que lřécrivain façonne à dessein. Ces matériaux, ce sont les mots qui sřordonnent sur la page, grâce aux savants échafaudages dřun auteur oulipien et dřune chercheuse de tropismes ; des mots qui, en vertu dřun travail

333 Petit Robert. Dictionnaire de la langue française, (Alain Rey et Josette Rey-Debove, dir.), Paris, Dictionnaires Le Robert, 1987, p.1454. 285 invisible, peuvent prétendre conférer au roman les qualités de lřœuvre dřart.

Cependant, lřintention esthétique attribuée à un objet Ŕ ici le roman Ŕ ne saurait suffire à le faire accéder au statut dřœuvre dřart. Pour y prétendre, lřobjet décrit doit être travaillé dans sa matérialité et cřest maintenant ce que je voudrais

étudier.

B. Lřobjet travaillé intentionnellement dans sa matérialité

La matière du romancier, le langage, apparaît comme étant plus abstraite que celle de la sculpture ou la peinture. Elle ne saurait se soutenir elle-même dans la mesure où elle possède bien pour Sarraute et pour Perec une capacité de communiquer et de signifier. Pourtant, lřintérêt des deux auteurs à son sujet nřen diminue pas moins. Perec a recours aux mots des autres, dessinant ce quřil appelle son « puzzle » littéraire. Sarraute emprunte le langage banal, celui de la réalité visible afin quřil se fasse le véhicule dřune réalité nouvelle au sein de laquelle lřécrivain trouve sa propre voix/voie.

En dépit de sa banalité, le langage présente toutefois une complexité : un mot peut posséder plusieurs significations, comme il peut être vidé de ses significations. Les techniques employées par Sarraute et par Perec joueront dès lors au maximum sur cette marge de manœuvre en faisant subir aux mots toutes sortes de transformations. Partant de là, ils en exploitent la malléabilité pour les sortir des réalités auxquelles ils renvoient originellement et (re)découvrir ce qui se cache derrière eux :

Cinoc vint vivre rue Simon-Crubellier en 1947 […]. Dřemblée, il posa aux gens de la maison, et surtout à Madame Claveau [la concierge], un problème difficile : comment devait-on prononcer son nom? […] Monsieur Echard […] montra que […] il y avait quatre manières de dire le premier « c » : « s », « ts », « ch » et « tch », et cinq manières de dire le dernier : « s », « k », « tch », « ch » « ts » et que par

286

conséquent, compte tenu de la présence ou de lřabsence de tel ou tel accent ou signe diacritique et des particularités phonétiques de telle ou telle langue ou dialecte, il y avait lieu de choisir entre les vingt prononciations suivantes :

SINOSSE SINOK SINOTCH SINOCH SINOTS TSINOSSE TSINOK TSINOTCH TSINOCH TSINOTS CHINOSSE CHINOK CHINOTCH CHINOCH CHINOTS TCHINOSSE TCHINOK TCHINOTCH TCHINOCH TCHINOTS

(VME, 360)

On voit bien ici comment Perec, par lřentremise dřun procédé oulipien, forme et déforme les mots aussi bien dans leur signifié que dans leur signifiant. Lřauteur manie les mots comme sřils étaient des objets, montrant par là que leurs formes immédiates peuvent être détournées et retournées, grâce à des procédés de création, de permutation et de réutilisation. En se livrant à de telles manipulations, le romancier reconsidère la fonction des mots devenus objets, leur forme, leur symbolique, un peu comme le design sřest emparé de la pratique du détournement avec les objets produits et donnés à voir sous un autre jour : « Un effet dřoptique, un déplacement de lieux, un glissement de fonction, une permutation de domaines invitent à modifier le regard que lřon porte sur les objets quotidiens. Et à en sourire334 ». Comme les objets, les mots sont revisités et bousculés. Or, cette bousculade est rattachée à une interrogation vis-à-vis du mot « Cinoc », interrogation qui reste suspendue dans le vide puisquřà défaut dřapporter une réponse définitive, elle propose une multiplicité de possibilités.

Chez Sarraute, le vide est niché au sein des mots, des répercussions et des effets quřils produisent : « Même chez vous, "goût" est de mauvais aloi… cřest un de ces mots… comme "distinction"… qui pourraient servir à construire de jolies devinettes : Quel est le mot qui révèle aussitôt chez celui qui lřemploie que la

334 Elisabeth Couturier, op. cit., p.118. 287 chose que le mot désigne lui manque? » (VE, 810). Afin de rendre palpable le manque, Sarraute fait appel aux images susceptibles de matérialiser lřinadéquation du mot à la chose. Voilà pourquoi la « sous-conversation est tissée dřimages », comme lřexplique Laurent Adert :

[…] ce sont la comparaison développée et la métaphore continuée qui charpentent essentiellement lřécriture sous-conversationnelle. Il nřy a là rien dřétonnant, puisque le figural en général est ce qui sřoppose le plus nettement et le plus traditionnellement à toute désignation rigide du nom. Lřécart de la figure se substitue ainsi à la nomination qui règne en maître dans les échanges conversationnels335.

Cette utilisation de lřimage qui fait barrière au figé et donc au nommé est

également une manière de compenser une faillite à dire le réel, celui-ci étant chez

Sarraute, un innommable. Ainsi, alors que le mot « Art » sonne creux, les images chargées de faire ressortir ce vide sont les entités sur lesquelles se concentre lřeffort esthétique de la romancière :

Du vrai? Art? De mieux en mieux. Art. De Charybde en Scylla. Art. Ah, Ah, Ah… Art… la bouche grande ouverte pour laisser sortir ce gros ballon gonflé dřadmiration, de vénération… Tout droit, lřœil immobile… revêtu de la livrée héritée de père en fils… dressé dès son jeune âge au service des Maîtres… fier de montrer au petit peuple impressionné qui le suit à travers les grandes salles lambrissées des palais, entre les hautes fenêtres donnant sur des jardins, les images éclatantes relatant les hauts faits de ces guerriers héroïques, de ces conquérants glorieux, de ces saints martyrs de la foi... (VE, 810-811)

Sarraute pratique une hybridation des matériaux avec le mot « Art » et les images de puissance qui lui sont associées. Cette manière dřécrire pourrait, de nouveau, faire écho à certains des procédés du design et, notamment, ceux de la combinaison et de lřalliage destinés à introduire « des ruptures dans la logique trop lisse du progrès » ou à perturber « la chaîne rationnelle de lřévolution des

335 Laurent Adert, op. cit., p.218. 288 matières et des techniques » en « pratiquant soit des hybridations, soit des greffes de matériaux jusque-là impensables. Techniquement ou esthétiquement »336.

En somme, tout ce travail sur la matérialité du langage ne peut quřaffecter la représentation des objets romanesques et conduire le lecteur, grâce aux manœuvres du romancier, à retirer ces objets de la réalité ordinaire qui constitue précisément leur nature dřobjets. Or, pour ce faire, les seules intentions esthétiques des auteurs ne suffisent pas à réaliser ce détournement puisque « la création artistique ne se réduit pas au jugement "cřest esthétique", sans quoi il suffirait de trouver un objet beau ou sublime pour en devenir aussitôt le créateur.

Il nřy a art que dans le travail de la matérialité de lřobjet pour induire son appréhension esthétique, c'est-à-dire déréalisante337 ». Dès lors, le travail de la matérialité Ŕ images à faire passer comme des équivalents de la sensation, travail du rythme, superposition et reformulation chez Sarraute ; activité ludique quřest la littérature pour Perec: « nous voulons insister sur ce que nous appelons "le faire", lřacte qui consiste à écrire, à écrire des romans…338 », travail sur potentialités inexploitées du texte, intermédiaire entre lřauteur et le lecteur Ŕ doit se conformer

à des intentions esthétiques.

De ce point de vue, il me semble impossible de parler de

« transfiguration de lřobjet banal » au sens donné par Arthur Danto à ce concept.

Le fait de distinguer lřœuvre dřart de lřobjet ordinaire par le fait quřelle ait une structure intentionnelle nřest pas suffisant à lřéchelle des romans de Sarraute et de

Perec. Si lřidée de faire passer lřobjet pour une œuvre dřart est incontestablement

336 Elisabeth Couturier, op. cit., p.126. 337 Alain Séguy-Duclos, op. cit., p.54. 338 Georges Perec, Entretiens et conférences, vol. II, op. cit., p.252. 289 présente chez Sarraute et chez Perec, il est impossible dřen rester à ce stade. Les nombreuses tentatives qui en découlent sřeffritent et ne peuvent prétendre à un quelconque statut artistique. Cřest ce quřexprime lřune des voix dans Fruits d’or :

« […] ces engouements… ces partis pris, tout à coup, pour nřimporte quoi…

Cette passion, cet acharnement des gens… Et puis ça se défait, on ne sait trop comment… » (FO, 586).

Il nřen demeure pas moins que lřidée de transformer lřobjet quelconque en

œuvre dřart est toujours présente en arrière fond : « La platitude, ou la bêtise, ou la laideur, ou nřimporte quoi, peut être lřexcellente matière dřune œuvre dřart »

(FO, 584). On retrouve chez Perec cette aptitude à faire de la banalité la matière de lřart. Le peintre Valène, censé réaliser son chef-dřœuvre avec son tableau de lřimmeuble où il vit, choisit lui-même de se peindre avec les objets les plus banals quřil soit, tout en respectant des conventions « des peintres de la Renaissance »

(VME, 290) :

Il se peindrait en train de se peindre, et déjà lřon verrait les louches et les couteaux, les écumoires, les boutons de porte, les livres, les journaux, les carpettes, les carafes, les chenets, les porte-parapluies, les dessous-de-plat, les postes de radio, les lampes de chevets, les téléphones, les miroirs, les brosses à dents, les séchoirs à linge, les cartes à jouer… (VME, 291)

De même, la célébration de la banalité est bien la substance dřun récit comme Un

Homme qui dort :

« Ton propos nřest pas dřaller tout nu, mais dřêtre vêtu sans que cela implique nécessairement recherche ou abandon […]. Non que tu veuilles exactement accomplir ces actions en toute innocence, car lřinnocence est un terme tellement fort : seulement simplement […], les laisser dans un terrain neutre, évident, dégagé de toute valeur, et pas, surtout pas, fonctionnel, car le fonctionnel est la pire des valeurs […], mais patent factuel, irréductible… » (HQD, 65).

290

Ici, le romancier est pris dans le paradoxe du banal. Son personnage doit alors composer avec le besoin de « créer les signes du banal », donnant alors lieu à du

« banal choisi », et lřidée dřatteindre « le degré zéro de la banalité »339.

Cependant, dans le cas de Sarraute, comme dans celui de Perec, ce degré zéro nřest quřillusion, car, comme je lřai déjà expliqué, la banalité est par définition anti-naturelle parce que toujours travaillée matériellement et intentionnellement. Cřest pourquoi il est permis de parler de bricolage de la banalité.

Chez Sarraute, cette pratique correspond à une volonté de réappropriation du mot banal, devenu véritable objet industriel par définition standardisé : « "Je fais une pleurésie". Ce mot "fais" employé ainsi… il mřa mis mal à lřaise… je ne savais pas pourquoi… il y avait là une sorte de soumission, de passivité dřobjet

[…] » (EVM, 629) ; « […] les mots sont des jouets… quřon ouvre, quřon casse… on veut voir ce quřil y a dedans… » (EVM, 630) ; « […] le mot, sans avoir rien accroché lui revient : un objet grossier hideux, comme ceux quřon gagne aux loteries des foires » (EVM, 642). Mais, à la passivité du lecteur qui ne ferait que consommer les mots comme des produits tout faits et ne voir à leur endroit

« quřune chose quelconque, comme on en voit tant… » (EVM, 679), Sarraute oppose la création dřune banalité pour le moins problématique en ce quřelle blesse et provoque un sérieux malaise : « […] un mot quelconque, tout à fait banal, a transporté cela, un mot a pénétré en lui, sřest ouvert et a répandu cela partout, il en est imbibé, cela circule dans ses veines, charrié par son sang, des caillots se forment, des engorgements, des poches, des tumeurs qui enflent,

339 François Jost, op. cit, p.6. 291 pèsent, tirent… » (EVM, 651). Cette manière de recourir aux images médicales qui évoquent la maladie permet non seulement de fabriquer une profondeur qui sřoppose à la banalité des mots quřon manie comme sřils étaient des objets et dont il nřa cessé dřêtre question tout au long du récit, mais elle est également à lřorigine dřune nouvelle appréhension de la banalité.

Chez Perec, les mots deviennent des produits précontraints et leur agencement inédit a pour objectif de les ancrer dans un espace de signification nouveau. Comme je lřai déjà mentionné, les textes de Perec sont souvent lřoccasion dřexplorations de la matérialité de lřécriture : ils mettent en jeu la lettre même en tant que signifiant manipulable. Dans W ou le souvenir d’enfance, Perec jongle véritablement avec la lettre « X », « deux V accolés par leurs pointes » qui renvoient à la lettre « W », lettre qui se transforme en croix gammée « en prolongeant les branches du X, celle-ci étant susceptible de se dédoubler en deux

SS… » (W, 110). Dans La Vie mode d’emploi, lřauteur sřadonne aux mêmes sortes de « jeux » en décomposant les modifications subies par le nom de Cinoc.

« Comment Kleinhof était-il devenu Cinoc ? […] le "f" final avait été un jour remplacé par ce signe particulier (ß) avec lequel les Allemands notent le double

« s » ; ensuite, sans doute le « l » était tombé ou bien on lui avait substitué le

"h"… » (VME, 361). Perec mélange ici les symboles et les signes pour montrer les ambiguïtés de lřalphabet car, derrière lř « évidence apparente » (W, 13) des mots se trouve une réalité indicible. Comme les exercices oulipiens le montrent, un mot en cache souvent un autre :

292

MARIE = AIMER SPARTE = TRÉPAS NICOMÈDE = COMÉDIEN (VME, 509)

Parfois, il suffit seulement dřune légère altération pour que le mot désigne une réalité toute différente de celle à laquelle il se référait à la base.

Ce genre de bricolage fonctionne autant sur les mots que sur les objets, les seconds mettant en abyme les détournements qui ont lieu sur les premiers.

Cřest, du reste, ce quřillustre cette installation de cuisine, dans La Vie mode d’emploi, où le décorateur Henry Fleury encastre les objets les uns dans les autres de manière à masquer la nouveauté au sein de lřancien. Ainsi, le laboratoire culinaire « doté des perfectionnements techniques les plus sophistiqués, équipé de fours à ondes, de plaques autochauffantes invisibles, de robots ménagers télécommandés susceptibles dřexécuter des programmes complexes de préparation et de cuisson » est recouvert par des objets de facture traditionnelle :

Tous ces dispositifs ultra-modernes furent habilement intégrés dans des bahuts de mère-grands, des fourneaux Second Empire en fonte émaillée et des huches dřantiquaires. Derrière les portes de chêne ciré à ferrures de cuivre se dissimulèrent des tranchoirs électriques, des moulins électroniques, des friteuses ultra-sons, des grilloirs à infra-rouge […] on ne voyait pourtant en entrant que des murs couverts de carreaux de Delft à lřancienne, des essuie-mains de coton écru, des vieilles balances de Roberval, des brocs de toilette avec des petites fleurs roses […] (VME, 393-394).

Cette pratique qui consiste à introduire des éléments décoratifs et insolites dans un produit qui existe déjà permet de parler de « re-design ». Le bricolage réalise lřassemblage de divers objets préexistants grâce à une créativité combinatoire faite dřagencements et de remaniements, image qui sřaccorde tout à fait avec la pratique oulipienne de lřécriture. Comme lřameublement de lřappartement Marcia, lequel présente un « audacieux mélange dřéléments ultra-

293 modernes » et « de curiosités dřépoques diverses » (VME, 200), lřécriture de lřauteur oulipien impose un déconditionnement par rapport à la littérature traditionnelle, un renouvellement des matières, des innovations techniques, tout en revisitant le passé et en regardant « dřun œil neuf le mobilier dřautrefois340 ».

Aussi, les objets appartenant à un passé familier ou ceux auxquels on ne porte même plus attention peuvent, à lřimage des puzzles conçus par Winckler pour Bartlebooth, « forcer dans un sens tout à fait différent la perception des pièces destinées à venir remplir cet espace » (VME, 415). Il sřagissait en effet pour Bartlebooth de « faire basculer sa perception, voir autrement ce que fallacieusement lřautre lui donnait à voir » (VME, 415), citation qui résume là toute la conception de lřécriture chez Perec. Finalement, parce quřil est manipulé et détourné de ses fonctions, lřobjet est immanquablement associé à lřomniprésence dřune vacuité qui, loin de résulter dřun appauvrissement de la substance, la renouvelle et lřenrichit.

Je voudrais à présent aborder ce qui sera le dernier point de cette étude Ŕ et sûrement lřun des plus importants, car il est lřélément qui non seulement sous- tendait mon propos, mais est également indispensable à lřavènement de lřœuvre dřart. Le statut artistique de lřobjet procède, dans les romans de Sarraute et de

Perec, dřun marquage identitaire le plus souvent invisible, mais néanmoins indispensable. Les pratiques du bricolage, du recyclage, du métissage permettent en effet de singulariser les stratégies dřappropriation et de détournement, participant ainsi dřune construction identitaire pour le moins flottante chez lřécrivain puisquřelle nřapparaît jamais directement. « Ce flottement permet

340 Elisabeth Couturier, op. cit., p.130. 294 lřouverture dřun espace de "jeu" », lequel cache souvent « un espace du "je" »341.

Finalement, les manipulations pratiquées sur les objets entrent en « résonance

émotionnelle342 » avec eux. Cřest ce que je voudrais maintenant développer.

C. Les traces dřune subjectivité

Comme jřai cherché à le montrer tout au long de ce travail, les romans de

Sarraute et de Perec sont remplis dřobjets qui, par leur aspect lisse, mort, banal et par la manière dont ils sont décrits, font songer à la production en série.

Lřexécution manuelle ne paraît sřappliquer ni à lřénumération perecquienne ni à la reformulation des romans sarrautiens où les mêmes objets reviennent de façon récurrente sans être autre chose que des prétextes puisquřils nřintéressent pas

Sarraute à proprement parler. Rien dřunique, dřoriginal au sujet des objets, donc.

Même le critère de lřancienneté ne suffit plus à attester de leur authenticité. Tout sřinscrit sous le signe du double, du faux, de la duplication, propre à lřindustrie.

La tendance à lřuniformité sřapparente à une sorte de répétition systématique, située aux antipodes de ce que Clément Rosset appelle « lřidiotie du réel ».

Il nřest nullement étonnant, dans ces conditions, de voir les auteurs de ces textes sřeffacer derrière les objets « soi-disant lisses[s] et sans malice343 », tout en faisant valoir cet effacement à leurs lecteurs. Pourtant, derrière cette apparente objectivité, les auteurs laissent des traces, ou plutôt, traquent les traces Ŕ le mot et le thème de la trace sont omniprésents dans leurs textes Ŕ dřune subjectivité. Cette dernière prend la forme dřun ressenti à lřégard dřune matière, chez Sarraute, tandis que, chez Perec, elle tend à redonner une forme humaine aux objets quřil

341 Benoît Heilbrunn, L’ABCdaire du Design, op. cit., p.37. 342 Idem. 343 Gérard Wajcman, op. cit., p. 79. 295 sřagit de ne pas oublier. En somme, les deux auteurs cherchent à imprégner le texte de leur marque, grâce aux manipulations et aux détournements qui sous- tendent leurs écrits. Les traces de cette singularité font alors figure dřobjet, chez les romanciers Ŕ et pas le moindre car un tel objet est à lřorigine des romans des deux auteurs, romans qui, dès lors, sont en mesure dřacquérir le statut dřœuvres dřart.

Pour appuyer cette affirmation, je voudrais dřabord démontrer que, dans les romans de Sarraute et de Perec, la production dřobjets nřexclut pas la création.

Je mřappuierai, pour ce faire, sur cette idée défendue par Thierry Bonnot, selon lequel « […] lřunivers industriel, celui de la série et de la standardisation des formes et des couleurs, nřest pas strictement antinomique avec celui de la création, plus clairement Ŕ sinon plus purement Ŕ identifié à lřesthétique344 ».

Cřest ainsi que les objets décrits porteraient toujours plus ou moins des traces dřaffectivité.

Bien que Sarraute ait davantage tendance à décrire des objets fabriqués par la main de lřhomme, lřunivers industriel ne demeure pas moins absent de son

œuvre345. Les occurrences dřobjets produits en série sont nombreuses. Avec leur

344 Thierry Bonnot, « Objets de série/œuvres hors série », Le Goût des belles choses, (Véronique Nahoum-Grappe et Odile Vincent, dir.), coll. « Ethnologie de la France », Cahier 19, Paris, Éditions de la Maison des sciences de lřhomme, 2004, p.137. 345 Ce sont globalement toujours des mêmes mots ou expressions qui reviennent dans les textes de Sarraute pour qualifier lřartificialité et lřabsence dřhumanité des objets : « pièces rapportées », « trompe-lřœil » (VE,825), « objets de bazar, de ceux quřon fabrique en série » (VE,743) « ces "souvenirs" hideux, produits du folklore local » (EVM,707), petites choses de toutes sortes, de la pire camelote parfois… » (EVM,688), tout ce qui est doté dřune « sorte de passivité dřobjet » (EVM,629), considérée comme « copie » (FO,601), imitation, pastiche, « nřimporte quelle camelote » (FO, 92), « dřassez grossières copies exécutées de mémoire dřaprès un modèle imposé », « ces plates copies » (LP,510)… Dřune manière identique, les mots sont souvent interprétés comme des « mots à tous », « des mots de série, prêts-à-porter » (VE,766). Ce faisant, ils sont « rigides et lisses, glacés… on dirait quřils ont été découpés dans des feuilles de métal 296 aspect poli, cireux, recouvert de vernis et leurs contours délimités, les objets véhiculent une connotation péjorative, tout en faisant office de bouées de sauvetage pour des individus à la dérive :

Délicieusement offerts, étalés sur le velours des vitrines, ils brillent à travers le poli des glaces, pareils aux frais cailloux qui étincellent sous la limpidité miroitante des cours dřeau… Des objets… Des objets dont les contours nettement tracés, les contours finis, parfaits, enserrent une matière dense et ferme : des porte-cigares, des montres, des sacs à main, des portefeuilles de cuir fin, des flacons, des briquets, des valises… (PI, 126)

Ces objets font dřabord état dřune inauthenticité nécessaire à lřexpression des tropismes. Fauteuils de cuirs (LP, 365), vierge renaissance « copie de copie »

(LP, 503) ou « blocs en ciment » renversent les certitudes établies. Lřaccroc, la fissure (au sein de la forme parfaite) surgit toujours tôt ou tard. Tel défaut qui aurait disqualifié lřobjet sur le marché industriel devient alors un atout pour

Sarraute, atout avec lequel lřesthétique de la romancière sřépanouit pleinement et trouve son origine. Les objets de série peuvent, de fait, se transformer en objets uniques. Cřest, en quelque sorte, une façon pour la romancière dřapposer sa signature sur des objets standardisés qui, grâce à un détournement, se libèrent de leurs fonctions utilitaires.

Cette manière de faire œuvre de création avec des objets nřayant rien dřesthétique à la base peut être mise sur le même plan que la restitution et le traitement du souvenir dřenfance. Le parallèle se fait dřautant mieux quřil est question de traces disparues que lřesthétique de la romancière se charge de remettre au jour. Les souvenirs dřenfance de Sarraute alternent entre une restitution des blessures qui nřétaient pas censées laisser des traces et des

clinquant » (E,1037). Dřun côté, ces entités rassurent car on les emploie sans y prêter attention, de lřautre, elles peuvent sřavérer dangereuses. 297 morceaux de souvenirs « préfabriqués » sur lesquels son interlocuteur fictif ne peut sřempêcher dřironiser : « cřest si tentant… tu as fait un joli petit raccord, tout

à fait en accord » (E, 997). Si, comme les objets de pacotille, les « beaux souvenirs dřenfance » (E, 1010) font office de « replâtrage » (E, 999), lřimpression « un peu inquiétante de quelque chose de répugnant sournoisement introduit, caché sous lřapparence de ce qui est exquis » (E, 1013) ne tarde jamais à se faire sentir. Cette impression est un héritage constitué par tous ceux qui, de près ou de loin, ont côtoyé la jeune Natacha et qui lui ont transmis une aptitude à traquer la trace au sein du lisse, à développer une méfiance instinctive vis-à-vis des mots et des objets et à sentir ce quřils cachent.

Chez Perec, lřexposition des produits industriels fonctionne différemment puisque les objets et, tout particulièrement ceux qui sont imités, falsifiés, piégés, reproduits, recyclés sont pour le moins valorisés par lřauteur. Lřimitation fait preuve de savoir-faire et de maîtrise, comme en atteste lřexistence de nombreux faussaires, copistes, artisans, miniaturistes dans les œuvres du romancier. Tout se passe comme si le chef-dřœuvre « [tenait] sa valeur du fait quřil est conforme à lřensemble dřune série industrielle : cřest précisément parce quřil nřest pas exceptionnel quřil est considéré comme chef-dřœuvre346 ». Lřobjet parfait est un objet dřart en ce quřil ne contient aucune trace et cette absence de trace est la preuve que la manipulation opère pleinement.

Ce faisant, lřobjet produit est toujours re-créé et, par la même occasion, détourné de ce quřil était à lřorigine : un modèle, une chose unique, particulière, insaisissable. Lřobjet sert toujours à faire un autre objet chez Perec et cřest au sein

346 Thierry Bonnot, op. cit., p.129. 298 même de la reproduction quřil peut y avoir création car la reproduction est garante dřun point essentiel : elle empêche la disparition. En cela, la reproduction laisse des traces, des traces du modèle, dřune origine impossible à reconstruire, mais dont lřaccès de manière indirecte et détournée nřest pas interdit.

De telles recréations à partir dřobjets neutres permettent de résister à lřoubli. Cřest en « ressuscitant les détails imperceptibles » (VME, 90), parce que trop communs, que le peintre réalise son tableau dans La Vie mode d’emploi et le romancier son « romans » au pluriel ; cřest en présentant les objets avec un ton froid que Perec recrée sa propre histoire toute empreinte de fiction. Cette dimension de la recréation, envisagée comme mémoire recomposée, est manifeste dans W ou le souvenir d’enfance où les objets prennent place sur lřéchiquier familial et donc au sein dřune réalité qui, par définition, nřa pas laissé de traces :

« Jřécris parce quřils ont laissé en moi leur marque indélébile et que la trace en est lřécriture : leur souvenir est mort à lřécriture ; lřécriture est le souvenir de leur mort et lřaffirmation de ma vie » (W, 63-64).

Perec ne peut se définir quřavec lřécriture. Les mots lui sont salvateurs car ils permettent au romancier de retracer son histoire, tout en faisant preuve dřune grande flexibilité. Il peut en jouer pour sřabriter et faire surgir le vide, ici indicible. Cette dimension salvatrice est essentielle pour comprendre lřœuvre de

Perec, mais aussi parce quřelle sřoppose, semble-t-il, à lřusage de la parole chez

Sarraute ainsi quřaux effets produits par les mots qui, comme le montre magistralement lřautobiographie de la romancière, ont laissé des traces et fait des dommages. Loin dřêtre salvateurs, les mots inspirent défiance et trahison à

299

Nathalie Sarraute, et ce, depuis son plus jeune âge. Il sřagit de leur résister :

« "Non, tu ne feras pas ça…" les paroles mřentourent, mřenserrent, me ligotent, je me débats… » (E, 993).

Cette différence fondamentale illustre non seulement que les mots sont à lřorigine des projets dřécriture de chacun des écrivains, définissant à ce titre leur singularité propre et irremplaçable, mais aussi que ces mots se chargent par ailleurs de révéler les traces dřun passé impossible à reconstituer. La complexité de la trace relève chez Sarraute dřune superposition et, par là, dřune nature duale, propre à lřesthétique de la romancière. On trouve les traces laissées par les mots, celles qui, le plus souvent, sont involontairement léguées à la jeune Natacha, se sont enfoncées en elle Ŕ « ces mots restés en toi » (E, 1028). Il sřagit, par exemple, dřun « paquet bien enveloppé… » (E, 1041) que la mère de la romancière « avait déposé » (E, 1041) en elle. Passive, la trace qui existe dans et par sa matérialité est ici figure de lřaction qui lřa créée, tout en étant dépendante dřune action capable de la mettre au jour et de la dessiner, en quelques sortes, avec des mots. Lřécriture elle-même devient trace : « quelque chose est venu me heurter… ça se dessine, ça prend forme… une forme très nette » (E, 1039) et puis ce quelque chose qui « a glissé, mřa effleurée, mřa caressée, sřest effacé » (E,

1060), « sans laisser aucune trace apparente » (E, 1045).

La représentation de la trace est plus complexe chez Perec. Pour faire face

à des souvenirs quřil définit comme « des morceaux de vie attachés au vide » (W,

98) Ŕ notons au passage que la virtuosité perecquienne est encore une fois à lřœuvre avec cette possibilité de retourner les mots et de jouer avec les effets de

300 paronomase Ŕ, lřauteur possède une multiplicité de traces quřil utilise comme autant de variations possibles des récits de son enfance : traces matérialisées par des photos : « De lřexode, je nřai, personnellement aucun souvenir, mais une photo en garde la trace » (W, 76), traces du signe : « mon souvenir nřest pas souvenir de la scène, mais souvenir du mot » (W, 109), traces inscrites dans le signe Ŕ « […] cřest cela [le blanc] seulement qui se trouve dans les mots que je trace, et dans les lignes que ces mots dessinent » (W, 63) Ŕ et le fameux « W » transformé en symboles « majeurs de lřhistoire de mon enfance » (W, 110), traces physiques (la cicatrice, les multiples blessures physiques), traces dřune personne disparue, parfois introuvable : « Nous nřavons jamais pu retrouver de trace de ma mère ni de sa sœur » (W, 61)…, tout comme le faux Gaspar Winckler demande à

Otto Apfelstahl « Mais comment avez-vous retrouvé ma trace? » (W, 87), alors que, paradoxalement, celle du vrai Winckler demeure introuvable (W, 85), etc.

Perec décline de la sorte la figure de la trace sous toutes ses formes. Que cette trace soit réelle ou imaginaire importe peu puisque lřune et lřautre font lřobjet dřune alternance continuelle qui nřest pas sans rappeler la forme du livre

(récit dřenfance/fiction). Disposant ainsi du dessin et de lřimaginaire Ŕ

« jřinventai, racontai, dessinai » (W, 17) Ŕ ainsi que de quelques preuves concrètes avec lesquelles il veut dire ce qui est, pour lui, indicible Ŕ « Même si je nřai pour

étayer mes souvenirs improbables que le secours de photos jaunies, de témoignages rares et de documents dérisoires, je nřai pas le choix que dřévoquer ce que trop longtemps jřai nommé lřirrévocable » (W, 26) Ŕ, Perec montre lřabsence, comprise comme ce « pas grand-chose » (W, 25) qui nřexiste ni dans la

301 fiction ni dans lřintention de dire « ce qui fut, sans doute, pour aujourdřhui ne plus

être… » (W, 26), mais dans une « alternance de deux alternatives », dans un retournement permanent des mots, « dans les blancs » (W, 49) qui font contrepoids aux pages noircies.

Lřécriture est salvatrice pour Perec. Comme les mots, elle offre « la même jouissance […] : celle dřune parenté enfin retrouvée » (W, 195), tandis que les mots sont autant de chocs et de coups reçus pour Sarraute. À ce titre, la figure de la trace est pour la romancière entièrement reliée aux mots, susceptibles de déclencher des mouvements dont on a perdu trace, alors quřelle est, chez lřoulipien, un fantasme recouvrant la présence subsistante dřune absence constitutive. Si, dans les deux cas, la trace figure lřabsence, cette absence est faite dřune invisibilité : celle dřun ressenti, chez Sarraute, que seule la matière de lřobjet, aisément circonscrite, peut faire jaillir par le geste du frottement. Ce ressenti est en revanche absent chez Perec qui sřinterdit de lřexprimer et cette absence, prise comme objet, peut donner à imaginer la façon dont lřauteur ressent ce vide qui le définit.

Les mots, dans les romans de Sarraute, agissent sur la personne, façonnent son identité comme les objets peuvent temporairement donner à sentir quelque chose à une personne ou prendre la place dřune personne, c'est-à-dire donner lřimpression dřagir comme elle. La présence de lřobjet ou du mot signifie, chez

Sarraute, absence de personne et donc blessure à venir : « Ma grand-mère? […] je ne me souviens pas du tout dřelle, mais je sens sa présence par les petites lettres caressantes quřelle mřenvoie de là-bas, par ces boîtes en bois tendre gravées de

302 jolies images dont on peut suivre les contours creux avec son doigt, ces coupes de bois peint couvertes dřun vernis au toucher » (E, 1000). Cette présence rassurante va vite sřévaporer pour montrer ce que lřexpression « ta grand-mère va venir te voir », restée gravée, comporte de duplicité et de trahison. Sous la phrase, se cache sournoisement lřopération des amygdales que lřenfant va subir : « Je lřattends, je guette, jřécoute les pas dans lřescalier […] on mřappuie sur la bouche, sur le nez un morceau de ouate, un masque, dřoù quelque chose dřatroce, dřasphyxiant se dégage, mřétouffe, mřemplit les poumons, monte dans ma tête… » (E, 1000). Le vide Ŕ absence de la personne aimée, blessure impossible à guérir, profondeur dřun ressenti sous la surface lisse des choses Ŕ équivaut toujours à quelque chose dřinexprimable et dřinvisible certes, mais de présent.

Dřoù les allers-retours constants entre la chose, réel irreprésentable par définition et, les objets, réalité appauvrissante, momentanément rassurante parce que circonscrite, mais un tremplin nécessaire vers un invisible grouillant.

Le vide, à lřorigine du projet de Perec Ŕ contrairement à Sarraute, il nřy a pas de mots ou dřobjets supposés laisser des traces, mais bien un vide quřil sřagit

à la fois de combler (avec des mots et des objets, autant de traces de ce vide) et de faire apparaître au grand jour, Ŕ nřéquivaut à rien, sinon à une absence si profonde quřelle en devient présence et donc objet du romancier. De ce point de vue, on a affaire, chez Perec, à une vacuité fondatrice car rien ne peut lui être substituée, pas même ces objets qui ne cessent de porter la trace même de lřabsence et lřabsence de trace à lřorigine du projet perecquien. Cette absence étant sans fin,

Perec nřa dřautre choix que dřen « tracer les limites » et de « donner un nom » (W,

303

18) à ce qui nřavait « ni commencement ni fin », « plus de passé » et « pendant très longtemps […] pas dřavenir » (W, 98) et qui explique que « [l]es choses et les lieux nřavaient pas de noms ou en avaient plusieurs » (W, 98). Si, en définitive, lřenfance de Perec « fait partie de ces choses dont on ne sait pas grand-chose »

(W, 25) et que des événements aussi terribles que la mort dřune mère sont

« rentré[s] dans lřordre des choses », lřécrivain, avec lřaide des mots qui restent

« à leur place » et quřon a « la certitude de retrouver » (W, 195), nřavait dřautre alternative, pour faire front à ces absences constitutives, de faire de ces insoutenables manques un objet : le sien.

On comprend, dans ces conditions, que la vacuité, au centre des œuvres de chacun des auteurs, soit de nature foncièrement différente, consacrant par là la singularité, lřidentité et lř « insubstituabilité347 » de lřhistoire de chacun, et, à plus grande échelle, donnant à chacun des romans des auteurs le statut dřœuvre dřart.

347 Sur la notion « dřinsubstituabilité », voir lřarticle de Nathalie Heinich, « Les objets-personnes : fétiches, reliques et œuvres dřart », Sociologie de l’art, n°6, « Objets ou Œuvres ? » 1993, p.25-56. La sociologue y démontre que certains objets tels les reliques et les fétiches peuvent être traités, au même titre que les objets dřart, comme des personnes en raison de leur caractère insubstituable. 304

Conclusion

La description des principales mutations que connaît lřobjet romanesque depuis le réalisme balzacien a permis, au travers dřune confrontation des textes de

Sarraute et de Perec, dřélaborer une réflexion portant sur le travail de création et de (re)production, deux actions qui, à première vue, semblent incompatibles et renforcent lřambiguïté de postures liées à lřobjet chez chacun des romanciers.

Aussi, le recours à des techniques romanesques en mesure de déboucher sur un déconditionnement de préceptes traditionnels, lřutilisation du kitsch qui confère à lřécrivain la possibilité de renaître en créant quelque chose de neuf avec de lřancien, la confusion intentionnelle et singulière des sphères ou des catégories auparavant distinctes (industrie/esthétique, beau/utilitaire, art/quotidien,…), mais

également la volonté dřesthétiser et de personnaliser lřunivers quotidien, les pratiques ludiques de lřécriture et les recyclages de notions qui, en leur temps,

étaient transgressives sont autant dřéléments susceptibles de remettre en question lřauthenticité de lřobjet ainsi que tout ce quřon tenait pour acquis à son sujet. Jřai tâché, tout au long des quatre parties qui composent ce chapitre, de développer ces

éléments relevant à la fois de la modernité et de la postmodernité Ŕ confusion qui,

à mon sens, est exploitée par Sarraute et par Perec Ŕ car ils sont à lřorigine de manipulations et de détournements opérés par les romanciers sur leurs objets romanesques.

Ces notions de détournements et de manipulations sont centrales dans la poétique de Sarraute et de Perec dans la mesure où elles sont directement liées au vide inscrit au cœur des objets romanesques et qui, loin de laisser lřauteur de côté,

305 lui fait au contraire jouer un rôle essentiel. En faisant du vide Ŕ que lřon doit

évidemment comprendre dans des perspectives fort différentes selon chacun des auteurs Ŕ leur objet esthétique et en travaillant cet objet dans sa matérialité, les deux romanciers se sont mis en quête dřun réel par définition indicible, informulable, insaisissable. Or, cette quête sans objet apparent doit nécessairement passer par lřavènement dřune écriture où le détournement et la manipulation représentent les seules voies possibles pour approcher ce réel dont la singularité se rattache en définitive à la subjectivité et au vécu de lřécrivain.

Les détournements et manipulations réalisés par Sarraute et par Perec me semblent si importants que jřai non seulement voulu les expliquer avec des exemples tirés des textes des deux auteurs, mais aussi en me référant ponctuellement aux pratiques du design. Celles-ci mřont conduit à établir des parallèles entre les objets romanesques et ceux de la vie réelle, tout en me permettant de dépasser une approche phénoménologique où lřobjet équivaut à « la chose même ». Sřil y a incontestablement une volonté de voir les objets Ŕ et, à plus grande échelle, les romans et les mots qui les composent Ŕ, le fait quřils

échappent à leurs fonctions et à leurs significations parfois séculaires témoigne moins dřune existence sans cause ni terme, que de nombreux détournements et manipulations sous-jacents aux textes des auteurs. Ces derniers, confondant à dessein le monde de lřart et celui de lřindustrie et combinant leurs intentions esthétiques aux techniques quřils utilisent, font passer lřobjet roman dřun statut ordinaire à celui dřœuvre dřart.

306

Ainsi, à lřimage du design qui résulte dřune symbiose entre matérialité et immatérialité, dessin et dessein, banalité et esthétique, lřécriture de lřobjet chez

Sarraute et chez Perec fait ressortir toutes ces formes dřambiguïté. À défaut de conférer un statut définitif à lřobjet, on doit sřingénier à le contourner, le détourner, le retourner dans tous les sens possibles afin de faire ressortir que le réel est niché en dehors de lřobjet ; que cet objet nřest quřun truchement entre le réel et une intention qui cherche à sřen approcher.

En définitive, si le réel a partie liée avec la singularité et que celle-ci est constitutive de lřœuvre dřart dans les romans de Sarraute et de Perec, cřest dřabord parce que ces deux écrivains entretiennent un rapport à lřobjet romanesque qui leur est propre et que la vacuité inhérente à chacune de leur

œuvres y prend une acception fondamentalement différente. À ce titre, la singularité de chacun, c'est-à-dire son insubstituabilité, est ce qui fonde lřœuvre de lřun et lřautre : elle en est le point de départ et, si elle est difficilement décelable, elle laisse au moins des traces dans un objet devenu artistique : leur œuvre.

Je terminerai ce chapitre en soulignant que les récits dřenfance auxquels se sont livrés chacun des romanciers permettent de comprendre bien des aspects de leur poétique ainsi que la place ou le rôle des objets romanesques. Revenir aux sources, comme on dit, décrire des manières de sentir qui trouvent leurs origines dans lřenfance et qui expliquent, dřune certaine façon, la vision quřont ces

écrivains du réel et leur conception de lřœuvre dřart est encore une fois, à mon sens, une illustration de cette poétique du détournement où il est indispensable

307 dřemprunter tous les chemins que ménage lřœuvre pour tenter dřapprocher autant que faire se peut le réel tant convoité par les deux écrivains.

308

CONCLUSION

« Cet objet qui sřimpose, disparaît, réapparaît, se cache, suit la loi des métamorphoses et dont on ne sait jamais, finalement, sřil règne ou sřil est maîtrisé, ce va-et-vient de noria, cřest nous-mêmes peut-être, cřest notre propre incertitude348 » avance Roger Bordier dans son ouvrage L’Art moderne et l’objet.

Pourtant, et cela nřest pas lřune des moindres contradictions soulevées par cette thèse, « [l]řobjet reste […] associé dans la culture et le langage à la notion dřobjectivité, et donc à la vérité des choses, sřopposant à la subjectivité humaine

[…]349 », selon Laurent Lepaludier. Comment, dès lors, Sarraute et Perec peuvent- ils se situer entre ces deux postures vis-à-vis de lřobjet?

Les romans des deux écrivains seraient difficiles à imaginer sans les nombreux objets de toutes sortes qui les meublent. En cela, ces auteurs attribuent une importance aux objets qui sont insérés dans leurs textes, façonnés, bricolés, faussés et envisagés comme autant de possibilités de se donner une identité littéraire ou de prendre des chemins détournés pour se dire et exprimer un ressenti.

Néanmoins, si les objets balzaciens inspiraient confiance en suscitant lřadhésion quasi automatique du lecteur au récit, les objets sarrautiens et perecquiens rompent le pacte réaliste qui a assuré le triomphe du roman traditionnel. Ces entités, autrefois considérées comme un « espace de

348 Roger Bordier, L’Art moderne et l’objet, op. cit., p.273. 349 Laurent Lepaludier, L’Objet et le récit de fiction, op. cit., p.13. 309 croyance350», sont désormais à lřorigine dřangoisses et dřincertitudes. Lřobjet est la plupart du temps soupçonné de fausseté, chez Sarraute et chez Perec, car il fait image ou passe pour un trompe-lřœil. Or, cette aptitude à la représentation, parce quřelle implique un appauvrissement, permet à lřécrivain dřaffronter la complexité dřun réel insaisissable et lui fournit, par la même occasion, une voie dřaccès détournée pour dire ce réel. Du coup, dans les romans des deux auteurs, lřobjet nřest plus ancré dans le réel, il lutte contre le réel, il lui résiste et cřest pourquoi il paraît vide : il a perdu ses fonctions traditionnelles et sa signification.

Cela dit, affirmer que, parce quřil se rapporte à une vacuité qui traverse les

œuvres des deux romanciers, lřobjet achève un processus dřautonomisation (par rapport au sujet) réclamé à grands cris par certains nouveaux romanciers dont

Robbe-Grillet se fait le porte parole, paraît excessif, voire impropre aux œuvres de

Sarraute et de Perec dans lesquelles lřobjet nřa dřexistence quřen vertu dřun grand nombre de manipulations et de détournements ne renvoyant, en définitive, quřà des subjectivités, des singularités, des gestes créateurs, cachés derrière ces procédés.

Tous les détournements et les manipulations au cœur des romans de ces deux écrivains sont inscrits au sein de lřobjet devenu vide, tout en restant invisibles, chez Sarraute et chez Perec. En plus de la rupture par rapport au réalisme balzacien, ce vide est lřexpression de lřinfluence de Flaubert sur les deux romanciers. Ces derniers reprennent à lřauteur de Madame Bovary des questions quřil est le premier à avoir introduit dans le roman : lřinauthenticité, le faux, le

350 Marta Caraion, « Objets en littérature au XIXe siècle », dans Images Re-vues, n°4, « Objets mis en signe », p.4, http://www.imagesrevues.org/Article_Archive.php?id_article=22. 310 kitsch, le trucage, le masque, lřobjet doté dřune inquiétante aptitude à se dédoubler sans fin… Autant de thèmes qui ont longtemps, semble-t-il, représenté un danger pour la littérature réaliste partagée entre une volonté de condamner tout ce qui, dans lřobjet dupliqué, pouvait être considéré comme une négation de lřart et un désir de restituer, le plus « réalistement » possible, un phénomène qui caractérise son époque. Or, il ressort des œuvres romanesques de Sarraute et de

Perec que ces thèmes représentent pour les écrivains des contenus et des procédés destinés à entretenir des confusions entre le monde réel et le monde de la fiction et

à faire passer le roman du statut dřobjet conventionnel à celui dřobjet dřart, en dřautres termes, à le faire renaître. Il sřagit de faire du neuf avec du vieux pour reprendre la signification du mot « kitsch ».

À lřimage des artistes et des designers qui, à partir des ready-made, pratiquent des détournements sur toutes les entités qui les environnent quotidiennement, Sarraute et Perec énumèrent des objets quotidiens quřils esthétisent ou, au contraire, décrivent des objets artistiques quřils banalisent. Rien de plus impersonnel, en somme, quřun objet romanesque chez lřun et lřautre de ces écrivains. Et cette impersonnalité pose problème car elle est symptomatique dřun brouillage entre des tendances opposées. Ainsi, plutôt que de séparer lřobjet industriel de lřobjet dřart, la série de la spécificité, le réel du double351, les romanciers, avec les techniques qui sont les leurs, rassemblent ces extrêmes de façon à renforcer lřambiguïté statutaire de lřobjet dans leurs œuvres et de relancer le processus de création dopé par ce qui auparavant aurait été une entrave.

351 Cette expression ne fait que reprendre là la réflexion de Clément Rosset dans son ouvrage Le Réel et son double. 311

Cette réconciliation permet non seulement de figurer un va-et-vient sur lequel repose lřesthétique des romanciers Ŕ les gestes fondateurs du Pop Art que jřai rapprochés de ceux de Perec font preuve dřune binarité souvent antithétique

(assembler/fragmenter, célébrer/banaliser, désirer/consommer, récupérer/recycler) constitutive de cette nouvelle forme de création, tandis que lřesthétique de la superposition (surface/profondeur, lisse/rugueux, mouvement/fixité, ancienneté du bibelot/modernité du gadget, beauté de lřobjet esthétique/laideur de lřobjet de série, platitudes/chef dřœuvre) chez Sarraute aboutit à une mise en relief des tropismes Ŕ, mais elle débouche également sur une absence de parti pris explicite de la part de lřécrivain, et donc sur lřeffacement de ce dernier au profit dřune présence à la fois insolente et insolite des choses.

On comprend, dans ces conditions, que lřambiguïté statutaire de lřobjet, laquelle donne à voir lřhorizon dřune possible « transfiguration » dans les romans des deux auteurs, favorise la montée dřune incertitude. Celle-ci se déploie à mesure que lřobjet en question apparaît dans son aspect le plus concret et le plus ordinaire. Autrement dit, plus lřobjet est banal, moins il est fiable ; plus il semble

à portée de main, plus il se dérobe. Les auteurs insistent parfois tellement, avec la minutie descriptive qui les caractérise, sur cette dimension ordinaire, quotidienne et concrète des objets et sur la possibilité pour ces entités de changer de statut ou dřespace à tout moment (banalité/art, objet usuel/objet défonctionnalisé, objectivité, vérité, hyperréel/perte de tout repère, suspicion, dépassement du réel) que la notion même dřobjet, initialement stable, se met à tanguer et à vaciller : elle devient en effet indissociable dřun sentiment dřivresse.

312

Tout au long de cette étude, ce sentiment dřivresse à propos du réel a attiré mon attention. Avec leurs accumulations dřobjets, les textes des deux romanciers ne sont pas sans procurer une telle impression devenue partie prenante de la vision du réel et de la conception de lřart quřont les deux auteurs. Ce nřest, du reste, pas une coïncidence que lřexpression « [l]řIvresse du réel352 » ait donné son titre à une rétrospective sur lřobjet dans lřart au XXe siècle, titre que jřai gardé en tête durant mes recherches. Il illustre en effet tout le paradoxe qui sous-tend la rivalité entre lřobjet et le réel : dřun côté, se trouve le réel qui se présente comme une entité unique, singulière et, dřemblée, impossible à atteindre, de lřautre, se dresse lřobjet concret, qui, par sa capacité à être reproduit, vient doubler le réel, donc le dépasser sans jamais pouvoir le recouper exactement. Lřobjet nřest plus lřillusion du réel, il nřest pas le réel non plus, parce quřil est sans doute entre le réel et le non réel, à la fois inaccessible et pourtant tout proche.

Ajoutons à cela que lřobjet, parce quřil sřaccompagne dřune perte des justes proportions et joue, dřune façon vertigineuse, sur les ressources que lui offre lřimage, renforce ce sentiment dřivresse et de dédoublement. Cette grande flexibilité de lřivresse explique que lřesthétique de Sarraute (utilisation de la métaphore) et de Perec (hyperréalisme) ainsi que leurs écritures de lřobjet soient inséparables de manipulations et de détournements. Ceux-ci paraissent incontournables et occupent une place de choix chez les deux romanciers. Mais ces manipulations et détournements, quels sont-ils en définitive ? Car, si je nřai cessé de les décrire et de les analyser, il est important dřen rappeler les grandes lignes directrices.

352 Guy Tosatto, op. cit. 313

Le premier objet à être détourné, cřest le roman, roman qui doit faire lřobjet dřun vidage car, sřétant défait depuis le XIXe siècle dřun grand nombre de conventions réalistes, il y perd non seulement sa crédibilité, mais surtout son utilité (fonctions narratives, sociologiques, etc.). Or, à lřimage du ready-made, objet par définition « allégé de lřutile353 », le roman de Sarraute et de Perec va mettre en évidence un vide, c'est-à-dire un invisible (un travail des matériaux porteurs de sensations multiples, dřun côté ; un agencement de mots précontraints et un enchevêtrement de ruses) en réalité pleinement signifiant.

Ce faisant, le roman, dépouillé de ses conventions, Ŕ et, à une échelle plus réduite, lřobjet romanesque, vidé de sa substance Ŕ a souvent été rapproché des entreprises existentialistes et phénoménologiques où il sřagirait, en premier lieu, de montrer la chose même. Mais comme, par définition, il nřy a rien derrière lřobjet existentialiste (le réel est ce qui existe sans cause ni terme) et phénoménologique, et que, comme je lřai dit, une confrontation directe avec le réel est impossible dans les romans des deux auteurs qui mřintéressent, jřai davantage cherché à rapprocher le statut de lřobjet chez Sarraute et chez Perec de certains gestes fondateurs de lřart au XXe siècle. Pour ce faire, je suis partie de

Duchamp avec ses ready-made, en passant par le Pop Art ainsi que certaines caractéristiques de lřart contemporain et du design Ŕ domaines très vastes, offrant,

à ce titre, un élargissement des perspectives à propos de lřobjet littéraire. Car sřil est indéniable que la perspective existentialiste et phénoménologique est présente dans les textes auxquels je me suis intéressée, elle ne peut sřy réduire, ne serait-ce que parce que les écrivains refusent de sřy enfermer et jouent avec elle, en ayant

353 Gérard, Wacjman, L’Objet du siècle, op. cit., p.73 314 notamment recours à des pratiques qui rappellent, par certains aspects, celles de lřart. À cet égard, il nřest pas anodin de constater quřen travaillant à vider leurs objets romanesques et en détournant leurs romans des conventions romanesques, les écrivains nřont pas cessé de se référer à lřart par des pratiques dřécriture, par des allusions à des stratégies artistiques, par lřévocation dřun contexte de banalisation de lřœuvre dřart ainsi que par des références constantes à lřart dans leurs textes théoriques. En mettant au jour les liens manifestes entre les œuvres des deux écrivains et certains des procédés utilisés par les plasticiens ainsi que les designers entre les années cinquante et quatre-vingts, en cherchant à traduire avec des techniques romanesques et des conventions linguistiques des manières de traduire les transformations qui sřopèrent sur les objets réels, Sarraute et Perec peuvent déployer un arsenal de ressources susceptibles de jouer avec les dispositifs orchestrés par la mimésis en désignant les processus de fabrication de lřœuvre romanesque et les artifices de la fiction.

Cette perspective artistique donne donc à comprendre que les manipulations et les détournements qui sřexercent sur les objets dans le roman sřintègrent dans une démarche proprement moderne. Caractérisée par une esthétique de la rupture et de la provocation, la modernité montre des postures artistiques à lřendroit des objets, au moins des postures prêtes à tout braver pour

être considérées comme de lřart. Et le ready-made, posture pour le moins essentielle au XXe siècle, objet sans objet, « objet tout court354 » donc objet qui nřen est plus un, montre bien que nřimporte quoi peut désormais faire figure dřœuvre, pourvu que lřœuvre en question soit à lřorigine dřun déconditionnement,

354 Ibid., p.43. 315 dřune déréalisation. Du coup, les artistes, comme les écrivains qui leur emboîtent le pas, réussissent à créer une confusion. Cette confusion, déjà en vigueur au XIXe siècle si lřon songe à lřesthétique du bric à brac, a progressivement pris en compte lřobjet de série pour en faire un objet esthétique. Or, cřest précisément cette cohabitation du neuf avec lřancien Ŕ en somme, le fait de réserver un traitement esthétique à une entité anti-esthétique par nature Ŕ qui est originale et qui permet aux artistes de réaliser une transgression toute moderne. De là à appliquer aux mots romanesques et, plus généralement au roman, le concept de ready-made qui annulerait lřidée dřun écart entre les mots quotidiens et les mots littéraires, entre lřutilité du roman et la gratuité de lřart, il nřy a quřun pas…

Mais cette insertion dans la modernité se double Ŕ on peut noter au passage lřimportance de cette dualité sans laquelle il ne serait pas possible dřélaborer cette réflexion située à la croisée de deux chemins, deux postures, deux auteurs, deux époques Ŕ également dřun effet de distance comme si la modernité témoignait dřun désir de revenir sur elle-même, tout en sřessoufflant. Vient en effet le moment où les manipulations et les détournements, au centre de lřesthétique des deux romanciers, sont moins la conséquence dřune rupture et dřune transgression que celle dřune répétition qui permet non seulement de jouer sur un grand nombre dřidées clés de la modernité, mais également de les métisser, de les trafiquer et de les recycler pour les voir sous un autre angle. La singularité de lřauteur est dévalorisée, mais cette absence dřoriginalité et cette esthétique du recyclage sont très paradoxalement des manières dřêtre original.

316

Pour illustrer ces différents types de manipulations et de détournements, jřai étudié les techniques forgées par les deux romanciers pour représenter les objets dans leurs romans. Chez Sarraute, lřobjet est dévalorisé. On cherche à sřen affranchir en le décomposant, tandis que, dans le cas de Perec, on a affaire à des objets énumérés de manière hyperréaliste, ce qui tend à faire croire que rien nřexiste en dehors dřeux. Lřétude de ces techniques qui, par leur croisement Ŕ esthétique de lřénumération contre esthétique de la superposition Ŕ, rappellent deux gestes artistiques majeurs au XXe siècle : celui du ready-made et celui de la toiles abstraite de Malevitch intitulée le Carré noir sur fond blanc. Cette idée de confronter des œuvres des deux romanciers mřest venue à la lecture de lřessai de

Gérard Wajcman, lequel a consacré une partie de son ouvrage, L’Objet du siècle,

à lřétude de ces deux postures. Si ces deux auteurs sont fondamentalement aux antipodes et quřil peut paraître, de ce point de vue, sans fondement de les comparer, le vide quřils mettent en avant et dont ils font état peut cependant les relier ; lřun en étant réduit à lui-même, lřautre en exhibant ce quřil nřest pas. Ce constat peut être vérifié dans le livre de Wajcman et dans lřœuvre de Perec et de

Sarraute. Le savant désordre dont lřénumération dřobjets fait preuve nřest quřillusion, c'est-à-dire une absence proprement figurée, alors que la technique de la superposition met en lumière ce qui passe entre les diverses couches pour aller et venir entre le statut de lřobjet et celui de la chose.

Mais la comparaison qui sous-tend cette étude des manipulations et des détournements qui portent sur des objets exhibitionnistes du vide ne réside pas que dans la confrontation de deux esthétiques singulières. Elle motive aussi

317 lřensemble de la thèse dans la mesure où la figure de la comparaison permet, à lřintérieur de la confrontation Sarraute/Perec, de faire appel à des comparaisons ponctuelles avec dřautres œuvres romanesques du XIXe et du XXe siècle afin de faire dialoguer ou dřopposer des textes, des œuvres et finalement des objets qui mřont permis de comprendre la spécificité de chacun, c'est-à-dire lřexpression dřune subjectivité qui se cherche et ne semble jamais satisfaite. Opter pour la comparaison évite de tomber dans la facilité de la standardisation, de lřétiquetage, de la fixation, thèmes dont Sarraute comme Perec se sont soigneusement détournés grâce à toutes les manipulations quřils mettent en place dans leurs

œuvres.

Enfin, cette comparaison, sans être systématisée, a été, comme je lřai déjà dit, étendue à lřart moderne et contemporain sans oublier le design, situé à mi- chemin entre lřart et lřindustrie. Ces domaines ont ouvert des pistes, tout en mřévitant de penser lřobjet de manière unique. Une telle réduction aurait eu le désavantage dřéloigner lřidée dřambiguïté statutaire de lřobjet et de le cerner en fonction de sa catégorie : lřobjet dřart/le bel objet/lřobjet esthétisé ou lřobjet usuel/lřobjet industriel/lřobjet déprécié. Lřart et le surtout le design se situent à lřopposé dřun tel processus en faisant preuve dřune ambivalence poussée à lřextrême dans la seconde moitié du XXe siècle. Laissant de plus en plus fréquemment de côté la fonctionnalité de lřobjet au profit de son esthétisation grandissante, le design est lui-même détourné de ses origines. On lřa longtemps considéré comme dérivé de la modernité, susceptible de vendre à tous ce qui pourrait correspondre à chacun et ses objets ont longtemps été fonctionnels avant

318 dřêtre esthétiques. Or, cet aspect moderne du design se transforme pour faire place à une autre dimension plus proprement contemporaine et postmoderne où lřobjet est dřabord une entité caractérisée par sa beauté et son inutilité, ce qui nřest pas sans rappeler la pratique du ready-made.

En somme, cette pratique, déclinée à différentes époques, dans des contextes variés et avec des techniques romanesques dissemblables, est toujours en arrière-plan de la thèse. De plus, les textes des romanciers soulèvent des problématiques très proches de celles de lřart contemporain et du design, tout en incitant, de manière intentionnelle, à établir un parallèle entre le roman et le ready-made, entre le discours littéraire et le discours quotidien :

Il y a, semble-t-il, une spécificité de la littérature. Pourtant le langage dit "littéraire" nřest pas un langage particulier. La littérature utilise le même matériel verbal, les mêmes formes que le discours quotidien, et il nřest pas dřexpression, si commune soit-elle, qui ne puisse trouver place dans une œuvre littéraire355.

Lřintention qui, apparemment, consiste en un déni de la spécificité de la littérature, mais donne pourtant lieu à un travail sur les mots, est toujours présente dans les œuvres de Sarraute et de Perec. Or, cette intention, à lřorigine des nombreux détournements et manipulations, est difficile à cerner. Délibérément invisible, elle est associée à une absence notoire de subjectivité. En somme, toutes ces entités, qui encombrent les romans, semblent décrites pour ce quřelles sont et passent, tout au plus, pour des produits de série.

Le fait dřattribuer aux objets exposés dans les romans une intention esthétique et celui de doter ces romans, remplis dřobjets quotidiens, dřune intention artistique pourrait faire songer à cette idée de transfiguration dřobjets

355 Bernard Pingaud, « Lřobjet littéraire comme "ready-made" », dans Comme un Chemin en automne (Inventaires II), Paris, Gallimard, coll. « Essais », 1979, p.77. 319 banals en objets artistiques sur laquelle on a beaucoup glosé dans le monde de lřart et de la philosophie esthétique. Bien quřil soit très tentant dřappliquer ce concept aux œuvres de Sarraute et de Perec qui regorgent dřobjets aussi ordinaires que ceux présentés par les ready-made et les sérigraphies du Pop Art, il paraît un peu réducteur dřexpliquer lřambiguïté statutaire de lřobjet sarrautien et perecquien par une simple transfiguration.

Dřabord, lřobjet romanesque nřest, chez aucun de ces auteurs, un objet dřart à part entière car, sřil relève dřune intention esthétique assez évidente, il semble réticent à toute réelle tentative de définition par une intention artistique.

Sarraute et Perec prêtent généralement aux objets quřils décrivent des intentions faussement artistiques.

Ensuite, à la différence de la peinture ou de la sculpture, lřobjet romanesque nřest pas fabriqué à lřaide de matériaux concrets, mais avec des mots et cette évidence confère à la littérature sa spécificité. De là, le paradoxe inhérent

à la littérature dont la spécificité soulève des questions du même ordre que celles posées par le ready-made :

Il faut donc bien admettre que la spécificité de la littérature ne se laisse cerner par aucun caractère spécifique, que sa non-spécificité est totalement indissociable de sa spécificité, et que le passage dřun registre à lřautre se fonde sur un simple décret : il y a littérature dès lřinstant où je décide que ce que jřécris ou ce que je lis est de la littérature356.

Pourtant la forme même que prend cette littérature romanesque, dans le cas de

Sarraute et de Perec, ainsi que la matière même des mots, leur signification et leur usage ne sont pas seulement lřobjet dřun simple choix transfiguratif. Ce choix, expliquant la distinction de lřobjet ordinaire dřavec lřœuvre dřart, par « le seul fait

356 Ibid., p.79. 320 quřelle a une structure intentionnelle ou, pour dire les choses autrement, du seul fait quřelle possède un "aboutness" : elle est "à propos de quelque chose" » rencontre ses limites dans les œuvres des deux romanciers. Plutôt que de parler de transfiguration de lřobjet romanesque, il sera plus juste dřavancer que les manipulations et les détournements pratiqués sur les objets énumérés par les romanciers font lřobjet dřun travail formel en mesure de hisser le roman non pas au rang dřobjet quelconque, mais à celui dřœuvre dřart. Cřest une des raisons pour lesquelles je me suis longuement attardée sur lřétude des techniques descriptives, sur leur impact à lřéchelle du roman, tout en cherchant à mettre en relief les traces dřune intervention qui, à défaut dřêtre directe, revient à poser, de manière détournée, des gestes signifiants de la part de lřécrivain. Du coup, les intentions esthétiques qui motivent la démarche de chaque romancier par rapport aux objets sont à lřorigine dřun important travail dřédification souterrain, lequel explique que lřarchitecture soit un thème et un procédé dans les œuvres de chaque auteur. Dès lors, lřobjet nřa plus rien dřordinaire.

Or, tout le travail souterrain qui non seulement vise à priver les objets décrits de toute particularité, mais consiste également à masquer soigneusement toute intervention de lřauteur est, très paradoxalement, une manière, pour Sarraute et pour Perec, de singulariser leur travail de romancier et donc leurs œuvres Ŕ cřest, du reste, dans cette perspective que jřai insisté sur les limites dřune assimilation du projet sarrautien au nouveau roman et sur la particularité de la démarche de Perec, malgré ses nombreux emprunts à dřautres écrivains et son adhésion à lřOulipo. En cela, le roman ne saurait atteindre pleinement son statut

321 artistique sans passer par la revendication dřune singularité, même imperceptible.

En dřautres termes, la manière quřa lřécrivain de dire les objets les plus communs nřa dřautre objectif que celui de viser à lřinimitable, donc à lřinsubstituable.

Dřoù le bien-fondé dřune comparaison du statut de lřobjet chez Sarraute et chez Perec, destinée à montrer la spécificité de chaque romancier derrière des problématiques communes à lřart et à la littérature ainsi quřaux œuvres de ces deux auteurs. Ce nřest dřailleurs pas sans un fort désir de marquage identitaire que les deux écrivains ont publié deux romans autobiographiques liés aux souvenirs dřenfance (1975 pour W et 1983 pour Enfance). Monde de lřenfance (retour aux sources), monde de lřhomme ivre (problème du double), monde de lřart

(banalité/œuvre dřart et œuvre dřart assimilable à une personne) : il y a dans ces trois possibilités des manières de mettre en avant la sensibilité de lřécrivain en fonction de la réalité quřil veut faire resurgir.

En définitive, à travers des sensibilités qui sřexpriment depuis lřenfance,

Sarraute et Perec se distinguent bien lřun de lřautre dans le rapport quřils entretiennent avec les objets et dans leur écriture de lřobjet. Cet objet est relié à la question du vide, mais la nature de ce vide diffère dans lřun et lřautre cas. Il est absence prise comme objet pour Perec, alors que, sous le vide de Sarraute se trouve bien une réalité indéfinie, ne pouvant être appréhendée quřen étant confrontée au trompe-lřœil, c'est-à-dire au rien quřest lřobjet pour Sarraute. Le premier tend à retirer le quelque chose au rien qui motive lřavènement de son projet artistique, tandis que la seconde aspire davantage à mettre en relief le quelque chose invisible et furtif, déchargé du rien qui y fait obstacle. Dans tous

322 les cas, on assiste à des trajectoires qui vont du plein au vide, trajectoires réalisées dans un sens chez Perec et dans lřautre chez Sarraute. Cřest pourquoi, pour des raisons propres à chaque vision du réel et chaque conception de lřart, les deux

écrivains adoptent des approches qui, pour reprendre les appellations du domaine de lřart, peuvent relever à la fois du conceptualisme et du réalisme, approches quřils opposent, mélangent, croisent et contournent.

En comparant la littérature romanesque de Sarraute et de Perec au fonctionnement du ready-made, on serait tenté de dire que le roman, lorsquřil acquiert le statut de lřœuvre dřart, perd son utilité et se caractérise par sa gratuité.

Pourtant, en plus dřêtre un genre littéraire, le roman a une utilité, ne serait-ce que parce quřil est lié à une dimension existentielle chez Perec : « […] jřécris parce quřils ont laissé en moi leur marque indélébile […] lřécriture est le souvenir de leur mort et lřaffirmation de ma vie » (W, 63-64), tandis quřil met au jour une sensibilité traduite par « certains mouvements, certaines actions intérieures sur lesquelles mon attention sřétait fixée depuis longtemps. En fait, me semble-t-il depuis mon enfance (ES, 8), chez Sarraute. Ces deux conceptions traitent explicitement de la question du vide, vide qui, dans les deux cas, recouvre deux réalités singulières. On peut dire, en fin de compte, que le roman nřest ni totalement gratuit ni un « livre sur rien » chez Sarraute et chez Perec, mais davantage une manière de montrer des choses vides qui paradoxalement sont pleines grâce aux nombreux détournements et manipulations pratiqués par les romanciers. Cřest cette manière de rendre présente lřabsence, de la faire exister grâce à des procédures ludiques où il sřagit de jouer sur lřécart entre la chose

323 même et lřobjet devenu piège de lecture (on ne sait plus bien, avec les ambiguïtés de lřart ou du design, si lřobjet est pris pour ce quřil est ou si on doit le considérer en vertu de ce quřil représente), que je qualifierais de posture post- phénoménologique vis-à-vis des objets décrits et qui serait une manière détournée de saisir quelques bribes du réel et donc dřexister.

En guise dřélargissement, on pourrait approfondir la réflexion sur le ready-made esquissée ça et là dans cette conclusion. Le ready-made, pouvant être compris comme lřobjet décrit dans les romans de Sarraute et de Perec et comme chacun des romans de ces auteurs. Si jřai montré que certaines des pratiques et des techniques employées par les deux romanciers pouvaient rappeler celles du ready- made, dřautres demanderaient à être creusées, notamment celles ayant trait au statut du mot dans le roman et à celui de la fiction. Je pense notamment à toute la réflexion de Sarraute sur lřusage de la parole. Chez Perec, jřai seulement évoqué

Un Cabinet d’amateur, dans lequel on a parfois voulu voir un canular, et je nřai pas parlé de Quel petit vélo à guidon chromé au fond de la cour? où sřélabore toute une réflexion sur la rhétorique et lřagencement des mots. Ces travaux iraient en effet dans le sens dřun prolongement sur le passage du discours au texte, sur la question de la référentialité, sur le travail de la citation ou des emprunts et sur lřintégration de morceaux de textes provenant de sources extérieures au texte lui- même. On a là autant de pistes susceptibles de confirmer ou de démentir le parallèle à faire entre le ready-made et la littérature romanesque.

De plus, ce parallèle, au-delà de lřart et des romans de Sarraute et Perec, pourraient être appliqué à dřautres romanciers dans la perspective et dans celle

324 dřune comparaison littérature/ready-made. Dans quelle mesure la littérature romanesque est-elle un ready-made? Cette question en appelle dřautres sur les fonctions et les frontières de la littérature romanesque, littérature dont lřautonomie semble illusoire, littérature qui représente sans doute plus quřelle ne présente et qui, malgré sa capacité à reproduire et à substituer, nřen atteste pas moins dřun désir de singularité essentiel, comme le montrent les œuvres de Sarraute et de

Perec. Finalement, faut-il, lorsquřil sřagit dřesthétique de la liste, dřécriture plate, de trompe-lřœil Ŕ comme avec lřart au XXe siècle, qui oscille entre des approches réalistes et conceptualistes Ŕ, comprendre la littérature romanesque comme la transformation du discours en objet-texte, c'est-à-dire du discours quotidien en texte littéraire ? Autant de questions, en somme, où la manipulation et le détournement semblent encore une fois avoir une place centrale.

Enfin, toujours dans la perspective dřun approfondissement, de nouvelles comparaisons entre Sarraute et Perec et différents auteurs, ou entre Sarraute et

Perec et dřautres mouvements artistiques seraient certainement intéressantes dans la mesure où jřai dřabord cherché à voir en quoi Sarraute se différenciait de certains autres nouveaux romanciers et parce que jřai privilégié la confluence

Perec/Pop Art dans cette thèse. On pourrait entreprendre, autour de la question du statut de lřobjet romanesque, des comparaisons Ŕ plus développées que celles que jřai pu ébaucher sachant quřelles ne concernent que Proust et Flaubert Ŕ entre

Sarraute et les romanciers dits « précurseurs » de la fin du XIXe siècle et du premier quart du XXe siècle, aussi bien en France quřà lřétranger. De même, la confluence de lřécriture du tropisme avec le cubisme, le futurisme, lřabstraction

325 présenterait un intérêt. Quant à Perec, il y aurait dřautres parallèles à établir entre lřesthétique du romancier et les nombreuses tendances de lřart contemporain :

Fluxus, lřHyperréalisme, les plasticiens contemporains, le design (élaboration, envoi et traitement d'un questionnaire aux plasticiens contemporains / aux

étudiants en écoles d'art, d'architecture, de design… sur leur connaissance de leur rapport à Perec…). Il est du reste révélateur, quřà lřautomne 2008, une exposition au musée de Beaux-Arts de Nantes et que, durant lřhiver 2009, le musée des

Beaux-Arts de Dole, aient réunit des œuvres dřartistes contemporains pour proposer une lecture perecquienne de lřart contemporain de ces quarante dernières années afin de « saisir pourquoi une œuvre est qualifiée de contemporaine357 », tout en invitant à « une promenade différente dans lřart contemporain » autour de

4 axes : le quotidien, la règle du jeu, lřautobiographie et le romanesque. « Une autre histoire est alors en train de sřécrire, reflétant diversement le monde contemporain, nous donnant de nouvelles clefs pour aborder les œuvres358 ». De même, les Cahiers Georges Perec ont lancé un appel à contribution pour des articles portant sur la réception de Georges Perec par les plasticiens contemporains. Le projet « devrait donc être lřoccasion dřune part de faire plus complètement lřétat des lieux de la question et dřautre part de formuler des hypothèses sur le ou les sens possibles(s) de cette singulière résonnance359 », comme lřexplique Jean-Luc Joly.

357 http://www.culture.fr/sections/regions/franche_comte/a_decouvrir/art-contemporain-georges 358 Blandine Chavanne et Anne Dary, « Introduction », Regarde de tous tes yeux, regarde : l’art contemporain de Georges Perec, (Jean-Pierre Salgas, dir), Nantes, Joseph K, 2008, p.1. Il sřagit là du catalogue des expositions mentionnées ci-dessus. 359 Jean-Luc Joly, « Beau présent ». Perec et l’art contemporain. Cahiers Georges Perec, [en ligne] disponible sur http://www.fabula.org/actualites/article22042.php.

326

De plus, dans la lignée dřun tout récent ouvrage intitulé Design & littérature Ŕ Une liaison inspirée, on pourrait poursuivre le travail dřEsther

Henwood, laquelle a interrogé une quarantaine de designers (architectes intérieurs, créateurs de mode et sculpteurs) pour demander dřimaginer des meubles ou des objets inspirés de leurs écrivains préférés et savoir quelle place la littérature occupe dans leur vie. En feuilletant lřouvrage, jřai pu constater que certains des intéressées expliquaient avoir été influencés par Perec et par Sarraute, ainsi que par le nouveau roman, en général, ou du moins mentionnaient ces

écrivains. Si en voyant « lřobjet quřils ont imaginé, le fauteuil dans lequel

Fitzgerald aurait pu sřasseoir, la chaise langue surdimensionnée inventée par

Elizabeth Garouste pour Modiano », cet ouvrage « donne envie de lire ou de relire et nous fait regarder différemment les objets qui nous entourent, leur inventer peut-être une histoire, nous interroger sur leur image et la nôtre »360, on pourrait envisager de compléter ce travail pour à la fois lřinscrire dans des questionnements sociaux et relire à lřaune de certains écrivains les œuvres de certains artistes et designers afin de montrer que la littérature peut aussi précéder les arts plastiques dans les transformations qui sřexercent sur les objets de la vie quotidienne.

360 http://blog.matalicrasset.com/index.php?2009/04/07/245-hester-henwood-design-litterature- editions-norma 327

BIBLIOGRAPHIE

I. Œuvres de Sarraute et de Perec

A. Œuvres de Sarraute 1. Œuvres romanesques 2. Articles, conférences et entretiens 3. Entretiens 4. Essais B. Œuvres de Perec 1. Œuvres romanesques 2. Œuvres non romanesques 3. Articles et conférences 4. Entretiens recueillis en volume 5. Ouvrages publiés en collaboration

II. Autres œuvres romanesques utilisées à titre de comparaison

A. Œuvres romanesques du XIXe siècle B. Œuvres romanesques du XXe siècle

III. Études sur Sarraute et sur Perec

A. Études sur Sarraute B. Études sur Perec

III. Ouvrages généraux sur la littérature et la théorie littéraire

IV. Ouvrages sur la philosophie, l’art, le design et la sociologie

328

I. Œuvres de Sarraute et de Perec

A. Sarraute

1. Œuvres romanesques

- Tropismes, dans Œuvres complètes, (Jean-Yves Tadié, éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la pléiade », 1996. - Portrait d’un inconnu, dans Œuvres complètes, (Jean-Yves Tadié, éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la pléiade », 1996. - Martereau, dans Œuvres complètes, (Jean-Yves Tadié, éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la pléiade », 1996. - Le Planétarium, dans Œuvres complètes, (Jean-Yves Tadié, éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la pléiade », 1996. - Les Fruits d’or, dans Œuvres complètes, (Jean-Yves Tadié, éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la pléiade », 1996. - Entre la vie et la mort, dans Œuvres complètes, (Jean-Yves Tadié, éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la pléiade », 1996. -Vous les entendez ?, dans Œuvres complètes, (Jean-Yves Tadié, éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la pléiade », 1996. - C’est beau, dans Œuvres complètes, (Jean-Yves Tadié, éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la pléiade », 1996. - L’Usage de la parole, dans Œuvres complètes, (Jean-Yves Tadié, éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la pléiade », 1996. - Enfance, dans Œuvres complètes, (Jean-Yves Tadié, éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la pléiade », 1996.

2. Articles, conférences et entretiens

- « Paul Valéry et lřenfant dřéléphant », Œuvres complètes, (Jean-Yves Tadié, éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la pléiade », 1996, p.1521-1550. - « Flaubert le précurseur », Œuvres complètes, (Jean-Yves Tadié, éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la pléiade », 1996, p.1623-1640. - « Roman et réalité », Œuvres complètes, (Jean-Yves Tadié, éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la pléiade », 1996, p.1644-1636. - « Les deux réalités », Esprit, n°329, juil. 1964, p.72-75. - « La Littérature, aujourdřhui », Œuvres complètes, (Jean-Yves Tadié, éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la pléiade », 1996, p.1656-1663. - « Formes et contenu du roman », Œuvres complètes, (Jean-Yves Tadié, éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la pléiade », 1996, p.1663-1679. - « Le langage dans lřart du roman », Œuvres complètes, (Jean-Yves Tadié, éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la pléiade », 1996, p.1679-1694. - « Ce que je cherche à faire », Œuvres complètes, (Jean-Yves Tadié, éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la pléiade », 1996, p.1694-1706.

329

3. Entretiens

- Nathalie Sarraute et Anne Villelaur, « Virginia Woolf ou la visionnaire du maintenant », Les Lettres françaises, n°882, 29 juin 1961, p.1-4. - Nathalie Sarraute et Thérèse de Saint-Phalle, « Nathalie Sarraute ne veut avoir de commun avec Simone de Beauvoir », Le Figaro littéraire, 5 janv. 1967, p.10. - Nathalie Sarraute et Bettina Knapp, « Interview avec Nathalie Sarraute », Kentucky Romance Quarterly, vol. XIX, n° 3, 1967, p.283-295. - Nathalie Sarraute et Geneviève Serreau, « Nathalie Sarraute et les secrets de la création », La Quinzaine littéraire, 1er mai 1968, p.3. - Nathalie Sarraute et Lucette Finas, « Nathalie Sarraute a réponse à tous », Le Figaro littéraire, n°1342, fév. 1972, p.15. - Nathalie Sarraute et Jean-Louis Ezine, « Nathalie Sarraute : Sartre sřest trompé à mon sujet », Les Nouvelles Littéraires, n°2552, 30 sept.-6 oct. 1976, p.5. - « La littérature, fille du roman », Entretien avec Guy Le Clec'h, Les Nouvelles littéraires, n°2283, 25 juin 1971, p.9. - Nathalie Sarraute et Lucette Finas, « Comment jřai écrit mes livres », Études littéraires, Paris, vol. 12, n° 3, déc. 1979, p.393-401. - Nathalie Sarraute et Pierre Boncenne, « Nathalie Sarraute, Interview avec P. Boncenne », Lire, juin 1983, p.87-92. - Nathalie Sarraute, Serge Fauchereau et Serge Ristat, « Conversation avec Nathalie Sarraute », Digraphe, n° 32, 1984, p.9-18. - Nathalie Sarraute et Marc Saporta, « Portrait dřune inconnue, conversation biographique », L’Arc, (Marc Saporta, dir.), n° 95, 1984, p.5-23. - Nathalie Sarraute, Alison Finch et David Kelley, « Propos sur la technique du roman », French Studies, vol. XXXIX, 1985, p.305- 315. - Nathalie Sarraute et Carmen Licari, « Quřest-ce-quřil y a , quřest-ce-qui sřest passé ? Mais rien », Entretiens avec Nathalie Sarraute, Francofonia, n°9, Florence, automne 1985, p.3-16. - Nathalie Sarraute et Irène Sadowska-Guillon, « Á la recherche du temps présent », Acteurs, n°34, mars 1986, p.14-16. - Nathalie Sarraute et Simone Benmusa, Nathalie Sarraute, qui êtes-vous ?, Lyon, La Manufacture, 1987. - Nathalie Sarraute et Grant Kaiser, « Interview de Nathalie Sarraute », Roman 20/50, n°4, déc. 1987, p.117-127.

4. Essais

- L’Ère du soupçon, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1956.

330

B. Œuvres de Perec

1. Œuvres romanesques

- Les Choses, Paris, Denoël, coll. « Pocket », 1965. - Un Homme qui dort, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1967. - La Disparition, Paris, Gallimard, coll. « LřImaginaire », 1969. - W ou le souvenir d’enfance, Paris, Gallimard, coll. « LřImaginaire », 1975. - La Vie mode d’emploi, Hachette, coll. « Le Livre de Poche », 1978. - Le Cabinet d’amateur, Paris, Balland, « LřInstant romanesque », 1979. - Cahier des charges de La vie mode d'emploi, (Hans Hartje, Bernard Magné et Jacques Neefs, éd.), Cadeilhan, Zulma/CNRS, coll. « Manuscrits », 2001.

2. Œuvres non romanesques

- Espèces d’espaces, Paris, Galilée, 1974. - Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, Paris, Christian Bourgeois, 1975. - L’infra-ordinaire, Paris, Seuil, coll. « La Librairie de XXe siècle », 1989. - Penser/Classer, Paris, Hachette, 1985.

3. Articles et conférences

- « Emprunts à Flaubert », L’Arc, Georges Perec, n°76, 1979, p.49-50. - L.G. : une aventure des années soixante, (Claude Burgelin, éd.), Paris, Seuil, coll. « La librairie du XXe siècle », 1992.

4. Entretiens et conférences recueillis en volume

- Georges Perec. Entretiens et conférences, vol. I, 1965-1978, (Dominique Bertelli et Mireille Ribière, éd.), Nantes, Joseph K, 2003. - Georges Perec. Entretiens et conférences, vol. II, 1978-1981, (Dominique Bertelli et Mireille Ribière éd.), Paris, Joseph K, 2003.

5. Ouvrages en collaboration

- L’œil ébloui, photographies de Cuchi White, Paris, Chêne/Hachette, 1981.

331

II. Autres oeuvres romanesques utilisées à titre de comparaison

A. Œuvres romanesques du XIXe siècle

BALZAC, Honoré (de), Eugénie Grandet, Paris, Garnier, coll. « Classiques Garnier », 1963. - Le Père Goriot, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 1971. - La Fille aux yeux d’or, dans Histoire des treize, Paris, Pocket, 1992. - Le Cousin Pons, Paris, Hachette, coll. « Le Livre de Poche », 1963. - La Peau de chagrin, Paris, Hachette, coll. « Le Livre de Poche », 1984. - Traité de la vie élégante, dans La Comédie humaine, t. XII, (P-G. Castex, éd.) Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1981. FLAUBERT, Gustave, L’Éducation sentimentale, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 1965. - Un Coeur simple, Paris, Flammarion, 1986. - Madame Bovary, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1972. HUYSMANS, Karl Joris, Á Rebours, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1977. ZOLA, Émile, Pot Bouille, Paris, Hachette, coll. « Le Livre de Poche », 1972.

B. Œuvres romanesques du XXe siècle et du XXIe siècle

ARAGON, Louis, Le Paysan de Paris, Paris, Hachette, coll. « Le Livre de Poche », 1926. BUTOR, Michel, Passage de Milan, Paris, Minuit, 1954. - La Modification, Paris, Minuit, coll. « 10/18 », 1956. COHEN, Albert, Belle du Seigneur, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1968. ERNAUX, Annie, Les Années, Paris, Gallimard, 2008. PROUST, Marcel, Du Côté de chez Swan, Gallimard, coll. « Folio », 1958 [1913]. QUENEAU, Le Chiendent, Gallimard, coll. « Folio », 1933. - Les Fleurs bleues, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1978. ROBBE-GRILLET, Alain, Les Gommes, Paris, Minuit, 1953. - La Jalousie, Paris, Minuit, 1957. SARTRE, Jean-Paul, La Nausée, Paris, Hachette, coll. « Le Livre de Poche », 1968. SIMON, Claude, Le Palace, dans Œuvres, (Alastair B. Ducan, éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2006. - « Préface à Orion aveugle », dans Œuvres, (Alastair B. Duncan, éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2006. Vian, Boris, L’Écume des jours, Paris, Hachette, coll. « Le Livre de Poche », 2002. WOOLF, "Solid Objets", Selected Short Stories, Harmondsworth, Penguin, 1993.

332

III. Études sur Sarraute et sur Perec

A. Études sur Sarraute

L’Arc. Nathalie Sarraute, n°95, 1984. ALLEMAND, André, L’Œuvre romanesque de Nathalie Sarraute, Neuchâtel, La Baconnière, 1980. ALPHANT, Marianne, « Nous nřécrivons pas encore », Digraphe, n°84, p.76-84. ASSO, Françoise, Nathalie Sarraute, l’effraction de l’écriture, Paris, PUF, 1995. BACHAT, Charles, « Lřinscription du social dans Le Planétarium de Nathalie Sarraute », La Revue des Lettres Modernes. Le Nouveau Roman en questions 4. Situation diachronique, (Michel Allemand, dir.), Paris, 2002, p.205-218. BELAVAL, Yvon et CRANAKI Mimica, Nathalie Sarraute, Paris, Gallimard, coll. « La Bibliothèque idéale », 1965. BERNAL, Olga, « Des fiches et des fluides dans le roman de Nathalie Sarraute », Modern Language Notes 88, n°4, May 1973, p.775-788. BIKIALO, Stéphane, « La nomination multiple : un compromis à la non- coïncidence des mots et de la sensation », Nathalie Sarraute. Du Tropisme à la phrase, (Agnès Fontvieille et Philippe Wahl, dir.), Lyon, P. U. de Lyon, 2003, p.85-99. BORGOMANO, Madeleine, « La bête de pierre : une drôle de bête », Nathalie Sarraute et la représentation, (Monique Gosselin-Noat et Arnaud Rykner, dir.), Lille, P. U. de lřuniversité Charles de Gaulle, 2005, p.177-187. BOUCHARDEAU, Huguette, Nathalie Sarraute, Paris, Flammarion, 2003. BOUÉ, Rachel, Nathalie Sarraute, la sensation en quête de parole, Paris, LřHarmattan, 1997. BRAVARD, Olivier, « La reformulation chez Sarraute dans Le Planétarium et Les Fruits d’or », Nathalie Sarraute. Du Tropisme à la phrase, (Agnès Fontvieille et Philippe Wahl, dir.), Lyon, P. U. de Lyon, 2003, p.155-161. BRULOTTE, Gaétan, « La gestuaire de Nathalie Sarraute », Revue des sciences humaines, n°217, 1990, p.91-92. CALIN, Françoise, La Vie retrouvée. Étude de l’œuvre romanesque de Nathalie Sarraute, Paris, Minard, coll. « Lettres modernes », 1976. CHEVALIER, Yannick, « Le rôle de lřanalogie dans lřinstitution du tropisme comme objet de discours », Nathalie Sarraute. Du Tropisme à la phrase, (Agnès Fontvieille et Philippe Wahl, dir.), Lyon, P. U. de Lyon, 2003, p.255-269. CLAYTON, Alan J., Nathalie Sarraute ou le tremblement de l’écriture, Paris, Minard, coll. « Lettres modernes », 1989. COMPAGNON, Antoine et ROGER, Philippe (dir.), Critique, Nathalie Sarraute ou l’usage de l’écriture, n°656-657, janv.-fév. 2002. CONTESSE, André, « Lřimagination chez Nathalie Sarraute : la dialectique du fluide et du solide », Études de lettres, vol. VI, n°3, juil.-août 1963, p.192-205. ELIEZ-RUEGG, E., La conscience d'autrui et la conscience des objets dans l'oeuvre de Nathalie Sarraute, Bern/Francfort/M, Peter Lang, 1972. FAUTRIER, Pascale (dir.), Éthiques du Tropisme, Nathalie Sarraute, Actes du colloque Nathalie Sarraute, Paris, LřHarmattan, 1999.

333

- « Tropisme et rhétorique de lřapproximation », Nathalie Sarraute. Du Tropisme à la phrase, Lyon, P. U. de Lyon, 2003, p.269-285. - « Un trou dans la toile de reps », Nathalie Sarraute et la représentation, (Monique Gosselin-Noat et Arnaud Rykner, dir.), Lille, P. U. de lřuniversité Charles de Gaulle, Roman 20-50 (Actes), 2005, p.113-138. FONTVIEILLE, Agnès et WAHL, Philippe (dir.), Nathalie Sarraute. Du Tropisme à la phrase, Lyon, P. U. de Lyon, 2003. GLEIZE, Joëlle, Les Fruits d’or de Nathalie Sarraute, Paris, Gallimard, coll. « Foliothèque », 2000. GOSSELIN-NOAT, Monique et RYKNER Arnaud (dir.), Nathalie Sarraute et la représentation, Lille, P. U. de lřuniversité Charles de Gaulle, Roman 20-50 (Actes), 2005. HUGLO, Marie-Pascale, « Raconter à la limite : Ich Sterbe de Nathalie Sarraute ou les métamorphoses du conte », Le Sens du récit. Pour Une Approche Esthétique de La Narrativité Contemporaine, Villeneuve dřAscq, P. U. du Septentrion, 2007, p. 163-178. LE HUEN, Roland, « Le Regard, les signes et le sujet : à propos du Planétarium », Revue des sciences humaines, n°217, 1990, p.113-126. LOJKINE, Stéphane, « La Poignée de porte de la tante Berthe…, Le Planétarium ou les marges de la scène », dans La scène du roman. Méthode d’analyse, Paris, A. Colin, 2002, p.219-242. MAGNY, Olivier (de), « Nathalie Sarraute ou lřastronome intérieure », Les Lettres nouvelles, n°41, déc. 1963-janv. 1964, p.139-154. MATTHEWS, John-Herbert, « Nathalie Sarraute et la présence des choses », Un nouveau roman? Recherche et tradition, Paris, Minard, Revue des lettres modernes, 1983, p.181-198. MIGUET-OLLAGNIER, Marie, « Entre Proust et Sarraute », Le Nouveau Roman en question 1. « Nouveau Roman et archétypes », (Roger-Michel Allemand, dir.), Paris, Minard, 1992, p.119-152. MINOGUE, Valérie, « Notes », Vous les entendez?, dans Œuvres complètes, (Jean-Yves Tadié, éd.), Paris, coll. « Bibliothèque de la pléiade », 1996, p.1886- 1889. - « Notice du Planétarium », Œuvres complètes, (Jean-Yves Tadié, éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la pléiade », 1996, p.1799-1811. MINOGUE Valérie et RAFFY Sabine (dir.), Autour de Nathalie Sarraute, Actes du colloque international de Cerisy-La-Salle, 9 au 19 juillet 1989, Paris, Les Belles Lettres, 1995. NEWMAN, Anthony, Une Poésie des Discours, Essai sur les romans de Nathalie Sarraute, Genève, Droz, coll. « Histoire des idées et critique littéraire », 1976. PIERROT, Jean, « Le thème de lřart dans Vous les entendez ? », Autour de Nathalie Sarraute, Actes du colloque international de Cerisy-La-Salle 9 au 19 juillet 1989, (Valérie Minogue et Sabine Raffy, dir.), Paris, Les Belles Lettres, 1995, p.101-115. - Nathalie Sarraute, Paris, José Corti, 1990. PINGAUD, Bernard, « Le personnage dans lřœuvre de Nathalie Sarraute », L’Expérience romanesque, Paris, Gallimard, 1983, p.214-264.

334

RABATÉ, Dominique, « Le dedans et le dehors », Poétiques de la voix, Paris, José Corti, 1999, p.247-270. RAFFY, Sabine, Sarraute romancière. Espaces intimes, New York, Peter Lang , 1988. RAILLARD, Georges, « Nathalie Sarraute et la violence du texte », Littérature, n° 2, mai 1971, p.89-102. RYKNER, Arnauld, Nathalie Sarraute, Paris, Seuil, 1991. SAMOYAULT, Tiphaine, « Des choses sans objet », Littérature, n°118, 2000, p.25-34. SAPORTA, Marc, L’Arc, Nathalie Sarraute, n°95, 1984. SENNINGER, Charles, « Un Parcours sociologique », L’Arc, n° 95, 1984, p.60- 69. STOLZ, Claire, « Polyphonie et phrase dans le Planétarium », Nathalie Sarraute. Du Tropisme à la phrase, (Agnès Fontvieille et Philippe Wahl, dir.), Lyon, P. U. de Lyon, 2003, p.175-189. TADIÉ, Jean-Yves, « Introduction. Musicienne de nos silences », Œuvres complètes, (Jean-Yves Tadié, éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1996, p.IX-XXVIII. TISON-BRAUN, Micheline, Nathalie Sarraute ou la recherche de l’authenticité, Paris, Gallimard, 1971 THONNERIEUX, Stéphanie, « Les séries chez Nathalie Sarraute ou la vibration sensible des mots », Nathalie Sarraute. Du Tropisme à la phrase, (Agnès Fontvieille et Philippe Wahl, dir.), Lyon, P. U. de Lyon, 2003, p.73-85. VERDRAGER, Pierre, Le Sens critique. La réception de Nathalie Sarraute par la presse, Paris, LřHarmattan, 2001.

B. Études sur Perec

ACOLET, Fany, Georges Perec et Richard Brautigan au pays des objets. Esquisse d’une lecture plurielle. Paris, thèse de doctorat sous la direction de Daniel Fondanèche, université Paris-VII Denis Diderot, mai 1999. BARY, Cécile (de), « Contre une littérature réaliste », Formules/La Revue des littératures à contraintes, n°6, « Perec, vingt ans après », (Bernard Magné, dir.), 2002, p.60-84. BEAUMATIN, Éric et RIBIÈRE, Mireille (dir.), De Perec etc., derechef : textes, lettres, règles & sens : mélanges offerts à Bernard Magné, Nantes, Joseph K, coll. « Essais », 2005. BEHAR, Stella, Georges Perec : écrire pour ne pas dire, New York, Peter Lang, 1995. BELLOS, David, Georges Perec. Une Vie dans les mots, Paris, Seuil, 1993. BENABOU, Marcel, « Faux et usage de faux chez Perec », Le Cabinet d’amateur, n°3, Printemps 1994, p.25-35. BERTELLI, Dominique et Bernard Magné (dir.), Le Cabinet d’amateur. Revue d’étude perecquienne, n°1, printemps 1993. - Le Cabinet d’amateur. Revue d’étude perecquienne, n°3, printemps 1994. - Le Cabinet d’amateur. Revue d’étude perecquienne, n°6, déc. 1997.

335

BERTELLI, Dominique, MAGNÉ, Bernard et ORIOL-BOYER, Claudette, (dir.), Perec et l’image, Actes du colloque international, Université Grenoble III, 16-18 janv. 1998, Toulouse, Presses universitaires du Mirail-Toulouse, 1999. BERTHARION, Jacques-Denis, Poétique de Georges Perec : une trace, une marque ou quelques signes, Saint-Genouph, Nizet, 1998. BRUNEL, Pierre, Profil d’une œuvre : Les Choses, une histoire des années soixante, Paris, Hatier, 2003. BROCHU, André, Roman et énumération, De Flaubert à Perec, Montréal, P. U. de Montréal, Paragraphes, 1996, p.129-138. BURGELIN, Claude, « Perec, lecteur de Flaubert », Revue des lettres modernes, n°703-706, 1984, p.135-171. - Georges Perec, Paris, Seuil, 1988. - « Le Phénomène Perec », Esprit, Paris, n°151, 1989, p.65-75. - « Georges Perec et la ville », Urbanisme, Paris, vol. 327, nov.-déc. 2002, p.86- 91. CONSTANTIN, Danielle, Masques et mirages. Genèse du roman chez Cortázar, Perec et Villemaire, New York, Peter Lang, 2008. GOULET, Alain, « La lecture comme enquête et déchiffrement : sur un chapitre de La Vie mode dřemploi », Pouvoir de l’infime. Variation sur le détail, (Luc Rasson et Franc Schuerewegen, dir.), Saint-Denis, P. U. de Vincennes, 1997. HILL, Leslie, « Perec à Warwick », Parcours Perec, Lyon, P. U. de Lyon, 1990, p.25-30. HILLEN, Sabine, « Mode dřemploi du hasard. Sur Georges Perec », Ecrire l’insignifiant, Dix études sur le fait divers dans le roman contemporain, (Paul Pelckmans et Bruno Tritsmans, dir.), Amsterdam-Atlanta, Rodopi, 2000, p.63-75. HUGLO, Marie-Pascale, « Du Palimpseste à lřécho. Un Homme qui dort de Georges Perec », [en ligne], disponible sur http://www.cabinetperec.org/articles/huglo/article-huglo.html, déc. 2001. IONELA NICULAE, Laura, « La poétique du fragment dans lřœuvre de Georges Perec. Le cas de La Vie mode dřemploi », L’Écriture fragmentaire. Théorie et pratiques, Actes du Ier Congrès International du Groupe de Recherches sur les Écritures Subversives (GRES), (Ricard Ripoll, dir.), Perpignan, P. U. de Perpignan, 2002, p.327-343. JOLY, Jean-Luc, « Une Leçon de choses : approche perecquienne de la totalité », dans De Perec etc., derechef : textes, lettres, règles & sens : mélanges offerts à Bernard Magné, (Éric Beaumatin et Mireille Ribière, dir.), Nantes, Joseph K, coll. « Essais », 2005, p.237-253. JORGENSEN, Steen Bille, SESTOFT, Carsten (dir), Georges Perec et l'histoire : actes du colloque international de l'Institut de littérature comparée, Université de Copenhague, du 30 av. au 1er mai 1998, Copenhague, Museum Tusculanum Press, University of Copenhagen, « Études romanes », n°46, 2000. KEATING, Maria Eduarda, « Georges Perec : Les Pièges du réel », Dedalus, vol. 3-4, 1993-1994, p.221-231. LEENHARDT, Jacques, « Postface. Les Choses, mode dřemploi », Les Choses, Paris, U.G.E, coll. « 10/18 », 1965, p.147-178.

336

MAGNÉ, Bernard (dir.), Cahiers Georges Perec, n°1, Colloque de Cerisy juillet 1984, P.O.L, 1985. - Perecollages 1981-1988, Toulouse, P. U. du Mirail, 1989 - « Du registre au chapitre : le " Cahier des charges " de La Vie monde d’emploi de Perec », Penser, Classer, Écrire, (Béatrice Didier et Jacques Neefs, dir.), Saint- Denis, P. U. de Vincennes, 1990, p.191. - (dir.), Études littéraires, vol. 23, n°1-2, « Georges Perec. Écrire/Transformer », été-automne 1990. - (dir.), Cahiers Georges Perec, n°6, L’œil d’abord… Georges Perec et la peinture, Seuil, 1996. - Georges Perec, Paris, Nathan, coll. « 128 », 1999. MONTFRANS, Manet (van), Georges Perec. La contrainte du réel, Amsterdam/Atlanta, Rodopi, 1999. MROZOWICKI, Michal, « La description dans La Vie mode d’emploi de Georges Perec », L’Ordre du descriptif, (Jean Bessière, dir.), Paris, P. U. de France, 1988, p.209-217. ORUM, Tania, « Perec et l'avant garde dans les arts plastiques », Georges Perec et l'histoire : actes du colloque international de l'Institut de littérature comparée, Université de Copenhague, du 30 av. au 1er mai 1998, (Steen Bille Jorgensen et Carsten Sestoft, dir.), Copenhague, Museum Tusculanum Press, University of Copenhagen, « Études romanes », n°46, 2000, p.201-212. OTCHAKOVSKY-LAURENS, Paul, « La petite et la grande maison », L’Arc, n°76 Georges Perec 1979, p.35-37. PEDERSEN, John, Perec ou les textes croisés, Copenhague, Études romanes de lřuniversité de Copenhague, Revue romane, n° 29, 1985. PELLEGRINI, Florence, ŖEspace mode dřemploi : lřesthétique tabulaire chez Flaubert et Perec », [en ligne], 2007, disponible sur http://www.item.ens.fr/index.php?id=194216. PINGAUD, Bernard (dir.), L’Arc, n°76, « Georges Perec », 1979. REUTER, Yves, « Construction/Déconstruction du personnage dans Un Homme qui dort de Georges Perec », Construction/Déconstruction du personnage dans la littérature narrative au XXe siècle, (Françoise Lioure, dir.), Clermont-Ferrand, P. U. Blaise Pascal Clermont-Ferrand, 1993, p.101-122. RIBIÈRE, Mireille, (dir.), Parcours Perec. Colloque de Londres mars 1988, Lyon, P. U. de Lyon, 1990. ROCHE, Anne, « "Ceci nřest pas un trompe-lřœil", les pièges de la représentation dans lřœuvre de Georges Perec », Sociologie du Sud-est, n°35-36, janv.-juin 1983, p.187-196. ROSIENSKI-Pellerin, Sylvie, PERECgrinations ludiques : étude de quelques mécanismes du jeu dans l'œuvre romanesque de Georges Perec, Toronto, GREF, coll. « Théoria », 2005. ROUMETTE, Julien, « Le solitaire désemparé », dans Modernités, n°19, L’invention du solitaire, (Dominique Rabaté, dir.), Pessac, P. U. de Bordeaux, 2003, p.327-352. SALGAS, Jean-Pierre, Regarde de tous tes yeux, regarde : l’art contemporain de Georges Perec, Nantes, Joseph K, 2008.

337

SAMOYAUT, Tiphaine, « Le collectionneur », Le Cabinet d’amateur, n°6, déc. 1997, p.83-100. SCHILLING, Derek, Mémoires du quotidien : les lieux de Perec, Villeneuve dřAscq, P. U. du Septentrion, 2006. SHERINGHAM, Michael, « Le Romanesque du quotidien », Le Romanesque, (Michel Murat et Gilles Leclercq, dir.), Paris, Presses de la Sorbonne nouvelle, 2004, p.255-266. SOBCZYNSKI, Krzysztof, « Lřobjet iconique dans La Vie mode d’emploi de G. Perec », Roczniki humanistyczne, vol. XLVI-XLVII, n°5, 1998-1999, p.5-50. TREMBLAY, Pascal, « Perec et le lecteur : la construction dřune œuvre par le jeu », L’Écriture fragmentaire. Théorie et pratiques, Actes du Ier Congrès International du Groupe de Recherches sur les Écritures Subversives (GRES), Perpignan, (Ricard Ripoll, dir.), P. U. de Perpignan, 2002, p.313-326.

338

IV. Ouvrages généraux et articles sur la littérature et la théorie littéraire

ADERT, Laurent, Les mots des autres. Lieu commun et création romanesque dans les œuvres de Gustave Flaubert, Nathalie Sarraute et Robert Pinguet, Villeneuve DřAscq, P.U. du Septentrion, 1996. ASTIER, Pierre, La Crise du roman français et le nouveau réalisme, Les Nouvelles Éditions Debresse, 1969. BADRÉ, Frédéric, L’Avenir de la littérature, Paris, Gallimard, 2003. BALZAC, Honoré (de), Écrits sur le roman. Anthologie, (Stéphane Vachon, éd.), Paris, Hachette, coll. « Le Livre de Poche », 2000. BARTHES, Roland, Le Degré zéro de l’écriture, Paris, Seuil, 1953. - Mythologies, Paris, Seuil, coll. « Points », 1957. - Essais critiques, Paris, Seuil, coll. « Points »1964. - Système de la mode, Seuil, Paris, 1967. - S/Z, Paris, Seuil, 1970. - Le Plaisir du texte, Paris, Seuil, coll. « Points »,1973. - Leçon, Paris, Seuil, coll. « Points », 1978. - « Lřeffet de réel », Littérature et réalité, Paris, Seuil, coll. « Points », 1982, p.81- 90. - L’Aventure sémiologique, Paris, Seuil, 1985. BERNAL, Olga, Alain Robbe-Grillet. Le Roman de l’absence, Paris, Gallimard, 1964. BLANCHARD, Marc, « Littérature et anthropologie : théorie et pratique de la vie quotidienne dans le Nouveau Roman », Romantic Review, n°2, vol. 83, 1992. BLANCHOT, Maurice, Le Livre à venir, Paris, Gallimard, 1959. BONHOMME, Béatrice, Le Roman au XXe siècle à travers 10 auteurs de Proust au nouveau roman, Paris, Ellipses, 1996. BOUCHY, Florence, « Réalisme et roman contemporains : le cas des objets quotidiens », Littérature et sociologie, (Philippe Baudorre, Dominique Rabaté et Dominique Viart, dir.), Pessac, P. U. de Bordeaux, 2007, p.207-217. BRITTON, Celia, The Nouveau Roman. Fiction, Theory and Politics, New York,. St Martin's Press, Basingstoke-London, Macmillan, 1992. BROCHU, André, Roman et Énumération, de Flaubert à Perec, Montréal, P. U. Montréal, Paragraphes, 1996. BUTOR, Michel, Essais sur le roman, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1992. - Improvisations sur Michel Butor, Paris, La Différence, 1993. -Michel Butor. Entretiens. Quarante ans de vie littéraire, vol. 1956-1968, (Henri Desoubeaux, éd.), Nantes, Joseph K, 1999. CABANÈS, Jean-Louis, « Les objets de piété dans la littérature réaliste », dans Modernités, n°9, Écritures de l’objet, (Roger Navarri, dir.), Pessac, P.U. de Bordeaux, 1997. - (dir), Modernités, n°12, « Surface et intériorité », Pessac, P. U. de Bordeaux, 1998. CARAION, Marta, « Objets en littérature au XIXe siècle », Images Re-vues, n°4, « Objets mis en signe », [en ligne], disponible sur

339 http://www.imagesrevues.org/Article_Archive.php?id_article=22. CHARLES, Michel, « Le sens du détail », Poétique, n°116, nov. 1998, p. 387- 423. COMMENT, Bernard, Vers le neutre, Paris, Christian Bourgeois, 1991. DÄLLENBACH, Lucien, Claude Simon, Paris, Seuil, 1988. DUCHET, Claude, « Roman et objets. Lřexemple de Madame Bovary », Europe, n°485, juil. 1969, p. 172-201. - « Une écriture de la socialité », Poétique, n°16, 1973, p. 446-454. DUGAN, John, Illusions and Reality, The Hague, Mouton, 1973, p.36. DUGAST-PORTES, Francine, Le Nouveau Roman, une césure dans le récit, Paris, Nathan, 2001. FALCONER, Graham et MITTERAND, Henri, La Lecture sociocritique du texte romanesque, Toronto, Hakkert and Compagny, 1975. FOREST, Philippe, Le Roman, le réel. Un roman est-il encore possible?, Éditions Pleins Feux, Saint-Sébastien-sur-Loire, 1999. FROLICH, Juliette, Des Hommes, des Femmes et des choses, Langage de l’objet dans le roman de Balzac à Proust, Saint-Denis, P. U. de Vincennes, 1997. GEFEN, Alexandre, La mimèsis, Paris, Flammarion, 2002. GENETTE, Gérard, Figures I, Paris, Seuil, 1966. - Figures II, Paris, Seuil, 1969 - Figures III, Paris, Seuil, 1978. GINFRAY, Denise, Edith Wharton. L’objet et ses fictions, Rennes, P. U. de Rennes, 2003. GODARD, Henri, Le roman modes d’emploi, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2006. GODWIN, Denise, LASALLE, Thérèse et WEIL, Michèle (dir.), L’objet d’art et l’artiste dans l’œuvre littéraire, Actes du dixième colloque international de la SATOR, 10-13 septembre 1996, Johannesburg, Montpellier, P. U. de Montpellier III, 1999. GOETZ, Adrien, « Voyage autour de quelques décors romanesques », Design contre design. Deux siècles de création, (Jean-Louis Gaillemin, dir.), Paris, Réunion des musées nationaux, 2007, p.126-137. GOLDMANN, Lucien, Pour une sociologie du roman, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1964. GRACQ, Julien, La Littérature à l’estomac, Paris, José Corti, 1950. - En lisant, en écrivant, Paris, José Corti, 1981. HAMON, Philippe, Introduction à l’analyse du descriptif, Paris, Hachette, 1981. - Du descriptif, Paris, Hachette, 1993. - « Un discours contraint », Poétique, n°16, 1973, p.411-445. HUGLO, Marie-Pascale, Métamorphoses de l’insignifiant. Essai sur l’anecdote dans la modernité, Montréal, Éditions Balzac/Éditions Le Griot, 1997. - Le Sens du récit. Pour une approche esthétique de la narrativité contemporaine, Villeneuve dřAscq, P. U. du Septentrion, 2007. HOWLETT, Jacques, « Notes sur lřobjet dans le roman », Esprit, n° 263-264, juil.-août 1958, p. 67-71.

340

JOURDE, Pierre, Empailler le toréador. L’Incongru dans la littérature de Charles Nodier à Eric Chevillard, Paris, José Corti, 1999. - Littérature et authenticité. Le réel, le neutre, la fiction, Paris, LřEsprit des péninsules, 2005. LAURENT, Jacques, Roman du roman, Paris, Gallimard, 1980. LE HUENEN, Roland et PERRON, Paul, « Le Système des objets dans Eugénie Grandet», Littérature, n° 26, mai 1977, p. 94-119. LÉONARD, Albert, La Crise du concept de littérature en France au XXe siècle, Paris, José Corti, 1974. LEPALUDIER, Laurent, L’Objet et le récit de fiction, Rennes, P. U. de Rennes, 2004. LE TELLIER, Hervé, Esthétique de l’Oulipo, Bordeaux, Le Castor Astral, 2006. LEVAILLANT, Jean, « Flaubert et la matière », Europe, n°485, juil. 1969, p.202- 214. LOUVEL, Liliane et SCEPI Henri, Texte/Image. Nouveaux problèmes, Rennes, P. U. de Rennes, 2005. LYON-CAEN, Boris, Balzac et la comédie des signes. Essai sur une expérience de pensée, Saint-Denis, P. U. de Vincennes, 2006. MACHABÉÏS, Jacqueline, « Lřobjet dans La Jalousie dřAlain Robbe-Grillet : une lecture cryptique », French Studies in Southern Africa, n°26, 1997, p.42-59. MAGNY, Olivier (de), « Panorama dřune nouvelle littérature romanesque », Esprit, n° 263-264, juillet-août 1958, p. 3-17. MONDOT, Jean et LARRÈRE, Catherine (dir.), Esthétique et poétique de l’objet au dix-huitième siècle, Bordeaux, P. U. de Bordeaux, 2005. MONTALBETTI, Christine, La Fiction, Paris, Flammarion, 2001. MORISSETTE, Bruce, Les Romans de Robbe-Grillet, Paris, Minuit, 1963. MOUREY, Jean-Pierre, Philosophie et pratiques du détail, Seyssel, Champ Vallon, 1996. NADEAU, Maurice, Le Roman français depuis la guerre, Paris, Gallimard, 1970. NARBOUX, Jean-Philippe, L’Illusion, Paris, Flammarion, 2000. NAVARRI, Roger (dir.), Modernités, n°9, Écritures de l’objet, Pessac, P. U. de Bordeaux, 1997. OUELLET, Pierre, Poétique du regard. Littérature, perception, identité, Sillery, Septentrion/P. U. de Limoges, 2000. PAVEL, Thomas, La Pensée du roman, Paris, Gallimard, 2003. PIÉGEAY-GROS, Nathalie, Le Roman, Paris, Flammarion, 2005. - « Lřobjet dans les romans de Claude Simon », dans Modernités, n°9, Écritures de l’objet, (Roger Navarri, dir.), Pessac, P. U. de Bordeaux, 1997, p.179-189. PINGAUD, Bernard, « LřÉcole des refus », Esprit, n° 263-264, juil.-août 1958, p. 55-59. - « Lřobjet littéraire comme "ready-made" », Inventaires II, Comme un Chemin en automne, Paris, Gallimard, 1979, p.77-90. PIOVENE, Guido, « La carte dřune nouvelle réalité », Esprit, n°329, juil. 1964, p. 27-33. RABATÉ, Dominique, « Le dehors du dedans », Modernités, n°12, « Surface et intériorités », (Jean-Louis Cabanès, dir.), Pessac, P. U. de Bordeaux, 1998.

341

- (dir.), Modernités, n°19, « Lřinvention du solitaire », Pessac, P. U.de Bordeaux, 2003. RASSON, Luc et SCHUEREWEGEN (éd.), Pouvoir de l’infime, Variations sur le détail, Saint-Denis, P. U. de Vincennes, 1997. RICARDOU, Jean, Problèmes du Nouveau Roman, Paris, Seuil, 1967. - Le Nouveau Roman, Paris, Seuil, 1973. RIPOLL, Ricard (éd.), L’Écriture fragmentaire. Théorie et pratiques, Actes du Ier Congrès International du Groupe de Recherches sur les Écritures Subversives (GRES), Perpignan, P. U. de Perpignan, 2002. ROBBE-GRILLET, Alain, Pour un nouveau roman, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1964. ROBERT, Marthe, Roman des origines et origines du roman, Paris, Gallimard, 1972. SAMOYAULT, Tiphaine, Excès du roman, Paris, Maurice Nadeau, 1999. SARTRE, Jean-Paul, « Préface », Portrait d’un inconnu, Gallimard, coll. « Folio », Paris, 1947, p.9-15. - Qu’est-ce-que la littérature?, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1948. SCHOR, Noémie, Lectures du détail, Paris, Nathan, 1994. SÉGINGER, Gisèle (dir.), De l’objet à l’œuvre. Actes du colloque « Objet esthétique, esthétique de l’objet » des 25-27 avril 1996, Strasbourg, P. U. de Strasbourg, 1997. SUSINI-ANASTOPOULOS, Françoise, L’Écriture fragmentaire. Définition et enjeux, Paris, PUF, 1997. TADIÉ, Jean-Yves, Le Roman au XXe siècle, Paris, Pocket, 2002. TONNET-LACROIX, Eliane, La Littérature française de 1945 à nos jours, Paris, Flammarion, 2002. VOUILLOUX, Bernard, « Discours du collectionneur, discours de la collection au XIXe siècle », Poétique, n°127, sept. 2001, p.301-312. WATSON, Ronda Janell, The Bibelot in French literature from Balzac to Céline, Dissertation submitted for the degree of Doctor of Philosophy, directed by Naomi A. Schor, Graduate school of Duke University, 1995. WOOLF, Virginia, L’Art du roman, Paris, Seuil, 1962. ZÉRAFFA, Michel, « Objet, chose, fiction », Pour l’objet, Revue d’esthétique, n°3-4, vol. 29, n°3, printemps 1989, p. 203-208. ZIMA, Pierre, Manuel de sociocritique, Paris, LřHarmattan, 2000.

342

V. Ouvrages concernant la philosophie, l’art, le design et la sociologie

ARASSE, Daniel, Le Détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture, Paris, Flammarion, 1992. AUBRY, Gwenaëlle, Le (dé)goût de la laideur, Paris, Mercure de France, coll. « Le petit Mercure », 2007. AUROUX, Sylvain et WEIL, Yvonne, Dictionnaire des auteurs et des thèmes de la philosophie, Paris, Hachette, 1991. BANU, Georges, Le Rideau ou la fêlure du monde, Paris, Adam Biro, 1997. BARBEROUSSE, Anouk, L’Expérience, Paris, Flammarion, 1999. BAUDRILLARD, Jean, Le Système des objets, Paris, Gallimard, 1968. - La Société de consommation, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1970. BAYLEY, Stephen, « Design : synthèse des arts », Design : carrefour des arts, (Raymond Guidot, dir.), Paris, Flammarion, 2003, p.60-109. BONNOT, Thierry, « Objets de série/œuvres hors série », Le Goût des belles choses, (Véronique Nahoum-Grappe et Odile Vincent, dir.), coll. « Ethnologie de la France », Cahier 19, Paris, Éditions de la Maison des sciences de lřhomme, 2004, p.127-138. BRANZI, Andréa, « Une modernité faible et diffuse », Design : carrefour des arts, (Raymond Guidot, dir.), Paris, Flammarion, 2003, p.376-411. BENJAMIN, Walter, « Lřœuvre dřart à lřépoque de sa reproduction technique », dans Œuvres, Paris, Gallimard, 2008. BONY, Anne, Le Design. Histoire. Principaux courants. Grandes figures, Paris, Larousse, 2004 BORDIER, Roger, L’Art moderne et l’objet, Paris, Albin Michel, 1978. BOUSTEAU, Fabrice et FAYOLLE, Claire, Qu’est-ce-que le design ?, Paris, Beaux-Arts Éditions, 2004. BUCI-GLUCKSMAN, Christine, Au-delà de la mélancolie, Paris, Galilée, 2005. CARRICK, Jill, « Le nouveau réalisme : un détournement de la profusion des choses », Le nouveau réalisme, (Cécile Debray, Camille Morineau et Ulrich Krempel, dir.), Paris, Réunion des musées nationaux/Centre Pompidou, 2007, p.176-181. COUTURIER, Élisabeth, L’Art contemporain. Mode d’emploi, Paris, Filipacchi, 2004. - Le Design, hier, aujourd’hui, demain. Mode d’emploi, Paris, Filipacchi, 2006. COSTES, Catherine, « Lřobjet dans lřart du XXe siècle. Un dialogue fécond », Revue TDC, n° 767, janv.1999, [en ligne], disponible sur www.cndp.fr/revueTDC/767-41095.htm DAGOGNET, François, Éloge de l’objet : pour une philosophie de la marchandise, Paris, Vrin, 1989. DANTO, Arthur, La Transfiguration du banal, Paris, Seuil, 1989. DEBRAY, Cécile, MORINEAU Camille et KREMPEL Ulrich (dir.), Le nouveau réalisme, Paris, Réunion des musées nationaux/Centre Pompidou, 2007. DEPRAZ, Nathalie, Comprendre la phénoménologie. Une pratique concrète, Paris, Armand Colin, 2006.

343

DESCOMBES, Vincent, Grammaire des objets en tous genres, Paris, Minuit, 1983. DÉSESQUELLES, Anne-Claire, La Représentation, Paris, Ellipse, 2001. ECO, Umberto, La Guerre du faux, Paris, Hachette, coll. « Le Livre de Poche », 1985. FAYOLLE, Claire, C’est quoi le design?, Paris, Autrement, coll. « Junior Arts », 2002. - Le Design, Paris, Scala, coll. « Tableaux choisis », 2005. FLAMAND, Brigitte (dir.), Le Design : Essais sur des théories et des pratiques, Paris, Éditions du regard, 2006. FLUSSER, Vilèm, Petite philosophie du design, Belfort, Circé, 2002. GAILLEMIN, Jean-Louis, Design contre design. Deux siècles de création, Paris, Réunion des musées nationaux, 2007. GENETTE, Gérard, La Relation d’esthétique, vol. I, Paris, Seuil, 1994. - L’Œuvre de l’art. Immanence et transcendance, vol. II, Paris, Seuil, 1994. GREENBERG, Clément, Art et culture. Essais critiques, Paris, Macula, 1988. GRIMALDI, Nicolas, Traité de la banalité, Paris, PUF, 2005. GUIDOT, Raymond et JOUSSET, Marie-Laure (dir.), Les bons génies de la vie domestiques, Paris, Centre Georges Pompidou, 2000. GUIDOT, Raymond (dir), Design : carrefour des arts, Paris, Flammarion, 2003. - Histoire du design de 1940 à nos jours, Paris, Hazan, 2004. GUILLAUME, Valérie, HEILBRUNN, Benoît et PEYRICOT, Olivier, L’ABCdaire du Design, Paris, Flammarion, p.2003. GUILLAUME, Valérie, Le Design aujourd’hui, Paris, Centre Georges Pompidou, 2005. HEINICH, Nathalie, « Les objets-personnes : fétiches, reliques et œuvres dřart », Sociologie de l’art, n°6, « Œuvre ou objet? », 1993, p.25-56. - Le triple jeu de l’art contemporain, Paris, Minuit, 1998. - L'Art contemporain exposé aux rejets: études de cas, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1998. - Art, création, fiction: entre sociologie et philosophie, Paris, Jacqueline Chambon, 2004. HONNETH, Axel, La réification. Petit traité de théorie critique, Paris, Gallimard, 2005. JANG, Young-Girl, L’objet Duchampien, Paris, LřHarmattan, 2001. JERPHAGNON, Lucien, De la banalité. Essai sur l'ipséité et sa durée vécue : durée personnelle et co-durée, Paris, Vrin, 1966. JOST, François, Le Culte du banal. De Duchamp à la télé-réalité, Paris, CNRS Éditions, 2007. JOUANNAIS, Jean-Yves, L’Idiotie. Art, vie, politique - méthode, Beaux-Arts Magazine livres, Paris, 2003. - Des Nains, des jardins. Essai sur le kitsch pavillonnaire, Paris, Hazan, 1993. LAVAUD, Laurent, L’Image, Paris, Flammarion, 1999. LIPOVETSKY, Gilles, L’Ère du vide. Essai sur l’individualisme contemporain, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1983. - L’Empire de l’éphémère, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1987.

344

LOJKINE, Stéphane, Image et subversion, Paris, Jacqueline Chambon, 2005. MACÉ, Arnaud, La Matière, Paris, Flammarion, 1998. MAFFESOLI, Michel, Au creux des apparences. Pour une éthique de l’esthétique, Paris, Éditions de la Table Ronde, 2007 [1997]. MALÉVITCH, Kazimir, Écrits, Lausanne, L’Âge d’homme, 1974. MÈREDIEU, Florence (de); Histoire matérielle et immatérielle de l’art moderne, Paris, Bordas/Cultures, 1994, p.288. MERLEAU-PONTY, Maurice, L’Œil et l’esprit, Paris, Gallimard, 1964. - Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945. - Le Visible et l’invisible, (Claude Lefort, éd.), Paris, Gallimard, 1964. MICHAUD, Yves, L’Art à l’état gazeux. Essai sur le triomphe de l’esthétique, Paris, Stock, 2003. MIDAL, Fabrice, Petit traité de la modernité dans l’art, Paris, Pocket, 2007. MIRÓ, JUAN, Ceci est la couleur de mes rêves. Entretiens avec Georges Raillard, Paris, Seuil, 1977. MONNIER, Gérard, La Porte : Instruments et symboles, Paris, Alternatives, 2004. MORAT, Florence (dir.), © Centre Pompidou, Direction de l'action éducative et des publics, Le nouveau réalisme, [en ligne] disponible sur http://www.centrepompidou.fr/education/ressources/ENS-nouvrea/ENS- nouvrea.htm MORIN, Edgar, La Pensée complexe, Paris, Seuil, coll. « Points », 2005. - « La modernité et après ? », Propos recueillis par Véronique Brocard et Catherine Portevin, Télérama, n°2929, 1er mars 2006, p.8-14. MORINEAU, Camille, « Artistes et designers contemporains : la fin des rivalités », Design : carrefour des arts, (Raymond Guidot, dir.), Paris, Flammarion, 2003, p.204-256. MORLEY, Simon, L’Art, les mots, Paris, Hazan, 2004. NAHOUM-GRAPPE, Véronique et VINCENT, Odile (dir.), Le Goût des belles choses, coll. « Ethnologie de la France », Cahier 19, Paris, Éditions de la Maison des sciences de lřhomme, 2004. PATOČKA, Jan, Platon et l’Europe, Paris, Verdier, 1983. REMAURY, Bruno, « Les usages culturels du mot design », Le Design : essais sur des théories et des pratiques, (Brigitte Flamand, dir.), Paris, Éditions du regard, 2006, p.99-109. RESTANY, Pierre, 60/90. Trente ans de Nouveau Réalisme, Paris, La Différence, 1996. RIEU, Alain-Marc, « La Machinerie hyperréaliste », Voir Entendre, Revue d’Esthétique, n°4, Paris, Pocket, 1976, p.25-56. RIOUT, Denys, Qu’est-ce-que l’art moderne?, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 2000. ROSSET, Clément, Le Réel et son double, Paris, Gallimard, 1976. - Le Réel. Traité de l’idiotie, Paris, Minuit, 1977. - L’Objet singulier, Paris, Minuit, 1979. - Le Réel, l’imaginaire et l’illusoire, Biarritz, Distance, 2000. - Impressions fugitives. L’ombre, le reflet, l’écho, Paris, Minuit, 2004.

345

SAISSELIN, Rémy, Le Bourgeois et le bibelot, Paris, Albin Michel, Paris, 1990. SARTRE, Jean-Paul, L’Existentialisme est un humanisme, Paris, Nagel, 1967. SÉGUY-DUCLOS, Alain, Définir l’art, Paris, Odile Jacob, 1998. SÉVÉRAC, Pascal, La Perception, Paris, Ellipse, 2004. SIEVERS, Christine et SCHÖDER, Nicolaus, Objets. Les objets cultes du XXe siècle, Paris, La Martinière, 2007. TEMPLON, Daniel, « Les expansions », Art Press Hors-série. De l’objet à l’œuvre, les espaces utopiques de l’art, n°15, 1994, p.24-25. TINOCO, Carlos, La Sensation, Paris, Flammarion, 1997. TOSATTO, Guy, L’Ivresse du réel. L’objet dans l’art du XXe siècle, Réunion des musées nationaux / Carré dřArt de Nîmes, 1993. WAJCMAN, Gérard, L’Objet du siècle, Lagrasse, Verdier, coll. « Philia », 1998. WALDMAN, Diane, Collage, Assemblage and the Found Object, New York, Abrams, 1992.

346