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Itinéraire d’un corbeau : la carrière caricaturale de Michel Rocard (1965-1995)

Pierre-Emmanuel Guigo Maître de conférences en histoire Université Est Créteil (CRHEC)

« Il y aurait une vraie étude à mener sur l'image de Rocard. Comment un homme qui a été, pendant des années le porte-parole du premier parti d'extrême-gauche, a-t-il pu construire une si forte image de "gentil" ? Le physique doit y être pour beaucoup, ce visage de Tintin qu'il garda si longtemps avant que le temps ne le creuse, et qui contredisait inéluctablement les proclamations les plus révolutionnaires. C'est sur la vague de cette "gentillesse"-là que Rocard a surfé pour se maintenir à la tête des sondages. Mais la médaille a son revers. Il est difficile d'être, à la fois, aux yeux des gens, "gentil" et "dur". Quels que soient les mots employés, le gentil tue le dur, et si le langage se durcit au point que le dur finisse par se faire entendre, alors il prend un côté artificiel choquant1. » Quelques mois après l’arrivée de Michel Rocard à Matignon, François Bayrou croque le Premier ministre en soulignant la complexité de son parcours et les contradictions véhiculées par son image. Michel Rocard a en effet eu un parcours complexe, changeant deux fois de parti, passant de la gauche révolutionnaire au début des années 1970 au centre-gauche avec un positionnement social-démocrate. En outre, son image elle-même a changé. Perçu comme un jeune homme très compétent en économie, mais un peu naïf jusqu’à la fin des années 1970, il prend une allure plus austère une fois parvenu au pouvoir. Il se veut un gouvernant rigoureux et terne. Le langage très imagé de François Bayrou dénote l’importance des images physiques dans la construction de l’image de Michel Rocard dans l’opinion. « Gentil », puis « dur », « visage de Tintin », figure juvénile, sont autant de traits que l’on retrouve de manière récurrente dans les caricatures qui sont faites de lui. Notre objectif est donc de comprendre comment ces mutations se reflètent et sont traitées par le dessin dans une période marquée par la prolifération des images. Le rapport de Michel Rocard à la caricature est rendu d’autant plus complexe qu’il a des relations étroites avec le milieu des caricaturistes2. Il a croisé plusieurs d’entre eux à l’époque du PSU – le dessinateur Baringou est par exemple un ami personnel et lui a dédié des dessins dans les années 1970 – et un de ses principaux conseillers, Guy Carcassonne n’est autre que l’époux de la dessinatrice Claire Brétécher. Ses archives montrent d’ailleurs une vraie amitié avec plusieurs caricaturistes qui continueront à lui envoyer des dessins comme Plantu ou Kak, le dessinateur du journal L’opinion. de la caricature est lui aussi changeant durant cette période, avec le progressif déclin des dessins de presse et au contraire l’institutionnalisation de la caricature télévisuelle, ajoutant

1 François Bayrou dans Démocratie moderne, 1er décembre 1988. 2 Entretien avec Jean-Jacques Loup, 26 avril 2013. le son et le mouvement3. Nous chercherons donc à comprendre comment les caricatures se sont adaptées à cette évolution et à ces spécificités rocardiennes ? Pour mener cette étude, nous nous baserons sur les dossiers de presse de concernant le Parti socialiste, puis pour la période 1981-1991 sur les dossiers de presse dédiés à l’action du gouvernement. Nous avons isolé au sein de ces dossiers les caricatures de presse qui représentent Michel Rocard. Pour compléter ces sources, nous avons aussi utilisé les recueils de dessins réalisés par les caricaturistes les plus connus, Plantu, Faizant, Cabu. Au total, nous étudions ainsi 204 caricatures de presse entre 1969 et 1995. Concernant la caricature télévisuelle alors en plein essor, nous nous concentrerons sur Le Bébête Show, diffusé sur TF1 tous les soirs depuis 1982 jusqu’en 1995, et Les Guignols de l’info sur Canal Plus depuis 1988. Pour le Bébête Show, nous avons isolé 148 séquences avec Rocroa, la marionnette imitant Michel Rocard. Les Guignols de l’info n’ont pas été conservés systématiquement dans la base de l’INA avant le dépôt légal en 1995. Les sources sont donc plus lacunaires. Nous utilisons principalement les best of de chaque année. Michel Rocard y apparaît 32 fois entre 1988 et 1995. L’analyse de ces sources s’appuiera sur une approche tant qualitative que quantitative (en dépit de sources lacunaires et non exhaustives) mêlant histoire culturelle, mais aussi approche sémiologique des caricatures en question. Dans un premier temps, nous verrons comment il est présenté à ses débuts comme un jeune homme énergique et un peu naïf. Puis, comment, avec l’affrontement qui l’oppose à François Mitterrand, il est de plus en plus considéré comme un « prétendant » prêt à tout pour conquérir le pouvoir. Enfin, nous verrons qu’à partir de son arrivée à Matignon en 1988, c’est l’image d’impuissance qui l’emporte, alors que son corps imagé rapetisse au fil du temps.

Nom du Organe de Nombre de caricaturiste presse dessins dédiés à Michel Rocard Bernar Témoignage 1 chrétien Batellier Le Matin de 1 Paris

Broncx Le Quotidien 1 de Paris

3 Guillaume Doizy, « L’histoire du dessin de presse », Quel avenir pour le dessin de presse ?, Paris, Éditions de la Bibliothèque publique d’information, 2009. Cabu Le Canard 9 Enchaîné + Charlie Hebdo Calvi Le Figaro 6 Chard Rivarol 1 Chenel L’événement 2 du jeudi et La Croix Coco Charlie 2 Hebdo Dobritz Le Figaro 3 Faizant Le Figaro 59 Frapar Témoignage 2 Chrétien Gébé Charlie Hebdo Gus Le Canard 1 Enchaîné Hours L’événement 3 du jeudi Hoviv Le Quotidien 4 de Paris Hoyez Témoignage 1 Chrétien Loup Libération et 2 L’événement du jeudi Marty Le Figaro 1 Pancho Le Nouvel 8 Observateur et Le Canard Enchaîné Pessin Le Monde 5

Piem La Croix 4 Plantu Le Monde 21

Serguei Le Monde 13 Tim L’Express et 4 L’événement du jeudi Wiaz Le Nouvel 21 Observateur Willem Libération 2 Wolinski Le Nouvel 1 Observateur + Charlie Hebdo

Trait 1968-1981 1981-1988 1988-1991 dominant

Un jeune homme si sympathique

Le jeune espoir

Michel Rocard ne devient un personnage public qu’au moment de sa prise de direction du Parti socialiste unifié (PSU) en 1967. Jusque-là, ce haut fonctionnaire de l’Inspection des Finances n’est connu politiquement que par son nom d’emprunt Georges Servet, et encore surtout des lecteurs de la presse de gauche (Le Nouvel Observateur, Témoignage Chrétien, Tribune socialiste). Les caricatures de lui avant 1967 sont donc quasi inexistantes. On ne compte qu’une caricature datant du milieu des années 1950 à l’époque où Michel Rocard ferraille contre Jean-Marie Le Pen pour la majorité des voix étudiantes à Assas. Il est alors croqué méchamment dans la revue de la corporation de droit tenue par le futur président du Front National. La première caricature de presse de Michel Rocard apparaît en 1969. Dans ces premières années, il est souvent présenté comme un jeune homme plein d’entrain, mais idéaliste et naïf (tableau 2). C’est le jeune espoir de la gauche, vainqueur de Maurice Couve de Murville dans la IVe circonscription des en octobre 1969 qui est ainsi dépeint positivement par Le Monde ou Le Nouvel Observateur. Il est également plutôt souriant voire jovial. La presse de droite est un peu moins enthousiasmée par ce jeune leader de gauche ayant participé à Mai 68 et tenant un discours résolument révolutionnaire au début des années 1970. Il y est ainsi présenté comme inquiétant (notamment dans Le Figaro), d’un sourire carnassier et mèche rebelle, qui n’est pas sans faire penser à la caricature anti-communiste4.

4 Philippe Buton et Laurent Gervereau, Le couteau entre les dents, Paris, Chêne, 1989.

Tableau 2 : Attitudes données à Michel Rocard dans les caricatures de presse (1969-1991).

Trait dominant 1968-1981 1981-1988 1988-1991 naïf 3 7 5 victime 0 5 21 irrésolu 0 2 0 intrépide 3 1 3 solitaire 0 2 7 prétendant 4 10 3 inquiétant 3 2 2 combatif 2 5 0 malin 3 1 3 sympathique 3 4 2 cynique 2 3 9 servile 0 0 17 brillant 2 0 0 infantile 2 0 8

Les dessins mettent en avant son corps élancé de jeune cadre, dynamique et séduisant. Il a même un aspect charmeur que reprend Charlie Hebdo dans sa couverture du 2 avril 1980, mais plutôt pour s’en moquer.

Image 1 : Couverture de Charlie Hebdo, 2 avril 1980.

Alors qu’il cède aux premières sirènes de la peopolisation, se montrant avec femme et enfants, cheveux au vent face à la mer ou à la barre de son bateau pour la télévision ou Paris Match5, les dessins mettent en avant sa forme physique pour le distinguer d’un Mitterrand ou d’un Giscard, plus âgés et usés par leur carrière politique. Pilote met ainsi en scène le congrès de Metz (6-8 avril 1979) voyant s’affronter Michel Rocard, et François Mitterrand sous la forme d’un cirque dont les trois principaux leaders sont présentés en trapézistes. Si Mauroy et Rocard restent en l’air, ils laissent tomber lourdement François Mitterrand (image 2).

5 Pierre-Emmanuel Guigo, Le chantre de l’opinion, La communication de Michel Rocard (1974-1981), Bry-sur-Marne, INA Editions, 2013. Image 2 : Pilote n°59, avril 1979

L’enfance d’un chef

Ses traits longtemps juvéniles amènent les caricaturistes à le montrer sous la forme d’un enfant. Wiaz en 1974 le présente consolé par François Mitterrand face à Georges Marchais et Jean-Pierre Chevènement – le principal leader du Cérès, aile gauche du PS – querellant le nouveau venu au PS à la suite des Assises du socialisme en 1974 qui ont vu une partie des membres du PSU et de la CFDT rejoindre le PS réorganisé par François Mitterrand depuis 1971 (image 3). Le PCF et le CERES contestent l’arrivée de l’ancien Secrétaire national du PSU, soupçonné d’anti-communisme6.

6 François Kraus, Les assises du socialisme ou l’échec d’une tentative de rénovation d’un parti, 12 et 13 octobre 1974, Fondation Jean Jaurès, 2002, accessible en ligne : https://jean-jaures.org/nos-productions/les-assises-du-socialisme-ou-l- echec-d-une-tentative-de-renovation-d-un-parti-12-et

Image 3 : Caricature de Wiaz pour Le Nouvel Observateur, 14 octobre 1974

Le boy scout Le caractère naïf est rendu aussi par les comparaisons avec des personnages de fiction comme Zorro, convoqué par Hoviv dans Le Figaro en 1979. L’image du célèbre héros masqué sera réutilisée par le Bébête Show avec la naissance de Roro le justicier masqué à partir de 1991 (image 4).

Image 4 : Roro le justicier masqué, nouvelle marionnette de Michel Rocard à partir de 1991 au Bébête Show.

Les caricaturistes lui rajoutent souvent une petite houppette qui rappelle le visage de Tintin, le reporter sans tâche inventé par Hergé. Comme le souligne Gaëlle Jeanmart, Tintin est ainsi le héros antimachiavélique7. Michel Rocard incarnerait une forme de virginité en politique, une moralité à toute épreuve que certains viennent à rapprocher de sa culture protestante8. Avec le dessinateur belge9, Michel Rocard partage en tout cas un engagement scout très poussé qui se retrouve fréquemment dans les caricatures. Le maire de Conflans reste ainsi cet éternel boy scout que Plantu représente toujours en culotte courte dans les années 1980 face au président de la République François Mitterrand. Le scoutisme, outre l’expression d’une certaine naïveté permet aussi de créer aisément un décalage comique entre l’exercice du pouvoir et cette activité de jeunesse fait de rites et de noms de totem. Jacques Faizant, le célèbre caricaturiste du Figaro et du Point présente ainsi un Rocard, totémisé « Hamster érudit » dans sa jeunesse, toujours prêt à rendre service à François Mitterrand, durant ses trois ans à Matignon (image 5).

Image 5 : Extrait de Jacques Faizant, Les marrons du feu, Paris, Denoël, 1988.

7 Gaëlle Jeanmart, « Le courage selon Tintin », dans Philosophie Magazine, Paris « Hors-série », n° 8H « Tintin au pays des philosophes », septembre 2010, p. 18–22. 8 C’est notamment une interprétation souvent avancée par Alain Duhamel qui partage avec lui cette influence religieuse. Voir notamment : Alain Duhamel, Les Prétendants, Paris, Gallimard, 1983. 9 Pierre Assouline, Hergé, Paris, Folio, 1996. Le prétendant

L’ambitieux

Le caractère naïf s’estompe toutefois avec son implication croissante dans la politique nationale et la révélation de ses ambitions. Après son intervention comme recours lors de la soirée électorale des

élections législatives en mars 1978, sa cote ne cesse d’augmenter dans les sondages10. Il devient ainsi un concurrent sérieux pour la présidentielle de 1981 et un rival de François Mitterrand en interne. Les deux camps s’attaquent violemment, , allié du Premier secrétaire comparant Michel

Rocard à et le maire de Conflans qualifiant François Mitterrand d’« archaïque ». Cette bataille incite les caricaturistes à le présenter de plus en plus comme un prétendant à l’égard du Premier secrétaire du Parti socialiste. Faizant en particulier joue beaucoup sur ce registre (image 6), pour mieux souligner les divisions de la gauche et son incapacité à atteindre le pouvoir.

Image 6 : Dessin de Jacques Faizant, Le Point, 9 octobre 1978.

10 Pierre-Emmanuel Guigo, Le chantre de l’opinion, op. cit. L’image de Brutus est aussi utilisée par les caricaturistes pour le décrire, à l’image de ce dessin de Tim paru dans L’Express, montrant un Rocard brandissant un couteau surmonté du symbole du PS depuis 1971 : la rose. François Mitterrand, tel le vieux César, est en quelque sort assassiné par ce qu’il a lui-même engendré : le PS neuf post-Épinay (image 7).

Image 7 : Dessin de Tim, L’Express, 14 octobre 1978.

Dans la guerre avec François Mitterrand, tous les coups sont permis, y compris les plus bas G) L'archaïsme : les avatars d'une petite phrase comme le souligne Jacques Faizant dans un dessin pour Le Figaro (image 8). Il faut toute la sagesse de

Pierre Mauroy pour arrêter un Michel Rocard aux airs de vilain Looney Tunes. De personnage 1) Jouer sur l'implicite sympathique, Michel Rocard s’est donc transformé en un gnome agressif (tableau 2).

Après l'apaisement estival en 1978, c'est l'intervention de Michel Rocard au Club de la presse qui relance le « feuilleton ». Il est un ha bitué de cette émission, qui permet souvent de jouer de l’effet de redondance1 : « Le Club de la presse, c’est de la radio pas écoutée, mais qui est reprise par l’ensemble des journaux avec des commentaires différents. C’est l’idéal pour

1 MAAREK, Philippe. Le message télévisé a-t-il besoin du discours politique ? Mots, n° 20, 1989, p. 28 Pierre-Emmanuel Guigo – « Le complexe de la communication » - Thèse IEP de Paris – 2016 239

Image 8 : Dessin de Jacques Faizant pour Le Figaro, 13 janvier 1979.

Charlie Hebdo, qui cherche à cultiver la veine contestatrice de Mai 6811 et ne pardonne pas à

Michel Rocard d’avoir quitté les rivages de la gauche radicale, dénonce les compromissions auxquelles serait près le maire de Conflans-Sainte-Honorine en le dépeignant tel un petit chien – la métaphore du roquet Rocard est aussi employée par Yves Lecoq dans une émission de télévision12 – reniflant le pantalon du président en exercice Valéry Giscard d’Estaing (image 9).

11 Stéphane Mazurier, Bête, méchant et hebdomadaire. Une histoire de Charlie Hebdo (1969-1982), Buchet-Chastel, 2009. 12 INA, TF1, C’est pas sérieux, 09/05/79.

Image 9 : Couverture de Charlie Hebdo, 11 janvier 1979.

L’affrontement avec François Mitterrand : une crise d’adolescence ?

Son affrontement avec François Mitterrand est aussi présenté comme une forme de crise d’adolescence, ou de révolte infantile à l’image de la caricature dessinée par Gus pour le JT de 20h d’Antenne 2. Cette mise en scène contribuer à atténuer le sérieux de sa candidature à l’élection présidentielle de 1981.

Image 10 : Extrait du journal télévisé de 20h, 5 septembre 1978.

Petit à petit s’impose aussi dans ces caricatures l’image du traître Rocard au nez crochu, alors que François Mitterrand est déjà affublé depuis longtemps d’un long museau de Pinocchio. Longtemps attribut des juifs13, on peut douter qu’il s’agisse ici d’antisémitisme, Michel Rocard n’ayant pas d’origine judaïque, mais ce bec pourrait ici signifier sa volonté de prédation, voire son côté gourou, le nez crochu étant aussi souvent associé à la sorcellerie. À moins qu’il ne s’agisse simplement de caractériser sa traitrise, le nez crochu étant souvent associé à cette catégorie maudite. Cette posture de prétendant ambitieux, de traître à son camp, ne lui est en tout cas guère favorable et rend presque sympathique le François Mitterrand poussé vers la sortie au sein de son propre parti. C’est peut-être ce qui incite finalement Michel Rocard à faire la promesse de ne pas se présenter en 1981 contre François Mitterrand, si ce dernier choisissait d’être candidat (discours de Metz, 8 juin 1979). Après une tentative de dissuasion à l’égard de François Mitterrand, allant jusqu’à une déclaration de candidature de Michel Rocard à la télévision (L’Appel de Conflans, 19 octobre 1980), le maire de Conflans choisira de tenir sa promesse et de soutenir la candidature à l’Élysée de François Mitterrand.

Un Rocard devenu cynique avec le pouvoir

Après la victoire de ce dernier, Michel Rocard est nommé ministre du Plan (1981), puis de l’Agriculture à partir de 1983. L’arrivée au pouvoir change progressivement son image dans la caricature. Les dessins lui font perdre tout aspect naïf et infantile, il perd définitivement le sourire. Il faut dire que lui-même après son échec à pousser François Mitterrand vers la sortie en 1980 cherche à se donner une image plus sérieuse, plus austère14. Son but est de se présenter en bon gouvernant, sérieux,

13 Sara Lipton, Dark mirror : Medieval origins of Anti-Jewish iconography, Metropolitan Books, 2014. 14 Pierre-Emmanuel Guigo, Le complexe de la communication, Michel Rocard entre médias et opinion (1965-1995), thèse de doctorat, sous la direction de Jean-François Sirinelli, soutenue à Sciences Po le 16 novembre 2016. qui inspire la confiance. En outre, la caricature trouve sa légitimité dans sa critique du pouvoir. Tant que Michel Rocard était dans l’opposition, il pouvait être l’objet d’une certaine sympathie, plus difficile à tenir pour ces dessinateurs une fois parvenu à Matignon entre 1988 et 1991. Laurent Martin a ainsi bien montré comment Le Canard Enchaîné connaît une période difficile avec l’arrivée des socialistes au pouvoir qui prive le journal de ses éternels ennemis de droite à la tête de l’Etat. Il doit retrouver un ton féroce à l’égard de ceux qu’il soutenait plutôt les années précédentes15. Michel Rocard subit lui aussi ce désenchantement à l’égard de sa personne (tableau 2). Les attaques reprennent les grandes critiques que l’on retrouve dans la presse ou dans la rue à l’égard de son action : le manque d’une politique sociale d’envergure et l’étouffement des affaires politico-financières avec la loi d’amnistie de janvier 1990. Faizant met lui en avant le cynisme d’un Michel Rocard qui profiterait des bonnes conditions économiques suscitées par la politique de son prédécesseur à Matignon, (image 11).

Image 11 : Couverture du recueil de dessins de Jacques Faizant, Les marrons du feu, Paris, Denoël, 1988.

Cette arrivée au pouvoir de Michel Rocard est concomitante de l’apparition d’un nouveau type de caricature, cette fois-ci à la télévision. Le Bébête Show est ainsi créé en 1982 et connaît des succès d’audience très importants tout au long des années 1980 (30% d’audience en moyenne). Il est bientôt rejoint par Les Guignols de l’info sur Canal Plus, créé en 198816. Le Bébête Show choisit d’utiliser le procédé du zoomorphisme pour commenter l’actualité politique17. Les principaux leaders du moment sont représentés sous forme d’animaux. Michel Rocard, renommé Rocroa, a ainsi l’apparence d’un

15 Laurent Martin, Le Canard enchaîné, Histoire d’un journal satirique 1915-2000, Paris, Flammarion, 2001. 16 Annie Collovald, Érik Neveu, « Les ‘’Guignols’’ ou la caricature en abime, Mots, n°48, septembre 1996. Caricatures politiques, sous la direction de Christian Delporte, Vincent Milliot et Erik Neveu, p. 87-112. 17 Annie Collovald, « Le Bébête Show, idéologie journalistique et illusion critique », Politix, 1992/3 (N˚ 19), p. 67-86. corbeau. Cet animal signe de deuil vient ainsi corroborer l’image d’austérité que veut se donner Michel Rocard. Mais c’est un austère douteux qui s’installe à Matignon (1988-1991) selon les auteurs du Bébête Show. Pour gagner la confiance de François Mitterrand auquel il a longtemps été opposé, Michel Rocard choisit d’appliquer la « stratégie du génie des carpettes », selon le bon mot de Jean-Paul Huchon. Le Premier ministre se revendique en permanence du chef de l’État et le cite à la moindre occasion. Cela se traduit dans le Bébête Show par Rocroa présenté comme un courtisan à l’égard de François Mitterrand, cherchant à rester au pouvoir par tous les moyens. Sa marionnette se vante ainsi d’avoir créé sa propre opposition dans son gouvernement pour rester populaire. Il ne manque jamais de vanter les mérites de Kermitterrand devant lui, pour mieux tenter de le renverser dans son dos, tel un Iznogoud. D’ailleurs dans les caricatures de la période, les attitudes marquant sa servilité sont beaucoup plus présentes (tableau 2).

L’impuissant

Un homme politique devenu incompréhensible

Progressivement son image d’homme entreprenant s’estompe aussi. Ses échecs en 1980, puis en 1988 pour s’imposer face à François Mitterrand comme le candidat du Parti socialiste lui donnent l’image de « Poulidor de la République », l’éternel n°2. Même à Matignon, les caricatures le perçoivent comme agissant peu, les mains liées par le président. Les dessins mettent en avant ses difficultés à réformer le pays. Ainsi, dans un épisode du Bébête Show, Rocroa évoque son succès dans les négociations pour rétablir la paix en Nouvelle-Calédonie, ce qui ne suscite que l’ironie des autres marionnettes. Son image de naïf et d’idéaliste n’a pas complètement disparue, mais symbole de renouveau dans les années 1970 et au début des années 1980, elle paraît plus désormais comme l’explication de ses échecs. Pancho le dépeint ainsi tel le petit chaperon rouge courant gaiement vers une forêt remplie de loups prêts à le dévorer (image 12). Rocard est plus que jamais seul face à ses adversaires. La figure de l’homme solitaire est alors très présente (tableau 2).

Image 12 : Le Nouvel Observateur, 7 septembre 1989

Son départ de Matignon et son échec aux législatives de 1993 renforcent encore cette impression. La métaphore de Don Quichotte permet aux caricaturistes de moquer un personnage se battant inutilement contre les moulins à vent du PS. Le parti est alors confronté à une de ses plus graves crises, pris entre les multiples scandales de la période (Urba, sang contaminé, suicide de Pierre Bérégovoy) et la lutte pour la succession de François Mitterrand. Michel Rocard a beau être vierge de scandale, il est, comme « candidat virtuel du PS à l’élection présidentielle de 1995 », à la proue d’un bateau qui sombre (caricature de Wiaz dans Le Nouvel Observateur, 8 avril 1993).

L’image la plus explicite de cette impuissance nouvelle de Michel Rocard nous est donnée par Plantu. Il représente un petit Michel Rocard incapable de satisfaire sexuellement une femme qui fait deux fois sa taille, moquant aussi par-là la formule du « Big Bang », promue par Michel Rocard pour rassembler les gauches, mais s’échouant sur la vague bleue des législatives de 1993 (image 13).

Image 13 : Extrait du recueil Cohabitation à l’eau de rose, Paris, Le Monde, 1993.

En plus d’être impuissant, Michel Rocard devient aussi incompréhensible. Les Guignols de l’info montrent ainsi un Michel Rocard se perdant dans ses propres phrases se finissant toujours par un énigmatique « Anaha ». Le langage complexe de Michel Rocard, fait de phrases longues et employant beaucoup de termes techniques n’est pourtant pas une nouveauté, mais il n’apparaissait pas jusque-là comme un problème. Au contraire, il était souvent perçu comme un signe de son intelligence. Mais pour la jeune génération, il semble le témoignage d’un langage du passé, définitivement devenu abscons18. Michel Rocard lui-même est devenu archaïque aux yeux de la jeunesse.

Rocky le petit La taille de Michel Rocard dans les caricatures évolue aussi avec le temps. Il est progressivement rétréci. De fière allure à ses débuts, il se flétrit au fil du temps, jusqu’à finir plus petit que François Mitterrand, ce qui est contraire à la situation réelle. Son aspect enfantin est encore plus mis en avant (tableau 2). Il est vrai qu’il a longtemps gardé des très assez juvéniles, jusqu’au moins le début des années 1980. Même à Matignon, les caricatures continuent à la présenter comme un bambin exaspérant son paternel Mitterrand. Au lieu de conforter sa stature d’homme d’État comme le voulaient pourtant

18 C’est ce qu’expliquent les scénaristes et créateurs des Guignols Gustave Kervern et Benoît Delépine : Benoît Delépine et Gustave Kervern, De Groland au Grand Soir, entretiens avec Hervé Aubron et Emmanuel Burdeau, Paris, éd. Capricci, 2012. ses communicants19, les larges épaulettes qu’il porte à l’époque lui donnent plutôt l’allure d’un petit homme dans un costume trop grand (image 14).

Image 14 : Dessin de Pessin dans Le Monde, 21 mars 1991.

Cette petite taille souligne son incapacité à véritablement peser dans le paysage politique en pleine mutation du début des années 1990. Alors que Silvio Berlusconi commence son ascension politique fulgurante sur les décombres de la politique italienne20, Charlie Hebdo le perçoit comme le nouveau Mussolini. Face à lui, Michel Rocard qui monte une liste socialiste pour les élections européennes de 1994, ne paraît pas de taille. Le ridicule est en outre accentué par le recours au nom de BHL, que Michel Rocard cherche à séduire pour le rallier à sa liste, censé effrayer le carnassier président de la Fininvest (image 15). La caricature télévisuelle ajoute à l’image de presse le son qui ne vient que conforter le rétrécissement rocardien. Les imitateurs lui font une voix nasillarde, irritante et inquiétante, alors même que son tabagisme intensif produit l’effet contraire sur sa voix réelle. Quant à la gestuelle, pour Rocroa comme pour le Michel Rocard des Guignols, c’est celle d’un être nerveux, aux allures de gnome.

19 Pierre-Emmanuel Guigo, Le complexe de la communication, op. cit. 20 Pierre Musso, Berlusconi, le nouveau Prince, Paris, L’Aube, 2004. Image 15 : Couverture de Charlie Hebdo, janvier 1994.

A ce petit corps, les caricaturistes ajoutent un teint jaunâtre comme Cabu. Déjà maigre et chétif, Michel Rocard a donc de plus en plus l’air malade (image 15 et 16).

La victime Son échec dans sa tentative de réorganiser le PS et de le mettre en ordre de marche en vue de l’élection présidentielle de 1995 le rendent plus sympathique aux yeux des caricaturistes. L’abandon de toute ambition politique nationale devient ainsi la preuve que son idéalisme primait sur son ambition. Pour expliquer son échec, plus que ses propres erreurs, c’est son caractère de victime qui est mis en avant (tableau 2). Il est ainsi présenté comme la cible de son propre camp. L’image avait déjà été utilisée par les caricaturistes qui lui étaient proches, tels Plantu le montrant en victime du cynisme de François Mitterrand (image 16). Ce point de vue corrobore les explications de Michel Rocard qui se présente comme « viré » de Matignon.

Image 16 : Plantu, Le Monde, 16 mai 1991.

Il est à nouveau présenté en victime de François Mitterrand après son échec aux élections européennes de 1994. La concurrence de la liste de Bernard Tapie, Energie radicale, soutenue officieusement par le président de la République François Mitterrand suscite l’ironie de Cabu, qui imagine un Michel Rocard nouvelle cible du président de la République, après les suicides de Pierre Bérégovoy et François de Grossouvre (image 17).

Image 17 : Couverture de Charlie Hebdo, 22 juin 1994.

Wiaz est sans doute le caricaturiste qui présente le plus de sympathie pour Michel Rocard. Il dessine en outre dans un hebdomadaire proche de Michel Rocard et de la Deuxième Gauche, Le Nouvel Observateur. Après la défaite de Michel Rocard aux européennes de 1994 qui signe la fin des espoirs de Michel Rocard d’être le candidat socialiste à l’élection présidentielle de 1995 et son retrait de la direction du PS, il rend hommage à ce dernier en le plaçant dans la lignée de Pierre Mendès (image 18), au Panthéon des politiques qui ont tenté de transformer la politique honnêtement, mais sans réussir.

Image 18 : Wiaz, Le Nouvel Observateur, 23 juin 1994

Conclusion

Le parcours mouvementé de Michel Rocard se reflète largement dans ses caricatures. De jeune homme énergique et naïf au début de sa carrière, il évolue jusqu’à devenir un petit homme en quête de pouvoir, mais impuissant à y parvenir face à François Mitterrand, mais aussi aux autres socialistes. S’il est difficile de mesurer l’impact réel de ces caricatures sur l’image de Michel Rocard, elles suivent assez étroitement ce que les sondages nous disent du maire de Conflans. Le seul hiatus entre les caricatures et l’opinion publique sondagière date de la fin des années 1970. L’affrontement avec François Mitterrand se fonde sur la popularité croissante du député des Yvelines, alors que François Mitterrand apparaît vieillissant. Les caricatures prennent plutôt la défense du vieux leader socialiste contre un Michel Rocard décrit comme un traître et un ambitieux. Ce reflet ne lui plaisait guère, mais ce serait sans doute aller trop loin que d’en conclure qu’elles l’ont poussé à renoncer à sa candidature contre François Mitterrand en 1981, comme en 1988. Enfin, loin d’une image uniforme, les caricatures de Michel Rocard reflètent le maintien d’un clivage droite-gauche, les caricatures d’un Plantu ou d’un Wiaz lui étant plus favorables que celles de Faizant. La gauche radicale, telle qu’incarnée par Charlie Hebdo ne lui pardonnait pas pour autant d’avoir « trahi » les idéaux de mai 68. La grande majorité des caricaturistes finissent néanmoins par idéaliser un Michel Rocard ayant renoncé à toute ambition après son échec de 1995. Il devient ainsi le vieux sage, la figure tutélaire à qui Plantu pour Le Monde, Coco pour Charlie Hebdo ou Kak pour L’Opinion rendent hommage lors de son décès. La caricature n’aime décidément pas le pouvoir.

Bibliographie :

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