La Révolution française Cahiers de l’Institut d’histoire de la Révolution française

14 | 2018 Économie politique et Révolution française

Manuela Albertone et Paul Cheney (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/lrf/1976 DOI : 10.4000/lrf.1976 ISSN : 2105-2557

Éditeur IHMC - Institut d'histoire moderne et contemporaine (UMR 8066)

Référence électronique Manuela Albertone et Paul Cheney (dir.), La Révolution française, 14 | 2018, « Économie politique et Révolution française » [En ligne], mis en ligne le 18 juin 2018, consulté le 03 octobre 2020. URL : http:// journals.openedition.org/lrf/1976 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lrf.1976

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© La Révolution française 1

Le titre Économie politique et révolution française donné à l’ensemble des articles qu’on va présenter renvoie à deux notions qu’on peut fatiguer à rapprocher au premier abord, en évoquant, l’une, la théorie, l’autre, la pratique. On considère communément que la période révolutionnaire n’a pas apporté des acquisitions significatives au niveau de la science de l’économie, même si aussi bien des économistes que des historiens ont contribué à l’avancement de la recherche sur la culture économique des révolutionnaires. Au-delà du lien entre économie et révolution, nous partageons l’idée que ce recueil d’articles peut représenter un défi qui nous amène à reconsidérer les notions mêmes d’économie politique et de Révolution française. Deux idées clé ont dirigé notre travail : l’attention aux implications politiques de la réflexion économique et une notion élargie de Révolution française au niveau aussi bien géographique que chronologique.

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SOMMAIRE

Économie politique et révolution française Manuela Albertone et Paul Cheney

Dossier d'articles

Les Mirabeau : économie politique et révolutions Manuela Albertone

La Persistance de l’Ancien Régime à Haïti : mode de production et idéologie nationaliste Paul Cheney

« Un Dogue de forte race » : Dupont de Nemours, ou la physiocratie réincarnée (1793-1807) Julien Vincent

A Reassertion of Rights: Fedon’s Rebellion, Grenada, 1795-96 Tessa Murphy

Libertà e prosperità: l’economia politica dell’Italia rivoluzionaria (1796-1799) Cecilia Carnino

Jean-Baptiste Say : La diffusion des connaissances économiques peut-elle suffire à fonder l’ordre républicain ? André Tiran

Varia

Les Victoires et conquêtes et autres « monuments de papier ». Enquête sur le marché de la gloire au temps de la Restauration Alain Le Bloas

Compte rendu de lecture

Sudhir Hazareesingh, Ce pays qui aime les idées. Histoire d’une passion française, Flammarion, 2015 Marjorie Alaphilippe

Position de thèse

L’École d’économie rurale vétérinaire d’Alfort (1766-1813), une histoire politique et républicaine avec l’animal domestique Malik Mellah

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Économie politique et révolution française

Manuela Albertone et Paul Cheney

1 Le titre Économie politique et révolution française donné à l’ensemble des articles qu’on va présenter renvoie à deux notions qu’on peut fatiguer à rapprocher au premier abord, en évoquant, l’une, la théorie, l’autre, la pratique. On considère communément que la période révolutionnaire n’a pas apporté des acquisitions significatives au niveau de la science de l’économie, même si aussi bien des économistes que des historiens ont contribué à l’avancement de la recherche sur la culture économique des révolutionnaires1.

2 Au-delà du lien entre économie et révolution, nous partageons l’idée que ce recueil d’articles peut représenter un défi qui nous amène à reconsidérer les notions mêmes d’économie politique et de Révolution française. Deux idées clé ont dirigé notre travail : l’attention aux implications politiques de la réflexion économique et une notion élargie de Révolution française au niveau aussi bien géographique que chronologique. Géographiquement, les articles compris dans ce numéro s’étendent dans l’espace atlantique des empires français et britannique, témoignage du regain d’importance aussi bien de la dimension impériale dans l’historiographie actuelle de la Révolution française que de la Révolution même dans l’espace atlantique par des nouvelles interprétations, au-delà des oppositions idéologiques de l’historiographie du siècle dernier2 ; un autre choix d’articles aurait facilement pu, compte tenu du « global

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turn » qui se manifeste dans l’historiographie de la Révolution française, montrer les impacts des flux économiques et enjeux géopolitiques venant des océans Pacifique et Indien3. Chronologiquement, les choix des éditeurs partent d’une conviction partagée que le véritable commencement de l’ère des révolutions, dont celle de la France s’est montrée la plus lourde de conséquences, était la Guerre de Sept Ans4.

3 Dès le milieu du dix-huitième siècle, la science de l’économie s’imposa comme un nouveau langage politique, capable d’alimenter une pluralité de projets de réforme qui ébranlèrent enfin les fondements de la société traditionnelle de l’Ancien Régime, au- delà même des intentions des auteurs qui les élaborèrent5. Si la réflexion sur l’économie, des physiocrates à Adam Smith, définit son statut de science par le biais d’un langage spécifique et d’un corpus de principes, elle garda quand même une forte dimension morale qui agit sur son rôle actif. Le lien intime entre l’économie politique du dix-huitième siècle et la jurisprudence naturelle des dix-septième et dix-huitième siècles nous aide à expliquer, en partie au moins, l’explosivité politique des réclamations économiques parmi les populations métropolitaines et coloniales dont il est question dans plusieurs articles de ce numéro6.

4 Les discussions tout au long du dix-huitième siècle sur la liberté de commerce, sur l’émulation entre les nations, sur la réorganisation et la redéfinition des empires commerciaux, sur la prise de conscience des droits politiques liée à l’accès élargi aux biens de consommation, sur les fondements économiques de la notion de république accélérèrent l’écroulement final de l’Ancien Régime. Le processus de globalisation de l’économie et ses effets au niveau social et politique créèrent les conditions d’un bouleversement qui rendit les politiques de réformes modérées insuffisantes. La prise en compte des évènements révolutionnaires dans un contexte également global est donc une évidence et une nécessité.

5 Notre collaboration, qui est le fruit d’approches et de compétences différentes autour de la question du rapport entre économie et révolution, nous a poussés à aborder le lien entre la révolution commerciale du dix-huitième siècle et la Révolution française de la double perspective des idées économiques et des pratiques et des stratégies d’action. Les contributions ici réunies, chacune ambitionnant à donner une contribution aux chantiers de la recherche les plus actuels, placent l’économie politique et la Révolution française dans un contexte atlantique, qui dépasse l’Europe et qui va de l’Italie à l’Amérique, touchant le rapport entre centre et périphérie, à l’époque où la New Atlantic History peut s’enrichir d’une notion élargie de Révolution française.

6 Les travaux des dernières décennies sur l’économie politique, résultat des recherches aussi bien d’économistes que d’historiens, et marqués par une dimension interdisciplinaire, ont souligné les implications politiques du discours économique7. Parmi les historiens du dix-huitième siècle et de l’ère des révolutions, ceux qui s’intéressent à l’économie politique avaient montré avec une clarté particulièrement saisissante la dialectique complexe entre les états de l’ancien régime, la critique externe des vers ces derniers, et, finalement, la volonté de réforme venant de l’intérieur de ces mêmes états. L’économie politique fournit une perspective privilégiée pour apprécier le vrai fonctionnement de la sphère publique8. Par rapport à la réflexion britannique, l’économie politique française, des physiocrates à Jean- Baptiste Say, se caractérisa par une approche sociale plus marquée qui, loin d’être entièrement centrée sur le processus de formation de la richesse, plaçait le moment de la distribution au cœur de l’analyse économique. Dans le contexte d’une société

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d’ordres, les économistes français, et les physiocrates en première ligne, visaient à influencer directement les choix de la monarchie française et ils mirent en place des stratégies, et notamment une rhétorique, qui réclamaient une rigueur supérieure pour leur méthode scientifique, en vue de traduire leurs principes en action de politique économique.

7 On a donc envisagé l’économie politique et la Révolution française dans un contexte international en relation avec les phénomènes sociaux, la mutation des institutions, et la reformulation des ambitions et stratégies économiques face aux nouvelles réalités politiques et idéologiques. L’insuffisance des réformes accéléra l’écroulement de l’Ancien Régime, ce qui fait de l’essor de la Révolution un tournant, une perspective qui permet d’éviter d’envisager uniquement des continuités, tout au long du siècle, qui en sous-estiment la portée.

8 Le rôle joué par l’économie politique peut permettre de saisir ces persistances, doublées avec l’irruption de nouveaux enjeux, à condition de considérer la réflexion des auteurs économiques du dix-huitième siècle comme un ensemble d’idées qui, loin d’être fixes et immuables, répondaient aux contextes desquels ils jaillirent. Le dialogue et la distance entre le marquis de Mirabeau et son fils, parmi les protagonistes des premières phases de la révolution, les continuités et les ruptures entre pratiques économiques, représentation politique, religion et identité nationale à Haïti et dans l’île de Grenade, le parcours intellectuel complexe de Dupont de Nemours, à qui une longue vie permit d’être témoin et acteur en France et aux États-Unis des sociétés sorties deux révolutions démocratiques de la fin du siècle, la portée politique des discussions économiques au cours du Triennio révolutionnaire italien, la valeur républicaine et pédagogique enfin de l’économie politique de Jean-Baptiste Say en sont des témoignages multiples, tous marqués par la dimension politique de la science de l’économie, exaltée par la révolution, et dont le récit commence bien avant 1789 et va bien au-delà du tournant du nouveau siècle.

NOTES

1. Les éditeurs d’un ouvrage collectif incontournable sur l’économie politique pendant la Révolution française se sont efforcés de relativiser la même idée reçue. Voir G. FACCARELLo et P. STEINEr, « Prélude : une génération perdue? », dans La Pensée économique pendant la Révolution française: actes du colloque international de Vizille, 6-8 septembre 1989, G. Faccarello, P. Steiner (éd.), Grenoble, 1990. 2. Voir Rethinking the Atlantic World. Europe and America in the Age of Democratic Revolutions M. ALBERTONE, A. DE FRANCESCO (dir.), London, Palgrave Macmillan, 2009. 3. Un foisonnement d’ouvrages collectifs et essais historiographiques en témoigne. Voir entre autres, P. CHENEy, A. FORRESt, L. HUNt et al., « La Révolution française à l’heure du global turn », Annales historiques de la Révolution française, no 374 (décembre 2013) ; L. HUNt, « The in Global Context », dans The Age of Revolutions in Global Context, c. 1760-184 0, D. Armitage, Subrahmanyam, Sanjay (dir.), London, 2010 ; A. I. FORRESt et M. MIDDELl, The Routledge companion to the French Revolution in World History, New York, 2016.

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4. Pour un argumentaire sur l’après-Guerre de Sept Ans dans les empires ibériques, pertinent d’ailleurs à bien d’autres cas impériaux, voir J. ADELMAn, Sovereignty and Revolution in the Iberian Atlantic, Princeton, 2006. 5. Un tournant dans les études sur les liens entre économie et politique a été représenté par les travaux de Donald Winch. Voir D. WINCH, Adam Smith's politics : an essay in historiographic revision, Cambridge, Cambridge University Press, 1978; Id., Riches and poverty : an intellectual history of political economy in Britain, 1750-1834 Cambridge, Cambridge University Press, 1996. Voir aussi R. WHATMORE, and the French Revolution: An Intellectual History of Jean-Baptiste Say’s Political Economy, Oxford, Oxford University Press, 2000. 6. Sur la jurisprudence naturelle et l’économie politique, voir par exemple C. LARRÈRe, L’Invention de l’économie au XVIIie siècle: du droit naturel à la physiocratie, Paris, 1992 ; I. HONt et M. IGNATIEFf, Wealth and Virtue: The Shaping of Political Economy in the Scottish Enlightenment, Cambridge, 1983 ; I. HONt, Jealousy of Trade: International Competition and the Nation-State in Historical Perspectiv e, Cambridge, Mass, 2005. 7. Voir, R. WHATMORE, Against War and Empire: Geneva, Britain and France in the Eighteenth Century, New Haven, Yale University Press, 2012; M. ALBERTONE, National Identity and the Agrarian Republic. The Transatlantic Commerce of Ideas between America and France (1750-1830), Farham, Ashgate, 2014. 8. Sur ce point, voir par exemple P. CHENEy, Commerce: Globalization and the French Monarchy, Cambridge, Mass, 2010 ; R.J. IVE s, « Political Publicity and Political Economy in Eighteenth-Century France », French History, vol. 17, no 1 (2003).

RÉSUMÉS

Le titre Économie politique et révolution française donné à l’ensemble des articles qu’on va présenter renvoie à deux notions qu’on peut fatiguer à rapprocher au premier abord, en évoquant, l’une, la théorie, l’autre, la pratique. On considère communément que la période révolutionnaire n’a pas apporté des acquisitions significatives au niveau de la science de l’économie, même si aussi bien des économistes que des historiens ont contribué à l’avancement de la recherche sur la culture économique des révolutionnaires. Au-delà du lien entre économie et révolution, nous partageons l’idée que ce recueil d’articles peut représenter un défi qui nous amène à reconsidérer les notions mêmes d’économie politique et de Révolution française. Deux idées clé ont dirigé notre travail : l’attention aux implications politiques de la réflexion économique et une notion élargie de Révolution française au niveau aussi bien géographique que chronologique.

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Dossier d'articles

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Les Mirabeau : économie politique et révolutions

Manuela Albertone

1 Louis de Loménie définit le marquis de Mirabeau comme « démocrate sans être égalitaire1 », et qualifia son fils Honoré-Gabriel, le comte de Mirabeau, de « démocrate autoritaire, élevé à l’école des physiocrates2 ». C’est autour de ces appellations qu’on peut saisir les affinités entre père et fils aussi bien que la distance qui sépara, au-delà du décalage générationnel, le théoricien de la physiocratie du politique protagoniste des premières phases de la Révolution française. Le marquis assista à l’écroulement final de l’Ancien Régime avant que la mort l’emportât le 11 juillet 1789 ; le comte s’engagea à concilier la monarchie avec la révolution pour sauver l’une et l’autre, mais sa disparition le 2 avril 1791 arrêta abruptement une carrière révolutionnaire rapide.

2 Tous les deux suivirent le cours de la Révolution américaine et vécurent l’essor de la Révolution française en saisissant le lien entre économie et politique. Le père fut parmi les théoriciens de la science de l’économie politique, le fils parmi les protagonistes des opérations spéculatives sous les derniers ministères royaux, ce qui le poussa à élaborer une réflexion économique qui s’alimenta aussi bien de ses expériences du milieu des financiers que de la physiocratie. Le comte fut un homme d’action, dont la culture économique, qui lui vint aussi de son éducation familiale, se révéla affleura face aux événements, en dépit d’un manque de suite dans sa pensée, qui le disposa plutôt à mettre en valeur les idées d’autrui3.

3 Au tournant entre Ancien Régime et Révolution, père et fils saisirent l’enjeu représenté par les choix économiques de la monarchie et tous les deux devinèrent le rôle central du Tiers État. En 1788, le comte, qui partageait l’aversion du marquis envers le pouvoir arbitraire et le privilège, jugeait la physiocratie encore susceptible d’alimenter le discours sur la liberté économique4, en dépit de la rigidité des théories des économistes5. Son hostilité envers Necker ne découlait pas uniquement d’une opposition politique. Necker n’entravait pas seulement ses ambitions de député aux États Généraux, il avait été avant tout l’adversaire de Turgot et des physiocrates6.

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4 Face à des rapports personnels tourmentés, témoignages d’une époque de fractures qui se manifestèrent aussi par le biais des divisions au sein des familles, on peut mieux comprendre les attitudes du marquis et du comte durant le passage des réformes à la révolution à travers l’observatoire privilégié de l’Amérique, dont l’économie et l’expérience révolutionnaire s’imposèrent comme modèles en France à partir des années 1780. Tous les deux analysèrent le mythe et la réalité de l’Amérique, et appuyèrent la cause des colonies américaines dès les débuts de leur conflit contre la Grande-Bretagne. De leurs plumes en sortirent des écrits restés inédits. Le comte rédigea au printemps 1788 un projet de déclaration des droits qui puisait aux déclarations des États américains, et à celle de la Virginie en particulier7 ; le marquis élabora presque à la même époque de longues observations sur la déclaration des droits de la Virginie, où il discutait les mêmes principes de liberté, d’égalité et de souveraineté populaire que le comte avait énoncés dans son projet8.

5 Cette sorte de dialogue se déroula à l’époque où Honoré-Gabriel essayait de se réconcilier avec son père en recherchant une pacification. La publication de la Monarchie prussienne à la fin de l’été 17889 aboutit au rapprochement entre père et fils durant les derniers mois de l’année10. À l’époque qui précède la convocation des États Généraux, leur commun intérêt pour l’Amérique, une culture économique partagée et leurs différentes attitudes autour de la notion de déclaration des droits marquent de toute évidence leurs positions face à la révolution qui allait se déclencher.

Le marquis de Mirabeau, l’Amérique et la liberté économique.

6 Victor de Mirabeau avait réfléchi sur les potentialités économiques de l’Amérique et sur les colonies américaines avant même sa conversion à la physiocratie en 1757. Dès la rédaction des trois premières parties de l’Ami des hommes il avait dédié tout un chapitre de son œuvre à l’analyse détaillée des anomalies des systèmes coloniaux modernes, qui, à partir de la découverte de l’Amérique, avaient détourné les colonies de leur vraie nature d’instruments de peuplement et d’embryons de nouvelles communautés, destinées à emporter avec elles « la plénitude de leur liberté » et à ne conserver « aucune sorte de dépendance de la mère-branche »11.

7 Les critiques adressées au commerce exclusif caractérisant la conduite de l’Europe envers les colonies visaient à la mise en question de la politique coloniale française. Mirabeau reprenait dans l’Ami des hommes les opinions critiques que son frère, le bailli, gouverneur de la Guadeloupe, avait développées dans leur correspondance au milieu des années 1750, opinions qui permirent au marquis de recueillir un grand nombre d’informations indirectes, mais détaillées, sur la réalité coloniale américaine. Le système britannique, un mélange entre l’« amour de la liberté, et[…] celui de la richesse », était jugé plus positivement que l’organisation coloniale française. Bien avant son adhésion à la physiocratie, le marquis avait déjà saisi le lien entre la prospérité des colonies et leurs formes de gouvernement : « L’esprit de liberté et de Patriotisme que les colons ont apporté de l’Angleterre… leur ont donné des lois de République »12. Les critiques convaincues des deux frères avaient poussé le bailli à prédire depuis 1754 la rupture entre la Grande-Bretagne et ses colonies13. Le marquis partageait ces mêmes prévisions :

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Le nouveau monde certainement secouera le joug de l’ancien ; il y a même apparence que cela commencera par les colonies les plus fortes et les plus favorisées… Cet écrit durera, j’espère, plus que moi et j’y consigne cette prophétie … et je pense que la nation à laquelle ces colonies feront faux-bond la première, sera la plus heureuse, si elle sait se conduire selon les circonstances. Elle y perdra beaucoup de soins et de dépenses, et y gagnera des frères puissants, et toujours prêts à le seconder, au lieu des sujets souvent onéreux14.

8 Devenu physiocrate, le marquis s’associa à l’idée des économistes que l’Amérique représentait un laboratoire économique et politique et à leur condamnation de l’exploitation des colonies et des pratiques exclusives du commerce européen en Amérique15. L’abondance des terres, les conditions géographiques exceptionnelles et l’économie rurale des colonies étaient à l’origine de l’image positive, bâtie sur des arguments notamment économiques faisant des colonies un chantier d’expérimentation des théories physiocratiques.

9 Conformément à ces arguments, l’Amérique représente un sujet courant dans les écrits de Mirabeau. En 1768, il plaçait la « fondation et [le] progrès rapides de colonies agricoles dans le Nouveau Monde » parmi les grands événements du XVIIIe siècle16. Son analyse économique s’accompagnait de la réflexion sur leurs formes de gouvernement. Dans les Lettres sur la restauration de l’ordre légal, le marquis faisait découler le développement des colonies de leurs législations favorables à la propriété : le doublement de la population tous les vingt-cinq ans – une donnée que Mirabeau avait tiré des Observations concerning the Increase of Mankind and the Peopling of Countries de – en était le témoignage17.

10 Pour Mirabeau, dont la pensée s’articula toujours entre observation et déduction et qui fut constamment soucieux de saisir dans la réalité l’application de ses principes, l’Amérique représentait un observatoire privilégié. Cette même attitude marqua les métamorphoses de sa réflexion18. Tout en demeurant fidèle aux fondements de sa pensée, le marquis ne resta pas immobile face aux transformations rapides de son époque. On peut déceler l’évolution de cette réflexion notamment dans ses écrits de la seconde moitié des années 1780. Dans Les Devoirs, en discutant de l’origine du pouvoir politique, il avait rejeté l’allégation que la déclaration d’indépendance américaine était une violation du droit de propriété, en lui opposant le principe selon lequel le roi d’Angleterre « n’est point investi de ses droits naturels en Angleterre ; c’est un gagiste de la souveraineté19 ». La théorie économique alimentait les critiques de la constitution de la Grande-Bretagne, où l’impôt était réputé « une charge », ce qui sous-entendait donc la liberté d’en consentir le paiement : Les Colonies semées par de faibles avances d’expatriation, de concession et de frais de transports, ont reçu des constitutions de république ; c’est-à-dire pour des sociétés agricoles, des langues et un berceau ; elles se sont données tout le reste. Leur nourrice les voyant grandir a oublié ou ignoré que c’était la terre qui les élevait, et s’est dite leur mère-patrie, et cette mère ne voulait jamais les sevrer ; elles se sèvrent d’elles-mêmes : Voilà tout20.

11 Le système d’imposition britannique, bâti sur les droits de douanes et sur les impôts indirects, avait délégitimé la soumission à la monarchie, d’où il découlait, selon Mirabeau, que les colonies n’avaient pas commis d’usurpation et que leur séparation ne constituait pas une révolution. Même s’il reconnaissait la multiplicité des formes de gouvernement, Mirabeau jugeait cependant que la monarchie donnait un meilleur gage que la république pour assurer l’unité et la stabilité. À la question posée par un hypothétique interlocuteur : « De bonne foi, pensez-vous que Washington 1er soit et

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devienne le chef d’une dynastie de souverains ? », l’auteur des Devoirs ne donnaient pas de réponse. Mirabeau accordait qu’une société naissante n’était pas forcée de se donner un seul chef, bien que la nécessité s’imposait au fur et à mesure qu’elle prospérait et que son organisation devenait plus complexe21.

12 La portée de la révolution américaine en tant que lutte pour l’affirmation de la liberté économique dépassait donc, pour Mirabeau, la dimension institutionnelle, ce qui l’amena à légitimer la nouvelle république aussi bien au niveau économique que politique. Le marquis avait déjà réfléchi sur la république à l’époque de ses premiers écrits physiocratiques dans le Mémoire pour concourir au prix annoncé et proposé par la très- louable Société d’Agriculture de Berne, pour l’année 1759, où il avait marqué le lien entre république, liberté et égalité et avait mis en rapport gouvernement républicain et conditions physiques défavorables. Plusieurs années plus tard, dans les Entretiens d’un jeune prince, il avait repris l’idée que la république était la forme de gouvernement la plus propice aux situations exceptionnelles22, en accord avec la conviction, à laquelle il demeura toujours fidèle, que la multiplicité des contextes empêchait l’uniformité des organisations politiques. Dans les Devoirs, Genève demeurait encore le modèle de république par excellence, en considération de sa population formée de montagnards et de sa position renfermée dans les montagnes23 ; Mirabeau était toutefois désormais amené à réfléchir sur les nouvelles perspectives ouvertes par la création d’une république dans un vaste territoire et dans des conditions géographiques favorables.

Benjamin Franklin entre le marquis et le comte de Mirabeau.

13 La richesse des positions du marquis de Mirabeau fut aussi l’expression de l’intensification des échanges entre les milieux physiocratiques et américains. L’intérêt des économistes français pour l’Amérique était augmenté sous l’impulsion et les informations qui provenaient de Benjamin Franklin et qui marquèrent le début d’un soutien politique plus convaincu. L’attention des Éphémérides du citoyen pour les colonies américaines dépassa la dimension économique, en se plaçant au cœurs de l’accélération du commerce intellectuel entre la France et l’Amérique à partir des années 1770.

14 Les rapports entre Franklin – commissaire des colonies à l’occasion de visites en 1767 et 1769, puis représentant diplomatique du nouvel État en France de 1776 à 1785 – et les économistes s’alimentèrent d’un mutuel échange. Franklin trouva dans la physiocratie la systématisation de ses idées économiques en fortifiant son discours politique antibritannique. Il collabora aux Éphémérides du citoyen, qui le présentaient lui, l’idéologue de la démocratie agraire américaine, comme un adepte de la physiocratie, pour les utiliser comme canal de diffusion d’informations et de soutien à la cause américaine. En outre, Franklin encouragea la connaissance des auteurs physiocratiques aussi bien chez lui à Passy que par sa présence dans le de Mme Helvétius, fréquenté par les futurs Idéologues. Il fournit ainsi une contribution importante à la sauvegarde de la tradition physiocratique dans les milieux français24. Les physiocrates partagèrent les efforts de ceux qui, comme Franklin et Jefferson, dénoncèrent l’idée d’une infériorité naturelle américaine25, et ils contribuèrent à élaborer le mythe de la vertu américaine26. À partir du succès de l’action des colonies contre la Grande- Bretagne, l’Amérique se métamorphosa de mythe en réalité, gagnant le prompt soutien

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physiocratique27. La légitimation théorique du modèle agraire de et des Républicains américains, au moyen des principes élaborés par Quesnay et son groupe, consolida les liens entre la physiocratie et l’Amérique28.

15 Mirabeau fut l’auteur physiocratique avec lequel Franklin – qui partagea avec lui l’intérêt pour le thème de la population – noua à Paris les liens les plus étroits, et ce fut vraisemblablement le marquis qui le présenta à Quesnay29. Mirabeau appréciait Franklin, déclarant « son attachement et son Respect à l’homme de la Providence30 » qui représentait une source d’informations sur les colonies américaines. Les rapports avec Franklin furent, pour Mirabeau, l’occasion de fortifier aussi au niveau politique ses vues sur les colonies par le biais d’un soutien convaincu à leur indépendance. Bien que découlant des fondements économiques physiocratiques, la réflexion de Mirabeau sur l’Amérique fut marquée par ses contacts avec Franklin, qui affirma la détermination des colonies à poursuivre leur indépendance en nouant libertés économique et politique.

16 Le lien avec Franklin constitua un point de référence commun pour le marquis et pour son fils. L’admiration de Franklin pour le marquis de Mirabeau s’adressa aussi au comte, que Franklin engagea au service de ses stratégies de propagande31.

17 À la demande de Franklin, Honoré-Gabriel publia en automne 1784 les Considérations sur l’Ordre de Cincinnatus, ou Imitation d’un pamphlet anglo-américain, originellement conçues comme la traduction française du pamphlet américain d’Aedanus Burke, qui dénonçait la création en 1783 d’un ordre militaire héréditaire américain32. À court d’argent, le comte accepta de devenir un pamphlétaire au service de Franklin, en utilisant pour son travail de longs extraits d’une lettre du même Franklin à sa fille Sarah Bache du 26 janvier 1784 contre la Société de Cincinnatus et le principe d’hérédité33. C’était la première fois que le comte dévoilait la paternité d’un ouvrage : « Je n’ai jamais rien imprimé sous un nom que mon père a rendu difficile à porter ». De cette coopération avec Franklin et de l’apport de ses collaborateurs, Chamfort et Thomas, sortit une œuvre qui dépassa le pamphlet de Burke et se présentait comme une attaque contre la noblesse en général, au moment où, sous la pression de Washington, la Société de Cincinnatus avait renoncé au principe héréditaire34.

18 En mêlant ses propres réflexions à celles de Franklin, Mirabeau déclencha une des plus dures attaques contre le principe héréditaire dans la France prérévolutionnaire, qui s’accompagnait d’une défense très passionnée de la république américaine et de ses potentialités économiques exceptionnelles : « un gouvernement Républicain n’a jamais rencontré dans aucune partie du globe des circonstances aussi favorables à son établissement. Terre nouvelle, inépuisable, dotée de toutes les richesses de la nature ; enceinte de mers immenses ; facile à défendre ; éloignée des souillures et des attentats du despotisme. Siècle de lumière et de tolérance »35.

19 Mirabeau croyait, comme son père, que les avantages des contacts entre le vieux et le nouveau monde étaient réciproques, que l’Amérique représentait à la fois un laboratoire politique et économique et que la noblesse était inséparable de la vertu36. La révolution américaine était « la révolution la plus étonnante, la seule peut-être qu’avoue la Philosophie37 ». Le comte célébrait « une liberté de principes et de pensées » qui faisait des Américains de vrais républicains et qui allait de pair avec ses batailles pour la liberté de presse38. L’esprit de corps, dont la Société de Cincinnatus était l’expression, était bien plus redoutable dans une république que dans une monarchie, « dont, après tout, l’esclavage, plus ou moins malheureux, plus ou moins

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déguisé, est le chef-d’œuvre et le but éternel39 ». À côté de la liberté, le principe d’égalité caractérisait la spécificité américaine : « Egalité naturelle. Egalité politique. Egalité civile. Telle est donc la doctrine des Législateurs Américains40. » L’attaque contre les privilèges et une noblesse qualifiée de « vermine qui carie insensiblement la liberté » marquait les tons véhéments du discours de Mirabeau, qui exprimait aussi les sentiments de son commettant et indiquait comme points de références Sidney, Locke et Rousseau41. Par une approche qui le séparait de son père, Mirabeau mettait au cœur de son discours sur l’Amérique l’idée d’égalité : Le premier des droits sublimes de l’humanité est la liberté ; le second est l’égalité, sans laquelle sa liberté ne peut être respectée ; le troisième est la propriété, fruit légitime d’un usage égal de la liberté. Les Cincinnati en détruisant le second de ces droits, abusent du premier, portent atteinte au dernier, et anéantissent leur lien commun42.

20 La prudence conseilla à Franklin et à Mirabeau de faire sortir l’ouvrage à Londres chez Johnson, le même éditeur qui avait publié en 1779 les œuvres de Franklin. Pour Mirabeau cette publication marqua les débuts de son succès comme auteur43 et de ses relations avec les milieux radicaux et libéraux britanniques, auxquels il fut présenté par son patron américain : aux côtés de Price et des Dissenters religieux, de Benjamin Vaughan et de lord Shelburne, il eut l’occasion de renforcer son soutien à la révolution américaine : « This gentleman is esteemed here – écrivait Franklin a Vaughan le 7 septembre 1784 – and I recommend him to your civilities and counsels, particularly with respect to the printing of a piece he has written on the subject of Hereditary nobility, on occasion of the order of Cincinnati lately established in America44. »

21 Bien accueilli en vertu de cette réputation, Mirabeau offrit aux milieux britanniques sa collaboration en faveur de la démocratie agraire américaine : la première édition des Considérations comprenait aussi la Lettre au Docteur Price - que Turgot avait écrite en 1778 et qui était restée inédite - où l’ex-contrôleur général critiquait les constitutions des états américains trop fidèles au modèle politique anglais45. Dans la seconde édition il y ajouta la traduction des Observations on the importance of the American Revolution de Richard Price46, pour lequel il fit la même année la traduction en anglais de la lettre de Turgot, publiée avec l’original français en appendice à la seconde édition des Observations47.

Le comte de Mirabeau et l’égalité américaine

22 Indépendamment de son estime pour le marquis de Mirabeau, Franklin s’était adressé à son fils car il en connaissait l’enthousiasme pour la révolution américaine. Il l’avait déjà dévoilé en 1777 dans l’Avis aux Hessois, où il avait dénoncé le commerce de soldats vendus par les princes allemands à l’Angleterre contre les insurgés américains, et où il exaltait le modèle économique et politique américain48. Le discours de Mirabeau était axé sur les thèmes de la liberté et de l’économie. La défense par les colons de leurs droits naturels, qui s’exprimait par leur « fanatisme de la liberté », constituait un modèle à suivre. Les Américains étaient « des hommes plus forts, plus industrieux, plus courageux, plus actifs […], ils [défendaient] leur propriété et [combattaient] pour leurs foyers49 ». Une lecture économique opposait la révolution américaine et les politiques économiques des princes allemands, obligés en conséquence des dépenses en biens de luxe et du poids de la dette publique à vendre leurs soldats à l’Angleterre ; la défense de

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la liberté économique légitimait la lutte des colonies : « quand on attente aux propriétés […] la résistance est le devoir, et ne peut s’appeler révolte »50.

23 Au-delà de la rhétorique des plaidoyers contenus dans l’Avis aux Hessois, Mirabeau concevait la naissance des États-Unis dans un nouveau cadre de relations internationales favorable à la liberté de commerce51. Dans une lettre écrite en 1779, pendant sa réclusion, où il souhaitait un traité de commerce réciproque entre la France et l’Angleterre pour créer les conditions d’une paix durable, le soutien à la révolte des colonies était conçu « pour forcer ces fiers et enthousiastes Bretons à renoncer à leurs délires ambitieux ». Il stigmatisait Necker, « le panégyriste de Colbert », et aspirait à se transplanter en Amérique, « la plus respectable nation qui soit sur la terre »52. L’intérêt de Mirabeau pour l’Amérique ne fut donc pas uniquement dicté par les circonstances. On en retrouve des témoignages dans sa correspondance, et même dans ses papiers inédits. La rencontre avec Franklin et ses fréquentations britanniques lui donnèrent l’occasion d’approfondir ses connaissances de la situation américaine53.

24 Le Précis de la révolution des États-Unis de l’Amérique, sept feuilles manuscrites, rédigé sous la forme d’un résumé politique et militaire de la révolution jusqu’à 1778 et qui incluait aussi la transcription de la Déclaration d’indépendance, remonte également à l’époque de sa détention en 177954. Les informations étaient tirées de l’Abrégé de la révolution de l’Amérique de Pierre-Ulric Dubuisson, paru en 1778 55. « La Déclaration d’indépendance surprit d’autant moins qu’elle avoit été précédée le 15 may par l’adoption que la Virginie et la Caroline avoient faite de nouvelles formes de gouvernement. Leur exemple fut suivi »56. Les constitutions américaines avaient été bientôt connues en France par l’intermédiaire de Franklin, qui incita le duc de La Rochefoucauld à les faire traduire pour les Affaires de l’Angleterre et de l’Amérique (1776-1779). Les premiers recueils, dédiés à Franklin, étaient parus en 1778 chez le même éditeur Cellot qui publia l’Abrégé de Dubuisson57.

25 Dans le texte manuscrit, où Mirabeau partage l’idée de l’unité de la souveraineté, qui appartenait aussi à son père et qui avait amené Turgot à critiquer les constitutions américaines, on souligne la différence entre les constitutions des États qui divisaient la puissance législative entre deux chambres, en créant une « sorte d’Aristocratie », et la constitution de la Pennsylvanie, qui « est au contraire excellente ». Mirabeau critiquait toutefois la possibilité qu’elle donnait, comme celles du New Jersey et du Delaware, d’éluder les obligations militaires en fournissant « à sa place un autre homme, ou même une somme d’argent ». Il critiquait un privilège accordé aux plus riches : « Voilà où le défaut capital du système de législation du célèbre Penn a conduit58. »

26 Tandis que le Précis de la révolution des États-Unis de l’Amérique représente une sorte de travail préparatoire et un ensemble de notes d’information, un autre écrit resté inédit, Sur l’Amérique, dévoile une réflexion plus articulée qui renvoie à la lecture de la traduction française des Letters on the American farmer de Saint John de Crèvecœur parue en 178459, vraisemblablement la date de composition du manuscrit60. Mirabeau y célébrait « l’énergie de la nature brute61 » et la spécificité des sociétés américaines par des arguments repris directement des Lettres de Crèvecœur. Il exaltait la démocratie et la liberté, la lutte contre l’oppression, la tolérance et le modèle économique d’un peuple « qui s’est formé aux vertus, en plaçant ses espoirs dans l’agriculture ». On retrouve les échos des théories de la population de Franklin62 et la célébration de la spécificité américaine63. Mirabeau admire la simplicité des mœurs et partage le mythe agraire américain de Crèvecœur, mais il évoque aussi la prolifération « de grands

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écrivains en politique, de bons législateurs », la connaissance des « inventions de l’Europe dans l’agriculture » et, dans la science du gouvernement, les pratiques des assemblées où « les droits de l’homme et du citoyen 64» n’avaient jamais été si bien éclaircis. Des passages sont repris presque textuellement des Lettres, là où il exalte la démocratie agraire : « le sol qu’il foulent est à eux ; ils n’ont plus de loix que celles qu’ils se sont données eux-mêmes65. » Mirabeau conçoit son texte comme une contribution avisée aux discussions sur l’architecture constitutionnelle que l’Amérique allait se donner : « elle est donc bien intéressante à étudier dans ce moment. Les loix qu’elle s’est déjà données ont obtenu une grande attention ; et il importe qu’elles fassent beaucoup écrire. Mais on ne peut bien entendre celles qui existent, ni indiquer celles qu’il convient d’établir, si l’on n’est bien instruit des mœurs de ce pays66. »

En marche vers la Révolution : un rapprochement difficile entre père et fils.

27 Au sujet de l’Amérique, le marquis et le comte de Mirabeau développent donc une réflexion qui leur permet, d’un côté, de préciser leurs positions et, de l’autre, de prendre part aux discussions qui touchent au cœur des dernières phases de l’Ancien Régime et de l’éclatement de la révolution en France. Face à ces enjeux politiques, leur distance se manifeste en 1788 sous forme d’une sorte de dialogue indirect autour du modèle politique des Américains et de leurs déclarations des droits, mais qui sous- entend aussi leurs différentes attentes face aux évènements français.

28 Les discussions sur la réalité constitutionnelle américaine, qui se nouaient aux projets de réforme en France, avaient reçu une accélération dès 1787 par la publication de la Defence of the Constitutions of Government of the U.S. of America de John Adams, conçue comme réponse à la Lettre au docteur Price de Turgot. En France, le groupe des Américanistes s’inspira de la nouvelle république en opposant l’expérience américaine au modèle britannique. L’arrivée de Jefferson à Paris donna l’opportunité d’orchestrer une double action qui visait, d’un côté, à corriger les fausses informations sur la réalité américaine et, de l’autre, à esquisser des projets politiques qui s’inspiraient de la démocratie agraire jeffersonienne. Elle aboutit aux Recherches historiques et politiques sur les États-Unis de l’Amérique septentrionale de Filippo Mazzei, parues au début de 178867, un des ouvrages les plus représentatifs de la réflexion constitutionnelle française à la veille de la révolution, qui visait aussi à une action de propagande pour encourager les échanges économiques entre la France et les États-Unis, en vue d’intensifier les rapports politiques entre les deux pays.

29 Tout en demeurant loin de leurs positions politiques, le marquis de Mirabeau partagea l’idée de progrès et la vision dynamique de l’économie des Américanistes, le groupe le plus informé sur l’Amérique, dont faisaient partie aussi, aux côtés de Mazzei, Condorcet et Dupont de Nemours, attentifs aux potentialités économiques et politiques de la nouvelle nation américaine, ayant en vue aussi les réformes en France. Des critiques contre ces milieux s’élevèrent aussi dans le cercle du comte : dans l’Analyse des papiers anglois – le périodique créé entre 1787 et 1788 par Honoré-Gabriel, en collaboration avec Brissot et Clavière, prônant la convocation des états généraux et où l’Amérique fut un sujet très débattu –, Brissot adressa une critique féroce contre les Recherches et son auteur,« combattant les « traits odieux » de l’œuvre de Mazzei et défendant les Lettres de Crèvecœur68.

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30 Bien que sur des positions différentes, les deux Mirabeau partageaient la même conviction que la monarchie devait jouer un rôle central dans la crise française.

31 Face à la détérioration du climat politique et économique des années 1787-1788 et à la faiblesse de la monarchie, le marquis n’avait pas confiance dans les états généraux. Il jugeait que seulement un virage révolutionnaire aurait pu aboutir à l’établissement de l’ordre physiocratique : « Toute constitution, tout ordre a pour précurseur indispensable la révolution et l’excès du désordre […]. Les ruines et le sang précèderont de nécessité un nouvel ordre de choses et les gouvernements deviendront économistes, mais pas plus tôt69. » En 1787, il avait déjà manifesté au bailli sa conviction sur l’inefficacité de la convocation des états généraux et sur l’importance d’une réforme de l’administration70. Il demeurait fidèle à ses projets d’assemblées provinciales, dont il revendiquait la paternité71. Âgé de 73 ans, le vieux marquis avait du mal à suivre l’évolution des événements français : « Je vois donc ce qui se passe avec intérêt, mais comme au spectacle, sans empressement ni inquiétude aucune72. » On devine de la correspondance des deux dernières années de sa vie un sentiment d’impuissance, de découragement et d’isolement : « tout ici, ou à peu près, est démocrate – écrivait-il au bailli vingt jours avant sa mort –, cette sorte de faction timorée qui se nourrit à l’hôtel de la Rochefoucauld y attire et gagne la jeunesse d’entre les notables et gens de cour même, qui arborent l’humanité73. » Il partage quand même avec son fils le sentiment de confiance dans le tiers-état74 et dans le rôle que le comte pouvait y jouer : « Il a dit hautement – écrit-il au bailli en janvier 1789 – qu’il ne suffira pas qu’on démonarchise la France, et en même temps il est l’ami des coryphées du tiers75. »

32 En 1788, le comte de Mirabeau avait bien défini sa ligne politique et il avait enfin embrassé l’opinion répandue favorable à la convocation des états généraux 76. Peu avant, dans la Dénonciation de l’agiotage, où l’extension de la prérogative royale était encore demandée avec force, il avait sollicité la création d’un système d’assemblées provinciales, d’après le modèle conçu par son père et développé dans le Mémoire sur les municipalités rédigé par Du Pont de Nemours pour Turgot en 1775, et dont le comte s’attribua la paternité, marque révélatrice d’une volonté d’appartenance77. Les plans d’assemblées provinciales représentèrent une des expressions les plus concrètes de l’approche physiocratique et de la volonté du groupe de Quesnay d’influer sur la politique des réformes en France et ils alimentèrent les discussions et les expérimentations à la veille de la révolution78. Le comte de Mirabeau partageait ces positions.

33 Au milieu des flottements des stratégies politiques des trois ordres, son projet visait à rassembler le roi et le peuple contre les privilégiés, attaqués aussi par son père, et à nouer la cause de la monarchie à celle de la démocratie, en vue d’établir une monarchie constitutionnelle, bâtie sur une déclaration des droits à l’instar de l’Amérique.

34 À l’époque où il jouait un rôle significatif parmi les acteurs des spéculations financières du milieu des années 1780, le comte avait fortifié ses convictions politiques aux côtés d’Isaac Panchaud, de Clavière et de Brissot, le groupe qui forma son « atelier » et d’où sortit une réflexion originale sur les liens entre économie et politique, alimentée par les expériences des protagonistes de la révolution de Genève de 1782. Collaborateur puis adversaire de Calonne et point de référence des joueurs à la baisse des actions de la Caisse d’Escompte, de la Compagnie des eaux de Paris et de la Banque d’Espagne, où la politique des prêts de la monarchie et les stratégies spéculatives des ministres se mêlaient aux intérêts privés, Mirabeau fut au cœur d’une phase effervescente des

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discussions françaises autour du crédit public. La réflexion sur le rapport entre économie et politique fit ressortir les revendications en faveur d’une constitution et de formes de représentation politique qui s’imposaient pour organiser un système de crédit public, bâti sur la confiance, et elle se perpétua au cours de la révolution française avec la création des assignats79.

35 La plume de Mirabeau fut au service aussi bien des manœuvres ministérielles que de ses intérêts personnels. Ses écrits de circonstance révèlent quand même sa conception de l’État comme garant suprême de la liberté de transaction et de défense contre la spéculation. Déçu par Calonne, il attaqua en 1787 le contrôleur général et sa politique d’exploitation de la Caisse d’Escompte dans la Dénonciation de l’agiotage, où il esquissa un rapport entre finance et politique centré sur le rôle des assemblées provinciales.

36 Les attaques des auteurs physiocratiques contre le crédit public et la richesse mobilière découlaient d’une culture économique à l’opposé des arguments qui avaient amené Mirabeau, en 1790, à justifier les assignats sur des fondements politiques, « un moyen simple et déjà éprouvé de multiplier les défenseurs de la Révolution, de les unir par l’intérêt80 ». Mirabeau partagea quand même avec son père et les physiocrates l’attention portée aux assemblées provinciales pour la mise en place d’une représentation politique décentrée et aux fondements économiques, concevant ces assemblées comme des instruments pour affirmer la confiance du public. Entre 1787 et 1788, à l’époque des tentatives de réforme qui firent des assemblées provinciales un des enjeux des politiques des derniers ministères, face à la crise financière et à l’urgence de la réforme fiscale, Mirabeau célébra les projets de son père, qui visaient à créer « une administration particulière, dans laquelle les propriétaires eux-mêmes ou leurs représentans seroient chargés de répartir les impôts, de diriger les travaux publics, d’être les organes de l’autorité envers le peuple, ceux des besoins et des droits du peuple auprès de l’autorité81 ».

37 Conçue comme établissement de crédit au service des intérêts du commerce, la Caisse d’Escompte était devenue, sous Necker et Calonne, un instrument pour alimenter la spéculation. En vue de restaurer sa vocation commerciale, Mirabeau sollicitait la création des assemblées provinciales pour mettre en rapport la Caisse avec les demandes locales et réclamait des garanties constitutionnelles, qui renvoyaient au Mémoire sur les municipalités : « Aussi long-temps qu’une constitution régulière n’organisera pas le royaume, nous ne saurons qu’une société composée de différens ordres mal unis […]. Chaque individu se considère comme isolé de la société, le gouvernement est regardé comme l’ennemi commun82. »

38 Cette phase de l’activité et de la réflexion politiques de Mirabeau correspond également à une période où il cherche à se rapprocher de son père. L’intérêt personnel animait sans doute ses efforts : le comte visait à obtenir de son père le don d’un fief, qui lui aurait facilité l’élection aux états généraux comme représentant de la noblesse. Ces tentatives s’accompagnèrent d’un renforcement de ses positions physiocratiques, qu’il exprima dans la Monarchie prussienne sous Frédéric le Grand, publié en 1788 avec une dédicace à son père, datée du 19 août83.

39 Même si le comte n’embrassa pas en entier les principes physiocratiques – sa préférence allant à la petite culture et jugeant l’impôt unique territorial valable mais difficile à appliquer – il exaltait dans son œuvre la révolution opérée par la physiocratie84, « ce système si simple, qui place dans la liberté des hommes et des

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choses tout l’art de les gouverner » et qui, le premier, avait fixé les principes de la science économique à travers l’évidence d’une démonstration mathématique85.

40 À l’aide des informations fournies par son collaborateur Mauvillon, Mirabeau détaille ses convictions économiques. Son esprit antisystématique appréciait ici l’abstraction de la théorie économique. Il célébrait « cette belle science de l’économie politique » et il en parlait comme d’un vrai système opposé aux pratiques mercantilistes : [Ces pratiques manquent] de la force nécessaire pour abstraire, et de l’étendue d’esprit qui saisit les objets dans leur ensemble. Nous ne retracerons point ici le système des philosophes Français qu’on a tâché de flétrir d’un nom de sectaires, du nom tout au moins ridicule d’économistes. Ce système a produit une grande révolution dont ses auteurs ne recueilleront peut-être pas la gloire, faute d’avoir adapté leur langage à leur siècle, mais qui sera le sauveur, et le restaurateur de l’espèce humaine86.

41 Smith, en Angleterre, et Mauvillon en Allemagne, avaient favorisé le rayonnement de la nouvelle science de l’économie. Mirabeau côtoya les transformations de la réflexion physiocratique, qu’il approcha à travers ses contacts avec la génération la plus jeune des physiocrates, personnifiée par Du Pont de Nemours, auquel le marquis avait confié la mission de gouverner son fils rebelle87.

42 Attaques contre l’Église mises à part, le marquis apprécia la science économique de l’écrit de son fils, qui « est travaillé en tout d’après les principes économiques et achèvera ou avancera de beaucoup la révolution à cet égard quant aux opinions courantes »88.

43 Au cours de la crise finale de l’Ancien Régime la physiocratie représentait, pour le comte de Mirabeau, un projet encore universellement valable et qui s’accordait avec son idéal de monarchie démocratique. Il partageait l’idée physiocratique de l’origine naturelle des sociétés et le principe d’après lequel les hommes se réunissent en société pour jouir entièrement de leurs droits naturels89. On peut placer dans ce cadre aussi sa conception de l’origine naturelle de la notion de déclaration des droits, telle qu’elle était énoncée dans Aux Bataves sur le Stathouderat et dans le projet de déclaration des droits y annexé, tiré de l’exemple américain et daté 1er avril 178890.

Le comte de Mirabeau et sa Déclaration des droits.

44 À l’origine de la réflexion d’Honoré-Gabriel sur la notion de déclaration des droits, il y a le rejet des contrepoids de la constitution anglaise, qu’il partagea avec son père et la physiocratie91, et l’idée de souveraineté populaire. Mirabeau encouragea les Bataves à se donner un gouvernement capable d’assurer la justice et l’intérêt commun en leur indiquant le modèle américain La réponse qui venait de l’Amérique était « un tableau des droits qui vous appartiennent en qualité d’hommes 92», d’après l’énoncé appuyé sur l’incipit de la Déclaration des droits de la Virginie. En puisant aux principes formulés dans les déclarations américaines, Mirabeau rédigea son propre projet en vingt-six articles.

45 Dans les commentaires qui suivent chaque article, Mirabeau dévoile toute sa dette envers la réflexion politique américaine, et en particulier le modèle de la Déclaration des droits de la Virginie, à laquelle il emprunte aussi la succession des articles, qu’il reproduit parfois même textuellement. L’origine naturelle du principe d’égalité est énoncée dans le premier article : « Tous les hommes sont libres et égaux93 », et le

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commentaire précise : « égaux et libres par l’intention de la nature », en marquant le décalage entre l’état de nature et l’état social, où « les inégalités factices partagent les hommes en deux classes »94. Les notions d’égalité, de liberté et de souveraineté populaire caractérisent la pensée de Mirabeau. L’idée de peuple, séparée de celles de « populace » et de « noblesse », est liée à un exercice de la souveraineté inséparable d’une conception de la représentation politique qui rejette le mandat impératif. La perspective économique fait de l’intérêt le fondement du lien social : « C’est la propriété qui fait les citoyens, et le fanatisme de la propriété est le plus ardent, comme le plus puissant des fanatismes95. » Dans le cadre de l’acceptation de la séparation des pouvoirs, l’article XI reconnaît la prépondérance du législatif : « La nature de la puissance législative est de ne pas se prescrire des bornes96. » Le rejet de tout monopole et la liberté de commerce sont énoncés aux articles IX et XXIII, ainsi que la liberté de culte et de presse (articles XXV et XXVI). Les garanties contre la justice arbitraire, une priorité pour le comte, qui expérimenta plusieurs fois la réclusion, occupaient six articles du projet.

46 Mirabeau emprunta donc à la réflexion politique américaine et directement aux textes rédigés par les différents États sa notion et son modèle de déclaration des droits, qu’il utilisa lors des travaux pour la rédaction de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, approuvée par l’Assemblée constituante en août 1789. Mirabeau fit parti, avec l’évêque de Langres, La Luzerne, Desmeuniers, Tronchet et Redon, du Comité des cinq et fut nommé rapporteur du texte présenté à l’Assemblée le 17 août97. Les positions du comte allaient au-delà du document finalement approuvé, dont il critiqua les restrictions dans les pages du Courier de Provence98.

47 L’idée d’un pouvoir central fort, qui pût se conjuguer avec une organisation décentralisée et qui n’était pas étrangère à la vision de son père et à ses projets d’assemblées provinciales, marqua aussi la lecture du modèle constitutionnel américain de Mirabeau et son idéal de monarchie démocratique. Plus spécifiquement, Mirabeau adopta les positions de Turgot sur le rejet du modèle politique britannique des checks and balances et sur le lien entre pouvoir monarchique et décentralisation administrative. Dans Sur la liberté de la presse, publié en 1788, il renouvela les critiques adressées par Turgot aux Américains et à leur imitation du modèle de la constitution mixte britannique99.

48 Le premier numéro de l’Analyse des papiers anglois exaltait la contribution des Américains « à perfectionner leur Législation politique », qui dépassait même la portée de leur indépendance, car ils étaient parvenus par leur modèle politique à annuler l’opposition des intérêts : « On établit une autorité qui émanant directement du Peuple, ne sauroit produire une aristocratie indépendante et oppressive ». L’Amérique avait abouti à l’équilibre entre les États et le pouvoir central à travers l’organisation du Congrès et sa Constitution100. L’auteur d’une série d’articles sur l’Amérique, vraisemblablement Mirabeau, admirait le système fédéral américain comme la meilleure forme de gouvernement, bien que destiné à s’effondrer par la mauvaise division des pouvoirs.

49 Le modèle fédéral américain, qui assurait le rapport entre centre et périphérie, était pour Mirabeau un point de référence aussi pour la France, modèle capable de concilier roi et peuple à travers un système de gouvernement, « combiné de manière, qu’au moyen de sa forme fédérative, il eût toute la puissance d’un grand empire, et par sa division en diverses jurisdictions particulières, la police douce et le bon ordre d’un petit

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état101 ». À l’instar de l’exemple américain les mêmes liens devaient se créer entre les états généraux et les assemblées provinciales, ce qui impliquait aussi, pour Mirabeau, le rejet du mandat impératif, qui aurait fait des électeurs « une aristocratie aussi préjudiciable aux vues du Monarque, que dangereuse aux droits du peuple102 ». Les États-Unis étaient donc un modèle à suivre, car ils avaient éliminé ces inconvénients après les avoir éprouvés.

50 On peut saisir cette même présence du modèle américain et de la physiocratie dans l’intervention de Mirabeau à l’Assemblée nationale lors des débats sur l’organisation des municipalités le 23 juillet 1789. C’était, à ce qu’il prétend, son premier discours après la mort de son père. Il répondait aux critiques avancées par Mounier, qui avait dénoncé le danger « de créer des États dans l’État ». L’autonomie des États américains et l’idée d’une représentation nationale enracinée au niveau local constituaient les piliers de la réfutation de Mirabeau : « Les Municipalités […] sont la base du bonheur public », subordonnées à l’Assemblée, mais libres de se donner leur propre organisation : « Voyez les Américains. Ils ont partagé leurs terrains inhabités en plusieurs États qu’ils offrent à la population, et ils laissent à tous ces États le choix du Gouvernement qu’il leur plaira d’adopter pourvu qu’ils soient républicains, et qu’ils fassent partie de la confédération103. »

51 A la même époque où il s’engageait à l’Assemblée, Mirabeau continuait à poursuivre son projet éditorial « de concordance entre les physiocrates français et les physiocrates anglais », regrettant que son activité de député absorbât la plus grande partie de son temps. Dans la lettre du 31 décembre 1789, où il exprimait ses sentiments à Mauvillon, il prônait l’établissement d’un impôt unique, une évidence et une nécessité pour « l’industrie humaine et la fécondité de la terre104 ». Le rôle central de l’impôt, qui se plaçait au cœur de la physiocratie, couplé avec une attention à la population, empruntée aussi bien à son père qu’à Franklin, marqua aussi les arguments de son discours du 3 novembre contre le plan de division territoriale de la France présenté par Thouret, au nom du comité de constitution, qui fit de Mirabeau un des protagonistes des discussions pour la création des départements.

52 L’expérience américaine et la réflexion économique avaient accoutumé le comte à réfléchir sur le lien entre la dimension territoriale et l’organisation de l’État. Mirabeau rejetait la division géométrique de la France, réclamant une attention aux spécificités locales, qu’on retrouve aussi dans les Observations inédites de son père sur la Déclarations des droits de la Virginie105, ce qui ne va pas à l’encontre de leur commun rejet des particularismes et des privilèges, qui fut aussi à l’origine de la création des départements.

53 L’opposition entre les arguments de Thouret et de Mirabeau marqua les discussions sur la définition des circonscriptions territoriales selon les revenus et la fiscalité. Leurs positions différentes perpétuaient au cœur de l’Assemblée nationale le legs physiocratique sur les liens entre décentralisation et représentation. Le plan Thouret- Sieyès était centré sur le territoire et la définition des divisions administratives et électorales s’inspirait du principe d’égalité ; les propositions de Mirabeau privilégiaient le critère de la population et visaient à consolider la représentation. Il proclamait que son but prioritaire n’était pas d’organiser une « représentation proportionnelle, mais de rapprocher l’administration des hommes et les choses et d’y admettre un plus grand concours de Citoyen » et il justifiait son approche graduelle par la volonté de « rapprocher les Représentants des Représentés ». Son projet, qui proposait la création

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de cent vingt départements au lieu de quatre-vingt, afin de garder plus d’unité et de simplicité dans l’organisation, faisait du nombre d’habitants le critère clé pour la détermination des capacités contributives de chaque division territoriale106.

Un dialogue indirect : le marquis de Mirabeau et ses observations sur la Déclaration des droits de la Virginie.

54 En août 1789, peu après la mort de son père, en discutant à l’Assemblée nationale le projet de déclaration des droits de Sieyès, Mirabeau rappela à l’abbé sa dette envers les physiocrates, auxquels il était redevable de l’idée qui faisait de la jouissance des droits naturels le but prioritaire de la réunion des hommes en société : « Tout est dans ce principe si élevé, si libéral, si fécond, que mon père et son illustre ami, M. Quesnay, ont consacré il y a trente ans107. » La distance entre père et fils demeura toutefois profonde et peut être mesurée par leurs différentes attitudes face à la notion de déclaration des droits et au modèle américain.

55 Le marquis de Mirabeau participa aux discussions sur la nature des déclarations des droits comme fondement de l’édifice constitutionnel par un texte resté inédit et rédigé en 1788 à la même époque où son fils élaborait ses réflexions.

56 Les Observations sur la déclaration des droits de la Virginie ont été écrites par Mirabeau environ un an avant sa mort. Sous la pression des événements qui annonçaient l’approche de la Révolution, le marquis, qui fut observateur des discussions qui se déroulaient dans les milieux intellectuels qui lui étaient proches, et même dans son entourage familial, consacra ses dernières réflexions à l’analyse des fondements politiques de la révolution américaine. Ce fut aussi pour lui l’occasion de réaffirmer les principes de la physiocratie. Le marquis considérait que le projet physiocratique avait été élaboré trop prématurément et que la cohésion et la force d’action du groupe étaient désormais épuisés108. Isolé et partagé entre espoir et déception, il conçut l’idée d’esquisser, à partir de la Déclaration des droits de la Virginie, une réflexion à la fois politique et économique qui visait à marquer aussi bien sa position critique au milieu des discussions en France à la veille des États Généraux que ses convictions d’économiste, toujours fidèle à l’idée que l’Amérique représentait un banc d’épreuve pour la physiocratie.

57 Mirabeau fut encouragé à rédiger ses Observations par la publication au début de l’année 1788 des Recherches historiques et politiques sur les États-Unis de l’Amérique septentrionale de Filippo Mazzei. Le 26 avril, il écrivait au bailli : « Tâche de te procurer un livre nouveau intitulé : Recherches sur les Américains. C’est le seul que j’aie voulu lire sur ce nouveau drame de civilisation encore trop récent pour que tout ce qu’on en écrit ne se ressente des passions diverses et de celle surtout, si commune aujourd’hui, de vouloir disserter et régenter sur ce qu’on ne sait ni ne peut savoir109. » On peut vraisemblablement placer la rédaction du manuscrit entre le printemps et août 1788, en tout cas après la parution des Recherches de Mazzei au début de l’année110. À la date du 26 août 1788, l’écrit était terminé, comme on le déduit d’une lettre de Mirabeau à Du Pont de Nemours : « J’ai un petit ouvrage relatif aux 18 articles de la déclarations des droits en Virginie, qui certainement ressent du travail d’une tête voutée, depuis 30 ans arrêtée sur ce même objet111. » Une accélération fut peut-être conférée, à la fin de juin, par la Lettre à la

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Chambre de Commerce de Normandie de Du Pont de Nemours, où Mirabeau vit un affaiblissement des convictions physiocratiques de Du Pont, qu’il tenait d’ailleurs pour un des collaborateurs des Recherches112. La publication, au printemps de la même année, du projet de déclaration des droits du comte de Mirabeau, contenu dans Aux Bataves, peut également avoir représenté un aiguillon pour le marquis, et l’avoir poussé aussi bien à marquer la distance qui le séparait de son fils qu’à corriger des arguments qu’il jugeait mal posés. C’est autour des notions de souveraineté populaire, d’égalité, de religion et de liberté de la presse qu’on peut saisir toute l’ampleur de l’opposition entre père et fils.

58 La légitimité de la révolution américaine et de la nouvelle république au nom d’une liberté aux fondements économiques contre le modèle politique et économique de la Grande-Bretagne associe le marquis au comte. Les arguments politiques énoncés par le marquis découlent de la théorie économique : les disputes autour de la fiscalité avaient déclenché la lutte des colonies contre la Grande-Bretagne. La propriété et sa tutelle étaient au fondement de leur force politique et le consentement des citoyens, qui par leur travail assuraient les moyens de la reproduction, en conféraient la légitimité. C’était là la justice de toute révolution : « Quant à ce qui est d’abolir le gouvernement reçu, la force seule peut le faire, c’est la guerre et celle-ci n’entre que comme défensive dans les lois de l’ordre naturel113. »

59 Le marquis de Mirabeau souligne à maintes reprises l’impossibilité d’imposer aux sociétés une organisation homogène, en marquant les rapports qui liaient les formes de gouvernement aux conditions géographiques, une idée qui remonte au début de sa réflexion114. Avant d’aborder l’analyse de chaque article, Mirabeau fixe son paradigme interprétatif, défini par les coordonnées physiocratiques. Ce cadre théorique préliminaire l’amène à mettre en cause la portée universelle accordée à la déclaration, ses fondements ne s’inscrivant pas dans la physiocratie : « Cette législation fut bonne pour la Virginie ; puisse-t-elle l’être mille ans et plus ; mais elle consacre des principes que je croirais être dangereux et exagérés dans leurs conséquences, s’ils étaient posés comme base universelle des constitutions sociales : et c’est cela que je me crois en droit de discuter115. »

60 Les Observations sont organisées en commentaires, article par article, à partir de la version en dix-huit rubriques insérée dans les Recherches de Mazzei. L’examen des cinq premiers articles représente un tout enchaîné qui fait de la physiocratie la clé interprétative de la réalité politique américaine. Mirabeau ne partageait pas les métamorphoses du rationalisme politique physiocratique qui, chez Mazzei, Condorcet et Du Pont de Nemours, aboutirent à la notion de démocratie représentative et, chez son fils, à l’idée de monarchie démocratique. À partir de ces prémices, il rejetait les principes d’égalité et de souveraineté populaire des deux premiers articles, qui étaient aussi au cœur de la réflexion de son fils.

61 À la notion d’égalité naturelle parmi les hommes, par laquelle débute la déclaration de la Virginie comme le projet du comte, le marquis oppose l’idée des conditionnements physiques de l’homme et de sa faiblesse naturelle, qu’il expliquait par de longs extraits tirés de l’article Droit naturel de Quesnay, et qui légitimait le principe de hiérarchie, élargi de la famille à toute la société116. L’analyse de la notion de souveraineté du deuxième article est centrée sur l’idée de l’assujettissement évident et nécessaire de l’homme aux lois physiques. Mirabeau concentre la physiocratie dans le principe de l’unité et de la souveraineté de la loi, de l’ordre de la nature et précédant toute forme

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de société. La distinction entre la loi expression de la raison et la loi émanation de la volonté générale marque la distance du marquis vis-à-vis des auteurs des Recherches et de son fils117.

62 En discutant du quatrième article, qui rejette tout privilège et droit héréditaire, Mirabeau donne un long récit sur la monarchie, la forme de gouvernement la plus convenable à une nation agricole. La défense des rangs est ferme, même à une époque où le marquis n’avait plus confiance en la noblesse et soutenait l’action politique de son fils en partageant son projet de consolidation de la monarchie contre les ordres privilégiés118. Mirabeau ne mettait de toute façon pas en cause le gouvernement républicain des Américains, même si une issue monarchique était considérée comme possible119.

63 C’est autour de la liberté de la presse et de la religion que se creuse l’écart entre Mirabeau et son fils. Aussi bien le projet de déclaration du comte120 que le texte de la Virginie121 célébraient une complète liberté de la presse. Même si le marquis embrassait le principe de la liberté d’expression, il séparait nettement la liberté de la presse de la liberté publique, redoutant de possibles manipulations de l’opinion publique et refusant de considérer toute réglementation comme une expression de despotisme, telle qu’elle était dénoncée dans la Déclaration de la Virginie, et que le comte avait proclamé la même année dans Sur la liberté de la presse.

64 Le marquis de Mirabeau apprécia la profession de foi physiocratique énoncée dans la Monarchie prussienne et reconnut dans son fils un « élève économique122 », mais il critiqua ses attaques violentes contre la religion. En commentant le dernier article de la déclaration de la Virginie, il donna un exposé dense et fourni du sujet qui y était traité, la religion ayant marqué la spécificité de sa pensée au sein du groupe physiocratique. Son idée de tolérance123, circonscrite uniquement à la sphère personnelle, s’accompagnait de l’exigence d’assurer l’uniformité de culte, une nécessité qu’il jugeait s’imposer aux États agricoles, tels que les États-Unis. Ces arguments se rapprochaient des réflexions développées dans les Devoirs, autre œuvre tardive qui marqua davantage la dimension religieuse et morale de la dernière partie de la vie du marquis.

65 Les Observations sur la Déclaration de la Virginie, esquissées presque à la veille de sa mort, à une époque où il allait renouer les rapports avec son fils, furent donc pour Mirabeau l’occasion de réfléchir sur un sujet partagé avec une génération en marche vers la révolution. Le vieux marquis s’était associé à l’enthousiasme répandu pour la révolte des colonies américaines et pour leurs potentialités économiques, mais il n’arriva pas à saisir toutes les implications politiques de la liberté de commerce124. Autour de la déclaration des droits s’accomplit cette rupture : « Il est nécessaire de se rappeler ici que c’est à la Déclaration des droits, considérée comme le palladium présent et futur des sociétés civilisées et l’enseigne des droits imprescriptibles de l’humanité, que j’oppose ce petit recueil d’observations ; et qu’il faut dès lors faire abstraction des circonstances particulières, toujours impérieuses, et qui sans doute ont été saisies ou supportées par la perspicacité des rédacteurs125. »

66 Autour du rapprochement tardif du marquis de Mirabeau et de son fils se joua un drame à la fois familial et national aux enjeux très profonds. À travers l’analyse des écrits et de l’action du comte on peut saisir toute la présence dans sa réflexion de la culture physiocratique, qui faisait partie de son milieu domestique. Mirabeau fils fut un acteur politique intelligent, ambigu et sans scrupule. Ses positions convaincues sur la portée et la validité de la nouvelle science de l’économie à la veille de la Révolution

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française, qu’il manifeste dans la correspondance à ses amis et collaborateurs, témoignent toutefois que ses arguments économiques n’étaient pas uniquement dictés par son intérêt personnel. La Monarchie prussienne représente un texte important pour saisir le lien entre économie et politique, qui puisa dans la physiocratie à une époque et dans un contexte où même le marquis n’avait plus confiance dans sa force d’action.

67 Ce fut autour de la Révolution américaine que l’écart entre père et fils se manifesta ouvertement. Laboratoire à la fois économique et politique, l’Amérique, ses événements et son modèle politique accélérèrent les discussions en Europe sur les notions de souveraineté, liberté, droits, égalité et constitution. L’apport des auteurs physiocratiques à la lecture économique de la Révolution américaine fut incontestable. Parmi eux, Du Pont de Nemours et Condorcet, qui était également proche de la physiocratie, furent partisans et même protagonistes des deux révolutions démocratiques de la fin du dix-huitième siècle. Le marquis de Mirabeau n’accomplit pas ce pas décisif. La portée globale de la rencontre entre Mirabeau et son fils représente un épisode emblématique des différences générationnelles annonçant le tournant imminent qui imposa le passage des réformes à la révolution.

NOTES

1. « D’abord feudal et philanthrope, puis libéral et décentralisateur... démocrate sans être égalitaire » (Louis DE LOMÉNIE, Les Mirabeau. Nouvelles études sur la société française au XVIIIe siècle, 5 vol. , Paris, E. Dentu, 1879-91, t. I, p. 485). Tocqueville aussi saisit, dans Mirabeau, l’« invasion des idées démocratiques dans un esprit féodal » (Alexis-Henri-Charles de Clérel DE TOCQUEVILLE, Œuvres complètes, 2 vol. , Paris, Gallimard, 1953, t. II, L’Ancien Régime et la Révolution. Fragments et notes inédites sur la révolution, « Notes sur le marquis de Mirabeau », p. 440). 2. L. DE LOMÉNIE, Les Mirabeau, op. cit., t. IV, p. 137. 3. J. BÉNÉTRUY, L’atelier de Mirabeau : quatre proscrits genevois dans la tourmente révolutionnaire, Genève, A. Jullien, 1962. 4. « L’intérêt de chaque nation est que ses voisins soient plus riches et plus heureux. C’est là le magnétisme philosophique qui rend cette théorie vraiment respectable » (Lettre à Jacob von Mauvillon, 19 décembre 1786, dans Honoré-Gabriel RIQUETI DE MIRABEAU, Lettres du Comte de Mirabeau à un de ses amis en Allemagne, écrites durant les années 1786, 1787, 1788, 1789 et 1790, s. l., s. é., 1792, p. 131). 5. Lettre à Jacob von Mauvillon, 22 octobre 1788, ibid., p. 417. 6. « L’homme aux miracles, qui vient de renverser le seul ministre qui voulut une révolution au profit de la nation, n’a ni talent proportionné aux circonstances, ni une âme civique, ni des principes vraiment libéraux » (Lettre à Jacob von Mauvillon, 20 septembre 1788, ibid. p. 394-395). Honoré-Gabriel RIQUETI DE MIRABEAU, Lettres du Comte de Mirabeau sur l’administration de M. Necker, s. l., s. é., 1787. 7. Honoré-Gabriel RIQUETI DE MIRABEAU, Aux Bataves sur le Stathouderat, s. é., s. l., 1788. L’écrit est daté 1er avril 1788. 8. Victor RIQUETI DE MIRABEAU, Observations sur la déclaration des droits du bon peuple de Virginie portée le 1er juin 1776, dans Victor RIQUETI DE MIRABEAU, Pierre-Samuel DU PONT DE NEMOURS, Dialogues

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physiocratiques sur l’Amérique, textes réunis, présentés et édités par Manuela Albertone, Paris, Classiques Garnier, 2015. Le manuscrit fut vraisemblablement composé entre printemps et août 1788 (cf. ibid., p. 32-35). 9. Honoré-Gabriel RIQUETI DE MIRABEAU, De la Monarchie prussienne sous Frédéric le Grand, 7 vol., Londres, s. é., 1788. 10. Cf. Louis de LOMÉNIE, Mirabeau et son père à la veille de la Révolution, Paris, Didot, 1874. 11. V. RIQUETI DE MIRABEAU, L’Ami des Hommes, ou Traité de la population. Nouvelle édition augmentée d’une quatrième partie et de sommaires, 3 vol., s. l. [Avignon], s. é., 1758-1760, op. cit., t. III, troisième partie, Des Colonies, ch. VI, p. 226-7. 12. Ibid., p. 240-241. 13. Ibid., t. I, p. 250. 14. V. RIQUETI DE MIRABEAU, L’Ami des Hommes, op. cit., t. III, troisième partie, p. 269-70. 15. Cf. Paul B. CHENEY, « Les économistes français et l’image de l’Amérique. L’essor du commerce transatlantique et l’effondrement du ‘gouvernement féodale’ », Dix-huitième siècle, vol. 33, 2001, p. 231-45 ; Alain CLÉMENT, « Du bon et du mauvais usage des colonies : politique coloniale et pensée économique française au XVIIIe siècle », Cahiers d’économie politique. Histoire de la pensée économique, vol. 56, 2009, p. 101-127. 16. « Quatrième Lettre de M. B. à M… sur la dépravation de l’ordre légal », Éphémérides du citoyen, 1768, t. II, p. 7. 17. Victor RIQUETI DE MIRABEAU, Lettres sur la restauration de l’ordre légal, F. H. Schneider, Amsterdam, 1769, p. 15-6. 18. Cf. Vieri BECAGLI, « Quesnay, Mirabeau, il “Tableau” e la “Théorie” », dans François QUESNAY, Tableau économique. Con saggi di Vieri Becagli, Giorgio Gilibert e Luigi Pasinetti, Giancarlo De Vivo (dir.), Milan, Fondazione Raffaele Mattioli, Milano, 2009, p. 13-94. 19. Victor RIQUETI DE MIRABEAU, Les Devoirs, Milan, au Monastère Impérial de Saint-Ambroise, 1780, p. 150. Bien que publiée en 1780, l’œuvre, de l’aveu de Mirabeau, avait été commencée au début de la révolution américaine (ibid., p. 42). 20. Ibid., p. 150-151. 21. Ibid., p. 210-211. 22. Victor RIQUETI DE MIRABEAU, Entretiens d’un jeune prince avec son gouverneur, Moutard, Londres, Paris, 1785, p. 27. 23. V. RIQUETI DE MIRABEAU, Les Devoirs, op. cit., p. 213. 24. Cf. Alfred O. ALDRIDGE, Benjamin Franklin et ses contemporains français, Didier, Paris, 1963. 25. Cf. « Critiques raisonnées. Lettres d’un Fermier de Pensylvanie aux Habitants de l’Amérique septentrionale, par M. Dickinson : traduites de l’Anglois », Éphémérides du citoyen, 1769, t. X, p. 44-48, où l’on attaquait les théories dégénératives de Buffon ; P-J. ROUBAUD, Histoire générale de l’Asie, de l’Afrique et de l’Amérique, Paris, Desventes de la Doué, 15 vol. , 1770-1775, t. V, p. 56-57, où l’on attaquait de Paw. 26. « Des Troubles qui divisent l’Angleterre et ses colonies », Éphémérides du citoyen, 1768, t. VII, no III, première partie, p. 34-91 ; t. VIII, troisième partie, no 1, p. 159-192 ; « Lettre de Mr. H. à l’auteur des Éphémérides, au sujet du Pays florissant qui n’a point de Villes, dont il a été parlé dans le troisième Volume de cette année », Ibid., 1769, t. VIII, no 1, p. 52 ; « Lettres d’Abraham Mansword, Citoyen de Philadelphie, à ses compatriotes de l’Amérique septentrionale, Première Lettre contenant une idée des loix fondamentales qui pourront être adoptées par les diverses Provinces américaines, lorsqu’elles seront devenues une République confédérative », Ephémérides du citoyen, 1771, t. XI, n° 3, p. 74-112 ; « Seconde Lettre contenant une idée de la constitution à donner aux Etats Généraux de l’Amérique septentrionale, et des Cérémonies à observer lors de leur tenue », 1771, t. XII, n°1, p. 6-45.

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27. Forbonnais attaqua les « Doctrinaux » qui avaient appliqué leur « systême de liberté générale » aussi aux colonies. « Ils n’ignorent pas qu’on reproche à leur systeme de conduire les Colonies à l’indépendance », mais ils « se croyent nés pour réformer tous les Gouvernemens […]. Il paroît que les intérêts politiques ne sont d’aucune considération auprès de nos Cosmopolites » (François Véron DUVERGER DE FORBONNAIS, « Sixième et dernier Extrait. Principes et Observations économiques de M. de Forbonnais », Journal de l’agriculture, du Commerce et des Finances, novembre 1767, p. 17-18). 28. Pour une analyse plus détaillée de la physiocratie en Amérique, je renvoie à mon volume, Manuela ALBERTONE, National Identity and the Agrarian Republic. The Transatlantic Commerce of Ideas between America and France (1750-1830), Farham, Ashgate, 2014. 29. Alexander Small, dans une lettre adressée à Franklin en 1777, écrivit: « I dare say the Ami des Hommes, and his friends live in friendship with you » (St. Philips Minorca, 15 mars 1777, dans Benjamin FRANKLIN, The Papers, New Haven, Yale University Press, 1959-, t. XXIII, p. 497-98). 30. Mirabeau à Franklin, 19 juillet 1777, dans ibid., p. 336. 31. Franklin ne rencontra pas Honoré-Gabriel, emprisonné, pendant ses premiers séjours à Paris. Ce fut Mme Helvétius qui organisa leur rencontre en 1778. 32. « Mirabeau se charges de le traduire [Burke], d’après les instances du docteur Franklin » (Jean-Marie-Nicolas LUCAS DE MONTIGNY, Mémoires biographiques, littéraires et politiques de Mirabeau, écrits par lui-même, par son père, son oncle et son fils adoptif, 8 vol. , Paris, A. Guyot, 1834-35, t. IV, p. 159). Cf. également Markus HUNEMORDER, The Society of Cincinnati. Conspiracy and Distrust in early America, New York, Berghahn, 2006. 33. Bernard FAY, « Franklin et Mirabeau collaborateurs », Revue de littérature comparée, VIII, 1928, p. 5-28. 34. Dans une lettre à Chamfort, Mirabeau parlait de la publication comme d’« un ouvrage nouveau » et que le retard par rapport au calendrier concordé avec Franklin était dû à Thomas, qui devait y ajouter ses notes. (Sébastien-Roch-Nicolas DE CHAMFORT, Œuvres complètes, éd. P-R. Auguis, 5 vol., Paris, Chaumerot Jeune, 1824-25, t. V, Lettre VII, p. 385). 35. Honoré-Gabriel RIQUETI DE MIRABEAU, Considérations sur l’Ordre de Cincinnatus, ou Imitation d’un pamphlet anglo-américain, Londres-Rotterdam, J. Johnson, C. R. Hake, 1788, p. 90. 36. Dans une lettre à Chamfort, Mirabeau écrivait au sujet de l’ordre de Cincinnatus et de leur collaboration : « C’est cependant une chose curieuse et remarquable que la philosophie et la liberté s’élèvent du sein de Paris, pour avertir le nouveau monde des dangers de la servitude, et de lui montrer de loin les fers qui menacent la postérité » (Honoré-Gabriel RIQUETI DE MIRABEAU, Lettres à Chamfort, Paris, chez les Directeurs de la Décade philosophique, an V, lettre IX, 1784, p. 29-30) 37. Honoré-Gabriel RIQUETI DE MIRABEAU, Considérations sur l’Ordre de Cincinnatus, p. 1. 38. Ibid., p. 21. Cf. Honoré-Gabriel RIQUETI DE MIRABEAU, Sur la liberté de la presse, imitée de l’anglois de Milton, Londres, s. é., 1788. 39. Honoré-Gabriel RIQUETI DE MIRABEAU, Considérations sur l’Ordre de Cincinnatus, p. 24. 40. Ibid., p. 36. 41. Ibid., p. 75-76 et 90. 42. Ibid., p. 64. 43. Deux éditions en français furent publiées en 1784 et 1785, une anglaise en 1785 et une américaine en 1786. 44. Benjamin FRANKLIN, The Papers, Digital Edition by the Packard Humanities Institute (www.franklinpapers.org/franklin/). 45. Honoré-Gabriel RIQUETI DE MIRABEAU, Considérations sur l’Ordre de Cincinnatus, ou Imitation d’un pamphlet anglo-américain suivies… d’une lettre du feu Monsieur Turgot, Ministre d’Etat en France, au Docteur Price, sur les Législations américaines, Londres, Johnson, 1784.

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46. Honoré-Gabriel RIQUETI DE MIRABEAU, Considérations sur l’Ordre de Cincinnatus, ou Imitation d’un pamphlet anglo-américain suivies… d’une lettre du feu Monsieur Turgot, Ministre d’Etat en France, au Docteur Price, sur les Législations américaines ; et de la traduction d’un pamphlet du docteur Price, intitulé : Observations on the importance of the American Revolution, and the means of making it a benefit to the world ; accompagnée de réflexions et de notes du traducteur, Londres, Johnson, 1785. Dans une lettre à Chamfort du 30 décembre 1784, Mirabeau déclarait que la plus grande partie des réflexions sur l’ouvrage de Price était de Target, pour qui il manifestait son estime : « non seulement il est au courant de toutes les idées saines en économie politique, mais il en a redressé plusieurs. » (H.-G. RIQUETI DE MIRABEAU, Lettres à Chamfort, op. cit., p. 81). 47. Richard PRICE, Observations on the importance of the American revolution and the means of making it a benefit to the world: to which is added a letter from M. Turgot, late comptroller-general of the finances of France, Dublin, L. White, W. Whitestone et P. Byrne, 1785. 48. Frédéric II, landgrave de Hesse-Cassel, avait mis à disposition de l’Angleterre six mille Hessois pour être transportés en Amérique (cf. J.-M.-N. LUCAS DE MONTIGNY, Mémoires biographiques, op. cit., t. V, p. 248). 49. Honoré-Gabriel RIQUETI DE MIRABEAU, Essai sur le despotisme. Troisième édition […]. Précédé de la lettre de M. de S. M. aux auteurs de la « Gazette littéraire », et suivi de l’Avis aux Hessois, et de la Réponse aux conseils de la raison, Paris, Le Jay, 1792, p. 311. 50. Honoré-Gabriel RIQUETI DE MIRABEAU, « Réponse aux conseils de la raison », dans ibid., p. 329. Dans une lettre à son frère le bailli du 5 décembre 1766 le marquis de Mirabeau avait critiqué la mauvaise évolution de l’économie bâtie sur les rentes, le luxe et les impôts indirects, en en exceptant : « les colonies septentrionales de l’Amérique, où la terre vierge et le gouvernement encore incertain prêtent aux hommes de la marge pour avoir des vertus ». (Louis de LOMÉNIE, Les Mirabeau, op. cit,. t. II, p. 390). 51. Le comte emprunte à la physiocratie la vision d’une harmonie internationale et un esprit antibritannique, critique envers : « la plus odieuse et la plus inique des nations hors de chez elle, et qui grâce à la force des choses, toujours soumise à la longue, à l’ordre naturel et essentiel des sociétés, creuse de ses mains son très prochain tombeau » (Lettre de Mirabeau à Mauvillon, [fin 1787], dans H.-G. RIQUETI DE MIRABEAU, Lettres du Comte de Mirabeau à un de ses amis en Allemagne, op. cit., p. 312). 52. Lettre de Mirabeau à Sophie, 20 février 1779, dans Honoré-Gabriel RIQUETI DE MIRABEAU, Lettres écrites du donjon de Vincennes, pendant les années 1777, 79 et 80, publiées dans Œuvres choisies, Paris, Brissot-Thivars, 3 vol. , 1820-21, t. II, p. 270-71. 53. Parmi les livres de Mirabeau figurait l’édition des œuvres de Franklin de 1773, les Notes on the state of Virginia de Jefferson et la traduction en français de 1786 (Catalogue des livres de la bibliothèque du feu M. Mirabeau l’ainé, Paris, Rozet, Belin, 1791). 54. Précis de la révolution des Etats Unis de l’Amérique, Archives du Ministère des Affaires Étrangères, États-Unis, Mémoires et Documents, vol. 1888, f. 66-69. Le manuscrit est mentionné par Bernard FAY, « Franklin et Mirabeau collaborateurs », p. 10, et par François QUASTANA, La pensée politique de Mirabeau (1771-1789). « Républicanisme classique » et régénération de la monarchie, Aix-en-Provence, Presses Universitaires d’Aix-Marseille, 2007, p. 372-75. 55. Pierre-Ulric DUBUISSON, Abrégé de la révolution de l’Amérique angloise, depuis le commencement de l’année 1774, jusqu’au premier janvier 1778, Paris, chez Cellot & Jombert fils jeune, 1778. Sur le manuscrit, on indique 1779 comme date de l’Abrégé ( Précis de la révolution des Etats Unis de l’Amérique, op. cit., f. 66). 56. Ibid., f. 68. 57. Pour une histoire des différentes éditions des constitutions américaines, cf. Durand ECHEVERRIA, « French Publications of the Declaration of Independence and the American

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Constitutions, 1776-1783 », The Papers of the Bibliographical Society of America, vol. XLVII, fourth quarter, 1953, p. 313-38. 58. Précis de la révolution des Etats Unis de l’Amérique, op. cit., f. 68. 59. John Hector ST. JOHN DE CRÈVECŒUR, Letters from an American Farmer : describing certain provincial situations, manners, and customs, not generally known ; and conveying some idea of the late and present interior circumstances of the British Colonies in North America. Written for the information of a friend in England, by J. Hector St. John, a farmer in Pennsylvania, London, Th. Davies et L. Davies, 1782 ; John Hector ST. JOHN DE CRÈVECŒUR, Lettres d’un cultivateur américain, écrites à W. S. Ecuyer, depuis l’année 1770, jusqu’à 1781. Traduites de l’Anglois par ***, 2 vol. , Paris, Cuchet, 1784. Sur Crèvecoeur, cf. M. ALBERTONE, National Identity and the Agrarian Republic, op. cit. 60. Sur l’Amérique, Archives du Ministère des Affaires Étrangères, États-Unis, Mémoires et Documents, vol. 1888, f. 70-72. Sur l’hypothèse que le texte de Mirabeau constitue presque intégralement le compte-rendu de l’œuvre de Saint John de Crèvecœur paru dans le Mercure de France le 22 janvier 1785 et signé par Lacretelle, cf. F. QUASTANA, La pensée politique de Mirabeau, op. cit., p. 374-375. 61. Sur l’Amérique, op. cit., f. 70. 62. « Leur prospérité est dans le nombre des citoyens qu’elle acquiert chaque année » (ibid.). 63. Ibid. 64. Ibid., f. 71. 65. Ibid., f. 70verso. 66. Ibid., f. 71. 67. Filippo MAZZEI, Recherches historiques et politiques sur les États-Unis de l’Amérique septentrionale, 4 vol., Colle et Paris, Froullé, 1788. 68. Analyses des papiers anglois, no 37, 1er avril 1788, p. 313-20. 69. Mirabeau à Butré, 4 décembre 1788, dans Rodolphe REUSS, 1724-1805. Charles de Butré. Un physiocrate tourangeau en Alsace et dans le Margraviat de Bade, Fischbacher, Paris, 1887, p. 96. 70. Mirabeau au bailli, 4 septembre 1787, dans « Les dernières années du maquis de Mirabeau », Le Correspondant, no CCXIV, 25 janvier 1913, p. 277. 71. Mirabeau au bailli, 24 mai 1788, ibid., 25 mars 1913, p. 1142. 72. Ibid. 73. L. DE LOMÉNIE, Les Mirabeau, op. cit., t. I, p. 484 ; Mirabeau au bailli, 20 juin 1789, Le Correspondant, op. cit., p. 335-336. 74. Dans la lettre au bailli du 20 juin 1789, déjà mentionnée, le marquis manifesta son appréciation pour le Tiers-État : « Le tiers-état enfin est tout, et c’est le seul (entre toi et moi et selon mes idées), c’est le seul qui ne soit point démocrate, car il veut un roi, mais soumis et délégué ; il ne veut, il est vrai, ni clergé ni noblesse, cela est visible et à découvert, mais il ne sert point le peuple, il s’en sert à l’effet d’établir l’empire de la nation et de ses interprètes. » (Le Correspondant, no CCXV, 25 Avril 1913, p. 336). 75. Lettre citée par L. DE LOMÉNIE, Mirabeau et son père, op. cit., p. 19. 76. Cf. L. DE LOMÉNIE, Les Mirabeau, op. cit., t. IV, p. 102. 77. J.-M.-N. LUCAS DE MONTIGNY, Mémoires, op. cit., t. IV, p. 159 et suivantes. 78. Anthony MERGEY, L’État des Physiocrates : Autorité et Décentralisation, Aix-en-Provence, Presses Universitaires d’Aix-Marseille, 2010. 79. Pour une analyse approfondie de ces questions, cf. Manuela ALBERTONE, Moneta e politica in Francia. Dalla Cassa di Sconto agli assegnati (1776-1792), Bologna, Il Mulino, 1992 ; cf. aussi Manuela ALBERTONE., « Le débat sur le crédit public en France et la naissance des assignats », dans La pensée économique pendant la Révolution française. Actes du Colloque international de Vizille, 6-8 septembre 1989, G. Faccarello et P. Steiner (dir.), Économie et Société, no 7-10, 1990, p. 405-429. 80. Archives parlementaires, t. XVIII, 27 août 1790, p. 360.

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81. Honoré-Gabriel RIQUETI DE MIRABEAU, De la Monarchie prussienne sous Frédéric le Grand, 7 vol., s. é., Londres, 1788, t. I, p. 12. 82. Honoré-Gabriel RIQUETI DE MIRABEAU, Dénonciation de l’agiotage au Roi et à l’assemblée des notables, s. l., s. é., 1787, p. 125-128. 83. Honoré-Gabriel RIQUETI DE MIRABEAU, De la Monarchie prussienne sous Frédéric le Grand, 7 vol. , s. é., Londres, 1788. 84. Ibid., t. III, p. 254-255. 85. Ibid., t. IV, p. 13-14, 62-63 et 334-335. Dans sa correspondance avec Jacob Mauvillon, officier au service du duc de Brunswick qui lui fournit les matériaux pour l’ouvrage, il manifeste son intention de raffermir la validité théorique de la théorie physiocratique face à Adam Smith : « Que notre ouvrage physiocratique marche ! Les bons esprits, mais timides et peu inventeurs, n’attendent qu’un tel ouvrage pour se donner entiers à cette science[…] » (Cf. les lettres de Mirabeau à Mauvillon, 7, 22 septembre, 2, 22 octobre, 8 novembre 1788, 31 décembre 1789, 31 janvier 1790, dans Honoré-Gabriel RIQUETI DE MIRABEAU, Lettres du Comte de Mirabeau à un de ses amis en Allemagne, écrites durant les années 1786, 1787, 1788, 1789 et 1790, s. l., 1792, p. 388, 399, 403-4, 415, 497-8, 503). 86. H.-G. RIQUETI DE MIRABEAU, De la Monarchie prussienne, op. cit., t. III, p. 254-255. 87. Pierre-Samuel DU PONT DE NEMOURS, The Autobiography of Du Pont de Nemours, E. Fox-Genovese (dir.), Wilmington (Delaware), Scholarly Resources Inc., 1984, p. 256. 88. Mirabeau au bailli, 23 septembre 1788, Le Correspondant , 25 mars 1913, p. 1152. 89. Cf. H.-G. RIQUETI DE MIRABEAU, Essai sur le despotisme, op. cit., et Archives parlementaires. Recueil complet des débats législatifs et politiques des chambres françaises. Première Série (1787–1799), Paris, 1867-1896, 47 vol., t. VIII, 18 août 1789, p. 453. 90. Honoré-Gabriel RIQUETI DE MIRABEAU, Aux Bataves sur le Stathouderat, s. é., s. l., 1788. On a généralement négligé la dette de la réflexion politique de Mirabeau à la physiocratie, en marquant plutôt ses liens avec Rousseau (cf. Stéphane RIALS, La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, Hachette, Paris, 1989, p. 310 ; F. QUASTANA, La pensé politique de Mirabeau, op. cit.). 91. Cf. Manuela ALBERTONE, « “Que l’autorité souveraine soit unique”. La séparation des pouvoirs dans la pensée des physiocrates et son legs : du despotisme légal à la démocratie représentative de Condorcet », dans Sandrine Baume, Biancamaria Fontana (dir.), Les usages de la séparation des pouvoirs, The uses of the separation of powers, Paris, Michel Houdiard, 2008, p. 38-68. 92. H.-G. RIQUETI DE MIRABEAU, Aux Bataves, op. cit., p. 185-186. 93. Ibid., p. 117. Moins radical, le premier article de la déclaration de la Virginie récite : « Tous les hommes naissent également libres et indépendans. » 94. Ibid., p. 118. 95. Ibid., p. 129. 96. Ibid., p. 127. 97. Cf. Archives parlementaires, op. cit., t. VIII, p. 438. 98. Courier de Provence, no 31, 22-23 août 1789. En faisant le récit de la séance de l’Assemblée du 27 juillet, Mirabeau avait marqué la dette des Américains à Rousseau. 99. H.-G. RIQUETI DE MIRABEAU, Sur la liberté de la presse, op. cit., p. 58. 100. Analyse des papiers anglois, op. cit., no 1, 1787, 14 novembre 1787, p. 13-14. 101. Ibid., no 14, 12-15 janvier 1788, p. 345. Il exprima la même idée dans la lettre à Mauvillon du 31 janvier 1790 : « un grand empire ne peut jamais être bien gouverné que comme une congrégation de petits Etats fédératifs dont le nœud fédéral est dans une assemblée représentative présidée et surveillée par le monarque » (H.-G. RIQUETI DE MIRABEAU, Lettres du Comte de Mirabeau, op. cit., p. 506). Cf. aussi Mirabeau à La Mark, 27 janvier 1790 dans Honoré-Gabriel RIQUETI DE MIRABEAU, Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de La Marck pendant les années 1789, 1790 et 1791, 3 vol. , Paris, Veuve Le Normand, 1851, t. I, p. 487).

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102. Ibid., p. 351. 103. Honoré-Gabriel RIQUETI DE MIRABEAU, « Dix-Neuvième Lettre du Comte de Mirabeau à ses Commettans. Du 9 Juillet jusqu’au 24 du même Mois », Courrier de Provence, t. 1, 1789, p. 53-54. 104. H.-G. RIQUETI DE MIRABEAU, Lettres du Comte de Mirabeau, op. cit., p. 500. 105. Voir infra note 113. 106. Courrier de Provence, 61, 3 novembre 1789, p. 1-31. Voir aussi Archives parlementaires, op. cit., t. IX, 3 novembre 1789, p. 659 ; 10 novembre, p. 733. 107. Ibid., t. VIII, 18 août 1789, p. 453. 108. Mirabeau à Butré, 9 janvier 1789, dans R. REUSS, 1724-1805.Charles de Butré, op. cit., p. 98. 109. Mirabeau au bailli, 26 avril 1788, Le Correspondant, no CCXIV, 25 février 1913, p. 698. 110. Au sujet de la datation du manuscrit, cf. Manuela ALBERTONE, « Deux générations autour de l’Amérique », dans V. Riqueti de Mirabeau, P.-S. Du Pont de Nemours, Dialogues physiocratiques, op. cit., p. 32-35. 111. Lettre autographe de Mirabeau à Du Pont de Nemours, 26 août 1788, Hagley Museum and Library, The Winterthur Manuscripts, Group 2, Series A, Correspondence, W2-2079. 112. Lettre autographe de Mirabeau à Du Pont de Nemours, 27 juin 1788, Hagley Museum and Library, The Winterthur Manuscripts, Group 2, Series A, Correspondence, W2- 2037. 113. V. RIQUETI DE MIRABEAU, P.-S. DU PONT DE NEMOURS, Dialogues physiocratiques, op. cit., p. 80. 114. V. RIQUETI DE MIRABEAU, Mémoire sur l’agriculture envoyé à la très-louable Société de Berne, dans Id., L’Ami des hommes, op. cit., t. III, p. 40. 115. V. RIQUETI DE MIRABEAU, P.-S. DU PONT DE NEMOURS, Dialogues physiocratiques, op. cit., p. 63. 116. Ibid., p. 64-66. 117. Ibid., p. 71 et suivantes. 118. Ibid., p. 80-94. Cf. les critiques adressées par Du Pont dans son commentaire au texte de Mirabeau, où il jugeait les arguments physiocratiques en faveur de la monarchie désormais inactuels (ibid., p. 168-170). 119. Il avait déjà exprimé ces positions dans Les Devoirs, op. cit., p. 210. 120. H.-G. RIQUETI DE MIRABEAU, Aux Bataves, op. cit., art. XXVI, p. 138. 121. F. MAZZEI, Recherches, op. cit., art. XIV, p. 162. 122. Lettre citée par L. DE LOMÉNIE, Mirabeau et son père, op. cit., p. 19. 123. V. RIQUETI DE MIRABEAU, Pierre-Samuel DU PONT DE NEMOURS, Dialogues physiocratiques, op. cit., p. 150-151. 124. Paul CHENEY, Revolutionary Commerce: Globalization and the French Monarchy, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2010. 125. V. RIQUETTI DE MIRABEAU, P.-S. DU PONT DE NEMOURS, Dialogues physiocratiques, op. cit., p. 148.

RÉSUMÉS

Le marquis de Mirabeau et son fils Honoré-Gabriel, le comte de Mirabeau, suivirent le cours de la Révolution américaine et vécurent l’essor de la Révolution française en saisissant le lien entre économie et politique. Face à des rapports personnels tourmentés, témoignages d’une époque de

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fractures qui se manifestèrent aussi par le biais des divisions au sein des familles, on peut mieux comprendre les attitudes du marquis et du comte durant le passage des réformes à la révolution à travers l’observatoire privilégié de l’Amérique, dont l’économie et l’expérience révolutionnaire s’imposèrent comme modèles en France à partir des années 1780. Tous les deux analysèrent le mythe et la réalité de l’Amérique, et appuyèrent la cause des colonies américaines dès les débuts de leur conflit contre la Grande-Bretagne. De leurs plumes en sortirent des écrits restés inédits. Le comte rédigea au printemps 1788 un projet de déclaration des droits qui puisait aux déclarations des États américains, et à celle de la Virginie en particulier ; le marquis élabora presque à la même époque de longues observations sur la déclaration des droits de la Virginie, où il discutait les mêmes principes de liberté, d’égalité et de souveraineté populaire que le comte avait énoncés dans son projet.

The Marquis of Mirabeau and his son, Honoré-Gabriel, Earl of Mirabeau, studied the progress of the American Revolution and observed the rise of the French Revolution through the connection between economics and politics. Taking into account their troubled personal relationships, testimonies of a time of fractures that also involved divisions within families, it is easier to understand the Marquis and the Earl’s attitude in the transition between the reforms and the revolution through the advantageous observation of America, whose economy and revolutionary experience became de facto models in France at the beginning of the 1780s. Both of them analysed the myth and reality of America and supported the cause of the American colonies from the start of their conflict with Great Britain. From these studies were produced some written works that remained unpublished. The Earl wrote in the spring 1788 the draft of a declaration of rights inspired by those of the American States, and particularly Virginia’s; almost at the same time, the Marquis formulated elaborate observations about Virginia’s declaration of rights, where he discussed the same principles of freedom, equality and popular sovereignty the Earl had postulated in his project.

INDEX

Mots-clés : Mirabeau, Physiocratie, Amérique, France, Révolution, Dix-huitième siècle Keywords : Mirabeau, Physiocracy, America, France, Revolution, Eighteenth century

AUTEUR

MANUELA ALBERTONE Département de Studi Storici Université de Turin

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La Persistance de l’Ancien Régime à Haïti : mode de production et idéologie nationaliste

Paul Cheney

1 Dans le sens moderne du terme, la révolution politique est inséparable de ces transformations sociales profondes qui coupent irrévocablement les peuples de leur passé : comme l’écrit Reinhart Koselleck (résumant Marx), « la révolution sociale avait à se défaire du passé et puiser son contenu dans le futur1 ». La révolution haïtienne fut la première révolte d’esclaves menant à la chute d’une colonie européenne et à l’établissement d’une nation indépendante, ce qui la place sans conteste parmi les ruptures les plus radicales de l’Âge des révolutions (1776-1830). Avant la Révolution française et les guerres civiles qui ont conduit à la proclamation de l’indépendance haïtienne en 1804, Saint-Domingue était une société d’Ancien Régime dans laquelle la servitude et la hiérarchie raciale étaient considérées comme normales, voire naturelles. Le nationalisme haïtien s’ancra ainsi dans l’abolition de l’esclavage, un fait qui était censé de couper la nation haïtienne de son passé coloniale et esclavagiste. Proclamée d’abord par un acte de la Convention nationale française en 1794, l’abolition devint une partie intégrale du nationalisme haïtien dans le mesure où elle fonctionna en même temps comme point de ralliement pour la défense du pays en période de conflit externe, et comme base fondamentale de la légitimité du gouvernement. L’abolition fût réaffirmée dans les toutes premières constitutions d’Haïti, y compris celle de 1849 (article 8), après la deuxième abolition décrétée par la France en 1848. Ces répétitions servaient certes comme avertissements aux puissances qui restait esclavagistes, mais elles constituaient également une reconstitution symbolique des origines d’un pays abritant un peuple libre. C’est de la même manière que le nationalisme français est fondé sur la récupération des droits naturels – dont, notamment l’égalité civique – annoncés dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen (ci-après : DDHC). Une représentation visuelle très répandue de la DDHC, celle de ses dix-sept articles inscrits sur deux Tables de la loi évoquant celles livrés par Moïse au peuple juif, rappelle la même régénération d’un peuple anciennement soumis. Bien que le

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nationalisme haïtien fût fondé sur l’auto-détermination d’esclaves libérés – rupture idéologique aussi décisive que possible par rapport à l’Ancien Régime –, Haïti n’a pas su « créer sa substance à partir du futur ». De plus d’une façon, le passé a déterminé les choix de ses élites dirigeantes, et l’insistance rigide sur la césure de l’indépendance obscurcit bien souvent les continuités économiques, sociales et politiques avec l’Ancien Régime, qui se résument finalement en un mot : la plantation2.

2 La plantation de l’Ancien Régime était plus qu’un lieu où le travail servile produisait des produits d’exportation tropicale tels que le sucre, le café, l’indigo et le coton. Ainsi que l’affirme Phillip Curtin, il s’agissait en réalité d’un « complexe » – un système économique et politique dont les larges ramifications liaient entre eux des régions, des peuples et des institutions d’au moins trois continents3. À l’intérieur d’Haïti, les élites qui sont parvenues à s’imposer durant les décennies révolutionnaires ont cherché sans succès durable à raviver le complexe de plantation. Ces mêmes élites n’ont pas cherché à se dissocier entièrement des pouvoirs impériaux européens qui maintenaient le système de plantation en place. Dans le cadre d’une division internationale du travail établie, elles ont cherché des termes d’échange qui leur garantiraient une part plus avantageuse du surplus produit par les plantations haïtiennes. À cet égard, les élites militaires et politiques haïtiennes – souvent confondues étant donné la militarisation extrême de la société haïtienne pendant la révolution – ressemblaient fort à l’élite qu’elles ont remplacée, à savoir les propriétaires blancs des plantations de Saint- Domingue sous l’Ancien Régime.

3 Les traités commerciaux gouvernaient plus que l’échange : ils régulaient des systèmes entiers d’accumulation. Ils fournissent ainsi une perspective utile sur la persistance de l’Ancien Régime dans l’État indépendant d’Haïti, puisque ni la production de plantation ni les réseaux internationaux d’échanges de biens ne pouvaient survivre l’un sans l’autre. Les surplus étaient générés par les plantations coloniales. Les accords commerciaux mis en place avec le monde extérieur déterminaient la répartition de ces surplus entre les planteurs, les marchands et l’État. Cette division influençait à son tour les schémas d’investissement et, par conséquent, le développement économique colonial.

4 Pendant la période coloniale, et bien que les traités commerciaux fussent traditionnellement conclus entre États souverains, certains dignitaires de métropole tentèrent d’imposer un régime commercial à la colonie. Mettre en perspective des États souverains et indépendants, capables de conclure des accords commerciaux en leurs noms propres, avec des colonies sous tutelle acceptant les termes contractuels imposés par l’empire ne réduit en rien les différences qui distinguent les périodes coloniale et postcoloniale. Dans ce qui suit, je m’attacherai à montrer que la chose permet au contraire d’obtenir plusieurs degrés d’analyse essentiels.

5 Jeremy Adelman en a lui-même fait état : la souveraineté était au cœur de l’agenda politique des colonies espagnoles après la Guerre de Sept Ans, bien avant que n’émerge toute idée de nationalisme indépendantiste. À partir de cette période, la classe dirigeante renégociait la répartition des bénéfices entre la colonie et la métropole. Ce qui est souvent et improprement appelé « nationalisme créole » durant la période qui précéda l’indépendance – dans des endroits comme la Nouvelle Espagne par exemple – n’était rien d’autre qu’une tentative visant à transférer la souveraineté au niveau local dans des domaines touchant à la production et aux échanges4. Dans un tel contexte, la

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négociation des conditions commerciales peut être considérée comme une forme de traité officieux entre métropole et colonie.

6 Dans l’empire espagnol, les colons cherchaient fréquemment à modifier le sistema de convoyes qui dominait le commerce entre Cadix et la Nouvelle-Espagne ; dans l’empire britannique, les Navigation Acts (1651), qui régulaient la division du surplus en même temps qu’ils centralisaient les manufactures à forte valeur ajoutée dans l’espace métropolitain, causaient de nombreuses frictions avec les colonies britanniques. À partir de 1717, les relations entre la métropole et les colonies dans l’empire français furent gouvernées par l’Exclusif, qui stipulait, à quelques exceptions mineures près, que les biens à destination et en provenance de colonies comme Saint-Domingue devaient être acheminés par des négociants français, opérant à partir de ports français. À partir de sa création, l’Exclusif a été un objet de constante renégociation et chaque concession gagnée par les colons peut être conçue comme une fraction de souveraineté arrachée des mains impériales.

7 Si l’on change de perspective et que l’on considère cette fois la question de la souveraineté du point de vue de la nation, on peut dire que, après la proclamation d’indépendance d’Haïti en 1804, le pays était toujours dans l’incapacité de négocier officiellement des traités commerciaux avec la Grande-Bretagne, les États-Unis et la France, cette dernière refusant encore de reconnaître la souveraineté de l’ancienne colonie. Les traités commerciaux signés entre Haïti et bon nombre de pays refusant de mettre en péril l’hégémonie impériale se résumaient à des protocoles officieux et des ententes tacites. Cette situation persista jusqu’à ce que la France (en 1825) et les États- Unis (en 1862) reconnaissent l’indépendance d’Haïti. Du début du dix-huitième siècle jusque bien après l’indépendance, les relations qu’entretenait Haïti (en tant que système de plantations) avec le reste du monde (en tant que système d’échanges) reposaient donc sur une combinaison complexe de plusieurs facteurs. La souveraineté nationale rivalisait avec la souveraineté impériale, et la présence d’une élite freinait les ardeurs indépendantistes et nationalistes. Sous l’Ancien Régime, il y avait, d’un côté, une collaboration étroite avec l’élite de métropole et, de l’autre, les guerres d’indépendance. Entre ces deux extrêmes existaient des zones d’ombres où s’estompaient les différences entre souveraineté nationale, souveraineté néocoloniale et souveraineté impériale. Dans une perspective similaire, Julia Gaffield caractérise la souveraineté d’Haïti à cette époque, suivant l’expression de l’historienne Lauren Benton, comme « étagée5 ». Cet étagement de la souveraineté avant et après 1804 sert à relativiser l’image d’un Rubicon historique généralement associée à l’indépendance nationale haïtienne.

Taxes, production et nation

8 Au cours du dix-huitième siècle, la monarchie française négocia avec ses collaborateurs ainsi que ses opposants les termes commerciaux au sein de l’empire colonial. Un édit de 1717 conférait à tout marchand français le droit de commercer en dehors des ports du Ponant, au détriment des compagnies commerciales à charte. Cependant, l’édit en question établit l’Exclusif afin d’acheminer les profits vers la métropole et les recettes fiscales vers le pays. La réforme de 1717 répondit en partie aux contestations émises à l’encontre des compagnies à charte. Ces dernières nuisaient en effet à la production, car elles limitaient de façon artificielle l’approvisionnement en esclaves ainsi qu’en

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autres biens essentiels. Il est clair, néanmoins, que l’édit lui-même ne visait en réalité qu’à apaiser les marchands au sujet de la distribution des profits, au lieu de mettre en question le problème de la production coloniale : il répondait aux « fréquentes contestations entre les Négociants à l’Adjudicataire de nos Fermes, ce qui serait capable d’empêcher nos Sujets d’étendre un commerce qui est utile et avantageux à nôtre Royaume6 ». Plus tard, au cours de ce siècle, la Couronne cessa de concevoir le « commerce qui est utile et avantageux à nôtre Royaume » exclusivement en termes de profit marchand. Elle commença à mettre en avant de façon beaucoup plus explicite les conditions sous lesquelles les habitants coloniaux produisaient des produits d’exportation.

9 Après la guerre de Sept Ans, en 1765, la question de l’Exclusif vint à être posée et étudiée. Les administrateurs pensaient déjà que la bonne santé de l’économie coloniale des plantations – la production – devait primer sur le surplus que les marchands et l’État collectaient. Une proposition de réforme de l’Exclusif fut rédigée en 1765 par Jean-Baptiste Dubuc, premier secrétaire du ministère de la Marine Antoine de Sartine. Fait révélateur, Dubuc était originaire de l’île de Martinique et descendant d’une des familles ayant dirigé un soulèvement des élites créoles sur cette île en 17177.

10 Les adeptes de la réforme espéraient qu’elle permettrait les exportations de mélasse et de tafia (rhum) directement des îles sucrières dans les soutes de bateaux étrangers, ce qui aurait permis d’accroître les profits des planteurs au détriment de ceux des marchands français. Ils souhaitaient également pouvoir importer directement esclaves, bois, bétail et biens de consommation sur des navires non français. En réalité, cette proposition de réforme générale était dérisoire. Elle faisait en effet partie d’un ensemble de décrets qui avaient été adressés aux gouverneurs de la Guadeloupe et de la Martinique dès la fin de l’occupation anglaise pendant la guerre de Sept Ans, car les insulaires avaient été très satisfaits de l’occupation anglaise. Les navires leur apportaient une grande quantité d’esclaves, ainsi que du bois et des denrées alimentaires en quantités suffisantes au maintien des activités sur les grosses plantations. Derrière les concessions précitées faites aux îles du Vent des Antilles, il y avait une réelle colère des planteurs. Cette humeur était largement répandue et politiquement dangereuse, car elle avait rendu les îles vulnérables à une conquête anglaise sans opposition par les planteurs. Dubuc résuma ainsi la pensée des planteurs : « Ces loix prohibitives à l’excès blessent la propriété de nos colons dont les possessions deviendraient nulles pour l’impossibilité de les cultiver […]. Les colons eux-mêmes n’y ont porté leurs capitaux et leur travail que sous la condition juste et naturelle de leur approvisionnement et du débouché de leurs denrées. » Les bénéfices générés par les plantations posaient bien entendu problème, mais le langage jurisprudentiel employé ici faisait allusion à des enjeux politiques plus larges : « Les loix prohibitives sans mesure et sans bornes seraient en contradiction avec nos loix civiles. »8 Des termes commerciaux excessivement répressifs éprouvaient le contrat social. Ils étaient également susceptibles de conduire à des renégociations plus brutales – du type de celles qui ont marqué la guerre d’indépendance américaine – avec la souveraineté impériale.

11 Á partir de 1784, après la fin de la guerre d’indépendance américaine (1776-1783), un large éventail de réformes promulguées a rééquilibré les relations entre marchants et planteurs et, ce faisant, pavé la voie à l’essor du marché du sucre et du café à Saint- Domingue jusqu’en 1791. De nombreux éléments de l’arrêt du 30 août 1784, formulé par

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le secrétaire d’État à la Marine Charles Eugène Gabriel de la Croix de Castries, étaient de simples reformulations des propositions avancées en 1765 par Dubuc. L’importation de bois et de denrées alimentaires dans des cales étrangères était autorisée, ainsi que l’exportation sans droits de douane de mélasse aux États-Unis pour la manufacture du rhum. L’arrêt de 1784 allait au-delà des propositions de 1765 en désignant cinq entrepôts pour le commerce étranger sur les îles (un en Martinique, un en Guadeloupe, et un dans chaque province de Saint-Domingue). En mai 1784, Bayonne et Lorient furent ajoutés à la liste des ports français libres, portant leur nombre total à quatre, aux côtés de Marseille et Dunkerque9. Bien que l’importation directe des esclaves à Saint-Domingue par des vaisseaux étrangers telle que Dubuc l’avait envisagée ne fut pas permise par l’arrêt d’août 1784, De Castries émit un arrêt quatre mois plus tard visant à restreindre la brutalité des planteurs et à encourager la natalité des esclaves sur les îles10. S’il était politiquement impossible pour l’administration coloniale française de céder cette partie fort lucrative du commerce d’esclaves, elle chercha néanmoins une solution, du côté de la demande, à un sous-approvisionnement chronique d’esclaves qui menaçait d’entraver la croissance du complexe de la plantation.

12 La guerre d’indépendance modifia le contexte des négociations entre colonie et métropole de deux grandes façons, assurant le succès des réformes de De Castries. Par contraste, en 1765, la proposition de Dubuc avait, elle, été rejetée du fait du lobbying intense organisé par les marchands à travers leurs chambres de commerce. D’abord, comme Malick Ghachem l’a justement observé, l’arrêt d’octobre 1784 « légalisa la révolution américaine » dans les colonies françaises11. Il cédait en effet sur bon nombre de problèmes qui avaient provoqué la vague indépendantiste dans la partie britannique de l’Amérique du Nord. En 1765 et en 1784, l’ombre des guerres impériales permit de définir les termes des accords commerciaux établis entre la colonie et la métropole. Mais, si la répartition des surplus entre planteurs et marchands demeurait un problème central, elle cessa cependant d’être considérée à part. Elle devint même une variable importante de la question de la souveraineté impériale et de la menace d’auto- détermination nationale.

13 De plus, l’État français semble avoir appris de l’enlisement qui survint après la guerre de Sept Ans. Plutôt que d’attendre que les parties intéressées à l’intérieur de l’empire français parviennent à un accord, des mesures de libéralisation du commerce – longtemps recherchées par l’administration coloniale française – ont été incorporées à l’intérieur de ses traités avec des puissances étrangères. Des actes de pouvoir souverain ont court-circuité le lobbying domestique et présenté les réformes désirées comme des faits accomplis. Ainsi, le Traité d’Amitié et de Commerce signé entre la France et les États-Unis en 1778 exigeait de la France qu’elle maintienne ses entrepôts coloniaux ainsi qu’un port franc en France (articles 29 et 30). Le traité de Versailles (20 janvier 1783) qui a mis fin à la guerre entre la France et la Grande-Bretagne peut être associé au même mouvement de réforme. L’article 18 stipulait que les deux pouvoirs conclueraient un nouvel accord de commerce avant la fin de l’année 1786, et le contrôleur général Charles Alexandre de Calonne a utilisé cette disposition spécifique pour négocier un pacte commercial, le traité d’Eden-Rayneval de 1786, forçant la libéralisation massive de certains secteurs français majeurs, tels que l’industrie du textile12. La conjoncture politique des décennies tardives de l’Ancien Régime faisait des traités de commerce – formels ou informels – des outils essentiels de réforme économique en cas d’absence de consensus national13. Mais, si un des objectifs de Calonne dans l’avancement du traité d’Eden était l’obtention d’une zone douanière

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unique en France, le complexe de plantation caribéen exigeait quant à lui des formes de particularismes légaux qui persisteraient bien au delà de l’indépendance haitienne.

Lois particulières

14 Dans son influente étude sur l’histoire internationale de la déclaration d’indépendance américaine, David Armitage affirme que Haïti est une exception à la règle qui voudrait que l’Amérique ait influencé bon nombre de déclarations d’indépendance ultérieures. Les États-Unis proclamèrent paix et amitié avec le reste du monde. Ils renonçaient à l’ambition d’étendre la révolution au-delà de leurs propres frontières et se proclamaient « ouverts au commerce » dans un ensemble de nations entretenant des relations commerciales et fraternelles. Armitage souligne que la Déclaration d’indépendance d’Haïti du premier janvier 1804 faisait au contraire état de l’encerclement du pays par des pouvoirs hostiles et présageait la campagne sanglante d’extermination des blancs qui fut menée à partir de février et jusqu’au mois de mai 1804, après la déclaration d’indépendance du 1er janvier de la même année14. Mais les relations qu’Haïti cherchait à avoir avec le reste du monde – ainsi que l’ordre économique intérieur qui en découlait – sont mieux compris si on met, au moins provisoirement, cette déclaration de côté. Mieux vaut prendre en compte la promulgation de la constitution en 1801, document qui officialise tout simplement aux yeux du monde l’indépendance de facto dont la colonie profitait depuis 1798. C’est en effet à cette date que Toussaint Louverture a négocié l’évacuation des Anglais de la province occidentale de Saint-Domingue. Napoléon et le reste du monde prirent cette déclaration pour ce qu’elle était : une proclamation, par Toussaint Louverture, de l’indépendance de son pays.

15 Le premier article de la constitution proclame Saint-Domingue, territoire de l’empire français, « sujet à des lois particulières ». Ces lois sont le point de départ de la mise en place d’un gouvernement autonome, ainsi que précisé dans les articles qui suivent. Malgré cette autonomie, soulignée par l’établissement d’un organe législatif baptisé l’Assemblée Centrale (titre VII, arts. 19-26), la nouveauté historique de l’expression « lois particulières » ne doit pas être surestimée. En réalité, cet article confirme une décision prise par l’Assemblée nationale en 1791 d’après laquelle les colonies françaises seraient assujetties à un régime « externe », imposé par la métropole, tandis qu’une gouvernance dite « interne » serait accordée aux colonies. Cela signifiait, en 1791, que la métropole continuerait d’imposer ses conditions commerciales en utilisant l’Exclusif, tandis que le statut social des individus pourrait déroger à la règle d’égalité civique universelle appliquée dans l’hexagone15. L’esclavage pourrait ainsi perdurer au sein de l’empire français grâce aux « lois particulières » nécessaires pour assurer la paix sociale et la productivité des colonies. Cette disposition fut justifiée par un climat et une structure sociale qui contrastaient considérablement avec ceux de la métropole, vers laquelle les profits liés à cette exception continueraient d’affluer.

16 Sous l’Ancien Régime, Saint-Domingue et les Antilles françaises en général bénéficiaient de ces « lois particulières » à deux niveaux. Premièrement, les différences de privilèges dont elles profitaient étaient simplement imbriquées dans la topographie politique accidentée de la monarchie française. En dépit des ambitions absolutistes de l’État, les régimes dans les provinces pouvaient varier grandement en termes d’exemptions ou non de charges et de formes de tutelle administrative. En ce sens, les

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colonies n’étaient considérées par la monarchie française que comme des provinces très éloignées. Deuxièmement, malgré le Code Noir (1685), qui semblait étendre l’autorité royale en matière de traitement des esclaves, les plantations étaient par définition de véritables îlots de despotisme et de non-droit16. Ce vide légal garantissait le fonctionnement du système esclavagiste, ainsi que sa rentabilité. L’Assemblée nationale française décréta des « lois particulières » pour les colonies qui contrevenaient aux principes universels énoncés dans la DDHC (1789). Le but de ces lois était en réalité de maintenir le despotisme esclavagiste dans les campagnes. La discrimination politique envers les gens de couleur libres permise par la DDHC était totalement subordonnée à ce but. L’abolition de l’esclavage par le décret du 4 février 1794 était censée avoir mis fin à l’application incohérente de la DDHC entre les colonies et la métropole ; le décret fut difficilement appliqué, mais exista bel et bien et était connu de tous ceux qui avaient des responsabilités, blancs, noirs ou mulâtres. Sa mise en œuvre dans les colonies de Guadeloupe et Guyane s’accompagna notamment de plusieurs réserves en ce qui concernait la citoyenneté des anciens esclaves. S’ils y avaient bel et bien acquis la personnalité juridique – fondement de la jouissance des droits civils garantis par la DDHC –, leurs droits de travailler et de se déplacer comme bon leur semblait furent de plus en plus restreints17. Au final, même là où le décret sur l’abolition fut appliqué, l’espace des colonies françaises dans son ensemble était, selon l’analyse Miranda Spieler, un « domaine des normes suspendues18 ».

17 La loi de départementalisation des colonies du 1er janvier 1798 (12 nivôse an VI) prétendit mettre fin au régime d’exception dans plusieurs parties de l’empire français. Fort contestée par le lobby colonial et ses alliés au Conseil de Cinq-Cents lors du débat législatif, cette loi fut éphémère – témoignage, s’il en est, de la fragilité du consensus républicain autour des questions des rapports économiques entre métropole et colonie19. La constitution autoritariste de Napoléon du 13 décembre 1799 (22 frimaire an VIII) réintroduisit le principe selon lequel les « lois particulières » pourraient s’appliquer aux colonies françaises. Ce fut d’ailleurs le signe avant-coureur de l’intention de Napoléon d’imposer l’esclavage de nouveau, de façon constitutionnelle, là où il avait été aboli dans les faits et par la loi20. Si son application restait inégale jusqu’à la réimposition de l’esclavage en 1802, il ne faudrait pas en conclure que le décret du 1794 fut sans effets réels sur le plan idéologique et matériel. D’une part, même Napoléon dut respecter l’état de l’opinion éclairée, parfois parmi ses propres conseillers, en dissimulant ses intentions ultimes21. Une fois admis, le principe d’universalisme républicain bousculait périodiquement le particularisme nécessaire au régime esclavagiste. D’autre part, le lobby colonial chercha à rétablir l’esclavage parce que l’abolition avait porté une grave atteinte aux intérêts des propriétaires coloniaux.

18 Après la proclamation d’indépendance d’Haïti en 1804, toutes les lois promulguèrent de façon systématique l’abolition de l’esclavage. Cependant, les « lois particulières » visant au maintien du système des plantations ne s’éteignirent pas pour autant. Elles perdurèrent même bien après cette date. L’article 172 de la constitution de 1806 statuait que « la police des campagnes sera soumise à des lois particulières ». Ce système de contraintes sera présenté en détails ci-après. Conformément à la description donnée par François Blancpain, Haïti resta, bien après son indépendance, une société régie par une double loi. Tout d’abord, une loi de liberté et d’égalité héritée de la Révolution française et appliquée à la bourgeoisie (largement métissée)22. Ensuite, un système autoritaire appliqué à la population rurale afin de de générer des surplus agricoles. Les « lois particulières » dans les campagnes sont le symbole essentiel de la

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continuité entre l’Ancien Régime et les périodes révolutionnaire et postrévolutionnaire23. Cette double loi était également appliquée à la campagne pendant la période d’indépendance informelle d’Haïti (de 1798 à 1803) sous Toussaint Louverture.

19 La Constitution de 1801 de Toussaint Louverture est moins prolixe que ses versions ultérieures sur le sujet des relations politiques ou commerciales étrangères. Comme Napoléon Bonaparte, Louverture n’avait aucune hésitation sur la conduite, en tant que général, d’une politique étrangère indépendante – le fait est attesté par le traité secret conclu pour l’évacuation des Britanniques de Saint-Domingue en 1798, qui comprenait une disposition particulière de libre-échange entre ces puissances. Bien que son silence à propos d’Haïti en tant que joueur international indépendant avait sans doute pour but d’apaiser l’opinion publique française, Louverture a néanmoins cherché à assurer les propriétaires de plantation de leur rôle futur dans l’économie de Saint-Domingue. Il le fit en dépit du fait que de nombreux propriétaires s’étaient révélés peu fiables, politiquement, durant la guerre civile qui sévit de façon presque continue à partir de 1791. Pour reprendre la main sur leurs plantations, nombreux sont ceux qui devaient revenir d’un exil forcé ou volontaire24. Une fois la guerre terminée, les propriétaires absents et français pouvaient réclamer leurs droits (articles 59 et 60), y compris leurs droits sur les plantations séquestrées. Contrairement aux gouvernements précédents, qui avaient conclu des contrats avec des tiers pour l’exploitation de propriétés abandonnées ou séquestrées, le régime louverturien respectait les contrats en cours.

20 Mais si les propriétaires de plantation revenaient à Saint-Domingue pour faire valoir des revendications valides sur des propriétés gérées par le gouvernement ou ses délégués, la Constitution encourageait propriétaires et locataires à parvenir à une forme d’accord (article 74). En somme, une Saint-Domingue nouvellement indépendante ne délivrerait pas un casus belli aux propriétaires dépossédés, qui auraient alors pu en appeler à l’aide étrangère pour recouvrer leurs propriétés. Prise ensemble avec la disposition particulière prévue dans le traité secret de 1799 stipulant un accord de libre-échange entre Saint-Domingue, la Grande-Bretagne et les États-Unis, la normalisation des relations avec des pouvoirs potentiellement hostiles semble avoir été la note dominante du régime louverturien. Louverture en donna une nouvelle preuve lorsqu’il refusa d’exécuter les ordres du Directoire (exécutif français de 1795-1799) d’envahir la Jamaïque25.

21 Les traités signés par Toussaint Louverture qui ont conduit à la Constitution de 1801 rompaient avec l’Exclusif en établissant un libre échange avec les États-Unis et la Grande-Bretagne, mais le programme sous-jacent incorporé dans l’accord secret de juin 1799 avec le brigadier Thomas Maitland n’avait rien à voir avec une forme de cosmopolitisme teinté d’un libre échange débridé26. Les Britanniques et les Américains désiraient un accès à tous les ports de Saint-Domingue, mais Louverture fit en sorte que seuls le Cap Français et le Port Républicain (Port-au-Prince) soient inclus dans l’accord de Maitland (article 3). Encore un autre article (6) excluait les marchands américains et britanniques du commerce côtier. Une régulation ultérieure datée du 8 mai 1801, dans laquelle Toussaint Louverture ajusta les barèmes tarifaires et mit en œuvre de nouvelles procédures pour les marchands étrangers, rend plus explicite la logique économique sous-jacente à l’accord de Maitland. Sans une surveillance étroite, les fraudes se multiplieraient et les impôts seraient impayés : « Un gouvernement ne peut exister sans contributions [...]. J’ai l’intention de favoriser le commerce par tous les

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moyens légitimes, mais il est tout aussi légitime d’assurer la République de la collecte de taxes27. »

22 La structure des impôts établie par Louverture devait favoriser une économie de plantation orientée vers l’export et largement dépendante des marchés étrangers pour les biens de subsistance. Tandis que la plupart des biens importés seraient taxés à dix pour cent, la farine, les biscuits, les viandes salées et le poisson, ainsi que le bois de construction ne seraient taxés qu’à six pour cent (article 4). D’une façon générale, les importations étaient favorisées par rapport aux exportations, qui étaient taxées à vingt pour cent, mais l’article 7, qui interdisait l’exportation d’espèces, visait à garantir que les marchands étrangers stimulaient bien l’économie de la plantation en laissant les ports haïtiens remplis de sucre, de café, d’indigo et de coton. Encourager le libre échange ne signifiait pas, pour Louverture, l’abandon des prérogatives traditionnelles liées à la souveraineté, y compris l’appropriation, moyennant les impositions de l’État, d’une partie du surplus des plantations.

23 Intérieurement, la constitution de Louverture cherchait à rétablir un système économique qui ressemblait le plus possible au système de production de l’Ancien Régime tout en respectant l’abolition de l’esclavage et l’égalité de tous les citoyens (article 3). La colonie de Saint-Domingue demeura « essentiellement agricole » (article 14), et, comme sous l’Ancien Régime, son commerce « était basé uniquement sur les produits de son sol (de denrées et productions de son territoire) ». Par conséquent, il ne pouvait « souffrir la moindre interruption de travail ». Le code rural mis en place par Toussaint Louverture pénalisait les planteurs. Il instaurait des jours de repos et accordait un quart de la production (moins les dépenses) aux citoyens cultivateurs. Cependant, bien que respectant ostensiblement l’abolition, l’idée principale du code rural était d’intensifier les « cultures et commerce » de Saint-Domingue dont les articles 14-18 de la constitution de 1801 faisaient état. Les anciens esclaves étaient dénommés « cultivateurs » et étaient redevables de trois ans de travail (sous contrat) envers leurs anciens maîtres28. Changer d’employeur nécessitait l’accord du planteur ainsi que celui des chefs militaires locaux. Les lois sur le vagabondage limitaient de façon drastique la liberté de mouvement dans les campagnes. Bien que le code rural de Toussaint Louverture prohiba l’utilisation du fouet, les cultivateurs considéraient que le nouveau système était tout aussi brutal et contraignant que sous l’Ancien Régime29. Étant donné les ressemblances entre ce règlement strict et le régime esclavagiste de l’Ancien Régime, il n’est peut-être pas surprenant que Toussaint Louverture et, plus tard, Jacques Dessalines aient cherché à acheter des esclaves à des vendeurs jamaïcains dans le but d’augmenter le nombre de cultivateurs haïtiens30. Comme sous l’Ancien Régime, le système de Louverture reposait essentiellement sur la coercition extra- économique pour assurer le maintien de la productivité du pays.

Vers une société esclavagiste sans esclaves ?

24 Les tentatives de Toussaint Louverture pour raviver l’économie de plantation de l’Ancien Régime sans avoir formellement recours à l’esclavage affichèrent des succès conséquents. En 1794, la production de sucre et de café à Saint-Domingue n’excédait pas 1/24 de la production de 1791. En 1800-1801, elle représentait 1/3 de la production pendant les pics de la période prérévolutionnaire31. Cependant, ces efforts se trouvèrent entravés par certaines contradictions.

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25 Premièrement, les planteurs vivant en France, royalistes pour la plupart, ne pouvaient concevoir un système de plantations sans esclavage. Ces planteurs étaient écoutés par un Napoléon Bonaparte de plus en plus réactionnaire et qui, pour cette raison et bien d’autres – dont, notamment, le rejet par Toussaint Louverture de l’hégémonie commerciale française –, ordonna une nouvelle invasion de l’île en 1802. Cette dernière se solda par un échec32. L’invasion de Saint-Domingue par l’armée française fit comprendre aux élites militaires et économiques qu’elles devaient dégager de leurs plantations les profits nécessaires au financement de l’effort de guerre qui les mènerait à la victoire.

26 Deuxièmement, le refus de nombreux anciens esclaves de retourner dans leurs anciennes (ou toute autre) plantations de sucre compromettait en permanence les tentatives de reconstruction, ainsi que le projet d’indépendance nationale que les profits des plantations devaient financer. Les anciens esclaves confirmaient à leur façon les doutes des planteurs français relatifs à un système de plantation rentable sans esclavage. Leur résistance déstabilisa plusieurs régimes haïtiens successifs. Par exemple, la tentative, par Toussaint Louverture, de repousser l’invasion française fut presque réduite à néant par un soulèvement d’anciens esclaves (dirigé par son neveu adopté, le général Moyse)33. Les conditions matérielles requises pour accéder à l’indépendance, d’après les élites tout au moins, étaient en contradiction avec l’idéologie abolitionniste.

27 Cette contradiction fondamentale entre idéologie et conditions d’indépendance perdurera dans la jeune nation et définira ses relations politiques et commerciales avec le monde extérieur. Du point de vue de ses élites, Haïti possédait tout ce qu’il y avait de pire dans les deux mondes. Au niveau national, les différents régimes ne parvinrent jamais à restaurer de façon durable le régime punitif de travail indispensable à toute production rentable du sucre. Pour les anciens esclaves d’Haïti, l’abolition signifiait qu’ils pouvaient retourner à la terre en tant que petits propriétaires terriens, qu’ils pouvaient cultiver pour leur propre subsistance tout en participant de façon épisodique à l’économie de marché en coupant du bois de teinture par exemple, ou en ramassant des graines de caféier dans les collines34. Les quelques tentatives, finalement infructueuses, destinées à contrôler la paysannerie haïtienne permettent d’expliquer la part disproportionnée des dépenses militaires dans le montant total des dépenses publiques – à peu près cinquante pour cent jusqu’en 1860 et vingt-cinq pour cent par la suite35. À l’international, il y eut une brève collaboration idyllique avec les États-Unis et la Grande-Bretagne qui dura le temps nécessaire aux Haïtiens pour se débarrasser de leur maîtres français. Après cela, Haïti se retrouva isolée par les puissances impériales qui avaient des intérêts aux Antilles. Ce nationalisme, qui reposait entièrement sur l’abolition de l’esclavage, suscitait de grandes inquiétudes au sein des puissances esclavagistes de la région36.

28 L’isolement commercial de Haïti se fit seulement par étapes, et ne fut jamais parfait.37 Le but des habiles négociations entreprises par Toussaint Louverture avec les Américains et les Britanniques était de libérer Saint-Domingue des contraintes (liées à l’Exclusif) imposées par l’empire français pendant la période d’indépendance de facto38. Comme l’a très bien démontré Philippe Girard, Jean-Jacques Dessalines, le premier dirigeant d’une Haïti officiellement indépendante, poursuivit une politique commerciale destinée à protéger les intérêts des planteurs. Ils formaient une classe nouvelle, largement constituée de responsables militaires, à l’instar de Dessalines. Cette

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politique visait autant à trouver des filières compétitives pour le sucre, le café et le coton produits en Haïti qu’à ouvrir des marchés pour les biens de première nécessité, les produits alimentaires et les esclaves africains utilisés pour remplacer les cultivateurs noirs républicains39.

29 Le lobby des planteurs du Sud des États-Unis ne doit pas avoir considéré que la recherche d’un complexe de plantation revivifié par Dessalines compensait, sur le plan idéologique, l’exemple sanglant de la révolution haïtienne. Cédant à la pression des planteurs du Sud redoutant donc une potentielle rébellion d’esclaves, Thomas Jefferson instaura un embargo commercial sur Haïti en 1806. Les Américains (et les marchands français qui les utilisaient comme hommes de paille) continuèrent à commercer avec Haïti, même après la levée de l’embargo officiel en 1809. La non-reconnaissance d’Haïti par les Américains rendit impossible tout accord commercial entre les deux pays. Ces accords auraient pourtant facilité le commerce vers Haïti. Dans un tel contexte, et pour ne pas offenser d’autres puissances, la Grande-Bretagne conclut des accords secrets, semi-officiels, avec Haïti40. La solidarité entre les grandes puissances était telle que le Traité de Paris (1814) ne fit aucunement état de l’indépendance d’Haïti. Un accord secret signé au Congrès de Vienne (1815) stipulait que, en cas de nouvelle invasion française, les navires britanniques seraient autorisés à poursuivre le commerce avec Haïti. C’est ainsi que les marchands britanniques commencèrent à dominer entièrement le commerce haïtien. La nation s’en trouva désavantagée, car en concurrence directe avec les produits coloniaux britanniques sur les marchés britanniques41.

30 Les premières lois haïtiennes reflétaient la double contrainte des dirigeants d’Haïti. Ces derniers étaient en effet confrontés à une main-d’œuvre désormais libre, fortement agitée, ainsi qu’à des gouvernements étrangers devenus méfiants. Inquiets des intentions des anciens esclaves et de leurs dirigeants, les puissances étrangères continuèrent à les isoler et à les ignorer. Ces lois semblent donc avoir été élaborées pour rassurer les États étrangers autant que pour fournir un cadre à la gouvernance d’Haïti. Avant la reconnaissance officielle d’Haïti par la France en 1825, tous les gouvernements haïtiens cherchèrent à rassurer les nations étrangères. Ils déclarèrent qu’ils n’essaieraient pas d’étendre le principe fondateur de liberté des noirs au-delà des limites de l’île d’Hispaniola. Certains articles apportèrent des garanties de sécurité spécifiques aux marchands étrangers. Au niveau national, ces lois soulignaient l’importance de l’agriculture et du libre-échange pour assurer aux planteurs des débouchés pour leur production. Les lois républicaines d’Haïti étaient fondées essentiellement sur le modèle français. Même la première constitution officielle Haïtienne (celle de 1805), une constitution soi-disant « impériale », prit son langage du modèle français en affirmant que « Les citoyens haïtiens sont frères chez eux ; l’égalité aux yeux de la loi est incontestablement reconnue » (article 3). Pourtant, les constitutions républicaines de 1806 et de 1816 (qui demeura en vigueur jusqu’en 1843) stipulèrent, par les articles 172 et 216 respectivement, que les campagnes devaient être régies selon des lois particulières destinées à lier les cultivateurs aux plantations sucrières.

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Conclusion : échec et retranchement

31 L’échec cuisant des tentatives entreprises pour discipliner la main-d’œuvre haïtienne et maintenir l’industrie sucrière apparaît dans le graphique suivant, illustrant les exportations haïtiennes de marchandises entre 1789 et 182642 :

Haïti : Exportations de matières premières, 1789-1826

32 Les lois restreignant la division et la vente de terres à canne à sucre, ainsi qu’un décret du 9 mars 1807 qui abolissait les taxes à l’exportation sur tous les produits sucriers, ne parvinrent pas à atténuer l’aversion des paysans pour les plantations sucrières. Si l’on se réfère à la courbe de production, les exportations devinrent quasiment nulles en 182143. Les récoltes et les ventes de café restèrent relativement stables pendant cette période. Par contre, le tableau ne fait pas mention de l’explosion des exportations de bois de teintures qui, de zéro en 1789, atteignirent entre 1,9 et 8,3 millions de livres par an dans les années 1801-1826 (950 000 tonnes et 4 150 000 tonnes). Tout comme la méthode « sauvage » de récolte de café qui se développa après 1791, profitant de la prolifération de ce dernier dans les montagnes haïtiennes, la production de bois de teinture augmenta, à la même époque, en grande partie car elle pouvait être associée à une agriculture vivrière. Elle se développa en dehors des contraintes et du contrôle en vigueur dans les plantations sucrières.

33 En dépit des espoirs de ses élites militaires et marchandes, l’Haïti paysanne à l’agriculture vivrière indépendante se développa au détriment du système sucrier dont dépendait une aristocratie militaire et agricole éclairée. Il s’agissait là de deux visions antagonistes du même nationalisme haïtien. Pour l’aristocratie, le budget de la défense nationale devait forcement se baser sur l’économie de plantation et la vente de ses matières premières sur le marché mondial. L’alternative paysanne était basée sur une idéologie nationaliste tout aussi contestataire, mais qui anticipait la répartition des terres et la croissance démographique. Cette dernière devait créer les défenseurs zélés de la nation haïtienne. Comparée à ce qu’elle était sous l’Ancien Régime, cette seconde Haïti était sans doute relativement égalitaire et économiquement autarcique44. La non- application quasiment généralisée des codes ruraux et la répartition régulière des terres sous la présidence de Pétion (1807-1818) sont la preuve que, au nom de sa propre survie, l’élite haïtienne fut finalement contrainte de négocier, bon gré mal gré, avec les

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paysans. Cependant, cela n’empêcha pas les élites métisses de tenter d’adapter cette nouvelle situation à leurs besoins.

34 C’est dans ce contexte que doit être compris l’accord de 1825 par lequel Haïti accepta de payer une indemnité à la France. D’un montant de 150 000 000 de francs, elle était destinée à protéger Haïti de toute menace de nouvelle invasion française. Haïti souhaitait également obtenir une reconnaissance diplomatique ainsi qu’une amélioration des relations commerciales entre les deux pays. D’une certaine façon, tout en admettant la menace de reconquête stratégiquement évoquée par la France, l’indemnité payée aux anciens planteurs de Saint-Domingue peut être vue comme un accord à l’amiable entre deux élites successives de propriétaires terriens45. Les présidents Pétion et Boyer ne représentaient pas seulement ces élites foncières, ils en faisaient partie. Lors de la répartition générale de la plaine de Cul de Sac (province occidentale) en 1812, la plantation Ferron de la Ferronnays – qui avait précédemment compté deux cent quarante esclaves – ne fut cédée à nul autre qu’Alexandre Pétion. Après sa mort en 1818, elle fut transférée au président Boyer. L’ancien propriétaire de cette plantation avait même sérieusement pensé que Boyer pourrait officialiser son installation sur la propriété en la lui rachetant directement46. La proposition semble absurde, mais, d’une certaine façon, les dirigeants haïtiens firent exactement ce que Ferron de la Ferronnays suggérait, à grande échelle.

35 En 1814, ce fut le président Pétion qui, le premier, émit l’idée de payer une indemnité à la France47. Il considérait comme légitime la revendication de liberté de ses concitoyens. Cependant, il souhaitait surtout négocier avec la France pour qu’elle « nous vende Saint-Domingue, comme elle avait vendu la Louisiane aux États-Uni48 ». Son successeur, Jean-Pierre Boyer, n’y était pas favorable, mais, en 1821, il reprit les négociations avec la France. Ces négociations menèrent à la signature du traité de 1825. La façon dont Haïti paya l’indemnité de 1825 renforce l’idée que nous en avons déjà : les dirigeants haïtiens cherchaient un accord postrévolutionnaire portant sur le territoire, le travail et le système d’échange international pour faciliter la production et les exportations de sucre. Un an après la signature de ce traité, Boyer arrêta un nouveau code rural qui, selon Michel-Rolph Trouillot, eut l’effet inverse de celui escompté par Boyer. Mis en place pour relancer l’industrie sucrière haïtienne, il en provoqua en réalité la chute49. Comme auparavant sous l’Ancien Régime, les taxes sur les exportations de sucre demeurèrent basses et la taxe gouvernementale de 25 % sur la production fut finalement levée. Par contre, les taxes à l’exportation imposées aux producteurs de café pour financer l’indemnité à la France étaient très lourdes. Elles représentaient le double de celles qui étaient appliquées sur les exportations de sucre. Le but explicite de cette différence de traitement était de favoriser une agriculture sucrière extensive au détriment de la production à petite échelle du café et de l’agriculture vivrière. Par conséquent, les vivres et biens nécessaires que les Haïtiens ne pouvaient plus produire eux-mêmes furent soumis à de lourdes taxes à l’importation. Par contre, les importations de produits de luxe (consommés par les riches marchands et les officiels) étaient dans une large mesure exemptées de taxes. En 1842, les droits de douane représentaient 98,2 % des revenus de l’État. Les surplus, qui désormais n’étaient plus répartis, étaient directement prélevés par les agents de l’État à la douane. Conformément aux termes de l’ordonnance de 1825 conclue entre le roi de France et Haïti, les droits de douanes que paierait la France seraient réduits de moitié par rapport à ceux dont les autres nations s’acquittaient50. Les Haïtiens auraient naturellement préféré se passer de ce genre d’accord avec les Français. Pourtant, il ne

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s’agissait pas là d’une simple étape dans la période de l’après-indépendance. Pétion et Boyer ne conclurent pas des marchés pour satisfaire les besoins d’une république de petits propriétaires terriens. Ils souhaitaient avant tout répondre aux aspirations d’une aristocratie de planteurs et de militaires (et d’une classe de marchands, qui leur était utile). Autrement dit, ils cherchaient à reproduire les conditions sociales de l’Ancien Régime, mais sans l’esclavage51.

NOTES

1. Reinhart KOSELLECK, Le futur passé : contribution à la sémantique des temps historiques, École des hautes études en sciences sociales, 1990, p. 74. 2. Pour un ouvrage récent qui considère les continuités entre la révolution haïtienne et l’ancien régime colonial d’une manière exemplaire, voir Malick GHACHEM, The Old Regime and the Haitian Revolution, Cambridge, Cambridge University Press, 2012. 3. Sur les caractéristiques du « complexe de plantation » moderne, voir Philip CURTIN, The Rise and Fall of the Plantation Complex: Essays in Atlantic History, 2nd éd., Cambridge, Cambridge University Press, 1998, p. 10-13. Je retiens sciemment ici une traduction littérale et quelque peu maladroite de la formule de Curtin. Une autre possibilité, « système domanial patriarcal », se réfère d’une manière trop restrictive à l’habitation comme lieu de production. Le « complexe de plantation » moderne de Curtin comprend tout un système de production et échange, opérant par définition et avec des conséquences lourdes dans un contexte impérial. Par ailleurs, pour Curtin ce système manifeste en même temps des caractéristiques modernes et traditionnelles. Tous ces éléments sont tout à fait pertinentes pour la présente discussion, d’où la traduction littérale de la formule de Curtin. 4. Jeremy ADELMAN, Sovereignty and Revolution in the Iberian Atlantic, Princeton, Princeton University Press, 2006, introduction et chapitre 1. Pour un autre regard sur la question de souveraineté, surtout dans le contexte haïtien, voir Carolyn E. FICK, « Revolutionary St. Domingue and the Emerging Atlantic: Paradigms of Sovereignty », dans Elizabeth Maddock Dillon et Michael J. Drexler (dir.), The Haitian Revolution and the Early United States: Histories, Textualities, Geographies, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2016, p. 25-27 et 40-41. 5. Julia GAFFIELD, Haitian Connections in the Atlantic World: Recognition After Revolution, Chapel Hill, The University of North Carolina Press, 2015, p. 12-13; Lauren BENTON, A Search for Sovereignty: Law and Geography in European Empires, 1400-1900, Cambridge, Cambridge University Press, 2010. La lecture de Gaffield s’accorde bien avec celles d’Adelman et Fick, cités ci-dessous. 6. Conseil du Roi de France, « Édit du Roi portant règlement pour le commerce des colonies françoises, donné à Paris au Mois d’Avril 1717 ». 7. Jacques PETITJEAN ROGET, Le Gaoulé, Fort de France, Société d’histoire de la Martinique, 1966. Quelques éléments de ce paragraphe et du suivant viennent de Paul CHENEY, Revolutionary Commerce: Globalization and the French Monarchy, Cambridge, Mass, Harvard University Press, 2010, chapitre 6. 8. Jean-Baptiste DUBUC, « Sur l’étenduë & les bornes des loix prohibitives du commerce etranger dans nos colonies », 1765. Pour une discussion de ce mémoire et son contexte, voir Jean TARRADE, Le Commerce colonial de la France à la fin de l’ancien régime : l’évolution du régime de « l’Exclusif » de 1763 à 1789, Paris, Presses Universitaires de France, 1972, p. 242 et passim.

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9. J. TARRADE, Commerce colonial..., op. cit., p. 547-55. 10. Yvan DEBBASCH, « Le Marronnage : essai sur la désertion de l’esclave antillais », Année Sociologique, janvier 1961 ; Gabriel DEBIEN, Les Esclaves aux Antilles françaises, XVIIe-XVIIIe siècles, Basse- Terre, Société d’histoire de la Guadeloupe, 1974, p. 485-90. 11. Malick GHACHEM, « “Between France and the Antilles”: The Commercial Assimilation of the American Revolution in Saint-Domingue, 1784-1785 », Harvard Atlantic History Seminar: Working Paper Series, WP # 99026, 1999. 12. Sur le rapport entre la guerre d’indépendance américaine et les tentatives de réforme en France, voir Paul CHENEY, « A False Dawn for Enlightenment Cosmopolitanism ? Franco-American Trade during the American War of Independence », William and Marry Quarterly, 3rd series, Volume 63-3, 2006, p. 463-488. 13. Sur ce traité, Jeff HORN, The Path not Taken: French Industrialization in the Age of Revolution, 1750-1830, Cambridge, Mass., MIT Press, 2006, p. 63-86. 14. David ARMITAGE, The Declaration of Independence: a global history, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 2007, p. 115-116. 15. Voir P. CHENEY, Revolutionary Commerce..., op. cit., chapitre 7. 16. Yvan DEBBASCH, « Au Coeur du “gouvernement des esclaves” : la souveraineté domestique aux Antilles françaises (XVIIe-XVIIIe siècles) », Revue française d’histoire d’outre mer, LXXII-266, 1985, p. 31-54. Tant au niveau théorique que factuel, Malick Ghachem prend plus sérieusement la pénétration du pouvoir royal au sein de la plantation : M. GHACHEM, Old Regime and the Haitian Revolution, op. cit. 17. Sur la Guyane et la Guadeloupe, Frédéric RÉGENT, La France et ses esclaves : de la colonisation aux abolitions, 1620-1848, Paris, Grasset, 2007, p. 249-253 ; sur le « racisme républicain » à la Guadeloupe, Laurent DUBOIS, « “The Price of Liberty”: Victor Hugues and the Administration of Freedom in Guadeloupe, 1794-1798 », The William and Mary Quarterly, 56-2, 1999, p. 363-392. 18. Miranda Frances SPIELER, Empire and Underworld: Captivity in , Cambridge, Harvard University Press, 2012, p. 40. 19. Surtout pour les débats qui entouraient cette loi, voir Bernard GAINOT, « La naissance des départements d’Outre-Mer – La loi du 1er janvier 1798 », Revue Historique des Mascareignes, 1er juin 1998, p. 51-74. 20. Le texte de l’article 91 dit littéralement : « Le régime des colonies françaises est déterminé par des lois spéciales. » Pour les constitutions françaises depuis 1789, voir http://www.conseil- constitutionnel.fr/conseil-constitutionnel/francais/la-constitution/les-constitutions-de-la- france/les-constitutions-de-la-france.5080.html. Toutes les références aux constitutions haïtiennes viennent de Louis-Joseph JANVIER, Les Constitutions d’Haïti (1801-1885), Paris, C. Marpin et E. Flammarion, 1886, vol. 1. 21. Yves BÉNOT, La Démence coloniale sous Napoléon, Paris, La Découverte, 1992, p. 46-56. Pour une interprétation crédible des intentions de Napoléon, Thomas PRONIER, « L’Implicite et l’explicite dans la politique de Napoléon », dans Yves Bénot et Marcel Dorigny (dir.), Rétablissement de l’esclavage dans les colonies françaises, 1802 : ruptures et continuités de la politique coloniale française (1800-1830), Paris, Maisonneuve et Larose, 2003, p. 51-67. Pour une opinion contraire, Philippe R. GIRARD, « Napoléon Bonaparte and the Emancipation Issue in Saint-Domingue, 1799–1803 », French Historical Studies, 32-4, 2009, p. 587-618. 22. Sur la domination des mulâtres – avec l’exception, bien entendu, du Royaume de Christophe (1811-1820) – voir Michel-Rolph TROUILLOT, Haiti, State Against Nation: The origins and Legacy of Duvalierism, New York, Monthly Review Press, 1990, p. 45-49. Sur ce point, Trouillot cite largement David NICHOLLS, From Dessalines to Duvalier: race colour, and national independence in Haiti, Cambridge, Cambridge University Press, 1979.

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23. François BLANCPAIN, La condition des paysans haïtiens : du Code noir aux codes ruraux, KARTHALA Éditions, 2003, p. 176. 24. Manuel COVO, Commerce, empire et révolutions dans le monde atlantique : la colonie de Saint- Domingue, entre métropole et États-Unis (ca. 1778-ca. 1804), thèse de doctorat, histoire, EHESS, Paris, 2013, p. 624-41. 25. Lettre de l’ambassadeur américain Edward Stevens au brigadier général anglais Thomas Maitland, Gonaives, Saint-Domingue, 23 May 1799. Reproduit dans « Letters of Toussaint Louverture and of Edward Stevens, 1798-1800 », The American Historical Review, 16-1, 1 octobre 1910, p. 64-101. 26. Toussain LOUVERTURE et Thomas MAITLAND « Convention secrète entre l’honorable brigadier général Maitland et le général en chef de Saint Domingue, Toussaint-Louverture, 13 Juin 1799 », dans Adolphe Cabon (dir.), Histoire d’Haïti, Port-au-Prince, Petit Séminaire Collège Saint-Martial, 1937, p. 96-98. Pour l’entente avec les États-Unis, « Letters of Toussaint Louverture and of Edward Stevens, 1798-1800 », art. cit. Manuel Covo insiste sur ce point, voir M. COVO, Commerce, empire et révolutions…, op. cit., p. 694-95. 27. AN, Col, CC 9B, 18, « Règlement, Toussaint Louverture, Général en Chef de l’Armée de Saint- Domingue », 18 Floréal, An 9. 28. AN, Col, CC 9B, 18, « Règlement relatif à la culture, Toussaint Louverture, Général en Chef de l’Armée de Saint-Domingue », 20 Vendémiaire an IX. Le règlement de culture est reproduit dans Victor SCHOELCHER, Vie de Toussaint Louverture, KARTHALA Éditions, 1982, p. 427-32. 29. Pour la brutalité de ce système voir Great Britain Parliament House of Commons, Parliamentary Papers: 1780-1849, H.M. Stationery Office, 1829, vol. 24, Communications Received at the Foreign Office Relative to Hayti, p. 91-94. Sur les continuités avec l’Ancien Régime, voir Sabine MANIGAT, « Le Régime de Toussaint Louverture en 1801 : un modèle, une exception », dans Yves Bénot et Marcel Dorigny (dir.), Rétablissement de l’esclavage dans les colonies françaises, 1802 : ruptures et continuités de la politique coloniale française (1800-1830), Paris, Maisonneuve et Larose, 2003, p. 109-126. 30. Philippe R. GIRARD, « Jean-Jacques Dessalines and the Atlantic System: A Reappraisal », The William and Mary Quarterly, 69-3, 2012, p. 549-582; Julia GAFFIELD, « Haiti and Jamaica in the Remaking of the Early Nineteenth-Century Atlantic World », The William and Mary Quarterly, 69-3, 2012, p. 583-614. 31. Pour les statistiques de l’époque, voir Y. BÉNOT, Démence coloniale…, op. cit., p. 29, . Ce chiffre global masque des variations importantes parmi les exportations diverses de Saint-Domingue. 1801, ne représentait (en termes de poids) que 2 % pour la production de sucre terré par rapport à 1791, 20 % pour le sucre brut, 63 % pour le café, mais 336 % pour le sirop. Source des calculs : A CABON, Histoire d’Haïti, Port-au-Prince, Petit Séminaire Collège Saint-Martial, 1937, p. 95, citant des statistiques collectées par les Britanniques. 32. Y. BÉNOT, Démence coloniale..., op. cit., chapitre 2. 33. Étienne CHARLIER, Aperçu sur la formation historique de la nation haïtienne, Port-au-Prince, Les Presses Libres, 1965, p. 185-87. 34. L’historiographie sur cette question est vaste. Voir par exemple Sidney MINTZ, Caribbean Transformations, Chicago, Aldine, 1974 ; André-Marcel d’ANS, Haïti : paysage et société, Paris, Karthala (coll.» Hommes et sociétés »), 1987 ; F. BLANCPAIN, La condition des paysans haïtiens…, op. cit. ; Michel-Rolph TROUILLOT, « Caribbean Peasantries and World Capitalism », New West Indian Guide, 58-1 & 2, 1984, p. 37-59 ; Johnhenry GONZALEZ, The Fruits of Destruction: Violence, Land, and the Making of the Haitian Peasantry, 1802-1826., thèse de doctorat, histoire, University of Chicago, 2012. 35. Victor BULMER-THOMAS, The Economic History of the Caribbean Since the Napoleonic Wars, Cambridge, Cambridge University Press, 2012, p. 169.

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36. Ce point est bien documenté dans la littérature historique. Voir plus récemment, Ashli WHITE, Encountering Revolution: Haiti and the Making of the Early Republic, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2010. 37. Julia Gaffield met en cause cet isolement, mais il est quand même indiscutable que les États- Unis endurcirent leur politique officielle après l’indépendance d’Haïti. Voir J. GAFFIELD, Haitian connections in the Atlantic World…, op. cit. 38. Maurice A. LUBIN, « Les Premiers rapports de la nation haïtienne avec l’étranger », Journal of Inter-American Studies, 10-2, 1968, p. 277-305. 39. P. R. GIRARD, « Jean-Jacques Dessalines and the Atlantic System: A Reappraisal », art. cit. 40. Sur ces deux derniers points, voir M.A. LUBIN, « Les Premiers rapports de la nation haïtienne avec l’étranger »..., art. cit. Sur le commerce français par le truchement des hommes de paille, voir Silvia MARZAGALLI, Bordeaux et les États-Unis, 1776-1815 : politique et stratégies négociantes dans la genèse d’un réseau commercial, Genève, Droz, 2015, p. 181‑204. 41. V. BULMER-THOMAS, Economic History of the Caribbean..., op. cit., p. 162‑169. 42. Sources: G. B. P. H. of Commons, Parliamentary Papers…, op. cit., p. 159; A. CABON, Histoire d’Haïti, op. cit., p. 95. 43. Le président Alexandre Pétion (r. 1806-1818) était plus indulgent quant aux ventes de terres aux paysans, mais cherchait néanmoins à garder intactes les larges plantations sur les grandes plaines sucrières : F. BLANCPAIN, La condition des paysans haïtiens..., op. cit., p. 130. 44. Ibid., p. 176. 45. La discussion des nouvelles élites haïtiennes soutient cette interprétation. Voir M.-R. TROUILLOT, Haiti, state against nation..., op. cit., ch. 1‑2. Sur les tractations entre les deux pays, Benoît JOACHIM, « L’indemnité coloniale de Saint-Domingue et la question des rapatriés », Revue Historique, 246-2 (500), 1971, p. 359-376 ; et Frédérique BEAUVOIS, « L’indemnité de Saint- Domingue : “Dette d’indépendance” ou “rançon de l’esclavage” ? », French Colonial History, 10-1, 2009, p. 109-124. Jean-François Brière met l’accent plutôt sur la pression exercée par la France à Haïti ; Jean-François BRIÈRE, Haïti et la France, 1804-1848 : le rêve brisé, Paris, Karthala, 2008. 46. Lettre sans date (mais certainement de 1825), de Pierre-Jacques-François-Joseph-Auguste Ferron de la Ferronnays (PJF) au président Boyer d’Haïti. Voir également : 16 décembre 1827, Ferronnays à Madame Mérillon (Nouvelle-Orléans), archive privée, Saint Mars la Jaille. Pour plus de détails sur cette proposition, et des réflexions générales sur l’indemnité, voir Paul CHENEY, Cul de Sac: Patrimony, Slavery and Capitalism in French Saint-Domingue, Chicago, University of Chicago Press, 2017, p. 210-222. 47. B. JOACHIM, « Indemnité coloniale de Saint-Domingue… », art. cit., p. 363 ; F. BEAUVOIS, « L’indemnité de Saint-Domingue… », art. cit., p. 112-114. 48. « Extrait du journal de Dauxion », dans Mission Dauxion-Lavaysse (1814–1815), France AN, Col, CC9 A 48. Cité dans F. BEAUVOIS, « L’indemnité de Saint-Domingue… », art. cit., p. 112. 49. Code Rural d’Haïti, Port-au-Prince, Imprimerie du Gouvernement, 1826 ; M.-R. TROUILLOT, Haiti, state against nation..., op. cit., p. 60. 50. Ordonnance, 17 avril 1825, article 1. Reproduit dans A. CABON, Histoire d’Haïti..., op. cit., p. 334. 51. M.-R. TROUILLOT, Haiti, state against nation..., op. cit., p. 1-2 et 60-61 pour les chiffres.

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RÉSUMÉS

Depuis l’indépendance dont Saint-Domingue a de facto profité en 1798, le nationalisme haïtien est ancré dans une idéologie anti-esclavagiste qui s’est maintenue au fil des régimes successifs. Pour autant, ces régimes censément abolitionnistes ont cherché à maintenir un complexe de plantation sucrière à caractère agro-industriel nécessitant en réalité une main d’œuvre lourdement contrainte. Cet article décrit les continuités entre la Saint-Domingue de l’Ancien Régime et les régimes post-abolitionnistes. Malgré l’idéologie abolitionniste censée les imprégner, certaines dispositions constitutionnelles – notamment des régimes d’exception pesant sur les anciens esclaves dans les campagnes – avaient pour objectif de conserver une force de travail asservie sur les plantations sucrières. Dans le domaine du commerce extérieur, les dirigeants haïtiens composèrent avec des pouvoirs hostiles, souvent esclavagistes, afin de maintenir la position d’Haïti comme exportateur de produits tropicaux.

From the de facto independence that Saint-Domingue enjoyed from France beginning in 1798 through successive regimes in the post-independence period, Haitian nationalism was always grounded in anti-slavery ideology. At the same time, abolitionist regimes sought to maintain a plantation complex that produced sugar on large agro-industrial enterprises; these plantations, as it turned out, could not function without the maintenance of a heavily coerced labor force. This article traces the continuities between old regime Saint-Domingue and post-abolition regimes. Despite the foundational ideology of abolition, constitutional dispositions—notably regimes of exception on the countryside—were designed to keep a coerced labor force working in sugar plantations ; in the domain of foreign trade policy, Haitian leaders compromised with hostile, often slaveholding foreign powers in order maintain their country’s position as an exporter of tropical commodities.

INDEX

Mots-clés : révolution haïtienne, économie politique, empire Keywords : Haitian Revolution, political economy, empire

AUTEUR

PAUL CHENEY Université de Chicago Département d’Histoire

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« Un Dogue de forte race » : Dupont de Nemours, ou la physiocratie réincarnée (1793-1807)

Julien Vincent

NOTE DE L'AUTEUR

J’ai plaisir à remercier, pour leurs commentaires généreux sur une première version de ce texte : Vincent Bourdeau, Jean-Luc Chappey, Alexander Cook, Martin Giraudeau, François Jarrige, Gabriel Sabbagh, Pierre Serna et Arnault Skornicki ; ainsi que de deux rapporteurs anonymes.

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Portrait de Dupont de Nemours, paru dans la troisième édition de sa Philosophie de l’univers, Paris, Goujon, fructidor an VII (août-septembre 1798) ; dessin de Joseph Ducreux, gravure de Louis-Jacques Cathelin

« Quand je me vois les yeux, le front, le nez, le menton, le col, les reins, la marche, les passions, le caractère, les défauts, les vertus, la prud’homie, l’orgueil, la douceur, la colère, la paresse, la vigilance, l’opiniâtreté à ne point lâcher prise, d’un Dogue de forte race : je n’ai aucune répugnance à croire que j’étais, n’aguères, un très-honnête chien, singulièrement fidèle et obéissant à maître et à maîtresse, cherchant et rapportant à merveille, caressant les enfants, exact à la règle, défendant les récoltes, gardant le troupeau le jour, et la porte la nuit, levant la jambe contre les roquets, brave jusqu’à ôser attaquer le Tigre, au risque d’en être mangé, coëffant le Sanglier, et n’ayant aucune peur du Loup. Pour ces bonnes qualités, obscurcies par quelques [r]ogneries, quelques querelles déplacées, et quelques caresses inopportunes, on devient l’animal que je suis : assez généralement estimé, aimé de quelques personnes, et les aimant bien davantage ; à tout prendre, fort heureux ; tracassé quelquefois mal-à-propos par ses amis, ne pouvant l’être impunément que par eux, et

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sensible à cet accident comme un pauvre chien qu’on fouette avec injustice. » Dupont de Nemours, Philosophie de l’Univers, 3ème édition, Paris, chez Goujon Fils, Fructidor an VII (août-septembre 1799), p. 167

1 Le portrait que Dupont de Nemours fait ici de lui-même, en chien fidèle, résume assez bien sa Philosophie de l’Univers, en même temps qu’elle décrit son culte de l’amitié, et sa loyauté envers ses maîtres Turgot et Quesnay. Elle reflète aussi le contexte singulier dans lequel l’économiste se lance, à cinquante ans passés, dans une nouvelle théologie morale pour la République. Après avoir joué un rôle de premier plan sous la Constituante en intervenant sur les questions économiques et financières1, Dupont fonde une imprimerie et démarre la Correspondance patriotique pour défendre les prérogatives royales2. Mais il doit se cacher peu après la journée du 10 août et c’est alors que, se faisant passer pour un médecin à la retraite, il rédige entre décembre 1792 et juin 1793 cet étrange ouvrage, qu’il dédie aux époux Lavoisier. Dupont y présente une cosmogonie dont un aspect central est l’attention qui y est faite aux animaux. Dans le désespoir d’un hiver dramatique, son objectif affiché est de poser les fondations d’une nouvelle morale de l’amour universel. Comme le résume Laurent Loty, le physiocrate opère dans ce livre « un syncrétisme entre le principe oriental de la transmigration des âmes et la monadologie leibnizienne3 ». Étudiant l’intelligence animale, Dupont place tous les êtres animés sur une échelle hiérarchique et débouche sur une théorie de la métempsycose qui promet à chacun une réincarnation dans un autre corps de la même espèce voire, par une sorte de promotion au mérite, dans un corps d’une espèce supérieure.

2 Emprisonné à la prison de la Force, Dupont sort peu de temps après le 9 thermidor an II et reconstruit sa position d’influence. Il reprend son activité d’imprimeur, devient député du Loiret au Conseil des Anciens, et entre à l’Institut national où, membre de la section d’économie politique, il continue sa défense des opinions des physiocrates. Mais il n’abandonne pas l’œuvre philosophique entamée en 1793, et consacre désormais une part essentielle de ses forces intellectuelles à étudier les mœurs des animaux. La Philosophie de l’Univers, qu’il décrit en 1807 comme « celui de mes faibles écrits auquel je suis le plus attaché, le seul, après la Table raisonnée des Principes de l’économie politique, dont j’espère quelque durée4 », connaît une deuxième édition dans sa propre maison en fructidor an IV (août-septembre 1796), puis une troisième en fructidor an VII (août- septembre 1799)5. Elle trouve un épilogue en août 1806 dans un essai majeur, « Sur l’instinct », qui le met en controverse avec Cuvier6.

3 Comment expliquer qu’un physiocrate partisan de l’agriculture nouvelle, et convaincu de la nécessité de mettre les plantes et les animaux au service de l’homme, soit aussi un historien de la sociabilité animale et un théoricien de la moralité propre à chaque espèce ? Cette tension entre une doctrine économique dans laquelle l’animal est considéré comme une condition essentielle de la richesse, et l’idée d’un animal intelligent et doué de sentiments, n’est pas sans évoquer le fameux Adam Smith problem sur les liens peu explicites entre la philosophie morale du philosophe écossais, et son économie politique. Plutôt qu’un « déplacement d’intérêt de l’économie politique vers l’économie de la nature7 », on peut voir dans les travaux d’histoire naturelle de Dupont une tentative pour expliciter les soubassements ontologiques d’une doctrine physiocratique à laquelle il resta toujours « singulièrement fidèle et obéïssant ». Afin

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d’éclairer ce « problème Dupont de Nemours », nous défendrons la thèse selon laquelle l’économiste s’est engagé, à partir de l’hiver 1792-1793, dans une tentative de républicanisation de la physiocratie, qui passait par un élargissement de l’économie politique à la cosmologie. Loin d’infléchir les positions initiales des physiocrates, Dupont prolongeait les travaux sur l’intelligence animale de l’un d’entre eux, Charles- Georges Leroy, lieutenant des chasses royales de Versailles et proche de Buffon8. Il concrétisait surtout l’ambition de Quesnay qui était, non pas de faire de l’économie politique une science spécialisée, mais de l’ancrer dans une connaissance de l’ordre universel9. À travers sa théorie de la réincarnation, l’économiste espérait que la physiocratie se réincarne en une cosmologie républicaine.

La physiocratie de l’an I

4 Des animaux, le jeune Dupont de Nemours avait partagé la vision des premiers physiocrates, qui y voyaient surtout un moyen d’augmenter les revenus de la terre. C’est le contexte révolutionnaire et sa lecture singulière de la chimie de Lavoisier qui le font évoluer vers une réflexion originale.

L’animal dans le « zigzag »

5 Alors même qu’ils occupent une place centrale dans la notion de produit net, comme producteurs d’engrais autant que comme force de travail, les animaux ne font pas l’objet d’une description physique précise dans les écrits des physiocrates. Même si Quesnay, médecin réputé, était l’auteur d’un important Essai sur l’économie animale (1736), dans lequel il décrivait les flux de matières propres aux animaux comme aux hommes (des laits aux esprits animaux en passant par les sels et les huiles), et même s’il était un très bon connaisseur des sciences de son époque, ce n’est paradoxalement pas de ces sciences que dépendait la connaissance des « lois physiques » qu’il plaçait au fondement de l’économie politique. Cette dernière, affirmaient les physiocrates, n’était d’ailleurs pas une découverte récente : elle avait pu atteindre sa maturité bien avant l’affirmation de la physique expérimentale ou de la chimie moderne. C’est dans le livre « le plus ancien de l’univers », expliquait l’abbé Baudeau dans les Éphémérides du citoyen, que l’ancien empereur chinois Fohi avait consigné pour la première fois la science morale et politique qu’avait ensuite affermie Confucius10. Semblable en ce sens à l’astronomie, telle que en concevait l’histoire, l’économie politique avait déjà atteint un haut niveau de perfection dans des sociétés très anciennes, avant d’être oubliée par les Grecs et les Romains, puis redécouverte à une époque récente, où ses principes immémoriaux avaient été systématisés en une « science nouvelle11 ». Ainsi pouvait-on rattacher l’économie politique aux savoirs fondamentaux de l’humanité qui, selon le physiocrate Court de Gébelin, trouvaient leur origine dans la plus haute antiquité, puisqu’ils découlaient tous de la découverte de l’agriculture12.

6 Ne nous étonnons pas, dès lors que, au moment de décrire la place des animaux dans leur doctrine, les physiocrates en restent à des considérations assez générales, pouvant se rapporter à une sagesse primitive. Les animaux, disent-ils, sont essentiels pour optimiser le produit net13. « Multiplions nos troupeaux, nous doublerons presque nos récoltes », écrit Quesnay dans l’article « Grain » de l’Encyclopédie14. Grâce aux animaux – qu’il s’agisse du cheval des fermiers, ou du bœuf plus lent et moins puissant des

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métayers15 – chaque producteur peut faire subsister « huit hommes, c’est-à-dire sa famille, qui peut être supposée de quatre personnes, et une autre famille de pareil nombre » appartenant à la classe stérile ou à celle des propriétaires16. Quesnay s’appuie ici sur les observations de Charles-Georges Leroy17. Ce dernier était le seul physiocrate qui, dans les années 1760, s’intéressait de près à la zoologie. Mais ce collaborateur de Buffon et Daubenton, auteur en 1768 de célèbres Lettres sur les animaux qui soulignaient leur intelligence et la complexité de leurs mœurs, ne reliait pas explicitement ces réflexions à ses travaux contemporains d’économie politique18. Dans l’article « Engrais » qu’il écrit pour l’Encyclopédie en 1755, c’est en termes très généraux qu’il défend l’utilisation du fumier, notamment à travers le pacage des moutons, et l’intégration de l’élevage dans l’agriculture.

Dans son célèbre « zigzag », issu du Tableau économique de 1759, qui représente des flux d’argent, Quesnay ne considère les bestiaux que comme des « dépenses productives »

7 Expliquant leur importance essentielle dans la formation du produit net, Quesnay ne fait appel à aucun savoir précis sur leur constitution physique. Pour « que les travaux de la campagne rendent un produit net au-delà des salaires payés aux ouvriers », produit net qui seul fait subsister les autres classes nécessaires dans un État, les propriétaires doivent renoncer à une agriculture dans laquelle les hommes laboureraient les terres avec leurs bras ou d’autres moyens insuffisants : Ce n’est donc pas à de pauvres paysans, que vous devez confier la culture de vos terres. Ce sont les animaux qui doivent labourer & fertiliser vos champs ; c’est la consommation, le débit, la facilité & la liberté du commerce intérieur et extérieur, qui assure la valeur vénale qui forme vos revenus. Ce sont donc des hommes riches que vous devez charger des entreprises de la culture des terres et du commerce rural19.

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8 Tout en proclamant l’ancrage de l’économie politique dans les sciences physiques, les physiocrates restent à distance de l’agriculture nouvelle de Duhamel du Monceau, mais aussi de la zoologie et de la physiologie20.

9 Loin de s’intéresser à la chimie ou à la physiologie animale et végétale, à la façon des agronomes, c’est à travers une étude des flux monétaires que les physiocrates envisagent les liens entre les sociétés humaines et la nature21. Les animaux sont envisagés avant tout comme des dépenses engagées par les propriétaires au profit de la classe productive22. Dans le système de l’impôt territorial unique, ils ne doivent faire l’objet d’aucune taxe23, pas plus que leurs produits24. Rien d’étonnant à une telle approche, puisqu’une opération essentielle dans le calcul du produit net est la conversion de quantités matérielles en valeurs monétaires. À côté de Mirabeau, Turgot, Baudeau, Leroy ou Charles Butré, Dupont a joué un rôle de premier plan dans l’élaboration d’une statistique physiocratique. S’appuyant sur des déclarations individuelles de fermiers, réparties en quatre classes en fonction de leurs investissements en capitaux, il a ainsi proposé de calculer le produit brut en traduisant les quantités en prix moyens25.

10 Mais, dès 1788, puis dans les premières années de la Révolution, Lavoisier – encore un physiocrate – a inversé cette démarche et tenté de renouveler le calcul du produit net en remplaçant le bilan financier par un bilan chimique des flux de matières26. Un tel bilan des flux matériels offrirait une vision plus précise des richesses territoriales en permettant, par exemple, de faire apparaître les flux matériels liés à la nourriture des animaux, là où le fameux « zigzag » de Quesnay les rendait invisibles. Toutefois cette réflexion n’eut pas d’effet notable sur Dupont, qui conserva sur le produit brut le point de vue formulé par Quesnay. Celui-ci n’ignorait pas les animaux, mais y voyait surtout des travailleurs et une avance en capital. Dans un monde dans lequel, selon la formule employée par Dupont dans une lettre envoyée à Say en 1815, « Dieu seul est producteur », mais la terre en friche ne vaut rien, les animaux étaient, avec les instruments, bâtiments, et matériel, une partie essentielle des avances qui permettaient de mettre la terre en état d’être cultivée et sans lesquelles on ne pouvait avoir de récoltes : « La culture exige non seulement des avances foncières qui s’incorporent dans la terre, mais un fonds d’avances perpétuellement existantes en instruments, animaux, voitures, etc., qui, conjointement avec la terre, forme pour ainsi dire la matière première de ses travaux27.x »

Du cycle de la matière à la circulation des âmes

11 Si la chimie de Lavoisier ne renouvelle pas les conceptions de Dupont sur la place des animaux dans l’agriculture et dans le calcul physiocratique du produit net, c’est néanmoins par elle, paradoxalement, que Dupont retourne à « l’empirisme sentimental » qui avait fasciné les physiocrates dans les années 1760 et 177028. L’auteur de la Philosophie de l’Univers commence en effet par expliquer que l’universalité des lois découvertes par Lavoisier révèle la profonde unité physique d’un monde dans lequel rien ne se perd et rien ne se crée. La combustion et l’absorption de calorique, la carbonisation qui découle de la combustion, l’oxydation qu’éprouvent les matières minérales, végétales et animales par le contact avec l’air libre, l’eau ou le feu (qui augmentent leur poids ou séparent leurs parties), ces lois, puisqu’elles s’appliquent à tous les êtres, inanimés ou animés, montrent la continuité entre la vie et la mort :

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La matière des corps animés, en toute pareille à la matière des corps dénués de vie, a été indispensablement soumise à tous les mêmes accidents, à toutes les mêmes influences réciproques, physiques et chimiques29.

12 Ainsi la vie se dévore elle-même, les fibres des plantes se durcissent et se dessèchent, les muscles, les artères et les veines se transforment en cartilages, les cartilages s’ossifient, la respiration consume la matière animale en carbone, et les êtres animés perdent leur flexibilité : Un animal est une lampe, dont l’oxygène, qu’attire chaque gonflement du poumon, est l’huile. La mèche est fournie par le sang, renouvellement lui-même par les aliments, par la chilification, par le travail du cœur. Vivre est la manière de briller de cette belle lampe. Mais tous les organes qui servent de fourneaux, de vases, de récipients à la combustion qu’elle éprouve, et à ses produits, ou qui participent à son influence, étant eux-mêmes susceptibles d’incendie, se carbonent progressivement par la suite de son action30.

13 De la même façon, la frontière entre les animaux, les végétaux et les minéraux est fort relative : « Mais où finissent les Êtres ? Où commencent les choses ? Le globe majestueux que nous habitons, et ceux qui peuplent le vaste empire des cieux, sont-ils au rang des premiers ? doivent-ils être rabaissés au niveau des autres ? c’est ce qui ne peut pas être su, et ce qu’on ne doit pas préjuger légèrement31. » Pour l’insecte microscopique éphémère, à qui nous semblons éternels, les os de nos bras ou de nos jambes sont de gigantesques couches calcaires semblables à des montagnes, nos muscles des colonnes prismatiques, nos boutons et ulcères de véritables volcans. Dès lors il est raisonnable d’envisager l’animation de globes célestes, au vu desquels nous serions d’autres insectes microscopiques et éphémères : Nous ignorons, et nous ne pouvons savoir, si ces masses énormes ne sont pas douées de vie, si chaque globe n’est pas un très gros animal, dont les habitants, de toute espèce, ne sont que les insectes qui s’en nourrissent32.

14 Partie de Lavoisier, la Philosophie de l’univers place dès lors l’animal au fondement de deux idées centrales. Celle d’une « chaîne des êtres », d’abord, qui situe les êtres inanimés et animés sur une échelle continue et hiérarchique33. Car, si les plantes n’ont ni volonté, ni moralité, les animaux, au contraire, du fait de leurs organes et de leurs sensations, sont une « réunion d’intelligence, de volonté et de facultés disponibles » en vertu de laquelle les phénomènes moraux s’enchaînent les uns aux autres par des liens de cause et de conséquence34. Il existe une morale commune à tous les animaux, qui découle de la façon dont ils perçoivent le monde extérieur et dont la femelle nourrit et élève ses petits, et leur dit qu’il ne faut pas maltraiter les autres, qu’il ne faut pas les priver de leur travail et du produit de leur travail35. Outre cette morale naturelle commune à tous les animaux, y compris les hommes primitifs, il existe aussi une morale propre à chaque espèce, qui découle de ses caractéristiques physiques, mais aussi de son histoire et de son organisation sociale plus ou moins élaborée. Pour défendre cette idée, Dupont fait de l’instinct une simple habitude, le produit d’une expérience qui est devenue « raison rapide » pour s’appliquer en un instant sur un petit nombre d’objets essentiels36. Ce phénomène, dit-il, se constate même en bas de l’échelle des êtres animés : L’Huître prisonnière, isolée, aveugle, sourde, muette, manchette et cul-de-jatte, ne peut s’élever jusqu’à la morale ; mais par l’intelligence et la réflexion, elle acquiert la prudence, la sagesse, l’aptitude au travail. Elle montre un puissant génie, en comparaison même de la Sensitive, et même de l’Attrape-mouche qui se défend de son ennemi, à la manière de l’Huître, et paraît à la tête du Règne végétal37.

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15 De cette analyse de l’intelligence animale, où l’on retrouve les analyses de Leroy, Dupont passe à un raisonnement perspectiviste qui débouche sur une monadologie. De même que l’homme influe puissamment sur le destin des huîtres, qu’il les cultive, les éduque et les perfectionne sans qu’elles ne s’en aperçoivent – sans même que, convaincues de leur propre dignité, elles puissent imaginer l’existence d’êtres animés qui leur seraient supérieurs – de même il est possible et même probable (autrement l’univers serait incomplet38) qu’il existe des « Êtres intelligents », supérieurs à l’homme par leurs sens et leurs idées, qui peut-être les perfectionnent et les cultivent. Leurs intelligences surhumaines sont hors de la portée des sens humains, elles occupent l’espace intermédiaire entre l’humanité et Dieu, mais on peut en avoir quelque idée lorsque nous pensons aux meilleurs des humains. « Combien de fois dans des occasions épineuses, au milieu du combat des passions diverses, ne me suis-je pas dit : (…) Que penserait Quesnay ? Qu’approuverait Turgot ? Que me conseillerait Lavoisier39 ? »

16 Après avoir décrit ces monades que sont les intelligences, et après les avoir placées sur une échelle hiérarchique, Dupont débouche sur l’hypothèse d’une « transmigration des Êtres intelligents » d’une machine animale à une autre. Afin de faire mieux comprendre cette hypothèse de la métempsycose, il propose une analogie avec les mues qu’accomplissent certains insectes tels que le papillon : Qu’un même principe intelligent puisse animer successivement diverses créatures, recevoir sous une figure et une seïté la récompense du travail qu’il fit sous une autre, jouir de plusieurs vies ; c’est ce que nous voyons par les insectes, d’abord reptiles ou poissons, puis chrysalides, enfin oiseaux ; et ayant une industrie et des mœurs toutes différentes, quand ils travaillent en rampant, en nageant, en filant, en tissant des étoffes, en taillant du bois, en maçonnant ; quand ils sommeillent et rêvassent dans leur coque ; et quand ils fendent les airs et font l’amour : nymphe agonisante et papillon sans force et sans plaisir, si leur chenille n’a pas été active et laborieuse. Non seulement ils ont le même principe intelligent, ils sont manifestement pour nous, mais non pas pour eux, le même individu matériel ; quoique le premier et le dernier aient été chacun un animal parfait ; quoique leurs organes, leurs fonctions, leurs passions, leurs raisonnements soient entièrement dissemblables, et qu’il n’y ait pas apparence que le Papillon, le Hanneton ou la Moustique, ni leur principe intelligent conservent le souvenir de leur premier état40.

17 De même que le papillon sera sans force si la chenille n’a pas été laborieuse, de même, c’est en fonction de son mérite qu’un Être intelligent se verra attribuer une nouvelle machine animale. Les âmes, après leur mort, sont jugées par un Être divin qui peut décider de les promouvoir ou de les rétrograder vers un corps inférieur. Dupont, que l’on sait partisan d’un despotisme légal prenant la forme privilégiée de la monarchie parlementaire, imagine cette instance divine plutôt sous la forme d’un monarque, mais il note qu’elle pourrait aussi prendre une forme républicaine. Cet Être suprême qui juge les âmes peut choisir de leur allouer une nouvelle « machine », peut les rétrograder vers une espèce inférieure, ou les promouvoir vers une espèce supérieure. Le choix de cette allocation dépend de la façon dont l’âme a gouverné son corps-machine, si elle l’a utilisé afin de se perfectionner suffisamment pour être « promue » : Si je n’ai pas tort, et s’il n’y a point d’autre Dupont que celui qui vous aime, où est la difficulté que, lorsque sa maison sera détruite, il en cherche une nouvelle par son intelligence, qui lui resterait ; qu’il la sollicite et la reçoive, soit de l’assemblée des Êtres intelligents qui furent ses supérieurs immédiats, si cette République se gouverne démocratiquement ; soit plutôt du Dieu rémunérateur, si c’est une monarchie comme l’unité de principes l’indique avec plus de vraisemblance ; soit

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même de quelque loi de la Nature qui nous serait inconnue ; laquelle, pour animer les corps des Êtres intelligents supérieurs, donnerait la priorité aux principes intelligents qui auraient tenu la meilleure conduite dans un corps d’un ordre inférieur ; à celui qui se serait le plus élevé au-dessus de la portée commune des autres Êtres intelligents emmaillotés, comme lui, sous les organes d’un animal de la même espèce41.

18 C’est ainsi que Dupont en vient à imaginer, comme dans la citation en exergue, qu’il fut jadis un chien fidèle avant d’être promu dans un corps humain. Chaque « principe animateur » doit ainsi progresser avant d’acquérir le pouvoir de se connaître lui- même : de la plante à l’animal, puis à l’homme, il progresse vers la connaissance de vérités physiques et morales toujours plus élevées. De la circulation monétaire de Quesnay, au cycle de la matière de Lavoisier, la physiocratie devient avec Dupont, en l’an I de la République, une circulation des âmes.

19 Dans son ouvrage Par-delà nature et culture, l’anthropologue Philippe Descola caractérise les sociétés occidentales modernes par une dichotomie entre nature et culture renvoyant à leur « cosmologie naturaliste42 » (qu’il décrit également comme un « mode d’identification » ou une « ontologie »). Par ces termes, l’auteur désigne des structures à priori, des façons de s’identifier (ou non) aux choses et aux êtres, de les assembler, et de définir leurs relations. S’opposant aux cosmologies animistes, analogistes et totémistes qui caractériseraient les périodes anciennes et les sociétés non- européennes, la cosmologie naturaliste verrait dans les êtres qui peuplent le monde beaucoup de continuités entre leurs physicalités et de grands écarts entre leurs intériorités. Ainsi dans une cosmologie naturaliste, les animaux sont physiquement proches de l’homme – au sens où ils sont soumis aux mêmes lois physiques et chimiques – mais s’en éloignent sur le plan moral.

20 Si Descola se soucie peu de chronologie, et si son approche abstraite est d’un usage délicat pour les historien-ne-s, elle repose néanmoins sur une hypothèse forte concernant l’enfantement du monde moderne. C’est quelque part entre le XVIIe siècle et la fin du XIXe siècle, nous dit-il, que se serait affirmée en Occident une franche opposition entre nature et culture, qui marginalisait dans le même temps les modes de pensée analogistes. L’analogisme postulait une double discontinuité, des physicalités comme des intériorités, mais s’efforçait ensuite de les affaiblir par un système d’analogies puisées dans l’astrologie, la médecine ou la religion43. Le naturalisme proclame quant à lui la continuité des physicalités – puisque les lois universelles de la matière s’appliquent à tous les corps –, mais insiste sur la discontinuité des intériorités humaines et non-humaines. La disparition des privilèges, qui consacre l’égalité de droit entre tous les hommes, s’accompagne de deux inégalités : l’une entre les humains porteurs de culture, et les non-humains qui en sont privés ; l’autre, interne à l’humanité, qui prend la forme d’inégalités de fait (plutôt que de droit) entre les individus et entre les nations44.

21 Si l’on suit cette proposition chronologique, il y a tout lieu de penser que la Révolution française constitua une séquence clé dans la trajectoire historique du naturalisme. L’affirmation de l’égalité des droits entre tous les hommes à partir de 1789, inséparable des inégalités de fait entre les individus ou entre les nations, ne fut que l’autre facette d’une redéfinition des liens entre les humains et les animaux45, et plus généralement d’une relégation de la nature hors de la société. Tout en s’inscrivant en partie dans ce naturalisme, que l’on retrouvait chez les Idéologues46, Dupont s’en démarque à partir de 1793.

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22 Les deux idées centrales, de chaîne des êtres et de métempsycose, sont des schèmes typiques des cosmologies analogistes que l’on trouve en Afrique de l’Ouest, en Chine ancienne et dans l’Inde brahmanique, mais aussi chez les Pythagoriciens et chez Platon. L’analogisme, dans la formulation de Descola, se caractérise par sa croyance dans la discontinuité des physicalités comme des intériorités : l’univers se compose d’une multitude d’essences distinctes, que précisément les idées de chaîne des êtres et de métempsycose sont destinées à relier. Dupont était bien sûr plus éloigné des penseurs néoplatoniciens de la Renaissance, des brahmanes indiens ou des Nahuas du Mexique, que de Lavoisier, et sa croyance dans la discontinuité des physicalités était toute relative, puisqu’il avait intériorisé les principes de la chimie qui fondent une partie du naturalisme moderne. Néanmoins nous savons que Quesnay, tout en adhérant au sensualisme de Condillac, affirmait que c’est par la seule action de Dieu que l’homme accède aux idées morales, se distinguant en cela des animaux47. Dans ses articles sur le « Despotisme de la Chine », il expliquait que Dieu, le principe de tout ou Chang-ti, transmet dans le même temps ce qu’il y a d’animal en l’homme, mais aussi l’âme intelligente qui le distingue des bêtes. C’est un peu de spiritualité orientale que Dupont cherchait à introduire dans la physiocratie comme dans la république en construction, en associant à la vision chimique de Lavoisier un style de raisonnement moral qui empruntait la chaîne des êtres et la métempsycose aux cosmologies analogistes, afin de de relativiser la discontinuité des intériorités entre humains et non-humains48.

Un « Grand Partage » républicain

23 Plutôt que de voir dans cette étrange construction intellectuelle un testament philosophique désespéré, dicté par l’attente de la mort, il convient de la replacer dans le contexte de l’hiver 1792-1793, marqué par le procès du roi, puis son exécution et, à partir du printemps, l’élaboration de la Constitution de l’an I (proclamée le 24 juin 1793), alors que débute la guerre aux frontières et en Vendée49. Pendant cette période, on voit en effet renaître l’ancienne idée physiocratique de « sciences morales et politiques50 ». Introduit par l’abbé Baudeau en 1767, ce terme était tombé en désuétude avant d’être repris sous la Révolution51. À partir de janvier 1793, Roederer démarre au Lycée un Cours d’organisation sociale fort ambitieux, dans lequel il aborde successivement l’organisation du gouvernement, la « disposition des hommes et des propriétés qui fait que l’espèce humaine se reproduit et se conserve », enfin les « facultés physiques, intellectuelles et morales » de l’homme. À la façon des physiocrates avant lui, Roederer dit vouloir réunir les « trois sciences, jusqu’à présent distinctes », de la politique, de la science économique et de la morale52. Vers la même époque, dans un prospectus datant du début de l’année 1793, Condorcet, Sieyès et le grammairien Duhamel annoncent la publication, pour « le 6 avril prochain », d’un Journal d’instruction sociale, dont le premier numéro paraîtra finalement le 1er juin aux imprimeries de l’Institut des sourds et muets. Il s’agit, disent-ils, de développer la langue des « sciences morales et politiques », sciences qui se divisent en trois branches à la fois théoriques et pratiques, le droit naturel, le droit politique et l’économie politique53. La Philosophie de l’univers de Dupont, datée de juin 1793, s’ajoute à ces entreprises. Elle s’inscrit dans le même imaginaire physiocratique tripartite, qui place la philosophie morale à côté de la science économique et de la politique. Mais elle se distingue des deux autres par son insistance sur la morale et par sa volonté d’ancrer cette dernière dans une philosophie de l’univers. C’est ainsi que Dupont espère que la physiocratie quittera les habits du

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despotisme éclairé ou de la monarchie parlementaire, afin de prendre ceux, de circonstance, de la République de l’an I.

24 L’affirmation des sciences morales et politiques par une poignée de philosophes, début 1793, aboutit dans la Constitution de l’an III, puis dans la loi du 3 brumaire an IV sur l’instruction, à un nouvel ordre savant. L’instauration de l’Institut national de 1795 est en effet la première institution officielle et importante à reconnaître explicitement les faits moraux, sociaux et politiques comme faisant partie du même effort scientifique que les faits naturels, tout en les séparant de ces derniers. Pour la première fois, les « sciences morales et politiques » sont distinguées des sciences physiques et naturelles, qui sont assignées à deux classes distinctes, à côté de la classe de littérature et beaux- arts. Alors que la première classe de l’Institut étudie les lois physico-chimiques auxquelles sont soumis ensemble les corps animaux et les corps humains, la seconde classe semble vouée à s’intéresser à l’intériorité de l’homme. Mais, en réalité, ce « Grand Partage » entre les sciences morales et les sciences physiques, loin d’entraîner une séparation stricte, favorise de nouvelles associations54.

25 Sous la Révolution, le terme « sciences morales et politiques », emprunté aux physiocrates, ne dénote aucun programme scientifique particulier, mais sert de façon floue à inscrire dans les institutions une diversité de nouveaux savoirs, tels l’analyse des sensations et des idées, l’histoire philosophique, l’économie politique ou encore la statistique et la science sociale. Pas plus qu’il n’existe de conception unique des sciences morales et politiques, de leur méthodologie ou de leurs objectifs, de même leurs relations entre elles ou avec les sciences physiques et mathématiques ne font l’objet d’aucun consensus55. Les membres de la section de géographie, comme Buache, Fleurieu ou Bougainville, s’intéressent autant à la géographie humaine qu’à la géographie physique. Dans la section de morale, le directeur La Revellière-Lepeaux est un linnéen et un théophilanthrope, tandis que Bernardin de Saint-Pierre ancre son enseignement dans un finalisme nourri d’histoire naturelle et de physique anti- newtonienne, et que l’abbé Grégoire appuie son idéal de régénération chrétienne et républicaine sur la maîtrise scientifique et technique du monde physique et naturel56. Au sein de la section d’analyse des sensations et des idées, les Idéologues Cabanis et Destutt de Tracy empruntent quant à eux à la physiologie, à la chimie et à l’histoire naturelle57.

26 Le cas de Dupont de Nemours est également révélateur de l’importance des liens entre les sciences morales et les sciences naturelles. Membre de la section d’économie politique, Dupont poursuit sous le Directoire ses travaux d’économiste. Rapporteur sur diverses questions économiques au Conseil des Anciens où il est consulté, comme jadis sous la Constituante, il entre dans la section d’économie politique de la deuxième Classe de l’Institut en 1795. Comme député, il intervient par exemple contre le projet d’emprunt forcé en l’an V, ou sur les questions monétaire et fiscale58. À l’Institut, il devient commissaire du concours lancé en l’an V sur les conditions de l’emprunt public dans un état républicain. Comme journaliste, il consacre une grande partie de son journal L’Historien aux questions financières. Même s’il devient plus discret sur ces questions après fructidor, il ne se désintéresse pas de l’économie politique, mettant sa physiocratie en pratique à travers l’entreprise de la Compagnie d’Amérique59.

27 À côté de ses différentes activités d’économiste, qui ne faiblissent pas tout au long du Directoire, Dupont présente également devant l’Institut plusieurs mémoires d’histoire naturelle. Assez peu préoccupé d’agronomie, il s’occupe surtout à prolonger les

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questionnements ouverts dans la Philosophie de l’univers à travers des travaux d’histoire naturelle consacrés à diverses espèces d’animaux60. Le 15 nivôse an V (7 janvier 1797), il discute ainsi de la moralité et de l’intelligence des loups, renards et chiens à l’occasion d’une séance publique de l’Institut ; puis, lors d’une occasion similaire le 15 germinal an V (4 avril 1797), celle des fourmis. Si le coup d’état du 18 fructidor an V (4 septembre 1797) le force bientôt à quitter la France pour les États-Unis, d’où il ne revient qu’en 1802, il lit encore à la classe des sciences morales et politiques, le 27 messidor an VI (15 juillet 1798), un mémoire sur Haller et Bonnet, dont il explique qu’ils sont des auteurs fondamentaux pour le système qu’il a présenté dans la Philosophie de l’Univers.

28 Or l’économie politique et l’histoire naturelle ne constituent pas pour Dupont deux objets séparés. Ils doivent être vus comme les deux facettes d’une même doctrine physiocratique. Dans le contexte dramatique de 1793, Dupont s’est d’abord emparé de la question animale pour républicaniser le programme de la physiocratie, en élaborant une « philosophie de l’univers » dont un trait saillant est l’hybridation qu’il opère entre certains éléments typiques du naturalisme et d’autres de l’analogisme. Dans le contexte du Directoire et du Consulat, il approfondit cette réflexion en lien étroit avec l’évolution politique du régime.

La République dans l’univers

29 Car il faut bien considérer Dupont comme un républicain. À rebours d’une vision trop étroite, insensible à la diversité des républicanismes, et trop déterminée à distinguer les « vrais » des « faux » républicains, il convient de voir en lui le représentant d’une branche physiocratique de ce grand courant intellectuel et politique renouvelé par la Révolution française61. Rallié à la République après avoir soutenu la monarchie constitutionnelle de 1791, Dupont a d’abord critiqué la Constitution de l’an III, mais s’en est fait finalement le défenseur au Conseil des Anciens et dans son journal l’Historien62. Suspecté de royalisme du fait de sa proximité avec le Club de Clichy, dont il n’est pas membre mais dont il est sympathisant, il doit quitter Paris pour se retirer dans ses terres au lendemain du coup d’État du 18 fructidor an V (4 septembre 1797). Forcé de se tenir à l’écart de la vie publique et de « céder à la force dans l’interrègne des lois », il explique deux ans plus tard qu’il refuse de participer à ce qu’il juge être un gouvernement arbitraire, celui du deuxième Directoire. Mais c’est en républicain qu’il s’exile : en attendant le retour à la Constitution de l’an III, il décide de partir aux États- Unis d’Amérique où il s’est vu confier une mission scientifique par l’Institut : De sages Républicains de l’Helvétie, de la Batavie, des villes Anséatiques, et quelques Français, qui ont dans les États-Unis d’Amérique de grandes propriétés territoriales et des intérêts commerciaux importants, jugent que leurs affaires pourront être dirigées à leur avantage par un homme de bien qui fut pendant vingt ans en France Administrateur général de l’Agriculture et du commerce63.

30 Aussi « le tour de l’Amérique » lui semble-t-il « venu » : « Le gouvernement doux, modéré, judicieux et républicain des États-Unis offre à peu près le seul asile où les persécutés puissent trouver du repos, où les fortunes puissent renaître par le travail64. » Après avoir fondé sa Compagnie d’Amérique, et lancé son fils dans la manufacture des poudres de Wilmington, Dupont établit en Virginie une maison de commission qu’il veut rendre utile à la République française65. Proche de Thomas Jefferson, à qui il envoie sa Philosophie de l’univers dès l’été 179866, il reste opposé jusqu’à la fin de sa vie à l’influence des anglophiles et des fédéralistes qui voulaient instaurer un gouvernement

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aristocratique aux États-Unis67. Il est l’un personnage central d’un courant républicain agraire qui, de l’autre côté de l’Atlantique, se nourrit fortement de physiocratie68.

31 Mais c’est surtout comme philosophe de l’univers qu’il convient de placer Dupont sur la carte du républicanisme. Deux thèmes centraux organisent la transformation de la physiocratie en une cosmologie républicaine : la métempsycose et l’idée de chaîne des êtres, qui sont réinterprétés à la lumière des circonstances. Alors que la première répond au projet d’une religion civile, la seconde fait écho aux interrogations de l’époque sur le traitement des êtres inférieurs, dans une république commerciale marquée par les inégalités de fait (sinon de droit) entre les hommes. Des anges aux guêpes, en passant par les vaches, les fourmis et les loups, c’est par les animaux que Dupont place la république dans l’univers.

La quête d’une religion républicaine

32 « La philosophie est une religion69 », proclame le physiocrate, et celle-ci s’inscrit d’abord dans la recherche d’un nouvel apprentissage de la nature qui correspond aussi à un élargissement de l’ancienne foi physiocratique dans l’éducation70. Car il ne s’agit pas de lancer un grand programme d’enseignement de l’histoire naturelle vers le plus grand nombre, afin de leur faire connaître la moralité des animaux. Mais plutôt d’enseigner, par des catéchismes, que le travail, l’amitié et l’entraide relèvent d’une morale naturelle qui correspond à la place de l’homme dans l’univers. Ce déisme ne doit pas se voir en rupture avec la physiocratie, mais comme l’expression de sa républicanisation71.

33 Depuis le Mémoire sur les municipalités de Turgot, en 1775, Dupont concevait les écoles et les fêtes civiques comme des lieux majeurs d’apprentissage de la loi naturelle et de construction de la citoyenneté, en lien étroit avec les assemblées représentatives72. Dès la fin des années 1760, il avait écrit, pour les Éphémérides du citoyen, plusieurs articles sur l’importance des belles-lettres et des beaux-arts dans la transmission sensible de la loi naturelle ; en 1772, il avait imaginé un projet de fêtes agraires pour le prince- héritier Charles-Louis de Bade ; et, dans les années suivantes, il avait suivi les travaux érudits du physiocrate Antoine Court de Gébelin sur les origines naturelles et agricoles de la mythologie ancienne, du langage et du calendrier73. La Philosophie de l’univers, écrite en 1793, s’inscrit pleinement dans ce faisceau de réflexions destinées à faire de la physiocratie une science morale et politique totalisante. En publiant deux nouvelles éditions de ce texte sous le Directoire, Dupont veut marquer sa volonté de républicaniser cet aspect de la pensée physiocratique.

34 À côté d’une instruction primaire centrée sur les savoirs agricoles fondamentaux, il s’agit de renforcer le sentiment d’appartenance à l’espèce humaine et à tout l’univers. La physiocratie devient ici une sorte de protestantisme à tendance panthéiste dans lequel les individus deviennent conscients de leur place dans la chaîne des êtres et des équilibres reliant ces êtres entre eux. Dans un mémoire sur la propagation des bonnes et mauvaises actions, présenté à la classe des sciences morales et politiques le 2 floréal an V (21 avril 1797), Dupont, qui ne cache pas sa croyance newtonienne dans la nécessité de l’intervention bienveillante perpétuelle de Dieu pour entretenir le cours des astres, développe cette pensée en postulant, à la façon d’un Antoine Lasalle avant lui, l’élasticité et la propagation du mouvement moral, sur le modèle du mouvement physique, afin d’expliquer que les bonnes actions en enfantent d’autres, tout comme les

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mauvaises. Évoquant alors sa théorie des Êtres intelligents, il suggère que nous sommes peut-être observés et jugés par des Êtres intelligents supérieurs. Ces anges républicains, dont Dupont perçoit l’existence lorsqu’il pense à Quesnay, Turgot ou Lavoisier, nous incitent à songer à ce que nous faisons, à refuser le repos, nous donnent la passion de bien faire : Quelque petite que soit notre place, nous y sommes entourés, touchés de toute part, et nous y pouvons être utiles aux hommes, aux animaux, aux plantes. Dieu et la nature ne nous demandent pas d’employer plus que nos facultés, de nous transporter au-delà de nos circonstances : mais en toute circonstance de penser à nos actions, d’éviter celles qui pourraient nuire, de nous décider avec amour et courage vers celles qui sont bonnes, et dont les Êtres sensibles en général, ou les hommes en particulier, peuvent retirer du bonheur74.

35 En l’an VI, à l’occasion du concours lancé par la classe des sciences morales et politiques sur « les institutions les plus propres à fonder la morale d’un peuple », il s’oppose à Roederer, pour qui Dieu ne saurait fonder la morale, en affirmant qu’il existe dans la nature une « intelligence supérieure et universelle » qui décide du bien et du mal pour tout temps et pour tout lieu, et ne se réduit ni aux conventions, ni au « calcul plus ou moins exact de l’utile »75.

36 Dupont de Nemours fait partie des premiers soutiens de la religion théophilanthropique qui se développe dès vendémiaire an V (septembre-octobre 1796)76. Figurant à la treizième place de la liste des membres du comité de direction, il écrit des prières inspirées de sa philosophie de l’univers, défend la religion républicaine dans sa revue L’Historien77, et rédige un projet d’Institutions religieuses dans l’intérieur des familles78. Comme les autres théophilanthropes, il croit que toutes les religions partagent un fond commun, vérités incontestables qui ne sont pas des « inventions politiques, […] puisqu’elles ont lieu partout et dans tous les esprits indépendamment de toutes les institutions politiques79 », ensemble de lois morales que Dieu n’a refusé à personne, « de Rome à Pékin et de la Nouvelle Zemble à la Terre de Feu80 ». C’est dans la pratique de cette morale universelle sous la direction du père de famille que se prépare l’adhésion du citoyen aux lois naturelles, qui sont à la fois celles de l’agriculture et de la morale. C’est dans l’éducation familiale, avant l’âge de sept ans, que se fait la principale partie de cette éducation. Mais, pour transmettre cet enseignement, le père de famille peut s’appuyer sur des prières exprimant les croyances morales communes à toutes les religions81. Dans l’une d’entre elles, qu’il présente comme sa traduction personnelle et une extension de l’Oraison dominicale de Jésus Christ82, Dupont écrit : Soutiens-nous dans la disposition active et perpétuelle de faire à autrui le bien que nous désirerions qui nous fût fait Étends notre bienfaisance sur les animaux et les plantes, à l’imitation de la tienne.

37 Après fructidor, ses idées continuent d’ailleurs d’exercer une influence considérable, aussi bien sur la politique économique menée par François de Neufchâteau au Ministère de l’Intérieur, que sur le projet d’une religion civile fondée sur l’idée d’harmonie universelle. Ainsi, dans une circulaire du 17 ventôse an VII à propos de la fête de la reconnaissance du 10 prairial – fête morale instaurée au début du Directoire, qui prend place après la fête des époux (10 floréal) et avant celle de l’agriculture (10 messidor) –, le même François de Neufchâteau soutient que la reconnaissance publique pourrait aller non seulement vers l’humanité, mais aussi vers les animaux d’agriculteurs, les arbres et les lieux83.

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38 Il serait donc erroné de décrire les idées religieuses de Dupont comme excentriques ou isolées. À son retour des États-Unis, en 1802, il devient, avec Garran-Coulon, Toulongeon et La Revellière-Lepeaux, l’un des quatre savants chargés d’évaluer les vingt-cinq mémoires qui avaient été envoyés à la classe des sciences morales et politiques pour le concours ouvert par la section de morale sur la barbarie envers les animaux84. C’est l’occasion pour Dupont de constater l’écho que ses idées peuvent trouver parmi les participants. Comme lui, Jean Jacques de Teubern, juriste en Saxe, évoque la « chaîne des êtres » qui relient entre eux tous les animaux jusqu’à l’homme, pour réclamer finalement l’interdiction de certains types de chasse, de cruauté, ou d’expérimentation animale. Pour lui, l’homme est muni de pleins pouvoirs sur les animaux, mais doit agir avec bienveillance envers ceux qui dépendent de lui85. Plusieurs mémoires évoquent aussi la transmigration des âmes. Selon le chirurgien Grandchamp, « les hommes sensibles [qui composent les nations orientales,] quelles que soient leurs idées sur la théogonie et la théocratie, ont fait du dogme de la métempsycose, une porte ouverte à tous les sentiments d’humanité, de générosité et de respect pour leurs semblables86. » François Nicolas Benoist-Lamothe évoque lui aussi l’hypothèse de la transmigration des âmes et ses effets moraux pour instaurer une harmonie entre l’homme et la nature : « Si le système de la métempsycose n’existait pas, […] je dirais qu’il faut l’inventer », explique-t-il, et y faire « participer les arbres, les fleurs, les rivières mêmes et les fontaines » : Ah ! Si cette opinion religieuse existait encore, on ne verrait pas aujourd’hui […] arracher de jeunes arbres, pour le seul plaisir de nuire aux propriétaires. […] Pour prévenir de pareils attentats, ainsi que pour disposer les hommes à être humains envers les animaux, il serait donc très avantageux, je crois, de présenter aux enfants l’idée de la métempsycose, sinon comme un dogme vrai, du moins comme une hypothèse vraisemblable. Leur imagination et leur sensibilité les porterait peut-être à la regarder ensuite comme une vérité : mais ce ne serait pas un grand mal. Car ce n’est pas la superstition, c’est le fanatisme seul le fanatisme intolérant, qui produit tous les maux que souvent on reproche à la Religion87.

39 Comme chez Dupont, la « croyance » dans la métempsycose ressemblait davantage à une hypothèse utile, le véhicule possible de « vertus sociales » et d’un rapport plus harmonieux aux animaux et aux arbres. Quelques années plus tôt, dans l’Yonne, Benoist-Lamothe avait été l’initiateur du « Culte social » qui, se réunissant par décades pour honorer l’Être suprême, anticipait la théophilanthropie88. Puis, vers l’an VIII (1799-1800), il imagine une fête en l’honneur de la vache, qui se voyait remerciée de son lait, de sa force musculaire, et de la vaccine de Jenner89. Dans un esprit proche, Claude Sébastien Bourguignon-Dumolard, ancien ministre de la Police qui rejette les lois coercitives, préconise d’encourager le sentiment de pitié envers les animaux en introduisant des fêtes champêtres et autres rituels civiques90.

De la chaîne des êtres à l’idéologie comparée

40 L’Idéologue Roederer, à qui Dupont avait dédié la deuxième édition de sa Philosophie de l’univers en 1796, n’admettait pas la théologie de la métempsycose de Dupont, « nouvelle religion » qu’il qualifiait de « matérialisme tout pur » dans lequel Dieu n’était pas une cause première, mais intervenait comme le couronnement d’une nature entièrement matérielle. Il adoptait en revanche sa philosophie morale et sa chaîne des êtres :

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J’ai été enchanté du morceau où vous parcourez l’échelle des diverses puissances d’amour et d’attachement qui ont été départies par la nature entre les divers animaux, à commencer par ceux qui sont bornés à la puissance d’aimer leur famille, et à finir par les cœurs les plus aimants de l’espèce humaine, c’est-à-dire ceux dont les affections peuvent embrasser toute la nature. Quelle richesse d’images, quelle abondance de sentiments dans la partie où vous montrez que la puissance d’aimer a non seulement uni les individus d’une même famille, mais même de différentes espèces dont la nature avait fait des ennemis91 !

41 L’idée de chaîne des êtres que Dupont emprunte à Charles Bonnet, typique des anciennes cosmologies analogistes92, peut aussi se décrire comme un programme d’idéologie comparée. Fondée sur l’étude des organes afin d’en tirer une analyse de leurs sensations et de leurs idées, cette dernière est évoquée à partir de l’an VII par des Idéologues comme Draparnaud, puis Cabanis et Destutt de Tracy93. Or un tel projet a déjà été formulé par Dupont, qui s’inspire de Leroy autant que de Locke et Condillac, et va plus loin que ne le fera Draparnaud.

42 Dès l’an V, Dupont présente deux mémoires où, partant de présupposés condillaciens, il applique le modèle de l’histoire philosophique de la société civile à l’étude des animaux. Le mémoire du 15 germinal an V (4 avril 1797) porte ainsi sur « la moralité, l’intelligence, les sciences et les institutions sociales des fourmis ». Après avoir montré que la société complexe des fourmis suppose de la prévoyance et des calculs94, et que les lumières se proportionnent au travail95, font l’objet d’un apprentissage, Dupont y montre que les idées morales et politiques des animaux sont liées à leur anatomie, à leurs organes, qui sont propres à chaque espèce, mais aussi à leur organisation sociale, qui peut évoluer en fonction des circonstances et de l’environnement. La monarchie des fourmis, tout comme celle des abeilles ou des guêpes, est ainsi adaptée à leur expérience de l’amour, toute concentrée autour d’une seule femelle, même si les fourmis ont aussi des amitiés personnelles très fortes. Cette société monarchique connaît pourtant des élections « qui ressemblent au processus électif chez les enfants humains », dans lequel le plus hardi fait une proposition qui est acceptée ou rejetée. Il existe aussi des cas de conjuration contre la reine, des coups d’état, des révolutions de palais96. Pour éviter la guerre civile, il faut parfois essaimer, ce qui suppose un haut degré d’organisation, constate Dupont dans un contexte où l’on commence à discuter des conditions d’une « colonisation nouvelle » et de la formation des « républiques sœurs »97. Les fourmis ont également des relations internationales : les guerres avec les fourmis géantes ont conduit à la création de confédérations parmi les fourmis moyennes, sources de passions politiques fortes. Les fourmis géantes et moyennes se détestent, au point que « leurs républiques se font des guerres d’extermination » dont les jardiniers profitent : lorsqu’ils sont infestés de fourmis moyennes, ils vont chercher dans les bois des fourmis géantes pour créer une guerre dans leur jardin98.

43 Le mémoire du 15 nivôse an V (4 janvier 1797) porte sur « la sociabilité et la moralité du Loup, du Renard, du Chien sauvage ; et sur la manière dont celui-ci est devenu domestique ». Ce mémoire poursuit les mêmes thèmes, en insistant sur la possibilité d’une morale trans-spéciste. L’essor des sociétés humaines a conduit le loup à faire évoluer sa façon de chasser le mouton, à la rendre plus savante et à perfectionner sa morale. Les loups ont fait évoluer leur organisation sociale à mesure qu’ils ont mieux compris l’utilité des secours réciproques : « ils les ont plus profondément combinés ; ils en ont mieux stipulé les conditions ; ils les ont exprimées avec un langage plus riche, et les ont suivies avec une probité plus exacte et plus méritoire ». Voyant que « la

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confédération de l’Homme et des Chiens pour la conservation des bêtes à laine » était très redoutable, ils ont renoncé à la force ; la prudence des vieux a éclairé l’ardeur des jeunes, et « ils ont appris l’art des fausses attaques ». Ils se réunissent, délibèrent, puis le loup le plus fort s’expose, attire les chiens et, pendant ce temps, un autre loup arrive qui emporte un mouton dans les bois. Le loup prend ainsi des risques calculés en fonction du contrat qu’il a passé avec les autres : « Le Loup sait donc être allié, camarade, et cultiver son esprit par la communication des idées. ». Les loups vivent généralement en famille, sauf dans les régions où ils sont fréquemment chassés, où ils sont forcés de vivre seuls. Alors « l’impression du danger force leur intelligence à s’employer différemment, les prive de l’instruction qu’ils se donneraient les uns aux autres, dérange leur instinct, fait violence à leurs affections99. » La science des mœurs qui est esquissée ici articule deux niveaux d’analyse. D’un côté, chaque espèce animale est dotée d’idées propres, qui découlent de leur anatomie et s’inscrit sur une échelle hiérarchique. Mais, d’un autre côté, les espèces sont susceptibles de progrès en fonction de leur capacité à domestiquer leur environnement et à forger des alliances avec d’autres espèces. De telles réflexions font écho aux débats contemporains pour définir les contours d’une « écologie républicaine » où la régénération des mœurs passerait par la modification du cadre de vie et l’établissement de relations harmonieuses avec les non-humains100.

44 L’idéologie comparée de Dupont ne consiste donc pas seulement en un « badinage philosophique101 ». Comme chez les Idéologues, elle conduit à envisager les animaux et la nature non seulement comme des ressources, mais également comme des subjectivités non-humaines avec lesquelles il convient de se comporter avec humanité.

Produire, protéger, perfectionner

45 La cosmologie républicaine de Dupont peut-elle alors être mise en pratique ? Passant des cosmologies aux pratiques, Descola propose de distinguer quelques grandes façons de construire les relations entre humains, ou entre humains et non-humains. Ces « modes de relation », au nombre de six (l’échange, le don, la prédation, la production, la protection et la transmission), sont plus ou moins favorisés, plus ou moins inhibés, par les différentes cosmologies. Alors que la relation de prédation est caractéristique de l’animisme, le naturalisme tend par exemple à favoriser la relation de production. Cependant plusieurs modes de relation peuvent coexister au sein d’une même cosmologie, et inversement un même schème de relation peut structurer les relations dans plusieurs cosmologies différentes. Des relations de production et de protection peuvent ainsi coexister au sein d’une cosmologie naturaliste, mais peuvent également s’accorder avec une cosmologie analogiste.

46 Qu’il s’agisse de développer les prairies artificielles, d’acclimater les meilleures espèces, ou de perfectionner les races, la République œuvra sans relâche à « produire » des animaux en plus grand nombre, et mieux adaptés à ses besoins102. Les savoirs zootechniques, élaborés depuis le XVIIe siècle, n’étaient pas sans inspirer le projet politique de « produire » également des citoyens par l’instruction publique, par l’hygiène, par le calendrier républicain, ou par l’unification des poids et mesures103. Toutefois le schème de la production ne suffit pas à rendre compte de l’ensemble des relations entre les humains et les animaux (ou entre les humains entre eux) que les institutions républicaines entendaient structurer. Ainsi, la science vétérinaire, promue

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par le régime républicain pendant la Révolution française, ne se limitait pas à une zootechnie purement utilitaire. Elle passait aussi par un souci du bien-être animal. Les propriétaires attendent de leurs animaux qu’ils produisent, par leur travail ou par leur croît, toutes sortes de matières végétales et animales, mais ils veillent en même temps sur eux, leur témoignent attention, contrôle et contrainte bienveillante, à l’image du berger que décrit Virgile dans ses Géorgiques, en vogue à la fin du XVIIIe siècle104.

47 Cette tension entre production et protection se retrouve à l’intérieur de la pensée physiocratique. Quesnay avait été fort explicite, dès son article sur le droit naturel pour l’Encyclopédie, sur le fait que, même si l’ordre naturel était ce que la nature enseignait à tous les animaux, l’homme y jouissait néanmoins de droits spéciaux : L’ordre naturel le plus avantageux aux hommes, n’est peut-être pas le plus avantageux aux autres animaux ; mais dans le droit illimité l’homme a celui de faire sa part la meilleure possible. Cette supériorité appartient à son intelligence ; elle est de droit naturel, puisque l’homme la tient de l’Auteur de la nature, qui l’a décidé ainsi par les lois qu’il a instituées dans l’ordre de la formation de l’univers105.

48 On peut lire la Philosophie de l’univers, et les mémoires qui la complètent pendant le Directoire, comme un prolongement de cette réflexion initiale qui articule l’idée d’un droit illimité de l’homme à la conscience du désavantage possible pour les animaux. Car Dupont ne remet jamais en cause le postulat selon lequel l’animal doit être un moyen plutôt qu’une fin, qu’il doit être utile à l’homme en lui fournissant son travail, sa peau ou sa viande.

49 Chaque espèce, chaque individu dispose d’un droit naturel à détruire d’autres êtres vivants pour sa propre survie. La souffrance, explique-t-il pour la justifier à partir d’arguments finalistes, est comme la mort, elle appartient au plan divin et elle est utile, puisqu’elle avertit de tout excès et qu’elle sonne l’alarme. L’anthropocentrisme est intégré à la morale humaine, et d’ailleurs toutes les espèces vivantes, qui ont besoin de détruire d’autres êtres vivants pour vivre, sont persuadées d’être au sommet de la chaîne des êtres. L’homme, pas plus qu’aucune espèce, ne peut s’empêcher de penser que Dieu a créé le monde pour lui, car aucune espèce n’a été créée pour aucune autre : Toute espèce, tout individu vit pour soi. Dans l’intérieur des espèces, il y a des Amants et des Amis. D’une espèce à l’autre, il peut y avoir des bienveillances ; il n’y a point de Custodes. Chacun fait ses affaires, suit ses passions, consulte sa raison, s’occupe de son intérêt106.

50 L’homme n’est donc pas plus coupable de manger des animaux que le loup de manger des moutons : c’est inscrit dans la morale de son espèce, même si cette morale n’est pas figée et peut évoluer en fonction des circonstances. Loin d’être en rupture avec sa physiocratie, la philosophie de l’univers de Dupont est pleinement compatible avec un modèle de grande propriété foncière. Mais Dupont ne se limite pas à justifier la relation de production que l’homme a établie avec ses inférieurs. Il montre qu’elle s’accompagne aussi d’une relation de protection qui s’insère dans une morale universelle. La domestication du chien, du cheval ou du bœuf en fournit le paradigme : Il paraît constant, puisqu’il vit et qu’il engraisse, que le travail et l’assujettissement F0 F0 5B du bœuf5D ne lui font pas autant de chagrin que la prairie, le foin, l’avoine et la litière lui donnent de jouissances et de plaisir. Encore est-il possible, et même aisé, en perfectionnant l’éducation des animaux domestiques et la nôtre, de supprimer de leur travail la contrainte et les mauvais traitements ; d’y suppléer par l’intelligence et la bienveillance107.

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51 Le dogme de la métempsycose, tout comme l’idée de chaîne des êtres et l’idéologie comparée qui en découlent, tendent à modérer le naturalisme qu’impliquerait une économie politique seulement orientée vers la production de richesses. En introduisant deux schèmes analogistes dans la physiocratie, Dupont contribuait à l’adapter au projet moral d’une république commerciale108.

52 Dans le même temps, le modèle social hiérarchique des physiocrates, centré sur la propriété foncière, n’est aucunement abandonné. La cosmologie de Dupont explicite au contraire son inscription dans un ordre naturel. En situant la hiérarchie entre les êtres animés en fonction de leur capacité à se perfectionner, d’une espèce à l’autre ou entre les individus d’une même espèce, l’auteur affaiblit la discontinuité des intériorités entre les humains et les animaux, en même temps qu’il justifie les inégalités entre les humains109. En dépit des critiques qu’il avait pu adresser initialement à la Constitution de l’an III, qui marginalisait trop la propriété foncière à son goût, la cosmologie de Dupont est adaptée à ce type de république commerciale qui voulait articuler l’égalité de droit aux inégalités de fait110. Dans un mémoire plus tardif, il montre ainsi que les inégalités d’intelligence traversent toutes les espèces animales. De la petite vache qu’il eut en Amérique, lors de son séjour entre 1799 et 1802, qui avait trouvé une façon d’ouvrir les barrières des champs de maïs, qu’aucune autre vache ne savait reproduire, aux corbeaux de Newcastle qui avaient construit un nid mobile sur la place du marché en 1783, que d’autres corbeaux avaient envahi sans savoir le maintenir en état, Dupont démontre un art consommé du tableau de mœurs pour mettre en avant que l’intelligence individuelle est singulière chez tous les animaux. « De l’ange au polype, toutes les conduites sont en raison du caractère individuel, et du plus ou moins grand développement de l’intelligence. Et dans les mêmes espèces, ce que l’on croit semblable n’est qu’analogue111 », et ce ne sont que des observations négligentes qui persuadent les hommes du contraire.

53 Toutefois la perfectibilité n’est pas seulement individuelle, aussi Dupont oppose-t-il la civilisation élevée des castors américains qui, profitant de siècles de paix avec les humains, se sont faits constructeurs de barrages, de ponts et de digues, à l’avilissement des castors européens qui se bornent à creuser des terriers. Le parallèle avec les sociétés humaines est ici frappant. « Parmi les autres animaux, comme parmi nous, les degrés de perfectionnement des sociétés sont très inégaux112. » En Amérique du sud, certains hommes qui ne savent pas compter jusqu’au nombre de leurs doigts sont ainsi « demeurés au-dessous des pies de nos climats » qui, comme l’avait montré Leroy, « se rappellent leurs observations par le nombre de leurs doigts, et comptent très bien jusques à quatre, et n’embrouillent leurs idées d’arithmétique qu’au-dessus de ce nombre113. » Célèbre pour son combat contre l’esclavage et en faveur de l’égalité des droits114, Dupont situe sa république dans un univers traversé de hiérarchies naturelles et réelles.

Un épilogue impérial

54 Dans le mémoire qu’il présente à la première classe de l’Institut pendant l’été 1806, Dupont reprend les deux thèmes de la métempsycose et de l’idéologie comparée, à travers une vigoureuse critique de la notion d’instinct115. À une époque où, après l’abolition de la classe des sciences morales et politiques, il n’existe plus d’espace autorisé pour parler d’économie politique, l’histoire naturelle est une façon de

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continuer à faire vivre la physiocratie116. Reprendre dans un tel contexte les idées élaborées en 1793, puis en l’an V, sur les langages animaux, leur intelligence et leur perfectibilité, est bien dans le style de ce Dogue réincarné qu’est peut-être Dupont, opiniâtre et « brave jusqu’à oser attaquer le Tigre, au risque d’en être mangé » : À travers les malheurs et les délits dont notre révolution a été l’occasion plus que la cause, un bien est resté ou plutôt a pris naissance : c’est la liberté d’examiner impartialement, au moins les objets de la Physique. On peut dire à leur égard toute vérité ; se montrer religieux sans scandaliser personne, et raisonnable sans péril117.

55 Le Tigre, c’est d’abord l’église catholique118. Dupont place au début de son essai une défense du dogme de la métempsycose, qui est aussi une critique de l’abandon des projets de religion républicaine depuis le Concordat de 1801 et le début de la reconquête catholique. Doutant de la bonne foi de Descartes et Buffon, lorsqu’ils établirent une analogie entre les animaux et de simples machines, Dupont préfère expliquer cet « orgueil stupide » des humains, non par la science, mais par des superstitions issues de la persécution imposée par les théologiens119. L’idée de l’animal- machine, croyance naturaliste par excellence, viendrait en effet des profondeurs du christianisme. Ce dernier, né de dogmes orientaux qui venaient des brahmanes indiens, avait conquis l’Europe en empruntant au départ, à côté des principes de charité, de fraternité et d’égalité, une idée de régénération qui « aurait pu, dans la nouvelle doctrine comme aux Indes et dans la nature, embrasser tous les animaux ». Mais, par malheur, « on n’avait pas bien conçu, ni bien traduit le mal que produit la mort » et l’idée de réincarnation, afin de pouvoir être raccordée au dogme fondamental des Juifs qu’il s’agissait alors de convertir, avait été défigurée : L’idée du mal originel avait été rendue par celle d’un péché originel dont il ne résultait qu’une dégradation, un esclavage, une peine mystique, une damnation. La régénération alors et la multiplicité des incarnations réparatrices n’avaient plus été nécessaires. Une rédemption opérée par une seule incarnation et une seule mort avait suffi. Elle n’était applicable qu’à l’homme seul pécheur120.

56 Une fois cette idée adoptée, on s’était mis à « regarder les animaux qui s’approchent le plus de nous par leur intelligence et par leurs mœurs, comme en étant néanmoins à une distance infinie121 ». L’homme était devenu le seul animal raisonnable et le seul à savoir parler, et les animaux avaient été renvoyés à leur instinct, car leur attribuer une âme aurait signifié leur donner droit à la rédemption, ce qui était impossible pour les chrétiens, chez qui l’égalité entre les hommes supposait l’exclusion des animaux.

57 À distance de cette triste religion, Dupont invite les savants, non pas à disséquer les animaux — une pratique souvent condamnée dans les mémoires de 1802, et qui, selon Dupont, ne permet que de connaître leur corps, mais nous fait ignorer leurs mœurs et leur âme122 — mais à « étudier la nature vivante » en vivant familièrement avec les animaux123. De cette façon Dupont dit avoir étudié différentes langues d’oiseaux, « comme nous apprenons celles des peuples sauvages, ou même de toute nation étrangère dont nous n’avons pas le dictionnaire, et dont nous ignorons la grammaire124 ». Pendant deux hivers, il a écouté le cri des corbeaux et y a identifié vingt-cinq mots pour exprimer « ci, là, droite, gauche, en avant, halte, pâture, garde à vous, l’homme armé, froid, chaud, partir, je t’aime, moi de même, un nid, et une dizaine d’autres avis qu’ils ont à se donner selon leurs besoins125 ». Il a également prêté l’oreille aux rossignols, chez qui il a pu comprendre le sentiment de la paternité, qui est d’abord une amitié pour la mère. L’histoire naturelle devient célébration religieuse de la nature lorsque Dupont reconstitue les paroles de la chanson du rossignol mâle pendant la couvaison :

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Dors, dors, dors, dors, dors, dors, ma douce amie, Amie, amie, Si belle et si chérie : Dors en aimant, Dors en couvant, Ma belle amie, Nos jolis enfants : Nos jolis, jolis, jolis, jolis, jolis, Si jolis, si jolis, si jolis Petits enfants (Un petit silence.) Mon amie, Ma belle amie, À l’amour, À l’amour ils doivent la vie, À tes soins ils devront le jour. Dors, dors, dors, dors, dors, dors, ma douce amie, Auprès de toi veille l’amour, L’amour Auprès de toi veille l’amour126.

58 Dans un contexte de reprise en main de la poésie par l’Académie française, restaurée en 1804, et par la pensée contre-révolutionnaire qu’imposent les écrits de Bonald, Chateaubriand ou Fontanes, le lyrisme de Dupont se heurte immédiatement aux écrivains catholiques127. En 1806, le Spectateur français au XIXe siècle, journal créé l’année précédente par Jean-Baptiste-Germain Fabry pour faire « l’état actuel de la religion, de la morale et de la littérature en France, et au commencement du XIXe siècle 128 », consacre un article au mémoire de Dupont. Déjà, la revue avait attaqué les Lettres philosophiques sur l’intelligence et la perfectibilité des animaux de Leroy, publiées par Roux- Fazillac en 1802129. Sur ces sujets à la mode (comme l’indique la publication en 1804 du mémoire de Grandchamp cité plus haut130), l’on demandait une reprise en main par les théologiens131 et l’on s’indignait que Dupont ne voie dans le christianisme qu’une « marcotte séparée du tronc indien132 ». Refusant de trouver une théologie républicaine dans l’histoire naturelle de Dupont, le Spectateur français se contente d’y voir des « gaîtés véritablement un peu folles133 ». Et manie le sarcasme en se demandant « si cette chanson est d’un bon poète rossignol », ou si l’auteur n’aurait pas « pris pour le Delille des rossignols, le plus petit poète d’un de leurs plus misérables athénées134 ».

59 Cuvier est l’autre « Tigre » auquel s’attaque Dupont. L’essentiel de son mémoire est en effet consacré à une défense du programme d’idéologie comparée qu’il a développé à l’Institut depuis l’an V, qu’il complète par de nombreux exemples nouveaux. Cuvier y répond peu après en sa qualité de secrétaire perpétuel, dans son analyse des travaux de la première classe de l’Institut135. L’échange qui oppose les deux savants sur la « guêpe maçonne » résume l’enjeu du désaccord. La capacité de cette dernière à maçonner un nid pour ses petits vient-elle de l’instinct ou de l’intelligence ? Dupont décrit minutieusement, dans son mémoire de 1806, comment la guêpe creuse un trou cylindrique au fond duquel elle dépose son œuf, place sur lui un petit ver qui forme un anneau contenu par la circonférence du cylindre, et sur ce ver en met dix à douze autres de la même espèce, puis bouche le trou avec du mortier. Le résultat ressemble à un cours d’idéologie. Les larves de guêpe, prisonnières dans le cylindre, se voient forcées d’observer plusieurs vers, les manger l’un après l’autre, s’endormir pour se réveiller mouche, sonder les parois de ce souterrain, forer la terre. Tout cela fait un

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programme pédagogique sans communication sociale, mais qui a été prévu à l’avance par la mère, et se résume dans l’architecture d’un nid qui fait naître à distance les idées dont la guêpe adulte aura besoin dans la suite de son existence136.

60 Cuvier nie de son côté que la guêpe maçonne puisse se souvenir de son état de ver au moment de bâtir un nid pour ses petits. Il est peu concevable, dit-il, qu’un animal devenu clairvoyant reconnaisse par ses yeux une chenille qu’il avait connu par d’autres sens, car un sens est mauvais traducteur de l’autre. Il faut un instinct, une impulsion intérieure indépendante de l’expérience pour compenser le manque d’intelligence des espèces inférieure. Dupont n’est guère convaincu : un sens interne peut donner un désir vague, des dispositions à une passion ou un travail, mais pas des idées. Le jeune Victor de l’Aveyron, ayant atteint l’adolescence, savait ainsi se masturber, mais n’avait pas appris l’amour, remarque Dupont dans le même passage137. La guêpe maçonne, qui n’est « pas moins avantageusement organisée que l’homme », ayant des ailes, plusieurs milliers d’yeux, six pattes et un aiguillon empoisonné, est semblable à l’aveugle nouvellement guéri qui ne reconnaîtra pas sa bien-aimée par la vue, mais par le tact.

61 Alors que Dupont relie les inégalités individuelles et sociales à sa critique de l’instinct, et donc à une défense de l’intelligence et de la perfectibilité universelle des animaux, Cuvier, de son côté, fonde sa vision des hiérarchies entre les espèces sur une distinction entre l’intelligence et l’instinct, se situant nettement du côté du « mode d’identification naturaliste » tel que le définit Descola. Ce dernier s’identifie chez Cuvier au nouvel ordre impérial des savoirs138, et c’est pourquoi il s’efforce de ramener Dupont du côté de sciences morales et politiques qui n’ont plus d’existence institutionnelle depuis 1803 : pour Cuvier, l’histoire des opérations de l’esprit des animaux est « placée sur la limite des sciences physiques et des sciences morales139 ».

62 Tout en niant la nouveauté des observations de Dupont sur les analogies entre les facultés de l’esprit humain et les facultés animales, Cuvier y oppose les observations des « naturalistes », qui ont cru reconnaître, dans certaines espèces, d’autres facultés qu’ils ont dénommées « instinct », ensemble d’actions nécessaires à la conservation de l’espèce, mais souvent étrangères aux besoins apparents des individus, que l’on observe le mieux parmi les insectes, mollusques ou vers : Les naturalistes ont donc pensé que les animaux, doués d’instincts, exercent ces actions particulières en vertu d’une impulsion intérieure, indépendante de l’expérience, de la prévoyance, de l’éducation, et des agents extérieurs, ou en d’autres termes, que c’est leur organisation qui les détermine par elle-même à agir ainsi. Ce résultat a été adopté à peu près par tous les observateurs ; et s’ils ont varié, ce n’est qu’en expliquant la manière dont l’organisation peut donner cette détermination140.

63 On mesure ici toute la distance qui sépare l’ontologie « radicalement » naturaliste de Cuvier à celle, hybridée de schèmes analogistes, que Dupont a mis en avant sous la République, dans laquelle la connaissance de l’univers se fonde sur celle de l’homme141.

* * *

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Le Dogue de forte race », par Jacques de Sève, planche 45, dans Leclerc, comte de Buffon, Histoire naturelle, générale et particulière, avec la description du cabinet du roi, tome cinquième, Paris, Imprimerie nationale, 1749, p. 300

64 Dans l’Histoire naturelle de Buffon, une planche réalisée par Jacques de Sève est consacrée au « Dogue de forte race ». Ce chien, qui ressemble beaucoup au dogue d’Angleterre, tire son nom du fait qu’il est bien plus grand142. Classé parmi les « races métives », il est issu du croisement de deux races pures. Tout laisse à penser que Dupont de Nemours connaissait ces pages que l’Académicien avait par la suite enrichies de renseignements obtenus de Leroy. La métaphore du « chien métis » résume bien la thèse qui a été défendue ici, selon laquelle Dupont de Nemours chercha à articuler une économie politique dans laquelle les êtres naturels étaient vus comme des ressources, à une cosmologie insistant sur l’unité morale et la sociabilité universelle reliant tous les êtres vivants.

65 S’il existe ainsi un « problème Dupont de Nemours », il présente deux différences essentielles avec le « problème Adam Smith » plus connu sur les liens entre économie et morale. D’abord, si la philosophie morale du physiocrate est plus tardive que sa théorie économique, à l’inverse du philosophe écossais, c’est en raison des événements politiques. Sous la Révolution française, la physiocratie retrouve une actualité nouvelle. Accompagnant l’affirmation des « sciences morales et politiques », elle est portée par un large courant qui, à l’opposé du modèle anglais, voit la France comme une république agraire de propriétaires, dans laquelle la fiscalité doit reposer en dernier ressort sur la contribution foncière143. Le calcul du revenu territorial, qui fonde le style de raisonnement physiocratique, joue alors un rôle crucial pour estimer les revenus de l’État et faire face à la crise financière. Toutefois, la réflexion sur la constitution d’une république à partir du printemps 1793, puis la recherche d’une religion civile à travers la théophilanthropie à partir de l’automne 1796, conduit Dupont à explorer et à expliciter de nouvelles dimensions de la « loi naturelle » dont se réclamait Quesnay. Il

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prolonge pour cela, à travers une histoire naturelle inspirée de Buffon et Leroy, la recherche sur les intentions de la nature qui avait déjà occupé les physiocrates dans les années 1760 et 1770.

66 Seconde différence essentielle, alors que chez Smith la théorie des sentiments moraux ne concerne que les humains, elle s’applique chez Dupont à tous les êtres sensibles. Elle s’appuie pour cela sur une idéologie comparée permettant d’envisager les mœurs de chaque espèce vivante au sein de mêmes lois morales. La discontinuité des intériorités entre les humains et les non-humains est préservée, mais nettement relativisée par une vision de la perfectibilité individuelle et collective qui unit toutes les espèces animales, soit par la transmigration des âmes, soit par la multiplication des liens de réciprocité ou de domestication entre les différentes espèces.

67 Voici de quoi relire différemment une lettre souvent citée que Dupont écrivit à bord du navire qui l’emmenait en Amérique, en avril 1815, afin d’y mener les recherches nécessaires au deuxième volume de ses Mémoires sur différents sujets d’histoire naturelle. Dupont y reproche à Say d’avoir renoncé à faire de l’économie politique une science générale du législateur : Vous avez trop rétréci la carrière de l’économie politique en ne la traitant que comme la science des richesses. Elle est la science du droit naturel appliqué, comme il doit l’être, aux sociétés civilisées. Elle est la science des constitutions, qui apprend, et qui apprendra, non seulement ce que les gouvernements ne doivent pas faire pour leur propre intérêt et pour celui de leurs nations, ou de leurs richesses, mais ce qu’ils ne doivent pas pouvoir devant Dieu, sous peine de mériter la haine et le mépris des hommes, le détrônement pendant leur vie, et le fouet sanglant de l’histoire après leur mort144.

68 La physiocratie ne se limite ni à une science des richesses, ni à une science des gouvernements. Elle contient aussi le projet d’une science morale, d’une religion civile parlant aux hommes de « ce qu’ils ne doivent pas pouvoir devant Dieu », de l’amour universel, et de la vie après la mort. En lisant la deuxième édition du Traité de Say, républicain comme lui, Dupont dut se sentir « comme un pauvre chien qu’on fouette avec injustice ». Isolé face aux défenseurs de la spécialisation scientifique, de Say à Cuvier, Dupont se trouvait en décalage croissant avec les partisans d’une cosmologie plus radicalement « naturaliste ».

NOTES

1. Pierre-Henri GOUTTE, « Économie et transitions : l’œuvre de Dupont de Nemours au début de la Révolution française 1789-1792 », dans Jean-Michel Servet, Idées économiques sous la Révolution 1789-1794, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1989, p. 145-233 ; on contestera ici l’interprétation selon laquelle Dupont « tranche[rait], lors de la Révolution française, les derniers liens qui subsistent entre l’économique et le politique » (p. 233).

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2. Gustave SCHELLE, Dupont de Nemours et l’école physiocratique, Paris, Guillaumin, 1888 ; Ambrose SARICKS, Pierre-Samuel Dupont de Nemours, Lawrence, University of Kansas Press, 1965 ; Marc BOULOISEAU, Bourgeoisie et Révolution : Les Dupont de Nemours (1788-1799), Paris, 1972. 3. Laurent LOTY, « Métaphysique et science de la nature : Dupont de Nemours contre la théorie de l’instinct », dans Claude Blanckaert, Jean-Louis Fischer et Roseline Rey (dir.), Nature, Histoire, Société. Essais en hommage à Jacques Roger, Paris, Klincksieck, 1995, p. 327. 4. Pierre-Samuel DUPONT DE NEMOURS, Quelques mémoires sur différents sujets : la plupart d’histoire naturelle, ou de physique générale et particulière, Paris, Delance, 1807, p. 340. 5. La deuxième édition de la Philosophie de l’univers, imprimée par Dupont lui-même et datée de fructidor an IV, semble dater en réalité de l’an V, car elle contient des mémoires de nivôse et germinal an V (mars-avril 1797). Elle doit être antérieure ou contemporaine du coup d’état du 18 fructidor an V (4 septembre 1797). 6. Ibid., p. 147-262 (« Sur l’instinct. Mémoire lu à la classe des sciences physiques et mathématiques de l’Institut national, dans ses séances du 21 juillet, du 11 et du 18 août 1806 »). 7. L. LOTY, « Métaphysique et science de la nature… », art. cit., p. 329. Voir aussi, pour la même idée, James J. MCLAIN (dir.), The Economic Writings of Dupont de Nemours, Newark, University of Delaware Press, 1977, p. 46. 8. Dans ses articles « Instinct » et « Homme (morale) » pour l’Encyclopédie, puis dans ses Lettres sur les animaux, publiées en 1768, Leroy partait de ses observations de lieutenant des chasses pour étudier l’âme des bêtes et les similitudes entre les mœurs des humains et des animaux : Charles- Georges LEROY, Lettres sur les animaux [1768], éditions Elizabeth Anderson, Oxford, Foundation, 1994. Outre cette édition très riche, voir aussi : Jean-Claude BOURDIN, « L’anthropomorphisme de Charles-Georges Leroy chasseur et philosophe », Dix-huitième siècle, 2010, no 42, p. 353-366 ; Grégory QUENET, Versailles, une histoire naturelle, Paris, la Découverte, 2015. 9. Sur « l’ordre universel » envisagé par les physiocrates, voir Georges WEULERSSE, Le mouvement physiocratique en France, de 1756 à 1770, Paris, Félix Alcan, 1910, vol. 2, p. 111-119. 10. Abbé BAUDEAU, « Avertissement de l’auteur », Ephémérides du citoyen, ou Bibliothèque raisonnée des sciences morales et politiques, vol. 1, 1767, p. 13. Dans le même volume, Quesnay publiait un autre article qui décrivait la science morale et politique des Incas du Pérou : « Ce gouvernement d’un Peuple puissant et courageux, dont un événement funeste causa la ruine, a existé pendant plusieurs siècles, dans le pur état de nature ; et il était si conforme à l’ordre de la nature même, qu’il surpasse toutes les spéculations des Philosophes et de ces savants Législateurs de l’antiquité, célébrés avec tant de vénération dans l’Histoire de notre Continent » : François QUESNAY, « Analyse du gouvernement des Yncas du Pérou, par M.A. (1767) », dans Christine Théré, Loïc Charles et Jean-Claude Perrot (dir.), Œuvres économiques complètes et autres textes, Paris, INED, 2005, vol. 2, p. 1003.

11. Selon l’expression fameuse de Pierre-Samuel DUPONT DE NEMOURS, De l’origine et des progrès d’une science nouvelle (1768), éditions A. Dubois, Paris, Geuthner, 1910. 12. Cette idée est au cœur du Monde primitif analysé et comparé avec le monde moderne, publié par Court de Gébelin entre 1773 et 1782. 13. François QUESNAY et Pierre-Samuel DUPONT DE NEMOURS, Physiocratie, ou Constitution naturelle du gouvernement le plus avantageux au genre humain, Yverdon, 1768, vol. 1, p. 93.

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14. Citation dans G. Quenet, Versailles, une histoire naturelle, op. cit., p. 151. 15. Selon la distinction soulignée par Quesnay dans l’article « Fermier » de l’ Encyclopédie, tome 6, 1751, p. 529 et suiv., pour qui les terres labourées par des chevaux sont près de deux fois plus productives que celles labourées par des bœufs. 16. F. QUESNAY et P.-S. DUPONT DE NEMOURS, Physiocratie…, op. cit., p. 62.

17. G. QUENET, Versailles, une histoire naturelle, op. cit., p. 151. 18. Ibid. 19. Ibid., p. 135. 20. André BOURDE, Agronomie et agronomes en France au XVIIIe siècle, 3 volumes., Paris, S.E.V.P.E.N, 1967. 21. Jean-Claude PERROT, « La comptabilité des entreprises agricoles dans l’économie physiocratique », dans Une histoire intellectuelle de l’économie politique (17e-18e siècles), Paris, Éditions de l’EHESS, 1992, vol. 33, p. 217-236 ; Christine THÉRÉ et Loïc CHARLES, « The writing workshop of François Quesnay and the making of Physiocracy », History of Political Economy, 2008, vol. 40, no 1, p. 1-42 ; Loïc CHARLES et Christine THÉRÉ, « The Economist as Surveyor : Physiocracy in the Fields », History of Political Economy, vol. 44, 2012, p. 71-89. 22. F. QUESNAY et P.-S. DUPONT DE NEMOURS, Physiocratie…, op. cit., vol. 1, p. 56. 23. Ibid. p. 103. 24. Pierre-Samuel DUPONT DE NEMOURS, Rapport sur le droit de marque des cuirs par un conseiller d’état (1788), Paris, Veuve Goujon fils, 1804. 25. L. CHARLES et C. THÉRÉ, « The Economist as Surveyor », art cit, p. 82-83 ; J.-C. PERROT, « La comptabilité des entreprises agricoles dans l’économie physiocratique », art. cit., p. 226. 26. Jean-Claude PERROT, « Lavoisier, auteur de La Richesse territoriale du royaume de France », dans Une histoire intellectuelle de l’économie politique (XVIIe-XVIIIe siècle), Paris, Éditions de l’EHESS, 1992, p. 377‑437 ; Jean-Claude PERROT, « Les comptabilités économiques de Lavoisier », dans Thierry Martin (dir.), Arithmétique politique, Paris, INED, 2003, p. 325‑344 ; Dana SIMMONS, Vital Minimum : Need, Science and Politics in Modern France, Chicago, Chicago University Press, 2015, en particulier chap. 1 et 2 ; Julien VINCENT, « L’animal des Idéologues : par-delà nature et culture (1794-1804) », Annales historiques de la Révolution française, 2018, no 392. 27. Gustave SCHELLE, Dupont de Nemours et l’école physiocratique, Paris, Guillaumin, 1888, p. 77. 28. Jessica RISKIN, Science in the Age of Sensibility. The Sentimental Empiricists of the French Enlightenment, Chicago, The University of Chicago Press, 2002. 29. Pierre-Samuel DUPONT DE NEMOURS, Philosophie de l’univers, 3e éditions, Paris, Goujon fils, 1798, p. 65. 30. Ibid., p. 56. 31. Ibid., p. 246. 32. Ibid., p. 52‑53. 33. Arthur O. LOVEJOY, The Great Chain of Being. A Study of the History of an Idea, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1964 (1933) ; Laura DUPREY, « L’idée de chaîne des êtres, de Leibniz à Charles Bonnet », Dix-huitième siècle, no 43, 2011, p. 617-637.

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34. P.-S. DUPONT DE NEMOURS, Philosophie de l’univers, 3e éd., op. cit., p. 75. 35. Ibid., p. 103. 36. Ibid., p. 109. 37. Ibid., p. 79. 38. Ibid., p. 141. 39. Ibid., p. 150. 40. Ibid., p. 175. 41. Ibid., p. 163. 42. Sur la distinction entre ces notions, voir Philippe DESCOLA, La Composition des mondes. Entretiens avec Pierre Charbonnier, Paris, Flammarion, 2014, p. 236‑240. 43. Philippe DESCOLA, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005, p. 301 : « Un monde de singularités racolées avec des matériaux disparates en circulation permanente, menacé d’anomie jour après jour par l’étourdissante pluralité de ses habitants, exige de puissants dispositifs d’appariement, de structuration et de classement pour devenir représentable, ou simplement vivable, pour ceux qui l’occupe. Et c’est ici que le recours à l’analogie intervient comme une procédure compensatoire d’intégration permettant de créer en tous sens des tresses de solidarité et des liens de continuité. » 44. P. DESCOLA, Par-delà nature et culture, op. cit., 2005, p. 384 : « Lors de cet enfantement du monde moderne dont les meilleurs esprits des deux derniers siècles ont livré des analyses, les segments hiérarchisés des collectifs à ordres statutaires se sont décomposés pour libérer une foule immense d’individus humains égaux en droit, mais que des disparités concrètes continuent de séparer tant à l’intérieur des communautés particulières où ils sont répartis qu’au sein de l’agrégat formel que celles-ci constituent toutes ensembles dans le “concert des nations” ; les cosmos mixtes que chaque collectif avait taillés à ses mesures se sont dilués dans un univers infini reconnu par tous ceux qui, indépendamment de leur position sur la surface de la terre, admettent l’universalité des lois non humaines qui le régissent ; surtout, la Cité de Dieu s’est fragmentée en une multitude de “sociétés” d’où les non-humains ont été bannis — en droit, encore, sinon en fait —, donnant ainsi naissance à des collectifs de même nature et donc comparables, quoique longtemps réputés inégaux entre eux sur une échelle évolutive… » 45. Pierre SERNA, Comme des bêtes. Histoire politique de l’animal en Révolution (1750-1840), Paris, Fayard, 2017. 46. J. VINCENT, « L’animal des Idéologues… », art. cit.

47. Philippe STEINER, La « science nouvelle » de l’économie politique, Paris, Presses Universitaires de France, 1998, p. 36. 48. Rien d’étonnant à cela d’ailleurs puisque, comme le note Descola, les cosmologies analogistes et naturalistes entretiennent de multiples liens, ne s’excluent aucunement, mais coexistent, et tendent à s’hybrider en permanence : P. DESCOLA, Par-delà nature et culture, op. cit., p. 322 : « Les principes qui régissent ces schèmes étant universels par hypothèse, ils ne sauraient être exclusifs les uns des autres et l’on peut supposer qu’ils coexistent en puissance chez tous les humains. L’un ou l’autre des modes d’identification devient certes dominant dans telle ou telle situation historique, et se trouve donc mobilisé de façon prioritaire dans l’activité pratique comme dans les jugements classificatoires, sans que ne soit pour cela annihilée la capacité qu’ont les trois

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autres de s’infiltrer occasionnellement dans la formation d’une représentation, dans l’organisation d’une action ou même dans la définition d’un champ d’habitudes ». 49. Dupont utilise l’expression de « testament philosophique » (mais pour en souligner l’optimisme fondamental) dans la première édition de la Philosophie de l’univers, Paris, Du Pont, 1793, p. 9. 50. P. Steiner, La « science nouvelle » de l’économie politique, op. cit., p. 121‑122. 51. Dominique DAMAMME, Histoire des sciences morales et politiques et de leur enseignement des Lumières au scientisme, thèse d’État, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 1982, introduction. Voir aussi Philippe STEINER et Loïc CHARLES, « Entre et Rousseau. La Physiocratie parmi les origines intellectuelles de la Révolution française », Études Jean-Jacques Rousseau, no 11, 1999, p. 83-159 (ici p. 144-148) ; Daniel H. COLMAN, « De la Révolution à la raison. Les sciences morales et politiques dans la République thermidorienne », dans Jacques Guilhaumou et Laurence Kauffman (dir.), L’invention de la société : nominalisme politique et science sociale au XVIIIe siècle, Paris, Éditions de l’EHESS, 2004, p. 163-199 ; et Jean-Luc CHAPPEY, « De la science de l’homme aux sciences humaines : enjeux politiques d’une configuration de savoirs (1770-1808) », Revue d’histoire des sciences humaines, no 145, 2006, p. 43-68. 52. Œuvres du Comte P.L. Roederer, Paris, Didot, 1840, tome 8, p. 129-131 : le premier cours n’est pas daté, mais le second date du 3 février, et Roederer nous dit qu’il a passé une semaine à l’élaboration de chaque discours ; voir aussi Francis FISZLEIBER, « Une institution éducative sous la Révolution : du Lycée au Lycée républicain (1790-1802) », mémoire de Master 2 sous la direction de J.-L. Chappey, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2015, p. 60 et suivantes. 53. Prospectus du Journal d’instruction publique, Paris, EDHIS, 1981, p. 2.

54. Comme dans le modèle de Bruno LATOUR, « Comment redistribuer le Grand Partage ? », Revue de Synthèse, IIIe série, no 110, avril-juin 1983, p. 203-236. 55. Martin S. STAUM, Minerva’s Message : Stabilizing the French Revolution, Montreal, McGill-Queen’s University Press, 1996. 56. Alyssa G. SEPINWALL, L’Abbé Grégoire et la Révolution française : les origines de l’universalisme moderne, traduit par Marie Fabre, Ludivine Verbèke et Thomas Van Ruymbeke, Bécherel, Les Perséides, 2008. 57. J. VINCENT, « L’animal des Idéologues », art cit.

58. G. SCHELLE, Dupont de Nemours et l’école physiocratique, op. cit., p. 350 et suivantes.

59. Martin GIRAUDEAU, « Performing Physiocracy : Pierre Samuel Dupont de Nemours and the limits of political engineering », Journal of Cultural Economy, 2010, vol. 3, no 2, p. 225-242 ; G. SCHELLE, Dupont de Nemours et l’école physiocratique, op. cit., p. 367. 60. Dupont ne s’intéresse pas seulement à la zoologie. En l’an VIII, il envoie à la section de géographie de l’Institut un mémoire sur la force des courants de l’Atlantique, et un autre sur les îles de la baie de New York. Il envoie aussi la même année, à l’attention de la classe des sciences physiques et mathématiques, un mémoire sur la nature de la côte est des États-Unis (également envoyé à la section d’histoire), un mémoire sur la formation de l’eau dans les corps animés, et un autre mémoire sur les rapports des végétaux et des insectes. Puis, en l’an XII, il envoie à la classe des sciences physiques et mathématiques un mémoire sur la théorie des vents, un autre sur la conservation des grains, encore un autre sur quelques dénominations d’animaux. En l’an XIII, il envoie à la classe des sciences physiques et mathématiques un mémoire sur l’abus du mot

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« nouveau » en histoire naturelle. En l’an XIV, il adresse un mémoire à la première classe sur la mort apparente. En 1806, il rédige un mémoire sur les causes chimiques des pluies, et un autre sur l’instinct. Plusieurs de ces mémoires, quoiqu’envoyés à la première classe, sont aussi présentés à la deuxième classe et résumés parmi ses mémoires (voir par exemple le volume 4, pages 44 et suivantes). 61. Sur l’ancienneté, la richesse et la diversité des traditions républicaines, voir notamment Martin VAN GELDEREN et Quentin SKINNER (dir.), Republicanism. A Shared European Heritage, 2 vols., Cambridge, Cambridge University Press, 2002. 62. Cette volonté est affirmée dès le prospectus et le premier numéro : L’Historien, no 1, 1er frimaire an IV (22 novembre 1796), p. 11 : « Il ne s’agit plus d’examiner si la constitution a quelques défauts ; ce sera dans dix ans l’affaire de l’assemblée de révision. » Sur la réflexion constitutionnelle de Dupont au Conseil des Anciens, voir par exemple ses interventions du 25 frimaire an IV dans L’Historien, no 29, 29 frimaire an IV (20 décembre 1796), p. 470 et suivantes sur l’initiative des lois, et no 30, 30 frimaire an IV (21 décembre 1796), p. 475-480 sur la définition des assemblées municipales. Voir aussi Hélène FOUCAULT, « L’Historien de Dupont de Nemours : la recherche du “juste milieu” ou la République conservatrice vue par un physiocrate (an IV-an V) », mémoire de Master 1 sous la direction de Pierre Serna, 2007. Sur les liens entre la pensée politique de la physiocratie et la pensée politique révolutionnaire de Condorcet et Sieyès, qui semble triompher à travers la Constitution de l’an III, voir L. CHARLES et P. STEINER, « Entre Montesquieu et Rousseau… », art. cit.

63. P.-S. DUPONT, Philosophie de l’univers, op. cit., p. 324-325 (texte daté du 10 fructidor an VII). 64. Ibid., p. 326. 65. Archives Nationales, Fonds Roederer, 29AP/10, Lettre de Dupont de Nemours, New York, 28 messidor an VIII. 66. Lettre du 10 fructidor an VI (27 août 1798), dans Correspondence between Thomas Jefferson and Pierre-Samuel Dupont de Nemours 1798-1817, éditions Dumas Malone, Boston, Houghton Mifflin Company, 1930, p. 2. 67. Richard WHATMORE, « Dupont de Nemours et la politique révolutionnaire », Revue Française d’Histoire des Idées Politiques, 2004, vol. 20, no 2, p. 349-350. 68. Manuela ALBERTONE, National Identity and the Agrarian Republic : The Transatlantic Commerce of Ideas between America and France (1750-1830), Farnham, Burlington, Ashgate, 2014. 69. P.-S. DUPONT DE NEMOURS, Philosophie de l’univers, 3e éd., op. cit., p. 11-12.

70. R. WHATMORE, « Dupont de Nemours et la politique révolutionnaire », art. cit., p. 111-127 ; Manuela ALBERTONE, « Dupont de Nemours et l’instruction publique pendant la Révolution », Revue Française d’Histoire des Idées Politiques, 2004, vol. 20, no 2, p. 129-147. 71. Sur ce processus, aux États-Unis, voir Manuela ALBERTONE, National Identity and the Agrarian Republic : The Transatlantic Commerce of Ideas between America and France (1750– 1830), Aldershot, Ashgate, 2014. 72. M. ALBERTONE, « Dupont de Nemours et l’instruction publique pendant la Révolution », art. cit., p. 358-359.

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73. Liana VARDI, The Physiocrats and the World of the Enlightenment, Cambridge, Cambridge University Press, 2012, chap. 7 et 8. Voir aussi Antoine COURT DE GÉBELIN, Monde primitif, analysé et comparé avec le monde moderne, considéré dans l’histoire civile, religieuse et allégorique du calendrier ou almanach, Paris, Boudet etc., 1776, p. 224 et suivantes. 74. P.-S. DUPONT DE NEMOURS, Philosophie de l’univers, 3e éd., op. cit., p. 320‑321.

75. Pierre-Samuel DUPONT DE NEMOURS, « Des Bases de la morale. Observations lues le 22 thermidor an VI, à la classe des sciences morales et politiques de l’Institut national, sur la question qu’elle avait proposée “Quelles sont les Institutions les plus propres à fonder la morale du Peuple ?” », dans Opuscules morales et politiques, retirées de différents journaux, volume factice conservé à la Bibliothèque nationale de France, Z-29739, p. 349-363 (ici, p. 361). 76. Albert MATHIEZ, La théophilanthropie et le culte décadaire, 1796-1801 : essai sur l’histoire religieuse de la Révolution, Paris, Félix Alcan, 1903, p. 107 et suivantes. 77. Ibid., p. 122 et 182. 78. P.-S. DUPONT DE NEMOURS, « Sur les Institutions religieuses dans l’intérieur des familles ; avec un essai de traduction nouvelle de l’Oraison dominicale », dans Quelques mémoires sur différents sujets, seconde édition, Paris, A. Belin, 1813, p. 402-419. 79. L’Historien, no 449, 24 pluviôse an V (12 février 1797), p. 130. 80. L’Historien, no 559, 14 prairial an V (2 juin 1797), p. 196. 81. P.-S. DUPONT DE NEMOURS, « Sur les institutions religieuses », op. cit., p. 408-409. 82. Ibid., p. 410-414. 83. A. MATHIEZ, La théophilanthropie, op. cit.., p. 441. 84. Le concours était formulé de la façon suivante : « Jusqu’à quel point les traitements barbares exercés sur les animaux intéressent-ils la morale publique ; et conviendrait-il de faire des lois à cet égard ? ». Les mémoires ont été analysés par plusieurs auteurs : Valentin PELOSSE, « Imaginaire social et protection de l’animal : des amis des bêtes de l’an X au législateur de 1850 (1re partie) », L’Homme, 1981, vol. 21, no 4, p. 5-33, et idem, « Imaginaire social et protection de l’animal : des amis des bêtes de l’an X au législateur de 1850 (2e partie) », L’Homme, 1982, vol. 22, no 1, p. 33-51 ; et par Pierre SERNA, L’Animal en République : 1789-1802. Genèse du droit des bêtes, Toulouse, Anacharsis, 2016. Notons que le rôle des quatre membres du jury n’est pas abordé dans ces travaux. 85. Archives de l’Institut, Académie des Inscriptions et Belles-Lettres (désormais IBL), 1H8, mémoire 1. 86. IBL, 1H8, mémoire 20, fo. 3. 87. IBL, 1H8, mémoire 10, ff. 3v-4r. 88. Albert MATHIEZ, La théophilanthropie et le culte décadaire, 1796-1801 : essai sur l’histoire religieuse de la Révolution, Paris, Félix Alcan, 1903, p. 57‑66. 89. Jean-Pierre ROCHER, « À propos des cultes révolutionnaires. Le projet de fête de Benoist-Lamothe en l’honneur de la vache », L’écho d’Auxerre, novembre-décembre 1968, no 78, p. 27-30. 90. IBL, 1H8, mémoire 7. 91. Journal d’économie publique, tome 1er, page 23, 10 fructidor an IV (27 août 1796) ; voir aussi Œuvres du Comte P.-L. Roederer, Paris, Didot, 1856, tome 4, p. 468.

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92. P. DESCOLA, Par-delà nature et culture, op. cit., p. 282‑288.

93. J. VINCENT, « L’animal des Idéologues », art. cit..

94. P.-S. DUPONT DE NEMOURS, Philosophie de l’univers, op. cit., p. 297 : « Ce que les Fourmis en montrent aurait été incompréhensible à l’ancienne philosophie, et plus encore à l’ancienne théologie, qui voulaient absolument faire de l’homme un être tout à fait différent des autres animaux, et qui lui supposaient sur les espèces les plus ingénieuses une supériorité bien plus grande qu’elle ne l’est en effet. ». 95. Ibid., p. 294. 96. Ibid., p. 298-299. 97. Bernard GAINOT, « La Décade et la “colonisation nouvelle” », Annales historiques de la Révolution française, 2005, no 339, p. 99–116 ; Michel VOVELLE, Les Républiques-sœurs sous le regard de la Grande Nation, Paris, L’Harmattan, 2000 ; Pierre SERNA (dir.), Les Républiques sœurs. Le Directoire et la Révolution atlantique, Rennes, PUR, 2009. 98. P.-S. DUPONT DE NEMOURS, Philosophie de l’univers, op. cit., p. 311. 99. Ibid., p. 253 et p. 255-256. 100. Jean-Luc CHAPPEY et Julien VINCENT, « A Republican ecology ? Citizenship, nature, and the French Revolution (1795-1799) », Past and Present, (à paraître en mai 2019) ; et aussi p. Serna, Comme des bêtes, op. cit. 101. Mémoires de la classe des sciences morales et politiques, volume 4, p. 51 (à propos du mémoire de Dupont sur les plantes et les polypes lu à la première classe en fructidor an VIII). 102. Octave FESTY, Les Animaux ruraux en l’an III. Dossier de l’enquête de la commission d’agriculture et des arts, Paris, P. Hartmann, 1941 ; Florian REYNAUD, L’élevage bovin. De l’agronome au paysan (1700-1850), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2010 ; Malik MELLAH, « L’École d’Alfort, les bêtes à laine et le perfectionnement des arts économiques », Histoire & Sociétés Rurales, 2015, vol. 43, no 1, p. 73-101. 103. Claude-Olivier DORON, L’homme altéré : races et dégénérescence, XVIIe-XIXe siècles, Ceyzérieu, Champ Vallon, 2016. 104. P. DESCOLA, Par-delà nature et culture, op. cit., p. 448‑449 ; Malik MELLAH, « Portrait du berger en figure républicaine ou comment faire entrer l’animal domestique en Révolution », Annales historiques de la Révolution française, 2014, no 374, p. 85‑110. 105. F. QUESNAY et P.-S. DUPONT DE NEMOURS, Physiocratie…, op. cit., p. 25.

106. P.-S. DUPONT DE NEMOURS, Philosophie de l’univers, op. cit., p. 134. 107. Ibid., p. 86‑87. 108. Sur cette notion, et sur les liens entre républicanisme et économie politique pendant la Révolution, voir notamment Richard WHATMORE, Republicanism and the French Revolution : An Intellectual History of Jean-Baptiste Say's Political Economy, Oxford, Oxford University Press, 2001 ; James LIVESEY, Making Democracy in the French Revolution, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2001, et Andrew JAINCHILL, Reimagining Politics after the Terror : the Republican Origins of French Liberalism, Ithaca (N.Y.), Cornell University Press, 2008. 109. Grégory QUENET, Versailles, une histoire naturelle, Paris, la Découverte, 2015, p. 149‑154 ; P. SERNA, Comme des bêtes, op. cit..

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110. Pierre-Samuel DUPONT DE NEMOURS, Plaidoyer de Lysias, contre les membres des anciens comités de salut public et de sûreté générale, Paris, Dupont, an III ; Pierre-Samuel DUPONT DE NEMOURS, Observations sur la Constitution proposée par la Commission des Onze, et sur la position actuelle de la France, Paris, Dupont, an III. 111. Pierre-Samuel DUPONT DE NEMOURS, Quelques mémoires sur différents sujets : la plupart d’histoire naturelle, ou de physique générale et particulière, Paris, Delance, 1807, p. 185. 112. Ibid., p. 203. 113. Ibid., p. 206. 114. Caroline OUDIN-BASTIDE et Philippe STEINER, Calcul et morale : la pensée économique de l’anti-esclavagisme au XVIIIe siècle, Paris, Albin Michel, 2015. 115. Dupont y retrouve à nouveau, pour les approfondir, les idées développées par Georges Leroy dans son article « Instinct » pour l’Encyclopédie, Neufchâtel, 1765, vol. 8, p. 795-801. 116. Sur les héritages républicains pendant l’empire, voir Jean-Luc CHAPPEY, « Héritages républicains et résistances à « l’organisation impériale des savoirs » », Annales historiques de la Révolution française, 2006, no 346, p. 97‑120 et notamment les remarques sur Dupont de Nemours p. 113. 117. P.-S. DUPONT DE NEMOURS, Quelques mémoires sur différents sujets…, op. cit., p. 335.

118. Sur les usages politiques de la figure du tigre pendant la Révolution, voir P. SERNA, Comme des bêtes, op. cit., chapitre 12. 119. P.-S. DUPONT DE NEMOURS, Quelques mémoires…, op. cit., p. 152-153. 120. Ibid., p. 154. 121. Ibid., p. 155. 122. Ibid., p. 176. 123. Ibid., p. 177. 124. Ibid., p. 234. 125. Ibid., p. 177‑178. 126. Ibid., p. 236. 127. Sur ce contexte, voir la contribution de Jean-Luc Chappey, Corinne Legoy et Stéphane Zékian (dir.), « Poètes et poésie en révolution », La Révolution française [En ligne], 7 | 2014, mis en ligne le 31 décembre 2014, consulté le 20 juillet 2017. URL : https ://journals.openedition.org/lrf/ 1179

F0 F0 e 128. 5B Jean-Baptiste GERMAIN FABRY ?5D , « Préface », Le Spectateur français au XIX siècle, ou variétés morales, politiques et littéraires, recueillies des meilleurs écrits périodiques, vol. 1, Paris, Librairies de la société typographique, 1805, p. vii. 129. Le Spectateur français au XIXe siècle , vol. 2, Paris, Librairies de la société typographique, 1805, art. LXVI, p. 452-461. 130. Joseph-Louis GRANDCHAMP, Essai philosophique. Jusqu’à quel point les traitements barbares exercés sur les animaux intéressent-ils la morale publique ?, Paris, Fain Jeune, 1804. 131. Le Spectateur français au XIXe siècle, vol. 4, 1806, art. XXXVIII, p. 244. 132. Ibid., p. 245. 133. Ibid., p. 242.

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134. Ibid., p. 250. 135. Gazette nationale ou Le Moniteur universel, no 15, vendredi 16 janvier 1807, p. 60-61. 136. P.-S. DUPONT DE NEMOURS, Quelques mémoires…, op. cit., p. 247-250.

137. Jean-Luc CHAPPEY, Sauvagerie et civilisation. Une histoire politique de Victor de l’Aveyron, Paris, Fayard, 2017. 138. J.-L. CHAPPEY, « Héritages républicains... », art. cit., p. 113. 139. Gazette nationale ou Le Moniteur Universel, 1806, no 14, mercredi 14 janvier 1807, p. 54. 140. Gazette nationale…, op. cit., p. 60. 141. P.-S. DUPONT DE NEMOURS, Quelques mémoires sur différents sujets, op. cit., p. 336 : « Notre point de départ pour connaître les autres Êtres dont nous sommes entourés, notre unique échelle pour les comparer, c’est nous-mêmes ». 142. LECLERC, COMTE DE BUFFON, Histoire naturelle, générale et particulière, avec la description du cabinet du roi, Paris, Imprimerie nationale, 1749, p. 252-253 : « Cette différence de grandeur », explique Buffon, « vient du mélange du vrai dogue avec des mâtins ou des danois de haute taille ; aussi le dogue de forte race a en grand les proportions du vrai dogue ». 143. James LIVESEY, « Agrarian ideology and commercial republicanism in the French Revolution », Past & Present, 1997, no 157, p. 94‑121 ; M. ALBERTONE, National Identity and the Agrarian Republic, op. cit. 144. Jean-Baptiste SAY, Mélanges et Correspondance d’économie politique, éditions Charles Comte, Paris, Chamerot, 1833, p. 8-9.

RÉSUMÉS

Dans sa Philosophie de l’univers, publiée pour la première fois en 1793, Dupont de Nemours semblait s’éloigner de ses travaux antérieurs d’économie politique pour se lancer dans une nouvelle carrière de philosophe et de naturaliste. Fondée sur les deux idées mères de métempsycose et de chaîne des êtres, sa théorie de l’univers proposait une étude comparée de l’intelligence animale qui devait inspirer une série de mémoires d’histoire naturelle plus tardifs. Loin de s’éloigner de l’économie politique, ces travaux s’inscrivaient dans une tentative pour élargir la physiocratie à une doctrine expliquant la place de l’homme de l’univers, et pouvant poser les bases d’une théologie pour le nouveau régime républicain. Selon cette nouvelle philosophie, tous les êtres vivants étaient reliés les uns aux autres pour constituer un tout harmonieux. À travers sa théorie de la réincarnation, l’économiste espérait que la physiocratie se réincarne en une cosmologie républicaine.

In his Philosophie de l’univers, first published in 1793, Dupont de Nemours seemed to distance himself from his earlier works on political economy and to embark on a new career as a philosopher and a naturalist. Based on the twin ideas of metempsychosis and the chain of being, this theory of the universe offered a comparative study of animal intelligence, which he later

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developed in a series of memoirs in natural history. Far from retracting from his early interest in political economy, these works were part of an attempt to extend physiocracy to a new doctrine that explained the place of man in the universe and would help build a new theology for the new republican regime. According to this new philosophy, all living things were morally related to each other into a harmonious whole. Through his theory of reincarnation, the economist hoped that physiocracy would be reincarnated into a republican cosmology.

INDEX

Keywords : animals, chemistry, cosmology, political economics, natural history, philosophy, physiocracy, republicanism Mots-clés : animaux, chimie, cosmologie, économie politique, histoire naturelle, philosophie, physiocratie, republicanisme

AUTEUR

JULIEN VINCENT IHMC Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

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A Reassertion of Rights: Fedon’s Rebellion, Grenada, 1795-96

Tessa Murphy

AUTHOR'S NOTE

My thanks to the anonymous reviewers and to Alexis Darbon for their helpful comments and suggestions on this text.

1 Just after midnight on the night of March 2-3, 1795, armed insurgents stormed the town of Grenville, in the Caribbean island of Grenada. The port town, located on the east coast of the British West Indian colony, was then still widely known by its former French name of ‘La Baye.’ A British colonist later reported that the insurgents, who were led by a free coloured planter named Julien Fedon, “not only murdered in cold Blood every Man they could find, but cut and mangled their unhappy Victims with all the wanton Cruelty, which Savage Ferocity could devise”.1 A simultaneous attack on Charlotte Town, better known as Gouyave, on Grenada’s west coast, was considerably less violent. Led by two free men of colour, insurgents in Gouyave instead took the town’s men hostage. The number of hostages grew as the insurgents marched their captives to Julien Fedon’s Belvidere plantation, in Grenada’s mountainous interior. A total of fifty-one hostages—among them Ninian Home, Governor of Grenada—were held for over a month at Belvidere Estate. Forty-eight of the hostages were executed in April 1795, in response to a failed British attack on the insurgents’ camp.2 The conflict that became known as Fedon’s Rebellion engulfed Grenada for more than a year, from March 1795 until June 1796. Sixteen British regiments were deployed to restore order in the 134-square-mile island, and reported damages totalled more than £ 2.5 million sterling.3

2 Although the uprising that paralyzed one of Great Britain’s most promising plantation colonies has received relatively little scholarly attention, the first historians to analyze Fedon’s Rebellion tended to explain the insurgency as an ideological outgrowth of the French Revolution.4 Yet a closer examination of Grenada’s entangled colonial history

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belies attempts to characterize Fedon’s Rebellion as “clearly linked with the French Revolutionary cause.”5 This article is not primarily concerned with the events of the rebellion itself; instead, it resituates the violence of 1795 as one episode in a much longer contest over the place of specific colonial subjects in both the French and the British Atlantic World. Using surviving French and British government correspondence, censuses, and Catholic parish records, the article illuminates how and why these Caribbean-born, francophone Catholic whites and free people of colour came to share an understanding of the political, economic, and religious rights to which they were entitled, and why they turned from diplomacy to rebellion when these rights were denied to them. By extending the chronological analysis of events in Grenada, I demonstrate that colonial subjects were accustomed to shaping the colony’s political economy—first as subjects of the French Crown and, after the island’s cession to Great Britain in 1763, as ‘new adopted’ British subjects. After experiencing a wide range of political realities, residents of Grenada—both white and free coloured—developed an expectation that they were entitled to participate in colonial politics and to exercise certain customary rights. Only when these expectations were repeatedly frustrated by British colonial policies did they turn from diplomatic pressure to violence.

3 In what follows, I emphasize how creolized communities acted as a practical and ideological challenge to European rule in the colonial Americas. This approach is informed by research that traces the emergence and persistence of economic, social, and informal political ties that united the Lesser Antillean archipelago across geographic and imperial boundaries throughout the late-seventeenth and eighteenth centuries.6 As the study of an ‘inter-imperial microregion’ elsewhere in the Caribbean shows, the presence of multiple competing polities within a relatively small space raised questions about the basis and extent of imperial sovereignty.7 In islands like Grenada, residents did not even have to look to neighbouring colonies in order to compare different strategies of colonial rule—they experienced them firsthand.

4 Although Grenada developed at the margins of the French Caribbean, following its cession to Great Britain at the end of the Seven Years’ War (1756-1763), the island became a site of wide-ranging economic and political reforms. As British officials sought to exert greater control over fiscal, military, and political affairs in an expanding empire, they experimented with different approaches to ruling new territories peopled by different kinds of subjects.8 Former French subjects in Grenada served as the objects of a number of these experiments in political economy.9 Attempts to win the allegiance of small and middling planters in Grenada initially resulted in unprecedented concessions, as British officials allowed former subjects of a rival sovereign to vote, to be elected or appointed to positions of power, and to continue in the free and open exercise of their Catholic religion. The reversal of these concessions in the wake of the War of American Independence (1776-1783) provoked resentment that exploded into violence in 1795. In the last decades of the eighteenth century, people like Julien Fedon therefore experienced an expansion—and later a violent contraction—of their possibilities for political inclusion. Yet contrary to what has been argued elsewhere, Fedon and his followers were not seeking “to gain full citizenship as promised to their brethren in French territories.”10 Attention to evolving strategies of French and British colonial rule in the latter half of the eighteenth century reveals that insurgents in Grenada instead sought to reassert political rights to which decades of firsthand experience led them to believe they were entitled.

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5 Focusing on the family of Julien Fedon allows for an appreciation of how the changes outlined above concretely affected longstanding residents of the island. In a departure from the prevailing view that the rebellion’s leaders “all immigrated to the island… between 1779 and 1784 or thereafter,” this article shows that Fedon and many of his followers had deep roots in Grenada, having settled in the island prior to its cession from France to Great Britain in 1763. As a result, they and their families experienced firsthand the imperial reorganisations that accompanied the end of the Seven Years’ War and the American War of Independence. By locating the spark of Fedon’s Rebellion not in 1795 or 1789 but in 1763, when residents of Grenada experienced a transition from French to British rule, this article reframes the insurgency as just one of many responses to broader imperial reforms in the latter half of the eighteenth century. In doing so, it casts the rebellion not as an ideological extension of the Atlantic Revolutions, but as a logical outgrowth of deep-rooted—and often deeply personal— local contests over economic, religious, and political inclusion.

Situating Fedon’s Rebellion: A Review of Relevant Historiography

6 The appeal of revolutionary ideology is frequently cited as an explanation for the insurgencies that erupted throughout the Atlantic World in the latter half of the eighteenth century.11 Although the influence of Palmer and Godechot has waned, eminent scholars remain concerned with “explaining why the French Revolution, among all the other political upheavals of the time, had such far-reaching effects, not only in France but around the world.”12 Beginning with the 1938 publication of C. L. R. James’ The Black , historians have also explored how insurgents in France’s colonies, most of whom were slaves or free people of colour, reinterpreted and gave new meaning to the droits de l’homme.13 In the most influential recent analysis of the Caribbean during the era of the French Revolution, Laurent Dubois eloquently illustrates how in fighting for their freedom, enslaved people in France’s colonies participated in a transatlantic contest over the basis and the limits of modern citizenship.14

7 Historians have also explored the role of the French Revolution in stimulating insurgencies elsewhere in the Caribbean.15 Focusing on the impact of French Governor Victor Hugues, who was stationed in Guadeloupe, a number of historians contend that the French Republican regime offered both rhetorical and material support for the uprising in Grenada.16 Others take the argument further, asserting that Fedon “was, of course, under the ultimate direction of the French.”17 The few historians to acknowledge that French forces actually offered little in the way of material support to Grenada nonetheless assert that the outbreak of Fedon’s Rebellion owed in large part to the French Revolution; in this view, events in France and her colonies “provided external stimulants to [Grenada’s] local situation.”18

8 Works affording primacy to the French Revolution in driving events in the Caribbean are increasingly eclipsed by scholarship that stresses the impacts of the Haitian Revolution19. As “les Caraïbes…sont replacées au centre d’une analyse dont elles avaient été excludes,”20 historians have worked to generate a more comprehensive understanding of the interplay between France, her colonies, and other parts of an interconnected Atlantic World.21 Historians also increasingly acknowledge the

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importance of enslaved people in Atlantic history; one interpretation of Fedon’s Rebellion minimizes Fedon’s role in order to recast the insurgency as “an episode of slave resistance.”22 Another historian emphasizes the key role played by free people of colour like Fedon in the rebellion that bears his name, but elides earlier instances of political agitation on the part of free coloureds when he argues that “it is only by the last years of the eighteenth century…that they finally came into their own and became a major part of Atlantic history.”23 Finally, a recent article exploring the “growing radicalism amongst the French Roman Catholic clergy” both in France and among missionaries in the 1780s and 1790s emphasizes the role of Catholic leadership in Fedon’s Rebellion.24

9 These interpretations are invaluable for a number of reasons. First, they succeed in highlighting the interconnected nature of the Atlantic World, challenging the notion that colonies were peripheral to or removed from late-eighteenth-century contests over the meanings of subjecthood and citizenship. They also demonstrate how enslaved and free people of African descent actively participated in these contests, thereby highlighting the ways in which people of colour contributed to the Enlightenment.25 Finally, focusing on moments when imperial rule was interrupted or broke down, such as during the American, French, and Haitian Revolutions, allows for an appreciation of how colonial subjects seized opportunities to intensify their political and military activities; uprisings became more likely when the tools to quell them were absent.26

10 Yet a close analysis of inter- and intra-imperial dynamics in Grenada in the decades preceding Fedon’s Rebellion belies the notion that the insurgency was primarily instigated by the events or the ideology of revolutions elsewhere in the Caribbean or Atlantic World, or that it was driven by agents from Europe, whether secular or religious. Rather, the francophone Catholic whites and free people of colour who took up arms against British colonial rule did so because the strategies they had used to secure customary political and religious rights in the decades prior were no longer working. The response of British planters and officials in Grenada further affirms the deep-rooted local nature of the conflict. In addition to sentencing almost one hundred men accused of participating in the insurgency to death, authorities confiscated their properties and exiled their families from the island.27 By permanently expelling the very people they once sought to assimilate, British subjects and authorities signalled that they perceived the greatest threat to Grenada’s prosperity to come not from French revolutionary forces, but from disaffected fellow planters within the island.

11 Attention to diplomatic contests surrounding the status of former French subjects in Grenada in the period after 1763 suggests that participants in Fedon’s Rebellion were not primarily motivated by universalist notions of the Rights of Man; instead, the insurgency of 1795-96 represented one of many attempts to regain specific rights for specific groups within colonial society. A longer durée analysis of Fedon’s Rebellion reveals that many of the issues that animated in France and her colonies in the 1790s—the basis of just rule; the extent and nature of political participation; and the role of religion in public life—were already intimately familiar to residents of Grenada. In an island that experienced shifting strategies of French and British colonial rule firsthand, such issues had been debated, tested, and reformulated for decades.

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From French to British: Early Colonial Grenada

12 Few places better illustrate the entangled nature of imperial ambitions in the early modern Atlantic World than the island of Grenada. Settled as a French proprietary colony in 1649, Grenada remained sparsely populated and economically underdeveloped relative to France’s other Caribbean colonies throughout the period of French rule.28 Although Martinique is just over three times the size of Grenada, France’s primary Windward Island colony soon counted more than twenty times the number of inhabitants: as of 1671, Grenada was home to just 283 free colonists and 222 slaves, compared with 4,326 settlers and 6,582 slaves in Martinique.29 As the small number of enslaved people in the island suggests, Grenada’s plantation economy was also slow to develop; fifty years after the island was first colonized by the French, Grenada reported just three sugar plantations.30 Economic growth continued to proceed slowly in the ensuing decades; in 1755, French officials reported 87 sugar plantations in Grenada, compared with 350 in Martinique.31 By the end of the Seven Years’ War in 1763, Grenada counted just 646 free families and approximately 13,000 slaves.32

13 Among the French subjects who settled in Grenada prior to 1763 was Julien Fedon’s father, Pierre Fedon, who lived in the northwestern parish of Grand Pauvre. At just 5,600 acres, Grand Pauvre was the smallest parish in Grenada; under French rule, it was also the least populated.33 The last census of Grenada to be archived by French colonial administrators, which was taken in 1755, indicates that only 12% of the island’s free population—just 172 people—lived in the parish. As its name suggests, Grand Pauvre —‘Big Poor’ or ‘Great Poor’—was also not a particularly wealthy part of Grenada, boasting just five of the island’s eighty-seven sugar plantations, fewer than any other parish in the island.34

14 Instead of sugar, planters in Grand Pauvre focused on the production of subsistence crops, such as plantain and sweet potato, as well as secondary export crops such as coffee. Cacao was particularly important: out of 82,600 pieds of land planted in cacao in Grenada, 42%—34,600 pieds—were in Grand Pauvre.35 This focus on less labor-intensive crops was reflected in the demographic composition of the parish: out of 9,008 enslaved people reportedly living in Grenada in 1755, 1,019—just 11% of the island’s total slave population—lived in Grand Pauvre. Individual planters in Grand Pauvre tended to own only a small number of enslaved people. As of 1763, the majority of planters in Grand Pauvre—thirty-seven out of sixty-one planters in the parish—owned ten slaves or fewer; of these, eleven owned a single enslaved adult. Only three plantations in the parish were worked by more than fifty slaves. Of these three plantations, by far the largest belonged to “les R[évérend] P[ères] Jacobins”: in a testament to the importance of Catholic institutions in French colonial Grenada, the Dominican order owned 106 adult and fifty-four child slaves in Grand Pauvre.36

15 Julien Fedon’s family was in many ways characteristic of the French subjects who settled in Grenada in the period prior to the Seven Years’ War. A tax roll taken in 1763 indicates that Pierre Fedon owned a small coffee plantation in Grand Pauvre worked by just three slaves; like most of their neighbours, the family was unable to afford any cattle, sheep, or horses.37 While Julien’s father Pierre was a white man born in France, his mother, Brigitte, was a former slave. Julien and his siblings were therefore ‘gens de couleur,’ or people of colour. They were certainly not alone: Julien’s future wife, Marie Rose Cavelan, was also from a free coloured family in Grand Pauvre, though neither

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family was explicitly identified as such in the 1763 tax roll taken by French officials.38 Neither Julien’s mother nor Marie Rose’s father was able to write their name: on a list of former French subjects who took the oath of allegiance required of anyone who wished to remain in Grenada after the island was ceded to Great Britain, both signed with an ‘x’.39

16 Despite the Fedon family’s limited means, they would still have participated in the social and economic life of their community. As a sparsely populated, economically marginal French possession, Grenada developed in a vacuum for much of the seventeenth and eighteen centuries.40 French colonies were theoretically subject to direct control from metropolitan France, with military and fiscal affairs administered by a Governor and an Intendant, respectively. Most colonies were also home to a Conseil Supérieur—an elite colonial body designed to advise government officials but lacking formal legislative authority—, but no such council existed in the peripheral colony of Grenada.41 Denied formal participation in colonial government, French subjects in Grenada instead cultivated and exercised authority at the local level.42 In this respect, they resembled their counterparts throughout the French Atlantic: with formal political participation largely restricted to members of the nobility, French subjects used civil participation as a measure of their integration into the body politic.43 Serving in the militia gave both white and free coloured men the opportunity to defend the island, while membership in the allowed congregants to publicly affirm their social and familial ties through marriage, godparentage, and by serving as witnesses to religious rites. As members of a legitimate family who owned both land and slaves, the Fedons occupied a socio-economic position comparable to that of many of their neighbours in Grand Pauvre.

17 That position changed in the wake of the Seven Years’ War. By virtue of the 1763 Treaty of Paris, France ceded a number of territories, including Quebec and Grenada, to Great Britain.44 The British Crown made Grenada the seat of a newly-constituted administrative and economic entity known as the ‘Southern Caribbee Islands,’ more commonly referred to as the Ceded Islands. A single Governor-General was appointed to govern Grenada as well as the neighbouring islands of Tobago, Dominica, and St. Vincent. Land grants and generous loans attracted settlers from England, Scotland, and the West Indies to the new British colonies, and sugar production exploded. Within ten years, the Ceded Islands—whose total area amounts to just 700 square miles— surpassed Barbados and the Leeward Islands to become second only to Jamaica in terms of collective sugar exports to Great Britain. The bulk of these exports came from Grenada, which was the only island of the four to produce sugar prior to 1763.45 This rapid economic expansion owed to an equally dramatic increase in the transatlantic slave trade to Grenada. By 1772, the colony counted more than 26,000 slaves, more than double the number reported in 1763.46 In a testament to the rapid economic transformation of this once-marginal French colony, just nine years after Grenada was ceded to Great Britain, the island counted 700 acres planted in cacao, almost 13,000 acres planted in coffee, and a staggering 32,000 acres planted in sugarcane.47

18 Designs for the Ceded Islands illustrate imperial desires to reform three key elements of colonial rule.48 Although France and Great Britain laid claim to vastly different territories in the wake of the Seven Years’ War, the basic challenges faced by both Crowns were remarkably similar.49 Imperial officials needed to generate an accurate account of their domains, determine how to maximize their economic and strategic

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potential, and ensure that they would be adequately protected in the event of another war.50 By immediately establishing the terms according to which existing residents of the Ceded Islands might be incorporated into the Empire, British officials consciously sought to regulate the settlement of land, generate revenue, and secure the allegiance of their new colonial subjects.51

19 The British Crown’s eagerness to reform the practice of imperial rule owed in part to lessons learned from administering other conquered territories in the Americas, such as Acadia.52 Although British forces conquered the region northeast of what is now Maine in 1710, the predominantly French Catholic residents of Acadia were initially denied legal title to land. People without title to land did not pay taxes to the Crown; lacking tax revenue and a representative Assembly to allocate the proceeds of that revenue, Acadia languished for decades after its cession to Great Britain.53 British failure to reconcile residents of the region to Crown rule had serious consequences, ultimately resulting in the expulsion of more than 10,000 Acadians from the Maritimes region beginning in 1755.54 This imperial misadventure cast its shadow over British colonial strategies just eight years later, as officials debated how best to rule over the tens of thousands of people already residing in territories conquered during the Seven Years’ War.55

20 Peopling the Ceded Islands with large numbers of small- and medium-sized planters promised to avoid a number of problems that soured earlier attempts to absorb new colonial subjects, such as those in Acadia. The logic of mercantilism dictated that colonial subjects should produce raw materials for the mother country and consume the manufactures of the metropole. To gain new subjects and new lands was therefore to enlarge the economic potential of the empire.56 Rather than allowing vast tracts of land to be consolidated by a small number of absentee planters, as had occurred in British West Indian islands such as Jamaica and Barbados, officials hoped to people the new colonies with many small landholders who would permanently reside in the Indies. 57 These small planters and their families would provide a larger market for British goods, while also producing commodities for export. Resident planters would also serve in the militia, thereby protecting the Ceded Islands from the very real threats of external attack or internal slave revolt.58

21 In addition to attracting new settlers, British officials also hoped to retain the hundreds of small planters already living in Grenada, such as the Fedons. Rather than alienating recently conquered peoples, as they had done in Acadia, British officials attempted to win the allegiance of new colonial subjects by offering unprecedented economic and political concessions. Eligible subjects in Great Britain’s colonies—usually white, propertied men—exercised a wider range of political privileges than did their counterparts in French colonies, including the right to vote for representatives to the Colonial Assembly, to be elected to the same assembly, and to be appointed to positions of authority such as judge or member of Council. The question in Grenada, as in contemporaneous Quebec and Acadia several decades before, was whether ‘new adopted’ subjects—people who practiced a different religion, spoke a different language, and were formerly subjects of a rival Crown—would enjoy the same privileges as existing British subjects.

22 The actions of Grenada’s ‘new adopted’ subjects in the period immediately after the island became a British colony are telling. They illustrate the existing inhabitants’ conviction that, as long time residents of the island accustomed to influencing political

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and economic life, they should be entitled to continue doing so. The only difference was that, as subjects of the British Crown, they should participate in a formal—rather than merely a customary—capacity. Following the creation of Grenada’s first elected Colonial Assembly in 1766, a number of former French subjects presented a memorial to the island’s Governor, George Melvill. Arguing that it was “cruel and unjust” to “depriv[e] them of any remaining privilege, to which publick faith, the goodness of their Sovereign, and the wisdom of Government have given them a title,” the memorialists insisted that they were “absolutely intitled to give votes as freeholders for representatives properly qualified.”59 Testifying to the desire of British officials to retain these new colonial subjects, along with their slaves and the produce of their plantations, the request of these newly adopted subjects was soon granted. Just three years after Grenada first became a part of the British Empire, officials in England formally decreed that “every White-Man professing the Christian Religion” aged twenty-one or older who owned at least ten acres of land in the island would be permitted to vote. “His Majesty’s New-adopted Subjects”—former subjects of the King of France, who spoke a different language and practiced a different form of Christianity —were “thus made capable of Electing.”60 Aaron Willis estimates that owing to the large number of small and middling planters in Grenada, fully 66% of adult men in Grenada met the property qualifications for enfranchisement.61

23 The specification of “White-Man” electors constitutes the only mention of race in the seven-page printed ordinance. In the minds of officials in England, the prospect of free coloured political participation may have been a moot point, meriting little or no discussion. Yet a large number of the British Crown’s newly adopted subjects in Grenada were men like Julien Fedon: the legitimate sons of white men legally married to women of colour. In accordance with customs and laws established during the period of French rule, these men expected to exercise basic civil rights in common with their white peers: to be able to inherit and bequeath property, marry in the Catholic Church, and exercise influence as heads of household, owners of land and slaves, and members of the militia.62 I have found no record of free coloured Francophone Catholic planters formally pressing their case for political participation during this era of British rule in Grenada.63 Nonetheless, it is likely that free men of colour, along with their white fathers, at least pondered the question of whether race, like religion, might be removed as a handicap to political participation.64

24 Although former French subjects in Grenada were granted the right to vote, the possibility that they might be eligible for election in the British colony was effectively foreclosed by the stipulation that any candidate for public office be a “[male] Protestant Natural Born, or Naturalized Subject, who hath attained the Age of Twenty-One Years.” 65 Despite this wording, newly adopted subjects in Grenada soon moved to expand their political privileges. In a further testament to Great Britain’s desire to retain the large numbers of French Catholic planters already established in the island, officials in England acceded to the demands of their new colonial subjects. In September 1768, the Court of St. James issued a ruling stating that Catholic subjects of the King of France who were resident in Grenada at the time of the island’s cession to Great Britain would enjoy a number of political privileges. Significantly, they were allowed to do so without having to renounce the doctrine of transubstantiation that acted as a handicap to Catholic political participation elsewhere in the British Empire.

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25 The practice of granting certain concessions in order to appease newly-incorporated colonial subjects was not unknown in the British Empire, particularly after the Seven Years’ War. In Quebec, former subjects of the French Crown were permitted to serve as notaries, lawyers, bailiffs, and even as judges of the Prerogative Court.66 Yet the privileges extended to new British subjects in the Caribbean were generous even relative to those granted to their counterparts in mainland North America. Unlike in Quebec, where administrators were explicitly forbidden to appoint former French subjects to the Colonial Council or to serve as Superior Court justices, in Grenada the Governor was empowered to name two new adopted subjects to Council and to appoint one Francophone Catholic Justice of the Peace in each of the island’s parishes.67 It was further decreed that as many as three former subjects of the King of France could be elected to the Grenada Assembly. While French Catholics had to take the oaths of allegiance and supremacy in order to accede to these highly-coveted positions, they were not required to deny the doctrine of transubstantiation.

26 The contrast between British treatment of planters in Grenada and those in Caribbean territories settled earlier in the colonial era was especially stark. In the Leeward Island of Montserrat, which was primarily settled by Irish planters in the seventeenth century, Catholics could not so much as vote unless they took all required oaths.68 Significantly, the concessions afforded to Catholics in Grenada applied only to former subjects of the King of France; English and Scottish Catholics would continue to be barred from participation in colonial politics unless they publicly renounced one of the principal tenets of their faith.69

27 These concessions and accommodations were not without their critics. Planters who migrated to Grenada from England, Scotland, or neighbouring British West Indian colonies resented the privileges afforded to the former subjects of a rival Crown, and were openly suspicious of the imperial loyalties of French planters.70 Despite this opposition, in the decade after the Seven Years’ War British, officials in Grenada continued to safeguard Francophone Catholic participation in the economic and political life of their new colony. Their willingness to do so owed in no small part to the island’s demographic structure. As of 1772, 139 of Grenada’s planters were identified as ‘old subjects,’ that is, English or Scottish settlers recently arrived from other parts of the British Empire. They were slightly outnumbered by their Francophone Catholic counterparts, who totalled 166 planters.71 Allowing newly adopted subjects to participate formally in Grenada’s economic and political affairs—much as they had done informally during more than a century of French rule—promised to both fuel the island’s plantation economy and assure its defence.

The American Revolution and the End of Toleration

28 British toleration for their ‘new adopted subjects’ came to an end in the wake of the American War of Independence. In July 1779, the American patriots’ French allies conquered Grenada; they would occupy the island, as well as the Ceded Islands of Dominica, St. Vincent, and Tobago, until the end of hostilities in 1783.72 Although the war significantly disrupted transatlantic trade and threatened to undermine political stability in France and her colonies, in Grenada, existing planters experienced the French occupation less as an unwelcome invasion than as a return to normalcy after less than two decades of British rule.73 British colonial institutions such as the Assembly

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and Council were abruptly dissolved, but during this second period of French rule Grenada was granted a Conseil Supérieur for the first time.74 The decision to allow Grenada its own appointed judicial and regulatory council indicates that French officials recognized the increased economic and strategic importance of the island in this era. It also suggests that the Ministère de la Marine sought to exert greater—or at least more effective—control over the recently-restored colony. By incorporating Grenada’s Francophone Catholic planter elite into an existing colonial bureaucracy, officials attempted to harness both their knowledge and their influence in the service of the French state.75 In keeping with French colonial policy, only those who made public proof of “leurs bonnes vies, Moeurs, Réligion Catholique Apostolique & Romaine”76 were eligible for appointment as one of eight members of council. 77 This meant that elite French planters, who had exercised customary rights during the initial period of French rule and formal rights under the British, could continue to directly influence colonial affairs—this time to the detriment of their English neighbours, who found themselves excluded from power.

29 Although formal political participation during the French occupation of 1779-1783 was reserved for elite members of the Conseil Supérieur, small planters like Julien Fedon also used the restoration of French rule to their advantage. On March 12, 1780, Fedon and his wife, Marie Rose Cavelan—who was also his childhood neighbour—baptized their daughter in the Catholic Church of Anse Gouyave, the parish immediately south of Grand Pauvre, Grenada. The baby girl, who was also named Marie Rose, had already been baptized on December 25, 1779. The priest noted that at the time of her initial baptism, baby Marie Rose was considered illegitimate: her parents had married not in the Catholic Church, but “selon la coutume Angloise,”78 meaning according to English— and therefore Protestant—custom. After taking pains to “revalidé le mariage, selon les Rites de l’église Catholique Romaine le sept février”79 1780, Julien Fedon and his wife brought their daughter to be baptized a second time. By making the effort to revalidate both their marriage and the baptism of their child, the Fedons publicly signalled the importance they attached to being legitimate members of the Catholic community in Grenada.80

30 The record of Marie Rose Fedon’s baptism provides important insight into the experiences and motivations of the man who would later lead a sixteen-month rebellion against British rule. A lack of documentation regarding where the Fedon family lived after 1763 has led historians to conclude that they left Grenada, only returning during the period of French occupation in 1779-1783 or perhaps even later.81 Yet, as this baptismal record shows, Fedon and his wife lived in Grenada during at least part of the time when the island was first under British rule. As of March 1780, Fedon’s mother also lived in the island; “Brigitte veuve Fedon” served as baby Marie Rose’s godmother.82 The record also hints at some of the quotidian constraints that the Fedon family experienced under British rule, including the inability to undertake the most significant rites of their religion. Between 1763 and 1779, Great Britain’s newly adopted subjects had been legally granted the freedom to practice Catholicism. Yet Fedon’s marriage “according to the English Custom” may suggest that access to Catholic rites or personnel was not always available, or that adhering to English Protestant religious practices was more advantageous. Whatever Fedon’s reason for first marrying in the Church of England, this simple baptismal record indicates that the Fedons wasted little

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time in utilizing French occupation to rectify a handicap they suffered under British rule.

31 Many of Fedon’s fellow adopted subjects also used the period of French occupation to their economic benefit. French occupying officials legally prohibited residents of Grenada, whether of British or French extraction, from making payments to any British creditors.83 This policy effectively relieved the island’s planters from servicing their debts for a period of four years, lessening the financial burden they experienced due to wartime disruptions in transatlantic trade. In addition to depriving France’s wartime enemy of financial assets, the temporary ban on payments to the British was therefore a welcome boon to Grenada’s small planters, many of whom sought to remove their slaves from the island rather than risk having their moveable property seized by creditors when Great Britain reasserted its rule in Grenada in 1784.84 While it is unknown whether Fedon also profited from this temporary interruption in British trade, in a general sense it can be stated that former French subjects derived economic, religious, and political benefit from this era of intra- and inter-imperial war.

32 Many of these subjects hoped that French rule would persist after American independence. An anonymous letter enumerating the reasons why French forces should reconquer Grenada noted that in addition to the island’s economic importance, it boasted a number of families who were attached to the King of France, and that the island’s English proprietors were largely absentee planters. Most important, the letter asserted that “tous les habitants Français et Anglais, vexés par le gouvernement, ruinés par les intérêts excessifs des négociants de Londres… dans l’impuissance de recourir aux loix à cause des frais énormes de la justice…doivent être entrainés…vers une législation plus douce, et ensuite vers la France.”85 Yet the appeal to French rule fell on deaf ears, and in January 1784 Francophone Catholics in Grenada once again found themselves subject to British rule.

33 Rather than being seen as valuable members of colonial society whose loyalty could be won through the continuation of earlier policies of leniency and toleration, in the wake of the French occupation, Francophone Catholics were viewed by British colonists and administrators with suspicion. Although British officials who resumed control over Grenada after January 1784 reported that “the French subjects seemed impressed with a consciousness [of] their gross misconduct during the war,” they were also convinced that prior “principles of Liberality towards the New Subjects…proved to be destructive of the Constitution.”86 During the French occupation of 1779-1783, Francophone Catholics in Grenada demonstrated that British policies of toleration would not dissuade them from disrupting the Empire’s economy and alienating or harassing their English neighbours. Their subsequent attempts to exert pressure in order to reassert their position as equal members of British colonial society were therefore unsuccessful. After more than a decade of petitioning to regain formal access to political participation, in 1795, many members of Grenada’s Francophone Catholic population were prepared to use violence to reassert what they perceived as their rights.

34 Although another historian has argued that “the same policy of toleration returned” when the British resumed control of Grenada in 1784, a close examination of events in the island reveals that, in the wake of American independence, British officials began to differ markedly in their treatment of old and newly adopted subjects.87 Historians note that following the loss of the Thirteen Colonies, Great Britain adopted a more authoritarian and interventionist approach to imperial administration, and this trend

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is clearly illustrated in the case of Grenada.88 Initial instructions to the British Governor who resumed control of the colony in 1784 specified that new adopted subjects should be allowed to be appointed to Council or to serve as judges, and to be elected to the Assembly, provided they took the oaths of Allegiance, Supremacy, and Abjuration.89 However, colonial correspondence reveals that this policy was not put into practice. Owing to ongoing contests between Grenada’s British Protestant and Francophone Catholic populations, in the decade after 1783, the latter group experienced a significant reduction in the rights they were accustomed to exercising under both French and British rule.

35 British planters who were restored to positions of power as members of Grenada’s Council and Assembly alleged that the French had “grown insolent from their long indulgence” during French occupation, and they sought to use their recently reacquired influence to diminish the position of their ‘insolent’ neighbours.90 In response to agitation on the part of British planters, in the wake of American independence, almost all of the privileges previously afforded to Francophone Catholics in Grenada were effectively revoked. Newly adopted subjects were no longer eligible for appointment to positions as Judge or Councillor, nor could they sit in the island’s elected Assembly, unless they “audibly repeated and subscribed the Declaration against Transubstantiation commonly called the Test.”91 Requiring Catholics to publicly deny one of the basic tenets of their faith in order to participate in colonial politics ensured that they would be, as they later complained to officials, “dans le fait non représentés rendu inhabiles à être élus membres de la présente Assemblée.”92 The assault on the customary rights of Francophone Catholics in Grenada continued as Catholic Church property, including lands and buildings, was appropriated for the use of the Church of England. Rather than share religious facilities with their Protestant neighbours, Catholics chose to worship in the homes of their priests.93 British planters responded to their neighbours’ silent protest with derision, alleging that the French “sullenly abandoned the Church [and] withdrew the utensils and ornaments which had been left unmolested.”94 As the tone of the planters’ complaint suggests, contests over the place of newly adopted subjects increasingly took the form of personal affronts by one sector of Grenada’s small planter class against another. In one particularly vivid example, Grenada’s Catholics alleged that British officials ordered “images, and other ornaments of the Roman Catholic worship, thrown out, and trampled under feet in the streets”.95

36 Such public and personal affronts were particularly dangerous given the evolving demography of the island. A number of British planters left Grenada during the French occupation of 1779-1784, leaving the island’s Francophone Catholic population with a stronger majority than they had enjoyed prior to French occupation. A French census of Grenada taken just prior to the island’s restoration to Great Britain after the American Revolution reported a population of 2,709 free people, of whom 1,447 were described as ‘white’ and 1,262 as ‘free people of colour.’ The census also distinguished between ‘French’ and ‘English’ inhabitants. Francophone Catholics outnumbered their Anglophone Protestant counterparts in both categories, with a reported 594 British whites and 853 French whites living in Grenada in 1783. By far the largest number of free people were categorized as French ‘gens de couleur’ like Julien Fedon: the group was reported to number some 1,072 individuals, as compared to just 190 English free

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people of colour. Grenada also counted 29,705 slaves, who outnumbered free people by a ratio of more than ten to one.96

37 French Catholics initially resorted to familiar tactics of diplomatic pressure in an effort to resolve their grievances. Soon after the restoration of British rule in 1784, former French subjects petitioned Grenada’s Governor for redress. The petitioners provided specific examples of rights that they had previously enjoyed and were now denied, including “la faculté d’être revêtus de Commissions dans la milice…le libre exercice de leur religion,”97 and participation in the Assembly.98 Worried that “the appointment of a French Counsellor, or the election of a French Representative, would occasion a total interruption to public business,” British colonial officials failed to placate Francophone Catholics, who in turn began to exert greater pressure in their attempt to regain customary rights.99 In 1790, a circular letter signed “by almost all the new subjects” vowed that they would not elect any candidate to the Colonial Assembly unless he publicly pledged to “vote on every occasion, and for every motion that will tend to restore to the New Subjects, the previledges [sic] of Citizens of which they have been unjustly deprived”100. Newly adopted subjects also presented themselves as candidates for election to the Assembly; despite receiving a majority of the votes in the parish of St. Georges in 1789, the election of a Francophone Catholic was “set aside” and the incumbent British Assemblyman was permitted to continue in his seat.101

38 These and other disputes were more than just local disagreements; they represented a broader debate regarding the acceptable basis of political, religious, and economic participation in an Atlantic World that was undergoing considerable upheaval. During the first years of the French Revolution, as understandings of who might participate in the body politic expanded dramatically, long time residents of Grenada instead experienced a drastic reduction in their rights. As worried British colonial officials reported, “amongst the new subjects, who have been the longest residents, there are many who seem to be not so well attached to the English Government.”102 The reasons for this lack of attachment were both practical and ideological in nature. For the first time in Grenada’s 140-year colonial history, propertied Francophone Catholic men were stripped of the right to influence political, economic, and military affairs, to openly practice their religion, or to formally occupy positions of authority.103 These changes were experienced by people whose families had lived in Grenada for generations, and who had long shaped the island’s political economy—first as French subjects and later as subjects of the British Crown. Among them was Julien Fedon.

The Rebellion and its Aftermath

39 Although multiple accounts of Fedon’s Rebellion survive, all were authored by English- speaking Protestants openly hostile to the insurgents.104 Of particular note is the fact that two of the four surviving firsthand accounts—those by Hay and McMahon—were not published until 1823, at precisely the same moment when the formation of the London Antislavery Society re-ignited public and parliamentary debates concerning amelioration, emancipation, and the place of free people of African descent in the British Empire.105 Contemporaneous accounts that emphasize the treasonous actions of free people of colour like Julien Fedon must therefore be treated with caution. Rather than attempting to use these accounts to reconstruct the events of the rebellion, this article is concerned with challenging the notion that “the democratic forces which the

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American and French revolutions unleashed impacted on…members of societies whom hardly anyone initially considered useful beneficiaries of democratic precepts.”106 As the preceding overview of political contests in eighteenth-century Grenada makes clear, inhabitants of this small island had long been at the centre of broader contests over democratic participation in both the French and the British Empires. While the upheavals precipitated by intra- and inter-imperial war may have prompted some individuals to opt for military rather than diplomatic tactics, outside stimulus was not necessary to provoke the assertion and reassertion of customary rights. In Grenada, as in a number of Caribbean colonies, the insurgencies of the 1790s were not expressions or echoes of the universalist ideals of the French or Haitian Revolutions. Instead, they constituted one of many responses to practical and ideological conflicts that had been brewing for decades.107

40 Nor is there evidence that Fedon’s Rebellion was orchestrated by French Republican administrator Victor Hugues. A review of Hugues’ surviving correspondence yields no direct communication between the Republican Commissioner and Julien Fedon, and few mentions of events in Grenada.108 Although two of Fedon’s officers presented commissions from the French Republic when issuing their demands to Grenada’s colonial government, the men should not be mistaken for French Revolutionary “agents [sent] to stir up the francophone free coloureds and slaves.”109 A 1797 memoir written by a political opponent of Hugues dismisses the significance of these documents, alleging that the Republican commander elected to give commissions to “trois mulâtres chassés de cette isle [Grenada] pour dettes.”110 The anonymous critic claims that Hugues then “avait abandonné cette tentative à elle-même pendant l’espace de huit mois sans rien faire pour la soutenir.”111 While commissions from Hugues likely afforded these free coloured emissaries additional legitimacy in the eyes of Grenada’s colonial elite, the lack of communication between Hugues and Fedon or his followers suggests that the latter leader was not primarily acting on behalf of the French Republic. Instead, Francophone Catholics in Grenada capitalized on the intra- and inter-imperial disruption created by the French Revolution in order to pursue their own initiatives, much as they had done through more diplomatic channels during the American War of Independence. Rather than an attempt to emulate Revolutionary France, Fedon’s Rebellion was the product of a decades-long contest over the nature of political, religious, and economic participation in a colony that had experienced both French and British rule.

41 No surviving records explain the causes of the rebellion in the insurgents’ own words. The more than 7,000 white, free coloured, and enslaved people who participated in Fedon’s Rebellion were not afforded a jury trial, so no testimonies were ever taken. Instead, all free people suspected of participating in the insurgency were named in an Act of Attainder. Individuals named in the Act were declared guilty without the benefit of trial, leaving them with only two options. If named in the act, the accused could either argue that he was not, in fact, the same person as the individual named, or he could confirm his identity, thereby acknowledging guilt and accepting the associated sentence.112

42 Despite the fact that as many as 6,000 of the estimated 7,200 participants in Fedon’s Rebellion were enslaved, those named in the Act of Attainder were all white and free coloured men. This does not mean that enslaved participants in the rebellion escaped punishment. Instead, in the wake of the rebellion, slaves found within Fedon’s camp

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were summarily sentenced—to corporal punishment, sale, or execution—by largely untrained Justices of the Peace.113 Caitlin Anderson rightly argues that by denying slaves the benefit of appearing before the court, British colonial officials silenced their political agency.114 Yet there is another explanation as to why officials focused on the actions of the free coloured leaders of the rebellion, like Fedon, rather than the enslaved people who constituted the majority of the fighting force. Emphasizing the treasonous conduct of small planters justified removing them from the colony, without disturbing a plantation economy that relied on the exploitation of the enslaved. Contemporary portrayals of Fedon’s Rebellion as the work of Francophone Catholic free people of colour deliberately sought to avoid laying blame on enslaved insurgents; in Turnbull’s contemporaneous account, slaves who joined the insurrection did so only because of their connections with free people of colour. In a passage likely intended to argue in favour of the continuation of the transatlantic slave trade—then the subject of much debate in Great Britain—Turnbull stressed that “the African negroes who had not been long in the island…were the last to join the insurgents.”115

43 The decision to try the insurgents by Act of Attainder further suggests that British officials had little interest in trying to understand what motivated the rebellion. Instead, the Court of Oyer and Terminer that convened to sentence the rebels, which was composed of British planters and officials, provided its own reasons for the insurgency. “We are unanimously of opinion,” the Court stated, “that the principal cause [of Fedon’s Rebellion] was the permission granted to so great a number of Foreigners white and coloured to reside amongst us”. While a number of French subjects did seek refuge in Grenada after the outbreak of the revolutionary activities in colonies such as Martinique, many others, like Fedon, had long been resident in the island.116 In a single rhetorical swoop, British residents of Grenada transformed men who were formerly their fellow subjects, and whose residence in the island usually preceded their own, into aliens. Francophone Catholics who resided in Grenada during French and British rule were no longer seen as potential electors, Council and Assembly members, members of the militia, or contributors to the colony’s rapid economic growth. Instead, they were outsiders whose mere presence in the island threatened the very basis of colonial society. Worse still, from the perspective of British colonists and officials, the insurgents failed to recognize the benevolence of British rule. “It gives us real pain,” the court noted, “when we reflect that…disregarding the mild and lenient government under which they lived & enjoyed liberties unknown to the deluded enthusiasts of the present French system…were those who…were the foremost to take arms against us.”117 Despite the extension of ‘liberties’ or customary rights to long time residents of Grenada, men like Fedon proved willing to take violent action against their neighbours. Their attack on a colonial system that had sought to incorporate them would not be tolerated by those in power.

44 The pronouncements of the Court of Oyer and Terminer evidence a clear desire for vengeance on the part of a British body politic that once again felt betrayed by the very people it had sought to adopt. British subjects and officials were not only unwilling to pardon the treason of the insurgents, they were loath to even tolerate the presence of a population that their Crown had recently gone to considerable lengths to assimilate.118 Instead of trying to identify the causes of the insurgency, officials focused their efforts on making sure that a similar uprising would never again be attempted. Of the more than 460 individuals named in the Act of Attainder, more than 100 were sentenced to death. Others were deported or exiled from the British Empire for life. Arguing that

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was necessary to use “the severest examples” in order “to check, if possible, the restless and vindictive spirit of this worthless class of people,” British officials carried out mass public executions of both white and free coloured insurgents on July 9, September 26 and 27, and October 12, 1796.119 In what French commenters decried as “une violation atroce du titre 2 de la Capitulation,”120 120 French troops were made prisoners of war; “la moitié tous habitans propriétaires en l’isle de la Grenade, sont pendus comme Rebelles,”121 while the remainder were deported to England to spend seventeen months in captivity.122 While the presence of French troops in the British colony hints at the Republican versus Royalist contest then being waged in nearby French colonies, the focus of British officials and planters remained centred on Grenada.123 For British residents of the colony, the greatest threat seemed to come not from invasion by French troops, but from the betrayal of families who had been allowed to live and own property in Grenada. As one observer wrote, “that ill-fated island may be said to have cherished a viper in her bosom, that has at length stung her to the heart”; one of Great Britain’s most promising plantation colonies was almost felled not by French forces, but by internal enemies.124

45 Public displays of state violence such as mass executions no doubt served to remind any other would-be revolutionaries of the possible consequences of betraying the Crown under which they lived. But visiting terror on people directly involved in Fedon’s Rebellion was seen as insufficient to curb the potential influence of Francophone Catholics in Grenada. Planters and officials were particularly incensed by the destruction of property; as Grenada’s governor explained, “the consequent ruin of the inhabitants have naturally raised a strong spirit of resentment against the whole body of the insurgents.”125 All property belonging to those accused of participating in the insurgency was therefore confiscated to the benefit of the British Crown. As one historian explains, the forfeiture of estates and slaves was designed “to restrict the material basis for future revolt”; as bankrupt French planters left the island, people loyal to Great Britain quickly purchased the confiscated property, ensuring that people like Fedon would lack the financial means to mount an insurgency in future.126 The Court also recommended “the removal from all public trust and confidence of every Foreigner of every description.” They further advised “the withdrawing every permission of residence already granted and a positive refusal to Foreigners of every description to reside amongst us during the continuance at least of the present destructive and unnatural War.” Finally, they urged “the most speedy removal from this Colony of every Female white, black or coloured, who by any ties of blood or marriage are or have been attached in any manner to any person who has been concerned in the late dreadful insurrection.”127 The recommendation that every foreigner “whether capitulant or naturalized,” as well as all women with any connection to Fedon’s Rebellion be permanently removed from Grenada hints at the broader stakes of the contest between British colonial officials and the subjects they once sought to accommodate. As British subjects and officials condemned Fedon’s Rebellion, they used written documents to cast all former French subjects, regardless of race or sex, as violent, untrustworthy traitors incapable of participating in British colonial society. This characterisation effectively erased the fact that in the years after 1763, individuals ‘adopted’ by the British Crown—people who spoke a different language, practiced a different religion, and were often a different colour—actively participated in shaping the political economy of the British Empire. Only when this

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participation was refused to them, in the decade after 1784, did they turn from diplomacy to violence to agitate for the restoration of their customary rights.

46 The tendency to characterize Caribbean insurgencies that occurred in the 1790s as a product of Atlantic Revolutionary ideology and French Republican agents creates a very compelling narrative, one in which people from all classes of society simultaneously awakened to the possibilities of the rights of man. Yet a close examination of how evolving strategies of colonial rule were experienced by longstanding inhabitants of Grenada suggests that they did not need the example of Paris or Saint-Domingue in order to agitate for political inclusion. Charting Grenada’s history in the decades between the Seven Years’ War and the French Revolution reveals a remarkable degree of pluralism—religious, linguistic, political, and economic—as former French subjects transformed customary rights into formal political participation under newly instituted British rule.128 This pluralism was only erased after the fact, when participants in Fedon’s Rebellion—many of whom had lived in Grenada for generations—were recast as foreign to the island, to colonial society, and to the British Empire more broadly. Ironically, the political activism of people like Julien Fedon became most apparent when its influence was most attenuated: no longer allowed to participate in colonial politics in either a formal or a customary capacity, Fedon and his followers instead chose to make their desires known through force. Seemingly marginal colonial actors, like a free coloured small planter in the distant island of Grenada, had in fact experienced a range of political statuses—first as French subjects able to exercise customary rights, then as fully-fledged subjects of the British Crown, and finally—and most alarmingly—as ‘foreigners’ denied any kind of political voice. Their experiences had taught them that agitating for inclusion produced results. When viewed from Grenada, late eighteenth century attempts to broaden both the concept of the body politic and the rights this body would exercise seem less like a revolution than an attempt to reassert former rights.

NOTES

1. Anonymous [Thomas Turner WISE], A Review of the Events which have happened in Grenada, from the commencement of the insurrection to the 1st of May: By a sincere wellwisher to the colony, Grenada, 1795, p. 4. Eleven of the town’s fifteen English planters were reported killed in the attack. 2. The names of the 48 hostages executed, as well as the insurgents responsible for the executions, are listed in Francis MCMAHON, A Narrative of the Insurrection in the Island of Grenada, in the year 1795, Grenada, John Spahn, 1823, p. 129-130. 3. A discussion of British military deployments during the conflict can be found in Timothy ASHBY, “Fedon’s Rebellion,” Society for Army Historical Research 62, no 251, 1984, p. 155-168. The figure of £ 2.5 million is given in MCMAHON, A Narrative of the Insurrection, p. 128. For an eyewitness account of the destruction throughout the island, see John HAY, A narrative of the insurrection in the island of Grenada, which took place in 1795, London, J. Ridgeway, 1823, p. 126.

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4. On the role of the French Revolution in driving Fedon’s Rebellion, see George BRIZAN, Grenada: Island of Conflict, London, Zed Books, 1984; Edward L. COX, Free Coloreds in the slave societies of St. Kitts and Grenada, 1763-1833, Knoxville, University of Tennessee Press, 1984; Edward L. COX, “Fedon ’s Rebellion 1795-96: Causes and Consequences,” The Journal of Negro History LXVII, 1, Spring 1982, p. 7-19; Michael CRATON, Testing the Chains: Resistance to Slavery in the British West Indies, Ithaca, Cornell University Press, 1982; Raymund DEVAS, A History of the Island of Grenada, 1498-1796, St. George’s, Carenage Press, 1974. The influence of the Haitian Revolution receives little or no mention in these works, likely because their publication largely predates much of the scholarship on events in revolutionary Saint-Domingue/Haiti. 5. E. L. COX, Free Coloreds, p. 77. 6. This analysis builds on my doctoral dissertation, which eschews imperial frameworks in favour of emphasizing how creolised communities acted as a practical and ideological challenge to European rule in the colonial Americas. Instead, I trace the emergence and persistence of a ‘Creole Archipelago’ that united Dominica, Grenada, St. Lucia, St. Vincent, and Tobago in a shared social, economic, and informal political space throughout the late-seventeenth and eighteenth centuries. The resultant diplomatic and military contests between imperial designs and existing practices challenged evolving European legal, economic, and racial norms and, by extension, undermined the practice of imperial rule. Tessa MURPHY, The Creole Archipelago : Colonization, Experimentation, and Community in the Southern Caribbean, c. 1700-1796, PhD Dissertation, Chicago, University of Chicago, 2016. 7. Jeppe MULICH, “Microregionalism and intercolonial relations: the case of the Danish West Indies, 1730-1830,” Journal of Global History 8, 2013, p. 72-94. 8. H. V. BOWEN, “British Conceptions of Global Empire, 1756-1783,” The Journal of Imperial and Commonwealth History 26, no 3, September 1998, p. 1-21. 9. P. J. MARSHALL, The Making and Unmaking of Empires: Britain, India, and America c. 1750-1783, Oxford, Oxford University Press, 2005, especially p. 182-206. 10. E. L. COX, Free Coloreds, p. 76. Emphasis added. 11. The idea of an ‘age of democratic revolutions’ was first articulated in Robert Roswell PALMER, The Age of the Democratic Revolution: A Political History of Europe and America, 1760-1800, Princeton, Princeton University Press, 1959 and 1964. See also Jacques GODECHOT, Les révolutions (1770-1799), Paris, Presses Universitaires de France, 1963. 12. Suzanne DESAN, Lynn HUNT, and William Max NELSON, The French Revolution in Global Perspective, Ithaca, Cornell University Press, 2013, p. 4. 13. C. L. R. JAMES, The Black Jacobins: Toussaint L’Ouverture and the San Domingo Revolution, New York, The Dial Press, 1938. For more on the French Caribbean during the revolutionary era, see Laurent DUBOIS, Avengers of the New World : The Story of the Haitian Revolution, Cambridge, MA, Harvard University Press, 2004 ; Émile MAURICE et al., La Martinique au temps de la Révolution Française 1789-1794, Fort-de-France, Archives départementales, 1989 ; Jacques Adelaïde MERLANDE, La Caraïbe et la Guyane au temps de la Révolution et de l’Empire, 1789-1804, Paris, Éditions Karthala, 1992 ; Frédéric RÉGENT, Esclavage, métissage, liberté : La Révolution française en Guadeloupe, Paris, Grasset, 2004. 14. L. DUBOIS, A Colony of Citizens. 15. David Barry GASPAR and David Patrick GEGGUS, A Turbulent Time: The French Revolution and the Greater Caribbean, Bloomington, Indiana University Press, 1997. 16. This allegation originated in pamphlets published around the time of the insurgency; see Gordon TURNBULL, Revolt in Grenada: A Narrative of the Revolt and Insurrection of the French Inhabitants in the Island of Grenada. By an eye-witness, Edinburgh, Arch. Constable, 1795. For works that attribute Fedon’s Rebellion to the encouragement of the French Republican regime, see Michael DUFFY, Soldiers, Sugar, and Seapower : The British expeditions to the West Indies and

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the War against Revolutionary France, New York, Oxford University Press, 1987 ; Douglas HAMILTON, Scotland, the Caribbean and the Atlantic World, 1750-1820, Manchester, Manchester University PRESS, 2005. Works that point to the importance of material support from the French include Beverley STEELE, Grenada : A History of its People, Oxford, Macmillan Education, 2003. For more on Hugues’ activities in Guadeloupe, see Laurent DUBOIS, “The Price of Liberty : Victor Hugues and the Administration of Freedom in Guadeloupe, 1794-1798,” The William and Mary Quarterly 56, no 2, April 1999, p. 363-392. 17. Raymund DEVAS, Conception Island, or the Troubled History of the Catholic Church in Grenada, Sands & Co, 1932, p. 99. For more recent examples of this interpretation, see G. BRIZAN, Island of Conflict, especially p. 77, where he states “that Fedon took orders, and received arms, ammunition, and other forms of assistance from Victor Hugues…showed that he was…controlled…by eternal forces.”

18. E. L. COX, Free Coloreds, p. 84; see also K. CANDLIN, who argues that “the Revolution in France had spread across the Atlantic…bringing revolution to the Caribbean.” K. CANDLIN, The Last Caribbean Frontier, p. 12-13.

19. M. CRATON, Testing the Chains; Laurent DUBOIS and John D. GARRIGUS, Slave Revolution in the Caribbean, 1789-1804, Boston, Bedford/St. Martin’s, 2006; David Patrick GEGGUS and Norman FIERING (eds.), The World of the Haitian Revolution, Bloomington, Indian University Press, 2009; Jane LANDERS, Atlantic Creoles in the Age of Revolutions, Cambridge, MA, Harvard University Press, 2010. For one of the first studies of Haiti as an inspiration for slave uprisings elsewhere, Eugene GENOVESE, From Rebellion to Revolution : Afro-American Slave Revolts in the making of the Modern World, Baton Rouge, Louisiana State University press, 1992. 20. “the Caribbean is resituated at the center of an analysis from which it was previously excluded.” Translations were made by the author of this article. 21. Manuel COVO, “La Révolution haïtienne entre études révolutionnaires et Atlantic History, » in Gabriel Entin, Alejandro Gomez, Federica Morelli, and Clément Thibaud (eds.), L’Atlantique révolutionnaire. Une perspective ibéro-américaine, Paris, Les Perséides éditions, p. 259-288, quotation on p. 273. 22. Caitlin ANDERSON, “Old Subjects, New Subjects and Non-Subjects: Silences and Subjecthood in Fédon’s Rebellion, Grenada, 1795-96,” in Richard Bessel, Nicholas Guyatt, and Jane Rendall (eds.), War, Empire and Slavery, 1770-1830, New York, Palgrave MacMillan, 2010, p. 201-217. 23. K. CANDLIN, The Last Caribbean Frontier, p. 23. 24. Curtis JACOBS, “Revolutionary Priest: Pascal Mardel of Grenada,” The Catholic Historical Review 101, no 2, Spring 2015, p. 317-341, quotation on p. 326. 25. For more on the transatlantic nature of Enlightenment thought, see Laurent DUBOIS, “An Enslaved Enlightenment: Rethinking the Intellectual History of the French Atlantic,” Social History 31, no 1, February 2006, p. 1-14. 26. Geggus argues that “the French Revolution did not merely inflame latent aspirations but, more important, undermined the institutions that had held them in check;” David Patrick GEGGUS, “Slavery, War, and Revolution in the Greater Caribbean, 1789-1815,” in D. B. Gaspar and D. P. Geggus, A Turbulent Time, p. 3. 27. A transcript of court proceedings, including the names of all accused and their sentences, has been archived by the British Library’s Endangered Archives Project [EAP] 295, online at http:// eap.bl.uk/downloads/eap295_2_6_1_transcription.pdf. 28. The colony transitioned to French Crown rule in 1674. On the French colonial history of Grenada, see Jacques PETITJEAN ROGET, L’histoire de l’isle de Grenade en Amérique, 1649-1659, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 1975 ; John Angus MARTIN, Island Caribs and French Settlers in Grenada, 1498-1763, St. George’s, The Grenada National

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Museum Press, 2013. On the early history of the French in the Americas, see, among others, Lucien René ABENON, La Guadeloupe de 1671 à 1759 : étude politique, économique et sociale, Paris, L’Harmattan, 1987 ; Paul BUTEL, Histoire de Antilles françaises, XVIIe-XXe siècles, Paris, Éditions Perrin, 2002 ; Nellis M. CROUSE, French Pioneers in the West Indies, 1624-1664, New York, Columbia University Press, 1940 ; Léo ELISABETH, La société martiniquaise aux VXIIe et XVIII e siècles, 1664-1789, Paris, Éditions Karthala, 2003 ; Jean- Pierre MOREAU, Les Petites Antilles de Christophe Colomb à Richelieu, Paris, Karthala, 1992 ; James PRITCHARD, In Search of Empire : The French in the Americas, 1670-1730, New York, Cambridge University Press, 2004 ; Jean-Pierre SAINTON, Histoire et Civilisation de la Caraïbe (Guadeloupe, Martinique, Petites Antilles) Tome II : Le temps des matrices : économie et cadres sociaux du long XVIIIe siècle, Paris, Éditions Karthala, 2012. 29. Archives Nationales d’Outre Mer [ANOM] Depot des Papiers Publics des Colonies [DPPC] G1 498, Estat abregé des hommes, femmes, garcons, filles, neigres et bestiaux estants dans les Isles francoises de l’Amerique, 1671. 30. ANOM DPPC G1 498, Recensement général pour l’année 1700. 31. ANOM DPPC G1 498 n o 52, Recensement général de l’isle de la Grenade, 1755. On the development of Martinique, see Liliane CHAULEAU, Dans les iles du vent : La Martinique XVIIe-XIXe siècle, Paris, Éditions Harmattan, 1993 ; Jacques PETITJEAN ROGET, La Société d’habitation à la Martinique : Une demi-siècle de formation, 1635-1685, Lille, H. Champion, 1980. 32. British National Archives [TNA] Colonial Office [CO] 101/1 no 5, Heads of enquiry relating to the island of Grenada. Of the enslaved, 10,531 were aged 14-60 and 3,315 were under the age of 14. 33. A brief description of the parish in 1763 can be found in J. A. MARTIN, Island Caribs, p. 415. 34. ANOM DPPC G1 496 no 55, 1755. 35. The remaining 36,600 were in the neighbouring parish of Gouyave. ANOM DPPC G1 496 no 55, 1755. The French pied was equal to approximately 1.065 English feet, so Grand Pauvre counted approximately 36,849 feet planted with cacao as of 1755. For more on French colonial measures, see J. PRITCHARD, In Search of Empire, p. xxiii-xxiv. 36. The mean number of adult slaves owned by the 61 planters in Grand Pauvre in 1763 was 14.3. TNA CO 101/1 no 26, Extract from the capitation rolls of the quarter of Grand Pauvre for the year 1763. 37. TNA CO 101/1 no 26, Extract from the capitation rolls of the quarter of Grand Pauvre for the year 1763. Out of 61 planters in the parish, just 22 reported owning livestock. 38. This was likely because the patriarchs of both families were white men. Out of sixty-one planters in Grand Pauvre, only four were identified as free people of colour. However, many of these white planters had legitimate offspring with women of colour, resulting in the growing number of young free coloured planters like Julien Fedon later in the eighteenth century. See TNA CO 101/1 no 26, Extract from the capitation rolls of the quarter of Grand Pauvre for the year 1763. 39. Oaths of Allegiance, Grand Pauvre, MS 166, Beinecke Collection, Hamilton College, NY. In the 1763 tax roll for Grand Pauvre, a Jacques Cavelan is listed directly below Pierre Fedon ; Cavelan was the owner of nine adult slaves as well as two enslaved children under the age of 14, two horned cattle, and two horses. Pierre Cavelan, also resident in Grand Pauvre, is listed as owning one adult and two child slaves. TNA CO 101/1 no 26, Extract from the capitation rolls of the quarter of Grand Pauvre for the year 1763. A British census of Grenada taken in 1772 lists a “Cavelan, FM,” or ‘free mulatto,’ as the owner of a twenty-eight acre coffee plantation worked by ten slaves in Gouyave, suggesting that members of the Cavelan family also moved to the parish. TNA CO 101/18 Part II no 58, ‘State of the Parish of St. Mark in the island of Grenada, 1772’.

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40. The lack of authority exercised by Crown officials in French colonial Grenada undermines early modern notions of islands as bounded, easily-dominated spaces, or as sites where officials enjoyed a high degree of autonomy. For more on early modern concepts of island sovereignty, see Lauren BENTON, A Search for Sovereignty : Law and Geography in European Empires, 1400-1900, New York, Cambridge University Press, 2010, especially p. 164. 41. On French colonial administration in Grenada, see J. A. MARTIN, Island Caribs and French Settlers, p. 392-394. On the creation and operations of the Conseil Supérieur elsewhere in the French Caribbean, see Emile HAYOT, Les officiers du conseil souverain de la Martinique et leurs successeurs les conseillers de la cour d’appel 1675-1830, Fort-de-France, Mémoires de la Société d’Histoire de la Martinique, 1964, p. 11-14. 42. A similar phenomenon occurred in French colonial Louisiana, where subjects exercised considerable autonomy. See Shannon DAWDY, Building the Devil’s Empire : French Colonial New Orleans, Chicago, University of Chicago Press, 2008, especially p. 192-200. 43. Dominique RODGERS, “On the Road to Citizenship: The Complex Route to Integration of the Free People of Color in the Two Capitals of Saint-Domingue,” in D. B. Gaspar and D. P. Geggus (eds.), The World of the Haitian Revolution, p. 65-78. 44. The terms of the Treaty of Paris can be found in Clive PARRY (ed.), The Consolidated Treaty Series, vol. 42, New York, Oceana Publication, Inc., 1969; terms for Quebec were also applied to Grenada. 45. Richard B. SHERIDAN, Sugar and Slavery: An Economic History of the British West Indies, 1623-1775, Barbados, Caribbean Universities Press, 1974, p. 489. 46. TNA CO 101/28 no 123, State of Grenada 1763. 47. TNA CO 101/18 Part II no 81, State of Grenada 1772. 48. On British designs for the Ceded Islands, S. Max EDELSON, The New Map of Empire: How Britain Imagined America Before Independence, Cambridge, MA, Harvard University Press, 2017, p. 197-247. 49. As Helen Dewar argues, scholarly emphasis on the distinctions between British and French imperial strategies in the wake of the Seven Years’ War elides the extent to which both empires focused on securing wealth and ensuring defense. Helen DEWAR, “Canada or Guadeloupe ? : French and British Perceptions of Empire, 1760-1763,” The Canadian Historical Review 91 no 4, December 2010, 637-660. 50. On contemporaneous French attempts to create a “settlement colony…as strong demographically, territorially, and strategically as the thirteen British colonies combined,” see Marion F. GODFROY, Kourou and the Struggle for a French America, New York: Palgrave Macmillan, 2015, 3. Kourou’s spectacular failure as a French colony should not diminish the emphasis that Choiseul and his Ministry placed on attempting to reform French practices of colonisation in this era. 51. On British imperial reforms in the wake of the Seven Years’ War, see P. J. MARSHALL, The Making and Unmaking of Empires, especially p. 158-181; S. M. EDELSON, The New Map of Empire. 52. On British conquest of Acadia, see Geoffrey PLANK, An Unsettled Conquest: The British Campaign against the peoples of Acadia, Philadelphia, The University of Pennsylvania Press, 2001. 53. On British administration of Acadia, see Elizabeth MANCKE, “Negotiating an Empire: Britain and its Overseas Peripheries, c. 1550-1780,” in Christine Daniels and Michael V. Kennedy (eds.), Negotiated Empires: Centers and Peripheries in the Americas, 1500-1820, New York, Routledge, 2002, 235-266. 54. On the Acadian diaspora and its consequences in the Atlantic World, see Christopher HODSON, The Acadian Diaspora: An Eighteenth-Century History, New York, Oxford University Press, 2012. 55. For an example of these debates, see Thomas WHATELY, The regulations lately made concerning the colonies, and the taxes imposed upon them, considered, London, J. Wilkie, 1765. 56. On economic reforms, see Thomas C. BARROW, “Background to the Grenville Program, 1757-1763,” The William & Mary Quarterly 22, no 1, January 1965, p. 93-104.

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57. On the problems associated with absenteeism in the British West Indies, Trevor BURNARD, “A Failed Settler Society: Marriage and Demographic Failure in Early Jamaica,” Journal of Social History vol. 28, no 1, Autumn 1994, P. 63-82. 58. For more on this strategy, see Ian R. CHRISTIE, “A Vision of Empire: Thomas Whately and the Regulations Lately made considering the Colonies,” The English Historical Review 113, no 451, April 1998, p. 300-320. 59. TNA CO 101/11 no 106, ‘Memorial of His Majesty’s Adopted Subjects to Robert Melvill’, February 14, 1766. 60. TNA CO 101/10 no 292, Ordinance for regulating the elections for the General Assembly of Grenada. 61. Aaron WILLIS, “The Standing of New Subjects: Grenada and the Protestant Constitution after the Treaty of Paris (1763)” The Journal of Imperial and Commonwealth History 42, n o 1, September 2013, p. 1-21, p. 3. 62. Dominique Rodgers argues that free coloured demands for political participation in revolutionary Saint-Domingue were motivated in part by the fact that gens de couleur were accustomed to enjoying basic civil rights. See D. RODGERS, “On the Road to Citizenship.” 63. This contrasts with the situation in Dominica where, in 1777, more than 110 self-identified “free negroes, mulatto’s, and mustees” petitioned King George III stating that they “humbly expect[ed] to partake (in common with the rest of their fellow subjects and without any discriminating regard had to complexion) of the common constitutional blessings which they… most humbly apprehend themselves to be justly intitled.” TNA Privy Council [PC]1/60/10 No 30, ‘Petition of the free negroes, mulatto’s and mustees in Dominica against an act passed there for regulating the manumission of slaves’, July 20, 1777. Emphasis added. 64. Personal ties, as well as the belief that political rights should be extended to men regardless of race, may have motivated at least some of the white participants in Fedon’s Rebellion: Clozier Darceuil and his brother, both identified as white rebels, were described as having “a numerous progeny of colored children.” See F. MCMAHON, A Narrative of the Insurrection, p. 26. 65. TNA CO 101/10 no 292, Ordinance for regulating the elections for the General Assembly of Grenada. Emphasis added. A detailed discussion of the new subjects’ attempts to run for election can be found in A. WILLIS, “The Standing of New Subjects.” 66. Donald FYSON, “The Conquered and the Conqueror: The Mutual Adaptation of the Canadiens and the British in Quebec, 1759-1775,” in Phillip Buckner and John G. Reid (eds.), Revisiting 1759: The Conquest of Canada in Historical Perspective, Toronto, University of Toronto Press, 2012, p. 190-217. 67. Ibid., p. 197. Because there was no Assembly in Quebec, the question of Francophone Catholic participation in this elected body did not arise. 68. Donald AKENSON, If the Irish Ran the World: Montserrat, 1630-1730, Kingston, McGill-Queen’s University Press, 1997, 161. In 1703, an attempt to exempt voters in the heavily-Catholic parish of St. Patrick, Montserrat from taking the oaths of Allegiance and Supremacy was declared void, see Frederick G. SPURDLE, Early West Indian Government : Showing the Progress of Government in Barbados, Jamaica and the Leeward Islands, 1660-1783, Christchurch, New Zealand, Whitcombe & Tombs, 1962, 73. 69. TNA CO 101/3 no 1, September 7, 1768. 70. For an example of public protests against the participation of newly adopted subjects, see TNA CO 101/11 no 100, ‘Memorial of the British Protestant Inhabitants of the island of Grenada’. Among the signatories were Alexander Campbell and Ninian Home, who would both be executed during Fedon’s Rebellion. 71. TNA CO 101/18 Part II no 81, Abstract of the State of the Island of Grenada, taken in April 1772.

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72. Grenada was formally restored to British rule on January 6, 1784. ANOM C10A4 Dossier 4 no 234, Procès verbal de la remise de l’Isle de la Grenade et les Grenadines, 6 janvier 1784. 73. On the effects of the American War of Independence elsewhere in the French Antilles, see Paul CHENEY, Cul de Sac: Patrimony, Capitalism, and Slavery in French Saint-Domingue, Chicago, University of Chicago Press, 2017, p. 105-110. 74. The terms according to which Grenada was administered during French occupation are outlined in Arrêt du Conseil d’État du Roi, qui fixe les règles, les époques et la forme de la distribution de la Justice en l’ile de la Grenade et dépendances, Paris, Imprimerie Royale, 1780. 75. On the role of the Superior Council and local authorities in creating “an organized series of webs that could make use of preexisting client-patron relationships, or that could help foster the creation of new types of relations, beneficial to the temporary goals set by the navy”, see Alexandre DUBÉ, “Making a Career out of the Atlantic: Louisiana’s Plume,” in Cécile Vidal (ed.), Louisiana: Crossroads of the Atlantic World, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2014, p. 44-67, quotation on p. 67. 76. “their good lifestyles, mores, and Roman Catholic Apostolic religion” 77. ANOM FM C10A 3 no 47. 78. “according to the English custom” 79. “revalidate their marriage, according to the rites of the Roman Catholic church on the seventh of February” 80. Endangered Archives Project [EAP] 295/2/3/1 Gouyave Register of Baptisms, marriages and burials. All spellings in the original. 81. E. L. COX, “Fedon’s Rebellion,” p. 14; L. DUBOIS, A Colony of Citizens, p. 228. 82. EAP 295/2/3/1 Gouyave Register of Baptisms, marriages and burials. 83. TNA CO 101/24 no 3, ‘Arret of the King’s Council of State, Concerning the Debts of the Inhabitants of the Island of Granada [sic]’, 12th December 1779. 84. ANOM C10A4 Dossier 4, no 228, Ordonnance sur les evasions d’habitans, & sur les enlevemens de Nègres, 9 juin 1783. 85. “all of the French and English planters, vexed by the government, ruined by the excessive interest rates of London merchants… without recourse to the law because of the enormous costs of justice…must be led towards a softer/gentler legislation, and then towards France”: ANOM C10A4 Dossier 4 no 237, Considérations politiques qui doivent déterminer la cour de France à reconquérir sur les Anglais et à conserver l’isle de la Grenade. 86. TNA CO 101/26 no 423, Byam et al. to Charles Spooner, March 1, 1786. 87. A. WILLIS, “The Standing of New Subjects,” p. 5. 88. C. A. BAYLY, Imperial Meridian: The British Empire and the World, 1780-1830, New York, Longman, 1989. For a counterpoint focusing on the similarities and continuities between the so-called ‘first’ and ‘second’ British Empires, see P. J. MARSHALL, The Making and Unmaking of Empires. 89. TNA CO 102/3, ‘Instructions to Governor Mathew of Grenada’, March 2 1784. 90. TNA CO 101/26 No 131, Petition from the Grenada Council and Assembly, April 7 1785. 91. TNA CO 101/27 No 175, ‘An act for regulation elections’, 1786. 92. “in fact not represented and rendered incapable of being elected members of the present Assembly”: TNA CO 101/26 No 294, February 27 1786. Emphasis in original. 93. TNA CO 101/26 No 74, Mathew to Sydney, December 27 1784. 94. TNA CO 101/26 No 131, Petition from the Grenada Council and Assembly, April 7 1785. 95. TNA CO 101/30 no 275, Mathew to Grenville, October 30 1790. 96. ANOM FM C10A4 Dossier 4 n o 233, ‘Tableau de la population dans l’isle Grenade et dépendances, 1783’. Significantly, 5,986 of the island’s slaves reportedly belonged to the French and 11,806 to the English, suggesting the relative economic position of the respective groups. 97. “the ability to be granted Commissions in the militia…the free exercise of their religion” 98. TNA CO 101/26 No 294, February 27 1786.

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99. TNA CO 101/28 No 226, Mathew to Sydney, August 25 1788. 100. TNA CO 101/30 no 6, Enclosed in Mathew to Grenville, February 6 1790. 101. TNA CO 101/29 no 28, Mathew to Sydney, May 30 1789. 102. TNA CO 101/33 No 11, Williams to Dundas, December 28 1792. 103. TNA CO 101/32 no 285, Dundas to Home, October 5, 1792. 104. For contemporary accounts of Fedon’s Rebellion, see HAY, Narrative of the Insurrection; MCMAHON, A Narrative of the Insurrection; TURNBULL, Revolt in Grenada; WISE, A Review of the Events; D.G. GARRAWAY, A Short Account of the Insurrection of 1795-96, London, Wells, 1877. For historians’ accounts see, among others, BRIZAN, Grenada : Island of Conflict, p. 59-77 ; CANDLIN, The Last Caribbean Frontier, p. 1-8 ; COX, Free Coloreds, p. 76-91 ; STEELE, Grenada, p. 115-146. 105. On British in this era, see Seymour DRESCHER, Abolition: A and Antislavery, New York, Cambridge University Press, 2009; Julie L. HOLCOMB, Moral Commerce: Quakers and the Transatlantic Boycott of the Slave Labor Economy, Ithaca, Cornell University Press, 2016. 106. E. L. COX, “Fedon’s Rebellion,” p. 17. 107. For an examination of 1790s insurgencies in St. Vincent and Dominica that affords primacy to longstanding local and regional contests over land, sovereignty, and subjecthood, see T. MURPHY, The Creole Archipelago. For analyses of the Haitian Revolution that highlight the conflict’s deep ideological and practical roots in the island rather than in France, see Carolyn FICK, The Making of Haiti : The Saint Domingue Revolution from Below, Knoxville, The University of Tennessee Press, 1990 ; John GARRIGUS, Before Haiti : Race and Citizenship in French Saint-Domingue, New York, Palgrave MacMillan, 2006 ; Malick W. GHACHEM, The Old Regime and the Haitian Revolution, New York, Cambridge University Press, 2012 ; D. RODGERS, “On the Road to Citizenship.” In his examination of the insurgency in St. Lucia during the same period, David Barry Gaspar acknowledges longer- term local conflicts when he notes that whites in the island supported French Republicans because they “nursed a strong grievance against the British :” David Barry GASPAR, “La Guerre des Bois : Revolution, War, and Slavery in Saint Lucia, 1793-1838,” in D. B. Gaspar and D. P. Geggus, A Turbulent Time, p. 102-130, quotation on p. 106. 108. In a detailed inventory of surviving correspondence for revolutionary Guadeloupe (ANOM FM C7A no 46-59), Grenada is mentioned only a handful of times. In ANOM FM C7A 48 no 22, Hugues reports on Republican successes at St. Lucia and says that Grenada and St. Vincent will be next, while in ANOM FM C7A 48 no 39, he mentions that the islands are still in the hands of the English. 109. This characterisation is offered in M. CRATON, Testing the Chains, p. 183. 110. “three mulattoes chased from this island [Grenada] because of debts” 111. “abandoned this attempt to its own devices for the space of eight months without doing anything to support it”: ANOM FM C7A 49 no 138, Coup d’œil sur la Guadeloupe et dépendances en 1797, l’an 5 de la République. 112. This would be the penultimate time such a legal device was used in the British Empire; its final use came just two years later, in response to the United Irish Rebellion. For more on Acts of Attainder, see Thomas BARTLETT, “Clemency and Compensation : The Treatment of Defeated Rebels and Suffering Loyalists after the 1798 Rebellion,” in Jim Smyth (ed.), Revolution, Counter- Revolution and Union : Ireland in the 1790s, New York, Cambridge University Press, 2000, p. 99-127. 113. For the act ordering that slaves be tried by Justices of the Peace, see TNA CO 103/19 No 42, ‘An act to secure and detain such persons as shall be suspected of conspiring against His Majesty and His Government within these Islandsîand for the more speedy trial and punishment of slaves charged with the said offences.’ 114. C. ANDERSON, “Old Subjects,” 202.

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115. G. TURNBULL, Revolt in Grenada, 11-12. Emphasis in original. 116. On French migration to Grenada, see TNA CO 101/33 No 11, Williams to Dundas, December 28 1792; K. CANDLIN, The Last Caribbean Frontier, 12. 117. EAP 295/2/6/1 ‘Court of Oyer and Terminer for Trial of Attained Traitors record book’, 1796. 118. In this respect, British attitudes towards adopted subjects in Grenada mirror earlier attitudes towards the Acadians, who were exiled from Nova Scotia after the British failed to assimilate this conquered population. See G. PLANK, An Unsettled Conquest, p. 140-157. 119. According to Michael Craton, the July 30, 1796 issue of the St. George’s Chronicle and Grenada Gazette reported that three white and five free coloured insurgents were executed on the capital’s parade. M. CRATON, Testing the Chains, p. 208. 120. “an atrocious violation of title 2 of the capitulation” 121. “half of whom, all propertied planters in the island of Grenada, were hanged as rebels” 122. ANOM C10A 4 Dossier 5 n o 247, 14 nivose an 6, ‘Capitulation entre le Citoyen Jossée et Brigadier General Nicolas Olivier’. Emphasis added. 123. A firsthand account of the contest between Royalists and Revolutionaries in Martinique is Révolution de la Martinique, Depuis le premier septembre 1790 jusqu’au 10 mars 1791, Fort-de-France, Société d’Histoire de la Martinique, 1982. For an historical analysis of the conflict, see Liliane CHAULEAU, “La Ville de Saint-Pierre sous la Révolution Française,” in Roger Toumson and Charles Porset (eds.), La période révolutionnaire aux Antilles : Images et Résonnances, Paris, Groupe de Recherche et d’Étude des Littératures et Civilisations de la Caraïbes et des Amériques Noires, 1986, p. 115-135. 124. G. TURNBULL, A Narrative of the Revolt, p. 13. 125. TNA CO 101/34 No 230, Houston to Portland, July 4 1796. 126. K. J. KESSELRING, “‘Negroes of the Crown’: The Management of Slaves Forfeited by Grenadian Rebels, 1796-1831,” Journal of the Canadian Historical Association, 22, no 2, 2011, p. 1-29. 127. EAP 295/2/6/1 ‘Court of Oyer and Terminer for Trial of Attained Traitors record book’, 1796. 128. The importance of legal pluralism within and across early modern empires is explored in Lauren BENTON and Richard J. ROSS, Legal Pluralism and Empires, 1500-1850, New York, New York University Press, 2013.

ABSTRACTS

This article examines how the experience of being ruled by different Crowns shaped expectations for inclusion among francophone Catholic planters who became subjects of the British Empire after the Seven Years’ War. Attention to the evolving political economy of Grenada in the latter half of the eighteenth century reveals that this small Caribbean island was the site of significant debates over political, economic, and religious participation. Residents of Grenada underwent a number of changes in status, first as marginal subjects of the French Crown and, after 1763, as the focus of British experiments in ruling an increasingly diverse empire. Throughout these imperial transitions, francophone Catholic planters in the island relied on diplomacy to transform customary rights into formal political privileges. In the wake of the American War of Independence, these privileges were denied to them for the first time. Adopting a longer durée view of Grenada’s colonial history challenges the notion that Fedon’s Rebellion was an outgrowth of the French or Haitian Revolutions; instead, the failure to reassert rights through familiar

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diplomatic strategies prompted white and free coloured Francophone Catholics in the island to turn to violence in 1795.

Cet article va étudier comment le fait d’avoir été gouverné par différentes Couronnes a modelé les attentes d’inclusion parmi les planteurs catholiques francophones qui devinrent les sujets de l’Empire britannique après la guerre de Sept Ans. L’analyse de l’évolution de l’économie politique de la Grenade à la fin de la seconde moitié du dix-huitième siècle révèle que cette petite île des Caraïbes était le lieu de débats majeurs à propos de la participation politique, économique et religieuse. Les habitants de la Grenade connurent de nombreux changements de statut, d’abord en tant que sujets marginaux de la Couronne française, puis, après 1763, en tant qu’objet des expériences britanniques sur la gestion d’un empire de plus en plus diversifié. Tout au long de ces transitions impériales, les planteurs catholiques francophones de l’île comptèrent sur la diplomatie pour transformer le droit coutumier en privilèges politiques formels. Suite à la guerre d’Indépendance américaine, ces privilèges leur furent retirés pour la première fois. Interroger l’histoire coloniale de la Grenade sur une plus longue durée remet en question la notion que la Rébellion des Fédon était une conséquence des Révolutions française ou haïtienne ; en fait, l’incapacité à réaffirmer leurs droits au travers des stratégies diplomatiques usuelles a poussé les Catholiques blancs et libres de couleur de l’île à se tourner vers la violence en 1795.

INDEX

Mots-clés: Grenade, Guerre de Sept Ans, Guerre d’Indépendance américaine, économie politique Keywords: Grenada, Seven Years’ War, American War of Independence, political economy.

AUTHOR

TESSA MURPHY Syracuse University

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Libertà e prosperità: l’economia politica dell’Italia rivoluzionaria (1796-1799)

Cecilia Carnino

1. Il Triennio e la riflessione economica

1 La riflessione economica del Triennio rivoluzionario italiano ha suscitato sinora un interesse solo marginale, schiacciata tra due momenti forti della storia del pensiero economico, ovvero le teorizzazioni del Settecento di antico regime, che portarono alla nascita dell’economia come scienza, e il progressivo affermarsi anche in Italia del paradigma dell’economia classica, a partire soprattutto da metà Ottocento1.

2 Se non sono mancate ricerche che hanno indagato i dibattiti e le discussioni su certi temi cruciali, dalla vendita dei beni nazionali all’imposizione fiscale passando per la politica annonaria, o lavori che hanno ricostruito la concezione economica di alcuni autori di primo piano del momento rivoluzionario, nel complesso pochi studiosi si sono interrogati in una prospettiva ampia sulla riflessione economica del Triennio2. Le rare indagini che si sono mosse in quest’ultima direzione, quasi tutte molto specifiche, anche per la difficoltà di dover tener conto degli sfasamenti geografici e temporali e dei differenti contesti politici delle diverse esperienze repubblicane in Italia, hanno finito per sottolineare concordemente la contrazione della riflessione economica rispetto alla fase precedente del Settecento riformatore, quando l’economico aveva rappresentato uno dei principali linguaggi di trasformazione e di critica della società di antico regime3.

3 Nella fase rivoluzionaria, segnata dalla sua breve esistenza e allo stesso tempo da urgenze politiche, amministrative e militari, lo spazio per una sistematizzazione analitica del sapere economico risultò fortemente compresso. Prova ne è la pubblicazione nell’arco di tutto il Triennio di un solo trattato di economia politica, l’ Economia pubblica spiegata in diciotto capitoli dell’architetto pugliese di formazione napoletana Francesco Milizia, uscito a Roma nel 1798, ma pubblicato postumo e dunque

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piena espressione della cultura economica di antico regime4. Allo stesso tempo è stata evidenziata una complessiva mancanza di autonomia della riflessione economica dalle considerazioni politiche ed etiche5. I pur numerosi interventi su questioni economiche che puntellano la pamphlettistica e la stampa periodica rivoluzionaria troverebbero dunque, nella loro eterogeneità, un comune denominatore nello sforzo di adattare un sapere precedente, fino quasi a distorcerlo, ai nuovi principi egualitari. La riscoperta dell’economia, ovvero il prendere forma di una nuova riflessione analitica dai tratti più originali, avrebbe potuto realizzarsi allora solo con la caduta delle repubbliche rivoluzionarie, con l’avvento della Repubblica italiana ma poi soprattutto del Regno d’Italia, finendo per rappresentare una sorta di reazione in senso moderato all’alluvione dei principi di Rousseau e di Mably della fase repubblicana6.

4 Scavando appena un po’ sotto la crosta sottile della retorica rivoluzionaria, è apparso in realtà chiaro come i pur ricorrenti temi di matrice egualitaria, dalla critica al lusso alla legge agraria, facessero parte del programma politico di una minoranza ristretta del movimento patriottico, mentre a prevalere fu piuttosto una difesa del benessere materiale e della ricchezza diffusa7. Il Triennio appare in questa prospettiva una sorta di Giano bifronte. Esso, da un lato, sul piano della retorica, si alimentava ancora, almeno in parte, del linguaggio rivoluzionario di matrice robespierrista, finalizzato, quando ancora si stava lottando per l’abbattimento dell’antico regime, a sostenere la spinta rivoluzionaria; dall’altro, sul piano della cultura politica ed economica, si incardinava nel quadro della Francia direttoriale, facendo perno sulla difesa dei principi della Costituzione dell’anno III8.

5 Manca ancora tuttavia una ricostruzione ampia focalizzata sulla cultura economica del Triennio e finalizzata a ricostruirne i caratteri, il significato e le specificità, anche in rapporto alla fase precedente del riformismo settecentesco e al successivo periodo napoleonico. In tale prospettiva, l’obiettivo di questo saggio è proporre una prima riflessione su alcuni tratti della discussione economica del Triennio rivoluzionario9. Da un lato, si vuole porre l’accento sul significato attribuito alla libertà economica, non solo come fattore di prosperità, ma anche come elemento connaturato alla nuova società democratica e repubblicana, riflettendo in questo modo (in un momento storico, come quello attuale, in cui il richiamo al protezionismo economico sembra suscitare nuovi entusiasmi10) sul nesso libertà economica-libertà politica. Dall’altro, si intende collocare tale adesione al principio della libertà economica nel quadro di una più ampia riflessione sui temi di economia politica che, malgrado il restringersi degli spazi per una trattazione teorica dell’economia, prese forma durante il Triennio. Tale riflessione prefigurò nel suo complesso una società commerciale dinamica e industriosa, esplicitamente contrapposta al modello repubblicano classico, basata oltre che sull’agricoltura anche sul commercio e lo sviluppo manifatturiero, ancorata sulle basi di una forte valorizzazione del benessere materiale e fondata sul lavoro.

2. La libertà tra economia e politica

6 Se si vuole individuare un tratto caratterizzante della riflessione economica del Triennio repubblicano, questo va senza dubbio rintracciato nella libertà economica, intesa tanto come libertà di commercio, tanto come libertà di iniziativa individuale. All’indomani dell’arrivo delle armate francesi in Italia, la libertà economica rappresentava, sul filo dell’esperienza d’oltralpe, una piena espressione dei principi

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rivoluzionari di libertà e di uguaglianza, in opposizione alle limitazioni e alle regolamentazioni basate sul privilegio della società di antico regime. Le costituzioni francesi costituivano un modello di confronto e di riferimento imprescindibile, a partire da quella del 1791, tutta fondata sui principi del laisser faire, laisser passer11. Pur in un contesto politico-ideologico molto diverso, anche la Costituzione dell’anno I, varata dalla Convenzione Nazionale pochi mesi prima dell’approvazione della legge del Maximum dei prezzi del 29 settembre 1793, riecheggiava principi liberisti all’articolo 17 della Déclaration des droits de l'homme et du Citoyen («Nul genre de travail, de culture, de commerce, ne peut être interdit à l’industrie des citoyens»), che coesistevano con la rivendicazione del diritto alla sussistenza12. Chiusa poi la fase montagnarda- robespierrista, la Costituzione direttoriale dell’anno III, ispirata apertamente ai principi della Costituzione del 1791, aveva naturalmente posto maggiore enfasi sul principio della libertà economica, sancita come diritto civile13.

7 Modellate ampiamente proprio sulla Costituzione termidoriana, le molteplici costituzioni italiane promulgate a ritmo sostenuto durante il Triennio riprendevano il principio sancito dall’articolo 355 del testo francese14. La prima Costituzione cisalpina, varata nel luglio del 1797, all’articolo 356 stabiliva: «Non vi è privilegio, né maestranza né diritto di corporazione né limitazione alla libertà di stampa e del commercio, né all’esercizio dell’industria e delle arti d’ogni specie. Qualunque legge proibitiva in questo genere, quando le circostanze la rendono necessaria, è essenzialmente provvisoria, e non ha effetto che per un anno al più, purché non sia formalmente rinnovata15». Marginali ma significative modifiche erano introdotte dalla seconda Costituzione cisalpina, imposta dall’ambasciatore Trouvé dopo il colpo di stato del 30 agosto del 1798 e l’epurazione dei consigli legislativi e del Direttorio. In primo luogo, nel solco della svolta moderata e autoritaria attuata da Trouvé, veniva eliminato il riferimento alla libertà di stampa (così come era stato fatto nella Costituzione romana, promulgata solo qualche mese prima)16. Ma soprattutto si esplicitava come la piena libertà dovesse essere assicurata tanto al commercio interno quanto a quello estero: «Non vi è privilegio, né maestranze, né diritto di corporazione, né limitazione alla libertà del commercio interno, ed esterno, ed all’esercizio dell’industria e delle arti di ogni specie. Ogni legge proibitiva in questo genere, quando le circostanze la rendono necessaria, è essenzialmente provvisoria, e non ha effetto, se non durante un anno al più, purché non sia formalmente rinnovata17».

8 In questo modo la seconda Costituzione cisalpina palesava un orientamento nettamente favorevole alla libertà commerciale, anche più marcato rispetto alle altre costituzioni italiane e alla stessa Costituzione francese termidoriana. Tale orientamento in parte era un riflesso della discussione economica che si stava imponendo nella Francia direttoriale, sulla scia anche della riflessione degli Idéologues e del primo contributo di un autore come Jean-Baptiste Say, a partire dagli interventi pubblicati dal 1794 sulla Décade philosophique, littéraire et politique18. Esso era tuttavia anche una conseguenza diretta degli indirizzi di politica economica fatti propri dal Direttorio francese a partire soprattutto dal giugno del 1797, quando fu ristabilita la libertà della circolazione interna del grano19.

9 La rivendicazione della libertà commerciale che segna la Costituzione del 1798 rifletteva però innanzitutto le discussioni che presero forma in Italia all’indomani dell’avvio del Triennio, e in primo luogo proprio nella Cisalpina, dove una maggiore durata dell’esperienza rivoluzionaria rispetto alle altre repubbliche democratiche della

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penisola aveva favorito una discussione più ampia e articolata. Affrontata largamente a livello del dibattito pubblico, dalla pamphlettistica politica alla stampa periodica, passando per i discorsi pronunciati nelle società di pubblica istruzione, la questione della libertà economica trovò senza dubbio la trattazione più ampia all’interno dei corpi legislativi della Repubblica cisalpina, impegnati nel compito complesso di dare attuazione ai principi rivoluzionari, portandoli dal piano delle idee a quello della pratica politica, mediando tra le rivendicazioni dell’opinione pubblica, le richieste del Direttorio francese e le contrapposizioni interne. Il lungo dibattito che prese forma nelle assemblee legislative cisalpine permette di seguire e cogliere nella maniera più immediata il confronto tra differenti concezioni in materia di libertà economica, nel solco di distinzioni e contrapposizioni politiche, ma anche di riflettere sulla presenza di una cultura economica comune al gruppo democratico-patriottico, in buona parte trasversale alle divisioni interne.

10 La discussione sulla libertà di commercio animò i consigli legislativi a partire soprattutto dal gennaio del 1798, quando su iniziativa del Direttorio cisalpino si iniziò a esaminare un progetto di legge finalizzato a rivedere i divieti di esportazione dei grani approvati a più riprese nei mesi precedenti e riconfermati con la legge del 1 frimale anno VI20. Nelle intenzioni del Direttorio, la nuova legge avrebbe dovuto rimuovere gli ostacoli alla libera circolazione interna e allo stesso tempo facilitare l’esportazione della produzione in eccesso, in linea peraltro con le posizioni del ministro delle finanze Lodovico Ricci, che già nel novembre del 1797 aveva inviato un messaggio proprio al Direttorio nel quale erano denunciate le «mille assurde leggi» che intralciavano il «sistema della piena libertà economica in tutta la repubblica21».

11 Il progetto, presentato il 22 gennaio del 1798, si muoveva senza incertezze in tale direzione, prevedendo, da un lato, la libera circolazione interna delle granaglie e delle farine, dall’altro, la libera esportazione, dietro il pagamento di un dazio moderato, di frumento, frumentone e riso22. La discussione che subito prese avvio - e che tra accelerazioni e bruschi arresti sarebbe durata per molti mesi, fino all’approvazione nell’agosto del 1798 della legge del 28 termidoro che sancì un’ampia libertà commerciale - evidenzia una concorde adesione al principio della libertà economica, nel solco di un richiamo alle iniziative liberiste della seconda metà del Settecento, ma allo stesso tempo anche dell’esigenza di dare ascolto alle richieste di ampi strati dell’opinione pubblica23. In tale prospettiva unanime fu l’approvazione della libertà di commercio interno, intesa come naturale corollario dei «principi sacri» della libertà e dell’uguaglianza, ma anche come condizione indispensabile per assicurare l’unità della Repubblica cisalpina, abbattendo «quelle terribili barriere […] che s’opponevano diametralmente alla cotanto desiderata unione e indivisibilità della nostra Repubblica24 ».

12 La libertà di esportazione, intrecciandosi con la questione dell’approvvigionamento dei generi di prima necessità e dunque della sussistenza della popolazione, suscitò naturalmente un dibattito più ampio, nel quale si evidenziò la contrapposizione tra due diversi schieramenti interni al movimento democratico-patriottico. Uno, più ampio e guidato da personalità di primo piano come Giuseppe Compagnoni e Vincenzo Dandolo, era favorevole alla massima libertà economica, intesa come conseguenza del diritto di proprietà, in nome proprio dell’articolo 356 della Costituzione del 1797 e soprattutto di considerazioni di carattere economico sui meccanismi di produzione e circolazione della ricchezza. L’altro fronte, minoritario e in cui allignavano uomini come Felice

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Lattuada e Pietro Dehò, ovvero quella fazione dell’ala democratica maggiormente attenta alla dimensione sociale della rigenerazione rivoluzionaria, rivendicava invece l’opportunità politica di anteporre al diritto della libertà economica quello della sussistenza della popolazione25.

13 Questa contrapposizione è stata interpretata, e in parte lo fu anche, come scontro tra le posizioni anti-vincolistiche dei più moderati e gli obiettivi dell’ala più radicale del movimento patriottico, che riconosceva nella garanzia della sussistenza il primo necessario passo per rendere partecipe il popolo della rigenerazione sancita dal crollo dell’antico regime26. Tuttavia si è anche finito così per sovrapporre in modo quasi schematico posizioni liberiste e moderatismo politico (ovvero sarebbero stati solo i moderati a insistere con enfasi sulla libertà economica), lasciando in ombra l’adesione ampia, che andava ben al di là delle contrapposizioni tra gruppi politici, almeno a livello della riflessione teorica, ai principi della libertà economica e trascurando il significato, anche politico ed ideologico, che questa assunse.

14 Il dibattito che scoppiò all’interno del Consiglio dei juniori sul progetto di legge chiarisce bene questo aspetto. Il nodo centrale della discussione non fu infatti la messa in discussione della libertà di esportazione, che venne accettata senza opposizioni. I principali contrasti si ebbero piuttosto sui dazi previsti per l’esportazione, giudicati da una parte dei rappresentanti troppo elevati e dunque lesivi dei principi sanciti dalla «Costituzione, che non mette limiti alla libera esportazione fuorché ne’ casi straordinari»27. La proposta avanzata dalla commissione suscitò dunque un’ampia discussione non perché giudicata troppo liberista, ma, al contrario, perché valutata come troppo restrittiva. Compagnoni, a cui nel 1797 era stata affidata la cattedra di diritto costituzionale presso l’Università di Ferrara e che con la pubblicazione degli Elementi di diritto costituzionale democratico aveva operato la messa a punto più lucida sul tema della democrazia e della rappresentanza28, affermava senza mezze misure come la prosperità economica e la ricchezza dipendessero «dalla più ampia dilatazione del commercio. Ecco il gran principio riconosciuto da tutti i legislatori, che aprir vollero le vere sorgenti alla pubblica e privata felicità […] la libertà del commercio è quella sola che può animare l’industria, arricchire il proprietario e produrre incalcolabili beni29». Sulla stessa linea si espresse anche Dandolo, che era stato animatore di spicco della Municipalità veneta giungendo poi a Milano in seguito alla promessa di Bonaparte di concedere la cittadinanza cisalpina agli esuli veneti dopo il trattato di Campoformio: il commercio rappresentava una «fonte unica di prosperità e di ricchezze», ed era dunque necessario «disciorglielo da tutti i suoi ceppi, malgrado le meschine apprensioni della carestia», per «promuovere la felicità […] del popolo30».

15 D’altra parte anche i rappresentanti maggiormente sensibili alle esigenze della parte più debole della popolazione, come Lattuada e Dehò, che pure sottolinearono sempre con decisione la necessità di anteporre il «sacro diritto» della sussistenza agli interessi del governo e alla prosperità economica, espressero il loro appoggio al progetto, che dunque fu approvato rapidamente e inviato al Consiglio dei seniori per la necessaria ratifica31. Fu invece proprio il più moderato Consiglio dei seniori a respingere il progetto legge, preoccupato delle conseguenze che una pur parziale liberalizzazione del commercio estero avrebbe potuto produrre. Il timore era che tale misura finisse per accrescere il malcontento del popolo, minando quel consenso ancora fragile su cui poggiava il nuovo ordine32. Informato del parare negativo dei seniori, il Consiglio dei juniori si interrogò a lungo, palesando anche un certo disorientamento, sulle

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motivazioni che avevano spinto al rigetto della legge, fino ad arrivare alla discussione di un secondo progetto, presentato il 15 febbraio33. Il nuovo progetto, da un lato, ribadiva la libera esportazione del frumento e del riso, anche con un ribassamento del relativo dazio, dall’altro, esplicitava il divieto di esportazione di gran turco, miglio e segale, i generi maggiormente legati alla sussistenza della popolazione34. L’approvazione del Consiglio dei seniori questa volta arrivò tuttavia velocemente, anche probabilmente per le pressioni del governo, portando così all’emanazione della legge del 5 ventoso (28 febbraio 1798).

16 Lontana tuttavia dall’essere chiusa, la discussione riprendeva con vigore ancore maggiore nel maggio del 1798, quando, su proposta del direttorio esecutivo, il Consiglio dei juniori approvò con gran velocità una risoluzione contro l’accaparramento di gran turco e segale, che prevedeva l’obbligo da parte dei proprietari di notificare alle municipalità la quantità posseduta di tali beni, e che sarebbe divenuta legge nel giro di pochi giorni35. La misura suscitò l’opposizione di un ampio e composito fronte di rappresentanti, tra cui anche appartenenti al gruppo democratico più avanzato come Girolamo Coddé e Giovanni Bragaldi, i quali tornarono a rivendicare la necessità di una piena libertà di commercio36. Bragaldi, che nell’ottobre di quell’anno sarebbe stato nel ristretto gruppo di rappresentanti che proposero di trasformare i Consigli in Assemblea costituente per evitare di firmare la Costituzione autoritaria di Trouvé, denunciando apertamente come questa fosse stata imposta dalle autorità francesi37, giudicava «la restrizione e il vincolo alla libera esportazione dei generi di prima necessità» in una «Repubblica agricola e democratica» come «impolitica, improvvida e inopportuna38».

17 Allo stesso tempo anche per quel ristretto gruppo più avanzato dal punto di vista delle rivendicazioni sociali, che sostenne con decisione la legge, le misure che limitavano il commercio dovevano intendersi unicamente come «provvisorie», «contingenti», «segnate dalle necessità». Il «caso parziale» esigeva insomma, come argomentava Lattuada, «parziali provvidenze39». Sul piano dei principi dell’economia politica, la libertà economica non fu mai messa in discussione, ottenendo un’adesione ampia, che andava al di là delle appartenenze e delle opposizioni tra gruppi politici. Le divisioni emergevano invece sull’opportunità o meno di limitare tale libertà, sempre solo provvisoriamente, nel quadro della contingente situazione di guerra e di crisi in cui versava la repubblica. L’avvocato cremonese Luigi Oliva, membro della commissione che aveva redatto il progetto di legge contro l’accaparramento, tentava in questo modo di giustificare l’adozione di misure restrittive del commercio, pur nel quadro di una ferma adesione alla piena libertà economica40:

18 […] i lumi che dagli uomini grandi si sono sparsi in Italia sulla politica economia non sono sì cupamente concentrati che alcuna scintilla non ne sia giunta alla vostra commissione; essa li conosce e ne sente la verità. Nello stendere il progetto essa avea fra le mani un trattato sur le Commerce des Blés, che si crede di Condorcet, in cui questi principj erano sviluppati come precisione e con evidenza: la Commissione non li ha adottati perché ha pensato che circostanze imperiose esigessero delle imperiose misure […] vi ripeto che la commissione conviene certamente nei principj che consacrano la libertà del commercio e l’esportazione dei prodotti; v’invita solo a riflettere se possa senza pericolo concedersi adesso l’estrazione del gran turco41.

19 Dalle parole di Oliva, che nel 1797 era stato nominato, insieme a Vincenzo Monti, commissario del direttorio esecutivo per l’organizzazione dell’Emilia e che nell’ottobre del 1798 si sarebbe schierato insieme a Bragaldi contro l’approvazione della

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Costituzione di Trouvé, emerge in modo chiaro la percezione di una sorta di dicotomia tra i principi dell’economia politica e le misure di politica economica contingenti, dettate queste da considerazioni politiche e sociali. Riflesso di quest’ultima prospettiva fu per esempio l’accesa discussione in difesa dei beni comuni, che impegnò il consiglio legislativo tra il settembre e l’ottobre del 179842, o ancora la scelta di intervenire nell’immediato, per rispondere alle esigenze delle fasce più deboli della popolazione, sui consumi di sussistenza, adottando un insieme di misure capillari di controllo dei prezzi43.

20 Sul primo piano invece, quello dei principi dell’economia politica, la libertà economica costituiva un pilastro fondamentale che non era messo in discussione. Tale orientamento era naturalmente diretta conseguenza della riflessione economica del secondo Settecento di antico regime – nel solco di un’evidente e necessaria continuità tra la cultura economica della fase riformatrice e quella della fase rivoluzionaria – a partire soprattutto da quella di impronta fisiocratica, richiamata esplicitamente da Oliva (ma fatta propria anche per esempio da Alfonso Longo, il collaboratore del «Caffè» che era stato tra i primi seguaci in Lombardia delle idee degli économistes44) nel suo riferimento alle Réflexions sur le commerce des blés45. A emergere è la condivisione di una cultura economica comune, sebbene le scarsissime citazioni esplicite di autori o opere rendano difficile un’indagine più analitica dei riferimenti teorici. Tale cultura affondava in ogni caso le radici nelle battaglie per la libera circolazione del grano portate avanti nella seconda metà del Settecento, a partire soprattutto dalla riflessione di un autore come Pietro Verri, nel quadro dei progetti e delle discussioni sulla riforma annonaria che animarono la Lombardia austriaca alla fine degli anni Sessanta del Settecento46. Essa si alimentava poi, come già accennato, di una tarda influenza fisiocratica, che filtrò soprattutto attraverso la diffusione dei Principi della legislazione universale di Schmidt d’Avenstein47, e allo stesso tempo, in una sorta di sovrapposizione tra il concetto dell’ordine naturale con quello della mano invisibile, del progressivo circolare nella penisola delle posizioni liberiste di Adam Smith, in particolar modo in seguito alla pubblicazione della prima traduzione italiana del Wealth of nations, uscita a Napoli tra il 1790 e il 179148.

21 Allo stesso tempo dai dibattiti delle assemblee legislative affiora anche lo sforzo, al crinale tra dimensione economica e dimensione politica, di adattare il sapere economico dei decenni precedenti al nuovo contesto istituzionale e ideologico repubblicano e il tentativo di attribuire a esso un nuovo significato e una nuova legittimazione. Tutto il discorso di difesa e valorizzazione della libertà economica faceva perno infatti sulla rivendicazione di un legame a doppio filo tra la libertà economica e la libertà politica appena conquistata. Anche con l’obiettivo più generale di allargare le basi del consenso verso il nuovo sistema repubblicano, la libertà politica veniva raffigurata come condizione indispensabile per la libertà economica e la prosperità che ne sarebbe «necessariamente derivata», in opposizione diretta alle restrizioni imposte dai governi di antico regime, che, soffocando l’iniziativa individuale, avevano «inaridito tutte le fonti della pubblica economia». Non solo, la «nuova» (perché appena ottenuta e dunque percepita a tutti gli effetti come conquista della rottura rivoluzionaria) libertà economica veniva anche ad assumere, in una visione ormai marcatamente economicista della società, il compito di armonizzare e regolare le relazioni tra i cittadini. La libertà economica si poneva allora come premessa fondamentale per il buon funzionamento della società, per assicurare a ogni individuo la possibilità di realizzare le proprie aspirazioni in base a capacità e talenti,

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ma allo stesso tempo per garantire anche una più ampia circolazione della ricchezza. I maggiori profitti dei ceti proprietari – e qui l’argomentazione era ripresa direttamente dagli Elementi di commercio di Verri 49 – avrebbero infatti non solo garantito «i bisogni dello stato», ma anche «alimenta[to] l’indigente che gli vende il suo lavoro e la sua fatica50». La libertà economica diveniva condizione indispensabile per accrescere la ricchezza e, allo stesso tempo, per contribuire a creare un nuovo e diffuso benessere materiale, a cui avrebbero potuto accedere tutti i ceti sociali. Proprio sul piano dell’economia erano rintracciati dunque quei processi che avrebbero potuto portare a un maggiore livellamento tra gli individui51.

22 Si trattava di argomentazioni che finivano naturalmente per incarnare gli interessi di quei ceti produttivi che miravano essenzialmente a ottenere il posto nella società che era stato sino a quel momento loro precluso. Tuttavia in queste posizioni si rintraccia anche il tentativo sincero, che andava ben al di là della difesa di determinati interessi economici e sociali, di costruire un modello alternativo di società, composta di individui liberi ed uguali, caratterizzata dalla garanzia di un’uguaglianza delle possibilità e che trovava proprio nella libertà economica uno strumento di giustizia sociale, permettendo a tutti di fruire di un benessere crescente al quale ognuno era chiamato a contribuire52.

3. Verso un repubblicanesimo moderno: commercio, lavoro e benessere

23 La radicata valorizzazione del principio della libertà economica, che va dunque indagata e interpretata nel significato assunto nell’alveo delle dinamiche politiche ed ideologiche che segnarono la fase repubblicana, rappresenta un tassello fondante della cultura economica rivoluzionaria e permette di avanzare una prima riflessione più generale su di questa. Essa, da un lato, si alimentava largamente della teorizzazione del Settecento di antico regime, dall’altro, era naturalmente influenzata dalla cultura politica che si era imposta all’indomani dell’arrivo in Italia delle armate francesi e che mutuava dal democratismo francese sopravvissuto al Terrore e articolato sulla difesa della Costituzione dell’anno III il rifiuto di quelle istanze radicali che rischiavano di compromettere i risultati conseguiti nel processo di trasformazione della società53. Il consenso ampio verso una nozione di uguaglianza esclusivamente giuridica e la difesa ferma della proprietà privata (quando in Francia già nel 1793 era stato emanato un decreto che minacciava la pena di morte per chiunque mettesse in discussione il diritto di proprietà, poi rinnovato dal Direttorio nel 1796, pur con finalità differenti) orientarono infatti in una direzione ben determinata la riflessione economica, marginalizzando di fatto, e anche de-legittimando, quei progetti accomunati dalla proposta, ormai però sempre più percepita come mito, di una decisa redistribuzione della proprietà54.

24 All’interno di questo orizzonte ideologico e culturale di riferimento, che tracciava confini e paletti ben precisi entro i quali elaborare progetti e modelli economici, la riflessione economica del Triennio si articolò attraverso alcune linee specifiche, che andavano al di là della semplice difesa della proprietà privata. Gli autori che in maniera più analitica si confrontarono con i temi economici (da Matteo Galdi a Giuseppe Compagnoni, da Vincenzo Cuoco a Melchiorre Gioia) prefigurarono nel complesso, pur nelle sfaccettature delle diverse posizioni, una società dinamica e industriosa, fondata

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oltre che sull’agricoltura anche sul commercio e lo sviluppo manifatturiero, e ancorata sulle basi di una forte valorizzazione dell’espansione dei bisogni e dei desideri. Sebbene tale riflessione sia ancora da studiare a fondo nella sua specificità, nell’ambito di una più generale necessaria ricostruzione della cultura economica del Triennio, anche in una prospettiva comparata europea, che tenga presente tanto la circolazione delle idee quanto le specificità delle realtà nazionali, è possibile iniziare a individuarne e metterne in risalto alcuni tratti specifici.

25 Il primo aspetto da evidenziare, che costituisce uno dei tratti unificanti della riflessione economica del Triennio, è il definitivo rifiuto del modello repubblicano antico, fondato sull’autarchia, la virtù e la compressione delle passioni. Rievocato largamente in Francia durante gli anni del Terrore, soprattutto attraverso l’influenza decisiva di Mably e ancor più di Rousseau, l’autore maggiormente tradotto in Italia nel Triennio55, tale modello mantenne una certa eco a livello della retorica politica durante tutta la fase rivoluzionaria. Si pensi per esempio ai Pensieri politici, pubblicati a Roma nel 1798, dove il patriota napoletano Vincenzo Russo, richiamandosi esplicitamente all’autore del Contrat social, delineò il progetto di una società di «agricoltori filosofi» che non doveva conoscere il commercio, incompatibile con «le vere democrazie», poiché causa di degenerazione morale e di diseguaglianza, e in cui ogni cittadino era proprietario di una porzione di terra che gli permetteva di vivere, essere indipendente e soddisfare i bisogni «reali», che dovevano essere ridotti al minimo56.

26 Tuttavia quello alla repubblica antica finì per rappresentare solo un modello rassicurante, quasi un mito, da richiamare nelle situazioni di frizione o di conflittualità politica e sociale, come ideale etico di integrità e moderazione. Quando l’analisi si spostava sul piano della riflessione più strettamente economica e della discussione sui modelli di economia politica che le nuove realtà repubblicane avrebbero dovuto adottare, tale esempio era infatti largamente contestato. Sul piano della discussione economica, che affondava le radici in quella valorizzazione della società commerciale teorizzata in maniera chiara già da Hume nei Discourses (significativamente una riedizione della traduzione italiana del saggio Of Commerce usciva a Parma nel 1798, in pieno periodo rivoluzionario57) e poi oltremanica dagli autori della nuova scienza del commercio (nel 1795 era pubblicata a Napoli una nuova traduzione dell’Essai politique sur le commerce, che si aggiungeva alle altre tre edizioni italiane uscite nei decenni precedenti58), il rifiuto del modello antico e la sottolineatura della sua incompatibilità con le società moderne si fecero netti ed espliciti59.

27 In stretta coincidenza con la riflessione economica che stava prendendo forma nella Francia direttoriale, che costituì peraltro un punto di riferimento privilegiato per gli autori italiani alla ricerca di un modello economico compatibile con i valori e l’ideologia affermatisi dopo la rottura rivoluzionaria, le nuove repubbliche democratiche avrebbero dovuto dunque rifuggire dall’esempio dell’antichità, per divenire repubbliche moderne e commerciali60. In questo modo si realizzò una sorta di affermazione delle ragioni della scienza economica, che passò in primo luogo proprio attraverso la negazione esplicita dei principi di Rousseau e di Mably61. Ne è un esempio il noto Discorso sulla relazione dell’agricoltura, delle arti e del commercio allo spirito pubblico pronunciato da Mario Pagano (l’allievo di Genovesi che sarebbe stato il principale ispiratore della Costituzione napoletana del 1799) nel Circolo costituzionale di Roma il 20 settembre del 1798, pochi mesi dopo la pubblicazione dei Pensieri politici, e finalizzato proprio a contestare il modello socio-economico prospettato da Russo62. Pagano

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polemizzava infatti apertamente con Russo, quando esortava a non «dare ascolto alle voci dei filosofi, che gridano rinunciate al commercio, obbliate l’arti di lusso, se volete democrazia», argomentando come «la natura dello spirito umano» fosse tale per cui «avendo fatto un progresso e sviluppo, non può ritornare indietro, come una farfalla non può ridivenire ninfa. Interamente cangiare le attuali maniere di sentire, di essere, e le abitudini, è disvolgere e quasi distruggere lo spirito63».

28 Nel momento della nascita delle repubbliche rivoluzionarie, la sedimentata querelle degli antichi e dei moderni, intrecciata a doppio filo alla riflessione sul modello repubblicano, riprendeva slancio e acquisiva un significato nuovo. Nel confronto tra le società antiche e quelle moderne, un’importanza di primo piano era attribuita alla dimensione economica e in primo luogo alla questione della compatibilità tra virtù e ricchezza64. Su tale aspetto cruciale rifletteva per esempio Vincenzo Cuoco nei Frammenti di lettere dirette a Vincenzio Russo, la cui prima stesura risale alla primavera del 1799, ma che furono pubblicati insieme al Saggio storico sulla rivoluzione di Napoli nel 1801, negli anni dunque dell’impegno politico in direzione della formulazione di un programma di tutele costituzionali democratiche, nel quadro della seconda Repubblica Cisalpina restaurata dopo Marengo e del progressivo manifestarsi della deriva autoritaria bonapartista65.

29 Nello scritto, polemicamente ispirato dalla Costituzione repubblicana di Pagano e dove fu ancora avanzata un’esplicita contestazione del modello repubblicano agricolo e frugale prospettato da Russo, Cuoco rifiutava l’idea, ai suoi occhi del tutto anacronistica, che la virtù moderna potesse fondarsi sui «costumi semplici66». In particolare nel frammento VI, sulla censura, veniva mossa una critica radicale alla politica robespierrista, che aveva introdotto la virtù come regola di governo67. Al contrario, per il napoletano la virtù non era sinonimo di semplicità e rigore morale, ma piuttosto uno strumento per raggiungere la felicità, mai disgiunta dell’interesse privato, che veniva fatta coincidere con «la soddisfazione dei bisogni68». In tale prospettiva, nel solco di una riflessione che sarebbe stata maggiormente approfondita con l’avvio dell’attività statistica che impegnò Cuoco dagli anni della Repubblica italiana69, la dinamica dei desideri acquisiva un’importanza cruciale. Bisogni crescenti, desideri, piaceri, tutti assunti in costante evoluzione e moltiplicazione attraverso il commercio, costituivano un potente fattore di sviluppo economico come motore delle azioni umane:

30 I nostri bisogni superano di molto le nostre forze; ed i nostri bisogni non si possono diminuire, perché non possono retrocedere le nostre idee. Che speri tu predicandoci gli antichi precetti ed i costumi semplici de’ tempi che non sono i nostri? In vano tu colla tua eloquenza fulminerai il nostro lusso, i nostri capricci, l’amor che abbiamo per le ricchezze: noi ti ammireremo, e ti lasceremo solo70.

31 Nel solco di una riflessione messa a fuoco già nel Settecento riformatore da autori come Verri e Beccaria, che si era alimentata largamente del sensismo di Condillac71 e alla quale gli Idéologues stavano dando alla fine del Settecento nuovo impulso e nuova legittimità, il benessere materiale e la moltiplicazione dei piaceri divenivano il fondamento delle società moderne e della prosperità pubblica. In Dei rapporti politico economici fra le nazioni libere, opuscolo pubblicato a Milano nel 1798, poco prima della prestigiosa nomina ad agente della Cisalpina presso la Repubblica Batava, un personaggio di primo piano come Matteo Galdi aveva chiarito il suo definitivo rifiuto dei miti spartani, ai quali pure aveva guardato con ammirazione negli anni del

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riformismo borbonico72, in nome proprio di uno sviluppo storico della società caratterizzato dall’espansione dei bisogni attraverso il commercio73:

32 La natura aveva preveduto che a misura che si moltiplicavano gli uomini sarebbero state più difficili le comunicazioni fra loro, sarebbesi indebolito il naturale amore; perciò lor diede l’ingenito desio di migliorarsi, di esser sempre più felici, di aver mille bisogni fittizj, i quali fecero sì, che le più remote nazioni si fussero ravvicinate, e in tal guisa avessero conservato l’amicizia, la benevolenza universale per il loro proprio interesse e per i loro propri bisogni74.

33 Una chiara teorizzazione di un sensismo elementare, che fondava sul piacere la legittimità della ricerca dell’interesse personale e dell’esercizio dell’attività economica, alimentava anche la prima riflessione economica di Melchiorre Gioia75, che con Cuoco si sarebbe scontrato apertamente negli anni della Repubblica italiana in materia di libertà economica76. Nella dissertazione Quale dei governi liberi meglio convenga alla felicità d’Italia, presentata al noto concorso bandito nel 1796 dall’Amministrazione centrale della Lombardia ed espressione della fase più radicale del suo impegno politico, Gioia mostrò un chiaro interesse per la dinamica delle passioni, ponendo l’evoluzione dei bisogni e dei desideri alla base dello sviluppo economico77, nel solco di quell’orientamento marcatamente produttivista che sarebbe emerso in maniera più definita nel Nuovo prospetto di Scienze economiche, pubblicato tra il 1815 e il 181778. Qui l’influenza degli Idéologues si sovrapponeva ormai in modo chiaro a quella di Condillac, la cui opera Le commerce et le gouvernement era citata esplicitamente dall’autore piacentino79.

34 In stretta relazione con tale valorizzazione dell’espansione dei bisogni va compresa anche la valutazione positiva del lusso. La critica al lusso che segnò la retorica rivoluzionaria (nel cui ambito peraltro la nozione non era utilizzata in riferimento a un definito comportamento di consumo, quanto piuttosto a una disposizione morale e che fu funzionale alla costruzione di un linguaggio di battaglia e di legittimazione politica) si legò infatti a un giudizio essenzialmente positivo delle spese di lusso nell’ambito della riflessione sui fondamenti socio-economici su cui costruire le nuove repubbliche80. Su quest’ultimo piano il lusso cessò di essere un tema di recriminazione morale, lasciando spazio a una nuova riformulazione del problema attraverso la categoria di piacere, che poneva i desideri dell’uomo alla base dell’organizzazione sociale e li interpretava come indispensabili vettori di sviluppo dell’economia. In questa prospettiva la riflessione più articolata si deve alla penna dell’ex animatore del patriottismo mantovano e rappresentante della Repubblica cisalpina Giovanni Tamassia. Nel piccolo opuscolo intitolato Dello spirito di riforma considerato relativamente a un progetto di legge agraria, redatto tra la fine del 1799 e l’inizio del 1800 ma che costituisce a tutti gli effetti un’espressione della cultura economica del Triennio e che di questa rappresenta una sorta di sintesi, il «lusso dei moderni», inteso come consumo di beni superflui, costituiva un fattore di crescita economica come stimolo al commercio e all’industria. Allo stesso tempo, in una prospettiva rivelatrice del ruolo centrale riconosciuto all’elemento economico nell’emancipazione politica e sul filo di argomentazioni già ampiamente messe a fuoco nel dibattito del Settecento di antico regime81, il lusso rappresentava un potente strumento indiretto di circolazione della ricchezza e di indipendenza politica82.

35 L’importanza attribuita alla dinamica delle passioni, e tra queste dunque anche al lusso, si legava direttamente alla valorizzazione del lavoro come fattore di produzione di ricchezza e insieme di stabilizzazione sociale. L’appagamento di bisogni e desideri

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crescenti, da cui solo derivava la felicità, si realizzava infatti attraverso il lavoro, definito significativamente da Cuoco la «virtù pubblica […] del secol nostro83», capace di condurre alla prosperità pubblica e privata, e insieme di rinsaldare i legami sociali84. L’accento fu posto dunque sul momento creativo che precedeva l’appagamento dei desideri e che rendeva l’uomo attivo e laborioso, nell’ambito della più generale esaltazione del ceto medio, e del valore della «mediocrità» ad esso strettamente connesso, che segnò la fase rivoluzionaria85. Se sulla valorizzazione del lavoro come fattore di creazione della ricchezza aveva influito in primo luogo il Wealth of nations di Smith, per quanto riguarda l’esaltazione della mediocrità e dell’industriosità dei cittadini il punto di riferimento privilegiato doveva essere soprattutto l’opuscolo The Way to Wealth di Benjamin Franklin. Lo scritto, dove era prospettato un modello sociale basato sul lavoro e dove la ricerca di un benessere crescente era legittimato come giusta realizzazione individuale e come vantaggio sociale ed economico per la collettività, conobbe infatti diverse traduzioni italiane nel corso del Triennio, durante il quale si realizzò una vera e propria scoperta del messaggio etico-economico del Poor Richard86.

36 D’altra parte, il benessere crescente poteva essere presentato come pienamente compatibile con il modello politico repubblicano proprio perché frutto del lavoro, nel solco della visione di una società dinamica e laboriosa, fondata non più, come era stato nella società di antico regime, sul privilegio e sulla dipendenza tra gli individui (in particolare sulla dipendenza dei lavoratori dalle spese dei possidenti), ma sull’interdipendenza dei ceti produttivi, resa possibile dall’abolizione delle gerarchie sociali tradizionali e dalla conseguente libera partecipazione al mercato. Da qui deriva anche il tentativo di mettere a fuoco una nozione di cittadinanza che, nel nuovo quadro ideologico e politico delle repubbliche rivoluzionarie, trovava legittimazione proprio nel lavoro, nell’operosità, nell’industriosità, nella laboriosità, in diretta contrapposizione all’inattività e al parassitismo dell’aristocrazia di antico regime.

37 L’accento era tutto sull’utilità economica dell’individuo, che ne giustificava la piena appartenenza alla nazione, definendone anche il ruolo nella società, nel solco di un fondamento fortemente economico della virtù repubblicana. Come affermato da Compagnoni nei già citati Elementi di diritto costituzionale, l’«amore per la fatica», contrapposto all’ozio che «doveva sparire dalla terra abitata da uomini repubblicani», costituiva il nucleo primario della cittadinanza87. L’«industriosità» era il valore fondamentale di distinzione del cittadino repubblicano, mentre l’ozio, che fosse quello dei troppo poveri o dei troppo ricchi, rappresentava «la vera sorgente di tutti i vizj88».

4. Alcune conclusioni

38 Libertà economica, prosperità, benessere diffuso, sviluppo dell’agricoltura, delle manifatture e del commercio, lavoro: queste dunque le nozioni attorno a cui si venne a definire nel corso del Triennio una sorta di modello di economia politica, pur nella sfaccettatura delle diverse posizioni, che talora si trasformava in una vera e propria divergenza ma che qui si è volutamente scelto di lasciare sullo sfondo per far risaltare piuttosto la condivisione di un programma comune, finalizzato anche a legittimare un nuovo ordine politico e sociale.

39 Da un lato, il sapere economico della generazione precedente veniva ampiamente recuperato e collocato in un diverso orizzonte politico e ideologico, che doveva

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rispondere in primo luogo alla nuova esigenza di mostrare la compatibilità tra benessere e repubblica, tra sviluppo economico e giustizia sociale. Dall’altro lato, si realizzava nella concettualizzazione economica del Triennio anche una rottura di fondo rispetto a quella della fase riformatrice, che portò, nel solco anche di una diversa declinazione del nesso economia-politica, a considerare le riforme economiche come la conseguenza, e non più come la premessa, di una società giusta ed equa. Il tentativo era adattare il sapere economico precedente per dare forma a un’economia politica compatibile con i principi rivoluzionari. Da qui si originava l’insistenza sul legame tra regime democratico/repubblicano, libertà politica e sviluppo economico: erano la libertà e la rottura delle gerarchie di antico regime a essere poste a fondamento della felicità dei cittadini e della prosperità pubblica. L’azione richiesta al governo sul piano politico e sociale, imperniata su un complesso progetto di emancipazione, educazione e rigenerazione, tesa alla formazione del «nuovo cittadino repubblicano», doveva arrestarsi o almeno limitarsi il più possibile nella sfera dell’economia, per intervenire solamente, e con molte cautele, laddove la piena libertà e il libero esplicarsi degli interessi individuali non riuscivano ancora a garantire un benessere generale e diffuso.

40 Si delinea in questo modo una cultura economica peculiare della fase rivoluzionaria, che avrebbe costituito il terreno per la riflessione economica dell’età napoleonica, quando, sulla spinta centralistica e razionalizzatrice delle nuove istituzioni politiche e amministrative che rappresentò il necessario contesto di sviluppo della scienza statistica, il sapere pratico dell’economia, inteso come disciplina della politica, avrebbe portato a una riflessione sul sistema economico nel suo complesso e a «un nuovo volgersi del pensiero verso la sfera economica89». In questa nuova fase tuttavia il nesso tra libertà economica e libertà politica si sarebbe configurato su differenti basi. Nel diverso sistema politico-istituzionale prima della Repubblica italiana e poi soprattutto del Regno d’Italia, che mostravano i segni dell’autoritarismo sempre più accentuato di Napoleone, l’affermazione delle ragioni della libertà economica si sarebbe legata infatti intrinsecamente alla battaglia per la libertà politica, implicando anche elementi antagonistici nei riguardi del regime, nel tentativo proprio di salvare le acquisizioni della rivoluzione. Se durante il Triennio la libertà economica era stata concepita come diretta e intrinseca conseguenza della libertà politica appena conquistata, insistendo sul legame tra libertà politica, libertà di iniziativa individuale e prosperità economica, nel diverso sistema politico-istituzionale della monarchia amministrativa, essa sarebbe divenuta il fondamento attraverso cui rivendicare la difesa della libertà politica.

NOTE

1. Daniela PARISI, Il pensiero economico classico in Italia (1750-1860). Criteri definitori ed evoluzione storica, Milano, Vita e Pensiero, 1984; EAD., «Gli scrittori di economia politica all’inizio dell’Ottocento: tra speculazioni e arte, tra localismo e confronto esterno», in Adele Robbiati Bianchi (a cura di), La formazione del primo stato italiano e Milano capitale 1802-1814, Atti del Convegno internazionale, Milano 13-16 novembre 2002, Milano, LED, 2006, p. 469-486.

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2. Si vedano almeno, in una bibliografia vasta, Carlo Antonio VIANELLO, Le finanze della Repubblica cisalpina, Milano, Castello sforzesco, 1942; Renzo DE FELICE, La vendita dei beni nazionali nella repubblica romana del 1798-99, Roma, Edizioni di Storia e Letteratura, 1960; Umberto MARCELLI, La vendita dei beni nazionali nella Repubblica Cisalpina, Bologna, Patron, 1967; Alberto COVA, «La vendita dei beni nazionali in Lombardia durante la prima e la seconda Repubblica cisalpina (1796-1802)», Economia e storia, n° 3/4, 1963, p. 355-412 e 556-581; ID., «Le finanze cisalpine tra crisi politica e difficoltà economiche (1796-1799)», in Antonio Di Vittorio (a cura di), La finanza pubblica in età di crisi, Bari, Cacucci, 1993, p. 19-49; Marina FORMICA, «La legislazione annonaria e le rivolte per il pane nel 1798-1799», in Philippe BOUTRY, Francesco PITOCCO, Carlo M. Travaglini (a cura di), Roma negli anni di influenza e dominio francese. Rotture, continuità, innovazioni tra fine Settecento e inizi Ottocento, Napoli, ESI, 2000, p. 191-211; Stefano NUTINI, «Problemi annonari e protesta popolare in Lombardia», Società e storia, n° 38, 1987, p. 847-876; Andrea BRANDOLINI, «Giuseppe Compagnoni e la politica economica delle repubbliche “giacobine”» in Sante Medri (a cura di), Giuseppe Compagnoni. Un intellettuale tra giacobinismo e restaurazione, Bologna, Edizioni Analisi, 1993, p. 329-342; Aurelio MACCHIORO, «L’economia politica di Melchiorre Gioia», Studi storici, n° 4, 1963, p. 670-702; Domenico MORLINO, «Il pensiero economico di Vincenzo Cuoco: Agricoltura, demani e usi civici», Rassegna storica del Risorgimento, n° 89, 2002, p. 483-502. 3. Sul valore delle implicazioni politiche della discussione economica italiana nel XVIII secolo, cfr. Franco VENTURI, Illuministi italiani, Milano-Napoli, Ricciardi, 1958-1965 (3 voll.); ID., Settecento riformatore, Torino, Einaudi, 1969-1990 (5 voll.); John ROBERTSON, The Case for the Enlightenment: Scotland and Naples 1680-1760, Cambridge, Cambridge University Press, 2005. 4. Francesco MILIZIA, Economia pubblica spiegata in diciotto capitoli dal cittadino Francesco Milizia. Opera postuma molto interessante a tutti, Roma, Petretti, 1798. Sulla figura di Milizia e per alcune osservazioni sulla sua riflessione economica si rimanda a Franco VENTURI, Nota introduttiva, in Giuseppe Giarrizzo, Gianfranco Torcellan, Franco Venturi (a cura di), Illuministi italiani, vol. VII, Riformatori delle antiche repubbliche, dei ducati, dello Stato pontificio e delle isole, Milano-Napoli, Ricciardi, 1965, p. 529-530 e, più recentemente, Seizo HOTTA, Luxury and Architecture in F. Milizia, in Seizo Hotta (a cura di), Luxury and Civilization, Fukuyama, Fukuyama City College for Women, 2011. 5. Daniela DONNINI MACCIÒ, Roberto ROMANI , «L’economia politica della democrazia nell’Italia settentrionale 1796-99», in Gilbert Faccarello, Philippe Steiner (a cura di), La pensée économique pendant la Révolution française, Grenoble, PUG, 1990, p. 515-534; Monica RIGHELLI, Sonia VERCESI, «L’economia civile dei giornali milanesi nel periodo giacobino e napoleonico», in Massimo M. Augello, Marco Bianchini, Marco E. L. Guidi (a cura di), Le riviste di economia in Italia (1700-1900). Dai giornali scientifico letterati ai periodici specialistici, Milano, FrancoAngeli, 1996, p. 117-127. 6. Roberto ROMANI, L'economia politica del Risorgimento italiano, Torino, Bollati Boringhieri, 1994, p. 33-38; ID., «Quale sapere sociale per il Risorgimento?», Società e storia, n° 5, 1991, p. 893-911. 7. Daniela DONNINI MACCIÒ, Roberto ROMANI, «All equally rich: economic knowledge in revolutionary Italy, 1796-1799», Research in the History of Economic Thought and Methodology, n° 14, 1996, p. 23-49. 8. Si vedano in questa prospettiva le osservazioni avanzate già da Franco Venturi nel suo intervento al Congresso di Storia del Risorgimento italiano del 1953 (Franco VENTURI , La circolazione delle idee. Rapporto al XXXII Congresso del risorgimento, Firenze, 9-12 settembre 1953, Roma, Istituto Poligrafico dello Stato, 1954, p. 203-222). Cfr., più recentemente, Antonino DE FRANCESCO, «Aux origines du mouvement démocratique italien : quelques perspectives de recherche d’après l’exemple de la période révolutionnaire, 1796-1801», Annales historiques de la Révolution Française, n° 2, 1997, p. 334-335.

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9. Questo articolo propone una prima messa a fuoco di una ricerca in corso che si propone di contribuire a colmare tale lacuna storiografica, focalizzandosi sui nessi tra cultura economica e cultura politica in Italia durante la fase rivoluzionaria e napoleonica. 10. Tra gli economisti che oggi sostengono con più forza la tesi di un necessario ritorno a politiche di stampo protezionistico, cfr. Jacques SAPIR, La démondialisation, Paris, Seuil, 2011; Pascal GAUCHON, Le retour du protectionnisme (Rapport Anteios 2009), Paris, Puf, 2009. 11. Albert SOBOUL, La Révolution française, Paris, Gallimard, 1983, vol. I, p. 192. L’articolo 26 del Capitolo V «Du Pouvoir judiciaire» stabiliva: « Les commissaires du roi auprès des tribunaux dénonceront au directeur du juré, soit d'office, soit d'après les ordres qui leur seront donnés par le roi ; - Les attentats contre la liberté individuelle des citoyens, contre la libre circulation des subsistances et autres objets de commerce, et contre la perception des contributions ; - Les délits par lesquels l'exécution des ordres donnés par le roi dans l'exercice des fonctions qui lui sont déléguées, serait troublée ou empêchée ; - Les attentats contre le droit des gens ; - Et les rébellions à l'exécution des jugements et de tous les actes exécutoires émanés des pouvoirs constitués » (Constitution de la République française, 1791, Chapitre V, Du Pouvoir judiciaire, Art. 26). 12. «Les secours publics sont une dette sacrée. La société doit la subsistance aux citoyens malheureux, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d'exister à ceux qui sont hors d'état de travailler» (Constitution de la République Française, 1793, Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, Art. 34). 13. «Il n’y a ni privilège, ni maîtrise, ni jurande, ni limitation à la liberté de la presse, du commerce, et à l’exercice de l’industrie et des arts de toute espèce. Toute loi prohibitive en ce genre, quand les circonstances la rendent nécessaire, est essentiellement provisoire, et n’a d’effet que pendant un an au plus, à moins qu'elle ne soit formellement renouvelée» (Constitution de la République Française, 1795, Chapitre XIV, Dispositions générales, Art. 35). 14. Sulle costituzioni del Triennio repubblicano resta fondamentale il riferimento à Carlo GHISALBERTI, Le costituzioni “giacobine” (1796-1799), Milano, Giuffrè, 1957. 15. Costituzione della Repubblica Cisalpina, 1797, Titolo XIV – Dichiarazioni generali, art. 356. 16. «Non vi è previlegio, né maestranza, né diritto di corporazione, né limitazione alla libertà del commercio, e all’esercizio dell’industria, e delle arti di ogni specie. Ogni legge proibitiva in questo genere, quando le circostanze la rendono necessaria, è essenzialmente provvisoria, e non ha effetto se non durante un anno al più, purché non sia formalmente rinnovata» (Costituzione della Repubblica romana, 1798, Titolo XIV – Disposizioni generali, art. 345). Una formulazione leggermente diversa si trova nella Costituzione napoletana del 1799: «Non vi è privilegio, né maestranza, né diritto di corporazione, né limitazione alla libertà della stampa, del commercio, all’esercizio dell’industria e delle arti di ogni specie. Ogni legge proibitiva su questi particolari, quando le circostanze la rendono necessaria, è essenzialmente provvisionale, né può avere effetto al di là di un anno, se non sia formalmente rinnovata» (Progetto di costituzione della Repubblica napolitana presentato al governo provvisorio dal Comitato di legislazione, 1799, Titolo XV – Disposizioni generali, art. 399). 17. Costituzione della Repubblica Cisalpina, 1798 Titolo XIV – Disposizioni generali, art. 350. 18. Philippe STEINER, «Comment stabiliser l’ordre social moderne? Jean-Baptiste Say, l’économie politique et la Révolution», Économies et Sociétés, numero monografico La pensée économique pendant la révolution française, a cura di Gilbert Faccarello, Philippe Steiner, n° 13, 1990, p. 173-193 ; Philippe NEMO, «A. Destutt de Tracy critique de Montesquieu : le libéralisme économique des idéologues», Romantisme, n° 133, 2006, p. 25-34. 19. Cfr. James LIVESEY, Making democracy in the French revolution, Cambridge-London, Harvard University Press, 2001. 20. Legge del 1 frimale anno VI (21 novembre 1797), in Raccolta delle leggi, proclami, ordini ed avvisi pubblicati in Milano nell'anno 6. Repubblicano, Milano, Veladini, 1798, t. IV, p. 47.

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21. Ricci al direttorio esecutivo, I frimale VI, in Archivio di Stato di Milano, Annona, parte antica II, busta, 12. Citato anche in Stefano NUTINI, «Problemi annonari e protesta popolare in Lombardia alla fine del settecento», Società e storia, n° 38, 1987, p. 847-876. 22. Seduta LXVI, 3 piovoso anno VI (22 gennaio 1798), in Roberto Cessi, Annibale Alberti, Camillo Montalcini (a cura di), Assemblee della Repubblica cisalpina, Bologna, Zanichelli, 1917-1948 (9 voll.), vol. II, p. 139-140. 23. «I. È libera l’estrazione dal territorio della Repubblica di ogni genere di granaglie sotto le condizioni seguenti; II. Il frumento, il gran turco, ed ogni genere di granaglia, e minuti paga per uscire dai Confini della Repubblica una lira per moggio, moneta e misura Milanese; III. Il riso paga una lira e quindici soldi per moggio, moneta e misura suddetta; IV. Tutte le granaglie indistintamente pagano un soldo per moggio nella introduzione dall’estero sul territorio della Repubblica; V. Per transito ogni genere di granaglie paga lo steso che per la introduzione; VI. Sono abrogate tutte le Leggi, e disposizioni in contrario» (Legge del 28 termidoro anno VI in Raccolta delle leggi, proclami, ordini ed avvisi pubblicati in Milano, op. cit., tomo V, p. 249). 24. Seduta LXVI, 3 piovoso anno VI (22 gennaio 1798), in Assemblee della Repubblica cisalpina, op. cit., vol. II, p. 140. 25. Su Dehò, giovane medico pavese, che si autodefiniva «medico di campagna» e sul quale si hanno poche notizie, si rimanda a Giorgio Rumi, Gianni Mezzanotte, Alberto Cova (a cura di), Pavia e il suo territorio, Milano, Cariplo, 2000, p. 36; Carlo ZAGHI, Il Direttorio francese e la Repubblica cisalpina, con un’appendice di volumi inediti, vol. II; Battaglie costituzionali e colpi di stato, Roma, Istituto Italiano per l’Età Moderna e Contemporanea, 1992, ad indicem. Sulla figura più nota dell’ex prevosto varesino Felice Lattuada si veda Stefano NUTINI, «La formazione di un giacobino: Felice Lattuada», Rivista italiana di studi napoleonici, n° XXIII, 1986, p. 43-53 e Vittorio CRISCUOLO, «Felice Latuada», in Dizionario Biografico degli Italiani, Roma, Istituto della Enciclopedia Italiana, vol. 64, 2005, ad vocem. 26. Stefano NUTINI, «Problemi annonari e protesta popolare in Lombardia alla fine del settecento», op. cit., p. 847-876; cfr. anche ID., «L’esperienza giacobina nella Repubblica Cisalpina» in Massimo L. Salvadori, Nicola Tranfaglia (a cura di), Il modello politico giacobino e le rivoluzioni, Firenze, La Nuova Italia, 1984, p. 100-131. 27. Seduta LXVI, 3 piovoso anno VI (22 gennaio 1798), in Assemblee della Repubblica cisalpina, op. cit., vol. II, p. 140. 28. Giuseppe COMPAGNONI, Elementi di diritto costituzionale democratico, ossia Principj di giuspubblico universale, Venezia, Pasquali, 1797. 29. Seduta LXVI, 3 piovoso anno VI (22 gennaio 1798), in Assemblee della Repubblica cisalpina, op. cit., vol. II, p. 143. 30. Ibid., p. 146-147. Su Dandolo si rimanda soprattutto a Paolo PRETO, «Un “uomo nuovo” dell’età napoleonica: Vincenzo Dandolo politico ed imprenditore agricolo», Rivista storica italiana, n° 94, 1982, p. 44-97 e, più recentemente, Ivana PEDERZANI, I Dandolo. Dall’Italia dei lumi al Risorgimento, Milano, FrancoAngeli, 2014. 31. Seduta LXVI, 3 piovoso anno VI (22 gennaio 1798), in Assemblee della Repubblica cisalpina, op. cit., p. 141-145. 32. Sessione LXXII, 13 piovoso anno VI (1 febbraio 1798), in Processo verbale delle sessioni del Consiglio de' Seniori, Tipografia nazionale, Milano, 1797-1799, t. III, p. 90 ss. 33. Seduta LXXXIX, 27 piovoso anno VI (15 febbraio 1798), in Assemblee della Repubblica cisalpina, op. cit., vol. III, p. 375. 34. Ibid., p. 375. 35. Seduta CLXX, 19 fiorile anno VI (8 maggio 1798), in ibid., vol. IV, p. 554 ss. 36. Ibid., p. 570 ss.; Seduta CLXXII, 21 fiorile anno VI (10 maggio 1798), in ibid., p. 590 ss; Seduta CLXXIII, 22 fiorile anno VI (11 maggio 1798), in ibid., p. 600 ss.

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37. Su Bragaldi cfr. Ugo DA COMO, I comizi nazionali per la Costituzione della Repubblica italiana, Bologna, Forni, 1968-70, vol. II, p. 24-25; Emilio DE TIPALDO, Biografia degli italiani illustri nelle scienze, lettere ed arti del secolo 18. e de’ contemporanei, Venezia, Tipografia di Alvisopoli, 1836, vol. III, p. 261-264. 38. Seduta CLXXI, 19 fiorile anno VI (8 maggio 1798), in Assemblee della Repubblica cisalpina, op. cit., vol. IV, p. 570. 39. Ibid., p. 580. 40. Su Oliva, cfr. Tommaso CASINI, Ritratti e studi moderni, Milano, Società editrice Dante Alighieri di Albrighi, Segati e C., 1914, ad indicem. 41. Seduta CLXXII, 21 fiorile anno VI (10 maggio 1798), in Assemblee della Repubblica cisalpina, op. cit., vol. IV, p. 583-84. 42. Seduta XVII, 8 vendemmiale anno VII (29 settembre 1798), in Assemblee della Repubblica cisalpina, op. cit., vol. VIII, pp. 414 ss; Seduta XVIII, 9 vendemmiale anno VII (30 settembre 1798), in ibid., pp. 443 ss; Seduta LVII, 18 brumale anno VII (8 novembre 1798), in ibid., vol. IX, pp. 158-160. 43. Tariffa del 3 luglio 1796 (Raccolta di tutti gli avvisi, editti, e proclami pubblicati nella Lombardia dal giorno 10. maggio in avanti tanto in nome della Repubblica francese, quanto della municipalità, e congregazione dello Stato di Milano, Milano, Pirola, 1796-1799, vol. II, p. 231); tariffa dell’11 luglio 1796 (ibid., p. 239); tariffa del 10 luglio 1796 (ibid., p. 240); tariffa del 12 luglio 1796 (ibid., p. 259); tariffa del 18 luglio 1796 (ibid., p. 216); tariffa del 23 luglio 1796 (ibid., p. 295); tariffa del 14 novembre 1796 (ibid., vol. IV, p. 680); tariffa dell’8 gennaio 1797 (ibid., vol. V, p. 72); tariffa del 6 febbraio 1797 (ibid., p. 111); tariffa del 19 maggio 1797 (ibid., vol. VII, p. 361); tariffa del 23 settembre 1797 (ibid., vol. IX, p. 719); tariffa del 1 novembre 1798 (ibid., vol. XVI, p. 133). 44. Seduta CLXXI, 19 fiorile anno VI (8 maggio 1798), in Assemblee della Repubblica cisalpina, op. cit., vol. IV, p. 574 45. Marie Jean Antoine Nicolas de Caritat de CONDORCET, Réflexions sur le commerce des blés (1776), in Œuvres, a cura di A. Condorcet O’Connor, M.-F. Arago, 12 vol., Paris, F. Didot frères, 1847-1849, t. XI, p. 99-252. 46. Si veda per esempio: Pietro VERRI, Considerazioni sul commercio dello Stato di Milano (1763), in Edizione nazionale delle opere di Pietro Verri, vol. II, Scritti di economia, finanza ed amministrazione, a cura di Giuseppe Bognetti, Angelo Moioli, Pier Luigi Porta, Giovanna Tonelli, tomo I, Roma, Edizioni di Storia e Letteratura, 2006, p. 107-116; ID., Elementi del commercio (1764), in «Il Caffè», 1764-1766, a cura di Gianni Francioni, Sergio Romagnoli, Torino, Bollati Boringhieri, 1993, t. I, f. III, p. 30-38. 47. L’opera di Schmid D’Avenstein, che influenzò fortemente un autore di primo piano come Gaetano Filangieri, conobbe ben cinque edizioni italiane tra il 1777 e il 1805 (Siena 1777, Massa 1787, Napoli 1791, Napoli 1795, Milano 1805). Come ha osservato acutamente Vieri Becagli, si tratta di una fortuna ben più ampia rispetto a quella dell’originale francese (che conobbe unicamente l’edizione del 1776), che permise una circolazione in Italia della fisiocrazia anche nei decenni finali del Settecento, quando ormai in Francia la riflessione degli économistes suscitava consensi sempre più limitati (cfr. Vieri BECAGLI, «La diffusione della fisiocrazia nell’Italia del Settecento. Note per una ricerca», in Piero Barucci (a cura di), Le frontiere dell’economia politica. Gli economisti stranieri in Italia: dai mercantilisti a Keynes, Firenze, Edizioni Polistampa, 2003, p. 63-83; cfr. anche ID., «G.-L. Schmid D’Avenstein e i suoi Principes de la législation universelle: oltre la fisiocrazia?» Studi settecenteschi, n° 24, 2004, p. 215-252. La diffusione delle idee fisiocratiche in Italia negli anni rivoluzionari rimane un tema di ricerca ancora aperto; alcune riflessioni in questa prospettiva si ritrovano in Lucio VILLARI, «Note sulla fisiocrazia e sugli economisti napoletani del ’700», in Saggi e ricerche sul Settecento, Napoli, Istituto italiano per gli studi storici, 1968, p. 224-251.

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48. A. SMITH, Ricerche sulla natura, e le cagioni della ricchezza delle nazioni. Del Signor Smith. Tradotte per la prima volta in italiano dall’ultima edizione inglese, Napoli, Policarpo Merande, 1790-1791. Sulla diffusione delle idee di Smith nel Settecento italiano cfr. Oslavia VERCILLO, «Della conoscenza di Adamo Smith in Italia nel secolo XVIII», Economia e storia, n° 3, 1963, p. 413-424. Per una riflessione d’insieme sull’impatto di Smith sugli autori italiani, nell’ambito della più generale penetrazione delle idee scozzesi nel Settecento italiano, si rimanda a Franco VENTURI, «Scottish echoes in eighteenth-century Italy», in István Hont, Michael Ignatieff (a cura di), Wealth and virtue. The Shaping of Political Economy in the Scottish Enlightenment, Cambridge, Cambridge University Press, 1983, p. 345-362. 49. Pietro VERRI, Elementi del commercio, op. cit.; ID., Meditazioni sulla economia politica, Livorno, Stamperia dell’Enciclopedia, 1771. 50. Seduta LXVI, 3 piovoso anno VI (22 gennaio 1798), in Assemblee della Repubblica cisalpina, op. cit., vol. II, p. 143; Seduta CVII, 15 ventoso anno VI (5 marzo 1798), in ibid., vol. III, p. 167- 168. 51. Seduta LXVI, 3 piovoso anno VI (22 gennaio 1798), in ibid., vol. II, p. 143; Seduta LXVI, 3 piovoso anno VI (22 gennaio 1798), in ibid., vol. III, p. 140-141; seduta CVII, 15 ventoso anno VI (5 marzo 1798), in Ibid., p. 167-168 52. Sull’emergere nella Francia di fine Settecento di una riflessione economica «libéral égalitaire» cfr. D. Dominique MARGAIRAZ, Philippe MINARD, «Marché des subsistances et économie morale : ce que ‘taxer’ veut dire», Annales historique de la Révolution française, n° 352, 2008, p. 53-100. Sulla nozione di liberalisme égalitaire si rimanda a Simone MEYSSONNIER, «Aux origines de la science économique française : le libéralisme égalitaire», in Gérard Gayot, Jean-Pierre Hirsch (a cura di), La Révolution française et le développement du capitalisme, Lille, Revue du Nord, hors-série, 1989, p. 111-124. 53. Bernard GAINOT, «Être républicain et démocrate entre Thermidor et Brumaire», Annales historiques de la Révolution française, n° 2, 1997, p. 193-198; ID., «La notion de démocratie représentative et son occultation», The European Legacy, n° 4, 1999, p. 84-91; Pierre SERNA, «Comment être démocrate et constitutionnel en 1797», Annales historiques de la Révolution française, n° 1, 1997, p. 199-219 ; ID., «Un Programma per l’Opposizione di Sinistra sotto il Direttorio: la Democrazia Rappresentativa», Società e Storia, n° 76, 1997, p. 319-343; Antonio DE FRANCESCO, Il governo senza testa. Movimento democratico e federalismo nella Francia rivoluzionaria, 1789-1795, Napoli, Morano, 1992. 54. Per una ricostruzione del dibattito sull’uguaglianza durante il Triennio si rimanda a Luciano GUERCI, «Mente, cuore, coraggio, virtù repubblicane». Educare il popolo nell’Italia in rivoluzione (1796-1799), Torino, Tirrenia stampatori, 1992, p. 123-159. Sulla riflessione in materia di uguaglianza cfr. anche Anna Maria RAO, Esuli. L’emigrazione politica italiana in Francia, Napoli, Guida, 1992, p. 96-98. Sul tema della redistribuzione delle terre e della «legge agraria», si rimanda a Delio CANTIMORI, Utopisti e riformatori italiani. 1794-1847, Firenze, Sansoni, 1943; ID., Studi di storia, vol. III, Critici, rivoluzionari, utopisti, riformatori sociali, Torino, Einaudi, 1976; Armando SAITTA, Problemi storiografici e orientamenti sulla Rivoluzione dell’89 in Francia e in Italia, Roma, Elia, 1972. 55. La traduzione degli scritti di Rousseau vide una vera e propria accelerazione nel corso del Triennio: Jean-Jacques ROUSSEAU, Del contratto sociale o principi del diritto pubblico, Paris, Honoret, 1796; ID., Discorso sopra l’economia politica, Venezia, Pasquali, 1797; ID., Discorso sopra l’economia politica, Bologna, Stampe del genio democratico, 1797; ID., Del contratto sociale ossia principi del diritto pubblico, Venezia, Pasquali, 1797; ID., Discorso sopra l’origine e i fondamenti della ineguaglianza fra gli uomini, Venezia, Pasquali, 1797; ID., Discorso sopra l’origine e i fondamenti della ineguaglianza fra gli uomini, Milano, Stamperia Rossi, 1798; ID., Del contratto sociale ovvero i principi del diritto politico, Milano,

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Bolzani, 1798; ID., Il contratto sociale ovvero i principi del diritto politico, Roma, Poggiolo, 1798; ID., Del contratto sociale o principj del diritto politico, Firenze, Farini, 1799.

56. Vincenzo RUSSO, Pensieri politici, Roma, Poggioli, 1798, ora in Giacobini italiani, op. cit., vol. I, p. 73-79. Sulla riflessione economica di Russo, cfr. almeno Roberto ROMANO, Vincenzo Russo e gli estremisti della Repubblica napoletana del 1799, Napoli, Tip. G. Genovese, 1952. 57. David HUME , Saggi politici sopra il commercio del signor David Hume. Traduzione dall'inglese di Matteo Dandolo veneto, Parma, Fratelli Gozzi, 1798. La prima edizione della traduzione, per mano di Matteo Dandolo, era uscita a Venezia nel 1767 (David HUME, Saggi politici sopra il Commercio del Signor David Hume. Traduzione dall’Inglese di Matteo Dandolo veneto, Venezia, Bassaglia e Pavini, 1767). Già nel giugno del 1767 il periodico il Magazzino toscano aveva annunciato la pubblicazione della prima edizione italiana dei Discorsi (Magazzino toscano, 3 giugno 1767). Pochi mesi dopo, nel settembre del 1767, il Giornale d’Italia recensì la traduzione veneta (Giornale d’Italia, n° XI, 12 settembre 1767, p. 82-83). Sulla diffusione e ricezione dei Political Discours in Italia, cfr. Marialuisa BALDI, David Hume nel Settecento italiano: filosofia ed economia, Firenze, La Nuova Italia, 1983, p. 174-193, e Paola ZANARDI, «Italian Responses to David Hume», in Peter Jones ( a cura di), The Reception of David Hume in Europe, London, New York, Thoemmes Continuum, 2005, p. 161-181. 58. Jean-François MELON, Saggio politico sul commercio del signor Melon, tradotto dal francese, Napoli, Russo, 1795. Le quattro traduzioni italiane dell’Essai testimoniano in modo chiaro il notevole interesse suscitato in Italia dall’opera di Melon nel corso del XVIII secolo. Quando Francesco Longano, allievo di Genovesi e suo sostituto temporaneo alla cattedra di commercio, nel 1778 tradusse l’Essai a Napoli, una prima traduzione in italiano era stata già realizzata a Venezia dall’avvocato Girolamo Costantini nel 1754. In seguito lo scritto di Melon avrebbe conosciuto due altre edizioni napoletane, nel 1787, per i tipi della Reale stamperia di Palermo, e nel 1795, per iniziativa dell’editore Gennaro Riccio. 59. David HUME, Essays, Moral, Political, and Literary, Edinburgh, James Walker, 1742; sugli autori della nuova scienza del commercio si rimanda a Loïc CHARLES, Frédéric LEFEBVRE, Christine THÉRÉ (a cura di), Le cercle de Vincent de Gournay. Savoirs économiques et pratiques administratives en France au milieu du XVIIIe siècle, Paris, INED, 2011. 60. Richard WHATMORE, Republicanism and the French Revolution. An Intellectual History of Jean-Baptiste Say’s Political Economy, op. cit.; James LIVESEY, Making democracy in the French revolution, op. cit. 61. In questa prospettiva pare opportuno rivedere l’interpretazione secondo la quale si sarebbe operata una cesura netta tra la fase rivoluzionaria, segnata sul piano della riflessione economica da un’«incontrollata alluvione dei principi rousseauiani», e quella napoleonica, in cui il modello economico-sociale prospettato dall’autore del Contrat social sarebbe stato apertamente contestato (Roberto ROMANI, Quale sapere sociale per il Risorgimento?, op. cit., p. 893-911). 62. Francesco Mario PAGANO, Discorso recitato nella Società di Agricoltura, Arti e Commercio di Roma nella pubblica seduta del di 4 complementario anno 6. della libertà, Roma, Poggioli, 1798, ora in ID., Opere filosofico-politiche ed estetiche di Francesco Mario Pagano, Brusselles, Tipografia della società bellica, 1841, p. 556-563. 63. Ibid., p. 261. 64. Luciano GUERCI, Libertà degli antichi e libertà dei moderni. Sparta, Atene e i philosophes nella Francia del Settecento, Napoli, Guida, 1979. Punto di riferimento imprescindibile per gli autori italiani doveva essere in questa prospettiva Gaetano Filangieri: nella Scienza della legislazione, pubblicata a partire dal 1780, Filangieri aveva affrontato la questione del confronto tra le antiche repubbliche, frugali e virtuose, e le realtà prospere ed economicamente dinamiche del secondo Settecento, ponendo il problema del mantenimento della virtù nelle moderne società (Gaetano FILANGIERI, La scienza della legislazione, 1780-1791, edizione critica diretta da Vincenzo FERRONE, a cura di Paolo Bianchini, Maria Teresa Silvestrini, Gerardo Tocchini, Francesco Toschi Vespasiani, Antonio

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Trampus, Venezia, Centro di Studi sull’illuminismo europeo «G. Stiffoni», 2004, vol. I, Piano ragionato dell’opera, p. 35). 65. Antonio DE FRANCESCO, Vincenzo Cuoco. Una vita politica, Roma-Bari, Laterza, 1997. 66. Vincenzo CUOCO, Frammenti di lettere dirette a Vincenzio Russo, in id., Saggio storico sulla rivoluzione di Napoli, edizione critica a cura di Antonio De Francesco, Manduria-Bari-Roma, Laicata, 1998, p. 574. 67. Sul punto si vedano le osservazioni di Antonio DE FRANCESCO, «Il Saggio storico e la cultura politica italiana fra Otto e Novecento», in ibid., p. 140-141. 68. Vincenzo CUOCO, Frammenti di lettere dirette a Vincenzio Russo, op. cit., p. 573. 69. Vincenzo CUOCO, Introduzione allo studio della statistica (1802-1803), ora in Antonio De Francesco, Luigi Biscardi (a cura di), Opere di Vincenzo Cuoco, vol. III, Scritti di statistica, Roma-Bari, Laterza, 2009, p. 201. 70. Vincenzo CUOCO, Frammenti di lettere dirette a Vincenzio Russo, op. cit., p. 574. 71. Già a partire dal 1776, Le commerce et le gouvernement era stato utilizzato come opera di riferimento dal giurista Agostino Paradisi, vicino agli ambienti del periodico milanese Il Caffè, per le sue lezioni tenute come professore di «economia civile» presso l’Università di Modena. Paradisi fu autore anche di una traduzione annotata dell’opera di Condillac, che rimase tuttavia manoscritta. Cesare Beccaria riconobbe apertamente l’influenza di Condillac nella nota lettera inviata ad André Morellet nel gennaio 1766 (Lettera di Cesare Beccaria a André Morellet, 26 gennaio 1766, in Luigi Firpo, Gianni Francioni (a cura di), Edizione nazionale delle opere di Cesare Beccaria, Carteggio Parte I. (1758-1768), a cura di Carlo Capra, Renato Pasta, Francesca Pino Pongolini, Milano, Mediobanca, 1996, vol. IV, p. 222 (p. 219-227). 72. Matteo Angelo GALDI, Analisi ragionata del codice fernandino per la popolazione di S. Leucio, Napoli, Campo, 1790, p. 31-33. 73. Matteo Angelo GALDI, Dei rapporti politico economici fra le nazioni libere, Milano, Pirotta e Maspero, 1798, p. 35. 74. Ibid., p. 26. 75. Per un inquadramento generale della riflessione economica di Gioia cfr. almeno Aurelio MACCHIORO, «L’economia politica di Melchiorre Gioia», Studi storici, n° 4, 1963, p. 670-702; ID., «La “Philosophia naturalis” gioiana dell’economia», in Melchiorre Gioia 1767-1829. Politica, società, economia tra riforme e restaurazione. Atti del Convegno di Studi. Piacenza, 5-7 aprile 1990, Piacenza, Tip.Le.Co, 1990, p. 269-302; Piero BARUCCI, Il pensiero economico di Melchiorre Gioia, Milano, Giuffrè, 1965; Roberto ROMANI, L’economia politica del Risorgimento italiano, op. cit., p. 49-75. 76. Sulla polemica tra Cuoco e Gioia si rimanda a Stefano NUTINI, «Cuoco contro Gioia. Una sconosciuta polemica nell’Italia napoleonica», Il Risorgimento, n° XXXV, 1983, p. 46-66 e anche a Antonio DE FRANCESCO, Luigi BISCARDI, «Tra elaborazione teorica e attività di governo. Gli scritti di statistica e di pubblica amministrazione di Vincenzo Cuoco», in Opere di Vincenzo Cuoco, vol. III, Scritti di statistica, op. cit., p. VII-LXXXVI. 77. Melchiorre GIOIA, Quale dei governi liberi meglio convenga alla felicità d’Italia [1797], ora pubblicato in Armando Saitta (a cura di), Alle origini del Risorgimento. I testi di un “celebre concorso”. 1797, Roma, Istituto storico italiano per l’età moderna e contemporanea, 1964, p. 31. 78. Melchiorre GIOIA, Nuovo prospetto delle scienze economiche ossia somma totale delle idee teoriche e pratiche in ogni ramo d'amministrazione privata e pubblica, Milano, Pirotta, 1815. 79. Ibid., p. 89. 80. Emblematica appare in questa prospettiva la lunga discussione che impegnò i corpi legislativi della Repubblica cisalpina tra la primavera e l’estate del 1798 sull’imposizione straordinaria sui beni di lusso per sopperire alle esigenze finanziarie. Nel corso della discussione, da un lato, emersero molte difficoltà nell’individuare quali fossero i beni di lusso e dove andassero rintracciati i limiti tra il lusso e la «comodità»; dall’altro, prevalse largamente l’adesione a un

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modello di società che non mirava a eliminare il lusso come manifestazione di ricchezza, ma piuttosto a considerarlo come strumento di circolazione della ricchezza (attraverso le spese di lusso dei più agiati) e al contempo come elemento su cui agire, attraverso la pressione fiscale, al fine «di dare denaro alle casse della nazione per il povero» (Seduta CXLIII, 21 germile anno VI (10 aprile 1798), in Assemblee della Repubblica cisalpina, op. cit., vol. III, p. 877). 81. Per un’analisi più approfondita della riflessione economica e politica sul lusso di questi autori cfr. Cecilia CARNINO, Lusso e benessere nell’Italia del Settecento, Milano, FrancoAngeli, 2014. 82. «È per mezzo del lusso, che l’Europa gemente per tanti secoli sotto la schiavitù feudale ha rotte le sue catene; è per esso, che la libertà ha raddolciti tutti i governi, costringendo i sovrani a non vedere in una autorità illimitata che il flagello dell’industria, e delle ricchezze, e quindi della loro superiorità sugli altri stati; è per esso finalmente, che i nostri costumi hanno perduta tutta l’antica ferocia, e che le belle arti sono risorte ad abbellire di fiori il duro cammino della vita» (Giovanni TAMASSIA, Dello spirito di riforma considerato relativamente al progetto di una legge agraria del citt. Tamassia, Milano, Stamperia a S. Zeno, [1800]). Sulla riflessione di Tamassia sul lusso cfr. Cecilia CARNINO, Giovanni Tamassia, «patriota energico». Dal Triennio rivoluzionario alla caduta di Napoleone (1796-1814), Milano, FrancoAngeli, 2017, p. 94-97). 83. Vincenzo CUOCO, Frammenti di lettere dirette a Vincenzio Russo, op. cit., p. 574. 84. Melchiorre GIOIA, Quale dei governi liberi meglio convenga alla felicità d’Italia, op. cit., p. 34 ss. 85. Matteo Angelo GALDI, Dei rapporti politico economici fra le nazioni libere, op. cit., p. 34 ss. 86. Benjamin FRANKLIN, Mezzo facile di pagare le imposizioni ossia La scienza di Riccardo Saunders, Torino, Prato, 1797; ID., Il buon uomo Ricciardo e la costituzione della Pensilvania italianizzati per uso della democratica veneta restaurazione, Venezia, s.e., 1797; ID., La maniera di farsi ricco chiaramente dimostrata nella prefazione di un vecchio almanacco di Transilvania intitolato “Il povero Riccardo fatto benestante”, del Sig. Beniamino Franklin, s.l., s.e., 1798. 87. Giuseppe COMPAGNONI, Elementi di diritto costituzionale democratico, op. cit., 1797, p. 38. 88. Giuseppe VINCENTI , Discorso pronunciato dal cittadino Giuseppe Vincenti nel Gran Circolo Costituzionale Sui vantaggi delle Arti, e delle Scienze, Bologna, Stampe del Genio democratico, 1798, p. 5 (pubblicato in Il Gran circolo costituzionale e il Genio democratico. Bologna, 1797-1798, edizione critica a cura di Umberto Marcelli, Bologna, Analisi, 1986, vol. I, t. II, p. 254); Giovanni Antonio RANZA, Codice di Moral pratica repubblicana, Milano, Ranza, 1797, p. 11; ID., Lezioni repubblicane per fanciulli e massime patriottiche per adulti. Con un compendio storico su la Nazion francese e la sua rivoluzione, Milano, Ranza, 1797. 89. Roberto ROMANI, L’economia politica del Risorgimento italiano, op. cit., p. 31. Sul punto cfr. anche Daniela PARISI, «Gli scrittori di economia politica all’inizio dell’Ottocento: tra speculazioni e arte, tra localismo e confronto esterno», op. cit., p. 469-486.

RIASSUNTI

L’articolo mira a indagare le caratteristiche e le specificità della riflessione economica del Triennio rivoluzionario italiano. Da un lato, l’obiettivo è riflettere sul valore attribuito al principio della libertà economica, percepita non solamente come fattore fondamentale di prosperità economica, ma anche come elemento costitutivo della nuova società democratica repubblicana. Dall’altro, ci si propone di contestualizzare questa adesione al liberismo nel quadro della più ampia riflessione economica che prese forma durante la fase rivoluzionaria. Questa

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riflessione prefigurava nel suo complesso una società commerciale dinamica e industriosa, esplicitamente opposta al modello repubblicano classico, fondata sul lavoro e sulla valorizzazione del benessere materiale.

Cet article vise à saisir la spécificité de la pensée économique du Triennio révolutionnaire italien. D'une part, le but est de réfléchir sur la valeur attribuée à la liberté économique, perçue non seulement comme un facteur essentiel à la prospérité économique, mais aussi comme un élément constitutif de la nouvelle société démocratique et républicaine. D'autre part, l’article se propose de contextualiser cette adhésion au principe de la liberté économique dans le cadre de la réflexion économique qui prit forme pendant la phase révolutionnaire. Cette réflexion envisage dans son ensemble une société commerciale dynamique et industrieuse, explicitement opposée au modèle du républicanisme ancien, ancrée sur le travail et la valorisation du bien-être matériel.

This article aims to capture the specificity of the economic thinking of the Italian Revolutionary Triennio. On the one hand, the purpose is to emphasize the value attributed to the economic freedom, perceived not only as an essential factor for economic prosperity but also as a constituent element of the new democratic and republican society. On the other hand, the article intends to contextualise this adherence to the principle of economic freedom in the framework of the broader economic reflection that took shape during the revolutionary phase. This economic reflection envisages a dynamic and industrious commercial society as a whole, explicitly opposed to the model of the ancient republicanism, anchored on the work and the valorisation of material well-being.

INDICE

Mots-clés : économie politique, modèle républicain, Triennio italien, liberté économique, prospérité Parole chiave : economia politica, modello repubblicano, Triennio italiano, libertà economica, prosperità Keywords : Political economy, Republican model, Italian Triennio, Economic freedom, Prosperity

AUTORE

CECILIA CARNINO Dipartimento di Studi Storici Università di Torino

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Jean-Baptiste Say : La diffusion des connaissances économiques peut- elle suffire à fonder l’ordre républicain ?

André Tiran

Un auteur déformé par la lecture des économistes

1 Aborder Jean-Baptiste Say pour restituer ses positions dans le champ moral et politique de la République naissante (1792) impose quelques remarques préalables. En effet, il s’agit d’un auteur dont la lecture a été profondément marquée par les lectures des économistes et des courants qui se réclament du libéralisme. Ceci a conduit à une profonde déformation de sa pensée. Les raisons de cette situation résident dans la combinaison de l’approche des ultralibéraux – se situant dans la mouvance de l’économie autrichienne –, de la critique de Marx, et enfin du rejet de Say par toute l’économie Ricardienne et celle de Walras. Marx voit chez lui le théoricien de l’économie politique bourgeoise et le défenseur de l’ordre établi. Sa critique virulente est par ailleurs assez trompeuse parce que celui-ci, à l’inverse de beaucoup des lecteurs qui suivront, a lu, travaillé et pris des notes sur la totalité des écrits de Say et reconnaît explicitement s’être inspiré pour son premier chapitre du Capital sur la forme valeur de la marchandise du traité de Jean-Baptiste Say.

2 Walras critique Jean-Baptiste Say, car il considère que son concept d’utilité est flou et incohérent. Sa définition de l’utilité est celle de la satisfaction des besoins et d’une utilité sociale, au sens le plus général, cela n’a donc rien à voir avec l’utilité cardinale ou ordinale de l’économie marginaliste. La théorie cardinale de l’utilité est la théorie selon laquelle l’on peut exprimer par une quantité l’utilité procurée par un montant de consommation donné. Dans le cadre de l’utilité ordinale, il est demandé au consommateur de pouvoir classer raisonnablement les biens ou paniers de biens en fonction de l’utilité. Quant aux économistes comme Schumpeter, c’est la théorie de

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l’entrepreneur qui leur sert à rattacher Jean-Baptiste Say à leur courant. Après quelques remarques biographiques, nous traiterons dans une première partie de sa conception de l’utilité au sein de la Décade philosophique et du groupe des Idéologues. Celle-ci correspond à la période d’action collective au sein du groupe des Idéologues et se conclue avec son éviction du tribunat. Dans une deuxième partie nous mobiliserons plusieurs de ses écrits – le premier, Olbie (1799), puis le Traité d’économie politique (1803) et enfin le manuscrit inédit De la politique pratique (1828-1832) 1 – pour approfondir la nature de sa conception sur la place de l’instruction dans l’ordre républicain.

Quelques éléments de biographie

3 Les premières années de l’existence de Say s’écoulent dans sa ville natale, Lyon, lieu à l’époque d’une grande activité commerciale et manufacturière2. À la suite de la faillite du négoce paternel en 1782, la famille déménage à Paris. Cette date marque un tournant dans sa vie. Il fait son apprentissage de négociant à Paris, de 1782 à 1784, dans une maison de commerce. Il poursuit cette formation en Angleterre par un séjour de deux ans (1785-1786) près de Londres dans le village de Croydon. Associé à Étienne Delessert, un autre ami de la famille Say, Clavière va créer une compagnie d’assurances sur la vie et lui fournir un nouvel emploi. Say a alors vingt ans et son activité se limite, pour l’essentiel, au travail d’un employé de négociant. C’est la période où il donne libre cours à ses goûts personnels, qui le portent vers la littérature et le théâtre. C’est aussi chez Clavière, en qualité de secrétaire particulier, qu’il découvre en 1789 l’ouvrage d’Adam Smith, The Wealth of Nations. Il deviendra ensuite (1790) employé au Courrier de Provence de Mirabeau, ce qui va lui permettre de développer ses relations, cruciales pour la suite de sa carrière.

4 Le suicide de Clavière en prison, le 8 décembre 1793, et la période qui suit marquent un nouveau tournant dans sa vie. C’est à ce moment qu’il a envisagé de se consacrer à l’enseignement. En effet, de retour de son engagement militaire volontaire (1792)3, c’est à cette époque qu’il se marie et envisage avec son épouse de créer une école appliquant des méthodes modernes d’éducation inspirées de Rousseau4. Ce projet n’aboutit pas, car Chamfort et Ginguené lui proposent de fonder une revue paraissant tous les dix jours et ayant pour ambition de traiter de tous les sujets dans un esprit encyclopédique. La nouvelle revue s’intitule Décade philosophique, littéraire et politique5. Elle est fondée le 10 floréal an II (29 avril 1794). Say est investi de la fonction de rédaction générale, qui correspond aux attributions de directeur de la publication tel que nous l’entendons aujourd’hui. Il est en outre le directeur de l’Imprimerie des Arts qui imprime la revue. La Décade philosophique sera, tout au long du Directoire et du Consulat, l’organe des Idéologues. Sa devise est « les Lumières et la morale sont aussi nécessaires au maintien de la république, que le feu et le courage pour la conquérir6 ».

5 La lecture de ses ouvrages montre qu’il n’est pas le suppôt du libéralisme anglo-saxon que l’on présente presque toujours. En particulier, nous voulons montrer qu’il ne défend pas un ordre spontané du marché et encore moins une conception de main invisible à la Smith, mais que le développement de l’instruction est pour lui fondamental dans la constitution d’une société républicaine.

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Conception de l’utilité : la Décade philosophique et les Idéologues

Jean-Baptiste Say et les Idéologues

6 C’est dans le salon de la veuve d’Helvétius à Auteuil que, à partir de 1792, se rencontrent Cabanis (médecin, 1757-1808)7, Garat (homme politique et avocat, 1749-1833), Ginguené (poète et critique, 1748-1816), Daunou (archiviste et historien, 1761-1849), Chamfort (moraliste, 1741-1794) et Volney (géographe et historien, 1757-1820). Ce groupe est lié à Clavière, Brissot et Sieyès par l’intermédiaire de Chamfort, Cabanis et Condorcet. Avec Destutt de Tracy (philosophe, 1754-1836), Laromiguière (philosophe, 1756-1837), Fauriel (critique et traducteur, 1772-1844), Degérando (juriste et philosophe, 1772-1842), Andrieux (écrivain, 1759-1833), Marie- Joseph Chénier (écrivain, 1764-1811), Lakanal (professeur, 1762-1845), Bichat (médecin, 1771-1802), Maine de Biran (philosophe, 1766-1824), Roederer (écrivain et avocat, 1754-1835), ils appartiennent au « groupe » des Idéologues. Directeur de la Décade, membre du cercle d’Auteuil, Jean-Baptiste Say se trouve participer à ce mouvement qui prolonge la philosophie des Lumières et dont l’une des caractéristiques reste l’impératif de diffusion des connaissances.

7 Tous ces noms, nous les retrouvons à différents moments de sa vie, que ce soit dans la mouvance girondine, à la Décade, à l’Institut national (1795)8, au Comité d’Instruction publique (1791), au Tribunat ou dans les groupes libéraux sous la Restauration. Les ouvrages de Sergio Moravia9 ont mis en lumière le rôle décisif de cette génération perdue10 dont Say est, avec le groupe des Idéologues, un des représentants11. Ce groupe, qui n’est pas homogène, partage au moins une conception profonde : celle de la perfectibilité de l’esprit humain telle que Condorcet l’entend dans son Esquisse d’un tableau des progrès de l’esprit humain12, et donc du rôle crucial de l’instruction. Ses membres veulent ordonner, de manière intelligible, les acquis de la Révolution et en transmettre la signification profonde. Ils sont soucieux de la liberté individuelle et se réfèrent à la Déclaration des droits de l’homme tout en cherchant une harmonie entre liberté individuelle et intérêts collectifs.

8 Les Idéologues voient dans la diffusion des Lumières par l’enseignement le pilier de la Révolution authentique et durable, celle qui restera13. Ce groupe partage trois critères fondamentaux dans son approche : la nécessité de la diffusion du savoir, la connaissance expérimentale de l’homme grâce à une recherche multidisciplinaire et la méthode de Condillac dans le domaine du langage. Ces trois critères seront ceux que Say appliquera avec constance durant tout sa vie. Concernant la connaissance des questions économiques, il se plaint que cette question ne soit pas assez prise en compte, il fait cette critique de façon générale. Toutefois, au-delà de ce constat, il insiste sur la connaissance unique que détient l’agent économique, ainsi que sur l’expertise, la diffusion du savoir de l’expertise et son utilisation par la classe moyenne14 dans un processus de décision rationnel. Concernant les lois, Say les conçoit d’abord comme reflétant des relations entre les hommes et entre ceux-ci et les choses. Il ne les voit pas de façon individualiste, comme destinées à préserver l’espace privé. Les lois sont morales et doivent s’inscrire à l’intérieur même des hommes.

9 Ce qui caractérise les Idéologues et la société d’Auteuil, c’est un net anticonformisme idéologique, un sens aigu de la fonction de la culture, et la fidélité à une tradition

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philosophique et scientifique. Le cœur de leurs préoccupations, c’est l’instruction de la classe moyenne, qu’ils appellent « classe mitoyenne15 », fondement de la République. Leur combat est tout entier tourné vers la défense du constitutionalisme, de la laïcité de l’État, du patrimoine culturel hérité des Lumières16. Pour s’en convaincre il suffit de citer les auteurs dont les textes sont publiés ou repris dans la Décade : Helvétius, Voltaire, Rousseau, La Mettrie, Chamfort, Condorcet. Leur particularité est de refuser aussi bien la monarchie, le despotisme, que la conception jacobine de la République. Cette position restera celle de Jean-Baptiste Say jusqu’à sa mort, en 1832. Avec une singularité qui ne se démentira pas. Toutes ses réflexions sont concentrées vers ce qu’il appelle la dimension « pratique », c’est-à-dire vers l’objectif de modifier les comportements.

10 Son action est pleinement politique, comme pour les autres membres du groupe, mais elle se concentre sur la dimension réelle de la vie des individus en société. Sa formation de négociant lui a donné une approché très réaliste des questions politiques et sociales. Toute l’œuvre du groupe est inspirée, durant ces années, de l’Encyclopédie comme modèle idéal d’une culture non abstraite reposant sur un savoir scientifique. Pour Cabanis, il s’agit de réaliser « ce que Bacon avait conçu17 ». L’engagement social et politique qui caractérise les Idéologues trouve en effet dans cette doctrine une justification théorique valable et une impulsion pratique dans l’organisation de la République : « On peut donc assurer que c’est pour le bonheur du grand nombre que la constitution est faite18. » Notons que l’idée selon laquelle le savoir doit être diffusé dans le corps social de manière à changer les comportements, les jugements et les décisions humaines est partagée par l’ensemble des élites françaises dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Mais ce seront les Idéologues qui porteront ce combat durant près de vingt années. Le groupe joue un rôle décisif dans l’élaboration des lois de l’an III et de l’an IV, en particulier dans la création des Écoles centrales, de l’École normale, et de l’Institut19. La conception sensualiste de l’homme inspire directement leurs principes pédagogiques. Pour eux, tout le problème de l’éducation consiste en réalité à fournir à chaque individu les instruments du développement de ses capacités, pour la satisfaction de ses besoins physiques, psychologiques et sociaux. C’est pour cela que l’éducation de l’homme sera définie comme développement « de tout ce qui concours à son existence20 ».

11 La question de l’égalité est cruciale. Elle est présente à la fois dans les écrits de Sieyès et les énoncés de Condorcet, même si l’un et l’autre défendent le suffrage censitaire, avec tout ce que cela peut comporter de défense de la propriété privée. Ce qui, dès le départ, ne sera pas tout à fait le cas de Jean-Baptiste Say, en particulier en ce qui concerne la terre. Condorcet propose de réaliser l’égalité politique sur un plan plus vaste et plus général en insistant en particulier sur l’inclusion des femmes dans la vie politique. Cette position sera reprise par Say. Il y a toutefois, chez Condorcet, une insistance nouvelle sur la nécessité d’éliminer progressivement les trop fortes inégalités économiques. Il souligne que nulle part, le particulier, l’ouvrier, le paysan, ne sont réellement égaux à un riche. Que nulle part l’homme « dégradé, abruti par la misère » n’est égal à l’homme « qui a reçu une éducation très soignée » et qu’« il s’établit donc nécessairement deux classes de citoyens, partout il y a des gens très pauvres et des gens très riches ; et l’égalité républicaine ne peut exister dans un pays où les lois civiles, les lois de finances, les lois de commerce rendent possible la longue durée des grandes fortunes21 ». Say reprend d’ailleurs de Rousseau l’idée que, dans une république,

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personne ne doit être si pauvre qu’il soit contraint de renoncer à sa liberté, à sa dignité et se soumettre aux citoyens riches et puissants.

12 Dans son premier écrit politique, un pamphlet intitulé De la liberté de la presse22, publié à Paris en 1789 pour de la convocation des États généraux, Say demande l’extension de la liberté à tous les niveaux et termine par une exaltation passionnée de l’importance des Lumières, de leur diffusion à toutes les couches de la société. Ce qui deviendra le leitmotiv des publications du groupe : « Enfin on est parvenu à initier à ces Lumières toutes les classes de la société, et il en est résulté une telle masse de connaissances, que le pouvoir de comparer de juger s’est trouvé général ; les idées du vrai et du faux, du juste et de l’injuste, sont devenues familières, et pour la première fois depuis longtemps, tous les hommes ont pesé leurs intérêts, analysé leurs droits, et la balance qui détermine leur sort a passé dans les mains de tous23. »

Le combat pour l’instruction dans la Décade : La relation entre connaissance et politique

13 L’action de Say se poursuit à travers la revue de la Décade. Celle-ci a fait l’objet de nombre de publications et d’un regain d’intérêt dans un passé récent24. Say et les autres rédacteurs de la Décade – Amaury Duval, Le Breton, Andrieux, Toscan, Ginguené – ne limitent pas leur activité au seul journal. Ginguené est directeur de l’Instruction publique au ministère de l’Intérieur (novembre 1795 – mars 1798), dont Amaury Duval est chef de bureau, et Le Breton est chef du bureau des Beaux-Arts dans le même ministère. Ils sont aussi impliqués dans la machine administrative de la République. Ils attachent une importance cruciale à l’instruction et en font leur ligne d’action, de principe25. Le rôle de Say au sein de la Décade n’est pas toujours facile à situer. Il commence par des comptes rendus de théâtre et d’œuvres littéraires, puis ses interventions politiques deviennent beaucoup plus fréquentes, en particulier dans la dernière période, sous le Directoire. Toutefois, son action au sein de la Décade est aussi celle de l’administrateur principal, qui gère tout à la fois la rédaction générale, l’impression et la diffusion, alors que Ginguené s’occupe pour l’essentiel de sa Feuille villageoise, ce dont Say se plaint auprès d’Amaury Duval26, lequel assume avec lui l’essentiel des tâches de rédaction. Say n’est pas un homme de tribune et il est souvent en retrait. En fait, cette première partie de sa vie est totalement consacrée à l’action politique à travers le journalisme et la revue. Elle constitue un poste d’observation sans égal et détaché de l’action immédiate, permettant de chercher à peser consciemment sur l’opinion, en particulier sur celle de la « classe mitoyenne » qui constitue l’essentiel des abonnés de la revue. La question de l’économie ne sera développée par lui qu’à partir de 1800.

14 L’orientation stratégique du groupe est nette. Les rédacteurs de la revue affirment que « l’instruction publique est donc, comme elle le sera toujours, notre principal objet, nous voulons suivre, tracer les progrès de l’esprit humain dans tous les genres et s’il se peut accélérer sa marche27 ». C’est un choix qui reste constant. Ainsi, un numéro de La Décade de l’an III proclame : « Le but de nos législateurs semble être de faire des Français non seulement le peuple le plus libre, mais le peuple le plus instruit de l’univers. Ils ont senti que sans les sciences et les arts, sans la philosophie surtout, la liberté ne pouvait solidement s’établir. L’ignorant est toujours esclave ; il faut qu’il se laisse conduire par celui qui tient ou paraît tenir un flambeau28. »

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15 Ils vont s’engager dans la bataille pour la réforme de l’organisation de l’instruction et de la culture de la République sur les mêmes bases que celles que l’on trouve dans les cahiers. Sans une organisation de l’école efficace la régénération du peuple et des mœurs ne peut se réaliser29. Un certain nombre de thèmes devait être abordé ; en particulier celui de la dénonciation du lien entre la carence d’instruction publique et la permanence du despotisme politique et religieux. Condorcet observe, lors d’un discours à l’assemblée constituante, qu’aux forces de la monarchie il faut ajouter, moins visibles mais plus profondes, celles des castes et des corporations qui détiennent le monopole de la culture et des connaissances techniques indispensables à la vie civile et qui les utilisent contre les masses ignorantes30.

16 Le développement des Lumières suppose un combat contre la domination de l’Église et la volonté politique de mettre en place une véritable instruction publique, laquelle doit pouvoir s’appuyer sur une morale pratique, produit de l’observation et de l’expérience. C’est cette dimension que J.-B. Say aborde dans le Traité d’économie politique, dans sa Politique pratique et dans une partie de ses Cours, mais, conformément à sa méthode, il évite de tomber dans les pièges des analyses globalisantes ou des « systèmes31 ». C’est la raison pour laquelle il s’en tiendra, dans un premier temps, à l’étude d’un objet précis et limité : la science des richesses. Il redoute toujours qu’une perspective trop large ne conduise aux débordements d’une métaphysique obscure, aussi met-il un soin tout particulier à ne pas s’écarter de son objet d’étude et à revenir chaque fois aux faits. Dans cette perspective, il écrit : Je veux que, dans chaque ménage, des ustensiles commodes et bien tenus, des habits de bonne étoffe, et du linge bien blanc, indiquent partout non pas l’opulence, mais l’aisance ; que chacun sache lire et ait, dans son armoire, au moins quelques volumes, pour s’éclairer sur les procédés des arts, et aussi quelques journaux, pour n’être point étranger aux intérêts de la patrie. [...] Je veux que, dans cette grande république, il n’y ait [...] pas un misérable qui puisse se plaindre de n’avoir pu, avec du travail et de la bonne conduite, gagner une subsistance facile, et mener une vie que les Anglais appelleraient confortable32.

17 Sous le pseudonyme de Boniface Veridick, il écrit quelque mois plus tard : « Les trois quarts des habitants de nos pays, soi-disant policés, ne savent ni lire, ni écrire, j’en conviens ; mais quelle est l’instruction qu’il leur faut ? Il me semble que c’est d’abord celle qui les rendra plus habiles dans leur profession quelle qu’elle soit ; plus ils feront d’ouvrages, plus leur ouvrage sera parfait, et plus ils seront à leur aise eux et leur famille, plus la patrie s’enrichira de leurs travaux33. » Ce que l’on retrouve d’une autre façon chez Cabanis : « On l’a dit souvent, mais il ne faut pas se lasser de le redire : si tous les gouvernements ont un grand intérêt à cultiver et à développer le bon sens de la classe pauvre et manouvrière, cet intérêt est infiniment plus grand pour les gouvernements républicains. Le gouvernement représentatif est le meilleur de tous, parce qu’il est fondé sur l’opinion, parce qu’il en tire sa force : mais il faut que l’opinion soit bonne, c’est-à-dire que le peuple ait assez de jugement pour que l’opinion des hommes éclairés y devienne celle du corps entier de la Nation34. »

18 S’il a bien perçu la vigoureuse croissance des intérêts matériels, il n’a pas fait que cela et limiter sa vision à ce seul point c’est manquer une dimension fondamentale. Pour que les agents économiques puissent intérioriser l’ordre social dans le système social moral qu’il propose, il faut d’abord qu’ils soient débarrassés du poids de la nécessité, de la satisfaction de leurs besoins, ou du moins que le sacrifice à consentir pour y parvenir soit modéré et laisse à l’individu la disponibilité d’une partie de son temps et de ses

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facultés. La découverte du mécanisme économique de l’échange, qui n’est pas conscient chez les individus, devrait leur permettre d’y parvenir et de choisir leur véritable intérêt.

19 Sa conception de la République n’est pas celle censitaire de la fortune et de la propriété, mais elle n’est pas non plus celle de l’éligibilité de tous les hommes aux fonctions. Il faut, pour prétendre exercer un pouvoir dans l’État, prouver que l’on maîtrise ce que sont les conditions de l’obtention des moyens de satisfaire les besoins d’un pays, ce à quoi répondra le Traité d’économie politique. Quoiqu’il en soit de la pertinence d’un tel choix, celui-ci prouve l’importance cruciale que Say accorde à l’instruction de l’économie politique, non seulement pour tous les citoyens, mais aussi pour ceux qui prétendent accéder au pouvoir politique.

20 Cette relation entre connaissance – ou savoir – et politique, on la retrouve tout au long de la période révolutionnaire. Elle est formellement établie par la Constitution thermidorienne, et notamment par son article 16, titre II, défendu par Daunou35 qui introduit comme condition non la fortune ou la propriété mais un cens culturel : « Les jeunes gens ne peuvent être inscrits sur le registre civique, s’ils ne prouvent qu’ils savent lire et écrire, et exercent une profession mécanique36. » Les opérations manuelles de l’agriculture appartiennent aux professions mécaniques. Il était prévu que cet article ne soit appliqué qu’en l’an XII, c’est-à- dire en 180337. Contrairement au vœu de certains à cette époque, le rédacteur de la Décade se refuse d’abord à n’accorder les droits civiques qu’aux seuls propriétaires. Pour être citoyen, il faut, suivant son projet, remplir dans l’ordre les quatre conditions suivantes : 1 – Savoir lire et écrire ; 2 – Avoir plus de vingt-trois ans ; 3 – Habiter la France depuis plus de cinq ans ; 4 – Exercer un métier, un art ou avoir prouvé l’honnêteté de ses moyens d’existence depuis dix ans. Cette obligation figure d’ailleurs dans le plan de la Constitution, publié par « Polyscope », pseudonyme d’Amaury Duval38.

21 C’est à ce moment-là que Ginguené, un des fondateurs de La Décade, devient ministre de l’Instruction publique (il le sera de 1795 à 179839). Dès l’époque de la Décade, Say défend la nécessité de créer de nouvelles institutions d’enseignement, comme à l’occasion de la création du Conservatoire des Arts et métiers : « une des plus belles et plus utiles institutions de la République », écrit-il40.

22 Pour lui ce ne sont pas les professions de foi, les proclamations en faveur des droits de l’homme qui viendront à bout de la misère et des vices de la société. À l’inverse de Rousseau, qui n’admet pas l’autonomie de l’économique et qui le subordonne au politique, transformant l’individualisme en holisme à partir de la composition des volontés particulières en volonté générale, Say veut penser la liberté hors de l’emprise de la volonté générale. Toutefois la souveraineté de l’ordre politique s’impose comme moyen de conquérir la liberté. Celle-ci, une fois établie, doit céder la place à l’ordre économique, qui est celui de la sphère privée, de la liberté du citoyen. La liberté, si elle est conquise par une absolutisation du politique, ne peut être conservée que par sa réduction et par l’émergence de l’économique. L’opposition à Rousseau sera réaffirmée de façon catégorique dans son manuscrit de la politique pratique : « Oui, Rousseau, tout le fondement de votre Contrat social est sujet à discussion. Vous dites que la souveraineté réside dans la majorité et moi je le nie. Quel est le droit de la majorité sur la minorité ? Le droit de la force ? Alors comme vous le dites de votre despote, son droit cesse dès l’instant qu’elle est plus faible et une minorité plus habile ou mieux armée, a

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pour elle tous les droits. Non le point de droit n’est rien, le contrat originel n’est rien puisque aucun peuple n’a pu le montrer41. »

23 Il faut la mobilisation des intelligences humaines, de l’intérêt éclairé par l’investissement dans le savoir et l’instruction. Malgré son admiration pour l’Émile de Rousseau, qui a privilégié la dimension de l’éducation, Say met en avant la dimension de l’utilité qui « nous éclaire sur nos vrais intérêts ». Une personne instruite a en effet tendance à faire moins de mal que celle qui ne l’est pas « mais c’est principalement en nous éclairant sur nos propres intérêts, que l’instruction est favorable à la morale »42. Say hérite et se démarque de deux courants. Il hérite des conceptions d’un État organisateur et prescripteur liées à la Révolution française dont il a été un ardent défenseur ; mais, contre les Jacobins et contre Napoléon, il se tourne vers l’économie politique héritée de Smith, seule susceptible de concilier loi et liberté, sous la condition expresse que le peuple soit éclairé, d’où le rôle fondamental de l’État dans l’instruction, idée qu’il partage avec Condorcet. Say reste un homme des Lumières. Sur le plan de la morale, il ne considéra pas, comme Sade, que la recherche individuelle de l’utile, dans le cadre d’une philosophie matérialiste et athée qui ne se fie qu’aux lois de la nature, bien loin de déboucher sur la vertu et le plus grand bonheur du plus grand nombre, ne fait que consacrer la loi de la force dans la poursuite des plaisirs, et l’infortune de la vertu.

24 Il refuse la voie qui consiste à absolutiser l’un des termes de l’alternative et veut garder liées ensemble les deux composantes : « Quand on ne désirerait pas l’aisance pour son propre bien-être, on devrait la désirer par vertu. Il faut n’être pas réduit à prendre conseil du besoin. Vous vous plaignez que chacun n’écoute que son intérêt, je m’afflige du contraire. Connaître ses vrais intérêts est le commencement de la morale ; agir en conséquence en est le complément43. » Il n’y a pas de rupture entre la moralité traditionnelle et l’éthique utilitaire, mais une combinaison et une complémentation inévitable. Pour atteindre au plus grand bonheur du plus grand nombre, il faut au préalable que le système économique soit connu dans sa totalité. Toute sa pensée est tournée vers le fait de penser des institutions qui doivent, en utilisant la nature de l’homme tel qu’il est, parvenir au bonheur. Toutefois il est significatif que le dernier ouvrage44 écrit par Say, et laissé à l’état de manuscrit, soit un Traité de sciences politiques. Ce qui implique la reconnaissance que la seule rédaction d’un Traité d’économie politique ne pouvait suffire à fonder ce comportement éclairé et qu’il fallait lui ajouter le Traité de sciences politiques45.

25 C’est une réponse à ceux qui lui objectent que tout ne se réduit pas à l’économique. L’analyse scientifique de la machine de l’État et de son fonctionnement du point de vue pratique, c’est-à-dire à l’usage des simples citoyens, devient un impératif urgent. À la critique de séparation radicale entre économie et politique, qui sera largement reprise par la suite, il répondra en défendant la nécessité de la spécialisation des savoirs : « Vous me reprochez d’avoir coupé en deux notre belle science ; d’en avoir retranché la loi naturelle, le droit de l’homme et du citoyen pour n’y laisser que la science des richesses […] Mais nos rapports avec nos semblables sont si nombreux et si compliqués, que l’on ne peut les considérer tous à la fois et en un seul ouvrage. Il faudrait que se fût tout ensemble un traité de politique raisonnée, de droit public, de morale individuelle et publique, de droit international, en même temps que d’économie politique. Ce n’est pas en agglomérant les sciences qu’on les perfectionne. Elles ont toutes des points de contact, il est vrai ; et les phénomènes que découvrent les unes exercent une influence

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sur ceux que découvrent les autres. » Il convient, en marquant les points de contact de « distinguer les sujets de nos études »46.

26 Un de ces points, entre la théorie de la richesse, la politique pratique et la morale, est son analyse de l’utilité. Du concept d’utilité économique, il passe au concept plus large d’utilité comme principe d’évaluation de la morale et de la politique. Il souscrit à la proposition selon laquelle l’utilité publique est le seul fondement raisonnable de la légitimité du pouvoir politique. L’insistance avec laquelle il soulève le problème posé par la différence entre l’intérêt de l’acteur et l’intérêt de celui qui dirige montre qu’il rejette la vision paternaliste de la vie sociale et s’en remet aux décisions des acteurs (éclairés). Mais cela ne suffit pas pour supprimer la suprématie du savant. Car il faut disposer des connaissances établies de façon sûre pour pouvoir ensuite les diffuser.

Instruction et intérêts éclairés.

27 Chez lui, la prospérité économique n’est pas considérée comme l’unique bien public, elle n’est que la condition préalable pour y parvenir. Pour en être convaincu il suffit de citer ce passage : « C’est ainsi que, chez certains peuples, ou même chez les habitants de certaines villes, trop adonnées au commerce, toute idée autre que celle de s’enrichir est regardée comme folie ; tout sacrifice de temps ou d’argent, ou de facultés, comme une duperie47. » La conséquence d’une telle domination de l’intérêt égoïste dans le comportement des individus est source d’une faute majeure à ses yeux, elle menace la liberté car « l’argent donne des serviteurs peu attachés et non des amis fidèles et des citoyens capables, il arrive que les nations de ce genre finissent, et même assez promptement, par être mises à contribution, dominées et enfin renversées par celles qui ont suivi d’autres principes [...] Si ce que l’on dit de vous est vrai ; vous deviendrez riches, mais vous ne resterez pas vertueux, mais vous ne resterez pas longtemps indépendants et libres48. » Ceci signifie que, pour Say, les préférences autonomes des individus sont définies non seulement par leur situation propre, mais aussi par l’ensemble des caractéristiques qui définissent l’état social et qui impliquent la prise en compte de la situation de tous les autres acteurs. À partir de sa seule expérience, ces éléments sont insuffisants pour lui garantir d’arriver à son but, il lui faut encore la maîtrise du mécanisme social dans son ensemble pour l’intégrer dans ses calculs.

28 Si ce qui fonde l’économie politique est l’intérêt qui repose sur l’utilité, l’intérêt et l’utilité seuls ne peuvent pas réaliser spontanément l’harmonie sociale. Ils doivent être éclairés par la connaissance, d’où le rôle déterminant de l’instruction. Pour lui, être citoyen signifie appartenir à une communauté culturelle qui s’autogouverne et qui exerce les droits civils et politiques. Si l’utilité est l’opérateur d’interprétation du comportement humain, cela n’a rien à voir avec la conception smithienne de l’intérêt, de la main invisible conduisant à l’agrégation des intérêts particuliers49. En effet Say distingue deux types d’intérêt : l’intérêt sinistre (qui sera celui de Smith) et l’intérêt éclairé50. La référence à l’intérêt éclairé est le moyen de couper la morale de tout fondement religieux. À condition d’être éclairé, l’intérêt ne peut que s’accorder avec celui des autres hommes. La convergence des intérêts51 forme un élément central de la position des Idéologues. C’est de ce point de vue qu’ils reprenaient et dépassaient la théorie de la sympathie d’Adam Smith dont Madame de Condorcet avait traduit la Théorie des sentiments moraux.

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29 L’opinion des autres hommes conditionne en réalité le comportement de l’individu. Cette approche lui permet de fonder une analyse qui réconcilie intérêt individuel et intérêt général. L’homme est orienté vers le bien des autres, non pour des motifs altruistes et désintéressés mais pour des motifs intéressés, ceux de sa vanité. C’est cela qui constitue le levier pour construire l’harmonie sociale. C’est le subjectif, ce que les hommes pensent d’eux-mêmes et la recherche de l’adéquation de ce qu’ils pensent d’eux-mêmes et de ce que pensent les autres d’eux qui représente le lien social. Il se sépare d’une vision strictement utilitariste et « économiciste ». Il écrit : « Les philosophes moralistes paraissent croire que l’amour de soi, l’intérêt dirige les actions des hommes plus que ne le fait l’amour propre, la vanité. Je serais tenté de croire le contraire, que la vanité exerce sur eux plus d’empire, généralement parlant, que l’amour de soi. Il suffit d’observer dans combien de cas les hommes agissent par vanité d’une manière opposée à leurs intérêts52. » La satisfaction de la vanité est une donnée incurable de l’homme qu’il s’agit d’utiliser.

30 Elle fonde les relations entre les hommes, la sociabilité, bien plus que la division du travail. C’est un levier qui permet, à travers l’instruction, de réintroduire l’obligation morale comme mutuellement avantageuse. Si l’économique possède un caractère et des lois qui lui sont propres, l’ignorance de ces lois ne conduit pas à la prospérité, mais la menace et amène à la régression, à un âge antérieur de la société. La norme qui conditionne l’ensemble, c’est d’abord celle de la liberté, or la seule recherche du gain, tel que nous l’avons vu, est fatale à la liberté. La préservation de la liberté exige la reconnaissance par les individus qu’il existe dans la société des intérêts qui sont destructeurs. Dès lors, la question fondamentale qui se pose est de savoir par quels moyens l’on peut transformer l’intérêt en intérêt éclairé.

L’intérêt éclairé

31 Le maintien du lien social implique que les intérêts éclairés soient dominants dans la société. La possibilité de faire accéder les hommes à la connaissance de leur intérêt véritable repose sur le fait qu’« une des plus fortes garanties qu’on ait de la bonne conduite des hommes est le besoin qu’ils éprouvent de l’estime de leurs semblables. C’est cette estime qui leur fournit des moyens d’existence, et d’une existence mêlée de satisfaction et de bonheur53. » Si cette estime peut être restituée par Say dans le cadre du principe général de l’utilité, c’est cependant dans un sens assez différent de celui de la logique de l’intérêt purement matériel. Cette estime est même placée au-dessus de la notion d’intérêt au sens des besoins physiologiques, car « c’est elle qui fournit des moyens d’existence54 ». Celui qui ne jouirait d’aucune estime de la part des autres ne pourrait donc pas subvenir à ses besoins. Sur quoi peut reposer cette estime ? Ce ne peut être que le respect d’une norme morale intériorisée par les individus et la prise en compte des intérêts des autres hommes. Cette évolution ne signifie pas nécessairement un alignement de Say sur l’utilitarisme de Bentham. Les Lumières françaises, avec les œuvres d’Holbach et d’Helvétius, fournissent les bases nécessaires. Bien que Say se soit réclamé par la suite de Bentham, sa conception apparaît nettement différente, en particulier sur la question de la loi. Pour que l’individu puisse accéder à cette connaissance des règles de la morale, une condition nécessaire doit être remplie. Pour parvenir à la satisfaction des besoins, les lois ne sont pas d’un grand secours, ni la force, ni la religion. En effet, la justice « n’enseigne pas la morale : elle enseigne la prudence et l’astuce55. » La force politique est inefficace pour parvenir à l’objectif fixé : « On a fait

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de mauvais républicains chaque fois qu’on a voulu rendre les hommes tels, le pistolet sur la gorge. On a conquis l’apparence tout au plus56. » L’enjeu est donc pour Say non de chasser la morale du domaine de l’économie politique, mais de montrer que l’économie politique est la base de toute morale57.

La place de l’instruction dans l’ordre républicain

Le Traité d’économie politique

32 Say croit que la contradiction entre les deux types d’intérêts peut être surmontée, mais elle ne peut pas l’être par le seul développement de la logique du marché, où s’affrontent les intérêts individuels. Pour y parvenir, il faut que chacun fasse un effort pour dépasser le cadre étroit et borné de son individualité singulière, qu’il s’élève à la conscience de la généralité des rapports de l’individu avec tous les autres. Seul cet effort peut lui permettre de comprendre en quoi son action ne lui est pas utile et donc de la modifier : « Il est bon que chacun connaisse la place qu’il occupe dans le mécanisme social, qu’il sache si son rouage est utile au jeu de la machine ou que si loin de contribuer à son action, il la surcharge et l’embarrasse, il en rougira peut-être, et ce sera déjà beaucoup58. » Il faut s’élever au-dessus de son sort personnel dans une vision presque idéaliste, sauf si on la ramène à l’amour de soi et donc à une représentation de la conduite bonne et désirable. C’est, pour Say, l’idéal vers lequel il faut tendre, il y a donc bien une visée normative dans le Traité. Si l’individu est le meilleur juge de son bien, comme il le répète à satiété, son bien est ce qu’il choisit et il ne peut choisir que sur des éléments dont il a connaissance.

33 En révélant, à travers le Traité d’économie politique, la véritable nature des choses dans l’ordre de la satisfaction des besoins, en montrant ce qui est véritablement utile et ce qui ne l’est pas, Say pose que l’estime ne pourra être accordée qu’à ceux qui concourent véritablement à la création des richesses. La contradiction entre intérêts sinistres et intérêts éclairés peut être ainsi progressivement résolue non seulement parce que les hommes sont accessibles à la raison, mais aussi parce qu’ils ont besoin de l’estime de leurs concitoyens pour vivre. Dans un pareil ordre de choses, « le gros d’une nation trouve qu’il y a peu de profits à servir les grands, et qu’il y en a beaucoup à servir le public, c’est-à-dire à tirer parti de son industrie. Dès lors, plus de clientèles ; le plus pauvre citoyen peut se passer de patron ; il se met sous la protection de son talent pour subsister59. » L’économie politique devient une théorie politique, une théorie de l’action sociale. Cette vision sera intégralement reprise par Tocqueville, qui avait lu et annoté le traité d’économie politique60. Celui qui voudrait malgré tout poursuivre son intérêt sinistre s’expose alors à la désapprobation et donc à rendre plus difficile la nécessaire coopération à ses actions des autres, dont Say pense que, dans leur majorité, ils auront reconnu la validité du principe d’utilité61.

34 Son exigence est à la fois celle d’une moralisation de l’action des citoyens à partir de la connaissance de la véritable nature des choses et celle d’une moralisation de l’action politique, la deuxième étant l’effet de la première et toutes les deux produites par le moyen de l’instruction. On retrouvera chez Tocqueville la doctrine du principe d’utilité à propos de l’« intérêt bien entendu » : [c’est] une doctrine peu haute, mais claire et sûre. Elle ne cherche pas à atteindre de grands objets ; mais elle atteint sans trop d’efforts tous ceux auxquels elle vise.

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Comme elle est à la portée de toutes les intelligences, chacun la saisit aisément et la retient sans peine. S’accommodant merveilleusement aux faiblesses des hommes, elle obtient facilement un grand empire, et il ne lui est point difficile de le conserver, parce qu’elle retourne l’intérêt personnel contre lui-même et se sert, pour diriger les passions de l’aiguillon qui les excite. La doctrine de l’intérêt bien entendu ne produit pas de grands dévouements ; mais elle suggère chaque jour de petits sacrifices ; à elle seule, elle ne saurait faire un homme vertueux ; mais elle forme une multitude de citoyens réglés, tempérants modérés, prévoyants, maîtres d’eux-mêmes ; et, si elle ne conduit pas directement à la vertu par la volonté, elle en rapproche insensiblement par les habitudes62.

Olbie et la Politique pratique

35 Le premier, écrit au tout début de la carrière de Say comme théoricien et qui fixe sa vision de l’ordre de la République (Olbie63), et le deuxième, laissé à l’état de manuscrit inachevé (le Traité de la politique pratique), enserrent sa vie d’homme d’action et de théoricien. Il explicite son projet en 1799 dans Olbie64 ou Essai sur les moyens de réformer les mœurs d’une nation65. Si tout effort de pensée s’organise autour d’une conception du monde, Say n’échappe pas à cette règle et, avant d’écrire le Traité d’économie politique, il a développé sa vision de la société dans cette utopie dans Olbie66.

36 Dans la préface à la première édition d’Olbie, il estime faire œuvre utile en un temps « où ceux dont le talent éminent et la moralité ne sont pas contestés, même de leurs plus grands ennemis, ont conçu le projet de fonder la stabilité de la République67 sur l’observation des règles de la morale, et ont été placés par leurs concitoyens dans les premières magistratures68 ». En cela, il est parfaitement fidèle à Cabanis pour qui, « pour être solide et durable, il ne suffit pas à cette République, d’exister dans certaines formes de gouvernement ; ses véritables bases sont les idées et ses habitudes nationales ; toutes vos institutions doivent donc avoir particulièrement pour but de lui faire jeter de profondes racines dans les esprits et dans les âmes des citoyens69 ».

37 Il énonce ainsi le cadre de son action en début de texte : « Le but de la morale est de procurer aux hommes tout le bonheur compatible avec leur nature. En effet, les devoirs qu’elle nous prescrit ne peuvent être que de deux espèces (A) : ceux dont l’accomplissement a pour objet notre propre conservation et notre plus grand bien : l’avantage en est immédiat et direct (B) ; et ceux dont l’accomplissement fait le bonheur des autres hommes. Or ces derniers sont réciproques. Qu’on les suppose fidèlement remplis : chaque personne jouira des vertus de tous les autres. C’est le cas d’un contrat mutuellement avantageux70. » En fait il cherche à comprendre comment faire participer le mieux possible les citoyens à l’édification de la société républicaine étant donné les limites des êtres humains. S’il n’a pas recours au concept de « volonté générale », c’est qu’il y voit un retour aux prérogatives des anciens seigneurs et maîtres et donc au principe d’autorité. C’est aussi que de tels concepts ne disent rien sur la réalité des choses. Or, c’est justement de l’étude des faits qu’il attend des possibilités d’amélioration. Ce mélange de désir benthamien d’innovation et de conception libérale de l’homme va le pousser à la fois à analyser le rôle de l’intervention du gouvernement et à réfléchir sur les moyens institutionnels aptes à endiguer les abus et les effets pervers.

38 Dans Olbie, Say cite trois auteurs comme sources de son inspiration : Montaigne, Locke et Rousseau71. Rousseau est celui qui a produit une révolution dans la manière d’élever les enfants ; et si jamais « la moitié des habitants de France parvient à savoir lire, et à

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comprendre seulement la moitié de ce livre important, l’influence en sera prodigieuse72. » Tout l’effort de Say vise à l’édification de cette idéologie moderne nécessaire à la vie de la République. C’est le développement d’une norme collective qu’il cherche à mettre en place. Toutefois, celle-ci n’est pas en contradiction avec la liberté, cette norme ne relève pas de la subordination à un ordre postulé d’avance. Sa conception est celle de la connaissance de la nature de l’homme, accessible à tous, et universellement reconnue. Toutefois il entend mettre en lumière la base incontournable d’une telle connaissance, celle de la satisfaction des besoins de l’homme (honnête aisance) vivant en société, à ses besoins afin que la nature humaine devienne une nature cultivée dans un devenir personnel et social.

39 L’action de l’individu perdu dans la multitude et ne voyant qu’une toute petite partie de la réalité sociale produit inévitablement erreurs et préjugés. Pour parvenir à un ordre collectif, il faut la conscience de la totalité du mécanisme social dans lequel chaque homme est inséré. La prise en compte de cette totalité doit permettre à chacun de constater la nécessaire coopération entre les actions individuelles et amener à éliminer celles des actions qui ne contribuent pas au bien-être individuel véritable qui ne peut pas être dissocié de l’intérêt général.

40 Toutefois la condition fondamentale de cette société libre dans l’ordre politique est la propriété privée, la liberté éclairée par la connaissance des lois qui gouvernent notre nature. L’instruction conditionne la durée de la liberté dans le temps : « C’est surtout dans un État libre qu’il importe que le peuple soit éclairé. C’est de lui que s’élèvent les pouvoirs, et c’est du sommet que découlent ensuite la vertu ou la corruption73. » Say est ici proche de Quesnay : « Mais la première loi positive, la loi fondamentale de toutes les autres lois positives, est l’institution de l’instruction publique et privée des lois de l’ordre naturel qui est la règle souveraine de toute législation humaine et de toute conduite civile, politique, économique et sociale. Sans cette institution fondamentale, les gouvernements et la conduite des hommes ne peuvent êtres que ténèbres, égarements, confusion et désordres74. »

41 Cette place de l’instruction sera encore accrue au point de devenir le pilier fondamental de la société en République dans ses notes manuscrites en marge sur son exemplaire d’ Olbie vers la fin de sa vie : « Si je refaisais mon Olbie, je la placerai sur une toute autre base. Je ferai voir que la morale des nations dépend du degré de leur instruction. L’instruction consiste à se former des idées justes de la nature des choses, à ne voir dans chaque objet que ce qui s’y trouve réellement. On est d’autant plus instruit qu’il y a plus de choses qu’on connaît bien. De la connaissance positive de la nature des choses, dépend la connaissance de nos vrais intérêts, et de la connaissance de nos vrais intérêts, la perfection de l’art social75. »

42 L’attitude de Say le conduit à rejeter l’idée de lois économiques immuables et considère qu’elles sont uniquement valides dans un cadre donné. Ce refus d’une naturalisation de l’économique, associé à l’idée que tous les hommes sont égaux, conduit à faire de la souveraineté du peuple, et donc de la démocratie, le fondement des choix en société. Dans ce cadre, la politique est cruciale puisque c’est par elle que s’exprime la volonté du peuple. Ce qu’il développe dans son cours au Collège de France : « D’habiles législateurs font une bonne législation, comme de bons mécaniciens font une bonne mécanique ; mais les lois de la mécanique existent indépendamment des bonnes, et même des mauvaises machines qu’il a plu aux hommes de construire. De même les lois de l’économie politique dérivant de la nature des choses existent indépendamment des

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bonnes et des mauvaises Constitutions. La Constitution exerce une influence accidentelle, comme le climat, la religion, le langage, qui varient d’un État à l’autre, et qui ne sont pas moins des circonstances accidentelles, mais non pas essentielles des sociétés. Notre but dans ce cours est de connaître les organes essentiels, ceux dont la nature a fait une condition de l’existence de la société civile et sans lesquels il serait impossible qu’elle existât76. » Et Say complète par la suite sa pensée en indiquant que « les Constitutions devraient plutôt être précédées d’une déclaration de la nature des choses sur lesquelles on peut fonder un bon arrangement. La préface d’une bonne Constitution serait un traité de la nature de l’homme, de ses besoins physiques, moraux et politiques et des meilleurs moyens que la nature lui offre d’en obtenir la satisfaction la plus étendue qu’il est possible77. » Ce qui est en partie le projet initié dans le manuscrit de la Politique pratique. L’économie politique ne s’est pas construite en se démarquant progressivement du politique, mais en élaborant des réponses aux questions politiques soulevées par l’essor et le développement de la société industrielle. L’apparition du champ disciplinaire de l’économie politique est un élargissement du politique et son développement réside dans l’intégration de la sphère économique dans l’espace social, dans l’ordre politique. Say admet que l’on ne peut concevoir une économie, dénuée de toute institution, de forme de droit ou encore d’ordre politique. C’est bien la raison de son projet de traité de sciences politiques. C’est de l’interaction entre la sphère économique et la sphère juridique / politique que résultent les modes de régulation. C’est retrouver le message de l’économie politique, enrichi par les enseignements tirés de l’observation.

43 Contrairement à ce que plusieurs commentateurs ont pu dire78, Say ne demande pas un gouvernement des experts ou des savants. Il n’ignore pas la nécessaire articulation entre savoir fondamental et diffusion de celui-ci pour modifier les comportements. « Lors donc qu’on veut traiter de l’art social sans remonter plus haut, on dresse un arbre sans racines, on crée une utopie, une rêverie plus ou moins ingénieuse. […] Et notez qu’il n’est pas nécessaire pour qu’une nation soit ce que j’appelle éclairée, qu’elle soit composée de savants ; ce n’est pas cela : il suffit que chaque personne y ait de justes idées des choses avec lesquelles elle est en rapport, et que ce bien n’est pas absolu et par conséquent chimérique, mais qu’il est graduel et qu’on doit nécessairement approcher plus près de la bonne vie sociale qu’on est plus près d’avoir des idées justes de ce qui nous intéresse79. » Say aurait pu adopter la position caractéristique de ceux qui, comme une partie du groupe des Idéologues, attribuent aux experts une place particulière dans la conduite de la vie politique, mais sa position s’affirme nettement contre une telle approche : « Quand même un monarque et ses principaux ministres seraient familiarisés avec les principes sur lesquels se fonde la prospérité des nations, que feraient-ils de leur savoir, s’ils n’étaient secondés dans tous les degrés de l’administration par des hommes capables de les comprendre, d’entrer dans leurs vues et de réaliser leurs conceptions ? La prospérité d’une ville, d’une province dépend quelque fois d’un travail de bureau, et le chef d’une très petite administration en provoquant une décision importante, exerce bien souvent une influence supérieure à celle du législateur lui-même80. »

44 Cette approche se retrouve en partie chez Cabanis, bien qu’elle ne porte pas sur la dimension économique des bases de la République : « Pour être solide et durable, il ne suffit pas à cette république d’exister dans certaines formes de gouvernement ; ses véritables bases sont les idées et ses habitudes nationales ; toutes vos institutions doivent donc avoir particulièrement pour but de lui faire jeter de profondes racines

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dans les esprits et les âmes des citoyens81. » Dans le Traité, la science économique joue un rôle de premier plan dans la formation de la raison politique du citoyen. Ce qui ne signifie pas qu’il faille opérer une coupure entre économie et politique. La position qu’il adopte est que la diffusion des connaissances est un facteur crucial pour la prise de décision du citoyen. Il écrit dans le « Discours préliminaire » de son Traité : « Pour qu’une nation jouisse des avantages d’un bon système économique, il ne suffit pas que ses chefs soient en état d’adopter les meilleurs plans en tout genre ; il faut encore que la nation soit en état de les recevoir82. » Plus loin il conclut : « Alors dans les occurrences ordinaires de la vie, dans les arts les plus usuels, on sera guidé, non par des Lumières transcendantes, mais par des notions saines ; le négociant, l’administrateur, l’artisan lui-même, sauront, non pas tout, mais tout ce qu’ils doivent savoir ; et l’on aura moins souvent l’affligeant spectacle de ces sottises, de ces fausses opérations, si fatales au bonheur des particuliers et à la prospérité des nations83. » Il s’agit de créer un langage commun entre les savants (les experts) et cette classe.

45 C’est la conception qu’il avait déjà esquissée du point de vue de la satisfaction des besoins dans la première édition du Traité en mettant l’accent sur la diffusion des connaissances. La fin du « Discours préliminaire » de la première édition du Traité est très explicite sur ce point : « Parcourez des provinces entières, questionnez cent personnes, mille, dix mille, à peine sur ce monde en trouverez-vous deux, une peut-être qui ait quelque teinture de ces connaissances si relevées dont le siècle se glorifie. On n’en ignore pas seulement les hautes vérités (ce qui n’aurait rien de surprenant) ; mais les éléments les plus simples, les plus applicables à la position de chacun. Quoi de plus rare même que les qualités nécessaires pour s’instruire ! Qu’il est peu de gens capables seulement d’observer ce qu’ils voient tous les jours, et qui sachent douter de ce qu’ils ne savent pas ! Les hautes connaissances sont donc bien loin encore d’avoir procuré à la société les avantages qu’on en doit attendre, et sans lesquels elles ne seraient que de vaines difficultés84. » La démarche est à la fois en continuité et en rupture avec d’autres tentatives85. Pour lui, la morale, qui est la science des mœurs, ne peut s’appuyer que sur ce fondement objectif qu’est le système des échanges économiques. Fonder la morale, c’est maîtriser la connaissance des conditions et des modalités de la satisfaction des besoins86. Ce sera finalement l’égoïsme éclairé87 qui servira de guide à l’amélioration morale du peuple ; l’éducation devra apprendre aux enfants à reconnaître leur véritable intérêt. Jean-Baptiste Say accordera autant d’importance à cette compréhension qui « nous éclaire sur nos vrais intérêts »88.

La Politique pratique de Jean-Baptiste Say

46 Le manuscrit du Traité de la politique pratique est essentiel, car il marque un virage dans l’approche de Say. Ce dernier réalise une modification importante par rapport à la vision développée dans Olbie : le traité d’économie politique n’est plus suffisant pour fonder la morale d’un peuple. Il faut lui ajouter un traité de politique pratique. Le projet est annoncé de la façon suivante : « Mon projet, si par impossible, ma vie et mes occupations m’en laissent le temps, serait de faire 1° un Traité ou tout du moins des Essais de Politique pratique où je montrerais qu’en politique toutes les conséquences, bonnes et mauvaises, tiennent à leurs antécédents, et nullement à la providence ou au hasard […] Je voudrais faire ensuite des Essais de morale pratique, fondés sur les mêmes bases. Puis un Traité de l’Utilité morale des religions. Après avoir donné dans l’ouvrage

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précédent un fondement solide à la morale puisqu’elle serait fondée sur les faits, je montrerai dans celui-ci que les religions sont beaucoup plus nuisibles qu’utiles89. »

47 À travers une critique des physiocrates, il s’oppose à tout principe unique d’interprétation : « Quand les économistes eux-mêmes sont venus avec leur grande maxime Laissez faire et laissez passer, cette liberté même qu’ils réclamaient, était un système. Le gouvernement se trouvait derrière toutes leurs institutions, copropriétaire de toutes les propriétés ; ils voulaient que sa pensée fut libérale, mais toujours voulaient-ils qu’il eut une pensée, qu’il put se mêler de ce qui ne le regarde pas90. » Il est « l’ébauche d’une exposition de la nature des choses relativement à la société »91, le principe de l’utilité92 n’est pas l’unique fondement de la morale et de la politique. Il lui sert simplement à évaluer ces dernières en montrant comment une morale, une religion, une institution politique peut s’avérer plus nuisible qu’utile. Il indique sur le Principe de l’utilité : « Ce qui en motive le développement dans la politique est ceci. Dans l’économie politique, on peut regarder l’utilité comme une chose de fait dont il est inutile d’étudier le principe […] En politique, la valeur des services à rendre au public n’étant point soumise à une libre concurrence […] il faut bien avoir un autre moyen d’évaluer leur utilité réelle. […] De là la nécessité de développer ce qui fonde l’utilité : le principe de l’utilité93. »

48 Say a contribué à la formation d’un système d’idées et de valeurs, une idéologie, au sens que Destutt de Tracy donne à ce mot94. Si ce système d’idées signifie qu’il aurait contribué à résoudre le problème de l’unité du corps social, de sa cohésion consistant « à faire de la société un automate, un “ordre spontané” qu’aucune volonté ni conscience n’a voulu95 », alors on ne doit pas ranger Say dans le camp de ceux qui ont contribué à le former. La conception de Say est en droite ligne de celle des Lumières et, en ce sens, elle est très éloignée de ceux qui ont pensé le marché comme un ordre spontané. Pour autant, il ne peut pas être classé dans le courant du rationalisme constructiviste. Pour lui, la loi et le pouvoir ne sont pas la cause de l’ordre social, mais bien son expression. Mais, dans cet objectif, le Traité d’économie politique ne suffit plus. Il faut produire les connaissances nécessaires à l’analyse de l’État, de son rôle. En ce sens il est très en avance sur ce qui sera développé bien plus tard sur l’évaluation des politiques publiques, du rapport entre leur coût et leur utilité sociale.

49 L’ordre politique et social ne peut pas plus être fondé sur un mystérieux droit divin que sur un contrat social comme ont tenté de le faire les philosophies du droit. « Il n’y a point de droit politique96. » En conséquence, tous ceux qui ont voulu fonder l’organisation sociale sur le droit ont bâti sur le sable, ont fait une « utopie avec des intentions bonnes ou mauvaises, favorables à la liberté comme Rousseau ou au despotisme comme Hobbes, mais également dépourvues de moyens suffisants de succès97. » Les moyens de succès ne peuvent être tirés que de la nature des choses. La Politique pratique accumule, à travers le filtre de l’intérêt éclairé, des observations historiques sur le sujet. La société ne se réduit pas à son seul aspect économique et le bien social n’est pas identifié au bien économique. Pour atteindre le bien social, le bien économique est une condition nécessaire, mais non suffisante. Le moyen d’y parvenir, c’est le progrès des connaissances sur ce qu’est la politique et toute l’administration qu’elle implique, et leur diffusion à travers l’instruction. Pour s’élever à cette connaissance, il faut avoir « perfectionné l’instrument avec lequel on conçoit, on compare, on réfléchit ; ou, selon l’expression de Condillac, avoir perfectionné sa faculté

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de sentir. De là, la nécessité de la culture générale de l’esprit ; jusqu’à ce point du moins qui suffit pour admettre les premières notions des choses sociales98. »

50 Les hommes du XVIIIe siècles, dont Say fait encore partie même s’il est un homme de la transition, conçoivent la richesse, la nature ou la langue en termes d’une disposition générale qui non seulement prescrit des concepts et des méthodes, mais aussi, plus fondamentalement, définit une manière d’être, la manière d’être de représentation. L’ensemble du système classique d’ordre, la grande taxonomie qui permet de connaître les choses par le système de leurs identités, se déploie dans l’espace ouvert à l’intérieur de soi-même par la représentation. La fin de la pensée classique coïncidera avec le retrait de la représentation ou, plutôt, avec l’émancipation de la représentation, du langage, des organismes vivants et des besoins.

Conclusion

51 Si son système d’idées signifie que Say aurait contribué à résoudre le problème de l’unité du corps social consistant à faire de la société un automate, un ordre spontané « qu’aucune volonté ni conscience n’a voulu »99, alors on ne doit pas ranger Say dans le camps de ceux qui ont contribué à le former. Sa conception est en droite ligne de celle des Lumières, et en ce sens très éloignée de ceux qui ont pensé le marché comme un ordre spontané. Il s’agit pour lui de construire un lien social qui soit débarrassé de la vue étroite des individus agissant de façon isolée, ce qui suppose une action consciente et la prise en compte du mécanisme social100, lui-même résultat de l’action des hommes.

52 Dans la Politique pratique, un chapitre devait traiter des « causes qui nuisent à l’avancement des nations ». Pourquoi les progrès sont-ils si lents en ce domaine ? Et Say de répondre : « La plupart des avantages dont jouissent les classes dominantes de la société, ou qu’elles ambitionnent, étant des avantages usurpés, nullement fondés sur des avantages réciproques et des conventions équitables, elles croient que leur sûreté et la conservation de leur autorité exige que le gros de la société ne soit pas instruit du véritable état des choses relativement à l’état social. Alors non seulement elles s’opposent à l’exacte représentation des faits et à la divulgation des abus, mais elles supposent des principes et des faits qui leur sont favorables. » Say prévoyait d’expliquer « comment le défaut d’instruction entraîne la misère et le mauvais gouvernement du peuple101 » et de montrer que seules les Lumières et la compréhension de la vie sociale permettent de réaliser l’intérêt éclairé et de s’opposer à la classe dominante et à ses pratiques spoliatrices. À cela s’ajoutent les obstacles que dresse l’opposition des forces religieuses : « Chaque fois que Mahomet avait besoin d’établir un principe ou de perdre un ennemi qui lui portait ombrage, il recevait à point nommé un feuillet du Coran. En d’autres lieux, on fait consister l’honneur à servir un imbécile ou un méchant qui nous méprise et nous opprime. La vérité n’est pas ce que je sais être vrai : c’est ce que m’enseigne de la part de Dieu ou du Prince, un docteur impertinent102. »

53 La réalisation du lien social exige que les individus se soumettent partiellement à une totalité. Cette totalité, Say la cherche hors de l’État, mais sa position n’implique en aucune façon qu’en soient méconnues, tout au contraire, les contraintes de l’action, des structures et des institutions. D’un point de vue rétrospectif, on peut parler d’un individualisme structurel ou institutionnel103. Ce développement est un combat politique au sens le plus élevé du terme contre les classes dominantes. Il est marqué

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d’un optimisme mesuré. En effet, les progrès de l’homme dans les sciences morales et politiques « sont contrariés non seulement par la faiblesse de ses organes, comme dans toutes les autres sciences, mais encore par des intérêts qui s’opposent directement à leurs progrès104 ». Car si les progrès de l’astronomie ont fait tomber tous les systèmes de Ptolémée, de Tycho-Brahé sur l’arrangement de l’univers, alors des progrès analogues « feraient tomber aussi bien des disputes sur la politique »105.

54 Ce qu’il veut donner, à travers ses écrits, ce sont les fondements solides de la République. La tradition républicaine de Say s’appuie sur les principes libéraux hérités des Lumières et elle prévoit non seulement la souveraineté de la Nation (communauté de citoyens), mais aussi l’émancipation de l’individu et son autonomie. Dans une telle perspective, il existe une analogie entre l’affranchissement d’un être collectif, la nation, et l’affranchissement du citoyen.

55 Dès lors, cette conception retentit dans ses écrits sur l’émancipation de l’individu, devient le principe fondamental qui ordonne tous les actes. Son objectif est de faire en sorte que la France échappe à cette réalité historique qu’il a vécue et que résume Raymond Aron : « France livrée tour à tour à l’égoïsme sordide des possédants, aux fureurs des révolutionnaires et au despotisme d’un seul106. » Cette base, c’est la connaissance des contraintes objectives auxquelles tous les citoyens sont confrontés dans leur recherche du bonheur. Le développement de la démocratie, de la République, ne peut pas être l’affaire de spécialistes et, s’il y a des hommes supérieurs, leur savoir doit être largement diffusé chez tous les citoyens. Et, dans un écho opposé à Rousseau, il conclut sur l’avenir de l’homme : « C’est alors que, contre l’opinion commune, il sera plus près de l’état de nature ; car nous devons penser avec Aristote que l’état de nature pour tous les êtres est le plus haut point de leur développement et d’après ce principe, l’état de nature pour les sociétés n’est pas le gouvernement patriarcal et encore moins l’association des hordes sauvages, c’est l’état où l’homme jouit au plus haut degré compatible avec sa nature, des avantages de l’ordre social107. »

NOTES

1. Jean-Baptiste SAY, Œuvres Morales et Politiques, vol. V, dans, Œuvres complètes, coordonnées par André Tiran, éditées par : Emmanuel Blanc, Pierre-Henri Goutte, Gilles Jacoud, Claude Mouchot, Jean-Pierre Potier, Jean-Michel Servet, Philippe Steiner, André Tiran, Paris, Economica, 2002. Désormais référencée : J.-B. SAY, OMP, op. cit.

2. Evert SCHOORL, Jean-Baptiste Say: Revolutionary, Entrepreneur, Economist, Routledge, 2012, p. 93-97. On trouvera, dans cette récente biographie de Jean-Baptiste Say par Evert Schoorl, un grand nombre de renseignements sur sa vie et ses écrits. S’il faut saluer le travail réalisé, il y a toutefois un point qui pose problème, c’est le traitement accordé par Schoorl à la théorie de la valeur de Say, qui est centrée sur Ricardo et Malthus en négligeant la lecture par Say des théoriciens italiens, en particulier de Pietro Verri, envers lequel il se reconnaît explicitement une dette, et qui est essentielle pour comprendre le parcours qui l’amène à se détacher de la théorie de la valeur travail

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d’Adam Smith La théorie de la valeur de Say est liée à la théorie développée dans les Méditations sur l’économie politique de Pietro VERRI. Sur ce sujet, je me permets de renvoyer à mon article, « Pietro Verri, aux origines de la théorie de la valeur et de la loi des débouchés de Jean-Baptiste Say », Revue d’Économie Politique, Éditions Dalloz, 1993, p. 445-471. On retrouve par ailleurs dans l’entourage de Jean-Baptiste Say des liens avec l’Italie à travers Ginguené et Amaury Duval. Le premier sera ambassadeur de la République française à Turin avant le consulat et le deuxième secrétaire d’ambassade à Naples en 1785 puis secrétaire de légation à Rome en 1792 3. Les archives familiales du Vaudreuil contiennent l’engagement de J.-B. Say à la Compagnie des arts, bataillon arsenal fédéré de Paris, section du Louvre. Les mêmes archives contiennent aussi un « certificat de bonne conduite » signé par l’autorité militaire de la Section armée de Molière et La Fontaine, dans lequel il est déclaré que J.- B. Say, habitant au 49 rue Montmartre, s’est enrôlé dans la garde nationale depuis août 1789 et qu’il a toujours effectué ses obligations depuis. 4. Voir Eugène TEILHAC, L’Œuvre économique de J.-B. Say, Paris, Alcan, 1927, p. 12.

5. La thèse monumentale de Marc RÉGALDO a apporté beaucoup d’informations sur son rôle à la tête de la Décade, un des principaux journaux du Directoire et du Consulat. M. RÉGALDO, Un Milieu intellectuel…, op. cit. ; ainsi que M. RÉGALDO, « La Décade et les philosophes du XVIIIe siècle », Dix-huitième siècle, 1970, vol. II, p. 113-130. 6. Ibid. 7. Sur Cabanis, Mariana SAAD, Cabanis, comprendre l’homme pour changer le monde, Classiques Garnier (collection « Histoire et philosophie des sciences, no 10), 2016 ; Laurent Clauzade, L’idéologie ou la révolution de l’analyse, Paris, Gallimard, 1998 ; Martin S. STAUM, Cabanis. Enlightenment and medical philosophy in the French Revolution, Princeton, Princeton, University Press, 1980. 8. Claude NICOLET, « L’Institut des Idéologues », in Mélanges de l’École française de Rome. Italie et Méditerranée, tome 108, no 2, 1996, p. 659-676. 9. Sergio Moravia reste la référence obligée en ce qui concerne les Idéologues : les nombreux travaux publiés depuis n’ont pas modifié sensiblement la validité de son analyse : Sergio MORAVIA, Il tramonto dell’illuminismo: filosofia e politica nella società francese (1771-1810), Bari, Editori Laterza, 1968, p. 18-19 ; La scienza dell’uomo nel Settecento: Con una appendice di testi, Bari, Editori Laterza, 1970 ; Il pensiero degli Ideologues. Scienza e filosofia in Francia (1785-1815), Firenze, La Nuova Italia, 1974 ; Filosofia e scienze umane nell’età dei Lumi, Sansoni, Firenze, 1982, (réed. 2000) ; « La filosofia degli Idéologues. Scienza dell’ uomo e riflessione epistemologica tra Sette e Ottocento », dans G. Santato (a cura di), Letteratura italiana e cultura europea tra illuminismo e romanticismo (Atti del Convegno Internazionale di Studi omonimo, Dipartimento di Italianistica, Università di Padova, 2000), Droz, Genève, 2003, p. 65–79 ; « La Société d’Auteuil et la Révolution », dans Dix- huitième Siècle, no 6, Lumières et Révolution, 1974, p. 181-191. Josiane BOULAD-AYOUB, Martin NADEAU, La « Décade philosophique » comme système, 1794-1807, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2003. Voir également la publication plus récente de Jean-Luc CHAPPEY, « Les Idéologues face au coup d’État du 18 brumaire an VIII. Des illusions aux désillusions. », dans Politix, vol. 14, n o 56 (quatrième trimestre), Inconstances politiques, 2001, p. 55-75 ; 10. Sergio Moravia fait du critère de diffusion du savoir l’un des trois critères grâce auxquels on peut définir l’appartenance au groupe des Idéologues.

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11. Sur la pensée politique des Idéologues, voir Jay W. STEIN, The Idéologues, Their Théories and Politics ; Intellectuals under the Governemnt of the French Revolution and Napoleonic Regime, thèse, Columbia University, 1952. 12. Nicolas de CONDORCET, Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain (1793-1794). Texte revu et présenté par O. H. Prior (professeur à l’Université de Cambridge). Nouvelle édition présentée par Yvon Belaval (professeur à la Sorbonne), Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 1970 (collection « Bibliothèques des textes philosophiques ») et Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, an III (1794), ouvrage posthume, Paris, Agasse, , éditeurs scientifiques : Marie Louise Sophie de Grouchy Condorcet, Pierre-Claude-François Daunou. Voir également Nicolas de CONDORCET, Tableau historique des progrès de l’esprit humain (1772-1794), édition sous la direction de J.-P. Schandeler et P. Crépel, Paris, INED, 2004. 13. Sergio MORAVIA, « Intellettuali e vita politica nell’età del Direttorio gli Idéologues », Rivista Storica Italiana, Napoli, 1966, p. 614-676, et Il pensiero degli Idéologues Scienza e filosofia in Francia (1780-1815), Firenze, La Nuova Italia, 1974 ; Il tramonto dell’illuminismo, op. cit. ; également Georges GUSDORF, La Conscience révolutionnaire : les Idéologues, Paris, Payot, 1978 ; J.-L. CHAPPEY, « Les Idéologues face au coup d’État… », art. cit. 14. La classe moyenne que J.-B. Say désigne sous le terme de « mitoyenne » est composée de ceux qui savent lire et écrire et qui vivent de leur travail et de leurs talents, dont les artisans, les entrepreneurs, les fonctionnaires…. 15. Pierre SERNA, La République des girouettes. 1789-1815, et au-delà : une anomalie politique, la France de l’extrême centre, Seyssel, Champ Vallon, 2005, p. 545. 16. Dominique JULIA, « L’institution du citoyen, Instruction publique et éducation nationale dans les projets de la période révolutionnaire (1789-1795) », dans Marie- Françoise Levy, L’enfant, la famille et la Révolution française, Plon (programme ReLIRE ; « Hors collection »), 1989, p. 123-170. 17. Voir Pierre Jean Georges CABANIS, Rapport du physique et du moral de l’homme, Paris, Crapart, Caille et Ravier, 1805, vol. I, p. 125. 18. Décade philosophique, littéraire et politique, 20 thermidor, an V (7 août 1797), volume 14, p. 284. 19. Martin S STAUM et sa synthèse, Minerva’s message, stabilizing the French révolution, Mc Gill Queen’s Collège, University Press, 1996 20. P. J. G. CABANIS, Rapport du physique et du moral de l’homme, op. cit., vol. I, p. 373.

21. Voir Nicolas de CONDORCET, Lettres d’un bourgeois de New-Haven à un citoyen de Virginie, sur l’inutilité de partager le pouvoir législatif entre plusieurs corps, dans Œuvres de Condorcet, publiées par A. Condorcet O’ Connor et M. F. Arago, Paris, Didot, 1847, vol. IX, p. 92-93. 22. Voir J.-B. SAY, OMP, op. cit.

23. J.-B. SAY, « De la liberté de la Presse », dans OMP, op. cit., p. 191–236.

24. Voir François AZOUVI (dir.), L’Institution de la raison : la révolution culturelle des Idéologues, Paris, EHESS/Vrin, 1992 ; Laurent CLAUZADE, L’Idéologie ou la révolution de l’analyse, Paris, Gallimard, 1998 ; Robert DAMIEN, « Les Idéologues ou le démon des Lumières (1789-1830) », Association Médium | « Médium », 2007/2 n o 11, p. 154-167. Toutefois, ces travaux laissent encore dans l’ombre toute la période de la Restauration,

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pour laquelle les historiens se sont davantage intéressés à B. Constant, F. Guizot, Ch. Dunoyer, Ch. Comte ou C. H. Saint-Simon 25. L’origine de cette position se trouve aussi dans les Cahiers de doléances à la veille de la révolution. Le langage utilisé dans les Cahiers est le même que celui des Idéologues. 26. Voir M. REGALDO, Un Milieu Intellectuel…, op. cit. 27. La Décade, an III, vol. 1, p. 396. 28. La Décade, an IV, vol. 3, p. 38. Voir D. JULIA, « L’institution du citoyen… », art. cit. 29. Turgot avait observé en 1775 que « la première base des mœurs » était l’instruction « prise dès l’enfance surtout les devoirs de l’homme en société ». Voir Anne Robert Jacques TURGOT, Mémoire au roi sur les municipalités, dans Œuvres de Turgot, nouvelle édition classée par ordre de matières, avec les notes de Dupont de Nemours, augmentée de lettres inédites, des Questions sur le commerce, et d’observations et de notes nouvelles par MM. Eugène Daire et Hippolyte Dussard et précédée d’une notice sur la vie et les ouvrages de Turgot par M. Eugène Daire [Paris, Guillaumin 1844], Osnabrück, O. Zeller, 1966, p. 502-550. 30. N. de CONDORCET, Mémoire sur l’instruction publique, dans Œuvres de Condorcet, op. cit. vol. VII, p. 171-172. 31. J.-B. SAY, OMP, op. cit., folio 493c de la Politique pratique. 32. La Décade, 10 germinal, an IV / 30 mars 1793, p. 42-43. 33. La Décade, an IV, vol. 3, p. 38. 34. La Décade, an VII, vol. 3, p. 149-157. 35. Voir Le Moniteur, 24 messidor, an III / 12 juillet 1795. 36. La Décade, an VII, vol. 3, p. 149-157. 37. La Décade de l’été 1795 (an III, vol. 4, p. 22). Voir Michel TROPER, Terminer la Révolution, Paris, Fayard, 2006. 38. La Décade de l’été 1795 (an III, vol. 4, p. 22). Marc Régaldo écrit ainsi : « Telle que la revue la conçoit, la “grande entreprise sociale” est d’abord une immense école qui ne s’adresse pas moins aux adultes qu’aux enfants », Marc RÉGALDO, « Lumières, élite, démocratie : la difficile position des Idéologues », Dix-huitième Siècle, no 6, 1974, p. 193-207. 39. Ce serait faire un contresens que de penser que le savoir, pour les rédacteurs de la Décade, se limite à ce qui est directement utile et à une conception proche de celle de Hobbes. Voir, pour une opinion contraire, Anne KUPIEC, « Les Idéologues et le modèle de la Révolution américaine », Les Temps Modernes, 2004/1 (no 626), p. 118-142. 40. La Décade (10 brumaire, an VII / 31 octobre 1798). 41. J.-B. SAY, OMP, op. cit., Politique pratique, chapitre IV, folios 148a-149a.

42. J.-B. SAY, OMP, op. cit., p. 191–236 en particulier p. 193.

43. Jean-Baptiste SAY, Olbie ou Essai sur les moyens de réformer les mœurs d’une nation, par J.- B. SAY (an VIII / 1800), introduction et notes de Jean-Paul Frick, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 1985, p. 122. 44. J.-B. SAY, OMP, op. cit., .

45. Richard WHATMORE, Republicanism and the French Revolution: An intellectual history of Jean-Baptiste Say’s political economy, Oxford, Oxford University press, 2000; et « Democrats and Republicans in Restoration France », European Journal of Political Theory,

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III, 1, 2004, p. 37-51. L’analyse de Richard Whatmore, intéressante par son positionnement original, présente toutefois un certain nombre de points qui méritent d’être discutés. En particulier, dans l’article cité, il attribue à Jean-Baptiste Say, la position de défense de l’égalité pour tous les citoyens. Nous considérons que Say défend plutôt l’idée d’une inégalité modérée des revenus et des conditions, en accord avec une idée qu’on retrouve aussi chez Condorcet et chez Sieyes. La perspective de l’auteur n’est pas particulièrement axée sur le rôle de l’instruction chez Say. Or, chez Say, mais aussi chez Condorcet, la question de l’instruction est fondamentale dans les fondements de la République. Dans l’ensemble l’’article est plutôt centré sur l’héritage des Lumières que sur les liens avec les Idéologues, qui jouèrent eux aussi un rôle décisif dans l’élaboration et la construction de l’instruction dans la république française. 46. Lettre de Jean-Baptiste Say à Dupont de Nemours, dans Jean-Baptiste SAY, Mélanges et correspondance d’économie politique, Texte établi par Charles Comte, Chamerot, 1833, p. 54-55. 47. L’exemple de la République de Genève est sans doute présent à l’esprit de Say : « Les années 1780 sont ainsi à Genève une époque de prospérité une peu factice, mais éclatante, et en même temps une déchéance politique où l’agilité des esprits ne trouve plus à s’exercer que sur des affaires d’argent, années de jeu, de mondanités et de frivolités. La soumission à la France n’est pas que militaire. Cette Genève [...] vit à l’abri d’une souveraineté déjà crevassée, dans une symbiose avec la France qui approche de la fusion », Herbert LUTHY, La banque protestante, Sevpen, Paris, vol II, p. 563.

48. J.-B. SAY, Olbie, op. cit., p 85. Par ailleurs, l’histoire de la république de Genève, berceau d’une partie de la famille de Say, illustre bien ce danger. Voir sur ce point H. LUTHY, La banque protestante, op. cit., p. 559-580, et appendice p. 735 : « Rappelons aussi le tournant décisif où la dépendance se transforme en protectorat français ouvert et avoué. » 49. J.-B. SAY, OMP, op. cit., écrit au folio 493c de la Politique pratique : « Quand les économistes eux-mêmes sont venus avec leur grande maxime Laissez faire et laissez passer, cette liberté même qu’ils réclamaient, était un système. Le gouvernement se trouvait derrière toutes leurs institutions, copropriétaire de toutes les propriétés ; ils voulaient que sa pensée fut libérale, mais toujours voulaient-ils qu’il eut une pensée, qu’il put se mêler de ce qui ne le regarde pas ». 50. Ph. STEINER, « Intérêts, intérêts sinistres et intérêts éclairés : problème du libéralisme chez Say », Cahiers d’Économie Politique, no 17, 1989, p. 21-40. 51. Il faut préciser que le terme « intérêt » avait un sens plus large que celui d’intérêt strictement économique. Il désignait autant des jouissances « psychologiques », comme la gloire ou la réputation, que des jouissances « matérielles ». 52. J.-B. SAY, Olbie, op. cit., p. 121.

53. Jean-Baptiste SAY, Cours Complet d’Économie Politique Pratique, t. I, Paris, Guillaumin, 1828-29, p. 49. 54. Ibid. 55. J.-B. SAY, Olbie, op. cit., p. 77. 56. Ibid. 57. Sur ce point Jean Pierre Dupuy écrit : « L’enjeu était moins de chasser la morale du domaine économique, que de montrer que ce dernier incorpore sa morale propre

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spécifique. Il y aurait eu “spécialisation” économique de la morale. De là que l’économie n’aurait jamais perdu sa référence normative [..] Selon Dumont, ce double objectif (montrer la cohérence interne du domaine, et que cette cohérence va dans le sens du bien commun) aurait été poursuivi par la double postulation de l’égoïsme (self-love) de l’homo œconomicus et du mécanisme de la “main invisible”, produisant automatiquement l’harmonie collective par l’effet de composition de ces égoïsmes individuels », Jean-Pierre DUPUY, Le sacrifice et l’envie, Paris, Calmann-Lévy, 1992, p. 76. Il est clair, à partir des citations que nous venons de donner de l’analyse conduite par Say, que celui-ci ne se rattache que partiellement à cette tradition et en particulier que toute notion de main invisible lui est étrangère, même si, chez lui comme chez Smith, l’égoïsme perd toute connotation négative, ce dernier étant parfaitement compatible avec un comportement altruiste qui accroît la satisfaction. 58. J.-B. SAY, Traité d’Économie politique, Paris, Déterville, 1803, vol. I, p. xxxiii-xxxiv. Voir également J.-B. SAY, Œuvres complètes, op. cit., vol. I, Traité d’économie politique, édition variorum (2 tomes), coordonnée par André Tiran, Paris, Economica, 2006. 59. J.-B. SAY, Traité d’Économie politique, op. cit., vol. II, p. 264.

60. Voir Emmanuelle DE CHAMPS, « Le “moment utilitaire” ? L’utilitarisme en France sous la Restauration », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, no 123, 2014, p. 73-89. 61. Voir également Philippe STEINER, « Comment stabiliser l’ordre social moderne ? Jean-Baptiste SAY , l’économie politique et la Révolution », dans Économies et Sociétés, Série Œconomia, PE no 13, 1990, p. 173-193. 62. Alexis de TOCQUEVILLE, De la démocratie en Amérique, tome II [1835], dans Œuvres complètes d’Alexis de Tocqueville, volume 2, Paris, Michel Lévy, 1864 p. 198-203. 63. Le texte est écrit à l’occasion d’un concours pour un prix proposé par la classe des sciences morales et politiques de l’Institut La question initialement posée était « quels sont les moyens les plus propres à fonder la morale d’un peuple ? », mais elle avait été ensuite reformulée en remplaçant le mot « moyens » par « institutions ». Une première version du concours n’avait pas permis de primer de lauréat en dépit d’une quinzaine de candidats (voir à ce sujet Bernardin de Saint-Pierre, an VI). Elle avait conduit Antoine Destutt de Tracy à lui apporter sa propre réponse dans un mémoire (Destutt de Tracy, an VI). Sur ce concours, voir la synthèse d’Emmanuel Blanc et André Tiran dans : J.-B. SAY, OMP, op. cit., 2003, vol. V, p. 185-190. Le texte d’Olbie a suscité plusieurs publications au cours de la période récente : Evert SCHOORL, Jean-Baptiste Say: Revolutionary, Entrepreneur, Economist, Abingdon, New York, Routledge, 2012 ; Philippe STEINER, « Comment stabiliser l’ordre social moderne ? J.-B. Say, l’économie politique et la Révolution », Économies et sociétés, PE no 13, septembre 1990, p. 173-193 ; Evelyn FORGET, The Social Economics of Jean-Baptiste Say: Markets and Virtue, London, Routledge, 1999, p. 196-243 ; Michel HERLAND, « Olbie : une “utopie” bourgeoise », dans Jean-Pierre Potier, André Tiran (dir.) Jean-Baptiste Say. Nouveaux regards sur son œuvre. Paris, Economica, 2003, p. 165-183 ; Gilles JACOUD, « Why does Jean-Baptiste Say think economics is worth studying ? », History of Economics Review, no 55 (winter), 2012, p. 29–46. 64. Olbie est la retranscription du grec Olbios qui désigne l’homme heureux. 65. J.-P. FRICK, introduction et notes, Olbie, op. cit., p. 50. On lira avec intérêt toute l’introduction, p. 5-66, de Jean-Paul Frick pour situer ce moment crucial dans la

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formation de la pensée de Say qui précède immédiatement la rédaction du Traité ainsi que l’introduction à ce même texte dans J.-B. SAY, OMP, op. cit.

66. Le texte est réédité en 1848 dans les Œuvres diverses de J.-B. Say (SAY, 1848, p. 583-615) sans toutefois les nombreuses notes qui occupent les pages 81 à 132 du mémoire. Il a fait l’objet de réédition dans J.-B. SAY, OMP, op. cit., p. 191-236. J.-B. SAY, Olbie, op. cit. La notion d’utopie a été développée depuis les origines, c’est-à-dire de Platon jusqu’au XIXe siècle. Dès le départ cette notion a été traitée avec l’organisation des systèmes politiques. À l’origine, l’utopie est un terme inventé au XVIe siècle par Thomas More. Elle sert à dénoncer les vices du monde existant. On peut, d’une certaine façon, caractériser l’utopie comme un exercice mental sur les différents modes possibles d’organisation de la société. 67. Passage souligné par l’auteur. 68. J.-P. FRICK, introduction et notes, Olbie, op. cit., p. 50.

69. Pierre Jean Georges CABANIS, Opinion sur le projet d’organisation des écoles primaires, adressée au Conseil des Cinq Cents [an VII / 1799], dans Œuvres complètes de Cabanis, membre du Sénat, de l’Institut, de l’École et Société de médecine de Paris, etc., Paris, Bossange frères, 1823, t. II, p. 429. Voir aussi Sébastien-Roch Nicolas Chamfort : « Ce serait une chose curieuse qu’un livre qui indiquerait toutes les idées corruptrices de l’esprit humain, de la société, de la morale, et qui se trouvent développées ou supposées dans les écrits les plus célèbres, dans les auteurs les plus consacrés », Sébastien-Roch Nicolas CHAMFORT Maximes et pensées, Paris, Garnier Flammarion, 1968, no 3, p. 52. Dans le manuscrit de la Politique Pratique, un des titres de chapitre envisagé était : « Qu’on ne peut fonder solidement l’ordre politique que sur l’intérêt ou les habitudes du plus grand nombre. » 70. J.-B. SAY, Olbie, op. cit., p. 74. 71. Ibid. 72. Ibid. 73. Ibid. p. 73. 74. François QUESNAY, Physiocratie, Droit Naturel, chapitre V, édition établie par Jean Cartelier, Paris, Garnier Flammarion, 1991, p. 84. Sur bien d’autres points, Say s’affirme comme un continuateur des physiocrates. 75. J.-B. SAY, OMP, op. cit.

76. J.-B. SAY, « Discours d’ouverture au Collège de France », dans Œuvres complètes, op. cit. , vol. IV, p. 340. 77. J.-B. SAY, « Œuvres morales et politiques », dans Œuvres complètes, vol. V, Economica, 2002, 954 p., p. 431. 78. Evelyn FORGET , The Social Economics of Jean-Baptiste Say: Markets and Virtue, London, Routledge, 1999, p. 196–243. 79. Jean-Baptiste SAY, annotations à Olbie sur son exemplaire personnel des Publications diverses (Bibliothèque Arnold Heertje) dans J.-B. SAY, OMP, op. cit., 2003.

80. Jean-Baptiste SAY, Traité d’économie politique, 1re éd., Paris, Déterville, 1803, vol. II, p. xxviii-xxix. 81. Pierre Jean Georges CABANIS, « Opinion sur le projet d’organisation des écoles primaires, adressée au Conseil des Cinq cents », dans Œuvres philosophiques, Paris, PUF, 1956 (2 volumes), vol. II, p. 429.

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82. La même affirmation demeure tout au long des différentes éditions du Traité d’ économie politique : 1re éd., Paris, Déterville, 1803, vol. I, p. xxix ; 3e éd., Paris, Déterville, 1817, vol. I, p. lxxii ; 5e éd., Paris, Rapilly, 1826, vol. I, p. xcvi-xcvii. Voir également, pour une approche plus comparative et complète, J.-B. SAY, Traité d’économie politique variorum, dans Œuvres complètes, vol. I, 2 t., ss la dir. De André Tiran, Paris, Economica, 2006. 83. J.-B. SAY, Traité d’économie politique, op. cit. (1re éd., 1803), vol. I, p. xliv-lvi. 84. Ibid. Ce passage, sous une forme légèrement modifiée, se retrouve en conclusion du « Discours préliminaire » des 3e et 5e éditions du Traité (3e éd., Paris, Déterville, 1817, vol. I, p. lxxviii-lxxix ; 5e éd., Paris, Rapilly, 1826, vol. I, p. ciii-civ). et dans le volume I des Œuvres complètes, op. cit. 85. Des idées similaires se trouvent chez les physiocrates, Sieyès et Condorcet : Loïc CHARLES et Philippe STEINER, « Entre Montesquieu et Rousseau ; la Physiocratie et les origines intellectuelles de la révolution française », Études Jean-Jacques Rousseau, vol. 11, 1999, p. 1-71. 86. Manuela ALBERTONE, Fisiocrati, istruzione e cultura, Torino, Fondazione Luigi Einaudi, 1979. Manuela ALBERTONE, « Du Pont de Nemours et l’instruction publique pendant la Révolution. De la science économique à la formation du citoyen », Revue française d’histoire des Idées politiques, no 20 (2e semestre), Les Physiocrates et la Révolution française, 2004, p. 353-371. 87. Philippe STEINER, « Intérêts, intérêts sinistres et intérêts éclairés : problème du libéralisme chez Say », Cahiers d’Économie Politique, no 17, 1989, p. 21-40. 88. Jean-Baptiste SAY, Olbie ou essai sur les moyens de réformer les mœurs d’une nation, Paris, Déterville, 1800, p. 5. 89. Ibid. Folio 85a. Notes rassemblées pour le plan de la Politique pratique. 90. J.-B. SAY, OMP, op. cit., écrit au folio 493c de la Politique pratique.

91. J.-B. SAY, ibid., folio 6a.

92. Sur les rapports de Jean-Baptiste Say avec l’utilitarisme, voir André TIRAN, J.-B. Say : Écrits sur la monnaie, la banque et la finance, thèse, Lyon, janvier 1993, le chapitre II, p. 28-55 ; Evert SCHOORL, « Bentham, Say and Continental Utilitarism », Bentham Newsletter, no 6, 1982, p. 8-18. 93. J.-B. SAY, OMP, op. cit., Folio 86a des « Notes rassemblées pour le plan de la Politique pratique ». Voir les « Leçons à l’Athénée » dans Œuvres complètes, op. cit., volume IV, Leçons d’économie politique, 2003. 94. Chez Antoine Destutt de Tracy (1754-1836), le créateur de ce mot, « idéologie » signifie : science des idées au sens le plus général de ce mot, c’est-à-dire des états de conscience. P. FOULQUIE, Dictionnaire de la langue philosophique, P.U.F, Paris, 1986, p 337.

95. Jean-Pierre DUPUY, Le sacrifice et l’envie, Calmann-Lévy, Paris, 1992, p. 12.

96. J.-B. SAY, OMP, op. cit., Politique pratique, chapitre IV, folios 148a-149a. 97. Ibid., « Notes rassemblées pour le plan de la Politique pratique », folio 31a. 98. Ibid., dans « Ce qu’est une nation éclairée ». 99. Jean-Pierre DUPUY, Le sacrifice et l’envie, Calmann-Lévy, Paris, 1992, p. 12.

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100. Le sens de ce terme de mécanisme social ne doit pas être ici entendu dans un sens déterministe, ou de nature très modérée. 101. J.-B. SAY, OMP, op. cit., folios 280-297. 102. Ibid. Chapitre [XX], « Quelles conditions nuisent à l’avancement des nations ? » 103. Voir sur ce point François FOURRICAUD , L’individualisme institutionnel. Essai sur la sociologie de Talcott Parsons, Paris, P.U.F, 1977 ; Raymond BOUDON et François BOURRICAUD, Dictionnaire Critique de la Sociologie, Paris, P.U.F, 1986, p. 301-309. 104. J.-B. SAY, OMP, op. cit. 105. Ibid. 106. Raymond ARON, Les Étapes de la pensée sociologique, Paris, Gallimard, 1967, p. 18.

107. J.-B. SAY, OMP, op. cit.

RÉSUMÉS

La réalisation du lien social exige que les individus se soumettent partiellement à une totalité. Mais cette totalité, Say la cherche hors de l’État, sa position n’implique en aucune façon que soient méconnues, tout au contraire, les contraintes de l’action, des structures et des institutions. Il s’agit pour lui de construire un lien social qui soit débarrassé de la vue étroite des individus agissant de façon isolée, ce qui suppose une action consciente et la prise en compte du mécanisme social. Le moyen d’y parvenir c’est le progrès des connaissances sur ce qu’est la politique et toute l’administration qu’elle implique, ainsi que l’économie et leur diffusion à travers l’instruction. C’est l’objectif de 1792 à 1832.

The realization of the social bond requires that the individuals submit themselves partially to a totality. But this totality, Jean-Baptiste Say seeks it out of the state; its position does not in any way imply that the constraints of action, structures and institutions are overlooked, rather the opposite. For him, it means building a social bond that is rid of the narrow view of individuals acting separately, which implies conscious action and taking into account the social mechanism. To achieve this, what is needed is the progress of knowledge on what is politics and all the administration it implies, as well as the economy and the dissemination of this knowledge through education. This is his objective from 1792 to 1832.

INDEX

Mots-clés : Instruction, connaissances, lien social, égalité, République Keywords : Instruction, knowledge, social bond, equality, Republic

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AUTEUR

ANDRÉ TIRAN Laboratoire Triangle CNRS, université de Lyon

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Varia

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Les Victoires et conquêtes et autres « monuments de papier ». Enquête sur le marché de la gloire au temps de la Restauration

Alain Le Bloas

1 Dans l’affrontement des deux mémoires qui caractérisa la Restauration, la gloire militaire acquise précédemment conserva aux yeux d’une partie de la population sa force symbolique et affective. Construction axiologique sur le long terme parachevée sous l’Empire1, durant lequel elle imprégna la société toute entière2, elle avait fini par devenir une valeur nationale. La défaite, l’occupation alliée, ainsi que la réaction qui s’ensuivit et qui visa particulièrement ses acteurs et ses symboles, la mirent en berne. Mais son souvenir fut vite réactivé durant le moment libéral allant de 1816 à 1820. Véhiculant une vision positive de la séquence révolutionnaire, permettant à la fois de construire un nouveau patriotisme apte à rassembler à gauche et, par son rappel, de discréditer les ultras, elle fut pour ces raisons largement utilisée comme une arme politique par l’opposition libérale3. Pour les constitutionnels s’attelant à consolider la monarchie restaurée en en faisant l’héritière de 1789, elle apparaissait tout à la fois comme une valeur réconciliatrice et un objectif politique4. Elle entrait en résonance avec tout un imaginaire martial qu’elle avait façonné et que le désenchantement consécutif à la défaite rendait encore plus désirable5. Enfin, la sortie de guerre brutale, sans aucune reconnaissance morale pour les défenseurs de la patrie, et alors que le deuil officiel bénéficiait à la seule famille royale6, fit également de la gloire un enjeu pour les vétérans comme pour les familles7. Sa prégnance est attestée par les nombreux ouvrages consacrés aux guerres de la Révolution et de l’Empire mis rapidement sur le marché. Entre 1817 et 1820, s’épanouit en particulier un véritable genre que nous proposons de nommer « monuments de papier » et qui s’inscrivait dans une filiation remontant à l’an II8. Après en avoir exclu les ouvrages portant sur une seule campagne ou un seul théâtre d’opération, ceux relevant de la stricte histoire militaire et destinés en priorité aux professionnels, ceux consacrés uniquement à la guerre civile, et enfin

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les publications diaristiques ou mémorialistes, nous y avons rangé les titres cumulant en totalité ou en grande partie les caractéristiques suivantes : premièrement, ils parcourent l’ensemble de la période 1792-1815 ; deuxièmement, ils entendent remémorer et célébrer la gloire acquise par les armées françaises durant ces années ; troisièmement, ils nomment les braves, depuis les chefs illustres jusqu’aux simples troupiers ; quatrièmement, ils se présentent explicitement comme des monuments imprimés destinés à immortaliser la geste tricolore et ses acteurs ; cinquièmement, ils visent l’admiration. Le phénomène s’imbriquait à un marché plus vaste. Attesté au temps de l’Empire9, c’est lui qui désormais, pour partie, faisait vivre la gloire comme souvenir et comme valeur. À travers l’exemple des monuments de papier, c’est sur ce marché de la gloire que l’article entend enquêter.

2 Pour commencer, nous chercherons à objectiver le marché des monuments de papier à travers les agents qui le firent vivre et la production matérielle qui le caractérisa. Les livres étant à la fois des marchandises et des biens symboliques, nous privilégierons cette dernière dimension dans un deuxième temps.

Le marché des monuments de papier

Éditeurs, auteurs et prescripteurs. L’exemple de Victoires et conquêtes

3 Charles Louis Fleury Panckoucke mit sur le marché de grandes séries qui connurent le succès et firent de lui un éditeur en vue et un bourgeois conquérant10. Parmi ces séries, il y eut les Victoires, conquêtes, désastres, revers et guerres civiles des Français de 1792 à 1815. Entre 1817 et 1822, 27 volumes parurent dans l’ordre chronologique des guerres de la Révolution et de l’Empire, pour s’achever par les Tables du Temple de la Gloire, dictionnaire biographique de tous les braves cités, et par une Couronne poétique à la gloire et aux héros. Chaque volume était illustré de plans des différentes batailles.

4 Annoncée par prospectus, la collection fut lancée par souscription11. Pour en assurer le succès, Panckoucke constitua un réseau de correspondants libraires particulièrement dense en comparaison de ceux de ses rivaux. Pour toucher le public, l’éditeur recourut surtout à la presse. Les titres libéraux, en particulier, promurent généreusement l’entreprise. Comme c’était alors l’usage, l’éditeur, ses auteurs et les journaux pratiquaient le mélange des genres12. On vit ainsi le général Beauvais de Préau, principal rédacteur de l’ouvrage, rendre compte de sa propre œuvre dans Le Mercure en ces termes : Nous affirmons, sans craindre d’être démentis par ceux de nos lecteurs qui se procureront l’ouvrage dont nous donnons aujourd’hui une idée rapidement esquissée, qu’il est impossible d’en parcourir les volumes déjà publiés, sans éprouver un vif désir de voir conduire à sa fin une entreprise vraiment nationale, qui doit orner la bibliothèque de tous les amis de la patrie, et qui fournira des documens si précieux à notre histoire13.

5 Tissot, auteur de l’introduction, était quant à lui lié à la Minerve et au Constitutionnel. Panckoucke utilisa ces recensions à des fins publicitaires en les insérant en tête de volume.

6 Les Victoires et conquêtes furent l’œuvre d’une « société de militaires et de gens de lettres » coordonnée par le général Beauvais. Mis en non-activité en 1814 et maintenu

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dans ce statut en rétorsion de son attitude durant les Cent-Jours14, il se reconvertit dans le journalisme. Il se lança parallèlement dans une prolixe carrière d’écrivain militaire. Beauvais fit appel à de nombreux informateurs, par exemple le général Foy15. L’appel au témoignage des vétérans fut repris par d’autres « sociétés » de même type. Cette fabrication collective, ou présentée comme telle, qui faisait appel au sentiment de l’honneur et au désir de reconnaissance des informateurs et/ou de leurs proches, et qui donnait l’impression d’une mobilisation de l’opinion, ne fut sans doute pas pour rien dans le succès du genre. L’introduction historique, elle, fut rédigée par Pierre-François Tissot. Profitant du succès des Victoires et conquêtes, ce dernier chercha à rentabiliser la notoriété ainsi acquise en collaborant à d’autres entreprises identiques16. Sous la Restauration, le récit de la gloire nationale devint en effet un genre auquel plusieurs hommes de lettres s’essayèrent, voire dans lequel ils se spécialisèrent, par exemple Léon Thiessé, Pierre Colau, Louis-François L’Héritier.

7 Dans le sillage du succès de Victoires et Conquêtes, mais aussi avec le souci de l’amplifier et de conserver sa position dominante sur un marché devenu concurrentiel, Panckoucke créa en 1819 deux collections annexes : les Portraits des généraux faisant suite aux Victoires et conquêtes et les Monumens des victoires et conquêtes des Français. Ces deux séries, lancées également par souscription, étaient bâties sur l’image des généraux et amiraux tricolores les plus fameux d’une part, celle des trophées conquis sur l’ennemi et des monuments d’autre part. À l’instar de leur aînée, ces deux collections furent élaborées par collecte : des dessinateurs partirent dans les musées et chez les particuliers pour reproduire portraits et monuments, dessins ensuite gravés par Tardieu. Composées de fascicules paraissant tous les vingt jours, elles furent ensuite réunies en volume. Avant que la série consacrée à la période 1792-1815 ne s’achève, Panckoucke annonça le lancement de Victoires et conquêtes des Français depuis les Gaulois jusqu’en 1792, qui parut en huit volumes. Ces deux collections furent rééditées à partir de 182817. Ainsi, durant plus de dix ans, cet éditeur réussit à se maintenir en position dominante sur le marché des monuments de papier qu’il avait en partie créé et entretenu.

Souscripteurs, lecteurs et censeurs

8 Difficile de savoir qui étaient les lecteurs des Victoires et conquêtes. Dans César Birotteau, Balzac nous dit que la petite bourgeoisie boutiquière et rentière parisienne, celle qui s’enthousiasmait pour les souscriptions libérales et éduquait ses enfants dans le culte de l’uniforme, les possédait18. Stendhal voit dans le petit négociant ou industriel voltairien de province soucieux de distinction l’acheteur archétypal du monument de papier19. À la petite bourgeoisie libérale, on peut, toujours selon Stendhal, ajouter les militaires vétérans des guerres napoléoniennes qui, tel le vieux lieutenant chargé de l’é ducation militaire de Lucien Leuwen, se remémoraient ainsi leur jeunesse20. Enfin, dernier acheteur possible, mixte du bourgeois et du soldat, l’ancien officier rendu à la vie civile, lecteur du Constitutionnel et admirateur de Béranger 21. Les listes de souscripteurs publiées dans leur dernier numéro par les Victoires et conquêtes et les Fastes de la gloire permettent d’aller plus loin.

9 Souscrire à ces collections était un acte symbolique fort. C’était acquérir un ouvrage qualifié de « monument national » et ainsi manifester son patriotisme. C’était aussi associer son nom à ceux des braves glorifiés et à ceux des co-souscripteurs. Le

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lancement des deux souscriptions se fit d’ailleurs avec succès : « Nos Braves, si long- temps, si indignement calomniés par de prétendus Français que l’étranger lui-même désavoue, ont enfin trouvé des vengeurs. [D]es souscriptions ont été ouvertes pour des ouvrages volumineux, et remplies en quelques jours22. »

10 Les Victoires et conquêtes recueillirent 2 697 souscriptions, contre 954 pour les Fastes de la gloire23. Ceci semble confirmer le succès et la position dominante de la première série, même s’il convient d’ajouter que les Victoires et conquêtes comptaient 27 volumes contre cinq pour leur concurrent, ce qui mécaniquement amplifie le nombre des acheteurs. Les souscripteurs étaient nommés dans l’ordre alphabétique, avec mention de leur état et/ou de leur lieu de résidence, parfois de leurs décorations. Sur tous ces points, la liste des Victoires et conquêtes est la plus précise. Tableau 1 : Les souscripteurs des Victoires et conquêtes et des Fastes de la gloire par profession

Militaires Métiers Ex-militaires et demi-solde Autres Non renseigné et assimilés du livre

Les Victoires 722 (26,8 %) 103 (3,8 %) 421 (15,6 %) 933 (34,6 %) 518 (19,2 %) et conquêtes

Les Fastes 163 (17,1 %) 35 (3,7 %) 192 (20,1 %) 83 (8,7 %) 481 (50,4 %) de la gloire

Total 885 (24,2 %) 138 (3,8 %) 613 (16,8 %) 1016 (27,8 %) 999 (27,4 %)

11 Un souscripteur sur quatre était militaire (tableau 1). Le poids de cette catégorie est encore renforcé si on leur adjoint les militaires retraités ou en demi-solde (dont l’importance est même certainement sous-évaluée, les civils « non renseignés » ne faisant pas forcément référence à leurs années passées sous l’uniforme). Les militaires acquéreurs des Victoires et conquêtes étaient pour l’essentiel des officiers. Si figurent dans la liste de nombreux généraux, colonels, chefs d’escadron et capitaines, qui pour la plupart avaient gagné leurs galons dans la vieille armée, on y trouve aussi un nombre impressionnant de lieutenants et sous-lieutenants, dont beaucoup n’avaient pas – ou peu – connu la guerre, ainsi que d’officiers de la Maison du roi et de la Garde royale. On est donc bien loin de l’image du militaire bonapartiste et comploteur. L’autre catégorie la mieux représentée est celle des métiers du livre, surtout des libraires. La souscription était d’abord pour eux un acte commercial : elle permettait de se procurer à un prix privilégié des ouvrages ensuite écoulés au détail ou loués dans le cabinet de lecture adjoint à la librairie ou à l’imprimerie. Certains libraires acquirent un nombre impressionnant de volumes : ainsi 189 exemplaires des Victoires et conquêtes pour Lewale, de Bordeaux. Pour les éditeurs parisiens, l’achat des livres de la concurrence permettait de s’informer et éventuellement de s’en inspirer. Pour les lithographes et graveurs comme Engelmann, c’étaient des outils de travail où puiser récits et figures. Parmi les civils autres que les professionnels du livre, on remarquera le petit nombre de boutiquiers et d’artisans et l’absence des catégories populaires (tableau 2).

12 Tableau 2 : Les professions civiles autres que les métiers du livre (les Victoires et conquêtes)

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Députés, Fonction Hommes de Négoce, pairs, Professions publique Atelier et lettres, industrie, Rentiers conseillers Autres libérales ou para- boutique artistes, finance généraux, publique scientifiques maires

153 65 284 (13 %) 185 (8,4 %) 146 (6,7 %) 35 (1,6 %) 26 (1,1 %) 39 (1,7 %) (7 %) (2,9 %)

13 Ces deux souscriptions, pour des ouvrages au contenu symbolique explosif, peuvent- elles être comparées à celles à usage politique qui marquèrent les deux monarchies censitaires24 ? Pour les nombreux professionnels du livre, qui accomplirent une opération commerciale et non un don, la réponse est bien évidemment négative. Quant aux autres souscripteurs, surtout ceux des Victoires et conquêtes, ils disposaient d’une assise financière leur permettant l’acquisition d’un ou plusieurs volumes à 6 francs 50 l’unité. Si l’on remarque la présence de personnalités du camp libéral, comme La Fayette, on y trouve aussi nombre d’officiers et de notables de toute évidence royalistes. Bref, on n’observe pas le caractère populaire, voire démocratique, ni même la coloration patriote, que la souscription aux enfants du général Foy, par exemple, fait bien ressortir25. Les mécanismes sociaux de l’adhésion, eux, par contre, furent bien ceux du phénomène souscriptif. C’est évident pour les officiers : pour la plupart sans fortune, souvent endettés, et pour l’immense majorité faibles lecteurs26, la souscription était pour eux l’expression d’un conformisme et d’une sociabilité, propres au milieu militaire, à travers lesquels l’esprit de corps s’affirmait. Malgré la modicité des soldes, on imitait par ce geste le colonel ou l’officier respecté qui avait lancé le mouvement, on exprimait également sa gratitude envers les héros du régiment et sa fierté d’appartenir à une unité que le monument de papier mettait en exergue. Les ressorts et canaux de la souscription des sociétés urbaines nous échappent, même si on peut supputer l’importance jouée par les libraires, par la presse, et, in fine, pour produire un effet d’entraînement, celle des réseaux locaux de sociabilité.

14 Les souscripteurs n’étaient pas les seuls lecteurs. La vente se fit en effet également en librairie, pour un lectorat sans doute plus populaire. Ainsi Louvel, peu instruit et faible lecteur, ne possédait que trois livres, dont les Victoires et conquêtes27. Par ailleurs, les cabinets de lecture, bien que fréquentés en priorité par une clientèle bourgeoise, contribuèrent probablement à une plus grande diffusion de la production. Mais surtout, les nombreux concurrents des Victoires et conquêtes provoquèrent l’élargissement et la démocratisation du marché. Enfin, les monuments de papier n’influèrent pas uniquement par la lecture : ils irriguèrent par le truchement d’autres supports. Nous y reviendrons.

15 Un tel phénomène, où de surcroît il était question de la Révolution, ne pouvait qu’entraîner la vigilance de l’État. Nous n’avons pourtant trouvé que deux cas de répression, et encore intervinrent-ils durant la réaction qui suivit l’attentat de Louvel. Ainsi, en 1821, Tissot, co-auteur d’un Précis des guerres de la Révolution28, fut attaqué à la Chambre par la droite ultra, relayée par le Journal de Paris, pour avoir qualifié la Convention et le Comité de salut public de « sauveurs de la patrie ». Il fut révoqué du Collège de France et sa défense dans le Constitutionnel fut censurée29. La même année, le Catéchisme du soldat français, « dédié à cette foule de braves qui, en dépit de certains

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journaux, se glorifieront toujours d’avoir appartenu À LA VIEILLE ARMÉE30 », fut saisi avant d’être finalement autorisé. Ainsi, à l’instar du théâtre, les monuments de papier ne s’attirèrent les foudres de la censure que lorsque le spectre de 1793 était agité31. Ou, dans le second cas, lorsqu’ils étaient destinés à la troupe, et donc suspectés par des autorités à la mentalité à ce moment devenue obsidionale32 de « corrompre l’armée, d’exciter ses regrets sur la chute de l’usurpateur, et d’altérer son amour pour la famille royale33. »

Un marché proliférant et concurrentiel

16 C’est entre 1817 et 1820 que le marché enfla (graphique 1). L’importance dans l’éclosion du phénomène des Victoires et conquêtes, annoncé par prospectus au tout début de l’année 1817, et dont le premier tome fut livré en avril, n’en ressort que mieux. Sitôt l’entreprise de Panckoucke annoncée et lancée, ce fut en effet l’inflation : Tous les libraires, depuis l’éditeur encyclopédique, jusqu’au dernier fripier de livres à 10 et à 6 sous le volume, font aujourd’hui des entreprises de ce genre ; accueillent tous les manuscrits, sur ce sujet, qu’on leur présente ; en commandent même, au besoin, dans le plus juste prix, aux compilateurs ordinaires qu’ils ont à leurs gages. Tous ces ouvrages, bons ou mauvais, originaux ou compilés, véridiques ou mensongers, trouvent des acheteurs, plutôt en raison de la vogue que leur donne l’esprit du jour, que par leur mérite réel, ou par l’aptitude d’un grand nombre de lecteurs à les juger34.

Graphique 1 : Production des monuments entre la Seconde Restauration et la Révolution de Juillet (source : La bibliographie de la France)

17 Les quelques monuments mis sur le marché avant 1817 bénéficièrent de cet effet d’aubaine. Ainsi Les armées françaises depuis le commencement de la Révolution35. Ou bien encore le Cornelius Népos français, de Lapierre de Châteauneuf, ancêtre des monuments de papier, réédité en 182036.

18 Le phénomène coïncida donc avec la phase de libéralisation du régime. La fierté nationale put alors à nouveau se faire entendre37. À la Chambre, les libéraux, mieux représentés, en firent l’un de leurs chevaux de bataille38. Outre l’édition et l’éloquence parlementaire, la presse d’opposition39, la chanson40, la lithographie41, le théâtre42, et jusqu’aux guides de cimetières43 s’en firent les canaux. Étienne Aignan, caricaturant le

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parti ultra sous les traits d’un personnage nommé Philoxène, s’en félicita : « Tout ce qui retrace la gloire des armées françaises importune Philoxène. La presse, les pinceaux, le burin, la lyre, le théâtre, semblent former une conjuration pour le désespérer44. » Mode dont les auteurs du vaudeville Les Bolívars et les Morillos, joué en 1819, se moquèrent tant elle était devenue envahissante : « On tapisse les murailles / De soldats et de hauts faits ; / On ne voit que des batailles / Depuis qu’on a fait la paix45. » Ces différentes expressions s’imbriquèrent et s’influencèrent mutuellement, mais, chronologiquement, ce furent bien les monuments de papier, et plus spécialement les Victoires et conquêtes, qui donnèrent le signal de départ et constituèrent probablement l’une des principales sources de documentation.

19 La concurrence devint forcenée. Pour obtenir sa part du marché, il fallait tout à la fois s’identifier à l’entreprise de Panckoucke et s’en distinguer. S’identifier en en reprenant la « marque » et la « signature » : plusieurs titres intégrèrent les mots magiques « les Victoires et conquêtes », revendiquèrent la dimension monumentale, furent l’œuvre d’une « société de gens de lettres et de militaires ». En en reprenant également certaines des « recettes » : la collection, l’adjonction d’un volume de portraits, l’appel aux témoignages… Il fallait dans ce cas se défendre du soupçon de plagiat : Si les auteurs du Manuel des Braves avaient adopté le même plan, on aurait pu les soupçonner de s’être servi d’un travail qu’ils sont loin de ne déprécier pas [sic], mais dont ils ne veulent pas être accusés d’avoir voulu s’emparer. Ils ont d’autant plus d’intérêt à se mettre à l’abri d’un soupçon, que déjà leur prospectus a fait naître des réclamations assez vives, et qu’on a voulu leur faire un crime d’avoir élevé une concurrence permise46.

20 Obtenir une part du gâteau n’était pas chose aisée, la presse étant soupçonnée de favoriser le best-seller47. Les nouveaux venus cherchèrent donc à se vendre en le critiquant. Son organisation chronologique et l’abondante tomaison en rendaient la lecture peu maniable. Fut également moqué son style par trop technique et dissertatoire. Mais surtout fut pointé son coût. Les concurrents jouèrent donc sur le format, la quantité de volumes et le nombre d’auteurs pour faire baisser les prix de revient. Pour atteindre de nouvelles franges de lecteurs, ils innovèrent quant à l’organisation et à la langue du récit, notamment en le condensant : Une société de militaires et de gens de lettres ont élevé dans le grand ouvrage des Victoires et Conquêtes, publié par Panckouke, un monument impérissable à la gloire française ; mais, ce monument, par son étendue, ne peut être visité par toutes les classes de citoyens. Le vétéran qui a transformé sa lance en soc d’une charrue, le jeune soldat, à peine sous les drapeaux, et dont tous les instans sont absorbés par les devoirs de son état, l’artisan qui travaille sans relâche pour nourrir une épouse et des enfans, ne trouveront point le loisir de l’admirer dans ses superbes et brillants détails. Cependant, tant de hauts faits méritaient de leur offrir une esquisse de ce magnifique temple de la gloire, qui tient la place de celui qu’on voulait édifier en l’honneur des armées françaises48.

21 Certains adoptèrent en tout ou partie la forme du dictionnaire biographique. Plusieurs visèrent délibérément un lectorat populaire, parfois clairement ciblé, la troupe ou les ruraux par exemple, en adoptant les codes de la littérature de colportage : des éphémérides et des calendriers militaires, notamment, ou bien encore des catéchismes ou des recueils d’anecdotes. Les éditeurs se disputèrent les meilleures signatures, par exemple Tissot qui, engagé dans deux autres monuments rivaux, n’honora jamais la parole donnée aux éditeurs des Fastes de la gloire (voir note 16).

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22 Après 1820, la production décrut jusqu’à atteindre ses basses eaux dans les années 1823-1825, avant de remonter, avec en particulier la réédition des Victoires et conquêtes, mais sans jamais atteindre les records de 1819-1820 (graphique 1). Le rétablissement de la censure suite à l’attentat de Louvel, d’une manière plus générale l’échec de l’exp érience libérale et, avec elle, de la gloire réconciliatrice, créèrent sans doute un climat moins propice si l’on se fie aux deux cas de répression évoqués précédemment. Mais le marché avait aussi atteint son point de saturation. Plusieurs collections annoncées ne virent d’ailleurs jamais le jour49. La mode de la gloire avait apparemment fini par lasser : « Messieurs les auteurs de Vaudevilles, les vieux soldats qui ont fait trembler l’Europe pendant 30 ans ennuient régulièrement chaque soir leurs compatriotes… L’Europe est bien vengée50. » En réalité, si l’engouement pour les monuments s’essouffla, et si le nouveau contexte rendit moins pertinent leur contenu éditorial, l ’intérêt du public pour les guerres de la Révolution et de l’Empire se maintint. Les mémoires prirent alors le relais. Fabrication de « teinturiers » dans les premiers temps, leur écriture fut de plus en plus le fait des témoins eux-mêmes51. Les monuments avaient tout à la fois participé à la remémoration et fourni les repères nécessaires à sa narration52.

23 Fabriqué par des entreprises « à cycle de production court53 », le monument de papier n’en appartenait pas moins à la catégorie des biens symboliques. Marchandise et même spéculation, il était aussi signification. À l’instar des dictionnaires biographiques, auxquels il s’apparentait à bien des égards, dans un espace littéraire traversé par les luttes politiques et idéologiques de la Restauration, outre la distribution des honneurs et la gestion des réputations, le monument de papier participait au combat pour l’écriture de l’histoire et l’imposition des valeurs54. C’est cette croyance, partagée par tous les acteurs, qui permet de comprendre le surgissement et le dynamisme du marché.

Une ligne éditoriale commune

Écrire l’histoire de la « guerre de la liberté »

24 Les ouvrages les plus ambitieux furent parés d’une introduction historique. Trois lieux communs reviennent. Tout d’abord, l’idée que la Révolution fut un Janus : si ses « crimes » révulsent, le patriotisme qu’elle suscita et la gloire qu’elle conquit forcent l’admiration et, dans la balance, l’emportent. Le deuxième, c’est que dans ses succès comme dans ses revers, la France a étonné le monde et s’est à jamais acquis l’admiration. Cette geste, et c’est le troisième lieu commun, ne peut se comparer avec aucune autre, si ce n’est avec celle des Anciens, que pour certains elle surpasse.

25 La périodisation est celle proposée par le titre le plus connu : victoires, conquêtes, désastres, et pour finir revers. Elle répondait à une logique chronologique mais aussi à un impératif moral : Étudions l’histoire de la guerre de la révolution pour reconnaître la limite qui sépare le droit d’une juste défense du droit de conquêtes, qui n’en est que l’imprudente continuation et la dangereuse représaille : remarquons surtout que le véritable caractère national s’est toujours renfermé dans l’exercice du premier droit, et qu’il ne s’est élancé dans le second que par une suite d’événemens hors de toute prévoyance humaine, dont l’enchaînement et la gradation n’ont permis ni à la force de résister, ni à la sagesse de se faire entendre55.

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26 Cette première lecture des vingt-trois années de guerre devait donc permettre de distinguer la guerre « juste » de la guerre « injuste ». Ce découpage et surtout la visée pédagogique qui le sous-tendait conduisaient alors inévitablement à prendre en compte le contexte politique, donc, à travers le fil de la guerre, à lire la Révolution et à en dresser un bilan. C’est sous cet angle que nous avons analysé ce matériau introductif.

27 La guerre qui opposa la France à l’Europe fut à l’origine imposée par les rois. Elle fut pour cette raison une guerre de défense nationale et une « guerre de la liberté ». L’élan de 1792, les soldats de l’an II et leurs généraux inspirent à tous les auteurs des moments de bravoure. Les premières conquêtes, jusqu’à la campagne d’Italie, sont justifiées : menées par des soldats-citoyens mus par le patriotisme, elles furent la poursuite de la défense nationale ; elles avaient pour but de guerre la paix et non l’expansion ; elles permirent d’exporter la Révolution et de changer l’histoire du monde. C’est à une appréciation positive de la Révolution, celle de 1789 et de la patrie en danger, dont les libéraux se réclamaient, que ces lignes donnent lieu. C’est elle qui a fait d’un peuple brave un peuple invincible : « Il était réservé à la révolution française d’exalter les courages, d’endurcir nos soldats aux fatigues, de les élever au-dessus des guerriers de tous les pays56. » Si la Terreur est condamnée, les foules révolutionnaires honnies, la stasis déplorée, l’œuvre militaire de la Convention est admirée. Tout change avec Bonaparte. Le jugement sur ce dernier est partagé. On reconnaît son génie militaire. On s’extasie à chaque bataille gagnée et à chaque conquête. On note avec des accents chauvins que la gloire française atteignit avec lui son apogée. Mais on condamne sans réserve le « tyran », et au chagrin suscité par la défaite finale s’ajoute la satisfaction d’un retour espéré à la paix et à l’ordre constitutionnel. Avec Bonaparte, l’armée changea en effet : L’amour de la patrie anime toujours nos armées, mais ce patriotisme est moins pur. Ce n’est plus aux chants de la liberté que nos soldats iront à la victoire ; ils ne combattront plus par le seul instinct de la valeur, avec le désintéressement des vertus républicaines. La victoire ou la mort, tel est toujours le but que leur courage se propose ; mais leurs travaux ont besoin d’être récompensés, et la gloire militaire va devenir le degré des honneurs et de la fortune57.

28 La guerre qui était révolutionnaire devint alors l’instrument des ambitions d’un seul homme : Nous avions fait la guerre aux rois pour notre indépendance, maintenant nous la faisons à un peuple pour l’ajouter à notre empire, en lui donnant un maître. […] Nous avons changé de rôle. Jadis nous étions les héros de la patrie, des Romains ou des Spartiates armés pour la défense de la liberté ; nous ne sommes plus maintenant que les premiers soldats du monde58.

29 Miné par son ambition, grisé par ses victoires et incapable de maîtriser l’engrenage des conquêtes, Napoléon sombra dans l’hubris. La guerre d’Espagne fut le premier désastre et le début de la révolte des nations. Si le responsable est sévèrement jugé, y compris et surtout pour avoir provoqué la reprise de la guerre en 1815, les revers de la fin sont cependant magnifiés et on lit dans leur narration le début d’une culture de la « défaite glorieuse59 ». L’opération de sublimation des défaites apporte au récit la dimension « esthétique » propre au genre héroïque : l’échec final et la douleur rétrospective sont les ingrédients permettant en effet de transformer l’ensemble de la séquence en une mythologie et les vaincus en héros60.

30 Dans ces introductions, du moins celles des premiers monuments, on ne trouve aucune trace de bonapartisme, bien au contraire. Sur le marché de la gloire, avant 1821, plus

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que la légende napoléonienne, c’est en effet la gloire nationale que l’on trouvait61. Et, dans les monuments de papier, c’est la Révolution qui avait la primauté. À les lire, c’est elle qui suscita la bravoure des Français et les rendit invincibles. Et en leur léguant le patriotisme, c’est elle qui conduisit la Grande Armée. Ainsi les libéraux, en dissociant le césarisme de la gloire nationale, purent à la fois incorporer les guerres impériales dans la « guerre de la liberté » et sublimer les défaites finales62.

Réparer, réinsérer, pacifier

31 Le retour à la vie civile concerna près d’un million d’hommes. Cette armée deux fois vaincue fut non seulement brutalement licenciée, mais ses membres ne bénéficièrent pas de cette « économie morale de la démobilisation » par laquelle, à l’ère de la guerre nationale, la collectivité manifeste matériellement et symboliquement sa dette envers ses défenseurs63. Bien que dans leur majorité soulagés par la survenue de la paix et légalistes, les vétérans laissés à eux-mêmes, stigmatisés, victimes de la terreur blanche, placés sous surveillance policière, eurent le sentiment d’une profonde injustice64. Impression renforcée par la politique symbolique du régime, en particulier au temps de la Chambre introuvable, qui chercha à effacer rageusement tout ce qui rappelait par trop la Révolution et l’Empire, et par celle des occupants, qui s’en prirent aux traces de leurs défaites passées et récupérèrent les trophées conquis par leurs anciens vainqueurs. La gloire de la vieille armée fut niée : ses trophées et reliques furent dispersés, ses régiments dissous. Le mérite de ses guerriers fut dévalorisé : de nombreux officiers furent placés en demi-solde65 et la légion d’honneur, bien que maintenue, fut à la fois affaiblie et concurrencée66. Le sentiment d’injustice redoubla d’autant plus que les grades et les honneurs furent à nouveau distribués selon une logique d’Ancien Régime, du moins jusqu’en 1818.

32 Les monuments de papier et, de façon plus large, le marché de la gloire répondaient donc à la fois à un besoin de fierté nationale et à un souci de réparation. « Panthéon », « colonne », « temple de la gloire », « temple de mémoire », ou encore « trophée », ces ouvrages recouraient presque tous à la métaphore monumentale : On se rappelle l’époque de nos dernières guerres, où, après d’éclatans faits d’armes, pour entretenir cet enthousiasme militaire dont on avait besoin pour des entreprises nouvelles, plus étendues et plus audacieuses encore, il fut question d’élever un temple à la Gloire […]. Mais ce que le marbre n’aurait pu faire qu’avec de si pénibles efforts, ce qu’il eût conservé quelques siècles peut-être, la presse peut le faire sans peine et pour toujours ; la presse qui, dans son infatigable activité, se renouvelle d’âge en âge ; qui, réalisant la fable du phénix, renaît de ses propres cendres ; la presse dont les monumens sont indestructibles, parce que le temps les multiplie au lieu de les anéantir. En ce sens, le recueil que cet article a pour objet pourrait être, sans figure, considéré comme l’exécution plus exacte, plus complète et plus durable du plan que nous venons de rappeler avec cette différence qu’il ne s’agit plus ici d’enflammer les imaginations, mais de fixer d’honorables souvenirs ; d’exciter une nouvelle ardeur guerrière, mais d’inscrire dans le temple de la paix le nom de ceux qui se sont illustrés de nos jours dans la carrière des armes67.

33 En l’absence de monuments et de rites officiels, en l’absence également de la plupart des corps, proches et vétérans développèrent des rites alternatifs, comme la promenade funéraire au Père-Lachaise, transformé en machine à gloire nationale68, durant laquelle on procédait à des offrandes florales et/ou poétiques69. On vit d’ailleurs

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dans le même temps se multiplier les guides de cimetières qui, pour le Père-Lachaise du moins, attiraient l’attention des visiteurs sur les tombes des généraux et maréchaux ainsi que sur quelques cénotaphes comme celui du dragon Lagrange70. Contre-don aux braves, les monuments imprimés purent aussi répondre à ce besoin pour les survivants et les familles de se souvenir des morts et de donner un sens au deuil.

34 Dans plusieurs titres, ainsi que dans les recensions que la presse libérale leur consacra, revient le leitmotiv du soldat-laboureur qui troque l’épée contre la charrue. Cette figure apparaît sur la toile et sur la scène vers 1818-181971. Bien des thèmes des vaudevilles militaro-agrariens de la Restauration semblent en réalité provenir du discours des monuments de papier. Celui du retour à la vie civile et de la fécondation du sol patriotique, donc, comme ceux de la narration, de l’exaltation chauvine, ou encore de la transmission : Ces braves élèveront leurs enfans dans les véritables sentimens de l’honneur, noble émanation de l’amour de la patrie ; et ceux-ci, électrisés au récit des exploits de leurs pères, fiers d’être les rejetons de tant de gloire, béniront la France, et jureront de mourir, s’il le faut, pour son indépendance et pour son bonheur72.

35 Celui également du vétéran prêt à reprendre l’épée si besoin était. Et le thème du soldat-laboureur dont la charrue exhume le corps et les trophées d’un camarade oublié, métaphore de la remémoration de la gloire et du deuil inaccompli, est la mise en image de l’entreprise engagée par les monuments. Mais surtout, comme le soldat-laboureur, les monuments de papier avaient une visée pacificatrice et réconciliatrice. Outre qu’ils exaltaient la paix retrouvée et appelaient à méditer sur les dangers de la guerre et des révolutions, ils louaient Louis XVIII et surtout la Charte, mise en ordre constitutionnelle des valeurs pour lesquelles les vétérans avaient combattu et que Bonaparte avait perverties. En liant la gloire de l’ancienne et de la nouvelle France, ils réincorporaient la seconde dans la mémoire nationale tout en en faisant un aboutissement téléologique, et faisaient de la gloire et de l’admiration un ciment social : « Dans ce précis, ils verront combien le courage élève l’ame [sic] ; combien il peut rapprocher les distances, en plaçant sur la même ligne des hommes qui semblaient devoir être séparés par une barrière éternelle73. » En incorporant les héros de la Vend ée, eux aussi oubliés74, ou tout simplement en choisissant de ne pas évoquer la guerre civile, les monuments de papier proposaient une « paix des braves ». La guerre d’Espagne de 1823, prise en compte par les productions les plus tardives, en amalgamant la vieille et la nouvelle armées, fut présentée comme l’aboutissement de cette réconciliation par la gloire. C’est donc une « sortie de guerre » et une « démobilisation culturelle »75, longtemps différées, et dont le soldat-laboureur fut l’allégorie76, auxquelles les monuments de papier cherchèrent à concourir. Il était aussi l’incarnation d’un nouvel héroïsme, alors promu par les libéraux, fondé sur la mémoire de la gloire passée, certes, mais laissant place à d’autres formes de civisme et d’ exemplarité que le seul héroïsme militaire77. La réconciliation avait toutefois ses limites. Ainsi Aignan, qui célébra dans les monuments « une grande famille qu’après de longues divisions rassemble le foyer paternel78 », en exclut l’émigré et ultra « Philoxène ».

36 La mythification des armées tricolores, puis la dénonciation de la damnatio memoriae qui s’abattit sur les braves imposaient l’idée de la faute. Cette opération de « mise-en- scandale79 » conduisait à la réparation d’une dette par la singularisation et l’admiration.

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Distinguer et admirer

37 Dans un monument destiné à un lectorat populaire figure un conte intitulé « Les deux noblesses80 ». L’auteur y moque le baron de la Ganacherie81, vieil émigré revenu dans les fourgons de l’étranger, qui suspecte les vétérans de son village de se réunir dans une auberge pour manigancer un complot. À force d’insistance, l’ultra arrache au sous- préfet dubitatif une perquisition. Accompagné des gendarmes, ce dernier découvre une pacifique société de braves évoquant leur jeunesse glorieuse et un aubergiste admiratif, consignant dans un cahier tous ces précieux souvenirs. Le fonctionnaire, incarnation du personnel administratif de l’Empire sur lequel la Restauration libérale entendait désormais s’appuyer, accepte alors de trinquer avec les vieux défenseurs de la patrie, au grand dam de la Ganacherie ridiculisé. Ce conte métaphorise la mise par écrit de la gloire de la vieille armée qui s’opérait à ce moment et la réconciliation entre Français de bon sens qu’elle était censée favoriser. Il met également en scène les deux formes de distinction qui s’affrontaient. De cette histoire, le père Roger, patron de l’auberge, conclut en effet qu’il existe désormais deux noblesses : Toutes deux ont une source pure : l’une, dans le sens où vous l’entendez, atteste un mérite rétrograde ; c’est la noblesse héréditaire que personne ne conteste à Monsieur de la Ganacherie. […] L’autre tient au mérite personnel ; c’est la noblesse des sentimens, et, pour le bonheur de la société, l’on trouve encore en France bien des gens qui, comme notre digne sous-préfet, possèdent l’un et l’autre.

38 Constat auquel acquiesce le sous-préfet qui ajoute « que l’une obtient des hommages, et que l’autre commande le respect : cette dernière est éminemment le partage du militaire français82 ».

39 Au même titre que les dictionnaires biographiques, les monuments de papier participèrent à la lutte acharnée entre ces deux formes d’évaluation des réputations mises en relief : la tradition et la légitimité d’un côté ; le talent et le mérite de l’autre. À travers la reconnaissance de la valeur des individus, c’étaient une passion et des valeurs symboliques fortes qui étaient en jeu. Et dans cette lutte, avec la « biocratie83 » comme juge, la Révolution et la contre-révolution s’affrontaient : LES FASTES DE LA GLOIRE seront une nouvelle légion d’honneur, où des services réels motiveront seuls l’admission ; ils seront désormais un véritable nobiliaire national, le seul conforme aux principes de cette égalité politique qui nous est garantie par la charte ; le seul enfin où l’on ne puisse obtenir d’autre supériorité que celle qui est marquée par le mérite84.

40 Les noms devenaient ainsi un moyen de propagande. Alors que le roi s’était arrogé le monopole des hommages publics, ils devenaient aussi une forme d’opposition. Le général Foy, fort critique envers les Victoires et conquêtes, lui reconnaissait toutefois ce mérite : « Il sert à graver une foule de noms dans les cerveaux du peuple85. »

41 Fidèles au legs de l’héroïsme démocratique des temps révolutionnaires, les monuments de papier mettaient en valeur les braves de tous les grades, depuis le simple tambour jusqu’au maréchal ; le texte, les listes et les index les plaçaient l’un à côté de l’autre selon la logique narrative ou selon l’ordre alphabétique. Cette mise en avant des humbles était revendiquée : « C’est particulièrement à l’illustration plébéienne que les Fastes de la Gloire sont consacrés. La justice et la nécessité l’ordonnaient ainsi 86. » Elle correspondait à la conviction de nombreux vétérans que l’héroïsme alors, plus que de l’exceptionnalité d’un individu, émana de l’armée toute entière incarnant la nation87. Les reniements des années 1814-1816 expliquent aussi cette mise en avant des soutiers

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de la gloire, devenus contre-figures de la « girouette88 ». Par ailleurs, une fois le soulagement procuré par l’arrêt de la guerre oublié, un sentiment de petitesse, symptôme du « mal du siècle », s’empara de certains, qui virent alors dans les soldats de la vieille armée des géants : « Le cœur aime à se reposer sur le vaste tableau des merveilles de la valeur française ; là, il retrouve enfin le bonheur d’admirer89. »

42 Selon quels critères d’évaluation et par quels acteurs les noms étaient-ils distingués dans les monuments ? L’équipe des Victoires et conquêtes voulait qu’on puisse « y lire les noms de tous les guerriers qui ont acquis des droits plus particuliers à la reconnaissance, à l’intérêt ou à l’hommage de leurs concitoyens, par les actions mémorables qui ont signalé leur carrière militaire90. » Pour les réputations déjà faites, les noms s’imposaient naturellement. Pour les simples troupiers, sous-officiers et officiers subalternes, qui fournirent la masse des patronymes, les auteurs s’adressèrent au public : les impétrants à la reconnaissance eux-mêmes, ou, pour une évaluation posthume ou encore celle d’un soldat retombé dans l’anonymat de la vie civile et ne possédant pas les moyens ou la volonté de se mettre en avant, les amis, les camarades, les parents, voire les anciens ennemis. Les auteurs disaient accepter les rectifications et réclamations91. L’évaluation n’en était pas moins objectivée. Pour figurer dans les Fastes de la Gloire, les postulants ou leurs défenseurs devaient fournir le récit de leurs actes de bravoure appuyé sur des pièces telles que des états de service, un mémoire de proposition pour la légion d’honneur, etc. Les Victoires et conquêtes réussirent ainsi à mettre en valeur des milliers de noms et de faits s’y référant : « il n’y a pas une famille en France qui ne puisse se glorifier d’[y] trouver place92. » Les autres monuments, moins volumineux, durent faire des choix qui suscitèrent des déceptions. L’équipe des Fastes de la Gloire le justifia ainsi : Une entreprise de cette nature n’est pas impossible ; mais elle est trop gigantesque et trop dispendieuse pour présumer qu’elle se réalise jamais. D’ailleurs, parvînt-on à compléter de la sorte les archives de l’honneur français, leur étendue serait un obstacle à ce qu’elles devinssent un livre populaire, et le but d’entretenir par les exemples se multipliant à l’infini, et ne se présentant plus assez sous un jour varié, se rangeraient dans la catégorie des choses ordinaires : on se familiarise avec ce qui avait d’abord surpris. On ne s’étonne plus de ce qu’on a vu : la similitude et l’uniformité empêchent d’admirer. Les traits les plus sublimes, s’ils s’offrent à l’esprit comme la répétition d’un objet qui l’a déjà frappé, perdent leur caractère enthousiastique [sic] : la magie des prodiges s’évanouit, ils n’enflamment plus les cœurs93.

43 Outre les raisons financières invoquées, in fine ce sont donc d’abord des impératifs narratifs et pédagogiques qui guidèrent la sélection des noms, lesquels étaient d’abord liés à un fait délivrant une action, un exemplum, un trait d’esprit et, pour les ouvrages à lectorat populaire, une joyeuseté, voire une gaillardise94. Les noms, avant la singularisation des individus, permettaient l’écriture d’une épopée et la mise en scène d’une morale en action compréhensibles par le plus grand nombre en vue de célébrer et d’admirer un collectif héroïsé et, à travers lui, la transcendance qui l’avait fait agir.

44 Pour fonctionner et pour fabriquer de la communauté, l’admiration a cependant besoin de singularité95. Parmi les milliers de noms, se détachent donc certains qui se virent accorder une notice biographique plus ou moins longue, parfois un portrait, voire le fac-similé de leur écriture. Il s’agit des grandes figures militaires, parmi lesquels les héros. Ces grands singuliers, dont la réputation avait déjà dépassé le milieu des proches et des pairs pour les faire entrer dans le champ de la célébrité et, pour les seconds, dans celui de la gloire, étaient admirés pour eux-mêmes et offerts en modèles. Les

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monuments imaginaires jouèrent probablement un rôle dans la validation des héros militaires de l’ère révolutionnaire et impériale qui seront honorés et statufiés durant la monarchie de Juillet. Ils créaient en effet une solidarité structurale au sein de la population des braves, contribuant ainsi à définir le champ de la grandeur qui fait vivre les héros96.

45 Les monuments de papier donnèrent lieu à un phénomène éditorial. C’est entre 1817 et 1820 qu’il fut le plus marquant. De façon concomitante, la gloire et les braves furent célébrés par l’imprimé, la chanson, le théâtre, l’image, etc. C’est donc un véritable marché de la gloire qui surgit alors. Son éclosion traduit à la fois le désenchantement d’une partie de la population, ainsi que l’âpreté des luttes politiques. On y découvre aussi une proposition de remise en ordre de la société postrévolutionnaire par laquelle, avec la gloire nationale comme mémoire reconnue, nation et royauté se réconcilieraient et l’ultracisme serait exclu. Le phénomène des monuments déclina à partir de 1820. Outre la saturation du marché, l’échec du compromis que les monuments proposaient l’explique. L’essor du mythe de Napoléon proposant un héroï sme fondé sur l’exceptionnalité, quand celui des monuments reposait d’abord sur un collectif, y participa également probablement. Comme les autres biens symboliques du marché de la gloire, ils concoururent cependant à la fabrication d’objets culturels de longue durée, comme le chauvinisme, les héros militaires et la figure du soldat- laboureur. Gageons qu’ils contribuèrent aussi à alimenter le « mythe de la guerre97 » et, malgré leur critique du césarisme et de l’expansionnisme conjoint, la légende napoléonienne.

NOTES

1. Robert MORRISSEY, Napoléon et l’héritage de la gloire, Paris, PUF, 2010. 2. Jean-Paul BERTAUD, Quand les enfants parlaient de gloire. L’armée au cœur de la France de Napoléon, Paris, Aubier, 2006. 3. Francis DÉMIER, La France de la Restauration (1814-1830). L’impossible retour du passé, Paris, Gallimard, « folio histoire », 2012, p. 303-304. 4. Voir, par exemple, la libération du territoire, la loi Gouvion Saint-Cyr, ou encore la réintégration des élites impériales dans le personnel administratif et politique. 5. Hervé MAZUREL, Vertiges de la guerre. Byron, les philhellènes et le mirage grec, Paris, les Belles Lettres, 2013, p. 151-259 ; idem, « Enthousiasmes militaires et paroxysmes guerriers », dans Alain Corbin (dir.), Histoire des émotions. 2. Des Lumières à la fin du XIXᵉ siècle, Paris, Le Seuil, 2016, p. 227-256. 6. Emmanuel FUREIX, La France des larmes. Deuils politiques à l’âge romantique (1814-1840), Paris, Champ Vallon, 2009, p. 135-218. 7. Nathalie PETITEAU, « La Restauration face aux vétérans de l’Empire », dans Jean-Yves MOLLIER et al. (dir.), Repenser la Restauration, Paris, Nouveau Monde Éditions, 2005, p. 31-43 ; idem, Lendemains d’Empire. Les soldats de Napoléon dans la France du XIXᵉ siècle, Paris, La Boutique de l’Histoire, 2003, p. 92-96 et passim.

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8. L’on songe au Recueil des actions héroiques et civiques des républicains français. Présenté à la Convention nationale, au nom de son comité d’instruction publique ; par Léonard Bourdon, député par le département du Loiret. Imprimé par ordre de la Convention nationale, Paris, Imprimerie nationale, an II. Sur la survivance de cet héroïsme militaire démocratique après Thermidor, voir Bernard GAINOT, « Persistance d’une culture de l’héroïsme républicain sous le Directoire : le Recueil des actions héroïques ou le livre du soldat français, du général Championnet (1798-1799) », dans Serge Bianchi (dir.), Héros et héroïnes de la Révolution française, Paris, Éditions du CTHS, 2012, p. 179-194. 9. J.-.P. BERTAUD, op. cit., ch. 7 en particulier. 10. Jean-Yves MOLLIER, L’argent et les lettres. Histoire du capitalisme d’édition, 1880-1920, Paris, Fayard, 1988, p. 20-47. 11. Sur l’économie de l’édition au temps de la Restauration, Frédéric BARBIER, « L’économie éditoriale », dans Roger Chartier et Henri-Jean Martin (dir.), Histoire de l’édition française. 2. Le livre triomphant, 1660-1830, Paris, Promodis, 1984, p. 558-569. 12. Phénomène dénoncé en son temps par Balzac dans les Illusions perdues. 13. Le Mercure de France, 19 juillet 1817. 14. Sans compter qu’il était fils de régicide. 15. Jean-Claude CARON, Les deux vies du général Foy (1775-1825), guerrier et législateur, Ceyzérieux, Champ Vallon, 2014, p. 30. 16. Les Fastes de la Gloire, ou les braves recommandés à la postérité ; Monument élevé aux Défenseurs de la Patrie, par une société d’hommes de lettres et militaires sous la direction de M. Tissot, Paris, Ladvocat- Raymond, 1818-1822, 5 vol. (engagement de Tissot qui ne sera finalement pas honoré, cf. infra) ; Trophées des armées françaises depuis 1792 jusqu’en 1815, Paris, Le Fuel, 1819-1820, 6 vol. ; Précis, ou histoire abrégée des guerres de la Révolution française depuis 1792 jusqu’en 1815. Par une société de militaires, sous la direction de M. Tissot, professeur de poésie latine au Collège de France, Paris, Raymond, 1821, 2 vol. 17. Sous le titre suivant : Victoires, conquêtes, désastres, revers et guerres civiles des Français, depuis les tems les plus reculés jusques et y compris la bataille de Navarin. 18. Honoré DE BALZAC, La Comédie humaine.VI. Histoire de la grandeur et de la décadence de César Birotteau [1837], Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1977, p. 174. 19. STENDHAL, Courrier anglais. III. New Monthly Magazine [1828], Paris, Le Divan, 1935, p. 400. 20. Idem, Romans. I. Lucien Leuwen, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1952, p. 827. 21. Honoré DE BALZAC, Les Employés [1838], Paris, Gallimard, « folio », 1985, p. 138-139. 22. Le coin du feu des Braves ou manuel des militaires français rentrés dans leurs foyers. Revue sérieuse et comique de traits (la plupart inédits ou peu connus) d’héroïsme, d’humanité, de grandeur d’âme et de présence d’esprit ; de mots heureux, aventures, saillies et joyeusetés des Guerriers français, pendant et depuis la Révolution. Précédée des Deux noblesses, anecdote récente. Publié par C. S. DES R., Éditeur du Petit conteur de Poche, du Diable Ermite, etc., Paris, Ledentu, 1818, p. V-VI. 23. Victoires, conquêtes, désastres, revers et guerres civiles des Français de 1792 à 1815, par une société de militaires et de gens de lettres, Paris, Panckoucke, 1822, vol. 26, en annexe (69 pages) ; Les Fastes de la Gloire…, op. cit., vol. 5, 1822, p. 440-448. 24. Emmanuel FUREIX, « Souscrire pour les morts. Un don politique sous la Restauration et la Monarchie de Juillet », Hypothèses, 2002/1, p. 275-285. 25. J.-C. CARON, Les deux vies du général Foy…, op. cit., p. 216-228. 26. William SERMAN, Les officiers français dans la nation (1848-1914), Paris, Aubier, p. 223-226. 27. Gilles MALANDAIN, L’introuvable complot. Attentat, enquête et rumeur dans la France de la Restauration, Paris, EHESS, 2011, p. 242. 28. Précis, ou histoire abrégée des guerres de la Révolution française…, op. cit. 29. Pierre-François TISSOT, À M. de Puymaurin, membre de la Chambre des Députés, Paris, Bailleul , 1821 ; idem, Réponse de P.-F. Tissot, successeur de M. Delille au Collège royal de France à un article du

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Journal de Paris du 14 février 1821, Paris, Imprimerie de Fain, 1821 ; Lettre à M. P.-F. Tissot, sur sa révocation de la place de professeur de poésie latine au Collège royal de France, Paris, Raymond/Bataille et Bousquet, 1821. 30. Constant TAILLARD, Catéchisme du soldat français ou dialogue historique sur les campagnes modernes de l’armée française, Paris, Librairie de Brissot-Thivars, 1822 (2ᵉ édition), p. II. 31. Odile KRAKOVITCH, « La Révolution à travers le théâtre de 1815 à 1870 : à chaque génération sa peur », dans Maurice Aghulon (dir.), Le XIXᵉ siècle et la Révolution française, Paris, Créaphis, 1992, p. 57-74. 32. Gilles MALANDAIN, op. cit. 33. Le Moniteur, le 14 janvier 1821. 34. Le Mercure de France, le 9 août 1817. 35. Les armées françaises depuis le commencement de la Révolution jusqu’à la fin du règne de Bonaparte ou recueil de traits de bravoure, de beaux faits d’armes, de réponses ingénieuses, de mots piquans de tous les militaires français ; suivi d’une table chronologique de toutes les batailles livrées par les armées françaises, depuis 1792 jusqu’en 1815 [1815], Paris, Ledentu, 1817 (3e édition revue, corrigée et augmentée). 36. Agricol-Hippolythe LAPIERRE DE CHÂTEAUNEUF, Histoire des grands capitaines de la France pendant la guerre de la liberté (de 1792 à 1802), Paris, Lanoé, 1820. Le Cornelius Nepos français fut édité à plusieurs reprises entre 1803 et 1811. 37. Dans un article de novembre 1817 consacré au phénomène des monuments de papier, Léon THIESSÉ met en relation libéralisation en cours et anamnèse de la gloire, dans « La gloire militaire », Lettres normandes, janvier 1818, p. 93-100. 38. Jean VIDALENC, Les demi-solde. Étude d’une catégorie sociale, Paris, Librairie Marcel Rivière, 1955, p. 194-196. 39. Ephraïm HARPAZ, L’école libérale sous la Restauration : le « Mercure » et la « Minerve », 1817-1820, Genève, Droz, 1968, p. 240-241. 40. Jean TOUCHARD, La gloire de Béranger, Paris, Armand Colin, 1968, vol. 1 ; Philippe DARRIULAT, La Muse du peuple. Chansons politiques et sociales en France, 1815-1871, Rennes, PUR, 2006, p. 96-102. 41. Charlet. Aux origines de la légende napoléonienne, 1792-1845, Boulogne-Billancourt/La Roche-Sur- Yon, Bernard Giovanangelli Éditeur, 2008. 42. Théodore MURET, L’histoire par le théâtre, 1789-1851. 2. La Restauration, Paris, Amyot, 1865, p. 127-136 ; Gérard DE PUYMÈGE, Chauvin, le soldat-laboureur. Contribution à l’étude des nationalismes, Paris, Gallimard, 1993, p. 68-72. 43. Cf. infra. 44. La Minerve, janvier 1819, article reproduit dans Victoires, conquêtes, désastres…, op. cit., vol. 13, 1819. 45. Cité par Théodore MURET, L’histoire par le théâtre…, op. cit., p. 128. 46. Manuel des Braves ou victoires des armées françaises en Allemagne, en Espagne, en Russie, en France, en Hollande, en Belgique, en Italie, en Egypte, etc., dédié aux membres de la Légion d’honneur, Paris, Plancher, 1817, vol. 1, p. IX-X. 47. Ibid., vol. 2, p. X. 48. ISNARD DE SAINTE-LORETTE, Résumé des victoires, conquêtes, désastres et revers des armées françaises de 1792 à 1823, Paris, Corbet aîné, 1824, p. I. 49. Le Panthéon militaire, de Hyacinthe FOSSEY, chez Firmin Didot, ou le Journal militaire de la Révolution française, chez Esneaux, en 1822, par exemple. 50. Le Courrier des spectacles, décembre 1824, cité dans Jean LUCAS-DUBRETON, Le culte de Napoléon, 1815-1848, Paris, Albin Michel, 1959, p. 241, note 3. 51. La « fièvre » des mémoires qui succéda à celle des monuments obéit au même processus éditorial. On trouve à l’origine trois collections mères qu’imitèrent en s’y référant collections

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secondaires et volumes isolés : voir Damien ZANONE, Écrire son temps. Les Mémoires en France de 1815 à 1848, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2006, p. 32. 52. Nathalie PETITEAU, Écrire la mémoire : les mémorialistes de la Révolution et de l’Empire, Paris, La boutique de l’histoire, 2012, p. 121-122. 53. Pierre BOURDIEU, Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Le Seuil, « Points Essais », 1998, en particulier p. 235-247. 54. Jean-Luc CHAPPEY, Ordres et désordres biographiques. Dictionnaires, listes de noms, réputation des Lumières à Wikipédia, Seyssel, Champ Vallon, 2013. 55. Le Moniteur, le 13 octobre 1817. 56. Manuel des Braves…, op. cit., p. 1. 57. Éphémérides militaires, depuis 1792 jusqu’en 1815, anniversaires de la valeur française, par une société de militaires et de gens de lettres, Paris, Pillet, 1818, vol. 1, p. 5. 58. Victoires, conquêtes, revers…, op. cit., 1817, vol. 1, p. XXII-XXIII. 59. Jean-Marc LARGEAUD, Napoléon et Waterloo : la défaite glorieuse de 1815 à nos jours, Paris, La Boutique de l’Histoire, 2006. 60. Henri HUBERT, « Le culte des héros et ses conditions sociales », dans Stanislas Czarnowski, Saint Patrick, héros national de l’Irlande, Paris, Alcan, 1919, p. LXXXVI-LXXXVII. 61. Jean TOUCHARD, La gloire de Béranger, op. cit., p. 256. 62. Éphraïm HARPAZ , L’école libérale sous la Restauration…, op. cit., p. 241. 63. Bruno CABANNES, La victoire endeuillée. La sortie de guerre des soldats français (1918-1920), Paris, Le Seuil, 2004, p. 334-358. 64. Nathalie PETITEAU, « La Restauration face aux vétérans de l’Empire », art. cit. ; idem, Lendemains d’Empire…, op. cit. 65. Jean VIDALENC, Les demi-solde…, op. cit. 66. Olivier IHL, Le Mérite et la République. Essai sur la société des émules, Paris, Gallimard, 2007, p. 192-205. 67. Le Moniteur, le 13 octobre 1817. 68. Emmanuel FUREIX, La France des larmes…, op. cit., p. 89-90. 69. Voir, par exemple, les graffiti à deux combattants de Waterloo dans Recueil de tombeaux des quatre cimetières de Paris, avec leurs épitaphes et leurs inscriptions, mesurés et dessinés par C.-P. Arnaud… , Paris, Arnaud, 1817, vol. 2, p. 40 et 45. 70. Emmanuel FUREIX, La France des larmes…, op. cit. 71. Gérard DE PUYMÈGE, Chauvin, le soldat-laboureur…, op. cit., p. 41, p. 71-72 et p. 254-255. 72. Pierre COLAU, Les grenadiers français, ou Les soldats immortels. Recueil de faits héroïques et actions mémorables, précédé d’une notice sur La Tour d’Auvergne, premier grenadier de France [1820], Paris, Vauquelin, 1821, p. IX-X. 73. Idem, Les Invincibles ou la gloire des Armées françaises. Précis des actions éclatantes qui ont fait surnommer les Français Premiers soldats du monde ! Dédié aux braves, Paris, Vauquelin, 1819, p. X. 74. Jean-Clément MARTIN, La Vendée de la mémoire (1800-1980), Paris, Seuil, 1989, p. 56-64. 75. Bruno CABANNES, La victoire endeuillée…, op. cit., p. 479-481. 76. Gérard DE PUYMÈGE, Chauvin, le soldat-laboureur…, op. cit., p. 84-85. 77. Luigi MASCILLI MIGLIORINI, Le mythe du Héros. France et Italie après la chute de Napoléon, Paris, Nouveau Monde Éditions/Fondation Napoléon, 2002, p. 75-126 ; Daniel FABRE, « L’atelier des héros », dans Pierre Centlivres et al. (dir), La fabrique des héros, Paris, Éditions maison des sciences de l’homme, 1998, p. 260-265. 78. La Minerve, janvier 1819, loc. cit. 79. Nathalie HEINICH, La gloire de Van Gogh. Essai d’anthropologie de l’admiration, Paris, Éditions de Minuit, 1991, p. 141. 80. Le coin du feu des Braves…, op. cit., p. 9-60.

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81. Un des avatars de La Jobardière, personnage de la caricature libérale. Voir Emmanuel DE WARESQUIEL, C’est la Révolution qui continue ! La Restauration, 1814-1830, Paris, Tallandier, 2015, p. 262-263. 82. Le coin du feu des Braves…, op. cit., p. 57. 83. Jean-Luc CHAPPEY, Ordres et désordres biographiques…, op. cit. 84. Les Fastes de la gloire…, op. cit., 1818, vol. 1 (prospectus). 85. Jean-Claude CARON, Les deux vies du général Foy…, op. cit., cité p. 30. Sur l’utilisation des noms et des listes de noms dans le combat idéologique et politique après 1815, outre Jean-Luc CHAPPEY, op. cit., voir Bettina FREDERKING, « Révolution et contre-révolution sous Louis XVIII : la guerre des listes (1814-1820) », Siècles [En ligne], 43/2016. 86. Journal du commerce, le 25 décembre 1818. 87. Luigi MASCILLI MIGLIORINI, Le mythe du Héros…, op. cit., p. 46-47, par exemple. 88. Pierre SERNA, La République des girouettes (1789-1815 et au-delà). Une anomalie politique : la France de l’extrême-centre, Seyssel, Champ Vallon, 2005, p. 146 et p. 262-274. 89. Histoire des généraux, officiers de tout grade et de toute arme, sous-officiers et soldats, qui se sont distingués dans les différentes campagnes des armées françaises, Paris, Lécrivain, 1817, p. XIX. 90. Portraits des généraux français faisant suite aux Victoires et Conquêtes des Français, Paris, Panckoucke, 1818 (prospectus). 91. Poussé par le général Druot, le général Guyot s’adressa aux auteurs des Victoires et Conquêtes pour leur apporter des informations sur les mouvements de sa division à Waterloo, lesquelles furent insérées dans la deuxième édition : Jean-Marc LARGEAUD, Napoléon et Waterloo…, op. cit., p. 62. 92. Urbain-René-Thomas LE BOUVIER-DESMORTIER, Lettre aux auteurs anonymes de l’ouvrage intitulé « Victoires, conquêtes, désastres, revers et guerres civiles des Français », par l’auteur de la « Vie de Charette », pour faire suite à cet ouvrage, Paris, chez l’auteur, 1818, p. 12. 93. Les Fastes de la gloire…, op. cit., 1819, vol. 2, p. VII. 94. Nous émettons l’hypothèse que le soldat Chauvin, dont on sait qu’il n’a jamais existé, a pu être en partie façonné par les vaudevillistes à partir de ce matériau. 95. Nathalie HEINICH, La gloire de Van Gogh…, op. cit., p. 145. 96. Daniel FABRE, « Le retour des héros », Hypothèses, 2002/1, p. 225-228 (ici, p. 227). 97. George L. MOSSE, De la Grande guerre au totalitarisme. La brutalisation des sociétés européennes, Paris, Hachette, « Pluriel », 1999 ; Hervé MAZUREL, Vertiges de la guerre…, op. cit.

RÉSUMÉS

La Restauration connut une floraison d’ouvrages consacrés aux guerres de la Révolution et de l’Empire. Ces ouvrages, que nous appelons « monuments de papier », et dont le plus connu fut Victoires et conquêtes, entendaient remémorer la gloire des armées tricolores et honorer les braves qui les composaient. Ils donnèrent naissance à un véritable marché, composante d’un autre plus large : celui de la gloire. C’est ce marché que l’article entend investiguer en en prenant la mesure et en en identifiant les acteurs pour commencer. En en analysant le contenu ensuite. Car la gloire et l’honneur – passions symboliques françaises par excellence –, la mémoire de la Révolution et de l’Empire, une valeur comme la patrie, ou encore l’admiration, ne sont pas des « marchandises » anodines, surtout durant la Restauration. Outre qu’ils participèrent aux luttes

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politiques de la période, les monuments de papier furent des instances de consécration des réputations et des héros. Ils furent également une fabrique de figures et de représentations qui ont marqué le XIXᵉsiècle.

The Restoration saw a crop of works devoted to the wars of the Revolution and the Empire. These works, which we call « paper monuments », the most famous of which was Victoires et conquêtes, were meant to revive the glory of the tricolour armies and honour the braves who served in them. They gave rise to a real market, a component of a larger one: that of glory. This article aims at investigating this market by assessing it and identifying its actors before analysing its contents. For glory and honour—French symbolic passions par excellence—, the memory of the Revolution and the Empire, values such as devotion to the Fatherland, or else admiration, are not innocuous « goods », especially during the Restoration. Besides participating in the political struggles of the time, the paper monuments established reputations and consecrated heroes. In addition, they were the crucible of the figures and representations that would influence the 19th century.

INDEX

Mots-clés : Restauration, Gloire, Mémoire des guerres de la Révolution et de l’Empire, les Victoires et conquêtes Keywords : Restoration, glory, memory of the French Wars, Victories and Conquests

AUTEUR

ALAIN LE BLOAS CRBC – Centre de recherche bretonne et celtique Université de Brest

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Compte rendu de lecture

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Sudhir Hazareesingh, Ce pays qui aime les idées. Histoire d’une passion française, Flammarion, 2015

Marjorie Alaphilippe

1 « Et les idées Madame Taubira, les idées ? » scande Léa Salamé face à l’ancien garde des Sceaux, déplorant la victoire des idées réactionnaires sur les idées progressistes incarnées par Christiane Taubira : les deux femmes concluent à la défaite culturelle, précisément parce que les idées, d’une manière générale, reculent1. Incontestablement, les idées sont omniprésentes dans les débats français et ce sont elles qui font l’objet de l’ouvrage de Sudhir Hazareesingh, Ce pays qui aime les idées. Histoire d’une passion française (Flammarion, 2015). Récompensé par le grand prix du livre d’idées 2015, décerné par la rédaction de Panorama des idées, l’ouvrage est celui d’un historien britannique professeur de politique française à Oxford. Dans un court avant-propos, Sudhir Hazareesingh revient sur les origines de sa francophilie, de son enfance à l’île Maurice à son ancrage parisien actuel, et annonce son intention : cerner les spécificités de l’« univers intellectuel français2 ». Et c’est avec bienveillance et lucidité qu’il mène son étude.

2 L’introduction précise : « Il s’agit ainsi de montrer comment et pourquoi les activités de l’esprit occupent en France une place si importante dans la vie publique [et] d’identifier leurs [aux Français] concepts, paradigmes et modes de raisonnement privilégiés ainsi que leurs formes rhétoriques de prédilection3. » L’auteur en donne ensuite un avant- goût, à partir du regard que les Français portent sur eux-mêmes : ils ont le sentiment d’être « des penseurs particulièrement créatifs […], de faire preuve d’une clarté d’expression exceptionnelle4 », d’être « un peuple qui réfléchit5 », d’où le prestige qu’ils accordent à la culture6. Enfin, ils ont une certaine prétention à réfléchir pour le reste du monde, depuis la Révolution7.

3 L’ambition de l’ouvrage est de faire « un récit unique et synthétique, à la fois sérieux et divertissant, [de] l’histoire des idées françaises, en parcourant de nombreux sujets à travers différentes époques8. » La méthode adoptée est celle d’un catalogue sélectif et raisonné des auteurs et des textes clefs qui permettent de cerner la pensée française,

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allié à une approche des fondements institutionnels et des lieux où s’élabore cette pensée, « sans oublier cafés et brasseries, bastions de la vie intellectuelle depuis le milieu du XIXe siècle9 », symboles pris pour cibles lors des attentats du 13 novembre 2015. Ainsi, tandis que les travaux sur l’histoire intellectuelle française se focalisent surtout sur les idées politiques10, sur une pensée particulière (la pensée marxiste par exemple) et sur l’histoire des intellectuels en tant que groupe sociologique11, l’approche globale de Sudhir Hazareesingh est originale. Le pessimisme qui a envahi la pensée française ces dernières années la rendait nécessaire.

4 Le développement s’ouvre sur la place prééminente de Descartes et du cartésianisme dans la pensée française, lesquels renvoient à « une forme de raisonnement fondé sur la clarté logique et la recherche de la certitude12. » L’auteur souligne la diversité des interprétations et des usages du cartésianisme par les philosophes du XIXe siècle : « célébration de la science pour les positivistes, exercice de la raison, autonomie de la morale pour les républicains13. » À la fin de la Troisième République, le rationalisme républicain, incarné par le philosophe Alain, est à son apogée. Mais la blessure de 1870 et les deux guerres mondiales conduisent également à l’émergence d’un « nationalisme cartésien14 ». D’ailleurs, « l’esprit de Descartes hante l’imaginaire collectif de la Résistance15. » Une autre forme de cartésianisme est au cœur de l’existentialisme de Sartre, Camus et Simone de Beauvoir. Enfin, le Parti communiste fait une lecture particulière de Descartes et est partagé entre « différentes conceptions communistes de la raison16. » Descartes est donc devenu et resté un symbole national parce que sa doctrine a été utilisée par la plupart des courants intellectuels de l’époque contemporaine17, plaçant ainsi la raison au cœur de la pensée française.

5 Si les Français ont l’amour de la raison, ils n’en sont pas moins fascinés par l’occultisme. Dès le XVIIIe siècle, la pensée des Lumières reste empreinte de théologie chrétienne et l’illuminisme de Louis-Claude de Saint-Martin fait nombre d’adeptes. Le mesmérisme des années 1780 séduit La Fayette comme Brissot, et « la dimension mystique de l’idéologie politique radicale est une caractéristique majeure de la pensée et de l’action des révolutionnaires français dans les années 179018. » Les fêtes révolutionnaires, comme le culte des martyrs de la Révolution, en témoignent. Le culte napoléonien est un autre exemple de cette fascination française pour le mystique, tandis que les pratiques spiritualistes de Victor Hugo rappellent que « le spiritisme connut son apogée en France entre le milieu du XIXe siècle et la période de la Grande Guerre19. » Saint-Simon et ses disciples eurent aussi leur mysticisme, tout comme les positivistes. Au final, les Français sont fascinés par l’occultisme parce qu’il se marie bien à certains traits de la pensée française, et surtout à son progressisme, entre quête de l’harmonie et croyance en la perfectibilité de l’homme. Cette fascination révèle « la relation étroite entre le domaine du rationalisme et celui de la spiritualité […] : la distinction classique entre “raison” et “foi religieuse” n’a qu’une valeur relative20. »

6 La pensée française se caractérise également par une certaine « disposition à l’utopie21 ». Omniprésents dans la pensée de Rousseau, dont l’influence est décisive, les motifs utopiques courent également sous la plume de Louis-Sébastien Mercier, auteur de L’An 2440 (1770)22. La pensée utopique du XIXe siècle s’exprime ensuite à travers les idées de Charles Fourier, qui, outre leur influence sur « la pensée des républicains radicaux, des socialistes et des anarchistes », « portaient en germe une sensibilité libertaire et anti- autoritaire qui demeure un trait constant de la pensée progressiste moderne »23. En outre, « une puissante tradition républicaine d’utopisme égalitaire apparut dans la

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France du XIXe siècle24 », incarnée par Jules Ferry, mais aussi par les figures de la cause féminine, d’ à Juliette Adam. La pensée de Louis Blanc et de Proudhon et le Voyage en Icarie de Cabet (1840) sont aussi des expressions de la pensée égalitariste française. D’autres projets utopiques aspirent à la fraternité universelle, de Kant aux événements de 1848 et aux États-Unis d’Europe de Victor Hugo. Mais l’échec de la Commune de 1871 et l’expansion coloniale convertissent le régime républicain au nationalisme. C’est avec le Parti Communiste français du XXe siècle, fasciné par le modèle soviétique, que la pensée utopique est à son apogée. In fine, « ce que la puissance, la diversité et la longévité des idéaux utopiques mettent en lumière, c’est une autre dimension fondamentale de la pensée moderne française : le prodigieux pouvoir de l’imagination25. » Malgré les controverses dont il a fait l’objet, notamment dans ses rapports au despotisme totalitaire, le raisonnement utopique n’a cessé d’accompagner les schémas de pensée républicains.

7 La science occupe également une place majeure dans la pensée française depuis le XVIIIe siècle. En effet, « les sciences connaissent une expansion prodigieuse à partir des années 175026 », non sans implications intellectuelles : « la science est ainsi au cœur des débats intellectuels majeurs de la fin du XVIIIe siècle qui culmineront avec la Révolution27. » Comme le montre l’exemple de L’Homme machine (1747) de La Mettrie, il n’y a alors pas de « ligne de démarcation bien nette entre science rationaliste et croyances surnaturelles28 ». Les conceptions de la nature des grands philosophes des Lumières en témoignent également. À la fin du siècle, les sciences naturelles triomphent et rejoignent les « idéaux de transformation et de régénération29 » du début de la Révolution. Par la suite, Napoléon encourage la science, suivant sa conception du progrès « technique et utilitariste30 ». Au début du XIXe siècle, Auguste Comte incarne bien le goût français pour les « synthèses théoriques unificatrices31 » lorsqu’il fait entrer la société humaine dans l’âge du positivisme scientifique. Il est la dernière figure de l’encyclopédisme à l’ambition globalisante, puisque lui succèdent des écoles de pensée plus spécialisées. Mais son héritage est pluriel, de l’histoire à la sociologie, et aux républicains du second XIXe siècle dont « l’esprit d’optimisme généralisé » guide les réformes éducatives32. « La place de la science dans la vie publique française a décliné notablement à partir de la seconde moitié du XIXe siècle33 » et c’est une vision plus ambigüe du progrès qui s’exprime dans les romans de Zola et de Jules Verne. À certains égards, la création de l’École nationale d’administration en 1945, qui répond au projet de « confier l’administration de l’État à une élite spécialement formée34 », est emblématique de la place de la science dans la pensée française.

8 Sudhir Hazareesingh souligne également « la passion des Français pour les divisions schématiques et l’apparente clarté de la partition de l’espace politique35 » entre gauche et droite, régulièrement contestée et remise en cause36. « Idées progressistes » contre « idées réactionnaires » : les Français sont bel et bien obsédés par le binaire. Après avoir montré que la bipolarisation de la vie politique française est, au XIXe siècle, moins une réalité qu’une construction mentale, révélatrice du fonctionnement de la pensée française, Sudhir Hazareesingh revient sur la naissance des concepts de droite et de gauche en 1789. Il montre comment la Révolution « légua une doctrine à la gauche et une contre-doctrine à la droite37 », puis s’attarde sur la pensée contre-révolutionnaire. À l’époque contemporaine, tandis que le discours de la droite est celui de la défense de l’ordre politique et social, celui de la gauche promeut le mouvement, le changement, vers plus de démocratie et d’universalisme, quitte à ce que la lutte mène à la rupture,

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comme en mai 1968. Mais, si l’héritage de la Révolution donne aux hommes de gauche le sentiment d’avoir une histoire commune, la gauche est en réalité intellectuellement désunie, comme le montre la récurrence du thème de « la gauche en miettes ». L’idée de nation est particulièrement révélatrice de « la complexité du clivage droite-gauche38 » : comme idée de gauche, de la Révolution à la Troisième République, la nation est une assimilation de citoyens partageant des valeurs communes et vouée à se diffuser, suivant la « mission civilisatrice » des temps de la colonisation39. Cependant, à la fin du XIXe et au XXe siècle, l’idée de nation est récupérée par la doctrine révolutionnaire et nourrit le nationalisme de l’Action française et de Vichy. Le discrédit dans lequel ce régime plonge la droite la conduit à une « transformation idéologique radicale40 », empruntant valeurs républicaines et démocratiques à la gauche. Pourtant, la bipolarisation droite-gauche subsiste, tant dans la représentation nationale que dans l’imaginaire collectif, parce qu’elle a encore « un attrait sentimental et symbolique41 ». Par exemple, le mythe de « forces sinistres cherchant à détruire le tissu social français42 » reste omniprésent dans le discours de la droite, du « péril rouge » aux immigrés en passant par la minorité juive. La figure de l’homme providentiel est également une constante43, tandis que la gauche s’appuie sur le mythe fondateur du peuple, hérité de 1789. Mais elle exalte aussi la diversité des sensibilités et des cultures de la nation française. « Être de gauche signifiait être l’ami du peuple44 », contre le tyran, le clerc et le bourgeois. Plus récemment, malgré les périodes de cohabitation, le clivage droite- gauche reste d’actualité dans leur recours à des abstractions négatives. La gauche se rassemble autour de l’antilibéralisme et de l’anticapitalisme, et la droite, du providentialisme sarkozyste à la rhétorique lepéniste, autour de l’image d’une effrayante désintégration nationale.

9 D’autre part, Sudhir Hazareesingh montre comment le droit du sol français, loué par Ernest Renan, construit un imaginaire collectif national et influence « la façon dont les Français se considèrent de nos jours45 ». L’attachement au milieu local reste pourtant très fort au XIXe siècle et la vie provinciale est tantôt méprisée, tantôt valorisée par les élites intellectuelles. Les sociétés savantes provinciales se focalisent sur l’étude des histoires, du patrimoine et des coutumes locales pour mieux « nourrir un authentique sentiment d’appartenance nationale46 ». Le regard porté sur la province au XIXe siècle soutient également le débat sur la décentralisation administrative. Ainsi, « l’identité française ne s’est pas […] construite par opposition à des attachements locaux […], mais par complémentarité » : il y a un « double sentiment d’appartenance », à la petite et à la grande patrie47. Ce jeu à double échelle se traduit, sous la Troisième République par exemple, par la diffusion du manuel scolaire d’Augustine Fouillée Le Tour de France par deux enfants (1877) et par la commémoration du 14 juillet, qui célèbre autant la Fête de la Fédération que la prise de la Bastille : « Le souvenir de la Révolution était ainsi idéalisé et réinventé, le désir de fraternité présenté comme une quête d’unité nationale et, dans cette réinterprétation spectaculaire de l’histoire, la République n’était plus célébrée comme une rupture, mais comme le point d’aboutissement suprême d’un long processus de construction de la nation entrepris par les monarques successifs48. » Cependant, les progressistes de la seconde moitié du XIXe siècle contestent ces festivités édulcorées pour mieux raviver, surtout, le souvenir de la Commune, réécrivant l’histoire à leur tour : « Au début du XXe siècle, la Commune est donc devenue, pour l’imaginaire progressiste, le point de focalisation alternatif de l’histoire révolutionnaire française49. » En outre, de Lamartine au mouvement Félibrige de Frédéric Mistral, cohabitent républicanisme et régionalisme, et finalement des sentiments

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d’appartenance multiples. Au début du XXe siècle émerge toutefois une image idéale de l’identité française, un « consensus général pour dire que la France était une nation exemplaire » investie d’une mission civilisatrice. Après la Première Guerre mondiale, « l’idéalisation de l’esprit provincial est omniprésente50 » et cette « provincialisation » du sentiment d’identité française est toujours vivace51, comme en témoignent la popularité des maires et l’idéalisation de la campagne. Malgré le poids de la tradition centralisatrice, la « petite patrie » reste bien triomphante dans l’imaginaire collectif.

10 L’ouvrage de Lévi-Strauss Tristes tropiques52, paru en 1955, montre le caractère hardi et novateur de la pensée structuraliste : « L’extraordinaire impact du livre fut d’ébranler les représentations intellectuelles qui avaient dominé la pensée occidentale depuis les Lumières : la croyance en la supériorité de la civilisation européenne et en l’État-nation comme forme la plus aboutie de gouvernement53. » Tristes tropiques ouvre une nouvelle voie intellectuelle, empruntée notamment par Frantz Fanon, qui dénonce le colonialisme dans Les Damnés de la terre54 et lance un appel à l’universalisme. Sudhir Hazareesingh revient également sur la pensée structuraliste des années 1960 et met l’accent sur l’œuvre de Foucault, puis sur celle de Derrida. Il explique les modalités de la diffusion internationale de la French theory, puis s’attarde sur la pensée de Monnet et l’idée de confédération européenne55. La seconde moitié du XXe siècle voit également se développer l’antiaméricanisme, comme en témoignent l’action de José Bové et le débat sur la protection de la langue française contre l’anglicisation.

11 Malgré la disparition d’Albert Camus, puis de Maurice Sartre, figures de l’engagement intellectuel dont les idées et les mémoires sont inlassablement réactivées, les débats perdurent dans les années 1980 à Paris et les intellectuels deviennent eux-mêmes objet d’histoire. L’engagement sartrien se poursuit avec Bourdieu et est ravivé par l’activité controversée de Bernard-Henri Lévy. L’étude se poursuit avec les initiatives de Raymond Aron, François Furet et Pierre Rosanvallon, qui incarnent la période libérale des intellectuels. Cependant, le tournant du siècle est aussi un tournant conservateur et introspectif dont Baudrillard et Régis Debray sont les grandes figures. Les polémiques sont surtout vives autour des questions d’intégration, à l’instar de celle du voile, qui a tourné à la controverse philosophique. Fort heureusement, cette dérive conservatrice a suscité des réactions plus progressistes comme le montrent les initiatives de Pierre Rosanvallon et la publication de l’ouvrage du sociologue Michel Wievorka, Retour au sens. Pour en finir avec le déclinisme (2015)56. Sudhir Hazareesingh fait cependant le constat du retrait regrettable des intellectuels de la sphère publique et de leur impuissance à contrecarrer l’essor du Front national57, constat qui fait également l’objet de tribunes nombreuses depuis le début des années 200058.

12 L’histoire occupe également une place de choix dans la pensée française, et Sudhir Hazareesingh retrace l’histoire des écoles historiques françaises depuis 1815 de façon originale59. Il rappelle que les questions posées par la Révolution trouvent des réponses dans les travaux des historiens libéraux du XIXe siècle, de Guizot à Tocqueville. En outre, il montre que l’écriture de l’histoire en France présente des caractéristiques propres à la pensée française : « Un penchant pour les grands schémas […], l’idéalisation d’un groupe particulier perçu comme représentant l’expression la plus haute de la culture française [ici, la bourgeoisie] et un style à la fois cérébral et littéraire60. » Se développe également une école républicaine représentée par Michelet et ses disciples, et selon laquelle l’histoire doit éduquer les citoyens. Elle triomphe sous la Troisième République, au cours de laquelle est parachevée « l’élaboration d’un récit national

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facteur de cohésion61 ». Avec La Vie de Jésus d’Ernest Renan (1860), « l’historien va se faire chercheur scientifique62 ». A l’École méthodique succède celle des Annales, dont l’auteur souligne les contradictions. Il recontextualise ensuite la publication de la Semaine sainte d’Aragon (1958) et celle des Mémoires de guerre du Général de Gaulle (1954-1959), qui constituent, en 1958, une rupture avec la tradition des Annales. De surcroît, les Mémoires entretiennent le « mythe du résistancialisme63 ». Cependant, à la fin des années 1980, les travaux de Robert Paxton lèvent le voile sur la collaboration. D’autres pistes de recherche s’ouvrent, « la période de Vichy, le second Empire, les colonies françaises […] et l’histoire des femmes64 », tandis que l’histoire politique regagne du terrain. Émerge également une histoire culturelle dans laquelle « la trame de fond demeure la question de la tradition républicaine moderne65 », comme l’attestent les Lieux de mémoire de Pierre Nora (1984-1992). Cependant, « cette sanctification de la mémoire nationale a aussi été source de controverses66 », notamment à cause de ses implications politiques. Finalement, l’auteur insiste sur les points communs de ces différentes écoles historiques, qui émanent toutes « de coteries extrêmement homogènes, toutes issues d’un petit groupe d’institutions parisiennes élitistes67 », et sur leur proximité avec les élites politiques. Elles sont toutes fascinées par l’identité nationale, mais ce « gallocentrisme » limite l’influence des travaux tournés vers l’international et les approches comparatistes. « L’idée que le passé est une composante indispensable à la formation d’une identité collective68 », parce que « la France se distingue par le fait que sa culture politique ne repose pas sur une référence à une identité ethnique commune69 », est au cœur de la pensée française. La plupart des intellectuels semble donc avoir succombé à la tentation du roman national.

13 Le référendum de 2005, en consacrant la victoire de l’euroscepticisme, a symbolisé la résurgence des peurs et du repli. Pessimisme, nostalgie de la Troisième République et « déclinisme » favorisent les progrès du Front national. Les intellectuels français ont tendance « à traiter le problème du déclin en termes psychologiques et, par conséquent, à l’analyser comme un état subjectif plutôt que comme un problème à résoudre de façon empirique, en s’appuyant sur des faits et des statistiques70 ». Ce débat fait ressortir une fascination proprement française pour la perte, l’aliénation et la mort. Hyperboles et affirmations apocalyptiques foisonnent, au détriment de solutions concrètes. En témoignent le pessimisme d’Emil Cioran et d’Alain Peyrefitte. Un autre thème des récits pessimistes est « la dégénérescence raciale de la nation française71 ». Les écrits d’Alain Finkielkraut, Jean-Marie Domenach et Michel Crépu expriment également le sentiment de déclin. En outre, le malaise culturel affecte la littérature française, qui se porte bien malgré son échec à attirer les lecteurs anglophones. Le malaise économique est un autre thème récurrent qui pose la question de la responsabilité de l’État72. Le déclin de l’éducation alimente également de nombreux débats et « il est frappant de constater que ce déclin de l’éducation n’est pas mis sur le compte d’un manque de ressources ou d’une faillite de l’institution, mais de causes idéologiques – nouvel exemple de raisonnement intellectualiste à la française73 ». « La sensibilité pessimiste s’est également développée à gauche74 », touchée par le repli et le négativisme malgré sa présence au pouvoir. Mais Sudhir Hazareesingh montre que le repli favorise surtout l’essor d’une conception ethnique de l’identité collective française, d’Eric Zemmour75 à Lorànt Deutsch, en passant par d’autres intellectuels moins médiatisés tels que Renaud Camus et Hervé Juvin. C’est enfin sur L’Identité malheureuse d’Alain Finkielkraut 76 que s’achève ce chapitre, pour montrer que « dans cette dérive vers un nationalisme xénophobe et larmoyant, Finkielkraut illustre à quel

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point le déclinisme ambiant a corrompu l’héritage rousseauiste et républicain de la pensée française77 ».

14 En conclusion, malgré ce constat d’une morosité généralisée, Sudhir Hazareesingh se veut optimiste. « Les Français demeurent extrêmement attachés à leur culture78 » et particulièrement à la lecture. Les intellectuels français restent présents dans la sphère publique et l’on constate une « offre croissante d’événements populaires et de produits culturels79 ». Les Français sont pessimistes mais heureux. L’« eschatologie progressiste, ce mélange de rationalisme cartésien, de républicanisme et de marxisme qui avait dominé la mentalité des intellectuels pendant la majeure partie de l’ère moderne80 », s’est cependant désintégrée : la pensée utopique régresse, les horizons sont plus étroits, sans pour autant que le goût français pour les grandes théories ait disparu. Il y aurait désormais un clivage entre une France confiante et une France anxieuse, auxquelles l’auteur donne une définition sociologique et culturelle et qui s’affrontent surtout sur la question de l’intégration des populations immigrées. Pourtant, cette intégration est une réalité indéniable81. Mais le « multiculturalisme modéré » n’apparaît pas encore dans le discours public parce qu’il se heurte au « mythe cartésien d’une identité nationale homogène, immuable et unie82 » : il y a donc dans la culture intellectuelle française un « écart entre les représentations et la réalité83 ». Enfin, « la culture française est, à bien des égards, plus ouverte et transnationale que jamais84 », comme l’attestent la renommée internationale de certains artistes français et les séjours des étudiants français à l’étranger. Toutes les grandes nations industrialisées connaissent la tentation du repli et des formes de déclin. Mais la pensée française, toujours empreinte de ses héritages, cartésien, rousseauiste, communiste ou gaulliste, traduit ce déclin et le discute en termes philosophiques. Ainsi, passionnés par les idées, les grands systèmes et l’abstraction, les Français restent « le plus intellectuel de tous les peuples85 ».

15 La lecture de cet ouvrage conduit à prendre du recul sur les façons de penser à la française pour voir en quoi elles biaisent parfois notre lecture des faits de société. Le regard britannique apporte ici une distance bienveillante et dépassionnée, qui contraste avec l’essai polémique de Perry Anderson86. C’est un ouvrage agréable à lire, une bonne synthèse, documentée par une riche bibliographie, qui rappelle les grands repères de l’histoire de la philosophie, ses figures, plus ou moins célèbres, et ses ouvrages de référence, et les rattache constamment à la problématique de l’ouvrage. Il s’adresse tant au grand public qu’aux intellectuels, ainsi qu’aux étudiants. Les historiens de la Révolution française apprécieront particulièrement la place dévolue à ce moment fondateur et la façon dont l’auteur montre que son héritage s’infiltre dans les moindres méandres de la pensée française.

NOTES

1. On n’est pas couché, France 2, émission du 6 février 2016. 2. p. 11. 3. p. 15. 4. Ibid.

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5. p. 18. 6. p. 19. 7. p. 22. 8. p. 26. 9. p. 27. 10. Jérôme GRONDEUX, Histoire des idées politiques en France au XIXe siècle, Paris, La Découverte, 1998. Voir aussi les travaux de Jean Touchard, Philippe Nemo et Évelyne Pisier. 11. Voir les travaux de Michel Winock et de Jean-François Sirinelli. Pour une approche historiographique, voir François DOSSE, La marche des idées. Histoire des intellectuels, histoire intellectuelle, Paris, La Découverte, 2003 ; voir également les travaux du Centre de Recherche en Histoire des Idées (CRHI) de Nice. 12. p. 43. 13. p. 47. 14. p. 52. 15. p. 54. 16. p. 62. 17. La place de Descartes dans la pensée française est aussi l’objet de l’ouvrage de François AZOUVI, Descartes et la France. Histoire d’une passion nationale, Paris, Fayard, 2002. 18. p. 75. Voir aussi Robert DARNTON, La Fin des Lumières : le mesmérisme et la Révolution, Paris, Perrin, 1984. 19. p. 88. 20. p. 95. 21. p. 100. Voir aussi Alternatives économiques, n° 359, Changer le monde. 500 ans d’utopie, juillet- août 2016, p. 69-92 ; Manières de voir, n° 112, Le temps des utopies, août-septembre 2010. 22. Pour une étude de la naissance de l’utopie comme programme politique dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, à travers Morelly, Mably et Babeuf, voir Stéphanie ROZA, Comment l’utopie est devenue un programme politique. Du roman à la Révolution, Paris, Classiques Garnier, 2015. 23. p. 112. 24. p. 112-113. 25. p. 133. 26. p. 138. 27. p. 142 28. Ibid. 29. p. 145. 30. p. 149. 31. p. 140. 32. p. 156. 33. p. 156-157. 34. p. 162. 35. p. 165. 36. , n° 994, Gauche-droite, c’est fini ? Chiche !, 29 avril-5 mai 2016, p. 12-25. 37. p. 170. 38. p. 180. 39. Voir Philippe DARRIULAT, Les patriotes. La gauche républicaine et la nation (1830-1870), Paris, Seuil, 2001. 40. p. 185. 41. p. 186. 42. Ibid.

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43. Voir ses autres ouvrages : Sudhir HAZAREESIGNH, La légende de Napoléon, Paris, Tallandier, 2005 ; Sudhir HAZAREESIGNH, Le mythe gaullien, Paris, Gallimard, 2010 ; ainsi que Didier FISCHER, L’homme providentiel de Thiers à De Gaulle : un mythe politique en République, Paris, L’Harmattan, 2009. 44. p. 192. 45. p. 203. 46. p. 207. 47. p. 211. 48. p. 214. 49. p. 220. 50. p. 232. 51. p. 233. 52. Claude LÉVI-STRAUSS, Tristes tropiques, Paris, Plon, 1955. 53. p. 246. 54. Frantz FANON, Les Damnés de la terre, Paris, éditions Maspero, 1961. 55. Sur les Français et l’idée d’Europe, voir Christine MANIGAND, « La France face au choix européen », dans Sylvain Schirmann (dir.), Penser et construire l’Europe (1919 – 1992). États et opinions nationales face à la construction européenne, Paris, Sedes, 2007, p. 35-56. 56. Michel WIEVORKA, Retour au sens. Pour en finir avec le déclinisme, Paris, Robert Laffont, 2015. 57. p. 310. 58. Eric CONAN, « La fin des intellectuels français », L’Express, 2000. URL : http://www.lexpress.fr/ informations/la-fin-des-intellectuels-francais_640537.html ; voir aussi les analyses de Serge TISSERON, « Les intellectuels d’aujourd’hui ont perdu toute prise sur notre époque », Le Monde, 6 octobre 2015. URL : http://www.lemonde.fr/idees/article/2015/10/06/les-intellectuels-d- aujourd-hui-ont-perdu-toute-prise-sur-notre-epoque_4783739_3232.html, et Enzo TRAVERSO, Où sont passés les intellectuels ?, Paris, Ed. Textuel, 2013. 59. Guy BOURDÉ, Hervé MARTIN, Les écoles historiques, Paris, Seuil, 1983 ; Christian DELACROIX, François DOSSE, Patrick GARCIA, Les courants historiques en France (19e-20e siècle), Paris, Armand Colin, 2002. 60. p. 317. 61. p. 324. 62. p. 325. 63. p. 333. 64. p. 335. 65. p. 336. 66. p. 338. 67. p. 341. 68. p. 342. 69. p. 447. 70. p. 349. 71. p. 353. 72. Benoît MAFFEI, Noël AMENC, Jean-Hervé LORENZI, L’impuissance publique : le déclin économique français depuis Napoléon, Paris, Economica, 2009. 73. p. 359. André Legrand souligne à ce sujet le rôle des pesanteurs institutionnelles et idéologiques dans les difficultés à réformer l’Éducation nationale au cours de ces dernières décennies : André LEGRAND, « L’Éducation nationale, une institution rétive à la réforme ? », Politiques et management public, vol. 23, n° 1, 2005, p. 159-165. 74. p. 361. 75. Éric ZEMMOUR, Le suicide français, Paris, Albin Michel, 2014. 76. Alain FINKIELKRAUT, L’identité malheureuse, Paris, Stock, 2013.

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77. p. 374. 78. p. 378. 79. p. 380. 80. p. 384. 81. p. 388. 82. p. 389. 83. Ibid. 84. Ibid. 85. p. 392. 86. Perry ANDERSON, La pensée tiède. Un regard critique sur la culture française ; suivi de La pensée réchauffée, réponse de Pierre Nora, Seuil, 2005.

AUTEURS

MARJORIE ALAPHILIPPE Doctorante Université de Poitiers

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Position de thèse

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L’École d’économie rurale vétérinaire d’Alfort (1766-1813), une histoire politique et républicaine avec l’animal domestique

Malik Mellah

NOTE DE L’ÉDITEUR

Thèse soutenue par Malik Mellah et dirigée par M. le Professeur Pierre Serna, le 20 janvier 2018. Le Jury était composé de Mme Nathalie Richard (rapporteur), MM. Christophe Degueurce (président), James Livesey (rapporteur) et Jean-Luc Chappey.

1 À partir du 29 germinal an III, la République compte deux Écoles d’économie rurale vétérinaire : à Alfort et à Lyon. Dans sa riche histoire, l’institution d’Alfort a été, selon les périodes, « école royale », « école impériale » et « école nationale ». Qu’elle fût École d’économie rurale vétérinaire n’a jamais été vraiment interrogé. Tout au plus, les historiens –universitaires ou vétérinaires – ont considéré que cette appellation particulière constituait la marque de l’embarras du législateur. Elle formerait un compromis bâtard entre le domaine vétérinaire et le champ de l’agronomie. L’économie rurale vétérinaire ne serait que l’alliance momentanée, contre-nature et stérile (puisque sans postérité) d’un moment politique particulier de l’histoire de France. Les vétérinaires seraient alors des « victimes de la politique » dans une période réduite à des turbulences, des anticipations brusquées et des changements d’équilibre.

2 Il faut rompre avec ces appréciations. La création des écoles d’économie rurale vétérinaire doit être éclairée par une affirmation politique : une république qui se veut, à partir de 1795, une république commerciale et agricole de petits propriétaires en même temps qu’une république des mœurs n’a pas laissé de côté les questions du rapport à la nature, et particulièrement des relations à l’animal. Une pensée républicaine qui prétend que l’étude des relations des hommes avec leur milieu et que

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l’observation des relations des communautés avec leur environnement forme des clés de lecture et offre des répertoires d’actions n’a pas laissé totalement en marge l’animal domestique et le domaine vétérinaire. Créer ces institutions nouvelles sur la base des écoles vétérinaires de l’Ancien Régime n’est donc pas un abâtardissement, mais la manifestation avec les animaux du projet de « réparer les crimes de la politique et les fléaux de la nature1. »

3 L’ambition de ce travail de recherche n’est pas de construire une histoire véritablement vétérinaire ou scientifique de l’École d’Alfort, la plus ancienne école vétérinaire française sur son site d’origine (depuis 1766), la deuxième en Europe après celle de Lyon (fondée par Henri-Léonard Bertin et Claude Bourgelat en 1762)2. Le projet et l’hypothèse de travail vont d’abord aborder l’École comme un lieu scientifique du pouvoir. Au-delà de l’histoire de cette institution, qui est une création de la monarchie, il s’agit surtout de considérer qu’il est nécessaire de prendre au sérieux les projets politiques révolutionnaires et républicains. En abordant les transformations de l’École d’Alfort, il est question d’étudier comment ces projets se concrétisent, comment ils investissent et transforment des institutions savantes et comment, en retour, ces savants et ces institutions nourrissent les projets politiques. Il s’agit donc de placer l’institution d’Alfort au centre des histoires croisées de l’administration, de la politique, des savoirs scientifiques et de l’économie politique : une histoire des hommes, mais aussi des animaux qui ont nourri des dynamiques révolutionnaires et républicaines.

4 En ce sens, cette thèse ne peut être coupée des orientations nouvelles et des perspectives de recherche tracées par l’Institut d’Histoire de la Révolution française au sein de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Il est en effet question d’un enrichissement des études révolutionnaires, notamment par l’ouverture vers l’écologie politique, par l’appropriation de la dimension matérielle de la construction de la France républicaine ou par l’interrogation sur l’ensemble d’une communauté politique envisagée de bas en haut et davantage dans ces marges.

5 Notre conviction, que les séminaires puis les publications des enseignants-chercheurs de l’IHRF ont renforcée3, est que les études sur la période de la fin du XVIIIe siècle et des premières révolutions du XIXe siècle ont beaucoup à gagner à intégrer les questionnements sur la nature et sur l’animal. La période se présente en effet comme un moment majeur de transformation des rapports entre sciences, agriculture, industrie, gouvernement des populations et gouvernement des « choses environnantes ». Sans doute davantage, faut-il aussi apprécier que les études sur la période révolutionnaire ont pleinement vocation à participer à toutes nos interrogations sur notre monde et sa genèse, en particulier sur des sujets autour de l’animal qui sont devenus véritablement politiques.

L’approche méthodologique

6 Mener à bien ce projet d’histoire politique de l’institution savante implique de considérer l’École d’Alfort comme le produit d’un environnement envisagé très largement qui intégrerait des dimensions naturelles, sociales, symboliques, scientifiques et politiques. En conséquence, nous n’avons pas emprunté spécifiquement l’entrée par les savoirs et ce que l’on qualifie de « travail de frontières ». Il ne s’agit pas de réfléchir spécifiquement à la dynamique de différenciation, de spécialisation et d’autonomisation de la médecine vétérinaire et des différents champs savants associés

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alors autour d’Alfort ou à Alfort. Nous n’avons pas non plus interrogé l’École en tant qu’organisation pédagogique ou que « communauté éducative ». Pour autant, tous ces aspects figurent dans la thèse : la durée des études, la couleur des uniformes, la date des concours, les règlements intérieurs, l’agencement des différents espaces et tant d’autres thèmes sont repris et développés.

7 L’aspect chronologique est essentiel. Il fallait réfléchir aux temporalités des projets, à leurs emboîtements, au-delà des scansions et des ruptures « classiques » de l’histoire des sciences et, surtout, de l’historiographie vétérinaire. Comprendre la création des Écoles d’économie rurale vétérinaire de la République directoriale impose de s’emparer du XVIIIe siècle et de commencer l’investigation dès les années 1760, au moment où des projets réformateurs cherchent à mobiliser des savoirs sur les animaux domestiques pour transformer l’économie ou la société. Comprendre la spécificité du moment républicain de l’économie rurale vétérinaire implique encore de suivre les trajectoires personnelles et les discussions savantes au-delà de brumaire. La mise en place d’une organisation impériale, qui déconstruit le projet républicain, éclaire en effet l’originalité de la configuration savante.

8 Pour mener à bien ce travail de recherche, il faut considérer la documentation comme trois cercles concentriques. Le cœur en est formé par les sources qui concernent l’École, aux Archives départementales du Val-de-Marne, aux Archives nationales (dans la série F 10).

9 Le deuxième cercle concerne l’encadrement institutionnel des Écoles vétérinaires : le Contrôle Général, les diverses administrations de l’agriculture, les archives du ministère de l’Intérieur. Pour l’essentiel, cette documentation est conservée dans la riche sous-série F10 des archives nationales, constituant un ensemble foisonnant mais aussi lacunaire et d’un accès parfois peu aisé.

10 Le troisième ensemble envisage l’environnement politique, économique, social, culturel, scientifique et symbolique. Il s’agit d’une vaste littérature de savants, de publicistes, d’agronomes : des journaux, des essais, des dictionnaires, etc… écrits par des acteurs plus ou moins proches de l’École. La littérature agronomique s’est révélée particulièrement riche et bien au-delà de nos attentes. Elle révèle bien souvent la profondeur des projets révolutionnaires et républicains et dévoile la richesse et la vivacité des liaisons entre diverses sphères.

L’économie rurale vétérinaire

De l’économie rustique à l’économie politique

11 L’École d’Alfort est constamment associée à des projets politiques, à la réflexion sur les instances ou les leviers de transformation non seulement d’une science, mais, plus largement, de la monarchie, de la nation, de la société : réforme, développement agronomique puis régénération, civilisation, stabilisation, développement des arts économiques, contrôle des populations ou fixation des identités. L’École devient pour nous un « objet » historique qui permet de cristalliser des tendances majeures. Ainsi perçu, on comprend encore l’intérêt de deux des principaux professeurs d’Alfort pour les pratiques du mesmérisme dans la décennie 1780.

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12 Ce caractère politique, on le constate dès l’instauration même des institutions vétérinaires. L’École d’Alfort n’est pas seulement le produit de la maturation de la pensée ou de la pratique hippiatriques, pas plus que le résultat de la seule lutte contre les épizooties. Il s’agit dès le départ d’un projet politique. Il faut rattacher sa création à Henri-Léonard Bertin autant qu’à Claude Bourgelat. Il faut en effet se rapporter au « Ministère Bertin », étudié par André Bourde dans les années 1960, pour comprendre l’évolution des premières années. Ce constat pose la question du statut et du rôle de Claude Bourgelat, le savant fondateur, toujours présenté comme un grand organisateur et un encyclopédiste.

La permanence du cheval

13 Sans être à l’origine de l’impulsion initiale, l’hippiatrie savante et la maréchalerie sont les bases techniques et scientifiques des savoirs vétérinaires enseignés dans les Écoles. Le cheval est l’animal qui nécessite des soins et, surtout, dont la valeur les rend possibles. Ce n’est pas sans raison que Daniel Roche a consacré une œuvre importante à cet animal ou qu’une thèse est désormais en préparation à l’IHRF-IHMC. Nos relevés, dans la littérature vétérinaire comme dans les registres des hôpitaux, indiquent la prédominance du cheval dans le domaine vétérinaire et à Alfort. Néanmoins, en soulignant l’importance du cheval, ce que nous voulons mettre en avant, c’est l’utilisation de ces savoirs et de cet animal par les vétérinaires eux-mêmes. À chaque fois que les projets réformateurs sont en difficultés, l’écurie devient un refuge. La monarchie absolue et l’organisation des sciences avant 1789 sont marquées par des crises qui rejaillissent sur les institutions vétérinaires.

14 Dans ces moments de crise, les savants d’Alfort doivent se dissocier de projets politiques et économiques parfois durement mis en question dans les sphères du pouvoir ou de l’opinion publique en expansion. Le retour au cheval et à la cavalerie sont indissociables du thème des vétérinaires « victimes de la politique ». Des origines à la fin de la décennie 1780, les professeurs d’Alfort doivent régulièrement nourrir une pensée du retour à ce qui constituerait la pureté originelle et le modèle du fondateur. De nouvelles strates d’écriture vétérinaire apparaissent qui brouillent notre compréhension des évolutions profondes de l’économie rurale vétérinaire. Citons pour illustrer notre propos la Notice sur l’établissement des Écoles vétérinaires de Claude Bourgelat en 1778, l’Almanach vétérinaire de 1782 ou les Instructions et Observations sur les maladies des animaux domestiques de 1791. Autant d’ouvrages largement repris par les travaux constitutifs de l’historiographie du « travail de frontières » ; autant de publications qu’il est pourtant nécessaire de contextualiser pour envisager la capacité d’intervention des vétérinaires, et surtout les limites que la France d’Ancien Régime oppose aux politiques qui ont investi Alfort.

L’animal moteur

15 Un des points essentiels de notre travail est de souligner la centralité, sinon l’importance, de l’animal domestique dans les projets des transformations économiques et sociales. Ces transformations sont pensées dans la nature. Le XVIIIe siècle n’a pas seulement pensé l’animal. Il a également cherché à mieux le conserver, le perfectionner, l’acclimater ou le mettre au service de l’homme. La pensée des

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transformations économiques et sociales s’inscrit dès lors dans une pensée politique nécessairement teintée d’écologie.

16 Pour comprendre l’importance de l’animal et le maintien des Écoles vétérinaires, y compris dans la période les plus agitées, il faut renvoyer au rôle moteur des bêtes. Il y a une pensée métabolique de mise en mouvement de l’économie, de transformation des campagnes ou de mise en relation des villes et des espaces ruraux qui part du corps de l’animal. C’est le fumier qui fait le bon pain. Ce sont les animaux qui fournissent les matières premières, les engrais, la force de traction et la capacité à mettre en circulation. La place des institutions d’économie rurale vétérinaire doit être rapportée à ces réflexions et à des initiatives nombreuses qui dépassent le seul cadre des écoles vétérinaires. Des savants plus ou moins marginaux ou des cercles plus ou moins structurés réfléchissent à la possibilité de transformer avec l’animal.

17 Entre 1782 et 1788, Alfort vit sa mal nommée période académique. Sous l’impulsion de Bertier de Sauvigny, l’École vétérinaire est investie par « l’économie rurale », c’est-à- dire par l’ensemble des savoirs qui ont pour but de tirer de la terre tous les produits qu’elle peut fournir. On réunit dans l’institution des grands savants médecin, chimiste, naturaliste… (Vicq d’Azyr, Fourcroy, Daubenton, Broussonet), on crée les conditions du rassemblement et de la création du savoir. Daubenton invente l’économie vétérinaire, Broussonet milite pour l’économie rurale. Les vétérinaires et les élèves sont associés à un projet qui vise à fournir des clés de lecture et de compréhension ainsi que des catégories de pensées et des répertoires d’action. C’est la naissance de l’économie rurale vétérinaire. Entre, d’une part, la terre qui forme le sujet et, d’autre part, le produit qui constitue le résultat et l’objectif, se déploie une science de l’animal de plus en plus dynamique.

18 L’animal permet une réflexion sur la taille optimale de l’unité de production qui dépasse la question récurrente de la dualité entre petite et grande propriété. Développer les sciences de l’animal domestique est un moyen de soigner cette maladie de l’espace que constituent les défrichements inconsidérés qui menacent les paysages, les forêts et la stabilité sociale.

Une dynamique proprement républicaine

19 De la même façon qu’Alphonse Aulard a retracé, dans son Histoire politique de la Révolution, la formation dès avant 1792, chez les Français qui ne voulaient pas encore de la République, d’un « état d’esprit républicain », il est possible de considérer qu’il a existé une économie rurale vétérinaire républicaine qui naît dans le mal nommé moment « académique » de la décennie 1780. La crise de la monarchie, devenue manifeste à partir de 1788, laisse l’apparence immédiate et trompeuse d’un échec. Les Vicq d’Azyr, Broussonet, Daubenton et Fourcroy doivent quitter Alfort en abandonnant des travaux tout juste ébauchés et des collections à peine constituées. Les vétérinaires d’Alfort doivent produire une argumentation de circonstance, excitant les particularités de l’art vétérinaire. Les principaux éléments de la pensée républicaine de l’économie rurale vétérinaire sont néanmoins déjà posés.

20 De 1788 à 1792, aucun projet substantiel n’investit l’École d’Alfort, désormais agitée par les considérations financières. Pour autant, le domaine vétérinaire et ses liaisons avec l’économie rurale demeurent des registres mobilisateurs en rapport avec une volonté profonde de transformation. L’examen de la presse agronomique le démontre. Les

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vétérinaires, parmi d’autres savants, œuvrent pour proposer des perspectives à moyen terme et des remèdes pour les maux immédiats. À partir de la fin 1792, une tentative d’affirmation institutionnelle de l’économie rurale vétérinaire se présente avec l’accession de Jean-Marie Roland de la Platière au ministère de l’Intérieur. Ce domaine du savoir devient une des justifications principales du projet de ménagerie porté par la Société d’Histoire naturelle. Henri Grégoire, parmi d’autres acteurs, propose des « maisons d’économie rurale ». La Société d’agriculture devient « Société libre d’économie rurale ».

21 Ce caractère de registre mobilisateur s’accentue après 1794 et les chocs écologiques, politiques, économiques et moraux de la crise de l’an II. La construction du nouvel ordre politique de la République du Directoire s’accompagne d’une effervescence éditoriale et discursive autour de l’économie rurale. Surtout, on relève un ensemble de décisions et d’institutions qui consacrent la place de l’économie rurale vétérinaire comme un moyen de réaliser un projet politique. Parmi ces institutions et ces décisions, le décret du 29 germinal an III invente les « écoles d’économie rurale vétérinaire » de la République. Des discours sur la nécessité de prendre soin de la condition animale sont portés jusqu’au sein des institutions républicaines.

L’économie rurale vétérinaire disparaît avec la République

22 L’École d’Alfort est un bon observatoire des dynamiques qui accompagnent le passage au Consulat à vie puis à l’Empire. La mise en place progressive de l’organisation impériale des savoirs s’accompagne d’une reconfiguration des institutions du Directoire. Un nouveau découpage des savoirs dénoue les maillons de l’économie rurale vétérinaire. Cette dernière devient une pensée et une pratique parmi d’autres. Les vétérinaires et leurs savoirs tendent à être mis au service de « l’industrie agricole » et du développement des arts économiques de Chaptal. Une mise en ordre s’opère au sein de l’institution vétérinaire qui passe par la promotion d’un « patron » (Jean-Baptiste Huzard) et l’exclusion de professeurs associés au Directoire et aux ambitions encyclopédiques.

23 Défendre l’économie rurale vétérinaire devient dès lors une pensée et une attitude qui prônent le maintien du projet fondé sur le progrès, la perfectibilité et l’unité du genre humain. En ce sens, cette défense prend un sens clairement « républicain ». Après le rétablissement de l’esclavage et le passage à l’Empire paraissent, dans des ouvrages d’agronomie ou de médecine, les textes les plus substantiels voulant intégrer l’animal dans le cercle des idées morales sous la plume de Cabanis, de l’Abbé Grégoire ou de Parmentier. Ces textes incorporent tout ce qui a été ébauché ou mis en place à Alfort depuis la décennie 1780.

Il a existé une science républicaine du corps de l’animal vivant

24 L’économie rurale vétérinaire est une tentative (ou une modalité) de passage d’un mode disciplinaire de gestion de la dégénération, de la disette et des épizooties, par des réquisitions, des cordons sanitaires et des abattages, à un mode indirect de correction économique, sociale et politique fondé sur les apports de la science et de la philosophie quant au comportement rationnel des acteurs (le paysan, le propriétaire, le vétérinaire). C’est, en dernière analyse, une possibilité de créer un « pouvoir doux ».

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25 L’économie rurale vétérinaire débouche sur une science du corps de l’animal vivant qui n’est pas une moindre science ou un ensemble de savoirs par défaut. Cette création suppose l’étude des lois qui gouvernent l’agriculture et la nature en même temps que l’identification des leviers d’action permettant d’agir sur la vie et sur la population. Elle induit également l’expérimentation de ces leviers et la mise en examen de ces lois. Cette science devient proprement républicaine lorsqu’il y a incorporation et projection par l’intermédiaire des moyens de la République, en particulier au sein de la Commission d’Agriculture et des Arts : on compte, on fait circuler, on construit, on diffuse, on instruit…

26 Cette science est bien loin du messianisme scientifique révolutionnaire qui se serait manifesté dans la mobilisation physiologique débridée du XIXe siècle. Elle fonctionne en effet sur le projet thérapeutique et pédagogique de la République directoriale en utilisant tous ses leviers : les mœurs, l’instruction, les vertus familiales, le commerce…

27 En ayant recours à quelques anachronismes, il faut considérer que cette science républicaine de l’économie rurale vétérinaire incorpore une zootechnie d’avant la zootechnie. Ce domaine du savoir est défini par André Sanson sous la monarchie de Juillet comme « l’ensemble des lois scientifiques qui régissent la production du bétail ». L’économie rurale vétérinaire peut se définir comme l’ensemble des lois scientifiques qui gouvernent le bétail comme producteur.

28 Cette science incorpore également une éthologie républicaine. Le projet de l’économie rurale vétérinaire justifie l’observation des animaux, non pas seulement dans la nature, mais aussi dans des milieux anthropisés : avec les hommes, proches des hommes, au travail. De là découle l’importance des ménageries, mais aussi la valorisation de certaines pratiques de domestication. À l’opposé, cette science justifie la stigmatisation des comportements brutaux.

29 On observe les animaux, on recherche les signes et les manifestations de leur sensibilité. On projette sur eux des comportements sociaux. Il est intéressant de noter que notre projet « démocratique » contemporain autour des bêtes ou nos tentatives de construction d’une histoire « du point de vue animal » incorpore également ces dimensions. L’économie rurale vétérinaire aboutit aussi à des traces ou des ébauches d’une histoire d’individus non-humains.

30 Cette science qui pense le corps de l’animal aussi bien que les relations de l’homme et de la bête incorpore enfin des savoirs médicaux : les rapports du physique et du moral, la pensée néo-hippocratique médicale, le galvanisme. L’hygiène vétérinaire qui les rassemble concurrence désormais l’anatomie comme fondement de la science vétérinaire.

NOTES

1. Rapport au nom du comité d’agriculture par Eschasseriaux. Imprimé par ordre de la convention nationale, de l’imprimerie nationale, in-8° de 48 pages.

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2. Cette approche a sa cohérence et déjà ses historiens, pour l’essentiel vétérinaires. Alcide RAILLIET et Léon MOULÉ sont les auteurs d’une monumentale Histoire de l’École d’Alfort publiée en 1908. La tradition des thèses vétérinaires et quelques travaux récents continuent de nourrir cette entrée par les savoirs. 3. En particulier, Annales historiques de la Révolution française, Pierre SERNA (dir.), vol. 377, no 3, L’animal en Révolution, 2014 ; Pierre SERNA, L’Animal en République. 1789-1802. Genèse du droit des bêtes, Toulouse, Anacharsis, 2016 .

AUTEUR

MALIK MELLAH Docteur en histoire IHRF-IHMC Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

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