UNIVESITE D’ANTANANARIVO FACULTE DE DROIT D’ECONOMIE DE GESTION ET DE SOCIOLOGIE DEPARTEMENT DROIT Master 2 – SCIENCES POLITIQUES ANNEE UNIVERSITAIRE 2013-2014

Elites, idéologies et domination dans le système politique à

RATSIMBA RAJAONA FANEVA N° Matricule 14.44.M2.1D

Ce Mémoire a été soutenu publiquement le 25 mars 2015 au Centre de Droit du DEPARTEMENT DROIT DE FACULTE DE DROIT D’ECONOMIE DE GESTION ET DE SOCIOLOGIE DE L’UNIVESITE D’ANTANANARIVO

SOMMAIRE

INTRODUCTION GENERALE ………………………………………………………………………………………... Page 1 1ère Partie : LES PARADIGMES GENERAUX D’ANALYSE ………………………………………………… Page 3 CHAPITRE 1 : LE CONTEXTE HISTORIQUE ……………………………………………………………………. Page 3 CHAPITRE 2 : PRINCIPAUX PARADIGMES DE REFERENCE ……………………………………………. Page 8 CHAPITRE 3 : LES PRINCIPALES THEORIES SUR ELITES ………………………………………………… Page 14

2ème Partie : ASPECTS DE LA CONFIGURATION ELITAIRE A MADAGASCAR……………….... Page 49 CHAPITRE 1 : MADAGASCAR : UN SYSTEME EN CRISE …………………………………………………. Page 49 CHAPITRE 2 : INTERACTIONS ENTRE SYSTEME ECONOMIQUE ET SYSTEME POLITIQUE Page 51 CHAPITRE 3 : INTERACTIONS ENTRE SYSTEME CULTUREL ET SYSTEME POLTIQUE ……… Page 55 CHAPITRE 4 : LOGIQUE DU SYSTEME POLITIQUE A MADAGASCAR………………………………. Page 64 CHAPITRE 5 : LOGIQUE DES CRISES ET CONFIGURATION ELITAIRE A MADAGASCAR …… Page 68

Elites, idéologies et domination dans le système politique à Madagascar.

INTRODUCTION GENERALE

Madagascar détient le rang du cinquième pays le plus pauvre au monde en 2014 selon les ratios de la Banque Mondiale. Madagascar est sorti exsangue d’une récente crise politique qui a duré cinq années (2009 –2013) et a inauguré une nouvelle ère avec l’élection d’un nouveau président de la République le 17 janvier 2014. L’élection de ce nouveau président de la République devait marquer « le retour à l’ordre constitutionnel » et amorcer la rééligibilité de Madagascar aux financements internationaux. Cependant, force est de constater que plus d’un an après cette nouvelle donne sociopolitique, la situation politique de la Grande Ile présente toujours des signes palpables d’instabilité et l’économie est toujours en berne. L’histoire du pays a pourtant démontré que ce type de conjoncture sociopolitique, au- delà de son caractère potentiellement crisogène, n’a jamais été propice à l’amorce d’un processus de développement solide. Ainsi la situation politique de Madagascar évoque elle à bien des égards le mythe de Sisyphe dans la mythologie grecque, celle d’un éternel recommencement. Il semble que le changement politique tel qu’il est appréhendé dans la science politique n’existe pas dans la réalité malgache. Au contraire, on assiste à une récurrence des mêmes phénomènes politiques qui engendrent dans leurs dynamiques, les mêmes effets pervers. Seuls les acteurs changent. Le recours au cadre d’analyse de la science politique peut s’avérer dans ce cas utile pour expliquer et interpréter les constantes de la réalité politique malgache. En effet, la science politique peut être définie comme : « l’étude de la façon dont les hommes conçoivent et utilisent les institutions qui régissent leur vie en commun, les idées et la volonté qui les animent, pour assurer la régulation sociale »1. Cependant, le recours au cadre général théorique d’analyse de la science politique n’implique pas un cloisonnement disciplinaire dans cette volonté d’appréhender la réalité malgache. Le fait social étant une totalité, toute étude des phénomènes sociaux et politiques suppose une approche pluridisciplinaire des dynamiques et des problèmes. Il est en effet difficile de séparer les aspects économiques et les aspects culturels d’un fait social de ses aspects politiques et ce en raison l’interdépendance des facteurs générant s le fait social. La complexité et la spontanéité du réel requiert donc une étude globale et totale de la réalité. Etudier la réalité actuelle de Madagascar sous le prisme de la science politique n’exclut pas le

1 GRAWITZ Madeleine, Méthodes des sciences sociales , Editions Dalloz,Paris,2001,p.291

1 recours aux autres sciences sociales en particulier : l’économie, la sociologie, l’histoire. En effet, force est de constater que dynamique politique et dynamique sociale ont toujours été liées ce quel que soit la grille d’analyse sollicitée. En effet le domaine de la science politique étant moins axé sur une discursive spéculative que dans une analyse concrète du réel, ainsi pour emprunter la terminologie kantienne, la science politique se focalise donc plus sur « qui est »(Sein) que sur « ce qui doit être »(Sollen) d’où son intérêt. L’objet de la science politique étant l’étude de la dynamique des rapports de forces politiques qui traversent la société globale, étude envisagée à partir d’une observation des pratiques .Etudier la dynamique du système politique à Madagascar implique donc l’analyse des facteurs culturels, des facteurs économiques et les facteurs politiques inhérents à la situation actuelle du système sociopolitique malgache.

Essayer d’aborder la question de l’absence de changement politique en profondeur dans la réalité politique à Madagascar suppose donc d’analyser principalement les acteurs principaux qui agissent sur le système politique à Madagascar .Ce qui nous amène irrémédiablement à la question de l’élite ou des élites dans le système social et politique à Madagascar. En effet, le recours au concept d’élite pour expliquer et interpréter certains aspects de la réalité politique dans le système sociopolitique à Madagascar peut constituer une catégorie d’analyse opératoire objective malgré les controverses académiques inhérentes à l’usage scientifique dudit concept.

L’origine de ces controverses vient du fait que dans le cadre de l’histoire des idées politiques, les premiers chantres des théories dites élitistes furent souvent taxés d’être les tenants d’une discursive réactionnaire voire fascisante et donc par nature anti- démocratiques. Parmi ces chantres on peut citer les membres du courant dit machiavéliens dont les plus éminents sont entre autres : Vilfredo Pareto, Gaetano Mosca, Roberto Michels et James Burnham. Les machiavéliens se réclament de leur père spirituel lointain Nicolas Machiavel, car son ouvrage Le Prince est le premier traité de science politique et le premier manuel d’art politique. Les machiavéliens ont une vision réaliste de l’action politique. En effet, pour l’école machiavélienne, dans toute société, l’inégalité est la règle : la démocratie n’est qu’illusion ou mystification, car elle impossible. Par ailleurs, le postulat machiavélien fonde son analyse sur la distinction entre le petit nombre des puissants (les élites) et la masse. Ces élitistes réduisent donc l’histoire des sociétés à la lutte des élites pour le pouvoir. En combinant les paradigmes marxistes et élitistes, nous allons essayer de répondre à la problématique suivante : à travers l’analyse des causes des crises à Madagascar, quels sont

2 les rôles des élites malgaches dans la configuration sociopolitique actuelle ? Afin de répondre à cette problématique nous étudierons dans une première partie (I), les paradigmes généraux d’analyse et dans une seconde partie les aspects de la configuration élitaire à Madagascar (II)

1ère PARTIE : LES PARADIGMES GENERAUX D’ANALYSE

L’usage des paradigmes généraux dans une perspective de d’analyse du fait élitaire à Madagascar et des enjeux qu’il induit ne peut se faire sans les matériaux historiques, les principaux paradigmes de référence en science politique. Nous présenterons ensuite les principales théories sur les élites qui permettront d’expliquer et d’interpréter l’impact de la configuration élitaire malgache sur le consensus social.

CHAPITRE 1 : LE CONTEXTE HISTORIQUE

Section 1 . La période précoloniale

Les modalités du peuplement de Madagascar est l’une des énigmes scientifiques irrésolue à ce jour. Les malgaches sont-ils d’origine africaine ou asiatique ? Selon certains scientifiques les apports seraient égaux (50% d’Asie et 50% d’Afrique). Cependant la majorité des historiens, des ethnologues et des linguistes classe les malgaches parmi les peuples malayo-polynésiens de souche austronésienne. Selon certaines de ces théories, vers le IVème ou IIIème siècle avant J-C, des vagues de migration de populations originaires de l’archipel Indonésien et Malais et de l’Inde du sud auraient atteint Madagascar. Des apports hindous, arabes (zafiraminia) et africains bantous auraient ensuite contribués au métissage génétique et culturel du substrat malais originel. Sur le plan linguistique il n’y a cependant pas trop de mystère, le malgache est une langue dérivée du manyan ou maanjan, langue vernaculaire parlée dans le Sud de Bornéo et s’apparente donc ainsi aux langues malayo-polynésiennes (famille d’environ 500langues) dont l’aire de répartition s’étend de Madagascar à Hawaï. Selon le professeur Albert Rakoto Ratsimamanga dans sa thèse de Médecine intitulée Tâche pigmentaire héréditaire et origine des malgaches, il y aurait parenté entre toutes les races nègres africaines et océaniennes et affirme que : « la présence de tâche pigmentaire héréditaire, ainsi que la constatation d’autres caractères anthropologiques viennent confirmer l’unité ethnique indo-océanienne des malgaches »2.Ce constat scientifique n’empêchera pas

2 Citation du Professeur Ratsimamanga in LE LOUVIER AUMONT DE BAZOUGES Hugues, Madagascar l’île de Nulle part, L’Harmattan, 1999,p.133

3 l’émergence et la persistance ultérieure de la dualité merina/côtier et fotsy/mainty dans les représentations collectives. C’est à partir du XVIème siècle que sortant d’une époque clanique, les royaumes de Madagascar commencent à s’organiser autour des grands groupes ethniques. Le royaume de l’ethnie sakalava s’étendait sur tout le littoral ouest de la grande île et commença et une expansion vers l’est sous Andrimisara Ier. Son successeur Andriadahifotsy tenta en vain de soumettre le sud et l’est de l’île .Sa mort mit fin à l’expansion sakalava et consacra d’ailleurs sa scission en deux royaumes (Menabe et Boina). A l’est le royaume de l’ethnie Betsimisaraka trouva un semblant d’unité sous l’impulsion du roi Ratsimilaho fils d’un pirate anglais et d’une princesse malgache. Le sud de l’ile est dominé par les royaumes des ethnies Antanosy, des ethnies Bara, des ethnies Antandroy et des ethnies Mahafaly.

C’est au XVIIIème siècle que commence la domination des merina, groupe ethnique originaire des hauts plateaux et organisé dès le XVIème siècle. La montée en puissance du royaume se fait avec le roi Andrianampoinimerina. Durant les années de son règne, il s’emploie à unifier les tribus merina des hautes terres et à étendre son pouvoir sur une majeure partie de l’île. A sa mort en 1810, son fils Radama Ier met en place une armée de 35 000 hommes avec laquelle, il réprime les insurrections des Betsiléo dans le sud et conquiert le royaume du Boina. En 1817, il asservit les tribus de l’Est puis étend son empire le long de la côte jusqu’ à Taolagnaro (Fort-Dauphin).Au début du XIXème siècle a unifié la quasi-totalité de l’île. Il enclenche un processus de modernisation par une politique d’ouverture commerciale. Il signe avec la Grande-Bretagne un traité interdisant le commerce des esclaves en 1817. Sous cette impulsion, le pays connaît construit ses premières routes, manufactures et écoles .Le pays accueille également des missions de de confessions diverses dont la London Missionary Society. C’est sous Radama Ier qu’est élaboré un système phonétique permettant de traduire le malgache. En 1820,la Grande-Bretagne ratifie un traité reconnaissant Madagascar sous l’autorité merina. L’influence britannique perdurera durant la presque totalité du XIXème siècle. A la mort de Radama Ier, en 1828, sa veuve Ranavalona Ière lui succède. Elle incarne la réaction de l’ouverture au pays aux intérêts étrangers, entamée par Radama Ier et le retour aux valeurs culturelles malgaches. Cette réaction est violente :la reine déclare la religion chrétienne illégale et martyrise les malgaches qui l’ont adoptée. Elle expulse les étrangers et les missionnaires (sauf Jean Laborde). A la mort de la reine, son fils Radama II révoquera les décisions de sa mère .Il instaurera la liberté de religion, reformera le système judiciaire et rouvrira le royaume aux étrangers. Il accordera des concessions aux

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étrangers pour le commerce extérieur. Son règne sera cependant de courte durée il sera assassiné le 11 mai 1862 par le frère du premier ministre. C’est au tour de la seconde reine d’accéder au trône : Rasoherina, veuve de Radama II. Conformément à la tradition, elle commence par épouser le premier ministre, avant de voir son pouvoir limité par un décret stipulant qu’elle ne peut pas agir sans l’accord des ministres et surtout du premier d’entre eux. Le premier ministre sera cependant chassé du pouvoir par son propre frère qui devient ainsi l’homme fort du royaume et épouse la reine. Grande figure de cette époque, Rainilaiarivony répètera la manœuvre deux fois :à la mort de Rasoherina, en 1868,il épouse la nouvelle reine Ranavalona II, puis Ranavalona III quinze ans plus tard.

Cependant, les visées françaises et britanniques sur la Grande Ile se précisent. Les français usant de leur ancienne présence à Fort-Dauphin revendiquent des droits sur l’île et provoque des incidents militaires. En 1885, Ranavalona III cède à la force et signe un traité qui préfigure le protectorat et accorde à la France une indemnité de guerre. Cinq ans plus tard, la Grande-Bretagne reconnaît la souveraineté de la France sur la Grande Ile. Dans les faits, deux grandes puissances navales viennent de se partager les îles de l’océan indien à la conférence de Berlin : Madagascar revient à la France, Zanzibar à la Grande- Bretagne. Cependant, la France ne se contente pas du traité de 1885. Prenant prétexte du non-paiement de l’indemnité de guerre, elle réclame en 1894 la capitulation de la reine Ranavalona III et de son gouvernement. Essuyant un refus, l’armée française basée à Mahajanga avance vers Antananarivo, sous les ordres du général Duchesne. Lorsque les troupes françaises atteignent la capitale, le 30 septembre 1895,11 000 hommes ont déjà péri de diverses maladies. Bien qu’il n’en reste que 4000 soldats, ces derniers parviennent à vaincre facilement les dernières défenses merina.

Section 2 . La période coloniale

Le 6 août 1896, Madagascar devient officiellement une colonie française. La France instaure un gouvernement colonial, nomme le général Joseph Gallieni premier gouverneur général. Ce dernier tentera de briser l’aristocratie merina en interdisant la langue malgache et en contrant l’influence britannique et instaurant le français comme langue officielle. L’année suivante, Gallieni exile la reine Ranavalona III à la réunion, puis en Algérie. Durant ses neuf années à Madagascar, le Général Gallieni va entamer des actions visant à valoriser la nouvelle colonie. Il abolira l’esclavage et mettra en place un système d’impôt plus contraignant. Le gouvernement colonial s’attèlera ensuite au développement des infrastructures, des routes et

5 des écoles. L’exploitation économique de l’île basée sur l’exportation donne des résultats florissants.

On assiste cependant au développement du nationalisme malgache vers les années 1915 avec le mouvement VVS (vy vato sakelika).Mais le nationalisme malgache s’affirme réellement durant la seconde guerre et surtout après.Les figures de proue de ce nationalisme sont Jean Ralaimongo, Joseph Ravoahangy, Joseph Raseta. Mais l’apogée du nationalisme malgache sera l’insurrection du 29 mars 1947 dont le parti MDRM (mouvement démocratique de la rénovation malgache) sera considéré par les autorités coloniales comme le premier responsable. La répression française fera des milliers des victimes malgaches. Les années 1950 verront l’émergence de l’idée d’indépendance.

Section 3 .Indépendance et situation postcoloniale

Lorsque De Gaulle revient au pouvoir en 1958, Madagascar obtient le statut de République autonome au sein de la communauté française. Le 26 juin 1960, Madagascar obtient son indépendance avec comme président issu de l’ancien parti nationaliste PADESM (parti des déshérités de Madagascar). Malgré l’indépendance ,les rapports avec l’ancienne puissance coloniale sont restés des très étroits notamment dans le domaine économique (85% des industries du pays son françaises).Accusés d’être les suppôts d’un système néo-colonialiste les dirigeants de la première République malgache sont renversés a l’issue des grèves de l’année 1972.Ce mouvement de contestation d’origine estudiantin s’est étendu à l’ensemble de la société malgache en raison des inégalités, du chômage des jeunes et de la marginalisation des paysans du sud. Après la chute du président Tsiranana, le pays est dirigé de façon provisoire tout d’abord par le Général Ramanantsoa qui démissionnera, puis par le Colonel Ratsimandrava qui sera assassiné une semaine après sa prise de fonction. En 1975 le capitaine de frégate, Didier Ratsiraka, ancien ministre des affaires étrangères du Général Ramanantsoa devient Président de la République. La deuxième république est érigée et le nouveau président oriente le pays vers la voie socialiste révolutionnaire. Ratsiraka déboute les français des bases militaires qu’ils occupaient pendant la première République et noue des liens d’amitié avec les pays comme la Chine et la Corée du Nord. Madagascar se retire de la zone franc et nationalise les banques, les compagnies d’assurances et d’autres entreprises. Puis la majeure partie des français quitte l’île. Cependant très vite l’économie malgache n’est plus performante et le pays s’appauvrit, il. Le pays doit recourir à l’aide

6 international du Fonds Monétaire International et de la Banque Mondiale dans les années 80. Avec l’ajustement structurel l’économie malgache se redresse légèrement notamment en 1989. Mais les élections contestées de 1989 et le vent de libéralisation démocratique poussa le peuple à réclamer le démission de Didier Ratsiraka suite aux manifestations du 10 août 1991. Des élections sont organisées le 25 novembre 1992 et consacre la victoire du professeur Zafy Albert comme président de la troisième République. Cependant les inconvénients du régime parlementaire ajoutés aux errements du financement parallèle scellent très vite le sort du professeur Zafy, ce dernier est démis de ses fonctions par le parlement. Une élection est organisée en novembre1996. Ces élections valident la victoire de Didier Ratsiraka qui inaugure alors un retour triomphal. Le professeur Zafy accepte l’alternance démocratique. Proclamant l’instauration d’une République humaniste écologique, le gouvernement malgache engage des réformes économiques et institutionnelles. Les réformes économiques préconisées par la Banque mondiale et le Front Monétaire International combiné à l’arrivée d’investisseurs étrangers produit une conjoncture économique très positive, cependant le sentiment de corruption et la fraude électorale dans le contexte de fortes aspirations démocratiques conduisit à la crise de 2002. En effet, lors de l’élection présidentielle de 2001,les résultats officiels consacrent l’élection de Marc Ravalomanana, maire d’Antananarivo à l’époque. Cependant le camp Ratsiraka n’accepte pas la défaite et s’ensuit une crise politique qui paralysa le pays durant des mois pour finalement se solder par la décision de Ratsiraka de lâcher les rênes du pouvoir. Marc Ravalomanana, entrepreneur dans l’agro-alimentaire, pro-américain et pas très francophile devient Président de la République et se caractérise par un autoritarisme affirmé. Cependant les dérives de ce régime en termes de corruption et de gouvernance ajouté à des performances économiques acceptables basé essentiellement sur les rentes minières et l’aide internationale, provoque une nouvelle crise politique qui porte au pouvoir le maire d’Antananarivo qui est nommé Chef de la Transition. Après cinq années de pouvoir (2009-2013), des élections présidentielles n’incluant pas les principaux protagonistes de la crise (Andry Rajoelina et Marc Ravalomanana) sont organisées et conscarent la victoire de , candidat adoubé par Andry Rajoelina le 17 janvier 2014. Cependant le nouveau parti présidentiel se défait de la « tutelle » de Andry Rajoelina et provoque une scission au niveau des vainqueurs de l’élection présidentielle qui provoque des remous politiques et constitutionnels relatifs à la nomination du Premier Ministre dans un régime semi- parlementaire .Finalement devient Premier Ministre mais n’arrive pas résoudre les principaux problèmes du pays et démissionne le 12 janvier 2015. Le Président Hery

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Rajaonarimampianina nomme le Général de Brigade Aérienne au poste de Premier Ministre dans un contexte social délicat marqué par le retour d’exil de l’ancien Président Marc Ravalomanana, placé en résidence surveillée.

CHAPITRE 2 : PRINCIPAUX PARADIGMES DE REFERENCE

En science politique, on constate qu’il y a une variété importante de théories politiques. Par- delà les divergences, ces types d’analyse présentent un trait commun. Tous perçoivent l’objet étudié comme une totalité, dont les éléments sont liés, interdépendants. Tous s’inspirent de l’approche globale. Ainsi nous présenterons successivement les courants théoriques dominants de la science politique : les éléments d’analyse marxiste, les éléments d’analyse systémique, des éléments d’analyse fonctionnelle et de développement politique.

Section 1.Eléments d’analyse marxiste

Marx et Engels proposent une explication matérialiste et déterministe de l’histoire. Ce matérialisme historique est un matérialisme dialectique, d’inspiration hégélienne. Selon l’analyse marxiste, l’évolution de la société résulte de l’évolution des conditions matérielles de la vie. A la base se trouvent les forces productives (instruments et techniques de production, force de travail des hommes et des objets auxquels s’applique ce travail). Ces forces productives engendrent des rapports de production : ce sont les rapports que les individus nouent entre eux à l’occasion de la production. Les deux éléments additionnés constituent ensemble le mode de production. Ce mode ou système de production est essentiel à connaître, car une société est déterminée à la fois par le niveau des forces productives et par l’état des rapports de production. Ces rapports de production modèlent la structure sociale, la répartition des classes sociales. Et cette structure sociale produit certaine façon de penser, certaines croyances, certaines institutions politiques et juridiques. En résumé, l’infrastructure (les forces productives et les rapports de production) détermine une superstructure qui en est le reflet. Cette superstructure comprend les institutions politiques, le droit, la morale, la religion, les arts.

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Section 2 . Eléments d’analyse systémique

Elaboré par David Easton qui applique la théorie générale des systèmes à l’analyse politique. Avec lui, la science politique s’ouvre, elle aussi à l’analyse systémique. Ce cadre d’analyse a servi de bases aux modèles d’analyse ultérieurs (analyse fonctionnelle et théories développementalistes).Décrivant le modèle eastonien, Philippe Braud affirme que le système politique est perçu en termes dynamiques comme un échange constant de flux en son sein et avec l’environnement. Il distingue d’abord les inputs, c’est-à-dire tout ce qui extérieur au système l’altère, le modifie ou l’affecte d’une façon quelconque. Concrètement, il relève deux catégories principales d’inputs : les exigences et les soutiens. Les exigences sont l’expression d’une demande d’intervention adressée au système politique, plus précisément vers ceux qui détiennent des positions d’autorités. Ces exigences fondées sur des intérêts, des aspirations, des préférences peuvent être inassimilables par le système politique. Elles sont alors source de stress et de perturbations. C’est pourquoi se mettent en place, au sein du système politique et son environnement des mécanismes de régulation des attentes afin d’éviter une surcharge insupportable. Ce sont des normes culturelles dont certaines agissent comme de véritables inhibiteurs de désirs. Ce sont aussi les canaux de communication qui sélectionnent les informations les informations et messages adressés aux autorités politiques. A côté des exigences, il y a les soutiens qui constituent la seconde catégorie d’inputs. En effet, le système politique ne peut fonctionner sans bénéficier d’actions ouvertement favorables ou de dispositions d’esprit adéquates (attitudes diffuses). Ces soutiens ont pour objet soit la communauté politique, soit les valeurs et principes sur lesquels repose le régime considéré, soit enfin les objectifs que se donnent les autorités en place. L’indifférence et l’apathie constituent un soutien nul et l’hostilité un soutien négatif. Par cette approche dit Philippe Braud, David Easton réintroduit la notion de légitimité comme élément nécessaire fonctionnement du système politique. Symétriques des inputs, les outputs servent à désigner la manière dont le système agit en retour sur son environnement ; ils mesurent en quelque sorte la production du système. En réalité, ce sont les décisions ponctuelles à caractère politique ou administratif, les politiques publiques. Il existe ainsi donc des effets d’outputs sur la structuration des attentes et la formulation des exigences.

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Section 3 . Eléments d’analyse fonctionnelle

L’analyse fonctionnelle est une grille de lecture de science politique destiné à compléter les insuffisances de l’analyse purement structurelle. A ce titre l’analyse fonctionnaliste consiste, précisément, à partir des fonctions, au lieu de commencer par les structures, à s’interroger sur les fonctions plutôt que sur les structures. Le recours aux principes d’analyse fonctionnelle amène à se poser les questions suivantes : quelles sont les fonctions de base que remplit tout système politique, quelles ont les fonctions qui doivent être assurées dans tout système ?ensuite quelles structures assurent et dans quelle mesure, ces fonctions politiques ? Que doit faire un système politique (quelles fonctions doit-il remplir) ? Comment le fait-il (par quelles structures et avec quelle efficacité) ? L’analyse fonctionnelle inspire surtout la politique comparée et tout simplement l’analyse de systèmes politiques en développement ou approche « développementaliste ». Les principaux représentants de l’école fonctionnaliste et de son corollaire développementaliste sont : Gabriel Almond, Sydney Verba, Lucian Pye ou encore Powell.

L’analyse fonctionnelle distingue dans le système politique, trois niveaux d’analyses. En considérant successivement ce système dans ses rapports avec son milieu dans son fonctionnement interne et, enfin dans son maintien et son adaptation.

§1. Les capacités du système politique

En premier lieu, dans ses rapports avec son environnement, le système doit mettre en œuvre quatre capacités essentielles

A. La capacité régulative :

Elle concerne le contrôle, la coordination des comportements des individus et des groupes. Cette capacité de régulation peut s’exercer par l’imposition de normes, par l’action de l’administration et les tribunaux.

B. La capacité extractive :

Tout système doit pouvoir extraire de son environnement interne et international les ressources nécessaires à son fonctionnement : moyens économiques et financiers, soutiens politiques.

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C. La capacité distributive :

La capacité distributive concerne l’allocation par le système politique, de biens, de services ou d’honneurs aux individus et aux groupes sociaux. Cette distribution réalise une redistribution des ressources extraites de l’environnement.

D . La capacité « responsive » :

Par cette capacité de réponse, le système répond aux impulsions de son milieu, spécialement aux demandes qui lui sont présentées par les individus et les groupes. Certains systèmes, pourvus d’une forte capacité réactive, savent s’adapter avec rapidité. D’autres au contraire, sont plus rigides.

§2. Les fonctions de conversions :

Décrivant le fonctionnement interne du système politique, Almond et Powell (s’inspirant d’Easton) énumèrent les fonctions de conversion par lesquelles le système transforme les inputs en outputs. Ces fonctions de conversion sont au nombre de six. Les deux premières sont des fonctions d’input, les quatre dernières d’output. Ces fonctions sont :

-l’expression des intérêts (interest articulation)

-l’agrégation des intérêts (interest aggregation)

-l’élaboration des règles (rule-making)

-l’application des règles (rule-application)

-l’adjudication des règles (rule-application)

-la communication politique (political communication)

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§3 . Les fonctions de maintien et d’adaptation du système :

Le troisième et dernier niveau d’analyse : les fonctions qui contribuent au maintien et à l’adaptation du système : c’est-à-dire le recrutement politique et la socialisation politique.

A .Le recrutement politique :

Le recrutement politique, c’est le processus par lequel est formé, sélectionné le personnel qui assumera les principaux rôles politiques. Les questions qui se posent sont les suivantes :quelles sont les mécanismes de recrutement du personnel politique ?

B .La socialisation politique :

La socialisation politique est le processus d’inculcation des croyances et représentations relatives au pouvoir. En effet, selon Philippe Braud, il n’y a pas de société politique viable sans intériorisation d’un minimum de convictions communes concernant la nécessité des allégeances à la communauté et la légitimité du gouvernement qui la régit. Il importe peu que ces conviction soient fondées ou non en raison : il suffit qu’elle emporte adhésion. Par la socialisation, la culture politique et l’idéologie sont transmis aux individus qui intériorisent valeurs, orientations et attitudes à l’égard du système politique.

1. L’idéologie pour désigner des représentations :

Toujours selon Philippe Braud« Le mot idéologie est employé pour rendre compte d’ensembles cohérents de représentations mentales relatifs à l’organisation sociale et politique. Cependant une définition compréhensive doit prendre en considération leur aspect dynamique, c’est-à-dire leur capacité à influencer les pratiques sociales à travers un processus de (re)construction du réel qu’elles induisent. C’est pourquoi on désignera sous le mot idéologie les systèmes de représentations qui fonctionnent doublement à la croyance (politique) et à la violence (symbolique) »

2. La culture politique :

« La culture politique c’est l’ensemble de connaissances et de croyances permettant aux individus de donner sens à l’expérience routinière de leurs rapports au pouvoir qui les gouverne, et aux groupes qui leur servent de références identitaires ». La différence avec l’idéologie se situe dans le caractère engagé des croyances, ces dernières sont utilisées dans une optique conflictuelle. Raisonner en termes de culture politique c’est se placer doublement

12 sur le terrain de la neutralité et celui de la rationalité plutôt que sur le registre de la violence symbolique c’est-à-dire les effets de domination exercés au sein de cette société par les catégories sociales hégémoniques.

Section 4 .Eléments de développement politique

Le terme est utilisé pour désigner le passage d’un système politique traditionnel à un système politique moderne. Il existe donc selon cette approche des critères de modernité politique mais dont trois sont les plus prégnants :la différenciation structurelle, la capacité du système, et la tendance à l’égalité.

§1 . La différenciation structurelle :

Les systèmes modernes sont caractérisé par un degré relativement élevé de différenciation structurelle c’est-à-dire- l’existence d’assemblées législatives, d’organes exécutifs ou administratifs, d’institutions judiciaires, de partis politiques, de groupes d’intérêts,….chaque structure tendant à remplir principalement telle fonction. En revanche les systèmes primitifs ou traditionnels se caractérisent par un manque de différenciation :les fonctions politiques n’y sont pas accomplies par des structures différenciées et spécialisées.

§2 . Les capacités du système :

C’est la capacité du système à conduire les affaires publiques, à régler les conflits à satisfaire les demandes populaires elles incluent : la capacité d’innovation, la capacité de mobilisation et la capacité de survie

§3 . La tendance à l’égalité :

Selon Lucian Pye, elle se caractérise par trois traits : la participation populaire, le caractère universel des lois et le recrutement aux postes publics qui s’effectue non plus par voie héréditaire ou au sein d’une classe ou d’une caste mais selon le mérite c’est-à-dire en tenant compte des compétences, des aptitudes et de la formation.

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CHAPITRE 3 : LES PRINCIPALES THEORIES SUR LES ELITES

Avant d’exposer les principaux courants de pensée sur les élites, il est préférable de mettre en exergue l’utilité de la sociologie politique des élites et un cadrage sur le concept sociologique d’élite.

Section 1 .La sociologie politique des élites

William Genieys est directeur de recherche au Centre National de Recherche Scientifique (CNRS) et membre du laboratoire CEPEL (Centre d’études politiques de l’Europe latine) à l’Université de Montpellier 1. Voici ce qu’il affirme les enjeux relatifs à la sociologie des élites :

« Pourquoi d’une sociologie politiques des élites ? Tout d’abord, le vocable tout comme la courant sociologique qui a vu le jour sur les élites objet relève d’une historicité récente. Histoire qui en bien des points est liée au développement qu’ont connu les sciences sociales durant tout le siècle dernier. Le concept sociologique est avancé à l’origine par Pareto pour désigner le groupe de ceux qui excellent ou encore de ceux qui se distinguent dans chaque branche de l’activité sociale par la détention de certaines capacités. Dans cette acception, on pourrait très bien admettre qu’il y a eu dans des secteurs de l’activité sociale tel que la mafia aux Etats-Unis des élites comme Al Capone, qu’il existe aujourd’hui une nouvelle élite mafieuse incarnée le Cartel colombien de la drogue (e.g. Pablo Escobar). En modifiant quelque peu le raisonnement, on pourrait se demander si les nouvelles figures liées au terrorisme islamiste international comme Ben Laden ne constituent-elles une contre élite politique. Dans un autre registre, celui du sport, on pourrait convenir que Mohamed Ali, Carl Lewis, Diego Maradona ou encore Zinédine Zidane sont autant d’élites dans le domaine d’activité où elles excellent. Qui fait l’élite ? C’est le pouvoir qu’on lui attribue ou qu’on lui associe aujourd’hui, ce qui veut dire qu’il est nécessaire qu’elles soient perçues par les acteurs sociaux comme celles qui le possèdent et qui occupent une place en haut d’une hiérarchie sociale quelconque. Partant de là, on peut en déduire que ce sont les positions hiérarchiques (ou du moins celle qui sont perçues comme telles) qui dans un système d’ordre permettent d’identifier les élites. A contrario, il existe (mais surtout il a existé) des sociétés où le pouvoir social et politique est faiblement institutionnalisé ce qui rend par conséquent le concept d’élite peu opératoire. Au même titre que les anthropologues ont montré qu’il existait des sociétés sans Etats, il existe des sociétés extra-occidentales où le pouvoir politique et social est détenu par des chefs de clan ou de tribu en marge d’un système réellement élitaire. On pourrait

14 s’interroger sur les effets de la mondialisation des échanges et le développement des moyens de communication pour avancer l’hypothèse que le XXIème sera le siècle de la fin de la médiation politique par les élites ou du moins sera le siècle où la problématique élitaire liée à la modernité et à l’idéologie démocratique risque d’être remise en question par le retour de l’oligarchie (Winters, 2011). En effet, le nouvel essor des populismes tout comme le développement de la démocratie participative sont autant d’idéologies qui prétendent que l’on peut penser le sociale comme le politique sans les élites. Un des objectifs de ce livre est de montrer que cela ne serait pas sans risque sur le développement de nos institutions politiques démocratiques. Afin d’étayer ce constat, il convient rappeler pourquoi de la sociologie des élites est devenue une démarche nécessaire aux sciences sociales pour ensuite évacuer tous les faux procès qui lui ont été intenté. Pour quoi une sociologie politique des élites ? Poser une telle question permet de faire une étude sémiologique du mot élite pour montrer comment celui-ci construit à l’origine comme un vocable véhiculant des valeurs positives et devenues une catégorie discursive à forte connotation idéologique (elitism ou élitisme). Les élites constituent un fait sociologique incontestable qui nécessite toutefois un travail de définition, toujours opératoire, dans la mesure où l’on ne peut prétendre saisir les multiples réalités élitaires qu’en fonction d’une configuration institutionnelle particulière. Il convient de rappeler d’entrée de jeu que le développement de l’analyse empirique des élites, notamment en raison d’une confrontation disciplinaire entre les sociologues et les politologues, à déboucher sur de nombreuses innovations méthodologiques qui ont enrichi les sciences sociales dans leur ensemble. Enfin, nous reviendrons sur l’importance et le volume des sources empiriques qui existent sur les élites, banque de données biographique mais aussi pratique de l’entretien en profondeur, tout en insistant sur la nécessité de les contrôler, sans quoi on travaillerait sur une image sociale déformée de la réalité (Lewandowski, 1974) »3.

Le concept d’élite constitue donc un outil d’analyse précieux pour expliquer les dynamiques des systèmes sociaux et politiques en raison du caractère central des élites en tant qu’acteurs sociaux.

3 GENIEYS William, Sociologie Politique des élites, Armand Colin, Paris, 2011, p.13-14.

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Section 2. Cadrage conceptuel et sémantique

Le concept d’élite fait l’objet de nombreuses interprétation quant à la portée son contenu. Ainsi un cadrage conceptuel et sémantique est indispensable avant de théoriser sur la question. Sur l’histoire et l’étymologie du concept d’élite l’encyclopédie wikipédia affirme ce qui suit :

« Le terme élite vient du participe passé electus du verbe latin eligere, signifiant extraire, choisir. L'élite est ainsi formée de ceux qui se choisissent ou sont choisis. D'où l'idée connexe de supériorité puisque ce qu'on choisit, c'est ce qu'il y a de meilleur. On retrouve ainsi la relation entre élitisme et aristocratie, terme venant du grec aristoï, les meilleurs.

Toutes les civilisations de la vieille Europe se sont efforcées de proposer des modèles humains dans la perspective de se grandir. Dans cette première acception, l'élite est liée à l'idée d'excellence : c'est le kalos kagathos grec [καλὸς κἀγαθός], désignant « ce qui est bel et bon » et par extension « l'honnête homme ». Cette aspiration apparaît dans la cité d'Athènes au ve siècle. L'Athènes de Périclès va porter très haut cet idéal : elle lie la recherche de la perfection esthétique (beauté architecturale, culte du corps) à la quête de l'exemplarité spirituelle. La faute est dans la démesure (hybris), comme le rappelle le mythe de Prométhée.

Dans l'Antiquité romaine, une place particulière est donnée au citoyen là où le droit de cité n'est pas uniformément répandu. Être citoyen est un idéal qui s'accompagne d'un support juridique. Celui qui est citoyen a des obligations envers lui-même et envers les autres. L'exemplarité du citoyen est symbolisée par le port de la toge. L'exemple de Cincinnatus illustre bien ces qualités morales exemplaires. Virgile est tellement saisi par cet exemple qu'il appelle les Romains gens togata. La citoyenneté romaine est exigeante : le fait d'être citoyen confère un prestige qui repose sur cette exemplarité de comportement.

La notion d'élite comme modèle va être modifiée à l'époque médiévale. On s'intéresse moins à la cité des hommes qu'à la cité de Dieu.

Le XVIII siècle propose le modèle de l'honnête homme. C'est une notion difficile à définir, mais l'expression est demeurée. L'honnête homme se caractérise par une élégance extérieure et intérieure : distingué sans être précieux, cultivé sans être pédant, galant sans être fade, mesuré, discret, brave sans forfanterie. Noble du cœur, il a l'élégance de ne pas exhiber

16 son moi, la pudeur de ne pas étaler son orgueil. Cette conception repose sur les postulats du classicisme (mesure et élégance), se rattache à Descartes et Pascal (esprit de géométrie).

À partir de la fin des XIX et XX siècles, on paraît observer une crise de l'élite, avec la disparition d'un modèle humain au sens de la plénitude que celui-ci peut apporter. L'homo œconomicus, commun au libéralisme comme à l'analyse marxiste, qui réduit l'être humain à sa qualité de producteur ou de consommateur et à l'objectif abstrait et unique de « maximisation des ressources », est un modèle mutilé. Homo ethnicus, homo democraticus, homo sexualis sont également des modèles incomplets, qui ne comportent pas d'exigence éthique et se présentent comme cherchant à se hisser vers le haut de la société.

Aujourd'hui, l'élite finit par désigner l'occupation d'une position enviable. « Les élites » au pluriel, est une expression construite par la sociologie contemporaine pour expliquer les transformations politiques des sociétés développées dans une perspective non marxiste. L'utilisation du syntagme "élites" permet d’embrasser, sous un concept plus abstrait, les divers types de groupes dirigeants ou dominants qui se sont succédé […] et dont les appellations datées ont changé au fil des régimes. [Surtout, il rappelle] la forme plurielle des groupes en lutte dans le champ du pouvoir et leur légitimité en permanence contestée »4.

William Genieys lui est plus précis sur les définitions opératoires et la portée du concept d’élite dans la méthodologie des sciences sociales :

« (…) La restitution de la genèse du mot élite est très intéressante car elle fait ressortir son histoire doublement paradoxale. Le premier paradoxe tient au fait que ce vocable issu du vieux français mais formulé dans son acception moderne au XIXème siècle, a été importé dans la plus part des champs lexicaux occidentaux voire extra-occidentaux, sans même dans bien des cas être traduit. Le second vient du retournement de sens qui a été opéré dans la mesure où la connotation positive originelle, « l’essence voire la fleur de quelque chose », s’est muée progressivement en charge négative, les minorités omnipotentes. Dit autrement, dans le sens commun les élites, quand elles monopolisent le pouvoir, seraient alternativement « responsables » de tous les dysfonctionnements de nos régimes politiques (dérivent autoritaires et totalitaires) ou encore « incapable » de formuler des politiques face aux problèmes des sociétés modernes. Tout se passe alors comme si, nos maux sociétaux actuels comme la mondialisation économique ou encore le réchauffement climatique seraient

4 http://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89lite

17 imputables à un processus de faillite générale des élites. Un détour par la genèse du vocable élite permet de comprendre sa signification mais aussi les glissements de sens qui ont contribué à la formulation d’un concept sociologique polymorphe et de paradigmes contestés.

On apprend des dictionnaires classiques de la langue française que « élite » s’est construit à partir du mot féminin élit, ancien participe passé d’élire (eligere), déjà en usage au XIIème siècle. Il vient du latin classique legere renvoyant l’action d’élire (cueillir, enlever, trier, choisir), et avait donné legio caractérisant ainsi le fait que les soldats de cette division de l’armée romaine étaient recrutés au choix. D’après Giovanni Busino, c’est à partir du XIVème siècle que le vocable prend le sens de « élu », de choisi », « éminent », « distingué », qualifiant ce qu’il y a de meilleur dans un ensemble d’être ou de choses, dans une communauté ou parmi divers individus (1992, p. 3). Progressivement, on parle de l’élite de la noblesse, d’une profession ou d’un métier, bref de « faire élite ». Au début du XIXème on trouve dans le très prestigieux Dictionnaire de la conversation et de la lecture, dont Honoré de Balzac a été le directeur d’édition (1832-1839) la définition suivante : « Elite. Ce mot fait du latin electus, choisi, indique ce qu’il y a de mieux, de plus parfait dans chaque espèce d’individus ou de choses, et désigne aussi cette opération mentale ou physique par laquelle on sépare d’un tout ce qui est de nature à en former l’élite (…). Ce n’est pas toujours chose facile qu’on pourrait croire, que de faire l’élite de ce qu’il y a de mieux dans un objet ou dans un sujet quelconque » [Paris, éd. Mandar, 1835, t. XXIV, p. 109], ( cité par Azimi 2006, p. 49 et s.). Sous la Troisième République dans le Littré (Dictionnaire de langue française, Paris, éd. Librairie Hachette, 1872), l’élitisme, n’est pas encore défini même si l’on peut voir dans la définition du « Mandarinisme » une première version de l’élitisme à la française : « Mandarinisme. Néologie. Système d’épreuves et de concours que l’on fait subir, en Chine, à ceux qui aspirent aux grades de lettrés, et par suite aux charges de l’Etat. Par extension, tout système dans lequel on prétend subordonner la classification des citoyens aux épreuves d’instruction aux concours. Etym. Mandarin ». Pour Mattei Dogan, d’un pionnier de la recherche sur la sociologie du personnel politique français, on a assisté progressivement en France à la formation d’une « République des mandarins » durant le XXème siècle (2003, pp. 77-81). C’est donc dans le cortex culturel de la langue française que le mot élite acquiert une acception propre en désignant une minorité qui dans une société donnée et à un moment particulier se trouve doter d’un prestige et de privilèges découlant de qualités naturelles valorisées socialement (la race, le sang, etc.) ou de qualités acquises (culture, mérites, aptitudes).

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Ce vocable issu de l’ancien français va faire l’objet d’une diffusion dans les champs lexicaux des grandes puissances européennes durant le XIXème siècle. Ainsi, dans la langue anglaise, c’est en 1823 que le mot élite fait son apparition dans l’Oxford English Dictionary, mais comme Tom Bottomore l’a justement souligné, il ne sera utilisé dans le milieu académique en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis qu’après la diffusion de la théorie des élites et de la pensée de Pareto (1964, p. 7). Gaetano Mosca, autre père fondateur de la théorie des élites, reconnaît dans le dernier chapitre de son édition révisé de Storia delle dottrine politiche (deuxième et dernière version, chapitre 11, 1933) que l’étude des plus hautes strates du pouvoir que l’on avait l’habitude d’analyse en terme de « classe politique » gagnerait à être analysé avec le terme d’élite avancé par Pareto3. Sans aller plus au fond sur la question que nous trancherons dans les chapitres qui seront consacrés aux théoriciens italiens des élites, on est forcé d’admettre que le terme de d’élite (écrit ainsi mais entendu au pluriel), mais aussi dans une certaine mesure le concept, ont été forgés par l’auteur du Traité de sociologie générale (1917- 1919 VF). D’origines italiennes, Pareto a été scolarisé en France et de ce fait totalement bilingue et c’est par un emprunt et une importation du mot français élite vers l’italien qu’il établit dans le version italienne de son Traité de Sociologie Générale (1916, version italienne) où il définit la couche supérieure comme la classe eletta (élite) caractérisant ceux qui ont les indices les plus élevés dans la branche où ils déploient leur activité (§2031) et, qui se divise en deux : a) la classe eletta di governa (traduit dans la version française comme l’élite gouvernementale) ; b) la classe eletta di non governo (traduit dans la version française comme l’élite non-gouvernentale) (1916, § 2034). Il est intéressant de mentionner que le mot élite fut diffusé et orthographié comme tel dans la langue castillane durant le XIXème siècle même si il était alors considéré comme un gallicisme ou encore un barbarisme. En 1884, la Real Academia Española de la langue le reconnaît commet un mot castillan élite qui désigne « une minorité choisie ou dirigeante ».

Une recherche sémiologique autour du mot élite hors de l’espace des langues d’origines latines confirme le phénomène d’importation. En effet, en grec moderne le vocable élite (ΕΛΙΤ, ελίτ) se prononce comme dans la langue française, n’a pas de synonyme et, est perçu comme un gallicisme de la langue française, dont l’usage est peu courant dans le discours politique. En turc, le mot élite fut importé sous l’Empire Ottoman, et il était censé caractériser la classe bourgeoise. Même si son l’usage de la version française fut courante dans ce pays au début du 20ème siècle en raison de l’influence du modèle français (cf. notre chapitre 5 sur la socialisation des élites turques), il existe une traduction seçkin, qui renvoi « à ce celui qui est

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élu (la racine seç) et se distingue en raison d’un héritage, de sa richesse économique ou encore à partir de ces capacités intellectuelles », opère exactement les même glissement de sens que ceux que l’on a pu observer plus en amont. Il en va différemment pour la langue arabe classique où élite à pour équivalent fonctionnel le mot noukhba (au pluriel noukhab) qui est alors utilisé pour décrire la même réalité sociale. Par ailleurs, le mot connaît la même construction sémantique que celle provenant du vieux français dans la mesure où il s’appuie sur la racine nakhaba qui se traduit par « élire, choisir, trier sélectionner ». Enfin en persan, élite se traduit par nokhbé qui est un mot emprunté à la langue arabe renvoyant à quelqu’un qui a été élu ou choisi parmi d’autres (Encyclopédia de Moen). En Iran, aujourd’hui l’usage de ce vocable à une connotation positive mais il se réduit à qualifier des groupes d’individus qui sont les meilleurs dans leurs activités professionnelles (élites scientifiques, culturelles). Par contre, il n’est absolument pas utilisé pour qualifier les activités économiques, politiques et religieuses.

Au total, ce détour nous apprend que le mot élite « invention » de la langue française a été importé à la fin du XIXème siècle dans beaucoup de champ lexicaux pour caractériser en règle générale les « groupes » d’acteurs qui se distinguent dans leur société respective en raison de la détention de certaines capacités ou encore parce qu’ils ont été désigné (au sens de élu) comme les meilleurs. Néanmoins, ce détour nous conduit à nous interroger sur les raisons d’un usage tardif du vocable dans les théories sociales naissantes. Il est intéressant de rappeler qu’en France le mot élite, quoique jeune dans son usage, n’a pas été retenu comme opératoire par les penseurs sociaux alors que certaines théories de l’ordre social comme celle de Saint Simon ou encore celle de Frédéric Le Play même si en bien des point on trouve dans leur œuvre respective en questionnement que l’on pourrait pleinement inscrire dans une perspective « élitiste ». Ils ont préféré comme en était l’usage dominant dans les sciences sociales émergentes en France à durant ce siècle désigner les « élues » en termes de classes. C’est seulement par incise comme ce fut le cas sous la plume du grand historien républicain, Jules Michelet, lorsqu’il rédige sa fable sociale, L’insecte introduit le terme élite pour décrire un modèle imaginaire de société idéale (1867, pp. 329 et s.).

La prise en compte de l’historicité du mot élite permet de rappeler que lorsqu’il fut introduit il était porteur d’une charge sémiologique positive. En effet, la notion d’élite en introduisant le choix et l’élection (moyen pour désigner les meilleurs) corroborait l’idéologie de la méritocratie républicaine naissante en s’opposant à l’aristocratie dont le sens étymologique : aristos renvoi aussi à la notion de « meilleur » (i.e. à l’époque seul le sang ou l’achat de titre

20 permettait d’intégrer la noblesse). C’est au début du XXème siècle avec le double effet du développement de la théorie des élites par les « doctrinaires » italiens (Pareto et Mosca) d’un côté, et l’ajout systématique d’un déterminant désignant le domaine dans lequel l’élite exerce sa prééminence (élite morale, politicienne, ou encore l’élite intellectuelle militaire) que l’usage du vocable va être investi d’une connotation négative (Meisel, 1958, p. vi). Progressivement, l’usage du déterminant notamment dans les sciences sociales, notamment la sociologie politique et la science politique, a conduit à doter les élites d’un ethos de responsabilité, responsabilité qui se définira de plus en plus autour du politique5. De plus lors de la traduction des œuvres des pères fondateurs italiens chez les anglo-américains, qualifiés de « machiavéliens », la critique élitiste de la démocratie reformulée par les monistes entraîna la formulation du mythe de la classe dirigeante qui va connoter idéologiquement le devenir de ce concept (Meisel, 1958). Ainsi en reprenant une taxinomie chère à Eric Hobsbawn on montrera tout au long de cet ouvrage que si le XIXème fut celui de l’avènement de l’ère des classes, le XXème peut être considéré comme celui de l’ère des élites. (…)La question de la définition du concept sociologique d’élite(s) est à la fois simple et compliqué. Simple, parce qu’à l’instar de Pareto on est tenté de reconnaître que la présence des élites dans les différentes branches ou secteurs de la société constitue un fait sociologique à part entière. Ces dernières pourraient alors être définies à partir de deux critères : les positions identifiables dans un système social organisé (réellement occupés) et la réputation ou l’influence qui leur est pour cette raison imputée. Compliqué, parce que la dimension composite des élites (l’objet) tout comme la prétention des théories à visées générales qui y sont accolées rend complexe la recherche d’une définition opératoire pour toutes les situations empiriques observables. Pour illustrer ce dilemme, on citera comme exemplaire du problème la définition avancée par Hanz Dreitzel pour qui « une élite est formée de ceux qui — occupant les positions les plus élevées dans un groupe, une organisation ou une institution — ont atteint ces positions principalement grâce à une sélection de capacités personnelles. Ils ont du pouvoir ou de l’influence en raison du rôle lié à leurs positions. Au-delà de leurs intérêts de groupe, ils contribuent directement au maintien ou au changement de la structure sociale et des normes qui la sous-tendent. Leur prestige leur permet de jouer un rôle de modèle contribuant, à partir de leur groupe, à influencer normativement le comportement d’autres » (Coenen-Hunter, 2004, p. 101). Cette définition à vocation généralisante est exemplaire des problèmes épistémologiques que pose une approche globale de la réalité élitaire. Il paraît impossible de produire une définition qui permettrait de saisir tout de go le type d’élite(s) et l’ensemble des configurations où elles sont susceptibles de se trouver. Cela conduirait le

21 chercheur à avancer une définition gigogne qui au lieu d’être opératoire sur le terrain de l’empirie deviendrait extrêmement normative. Or, on sait bien grâce à Geraint Parry que le problème lorsqu’on essaye d’avancer une définition de l’élite c’est le celui de la clarté avec laquelle on délimite la frontière du groupe supposé (2005, p. 2). Essayer de répondre à la question classique Qui gouverne ? ou encore de Qui dirige ? Permet de saisir une autre facette de la complexité de la question de la délimitation de l’objet élite dans sa confrontation à l’autorité et au pouvoir. Pour répondre à cette question, on est conduit à s’interroger sur deux dimensions indissociables, même si comme nous le vérifierons plus loin (cf. les études de cas chapitres 6 et 7), elles sont difficiles à articuler dans recherche empirique, celle de l’indentification des acteurs (la constitution sociale de l’élite)6 et celle de l’imputation d’une autorité et d’un pouvoir d’agir (les élites prennent les décisions). Sur ce point, la seule chose qui est assurée pour le sociologue, c’est d’être en mesure d’identifier des indicateurs de positions (approche minimaliste) pour, ensuite, circonscrire en fonction de la finalité de la recherche les frontières des élites en action. L’aperçu des définitions des élites dans les années quatre-vingt chez les anglo-américains, proposée par Michael G. Burton et John Higley, permet de voir que le critère de position est déterminant même si ensuite il est conjugué avec l’influence, l’autorité et la décision. Par ailleurs, la définition de la frontière du groupe d’élite étudié est appréhendée bien souvent à travers la circonscription de l’objet élite à un secteur de l’activité sociale : politique, économique, judiciaire, administration, intellectuelle, militaire, religieuse, syndicaliste, associatif, médias, etc…. Pour toutes ces raisons, nous reconnaissons qu’il est vain de se mettre en quête d’une définition générale de l’élite. Pour surmonter cette difficulté, on peut alors formuler en fonction des besoins de son enquête une définition opératoire de l’élite. Dans cette perspective, le chercheur se trouve confronté à l’alternative suivante : soit il opte pour une posture qui le conduit à créer des catégories d’élites opératoires (stratégie de classification), soit il définit a priori un certain nombre de dimensions (les variables) pouvant constituer des axes pour l’analyse sociologique. Dans le premier cas de figure (bottom up), la définition des élites passe par la prise en compte d’indicateurs concrets (social background, statut, trajectoire professionnelle, valeurs etc.) qui permettrons d’opérer ensuite une classification fondée sur une sociographie empirique. La démarche analytique conduit par la suite à une comparaison des différentes sous-catégories d’élites. Dans le second cas de figure (top down), l’élaboration d’un cadre conceptuel repose sur le postulat selon lequel dans les sociétés modernes, le pouvoir des élites est généralement limité par la définition stricte des domaines dans lequel ce pouvoir peut s’exercer. La combinaison de variables préalablement construites comme le mode de recrutement de l’élite (ouvert/fermer),

22 la structure de l’élite (niveau d’intégration sociale ou morale) ou encore la distribution du pouvoir permet de former un cadre conceptuel qui définit l’élite . Le jeu combinatoire de ces variables permet d’arriver à des typologies : élites établies vs élites solidaires vs élites abstraites (Giddens, 1974). C’est dans ce sens que les néo-élitistes ont proposé une nouvelle grille de lecture de la réalité élitaire en élaborant a priori deux variables relatives à la structure et au fonctionnement des élites : la première portant sur le degré d’intégration structurelle et le seconde visant à élaborer le degré de consensus quant aux valeurs (Field, Hilgey, 1980). La définition des néo-élitistes propose de contourner le problème de la fluidité de la frontière de l’objet en partant du postulat selon lequel il y a toujours des élites (i.e. un fait) et, que ce qui compte, c’est la définition des configurations institutionnalisées au sein desquelles elles interagissent. Ces types de configurations élitaires sont mis par la suite en rapport avec des types de régimes politiques .

Un tel choix permet de mieux mettre en évidence ensuite l’intérêt d’une approche élitaire entendue comme celle qui permet de considérer, mais aussi de saisir les élites, non en tant qu’un simple fait oligarchique, mais comme le résultat d’un processus ou des groupes limités sont en compétition pour la conquête des trophées politiques, la définition des cadres institutionnels de la vie politique et la formulation des politiques publiques. En amont, la question de la construction de l’objet élite achoppe bien souvent sur la polysémie du terme élite(s), auquel il faut ajouter les implications théoriques fortes liées à l’emploi du singulier ou du pluriel. En aval, le problème du nominalisme qui ressort avec l’attribution a posteriori de rôles réifiés à l’élite dans des conjonctures politiques particulières comme les changements de régime, ou tout se passe comme si, elles sont les seuls acteurs dotés du pouvoir d’inflexion de l’ordre politique. À l’instar des néo-élitistes nous proposons pour une approche plus intégrée laissant largement part aux interactions propres aux configurations de pouvoir. C’est dans ce sens que nous allons plaider pour le développement d’une analyse de la réalité élitaire centrée sur le politique que l’on pourrait ranger dans ce que Merton qualifie de théorie de moyenne portée.

Dans la pratique, notre sociologie des élites du politique pourrait s’élaborer à partir d’un croisement des indicateurs socio-politiques et des configurations de pouvoir (cf. chapitre 9). Le premier choix analytique poussera à saisir ce qui fait (ou ne fait pas) la réalité de l’élite en vérifiant sa prétendue homogénéité, non seulement à partir des propriétés sociales mais aussi en fonction de logiques d’actions partagées (croyances, représentations, idéologies et référentiels d’action). Le second choix nous conduira à privilégier l’analyse des processus de

23 prises de décision politique dans leur globalité et à travers la durée, en prenant en compte les ressources multi-positionnelles et relationnelles des élites qui y participent. De plus, si la question de recherche est toujours une interrogation sur le Qui gouverne dans une configuration de gouvernance démocratique ? Nous proposerons d’élargir la base du regard sociologique au-delà des figures instituées du pouvoir d’Etat (i.e. chefs de gouvernement, ministres, chef des exécutifs) mais aussi de celle des détenteurs de la légitimité formelle du pouvoir, les élites parlementaires vers d’autres groupe d’élites comme par exemple ceux qui au coeur de l’Etat concrétisent les programmes en politiques publiques (cf., Genieys, 2008, 2010). C’est en réorientant la sociologie des élites sur les processus internes et externes aux structures formelles du pouvoir conduirait à saisir ce qui fait la réalité actuelle des élites du politique. Au total, cette approche sera rendue possible par la combinaison des plusieurs méthodes développée dans le cadre de l’invention de la sociologie des élites. L’analyse sociographique permet de saisir les propriétés sociales ; l’analyse positionnelle et réputationnelle d’appréhender les usages des positions ; l’approche cognitive des référentiels d’interpréter les logiques d’action et l’analyse relationnelle et décisionnelle de comprendre la dévolution du pouvoir.

(…)

Les controverses scientifiques souvent rapportées aux luttes idéologiques (libéraux versus radicaux) ont eu pour effet de masquer les innovations méthodologiques produites lors du développement de la sociologique des élites. Or, cette querelle théorique a eu pour effet le développement de méthodes sociologiques permettant de tester empiriquement la notion d’élite(s) (Parry, 1969). En effet, l’effort méthodologique effectué autour de l’analyse des positions de pouvoir, de la réputation ou encore de la prise de décision a eu des répercussions sur le développement des sciences sociales en général. En France, en raison de la domination des marxistes et des structuralistes dans les sciences sociales son écho a été fortement retardé (Genieys, 2005 et 2006). Pierre Birnbaum explique ce « retard français » pour au moins deux raisons: la première relève de la faible développement de la sociologie politique jusqu’au milieu des connu un essor tardif en Europe et plus encore en France, malgré les efforts répétés de Raymond Aron7. C’est donc dans le contexte anglo-américain des années soixante que le débat autour de la vérification empirique de l’existence ou non d’une élite du pouvoir à conduit à l’invention de plusieurs méthodes innovantes : la méthode positionnelle, la méthode réputationnelle et la méthode décisionnelle.

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( …)

De façon plus générale, ces innovations méthodologiques participent a une stratégie d’émancipation de la sociologie politique et de la science politique qui prétend rejeter, à l’instar de Wrigth Mills (1959) à la fois l’empirisme savant et le théorie sociologique généralisante et abstraite tout en affirmant l’autonomie du politique et des acteurs. Il était alors question de trouver une voie entre le béhaviourisme (qui ne prenait pas en compte les acteurs et le pouvoir), le structuralo-fonctionnalisme (qui ne considérer que la fonction et pas les actions) et le marxisme (qui jouer sur les structures et les rapports de forces entre les classes sociales). Or, l’opposition entre le paradigme élitiste et le paradigme pluraliste sur le terrain scientifique va se traduire par l’invention de méthodes de recherche pointues permettant d’appréhender la réalité (ou la non-réalité) empirique de la présence d’une élite dans la structure du pouvoir. Ainsi, la méthode réputationelle élaborée par Floyd Hunter à partir de son étude du pouvoir à Regional City avait pour objectif d’analyser empiriquement le poids d’une élite économique sur les affaires de la cité en se situant dans le cadre rénovée des community power studies (Etudes sur le pouvoir local, ntd.). Robert et Helen Lynd ont été les premiers à poser la question de Qui gouverne à Middletown (Muncie, petite ville de l’Indiana) en décrivant empiriquement la domination absolue d’une classe des affaires (business class) sur la communauté politique (1929 ; 1937). Néanmoins, leur démarche très avant gardiste pour l’époque consistait à mesurer la participation à la vie locale à partir de données empiriques propres (i.e. statistiques, d’interviews, d’enquêtes par questionnaires) restait quelque peu « impressionniste » selon leur propre dire (1929, pp. 505-510). C’est donc dans les années cinquante afin de dépasser l’aspect purement déductionniste des travaux précédents et introduire de la rigueur méthodologique que Floyd Hunter a élaboré la « méthode réputationnelle » (1952 ; 1956 ; 1959). Il s’agissait pour ce sociologue de repérer sur la base des entretiens (directifs et semi-directifs) menés auprès en première analyse auprès de figures de la vie politique locale à Regional City et, en seconde analyse à l’aide groupe « d’expert » réputé comme tel, quels sont les acteurs qui exercent un pouvoir et une influence sur la prise de décision collective. Robert Dahl dans une contribution magistrale publiée dans l’American Political Science Review va revenir sur la prétendue scientificité de la méthode réputationnelle (1958, p. 464). La critique générale du paradigme moniste (Mills et Hunter) porte sur deux points convergeant. Le premier consiste à avancer que la théorie de l’élite du pouvoir ne se prête pas à la vérification empirique. Or elle devrait être falsifiable (second point) en montrant que les préférences d’une minorité d’individus (l’élite) prévaudraient (ou

25 pas) régulièrement lorsque plusieurs possibilités s’offriraient dans le cadre de la prise de décision politique fondamentale dans une communauté ou une nation. La réponse en matière de contre innovation méthodologique s’est traduit par l’élaboration d’une nouvelle approche que l’on doit à Robert Dahl : la méthode décisionnelle (1961). Fondait sur les entretiens avec les acteurs qui ont participé de près ou de loin à la décision et qui sont interrogés sur le rôle différencié des protagonistes de la décision, la démarche permet d’appréhender empiriquement la pluralité d’élites et de groupe d’intérêts dans le processus de prise de décision. Au total, cet affrontement entre deux façons de pratiquer la recherche sur les élites constituent autant d’innovations méthodologiques devant permettre de tester empiriquement (empirical test) les théories élitistes et de confirmer ou d’infirmer l’hypothèse de l’unité de l’élite ou des élites (Parry, 1969, pp. 95-119). Nous montrerons également dans la troisième partie de cet ouvrage comment ces méthodes ont continué à être discuté et enrichie. La formulation récente de « l’approche programmatique » avancée par des chercheurs français et américains permet de revisiter l’approche décisionnelle à partir de la prise en compte du rôle des élites dans la formulation des politiques publiques afin de permettre d’analyser la transformation du pouvoir étatique (cf. chapitre 9). »5

Tableau 1.Exemples de définitions opératoires des élites anglo-américaines

AUTEURS DEFINITIONS ELITES CONCERNEES T.BOTTOMORE (1964) Les élites désignent les groupes fonctionnels qui Toutes pour quelque motif que ce soit, occupent un rang social élevé A .GIDDENS (1974) Les individus qui occupent Politique ,économique ,judiciaire ,fonctionnaire ,militaire ,syndicaliste, les positions d’autorité religieuse, médias formellement définies à la tête d’une organisation sociale ou institutionnelle R.PUTNAM (1976) Les individus qui ont la Politique, économique, leaders, organisations, fonctionnaire , militaire, capacité d’influencer les religieuse, intellectuelle décisions politiques E.SULEIMAN (1978) Tous les gens qui occupent Administrative, politique, industrielle et financière des positions d’autorité font partie de l’élite G.MOORE (1979) Les gens qui grâce à leurs Politique, économique, fonctionnaire ,syndicaliste ,médias,associations positions institutionnelles ont

5 GENIEYS,2011, p.15-26.

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un potentiel important d'influence sur les politiques publiques nationales T.DYE (1983) Les individus qui occupent Affaire , média, droit, éducation gouvernement, militaire des positions d’autorité dans les grandes institutions FIELD, HIGHLEY (1985) Les personnes qui sont Gouvernementales,partis, militaire,affaire,syndicaliste,média,religieuse, capables grâce à leur position dans les organisations puissantes d’influencer de façon régulière la vie politique nationale W .ZARTMAN (1982) Distingue les core elite Politique,militaire,économique,sociale,religieuse,professionnel,Journaliste (noyau d’élite) comme et grands propriétaires quelque individus qui occupent les sommets des positions politiques et jouent un rôle central dans la prise de décisions de la general elite qui n’ont pas de positions institutionnelles importantes mais qui grâce à leur contact régulier avec la core lite sont en mesure deleur donner des idées pour les politiques.

Source :Burton,Higley cités par GENIEYS,2011,p.21

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Section 3. Les Théories générales élitistes

§1 .Vilfredo Pareto : les élites comme fait sociologique

Le sociologue de Lausanne fait apparaitre dans ses écrits sur la notion d’élite deux dimensions. La première affirme que les élites constituent un fait social indiscutable et qu’il mérite d’être traité avec objectivité. La seconde dimension réside dans le fait qu’il est en penseur de l’hétérogénéité sociale des élites.

Pareto a posé progressivement les bases de son approche sociologique des élites dans son premier article consacré en 1900 et ensuite dans son ouvrage portant sur la critique des systèmes socialistes, ce n’est que dans le Traité de Sociologie générale (1916) qu’il synthétise et rend opératoire cette double approche. Ainsi c’est en partant d’une réflexion sur les classes supérieures qu’il affine pour la première la notion d’élite : « ces classes représentent, une élite, une aristocratie (dans le sens étymologique grec : meilleur). Tant que l’équilibre social est stable, la majorité des individus qui les composent apparait éminemment douée de certaines qualités, bonnes ou mauvaises qui assurent le pouvoir »6. De ces réflexions est née sa théorie sur la dégénérescence des aristocraties qui donnera naissance au modèle de la circulation des élites. Pour Pareto l’élite se compose de « ceux qui ont les indices les plus élevés dans la branche dans la branche où ils déploient leur activité »7.L’avantage de cette démarche est d’appréhender l’élite sans prendre en compte la moralité ou l’utilité sociale de ses actions. Ainsi les capacités sont pour Pareto la disposition naturelle de l’individu à exceller dans une activité déterminée. Par conséquent, ce n’est pas l’existence de certaines capacités qui déterminent la supériorité, mais bien le fait qu’un groupe social décide de valoriser telle ou telle capacité.

Pour résumer, la matrice parétienne considère les conduites humaines comme des dérivés concrets de l’action sociale. Dans ce sens, il faut s’agit donc de restituer ce qui conduit les acteurs à exprimer des sentiments (les actions-non logiques) qui peuvent être appréhendés

6 Pareto cité par GENIEYS, 2011, p.54 7 Id., p.56

28 alternativement soit en tant que « résidus », soit à travers les « dérivations » (mise en forme pseudo-rationnelles).Pareto distingue six classes :

1) l’instinct des combinaisons ;

2) la persistance des agrégats ;

3) le besoin de manifester ses sentiments par des actes extérieurs ;

4) les résidus en rapport avec la sociabilité ;

5) l’intégrité de l’individu et de ses dépendances ;

6) le résidu sexuel.

Selon lui : « un résidu est par conséquent tout ce qui reste d’une action humaine décomposée ou disséquée après élimination ».Ainsi certaines élites mobilisent essentiellement les résidus des classes 1 et 2 (les instincts de combinaison, d’innovation ou encore de conservation des acteurs sociaux). Les élites sont par « nature » les personnes qui sont dotées d’une capacité particulière pour combiner « certaines choses avec d’autres choses de nature diverse ou similaire ». A partir de ces combinaisons, certaines d’entre elles, par branche d’activités sociales, innovent, inventent, fondent de nouvelles interprétations ou encore créent de nouvelles entités. Les élites ont donc la capacité de porter le changement. C’est leur principale ressource. Néanmoins, pour diverses raisons, elles peuvent incliner vers un instinct de conservation et de préservation d’un état social ou de positions politiques qui peuvent à tout moment être contestés par d’autres élites. Par ailleurs, Pareto souligne le fait que le résidu de type 2, celui qui renvoie à la résistance à l’innovation et à l’instinct de conservation des traditions, est celui qui permet de distinguer la masse de l’élite. L’interaction entre les résidus du type 1 et ceux du type 2, l’amène à élaborer le principe de la circulation élitaires : les aristocraties ne durent mais elles ont toujours gouverné même si elles sont amenées à dégénérer. Dès lors afin de mieux comprendre ce phénomène de dévolution dans la structure du pouvoir, il construit l’opposition entre l’élite gouvernementale et élite non gouvernementale.

Ces deux notions sont considérées comme des outils sociologiques plus neutres que les concepts d’aristocratie et de classe sociale. Ainsi, chez Pareto, l’élite correspond à tout ce que l’on pourrait classer dans l’appellation de rulers (dirigeants au sens de gouvernants) car ils sont les seuls à tirer du pouvoir de leur situation et ils en bénéficient parce qu’ils sont les

29 meilleurs, sinon ils n’occuperaient pas les positions qui sont les leurs. Il affirme également que l’ élite gouvernementale est hétérogène : « la classe gouvernante n’est pas homogène .Elle-même a un gouvernement et une classe plus restreinte ou un chef, un comité qui effectivement et pratiquement prédomine. Parfois , le fait est patent, comme les éphores à Sparte, le Conseil des dix à Venise, les ministres favoris d’un souverain absolu ou les meneurs d’un Parlement .D’autres fois, le fait est en partie masqué, comme pour les caucus en Angleterre ,les conventions aux Etats-Unis, les dirigeants des « spéculateurs » qui opèrent en France et en Italie »8. Il existe donc de fortes variations dans la composition sociopolitique de l’élite gouvernementale selon les périodes de l’histoire et le type et le type de régimes politiques. Dans son Manuale di economica politica, Pareto souligne encore en d’autres termes, l’hétérogénéité sociale de l’élite gouvernante : « conséquence de ce fait que la société est toujours gouvernée par un petit nombre d’hommes, par une élite, même quand elle semble avoir une Constitution absolument démocratique ; et cela a été connu depuis les temps les plus reculés. Dans la démocratie athénienne, il y avait les démagogues, c’est-à-dire « les conducteurs du peuples » (…). A l’époque moderne les démocraties françaises, anglaise, américaine,…sont en fait gouvernées par un petit nombre de politiciens. De même, les monarchies absolues, sauf les cas rarissimes dans lesquels le monarque est un génie extraordinaire, sont aussi gouvernées par une élite qui est très souvent une bureaucratie ». On voit bien ici que l’avènement de la démocratie modifie les modes désignation de l’élite gouvernante. Néanmoins, elle est hétérogène parce que les sociétés le sont. L’élite gouvernementale constitue un groupe d’élite qui est différenciée en interne, mais également par rapport au reste de la société. Certes, Pareto n’entreprend pas à proprement parler d’analyse fine des propriétés sociales de l’élite, il essaye plutôt de dresser une typologie de l’action des élites gouvernementale à partir de sa méthode logico –expérimentale. En reprenant son opposition entre les résidus de la1ère et le 2ème classe, il essaye d’opérer une distinction entre les différents partis de la classe gouvernante : « Dans chacun d’entre eux, nous pouvons distinguer trois catégories : (A) des hommes qui visent résolument des fins idéales, qui suivent strictement certaines de leurs règles de conduite ; (B) des hommes qui ont pour but de travailler dans leur intérêt et dans celui de leur client ; ils se subdivisent en deux catégories : (B-1) des hommes qui se contentent de jouir du pouvoir et des honneurs, et qui laissent à leurs clients les avantages matériels ; (B-2) des hommes qui recherchent pour eux- mêmes et pour leurs clients des avantages matériels, généralement de l’argent »9.Par

8 Ibid.,p.61 9 Ibid.,p.62

30 conséquent ce qui permet de distinguer l’élite gouvernementale de l’élite non- gouvernementale , mais aussi de la masse, c’est non seulement leur position et leur capacité dans un ordre social donné, mais l’usage qu’elle en font à travers leur propre logiques d’action. Ainsi si l’ordre social peut toujours paraître figé, celle de l’émergence de nouvelles élites (issues de nouvelles aristocraties, de la bourgeoisie,…) ne l’est pas.

C’est en décrivant cette tension et le processus de succession et de circulation des élites que Pareto prétend fournir une alternative au modèle marxiste de la lutte des classes.

On remarque donc ici que Pareto introduit implicitement dans son dispositif analytique l’approche positionnelle sur laquelle se fondera la sociologie empirique. Dans son appréhension stratifiée de la société, il induit l’opposition entre l’élite et la masses mais aussi celle entre l’élite gouvernementale. Or les commentateurs de Pareto ont eu tendance à laisser de côté le fait que les capacités conduisent les acteurs qui peuvent s’en prévaloir à occuper une position élitaire, pour accentuer les aptitudes psychologiques de l’élite. La survalorisation de l’approche psychologisante des capacités imputée à Pareto est liée à la réactualisation de l’inspiration machiavélienne opposant « lions » et « renards » (la force contre la ruse) qu’il avance pour expliquer la dynamique qui oppose l’élite gouvernementale à l’élite non- gouvernementale. En effet, le raisonnement de Pareto le conduit à transposer implicitement son analyse comportementale des élites économiques où son opposé les « spéculateurs » (ceux qui disposent d’un revenu variable lié à leur flair, leur calcul et leur adresse) et les « rentiers » (ceux qui vivent d’un revenu fixe, qui préfèrent la certitude à l’insécurité et veulent consolider ce qu’ils possèdent) vers les élites politiques où seront opposés les « renards » et les « lions ». Par cette distinction Pareto essaie d’expliquer comment les gouvernants gouvernent. En effet, il veut montrer comment les élites procèdent pour affirmer leur pouvoir sur les gouvernés, en opérant une distinction entre deux modes d’action antinomiques (lions contre renards).Selon lui, le petit nombre gouverne la masse en recourant à deux types de ressources : l’usage de la force et l’usage de la ruse. On entend ici par ruse, la connaissance, la stratégie, l’utilisation correcte de tous les biens symboliques ; par force, il faut entendre non seulement, la violence légale exclusive, mais aussi davantage le force d’âme, la dévotion à la communauté, le culte de l’idéal, l’esprit de sacrifice.

Cette distinction est aussi à comprendre dans le prolongement de l’opposition entre les résidus de la première classe et ceux de la de la deuxième classe. En effet, l’action de certaines élites qui veulent le pouvoir se caractérise par une prédominance de l’instinct combinatoire (1ère

31 classe) qui les amène à ne respecter personne dans leur quête des sommets du pouvoir. Dans cette perspective et conformément aux préceptes de Machiavel, elles évitent les conflits dans la mesure du possible et font usage de la ruse, de l’artifice, du coup monté, de la perfidie, voire de la corruption pour atteindre leurs fins. Les autres élites par contre poursuivent la perpétuation de l’ordre établi des choses et ont recours à l’usage de la force pour maintenir leurs positions de pouvoir. C’est en raison de ces prédispositions que le masse se laisse diriger par l’élite qui soit est en mesure de mobiliser la force, soit est capable d’avoir recours à la ruse et parvient à convaincre mais souvent en trompant le plus grand nombre. A partir ce postulat, Pareto conclu que l’essor de la démocratie est assorti systématiquement d’un développement de la démagogie et de la corruption politique des électeurs. Pareto soutient également que les gouvernements démocratiques qui favorisent les intérêts des spéculateurs, avides dans la défense de leurs intérêts matériels (argent) ou symboliques (distribution des honneurs) connaîtront le même sort que les absolutismes. Ce ne sont pas les vieilles recettes mobilisées, comme le clientélisme politique pratiqué sous l’Empire romain, par les nouvelles élites démocratiques qui corrigeront cet état de fait. En prenant , l’exemple des Etats-Unis d’Amérique où le selon lui le clientélisme est la norme, Pareto démontre comment ce type de régime dérive en ploutocratie démagogique. En dénonçant les effets pervers de l’action de l’élite gouvernementale dans le cadre du régime démocratique, Pareto se montre pessimiste et prophétise dès 1900 que les longues guerres entre les nations civilisées auront probablement pour effet de contribuer à l’émergence de dictatures militaires au sein des nations européennes. Les triomphes du fascisme et du nazisme en Italie et en Allemagne après la première guerre mondiale lui donneront relativement raison.

A. Le modèle sociologique de Pareto : la circulation des élites

L’ambition sociologique de Pareto est de comprendre le mouvement général des sociétés. Ainsi, Pareto appréhende deux processus sociopolitiques distincts, celui de la circulation entre l’élite et la non – élite (l’élite non – gouvernementale) et celui de la rénovation de l’élite vis-à-vis du reste de la société. Pareto affirme ce qui suit : « (…) à l’exception de courtes périodes, les peuples ont toujours été gouvernés par une élite. J’emploie ici le terme élite (aristocrazia en italien) dans sens étymologique, c’est-à- dire les plus forts, les plus énergiques, les plus capables pour le meilleur et pour le pire. Cependant, en raison d’une

32 importante loi physiologique les élites ne durent pas .C’est pourquoi l’histoire de l’homme est celle du remplacement continu de certaines élite : les unes qui émergent et les autres qui déclinent. Telle est la réalité, même si elle peut nous apparaître sous une autre forme ».Pour Pareto , le peuple ne gouvernera jamais mais il sera le lieu où va s’extraire une nouvelle élite qui viendra contester le pouvoir de l’ancienne élite ou une force d’appoint pour une nouvelle élite qui souhaite remplacer la précédente. Ce sont les types d’élites (ancienne contre nouvelles) qui se succèdent mais en aucun cas la classe des gouvernés en tant que telle n’accède au pouvoir.

Dans son ouvrage intitulé les Systèmes socialistes (1902) complète son analyse en montrant que la lutte des classes des classes de l ‘époque contemporaine (opposant le prolétariat à la bourgeoisie) n’aboutira pas à la dictature du prolétariat, mais à la domination de ceux qui parleront au nom du prolétariat, c’est-à-dire une minorité de privilégiés, comme toutes les élites qui l’ont précédée et qui lui succéderont. A ce propos, il écrit ce qui suit : « De nos jours ,les socialistes ont fort bien vu que la révolution de la fin du XVIIIème siècle avait simplement mis la bourgeoisie à la place de l’ancienne élite, et ils ont même exagéré le poids de l’oppression des nouveaux maîtres ,mais ils croient sincèrement qu’une nouvelle élite de politiciens tiendra mieux ses promesses que celles qui se sont succédé jusqu’ à ce jour. Du reste, tous les révolutionnaires proclament, successivement, que les révolutions passées n’ont abouti en définitive qu’ à duper le peuple ; c’est seulement celle qui ont en vue qui sera la vraie révolution ».Il est donc vain d’espérer que la lutte entre les minorités qui s’opposent pour la conquête du pouvoir puisse modifier le cours de l’histoire et faire apparaître un régime et une société de nature radicalement différente. Par ailleurs ,il réaffirme que le gouvernement par la masse ne s’est jamais produit dans l’histoire, ce n’est pas seulement parce que cette dernière en est incapable (même s’il considère dans certains ouvrages la masse comme étant composée de gens de peu de capacités) ou encore que le régime démocratique est un artefact qui conduit une nouvelle élite à succéder à l’ancienne mais tout simplement parce qu’il existe des mécanismes de dégénérescence et de rénovation des élites que les sciences sociales dans leur ensemble n’ont pas encore révélés. La théorie de la circulation des élites de Pareto constitue donc une innovation sociologique car il a démontré que le déclin « forcé » des élites traditionnelles s’accompagne de mécanismes d’ascension de nouvelles élites (historiquement la bourgeoisie et aujourd’hui par petits groupes la classe gouvernée) générant ainsi un mouvement perpétuel de rénovation des élites gouvernementales. Pareto considère que : « actuellement dans nos sociétés, l’apport des

33 nouveaux éléments, indispensables à l’élite pour subsister, vient des classes inférieures principalement des classes rurales. Celles-ci sont le creuset où s’élaborent, dans l’ombre, les futures élites »10. Dans son ouvrage la transformation de la démocratie (1921) affirme que les élites plouto-démocratiques sont en passe de perdre la main sur le pouvoir, non seulement parce que le mouvement de circulation les y oblige, mais surtout parce que la conception de l’Etat s’est fortement affaiblie au sein de la classe dirigeante. Pareto identifie trois causes de la transformation de la démocratie :

1) l’affaiblissement de la souveraineté centrale et renforcement de facteurs anarchiques ;

2) la progression rapide du cycle ploutocratie démagogique ;

3) la transformation des sentiments de la bourgeoisie et de la classe qui gouverne encore.

En démocratie avec le temps, les décisions politiques sont de plus en plus fondées sur la prise en compte des « sentiments » et des intérêts particuliers de collectivités particulières. Le pouvoir des élites perd alors de son efficacité et tend à se désagréger, ce qui profite selon Pareto, à la classe ouvrière de plus en plus forte et puissante, usant tantôt de la force, tantôt de la faiblesse de l’adversaire .Dans cette optique, Pareto dénonce le caractère faible et corrompu de l’action politique des gouvernements bourgeois et donc dans les démocraties en général.

10 Ibid.,p.73

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§2. Gaetano Mosca : le paradigme de classe dirigeante

L’apport singulier de à l’analyse de phénomène élitaire par le père fondateur de la science politique italienne réside dans le fait que la définition la minorité dirigeante est construite sur la césure quasi-structurelle entre la classe politique qui gouverne et la masse qui est toujours gouvernée. Mosca introduit dans son approche le concept de classe politique qui plus tard deviendra la classe dirigeante. Selon Mosca, la classe politique conduit les affaires les affaires de la cité parce qu’elle possède des « qualités supérieures, voire exceptionnelles », mais surtout parce qu’elle, et elle seule, détient une capacité organisationnelle nécessaire à cela. C’est à partir de cette « maîtrise du jeu » des institutions politiques et des mécanismes gouvernementaux que la minorité dirigeante construit et entretien son pouvoir. Contrairement à Pareto qui attache peu d’importance aux régimes politiques et aux institutions, Mosca va en faire la toile de fond de sa problématique élitaire. A travers l’analyse cadre contextuel italien de son époque caractérise par un Etat « faible », Mosca va expliquer concrètement qui gouverne concrètement dans les régimes politiques. En opposition avec les marxistes qui souhaitent l’abolition des classes sociales, le politologue italien pense que le système politique idéal est un système politique capable de maintenir un équilibre juste entre les forces sociales. Dans sa première ébauche de son ouvrage intitulé la Théorie du gouvernement (1884), le penseur italien avance l’hypothèse selon laquelle on ne peut comprendre la problématique de l’équilibre des pouvoirs que si l’on donne les outils les intellectuels susceptibles de saisir la compétition qui opposent certains groupes dominants dans la conquête du pouvoir. La nécessité de centrer l’analyse sur l’explication de ces luttes politiques en partant du rôle des minorités dirigeantes permettent de saisir l’ « état d’esprit » qui structure l’action des dirigeants d’un système politique. Pour fonder son analyse et fonder sa théorie de la centralité de la classe politique minorité dirigeante , Mosca critique la classification des formes de gouvernement d’Aristote et de Montesquieu : « Les deux classifications traditionnelles des formes de gouvernements sont celles proposées par Aristote et Montesquieu .Le premier divisait les gouvernements en monarchie, aristocraties et démocraties, suivant que les pouvoirs souverains appartenaient à une seule personne, à une classe restreinte ou à la totalité des citoyens. Le second appelait despotiques les régimes dans lesquels la volonté du souverain unique n’était limité par aucun usage, ni aucun privilège de

35 classes, ni par les lois que lui-même décrétait. Il appelait monarchiques les régimes dans lesquels le monarque devait tenir compte de ces limites à son pouvoir. Il appelait républicaines les organisations politiques dans lesquelles le pouvoir appartient soit à une partie des citoyens, comme dans les républiques aristocratiques, soit à leur totalité comme il advient dans les républiques démocratiques. Ces deux classifications présentent toutes les deux le défaut commun d’avoir été conçues en se fondant sur l’observation d’un seul moment dans l’histoire des organismes politiques (…)Mais le principal défaut (…) des deux classifications(…) est dans le caractère superficiel des critères sur lesquels elles se fondent, car elles tiennent davantage compte des caractères apparents par lesquels se différencient les régimes politiques que leurs caractères substantiels (…) La nouvelle méthode des études des sciences politiques tend justement à concentrer l’attention des penseurs sur la formation et l’organisation de la classe dirigeante politique (classe politica) ».Ici donc Mosca, dévoile l’existence d’une minorité d’une minorité dirigeante spécialisée dans les fonctions de gouvernement. Fort de ce constat, Mosca conclut que : « tout ce qui est dans le gouvernement fait partie du dispositif et de l’exercice de l’autorité, ou encore implique commandement et responsabilité, est toujours l’attribution d’une classe spéciale, dont les éléments de formation selon le siècle et le pays, peuvent énormément varier il est vrai, mais qui, quelle que soit sa formation, constitue toujours face à la masse des gouvernés auxquels elle s’impose, une minorité restreinte » en d’autres termes la minorité gouvernante a toujours exercé un pouvoir de domination sur la majorité désorganisée. Dans la droite ligne de ce constat, Mosca propose une description des caractéristiques sociologiques qui fondent le pouvoir de la minorité dirigeante : l’organisation, l’esprit de corps et une croyance commune en leur supériorité.

A. Le concept de classe politique

En proposant son concept de classe politique, Mosca dote la science politique d’un outil analytique nouveau. Il définit la classe politique comme un invariant historique en partant du postulat que toutes les minorités gouvernantes imposent leur volonté politique à la majorité qui n’a « ni volonté, ni volonté, ni action commune »11.Cette vérité est caché par un artefact idéologique ,celui de la démocratie égalitaire. Dans les faits, la démocratie est gouvernée réellement par des partis politiques, des leaders politiques ou encore des opinions-makers mais en aucun cas par des citoyens. Comme pour les élites gouvernementales parétiennes la classe politique se compose de personnes dotées de qualités supérieures. Cependant, Mosca

11 Ibid.,p.90

36 impute cette supériorité à la maîtrise des fonctions particulières (capacité organisationnelle) et de savoir-faire en matière de légitimation de son pouvoir vis-à-vis des gouvernés (élaboration de la formule politique). En effet la principale composante du pouvoir de la classe politique à part ses ressources c’est sa capacité à produire des formules légitimantes. C’est dans cette perspective qu’a été élaborée la notion de formule politique. Mosca affirme : « la classe politique quelle que soit la façon dont elle s’est constituée n’avoue jamais qu’elle commande, pour la bonne raison qu’elle se compose d’éléments qui sont, ou qui ont été jusqu’à ce moment historique ,les plus aptes à gouverner ;mais c’est toujours un principe abstrait, une formule que nous appellerons la formule politique, qui lui fournit sa justification ». A l’aide du concept de formule politique ,Mosca réintroduit le rôle de l’idéologie comme source du pouvoir élitaire en mettant le principe de souveraineté au cœur de la relation entre l’élite et les citoyens. Ainsi comme une ruse de la raison, la formule politique traduit la capacité de la classe politique à faire accepter un mode de domination et d’exercice du pouvoir en faisant croire que l’orientation de la politique du gouvernement défend les intérêts des gouvernés. La formule politique permet aussi de structurer la classe politique dans la mesure où elle contribue à l’unifier, mais aussi à hiérarchiser la société. Selon Mosca, par la formule politique les élites substituent la légalité à la légitimité car la dite formule permet aux gouvernants de justifier leur pouvoir en le fondant sur une croyance ou sur un sentiment qui sont généralement acceptés par un peuple déterminé à une époque donné : « (…) Ces sentiments peuvent être suivant le cas, la volonté présumée du peuple ou celle de Dieu, la conscience de former une nation distincte ou un peuple élu, la fidélité traditionnelle à une dynastie ou la confiance dans un individu doué réellement ou en apparence, de qualités exceptionnelles. Ladite formule politique doit être en harmonie avec le degré de maturité intellectuelle et morale du peuple et de l’époque où elle est adoptée. Par conséquent, elle doit correspondre à la conception du monde qui est, à un certain moment, celle du peuple considéré et elle doit constituer le lien moral entre tous les individus qui en font partie »12. Dans la deuxième édition de son ouvrage des Elementi di scienza politica, Mosca fait évoluer son paradigme élitaire par un dépassement du concept de classe politique par celui de classe dirigeante (Ruling class).

12 Ibid.,p.96

37

B .Théorie de la classe dirigeante

Il met en avant dans cette évolution le caractère constant, mais aussi variable, de la composition des classes dirigeantes. Le processus de modernisation politique, en créant de nouveaux centres de pouvoir, a accru le nombre d’acteurs susceptibles d’appartenir à la classe dirigeante. En effet, le mode traditionnel d’intégration horizontal fondé sur l’hérédité caractérisant les régimes autocratiques au sein desquels les différentes composantes de l’aristocratie, la hiérarchie ecclésiastique et les hommes de loi se livraient une compétition pour le pouvoir tend à être dépassée. Il est concurrencé par un par un processus d’intégration verticale plus moderne basé sur le principe électif et la reconnaissance des aptitudes à gouverner via les concours. Selon Mosca, ce nouveau mode d’intégration de la classe dirigeante comporte une dimension négative et une dimension positive. Le point négatif est lié au fait que souvent ce sont les élus ou les politiciens agissant comme une minorité organisé qui font l’élection et non les électeurs à travers des procédés qui relèvent de la propagande, de la démagogie, de la corruption et du clientélisme politique. Dans ce sens, selon Mosca, le principe électif conduit à la formation d’une élite de la médiocrité. En revanche, le recrutement par la reconnaissance de la compétence est perçu comme positif car il est basé sur la reconnaissance objective des compétences personnelles et professionnelles et se traduit dans les faits par la réussite à un concours. Pour Mosca, le processus de bureaucratisation va de pair avec le développement du système éducatif. En effet , selon lui il y a une corrélation entre l’accroissement de ce qu’il qualifie de classe moyenne qui en raison de son appétence pour la culture et de sa maîtrise des capacités intellectuelles à intégrer la deuxième strate de la classe dirigeante (l’élite bureaucratique via les concours).Ces élites ainsi sélectionnées peuvent avoir un rôle centripète dans la mesure où elles occupent une position élitaire à partir de laquelle, elles peuvent contester, voire prendre, le pouvoir détenu par la strate supérieure. La montée en puissance de ce nouveau mode d’intégration est liée à la généralisation progressive du processus de démocratisation. Il affirme alors que la distance entre la masse et la minorité dirigeante tend à se réduire dans la mesure où la classe moyenne a pour base d’extraction la première. Enfin, Mosca considère que les différentes strates de la société sont interdépendantes dans la mesure où la haute classe dépend de la seconde qui elle elle-même dépend de la masse. Il souligne que : « pour s’élever dans l’échelle sociale, même en temps normal et calme, la condition est indubitablement la faculté à travailler dur ; mais celle-ci qui vient ensuite dans l’ordre d’importance est l’ambition, la ferme résolution d’avancer dans le

38 monde,…. »13.Mosca critique également la prétention égalitariste de la démocratie en affirmant que la nouvelle classe dirigeante, issue de la classe moyenne, convertie à la bureaucratie d’Etat, possède toutes les ressources nécessaires pour se reproduire et se transformer en classe dirigeante héréditaire. Ensuite il rappelle que les dirigeants gouvernent une société donnée parce qu’ils sont capables de contrôler les principales forces sociales agissantes. En résumé, Mosca renverse l’axiome parétien de la supériorité morale de l’élite sur le reste de la société, démontrant la véracité du postulat saint-simonien selon laquelle la domination de la classe dirigeante ne peut s’expliquer que par la prise en compte de sa compétence technique et politique, mais aussi par le contrôle des mécanismes de reproduction sociale moderne au système éducatif.

§3. Roberto Michels et la tendance oligarchique des partis politiques

Robert Michels subit l’influence des maîtres italiens de l’école des élites en avançant la loi d’airain de l’oligarchie à partir de l’exemple des partis politiques. A ce titre il également enrichi le paradigme élitiste. Michels s’est évertué à démystifier les idéologies progressistes en postulant que l’on ne peut comprendre le sens de l’histoire tout comme le fonctionnement des sociétés que si l’on admet le fait qu’une minorité commande la majorité. En abordant la question de la bureaucratisation des organisations politiques, il propose de systématiser la loi d’airain l’oligarchie .Il s’inspira de la théorie de la circulation des élites pour proposer une lecture plus fine. Il démontra que le principe de circulation entraîne un mouvement incessant de rénovation des élites même au sein du mouvement ouvrier. Il confirme donc ainsi le processus de production et de fermeture sociale de groupes élitaires à travers l’exemple des partis politiques. Michels postule que la formation d’un appareil de direction conduit inéluctablement à la constitution d’un groupe élitaire car la formation d’une bureaucratie à l’intérieur du parti, tout comme le principe de centralisation de l’autorité, renforce alors la nécessité d’une direction dont les choix politiques et les stratégies poursuivies ont tendance à s’éloigner des attentes de la base. Cette bureaucratie dirigeante au lieu de servir les intérêts de la masse souveraine, devient un instrument de gouvernement au service de l’oligarchie dirigeante. Michels affirme également que toute organisation produit une direction, condition sine qua non de son efficacité. La direction est souvent assurée par une minorité restreinte issue de la masse des militants. Ainsi les tendances autocratiques sont donc inhérentes à la

13 Ibid.,p.101

39 nature même de l’organisation partisane. Michels effectue alors un basculement inductif en affirmant que la société ne peut exister sans classe dominante, une classe politique, ou une classe dirigeante qui même si elle sera soumise à un éventuel renouvellement partiel, monopolisera les fonctions les fonctions de gouvernement. Les masses sont alors prédestinées à se soumettre à une minorité. Roberto Michels résume son analyse en ces termes : « l’existence de chefs est un phénomène nécessaire dans toutes les formes de la vie sociale .La science n’a donc pas pour tâche de rechercher si ce phénomène est un bien ou un mal, ou plutôt l’un que l’autre. Mais la démonstration du fait que tout système de direction est incompatible avec les postulats les plus essentiels de la démocratie présente une grande valeur scientifique. Nous savons maintenant que la loi de la nécessité historique de l’oligarchie est essentiellement basée sur une série de faits éprouvés »14 .En soulignant la tendance à l’oligarchie des organisations politiques modernes des organisations politiques modernes liées au processus de bureaucratisation des sociétés du XXème siècle confirme le mythe de la ruling class.

§4. Antonio Gramsci ou les élites comme classe à vocation hégémonique

Afin de montrer que les thèses élitistes ne sont pas l’apanage d’auteurs contre- révolutionnaires, il est primordial de présenter les théories d’Antonio Gramsci sur le fait élitaire. Développeur d’une pensée marxiste critique, à l’instar de Mosca, Gramsci veut analyser le pouvoir de domination des groupes particuliers et formule ainsi une théorie élitiste démocratique. Gramsci dénonce le fait qu’en démocratie, malgré les règles du jeu ouvertes, le pouvoir tend à être monopolisé par une minorité d’élite. Dans les écrits de Mosca, nous avons vu que cette minorité est qualifiée d’abord de classe politique et ensuite de classe dirigeante, alors que pour Gramsci les intellectuels forment une classe sociale à vocation hégémonique devant permettre à la société civile de s’émanciper de l’ordre politique bourgeois. Bien que qu’idéologiquement opposés, Mosca et Gramsci sont originaires de l’Italie méridionale et professent dans leurs écrits, leur attachement à deux penseurs du changement social et politique souvent considérés comme antinomiques : Nicolas Machiavel et Karl Marx. Ces deux théoriciens italiens à travers cette filiation duale et complexe ont contribué à poser les bases de l’élitisme démocratique. Gramsci fait ressortir la dimension élitiste implicite du marxisme classique. En effet, l’élitisme normatif initial de

14 GENIEYS,2011,p.124

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Lénine (les révolutions sont faites par les avant-gardes) sera repris et amendé par Gramsci. Le rapport de ces auteurs à Machiavel se situe dans leur projet commun d’étudier scientifiquement le pouvoir, le rôle des élites et leurs stratégies.

Dans ses principaux ouvrages, dont Cahiers de prison et Notes sur Machiavel, sur la politique et le Prince Moderne. Gramsci va garder l’idée même du fait élitaire ou l’existence de groupes d’élite en lui donnant un contenu plus adéquat à l’approche marxiste (l’élite intellectuelle). Gramsci élabore ainsi une théorie sur le rôle sociopolitique des intellectuels en critiquant Mosca : « (…) la prétendue classe politique de Mosca n’est rien d’autre que la classe intellectuelle du groupe social dominant. Le concept de classe politique pourrait être comparé au concept d’élite de Pareto, qui constitue une autre tentative pour interpréter le phénomène historique des intellectuels et leur fonction politique dans la vie sociale »15. A partir de là Gramsci élabore une approche doctrinale où des intellectuels sont considérés comme un groupe social élitaire à finalité particulière. En effet , Gramsci affirme dans sa version du matérialisme historique la nécessité d’une avant-garde éclairée dans la formulation de la classe hégémonique des intellectuels qu’il estime être le groupe élitaire légitime et indispensable pour porter le changement sociopolitique. Ainsi Gramsci enrichit le paradigme élitiste en mettant exergue la relation dialectique entre les gouvernants et les masses mais également sur le fait que la classe dirigeante et elle-même soumise à une logique de différenciation. Dans cette optique, Gramsci présente un complément méthodologique pour analyser la relation entre les groupes et les classes en distinguant la domination et le leadership. Selon lui, la suprématie d’un groupe social dans une société donnée se manifeste de deux façon : d’une part à travers la domination et, d’autre part, à travers un leadership moral et intellectuel. Le premier mode conduit un groupe social à s’imposer, quels que soit les moyens, dans la structure du pouvoir, le second lui permet d’affirmer sa fonction de leadership et de durer dans le pouvoir. De par sa lecture spécifique des relations de pouvoir effectuée à partir de la distinction gouvernants et gouvernés, mais aussi entre dirigeants et dirigés, Gramsci enrichit le postulat élitiste. Le rapport dirigeants/dirigés lui permet d’analyser les alliances et les tactiques passées entre les différents segments d’un même groupe alors que le rapport gouvernants/gouvernés traite de la relation globale entre les élites et la masse. Ainsi le principe élitiste ne débouche pas seulement sur une analyse entre type de classe et de domination car il existe des procédés internes de différenciation interne propre aux classes sociales.

15 Id .,p.127

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Gramsci ajoute à ces postulats son analyse de l’institution étatique-force autonome qui tire selon lui son prestige des élites ou avant-gardes qui non seulement la fondent, mais la légitime en propageant le prestige de ses institutions représentatives auprès des classes représentées. Il démontre donc que par l’apogée de la puissance de l’élite de type bureaucratique c’est-à- dire « le travail intellectuel » des fonctionnaires que l’Etat se trouve légitimé. Ainsi selon le postulat théorique de Gramsci montre le caractère central de la fonction de légitimation par les intellectuels de tous les systèmes sociopolitiques.

Dans ses analyses, Gramsci approfondi également les questions relatives à l’interdépendance entre les élites et les masses en démontrant que les interactions qu’elles génèrent permettent de comprendre la plupart des dynamiques politiques. Ainsi, Gramsci insiste sur la primauté de la responsabilité des dirigeants politiques (leaders).En s’appuyant sur des données historiques et statistiques, il montre que les victoires comme les défaites mais aussi le changement politique sont attribués à la compétence ou à l’incompétence des chefs. Néanmoins, il axe sa démonstration sur la responsabilité de la classe dirigeante bourgeoise dont il dénonce le populisme et les logiques politiques anti-démocratiques. C’est dans cette perspective, que contrairement à Mosca et Pareto, Gramsci défend le suffrage universel car selon lui c’est le moyen de contester l’oligarchie et l’élitisme. En effet, si les élites utilisent le suffrage universel dans une stratégie de subordination des masses c’est parce que ces dernières sont insuffisamment éclairées. Cependant, Gramsci démontre que la subordination des masses est un phénomène complexe car les masses ont souvent elles- mêmes un comportement anti- progressiste. Gramsci affirme également que l’analyse des logiques des classes subalternes ne peut déliée de celle des classes dirigeantes. Par conséquent, Gramsci fonde sa théorie sur les relations de domination sur la thèse que la montée en puissance de la classe des bureaucrates et des fonctionnaires correspond à la montée en puissance correspond à la montée en puissance d’un groupe d’intellectuel à vocation hégémonique aux services des dirigeants qui renforce le lien d’interdépendance avec la classe subalterne composant la société civile16.Pour Gramsci , les élites peuvent être successivement et/alternativement dominantes et dirigeantes vis -à –vis des masses mais aussi dirigeantes à l’égard des autres élites.

16 Ibid.,p.132

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§5 .José Ortega y Gasset et l’impossible inversion du rapport élite-masse

Philosophe espagnol, influencé par Kant et Weber , marqué par les cycles des crises politiques quoi ont secoué l’Espagne, José Ortega y Gasset appréhende la dynamique des problèmes de son pays sous le prisme du fait élitaire. Selon Ortega y Gasset, l’instabilité politique chronique de son pays est due à l’alternance entre séquences autoritaires et séquence de démocratisation limitée, entre le nationalisme espagnol et les nationalismes périphériques ou encore le poids de la tradition religieuse et un modernisme sociétal éclaté. La société espagnole est une société « invertébrée » en marge de la culture de l’Europe en raison de la décadence de ses pratiques culturelles, éducatives et scientifiques.

José Ortega y Gasset affirme que : « la civilisation européenne est menacée de succomber (…). Aujourd’hui l’homme échoue parce qu’il ne peut rester au niveau du progrès de sa propre civilisation »17. Selon lui, le développement des mouvements politiques fascistes et communistes en Europe occidentale comme le processus de démocratisation mettent au cœur de leurs problématiques la question de la mobilisation des masses. En effet, les masses sont considérées comme un acteur collectif toujours plus ou moins manipulé ou du moins ayant recours à formule de légitimation différente au profit d’une minorité dirigeante ou d’un leader politique dont l’objectif est la conquête du pouvoir. Pour ce philosophe, les aristocraties ont perdu la main sur le devenir des sociétés modernes car elles n’ont pas été remplacées dans leur fonction par une élite cohérente et responsable dans son action politique.Il propose alors une lecture singulière de la relation élites/masses : les élites ayant failli dans leur rôle historique de modernisation des sociétés occidentales, elles sont supplantées dans leur fonction par « l’homme-masse » . José Ortega y Gasset effectue donc une lecture inversée du rapport élites/masses qui élargit le spectre de la théorie des élites. Il constate tout d’abord, le faible degré d’homogénéité sociale de la société espagnole de la fin du XIXème siècle et du début du XXème siècle : « Aujourd’hui, l’Espagne est plus qu’une nation, une série de compartiments étanches »*.L’échec du processus de nationalisation est imputable à l’action irresponsable et inconséquente des élites sociales et politiques espagnoles. José Ortega y Gasset affirme : « il est un fait social primaire : l’organisation des ensemble humains en dirigeants et dirigés. Celui-ci suppose alors une certaine capacité pour diriger et une facilité pour se laisser diriger. De fait, là où il n’y a pas de minorité qui agit sur une masse, et une masse qui en retour accepte l’influence de la minorité, il n’y pas de société »18. Ainsi la

17 Ortega Y Gasset, 1930, cité par GENIEYS William, Sociologie Politique des élites, Armand Colin, 2011,p.135 18 Ortega Y Gasset, 1981,Id.,135

43 déliquescence de la société espagnole avant la guerre d’Espagne provient d’une perversion de l’interaction entre les élites et la masse car les élites ont eu une grande responsabilité dans l’exacerbation de l’indocilité des masses dans la mesure où elles n’ont pas cessé de « défaire, de désarticuler et de triturer la structure nationale »19. En effet, contrairement aux autres nations européennes qui ont valorisé la collectivité nationale, les élites espagnoles ont accentués les clivages sociaux, culturels et territoriaux. Ces pratiques ont renforcé au sein des masses le sentiment de rejet or la mission des masses : « (…) n’est autre que de suivre les meilleurs dans le but de prétendre les supplanter »20.La société espagnole se trouve donc dans une dynamique orpheline. La faillite des élites dans leur fonction de commandement démoralise les masses et engendre leur rébellion. La fonction de commandement repose sur la maitrise de capacités, mais aussi sur des valeurs morales dont les masses perçues comme une agrégation « homme-masse » sont fort peu dotés. La masse contrairement à l’élite se compose de personnes faiblement qualifiées. Cependant, selon le philosophe, on peut trouver en son sein des hommes dotés de compétence, comme « l’homme-spécialisé » (el cientifico especializado).Le scientifique spécialisé est un hybride social entre le savant et l’ignorant qui a néanmoins un double inconvénient : celui de ne pas connaître ce qui ne rentre pas dans son domaine spécialité et celui de ne pas être totalement ignorant. Les actions et les comportements de l’homme-spécialisé renforce le déclin des sociétés modernes en étant docte dans les domaines où il n’est point spécialiste. Pour José Ortega y Gasset, ce type d’acteur social constitue la négation de la fonction sociale de l’élite. Il ajoute également que la démocratie et la modernité ont conduit à une inversion de l’ordre élitaire « classique » au profit du « spécialiste » dont les capacités techniques sont mises en avant et de « l’homme- masse »,citoyens nantis de droits. José Ortega y Gasset rappelle que : « la noblesse se définit par les exigences qu’elle nous impose –par des obligations, pas par des droits »21.Par conséquent, il avoue son scepticisme sur le devenir des sociétés qui se laisseraient gouverner par l’improbable coalition de l’homme-spécialisé et de l’homme-masse. Par ailleurs, il voit dans l’Etat moderne un très grand danger car l’exemple de l’Etat bureaucratique en Espagne rogné par le caciquisme (forme de clientélisme propre au système latifundiaire) et tendant vers un autoritarisme structurel n’est pas concluant. En plus, l’Etat a remplacé dans leur rôle de guide les minorités dirigeantes et a accru le processus de spécialisation des fonctions qui est responsable des maux de la société contemporaine.

19 Ibid.,p.136 20 Ibid.,p.136 21 Ibid.,p.137

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Enfin, José Ortega y Gasset soutient que : « l’homme-masse » perçoit dans l’Etat un pouvoir anonyme identique au sien et croit que l’Etat lui appartient : « El Estado soy yo »22.Les conséquences de cette croyance est fallacieuse car « l’homme –masse » pense que l’Etat interviendra avec lui contre toute minorité perturbatrice de l’ordre en politique. La dialectique produira un Etat de plus en plus interventionniste au nom de « l’homme-masse » et une société qui pour l’Etat. De telles dynamiques sociétales conduisent à l’échec selon José Ortega y Gasset .Ainsi afin de pallier à ce type de dérives, José Ortega y Gasset propose que le destin des sociétés soit mis entre les mains de savants et d’intellectuels (généralistes et non- spécialistes) qui eux seuls sont dotés des ressources suffisantes pour bien gouverner.

§6. Karl Mannheim et les fondements élitaires du pluralisme démocratique

Karl Mannheim dans ses travaux a montré le rôle central des intellectuels dans l’équilibre sociétal de la démocratie libérale. Il se singularise par sa volonté de de réconcilier fait élitaire et théorie démocratique. L’essor incontrôlé du capitalisme génère selon lui, de nouveaux rapports entre dynamique sociale et technologie économique, entre urbanisation et mobilisation des masses déracinées qui ont pour effet d’accentuer le processus différenciation de chaque société. En accord avec Marx il admet que l’économie libérale accentue la remise en cause de la pyramide sociale, en exacerbant la lutte des classes, entraînant de fait une nouvelle problématique de l’intégration des individus dans la société. Face à la défaillance du libéralisme, Mannheim propose de repenser « l’organic articulation (Gliederung) » des sociétés complexes car la question de la cohésion et de l’intégration sociale ne pourra être réglée que si l’on trouve un nouvel équilibre entre les facteurs rationnels et irrationnels propres à la société de masse industrialisée.

Du côté politique, Il observe également que l’on est entré dans un processus de démocratisation irréversible et que du vieux type de démocratie censitaire, on est passé à une démocratie de masse dominée par des individus émotifs .Par conséquent : « dans les sociétés modernes les masses tendent à dominer malgré leur irrationalité comportementale, mais leur faible intégration dans la structure sociale pourrait les conduire à passer en force dans la vie politique. Cette situation est dangereuse, car le mode de sélection de la démocratie de masse

22 Ibid.p.138

45 ouvre alors les portes à l’irrationalité dans l’accès aux postes de direction où le comportement rationnel est indispensable. Ainsi, la démocratie produit elle-même sa propre antithèse et fournit même des armes à ses ennemis »23. Dès lors, la question de la durabilité et la non – réversibilité de l’ordre démocratique est tributaire du comportement et de la loyauté des élites envers les institutions politiques. Afin d’arriver à ce stade de développement politique, il est nécessaire de reconsidérer les rapports entre élites et les masses. Pour Mannheim les progrès de l’égalité peuvent contribuer au rapprochement entre les élites et les masses. Ainsi, Mannheim renverse la théorie élitiste classique en argumentant sur le fait que c’est le comportement irrationnel des masses combiné aux capacités de manipulation des leaders politiques qui a permis la formation de régimes totalitaires.

L’analyse socio-historique du lien entre la transformation de la structure et du rôle des élites avec l’émergence de sociétés de type libéral et démocratique est novatrice. Dans cette perspective, Mannheim a analysé deux processus :

 la fonction d’intégration sociale et politique des groupes élitaires ;

 l’accroissement des mécanismes de différenciation intra-élitaires et entre élites et masses.

En s’appuyant sur une lecture wébérienne de la démocratisation, il constate que la configuration élitaire des sociétés traditionnelles est différente de celle des sociétés démocratiques libérales. Quatre critères permettent d’apprécier ce qui a changé :

1) l’incroyable augmentation du nombre de groupes d’élites ;

2) la fin du pouvoir monopolistique des élites traditionnelles dans les sociétés démocratiques de masse ;

3) la transformation des principes de sélection des élites ;

4) le changement dans la structure interne de l’élite24.

Selon Mannheim, le substrat social des élites traditionnelles connaît un processus de différenciation interne lié à la spécialisation progressive des domaines de l’activité sociale et politique. En effet, le passage à l’âge industriel a entrainé une différenciation fonctionnelle

23 Mannheim, 1940, cité par GENIEYS William, Sociologie Politique des élites, Armand Colin, 2011, p.141 24 Mannheim, 1940, cité par GENIEYS William, Sociologie Politique des élites, Armand Colin, 2011, p.142

46 entre des types d’élite (politique, organisationnelle, intellectuelle, artistiques, morale et religieuse). Ainsi les élites politiques ont donc une fonction intégrative qui consiste à faire adhérer un maximum d’individus provenant des masses à la dynamique démocratique25.

Les élites intellectuelles au sens large ont pour fonction de sublimer les énergies psychiques du peuple. L’affirmation de ces nouveaux types élitaires est liée à la perte du monopole des élites aristocratico-militaires dans l’art de gouverner et dans leur capacité à forger des modèles de goût et d’opinion26.

Pour Mannheim, cette mutation de l’ordre social et politique conduit alors à une diversification et un enrichissement des élites sociétales27.Cependant, le développement du pluralisme démocratique est porteur d’effets pervers comme l’altération dans le processus de la réussite des élites. Or, dans une société de masse démocratique aucun groupe d’élite ne peut prétendre réussir à influencer la société entière en raison de concurrence interne. La compétition entre leaders politiques potentiels ne doit pas conduire à affaiblir leur capacité à diriger.

Dans la société de masse libérale contemporaine, l’affaiblissement du leadership élitaire peur être diagnostiqué assez facilement à partir d’une détérioration du processus de sélection des élites28.Selon Mannheim, l’affaiblissement général des fonctions de direction n’est pas anodin quant au devenir de la dynamique démocratique. En effet, il offre une fenêtre politique aux leaders porteurs d’ambition dictatoriale car la perte conjuguée de l’influence politique et de la capacité organisationnelle des groupes loyaux par rapport aux institutions de la démocratie constituent des problèmes majeurs dans la mesure où ils ouvrent la voie aux manipulations démagogiques qui ont engendrées les dictatures modernes. Ce processus peut être facilité lorsque les élites intellectuelles susceptibles de faire la critique de la montée du totalitarisme ont disparu de la société. Par conséquent une crise cumulée des fonctions d’intégration et du mode de sélection des élites dans un régime pluraliste favorise la dégénérescence d’une société donnée vers le fascisme.

25Id. 26 Ibid. 27 Ibid. 28 Mannheim, 1940, cité par GENIEYS William, Sociologie Politique des élites, Armand Colin, Paris, 2011, p.143.

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Enfin, Karl Mannheim identifie un dernier facteur conduisant à l’affaiblissement des institutions démocratiques : la faillite des élites intellectuelles. En effet, l’avènement de la démocratie de masse a entrainé une remise en question du rôle central des clercs dans la définition des valeurs collectives et des normes culturelles. Selon William Genieys : « les élites culturelles que l’on trouve dans l’histoire de la civilisation occidentale oscillent entre de deux figures (complémentaires) celle de l’intellectuel attaché aux cultures locales et celle de l’intellectuel cosmopolite et humaniste. Or, les mouvements contre –révolutionnaires et romantiques tout comme la démocratisation de la culture, ont conduit à une remise en question de la différenciation fonctionnelle (Mannheim, 1940, p.92-93).Le point de rupture s’opère au XIXème siècle quand les élites intellectuelles, en s’investissant dans la construction du nationalisme ou encore dans la défense du « provincialisme »(régionalisme ou localisme),coupent leur société de la culture internationale. Partant de là, dans la société de masse les élites intellectuelles sont de moins en moins capables de légitimer et d’orienter l’action humaniste. Les individus citoyens souffrent alors de sentiments d’insécurité, d’instabilité et d’insatisfaction générant une forte anxiété sociale. Celle-ci se double d’une crise d’identité sociétale (Busino, 1992,p.32).S’appuyant sur cet état de fait, certains groupes élitaires ,maîtrisant les techniques de manipulation symbolique, supplantent alors dans leur fonction sociale et culturelle les élites intellectuelles traditionnelles. Ces nouvelles élites favorisent le processus d’institutionnalisation des dictatures modernes. Pour Mannheim, la montée en dans l’Europe centrale des forces politiques d’extrême gauche (révolutions bolchéviques) et d’extrême droite(fascismes),véhiculant un antidémocratisme et un fanatisme irrationnel, s’explique en partie par la faillite des intellectuels modernes (i.e. sans attache de classe susceptible de promouvoir des intérêts plus généraux)dans leur rôle historique (ibid,p.92-96) ».

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2ème PARTIE : ASPECTS DE LA CONFIGURATION ELITAIRE A MADAGASCAR

Avant de parler de la configuration élitaire à Madagascar, on ne peut que constater que le système social dans laquelle se déploie la dite configuration est un système en crise. En effet, au regard du contexte historique susmentionné, les crises politiques qui se sont succédées à Madagascar sont liées à une crise du système social. Pour être plus précis il s’agit essentiellement d’une crise causée par les dysfonctionnements de la reproduction dans le champ élitaire qui à leur tour altèrent le système politique et social car suite à ces dysfonctionnement l’Etat à Madagascar présente des symptômes de défaillance quant à sa légitimité. Afin d’expliquer les logiques à l’œuvre responsables de la situation de crise à Madagascar, nous définirons les caractéristiques de la notion de crise puis nous démontrerons les effets des interactions entre le système politique les deux autres principaux systèmes (système économique et système culturel) nous exposerons les liens entre la logique des crises à Madagascar et enfin nous essaierons d’expliquer les liens qui unissent logiques des crises et configuration élitaire à Madagascar.

CHAPITRE 1 : MADAGASCAR : UN SYSTEME EN CRISE

Comme nous l’avons exposé précédemment, l’approche de la réalité à travers le concept de système est l’option que nous avons sollicitée pour passer au crible la réalité malgache. Considéré comme un système soumis à des inputs et produisant des outputs, le système politique malgache dans sa dynamique est en crise.

Section1. Les symptômes de la crise

§1 .La notion de crise

La notion de crise est tellement sollicitée dans le langage courant qu’il est souvent mal défini. Etymologiquement, le mot vient du grec antique. Krinein signifie « juger », puis « séparer » ou « discriminer » et enfin « décider ».Le latin Krisis, « jugement » ou « décision », se transforme et devient crisin au XIV ème siècle. La notion de crise implique donc l’obligation de décider. En science politique la crise d’un système social ou politique est définie comme : « (…) l’idée d’une rupture décisive dans les mécanismes d’interdépendances qui régissent habituellement les relations entre acteurs » ou « (…) un moment de rupture à l’intérieur d’un système organisé. Elle implique pour le décideurs qu’ils définissent une position en faveur soit de la conservation, soit de la transformation du système donné, dans la perspective de son retour à l’équilibre.(…) Dans tous les cas, la crise, parce qu’elle porteuse de risques pour la

49 sécurité nationale ou internationale ,exige que soient rapidement prises des décisions appropriées et mis en œuvre les moyens adaptés pour la résoudre »29. En effet, la dynamique d’une crise d’un système politique ne peut être réduite aux facteurs locaux car le système politique subit également l’influence de son environnement extérieur (stress) c’est à dire les effets de la dynamique globale du système politique international. En analyse systémique, le système politique est : « (…) perçu en termes dynamiques comme un échange constant de flux en son sein et avec l’environnement »

Au regard de ces postulats et des faits, on peut analyser les caractéristiques de la crise du système sociopolitique malgache comme étant multidimensionnelle car résultante de l’enchevêtrement de plusieurs autres crises cumulatives et chroniques qui ont généré une déstabilisation dudit système. Ce caractère multidimensionnel de la crise du système sociopolitique malgache peut être synthétisé dans le tableau suivant :

TYPES DE CRISES INTERNES CONTEXTES ET PARADIGMES INTERNATIONAUX

Crise fiscale et politique (1971-1972) Post - colonial/néo – colonial

Crise des forces armées (1972-1975) Est/Ouest ; Libéralisme/Communisme

Crise internationale de la dette (1979-1982) Libre-échange/Conditionnalité

Crise politique et de développement (1991- Libéralisation/Contrôle étatique 1992) Démocratie présidentielle/démocratie Crise institutionnelle (1996) parlementaire

Crise post-électorale (2001-2002) Unitarisme/Séparatisme

Crise politique et diplomatique (2009-2014) Election/Transition

29 DUFOUR Jean-Louis, Les crises internationales de Pékin(1900) à Bagdad (2004), Editions complexe, Bruxelles,2004, p.21

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Au- delà des effets la dynamique globale sur la dynamique interne, ce tableau nous renseigne également sur les articulations entre système économique et système politique à Madagascar. Les performances économiques de Madagascar influent sur la conjoncture sociopolitique du pays. Cependant, force est de constater que dynamique du système politique à Madagascar ne se limite pas à une articulation entre le système politique et le système économique.

En effet, la dimension culturelle est fondamentale dans la structuration globale du système et des acteurs y compris les élites. Il y une interaction entre le système global malgache dans toutes ses composantes et les acteurs. En effet, le système global structure les acteurs dans leurs schèmes et leurs logiques d’action qui en retour reconfigurent le système global à travers leurs outputs et leurs habitus.

CHAPITRE 2 : INTERACTIONS ENTRE SYSTEME ECONOMIQUE ET SYSTEME POLITIQUE

Dans la droite ligne de la pensée marxiste, nous pensons que l’infrastructure détermine la superstructure. Autrement dit le système politique à Madagascar est le reflet des dynamiques à l’œuvre dans le système économique. Le système économique est dominé à Madagascar par les détenteurs du grand capital et du moyen capital. Ces derniers sont peu nombreux mais du fait de leur détention du pouvoir économique et financier acquis de diverses manières, ils ont pouvoir d’orienter fortement et tendanciellement en leur faveur le système politique. A titre de rappel, on entend ici par système politique : les pouvoirs publics (l’Etat et ses démembrements), les partis et groupes d’intérêts ainsi que l’ensemble du processus de mobilisation, de participation et de représentation à travers lesquels se construisent les relations entre profanes et professionnels de la politique, entre gouvernants et gouvernés.

Section 1. Une économie de rente dominée par des groupes restreints

Les rentes économiques à Madagascar ne sont pas légions et ce en raison de l’absence de stratégie pérenne pour les développer. Cependant, elles existent et elles ne sont accessibles que par des groupes restreints d’acteurs, d’héritiers ou d’initiés. Parmi ces rentes on relève :la possession de terrain et autres valeurs immobilières, les économies de traite héritées de la colonisation(café,girofle,vanille),la distribution de produits de grande consommation essentiellement dominée par les karana, les zones franches d’exportation domaine où

51 prévalent surtout les investisseurs étrangers, les rentes minières30. Mais les rentes les plus accessibles proviennent de la captation et du détournement de l’aide extérieure et de l’argent de l’Etat à travers les différents contrats et marchés publics. Enfin il y a le commerce illicite de bois précieux qui a débuté au cours des années 2000 et qui s’est amplifié ces dernières années et constitue une rente décisive en raison des flux financiers énormes qu’il génère. Mais dans tous les cas les positions privilégiées de ces groupes dominant n’a pu se faire sans une forme de collusion complice plus ou moins illicite entre ces différents acteurs et le système politique.

Section 2. Les liens entre le contrôle du système économique et le contrôle du système politique

Les imbrications entre système économique et système politique à Madagascar procèdent du fait que les plus proches du pouvoir et les mieux informés sur les méandres et les logiques de cooptation qui ont cours en sein peuvent développer leur stratégie de captation en collaboration avec ses détenteurs. D’où l’intérêt pour les détenteurs d’un certain pouvoir financier d’entretenir des liens clientélistes avec les détenteurs du pouvoir et ce en vue protéger et favoriser l’expansion de leurs affaires. Pour appuyer cette thèse nous prendrons l’exemple des liens entre le pouvoir gaulliste et l’oligarchie financière française au début de la Vème République .Selon Henri Claude dans son ouvrage intitulé : la concentration capitaliste, pouvoir économique et pouvoir gaulliste, l’oligarchie financière pour asseoir sa domination se doit de contrôler l’appareil administratif et l’appareil politique. Il explique que la Vème République française est un régime de pouvoir personnel car il facilite le contrôle politique de l’Etat par l’oligarchie financière. Pour diriger les pays il suffit pour cette dernière d’avoir à la présidence de la République un homme qui fasse sa politique, les institutions gaullistes ont ainsi pour raison d’être de permettre le contrôle direct de l’appareil politique de l’Etat par l’oligarchie financière. Cette concentration du pouvoir politique entre les mains du président s’accompagne évidemment de la décadence du système parlementaire. Là encore explique l’auteur, l’évolution du parlement correspond à l’évolution du capitalisme français.

30 RAZAFINDRAKOTO Mireille, ROUBEAUD François, WASCHSBERGER Jean-Michel, Institutions ,Gouvernance et Croissance de long terme à Madagascar : l’énigme et le paradoxe, Editions de l’institut de recherche pour le développement (IRD) ,Antananarivo,2013,p.11

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En effet, le parlementarisme français de la IIIème et de la IVème République écrit-il correspondaient aux exigences d’un capitalisme où le pouvoir économique était fractionné entre une multitude d’entreprises capitalistes. Le parlement était une institution où les représentants des capitalistes industriels des différentes régions de France confrontaient leurs conceptions et élaboraient ensemble une politique. La concentration du pouvoir économique aux mains de quelques grands monopoles a rendu ce système caduc. Compte tenu de sa position dominante dans l’économie, l’oligarchie financière n’admet plus de compromis avec les autres couches de la bourgeoisie. En plus, à la différence des petits capitalistes du XIXème siècle, les dirigeants des groupes monopolistes se connaissent : « Ils se concertent avec les hauts fonctionnaires et les ministres dans des réunions privées, dans des déjeuners avec les Premiers ministres(les déjeuners organisés par Michel Debré et Georges Pompidou avec les grands hommes d’affaires sont devenus une pratique courante du régime gaulliste) et dans des « commissions »( …) à l’intérieur et dans le secret desquelles les groupes monopolistes règlent leurs différends et établissent des compromis entre leurs intérêts sur le dos de l’ensemble du peuple français( …). Elles jouent, à l’époque du capitalisme monopoliste d’Etat , le rôle que jouait le parlement à l’époque du capitalisme de la libre concurrence »31. Henri Claude illustre ainsi les liens qui unissent dynamique politique et dynamique capitaliste propre au cas français. Il applique de ce point de vue la théorie du reflet de façon parfaitement explicite. Il affirme : « On ne peut rien comprendre au phénomène gaulliste s’il on ne voit pas que les modifications dans la superstructure politique française qu’il a introduites sont la conséquence et le reflet des transformations qui s’opéraient dans la base économique du pays. Le gouvernement direct de l’Etat par les membres de l’oligarchie financière découle logiquement de la prise de pouvoir économique par la grande bourgeoisie :la concentration du pouvoir politique est le corollaire de la concentration du pouvoir économique. Les institutions et le régime gaullistes représentent une construction politique rigoureusement conforme au développement du capitalisme monopoliste en France. La fusion du pouvoir économique et du pouvoir politique qu’elle réalise est l’aboutissement logique, le couronnement du processus de concentration capitaliste. L’expérience montre, en effet, un parallélisme étroit entre le développement de la concentration dans le domaine économique et dans le domaine politique ( …).Cette évolution de la superstructure politique de l’Etat bourgeois est le reflet le plus fidèle de l’évolution interne du capitalisme. La réduction des droits et pouvoirs réels des citoyens dans la vie politique est la transposition exacte sur le plan politique de la réduction

31 Henri Claude cité par COT Jean -Pierre, MOUNIER Jean-Pierre, Pour une sociologie politique Tome 2, Editions Points,1974.p 121

53 des droits et des pouvoirs réels des actionnaires au sein de la société par actions ( …).Le caractère plus ouvertement antidémocratique et dictatorial du pouvoir politique est également le reflet de ce qui se passe dans les profondeurs du capitalisme français ». Henri Claude conclut : « le régime gaulliste, expression renforcée du pouvoir des monopoles( … ) n’est donc pas une conception politique appliquée artificiellement et arbitrairement par un individu, mais une conception et une pratique de l’Etat qui reflète et exprime les tendance profondes du capitalisme français contemporain et le passage du capitalisme de monopole au capitalisme monopoliste d’Etat(…). Le gouvernement direct des monopoles et les institutions de 1958 constituent la superstructure politique la plus rigoureusement conforme à l’infrastructure actuelle du capitalisme français, au capitalisme monopoliste d’Etat » 32.

Ainsi à l’instar du système gaulliste français des débuts de la Vème République, on pourrait donc expliquer les caractéristiques actuelles du système politique malgache par les logiques inhérentes au système économique qui y prévaut. Le système économique malgache est aujourd’hui caractérisé par la prégnance de l’informel. L’économie informelle peut se définir comme un « ensemble d’unités de production à petite échelle, sans comptabilité, où le salariat est absent(ou limité), où le capital avancé est faible, mais où il y a néanmoins circulation monétaire et production de biens et de services onéreux »33 .Dans ce type d’économie les règles et normes sociales dominantes ne sont pas salariales mais coutumières, hiérarchiques, paternalistes. Le petit producteur est rationnel et relationnel. Il agit dans un environnement où certaines contraintes sont relâchées mais où dominent des logiques de survie et de recherche du numéraire pour faire face aux besoins du quotidien. Les petits producteurs informels sont encastrés dans des réseaux caractérisés par des relations interpersonnelles de confiance et de coopération et liés aux unités domestiques (non-dissociation des budgets domestiques et productifs, utilisation de main-d’œuvre familiale, dilution du surplus au sein des familles) .Les conditions de travail de ces petits producteurs sont généralement très précaires. Cette économie informelle se traduit par des capacités de résilience face aux chocs extérieurs mais également par une insertion à une économie parallèle et maffieuse interne et internationale favorisée essentiellement par la décomposition de l’Etat et les dysfonctionnements de l’appareil judiciaire. Pour ce qui est des détenteurs du grand capital à Madagascar, les autochtones sont peu nombreux, depuis l’ancien président Marc Ravalomanana et son groupe TIKO, il n’existe plus vraiment de vrais capitaines d’industries

32Id ., p.122 33 HUGON Philippe, Géopolitique de l’Afrique, Editions Sedes, 2007,page 98 .

54 d’origine malgache. Les anciennes familles d’industriels malgaches ont vu leur poids décliner en raison de divers facteurs. La majorité des détenteurs du grand capital sont les malgaches d’origine étrangère ou carrément des étrangers. Malgré leur domination économique ces détenteurs du grand capital sont tributaires des pratiques informelles du milieu dans lequel ils baignent. En effet, ces derniers pour survivre et évoluer efficacement dans le système, doivent relativement et à divers degrés répondre aux sollicitations de clientélisme et de corruption que requiert le système politique et le sous-système administratif. Par conséquent et au regard de ces données économiques où l’informel est roi, le système politique malgache et les sous-systèmes qui lui sont rattachés se caractérisent également par des pratiques « informelles » : trafic d’influence, clientélisme, corruption, népotisme, détournements,…. Les pratiques de l’économie informelle déteignent sur le système politique. Il y a interaction mutuelle entre système économique et système politique. Les partis politiques à Madagascar n’ont pas de base idéologique solide et sont fondés au gré des circonstances du moment et des considérations d’opportunité et de personne. Par ailleurs nombreux sont les hommes politiques qui viennent du monde des affaires. En effet s’investir en politique pour les « businessmen » est un excellent moyen de doper leur influence sociale et par extension un moyen de protéger et de faire prospérer leurs affaires .Le constat est donc que le système social malgache en général génère une culture de l’acceptation de ces pratiques observées dans le système économique mais surtout dans le système politique. Nous allons tenter de résoudre les ressorts de la légitimation de ces pratiques en analysant les données culturelles fondamentales qui travaillent la société malgache.

CHAPITRE 3 : INTERACTIONS ENTRE SYSTEME CULTUREL ET SYSTEME POLITIQUE

Les imbrications entre système économique et système politique, sont primordiales pour expliquer la dynamique de ce dernier, il ne faut pas cependant omettre le rôle tout aussi important voire capital des facteurs culturels dans la structuration de la réalité politique malgache .Parmi ces facteurs culturels structurants nous avons retenu ceux qui selon nous influencent et pèsent sur les schèmes de perception, de pensée et d’action de la majorité des malgaches

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Section 1 . Le concept de « fihavanana »

Ce concept est central dans l’articulation des rapports sociaux à Madagascar. En effet, ce concept a des implications déterminantes dans les logiques d’action des individus et des différents groupes sociaux en raison de sa qualité de variable décisive du champ de la socialisation en général et de la socialisation politique en particulier. Concept hérité d’un passé antédiluvien où l’esprit de solidarité élargie et d’assistance mutuelle était érigée en vertu cardinale en raison exigences de survie et de la rudesse du milieu. Cependant, le fihavanana dans sa version contemporaine apparait comme délesté de ses significations originaires pour faire place à un contenu plus nuancé.

§1. Définition et implications du concept

Selon Harisoa RASAMOELINA , la racine du mot est havana, qui en malgache signifie parent. Dérivé de cette racine le mot fihavanana désigne donc : « la parenté au sens strict, l’amitié sens plus large et les bonnes relations en général ».La préservation du fihavanana est à la base des relations sociales à Madagascar. C’est un concept-clé pour comprendre l’identité malgache. Ainsi l’intériorisation de ce concept par les acteurs sociaux génère des comportements « préfabriqués » consciemment ou inconsciemment. Le concept de fihavanana sous-entend donc que les relations individuelles ou collectives entre malgaches devraient être similaires aux relations établies entre les membres d’un même famille. Or les relations familiales idéales à Madagascar se caractérisent par la tolérance et la solidarité et surtout par l’exigence du pardon consécutif aux éventuels erreurs commises par les autres. La philosophie du fihavanana implique surtout le non-recours à la violence ou au conflit pour régler les différends qui peuvent survenir au sein de la communauté et de la société. L’esprit du fihavanana préconise la voie de la discussion et des arrangements sociaux plutôt que la confrontation sous toutes ses formes. Si toutefois le conflit et ses séquelles physiques ou morales n’ont pu être évités, le fihavanana doit être rétabli par des rites ou des processus dont la finalité sera la restauration de relations sociales pacifiées. Le fihavanana génère également une forme de discipline de groupe qui induit les notions de réciprocité et sollicite par ricochet une attitude pro-communautaire de la part de ces membres et ce en vue de faire face collectivement aux aléas de la vie. Ainsi, pratiquer le fihavanana originel c’est privilégier et cultiver les logiques communautaires au détriment des logiques inhérentes à l’individualisme. Par conséquent le respect des principes du fihavanana devient un moyen

56 préserver l’harmonie sociale à travers d’une part, ses fonctions d’évitement ou d’euphémisation des conflits et d’autre part, ses fonctions de protection sociale d’intégration.

§2 .Implications contemporaines du concept

Si telle est le contenu philosophique du concept de fihavanana originel, il faut cependant relever que ce concept a été élaboré à une époque donnée et dans un contexte particulier. Les anciens malgaches sans doute de grands navigateurs , éprouvés par les vicissitudes de leur long périple maritime et les difficultés de leur nouvelle terre d’accueil à conquérir ont développé ces principes du fihavanana en vue d’être en osmose entre eux mais surtout avec les éléments naturels. Fihavanana avec les hommes et avec zanahary. Mais avec l’époque contemporaine le concept de fihavanana n’a plus la même portée pratique et la même cohérence idéologique dans les schèmes culturels de certains malgaches d’aujourd’hui. La modernisation de la société malgache a diversifié les perceptions et modes d’actions des divers acteurs sociaux. Dans le contexte contemporain, le rapport au concept et sa signification d’origine vont subir des interprétations subjectives en fonction des intérêts des acteurs.

.Une acception contemporaine discriminante et dévoyée

Dans le système social malgache qui est déjà historiquement stratifié, le concept de fihavanana devient dans sa déclinaison contemporaine un concept exclusif. Dans une étude intitulée croyances et instrumentalisation à Madagascar, l’auteur fait le constat suivant : « l’une des limites du concept de fihavanana c’est le fait qu’il induit l’exclusion. En effet, le sens originel s’applique entre les personnes qui sont liés par les liens du sang ou à travers des alliances matrimoniales. Il y a donc ceux qui sont des havana en opposition à ceux qui sont des non havana. Cette exclusion est toujours présente, surtout quand le concept s’applique à des communautés de plus en plus larges. Pour chaque individu, les cercles du fihavanana se définissent par opposition à d’autres cercles :les havana, ce sont d’abord les membres de la famille nucléaire, puis ceux de la famille élargie, ensuite ceux du même quartier, puis les habitants de la région, et enfin tous les autres malgaches, en opposition aux autres peuples du monde. Cette exclusion semble de en plus marquée actuellement :le fihavanana a du mal à dépasser les cercles proches, à savoir la famille nucléaire et élargie et la communauté d’origine. La tolérance ne s’applique que pour ceux qui sont considérés

57 comme des havana et ceux-ci se résument parfois aux membres de la famille nucléaire. En effet, les tensions et conflits familiaux tendent à devenir de plus en plus fréquents, surtout quand un héritage important est en jeu ». Les interprétations modernes du fihavanana diffèrent donc de l’acception originelle où les rapports de solidarité bienveillante entre les membres de la famille ou de la communauté élargie étaient animés d’un souci du bien-être du groupe. Les rapports sociaux étaient imprégnés de respect et d’empathie interindividuelle transcendant les différences statutaires. Actuellement la pratique du fihavanana s’inscrit plus dans des logiques utilitaristes de préservation de l’intérêt individuel. Selon Sylvain Urfer en évoquant la situation actuelle du concept : « Il en va différemment aujourd’hui, ce qui ne manque pas de fragiliser le fihavanana d’autrefois. Alors que les facilités de circulations et le phénomène urbain brassent les ethnies, la paupérisation exacerbe les besoins et les envies. Les différences raciales (couleur de peau, texture de cheveux), de coutumes, de pouvoir et de fortune neutralisent la solidarité familiale et développent de nouveaux réflexes identitaires »34 .Le fihavanana est donc actuellement dévoyé de son acception originelle. Ce n’est plus exclusivement le concept mobilisateur au service d’un idéal altruiste de solidarité désintéressée Le fihavanana est devenu une ressource stratégique au service de logiques manipulatrices dont la trame de fond est souvent un appât du gain démesuré assorti d’une volonté de maximiser les profits multiformes disponibles dans le champ social où les enjeux sont à la fois matériels et immatériels. L’humanisme du fihavanana des origines cède le pas à un fihavanana perverti dont le mécanisme d’activation fluctue généralement au gré des intérêts mercantiles des acteurs.

§3 Le Fihavanana dévoyé et le système politique

La pratique du fihavanana dévoyé se répercute sur le système politique et ce en raison de la dénaturation des anciens rapports de solidarité induits par le fihavanana ancestral : « le sens du concept de solidarité inhérent au fihavanana, a été perverti, conduisant à une utilisation abusive à l’intérieur des cercles du fihavanana. Les havana, solidaires les uns des autres, se doivent de se soutenir mutuellement, au risque de se voir reprocher leurs manque d’égard aux liens du fihavanana :au niveau familial, les moins lotis exigent que leurs havana mieux lotis, s’occupent d’eux, comme si cela leur était dû. La question du mérite. Il est fréquent de voir des familles entières qui vivent aux crochets de l’un de leurs membres qui a réussi, au nom du fihavanana. Le népotisme et le clientélisme sont ainsi cautionnés à tous les niveaux, car

34 URFER Sylvain, Madagascar une culture en péril ?no comment éditions,2012,p.127

58 certains n’hésitent pas à faire appel au fihavanana, pour influencer leurs proches pour avoir des postes importants. Le népotisme et le clientélisme sont ainsi cautionnés à tous les niveaux, car certains n’hésitent pas à faire appel au fihavanana, pour influencer leurs proches pour avoir des postes importants. Il suffit de voir les relations de parenté que les tenants du pouvoir actuels ont entre eux pour apprécier à quel point le népotisme et le clientélisme sont devenu la règle. Les valeurs ne sont plus partagées et la société a complètement perdu ses repères35 ».La souscription à ces valeurs de fihavanana perverti se traduit dans le système politique par la légitimation sociale de comportements et de transactions qui sont contraires aux impératifs d’intérêt général ou tout simplement illégaux au regard des principes de fonctionnement d’un Etat normal. Ainsi on observe par exemple qu’au nom du fihavanana, les politiciens malgaches veulent justifier et « passer l’éponge » sur les crimes et autres détournements du patrimoine étatique commis par leurs pairs ayant exercé une fonction officielle, faisant ainsi de l’impunité de ces actes condamnables une sorte de « jurisprudence officieuse ».Le fihavanana dans sa version dévoyée justifie souvent pour certains hommes politiques les stratégies de discrimination sur des bases castiques ou tribales qui ne devraient pas pourtant avoir cours dans un Etat républicain digne de ce nom. Le fihavanana perverti contribue également surtout dans certaines régions de Madagascar à l’émergence d’hommes politiques populistes disposant d’une éthique politique douteuse mais sachant manipuler les ressorts du fihavanana dévoyé en jouant subtilement sur le registre de l’émotion et de la corruption pour conquérir le pouvoir. Quant aux partis politiques, ils ne respectent pas une ligne idéologique précise, leur allégeance versatile variant en fonction de calculs intégrant plus la réalisation de stratégies d’accaparement néo-patrimoniales que l’amélioration du bien-être social. Pour ce qui est de l’engagement citoyen, il reste limité en raison de la culture politique paroissiale qui prévaut dans la société. Ces caractéristiques du système politique malgache sont confirmées par Sylvain Urfer faisant le constat suivant : « Aux carences citoyennes correspond l’irresponsabilité politicienne. La politique est aujourd’hui le moyen le plus sûr et le plus rapide de s’enrichir(…) Ni projet de société, ni conviction personnelle chez les acteurs de la scène politique, comme en témoignent les reniements successifs qui permettent aux mêmes de traverser tous les régimes. Au besoin, le bourrage des urnes permet de continuer à se prévaloir de la représentativité populaire. Enfin, espérant sans doute échapper au jugement de l’Histoire

35 RASAMOELINA Harisoa, Croyances et instrumentalisations à Madagascar, Editions Fondation Friedrich Ebert, 2012 ,p.4-5

59 et toute honte bue, la classe politique vote périodiquement de belles lois d’autoamnistie»36. Cependant l’influence d’un autre concept explique la réalité du système politique malgache.

Section 2. Le concept de « raiamandreny »

§1.Définition du concept et instrumentalisation contemporaine

Le concept de raiamandreny exerce un pouvoir immense sur la société malgache. Pour décrire le concept l’auteur de croyances et instrumentalisation à Madagascar,Harisoa RASAMOELINA , s’exprime comme suit : « En effet, le fihavanana, rappelons-le, est la transposition des relations familiales au niveau des interactions sociales. Cette transposition se fait jusqu’au niveau de la structuration sociale qui est une réplique de la structure familiale :les rôles de parents ou raiamandreny et enfants ou zanaka doivent être respectés, sans, c’est la structure même qui s’effondre. Les raiamandreny possèdent la vérité et ont toujours le dernier mot, dans tous les domaines de la vie : tompon’ny teny farany. Dans la société, certains deviennent ou sont sacrés raiamandreny, parce que la position qu’ils occupent leur permettent d’agir en tant que tels: ils ont l’âge, l’expérience, l’argent, l’influence, un titre ou un poste important…qui leur permet d’asseoir leur autorité et de fournir divers petits services et conseils à ceux qui en ont besoin. En outre, cette même position leur permet de susciter facilement l’admiration et la soumission de ceux qui se positionnent comme des enfants. En conséquence, un nombre important d’enfants, ceux qui ont bénéficié de services et conseils, lui témoignent leur allégeance et leur loyauté, parce qu’ils recherchent un protecteur et un guide. Cette allégeance et cette loyauté seront d’autant plus fortes que le service rendu sera important. En même temps, elles résistent à l’épreuve du temps, car une fois acquises, elles acquièrent un caractère quasi-sacral : dans l’inconscient, le raiamandreny occupe véritablement la place de père ou de mère, une place qui est difficilement critiquable. A titre d’exemple, la loyauté, qui frise la vénération, des zanak’idada ou encore la nostalgie avec laquelle les partisans de deba évoque la passé socialiste. Ce besoin de protection et de guide, ainsi que l’établissement d’une relation de type patron et client à travers les services rendus, sont les principaux éléments sur lesquels le mécanisme d’instrumentalisation du concept de raiamandreny de repose »37. Le concept de

36 URFER Sylvain, Madagascar une culture en péril ?no comment éditions, 2012, p.83 37RASAMOELINA Harisoa, Croyances et instrumentalisations à Madagascar, Editions Fondation Friedrich Ebert, 2012 ., p 4-5

60 raiamandreny se défini donc comme un rapport de domination légitimité par la détention d’un statut considéré comme supérieur dans les représentations mentales. Ce statut supérieur est revendiqué par le détenteur du statut et souvent reconnu par les tiers. Ce concept est une réminiscence contemporaine de l’ordre social et moral ancien qui structurait les schèmes de pensée et d’action des anciens malgaches. Héritage d’une époque féodalo-monarchique et gérontocratique, ce concept a subi des mutations au niveau de l’imaginaire et les représentations collectives des malgaches. Jadis cantonné aux détenteurs du pouvoir monarchique et aux aînés des familles, des clans, des tribus ou des communautés ancestrales, il est aujourd’hui étendu à ceux qui sont perçu comme disposant d’une autorité, d’une compétence ou d’un pouvoir. Ces derniers sont érigés en raiamandreny en raison de la crainte qu’ils suscitent, de la menace potentielle qu’ils représentent ou tout simplement en raison de leur capacité à prodiguer des bienfaits matériels (argent,service ,….) ou immatériels . Les inconvénients de ces types de rapports sont nombreux, ils favorisent : l’infantilisation des rapports sociaux, les abus de position dominante, les manipulations psychologiques comme le chantage, l’arbitraire, l’absence de dialogue inter-générationnel, la corruption, l’intolérance, les comportements irrationnels, les monopoles, la violence illégitime, la violence politique, la violence symbolique,….en bref, ce concept est un facteur de déstabilisation du système social.

§2.Le concept de Raiamandreny et le système politique

Au niveau du système politique les conséquences de la prépondérance extrême du concept de raiamandreny sont le sous-développement politique et économique : « Les principales conséquences sont la déresponsabilisation des malgaches, et en particulier des jeunes, qui se manifeste d’une manière généralisée : déresponsabilisation dans le processus de développement, dans la vie publique et surtout dans la vie politique. En effet, au nom du respect que nous accordons à nos raiamandreny et du caractère quasi-sacré qui entoure leurs personnes, nous avons appris à ne pas remettre en cause leurs jugements. En outre, la définition même de la notion d’Etat dans une démocratie s’en trouve considérablement influencée ».En d’autres termes, les abus du concept de raiamandreny bride et aliène les esprits. Or l’instauration d’un véritable processus démocratique et d’un Etat républicain requiert conscience des droits et obligations, sens des responsabilités et esprit d’initiative de la part des citoyens. Les côtés négatifs du concept de raiamandreny contribuent à perpétuer les traits d’un ordre social inégalitaire contribuant ainsi à maintenir des rapports de domination

61 aliénants et illégitimes sur le plan macro social et microsocial. La persistance de ces rapports de domination aliénants et illégitimes provoque les dysfonctionnements du système politique dont la confiscation du processus démocratique par les détenteurs du pouvoir en est l’illustration. Face à cette situation et à ce constat, la réaction naturelle serait la non- acceptation des abus inhérents à ce concept mais il existe un autre facteur culturel qui façonne les représentations collectives à Madagascar et qui s’ajoute aux effets pervers des deux concepts évoqués précédemment. C’est le concept de henamaso.

Section 3 . Le concept de « henamaso »

§1 .Définition du concept de « henamaso »

Littéralement le concept signifie « la honte du regard de l’autre ». Dans le dictionnaire malgache-français des Pères Malzac et Aubinal il se définit comme : « respect humain, crainte du monde, honte ». Cependant, le henamaso combine deux éléments : un élément positif et un élément négatif .L’élément positif constitue le respect de soi et des autres, la conformité aux règles sociales et une tolérance extrême. L’élément négatif implique un sentiment de peur ou de honte qui génère l’hypocrisie, le manque de confiance en soi, ainsi que la crainte d’exprimer son avis et sa personnalité. Ici nous insisterons sur ses aspects négatifs. Cependant dans tous ses aspects le henamaso structure les schèmes de comportements et codifie les relations humaines d’une majorité de malgaches. A propos du henamaso et de ses impacts négatifs sur le système social et sur le citoyen est souligné dans l’ouvrage le henamaso un taureau à dompter38 : « La pratique du henamaso exprime un rapport de force non exprimé ; elle ne s’établit pas entre égaux et l’acte dicté par le henamaso fonctionne par contrainte. L’intimidation, la crainte de déplaire ou de s’exposer à une désapprobation pouvant porter à conséquence, amènent l’un des acteurs à renoncer à imposer sa volonté. La formule matin-kenamaso (vaincu, lésé, mort, annihilé par la honte ou le scrupule) traduit ce renoncement et l’acquiescement au détriment de soi. On peut en conclure que le henamaso n’est pas une valeur républicaine, il traduit au contraire des rapports féodaux, vassaliques, avant de prendre sa connotation liée aux principes du vivre ensemble. Cependant, il demeure un rapport unilatéral : c’est celui qui est en position d’infériorité qui

38 COLLECTIF VOANKAZONALA,Le Henamaso un Taureau à dompter,Editions Foi et Justice,42pages.

62 partage le henamaso »39.Ces contours caractéristiques du henamaso se répercutent sur le système politique.

§2 .Aspects négatifs du concept sur le système politique malgache

Ces aspects négatifs sont divers mais le trait dominant est sans aucun doute le règne de la compromission : « On retrouve cette attitude dans tous les domaines :un parlement qui s’abstient de contrôler ou d’interpeller l’exécutif, une institution judiciaire qui s’inféode au pouvoir, un électorat qui tolère les écarts de conduite de ses élus et se prête aux mystifications, une société civile qui n’active pas ses fonctions de veille institutionnelle, une Eglise qui renonce à exercer son autorité morale et perd son statut, etc… .De même, le henamaso cautionne l’impunité et la loi du plus fort-atody tsy miady amam-bato (l’œuf ne se bat pas contre la pierre), dit le proverbe et justifie un système captif. L’impunité (« tsy maty manota ») se voit alors confondue avec l’immunité liée à la grandeur de la fonction. Ce comportement a pu s’enraciner dans un contexte de dysfonctionnement du système en termes de contrôle social du groupe sur l’individu. Dans ce cas de figure, l’individu ou le groupe en lien avec son rôle social et les prérogatives de puissance publique y afférentes, exerce son contrôle sur le reste de la société qui lui fait allégeance. C’est le cas de chefs d’Etat impliqués dans des situations de prises illégales d’intérêt ou de détournements de biens et de deniers publics, ce qui reflète parfaitement la conception patrimoniale du pouvoir (…) Plus largement, le rang social conféré par l’argent ou la fonction consolide ce lien d’allégeance dans lequel l’échange du henamaso se transforme en soumission du plus faible, en rapport de force et de pouvoir »40.

Ces trois concepts incontournables du système culturel malgache pèsent donc lourdement dans la dynamique de son système social et par voie de conséquence ils influent considérablement sur la dynamique de son système politique. Cependant, ils n’expliquent que partiellement les logiques réelles qui animent le système politique et social à Madagascar. En effet des questions demeurent : si l’ordre social et politique à Madagascar est inégalitaire et

39 COLLECTIF VOANKAZONALA, Le Henamaso un Taureau à dompter, Editions Foi et Justice,p. 36 . 40 Id.,p. 37 .

63 peu propice à l’instauration d’une justice sociale, pourquoi se maintient –il encore ? Quels sont donc les logiques des crises et de l’instabilité politique à Madagascar ?

CHAPITRE 4 : LOGIQUE DU SYSTEME POLITIQUE A MADAGASCAR

Pour expliquer la dynamique du système politique à Madagascar, il faut donc analyser de façon holistique les interactions entre les facteurs économiques, les facteurs culturels et les facteurs politiques. Solliciter cette approche globale de la réalité permet d’en déceler les enjeux réels et les logiques en conflit.

Section 1 . L’articulation entre les trois systèmes : économique, culturel et politique

La prégnance de l’économie informelle dans le système économique malgache a favorisé également l’émergence des pratiques informelles voire illégales .Le contexte socio- économique malgache a contribué à l’émergence d’un nouveau type d’entrepreneurs et d’homme d’affaires locaux à côté des détenteurs du grand capital financier qui sont en majorité étranger ou d’origine étrangère. Or à l’instar de l’auteur Nicos Poulantzas, nous estimons que les classes dominantes représentées par ces acteurs économiques sont actuellement en position hégémonique dans le système social malgache. Ces acteurs économiques comme leurs homologues capitalistes des autres pays doivent assurer les productions des biens et services mais également les moyens de reproduction de ces biens (forces productives et rapports de production). Cependant le contexte malgache se distingue par une situation économique et sociale difficile et un système culturel particulier. Ainsi une majorité de la fraction régnante constitué par l’appareil d’Etat et le personnel politique issu de la moyenne et de la petite bourgeoisie doivent recourir au triptyque corruption-clientélisme- népotisme pour survivre et doit donc solliciter les acteurs économiques détenteurs du pouvoir financier afin combler le déficit pécuniaire provoqué par leur situation salariale insuffisante ou une situation financière jugée insatisfaisante. Par conséquent certains les hommes politiques et fonctionnaires malgaches se focalisent plus sur la satisfaction de leurs intérêts propres que de l’intérêt général ou de la légalité. Ces interactions pas très vertueuses entre système économique et système politique sont favorisées par le poids d’un système culturel spécifique. Ces interactions expliquent donc pourquoi l’Etat à Madagascar est en déliquescence et la société en perte de repères.

64

§1 Le couple corruption-clientélisme comme facteur de pérennisation du système politique

En observant la situation système politique à Madagascar, les questions qui se posent sont : pourquoi le système n’implose-t-il pas ? Pourquoi est-il toujours fonctionnel ? Pourquoi n’y a- t-il pas de changement ou de révolution à Madagascar ? Selon nous la réponse est réside dans le fait que le couple corruption-clientélisme « alimente » le système politique.

A. Définitions

La corruption peut être défini comme : « la perversion ou le détournement d’un processus ou d’une interaction avec une ou plusieurs personnes dans le dessein pour le corrupteur, d’obtenir des avantages ou des prérogatives particulières ou, pour le corrompu, d’obtenir une rétribution en échange de sa bienveillance. Elle conduit en général à l’enrichissement personnel du corrompu ou à l’enrichissement de l’organisation corruptrice(groupe mafieux, entreprise, club,…).C’est une pratique qui peut être tenue pour illicite selon considéré(commerce, affaires, politiques…).Elle peut concerner toute personne bénéficiant d’un pouvoir de décision, que ce soit une personnalité politique, un fonctionnaire, un cadre d’une entreprise privée, un médecin, un arbitre ou un sportif, un syndicaliste ou l’organisation à laquelle il appartiennent ». Selon Transparency International, « la corruption consiste en l’abus d’un pouvoir reçu en délégation à des fins privés ». La Banque mondiale retient les formes suivantes de corruption : les dessous de table, la fraude, l’extorsion, le népotisme ou le favoritisme, le détournement de fonds.

Le clientélisme est la pratique qui permet à une personne disposant de richesses d’obtenir moyennant des avantages financiers, la soumission, l’allégeance d’un ensemble de personnes formant sa « clientèle ».Par extension, le clientélisme désigne l’attitude politique d’une personne ou d’un parti qui cherche à augmenter le nombre de sa « clientèle politique »par l’octroi d’avantages injustifiés, en échange d’un soutien futur, lors d’élections notamment.

B. Le couple corruption-clientélisme comme INPUT et OUTPUT du système politique

En recourant aux principes de l’analyse systémique exposés en première partie, la pérennisation du système politique malgache s’explique par le fait que les inputs (exigences, soutiens) et les outputs (productions du système) sont composés du couple corruption- clientélisme. En d’autres termes les producteurs d’inputs c’est-à-dire la population, les partis

65 politiques, les groupes d’intérêts ont intégré le recours au couple corruption-clientélisme dans leur aspirations. En réponse aux inputs, les producteurs d’outputs c’est-à-dire l’Etat, les services administratifs, les assemblées, l’exécutif, les tribunaux,……génèrent des productions ou des actions liées inhérentes à ces aspirations de corruption et de clientélisme. L’usage de ce couple corruption-clientélisme donne surement des feedbacks positifs ou négatifs. Cependant la persistance du système politique implique donc que les feedbacks positifs l’emportent sur le feedbacks négatifs. Par conséquent le couple corruption- clientélisme donne satisfaction à ses bénéficiaires et ces derniers sont majoritaires puisque historiquement les pratiques du système politique malgache n’ont pas changés malgré les changements de régime ou de république. Nous en concluons donc que la société malgache a légitimé le couple corruption-clientélisme il est devenu une norme et une valeur sociale.

C. Le couple corruption-clientélisme comme habitus du champ social et politique

L’habitus désigne selon Pierre Bourdieu : « ce que l’on a acquis et qui s’est incarné de façon durable dans le corps, sous forme de dispositions permanentes ». Emile Durkheim l’utilisait pour souligner le caractère stable et cohérent des modes d’adaptation des individus dans les sociétés fortement intégratrices. Chez Marcel Mauss, il signifie à peu près les dispositions psychologiques socialement constituées. Pour Pierre Bourdieu, les pratiques des agents sont perçues comme étroitement conditionnées à la fois par les structurations du champ social (qui engendrent des logiques de situations) et par les dispositions préconstituées des individus. L’habitus est donc un système de dispositions, durables et transposables, intégrant toutes les expériences passées…et qui fonctionne comme une matrice de perceptions, d’appréciations et d’actions. Selon Phillipe Braud le premier élément de cette définition implique un processus d’intériorisation d’usages et d’obligations, effectué à la faveur de situations où s’expérimentent, soit consciemment soit inconsciemment, les contraintes de la réalité et les phénomènes de domination. Ainsi les individus d’une même strate de population placés dans des conditions d’existence similaires sont amenés à régir de façon analogue aux communes épreuves de réalité qui leur sont imposées. Le second élément de la définition renvoie à l’aspect structurant. Les expériences passées de l’individu, intégrées consciemment ou inconsciemment, lui serviront de guide pour affronter les situations ultérieures. L’habitus peut donc être considéré comme un logiciel codifiant étroitement les comportements, attitudes et opinions plausibles dans des circonstances nouvelles, fussent-elles imprévues ou imprévisibles. L’habitus est une grille de lecture mais aussi un grillage imposé par le contrôle social. Le couple corruption-clientélisme a été intériorisé et légitimé dans les normes et

66 valeurs sociales de la société malgache en raison de ses fonctions régulatrices, extractives et distributives. Par les fonctions qu’il remplit le couple corruption-clientélisme peut répondre aux aspirations de mobilité sociale et de bien-être social des individus en raison des carences de l’Etat en matière de capacités et de conversion. En plus le couple corruption-clientélisme est donc devenu une valeur essentielle du processus de socialisation politique non seulement parce qu’il est devenu une valeur partagée mais également parce que sa maitrise est devenu un enjeu des logiques du champ politique. En effet, le champ social se défini par un système d’enjeux et de logiques de fonctionnement qui lui sont propres, au moins partiellement .Il implique également la connaissance par les agents qui veulent s’y mouvoir des règles du jeu effectivement prévalentes. C’est seulement à cette condition qu’ils pourront y exercer un pouvoir efficace. L’analyse en termes de champ insiste donc sur les conflits de pouvoir comme dimension majeure des pratiques sociales. Le champ politique à Madagascar est donc spécialement structuré par la compétition autour du contrôle de l’appareil d’Etat, contrôle qui implique le contrôle du couple corruption-clientélisme et donc sur l’ensemble de la société, aussi bien sur le plan matériel que symbolique.

Section 2. Logique des crises et de l’instabilité politique à Madagascar

Au regard de tous ses éléments et dans une approche développementaliste l’instabilité politique à Madagascar s’explique par la rupture des mécanismes d’interdépendances classiques (ceux-ci sont remplacés le couple corruption-clientélisme aggravés par les spécificités culturelles malgaches) qui régissent les relations entre acteurs. Le couple corruption- clientélisme entraîne : la dilution des repères d’ordre moral ou juridique, le fait que la distinction des statuts et des rangs ne sont plus opérantes, l’inobservation des procédures juridiques qui réglaient les échanges et garantissait la stabilité, la méconnaissance des répartitions des compétences des diverses institutions. A Madagascar il existe donc une « crise d’indifférenciation » .Dans une approche marxiste et néo-marxiste la situation de crise vécu par Madagascar s’explique par la lutte pour la domination de la fraction régnante qui oppose les membres de la fraction hégémonique détenteurs du grand capital. Cependant cette lutte ne modifie pas l’idéologie dominante qui véhicule des « idéaux » prédation au détriment de la morale et du droit. Cependant force de est de constater que cette analyse essentiellement marxiste et néo-marxiste est incomplète car elle ignore la centralité les mécanismes de légitimation qui alimentent la reproduction élitaire à Madagascar. Par ailleurs, elle sous- estime le caractère relativement autonome du système politique du système

67 politique dans la dynamique globale malgache. Pour enrichir ce postulat il est nécessaire d’y joindre les thèses élitistes.

CHAPITRE 5 : LOGIQUE DES CRISES ET CONFIGURATION ELITAIRE A MADAGASCAR

Selon nous les crises multiformes e récurrentes qui gangrènent Madagascar tirent leurs origines d’une crise fondamentale qui est celle de l’Etat malgache qui lui-même animé par des élites défaillantes.

Section 1. Caractéristiques de la configuration élitaire à Madagascar.

Compte tenu des outils théoriques que nous avons analysé, le terme élite ou élites à Madagascar englobe toutes les personnes qui par leurs position sociale, leurs réputations et leur capacité à prendre des décisions clés sur le devenir de la collectivité. Ce terme couvre également toutes les personnes dotées de compétences ou de talents et reconnus comme étant des experts ou des leaders performants dans leurs champs d’activité. Ce terme concerne également toutes les personnes qui détiennent un capital social et pécuniaire considéré objectivement comme supérieur(s)/leader (s) par une majorité raisonnable des individus d’un groupe ou d’une collectivité. Nous considérons que les caractères induits par cette définition sont opératoires pris singulièrement ou cumulativement.

Ainsi dans la réalité malgache, nous estimons que sont « couvertes » par ce terme, à titre d’exemple, les personnes suivantes :

- les fonctionnaires de catégories « A » de la fonction publique - les dirigeants et certains cadres supérieurs ayant des attributs de conception/commandement dans les entreprises privées - les détenteurs de diplôme universitaires au-delà de bac +4 - les détenteurs d’un capital pécuniaire considéré comme objectivement confortable - les descendants de la noblesse (élite traditionnelle) - les leaders d’opinion - les experts dans un domaine particulier - les leaders spirituels - les sportifs performants dans les ligues majeures - certaines catégories d’artistes objectivement performants selon les critères/standards en vigueur reconnus (….)

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Section 2. Dynamique des dysfonctionnements élitaires et impact sur le système socio – politique

Le système social malgache dans ses toutes ses composantes est en crise car la corruption est devenue un produit et une demande du système. Les élites corrompues ont été les vecteurs et des « accélérateurs » de l’addiction du système social à la corruption, accentuant ainsi la déliquescence de l’Etat malgache qui pourtant devrait être le garant du « vivre-ensemble » à travers la fonction intégrative des élites. Actuellement, les élites corrompues ( politiques ,administratives, entrepreneuriales….) ont transformé négativement le système social en le rendant ploutocratique et kleptodépendant car ces élites corrompues diffuse une véritable idéologie de la prédation qui se traduit par les expressions du type : « halatra madio »41 , « volam-panjakana tsy misy tompony »42, « vol autorisé »,….. Ces pratiques élitaires ont été légitimée par la « masse » car elle est devenue une véritable philosophie sociale. La corruption est considéré comme un « lien moral » voire un langage commun exclusif pour ceux qui le comprennent pas. Notre postulat est donc le suivant : il existe actuellement à Madagascar une domination idéologique d’une philosophie sociale de la corruption dont une majorité d’élite en sont les chantres43.

La genèse de ce basculement sont à situer selon nous à l’avènement de la période socialiste à Madagascar qui à déréglé le mode de sélection des élites et favorisé l’émergence d’une politique « dé-civilisation » de la société car les élites ont failli à leur tâche de « passerelle » de la modernité et du progrès social. Les élites intellectuelles sont à cet égard plus concernées que les autres. Au lieu de tenir son rang d’ « avant- garde » éclairée une majorité d’élites intellectuelles ont préféré infantiliser les masses en répondant à la tentation du populisme et de ses dérives.44

Ces dernières dans l’entreprise de déconstruction de l’Etat postcolonial, ont provoqué un renversement des référents et des valeurs morales indispensables aux maintien des standards pour un vivre –ensemble harmonieux. L’ « homme-masse » est destiné à remplacer les élites en vertu de la fameuse loi si bien théorisée par Pareto, cependant à Madagascar, ce « passage de témoin » ne s’est pas fait de manière rationnelle.

41 Traduction : « vol propre » 42 Traduction : « l’argent de l’Etat n’appartient à personne ». 43 HIBOU Béatrice,Anatomie politique de la domination,La Découverte,Paris, 2011,297 pages. 44 GALIBERT Didier,Les gens du pouvoir à Madagascar,Karthala ,2011,585 pages.

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CONLUSION GENERALE

Ce texte d’Albert Tcheta-Bampa illustre bien les dynamique à l’œuvre en Afrique et à Madagascar : «

Depuis la fin de la guerre froide, plusieurs études ont tenté de mettre en lumière, l’influence que les ressources naturelles, les inégalités, la diversité ethnique et culturelle et le rôle de la colonisation ont exercé sur les guerres civiles dans les pays en développement (Collier et Hoeffer, ; Hugon et Gahama, ). Ces études au demeurant peu nombreuses, ne prennent pas en compte les facteurs institutionnels et leurs effets sur les comportements des Etats néo-patrimoniaux. En dehors des quelques études en science politique et de quelques études d’économie politiques sur l'essence du pouvoir politique en Afrique et de la faiblesse de l’Etat (Cartier-Bresson ; Quantin, , Englebert, ,), il n'y a pas, à notre connaissance, d'études économiques systématiques et approfondies sur la relation entre les institutions néo-patrimoniales et les guerres civiles en Afrique.

Nous soutenons dans cette étude que ces facteurs exercent une influence significative, qui peut être observée de façon concrète sur des guerres civiles en Afrique. La raison supposée en est principalement l’existence d’un comportement prévaricateur des entrepreneurs politique qui servent à la tête des Etats patrimoniaux ou néo-patrimoniaux. Les notions de patrimonialisme et de néo-patrimonialisme expriment le fait qu’un individu ou un groupe d’individus parvenu à occuper une fonction publique, administrative ou politique, utilise leur position ou leur poste et les attributions qui en découlent, comme s’il les avaient hérité, ou comme si c’étaient les siens propres (Médard9). Les deux notions renvoient donc à l’appropriation privative des charges, richesses publiques par leurs détenteurs. On s’intéresse dans cet article qu’au système institutionnel néo-patrimonial dans lequel, les élites au pouvoir détournent des richesses pour s’enrichir et offrir à leurs réseaux de clientèle des faveurs.

C’est avec la consolidation des régimes africains issus des indépendances, qu’on a assisté à l’émergence d’une telle classe politique habituée à utiliser l’Etat comme son arène pour l’action et sa source de pouvoir, de statut, de rente et autres formes de richesses (Lafay et Lecaillon, 1993 p 28). Ce syndrome a été renforcé par des dispositions politico-culturelles précoloniales et coloniales favorisant les structures clientélistes et l’idée que la fonction politique était la voie primordiale pour atteindre la richesse, un statut social et le pouvoir. Contrairement au choix productif que peut faire un dictateur bienveillant afin d’augmenter

70 les ressources à distribuer légalement et de réduire la rébellion d’opposition, le patriarche néo-patrimonial et ses serviteurs affectent quasiment pas leurs ressources sous forme de biens publics productifs ou de transfert. Ils les utilisent illégalement pour s’enrichir personnellement et un usage politique : corruption, clientélisme politique permettant d’améliorer sa probabilité de rester au pouvoir (Cartier-Bresson,). Cette prévarication apparait comme une dépense néo-patrimoniale (gouvernementale) qui, agit, car elle est improductive, négativement non seulement sur la productivité du travail mais sur le taux de croissance de l’économie. Plus ce système institutionnel perdure et devient culturel, plus l’économie devient généralement rentière, corruptible et la performance économique se dégrade. Elle est en conséquence, la source de désinstitutionnalisation, de la faiblesse de l’Etat et l’instabilité du gouvernement. La désinstitutionnalisation se manifeste à travers la personnalisation du pouvoir à laquelle se livrent les leaders néo-patrimoniaux, et à travers leur gestion informelle des affaires publiques. La faiblesse de l’Etat quant à elle, se traduit par l’incapacité du gouvernement à s’engager de façon crédible sur les dépenses publiques productives pour maintenir la paix (Azam, ; Azam, Berthélemy et Calipel, et Alesina et Perroti,). Enfin, l’instabilité se manifeste notamment par la violence politique qui, est l’une des variables de l’environnement que l’on peut associer à la stagnation économique de l’Afrique.

C’est cette prédominance des comportements d’Etat néo-patrimonial qui pour cet article, expliquerait fondamentalement la guerre en Afrique, parce qu’elle favoriserait la domination de la rationalité politique sur la rationalité économique et produirait de profondes conséquences, en créant des conditions peu favorables à la croissance et en instaurant un système institutionnel d’incitation qui généraliserait les comportements de recherche de rente et de la corruption . Puisque la croissance est négative dans cette situation, il s’ensuit de moins en moins de rente fiscale pour les entrepreneurs politiques au pouvoir. En conséquence logique, la rareté des ressources entraîne de plus en plus de la concurrence pour capturer le pouvoir et le contrôle de la rente. Les élites au pouvoir renforcent l’exclusion et les obéissances clientélistes, ensuite le pouvoir se resserre autour du patriarche-chef d’Etat et sa petite cour ethnique, régionale, lignagère, népotique. La stratégie clientéliste multiplie ainsi les exclus du système, les frustrations relatives et les ressentiments chez ces derniers. La compétition entre individus pour obtenir des rentes ne correspond pas seulement à un gaspillage de ressources productives, elle incite aussi les groupes exclus du pouvoir à s’approprier par la violence politique les rentes que peut

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procurer le contrðle du gouvernement. Dans cette logique, la corruption va être alors traitée comme un conflit de répartition opposant, fondamentalement (dans un « état de nature »), deux catégories d'agents (deux groupes sociaux) : des politiciens-prédateurs et des populations; ces deux catégories d'agents étant en compétition pour l'attribution à leur profit du montant de l'impôt collecté . Dès lors, le néo-patrimonial explique les conflits violents qui explique la pauvreté et les inégalités, les insiders sont les élites qui contrôlent les revenus (des rentes fiscales, des ressources naturelles), les outsiders sont ceux qui souhaitent contrôler ces revenus, mais qui restent exclus et pauvres en attendant. Les inégalités, l’exclusion exacerbent les violences et la pauvreté, mais le facteur clé reste l’existence de la prévarication des institutions néo-patrimoniales. Enfin, ce système est autodestructeur parce qu’il contribue à travers sa prédation, à la faiblesse de l’Etat, à l’instabilité, à la perte de son monopole légitime, à la déchéance et effondrement de l’État. (…)

Notre idée principale est qu’il y a la guerre civile, c’est parce que la démarche néo- patrimoniale obéit à une logique particulariste, à savoir, le service d’intérêts particuliers, et non la poursuite du bien public, et qu’elle est la source de défaillance institutionnelle en particulier le dysfonctionnement politique et administratif de l’Etat, et la source de blocage de la croissance économique du pays qu’il chapote. Le déclin de l’économie est dit d’une part à la prévarication des publiques et d’autre part à l’instauration d’un système d’incitation qui a généralisé les comportements de recherche de rente et de corruption. Dès lors cette organisation politique est contraire au développement économique. D’abord, parce que l’élite politique néo-patrimoniale n’est pas concernée par le développement, mais par l’accumulation de ressources économiques et politiques pour ses membres. Ensuite, parce qu’en faisant dépendre les décisions publiques des intérêts et du bon vouloir des leaders patrimoniaux, elle est source d’arbitraire, et induit une incertitude chez les investisseurs privés vis à vis du pouvoir politique. Enfin, parce qu’elle soustrait des ressources économiques destinées au développement pour que les leaders patrimoniaux puissent en faire usage, ou les investir politiquement. Elle va pour toutes ces raisons à l’encontre de la logique de développement capitaliste, et constitue de ce fait un obstacle au développement économique et cause les conflits politiques.

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Dans cette perspective, nous considérons que le gouvernement néo-patrimonial est uniquement préoccupé par la maximisation de son propre utilité, c’est-à-dire de s’enrichir et offrir aux réseaux de clientèle des faveurs. Son souci est dès lors de maximiser des ressources ou impôts discrétionnaires, il est incité par exemple à alourdir de plus en plus la fiscalité (Varoudakis, 1996)19. Il en résulte une baisse de la rentabilité du capital qui réduit le taux de croissance économique. La baisse de la croissance signifie aussi baisse de rente que le groupe au pouvoir devrait détourner pour s’enrichir et distribuer à ses clients. Celle-ci, vraisemblablement, dépend du niveau de consommation des membres du pouvoir et de ses soutiens politiques ou réseaux de clientèle20. Ce choix constitue le début de la crise de système institutionnel néo patrimonial ou modèle de rente.

Nous montrons alors, non seulement l’impôt nuit à la croissance, c’est-à-dire une trop forte fiscalité réduit l’activité productive, le processus d’accumulation du capital et favorise une mauvaise affection des ressources, il peut être dans un pays néo-patrimonial une source d’accroissement de la corruption et, par effet logique une source de conflit politique entre la classe dominante qui gouverne et contrôle la corruption (insiders) et la classe dominée et exclue du pouvoir (outsiders) qui, cherche à introduire sa stratégie de contrôle de la corruption afin de défendre ses droits de propriété.

On est là au début de la contestation de la domination qui nous permet donc de compléter la théorie des conflits par une théorie des insurrections et des révolutions (Grossman, 1995). L’idée est qu’un Etat est approprié par un groupe social minoritaire prédateur. L’impðt est la concrétisation de la domination de ce groupe sur la majorité de la population. Il est prélevé sur la production marchande de la population laborieuse. Il finance la consommation non productive (voitures, villas…..) du groupe dominant. L’objectif du pouvoir en place est de la maximiser. Une limite naturelle à la pression fiscale tient à l’arbitrage opéré par la population laborieuse entre production marchande et production non-marchande. Une augmentation du taux de prélèvement tend à diminuer la production marchande donc l’assiette de l’impðt. Cette optimisation du prélèvement fiscal évoque l’apologue du bandit sédentarisé d’Olson (1982). Un bandit errant (nomade), en prenant le contrôle d’un territoire et en se sédentarisant, acquiert un « intérêt englobant » à la richesse de la population sur laquelle il prélève désormais l’impôt. Initialement simple prédateur, il devient gestionnaire d’un prélèvement à long terme. L’exercice durable d’un pouvoir de coercition incontesté implique qu’un autocrate rationnel, pourtant préoccupé de son seul intérêt, choisisse une gestion partiellement ou totalement conforme aux intérêts de toute la population. Tout se passe comme si une main

73 invisible le conduisait à limiter son prélèvement fiscal et à financer les biens publics essentiels à la croissance (McGuire et Olson, 1996). Ce résultat dépend cependant de façon cruciale de l’adoption d’un horizon temporel long par le bandit sédentarisé. Pour ce qui nous concerne ici, nous montrons que l’Etat néo-patrimonial a rarement cette attitude. Il sape les capacités de l’Etat et entretient un climat dans lequel les responsables publics prennent des décisions à court terme ou concernant leur propre enrichissement, sans prendre en considération les conséquences économiques à long terme ; à moins qu’ils ne se sentent eux-mêmes concernés. McGuire et Olson l’expliquent par le risque de perdre le pouvoir et par les incertitudes de la succession. Le chef du régime prédateur à l’horizon très court se conduirait comme le ferait un bandit errant. Dès lors, notre modèle explique le risque de rébellion par une incitation de l’autocrate à ne pas modérer son prélèvement, mais à le maximiser pour détourner les ressources au profit de ces réseaux clientèles. »45

Il existe donc la domination d’un consensus social kletptocratique institutionnalisé basé sur une inter –légitimation entre élites et masses à Madagascar et en Afrique et conduit à un déséquilibre social potentiellement bélligène.

45 http://laep.univ-paris1.fr/SEPIO/SEPIO100309TchetaBampa.pdf

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WEBOGRAPHIE http://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89lite http://laep.univ-paris1.fr/SEPIO/SEPIO100309TchetaBampa.pdf

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INTRODUCTION GENERALE ……………………………………………………………………………………………….. Page 1 1ère PARTIE : LES PARADIGMES GENERAUX D’ANALYSE ……………………………………………………. Page 3 CHAPITRE 1 : LE CONTEXTE HISTORIQUE …………………………………………………………………………… Page 3 Section 1 La période précoloniale ………………………………………………………………………………………. Page 3 Section 2 La période coloniale ……………………………………………………………………………………………. Page 5 Section 3 Indépendance et situation postcoloniale ……………………………………………………………. Page 6 CHAPITRE 2 : PRINCIPAUX PARADIGMES DE REFERENCE…………………………………………………… Page 8 Section 1 : Eléments d’analyse marxiste ……………………………………………………………………………… Page 8 Section 2 : Eléments d’analyse systémique …………………………………………………………………………. Page 9 Section 3 : Eléments d’analyse fonctionnelle ………………………………………………………………………. Page10 Section 4 : Eléments de développement politique ………………………………………………………………. Page13 CHAPITRE 3 : LES PRINCIPALES THEORIES SUR LES ELITES…………………………………………………. Page 8 Section 1 : La sociologie politique des élites………………………………………………………………………… Page14 Section 2 : Cadrage conceptuel et sémantique ……………………………………………………………………. Page16 Section 3 : Les Théories générales élitistes ………………………………………………………………………….. Page28 2ème PARTIE : ASPECTS DE LA CONFIGURATION ELITAIRE A MADAGASCAR ………………………. Page49 CHAPITRE 1 : MADAGASCAR : UN SYSTEME EN CRISE ……………………………………………………… Page49 Section 1 : Les symptômes de la crise………………………………………………………………………………….. Page49 CHAPITRE 2 : INTERACTIONS ENTRE SYSTEME ECONOMIQUE ET SYSTEME POLITIQUE ……. Page51 Section 1 : Une économie de rente dominée par des groupes restreints………………………………. Page51 Section 2 : Les liens entre le contrôle du système économique et le contrôle du système politique …………………. Page52 CHAPITRE 3 : INTERACTIONS ENTRE SYSTEME CULTUREL ET SYSTEME POLITIQUE…………… Page55 Section 1 : Le concept de « fihavanana »…………………………………………………………………………….. Page56 Section 2 : Le concept de « raiamandreny »………………………………………………………………………… Page60 Section 3 : Le concept de « henamaso » ……………………………………………………………………………… Page62 CHAPITRE 4 : LOGIQUE DU SYSTEME POLITIQUE A MADAGASCAR ………………………………….. Page64 Section 1 : L’articulation entre les trois systèmes : économique, culturel et politique …………. Page64 Section 2 : Logique des crises et de l’instabilité politique à Madagascar …………………………….. Page67 CHAPITRE 5 : LOGIQUE DES CRISES ET CONFIGURATION ELITAIRE A MADAGASCAR ……….. Page68 Section 1 : Caractéristiques de la configuration élitaire à Madagascar……………………………….. Page68 Section 2 : Dynamique des dysfonctionnements élitaires et impact sur le système sociopolitique …………………… Page69 CONCLUSION GENERALE…………………………………………………………………………………………………. Page70

BIBLIOGRAPHIE GENERALE …………………………………………………………………………………………….. Page75 TABLE DES MATIERES ……………………………………………………………………………………………………… Page77

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