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Annales historiques de la Révolution française

324 | avril-juin 2001 Louis Charles Antoine Desaix. Officier du roi, Général de la République

Édition électronique URL : https://journals.openedition.org/ahrf/340 DOI : 10.4000/ahrf.340 ISSN : 1952-403X

Éditeur : Armand Colin, Société des études robespierristes

Édition imprimée Date de publication : 1 juin 2001 ISSN : 0003-4436

Référence électronique Annales historiques de la Révolution française, 324 | avril-juin 2001, « Louis Charles Antoine Desaix. Offcier du roi, Général de la République » [En ligne], mis en ligne le 16 avril 2004, consulté le 01 juillet 2021. URL : https://journals.openedition.org/ahrf/340 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ahrf.340

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SOMMAIRE

Avant-propos Jean Ehrard

Articles

Desaix, le collégien d’Effiat Olivier Paradis

Les «Desaix» Philippe-Jean Vidal

Les compagons d’armes de Desaix Jean-Paul Bertaud

Le sultan dévoilé Desaix en Égypte d’après ses notes de campagne Philippe Bourdin

Desaix devant Thèbes Sadek Néaimi

Le « guerrier philosophe » Desaix, l’Institut d’Égypte et la Commission des Sciences et Arts Patrice Bret

La dernière campagne de Desaix Bruno Ciotti

Marengo en chantant Marie-hélène Pardoen

Desaix fut-il un général politique ? Jean Tulard

Vertu antique et nouveaux héros La presse autour de la mort de Desaix et d’une bataille légendaire Raymonde Monnier

Les mots et les cendres L'héroïsme au début du consulat Bernard Gainot

Bonaparte et Desaix, une amitié inscrite dans la pierre des monuments ? Annie Jourdan

La Légende de Desaix Dans les mémoires de deux de ses aides de camp et dans les écrits de Sainte-Hélène Thierry Lentz

Autour de la statue de Desaix par Nanteuil, place de Jaude à Clermont-Ferrand Antoinette Ehrard

Le Mythe du général Desaix Dans les littératures populaires et scolaires de la Troisième République Christian Amalvi

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Comptes rendus

L’expédition d’Égypte, une entreprise des Lumières (1798-1801). Philippe Bourdin

Histoire de par la caricature Michel Biard

Construction, reproduction et représentation des patriciats urbains, de l’Antiquité au XXe siècle Annie Duprat

Anarchasis Cloots, le Prussien francophile. Un philosophe au service de la Révolution française et universelle Annie Duprat

Les loyers de Metz sous le Premier Empire Annie Duprat

Des Manuscrits de Sieyès 1773-1799 Raymonde Monnier

Les procès-verbaux du Directoire exécutif, an V-an VII. Inventaire des registres des délibérations et des minutes des arrêtés, lettres et actes du Directoire Jean-Paul Bertaud

Grands notables du Premier Empire, Vienne. Jean-Paul Bertaud

Documents du Minutier central des notaires de concernant l’histoire économique et sociale (1800-1830) Jean-Paul Bertaud

Bibliographie annuelle de l’histoire de France. Année 1999. Michel Biard

Le journal d’un maître d’école d’Île-de-France (1771-1792): Silly-en-Multien de l’Ancien Régime à la Révolution Raymonde Monnier

L’Argus. Premier journal du département de la Manche (Coutances, juin-juillet 1790) précédé d’une notice sur son rédacteur Pierre-Charles-François Mithois (1760-v. 1800) Raymonde Monnier

Du Directoire au Consulat. 1. Le lien politique local dans la grande nation - Du Directoire au Consulat. 2. L’intégration des citoyens dans la grande nation Annie Duprat et Raymonde Monnier

Émancipation, réforme, Révolution. Hommage à Marita Gilli. Michel Biard

La vénalité. Michel Biard

Un juif rebelle dans la Révolution, La vie de Zalkind Hourwitz (1751-1812). Pierre Serna

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Avant-propos

Jean Ehrard

1 Le bicentenaire de la Révolution française aura été marqué en Auvergne par toute une série de colloques universitaires. Rappelons le prélude un peu lointain qu’avait été dès 1972, à Clermont, à l’initiative du jeune Centre de Recherches Révolutionnaires et Romantiques (CRRR) de l’université Blaise-Pascal, le colloque Les Fêtes de la Révolution (édit. Société des Études robespierristes, 1974). Étaient venus ensuite le d’Orcet (AHRF, 1982), rencontre scientifique et civique tenue en 1981 sous la présidence d’Albert Soboul et organisée par Paul Bador, maire du village natal du conventionnel ; puis deux autres colloques du CRRR : La légende de la Révolution (1986 – édit. De Bussac, Clermont-Ferrand, 1988) ; Révolution française et vandalisme révolutionnaire (1988 – édit. Universitas, 1992) ; et une table ronde de l’association G. Couthon, La Terreur (1989 – édit. Association Culture et Patrimoine d’Orcet et Société des Amis du CRRR, 1994). À , en 1989, Malouet (édit. Société des Amis du CRRR, 1990), puis, en 1995, (édit. Société des Amis du CRRR et Société des Études Robespierristes,1996). Enfin, en 1997, à l’initiative conjointe du Centre d’histoire des Entreprises et des Communautés (CHEC), du CRRR et de la Société des Études Robespierristes, La République directoriale (édit. 1998, 2 vol.). Et il faut ajouter à cette liste les deux rencontres organisées à Naples par le CRRR, en collaboration avec l’Istituto Italiano per gli Studi Filosofici, l’une en 1989, Un lieu de mémoire romantique : la Révolution de 1789 (édit. Vivarium, Naples 1993), l’autre en 1993, Images de Robespierre (ibid., 1994).

2 Le colloque Desaix de Riom s’est donc inscrit dans une double tradition. D’abord celle de la recherche auvergnate sur la Révolution, initiée autrefois par Albert Soboul et marquée dès 1965 par le premier colloque Gilbert Romme. En second lieu, celle de fructueuses collaborations entre nos institutions universitaires clermontoises et la Société des Études Robespierristes : cette fois encore il nous est agréable de remercier les Annales historiques de la Révolution française de leur hospitalité. Mais il nous faut souligner également l’intérêt porté par les élus locaux aux grands hommes de leur petite patrie. Riom est proche du village natal de Desaix, Ayat-sur-Sioule, et encore davantage de celui d’Effiat, siège à la fin du xviiie siècle d’une école royale militaire où le futur héros de Marengo fit ses études. La rencontre savante des 19 et 20 mai 2000 a été l’un des moments principaux des manifestations du bicentenaire de la mort de

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l’illustre enfant du pays riomois qui ont occupé tout le premier semestre de l’année, à l’initiative de la municipalité de Riom, sous l’égide d’une association spécialement créée pour l’occasion, Desaix 2000, et en étroit partenariat avec l’association Les amis du général Desaix fondée de même par la commune d’Ayat-sur-Sioule : conférences, expositions, circuit Desaix, concerts, films et pour finir, le 17 juin à Ayat, le 25 dans le centre ancien de Riom, grandes fêtes historiques, avec le concours des associations locales, de l’Armée et de groupes invités. Signalons tout particulièrement, un numéro spécial de la publication Riom-magazine (12 000 exemplaires distribués), l’exposition Desaix. Images et témoignages, du musée Mandet, qui connut, d’avril à septembre, comme la plaquette d’accompagnement, un bon succès. Également l’exposition biographique sur panneaux, réalisée pour l’association par Antoinette Ehrard, Desaix. Un homme et sa légende, présentée à Riom sur les lieux du colloque et qui a commencé aussitôt après à circuler dans la ville et aux alentours... jusqu’à l’École militaire de Paris1. N’oublions pas non plus la sympathique évocation, le 23 juin, d’une distribution des prix à Effiat par les enfants de l’école communale et leurs parents, autour de l’historien de l’École royale militaire, Olivier Paradis.

3 À l’échelon local et départemental cet ensemble varié a été important. Il a du reste bénéficié de la part du ministère de la Culture (DRAC Auvergne), du Conseil régional, du Conseil général du département, et bien sûr de la Ville de Riom, des subsides indispensables. À l’échelon national, le second centenaire de la mort de Desaix – auquel la Ville de Clermont elle-même n’a porté qu’un intérêt distant – est pourtant loin d’avoir eu l’écho du premier, et cette discordance ne pouvait manquer d’attirer l’attention des historiens : toute commémoration ne devient-elle pas naturellement objet d’étude pour les commémorations suivantes ? Ainsi se constitue et se regarde, au long des générations, la mémoire collective. S’agissant de Desaix, il faut bien constater que la mémoire n’est plus ce qu’elle a été. Serions-nous moins républicains que nos ancêtres, ou l’image de la République se passe-t-elle désormais volontiers de généraux ? Desaix 2000 a eu fort à faire non seulement pour ranimer la fine lumière Desaix, mais pour la préserver de la grande ombre de Napoléon. En toutes occasions il a fallu rappeler la simple et stricte chronologie : le compagnon de Bonaparte n’a jamais été, et pour cause, celui de l’Empereur ; et si les spéculations sont libres, autant que vaines, sur ce qu’aurait pu être sa carrière sous l’Empire, ce point n’est évidemment pas objet d’histoire.

4 La quinzaine d’historiens, venus d’Auvergne, de Lyon, de Paris, d’Amsterdam, qui ont confronté leurs points de vue à Riom, pendant deux jours, sur les origines, la formation et les débuts de « l’officier du roi », puis sur l’action du « général de la République » n’ont pour autant ignoré ni l’exploitation du héros mort par la propagande impériale ni la façon dont, au long du xixe siècle et jusqu’au début du xxe siècle, Desaix est devenu une figure marquante de la légende républicaine. Soucieux d’analyser cette légende et son devenir, mais aussi de mesurer l’écart entre légende et réalité, ils en sont venus in fine à une saine interrogation critique sur leur propre travail : pris par le sujet, n’avaient-ils pas eu trop tendance à idéaliser le personnage ? La question a été reprise avec force dans le débat de conclusion : en cette année de bicentenaire, n’était-on pas resté un peu prisonnier du mythe héroïque répandu et exalté par Bonaparte dès le lendemain de Marengo ? N’avait-on pas gommé certains aspects de la personnalité et de l’action du général qui auraient au moins mérité discussion, comme son rôle, possible ou probable, d’agent secret dans le Frioul de 1797 ? D’autres remarques, d’autres doutes, auraient pu, sinon altérer, du moins rendre plus complexe, une image

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trop simple et trop limpide pour être parfaitement fidèle. La guerre, nous ne le savons que trop, n’est pas toujours belle. Encore moins la réplique d’une armée d’occupation à une guerre de partisans. Il aurait été utile d’étudier davantage le comportement du chef militaire, non seulement dans sa pratique de l’art de la guerre, mais dans sa manière de réagir aux horreurs de celle-ci. Sans doute cette piste aurait-elle conduit à évoquer l’intérêt porté par Desaix à la médecine militaire, mais aussi l’ambivalence de l’attitude du général envers les souffrances de ses hommes : sur le Rhin, compassion attestée par sa correspondance ; en Égypte, priorité absolue donnée aux nécessités militaires, jusqu’à imposer aux soldats des sacrifices devant lesquels, simultanément, Kléber hésite et temporise.

5 Homme de son métier, Desaix est aussi homme de son temps. Les débats qui ont suivi les communications ont particulièrement souligné en ce sens sa modernité, sous le double aspect du patriotisme et de la « philosophie ». En refusant d’émigrer le jeune officier avait fait passer la patrie – le « pays » contre lequel il se refuse à combattre – avant le service du roi et le loyalisme monarchique. Or, dans le dernier tiers du siècle, celui de sa courte vie, le « vieux mot de patrie » auquel l’abbé Coyer venait de consacrer une célèbre dissertation (voir aussi l’article « Patrie » de l’Encyclopédie) est porteur d’une valeur neuve, une valeur qui prend tout son sens pour qui la situe à la fois dans le mouvement antiquisant de l’époque et dans le culte récent des grands hommes de l’histoire nationale : rappelons, par exemple, l’œuvre du « Plutarque français », Turpin, à l’honneur dans les collèges et notamment familière aux maîtres oratoriens de Desaix2. Bien avant 1792, par une sorte de révolution naturelle et tranquille, la patrie, dans les esprits et les sensibilités modernes, tendait à concurrencer le roi. Par ailleurs, avec sa curiosité réfléchie, Desaix est un « militaire philosophe », comme avant lui Vauvenargues, Guibert, Laclos et sans doute bien d’autres qui ont pu incarner l’une des figures maîtresses de la mythologie morale des Lumières. Non pas au sens voltairien, polémique et viscéralement antichrétien, du mot philosophie, mais plutôt selon la définition de l’Encyclopédie. Assurément, à la place où sa vocation, son choix et sa destinée l’ont mis, Desaix veut « se rendre utile » : il a le sens du service et le pousse même jusqu’au sacrifice de soi. Mais l’on ne peut douter qu’il veuille également « plaire », en particulier aux dames : ce n’est ni un saint – quoi qu’en ait dit Michelet – ni, encore moins, un moine. Gardons-nous de réagir à ses propos désinvoltes sur son « sérail » avec une pruderie victorienne ! En réalité, ce général compétent et courageux est d’abord un « honnête homme », un homme vivant, éclairé et de bonne volonté. Homme de tradition, et d’une culture classique particulièrement riche en modèles militaires. Homme de son temps aussi, et jusqu’à en partager les illusions généreuses : n’a-t-il pas contribué avec ingénuité, un siècle avant Jules Ferry, à la dérive qui devait transformer l’esprit conquérant des Lumières en apologie souvent intéressée des conquêtes coloniales ? En Égypte, dans une expédition hasardeuse où les calculs du Directoire servaient le rêve de gloire de Bonaparte, n’a-t-il pas sincèrement cru combattre pour libérer les habitants du joug ottoman et répandre dans un pays arriéré les lumières de la raison ?

6 L’esprit critique nécessaire à toute biographie doit respecter, et non dissoudre, sans complaisance ni intention dénigrante, la personnalité étudiée. Parce que celle de Desaix apparaissait d’emblée comme particulièrement attachante, à la fois en elle-même et pour ce qu’elle révélait des armées révolutionnaires, comme de la mémoire républicaine, fallait-il s’ingénier à lui trouver des défauts ? Fallait-il se faire les Sainte- Beuve acariâtres et suspicieux d’un général trop sympathique ? Sans doute, à l’opposé,

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un personnage consensuel suscite-t-il peu de débats. À la fin du colloque, non pas au sujet de ces deux journées studieuses et savantes, mais à propos de l’homme qui en était l’objet, le mot ennuyeux a même été prononcé. On a pu remarquer que Desaix n’est le héros d’aucun film... À supposer cependant que sa personnalité soit trop peu contrastée pour inspirer un scénariste et un réalisateur, sa formation, sa brève carrière, sa destinée fulgurante méritaient, semble-t-il, l’attention de l’historien.

7 Jean Ehrard3

NOTES

1.Exposition déposée aux Archives communales de Riom. 2.Voir Le collège de Riom et l’enseignement oratorien au XVIIIe siècle, Paris, CNRS Éditions, et Oxford, Foundation, 1993, p. 253. 3.Organisé pour le compte de Desaix 2000, sur le budget propre de l’association, le colloque a également bénéficié du soutien de deux centres de recherche de l’université Blaise-Pascal, le Centre d’Histoire « Espaces et Cultures » et le Centre de Recherches révolutionnaires et romantiques, ainsi que de celui de la Société des Amis du CRRR. Le signataire de cette présentation remercie tout particulièrement Philippe Bourdin de la part qu’il a prise dans la conception, l’organisation et la publication de la rencontre.

AUTEUR

JEAN EHRARD Université Blaise-Pascal (Clermont-Ferrand II)

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Articles

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Desaix, le collégien d’Effiat

Olivier Paradis

1 Le 10 juin 1776, lorsque Louis Charles Antoine Desaix franchit, en compagnie de son père, le porche d’entrée de l’école d’Effiat, il ne se doute certainement pas que la récente vocation militaire donnée par le comte de Saint-Germain1 au collège de l’Oratoire d’Effiat lui sera d’une aide précieuse pour le déroulement d’une carrière militaire. Si la réforme de Saint-Germain n’avait pas transformé Effiat, il n’est pas certain que Louis Charles Antoine Desaix eût aussi facilement fait le choix des armes. Avant la transformation de 1776, les trois quarts des élèves des Oratoriens d’Effiat assumaient une carrière civile. C’est la conversion en école militaire, avec une nouvelle orientation des programmes, et surtout un phénomène d’entraînement des élèves vers la profession des armes qui vont inverser cette tendance. Outre le fait que les études des élèves du roi leur sont payées afin qu’ils deviennent officiers, les contacts des parents de pensionnaires nobles avec les familles de militaires et les chefs de corps des régiments vont intensifier l’entrée sous les drapeaux de tous les élèves d’Effiat. Un collège de privilégiés : l’école royale militaire d’Effiat 2 Privilégiés par leurs origines (75% de nobles, parmi lesquels peu de hobereaux pauvres, et 25% de roturiers issus de familles riches), les élèves d’Effiat sont surtout favorisés par la qualité de l’éducation qui leur est donnée au sein de l’établissement. Trois catégories administratives d’admission pour un seul élève 3 Il existe à Effiat, trois catégories administratives d’élèves qui sont traités, à quelques détails près, de la même manière au sein de l’école : les pensionnaires à 700 livres par an, les boursiers du marquis d’Effiat et les élèves du roi. Le montant élevé de la pension explique l’intérêt et l’opiniâtreté que mettent des familles nobles à obtenir une bourse d’études pour leur fils. Malgré l’année, 1776, l’entrée de Louis Charles Antoine Desaix à Effiat n’a rien de circonstancielle car elle n’est pas liée au fait que Louis XVI et son ministre de la Guerre viennent de décider de réformer l’enseignement militaire. La fermeture de l’école du champ de Mars et de celle de La Flèche par Saint-Germain a permis de mettre en lumière onze établissements de province, réputés alors pour la qualité et la modernité de leurs études, afin d’accueillir désormais les élèves du roi. Effiat fait partie du nombre2. La venue de Louis Charles Antoine Desaix est programmée depuis longtemps. En raison de ses relations, qui ne sont pas encore réellement

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explicables, la famille Desaix est véritablement titulaire d’une place de boursier de la fondation du marquis d’Effiat.

4 Louis Charles Antoine Desaix vient remplacer en juin 1776, pour la bourse d’études du marquis d’Effiat, son frère aîné Amable qui s’apprête à quitter l’école après la remise des prix du début de septembre3. Lorsque Louis Charles Antoine quittera lui-même Effiat, sept ans plus tard, son cadet le remplacera d’une façon identique. Cette captation d’une place de boursier par une même famille est anormale, mais elle se rencontre aussi pour la maison des Bard de la Garde, de Gannat. La demande de bourse se fait longtemps à l’avance, concomitamment auprès du supérieur de l’établissement et du comte de Sampigny, seigneur d’Effiat et héritier pour la nomination aux bourses du fondateur, feu le marquis d’Effiat. Le statut de boursier du marquis d’Effiat est aussi la reconnaissance des origines nobles de l’enfant, car la procédure de nomination reprend des conditions assez identiques à celles qui président à l’accès aux bourses délivrées par le roi, notamment la nécessité de prouver sa filiation noble. Ainsi Desaix, par son statut de boursier particulier, est l’égal des élèves du roi qu’il côtoie en classe. Le hasard des renouvellements de bourses d’études marquisales fait qu’il sera tout au long de sa scolarité le seul élève boursier du marquis, dans chacune des classes qu’il fréquente.

5 Si le contenu des études et la discipline sont les mêmes pour tous, il est vrai que les pensionnaires issus des familles les plus aisées disposent de quelques avantages : certains profitent de cours complémentaires payants (les exercices du régent), d’un enseignement des arts un peu plus complet, avec musique instrumentale et peinture, et surtout d’une petite somme d’argent de poche délivrée chaque mois pour les menus plaisirs de l’enfant (achat de friandises, de jeux ou de petits matériels scolaires, jusqu’à un maximum de 60 sols mensuels). De ce point de vue là, sauf à l’occasion de la visite d’un parent, Louis Charles Antoine Desaix n’a pas d’argent de poche à sa disposition et profite seulement des distributions officielles données à chaque groupe de pension. Car les Oratoriens, par souci de justice, procédaient à des distributions de petites sommes prises sur leurs fonds propres, en particulier à l’intention des élèves désargentés. Cette démarche n’était pas entièrement désintéressée car elle permettait par la suite d’appliquer un système de sanctions qui se traduisait par des amendes. Il est possible de dire que pour un esprit aussi sensible que celui qui anime Desaix, la réalité d’une différence, non liée au rang ou à la valeur, mais à l’argent, même à un si petit degré, fut une expérience de l’inégalité.

6 La vie intime et particulière de Desaix à l’école d’Effiat n’est pas connue, les événements ne lui ayant pas laissé le temps d’écrire ses mémoires. Mais il est possible de dresser un rapide tableau de la vie matérielle qu’il a connue au pensionnat et surtout de suivre les enseignements qui lui ont été prodigués. Une éducation poussée qui sera à même de modeler son esprit ou du moins d’expliquer son excellente culture et sa grande curiosité. La vie quotidienne de Desaix à Effiat 7 Lorsque Louis Charles Antoine Desaix entre à Effiat, il n’a pas huit ans, (7 ans, 9 mois et 3 semaines précisément). L’année scolaire commence en octobre et se termine à la fin août. L’entrée de Desaix en juin 1776 s’explique par la volonté des pères de l’Oratoire de ne pas choquer les nouveaux élèves, surtout s’ils sont très jeunes et c’est le cas de Desaix. Les Oratoriens profitent de cette période d’adaptation pour évaluer le nouvel arrivant et tester ses compétences. Si, comme pour Louis Charles Antoine, l’acquisition

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des bases est bonne en lecture, écriture et calcul, il entre directement en septième ; si des lacunes apparaissent, il reste dans une classe de commençant durant une ou deux années.

8 Contrairement à la majorité de ses camarades, Desaix bénéficie aussi des périodes de vacances qui lui permettent de revenir à Veygoux. La grande majorité des autres enfants demeure en permanence au pensionnat car les périodes dites de vacances se passent aussi à l’école. Camus de Richemont en témoigne : « les sept années d’un séjour ininterrompu conformément au règlement de l’Institution »4. Ce règlement est celui de l’École militaire, car les élèves du roi ont une obligation de présence au pensionnat y compris pendant les périodes de congés dont les activités leur sont justement plus particulièrement destinées. Des faveurs sont parfois accordées à certains élèves boursiers mais la règle prévaut. À Effiat, en 1777, M. de Casabianca « exprima le désir que son fils Luce pût quitter l’école pour respirer l’air natal, on lui répondit que l’enfant se portait très bien et resterait à l’école »5 (Luce de Casabianca, commandera le navire amiral L’Orient à Aboukir). Le règlement de la pension impose donc une présence continue à l’école, y compris pour les élèves qui sont domiciliés près d’Effiat comme Camus de Richemont, dont la famille réside à Montmarault, à 70 kilomètres de là. La prise effective de vacances par les pensionnaires bourgeois s’explique d’autant mieux que cette période particulière de l’année est utilisée à Effiat pour l’exercice militaire, ce qui ne les motive guère. Les boursiers du marquis d’Effiat peuvent prendre des vacances car leurs domiciles sont proches d’Effiat et les Oratoriens ne défalquent évidemment pas de prix de pension. Desaix profite donc de cet accroc au règlement de la part des Pères pour retrouver les siens, soit pour quelques jours à l’occasion des fêtes de Noël ou de Pâques, soit durant les grandes vacances qui se tiennent entre le dernier jour des exercices publics du début de septembre jusqu’au lundi suivant la Saint-Luc, près du 18 octobre6. Les Oratoriens ne précisant pas sur les livres de comptes les absences des boursiers de la fondation du marquis d’Effiat, il est impossible de connaître avec précision si Desaix s’absente totalement de l’école durant ces six semaines de grandes vacances, ou s’il reste quelque temps à l’école. Son absence serait logique et pourrait expliquer en partie qu’il n’obtienne jamais de prix en art militaire. Car c’est durant cette période de vacances que se déroulent le plus grand nombre de manœuvres, de courses et de révisions pratiques des cours militaires théoriques. Apparemment, Desaix préfère la course dans les bois et les prés autour de Veygoux à la manœuvre sur la place d’armes de l’école. Ce temps de vie en famille permet de casser le rythme immuable de la vie au pensionnat. À Effiat, chaque heure du jour est parfaitement planifiée :

9 5 h 30 : lever, prière, toilette. 6 h 00 : récréation (étude ou arts). 7 h 00 : messe. 7 h 45 : déjeuner rapide. 8 h 00 : début des cours comprenant la religion, le latin, le français, l’histoire et la géographie. 12 h 00 : dîner des deux pelotons les plus jeunes et récréation pour les autres. 13 h 00 : dîner des deux pelotons de grands et récréation pour les autres. 14 h 00 : reprise des cours, avec des périodes de trois quarts d’heure : mathématiques, sciences, langues étrangères, arts et devoirs. 16 h 30 : goûter frugal (gros morceau de pain frais et un fruit) puis reprise des cours. 18 h 00 : fin de la journée de cours, étude surveillée.

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20 h 00 : souper. 20 h 30 : récréation. 21 h 30 : prière et coucher.

10 Ces horaires sont presque immuables, avec pour exception les journées d’exercices publics ou de réception (de l’inspecteur, de Mesdames de France ou du comte de Provence), mais aussi les dimanches, journées de repos et de promenades, et la demi- journée de congé du mercredi après-midi. Ce jour est consacré pour certains élèves à des séances d’exercices ouvertes au public, puis à partir de 1787 aux réunions de l’Académie d’Effiat (les meilleurs élèves à partir de la troisième), mais c’est une disposition que Desaix n’eut pas le temps de connaître.

11 Les horaires d’Effiat sont assez précis dans leur répartition et indiquent un nombre d’heures de cours qui est au minimum de quatre heures le matin, soit deux fois plus qu’à Juilly et de trois fois trois quarts d’heure l’après-midi (mathématiques, sciences, langues et arts), soit un total minimal de six heures un quart de cours journaliers.

12 L’obéissance aux professeurs et aux préfets de pension n’est pas perturbée par de graves manquements à la discipline. Les punitions corporelles n’existent pas et la punition la plus courante consiste en amendes prises sur les menus plaisirs : « Les malpropres ou négligents étaient frappés d’une amende très minime, prélevée sur le prêt de la semaine et dont l’accumulation, pendant le cours de l’année, ne laissait pas que de former une somme assez ronde pour solder les frais d’un fort bon goûter, préparé avec soin et pris à la campagne sur le gazon ou sous l’ombrage de la haute futaie des forêts de la Chèvre ou de Randan. »7

13 C’est aussi l’application d’un principe qui guidait le père Petit, supérieur de Juilly de 1756 à 1785 : « Efforçons-nous d’en faire d’honnêtes gens et ne négligeons pas le conseil de Térence de les conduire par le sentiment de l’honneur et la générosité plutôt que par la crainte. »8

14 L’influence de telles méthodes sur l’officier Desaix peut-elle expliquer en partie le grand soin qu’il mit toujours à éviter la violence pour régler les conflits et à faire preuve d’humanité plus que d’autoritarisme ?

15 Le groupe de pension rassemble tous les enfants qui ont une taille semblable et qui sont en général d’âge voisin. Il n’est absolument pas tenu compte du statut de l’élève, boursier ou pensionnaire, ou de son origine sociale, noble ou bourgeoise. Tout au long de sa journée, l’enfant va ainsi côtoyer des individus différents car la composition de son groupe sera autre que celle de sa classe d’humanités, ou de son cours spécialisé9. A chacun des quatre groupes de pension sont attribués un lieu et un personnel propres. Chaque peloton possède à son usage exclusif une salle d’études sous l’autorité d’un préfet de pension, une salle de pension ou de menus plaisirs, à laquelle est attaché un domestique, un dortoir avec un veilleur particulier, voire une cour de récréation particulière10. Chaque membre d’un peloton est identifiable par un galon de couleur qui orne le tricorne, soit quatre couleurs pour quatre groupes ou pelotons : bleu, rouge, jaune et vert11. La responsabilité de la bonne marche du groupe étant toujours partagée entre l’adulte présent et le capitaine du peloton concerné.

16 Les divers commandements ayant trait aux déplacements à l’intérieur de l’école se déroulent à l’aide de sifflets. À Effiat « Tous les mouvements intérieurs s’exécutaient en ordre et silencieusement. Lorsque toutes les divisions étaient réunies, le bataillon marchait en colonne par

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peloton, précédé par ses tambours et sa musique. Les officiers des compagnies étaient choisis parmi les candidats présentés par leurs camarades. »

17 Ils sont responsabilisés par la confiance qui leur est faite dans la bonne tenue de leur groupe de pension. Ces jeunes capitaines agissent apparemment de manière interne et en autonomie par rapport aux Oratoriens. Ils se chargent eux-mêmes de vérifier la tenue de leurs soldats comme l’explique Camus : « Tous les matins, après les détails du lever et de la toilette, une inspection de propreté était passée, isolément, par chaque capitaine ». Les problèmes d’ordre et de maintien sont réglés en priorité par les officiers de chaque groupe. Apparemment, Desaix, bien que très brillant élève, ne fut jamais capitaine de peloton, peut-être pas assez discipliné lui-même pour s’imposer à ses camarades.

18 L’addition des groupes de pension en pelotons donne le bataillon d’Effiat, une formation militaire sans armes (sauf fusils de parades de 1788 à 1791), qui est utilisée pour apprendre aux jeunes gens à manœuvrer en rangs serrés, mais dont l’objectif principal est de les amuser en les disciplinant. Le bataillon comprend quatre pelotons ou compagnies, avec un capitaine par compagnie et peut-être des lieutenants. Les quatre capitaines sont à égalité de grade et commandent uniquement à leur peloton. Il n’y a pas d’état-major comme à l’école de Tournon par exemple, mais c’est le chevalier de Ried, professeur d’art militaire, seul officier présent à Effiat, qui prend le commandement.

19 Le principal avantage qui découle de la création de ces groupes de pension est de mêler des niveaux d’études inégaux. Chaque peloton regroupe des enfants selon leur taille, ce qui amalgame des élèves de niveaux scolaires différents. Outre le fait de mêler les enfants d’une même école, cette méthode fait perdre rapidement tout orgueil mal fondé. Peu de jeunes gens sont excellents dans toutes les matières et ceux qui y parviennent sont tous des élèves sages qui raflent aussi au passage les prix de bonne conduite. Le soir, dans la salle d’étude de chaque peloton et sous la direction d’un préfet, les plus forts sont à même d’aider les plus faibles, d’autant que les élèves plus âgés ou plus avancés en niveau d’études, sont entourés d’enfants plus jeunes ou moins doués. Le mauvais en mathématiques peut échanger son savoir en latin contre une aide en géométrie et le fort en anglais peut aider l’érudit en histoire qui peine sur sa version. Cette structuration de l’internat autour de ces groupes de pension hétéroclites, favorise naturellement le tutorat et l’émulation entre les élèves, deux autres clés de la réussite effiatoise. Il est difficile de déterminer la position de Desaix dans ce système. Cependant, il est plus que vraisemblable qu’il change de peloton, donc de groupe de pension, lors de son passage en classe de troisième en 1781. À partir de cette dernière année, il semble rattaché au second peloton (il accède donc au statut d’ancien, rejoignant les pelotons des plus grands). Desaix ne fait pas partie des plus grands (en 1781, sa taille est de 1,40 m d’après son bulletin de notes) ; il est impossible de dire s’il rejoindra le premier peloton constitué par les enfants de plus d’un mètre soixante dans les deux ans qui suivent. Il est plus probable qu’il reste avec le second peloton. Cette situation a pour conséquence de le rattacher, lui élève de seconde et de rhétorique, à une majorité d’enfants de troisième et de seconde. Il fait figure de grand, du fait qu’il est en avance dans ses études mais il retrouve des jeunes de son âge. Les enseignements suivis par Desaix à Effiat 20 Un exposé précis de l’ensemble des matières qu’a suivies le jeune Desaix à Effiat serait fastidieux et parfois incertain, du fait d’aménagements toujours possibles en cours

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d’année par rapport à un programme préétabli. Il paraît plus intéressant de cerner la culture de Desaix au travers des matières où il excelle, celles pour lesquelles il obtient des récompenses lors des cérémonies d’exercices publics qui clôturent les années scolaires. Les distinctions accordées aux élèves durant ces exercices publics sont au nombre de trois : le premier prix, l’accessit ou la possibilité de concourir ou de répondre en public (les meilleurs élèves sont jugés hors concours, ce qui permet à des élèves de second rang d’obtenir des prix). Pour les Oratoriens, c’est aussi une manière de caresser l’orgueil de la famille, en mettant à l’honneur son enfant. Ces séances publiques sont très courues, non seulement par les parents mais aussi par l’ensemble des familles et par les autorités civiles, militaires et ecclésiastiques des deux provinces d’Auvergne et du Bourbonnais. Les séances d’exercices publics, souvent dédiées à un haut personnage (gouverneur, évêque, ministre, Mesdames de France), sont l’occasion pour les Oratoriens de réaliser une véritable opération de relations publiques. Desaix fait partie, chaque année de son cursus, de ces élèves talentueux ainsi mis en valeur. Palmarès de Louis Charles Antoine Desaix de Veygoux 21 1777 : Classe de septième.

22 A concouru pour le prix d’Histoire sainte. A répondu en public. A remporté le prix.

23 1778 : Classe de sixième.

24 A concouru pour le prix de géographie. A répondu en public. A remporté le prix. A concouru pour le prix d’histoire de la fable. A répondu en public. A remporté l’accessit.

25 1779 : Classe de cinquième.

26 A concouru pour le prix de géographie. A remporté le prix. A concouru pour le prix d’histoire des Perses et des Mèdes. A répondu en public. A remporté le prix. A concouru pour le prix de langue allemande au second semestre. A remporté l’accessit.

27 1780 : Classe de quatrième.

28 A concouru pour le prix de géographie. A répondu en public. A remporté le prix. A concouru pour le prix de mathématiques au second semestre. A répondu en public. A remporté le prix. A concouru pour le prix de langue allemande au second semestre. A remporté l’accessit.

29 1781 : Classe de troisième.

30 A répondu en public sur le sujet de mathématiques. A concouru pour le prix de langue allemande au premier semestre. A mérité des couronnes et des éloges publics au premier semestre.

31 1782 : Classe de seconde.

32 A concouru pour le prix d’histoire de France. A remporté le prix. A répondu en public sur le sujet d’histoire de France. A concouru pour le prix de mathématiques, classe de calcul, au second semestre. A remporté l’accessit. A répondu en public sur le sujet d’arithmétique. A répondu en public sur le sujet de poésie.

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A concouru pour le prix de géographie. A remporté l’accessit. A concouru pour le prix de diligence au premier semestre. A remporté l’accessit.

33 1783 : Classe de rhétorique.

34 A répondu sur la division de l’Europe en seize États principaux. A répondu en public sur le sujet d’histoire naturelle. A répondu en public sur le sujet d’histoire de France. A répondu en public sur le sujet d’éloquence. A concouru pour le prix de géographie. A remporté le prix. Histoire 35 Le premier des premiers prix qu’il remporta fut celui d’Histoire sainte en 1777, pour la classe de septième. Il est tout juste âgé de 9 ans. Sujet : La création de l’univers, l’origine de l’homme, la division des langues, la dispersion des hommes, la vie des patriarches. Les rois de Juda et d’Israël.

36 L’histoire des Égyptiens est traitée en sixième en 1778, mais Desaix n’obtient pas de prix cette année-là. Le cours porte essentiellement sur la période ptolémaïque et romaine de l’Égypte, forcément mieux connue à cette époque que celles de l’Ancien ou du Moyen-Empire.

37 En 1779, en classe de cinquième, il remporte le prix d’histoire des Perses et des Mèdes, période couvrant les relations conflictuelles entre l’Asie et les cités grecques, notamment les combats et conquêtes de Philippe de Macédoine et d’Alexandre le Grand.

38 En 1782, en classe de seconde, et en 1783 en rhétorique, il répond en public sur l’histoire de France : « En 1782, il s’agit de connaître l’histoire de France de Clovis à Charles VIII et en classe de rhétorique, en 1783, de Louis XII à la guerre d’Amérique ». Géographie 39 Classe de sixième en 1778, premier prix. Sujet : La nomenclature de l’Europe, c’est-à- dire la situation et la géographie physique des différents pays. Bornes et divisions générales de l’Europe. Division générale et particulière de tous les pays d’Europe, depuis les îles Britanniques jusqu’à la Turquie d’Europe et du Portugal à la Suède. Villes, rivières et montagnes de ces pays. Organisation politique. Une exception : un cours plus détaillé sur la Suisse avec des précisions sur les cantons catholiques, protestants, mixtes, sur les alliés et les sujets des Suisses.

40 La classe de sixième avait été réservée à la connaissance du globe, des continents, des océans, du repérage en latitude et longitude, de la formation des montagnes, de la forme des continents, des îles, ainsi que de tout le vocabulaire de géographie physique descriptive.

41 L’année suivante, en 1779, en classe de cinquième, il obtient de nouveau le premier prix de géographie, cette fois sur la nomenclature de l’Asie et de l’Afrique.

42 En 1780, en classe de quatrième, c’est le premier prix de géographie sur la nomenclature de l’Amérique, un sujet d’actualité qui doit motiver bon nombre de ces futurs officiers. Les élèves d’Effiat se passionnent pour ce conflit qui a déjà mobilisé certains de leurs camarades (Villeneuve, Béjarry, Prévost de Traversay et Fontanges servent avec De Grasse ou Rochambeau, Nicolas de Bonnevie sert sous les ordres de Suffren aux Indes). C’est aussi une approche de la géographie ancienne, avec les

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divisions de l’Empire romain, les différentes préfectures d’Italie, des Gaules, d’Illyrie, d’Orient, etc., puis le nom et la position des différents diocèse du Bas-Empire.

43 En seconde, en 1782, géographie détaillée de l’Afrique pour laquelle il décroche l’accessit. Il a dû répondre sur l’Égypte, la Nubie, la Cafrerie, la Guinée, le Congo et les îles. Il doit connaître particulièrement la situation et les avantages de l’Égypte ainsi que le fonctionnement de son ancien gouvernement et que son état actuel. Un accessit qui vient confirmer des connaissances qui lui seront peut-être utiles plus tard...

44 Il termine son brillant palmarès de géographie par le prix de géographie en classe de rhétorique en 1783 où il répond sur la géographie détaillée de l’Amérique : Découverte du Continent, constitution corporelle de ses habitants, leurs facultés individuelles, leur état domestique et politique, la manière dont ils faisaient la guerre (Indiens), leurs idées religieuses et leurs coutumes. L’état actuel de l’Amérique. La division de l’Amérique septentrionale dont le Groenland, le Labrador, le Canada, le Mexique, la Californie etc., et l’Amérique méridionale dont les terres magellaniques et le pays des Amazones. Langue allemande 45 Il remporte le premier prix en cinquième en 1779, et en troisième, en 1781, l’accessit en 1780, en quatrième. En fait, il fait de l’allemand depuis la classe de sixième, mais l’allemand est enseigné par groupes de niveau et apparemment Desaix fait partie des meilleurs. Dès la classe de troisième il est déjà dans la première classe d’allemand, niveau qu’il ne quitte plus jusqu’à sa sortie d’Effiat. Le palmarès de cette année-là précise qu’il a mérité des couronnes et des éloges publics au premier semestre pour ses talents en langue allemande. On peut penser qu’il va passer ses trois dernières années à perfectionner son allemand, hors des cours, notamment en compagnie des personnels allemands de l’établissement et pourquoi pas du professeur d’art militaire, le chevalier de Ried ? Cet usage et cette disponibilité à user de la langue de Goethe expliquent sa grande facilité à s’exprimer dans cette langue lors de son service à l’armée du Rhin ou lors de ses déplacements en Allemagne ou en Suisse. Mathématiques 46 Comme pour l’allemand, l’enseignement des mathématiques se fait par classes de niveau. Desaix est apparemment rattaché depuis 1780, en classe de quatrième, à la seconde classe de mathématiques, puis à partir de son année de seconde à la première classe. Dans la seconde classe, il a été récompensé pour avoir étudié les problèmes indéterminés du second degré à deux et à un plus grand nombre d’inconnues. Lors de son année de rhétorique, il est confronté à la trigonométrie rectiligne et sphérique, voire au calcul différentiel, domaines mathématiques poussés qui l’éloignent des premiers prix et accessit.

47 En quatrième, en 1780, il répond en public et remporte le prix de mathématiques. En 1782, en classe de seconde, il remporte l’accessit de mathématiques, classe de calcul, au second semestre et il a répondu en public sur le sujet d’arithmétique. Français et rhétorique 48 En 1778, il obtient pour la classe de sixième le premier prix d’histoire de la Fable. L’histoire fabuleuse, en plus des leçons d’écriture et de lecture, sert de support aux leçons de français pour les classes de débutants. Avec La Fontaine, les fables de Phèdre sont le plus souvent étudiées en français.

49 En seconde, il répond en public sur le sujet de poésie : il s’agit de poésie lyrique, sous différentes formes, avec de nombreux auteurs comme Orphée, Pindare, Sapho, Horace

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et Sénèque pour les anciens. Pour les modernes : Malherbe, Racan, Jean-Baptiste Rousseau, Haller, Dryden, Klopstock ou Wieland.

50 En 1783, en classe de rhétorique, il répond en public sur le sujet d’éloquence : L’éloquence ne dépend pas uniquement d’un arrangement de mots purement grammatical ; elle exige de plus du choix dans les expressions. Tout ce qui concerne ce choix peut se réduire à ces trois choses : l’élégance des termes, leur énergie et le choix des épithètes.12 Histoire naturelle 51 Il répond en public sur le sujet d’histoire naturelle en 1783, lors de son année de rhétorique. Le programme concerne alors les cinq sens de l’homme et vraisemblablement les animaux amphibiens.

52 Desaix répond souvent en public, avec parfois l’obtention d’un prix en plus. Cette présence de l’élève Desaix à toutes les remises de prix est significative de la place qu’il occupe dans l’école. Desaix est apprécié à la fois de ses camarades et des cadres tant laïcs que religieux de l’école.

53 En plus des matières où il fut distingué, Louis Charles Antoine a suivi le cursus presque complet que présentaient alors les Oratoriens d’Effiat. Par la reconstitution minutieuse des programmes par classe et par année, il est aisé d’avancer que Louis Charles Antoine Desaix a étudié entre autres :

54 – La religion, avec des études de textes choisis de l’Ancien et du Nouveau Testament.

55 – La langue latine, fondée particulièrement sur Tite-Live, Horace, Virgile, Ciceron, Tacite, Pline le Jeune.

56 – Les Belles-Lettres françaises et étrangères, tous les genres de poésie, épique, didactique, lyrique.

57 – Les sciences naturelles au complet avec la nomenclature descriptive de tous les animaux quadrupèdes, les végétaux, la géologie, le système solaire, les phénomènes météorologiques.

58 – Les mathématiques, avec un programme extrêmement complet, de l’arithmétique à l’algèbre en passant par toutes les figures de géométrie, plus les calculs complexes de la trigonométrie, de la géométrie transcendantale ou du calcul différentiel.

59 Dans le domaine des arts, Desaix n’a apparemment pas été très remarqué, malgré la place que l’on donne à Effiat à cette matière. Il a obligatoirement fait du chant, de la danse, du dessin et du lavis de plans. Ce dernier point était inclus dans l’enseignement militaire qu’il reçut d’une manière complète lors de ses années passées en seconde et en rhétorique. Il étudia ainsi la manière de se fortifier, de réaliser l’attaque et la défense des postes, de mener des convois, d’organiser les gardes, de réaliser le passage des rivières, de savoir attaquer mais aussi de savoir se replier sans pertes. Il apprend la topographie et l’art de lever les plans.

60 Le chevalier de Ried lui enseigne aussi les rudiments de l’artillerie, les différentes caractéristiques du système Gribeauval et la manière de s’en servir, l’usage du fusil, de la baïonnette et du sabre, de la fabrication de la poudre, des pétards et des grenades. Tout cela en théorie bien sûr : le maniement d’armes n’existe pas à Effiat, à l’exception de la pratique de l’escrime qui est enseignée par deux à trois maîtres d’armes. Les autres matières dispensées à Effiat. 61 Les livres de comptes des Oratoriens ne nous apprennent pas l’achat de couleurs pour des cours de peinture ou l’achat d’un instrument de musique. Desaix n’a pas non plus

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accès aux cours réservés à une petite élite comme ceux d’italien, dispensés par le père Oratorien Caponi. Il n’a pas davantage suivi les cours d’anglais, ni les cours de physique qui ne commenceront à Effiat que l’année de son départ, ou encore les cours de philosophie. Les maîtres d’écriture donnaient aussi des leçons de calligraphie et organisaient des expositions avec les meilleurs élèves ; or il ne semble pas, et la lecture de son écriture le confirmerait, que Desaix ait fait partie de ceux-là.

62 Pour tenter de conclure sur la qualité des études suivies par Desaix à Effiat, je tiens à faire un commentaire sur l’interprétation qui a été faite dans le passé, et qui est malheureusement reprise encore régulièrement aujourd’hui, à partir du seul bulletin de notes de Desaix qui nous soit parvenu. Le comte Martha-Beker publia un ouvrage sur Desaix au milieu du xixe siècle avec la présentation d’un seul bulletin de notes, celui du 3e trimestre de la classe de quatrième, en 1781. Ce bulletin avait probablement été choisi parmi d’autres car il était inhabituel. Il présente un côté anecdotique : « – Taille : 4 pieds, 4 pouces, 6 lignes (1,42 m). – Constitution : assez forte. – Santé : très bonne. – Caractère : boudeur et peu endurant. – Conduite : très médiocre. – Lecture et écriture : peu d’application. – Langues latine et française : il travaille sans réflexion. – Géographie et histoire : bien, mais sans efforts. – Dessin : léger et capricieux. – Allemand : il fait des progrès. – Religion : distrait en général ».

63 Ce bulletin est intéressant à plus d’un titre, dont celui de nous apprendre le type de notation utilisé à Effiat. Il ne s’agit pas d’un classement soit par lettres, soit par catégories comme à Riom, insignis, bonus, mediocris, dubius ou maneat . Ce sont des appréciations formulées par le grand préfet Rivette, très certainement après l’avis des professeurs. Les formules sont brèves mais concises, donnant l’essentiel de ce que les parents doivent savoir de leur enfant. Précisons que ce travail de synthèse sur les avis des professeurs est une tâche laborieuse pour le grand préfet Rivette, car il doit la répéter pour tous les élèves, soit cent quatre-vingt-quinze fois à chaque trimestre en 1781.

64 Le mot d’accompagnement du père préfet des études, Rivette, est aussi une sorte de recours à l’autorité de la famille pour peser sur la volonté de l’enfant. Il en est ainsi de la lettre écrite à Mme Desaix13. « Effiat, le 26 juin 1781 Madame, Vous n’aurez pas lieu d’être merveilleusement contente du présent que vous fait aujourd’hui monsieur votre fils. À l’exception de deux articles qui sont assez bons, tout le reste ne vaut pas grand chose. Et puis le caractère ne change pas trop en bien. Il est toujours sujet à l’emportement et à un peu d’aigreur. On a encore à faire d’autres reproches sur l’inapplication. Vous sentez, madame, qu’il n’est pas fort agréable pour moi d’avoir un pareil compte à rendre ; mais je vous dois la vérité plus exacte, comme je vous prie de croire aux sentiments de respect avec lequel je suis, madame, votre très humble serviteur. Rivette. »

65 Le bulletin et la lettre du préfet Rivette sont accompagnés par quelques mots de la main de l’écolier repentant : « Je vous envoie ma note, qui ne vous contentera peut-être pas ; je fais mes efforts pour le faire.

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Je suis dans la joie et dans la tristesse. Je ne sais si je ne verrai pas des Aix cette année ; je le souhaite beaucoup ; si j’ai ce bonheur, il calmera toutes mes douleurs. Il est parti la semaine dernière deux de mes camarades pour aller dans la marine ; j’envie leur sort. Adieu Maman, tous ceux de votre connaissance vous font bien des compliments. Le père Rivette m’a chargé de vous offrir ses respects. Je suis votre très humble fils. Le chevalier des Aix. »

66 Il est fort regrettable que l’historien d’aujourd’hui n’ait pas accès à d’autres bulletins de notes du futur général. Chacun de ces bulletins trimestriels est accompagné, par la volonté des Oratoriens, d’une lettre de l’enfant. Les rapports épistolaires entre les écoliers et leurs parents sont rendus obligatoires par les pères de l’Oratoire, du moins pour certains14. C’est un rapport d’affection permanent avec la famille mais c’est aussi l’exercice d’une autorité parentale par courriers interposés. Malgré l’éloignement du pensionnat, la réussite ou l’échec exigent une explication de la part de l’intéressé, quitte à ce que son amour-propre en soit écorché.

67 Or ce bulletin, s’il apparaît révélateur, n’est qu’un accident de parcours dans le cursus de Desaix. Il n’est aucunement le reflet de la réalité et le jeune Desaix réagira très positivement à cet avertissement. Du reste, la suite de ses études montre la portée relative de cet incident : il reçoit cette même année 1781 des couronnes et des éloges publics pour le premier semestre en langue allemande. Il n’obtient rien au second semestre, mais dès l’année suivante il renoue avec le succès et obtient six distinctions15. Il est donc important de bien affirmer que l’élève d’Effiat Louis Charles Antoine Desaix fut brillant. Il figure parmi les meilleurs malgré sa jeunesse : la moyenne de la classe de rhétorique approche les 16 ans et demi, et Desaix en a tout juste 15 à la date de la remise des prix, au 1er septembre 1783. Cet automne 1783 est aussi marqué par un triste événement car le père de Louis-Charles Antoine vient de décéder.

68 À la sortie d’Effiat, il présente comme un grand nombre de ses camarades qui ne sont pas élèves du roi une demande d’entrée dans le corps des officiers. Après avoir obtenu de Chérin un certificat de noblesse le 3 octobre 1783, il est accepté comme troisième sous-lieutenant, sans appointements, le 20 octobre 1783, à Bretagne-Infanterie, sur la demande du colonel du régiment, le comte de Crillon16. Cette période de vie de garnison n’a rien de remarquable et son avancement est très lent. Sa nomination au grade de lieutenant est principalement due à la démission des cadres nobles de son régiment, cela dès le milieu de l’année 1791. Face à la montée des factions, devant l’importance de l’émigration et l’imminence d’un conflit, Desaix préfère prendre de la distance avec les événements et la carrière des armes. Il demande sa mutation et obtient un poste de commissaire des Guerres à Clermont-Ferrand, le 20 décembre 1791. Il prête serment en cette qualité le 9 janvier 1792 devant la municipalité mais il a triché sur sa date de naissance et il ne peut se maintenir à ce poste, car il n’a pas 25 ans révolus. Il fait alors sa demande de réintégration dans son régiment, devenu 46e régiment d’Infanterie, en garnison à Wissembourg. Le registre du régiment indique que « Sa démission n’ayant pas été acceptée, il a repris son rang au régiment le 13 mai 1792 »17. Aide de camp du général de Broglie le 20 mai, il est fait capitaine le 23. Arrêté le 8 septembre 1792 alors qu’il se rend à Bourbonne-les-Bains pour rencontrer son chef alors au repos forcé, il ne sera libéré que sur l’intervention du ministre Roland le 25 octobre 1792. La République aura remplacé la monarchie et il commencera sa glorieuse carrière à son service.

69 Avant de mériter de la Patrie, Desaix a donc bien mérité les éloges de ses maîtres d’Effiat. C’est Napoléon Bonaparte lui-même, qui entretenait pour Desaix une réelle et

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profonde amitié teintée d’admiration, qui porte le jugement le plus marquant sur son subordonné et sa culture : « Kléber était le talent de la nature, celui de Desaix était entièrement celui de l’éducation et du travail »18. Voilà un compliment remarquable pour l’ancien élève de l’école royale militaire d’Effiat, formulé par l’ancien élève de l’école royale militaire de Brienne.

NOTES

1.Claude Louis, comte de Saint-Germain (1707-1778), ministre de la Guerre de 1776 à 1777, grand réformateur de l’armée et de l’éducation militaire mais trop peu homme de Cour pour demeurer longtemps ministre. 2.Les dix autres écoles de province sont Auxerre, Beaumont-en-Auge, Brienne, Pontlevoy, Pont-à-Mousson, Rebais, Sorèze, Thiron, Tournon, Vendôme. 3.Amable Louis Desaix entre au régiment de Beauvaisis-infanterie, commandé alors par le colonel de Damas, officier auvergnat qui recrute beaucoup dans sa province d’origine. 4.Louis Auguste Camus De Richemont, Mémoires du général baron Camus de Richemont. Moulins, Desroziers, 1858, pp. 8-27. Louis Auguste Camus de Richemont est entré le 30 novembre 1781 à Effiat pour en sortir le 5 octobre 1788. Les citations du général Camus, Baron de Richemont, sont tirées de ses Mémoires. 5.Écoles militaires, correspondances, Service historique de l’Armée de Terre, Ya 253. 6.Armand Sauzet, Desaix, le Sultan Juste, Hachette 1954, p. 27. 7.Louis Auguste Camus De Richemont, op. cit.note 4, Desroziers, Moulins, 1858, pp. 8-27. 8.Propos de Charles Hamel cités par Étienne Broglin, De l’Académie royale à l’Institution, le collège de Juilly (1745-1828), thèse de IIIe cycle, Paris IV-Sorbonne, 1978, p. 556. 9.Il est impossible de dire si la division des élèves en groupes de pension selon les âges et la taille préexistait de manière identique avant 1776. Les groupes de pension selon les âges existent mais vraisemblablement pas selon la taille puisque ce critère est attaché à la prestation militaire de la formation du groupe d’internat. 10.Fabien Minier, La vie quotidienne au collège de Pontlevoy. Chailles, Éditions le Clairmirouère du temps, 1993, p. 168. Ce n’est pas tout à fait le cas à Effiat car l’espace scolaire a été aménagé de manière à ce qu’il n’existe qu’une seule cour mais celle-ci est divisée en plusieurs secteurs par des pavés insérés dans le sol comme le précise Camus de Richemont : « une simple ligne de pierre de taille, tracée au niveau du pavé ». Chaque groupe de pension de Sorèze possède sa propre cour et à Pontlevoy les cours servent à dénommer les groupes de pension. Ainsi le prix de sagesse, appelé de bonne conduite à Effiat, est donné en 1779 pour la première cour, la seconde cour et la troisième cour. 11.Une disposition identique était encore en vigueur à Sorèze avant sa récente fermeture, elle se rencontre encore partiellement au prytanée national militaire de La Flèche. 12.Exercices publics de 1783. Collection de l’auteur.

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13.Ces documents ont été publiés par Armand Sauzet. Desaix le Sultan Juste... op. cit., pp. 23 et 24. 14.Les Oratoriens obligent chaque enfant à entretenir une correspondance avec ses parents, mais la fréquence de ces envois est aussi en rapport avec l’aisance de la famille. Le prix du port des lettres semble difficile à règler pour la plupart des familles d’élèves boursiers. 15.La mauvaise ou la partiale interprétation des documents conduit bien souvent à de grossières erreurs ; il serait facile d’évoquer ici, la qualité de l’enseignement des mathématiques, alors que toutes les études anciennes sur Effiat affirment que les mathématiques y sont négligées (elles étaient apparemment d’un niveau bien supérieur à celui de Brienne, du temps de Bonaparte). 16.Il est à peu près certain que cette nomination est à mettre au compte de l’intervention de son parrain Louis Charles Antoine de Beaufranchet d’Ayat, capitaine à Berry-cavalerie. Il est sous-lieutenant en pied le 8 juillet 1784 et lieutenant le 24 novembre 1791. 17.Service historique de l’Armée de Terre, Yb 295. Bretagne-Infanterie. 18.Comte de Las Cases, Mémorial de Sainte-Hélène, éditions Du Seuil 1968, chapitre premier, p. 75.

RÉSUMÉS

À l’école royale militaire d’Effiat, Desaix profite d’une bourse de la fondation du marquis du lieu, depuis longtemps attribuée à sa famille. Sans beaucoup d’argent de poche, l’élève est soumis à une vie très réglée, interrompue cependant par des vacances qu’il passe en famille, privilège dont ne jouissent pas tous les pensionnaires. Il évite ainsi, ironie du destin, les manœuvres militaires auxquelles ces derniers sont aguerris durant ces périodes. Ses palmarès en histoire, géographie, mathématiques, etc., prouvent, mieux que l’unique et fort médiocre bulletin scolaire retrouvé, la culture générale qu’il a su acquérir.

Desaix, the Schoolboy at Effiat. At the royal military school at Effiat, Desaix benefited from a scholarship from the foundation of the local marquis, long granted to his family. Without much pocket-money, the scholar underwent a strict upbringing, broken only by holidays spent at home, a privilege denied most of the boarders. Ironically, he thus avoided the military exercises which the others endured during these periods. The prizes he was awarded in history, geography, mathematics, etc., are better proof of the general knowledge he aquired than the single mediocre school report that has survived.

INDEX

Mots-clés : Desaix, pensionnat, bourses d’études, École royale militaire

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AUTEUR

OLIVIER PARADIS Centre d’Histoire « Espaces et Cultures » (Université Blaise Pascal)

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Les «Desaix»

Philippe-Jean Vidal

RÉSUMÉS

Les libéralités consulaires puis impériales offertes à la famille Desaix (titres, pensions et armoiries) rappellent la dette morale contractée par Bonaparte à Marengo envers l’un de ses meilleurs généraux. Elles renvoient aussi à des pratiques d’Ancien Régime, que le même lignage servait depuis des générations, comme le démontre une étude généalogique serrée. Sa conversion à la défense de la République souligne d’autant plus l’originalité et l’honneur de Louis Charles Antoine.

The Desaix’s The liberalities bestowed on the Desaix family during the Consulate and Empire (titles, pensions, coats of arms) are a reminder of the moral debt contracted by Bonaparte at Marengo vis-à-vis one of his best generals. They are also in keeping with the practices of the ancien regime, to which generations of the same ligneage had given loyal service, as close scrutiny of the family tree reveals. His conversion to serving the Republic underscores once more Louis Charles Antoine’s originality and sense of honour.

INDEX

Mots-clés : Desaix, noblesse, titres, pensions, armoiries, campagnes militaires

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Les compagons d’armes de Desaix

Jean-Paul Bertaud

1 On sait comment la mort glorieuse de Desaix a été très tôt exploitée par Bonaparte pour ajouter encore au culte de sa personnalité. L’illustration la plus achevée sans doute de ce « détournement de cadavre » est donnée par l’Éloge funèbre des généraux Kléber et Desaix prononcé à la le 1er vendémiaire an IX par Garat, membre de l’Institut et sénateur. Dans ce discours édité en brumaire an IX, Garat met en parallèle les deux généraux qui servirent sous le Premier consul et « dont les mânes aident encore Bonaparte à gouverner ». Il les présente moins comme des héros que comme des grands hommes dont toute la vie annonce le sacrifice suprême : attentifs à épargner la vie de leurs soldats et celle des peuples qu’ils combattent, spartiates dédaigneux des richesses, le bien public est leur seul guide. L’emportant en courage, en sagesse et en utilité sociale, Desaix statufié à jamais est présenté à l’admiration des générations à venir. L’image est continuellement reprise et d’abord par ses compagnons d’arme, comme le général Ambert par exemple dans son ouvrage sur Les généraux de la Révolution édité seulement en 18511. Les thuriféraires qui lui succèdent soulignent à leur tour les traits singuliers du personnage.

2 Il est le noble qui refuse de suivre ses parents en émigration (« je n’émigrerai à aucun prix car je ne veux pas servir contre mon pays »), le militaire formé dans les écoles du roi qui offre, sans esprit de parti, son épée à la Révolution, le tacticien intrépide qui, par la défense de notamment, retient les troupes de l’archiduc Charles et soulage d’autant celles de Bonaparte. Il est aussi le technicien militaire qui introduit dans l’armée les boîtes portatives contenant des cartes. Tenues quotidiennement à jour, elles permettent de connaître les positions de l’ennemi indiquées par des agents de renseignements. Il sait utiliser avec maîtrise tous les dispositifs tactiques et, en particulier, les carrés de défense dont on lui attribue parfois, à tort, la paternité. Desaix est capable, écrira Napoléon, de monter une opération et de la conduire dans les détails de son exécution : « Il pouvait commander une armée comme une avant-garde. Il eût pu gouverner une province aussi bien que de la conquérir ou de la défendre ». Lecteur assidu des anciens ou modernes, il est, en Égypte, « le sultan sage ».

3 Dans ce concert de louanges, il y a quelques « couacs ». Les généraux Noguès, Drouet d’Édon, Hardy et Marbot ne lui consacrent que quelques lignes de leurs Mémoires.

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Berthier qui applaudit le conquérant de la haute Égypte ne cache pas les méthodes terroristes employées pour pacifier le territoire. Gouvion Sain-Cyr qui servit avec lui sous les ordres de Moreau est si critique à son égard qu’on en vient à se demander s’il y eut entre eux moins de l’émulation que de la rivalité. Le général stigmatise la tenue vestimentaire pour le moins originale de Desaix, exemple fâcheux donné à ses subordonnés en un temps où, avec le respect de l’uniforme, le commandement s’efforçait d’inculquer aux soldats celui de l’épaulette. Gouvion Saint-Cyr reconnaît à son compagnon d’armes de grands mérites comme commandant d’une avant-garde, « genre de guerre qu’il affectionnait particulièrement », mais ne manque pas d’épingler les fautes tactiques qu’il découvre dans la défense de Kehl ou celles qu’il remarque dans la conduite d’une division ou d’une armée dès lors qu’il les commande sur un théâtre d’opération autre que celui des plaines allemandes où il construisit sa réputation. Il laisse même planer un doute quant à l’absence d’ambition de Desaix, jugeant son départ vers l’Italie comme plus motivé par la recherche d’un poste lui assurant gloire et renom que par le dégoût que lui inspirait Moreau.

4 Desaix, le général qui ne rit jamais, semble, quant à lui, observer les autres généraux avec des yeux critiques. Il passe pour « un intellectuel parmi des généraux qui souvent prompts à s’exagérer l’impuissance relative de l’intelligence » évitaient parfois de s’en servir2. Desaix dérange des généraux qui le regardent au mieux comme un pair, presque jamais comme d’un talent supérieur aux leurs. Aussi me suis-je demandé quels étaient ses compagnons d’armes qui versèrent des larmes « de commande » au moment de sa mort. G. Six, dans son ouvrage sur les généraux de la Révolution et de l’Empire, ne les présente pas en 1800. Il m’a donc fallu d’abord en établir la liste et j’ai eu recours à celle que donne l’Almanach de la République pour l’an VIII. Je l’ai corrigée et complétée puisque établie bien avant sa date de publication, elle ne livre pas l’identité de ceux qui furent nommés peu avant Marengo et, par contre, désigne des officiers comme étant en activité alors qu’ils ne l’étaient plus au moment de la bataille. Si le Dictionnaire de G. Six fournit une foule de renseignements précieux, il n’informe pas toujours sur l’origine sociale, jamais sur l’appartenance éventuelle à la franc-maçonnerie et très épisodiquement sur l’engagement politique. C’est dire la nécessité de consulter des sources comme celles offertes par les dossiers individuels des Archives de la Guerre ou par les cartons de la secrétairerie d’État. On trouve aux Archives nationales dans le fond « Personnel des Armées sous le Directoire » des rapports sur la conduite et la moralité des officiers depuis brumaire an III. Les fiches concernant les officiers ayant fait l’objet d’une enquête, quant à leurs prises de position politique, de l’an IV à l’an IX s’y trouvent aussi. La recherche dans cette dernière source est grandement facilitée par l’étude faite par les conservateurs que sont M. et Mme Devos et parue dans Le métier militaire en France aux époques des grandes transformations sociales, actes du Colloque international d’histoire militaire de Bucarest, SHAT, 1980.

5 Les généraux qui sont plus de 300 en 1 800 ont en commun d’être des professionnels de la guerre. Soldats de métier, ils le sont d’abord en raison de leur ancienneté de service. 90% des généraux de division sont des militaires qui ont fait leurs premières armes sous l’Ancien Régime, 27% d’entre eux comme officiers subalternes, 8,5% étant même parvenus au grade de colonel en 1789. Plus de 7% sont passés par les écoles militaires de la royauté. Alexis Chalbos, par exemple, qui commande la 25e division militaire en 1800, est un officier de fortune, capitaine en 1789, après avoir fait la campagne d’Allemagne de 1757 à 1762. Chateauneuf-Randon, marquis de Joyeuse, était capitaine en 1788. Élu aux États généraux, il fut conventionnel. Siégeant sur les bancs des

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Montagnards, il vota la mort du roi. En 1800, il commande à Metz la 3e division. Sept sur dix des généraux de division ont autant d’ancienneté de service que Desaix qui en aligne dix-sept. Quatre sur dix se sont même engagés antérieurement à 1780. Vimeux qui, à 63 ans, commande en 1800 un dépôt de conscrits a commencé sa carrière en 1753.

6 Les généraux de brigade ont un temps de service tout aussi important. Leur vétéran était sans doute Étienne Calon quand il devint divisionnaire en 1800. Ingénieur géographe en 1750, capitaine en 1789, député à la Législative et à la Convention, régicide, brigadier en 1794, il se retrouve en 1800 à l’armée du Rhin, commandant encore des hommes à 74 ans ! Il fait partie des 76% des généraux de brigade qui sortent des armées du roi, parmi lesquels 5% sont d’anciens élèves de Brienne, ainsi Narsouty, Mézières ou de Paris. Un petit groupe peut se vanter d’avoir combattu aux côtés de Rochambeau en Amérique3 : Dauder, Digonet, Patel et Prévost, par exemple, ont participé au combat de Yorktown. Malye a été blessé à Chesapeake. Rouyer qui deviendra conventionnel girondin et régicide puis député aux Cinq Cents était capitaine durant la guerre d’Indépendance.

7 Desaix tranche par son âge – 32 ans – sur la plupart des autres divisionnaires. 64% d’entre eux ont plus de 40 ans et leur âge moyen est proche des 50 ans. Jeune général de division, Desaix est, par contre, un de ceux qui ont la plus grande ancienneté de grade. Le tiers des généraux sont comme lui divisionnaire depuis plus de 7 ans. Près des deux tiers commandent une division depuis plus de trois ans. C’est dire que la plupart de ces chefs sont rompus aux finesses tactiques du combat en lignes, de l’attaque en colonnes ou en carrés de défense très tôt appliquée dans les armées de la République4. Ils se sont, parfois bien avant Desaix, exercés au combat interarmes que permet l’ordonnancement en divisions, rassemblant des milliers d’hommes des trois armes : infanterie, cavalerie et artillerie. Faut-il rappeler que Davout5, devançant en cela Bonaparte, était passé maître en la matière en 1794 et que, dès 1796, Gouvion Saint-Cyr avait inventé avec sa division un mouvement dont les troupes de l’archiduc Charles firent les frais à la bataille de Rothensol6 ? Plus de 10% des divisionnaires ont eu l’occasion de faire évoluer, épisodiquement mais plus longtemps que Desaix, un corps d’armée. Le professionnalisme des généraux de brigade ne le cède en rien à celui des généraux de division : 61% d’entre eux ont une ancienneté de grade de plus de trois ans, près du quart en ayant une de plus de 7 ans.

8 Depuis la Convention thermidorienne et le Directoire, les ci-devant sont revenus en force dans l’armée et, en dépit des épurations de vendémiaire an IV et de fructidor an V, ils peuplent encore en 1800 les rangs des généraux. Un tiers des divisionnaires et près du quart des brigadiers ont parfois plus de quartiers de noblesse que Desaix. Les ci- devant promus par le Premier consul forment 10% des divisionnaires et près de 5% des brigadiers. Le choix de Bonaparte a été, sans doute, plus guidé par le désir de s’entourer de militaires compétents que par celui de contrebalancer l’importance des généraux roturiers et .

9 Les divisionnaires provenant de la petite et de la moyenne bourgeoisie comme Michaud, fils d’un greffier, ou comme Pérignon, fils d’un notable aux prétentions nobiliaires, commencent à damer le pion à ceux issus du monde de l’échoppe et de la boutique comme Lecourbe ou de l’agriculture comme Marbot. Les fils de cultivateurs ou d’artisans comme Milhaud ou Billy sont, par contre, plus nombreux que les bourgeois comme Molitor, fils de négociant, ou comme Colomb, fils d’avocat, dans les rangs des généraux de brigade. Généraux de division ou généraux de brigades, ils proviennent de

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toutes les régions, une majorité cependant étant originaires des régions frontières, zones de garnison sous l’Ancien Régime comme sous la République.

10 Il est difficile de cerner en 1800 les clientèles de Bonaparte ou de Moreau. La majorité des généraux ont fait leur carrière au sein d’armées diverses. L’appartenance à l’armée de Moreau ou de Bonaparte de 1796 à 1799 ne s’accompagne pas toujours d’un attachement particulier pour l’un ou l’autre chef. Taponnier a longtemps servi sous Moreau : les deux hommes se détestent, Moreau ayant mis à jour les friponneries de son subordonné. On remarque toutefois que 23% des généraux de division et 24% des généraux de brigade ont été promus alors qu’ils servaient dans l’armée d’Italie ou dans celle d’Égypte et que 25% des divisionnaires et 13% des brigadiers ont reçu leurs étoiles alors qu’ils étaient dans une armée commandée par Moreau. Certes la promotion et la nomination dépendaient du pouvoir exécutif mais l’on sait que la proposition ou le refus des généraux, commandants d’armée, jouait un grand rôle dans l’accès à ces fonctions supérieures.

11 Certains des généraux sont de vieille connaissance du Premier consul. Les généraux de division Garnier, Micas, Victor, Mouret, Rusca et cinq généraux de brigade ont participé avec lui au siège de Toulon. D’autres ont été sous ses ordres au moment où il commandait l’armée de l’intérieur. Les généraux Bourcier, Locher, Muller et Loison ont combattu, tout comme Murat, les royalistes en vendémiaire an IV. Muller commandait même le bataillon des Patriotes et Loison fut placé à la tête du tribunal chargé de juger les insurgés. Parmi les généraux de brigade en 1800, une douzaine à l’exemple du ci- devant Saboureux de Fontenay ont croisé le fer contre les amis du prétendant au trône.

12 Avec Murat, Bernadotte ou Lefebvre, des généraux de division se sont retrouvés aux journées des 18 et 19 Brumaire an VIII7. Gardanne qui était alors général de brigade reçut sa troisième étoile au lendemain du coup d’État. Milhaud, conventionnel et régicide, représentant en mission en l’an II dont David immortalisa les traits, commanda le Palais du Luxembourg le 18 Brumaire et obtint sa réintégration dans l’armée avec le grade de général de brigade. Parmi les autres généraux de brigade qui prêtèrent leur épée au «Sauveur», le 19 brumaire, on rencontre aux côtés de Leclerc, Pinon, ci-devant valet de chambre de Louis XVI qui fut, un temps, membre de la Commune du 10 Août. D’autres comme Grouchy qui s’opposèrent plus ou moins ouvertement au coup d’état conservèrent leurs grades et leurs fonctions. L’indulgence de Bonaparte à leur égard provient-elle de leur appartenance à la franc-maçonnerie ? On sait qu’il la ménagea avant de la reconstruire dans l’armée pour mieux la diriger. Desaix dont la filiation aux loges n’est pas prouvé côtoie des généraux qui sont des « frères » : un sur quatre des généraux de division et 11% des brigadiers8.

13 Parmi ceux qui comme Augereau, Bernadotte ou Bessières font figure de jacobins déclarés9 il y a le général de division Théodore Chabert, ancien député aux Cinq Cents. Les généraux de brigade Gency, Humbert (le héros de l’expédition d’Irlande), Guillet, Meyer, Monleau et Legrand, un habitué des coups de force, secondèrent Augereau le 18 fructidor. Massol de Monteil, Commes, beau-frère d’Augereau, Amey, le ci-devant Ponteil du Mesnil et Tugnot de Lanoye étaient tous fichés par les inspecteurs du Directoire qui les regardaient comme de dangereux « exagérés ». Edmé Marchais, réintégré comme général en octobre 1800, était un militaire suspecté d’être un babouviste tout comme Parein du Mesnil, « Vainqueur de la Bastille » et général de l’armée révolutionnaire à Lyon en 1793, il fut traîné devant la Haute Cour de Vendôme. Réformé en 1798, il devint agent de Fouché et fut réintégré pour quelques mois en 1800.

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14 De l’autre côté de l’éventail politique, plus nombreux encore sont les généraux suspects de royalisme. Parmi les divisionnaires, Montchoisy, après avoir participé à la répression de la journée du 13 vendémaire, était devenu tout comme Pignon, un allié des royalistes. Dupont-Chaumont, Dejean d’Estourmel, La Barolière ou Micas avaient été « fructidorisés » avec Devrigny, Guénaud, Le Doyen ou Sauviac. Ils retrouvèrent un commandement avec l’arrivée au pouvoir de Bonaparte. Il est possible que quelques- uns d’entre eux aient été, comme Kellermann, compris à tort parmi les partisans de la Restauration monarchique en l’an V. Le doute n’est pas permis pour Desprières. Ce ci- devant avait été aide de camp de Lafayette en 1789 et défenseur du roi au 20 juin. Arrêté et destitué en l’an II, réintégré après Thermidor, il avait été à nouveau rayé des cadres de l’armée sous la Convention thermidorienne pour avoir refusé, sous prétexte de maladie, de participer à la répression anti-royaliste du 13 vendémiaire. Bonaparte le réintégra. Il remit aussi en service Mathieu Dumas. On se souvient que ce ci-devant, chargé de conduire le roi de Varennes à Paris, avait été menacé de mort par les sans- culottes au 10 Août alors qu’il siégeait à la Législative. Sorti de sa cache après Thermidor, il avait été fructidorisé comme étant un des fondateurs du . En août 1800, il est chef d’état-major de Macdonald. On peut joindre Gobert à la liste des généraux royalistes. Destitué sous la Convention montagnarde, réintégré sous la Convention thermidorienne, il fut à nouveau « cassé » par le Directoire. Enfin Quesnel du Torpt et Fuzier étaient depuis longtemps accusés d’entretenir des rapports avec la Contre-Révolution.

15 La cohorte des généraux politiquement engagés ne doit pas faire oublier cependant que la majorité des cadres supérieurs sont, en 1800, des hommes qui restent attachés à la Révolution. Pour elle, ils ont commandé des brigades ou des divisions, gouverné des territoires occupés et versé leur sang. S’ils sont liés à la République, peu leur importe, comme Desaix, la forme qu’elle peut prendre, pourvu qu’elle conserve les acquis révolutionnaires au-dedans et au-dehors.

16 L’examen rapide des compagnons de Desaix permet de mieux le situer dans l’entourage de Bonaparte. Il pose aussi le problème des rapports des cadres de l’armée née de la Révolution avec le pouvoir politique. La guerre révolutionnaire exigea la Nation armée. Celle-ci créa à son tour une armée de métier conservant en grande partie sa coloration révolutionnaire. Ce fut un des paradoxes majeurs de la Révolution que l’instrument de guerre forgé pour la sauver devint un outil qui en faussa partiellement le cours. Les soldats et leurs chefs n’attendirent pas d’être appelés par le pouvoir civil pour lui faire part de leurs exigences et parfois pour le faire plier devant celles-ci. N’est-ce pas une illusion de porter la création du césarisme au crédit de Bonaparte ? N’est-ce pas l’armée de la Révolution qui l’engendra ? « Si Bonaparte eût péri trop tôt sur les champs de bataille comme Joubert ou Hoche, indiquait notre maître Marcel Reinhard10, un autre eût tenu le rôle de César ». Desaix, peut-être ?

17 Le dédain des pékins, la conquête des leviers de commande par les généraux accoutumés à transgresser les lois, à commander sans souci des administrateurs et des législateurs, à faire et à défaire les gouvernements des républiques-sœurs et unis par un redoutable esprit de corps, du moins pour défendre les parcelles de pouvoir acquises, autant de faits qui sont antérieurs à l’établissement de la dictature militaire de Bonaparte. Les généraux avaient représenté une menace pour le Directoire. Bonaparte savait au lendemain de la cérémonie funèbre organisée à la mémoire de Desaix qu’il devrait

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briser leurs clientèles et les amener, au besoin par la force, à respecter le régime qu’il établissait.

NOTES

1.Général baron Ambert, Histoire des généraux de la Révolution, Paris, 1851. 2.L’expression est empruntée au général de Gaulle. 3.Sur les officiers français ayant servi en Amérique, outre la thèse fondamentale de G. Bodinier, Les officiers de l’armée royale combattants de la guerre d’indépendance des États- Unis, Vincennes, 1983, cf. l’ouvrage récent, riche d’enseignements, de S. Scott, From Yorktown to Valmy, University Press of Colorado, 1998. 4.J. Lynn, The Bayonets of the Republic. Motivation and Tactics in the Army of France, 1791-1794, University of Illinois Press, 1984. 5.D. Reichel, Davout et l’art de la guerre, Lausanne, 1975. 6.J.-P. Bertaud et D. Reichel, Atlas de la Révolution, L’armée et la guerre, Paris EHESS, 1989. 7.J.-P. Bertaud, 18 Brumaire, Bonaparte prend le pouvoir, Bruxelles, 1987, rééd. 2000. 8.J-L. Quoy Bodin, L’armée et la Franc-maçonnerie : au déclin de la monarchie, sous la Révolution et l’Empire, Paris, 1987. 9.La thèse de B. Gainot sur les néo-jacobins sera publiée en 2001 par le CTHS, elle fournit de nombreuses et riches informations sur les généraux jacobins qui s’ajoutent à celles données par I. Woloch, legacy, the democratic movement under the Directory, Princeton Press, 1970. 10.M. Reinhard, « L’armée et Bonaparte en 1801 », Annales historiques de la Révolution française, 1953, pp. 293 et ss.

RÉSUMÉS

Bonaparte, aidé entre autres par Garat, a vite récupéré la mort précoce de Desaix : le général de division n’avait-il pas, contrairement à ses frères, refusé l’émigration et servi avec grand talent tactique les armées de la Révolution ? Ses négligences, sa brutalité dans la conquête inspirent pourtant à nombre de ses pairs des portraits plus brefs ou à tout le moins plus critiques. Ferait-il figure d’original dans la hiérarchie militaire ? Jeune lorsqu’il obtient son grade et moins expérimenté que beaucoup, possédant des quartiers de noblesse comme un tiers de ses collègues, il n’est pas clairement affilié à une loge maçonnique, à l’exemple d’un quart d’entre eux, et n’a jamais été nettement engagé politiquement, quoiqu’il se soit détourné de Moreau.

Desaix’s Companions in Arms. Bonaparte, aided among others by Garat, wasted no time in making the most of Desaix’s premature fall. Had not the divisional chief, unlike his brethren, rejected emigration and served

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with great tactical skill in the armies of the Revolution ? His lapses, his brutality in conquest led some of his peers to curtail their pen-sketches or make them sharper. Was he perchance an eccentric in the military hierarchy ? Promoted at an early age, less experienced than many, with a noble ancestry like a third of his colleagues, by no means a dedicated freemason like a quarter of them, he was never fully committed politically, although he turned away from Moreau.

INDEX

Mots-clés : Desaix, carrières militaires, armée de la Révolution, généraux de division, clientèle de Bonaparte

AUTEUR

JEAN-PAUL BERTAUD Institut d’Histoire de la Révolution française, Université Paris I Panthéon-Sorbonne

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Le sultan dévoilé Desaix en Égypte d’après ses notes de campagne

Philippe Bourdin

1 Le 26 mai 1798, Louis Charles Antoine Desaix quitte Cività-Vecchia et, avec soixante navires, rejoint Bonaparte à Malte pour tenter l’aventure égyptienne. Son nom sera désormais associé à la plupart des hauts faits militaires au cours desquels son courage sera indéniable, à l’image de beaucoup d’autres soldats connus et inconnus. Il participera tout autant aux représailles et aux exactions de la campagne, auxquelles s’appliquent les camps adverses. Car sa guerre n’est pas belle, d’Alexandrie le 1er juillet à la bataille des Pyramides le 21, du Caire le lendemain à l’ininterrompue et harassante poursuite de Mûrad Bey en haute Égypte, occasion entre septembre 1798 et mars 1799 de victoires éclatantes mais toujours insuffisantes, comme celles de Sediman, le 16 octobre, ou de Samhûd, le 21 janvier. Le temps de s’emparer personnellement de quelques trophées précautionneusement ramenés en France : la masse d’armes, le sabre et l’étendard de Mûrad-Bey par exemple1… Jusqu’à l’ultime échec, dont Desaix, plénipotentiaire sous Kléber, devra négocier malgré lui les premières conséquences avec les Turcs et les Anglais, le 18 Brumaire passé : ce sera la convention d’al-‘Arîsh qui, le 4 pluviôse an VIII (24 janvier 1800), organisera l’évacuation des armées françaises des rives du Nil, de la mer Rouge et de la Méditerranée. Demeurent, avant l’inscription dans la postérité largement organisée par Bonaparte, les témoignages de ce dernier et de quelques autres compagnons de route, les notes surtout, prises sur le vif des opérations, d’une écriture jetée à la hâte par Desaix lui-même lors des rares haltes et des bivouacs inconfortables : soixante-dix huit pages Sur les diverses tribus arabes de l’Égypte, leur origine, leur étendue, leurs alliances et leurs guerres ; vingt-deux autres sur la Position de l’Armée française en Égypte. Moyens de conserver cette conquête2. Quelle image renvoient- elles du militaire éclairé passé par l’école royale d’Effiat, du noble gagné à la République au contraire de ses frères émigrés ?

2 Les journaux et les mémoires des vétérans de la campagne d’Égypte ne manquent pas ; rares sont ceux, sinon sans doute celui du général Belliard, à tenter des portraits sensibles de Desaix ; il reste pour beaucoup le chef que l’on respecte et que l’on suit, sans autre commentaire – le Journal de l’expédition d’Égypte du général Jean-Pierre Doguereau illustre cette sobriété3. Aussi les plus belles pages restent celles que

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consacrera Napoléon à un subordonné avec lequel il avait entretenu des relations aussi amicales qu’orageuses et passionnées. « Personne n’était plus propre à diriger une pareille opération que Desaix ; personne ne le désirait avec plus d’ardeur. Jeune, la guerre était sa passion ; insatiable de gloire, il connaissait toute celle qui était attachée à la conquête de ce berceau des arts et des sciences. Au seul nom de Thèbes, de Coptos, de Philae, son cœur palpitait d’impatience », confessera-t-il dans ses Campagnes d’Égypte et de Syrie. Reviennent alors en mémoire les cadeaux et les lettres d’affection envoyés au divisionnaire qui conquiert la haute Égypte. Effacées au contraire les dissensions stratégiques d’août 1799 lorsque Bonaparte rappelait vertement les limites de ses prérogatives à son obligé désobéissant4 – ce dernier n’en démordait pas : « Je ne m’excuserai pas ; vous n’êtes pas disposé à m’entendre ; je ne crains pas les torts et sais les avouer. J’ai fait cependant tout ce qui était le meilleur ; toutes vos dispositions ont été exécutées à la lettre, sauf les retards, que les circonstances et la fortune, plus fortes que tout le monde, ont voulus »5. Passés par pertes et profits les reproches justifiés par un impôt levé par l’Auvergnat sur les provinces occupées au bénéfice exclusif de sa division. Oubliée enfin la longue entrevue des retrouvailles italiennes du 11 juin 1800 à Montebello, où Desaix, depuis trop longtemps attendu en Europe, est sommé de s’expliquer sur son allégeance à Kléber et son rôle dans la capitulation : « Dans la journée du 11, Desaix, qui revenait d’Égypte et qui avait fait la quarantaine à Toulon, arriva au quartier général de Montebello avec ses aides de camp Rapp et Savary. La nuit entière se passa en longues conférences entre le Premier consul et Desaix sur tout ce qui s’était passé en Égypte depuis que le Premier consul en était parti, sur les détails de la campagne de la haute Égypte, sur les négociations d’El- A’rych et la composition de la grande armée turque du grand vizir, enfin sur la bataille d’Héliopolis et la situation actuelle de l’armée française. “Comment, dit le Premier consul, avez-vous pu, vous, Desaix, attacher votre nom à la capitulation d’El-A’rych ?” – Je l’ai fait, répondit Desaix ; je le ferai encore, parce que le général en chef ne voulait plus rester en Égypte, et que, dans une armée éloignée et hors de l’influence du gouvernement, les dispositions du général en chef équivalent à celles des cinq sixièmes de l’armée. J’ai toujours eu le plus grand mépris pour l’armée du grand vizir, que j’ai observée de près ; j’ai écrit à Kleber que je me faisais fort de la repousser avec ma seule division. Si vous m’aviez laissé le commandement de l’armée d’Égypte et que vous eussiez emmené Kleber, je vous aurait conservé cette belle province, et vous n’eussiez jamais entendu parler de capitulation. Mais enfin les choses ont bien tourné, et Kleber, à Héliopolis, a réparé les fautes qu’il avait faites depuis six mois »6.

3 Desaix répète en réalité des explications suggérées auparavant dans plusieurs lettres envoyées vers l’Italie, dans lesquelles il prenait les devants en prévision du courroux de Bonaparte. L’une, d’Alexandrie le 21 février 1800, paraît très explicite sur ses remords : « L’évacuation de l’Égypte est signée, mon général, vous serez certainement surpris, surtout de ce qu’elle l’est par moi qui me suis toujours prononcé pour la conservation de cette importante conquête. Vous le serez moins quand vous connaîtrez les circonstances où je me suis trouvé. Je vous assure que je n’ai rien épargné pour vous donner le temps d’y envoyer des secours et que je n’ai obéi qu’à l’ordre très précis du général en chef. Vous m’avez donné l’ordre de vous rejoindre dans le courant de l’hiver […]. Personne ne vous est plus dévoué que moi. Personne n’a plus envie d’être utile à votre gloire »7.

4 Kléber, Desaix : le sort des deux hommes est intimement lié dans le parcours et la mémoire de Bonaparte. N’avait-il pas prévu en 1798, au grand dam du Directoire qui se méfiait des anciens amis de Moreau, de les laisser en France si jamais reprenait la guerre continentale ? La campagne d’Égypte pour lui achevée, le républicanisme de

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Kléber, son indépendance d’esprit et de ton l’avaient persuadé de le mettre devant ses responsabilités en lui confiant une armée en piteux état matériel et moral. Entre le nouveau commandant et Desaix, mieux en cour auprès du Corse, l’affrontement avait été larvé. Confiantes depuis le siège de Mayence, les relations entre les deux soldats que quinze ans séparaient étaient également complexes, partagées entre une solidarité admirative et une compétition amicale : Kléber, l’aîné, avait réduit le pouvoir des commandants des provinces égyptiennes, diminué la circonscription sous contrôle de Desaix (abandonnant la moyenne Égypte à Friant) avant de le rappeler auprès de lui en octobre 1799 pour préparer la bataille contre le Grand Vizir ; il l’avait installé à ses côtés et à ceux de son collègue Reynier parmi les membres de l’Institut du Caire, en contradiction avec les vœux de son prédécesseur qui avait exclu ses généraux de cette enceinte, les jugeant plus utiles sur le front des troupes ; il l’avait enfin compromis dans les négociations avec un ennemi ottoman que Desaix était certain de pouvoir vaincre8. Mais dans les Campagnes d’Égypte et de Syrie, Napoléon s’attache exclusivement à deux portraits moraux antinomiques. Ce sont les seuls auxquels il s’appliquera vraiment dans une brève présentation de ses anciens généraux : « Desaix était l’officier le plus distingué de l’armée ; actif ; éclairé, aimant la gloire pour elle-même. Il était d’une petite taille, d’un extérieur peu prévenant, mais capable à la fois de combiner une opération et de la conduire dans les détails d’exécution. Il pouvait commander une armée comme une avant-garde. La nature lui avait assigné un rôle distingué, soit dans la guerre, soit dans l’état-civil. Il eût su gouverner une province aussi bien que la conquérir ou la défendre. Kleber était le plus bel homme de l’armée. Il en était le Nestor ; il était âgé de quarante-cinq ans. Il avait l’accent et les mœurs allemandes […]. Kleber avait dans le caractère on ne sait quoi de nonchalant qui le rendait facilement dupe des intrigants. Il avait des favoris. Il aimait la gloire comme le chemin des jouissances. Il était homme d’esprit, de courage, savait la guerre, était capable de grandes choses, mais seulement lorsqu’il y était forcé par la nécessité des circonstances »9.

5 Une telle figure d’officier républicain ne pouvait échapper aux artistes de l’expédition. Pour la postérité, Dutertre, membre de l’Institut d’Égypte, a dessiné un portrait en pied de Desaix, une pose hiératique et académique qui insiste davantage sur le rôle d’administrateur de son modèle : la veste de son uniforme déboutonnée, le général a une main dans la poche, l’autre sur l’estomac ; en arrière-plan et en plongée, de solides fortifications, de pauvres habitations en terre battue, une population variée qui vaque à ses occupations quotidiennes. Denon, seul peintre à l’accompagner d’Assyût à l’oasis du Fayyûm, puis de Dendara à Lûqsor, construira de son vivant l’image du «sultan juste» en magnifiant par un dessin « la clémence de Desaix ». Rendant la justice sous un palmier, son héros, en grand uniforme, ouvre les mains au jeune autochtone qu’il doit condamner – où l’on mesure ce que le panégyrique emprunte à l’imagerie royale française... Ce coupable sauvera sa tête mais sera fustigé de trente coups de fouet selon le général Belliard10 ; une peine oubliée dans la relation faite par Denon : « À Miniel-Guidi […] pendant que nous attendions assis à l’ombre, on amena au général Desaix un criminel. On criait, c’est un voleur : il a volé des fusils aux volontaires, on l’a pris sur le fait ; et nous vîmes un enfant de douze ans, beau comme un ange, blessé au bras d’un coup de sabre ; il regardait sa blessure sans émotion ; il se présenta d’un air naïf et confiant au général, qu’il reconnut aussitôt pour son juge. Ô puissance de la grâce naïve ! pas un assistant n’avait conservé de colère. On lui demanda qui lui avait dit de voler ces fusils : Personne ; qui l’avait porté à ce vol : il ne savait […] ; s’il avait des parents : une mère, bien pauvre et aveugle ; le général lui dit que s’il avouait qui l’avait envoyé, on ne lui ferait rien ; que s’il s’obstinait à se taire, il allait être puni comme il le méritait : Je vous l’ai dit,

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personne ne m’a envoyé, Dieu seul m’a inspiré ; puis mettant son bonnet aux pieds du général : Voilà ma tête, faites-la couper […]. Pauvre petit malheureux ! dit le général ; qu’on le renvoie […]. Il partit avec le sourire de la confiance »11.

6 Que la mémoire de Denon flanche n’a rien d’étonnant. Bien que Belliard, dont il partage fréquemment le logement, l’aide plus que Desaix dans ses relevés artistiques et scientifiques, il voue au second une admiration sans bornes, fondée sur les conversations privées, les dangers et les découvertes librement et longuement partagés au milieu d’infinies souffrances lors de la conquête de la haute Égypte12. « J’ai trouvé dans le général Desaix un savant, un curieux, un ami des arts ; j’en ai obtenu toutes les complaisances que pouvaient lui permettre les circonstances », se réjouira-t-il13. Lecteurs des Mille et une nuits, les deux hommes apprécient les conteurs orientaux dont la « mémoire prodigieuse » du général conserve les récits. Se voulant dans le même temps héritiers et porteurs des Lumières, sûrs de leur culture, ils se heurtent, à l’instar des savants français au Caire, à une vision différente de l’univers qu’aucune démonstration raisonnée ne vient ébranler. Ainsi l’officier, interrogeant un homme de loi sur l’origine du tonnerre, s’entend répondre que tout cela vient d’un ange. « On est toujours émerveillé, conclut Denon, d’entendre un homme sensé, avec une barbe vénérable, faire un conte aussi puéril. Desaix voulut lui expliquer différemment ce phénomène mais il trouva son explication si inférieure à la sienne qu’il ne prit pas même la peine de l’écouter »14. L’abondance de curiosités nourrit les dialogues et les élucubrations des deux Français, depuis les crocodiles du Nil, sur lesquels ils dissertent le 26 janvier 1799, jusqu’aux vestiges historiques les plus prestigieux (le général, qui a admiré ceux qui embellissent Rome, rêve de ramener dans sa patrie les obélisques de Lûqsor15 ; il s’essaie à interpréter la datation du Zodiaque de Tentiris, s’extasie devant les temples de Philae ou de Thèbes). Cet éclectisme ne doit cependant pas faire illusion sur leurs capacités à embrasser le monde. Denon ne se prive pas, parce que légèreté, naïveté et simplicité nourrissent selon lui le vrai, de pointer la candeur peu éclairée de Desaix lorsqu’il se laisse saisir devant Oxyrinchus par la mélancolie des ruines et l’oppression du désert : « Mon ami, me dit-il, ceci n’est-il point une erreur de la nature ? Rien n’y reçoit la vie ; tout semble être là pour attrister ou épouvanter ; il semble que la Providence, après avoir pourvu abondamment les trois autres parties du monde, a manqué tout à coup d’un élément lorsqu’elle voulut fabriquer celle-ci, et que, ne sachant plus comment faire, elle l’abandonna sans l’achever. – N’est-ce pas plutôt, lui dis-je, la décrépitude de la partie du monde la plus anciennement habitée ? Ne serait-ce pas l’abus qu’en auraient fait les hommes qui l’a réduite en cet état. Dans ce désert, il y a des vallées, des bois pétrifiés ; il y a donc eu des rivières, des forêts : ces dernières auront été détruites ; dès lors plus de rosée, plus de brouillards, plus de pluie, plus de rivières, plus de vie, plus rien »16.

7 Gammes savantes qui montreraient les limites des enseignements fondamentaux d’Effiat si on ne les sentait en partie recomposées pour la plus grande gloire d’un Denon soucieux de postérité, elles sont aussi les conséquences des invitations de l’Encyclopédie. « C’était jadis un pays d’admiration, c’en est un aujourd’hui à étudier », proclame celle- ci dans son article « Égypte », preuve d’une fascination pour l’ancienneté d’une civilisation et d’une volonté de faire resurgir cette dernière, magnifiée par David dans les fêtes révolutionnaires. L’abolition du despotisme ottoman et du régime des mamelouks, facteurs de dégénérescence d’un Orient autrefois brillant et maintenant décadent, l’exportation des progrès intellectuels, scientifiques et techniques d’un Occident perçu comme désormais supérieur en sont les moyens : les proclamations de

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Bonaparte (celle du 27 juin 1798 particulièrement), la fondation, le 22 août 1798 au Caire, de l’Institut « pour les sciences et les arts » en attestent17. Denon et Desaix assument et servent cette politique, se pensant absolument autres que les autochtones qu’ils observent et qu’ils jugent18 – et que les Français choquent par leurs mœurs et leur licence. Et l’Auvergnat, « très noir et très sec Égyptien qui, au milieu du désert brûlant et à côté de la peste » se rappelle au bon souvenir de sa cousine adorée19, goûte comme ses hommes à la luxure, moins seul dans ses chevauchées que ne le rapportent ses thuriféraires : « Je vous dirai un mot de mes amours. J’ai aimé la jeune Astiza, gentille Géorgienne, belle comme Vénus, blonde et douce. Elle avait quatorze ans, deux boutons de rose ; elle m’appartenait de succession comme souverain du pays, son maître étant mort. Je pouvais la vendre six mille livres. Je l’ai donnée, je la craignais. J’ai reçu en présent Sarah, Abysienne folâtre, gaie, âgée de quinze ans ; elle était la compagne de mes voyages. J’ai possédé Mara, naïve enfant du Tigre. J’avais encore Fatma, grande, belle, bien formée, bien malheureuse. Imaginez qu’au milieu de mon sérail, témoin de mes plaisirs, de mes jouissances, de mes voluptés, elle ne pouvait les partager […]. Voilà tout ce qui composait mon sérail. Accompagnez-le de trois négresses, vous connaissez tout mon ménage. Joignez à cela un petit nègre, Baquil, un petit mamelouk, Ismaël, beau comme un ange, vous avez la composition de ma maison. Voyez à présent mes aides de camp cherchant à y pénétrer, mes eunuques les repoussant, moi couché mollement sur de beaux coussins, me faisant servir par quelques-unes de ces femmes, tantôt l’une m’endormant voluptueusement et me frottant doucement les pieds, tantôt l’autre me déshabillant, faisant ma toilette avec une légèreté admirable, un soin inconnu à l’Europe […] »20.

8 La « mission civilisatrice » – selon une terminologie largement imaginée à partir de l’Esquisse d’un tableau historique de l’esprit humain de Condorcet –, la capacité d’adaptation aux mœurs, aux cultes et aux rites des autochtones ne sauraient servir de justification. À l’inverse, l’empreinte du mythe aide sans doute à ces reconstructions sociales fort éloignées des idéaux de liberté individuelle défendus au même moment par le législateur français, quoique ce dernier n’étende pas jusqu’aux femmes leur champ d’application. Desaix s’inscrit dans une tradition guerrière qui, à l’heure où perdurent les batailles, valorise peu le citoyen et autorise le tribut du vainqueur, une manière de conquérir difficilement conciliable avec le discours sur la régénération. Ce qui, en langage militaire, est bien traduit dans ses ordres au général Friant : « La grande affaire est de presser l’organisation du pays, de chasser constamment et détruire Mourad, soumettre vos méchants Arabes, prendre des otages en très grand nombre de tous ceux qui voudront être en paix […]. Mettez bien vos commandants de province en mouvement ; ils croient avoir tout fait quand ils sont restés dans leurs capitales, occupés à des constructions. Il vaut bien mieux courir le pays. Si on a cent hommes, on n’est pas plus sûr dans une ville que dans un village. En marchant beaucoup et rapidement, on fait trembler tout le pays, on le tient en respect […]. Cet imbécile de Mourad, qui se tourmente sans cesse, croit que les Turcs le protégeront ; il ne sait pas qu’ils ont juré sa mort. Il ne comprend pas ses intérêts »21.

9 L’adversaire n’est guère ménagé, quoi qu’aient pu en dire ultérieurement biographes et historiens22. En son nom est condamné son insaisissable chef, qui ne cesse de réchapper des encerclements français. Indissociables des combats, l’occupation et l’administration des territoires que Desaix soumet à sa férule lui donnent l’occasion d’un effort de rationalité largement fondé sur la méconnaissance persistante des habitants, quelles que soient les synthèses sur les tribus, tentées pour la pallier. Tout paraît à faire concernant les mamelouks : « Ces arabes que l’on nous a représenté les maîtres de

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l’Égypte ont été fort peu connus par les voyageurs. Les idées qu’ils nous en ont données sont peu justes. C’est très pardonnable. Le moyen de bien les voir est bien difficile et leur situation varie trop pour qu’on les puisse bien voir sans y employer un temps infini. » Desaix simplifie pourtant aussitôt, opposant aux précédents un peuple de fellahs, qu’il veut par tradition pasteurs et voleurs, vivant en tribus essentiellement familiales – leurs noms insistent sur la dépendance au père, chaque chef devant sa puissance à sa progéniture, – et sur les liens fraternels entre clans23. Le tout justifie un recueil incomplet de Notes sur les diverses tribus arabes de l’Égypte24, soit une trentaine d’entrées dont onze seulement donnent lieu à des développements substantiels, quatre autres se contentant d’une mention, bien souvent le nom du chef militaire de l’entité considérée. Car l’intérêt de ce travail est d’abord stratégique avant de se vouloir historique ou ethnologique25, deux soucis largement balayés par la maladroite synthèse de départ : « Il existe en Égypte une grande quantité de tribus diverses connues sous le nom d’arabes. Elles doivent en partie leur origine a des tribus d’habitans de l’intérieur de l’Afrique qui sont venues en Égypte soit chassées par d’autres plus puissantes, soit attirées par des terres pour les bestiaux soit aussi amenées par les bey dans les différentes guerres soit enfin par d’autres tribus qui pour […] y ont attiré des tributs nouvelles pour les soutenir et pour les défendre. Ce qui distingue les arabes les plus proprement ainsi nommés c’est qu’ils habitent des tentes et qu’ils vivent en grande partie de leurs bestiaux. Ils ont cependant des terres et souvent leurs chefs en ont beaucoup. Ils sont riches. Les tributs d’arabes venus de l’intérieur de l’Afrique sont aisé a connoître a leur costume qui est différent de celui des habitans. L’habit blanc comme la neige qui n’est pas une tunique faite comme une chemise mais une grande pièce d’étoffe qui les enveloppe. Ils portent habituellement encore une grande pièce d’étoffe qui recouvre leur tête et descend jusqu’en bas a leur pied. Les tribus se sont en général établies sur la rive occidentale du fleuve depuis Alexandrie jusqu’à Siout. Plus haut il n’en existe plus ».

10 Alors défilent les ombres imprécises des hommes venus de Tripoli il y a huit décennies (les Tenatris) ou deux ans (les Nozaratis), des Tunisiens de Mohamed Aboudabal, répartis depuis soixante-dix ans au moins en huit dizaines de villages agricoles, des Aladis, trois mille individus, caravaniers et propriétaires de dromadaires divisés en quatre tribus réparties le long du Nil et dirigées par « un jeune homme enfant » dont le père « étoit très méchant » – « leur origine est perdue, ils n’ont plus de condition et se disent enfans du diable ». Sans compter deux cents éleveurs de buffles et cultivateurs d’orge conduits par Mohamed Abou Achmed, dormant sous la tente et accompagnant si besoin les caravanes ; les Attoumieh Maasis, éléveurs chassés du mont Sinaï et vivant désormais de ce que leur payent les groupes de pèlerins sur le chemin de la Mecque ; les Alezak Elegate, de même origine géographique, cultivateurs-éleveurs allant jusqu’au fin fond de l’Afrique chercher des esclaves, si nombreux et sur tant de sites d’occupation, jusqu’aux îles du Nil, qu’ils ont fini par parler trois dialectes. Leur puissance militaire, reposant sur une cavalerie de trois cents d’entre eux, est telle qu’ils contrôlent, depuis six ans et un grand combat, les escortes de caravanes. Plus rares semblent les sédentaires : les Bescharis, entre Nil et mer Rouge, dans ces « effroyables déserts », vivant du millet et des chevaux et dromadaires qu’ils échangent contre des toiles ; au niveau de la première cataracte du fleuve, les hommes de Soliman Cachef, protégés par une impressionnante forteresse « garnie de canons » passant pour imprenable, exportateurs de dattes et de céréales.

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11 Suivent les descriptions de plusieurs villes, particulièrement Akhmîm et Girga. Desaix égraine la carte des productions textiles : les châles et turbans du Fayyûm, la laine et le coton de Beni Suef, la soie d’Asyût (échangée avec les caravanes venues d’Afrique noire), les fabriques de Jaffa ou de Farshût. D’Akhmîm, anciennement soutenue par Constantinople, le Français retient le relatif délabrement économique, l’occupation par les mamelouks ayant pour un temps anéanti les ateliers et l’agriculture périurbaine, qui contribue pourtant à nourrir mille familles. Demeurent d’une époque plus brillante cent cinquante familles d’esclaves noirs, désormais établis comme petits boutiquiers, tandis que perdurent de grosses manufactures textiles et le commerce de gommes, pavots et coton, qui encourage le trafic avec la Nubie et l’Abyssinie et fait prospérer sur place auberges et activités judiciaires. L’observateur est plus prolixe sur Girga. Capitale de la haute Égypte, elle se remet lentement de la peste qui l’a ravagée une vingtaine d’années auparavant. « Aujourd’hui il n’y a plus que 1 600 familles dont 1 200 musulmans, 300 coptes schismatiques, 100 catholiques », note-t-il, insistant sur l’importance des fonctions religieuses attachées aux mosquées (quinze petites et neuf grandes), puis sur le poids des quatre-vingts hommes de loi (les ulémas), parmi lesquels on trouve les plus grosses fortunes – 1 200 livres par an au moins, estime le général, seul le cheikh Abduselmensur pouvant compter sur plus de 5 000, tandis que le couvreur de toit se contente de 6 à 8 sols par jour, le maçon de 8 à 9. Les commerces à l’évidence arrêtent le promeneur, comme autant de douceurs offertes au soldat harassé : « il y a à Girgé 300 boutiques de marchands de toutes espèces dont 15 de barbiers, 15 de caffé, un 100 de marchands d’épicerie, droguistes, tabac et 30 de cordonniers, un 30 de familles d’ouvriers en selles et cuirs », auxquels s’ajoutent les employés des bains, les armuriers, les commerçants en tissus et en toiles, une centaine de tisserands, trois cents familles d’ouvriers, près de deux mille agriculteurs, quatre cents domestiques, porteurs d’eau ou pauvres hères. Les petits métiers gagnent en indépendance avec l’occupation française : « Dans les temps des mamelouks les professions différentes ressortissoit aux différents domestiques des commandants, par exemple les caffetiers, les meuniers, les loueurs d’ânes, les marchands de jus de réglisse dependoit de celui qui tond la tête du bey. Les faiseurs d’huile aussi […]. [Le domestique] etoit obligé de les surveiller, il avoit droit de police et faisoit bastonner ceux qui étoient en faute. Celui qui étoit à la tête des cuisines surveilloit les bouchers, les patissiers, les petits cuisiniers ».

12 Les minorités religieuses ont su faire leur place : catholiques ou coptes sont très présents (administrateurs, officiers des finances, marchands de coton, ou bien ouvriers des ateliers textiles). Desaix s’associe un représentant de la deuxième communauté, Ya’qoub, ancien intendant de Sulayman Bey. C’est lui qui va prendre à sa charge l’organisation financière de l’expédition, jouant sur sa connaissance parfaite des mécanismes fiscaux égyptiens et n’oubliant pas de se servir au passage ; il participera de surcroît à la mise sur pied d’un service de renseignements espionnant efficacement les mouvements des mamelouks ; en bref, un personnage puissant, regardé par les populations, selon les récits de Belliard, comme le Grand Sultan26.

13 Si, dans sa marche forcée et lors de ses combats, Desaix ne ménage pas ses hommes27, beaucoup moins soucieux de les protéger que Kléber, il ne s’éloigne pas non plus de la première déclaration de Bonaparte en terre égyptienne, le 24 juillet 1798, promettant aux villages récalcitrants ratissages réguliers, massacres et incendies. Faisant face dans le Fayyûm à la guérilla des mamelouks, qui font courir des risques immenses aux

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paysans qu’ils contrôlent puis abandonnent, le Français n’hésite pas à faire des exemples, détruisant ainsi, pour assurer la tranquillité des communications et mater plusieurs rebellions, les villages de Cercini et de Tahta (dans ce dernier, les maisons sont incendiées et une partie de la population massacrée le 21 nivôse an VII [10 janvier 1799]). « Je regarde l’armée en Égypte invincible et inattaquable », proclame-t-il fièrement en considérant particulièrement les quatre mille cavaliers qu’il souhaite lui voir compter28. Afin d’en assurer le recrutement et la formation, il prône un amalgame entre les nationalités, auxquelles seraient enseignés le français et l’arabe, afin de faciliter une complicité fraternelle ; entre les pratiques des cavaleries mamelouk et française étudiées dans des écoles où se mêleraient les jeunes gens. Il plaide en faveur de mesures attractives pour les nouvelles recrues : mousses de plus de treize ans stationnés dans la rade du Caire (« Rien n’est intrépide comme un enfant de quatorze ans. Il est capable de tout apprendre avec vivacité et ne connaissant pas le danger il est capable de l’affronter de la manière la plus brave »), domestiques de l’armée occupante, mamelouks adolescents (il en espère deux mille), prisonniers faits sur les Turcs (en leur promettant famille et propriété s’ils n’ont ni l’une ni l’autre), Noirs achetés ou échangés en grand nombre contre des grains aux caravanes de la haute Égypte, enfants brutalement enlevés à leurs familles révoltées contre l’occupant enfin29. Afin de détourner les plus cultivés des carrières administratives mieux rémunérées, il faudrait selon Desaix augmenter les soldes, assouplir la discipline, offrir promotions et commandements de bataillons ethniquement homogènes à l’issue de trois mois d’instruction. Ceux-ci se concluraient par un concours d’excellence sous l’arbitrage du général en chef, primé par un armement complet de mamelouk – où l’on voit combien les réminiscences de l’histoire romaine et les principes de l’école d’Effiat continuent de nourrir l’imagination du général… Ainsi, une fois les Français de retour au pays, demeureraient dans les territoires conquis, grâce à tous ces efforts d’émulation, « des usages, des habitudes et un goût de la langue qui ne pourrai[en]t qu’être très utiles pour la nation ».

14 Lorsque le soldat gouverne la moyenne et la haute Égypte, il s’interroge sur les lendemains de la conquête : « Sera-ce comme les Espagnols et les Russes gouvernant les premiers l’Amérique, les seconds la Sibérie, en détruisant la population par des travaux énormes ? Sera-ce en distribuant les propriétés et les habitans à des Français qui auront sur les paysans les droits que la féodalité donnait à nos seigneurs sur leurs vasseaux »30 ? Desaix souhaiterait accorder immédiatement aux Égyptiens la citoyenneté française, mais la réalité telle qu’il la perçoit le convainc de surseoir et lui fait justifier, selon une contradiction majeure inhérente à toutes les guerres de la Révolution et par un procédé discursif souvent employé depuis 1792, une colonisation contraignante : « Comment faire entendre ses droits à une nation flétrie par le despotisme depuis des siècles, à des hommes qui n’entendent point notre langue et qui nous haïssent par préjugé ? Je crois qu’il vaut mieux faire de ces droits et de ces privilèges une récompense pour l’habitant qui aura pris notre manière d’être et qui se sera dévoué aux Français. Mais avant de donner des loix à un pays, il faut commencer par en être bien le maître »31.

15 Plus que le paiement de contributions, dont Desaix juge qu’il a jusqu’à présent par trop obnubilé les conquérants, police et justice deviennent alors les pierres angulaires de la politique d’occupation32. La première devrait être confiée à un administrateur général secondé dans chaque province par des subordonnés sous le contrôle de l’armée (tous

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seraient à l’origine officiers), chargés de tenir un registre de renseignement sur chaque village, de poursuivre « voleurs et méchants par tous les moyens », ce qui suppose qu’ils aient une cavalerie de dromadaires et droit de guerre et de paix pour jouer sur les rivalités tribales afin d’arriver à leurs fins – des primes leur seraient allouées à chaque arrestation. Des interprètes auraient pour double mission de comprendre l’origine des haines et des conflits villageois et de tenter selon les cas de les apaiser, par exemple en aidant à lier des clans ennemis par des mariages33, ou de les attiser. Pourquoi, d’ailleurs, ne pas « avoir des otages de toutes les tribus » au Caire, des femmes et surtout des enfants éduqués dans des écoles spéciales (« les Anglais et les Hollandais ne gouvernent les Indes que par ce moyen ») ? À toute rébellion correspondrait une ponction supplémentaire sans espoir de reconstituer les familles ainsi déchirées (« il faut détruire les races méchantes »). Un code pénal imprimé, très simple, fixerait les récompenses pour celui qui livrerait les coupables – avec une gradation selon que la victime serait française ou arabe, selon qu’il s’agirait d’un meurtre ou d’un vol –, les punitions, pour qui protégerait voleurs et assassins, et les peines encourues. La mort est promise au détrousseur, douze livres le sont au contraire à l’assassin d’un guerrier arabe... Pensant aux soldats détachés de leur colonne, proies faciles pour les mamelouks, leur commandant propose « que la mort d’un Français soit extrêmement vengée » : l’arrestation des cheikhs des villages voisins du drame, une amende sous huit jours en fusils ou en argent, puis une autre de semaine en semaine tant que les coupables ne seraient pas dénoncés. Les familles de ces derniers, à moins que les dénonciateurs n’en soient, seraient incarcérées, leurs maisons brûlées, les complices et les protecteurs du prévenu mis à mort. Quant au meurtrier lui-même : « Je voudrais que le coupable fut pendu à un arbre avec ordre de l’y laisser, et cela dans le lieu du crime. Il faudrait des supplices pour les grands crimes. Les habitans ne craignent pas la mort, ils craignent la douleur. Dans les préjugés du pays, la famille du mort doit venger son sang. Il faut donc s’emparer de ses enfants et les élever dans un autre préjugé. J’éteindrais la famille par la mort du père, la femme et les enfans »34.

16 Il y a, dans cet énoncé des flétrissures infligées, bien éloigné des enseignements de Beccaria, contradiction évidente avec l’image pacifiée et généreuse du « sultan juste » imaginée par Denon mais aussi avec les lettres particulières de Desaix, épouvanté par la cruauté des peines égyptiennes – pour les fautes privées il est vrai : la mort décidée par un père pour sa fille délurée, les yeux crevés de l’amant polygame dont les maîtresses sont noyées35.

17 Dans la réalité, le général cherche appui auprès des cheikhs de village. Les réunissant en assemblées pour discuter de problèmes du gouvernement, de la production agricole, il s’interpose aussi dans les conflits villageois, tel que le rapporte Belliard dans son Journal : « Le général Desaix a réuni les cheiks ; chacun a déduit ses raisons ; on a pesé le pour et le contre dans la balance de la justice, et des hommes, qui une demi-heure avant voulaient se détruire, ont fini par goûter les sages réflexions, les avis ou les ordres du conquérant et se sont retirés bons amis »36. Sa préoccupation va tout autant à la santé de ses administrés, auprès desquels il envoie les médecins de son armée, et au développement économique de ces régions où les produits du petit élevage paraissent abonder à bas prix. Ce développement lui paraît devoir être le fruit d’une politique de sédentarisation forcée qui, liée au souci de police plus haut évoqué, utilise pour le coup l’arme de l’impôt. Celui-ci frappera chevaux et chameaux (« ils sont très à charge, ne

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travaillent pas, ils ne servent à l’habitant que pour faire la guerre ») : neuf livres annuelles pour un cheval ou une jument, avec des exemptions pour celle qui aura mis bas un mulet, pour un animal de labour, de moulin ou de trait, pour un chameau porteur. Par des primes et la suppression du mîrî (la contribution foncière) sur les terres ruinées par les combats, les cultures céréalières ou celles des dattiers, les jardins, les enclosures sont au contraire encouragés. En bref, « la tribu d’Arabes qui sera tout à fait pasteur, on les fera soumettre à des impôts. Celle qui cultivera le sucre payera peu. On les attachera à la culture par toute sorte d’encouragements ». L’idée majeure, importée de France, est d’établir un peuple de propriétaires, « le plus propriétaire possible », attaché à ses habitations et à leur embellissement – un peuple qui comptera aussi selon le plan de Desaix des colons défricheurs, des soldats de l’armée française d’origine égyptienne récompensés par des terres héréditaires hors la juridiction des cheikhs37. Sont construits des meuneries, des chenaux d’irrigation, des routes autour de Qinâ et des aménagements portuaires à Qusayr (détruits par les Anglais à la mi-août 1799). Cette politique est complétée par des aides au commerce du blé, du café et des indiennes, par un accueil privilégié aux riches pèlerins et à la caravane annuelle du Dar-Four (de palabres en cadeaux échangés, Desaix au titre de ces derniers reçoit le jeune Baquil qui le suivra à Marengo).

18 Après un retour d’Égypte difficile (interrompu grossièrement par les Anglais de lord Keith d’abord, les Barbaresques ensuite, ralenti enfin par l’obligatoire mise en quarantaine), Desaix est bien loin de songer à une quelconque gloire. Ce n’est ni l’amoureux des Lumières ni l’administrateur qui se découvre dans ses correspondances privées mais un soldat impatient d’en découdre, savourant par avance l’art de la guerre, quelle que soit la place qui lui permettra de l’exercer. Ainsi l’exprime-t-il en mai 1800, depuis son lazaret de Toulon, à son ami Clarke – avec la perspective de comprimer toute velléité d’invasion des Anglais (« les rosser et de là courir au plus chaud »), il pense alors rejoindre l’armée du Rhin : « Il faut tout faire pour finir promptement la guerre et je veux en être. Je vous assure qu’il m’est égal d’être ce qu’on voudra, tous les grades me sont égaux ; je tremble qu’on m’en donne de trop élevé, vous savez que je ne les aime pas. Je vous dirai confidentiellement que d’être à une armée bien active et en bon état serait mon bonheur ; en ce moment, je suis un peu fatigué pour aller à une armée désorganisée »38.

19 Fait-il allusion à l’armée d’Italie ? Le même jour en tout cas, il présente à Bonaparte une candidature comparable pour les champs de bataille allemands, dans un style plus laborieux tant est grande la nécessité de se justifier avant même la rencontre de Montebello. Pour se faire pardonner de n’avoir pas rejoint dès l’hiver 1799 le Premier consul qui le lui demandait, Desaix fait un peu crédible aveu d’impuissance (« Le général Kleber n’a jamais voulu y consentir il m’a retenu et malgré moi m’a fait conclure la convention de el arich ») puis déroule le récit de son périple chaotique depuis l’Égypte jusqu’à la France. S’ensuit l’assurance d’une sujétion totale dont son interlocuteur voudra en Italie des preuves supplémentaires : « Travailler à augmenter la gloire de la république, la votre, est tout mon désir […]. Je sais que vous voulez porter la France a son plus haut point de gloire et cela en rendant tout le monde heureux ; peut on faire mieux »39 ? Le compliment et la question, d’une ingénuité politique évidente, trouvent d’une certaine façon réponse sous le feu de Marengo.

20 Immédiatement s’écrit, profuse, la légende de Desaix, qui est aussi sa légende égyptienne. Elle n’est pas seulement inscrite sur les propylées de Philaé, aujourd’hui

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englouties sous les eaux du barrage d’Aswân40. Elle inspire d’anciens compagnons admiratifs, de l’adjudant-général Mellinet aîné, auteur dès 1800 d’un Chant sur la mort de Desaix41, à Ya‘qoub, publiant une élégie aux mânes de celui qu’il avait servi (le véritable auteur en serait son ami Lascaris, chevalier de Malte). Sur l’Olympe, le dignitaire copte place Desaix sans doute trop près d’un futur empereur dont le culte pour son ancien subordonné sera prudemment orchestré. Il réitère d’une certaine façon son acte d’allégeance, dévoilant combien il est conquis par le modèle économique des vainqueurs d’un jour et bien près de les considérer ainsi qu’ils se voulaient, les porteurs d’un savoir autrefois oriental : « Tu vivras éternellement dans la postérité et dans ma reconnaissance, déjà ton ombre chérie voltige dans l’immensité de l’espace avec celle des héros de l’Antiquité, déjà elle s’y unit au génie tutélaire de Bonaparte, et de cette union si redoutable aux ennemis et aux peuples de la terre va naître la prospérité et la civilisation de l’Orient »42.

21 Sur le terrain, le général a appliqué sans défaillir les principes énoncés au Caire par les membres de l’Institut, principes qui participent à la fois du sentiment de supériorité précédemment évoqué et d’un état d’esprit qui soude les conquérants autour des idéaux de progrès et de philanthropie. Desaix par ses décisions ne contredit pas Desgenettes, proposant un enseignement médical à destination des Égyptiens, pas plus qu’il ne contrarie les rêves de Volney évoquant dans le Courrier de l’Égypte ce que pourrait être l’amalgame des peuples, la nation construite par Bonaparte grâce à « des collèges militaires où les jeunes gens français, coptes, arabes, s’enseignent mutuellement l’arabe, le français, la géographie, les mathématiques, les sciences exactes »43. Homme de culture et de raison – avec les limites imposées à son éclectisme par son jeune âge et sa carrière militaire tôt remplie –, curieux du progrès scientifique et technique, patriote convaincu des bienfaits civilisateurs d’une colonisation à marche forcée et classant en catégories simplistes les peuples rencontrés, Desaix, après avoir marché dans les pas de César, pouvait-il être absent des manuels scolaires de la République des Jules ?

NOTES

1.A. Ehrard et G. Tisserand, Louis Charles Antoine Desaix, général, catalogue de la Conservation des musées d’art de la ville de Clermont-Ferrand, Clermont-Ferrand, 1983. 2.Service historique de l’Armée de Terre, 1 M 513 et 514. L’orthographe de Desaix, souvent incertaine, sera systématiquement respectée dans les citations qui suivent extraites de ces carnets (comme pour celles issues de sa correspondance). 3.J.-P. Doguereau, Journal de l’expédition d’Égypte, Paris, 1997. 4.J. Delmas et P. Lesouef, « Napoléon chef de guerre : les années heureuses (1789-1809) », in Napoléon Bonaparte. L’œuvre et l’histoire (sous la direction de J. Massin), Paris, 1970, p. 22. Lettre de Bonaparte à Desaix, Le Caire, 11 août 1799 : « J’ai été peu satisfait, Citoyen Général, de toutes vos opérations pendant le mouvement qui vient

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d’avoir lieu. Vous avez reçu l’ordre de vous porter au Caire, et vous n’en avez rien fait. Tous les événements qui peuvent survenir ne doivent jamais empêcher un militaire d’obéir ; et le talent, à la guerre, consiste à lever les difficultés qui peuvent rendre difficile une opération, et non pas à la faire manquer. Je vous dit ceci pour l’avenir. » 5.Cité par A. Sauzet, Desaix, le « sultan juste », Paris, 1954, p. 229. 6.Mémoires pour servir à l’histoire de France sous le règne de Napoléon Ier, dans Bonaparte. L’œuvre et l’histoire, op. cit. note précédente, p. 241. 7.Cité par A. Sauzet, op. cit. note 5, p. 260. 8.H. Laurens, L’expédition d’Égypte (1798-1801), Paris, 1997, pp. 316 et sqtes / A. Sauzet, op. cit. note 5, p. 258. Kléber, dans une lettre du 27 janvier 1800 à Desaix, montre combien il est conscient de l’épreuve infligée à son subordonné : « Je conviens, mon cher général, vous avoir donné une mission d’autant plus cruelle que le succès dont vous l’avez couronnée ne peut vous faire espérer d’autres récompenses que celle de votre propre satisfaction et la mienne. Une œuvre de raison a toujours été accueillie avec indifférence et du public et du gouvernement, quoique pour l’accomplir, il ait fallu plus de lumière, de talent et de persévérance que pour l’action la plus brillante en apparence […]. Enfin, cher général, pour dissiper entièrement votre mauvaise humeur contre moi, mettez un instant Desaix à la place de Kléber et celui-ci à la place du premier et demandez alors à Desaix ce qu’en pareille circonstance il aurait fait ? Mais la plus grande tâche vous reste à remplir à Paris. C’est là que vous aurez à soutenir contre la toute-puissance irritée le faible qui n’a pour auxiliaire que raison et vérité. Si vous êtes écouté, votre triomphe est certain ; si vous ne l’êtes pas, vous saurez, je pense, ainsi que moi, élever votre âme au-dessus de l’injustice. » 9.Napoléon Bonaparte, Campagnes d’Égypte et de Syrie, rééd. Imprimerie nationale, Paris, 1998, pp. 178 et 36. 10.A.D. Belliard, Histoire scientifique et militaire de l’expédition française d’Égypte, Paris, 1830-1835 ; Mémoires, Paris, 1882. 11.D. Vivant-Denon, Voyage dans la Basse et la Haute-Égypte, 1802, rééd. Paris, 1998, p. 154 12.Ibidem, p. 210. Alors qu’une opération militaire les sépare un temps à la mi-février 1799, Denon se lamente : « Ce fut un chagrin pour tous deux ; nous avions passé ensemble des moments si doux et si répétés, marchant au pas côte à côte pendant douze à quinze heures de suite ; nous ne causions pas, nous rêvions tout haut ; et souvent, après ces séances si longues, nous nous disions : combien nous aurons de choses à nous dire le reste de notre vie ! » 13.Ibidem, p. 30. 14.Ibidem, p. 179. 15.« Il y a, à Thèbes, deux obélisques d’une taille et d’un fini de travail qui font qu’aucun de ceux de Rome ne leur est comparable. Transportés à Paris, ils y seraient bien extraordinaires », écrit Desaix le 21 mars 1799. Cité par J. de Metz et G. Legrain, Aux pays de Napoléon. l’Égypte, Grenoble, 1912, p. 117. 16.D. Vivant-Denon, op. cit. note 11, p. 157. 17.L’Institut se donne pour but d’étudier l’ancienne civilisation égyptienne et d’assurer « le progrès et la propagation des Lumières en Égypte ». Cf. M. L. Ortega, « La “régénération” de l’Égypte : le discours confronté au terrain », et A. Raymond, « Les Égyptiens et les Lumières pendant l’expédition française », in L’expédition d’Égypte, une entreprise des Lumières (1798-1801), Actes du colloque de l’Académie des inscriptions et belles-lettres et de l’académie des sciences (8, 9 et 10 juin 1998) réunis par P. Bret, Paris, 1999, pp. 93-101 et 103-117.

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18.M. Reid, « Portrait d’une population : l’Égypte vue par Denon », ibidem, pp. 207-216. 19.Lettre du 21 février 1800, d’Alexandrie, à Marguerite Victoire Le Normant de Tournehem. Citée par A. Sauzet, op. cit. note 5, p. 176. 20.Lettre à la même, août 1799. Ibidem, p. 245. 21.Bibliothèque municipale et interuniversitaire de Clermont-Ferrand, A 30683, Carnet historique et littéraire, 15 juin 1900. Lettre de Desaix à Friant, 28 vendémiaire an VIII (20 octobre 1799). 22.Cf. A. Sauzet, op. cit. note 5, p. 228 : « Ce Mourad, qu’il aime bien au fond puisqu’il le traite sympathiquement d’imbécile lorsqu’il le voit se méprendre sur ses propres intérêts » ; H. Laurens, op. cit. note 8, p. 421. 23.Service historique de l’Armée de terre, 1 M 513. Notes sur l’Égypte. 24.Ibidem, 1 M 514. 25.Les rubriques prévues sont les suivantes, pour chaque tribu : origine, histoire, établissement, villages, richesse, commerce, division, liaisons, population, chevaux, hommes à pied, chameaux, alliances, parentés, guerre, ennemis, nom des cheikhs, famille de ceux-ci, emploi de la fortune. 26.H. Laurens, op. cit. note 8, pp. 222-223. 27.Selon Denon, op. cit. note 11, p. 144, les suites de la bataille de Sediman sont particulièrement douloureuses : « Pour marcher il fallait abandonner les blessés, et les abandonner était les livrer à une mort assurée ; circonstance affreuse dans toutes les guerres, et surtout dans la guerre atroce que nous faisions ! Comment donner un ordre ? Desaix, l’âme brisée, reste immobile un instant ; l’intérêt général commanda ; la voix de la nécessité couvrit les cris des malheureux et l’on marcha ». 28.Service historique de l’Armée de Terre, 1 M 513. Notes sur l’Égypte. 29.Ibidem. « Je ne connais qu’un autre moyen c’est de s’emparer de tous les enfants des villages révoltés dont on détruira les peres les armes a la main, prendre ces enfants, les conduire au Caire, les mettre dans nos écoles, leur apprendre a lire écrire les deux langues, a s’habiller comme nous (…). C’est de cette manière que les Turcs sont parvenus à cette puissance qui a étonné le monde longtemps ». 30.Ibidem. 31.Ibidem. 32.Ibidem. Desaix ne répugne pas pour se convaincre du bien-fondé de ces options à recourir aux modèles historiques autochtones : « Aly Bey n’est vénéré dans toute l’Égypte que parce que seul il fit régner partout des loix vigoureuses, que partout il fit condamner les coupables et empêcher tous les crimes. C’est un des grands bienfaits que nous devons donner aux habitans. La sécurité des routes, le désarmement général résulteront bientôt de ces mesures ». 33.Desaix pense qu’il faudrait aussi encourager les mariages entre membres des tribus rebelles et Français. Son collègue Menou en donnera personnellement l’exemple. 34.Service historique de l’Armée de Terre, 1 M 513. 35.Cf. A. Sauzet, op. cit. note 5, p. 236. 36.C. de la Jonquière, L’expédition d’Égypte, Paris, 1899-1907, vol. 3, p. 512 (Journal de Belliard). 37.Service historique de l’Armée de Terre, 1 M 513. 38.Bibliothèque municipale et interuniversitaire de Clermont-Ferrand, A 30683, Carnet historique et littéraire, 15 juin 1900. Lettre de Desaix au général Clarke, 15 floréal an VIII (5 mai 1800). Clarke dirige alors le Dépôt de la Guerre.

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39.Bibliothèque nationale, NAF 1303. Collection d’autographes de Lefèvre, II. Ff 133. Lettre de Desaix à Bonaparte du 15 floréal an VIII (5 mai 1800). 40.Desaix y avait fait graver : « L’an VI de la République le 13 messidor une armée française commandée par Bonaparte est descendue à Alexandrie. L’armée ayant mis vingt jours après les mameluks en fuite aux Pyramides, Desaix commandant la première division les a poursuivis au-delà des cataractes où il est arrivé le 13 ventôse de l’an VII (…) » 41.Almanach des Muses pour l’an IX de la République, Paris, 1801, p. 280. « De l’enthousiasme et de la sensibilité », note le critique. 42.Cité par H. Laurens, op. cit. note 8, p. 403. 43.Cf. P. Bret, L’Égypte au temps de l’expédition de Bonaparte (1798-1801), Paris, 1998, p. 220.

RÉSUMÉS

Les journaux de ses compagnons d’armes, les portraits peints ou écrits par les artistes qui le suivent, ne tarissent pas d’éloges sur Desaix. Le général est pourtant moins consensuel qu’il n’y paraît. Ses relations avec Bonaparte ou Kléber, égaux et concurrents, font preuve d’une franchise critique obstinée. Ses curiosités parfois naïves d’égyptologue se conjuguent avec sa rudesse de soldat en campagne, qui n’est pas forcément un soldat-citoyen. Sûr que sa « mission civilisatrice » justifie quelque réconfort de harem et, davantage encore, le règne de la peur (prises d’otages, peines d’une lourdeur exemplaire), Desaix s’attache aussi à connaître l’histoire, le mode de vie et la population des tribus, tentant un vaste fichier à vocation policière et diplomatique – il joue des affrontements ancestraux pour hâter le contrôle du territoire. Soucieux d’un amalgame des peuples au sein de l’armée, d’un développement économique et sanitaire aussi utile à la métropole qu’aux autochtones, il essaie d’appliquer sur le terrain les leçons de l’Institut du Caire, s’appuyant cependant davantage sur la minorité copte que sur les musulmans. Construisant une colonie, il construit aussi son image, à peine entachée par la capitulation d’al-‘Arîsh, que Kleber lui impose, sciemment, de négocier, et qui le pousse immédiatement à chercher une réhabilitation auprès de Bonaparte.

The Sultan Unveiled : Desaix in according to his Campaign Notebooks. The diaries of his fellow-soldiers, the portraits painted or written by the artists in attendance are redolent of praise for Desaix. The general, however, was less of a consensus figure than is apparent. His relations with Bonaparte or Kléber, his equals and competitors, were stubbornly critical and blunt. His somewhat naïve curiosity as an Egyptologist was allied to the roughness of a field officer who was not obviously a citizen-soldier. Certain that his “civilizing mission” justified the sparse comfort of a harem and even more a reign of fear (hostage-taking, exemplary harsh sentences), Desaix was also keen to investigate the history, way of life and make-up of the tribes, and as he built up a thick file for police and diplomatic use, he took advantage of ancestral rivalries to bring the land to heel. Intent on mixing indigenous groups within the army, on developing the local economy and sanitation for the good of the locals and the home country, he tried to implement in the field the lessons of the Institute, while relying more on the Coptic minority than the Moslems. In building a colony he also built his own image, barely tarnished by

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the capitulation of al’Arîsh, which Kléber deliberately forced him to negotiate and which immediately led him to seek rehabilitation from Bonaparte.

INDEX

Mots-clés : Desaix, campagne d’Égypte, soldat-citoyen, colonie, guerre de conquête

AUTEUR

PHILIPPE BOURDIN Université Blaise-Pascal (Clermont-Ferrand II)

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Desaix devant Thèbes

Sadek Néaimi

1 Quelle est la perspective égyptienne sur l’expédition française en Égypte (1798 – 1801) ? Elle condamne tout à fait l’acte militaire et colonial et voit quelquefois, sans fondement, dans cette campagne une continuité avec les croisades, posant que Bonaparte est un autre Saint Louis, sans rendre compte de la rupture radicale de la France de la fin du xviiie siècle avec la pensée médiévale, une rupture due en grande partie aux philosophes du siècle des Lumières. Comment cependant concilier le génie de la liberté que la France hérite de , de Voltaire, de Diderot, eux-mêmes hostiles, à différents égards, à la colonisation, et cette action coloniale et militaire ? Et cette question en entraîne une seconde : comment se fait-il que la Révolution française s’achève ainsi sur un projet colonial ? Que cette France qui au milieu du XVIIIe siècle exportait des philosophes envoie à la fin du même siècle des militaires occuper la terre des autres ?

2 Dialogue de sourds. Du côté égyptien on en reste à la simple condamnation ; du côté français on insiste sur l’aspect positif de l’expédition, justifiant d’une façon ou d’une autre le projet colonial comme une action destinée à libérer de leurs despotes les peuples opprimés, à diffuser la civilisation et le génie de la liberté. D’un côté on condamne, sans réfléchir aux causes qui dans le passé ont permis la colonisation, très voisines de celles qui permettent aujourd’hui la néocolonisation. De l’autre on produit une histoire destinée à satisfaire les sentiments nationaux. De la sorte, on ne favorise pas l’esprit de dialogue et d’ouverture à l’autre, et l’on n’arrive jamais à tenir un discours équilibré : comme dans ces émissions de télévision qui, pour attirer l’attention de spectateurs paresseux, recherchent le merveilleux, l’insolite, et quelquefois chez l’autre le mauvais côté des choses. Une attitude que l’on trouve déjà dans le regard des voyageurs des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles cherchant à nourrir leur imagination en décrivant l’insolite chez autrui.

3 S’en tenir à cette superficialité ne nous permettrait pas de comprendre l’activité déployée par Desaix en Égypte, avec une assiduité remarquable. Durant les neuf mois passés en tant que chef de l’armée française en haute Égypte il a parcouru avec sa division, en état de guerre, souvent à pied, cinq mille kilomètres, avec des chaussures et des habits déchirés. Sans épiloguer cependant sur le côté militaire de l’aventure,

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insistons davantage sur les aspects intellectuels et humains de sa personnalité manifestés pendant les vingt mois qui vont du 2 juillet 1798 au 3 mars 1800. Son humanité nous est pour une part révélée par ces deux mamelouks (appellation polie en arabe pour dire esclaves), l’un circassien, l’autre africain noir, qui l’accompagnèrent de son arrivée au Caire à sa mort à Marengo, le 14 juin 1800. Au soir de la bataille, devant le cadavre du général dont le cœur avait été déchiré par une balle, les deux hommes, Ismaël et Bakel, ont pleuré, avec une affliction témoigant de la générosité des sentiments que Desaix leur avait inspirés. En revanche, Bonaparte qui devait pourtant beaucoup à Desaix, devant son corps resta avare de ses larmes. Pourquoi deux mamelouks, égyptianisés par leur intégration dans la société égyptienne, ont-ils versé spontanément les leurs à la vue de Desaix mort ? Ne fournissent-ils pas une bonne occasion de chercher chez l’autre les « bons usages » et l’équité de conduite qui a pu être ressentie par les Égyptiens de haute Égypte au temps de ce Desaix qu’ils appelèrent « le sultan juste » ?

4 L’un de ces aspects positifs est que l’Égypte doit à Desaix, dans une certaine mesure, la renaissance du mouvement moderne de traduction – dans les deux sens – entre l’arabe et le français. Dès son arrivée au Caire le 23 juillet 1798, deux jours après la bataille des Pyramides, Desaix prend contact avec Dom Raphaël, un nom entendu au Vatican après que Bonaparte l’ait chargé, avec le mathématicien Monge – futur membre de la Commission des Arts et des Sciences du Caire – de mettre la main sur le matériel de l’imprimerie arabe utilisée par l’Église romaine pour son prosélytisme. La mission incluait aussi le recrutement d’interprètes parmi les étudiants en langues orientales : dans ce groupe se distinguaient deux Syriens de rite grec-catholique qui ont pu connaître et signaler ensuite à l’attention des enquêteurs, leur coreligionnaire Dom Raphaël, comme on l’appelle dans l’historiographie égyptienne. Cet Égyptien catholique d’origine syrienne maîtrisait le français et l’italien. Avec l’expédition son nom jusque-là obscur prend de l’importance : le voici promu membre de l’Institut d’Égypte, section « Arts et Littérature » créée par un arrêté signé Bonaparte le 22 août 1798. Ce choix s’explique par sa bonne connaissance du français et de sa langue maternelle, non par sa confession catholique.

5 La tendance déiste et laïque des Français qui dirigent l’expédition – si l’on excepte Kléber, assassiné au Caire par un Syrien le jour même de la mort de Desaix – a favorisé la coopération des chrétiens orthodoxes égyptiens, autrement dit des coptes. Cette même tendance a également réussi à détourner Dom Raphaël d’une vie consacrée à la religion. Dès lors, on assiste au début d’un mouvement de traduction de textes autres que religieux, comme le mémoire de Desgenettes, le médecin en chef de l’expédition, intitulé Avis sur la petite vérole régnante, publié en version bilingue, arabe et française. Malgré sa tendance hostile aux idées des Lumières qui apparaît dans quelques notices sans grande importance intitulées Notices sur la mort de Voltaire, et d’autre part sa conviction qu’il n’y a pas de point commun entre les Français de cette expédition et l’esprit des croisades, Dom Raphaël accepte ainsi, au nom du pouvoir colonisateur, de s’allier à des dirigeants français eux-mêmes emplis des idées de Voltaire et des encyclopédistes. Peut-être parce que le pouvoir a plus de force d’attraction que la religion.

6 Lorsque la nouvelle de la mort de Desaix parvient en Égypte, le 14 septembre 1800, en geste de fidélité à sa mémoire et selon un conseil du Moalem Jacob, Dom Raphaël compose en trois jours un poème de condoléances : quarante vers en arabe qu’il traduit

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lui-même en français. Sans doute ce poème n’a-t-il pas grande valeur poétique : à l’image de ce qu’est le plus souvent la poésie arabe de l’époque, du fait de la décadence de la langue sous la domination turque. Mais sa traduction française est envoyée au général Abdella Menou – Jacques Menou jusqu’à sa conversion à l’Islam à la suite de son mariage avec une belle Égyptienne de Rosette – troisième commandant en chef de l’armée française en Égypte, à l’intention du gouvernement français, à Paris. On peut voir dans ce geste une preuve de l’humanité reconnue à Desaix dans ses missions civiles. Du point de vue militaire on a retenu l’indulgence du général envers un garçon de douze ans, dans une ville que l’historiographie égyptienne dénomme El-Fokay, Belliard et El-Fachen. On amène à Desaix un petit garçon en criant : « C’est un voleur, il a volé des fusils aux volontaires, on l’a pris ! » Et apparaît un bel enfant, blessé au bras d’un large coup de sabre, qui regarde sa blessure sans émotion. Il se présente d’un air naïf et confiant au général qu’il reconnaît pour son juge. On lui demande qui lui a dit de voler ces fusils : « Personne ». S’il a des parents : « Une mère seulement, bien pauvre et aveugle ». Assis sous un arbre, le général lui dit que s’il avoue qui l’a envoyé on ne lui fera rien ; que s’il s’obstine à se taire, il sera puni comme il le mérite. « Je vous l’ai dit, personne ne m’a envoyé. Dieu seul m’a inspiré ». Puis, jetant son bonnet aux pieds de Desaix : « Voilà ma tête, faites-la couper ». Le général dit : « Pauvre petit malheureux ! Qu’on le renvoie ». Le jeune garçon vit que son arrêt était prononcé, il regarda Desaix et partit avec le sourire de la confiance, un sourire dû à l’indulgence de Desaix.

7 Cette anecdote est symbolique de la façon dont on interprète l’histoire. En France elle est portée au crédit de Desaix, tandis que les historiens égyptiens y voient la preuve d’une résistance à laquelle prenaient part même les enfants, avec un courage qui leur permettait d’affronter seuls et sans armes l’ennemi de leur pays. Mais du coup ils sont conduits à négliger la bienveillance pacifique du général étranger envers un enfant, attitude qui reconnaît implicitement la légitimité de la volonté de résistance du jeune Égyptien.

8 Passons à un autre aspect bénéfique de la présence de Desaix. La campagne de Haute- Égypte a un intérêt culturel important, mais indirect. Encouragé et protégé par Desaix, Vivant Denon a fait des efforts remarquables pour la découverte, l’analyse et la compréhension de la civilisation pharaonique. Des efforts à considérer comme des jalons, à la suite de travaux comme ceux de Kircher et de Warburton, dans la construction de l’égyptologie : une science qui va naître en 1822 avec Champollion, un quart de siècle après la venue de Desaix en Égypte et qui doit en partie sa naissance au crayon de Denon, aux fusils de Desaix. Sous leur protection Denon a pu décrire et dessiner des sites aujourd’hui complètement disparus : ainsi a-t-il ouvert la voie aux savants de l’expédition pour que ceux-ci réalisent leur œuvre gigantesque, la Description de l’Égypte, qui renferme une connaissance profonde et nouvelle de l’Égypte, aussi bien antique que moderne.

9 Certes, si Desaix et son armée sont allés jusqu’au fond de la haute Égypte, c’est à la poursuite de Mourad Bey, le chef des mamelouks, donc pour des raisons militaires et non pour l’amour des monuments et des œuvres d’art. C’est l’intérêt militaire qui a entraîné Desaix jusqu’à Thèbes, mission qui lui valut l’envoi par Bonaparte d’un sabre portant l’inscription « Bataille de Sediman » (bataille livrée le 7 octobre 1798 à Sedmen, dans le Faïoum). Mais l’Égypte n’était pas n’importe quel champ de bataille. Sur le poignard enrichi de diamants que Desaix reçut ensuite du général en chef on lisait d’un

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côté : « Napoléon à Desaix, vainqueur de la haute Égypte ». Et de l’autre : « Thèbes aux cent portes, Sésostris le Grand »... L’allusion au pharaon Senousert III, de la douzième dynastie du Moyen-Empire, pour partie constructeur de Thèbes, est révélatrice d’un état d’esprit. Les hasards de la guerre avaient conduit l’armée française aux deux temples de Karnak et de Louxor, dans la Vallée des rois et des reines, mais ce n’est pas par hasard que, devant le temple de Karnak et devant l’obélisque qui orne aujourd’hui à Paris la place de la Concorde, Desaix et son armée applaudissent une civilisation disparue1. À la vue de ces ruines imposantes et de ces grands monuments, en contraste avec la décadence de l’Égypte moderne, doit-on imaginer Desaix tombant dans une réflexion profonde, à la manière de celle de Volney dans Les Ruines ? La mort précoce du général nous a privés de lire les mémoires où il aurait pu écrire ce qu’il avait alors vraiment ressenti.

BIBLIOGRAPHIE

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Abd Al-Aziz Al-Shanawy, Suwar min dur el Azhar fi muquawamat al-ihtilal al-firnisi Limisr fi axakhir al- qarn althamin ashar (Aspects du rôle d’al-azhar dans la résistance à l’occupation du XVIIIe siècle), Le Caire, 1971.

Jean-Marie Carré, Voyageurs et écrivains français en Égypte, 2 vol., Le Caire, IFAO, 1956.

François Charles-Roux, Les origines de l’expédition d’Égypte, Paris, 1910.

Al Jabarti Abd al-Rahman, Tarickh Muddat al-Fransis bi, Misr (Histoire des Français en Égypte), Le Caire, 1978. Partiellement reproduit dans Vivant Denon / Abdel Rahman el-Gabarti, Sur l’expédition de Bonaparte en Égypte, témoignages croisés et commentés par Mahmoud Hussein, Actes Sud, Babel, 1998.

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R. A. Saad, Le journal de Vivant Denon, thèse de magistère présentée par Menoufeycha (Égypte), non publiée, mais consultable, 1998.

Dominique Vivant Denon, voir ci-dessous, note 1.

NOTES

1.Dominique Vivant Denon, Voyage dans la Basse et la Haute-Égypte, Paris, Gallimard, 1998, p. 194.

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RÉSUMÉS

Vue par les autochtones, l’expédition française en Égypte aide le plus souvent à construire une histoire nationale. Celle-ci ignore les moments d’humanité chez Desaix. La clémence du « sultan juste » envers un jeune rebelle est ainsi oubliée : l’acte de l’adolescent devient emblématique d’un refus généralisé, jusqu’aux enfants, de la présence française. Rien n’est dit non plus de l’attachement des mamelouks Ismaël et Bakel au général français, pas plus que des avancées culturelles dans le domaine des traductions franco-arabes ou de l’égyptologie – il est vrai seconde par rapport aux buts militaires de la conquête.

Desaix before Thebes. As seen by the natives, the French expedition to Egypt served to construct their national history. Instances of humanity in Desaix are ignored. Thus, the mercy of a “just sultan” towards a young rebel is forgotten : the action of the youngster becomes emblematic of the general rejection, even by the children, of the French presence. No mention is made either of the affection of the Mamelukes Ismaël and Bakel for the French general, or the cultural progress achieved in the fields of French-Arabic translation or Egyptology, admittedly secondary goals compared to the prime aim of military conquest.

INDEX

Mots-clés : campagne d’Égypte, colonie, Institut du Caire, égyptologie, historiographie

AUTEUR

SADEK NÉAIMI Université du Caire

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Le « guerrier philosophe » Desaix, l’Institut d’Égypte et la Commission des Sciences et Arts

Patrice Bret

1 Au de 1804, le peintre et dessinateur André Dutertre, de l’Institut d’Égypte, exposa deux œuvres : Le général Kléber devant les pyramides et Le général Desaix devant la montagne de Siout. Mettre ainsi en avant l’image de Kléber au moment même où le général Bonaparte devenait l’empereur Napoléon pourrait être jugé comme un signe d’hostilité au nouveau régime. Son association à Desaix atténue une telle interprétation : plus que deux héros républicains, ce sont alors deux héros dont la mort a uni le destin un même jour, de part et d’autre de la Méditerranée, que glorifie l’ancien dessinateur de la Commission des sciences et arts ; derrière eux, plane immanquablement l’ombre du héros d’Égypte et d’Italie parvenu au pouvoir suprême. La présence de Desaix au Salon rend le choix du peintre plus ambigu ou plus candide. Elle forme aussi un discret hommage au tout-puissant maître des arts de Napoléon, Vivant Denon, dont le célèbre Voyage dans la basse et haute Égypte, pendant les campagnes du général Bonaparte constitue une chronique assez libre de l’expédition du général à la poursuite de Murâd Bey dans la profonde et mythique province du Saïd, l’antique Thébaïde1. Là se livra vraiment l’art pharaonique, jusqu’alors limité aux imposantes masses des pyramides et à quelques monuments isolés, tels les « Aiguilles de Cléopâtre » à Alexandrie ou l’obélisque d’Héliopolis.

2 Les deux généraux tués le 14 juin 1800 ont un autre point commun : ils ont été élus le même jour à l’Institut d’Égypte, sept mois auparavant. Mais si le rôle de Kléber dans l’histoire scientifique de l’expédition a été souligné, celui de Desaix apparaît mal, hormis l’appui qu’il donna aux savants et artistes durant son commandement en haute Égypte.

3 Pour tenter de préciser sa place en la matière, nous esquisserons l’activité intellectuelle de Desaix, moins d’ailleurs à l’Institut du Caire que sur le terrain, notamment à travers ses rapports avec les membres de la Commission des sciences et arts. Nous nous arrêterons sur la manière dont ceux-ci, de Denon à Fourier en passant par quelques figures moins consacrées, ont contribué à façonner une image héroïque originale parmi ses frères d’armes, celle d’un « guerrier philosophe ».

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Un membre éphémère de l’Institut d’Égypte 4 Dès le 21 août 1798, quinze mois avant son élection, le général Desaix avait déjà été porté sur la liste des membres de l’Institut d’Égypte, avec Kléber et Reynier, par la pléiade de « savants » que Bonaparte avait chargée d’en établir la composition2. Sans doute jouissait-il de quelque estime auprès de certains d’entre eux, notamment Monge, connu à Milan un an plus tôt et avec lequel il avait préparé le convoi de Cività Vecchia pour l’expédition d’Égypte, et Berthollet, monté à bord de la Courageuse à Malte pour rejoindre la flotte. Mais, devant le refus catégorique de Monge d’accueillir le général Berthier au sein de la compagnie savante, Bonaparte récusa les trois autres généraux de division proposés. Son départ pour la France, un an plus tard, allait permettre de revenir sur cet abus de pouvoir du général en chef.

5 Au retour des commissions scientifiques envoyées en haute Égypte, une séance extraordinaire de l’Institut d’Égypte fut tenue, le 19 brumaire an VIII (10 novembre 1799), pour procéder à l’élection d’un nouveau bureau. Costaz en profita pour faire élire les trois divisionnaires refusés l’année précédente : l’artifice procédurier mis en avant en 1798 – les postulants ne résidaient pas au Caire – se retournait désormais à leur profit. Toutefois, n’ignorant pas la portée de son geste, l’assemblée précisa que « le bureau est chargé d’exposer au gouvernement les motifs de cette délibération et de lui en communiquer les résultats ».

6 Ancien architecte, Kléber fut naturellement élu dans la section Littérature et Arts. Desaix et Reynier le furent dans la section Économie politique. Des six membres d’origine de cette dernière, il n’en restait que trois : Gloutier, membre de la Commission du commerce à Bûlâq et ancien administrateur des Finances de la Palestine, Tallien, ancien député et administrateur de l’Enregistrement et des Domaines nationaux, et Poussielgue, administrateur général des Finances de l’Égypte. Les autres, à commencer par le général Caffarelli du Falga, associé non résidant de la classe des sciences morales et politiques de l’Institut national et organisateur de la Commission des sciences et arts, avaient été tués ou rapatriés3.

7 Des trois nouveaux élus, les deux premiers ont laissé quelques traces de leur action. Le général en chef Kléber ne participa pas directement aux travaux de l’Institut, mais il créa la Commission des renseignements sur l’état moderne de l’Égypte et il est souvent considéré comme le fondateur de la Description de l’Égypte, pour avoir poussé les membres de la Commission des sciences et arts à réunir leurs travaux en un grand ouvrage, sous une forme à dire vrai bien différente de celle que Menou et le Premier Consul lui donneront4. Le général Reynier, lui, présenta à la compagnie plusieurs mémoires, avant même d’en devenir membre. En revanche, Desaix ne lui avait pas adressé une seule observation depuis la haute Égypte, contrairement à tant de généraux, officiers, médecins et administrateurs dans leurs provinces, et il ne prit aucune part active aux travaux de l’Institut durant les quatre mois qui séparent son élection de son départ d’Égypte en mars 1800 : aucun témoignage de sa présence n’a été conservé et il n’y fit aucune intervention personnelle. Certes, les négociations d’al-‘Arîsh, qu’il mena avec son confrère Poussielgue et un interprète de la Commission des sciences et arts, Santi L’Homaca, l’ont très vite tenu à l’écart de la capitale. C’est donc sur le terrain et non sous la coupole du palais de Hasan Kâshif qu’il faut interroger l’action de Desaix en matière scientifique et artistique. Desaix sur le terrain : un amateur d’antiquités égyptiennes

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8 Rien de comparable, dans les notes que Desaix prit en Égypte, aux observations consignées dans son journal de voyage en Suisse et en Italie. Dans ce dernier, d’ailleurs, le style est souvent plus laconique que lyrique, la description plus froidement militaire que suggestive, les observations plus curieuses que scientifiques, comme si le général éprouvait une difficulté à exprimer ses émotions esthétiques face aux chefs-d’œuvre de la nature ou de l’art qu’il admire, et une incapacité à décrire ou à nommer les arbres et les plantes, bien qu’on le dise versé dans la botanique5. D’autres sources permettent néanmoins de relever trois interventions personnelles de Desaix concernant les antiquités égyptiennes.

9 La première serait d’ordre anecdotique, si elle ne s’inscrivait pleinement dans la pratique de la collecte des antiquités. À la fin de l’automne 1798, le Courrier de l’Égypte note brièvement son premier apport aux arts : « Le général Désaix est actuellement au Kaire : il a trouvé à Antinoé une statue d’Antinous et une d’Appollon. Le paysan à qui on les avait remises pour les apporter s’étant trouvé trop chargé, a abandonné l’Apollon ; on espère le retrouver. » (figure 1)6

Fig 1 : La statue d’Antinoüs découverte par Desaix à Antinoé et rapportée au Caire en 1798 (voir note 6)

10 Les deux autres interventions de Desaix sont plus importantes, puisqu’elles concernent des pièces archéologiques majeures.

11 De Thèbes, le 21 mars 1799, Desaix écrit à Bonaparte : « Il y a à Thèbes deux obélisques d’une taille et d’un fini de travail qui font qu’aucun de ceux de Rome ne leur est comparable. Transportés à Paris, ils y seraient bien extraordinaires »7. Trente ans plus tard, Champollion ne tient pas un discours très différent. La remarque du général n’est pourtant pas totalement neuve : au carrefour de l’antique tradition romaine des trophées, de celle des pontifes et prélats romains de la Renaissance et de la récente

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tradition des commissions des sciences et arts de Belgique, Hollande et Italie, l’idée de transporter les « Aiguilles de Cléopâtre » avait germé dès Alexandrie. Denon lui-même observe que ces obélisques « pourroient facilement être embarqués, et devenir en France un trophée de la conquête »8. Le projet thébain fut bientôt développé – quoique de façon indépendante – par Coutelle, présentant à l’Institut d’Égypte, le 8 octobre 1800, les premières considérations techniques sur l’opération, un tiers de siècle avant sa réalisation par l’ingénieur Lebas qui mena à bien l’abattage de l’obélisque, son transport et son érection sur la place de la Concorde9.

12 Enfin, depuis la publication des souvenirs du colonel Chalbrand sous le second Empire, on attribue parfois à Desaix la découverte, en janvier 1799, du fameux zodiaque circulaire de Dendérah : l’attribuant à une époque reculée, qui contredit la Bible, le général en donne une première interprétation, adoptée et développée à son tour par Fourier10. Mais Denon rapporte l’épisode sans mentionner Desaix, et Chalbrand est né de l’imagination d’un auteur populaire11... Au reste, l’idée était malencontreuse, puisqu’il fut reconnu, à l’issue d’un long débat astronomico-religieux sur la datation du zodiaque, que cette pièce, comme le temple qui l’abritait, remontait seulement à l’époque ptolémaïque.

13 L’apport direct de Desaix reste donc modeste. Sa contribution tient surtout à son commandement en haute Égypte, qui l’a mis en situation de découvrir une région peu connue des voyageurs et de favoriser le travail des savants et artistes, naturellement placés sous son contrôle et sous sa protection. Ainsi, c’est à lui que l’ingénieur en chef des Ponts et Chaussées Girard, qui dirige la première mission scientifique envoyée dans la région au printemps 1799, destine son « Mémoire sur l’agriculture et le commerce de la haute Égypte »12 et, de Denon, qui suit sa marche depuis l’automne précédent, aux membres des commissions scientifiques menées par Fourier et Costaz à partir de la fin août, tous ceux qui remontent le Nil jusqu’à Philae effectuent leurs travaux sous sa sauvegarde directe ou indirecte.

14 Républicain des lettres curieux d’antiquités, Desaix ne perd rien de la clairvoyance de l’homme de guerre ni de la parole de l’homme d’honneur. Cette harmonieuse composition est bien illustrée par la réponse du général à l’impatience que Denon manifeste d’aller reconnaître les ruines d’Abydos, à al-‘Araba : « Je veux vous y conduire moi-même ; Mourat-bey est à deux journées, il arrivera après-demain, il y aura bataille, nous déferons son armée, l’autre après-demain nous ne penserons plus qu’aux antiquités, et je vous aiderai moi-même à les mesurer. […] Nous passâmes vis-à-vis les antiquités ; Desaix n’osoit pas me regarder : Tremblez, lui dis-je ; si je suis tué demain, mon ombre vous poursuivra, et vous l’entendrez sans cesse autour de vous répéter, El-Araba. Il se souvint de ma menace, car cinq mois après il envoya de Siouth l’ordre de me donner un détachement pour m’y accompagner. »13

15 Avec lucidité, Denon ajoute : « Il avait raison le bon Desaix [le surlendemain, c’était la bataille de Samanhûd] ; et quand sa raison n’auroit pas été bonne, il auroit bien fallu que je m’en accommodasse. »14 Loin du mécénat tranquille des cours princières, la « protection » des sciences et arts reprend sur le terrain son sens premier. Pour ces mêmes raisons, Fourier, secrétaire perpétuel de l’Institut d’Égypte, lui rend également hommage : « Les lettres qui ne perdent jamais le souvenir de ce qu’on a fait pour elles, ne laisseront point effacer sa mémoire : il les aimait, il les a servies ; elles lui doivent cette sécurité inaccoutumée avec laquelle on a observé les monumens de l’ancienne

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Égypte, dans les lieux où jusques avant lui l’âme était partagée entre l’admiration et le sentiment du péril de la vie. »15

16 À travers ces lignes se profile une image flatteuse. Sans doute est-ce finalement moins par son activité – inexistante – à l’Institut d’Égypte et par son action pour faciliter les travaux de la Commission des sciences et des arts qu’en termes d’image, qu’il convient d’envisager la place de Desaix dans les milieux intellectuels de l’expédition. La construction d’une image héroïque alliant les armes et la «philosophie» 17 L’image de Desaix qui se dessine sous la plume des savants et artistes de l’expédition participe d’un culte héroïque posthume, puisque leurs témoignages sont postérieurs à Marengo. Même sous une forme proche du journal16, Denon rédige en fait son Voyage à son retour en France, à partir de notes et croquis pris sur le vif. Mémorialiste, il n’hésite pas à revisiter le passé à sa connaissance du futur, comme lorsqu’il quitte Desaix pour suivre Belliard qui remonte le Nil : « Je devois rejoindre bientôt Desaix ; nous avions fait la veille mille projets pour l’avenir : nos adieux furent cependant mélancoliques ; cette fois, notre séparation me parut plus douloureuse : devois-je penser que, si jeune, ce seroit lui qui me laisseroit dans la carriere, que ce seroit moi qui le regretterois ? nous nous séparâmes, et je ne l’ai plus revu. »17

18 Mais, pour les membres de l’Institut d’Égypte ou de la Commission des sciences et arts, le héros n’est pas seulement militaire et républicain. Lorsque le premier des héros, nouvel Alexandre, se pare du titre de membre de l’Institut national, avant même celui de général en chef, lorsqu’il se fait accompagner d’une compagnie de savants et d’artistes, lorsqu’il les nomme ministres ou sénateurs, il ne suffit plus à ses compagnons d’armes d’être de grands soldats : il leur faut encore être hommes des Lumières pour figurer dignement dans son cortège triomphal. Ainsi, pour Denon, Desaix est « un savant, un curieux, un ami des arts », et pour Nectoux, le jardinier botaniste parti jusqu’en Nubie à la recherche de plants de séné, il est « aussi zélé protecteur des sciences que grand capitaine »18. Certes, chez eux comme chez Geoffroy Saint-Hilaire, Devilliers ou Jollois, semblables qualificatifs concernent aussi Belliard, Reynier ou Menou et surtout Bonaparte lui-même.

19 Seuls deux témoignages directs de membres de la Commission des sciences et arts vont au-delà de telles appréciations de convention. Inégaux dans leur importance, ils sont convergents dans la construction de l’image d’un « guerrier philosophe ».

20 Membre de la mission envoyée en haute Égypte en mars 1799 sous les ordres de Girard pour en étudier le régime du Nil et le système d’irrigation, le jeune polytechnicien Devilliers rapporte que Desaix « fut assailli à coups de pierres par les sauvages habitants » du village de Gournah, près de la Vallée des Rois à Thèbes : « Livré à son amour pour les arts, Desaix s’était distrait en allant parcourir les curiosités de l’ancienne capitale qu’il venait de conquérir. Que de vainqueurs avant lui avaient passé sur ce sol classique avec des dispositions bien différentes, ne songeant qu’à porter le ravage et la ruine dans tous ces monuments que Desaix eût voulu rendre à leur premier état et à leur antique splendeur ! »19

21 Ainsi se concentre sur Desaix seul la rhétorique courante de la conquête civilisatrice que Tallien, dans le « Prospectus » annonçant la Décade égyptienne, et Fourier, dans sa « Préface historique » à la Description de l’Égypte, réservent à Bonaparte ou attribuent aux Français en général, conquérants bienveillants, respectueux des populations et de leurs us et coutumes, plus encore que les Romains, et à la différence de tous les autres conquérants20. Au demeurant, sous la plume de Devilliers, l’anecdote doit se lire à trois

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niveaux : par-delà l’hommage aux lumières du général, l’inconscience dans laquelle l’a plongé son goût des traces de l’histoire renvoie à celle dont l’auteur a lui-même journellement fait preuve avec son camarade Jollois, et condamne implicitement l’attitude de leur chef Girard, que le jeune homme « dénonce comme n’aimant pas les antiquités »21.

22 Avec Denon, son compagnon de route dans le Saïd, le portrait de Desaix prend davantage de consistance. Une véritable amitié et une complicité intellectuelle lient les deux hommes au milieu de la troupe et du désert. Ensemble, ils plaisantent sur la mort qui les guette lorsqu’ils se sont imprudemment éloignés de l’armée, en compagnie de l’intendant copte mu’allim Ya’qûb, à Minchie (al-Menshah), l’antique Ptolémaïs 22. Ensemble, ils écoutent avec fascination les conteurs arabes, occasion pour le premier de souligner la « mémoire prodigieuse » du second – attribut des grands hommes, universellement reconnu aussi à Bonaparte23. Ensemble, face aux vestiges de l’antique Oxyrhinchos, côtoyant ceux du Benesech (al-Bahnasâ) bâti sur ses ruines et à son tour disparu sous les sables, et face au village moderne « qui semble se retirer et fuir devant le désert qui marche sur lui »24, ils méditent encore sur le thème des ruines, à la mode depuis l’ouvrage de Volney quelques années plus tôt, dans la lignée préromantique des Rêveries d’un promeneur solitaire de Jean-Jacques : « Mon ami, me dit-il, ceci n’est-il point une erreur de la nature ? rien n’y reçoit la vie ; tout semble être là pour attrister ou épouvanter ; il semble que la Providence, après avoir pourvu abondamment les trois autres parties du monde, a manqué tout- à-coup d’un élément lorsqu’elle voulut fabriquer celle-ci, et que, ne sachant plus comment faire, elle l’abandonna sans l’achever. – N’est-ce pas bien plutôt, lui dis-je, la décrépitude de la partie du monde la plus anciennement habitée ? ne seroit-ce pas l’abus qu’en auroient fait les hommes qui l’a réduite en cet état ? Dans ce désert il y a des vallées, des bois pétrifiés ; il y a donc eu des rivieres, des forêts : ces dernieres auront été détruites ; dès-lors plus de rosée, plus de brouillards, plus de pluie, plus de rivieres, plus de vie, plus rien. »25

23 Un autre épisode, rappelant celui d’al-‘Araba, est l’occasion pour Denon de préciser le caractère de Desaix : « Nous approchions de Tintyra [Denderah] : j’osai parler d’une halte ; mais le héros me répondit avec humeur : cette défaveur ne dura qu’un moment ; bientôt, rappelé à son naturel sensible, il vint me rechercher, et partageant mon amour pour les arts, il se montra leur ami, et peut-être plus ardent que moi. Doué d’une délicatesse d’esprit vraiment extraordinaire, il avoit uni l’amour de tout ce qui est aimable à une violente passion pour la gloire, et à un nombre de connoissances acquises les moyens et la volonté d’ajouter celles qu’il n’avoit pas eu le temps de perfectionner ; on trouvoit en lui une curiosité active qui rendoit sa société toujours agréable, sa conversation continuellement intéressante. »26

24 Parfait homme des Lumières, le Desaix que Denon donne à voir est aussi un adepte de la Raison. Tel Bonaparte discutant avec les shaykh-s d’al-Azhar, Desaix réplique à un âlim (uléma) qui explique avec assurance le tonnerre, exceptionnel en haute Égypte, par la voix menaçante d’un ange messager de la colère divine contre la méchanceté des hommes, en fournissant l’explication rationnelle du phénomène27.

25 C’est pourtant moins par son savoir ou par cette alliance entre un esprit rationnel et une sensibilité préromantique que par ses vertus propres, toutes républicaines, que Desaix force l’admiration des Égyptiens comme des Français. L’âge d’or du gouvernement vertueux : le «bonheur de civiliser»

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26 La nouvelle de la victoire de Marengo, parvenue au Caire le 1er jour complémentaire an VIII (18 septembre 1800), annoncée par le Courrier de l’Égypte le surlendemain, est développée par Menou dans son ordre du jour du 4 vendémiaire an IX, repris par le journal28. Mais la première mention de la mort de Desaix ne paraît qu’à la fin du mois, à l’occasion de la souscription au monument projeté à Paris. Cas exceptionnel, le médecin Desgenettes, membre de l’Institut d’Égypte et rédacteur des deux journaux cairotes, fait ensuite à Desaix une place de choix pendant plus d’un mois, plus grande que celle naguère donnée à l’assassinat de Kléber29.

27 Le point d’orgue est le numéro du 24 brumaire (15 novembre), tout entier consacré à la « cérémonie funèbre en l’honneur du général Desaix » qui s’était déroulée le 11. À quelque quatre cents mètres du dôme de la Qûbba, dans la plaine du même nom, au nord du Caire, était dressé un cénotaphe « de neuf mètres d’élévation, […] composé d’un soubassement, d’un socle et d’un tombeau […] de forme antique, orné de branches de laurier et de palmier »30. Dutertre a donné de cette «cérémonie imposante et lugubre» un dessin, gravé par Couché père et reproduit dans la Description de l’Égypte, avec la seule mention « Vue de la plaine de la Qoubbeh » (figure 2)31.

Fig. 2 : André Dutertre, « Vue de la plaine de la Qoubbeh » : cérémonie funèbre en l’honneur de Desaix au Caire, 15 novembre 1800 (voir note 31).

28 Si la pompe funèbre républicaine est réglée par le protocole militaire, une place prépondérante revient encore aux membres de l’Institut d’Égypte, tant dans la conception (quatre des sept membres de la Commission des fêtes publiques, chargée de l’organisation, appartenaient à l’Institut)32 que dans le déroulement de la cérémonie (les membres de l’Institut et les officiers civils suivent le quartier général et les chefs de l’administration dans le cortège, et l’éloge funèbre échoit au secrétaire perpétuel). Se proposant de placer ensuite le cénotaphe à l’abri d’une enceinte, la Commission des fêtes publiques entendait ainsi doter Le Caire d’un monument à Desaix, avant que ne soit construit celui projeté à Paris, dont mu’allim Ya’qûb, devenu chef de la légion copte,

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se proposait de payer le tiers et pour lequel la division du général Rampon avait réuni 5 161 livres.

29 Les inscriptions du tombeau et de son socle vantaient les vertus du héros républicain : « Grand capitaine, fils vertueux, vrai citoyen », « Sage, modeste, désintéressé, Dévoué au service de la patrie », etc. C’est encore sous le signe de la vertu que le secrétaire perpétuel de l’Institut, Fourier33, plaça l’éloge funèbre qu’il prononça, point fort de la cérémonie, suivi d’une décharge de l’artillerie et du défilé des troupes exécutant des feux de peloton devant le cénotaphe : « La vertu n’eut jamais des titres plus évidens à l’admiration et aux regrets. […] La simplicité et la bonté étaient ses habitudes naturelles ; il ne se montrait extraordinaire que dans les grandes circonstances. […] Il s’appliquait, dans les loisirs que lui laissait la guerre, à devenir utile pendant la paix : c’est dans ces temps plus calmes qu’il s’exerçait aux vertus civiles, s’efforçant pour ainsi dire de se confondre dans la foule des gens de bien. La science du gouvernement était l’objet ordinaire de ses études. […] Desaix fit jouir de la paix la plus profonde le pays où il porta nos armes : homme sensible, et guerrier philosophe, il regardait le bonheur de civiliser comme le seul prix digne de la victoire ; il pensait que l’on doit des respects à tous les peuples, de quelque manière qu’on arrive sur leur territoire. […] »

30 Comme pour répondre à Fourier, Denon fournit plusieurs exemples de la bienveillance de Desaix envers la population. Fruits de son sage gouvernement du Saïd, l’équité et la justice remplacèrent bientôt le rachat du sang, qui opposait naguère les villages entre eux ; à nouveau « les champs étoient couverts de cultivateurs occupés à défricher les canaux », et Denon entrevoyait « enfin l’époque où le bonheur alloit doubler la population, déjà suffisante à la culture, où les manufactures et les arts deviendroient utiles au repos politique »34. À Esné (Isnâ), Devilliers se laisse également prendre à cette image idyllique d’une haute Égypte pacifiée, où règne l’harmonie, où l’osmose se fait naturellement entre occupants et occupés35. Les habitants « parloient de Desaix avec respect et confiance », poursuit Denon, et Fourier constate : « Dès ce moment il n’y eut plus de conquérant dans la haute Égypte, et il eût été difficile de reconnaître s’il était le vainqueur, ou s’il n’était point un ancien ami à qui les habitans donnaient une honorable hospitalité. »36

31 En rapportant au lecteur – avec lequel il entretient une efficace relation familière – les faits et gestes de Desaix dans un discours apparemment sans fard, et en lui offrant les éléments d’une iconographie où l’exotisme rejoint la mémoire collective de la France très chrétienne, Denon élève discrètement un culte héroïque au général par la plume et le burin. Au moment où le Concordat vient d’être signé et où paraît le Génie du christianisme, la gravure où il représente Desaix rendant la justice sous un palmier renvoie inévitablement à l’image du roi Saint Louis la rendant sous un chêne (figure 3)37, comme la peinture de Gros au Salon de 1804 emprunte au souvenir des rois thaumaturges l’image de Bonaparte au milieu des pestiférés de Jaffa. Et, s’il prétend décentrer le récit de son héros pour exposer les mœurs égyptiennes et musulmanes, l’auteur connaît parfaitement les ressorts et les enjeux de la mise en scène graphique et scripturaire : « C’est par des anecdotes qu’on peut faire connoître la morale des nations ; c’est par des anecdotes, plutôt que par des discussions, que l’on peut développer l’influence des religions et des lois sur les peuples. »38 Pourtant, vu la profusion d’anecdotes orientales dont Denon parsème son Voyage, c’est bien ici l’image de Desaix qui émerge, celle du Sultan Juste, « le plus beau titre qu’ait jamais obtenu un vainqueur, un étranger arrivé dans un pays pour y porter la guerre »39.

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Fig. 3 : Vivant Denon, « la clémence de Desaix » : interrogation et libération d’un jeune résistant égyptien (voir note 37)

Conclusion

32 Trente ans plus tard, les rédacteurs de l’Histoire scientifique et militaire de l’expédition d’Égypte40, à laquelle participent plusieurs membres de l’Institut d’Égypte, renchérissent dans la vision – qui prend une valeur programmatique au moment de la conquête de l’Algérie – d’un rendez-vous manqué, d’une colonie née des Lumières et de la Révolution. Pour les anciens membres de la Commission des sciences et arts, l’utopie « coloniste » que Menou ne put imposer sous un proconsulat trop tardif s’était spontanément réalisée sous l’éphémère commandement de Desaix dans le Saïd pacifié41. En célébrant les vertus d’un « guerrier philosophe » attaché au « bonheur de civiliser » sa conquête, c’est aussi l’âge d’or du bon gouvernement dont on célèbre la pompe funèbre le 11 brumaire an IX, au moment même où Menou tente de l’instaurer dans l’Égypte entière, en contre-modèle à celui de Kléber, dont les récentes funérailles sont banalisées par la cérémonie à la mémoire de Desaix.

NOTES

1.Vivant Denon, Voyage dans la basse et la haute Égypte (Paris, 1802), Le Caire, Institut français d’archéologie orientale, 1989 (fac-similé de l’édition, in-4°, avec présentation de Jean-Claude Vatin). Désormais : Denon.

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2.Monge, Berthollet, Caffarelli, Geoffroy Saint-Hilaire, Costaz, Desgenettes et Andréossy. Voir Jean-Édouard Goby, Premier Institut d’Égypte. Restitution des comptes rendus des séances (Mémoires de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, nouv. série, t. VII), Paris, 1987, pp. xiii-xiv. Nous renvoyons à cet ouvrage pour toutes les références à l’Institut d’Égypte. 3.Tué à Saint-Jean d’Acre, Caffarelli fut remplacé par Corancez en juillet, contrairement à l’aide de camp Sulkowski, tué lors de la première insurrection du Caire en octobre 1798 ; l’ordonnateur en chef Sucy et son remplaçant Bourrienne étaient rentrés. Le général Dugua et Jacotin, chef des ingénieurs géographes, furent élus tandis que Desaix négociait à al-‘Arîsh et son remplaçant Bourrienne étaient rentrés en France. 4.Henry Laurens et alii, L’expédition d’Égypte, 1798-1801, Paris, Armand Colin, 1989, pp. 233-234. Kléber fut ensuite indisposé contre la Commission, à cause des propos de quelques membres sur al-‘Arîsh : voir René-Édouard de Villiers Du Terrage, Journal et Souvenirs, sur l’Expédition d’Égypte (1798-1801), mis en ordre et publiés par le baron M. de Villiers du Terrage, Paris, Plon-Nourrit, 1899, p. 243 (désormais : Devilliers). 5.Les fresques de Léonard de Vinci, « peintre très habile », ont des « figures admirables ». Au jardin botanique de Mantoue, il note « une plante grimpante extrêmement belle » ; à celui de Padoue, « des arbres de la plus grande beauté et venus à un développement prodigieux, un tulipier de la hauteur des plus grands arbres, beaucoup de plantes rares ; le café, le sucre […] » (Antoinette Ehrard (éd.), En Suisse et en Italie sur les pas du général Desaix, d’après son journal de voyage, 1797, Clermont-Ferrand, Service Universités Culture, 1997, pp. 17, 32, 41). 6.Courrier de l’Égypte, n° 20, 18 frimaire an 7, p. 2. La statue d’Antinoüs est reproduite dans la Description de l’Égypte, Antiquités, vol. IV, pl. 59, nos 3-4. 7.Cité par Armand Sauzet, Desaix, le sultan juste, Paris, Hachette, 1954, p. 234. 8.Denon, p. 21. 9.Voir Patrice Bret, « Le physicien, la pyramide et l’obélisque : problèmes d’archéologie monumentale selon Coutelle », in Patrice Bret (éd.), L’expédition dÉgypte, une entreprise des Lumières, 1798-1801, Paris, Tec et Doc, 1999, pp. 129-156. 10.[Colonel Chalbrand], Les Français en Égypte ou Souvenirs des campagnes d’Égypte et de Syrie par un officier de l’expédition recueillis et mis en ordre par J.-J.-E. Roy, Tours, Mame, 1856 ; Jean Dhombres et Jean-Bernard Robert, Joseph Fourier, 1768-1830, créateur de la physique-mathématique, Paris, Belin, 1998, pp. 200-202. 11.« Je venois de découvrir dans un petit appartement un planisphere céleste, lorsque les derniers rayons du jour me firent apercevoir que j’étois seul avec le constamment bon et complaisant général Belliard, qui, après avoir vu pour lui, n’avoit pas voulu m’abandonner dans un lieu si désert. » (Denon, p. 116) ; Jacques Garnier, « Complément et supplément à la Nouvelle bibliographie critique des mémoires sur l’époque napoléonienne de Jean Tulard », Revue de l’Institut Napoléon, nos 172-173, 1996, pp. 32-33. 12.« Mémoire sur l’agriculture et le commerce de la haute Égypte, adressé au quartier général de Siout, au général Donzelot pour être mis sous les yeux du général Desaix en date du 8 floréal an 7 » [27 avril 1799] (Service historique de l’armée de terre, Vincennes, MR 1677/9). 13.Denon, p. 109. 14.Ibid. 15.Courrier de l’Égypte, n° 88, 24 brumaire an 9, p. 3. 16.Si le vocable n’apparaît pas dans le titre, Denon l’emploie à plusieurs reprises dans le texte et notamment in fine (Denon, pp. 223-224).

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17.Denon, p. 156. 18.Denon, p. viij ; Hypolite Nectoux, Voyage dans la haute Égypte, au-dessus des cataractes…, Paris, chez Garnery et Mme Nyon, 1808, p. 4. 19.Devilliers, p. 198. 20.Décade égyptienne, t. I, Le Caire, an VII, p. 6 ; Description de l’Égypte, « Préface historique », Paris, Impr. impériale, [1809], pp. lxxix-lxxxj. 21.Devilliers, p. 167 (lettre à Ripault, 20 messidor an 7). 22.Denon, p. 101. 23.Desaix se disait capable de réciter à son tour, « mot pour mot », les contes qu’il avait entendus (Denon, p. 105). 24.Denon, pl. 31, fig. 1. 25.Denon, pp. 90-91. 26.Denon, p. 112. 27.Denon, p. 107. 28.Courrier de l’Égypte, n° 81, 3e jour complémentaire an 8, p. 3 ; n° 83, 15 vendémiaire an 9, pp. 1-2. 29.Courrier de l’Égypte, n° 85, 30 vendémiaire an 9 : souscription de la division Rampon (p. 3) ; n° 86, du 6 brumaire : article sur les projets de tombeau « au couvent du mont St- Bernard» et de monument à Paris (p. 3), et «Stances sur la mort des généraux Kléber et Desaix », par le lieutenant de sapeurs Orfray (p. 4) ; n° 87, du 15 : annonce de la publication prochaine de la cérémonie funèbre du 11 (p. 4) ; n° 88, du 24 : cérémonie funèbre (pp. 1-4), et traduction de la lettre de Ya’qûb sur Desaix (p. 4) ; n° 89, du 30 : « Élégie sur la mort du général Desaix », par Chambeaud – plus longue que celle qu’il avait donnée pour la mort de Kléber (pp. 3-4) ; n° 90, du 6 frimaire : « Vers pour le portrait du général Desaix » par un fourrier de la 9e demi-brigade (p. 4). 30.Courrier de l’Égypte, n° 88, 24 brumaire an 9, pp. 1-2. 31.Ibid., p. 4 ; Description de l’Égypte, État moderne, vol. I, pl. 21, fig. 1. En l’absence de mention explicite, on a pu y voir à tort les funérailles de Kléber, dont le corps a été déposé sur un tertre élevé au centre de la gorge du bastion nord de la couronne du camp retranché d’Ibrahim Bey, au sud- ouest du Caire, qui commandait l’accès aux ponts reliant la capitale à l’île de Rôda et à Giza, sur la rive occidentale (Courrier de l’Égypte, n° 72, 9 messidor an VIII). 32.Créée par Menou pour préparer la fête du 1er vendémiaire an 9, elle comprenait trois généraux (Songis, Belliard, Sanson), deux architectes (J.-B. Lepère et Protain) et deux ingénieurs (J.-M. Le Père et Conté) de l’Institut. Les deux derniers avaient déjà préparé les funérailles de Kléber avec le directeur du parc du Génie Geoffroy, frère du naturaliste Geoffroy Saint-Hilaire. Les honneurs ainsi rendus à la mémoire d’un ancien divisionnaire de l’armée d’Orient mort en héros à des milliers de kilomètres étaient autant pour Menou un moyen de souder ses troupes qu’un moyen d’atténuer la portée de ceux qui avaient été rendus à la dépouille de son prédécesseur quatre mois plus tôt. 33.Pour les funérailles de Kléber, il prononça l’éloge en tant que commissaire français près du Divan. 34.Denon, pp. 197-198. 35.Devilliers, p. 154. 36.Denon, p. 198 ; Fourier, Courrier de l’Égypte, n° 88, 24 brumaire an 9, p. 3. 37.Desaix interroge un enfant pris sur le fait en train de voler des fusils et blessé d’un coup de sabre, lui promet sa clémence s’il nomme ses instigateurs et le menace de punition s’il se tait. L’enfant s’obstine à répondre : « Dieu seul m’a inspiré ; puis mettant

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son bonnet aux pieds du général : Voilà ma tête, faites-la couper. […] Pauvre petit malheureux ! dit le général ; qu’on le renvoie.» (Denon, p. 88 et pl. 36, n° 2). 38.Ibid. 39.Denon, p. 148. 40.Louis Reybaud et alii., Histoire scientifique et militaire de l’expédition d’Égypte..., Paris, Denain, 1830-1836, 10 vol. 41.Patrice Bret, « L’utopie “coloniste” du général Menou », in La campagne d’Égypte, 1798-1801. Mythes et réalités, Paris, éd. In Forma, 1998, pp. 165-188.

RÉSUMÉS

La place de Desaix dans l’histoire intellectuelle de l’expédition d’Égypte est secondaire au regard de son rôle militaire. Membre de l’Institut du Caire, il ne participe pas à ses travaux. Curieux d’antiquités en haute Égypte comme il l’était d’art en Italie, il n’envoie aucune observation à l’Institut, contrairement à bien d’autres généraux et administrateurs. Son rôle effectif se limite à protéger les membres de la Commission des sciences et arts qui se rendent dans les provinces sous son contrôle. Ceux-ci lui en savent gré. En retour, à l’image héroïque d’un vertueux général républicain tombé au champ d’honneur, ils ajoutent celle d’un « guerrier philosophe » qui prise le « bonheur de civiliser » sa conquête. Sous leur plume, le bon gouvernement de Desaix a transformé le Saïd – l’antique Thébaïde – en une contrée idyllique, où s’est spontanément réalisée l’utopie que Menou a vainement tenté d’imposer à l’Égypte.

The “Philosopher-Warrior” : Desaix, the Egyptian Institute and the Cairo Commission for Science and the Arts. Desaix’s place in the intellectual history of the Egyptian expedition comes second to his military role. Although a member of the Cairo Institute, he took no part in their proceedings. Interested in antiquities in Upper Egypt as he was in art while in , he sent no observations to the Institute, unlike many other generals and administrators. His effective role was confined to protecting the members of the Commission for Science and the Arts who visited the provinces under his control. They were grateful for this. In return, to the heroic image of a virtuous republican general fallen on the field of honour, they added that of a “philosopher-warrior” intent on “civilizing” his conquest. Thus portrayed, the good governance of Desaix transformed the Said, the ancient province of Thebes, into an idyllic land where the utopian dream that Menou vainly tried to impose on Egypt came true.

INDEX

Mots-clés : Desaix, Institut d’Égypte, commission des Sciences et Arts, culte des héros, pompe funèbre républicaine

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AUTEUR

PATRICE BRET Centre de recherche en histoire des sciences et des techniques de la Cité des sciences et de l’industrie (CRHST-CSI/CNRS)

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La dernière campagne de Desaix

Bruno Ciotti

1 Présenter1 la dernière campagne de Desaix revient à discerner et tenter de comprendre quel fut le rôle de ce général dans la conclusion d’une opération militaire dont les aspects et les conséquences politiques engagent pour longtemps la France et l’Europe. À Marengo, l’arrivée de Desaix, avec la division Boudet, permet à Bonaparte d’éviter la roche Tarpéienne et d’avancer vers le Capitole du Consulat à vie, puis de l’Empire. Le souvenir de cette cruciale journée du 14 juin 1800, où Desaix perd la vie, a longtemps embarrassé le principal bénéficiaire. Trois brèves mais denses étapes chronologiques sont nécessaires pour aborder ce parcours biographique, objet du colloque :

2 – l’arrivée et la place de Desaix à l’armée de Réserve ; – son action, le 14 juin 1800 en fin d’après-midi, dans la préparation de la victoire finale de San Giuliano, appellation nécessaire pour qui veut la distinguer de la défaite initiale de Marengo ; – enfin la mort de ce général, moins dans son aspect événementiel déjà étudié que pour la manière dont elle a été utilisée par le Premier consul. Desaix à l’armée de Réserve 3 Desaix, après un périple de plus de trois mois2, rejoint Bonaparte le 11 juin 1800 à Stradella, localité située entre Pavie et Plaisance, entre la rive droite du Pô et les premiers escarpements des Apennins. Les deux hommes se retrouvent après une longue séparation et ont un important entretien en privé qui les rassure sur la force de leurs liens3.

4 Bonaparte replace aussitôt Desaix dans les premiers rangs de ses fidèles et lui accorde le commandement des divisions Monnier, 3 600 hommes environ, et Boudet, quelque 5 300 hommes, pour constituer la réserve de l’armée. La présence du nouvel arrivant à l’armée de Réserve renforce encore, si besoin était, le phénomène de clientèle qui caractérise le haut commandement des troupes qui opèrent avec le Premier consul puisque, sur neuf lieutenants généraux et généraux de division qui vont être présents à Marengo, huit sont entièrement acquis à la cause du nouvel homme fort de la France4.

5 La situation militaire, plutôt bonne, n’est pourtant pas totalement satisfaisante. L’armée du Premier consul a franchi les Alpes par le col du Grand Saint-Bernard. Elle a

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fondu par surprise sur les arrières des principaux corps autrichiens, que dirige le feld- maréchal baron Mélas, leur coupant la voie de retraite naturelle5 ; ce qui a mis un terme au projet, cher aux émigrés, d’invasion de la France par le Var et la Provence6.

6 Maître de la Lombardie, Bonaparte a besoin maintenant d’annihiler rapidement son adversaire pour finir au plus vite sa seconde campagne d’Italie. Celle-ci déborde amplement le seul cadre militaire ou celui de la politique extérieure consulaire, pour constituer un aspect crucial de la situation intérieure en France. Le Premier consul doit consolider par une grande victoire sa mainmise politique ; loin d’être totalement assuré à Paris, son pouvoir est même fragilisé par son absence7.

7 Or le succès militaire envisagé peut s’envoler si Mélas tente de sortir du piège où la stratégie de Bonaparte veut l’enfermer. Le commandement autrichien peut encore espérer éviter l’affrontement ; soit en franchissant le Pô vers Casale ou Valenza, mais des unités françaises surveillent le secteur sur l’autre rive ; soit surtout en se réfugiant dans Gênes où le général Masséna, qui y fixait de nombreuses forces autrichiennes, a capitulé honorablement le 6 juin – en sauvant la garnison – après une défense héroïque, mais trop tôt pour permettre au Premier consul de fermer hermétiquement la souricière.

8 Le gros de l’armée française part donc, peu ou prou en aveugle, à la recherche des troupes de Mélas qui, elles, se rassemblent sur Alexandrie. Dans cette perspective, la présence d’un excellent manœuvrier, capable d’autonomie, comme Desaix constitue un atout supplémentaire non négligeable.

9 Le 12 juin, le nouveau lieutenant-général à l’armée de Réserve rejoint ses troupes et ses collègues, en marche sur Tortone. Le lendemain, Bonaparte, de plus en plus inquiet des intentions de Mélas, avance son armée dans la plaine d’Alexandrie. Il assigne une mission à Desaix : s’assurer de la voie de communication vers Gênes, par Novi, pour intercepter l’armée autrichienne si elle se présente par là. Pour cela, Desaix dispose de la seule division Boudet : 9e demi-brigade légère, 30e et 59e demi-brigades de ligne, avec un peu de cavalerie et huit pièces d’artillerie. Desaix et ses hommes contournent par le sud-ouest la forteresse de Tortone, tenue par une garnison autrichienne. Ils sont ralentis par l’artillerie quand ils franchissent la zone montagneuse de Sarrezano, puis arrêtés dans la soirée sur la rive droite de la Scrivia par une crue d’orage, et ne finissent de franchir la rivière que le lendemain vers 10 heures8.

10 De son côté, Bonaparte, également bloqué par la crue de la Scrivia mais plus au nord et sur l’autre rive, installe son quartier général à Torre Garofoli le 13 juin au soir. Dans l’après-midi, la faible résistance des Autrichiens pour conserver la position clé de Marengo, qui commande l’entrée de la plaine à l’est d’Alexandrie, sur la rive droite de la Bormida, laisse à penser que l’armée de Mélas s’apprête à fuir. Aussi, au petit matin du 14 juin, le Premier consul refuse-t-il d’accorder foi au rapport d’un aide de camp de Murat lui assurant que l’ennemi fait des dispositions pour combattre9. Bien au contraire, Bonaparte confirme à Desaix sa mission d’avancer dans la direction du secteur de Novi et, par conséquent, de s’éloigner encore du reste de l’armée10. Il ordonne dans le même esprit à la division Lapoype, 3 000 hommes en mesure de rejoindre les troupes dans la plaine d’Alexandrie, de quitter Ponte Curone pour rebrousser chemin et aller renforcer la surveillance du Pô11. Ce faisant, le Premier consul se prive de plus du quart des 31 000 hommes à sa disposition quasi immédiate12. Or la bataille tant espérée par lui, mais manifestement pas ce jour là, débute dans les environs de Marengo.

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11 Mélas, avec également 31 000 hommes13, et malgré un plan d’attaque erroné14, surprend néanmoins en plein délit de dispersion les 23 000 Français restants : le corps d’armée de Victor se trouve en première ligne, dans le secteur de Spinetta / Marengo ; celui de Lannes et la cavalerie sont à près de deux lieues à l’est, vers San Giuliano Vecchio ; la division Monnier et la garde consulaire bivouaquent encore plus loin en arrière, à Torre Garofoli. Dans un premier temps le corps de Victor résiste seul à l’offensive, encore timide, des Autrichiens. Il est assez rapidement secouru par celui de Lannes, qui se place à sa droite dans le secteur de la Barbotta, et par la cavalerie, qui se porte pour protéger les ailes avec la brigade de Kellermann à gauche et celle de Champeaux à droite. Ces troupes repoussent toute la matinée les assauts autrichiens de plus en plus fougueux.

12 Dès que le Premier consul, toujours à Torre Garofoli, reconnaît son erreur, un peu tardivement, entre dix et onze heures du matin15, il se porte vers le champ de bataille avec les demi-brigades de Monnier et la garde consulaire. Auparavant, il a commandé le rappel des divisions Lapoype et Boudet. La première, plus éloignée, reçoit bien trop tard le contre-ordre pour revenir à temps16. Desaix, lui, est averti entre midi et une heure17, du côté de Rivalta, et parvient assez tôt sur le champ de bataille pour provoquer un dénouement bien connu quant à son résultat final et ses conséquences, moins pour son déroulement et ses circonstances. Desaix et la victoire de San Giuliano 13 Dans ses annotations sur les récits napoléoniens de Marengo, Kellermann fils, un des grands acteurs de la bataille, constate : « [Les Autrichiens] ont fui, cela ne se conçoit point : Dieu l’a voulu ! »18. Cette vision, pourtant rétrospective, se rapproche de celle, plus contemporaine de l’événement, que donne le prince de Rohan, archevêque insermenté et émigré de Cambrai, dans une lettre à son ancien secrétaire : « …il paraît clair à ceux qui ont de la religion que Dieu protège les Français […] Autrefois les murs de Jéricho tombèrent par la permission céleste. Les obstacles surmontés par les Français et surtout par Buonaparte, favori du ciel, sont bien plus insurmontables… »19. La documentation consultée autorise à dépasser ce stade de l’explication pour tenter de comprendre le « miracle » du 14 juin 1800.

14 Lorsque les soldats de Desaix arrivent du côté de San Giuliano, vers 17 heures, la situation de l’armée française est devenue critique. Déjà, au début de l’après-midi, la tentative de la dernière chance du Premier consul pour déséquilibrer le dispositif adverse a échoué : deux demi-brigades de la division Monnier n’ont pas réussi à occuper durablement le village de Castel Ceriolo, à l’extrême droite de la ligne française. À partir de 14 heures20, l’ensemble de l’armée du Premier consul a commencé de se replier vers San Giuliano Vecchio.

15 Des hauteurs de Cassina Grossa, Desaix, qui a précédé ses troupes, peut évaluer la situation. Après une importante pause pour récupérer de la fatigue des durs combats et mal se réorganiser21, les unités autrichiennes ont repris la poursuite. La retraite française se déroule en bon ordre à droite, où se trouve l’essentiel de la division Monnier face au corps de Ott. Au centre, les unités de Lannes, quoique longtemps pilonnées par une importante artillerie, font encore bonne contenance. Par contre, le corps de Victor frôle l’anéantissement et la division Boudet est témoin du désordre qui commence à régner dans cette partie de l’armée : «…désordre qu’occasionnaient, d’une part, la marche d’un grand nombre de blessés et de camarades qui les conduisaient en obstruant tout le passage et, de l’autre, l’encombrement des charettes et la foule des

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domestiques, des vivandiers et des mauvais soldats qui se joignent communément à ceux-ci »22.

16 Desaix envoie la 9e demi-brigade légère, conduite par Boudet, en avant sur la route de Tortone à Alexandrie, pour aider le repli et empêcher la déroute de la gauche française, également pour retarder l’avance des unités autrichiennes les plus proches. Puis le lieutenant-général rejoint Bonaparte et les autres généraux vers San Giuliano Vecchio, où se tient une sorte de conseil23.

17 Une solution, logique sur le plan militaire à ce stade de la bataille, serait d’utiliser les troupes « fraîches » de la division Boudet pour protéger la retraite du reste de l’armée qui, sinon, risque l’anéantissement ou la débandade lors du passage de la Scrivia. Toutefois, ce serait reconnaître de façon certaine la défaite. Un échec militaire à Marengo compromet immédiatement mais pas irrémédiablement les suites de la campagne. Un général Bonaparte, seulement chef militaire, peut le surmonter mais pas le Premier consul, chef politique. L’homme fort, en apparence, du régime consulaire peut-il s’avouer battu alors qu’un de ses rivaux potentiels, Moreau, était vainqueur des Autrichiens, un an plus tôt, sur ce même champ de bataille24 et collectionne les succès au même moment sur le Danube25 ? Le Premier consul n’ignore sans doute pas que certaines personnalités, déçues par le cours du nouveau régime, comme Sieyès ou Carnot, et/ou mues par l’opportunisme, comme Talleyrand et Fouché, sont prêtes à le remplacer en cas d’échec. Pour Bonaparte, consentir à la défaite revient à envisager la perte de son récent pouvoir.

18 La perspective politique aide à comprendre le sens des propos que les témoignages prêtent à Desaix sur sa volonté de livrer et de remporter un nouvel engagement26. Le lieutenant de Bonaparte saisit que l’enjeu dépasse le simple cadre militaire. Il sait bien que la bataille de Marengo est perdue mais estime possible d’engager celle de San Giuliano. Pour reprendre l’expression qu’utilise Victor : « …c’était satisfaire aux secrets désirs de Bonaparte »27. Arrêter les Autrichiens à San Giuliano, tenir sur cette position jusqu’à la nuit, permettrait de cacher partiellement les carences de la matinée et même, pourquoi pas, d’annoncer une victoire de propagande, en espérant faire mieux par la suite avec des renforts28. Par contre, personne ne pouvait envisager l’ampleur de la déroute autrichienne29. L’ultime phase de la bataille du 25 prairial an VIII est bien une tentative de la dernière chance, sur le plan politique, pour le Premier consul mais ne constitue pas pour autant un essai militaire entièrement hasardeux ou totalement désespéré pour inverser le sort des armes. Bonaparte et ses généraux ont pu constater que le dispositif autrichien comporte des faillesz30.

19 Effectivement, Mélas, désormais certain de sa victoire, ne modifie en rien son plan originel dont il a pourtant dû voir qu’il n’a jamais correspondu à la situation. Avant de quitter ses troupes pour retourner à Alexandrie se reposer et annoncer sa victoire, il commet à son tour l’erreur de les disperser. Reprenant sa mission initiale, la colonne de droite des Autrichiens, dirigée par O’Reilly, va vers Frugarolo dans la direction de Novi et s’éloigne donc de la zone des combats : elle ne constitue pas une menace immédiate. À l’aile opposée, à Castel Ceriolo, Ott fait preuve d’un peu plus d’initiative. S’apercevant qu’il n’y a pas de troupes françaises devant lui dans la direction de Sale, il dirige sa colonne à l’est, vers San Giuliano Nuovo – la Ghilina : il évite ainsi de trop s’éloigner du champ de bataille mais se trouve quand même à plus de deux kilomètres de la colonne principale. L’équivalent d’une division française, sous la direction de Monnier, devrait pouvoir contenir l’avancée de Ott. Le point délicat concerne la colonne autrichienne du

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centre, la plus forte numériquement. Cependant, elle est nettement séparée des autres et, en outre, s’allonge sur trois à quatre kilomètres. Les différentes unités risquent de rencontrer des difficultés pour se secourir rapidement.

20 Dans le secteur névralgique de la bataille, face à la principale colonne ennemie, Desaix prend la direction des opérations. Il utilise sa maîtrise de la topographie pour dissimuler ses forces dans les replis du terrain et masquer de la sorte ses intentions au commandement autrichien. Desaix n’a encore jamais combattu sur le sol italien, mais c’est la troisième fois qu’il vient dans la péninsule ; aussi connaît-il bien les paysages de la grande plaine du Pô ainsi que la tactique à employer. Lors de son premier voyage, en 1797, il écrivait : « Sur 800 lieues parcourues par moi, je n’ai pas vu un terrain à mettre un escadron en bataille ; partout des fossés, vignes, marais, plantations découpent le pays. Cela explique le genre de guerre faite par le général Bonaparte : toujours des tirailleurs et des colonnes »31.

21 Desaix peut adopter, et adapter, ces dispositions32 car ses troupes évoluent sur un coteau viticole entre Cassina Grossa et San Giuliano33. La division Boudet, renforcée par deux bataillons de la 72e de ligne, est disposée de part et d’autre de la route, avec la 9e demi-brigade légère à gauche. Les restes, beaucoup plus éprouvés, des corps de Lannes et Victor constituent la seconde ligne, plus en arrière vers San Giuliano. Malgré la protection qu’offrent les vignes, la présence de nombreux escadrons autrichiens représente une menace pour les fantassins. Desaix demande au Premier consul de disposer la cavalerie de façon à soutenir l’attaque de l’infanterie et la protéger des cavaliers ennemis : Champeaux mortellement blessé, Duvignau absent du champ de bataille, la brigade Rivaud éloignée vers Sale, Kellerman rassemble les débris des unités montées pour satisfaire à cette mission.

22 Desaix réclame également la formation d’une « grande » batterie et Marmont, qui commande l’artillerie de l’armée de Réserve nous rapporte le propos : « … c’est ainsi que l’on perd les batailles. Il nous faut absolument un bon feu de canons… »34. Marmont rassemble les 18 pièces disponibles et les installe à droite de la route, devant la brigade Guénand. La leçon s’avère quelque peu cruelle pour Bonaparte, artilleur de formation, qui a dû faire combattre ses troupes dans la matinée avec des canons en nombre insuffisant et, de plus, mal approvisionnés35. L’Empereur saura s’en souvenir pour la suite de ses campagnes.

23 En quelques instants, Desaix a démontré l’étendue des compétences qui ont fait sa célébrité dans les campagnes d’Allemagne et que salue un de ses anciens adversaires, l’archiduc Charles, avec un éloge pour le combat de Geisenfeld en 1796 qui convient également à l’attitude du général français ce 14 juin 1800 : « Desaix prouva dans cette circonstance une grande énergie, un coup d’œil juste, une connaissance parfaite de l’emploi de chaque arme »36. En comparaison, le Premier consul, dont l’action se limite à haranguer les soldats, fait piètre figure. Après la bataille, un rapport de Berthier tente d’y remédier et place Bonaparte parmi les troupes qui s’élancent vers la victoire mais la flatterie, trop grossière, est vite abandonnée37.

24 Vers 17 heures 30, ou peut-être 18 heures, Desaix, à la tête de la 9e demi-brigade légère, lance son infanterie à l’attaque. La division Boudet bouscule la première ligne des régiments autrichiens, ceux de Wallis et de François Kinsky, mais chancelle face au choc de la colonne des grenadiers hongrois. Deux demi-brigades françaises, la 9e légère et la 30e de bataille, commencent à céder mais la formation autrichienne de tête,

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canonnée à mitraille par Marmont38, finit par se disloquer la première sous la charge décisive de la cavalerie de Kellermann39 et met bas les armes.

25 Le triple choc (infanterie + artillerie + cavalerie) des Français, totalement improvisé mais parfaitement combiné grâce à l’esprit d’initiative des généraux, a décapité le dispositif autrichien et son commandement : le quartier-maître général de l’armée autrichienne et chef d’état-major, le général baron Von Zach qui remplace Mélas, est fait prisonnier avec quelque 2 000 grenadiers. Les premiers escadrons ennemis refluent sur les autres troupes de la colonne centrale en y propageant une onde de panique. Tout se passe si rapidement que le fuyard ne sait pas pourquoi il court et que certaines unités ne comprennent pas pourquoi d’autres reculent40.

26 À la nuit tombée, et malgré quelques vaines tentatives de résistance, la quasi-totalité des colonnes autrichiennes – à l’exception de la partie attaquée par Desaix – a pu retraverser la Bormida et se ranger sous la protection d’Alexandrie, signe de la mollesse de la poursuite française. De son côté, l’armée du Premier consul reprend ses positions initiales dans le secteur de Marengo. Le lendemain, Mélas et son état-major, peu motivés pour reprendre la lutte, ouvrent les négociations qui conduisent à la convention d’Alexandrie du 17 juin 1800. La France réoccupe la Ligurie, le Piémont et le Milanais ; et le Premier consul, victorieux, peut rentrer en France consolider son régime.

27 Desaix, l’organisateur de la victoire, n’a pu savoir combien le succès était important puisqu’il est mort dès le début de la contre-attaque. Sans pour autant sortir de l’Histoire. La mort de Desaix : diffusion et utilisation par Bonaparte 28 L’aspect événementiel de la mort de Desaix, ses circonstances, les hypothèses que ce décès a pu susciter bénéficient déjà d’une étude fort complète41. Il suffit de retenir que Desaix mène l’attaque à cheval et tombe dès les premières décharges de mousqueterie, probablement dans le secteur de la Vigna Santa, près de la cassina Il Cantone. Une balle l’a frappé au cœur. Le général, selon toute vraisemblance, a été tué net ; sans pouvoir proférer de paroles, si ce n’est éventuellement pour s’écrier : « Mort ! ». Dans le feu de l’action – expression appropriée – quasiment personne n’a prêté attention à cette disparition42. La dépouille dénudée du général est retrouvée par son aide de camp Savary et, par ordre du Premier consul, elle sera embaumée à Milan deux jours plus tard43.

29 Comme pour n’importe quel autre combattant, la mort de Desaix n’est vraiment ressentie que par ses proches, ses amis. Dans ses Mémoires, Bourrienne rapporte le chagrin de Bonaparte que confirme plus sobrement Marmont44. Auguste de Colbert, un aide de camp de Murat à Marengo, écrit à sa mère : « Le succès est brillant, mais nous avons à regretter le général Desaix avec lequel j’étais arrivé d’Égypte et avec lequel je vivais depuis cinq mois. Il est mort au champ d’honneur ; je l’ai pleuré amèrement ; j’ai heureusement échappé à tous les dangers… »45.

30 Cependant, la perte de Desaix provoque peu d’émoi dans l’armée, en dehors du cercle des intimes. Elle reste encore mal connue au lendemain de la bataille. Le 15 juin, le général de brigade Bonnamy écrit au général de division Lorge : « … la victoire a été indécise jusqu’à la nuit. Elle a été fixée par la division du général Desaix qui a fait 5 000 prisonniers. Ce général, blessé dans le combat, est mort ce matin… »46. Dans les rangs subalternes, préoccupés de trouver de l’eau, du repos et de la nourriture, car l’intendance ne suit pas, la disparition de ce chef passe, dans un premier temps et

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comme sur le champ de bataille, presque inaperçue au sein d’une troupe qui le connaît peu. Ni la correspondance du dragon Piffard47, ni celle de Maurice Dupin48 ne l’évoquent.

31 Pourtant, nul à l’armée n’ignore longtemps le rôle décisif de Desaix. L’adjudant général Dampierre, fait prisonnier par les Autrichiens dans l’après-midi du 14 juin et qui n’a pu assister à la fin de la bataille, se renseigne : « Mais d’après tout ce que j’entends dire, il me paraît qu’il était bien temps que le brave Desaix se dévouât pour le salut de l’armée ; il ne pouvait pas mieux finir sa glorieuse carrière qu’en ramenant la victoire un moment infidèle aux Français »49.

32 De fait, le Premier consul, qui souhaite payer le tribut d’estime qu’il doit à son compagnon, corrige les rapports officiels un peu trop secs sur cet aspect, notamment ceux de Berthier50. Il ne peut pas non plus se contenter de la version du général Dupont, chef d’état-major, qui écrit à Carnot, ministre de la Guerre, le 17 juin : « L’armée de la République a fait la perte irréparable du général Desaix ; ses campagnes sur le Rhin et en Égypte rendent son éloge superflu »51. Le Premier consul demande, au contraire et quitte à falsifier la réalité, que l’on clame les mérites de son lieutenant, du moins ceux qui ne lui portent pas ombrage. Dès lors de nombreuses pièces de la correspondance officielle évoquent la douleur ressentie par l’armée à la perte de Desaix52.

33 Les résultats de cette propagande auprès de l’armée de Réserve donnent naissance à des scènes historiques insolites que répandent certaines lettres. Le chef de bataillon Gruyer écrit le 18 juin à un de ses anciens supérieurs désormais à la retraite : « Le Tout- puissant Bonaparte arrive sur le champ de bataille avec son ami Desaix ; il parcourt tous les rangs sous le feu de l’ennemi. Là, le brave général Desaix tombe mort d’un boulet à côté du Premier consul qui s’écrie : “Mélas sera vaincu !” »53. La mort de Desaix, trop sobre et lisse à l’image du personnage, mérite davantage de grandiloquence ; d’ailleurs la postérité ne saurait se contenter d’un héros muet. Rué des Sagets, qui sert dans la division Gardanne, envoie le 3 juillet une longue missive à son père : « Comme il (Desaix) était porté par quatre grenadiers qui le plaignaient tout haut : “Parlez bas, mes amis, disait-il, prenez garde à décourager les soldats. Dites au Premier consul (en s’adressant à son aide de camp qui l’accompagnait) que tout mon regret est de n’avoir pas assez fait pour passer à la postérité”. Et il expira ! »54.

34 Tout ceci ne saurait encore suffire. L’ensemble de la Nation doit connaître le sacrifice de l’un de ses fils les plus estimés. Durant les derniers jours de juin et la première quinzaine de juillet 1800, un florilège de discours sur Marengo et le général défunt – auquel est parfois associé Kléber, assassiné le même jour en Égypte – est imprimé sous forme de petites brochures, pour une diffusion plus massive et populaire55. Au cours des deux années suivantes, c’est-à-dire en l’an IX et en l’an X, la « littérature » à la gloire du Premier consul octroie souvent une place de choix à son lieutenant disparu. Les ouvrages contiennent généralement un passage biographique, même succinct56, sur Desaix. Un des plus beaux exemples reste la publication du Récit fait par le grenadier Petit dont la seconde édition, augmentée par l’auteur, paraît dès l’an IX et comporte dans son ajout pas moins d’une quinzaine de pages sur la vie du général disparu57.

35 L’attitude du Premier consul ne prolonge pas, à la différence d’autres domaines, l’action du Directoire qui avait instauré le culte du militaire, et parfois du vivant même du général victorieux, ce dont avait su profiter Bonaparte58. Dans le cas présent, le héros est mort et ne saurait donc constituer un concurrent potentiel. Les propagandistes, à travers le souvenir du général disparu, célèbrent les vertus d’une éthique militaire

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favorable à celui qui détient les rênes du pouvoir politique : amitié certes, mais surtout fidélité et dévouement à son supérieur dans l’accomplissement du devoir patriotique.

36 Évidemment, Desaix n’est glorifié que pour ses campagnes en Allemagne, son action en Égypte ou, bien sûr, pour sa mort héroïque au service de la cause du Premier consul ; jamais pour son action décisive dans la préparation de la victoire de San Giuliano, dénomination que Bonaparte choisit judicieusement d’éliminer au profit de Marengo59. Ce dernier aspect reste soigneusement dans l’ombre au grand désappointement de certains des contemporains auvergnats de Desaix60.

37 Le succès ne pouvait dépendre que du seul talent militaire de Bonaparte. D’ailleurs dans les tentatives de réécriture de la bataille, Desaix devient le parfait mais simple exécutant des dispositions tactiques effectuées par le Premier consul, et forcément géniales, pour piéger les Autrichiens61. Ainsi que le souligne Bourrienne : « Le Premier consul ne voulait pas que l’on pût attribuer un résultat aussi décisif à une autre cause qu’aux combinaisons de son génie »62. Kellermann partage ce point de vue : « De toutes les victoires qu’a remporté Bonaparte, Marengo est celle dont il a retiré le plus de profit et le moins de gloire personnelle. Il en était tourmenté, il avait la faiblesse de vouloir se l’approprier d’autant plus qu’elle lui appartenait le moins. De là ces relations contradictoires et mensongères qu’il faisait et refaisait sans cesse »63.

38 Pour un membre de la clientèle de Bonaparte, Desaix possède la particularité de n’avoir pu participer au coup d’État qui donne le pouvoir à un général, et de ne pas avoir su combien il avait contribué à affermir la position politique du Premier consul. Sa mort précoce lui octroie une gloire militaire sans véritable faille, au service d’un régime qui se recommande encore pour un temps de la République et sans avoir eu à passer par l’épreuve de l’Empire. Sainte-Beuve a écrit à son propos : « (Desaix) a pu rester fidèle jusqu’au bout à l’amitié, à la patrie, à la gloire, et si le premier rang lui est refusé, parce qu’il n’a pas donné toute sa mesure ; du moins a-t-il laissé le souvenir d’un mérite pur, incontestable »64. Un tel personnage pouvait-il être délaissé par certains courants historiographiques et politiques du xixe siècle, et notamment par la IIIe République ? Dans une publication posthume et remaniée, un rescapé de l’épopée impériale se souvient de Desaix comme d’un général mort à la tête de ses troupes qui, avant d’expirer, eut seulement le temps de dire : « Courage, mes enfants ; moi, je meurs pour ma patrie sur le champ de la gloire. Vive la République ! »65.

NOTES

1.Il n’est pas possible de reproduire ici le dossier cartographique qui accompagnait cette communication. Pour combler partiellement cette lacune, voir commandant de Cugnac, La campagne de Marengo, Paris, Chapelot, 1904, XI-252 p., principalement les cartes 9 à 21. 2.Desaix, en compagnie notamment de Davout, quitte l’Égypte le 3 mars 1800. La traversée de la Méditerranée s’effectue difficilement, avec des escales imprévues à Coron en Morée, au lieu de Candie, et à Sciacca en Sicile, au lieu de Malte. A proximité

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des côtes françaises, les deux navires partis d’Alexandrie sont arraisonnés par la flotte anglaise et leurs occupants conduits en captivité à Livourne jusqu’à ce que Londres reconnaisse la convention d’El Arych, signée le 23 janvier 1800 par Poussielgue et … Desaix ! Après leur libération, Desaix et ses compagnons échappent de peu aux Barbaresques de Tunis avant de débarquer à Toulon le 4 mai. S’ensuit une mise en quarantaine jusqu’au 27 mai, avant le passage en Italie par la Tarentaise et le col du Petit Saint-Bernard. 3.Les deux hommes ont nécessairement évoqué la situation en Égypte (chacun d’eux ayant à expliquer sa conduite : Desaix pour sa participation à la convention d’El Arych, Bonaparte pour n’avoir pas envoyé de renforts), la nouvelle situation politique de la France (l’importance du lien avec Bonaparte dépasse de loin, chez Desaix, son éventuelle « ardeur » républicaine) et, bien sûr, la situation militaire présente car Desaix espère qu’il n’est pas trop tard pour obtenir un commandement (sur ce dernier aspect, voir Eugène de Beauharnais, Mémoires et correspondance politique et militaire du Prince Eugène, publiés par Armand Du Casse, Paris, Lévy, 1858, tome premier, p. 81). 4.Pour une présentation détaillée, voir Allain Bernède, «Autopsie d’une bataille : Marengo, 14 juin 1800», Revue historique des Armées, n° 4, 1990, pp. 39-40. 5.Hubert Camon, La guerre napoléonienne. Les systèmes d’opérations. Théorie et technique, Paris, Économica, 1997 (première édition, Paris, Chapelot, 1907), pp. 114-118. 6.Ernest Daudet, Les émigrés et la seconde coalition (1797-1800), Paris, Librairie illustrée, 1886, pp. 247-272. Auprès des forces de Mélas se trouvent notamment Willot, Thévenet- Danican, de Montjoie, de Faverges, Crossard, … 7.Thierry Lentz, Le grand Consulat, 1799-1804, Paris, Fayard, 1999, pp. 243 et suivantes. 8. Archives de la Guerre, Service historique de l’Armée de Terre (désormais A.G., S.H.A.T.), B3 87, dossier 14 ; rapport pour le 24 prairial an VIII (13 juin 1800), établi par l’adjudant-général W. Dalton, à Rivalta, le 25 prairial dans la matinée. 9.A.G., S.H.A.T., 2Ye ; dossier individuel de Jean Nicolas Bruno (de) Blou (ou Deblou de Chadénac). L’état des services successifs de cet officier, certifié par le conseil d’administration du 6e régiment de cuirassiers, en date du 24 octobre 1801, précise : « Le 25 prairial an VIII, à sept heures du matin, il fut le premier officier qui prévint le premier Consul des dispositions faites par l’ennemi, en l’assurant en même temps qu’il y aurait une affaire décisive et majeur… ». 10.A.G., S.H.A.T., 1 M 466 ; rapport des marches et opérations de la division Boudet, p. 19. 11.Commandant de Cugnac, Campagne de l’armée de Réserve en 1800, Paris, Chapelot, 1900, tome II, p. 418, note 2. L’auteur fait remarquer que dès le lendemain de la bataille : « … on passe sous silence la mission malencontreusement donnée à la division Lapoype. Il n’en sera fait mention dans aucune relation officielle ». 12.D’après les effectifs des unités reconnus par les relations officielles. Voir par exemple Relation de la bataille de Marengo, gagnée le vingt-cinq prairial an 8 par Napoléon Bonaparte Premier consul, commandant en personne l’armée française de réserve, sur les Autrichiens aux ordres du Lieutenant-général Mélas ; rédigée par le général Alexandre Berthier ministre de la Guerre, commandant sous les ordres immédiats du Premier consul,…, Paris, Dépôt général de la Guerre, an XII, 17 p. 13.Voir Oestreichische militärische Zeitschrift, tome XXXIX, 1823, pp. 150-152, ou Antoine de Jomini, Histoire critique et militaire des guerres de la Révolution, Paris, Anselin et Pochard, 3e éd., 1824, tome 13, p. 269. Le calcul comprend la brigade de cavalerie Nimptsch (distraite, à tort, du champ de bataille par Mélas qui croit, sur un rapport

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erroné, que le corps d’armée de Suchet se trouve déjà à Acqui) mais pas les troupes laissées en garnison dans les citadelles de Tortone, 1 200 hommes, et d’Alexandrie, 3 000 hommes. 14.D’après ce que l’on peut discerner des intentions du général autrichien, Mélas souhaite envoyer, par Castel Ceriolo, sa colonne de gauche (près de 8 000 hommes conduits par Ott) pour engager le combat dans la direction de Sale où il pense, faussement, que se trouve l’essentiel de l’armée française ; sa colonne du centre (20 000 combattants sous son commandement) bousculera les supposées faibles forces ennemies présentes dans le secteur de Marengo, avant de tomber sur le flanc ou les arrières de l’armée française accrochée par Ott ; enfin, la mission dévolue à sa colonne de droite (3 000 hommes sous la direction de O’Reilly) consiste vraisemblablement à maintenir ouvert le départ de la voie de retraite vers Gênes par Novi. Pour la documentation, consulter le rapport de Mélas à l’archiduc Charles, daté de Plaisance le 19 juin 1800, publié par Vittorio Pittaluga, La battaglia di Marengo, Alessandria, Gazotti, 1898, pp. 11-18, principalement p. 14. Voir également A.G., S.H.A.T., 1 M 464 ; traduction d’une relation allemande de la bataille de Marengo, fo 7 vo. 15.Joseph Petit, Maringo ou campagne d’Italie, par l’armée de réserve, commandée par le général Bonaparte, écrite par Joseph Petit, fourrier des grenadiers à cheval de la garde des consuls, À Paris, chez Favre, Libraire, seconde édition revue et augmentée par l’auteur, an IX, pp. 56-57 : « L’on ne fut véritablement instruit au quartier général (des intentions de l’ennemi) que sur la fin de matinée […] Dès le matin, les aides de camps se succédant les uns aux autres, avertissaient le Consul des progrès de l’ennemi. Les blessés commençaient à arriver, disant que l’Autrichien était en force […] D’après ces renseignements, le Consul monta à cheval, à onze heures, et se porta rapidement sur le champ de bataille ». 16.A.G., S.H.A.T., B3 87, dossier 15 ; lettre du général de division Lapoype au lieutenant- général Moncey, du 26 prairial an VIII / 15 juin 1800. Lapoype affirme avoir reçu vers 10 heures du matin, à Ponte Curone, les instructions de Bonaparte lui demandant de repasser sur la rive gauche du Pô, et seulement vers 6 heures du soir l’ordre du rappel alors qu’il s’apprêtait à franchir le fleuve sur un pont volant, probablement à Bastida. 17.Victor, Extraits des mémoires inédits de feu Claude-Victor Perrin, duc de Bellune…, Paris, Dumaine, 1846, p. 268, note 1 : « De Rivalta, où se trouvait Desaix, à San Giuliano, il y a environ 10 kilomètres : une troupe peut, sans se fatiguer, en faisant 80 pas par minutes, franchir cette distance en trois heures et quelques minutes ; si Desaix était parti de Rivalta, une heure après les premiers coups de canon tirés à Marengo, c’est-à-dire à dix heures, il serait arrivé sur le champ de bataille vers une heure de l’après-midi ; il n’y parut que sur les cinq heures ; il ne se mit donc en route que vers deux heures, moment où il avait reçu, sans aucun doute, l’ordre du Premier consul ; cet ordre dut lui parvenir entre midi et demi et une heure – l’intervalle entre la réception et l’exécution fut nécessairement employé à rallier les reconnaissances et à faire les préparatifs de la marche … ». Outre ses compétences militaires, l’auteur connaît particulièrement bien le secteur de Marengo et de ses environs puisqu’il y a combattu, non seulement en 1800 mais déjà en 1799. 18.A.G., S.H.A.T., 1 M 9081 ; copie des annotations inédites de Kellermann sur la campagne de 1800 en Italie, p. 15. 19.Lettre datée du 6 juillet 1800, à Breslau, pour l’abbé Godefroy, à Paderborn, et publiée par Maurice Chartier, « Après Marengo, les impressions d’un archevêque émigré », Annales historiques de la Révolution française, 1963, n° 4, pp. 502-503. 20.Le comte Ferrero-Ponziglione, gentilhomme piémontais qui sert avec l’armée autrichienne, écrit de Spinetta, vers deux heures trente de l’après-midi, au marquis de

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San Marzano : « Tout va pour le mieux. La gauche de l’ennemi est en pleine fuite. Le centre et la droite sont enfoncés… ». Ce billet a été publié par Padre Adriani, Monumenti storico- diplomatici degli archivi Ferrero-Ponziglione e di altre nobili case subalpine, Torino, 1858, p. 618. 21.Sur cet aspect consulter, côté autrichien et émigrés français, les témoignages suivants : – Le mémoire du comte de Neipperg (futur époux de l’ex-impératrice des Français, Marie-Louise), publié par Henry Prior, « Aperçu militaire sur la bataille de Marengo », Revue de Paris, n° du 1er juillet 1906, pp. 5-36, voir p. 16. – Le mémoire de Thévenet-Danican (général qui a commandé les forces des sections royalistes en vendémiaire an IV contre Bonaparte), publié par Félix Bouvier, « Une relation inédite de la bataille de Marengo », Souvenirs et Mémoires, 1898, pp. 385-410, voir p. 394. – Baron de Crossard, Mémoires militaires et historiques pour servir à l’histoire de la guerre depuis 1792 jusqu’en 1815 inclusivement, Paris, Migneret-Delaunay, 1829, tome second, p. 296. 22.A.G., S.H.A.T., 1 M 466 ; rapport des marches et opérations de la division Boudet, p. 20. 23.Marmont, Mémoires du maréchal Marmont, duc de Raguse, de 1792 à 1841, Paris, Perrotin, 3e éd., 1857, tome premier, pp. 131-132. 24.Édouard Gachot, Les campagnes de 1799, Souvarow en Italie, Paris, Perrin, 1903, pp. 201-204 et pp. 303-310. Après un premier combat indécis, dans le secteur entre Marengo et San Giuliano, le 17 mai 1799 face à l’armée austro-russe de Souvarow, Moreau bat nettement au même endroit, un mois plus tard, le 20 juin, les troupes autrichiennes de Bellegarde ; cependant ce succès ne compense pas la défaite de Macdonald à la Trebbia. 25.Marquis de Carion-Nisas, « Campagne des Français en Allemagne (année 1800) », Mémorial du dépôt général de la Guerre, tome V, années 1827-1828, pp. 15-29. 26.Voir Bourrienne, Mémoires de M. de Bourrienne, ministre d’État,…, Paris, Ladvocat, 3e éd., 1830, tome IV, p. 122, ou Charles de Montigny-Turpin, Grands épisodes inédits et causes secrètes de la politique et des guerres sous le Directoire exécutif, le Consulat et l’Empire…, Paris, De Soye, 1852, p. 136. 27.Victor, Extraits des mémoires inédits…, op. cit., p. 181. 28.En plus des rescapés de la bataille, le Premier consul peut encore compter sur plus de 20 000 hommes des corps d’armée de Moncey et de Duhesme (en position sur la rive gauche du Pô, pour la surveillance du fleuve ou en garnison ou devant certaines localités encore tenues par les Autrichiens), sur les 5 000 hommes de la division Turreau (vers Suse, devant Turin) et avec les troupes conduites par Suchet, en attendant celles de Masséna, qui marchent vers Acqui. 29.C’est le sentiment que relève Joseph Petit, Maringo ou campagne d’Italie…, op. cit., p. 64 : « Celui qui, dans ces circonstances terribles pour l’armée française, aurait dit : “dans deux heures nous aurons gagné la bataille, fait dix mille prisonniers, pris des généraux, quinze drapeaux, quarante bouches à feu ; l’ennemi nous livrera onze places fortes, enfin tout le territoire de la belle Italie ; bientôt il défilera honteusement dans nos rangs ; un armistice suspendra le fléau de la guerre, et amènera peut-être la paix dans notre Patrie” ; celui-là, dis-je, aurait paru vouloir, par ses folles espérances, insulter à notre situation désespérante… ». Par contre, Victor, Extraits des mémoires inédits…, op. cit., p. 180, rapporte que l’issue du

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« conseil » a été de faire une dernière tentative pour rejeter Mélas dans Alexandrie ; ce qui paraît être une version qui prend en compte le résultat final de la bataille. 30.Après la bataille, la propagande consulaire insiste sur ce mérite de Bonaparte. Pour un exemple, voir Garat, Discours prononcé dans la séance extraordinaire du 4 messidor an VIII, par le citoyen Garat, après la lecture des relations officielles de la bataille de Maringo (au Sénat-Conservateur, le 23 juin 1800), Paris, Imprimerie Didot, an VIII, p. 9 : « Mais de toutes les circonstances de cette bataille de Maringo sort une vérité que la république aime à recueillir ; c’est que c’est à son Premier consul qu’elle doit son triomphe ; (…) dans ce coup d’œil qui, au milieu du fracas, du désordre et de la confusion de tant d’ébranlements, saisit dans les mouvements de son ennemi la première faute qui doit être la cause et le moment de sa catastrophe ». 31.Lettre du général Desaix au général Reynier, chef d’état-major de l’armée du Rhin, à Offenbourg (sans date), publiée par le comte Roguet, Mémoires du lieutenant-général comte Roguet, Paris, Dumaine, 1862, p. 498. 32.Après avoir jeté en avant de nombreux tirailleurs, Desaix et Boudet disposent en fait chaque demi-brigade avec un bataillon en ligne et deux en colonne. Cette disposition tactique en ordre mixte permet, d’une part, de parer au déploiement des premiers bataillons adverses sans renoncer à préparer l’attaque et, d’autre part, de combiner le feu et le rang ordonnancés des soldats expérimentés avec la charge en colonne, plus simpliste, des nombreux conscrits de l’an VII qui ont intégré les unités. 33.La plaine dite de Marengo, entre la Bormida et la Scrivia, était loin de constituer, à l’époque, un ensemble uniforme : de larges portions de prairies et de champs, mais souvent coupées de nombreux fossés, alternaient avec d’importantes plaques forestières, des vergers ou des vignes sur les hauteurs. Ainsi la paroisse de Marengo- Spinetta comprenait quelque 2 300 ha de terres labourables ou prairies et seulement 160 ha de vigne alors que celle de San Giuliano et Cassina Grossa recensait quelque 2 130 ha de mais aussi 1 140 ha en vignoble. Sur cet aspect, voir A.G., S.H.A.T., 1 M 462 ; renseignements statistiques sur le terrain compris dans le plan du champ de bataille de Marengo, an X (il s’agit d’une lettre du chef de bataillon Chabrier au général Sanson, directeur du dépôt général de la Guerre, du 16 fructidor an X (3 septembre 1802). 34.Marmont, Mémoires du maréchal Marmont…, op. cit., p. 132. Pour une confirmation de ce propos, voir A.G., S.H.A.T., B3 87, dossier 14 ; copie du bulletin analytique de la bataille de Marengo, écrit à Milan le 30 prairial an VIII (19 juin 1800) (rédigé par un officier d’état-major présent à la bataille et attribué à Lauriston). 35.Sur la faiblesse en artillerie de l’armée de Réserve, voir commandant de Cugnac, La campagne de Marengo, op. cit., pp. 184-192. Le jour de la bataille, Mélas dispose de 80 à 120 pièces de campagne selon les estimations, soit une très large supériorité face à la vingtaine ou trentaine de pièces côté français. De plus, de nombreux témoignages s’accordent pour souligner le manque de munitions qui affaiblit certaines unités d’infanterie de l’armée de Réserve. 36.Archiduc Charles, Principes de la stratégie, développés par la relation de la campagne de 1796 en Allemagne, ouvrage traduit de l’allemand par Antoine de Jomini, Paris, Magimel- Anselin et Pochard, 1818, tome III, p. 92. 37.A.G., S.H.A.T., B3 87, dossier 14 ; rapport de Berthier au Premier consul, sur le champ de bataille de Saint Juliano, le 25 prairial an VIII (14 juin 1800) : « Cette division (Boudet), que vous avez dirigée au combat, a attaqué le centre de l’ennemi au pas de charge… ». 38.Marmont, Mémoires…, op. cit., pp. 132-134.

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39.Sur cette action, voir le rapport du général de brigade Kellermann au lieutenant général Victor, au quartier général de Castilnanova (Castelnuovo ?), le 26 prairial an VIII ; publié par Duc de Valmy, Histoire de la campagne de 1800, Paris, Dumaine, 1854, pp. 267-270. 40.Pour la description et les tentatives d’explication de cette panique, vue côté autrichien, consulter les références données à la note 21. 41.Général de Cugnac, « Mort de Desaix à Marengo », Revue des études napoléoniennes, tome XIII, juillet-août 1934, pp. 5-32. 42.A.G., S.H.A.T., B3 87, dossier 14 ; copie du bulletin analytique de la bataille de Marengo écrit à Milan le 30 prairial an VIII (19 juin 1800). Il s’agit du seul récit détaillé connu de la mort de Desaix fait par un témoin. 43.Savary, Mémoires du duc de Rovigo, Paris, Bossange et Mame, 1828, tome II, pp. 277-278. 44.Bourrienne, Mémoires…, op. cit., p. 127, et Marmont, Mémoires…, op. cit., p. 140. 45.Lettre à sa mère, de Torre Garofoli, le 26 prairial an VIII (15 juin 1800) ; reproduite par Ch. Thoumas, Les grands cavaliers du Premier Empire, Paris-Nancy, Berger-Levrault, 1890, volume 1, p. 303. 46.A.G., S.H.A.T., B3 87, dossier 15 ; lettre écrite de Plaisance, le 26 prairial an VIII. 47.Lettre à ses parents, du camp devant Alexandrie, le 27 prairial an VIII (16 juin 1800), publiée par Chantal de Tourtier-Bonazzi, « Un dragon du 18 Brumaire et de Marengo », Revue de l’Institut Napoléon, 1969, pp. 54-55. 48.Lettre LVI, au quartier général de Torre di Garofolo, le 27 prairial an VIII (16 juin 1800) ; publiée par George Sand, Œuvres autobiographiques, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, 1970, tome I, pp. 312-315. 49.A.G., S.H.A.T., 1 M 610 ; lettre de l’adjudant-général Dampierre au général Dumas, chef de l’état-major à l’armée de Réserve, à Alexandrie ce 27 prairial an VIII (16 juin 1800). Mathieu Dumas s’occupe de la formation d’une seconde armée de Réserve à Dijon. 50.A.G., S.H.A.T., B3 87, dossier 15 ; rapport de Berthier, général en chef de l’armée de Réserve, au ministre de la Guerre, San Giuliano, le 26 prairial an VIII (15 juin 1800), et qui se termine par un bref post-scriptum : « Parmi les officiers tués, nous avons à regretter le général Desaix ». 51.Ibidem, dossier 17 ; rapport du général de division Dupont au ministre de la Guerre, Torre Garofoli, le 28 prairial an VIII (17 juin 1800). 52.Assez paradoxalement, aucun des trois bulletins de l’armée de Réserve n’évoque vraiment cet aspect ; voir Correspondance de Napoléon Ier, tome VI, pièces nos 4910, 4922 et 4927. 53.Lettre du 29 prairial an VIII (18 juin 1800) ; publiée par vicomte de Grouchy, « Un récit de la bataille de Marengo », Le carnet historique et littéraire, 1898, pp. 877-880. 54.Lettre à son père, du 14 thermidor an VIII (3 juillet 1800) ; publiée par G. M., « La bataille de Marengo, d’après un témoin bourbonnais », Bulletin de la société d’émulation du Bourbonnais, tome XIX, 1911, pp. 378-381. 55.À titre d’exemples, parmi une abondante production : Jard-Panvillier, Discours de Jard-Panvillier, président du , prononcé le jour de la fête funèbre du général Desaix, tué à la bataille de Maringo, séance du 16 messidor an VIII (4 août 1800), Paris, Imprimerie nationale, an VIII, 14 p. ; Destravault, Oraison funèbre du général Desaix, tué à la bataille de Maringo, Paris, chez l’auteur, 24 messidor an VIII (12 août 1800), 23 p.

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56.Par exemple, Jean Chas, Tableau historique et politique des opérations militaires et civiles de Bonaparte, Premier consul de la République française, Paris, Arthus Bertrand, an X (1801), VIII-292 p., voir pp. 130-132. 57.Joseph Petit, Maringo ou campagne d’Italie…, op. cit., pp. 97-110. L’auteur reconnaît avoir emprunté l’essentiel de son texte sur Desaix aux éloges funèbres de Garat et de Lavallée. 58.Sur cet aspect, voir Annie Jourdan, « Du sacre du philosophe au sacre du militaire : les Grands hommes et la Révolution », Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine, 1993, pp. 418-420. 59.Le rapport de Berthier au Premier consul est daté : « Sur le champ de bataille de Saint- Juliano, le 25 prairial an 8, à 9 heures du soir ». Le manuscrit a fait l’objet de nombreuses retouches et même la seconde version fut remaniée par Bourrienne, sous la dictée du Premier consul. Une de ces modifications remplace Saint-Juliano par Maringo qui finira par s’orthographier Marengo ; voir Commandant de Cugnac, Campagne de l’armée de Réserve en 1800…, op. cit., tome II, p. 414, notes 1 et 2. Donner le nom de Marengo à la victoire du 14 juin permettait de mieux effacer le sentiment de défaite qu’évoquait ce toponyme et contribuait à masquer la dualité de la journée. 60.Lettre de M. de Bonneval, fournisseur des Armées, au citoyen Urion de Laguèle, à Saint-Myon, près Aigueperse, sans date (vraisemblablement durant la première partie de l’été 1800), publiée par Ulysse Jouvet, Documents sur le général Desaix, Riom, 1900, p. 11 : « Je vous dirai ensuite, mon cher ami, que je ne suis pas comp tant dont [sic] les journaux premièrement et ensuite le gouvernement ont rendu la funeste bataille de Maringo […] C’est à son coup d’œil [à Desaix], à sa facilité et à sa promptitude à prendre un parti et à bien juger que cette affaire est due. Et si je savois écrire, dussé-je encourir la haine, j’écrirois et cette bataille et ses relations d’Égypte… ». L’auteur de cette lettre est un familier de la famille de Desaix et a rencontré Savary à son retour d’Italie. 61.Voir Mémorial du dépôt général de la Guerre, tome IV, 1826. Ce recueil publie en parallèle, pp. 283 et suivantes, la « Seconde relation de la bataille de Marengo, telle qu’elle avait été rédigée au dépôt de la Guerre » et la « Troisième relation de la bataille de Marengo, rédigée par le général Berthier ». C’est dans cette dernière relation que s’affirme la prétention d’imposer comme un fait avéré la « manœuvre du pivot de Castel Ceriolo ». 62.Bourrienne, Mémoires de M. de Bourrienne…, op. cit., p. 123. 63.A.G., S.H.A.T., 1 M 9081 ; copie des annotations inédites de Kellermann sur la campagne de 1800 en Italie, p. 21. 64.Sainte-Beuve, Correspondance, lettre CCCXCIV ; cité par Alexandre de Haye, Desaix, étude politique et militaire, Paris, Leroy, 1909, p. 87. 65.Jean-Pierre-Galy Montaglas, Historique du 12e chasseurs à cheval, depuis le 29 avril 1792 jusqu’au traité de Lunéville. Mémoires inédits du chef d’escadron Galy Montaglas, revus et corrigés par Jean Signorel, Paris, Chapelot, 1908, p. 82.

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RÉSUMÉS

Le 14 juin 1800, alors que l’armée commandée par le Premier consul bat en retraite devant les Autrichiens, Desaix parvient à temps, avec la division Boudet, dans la plaine de Marengo pour provoquer un dénouement bien connu quant à son résultat final et ses conséquences, moins pour son déroulement et ses circonstances. Il est l’organisateur du succès de San Giuliano qui sauve Bonaparte de la roche Tarpéienne et le propulse vers le Consulat à vie. Le souvenir de cette cruciale journée, où Desaix perd la vie, a longtemps embarrassé le principal bénéficiaire. Bonaparte, pour payer le tribut d’estime qu’il doit, s’évertue à rendre encore plus dramatique et héroïque la mort de son lieutenant ; mais en même temps, le Premier consul n’hésite pas à spolier Desaix des mérites de la victoire pour se les attribuer, en tentant de donner une version de la bataille plus conforme à son statut de génie militaire infaillible.

Desaix’s Last Campaign. On 14 June 1800, while the army led by the First Consul was withdrawing before the Austrians, Desaix, together with the Boudet division, succeeded in gaining a timely advantage on of Marengo, whose final outcome and consequences are well known, but less so the actual circumstances in which it occurred. It was he who obtained the success at San Giuliano which saved Bonaparte from the Tarpeian Rock and propelled him to the position of Consul for Life. The memory of this crucial event, in which Desaix lost his life, was for long an embarrassment to the main beneficiary. Bonaparte, in order to repay his debt of esteem, endeavoured to magnify the heroic death of his lieutenant, while simultaneously depriving Desaix of the merit of victory, which he reserved for himself in a version of the battle more in keeping with his status as infallible military genius.

INDEX

Mots-clés : Desaix, tactique militaire, Marengo, mort héroïque

AUTEUR

BRUNO CIOTTI Docteur en Histoire

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Marengo en chantant

Marie-hélène Pardoen

1 À Marengo, l’armée de réserve n’a guère le temps de s’attarder sur les programmes musicaux. Certes, la Garde consulaire et son harmonie alignent quelques 25 musiciens. Mais lors du combat, les seuls airs qui retentissent sont d’abord ceux des batteries et des sonneries d’ordonnance.

2 La musique accompagne depuis très longtemps l’armée. Les premières traces écrites semblent dater de 15891. À cette époque, la fonction de la musique se résume à l’escorte des soldats lors de leurs déplacements ou dans les phases de combat. Ce ne sont pas des musiciens militaires qui jouent mais de simples gagistes à la solde des colonels propriétaires des régiments. Les premiers changements vont s’opérer quand l’armée, sous l’influence du maréchal , va passer au stade de l’armée réglée2. À partir de ce moment, la musique en fera partie intégrante. Malgré la persistance des gagistes, il existe désormais des musiciens ayant statut de militaires. Pourtant, leur rôle n’est qu’utilitaire ; ainsi le trompette, monté à cheval, sonne les marches, porte les messages, le timbalier scande les pas et le tambour transmet les mouvements aux troupes par une série de batteries.

3 Progressivement, les sonneries d’ordonnances vont être créées, puis normalisées. Le 14 mai 1754, par ordre du ministre le marquis de Paulmy, le lieutenant Joseph Henri de Bombelles réunit tous les tambours de France et de Navarre aux Invalides, et les place sous les ordres du tambour major Jacques Bouroux afin qu’ils reçoivent tous la même instruction3. À partir de 1764, les Gardes françaises recrutent des cuivres et des instruments à anche. Ils formeront un corps à part de celui des fifres et des tambours. Puis en 1788, les ordonnances royales précisent en quelles occasions sont sollicitées les musiques militaires et réglementent les sonneries et batteries d’ordonnances.

4 Telle est la situation des musiciens militaires à la veille de la Révolution française. Il en sera ainsi jusqu’en 1790, année où le capitaine d’état major Sarrette obtient l’autorisation de constituer un corps de musique militaire, dont les fonctions principales sont une participation aux grandes cérémonies organisées par les responsables politiques et la formation des musiciens nécessaires. Ce sont ces musiciens qui vont parcourir l’Europe, suivant dans leurs différentes campagnes les régiments, traversant les pays et les villes. Ils sont simples exécutants, compositeurs ou

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chansonniers, mais ils sont, avant tout, militaires et sont pris en compte dans les règlements, les ordonnances ou les décrets qui déterminent leurs uniformes, leur logement ou leur solde. C’est cependant leur vie d’artistes au service des musiques, des chants et des fêtes qui a présentement retenu notre attention. Les musiques militaires dans les régiments à l’époque du général Desaix 5 En 1800, lors de la seconde campagne d’Italie, l’organisation des musiques varie selon les armes. Ainsi la Garde consulaire, issue de la Garde du Directoire, et qui accompagne le consul dans ses déplacements, possède-t-elle la phalange musicale la plus importante de toutes les armées françaises. Cette garde fut créée 18 jours après le coup d’État du 18 Brumaire. Elle est en fait le résultat de la fusion entre l’ancienne Garde du Directoire et celle du Corps législatif – ce qui représente un total de 2 089 hommes, infanterie et cavalerie confondues et aligne 25 musiciens, mais rapidement, dès septembre 1800, leur nombre passera de 50 à deux sous-chefs. À Marengo, la Garde compte donc 25 fantassins (2 flûtes, 5 premières clarinettes, 5 deuxièmes clarinettes, 4 bassons, 1 trompette, 4 cors, 1 serpent, 1 paire de cymbales, 1 grosse caisse et 1 tambour). Quant à la Garde montée, c’est à elle que revient l’honneur d’accueillir le timbalier.

6 Mais la Garde n'est pas la seule à accueillir des musiciens. Les fantassins et les cavaliers possèdent également leur harmonie. Pour cette campagne, et notamment à la bataille de Marengo, l’infanterie de ligne se conforme à la circulaire du 11 thermidor an VII [29 juillet 1799]4. Si l’on se réfère à ses prescriptions, la musique est directement rattachée à l’état-major et elle comprend : 8 musiciens, 1 chef, 1 tambour major et 1 caporal tambour, auxquels il faut ajouter les tambours des compagnies, qui sont au nombre de 2 par compagnies (qu’elle soit de grenadiers ou de fusiliers). Ce qui représente un total de 54 tambours, puisqu’un régiment est composé de 3 bataillons de 9 compagnies chacun. Il est à remarquer que, réglementairement parlant, les musiciens portent l’uniforme du régiment et qu’ils fournissent et entretiennent, sur leurs deniers, leurs instruments. Les régiments doivent pourvoir au besoin des cymbales ainsi que de toutes les caisses et tambours.

7 Quant à l'infanterie légère, elle doit obéir à la loi du 23 fructidor an VII [9 septembre 1799]. Là aussi, la musique dépend de l’état-major et est composée de 7 musiciens, 1 chef, 1 tambour major, 1 caporal tambour, auxquels nous devons ajouter les 54 tambours des compagnies – un régiment d’infanterie légère étant également composé de 3 bataillons de 9 compagnies chacun, et les tambours sont au nombre de 2 par compagnie qu’elle soit de grenadiers ou de fusiliers. Autre corps possédant des musiciens et régi par la même loi, l'artillerie est une arme qui emploie à la fois des fantassins et des cavaliers. Elle comprend d’une part l’artillerie à pied et de l’autre celle à cheval – auxquelles s’ajoutent quelques corps particuliers qui ne possèdent que des tambours. Dans ce cas, comme dans le précédent, seuls les états-majors possèdent des musiciens. Si les effectifs de l’artillerie à pied sont calqués sur ceux de l’infanterie de ligne, auxquels il nous faut ajouter 40 tambours, issus des compagnies – car le régiment d’artillerie à pied aligne 2 bataillons de 10 compagnies chacun – ceux de l’état-major de l’artillerie à cheval comportent 8 musiciens, 1 trompette maître et 1 chef et les 12 trompettes des escadrons – un régiment comprend 3 escadrons de 2 compagnies. La cavalerie enfin ne déroge nullement aux règles précédentes. Que ce soient des corps de carabiniers, dragons, chasseurs à cheval ou hussards, tous possèdent un effectif de 6 musiciens, 1 chef et 1 trompette maître ainsi que 20 trompettes des escadrons – puisque les régiments alignent tous 5 escadrons de 2 compagnies.

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8 Si en temps de paix, les musiciens militaires s’adonnent à leur passe-temps favori, faire de la musique, et rythment la vie militaire par toute une série de sonneries et batteries d’ordonnance, où les cornets, fifres et les tambours sont essentiels, il n’en est pas de même durant les périodes de guerres ou lors des combats. Ainsi, sur les champs de batailles les musiciens servaient à l’approvisionnement en munitions, puis après les combats, au ramassage des blessés. On avait bien essayé de les faire jouer lors des phases d’attaques, pour «donner plus de cœur» aux fantassins présents sur le terrain, mais ces musiques étaient par trop repérables, et elles se faisaient décimer par l’artillerie ennemie.

9 Pendant la bataille de Marengo, les armées consulaires sonnent et battent les ordonnances datant de l’Ancien Régime. Ce ne sera qu’en 1803 que David Bühl commencera à présenter ses nouvelles ordonnances. Parmi les batteries réglementaires dans l’Infanterie, il faut citer : Au Drapeau, La générale, Aux Champs, La Chamade, Le Ban, L’Assemblée, Le Réveil, La Diane, La Fricassée, L’Extinction des Feux, La Retraite, La Charge et plusieurs rythmes de marches. Les témoignages qui furent diffusés après la bataille de Marengo notent que « La Charge fut battue en même temps [que le feu de l’artillerie] sur toute la ligne ; et cet élan qui se communique comme la flamme aux cœurs des braves, ajoute encore à l’ardeur qu’inspire la présence d’un chef qui tant de fois les a conduits à la victoire [Desaix, à la tête de la 9e Légère] »5. Citons également quelques commandements lancés par le trompette à la cavalerie : Le Boute-selle, Le Boute Charge, La Marche, L’Appel ou le Ban, La Retraite ou le Guet, La Sourdine, etc… Sans compter toutes celles qui permettent de gérer la vie des chevaux eux-mêmes : le réveil des animaux, leur repas, leur pansage, l’abreuvoir (plusieurs fois par jour) …

10 Outre ces sonneries et batteries d'ordonnances, il existe tout un répertoire de musiques militaires utilisé lors de concerts ou de défilés. Nous en trouvons trace dans les publications du Magasin de Musique, dont les premières parutions s’effectuent dès le mois de germinal an II (mars 1794) et se poursuivront jusqu’en 1825 – il a pris alors l’appellation de Magasin de Musique du Conservatoire. Ces musiques, dédiées aux phalanges militaires, se répartissent suivant trois grandes familles : ouvertures et symphonies, suites d’harmonie, pas et manœuvres. Les compositeurs les plus connus de cette période collaborent à l’élaboration de ce répertoire. Ainsi Mathieu Frédéric Blasius, Simon Catel, François Devienne, Étienne Ozi, François Joseph Gossec, Nicolas Mehul, Louis Jadin, Henri Montan Berton ou Rodolphe Kreutzer. Mais il en existe d’autres dont la production est bien moins importante, comme Xavier Lefèvre, François René et Michel Joseph Gebauer, qui ont endossé la tenue militaire, ou Frédéric Duvernoy, célèbre corniste de l’époque. Leurs compositions requièrent des orchestres d’harmonie (le détail de l’effectif se trouve sur l’en-tête de la partition), comprenant souvent des vents par deux – sauf pour les trombones et les serpents, quand la partition est destinée à un petit effectif.

11 Les marches et pas de manœuvres cités ci-dessus, ainsi que les ouvertures écrites spécifiquement pour harmonie, ne sont cependant pas les seules partitions dont les chefs de musique disposent. Ils ont, dans leur sac de voyage, des ouvertures d’opéra retranscrites pour l’occasion. Il en est ainsi de l’ouverture de La Journée de Marathon de Rodolphe Kreutzer, de celle d’Iphigénie de C.W. Gluck, de celle de La Chasse du Jeune Henri de Méhul – transcrite par H. Jadin, ou des airs à la mode tels ceux de Sémiramis (Air des Africains), Les Bayadères de Julie Candeille, Airs de Tarare de Salieri, Ceux d’Œdipe à

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Colonne de Sacchini ou ceux de La Flûte Enchantée de Mozart. Parfois, les orchestres exécutent des pots pourris tel celui composé par Vanderhagen ou Beinet.

12 Cette activité artistique marque un bref répit dans une vie marquée, comme pour les autres soldats, par les risques pris au combat. Bien que ne participant pas toujours à la phase la plus violente des affrontements, certains de ces militaires se distinguent en effet par leur bravoure. Et comme pour les autres militaires des armées, ils eurent droit à un certain nombre de récompenses. Ainsi, un arrêté des Consuls du 4 nivôse An VIII décide de l’attribution de fusils, carabines, sabres, etc... mais aussi aux tambours des baguettes d’honneur garnies en argent […] (article 2), aux trompettes des trompettes d’honneur en argent (article 4). De fait, à Marengo, certains d’entre eux sont justement récompensés, comme le stipule l’arrêté suivant :

13 Arrêté du Premier consul qui accorde des armes ou marques d’honneur à 29 militaires – du 29 messidor an VIII

14 Bonaparte, Premier consul de la République, arrête Il sera accordé des grenades d’honneur aux citoyens, […] Il sera accordé des baguettes d’honneur aux citoyens, Sayer, Avoine, tambours des grenadiers de la garde. Il sera accordé des trompettes d’honneur aux citoyens, Bonnet, Krettly, brigadiers trompettes ; Norberg, trompette.

15 Le ministre de la Guerre est chargé de l’exécution du présent arrêté, qui sera imprimé. Les chants des militaires 16 Outre les musiques, la vie militaire est également rythmée par les chants. Les chansons militaires existent depuis l’Ancien Régime, elles ne sont donc pas spécifiques à la période révolutionnaire. Mais il existe certaines différences, notamment quant au mode de diffusion et au contenu. Ces chants paraissent dans les journaux militaires de l’époque, ainsi que dans les almanachs et quelques publications militaires tels Le Petit chansonnier des armées pour l’An III de l’ère républicaine. Jean Roch Coignet, dans ses cahiers, témoigne qu’il arrive en Italie marchant en chantant Cadet Rousselle ou Il Pleut Bergère. Écrire une chanson militaire n'est pas le domaine réservé du seul soldat et si l’armée compte dans ses rangs de nombreux chansonniers, de tous grades et de tous corps6, n’importe quel citoyen peut composer et faire publier son œuvre dans les journaux militaires. Les timbres qui servent de support aux chansons militaires sont donc sans surprise identiques à ceux qu’ont l’habitude de chanter les civils. Ainsi nous trouvons, outre , l’air Une femme de Province (tiré de Figaro), On va lui percer les flancs, Ah ! De quel souvenir affreux (tiré des Visitandines), Veillons au salut de l’empire, Français laisseras-tu flétrir, On doit soixante mille francs. Les textes privilégient les descriptions des campagnes et des victoires, le quotidien du soldat (ses affres, pour les chansons les plus politiques), ses amours, jusqu’aux chansons à boire.

17 Voici quelques exemples de chansons à la mode et qui auraient pu être chantées, le soir, après la victoire de Marengo. Il n'existe néanmoins que très peu de témoignages sur la présence de la musique que ce soit pendant la bataille ou immédiatement après la victoire.

18 La Gamelle7 Air : De la Carmagnole

19 Savez-vous pourquoi, mes amis (bis) Nous sommes tous si réjouis ? (bis)

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C’est qu’un repas n’est bon Qu’apprêté sans façon ; Mangeons à la gamelle Vive le son (bis) Mangeons à la gamelle, Vive le son Du canon.

20 Point de froideur, point de hauteur (bis) L’aménité fait le bonheur ; (bis) Oui sans fraternité, Il n’est point de gaîté. Mangeons à la gamelle, etc.

21 Nous faisons fi des bons repas, (bis) On y veut rire, on ne peut pas ; (bis) Le met le plus friand, Dans un vase brillant, Ne vaut pas la gamelle, etc.…

22 Savez-vous pourquoi les romains (bis) Ont subjugué tous les humains (bis) Amis, n’en doutez pas, C’est que ces fiers soldats, Mangeoient à la gamelle, etc.

23 Ces Carthaginois si lurons (bis) A Capoue ont fait des capons (bis) S’ils ont été vaincus, C’est qu’ils ne daignoient plus, Manger à la gamelle, etc.

24 Bientôt les brigands couronnés (bis) Mourans de faim, proscrits, bernés, (bis) Vont envier l’état, Du plus mince soldat, Qui mange à la gamelle, etc.

25 Ah ! s’ils avoient le sens commun, (bis) Tous les peuples n’en feroient qu’un ; (bis) Loin de s’engorger, Ils viendroient tous manger, Manger à la gamelle, etc.…

26 Amis, terminons ces couplets, (bis) Par le serment des bons Français, (bis) Jurons tous, mes amis, D’être toujours unis, Vive la république, etc.

27 Lorsqu’une Flamme salutaire8 Par le Sans-Culotte Thet Air : Des Visitandines

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28 Lorsqu’une flamme salutaire Brûle les titres insolens, Qu’osent se donner le saint père Et ses infâmes partisans ; (bis) Goûtons une gaîté civique, Autour de cet autodafé, Et chantons notre déité, L’unité de la République (bis)

29 Il fallait voir les Houlans9 Air : On va lui percer les flancs

30 Il fallait voir les Houlans, Arrivés si triomphans, Courir se sauver termblans Au fond de l’Empire. (bis) Les Français, de rire De ces braves Allemands Qui, par tout battant aux champs, Arrangeaient si bien les plans De leur pauvre sire.

31 Ami, il faut faire une pause10

32 Amis, il faut faire une pause : J’aperçois l’ombre d’un bouchon. Buvons à l’aimable Fanchon, Chantons pour elle quelque chose. Ah ! que son entretien est doux, Qu’elle a de mérite et de gloire ! Elle aime à rire, elle aime à boire, Elle aime à chanter comme nous Marengo et l’image de Desaix dans la musique et les chants révolutionnaires 33 En ce tout début du Consulat, la musique reste encore le moyen le plus sûr pour honorer et commémorer les grands événements, même si les fastes révolutionnaires sont déjà loin et si ceux de l'Empire ne sont pas encore à l'ordre du jour. À la lecture des messages diffusés des grands organismes de l’État, nous ne pouvons que remarquer que la machinerie de la propagande musicale est belle et bien mise en place. Dans le cas de Marengo et de la mort de Desaix tout est mis en œuvre pour célébrer à la fois la victoire et la perte d’un personnage important. Pour en avoir la certitude, il nous suffit de nous reporter au Message et Vœu du Tribunat, sur la Bataille de Marengo, du 3 messidor an VIII11 : « Le Tribunat, après avoir entendu la lecture d’un message des consuls, relatif à la victoire de Marengo, émet le vœu dont la teneur suit : Qu’il soit donné aux armées de la République des témoignages solennels de la reconnoissance nationale Que la mémoire de l’immortel Desaix soit honorée dans la fête du 14 juillet prochain. Le tribunat arrête de plus qu’il sera fait aux consuls de la république un message dont la teneur suit : Consuls, Votre message, sur la journée de Marengo, a inspiré au tribunat le vœu qu’il s’empresse de vous communiquer.

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L’armée s’est couverte d’une gloire nouvelle, mais elle a perdu un de ses héros. La mort de Desaix est un malheur public au sein des plus éclatans triomphes. Que le Premier Consul revienne vainqueur et pacificateur : tel étoit, en Ventôse dernier, le vœu ou plutôt le présage du tribunat. Déjà la victoire a préparé et commencé la paix. La paix est le besoin des peuples ; elle est l’intérêt le plus vrai des gouvernems ; le tribunat sachant qu’elle est l’objet des travaux du gouvernement français. Puisse l’armistice de Marengo être le prélude du repos et du bonheur des nations ! La campagne de l’an VIII affermit la puissance de la République ; elle honore les magistrats chargés, les témoignages de la satisfaction qu’il éprouve, en apprenant leurs triomphes et la délivrance des patriotes italiens ».

34 Ainsi, les deux premiers articles sont explicites : il faut fêter dignement sur tout le territoire national la Victoire de Marengo ; la mort du général Desaix, elle, sera plus spécifiquement célébrée lors des cérémonies du 14 juillet. De fait, immédiatement après la victoire, au château de Marengo, on festoie et on chante, puis Bonaparte fête l’événement quatre jours après la Victoire, soit le 29 prairial (18 juin), à Milan, en se rendant à la cathédrale pour y entendre un Te Deum. Il en est de même dans toute la France qui célèbre la victoire bien avant l’entrée du général dans Paris. La fête se répand d’ailleurs tout au long du trajet de son retour, de Saint-Jean de Maurienne à Lyon, de Dijon à Villejuif.

35 Dans la capitale, la réalisation est grandiose. Dès le 2 messidor (21 juin), on chante un Te Deum en l’église Saint Gervais, puis le 5 messidor à Notre-Dame. Le 26 messidor (14 juillet), la cérémonie regroupe trois orchestres et quelques trois cents musiciens. Les gardes nationales sont présentes et on rapatrie la garde consulaire pour l’occasion. Dans toutes les rues, défilent des troupes menées par les musiques et tambours. Cet événement, qui frappe les imaginations, suscite quelques partitions dont le succès, bien que très temporaire, est tout de même réel si l’on en juge par le nombre d’éditions. La Bataille de Marengo de Bernard Viguerie, transcrite pour harpe, violon et basse, est ainsi publiée quatorze fois et sa diffusion dépasse les frontières de la France puisqu’on en trouve des réimpressions à Hambourg, Copenhague, Amsterdam, New York, Philadelphie et Boston. Les compositeurs français ne sont d’ailleurs pas les seuls à vouloir fixer cet épisode dans les mémoires. Pensons, aux côtés des ouvrages de Pierre César ou de Dreux, à la composition pour orchestre d’harmonie de George Friedrich Fuchs12. D'une manière générale, ces musiques se veulent très descriptives. Elles recourent à l’emploi de clusters (très prisé par les clavecinistes de la période précédente) qui simulent les tirs des armes (qu'elles soient fusils ou les canons)13. Les compositeurs figurent également les coups de sabres, les ennemis renversés sur le champ de bataille ou en fuite… Indépendamment des partitions instrumentales, il existe quelques chansons qui fêtent cet événement. Sont mentionnés sur le programme du Portique Républicain14 le citoyen Authenac pour ses Stances lyriques sur la bataille de Marengo, le citoyen Cournand (Stances sur les victoires de nos armées en Italie, mises en musique par le citoyen Fridzeri) et le citoyen Beauvarlet-Chapentier (Couplets sur la Victoire de Marengo).

36 Quant à la célébration de la mort du général Desaix, le Tribunat choisit de la faire coïncider avec l’une des deux fêtes nationales maintenues par la loi du 3 nivôse an VIII15, le 14 Juillet, jour qualifié de « Jour de la conquête de la liberté sur le despotisme ». Quel plus bel hommage rendre au défunt général ! Outre les commémorations officielles, sa mort fut honorée autrement, notamment par des couplets. Le 16 messidor an VIII, au programme du Portique Républicain16, quelques

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pièces le prouvent : Éloge funèbre du général Desaix par Dubroca, Couplets sur le général Desaix par Félix Nogaret, mis en musique et exécutés par le citoyen Beauvarlet Charpentier. Desaix fut également célébré dans la Bataille de Marengo de Bernard Viguerie ; dans le Chant national du 14 juillet 1800 dont les paroles sont de Fontanes et la musique de Méhul. Le Moniteur universel rapporte que la foule manifesta sa peine lorsque fut prononcée la phrase : « Tu meurs, brave Desaix ! » sur un accompagnement de tam-tam17 qui rendait le moment très pathétique. Lors de l’inhumation du héros sur le Mont-Saint-Bernard, Vivant Denon demande à Lesueur, directeur de la Musique de l’Empereur, l’exécution d’une musique guerrière faisant appel aux harmonies militaires, celle de la Garde et d’autres corps18. Au programme est prévu un morceau d’harmonie funèbre et un autre guerrier...

37 En ce début de Consulat, existe indéniablement une sensibilisation du public et des pouvoirs aux musiques militaires et aux artistes qui les portent – le statut du musicien figure à présent dans les lois, décrets ou ordonnances. Sans doute les premières n’ont- elles pas encore le faste dont elles feront preuve sous l’Empire. Toutefois, au commencement de campagne d’Italie, tous les régiments qui possèdent un état-major sont censés entretenir plus qu’une clique, une harmonie (il est à remarquer que Napoléon supprimera celles de la cavalerie pour des raisons purement économiques, mais ne tardera guère à les remettre en place). La musique militaire devient une arme efficace de la propagande, surtout à partir de la campagne d’Égypte. Outre le fait qu’elle distrait les populations, elle peut les impressionner et servir ipso facto la diplomatie 19. Elle devient aussi essentielle au moral du soldat dépaysé. Les musiques militaires n’ont- elles pas déjà aidé à la traversée des Alpes, des airs entraînants stimulant des hommes chargés comme des chevaux de bât ? Sillonnant les routes d’Europe, les grognards de l’Empire trouveront dans les sons et les paroles un réconfort égal à celui du courrier : la musique, c'est un morceau de la France que l'on transporte avec son régiment, la chanson, un peu de son « pays » dans sa besace. C’est sans doute pour cette raison que les frasques des musiciens seront tolérées par l’Empereur et leurs entorses aux règlements rapidement oubliées.

NOTES

1.Thoinot Arbeau, Orchesographie, traité sous forme de dialogue par lequel toutes personnes peuvent facilement apprendre à pratiquer l'honnête exercice des danses, Langres, Jehan des Preys, 1589, rééd. Fac-similé, Genève, 1972. 2.C’est-à-dire qu’elle va apprendre à marcher au pas, à mémoriser certaines combinaisons tactiques qu’elle devra appliquer au combat. 3.Arch. Guerre. Maréchaux de camp 1re Série, 3 Yd 2731 et 2954. 4.Journal militaire, Supplément, An VII, pp. 853-934. 5.Saint-Hilaire, Émile Marco de, Histoire anecdotique, politique et militaire de la Garde impériale, Eugène Penaud et Cie, Éditeurs, Paris, 1846. 6.Bruno Brevan, Les Changements de la Vie musicale parisienne de 1774 à 1779, Presses universitaires de France, Paris, 1980, p. 128.

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7.La soirée au Camp n° VIII du 9 Thermidor An II. 8.Le Journal de l’Armée des Côtes de Cherbourg du 11e Jour du 2e Mois de l’An II, p. 8 9.L’Avant-Garde de l’Armée des Pyrénées Orientales n° 32, du 9 Thermidor An II. 10.Ce texte fut chanté après le bataille de Marengo. 11.Journal militaire, Supplément, An VIII, p. 1069. 12.Pierre Antoine César, Bataille de Marengo gagnée par le général Bonaparte Premier consul de la République française, ou l’on entendra à tout ce qui s’est passé dans cette action, composé pour le forte piano par P. A. César, professeur et auteur de la Bataille de Gemap ou Prise de , Paris, Decombe. Georg Friedrich Fuchs, La Bataille de Marengo, dédiée à Bonaparte Premier consul, musique militaire pour clarinettes, flûte, cors, bassons, trompette, trombone, serpent, timbales ou caisse roulante et cymbales caisse battante, composée par George F. Fuchs Paris, Auteur. Bernard Viguerie, Bataille de Marengo, pour le forte piano avec un violon et un basson, par B. Viguerie, Hamburg, Böhme. Dreux, Bataille de Marengo pour pianoforte, Paris, Decombe. 13.Bernard Viguerie, La Bataille de Marengo (version pour clavier) : « On exprimera les coups de canons marqués +, en étendant l’avant bras droit et les deux mains à plat sur les trois octaves d’en bas, pour en faire sonner indistinctement toutes les notes ; on soutiendra le son jusqu’à ce que les vibrations soient presque éteintes. » 14.Programme, édité dans le Journal des Hommes Libres, du 18 Messidor, mss. 657, p. 291, Archives départementales de la Charente Maritime. 15.Loi relatives aux Fêtes nationales – Du 3 Nivôse An VIII, Journal militaire n° 11 du 20 nivôse an VIII, p. 119. 16.Programme, édité dans le Journal des Hommes Libres, op. cit. 17.Sorte de gong, soit : un grand disque de bronze de surface légèrement convexe, comportant une bosse centrale et se frappant avec une mailloche. Sa hauteur de son est indéterminée. 18.Lettre de Vivant denon à Lesueur, en date du 1er floréal an XIII. 19.Mais cette spécificité est connue depuis Louis XIV qui aimait à s'en servir lors des cérémonies de réception à Versailles.

RÉSUMÉS

Penser à la musique lorsque l'on parle de Marengo et de la mort du général Desaix pourrait sembler un paradoxe. Cependant, la musique est présente doublement. D'une part, par la présence des musiques militaires sur le champ de bataille, dont les tambours et trompettes battent et sonnent les ordonnances. D'autre part, après la victoire, comme pour mieux commémorer l'événement, ou plus exactement les événements, car non seulement la bataille et la victoire furent transcrites en musique, mais aussi la mort du général.

Marengo in Song : Martial Music and Soldier’s Songs during the Italian Campaign. To talk of music when referring to Marengo and the death of General Desaix might seem a paradox. Music, however, was doubly present. Firstly, in the form of martial music on the field of

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battle, arrayed to the sound of drum-beat and trumpet-call. And secondly, after the victory, in order better to commemorate the event, or rather the events, not only were battle and victory consigned to melody, but also the death of the General.

INDEX

Mots-clés : musique militaire, harmonies, composition musicale, orchestres

AUTEUR

MARIE-HÉLÈNE PARDOEN Centre de Recherches Révolutionnaires et Romantiques, Université Blaise-Pascal (Clermont-Ferrand II)

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Desaix fut-il un général politique ?

Jean Tulard

1 La plupart des généraux de la Révolution ont été tentés de jouer un rôle politique et de peser sur le cours des événements. Robespierre n’avait-il pas prédit, dès avril 1792, qu’un général finirait par confisquer la Révolution à son profit ? La Fayette, Dumouriez et Pichegru ont échoué après s’être démasqués ou avoir été démasqués. Imprudent en paroles, Custine fut guillotiné avant de l’être en actes. Une ombre plane sur la mémoire de Marceau. Joubert n’eut pas le temps de passer à l’action pour le compte de Sieyès : il fut tué à Novi. Hoche et Bernadotte ne voulurent ou ne purent mettre à profit leur passage au ministère de la Guerre. Brune se limita à faire des coups d’État dans les Républiques-sœurs. Masséna posait à l’anarchiste en s’affichant au club du Manège ; il était plus préoccupé, il est vrai, de rapines que de politique. Jourdan fut élu au conseil des Cinq-Cents mais Augereau ne réussit pas à entrer au Directoire. Moreau enfin sera entraîné dans la conspiration de l’an XII.

2 Et Desaix ? A-t-il été tenté à son tour par la politique ? Quelles étaient ses idées ? Fut-il un opportuniste ou un homme désintéressé, conforme à sa légende ?

3 Première indication : bien que noble, il n’émigre pas. Le mouvement avait commencé après le 14 juillet 1789 et se développa en 1790. Bouillé qui commandait à Metz donna le signal du départ d’un pays où « la noblesse, la richesse, la vertu même sont des crimes aux yeux du peuple. » Le maréchal de Maillebois, dénoncé comme contre- révolutionnaire, choisit l’exil. L’insubordination des troupes ne cesssait de grandir. Le marquis de Valous écrivait : « La moindre peine infligée à un soldat ou à un matelot pour avoir manqué essentiellement à son devoir a été regardée comme un crime et souvent l’officier qui l’avait ordonné en devenait la victime. » À Valence, M. de Voisins, commandant de la place, était massacré et la Constituante refusait de condamner cet assassinat en invoquant « l’inquiétude que causaient au peuple les sentiments de cet officier. »

4 Dans les causes de départ interviennent le besoin de se mettre en sécurité, le dégoût du désordre, le refus de prêter serment à une constitution contestée ou la simple notion d’obéissance militaire. Un ordre suffit pour qu’un officier passe la frontière.

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5 Certains pourtant n’émigrèrent pas : Bonaparte, absorbé alors par les événements de Corse, Berthier ou Davout sans que leur volonté de rester soit clairement exprimée.

6 Louis-Charles-Antoine des Aix de Veygoux, de noblesse provinciale ancienne, jeune officier, se trouve confronté au problème de l’émigration. Frères, cousins et amis signent en avril 1791 une protestation contre la politique suivie à Paris ; il ne s’y associe pas. Fin avril, son frère aîné prend le chemin de l’émigration après avoir été empêché de punir un acte d’insubordination. Lui-même est soumis à la pression de sa famille à la fin de l’année. Il choisit finalement de rester : « À aucun prix je n’émigrerai. Je ne veux pas servir contre mon pays », écrit-il à sa sœur.

7 C’est la déclaration de guerre à l’Autriche, en avril 1792, qui a emporté sa décision. Il n’est pas encore républicain, à l’inverse de Bonaparte si l’on en croit certains textes de ce dernier (« 25 millions d’hommes ne peuvent pas vivre en république est un adage impolitique », écrit-il après la fuite du roi), mais Des Aix est patriote. Il ne pouvait combattre dans les rangs d’une armée envahissant son pays, cette armée eût-elle pour objectif de servir ses intérêts. Il rejoint à Strasbourg le général Claude-Victor de Broglie, chef d’état-major de l’armée du Rhin et qui n’a pas, lui non plus, émigré, à l’exemple d’ailleurs du ci-devant duc de Biron qui commande en chef l’armée. Affecté comme capitaine à la compagnie de Voyon, des Aix devient Desaix.

8 C’est le temps des désastres, c’est aussi celui de la chute de la monarchie. Broglie refuse d’accepter la déposition de Louis XVI. Desaix se solidarise avec son chef. C’est une affaire d’honneur et non de conviction comme il s’en expliquera : il doit beaucoup à Broglie. Arrêté, il affiche son ralliement à la République non par prudence mais par patriotisme : « Pressé du désir de combattre pour la République, je demande à prendre les armes le plus tôt possible. C’est la seule faveur que j’ambitionne. » La notion de patrie transcende chez lui les régimes politiques. Il manque les batailles du redressement mais se rattrape sous Aubert-Dubayet. Bottenhaugen, Lautenbourg, Germersheim : ses exploits lui valent d’être général à vingt-cinq ans.

9 Mais ce patriote devenu républicain n’en est pas moins suspect comme aristocrate. Ses chefs de l’armée du Rhin, Biron, Broglie, Custine, Beauharnais sont guillotinés. Sa famille est arrêtée. Ses biens sont mis sous séquestre. Pourtant le zèle de Desaix ne faiblit pas, ses blessures parlent pour ses convictions.

10 Deuxième indication : l’absence du nom de Desaix dans les rapports et papiers divers des agents de la Contre-Révolution. Il n’y eut aucun contact entre les émigrés et le général. On peut en être surpris puisque Desaix était noble, qu’il avait des parents et des amis de l’autre côté du Rhin et qu’il fut appelé – provisoirement du 31 janvier au 19 avril 1797 – à prendre le commandement de l’armée de Rhin et Moselle en remplacement de Pichegru compromis avec les royalistes. Desaix ne semble pas avoir été au courant de ces tractations. En revanche Pichegru en aurait averti Moreau qu’il imposa comme son successeur au détriment de Desaix. Moreau eut alors, selon Jacques Godechot, «une conduite qui autorise le soupçon». De son côté Marceau avait eu des contacts avec les royalistes peu avant d’être tué à Altenkirchen le 21 septembre 1796. Rien de tel chez Desaix. Son républicanisme paraît inattaquable.

11 Troisième indication : la raison qui le conduit à rejoindre Bonaparte en Italie et à lier son sort au sien. On sait que, blessé le 20 avril 1797 et bénéficiant d’une longue convalescence, Desaix partit en juillet pour l’Italie. Motif : visiter les champs de bataille de la campagne de Bonaparte. En réalité Desaix cherche à rencontrer le général en chef.

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Certes, il est proche de lui par l’âge, le grade et les origines (ils sont nobles), certes l’Italie est attirante et les victoires de Bonaparte ont fait impression, mais il est permis de s’interroger. Son journal de voyage ne nous éclaire pas. Une mission secrète ? C’est peu vraisemblable. S’allier à Bonaparte, c’est plausible. Desaix a dû être écœuré sans toujours deviner la vérité par le comportement de Pichegru et de Moreau. Au milieu de généraux compromis et vénaux, Bonaparte lui apparaît comme le seul chef républicain. N’a-t-il pas servi à Toulon au risque de passer pour robespierriste ? N’a-t-il pas écrasé l’insurrection royaliste du 13 vendémiaire ? Ne vient-t-il pas de communiquer à Barras les preuves de la trahison de Pichegru trouvées dans le portefeuiile du comte d’Antraigues (mais Desaix l’ignore peut-être) ? Face à la montée en puissance des royalistes que brisera le coup d’État du 18 fructidor (4 septembre), Desaix ne vient-il pas se mettre au service du seul général de prestige qu’il juge républicain ? Toujours la République.

12 Dernière indication : l’Égypte. À ses yeux l’expédition n’est pas une guerre « coloniale » même si Talleyrand l’avait présentée ainsi dans son fameux mémoire à l’Institut. Il s’agit de couper l’une des routes de l’Inde chère à l’Angleterre pour ruiner son commerce. Il s’agit également d’une expédition scientifique qui, de surcroît, doit rapprocher l’Occident de l’Orient en apportant à ce dernier « les lumières ». Derrière ces beaux prétextes, mais il l’ignore peut-être, en tout cas Bonaparte ne s’en est pas ouvert à lui, se cache une manœuvre de politique intérieure. Il est trop tôt pour renverser le Directoire renforcé par le succès du coup d’État du 18 fructidor. Bonaparte doit attendre sans se faire oublier. De là l’expédition d’Égypte.

13 C’est d’Italie que Desaix rejoint l’expédition après avoir rassemblé quelques-unes des meilleures troupes de la péninsule. De Civita Vecchia, où il se prépare au départ, une lettre éclaire sa vision de la campagne : « Me voilà donc transformé en Argonaute. C’est un des miracles de notre nouveau Jason qui ne va pas fatiguer les mers pour la conquête de la toison d’or mais qui va porter le flambeau de la raison dans un pays où, depuis longtemps, sa lumière ne parvient plus. »

14 Le 25 mai 1798 c’est l’embarquement. « Porter le flambeau de la raison » : telle est la tâche que s’assigne Desaix tout en poursuivant Mourad-Bey. On n’analysera pas ici l’action du « sultan juste ». Il n’est jamais infidèle aux idéaux de la Révolution et privilégie l’action scientifique. Vivant Denon parle des « idées administratives sages et philanthropiques » de Desaix.

15 Et si Bonaparte, nonobstant l’éloignement de la haute Égypte, n’avait pas emmené avec lui Desaix parce qu’il le jugeait trop républicain pour le coup d’État auquel il pensait déjà... En tout cas Desaix ne sera pas compromis comme Murat ou Leclerc dans le 19 brumaire.

16 Si l’on connaît, grâce à ses carnets les réactions de Kléber, on connaît mal celles de Desaix. Qu’aurait-il pensé de la transformation du régime en monarchie impériale, lui, le probe républicain ? La même question se pose pour Kléber auquel il s’opposa en Égypte mais dont il était si proche. Un poignard et une balle tranchèrent le même jour le destin des deux hommes, nous empêchant de répondre et épargnant à Napoléon deux obstacles républicains de poids.

17 À Sainte-Hélène Napoléon dira que Desaix « ne vivait, ne respirait que l’ambition noble et la véritable gloire : c’était un caractère tout à fait antique. » Mais en raison de ce caractère fut-il resté « dévoué et fidèle » comme l’affirme l’Empereur ?

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RÉSUMÉS

Si plusieurs généraux de la Révolution ont eu des ambitions ou des velléités d'ambitions politiques, au prix parfois de contacts secrets avec l'ennemi, Desaix apparaît dans la réalité aussi désintéressé que le veut sa légende. Rallié à la République par patriotisme, il ignore l'émigration, qui compte pourtant en son sein des membres de sa propre famille, et son nom n'apparaît jamais dans aucun rapport des agents de la contre-Révolution en quête d'alliés possibles. S'il se rallie à Bonaparte et l'accompagne en Égypte, pays stratégique mais arriéré où, comme il l'écrit lui- même, il croit « porter le flambeau de la raison », c'est parce qu'il voit dans le vainqueur d'Italie un général républicain. Aurait-il été aussi « dévoué et fidèle » à l'Empereur que l'affirme celui- ci ? La question se pose.

Was Desaix a Political General ? While several generals of the Revolution had political ambitions or inclinations, at the cost sometimes of secret contacts with the enemy, Desaix appears in reality as disinterested as his legend would have him. He rallied to the Republic out of patriotism, he turned his back on emigration, to which some members of his own family however succombed, and his name never appears in any of the reports from counter-revolutionary agents in search of potential allies. Though he joined ranks with Bonaparte and accompanied him to Egypt, a strategic but backward country where, as he wrote himself, he believed he was carrying the “torch of reason”, it was because he saw in the victor of Italy a republican general. Would he have been as “devoted and loyal” to the Emperor as the latter contends ? A question worth asking.

INDEX

Mots-clés : émigration, République, campagnes d’Égypte et d’Italie, Bonaparte, généraux de la Révolution

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Vertu antique et nouveaux héros La presse autour de la mort de Desaix et d’une bataille légendaire

Raymonde Monnier

C’était un caractère tout à fait antique (Mémorial de Sainte-Hélène)

1 Cette recherche sur la mort du général Desaix s’inscrit dans un travail plus large sur la notion de patrie et le culte de la patrie sous la Révolution. Le moment de Marengo est intéressant pour étudier l’esprit public et les mutations en cours dans les thèmes et les formes du culte des héros. D’autres traitent ici des monuments et des éloges officiels ; je limiterai mon propos aux hommages particuliers et aux manifestations de l’opinion, à partir des discours imprimés et des célébrations dont il est rendu compte dans la presse parisienne. Celle-ci a été singulièrement réduite depuis l’arrêté du 27 nivôse an VIII : on ne compte plus qu’une douzaine de journaux mais ils n’en constituent pas moins une source appréciable, car l’absence de liberté politique réelle incite les rédacteurs à se tourner vers la sphère culturelle. L’intérêt de la recherche dépasse les circonstances et les hommages rendus à un jeune général de la République, car la période est celle de déplacements caractéristiques dans la célébration des héros et la constitution du Panthéon national.

2 Jean-Claude Bonnet a montré comment la résurgence du culte des grands hommes après 1750 a contribué à construire, à partir des éloges académiques, une sorte de Panthéon de papier avant même la consécration de l’édifice par la Révolution1. S’il y a dans les célébrations de la Révolution réemploi de tout un passé de formes sacrées ou profanes, on peut se demander dans quelle mesure les cultes révolutionnaires se situent dans la continuité de cette tradition, qui annonce l’avènement des mérites et des talents, mais qui réservait ses éloges aux hommes éminents du passé plus qu’aux héros, et dont la figure centrale était celle de la monarchie. Sous la Révolution, le culte des grands hommes quitte les lieux clos de l’Académie et des salons pour se déployer dans la Cité, témoignant de l’avènement d’une autre légitimité symbolique et de l’évolution radicale vers de nouvelles valeurs fondées sur le mérite et la vertu civiques. Le temple ouvert des figures promises à l’héroïsation avec les martyrs de la Liberté, les avatars de la mémoire immédiate qu’illustre au Panthéon le chassé-croisé des entrants et des sortants, les vicissitudes au xixe siècle d’un édifice qui ne retrouvera sa vocation

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révolutionnaire qu’à la mort de Hugo, montrent l’importance que revêt dans les débats et les combats de la République l’enjeu de la mémoire nationale.

3 C’est aussi depuis 1885 qu’est durablement conservée l’inscription que la Révolution avait placée au fronton du temple de la Renommée : Aux grands hommes, la Patrie reconnaissante. La notion de patrie2, qui s’est développée au xviiie siècle dans les termes du républicanisme classique, est devenue le référent d’une instance légitime supérieure, une valeur nécessaire au vivre ensemble, qui est aussi une espérance de dépassement et de plénitude de soi dans une vraie communauté. Chez Rousseau, l’exemple de Rome, cité de l’amour exclusif de la patrie, inspire l’idéal de la Cité patrie, lieu d’intégration harmonieuse des citoyens, où l’individu éprouve le sentiment de sa liberté dans la patrie qu’il aime3. Sous la Révolution, la notion prend dans les événements une valeur affective si forte que le nom lui-même devient une force vivante et agissante, dont on suit les effets et l’évolution dans les discours et les manifestations publiques.

4 La crise de l’été 1792 donne au mot patrie une intensité sans précédent et à la notion une puissance extrême de contenu et d’expression ; l’enthousiasme est le moteur de l’élan collectif qui mène en 1793 à ce qu’il n’est pas excessif d’appeler un véritable culte de la Patrie, où les célébrations jouent un rôle médiateur entre culture populaire et culture politique des élites révolutionnaires4. La notion est au centre des déterminations sociales, politiques, morales et religieuses mises en œuvre pour préserver l’unité révolutionnaire quand la situation exige la cohésion nationale la plus forte. Le cycle de fêtes où la trinité patriotique Marat-Lepeletier-Chalier est associée à d’autres martyrs, aux philosophes et aux héros de l’Antiquité, suscite une relance de l’énergie révolutionnaire analogue au mot d’ordre de la levée en masse : Le peuple français debout contre les tyrans. L’héroïsation publique de la figure virile de Brutus, modèle du devoir républicain, fait partie du nouveau système de représentations du peuple « régénéré », imposant sur le thème de la terreur et de la vertu, l’exemple du dévouement inflexible à la patrie5.

5 Le culte des martyrs, dans ses hommages au patriotisme militant prépare l’exaltation des défenseurs de la patrie anonymes, des actions collectives et individuelles célébrées dans les Annales du civisme et de la vertu. Dans son rapport sur les fêtes nationales, Robespierre développe les principes du nouveau Panthéon républicain : « Nos sublimes voisins entretiennent gravement l’univers de la santé du roi, de ses divertissements, de ses voyages […] Nous lui apprendrons, nous, les noms et les vertus des héros morts en combattant pour la liberté […] Combien de noms dignes d’être inscrits dans les fastes de l’histoire, demeurent ensevelis dans l’obscurité ! Mânes inconnus et révérés, si vous échappez à la célébrité, vous n’échapperez point à notre tendre reconnoissance »6.

6 La Révolution égalitaire de 1793 préfère à la gloire des grands hommes la vertu et le sacrifice des humbles, et célèbre la bravoure et l’héroïsme au quotidien dans les armées de la République7. Le développement du Panthéon révolutionnaire est indissociable d’un contexte culturel et politique qui a donné vie au forum dans un souci d’intégration collective et de reconnaissance réciproque dans les valeurs de la République. L’éloquence vivante du patriotisme en acte remplace à l’Assemblée nationale et dans la Cité le style onctueux de l’éloge à l’Académie, pour électriser les âmes et cimenter les énergies dans la défense de la patrie.

7 Par la suite, les hommages aux actions héroïques et aux armées, tout en continuant à faire référence aux Anciens et à honorer la bravoure des défenseurs de la patrie,

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distinguent particulièrement l’illustre figure de leurs chefs pour inscrire leur vertu dans le marbre. Les fêtes séparées ne disparaissent pas sous le Directoire, mais elles quittent le forum pour se tenir au sein d’institutions particulières. Les fêtes nationales gardent un certain éclat ; elles réservent une place de choix aux démonstrations militaires, tentent de susciter l’intérêt public par des jeux au Champ-de-Mars, sans grand succès au dire des journaux. La République poursuit son dialogue avec les ombres dans des cérémonies funèbres en l’honneur des jeunes généraux morts à son service : Marceau et Hoche en l’an VI, Joubert en l’an VII, Desaix et Kléber en l’an VIII. L’hommage de la Patrie aux héros d’une épopée en marche a supplanté sur la scène nationale les gloires évanescentes des distinctions académiques. Hommages officiels et célébrations séparées 8 Le moment de Marengo permet, comme celui de l’automne 1793, de saisir le sens de la dialectique entre fêtes nationales et célébrations séparées, entre espace public et médium des institutions dans l’expression de l’esprit public, et le rôle du culte des héros dans le ralliement aux valeurs du régime. Le Consulat introduit une rupture avec le Directoire dans la politique des fêtes, qui n’est pas sans lien avec l’attitude vis-à-vis de la religion : il abandonne les fêtes décadaires pour ne conserver que deux grandes fêtes nationales, l’anniversaire du 14 juillet 1789, et celui de la fondation de la République, le 1er vendémiaire ; mais parallèlement on assiste à un regain des célébrations séparées dans les institutions particulières, en pleine renaissance. La victoire de Marengo, la mort des généraux Desaix et Kléber, le retour du Premier consul à Paris sont, pour les élites dans les institutions et pour le peuple dans des fêtes nationales, autant d’occasions de manifester et d’exprimer leur adhésion active au régime et aux valeurs qu’il représente.

9 Dans les trois derniers mois de l’an VIII, de l’annonce de la victoire de Marengo à la fête de la République, ont lieu à Paris plusieurs cérémonies officielles au Temple et au Champ de Mars, dont la fête anniversaire du 14 juillet. La presse rend compte ou signale dans la même période, à côté de services religieux pour les héros morts à Marengo8, au moins une douzaine de célébrations civiles séparées, dans des temples ou des institutions particulières, dont moitié du 10 au 21 messidor : après une fête en l’honneur de Rousseau le 10 au Temple de la Victoire (Saint-Sulpice), on célèbre les victoires des armées le 15 au Temple du Commerce (Saint-Méry)9. Deux séances extraordinaires du Portique républicain, les 16 et 21 messidor, sont consacrées aux triomphes de la République et à la mémoire de Desaix et de ses compagnons d’armes ; un hommage leur est encore rendu le 20 à l’Institut national. La clôture des cours du Lycée républicain le 29 est l’occasion de nouveaux éloges. Les journaux signalent encore l’hommage rendu à la séance publique de la Société philotechnique le 20 thermidor, puis le 29 fructidor. L’éloge du général Desaix par Joseph Lavallée a été publié10, de même que quelques autres, prononcés à la même époque : son oraison funèbre par Destravault, publiée en l’an VIII et son éloge funèbre par Despréaux, prononcé à l’Institution oratoire et dramatique, les 5 et 10 vendémiaire an IX.

10 Il y eut d’autres hommages littéraires, des pièces, des poèmes, des odes, des chants, dont la presse publie des extraits. Dès l’annonce de sa mort le Journal de Paris consacre une notice à Desaix : « il étoit d’une simplicité de caractère admirable. Il aimoit la guerre comme art, il s’échauffoit en racontant les actions où il s’étoit trouvé. Ses yeux alors devenoient étincelans de génie. Ceux qui conversoient avec lui familièrement, éprouvoient une surprise agréable, en l’entendant passer subitement du récit d’une

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bataille, à des sujets d’histoire naturelle ». Les dernières paroles qu’on lui attribue signalent « un caractère sans tache, une bravoure réunie à tous les dons du génie »11. Les dépêches officielles relatant la victoire de Marengo sont aussitôt publiées dans la presse, tant le rapport de Berthier que le Bulletin de l’armée de réserve, qui était à peu de chose près assez conforme à la réalité. Donc dès le 3 messidor, Paris sait que l’intervention de Desaix a retourné le sort de la bataille. On vante la bravoure des grenadiers de la garde consulaire ; quelques journaux donnent aussi des témoignages du caractère sanglant des combats : l’horreur du carnage a ébranlé ceux qui s’y sont trouvés12.

11 Paris n’en manifeste pas moins un grand enthousiasme à l’annonce d’une victoire qui tient du prodige et une admiration unanime à Bonaparte et à l’armée. La presse célèbre l’événement, ainsi La Décade du 10 messidor : « Quand nous présagions dans le dernier Numéro, des succès en Italie, nous ne pouvions penser que dix jours après, nous en devrions annoncer de si éclatants qu’ils tiennent du prodige […] De quoi nous servirait- il de raconter aujourd’hui en détail des faits qui ont parcouru le monde avec la rapidité de l’éclair, qui sont déjà dans les bouches des enfans et des femmes [sic] ». Éloges à la vertu héroïque 12 Les auteurs d’éloges funèbres dans les institutions particulières sont pour la plupart des hommes de lettres, qui connaissent à l’évidence les canons du genre et l’art de l’éloquence : Lavallée est journaliste, auteur d’ouvrages littéraires et historiques, membre de plusieurs sociétés savantes, Simien Despréaux est professeur de Belles- Lettres ; Joseph-Xavier Destravault, lui, est homme de loi et dédie son éloge à un ancien constituant, juge au tribunal de Cassation, Claude-Alexis Cochard13. Les deux grandes parties de son éloge de Desaix retracent la brillante carrière d’un général dont la courte vie fut tout entière placée sous le signe des Lumières et de la vertu : à la valeur héroïque et au génie du général républicain dans la guerre, répond la noble ambition d’aller « nous conquérir des amis, par-delà les mers ». C’est en égypte qu’il peut déployer ses rares qualités dans une harmonie réciproque avec ses soldats, et que son grand caractère lui vaut le titre de sultan juste : « Jamais les vertus, la gloire militaire, n’ont été si éclatantes ; mais aussi jamais la cause qui les anima, ne fut plus grande, plus généreuse ». L’illusion de la paix croise le mythe de l’expédition civilisatrice. La mort héroïque de Desaix – évoquée au présent – donne sens à ses regrets de n’avoir pas fait assez pour la patrie : elle a devancé « cette révolution, la seule désirable, la seule à laquelle nous pouvons tous coopérer efficacement, sans verser le sang : celle du goût et des mœurs ».

13 L’éloge de Joseph Lavallée est un morceau d’éloquence héroïque, qui est par ailleurs salué dans le Journal des Arts, comme un éloge « plein d’âme, de sentiment et de vérité »14. Lavallée est un ancien militaire et écrit dans plusieurs journaux, dont le Journal des Défenseurs de la patrie, dont il est le principal rédacteur. Son style est persuasif et entraînant comme les tranches de vie qu’il évoque, de l’enfance de Desaix à ses années de collège à Effiat. C’est là que «sage avant l’âge de la sagesse», il s’initie aux sciences, prend goût à l’histoire naturelle ; mais c’est dans l’armée de la République qu’on le voit « transformer en grandes actions ce qu’il n’avait encore qu’en grandes idées ».

14 Remarquant qu’avec la liberté est né un nouveau genre de guerre qui joint « dans le cœur de chaque soldat, à la bravoure naturelle des Français, une ardeur de dangers qui ressemble presque à la soif de la vengeance », Lavallée suit son héros dans les

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campagnes de l’armée du Rhin. Le morceau de bravoure est le passage du Rhin, l’un des plus grands moments de « l’intrépidité guerrière », où l’armée réussit un exploit qui tient du prodige. L’orateur peint le tumulte des hommes et des éléments, « le ciel, complice de ce spectacle formidable, unissant les orages de l’air aux orages des passions […] et du fleuve, et des Césars, et des élémens ; l’armée passe : elle est passée […] la liberté triomphe ; et la fortune de l’an V s’assied sur l’immortalité ».

15 Avec l’expédition d’égypte, terre de légende, où tout est colossal même les vices, le destin de Desaix rencontre le génie de Bonaparte, pour porter dans ce « foyer des passions de l’espèce » le « génie de la raison ». L’éloge du Premier consul se mêle à l’éloge du général dans l’évocation mythique de l’expédition et de la dernière campagne de l’armée de réserve. Signe des espérances nées de Marengo, l’épilogue de cet éloge de l’héroïsme guerrier se plaît à imaginer la vie qu’eût menée Desaix dans la paix, s’occupant de sa mère et cultivant sa terre, rendu ainsi à la vie champêtre qu’il aimait.

16 La prestation de Despreaux, tranche par le ton sinon par la forme avec les précédentes15. C’est un hommage appuyé au Premier consul à qui l’éloge est dédié ; en même temps les commentaires sur la vie de Desaix sont ceux d’un nostalgique de l’Ancien Régime. L’auteur regrette d’avoir peu de détails sur son caractère car « c’est dans le particulier, c’est dans le calme de la vie privée qu’on se montre tel qu’on est, sans apprêt et sans déguisement ». On peut se demander si l’absence de faits importe vraiment à ce professeur de Belles-Lettres, qui connaît les règles de l’art et les grands canons du genre, de Thomas à La Harpe, dans la distinction du mérite et de la vertu. Tout en disant céder à une exigence de vérité, son éloge du jeune général républicain propose un parallèle surprenant avec celui du maréchal Catinat16.

17 Ainsi dépouillé des vertus guerrières généralement attribuées aux grands capitaines, Desaix est loué pour ses vertus sociales. « Comme homme privé, Desaix est un modèle de douceur, de bonté, d’amitié, de piété filiale. Comme homme public et guerrier, Desaix est un modèle de désintéressement, de conduite, de courage et d’intrépidité ». Ainsi résumées, les deux parties de l’éloge développent les qualités morales, puis les actions courageuses d’un officier philosophe, qui « n’envisage la guerre que comme un acheminement à la paix ». Aimant l’étude, la littérature et les arts, il emploie « sa philosophie et sa prudence à régler sa conduite, à embellir son âme », loin des amusements frivoles qui perdent la jeunesse. Les circonstances de sa vie offrent l’exemple de sa grande simplicité et de sa modestie, « vertu sublime », de sa frugalité spartiate. Désintéressé jusqu’au stoïcisme, cet « homme libéral et compatissant » pratique « l’humanité, la bienfaisance, la pitié pour les malheureux », toutes vertus morales qu’il n’abandonne pas dans les camps.

18 Le récit de sa vie guerrière relate ses traits de courage, sa prudence et sa sollicitude envers ses soldats, qui lui valent l’estime et la confiance de la troupe ; le passage du Rhin est d’une inspiration plus lyrique pour faire l’éloge de l’armée tout entière : « Ce ne sont point des hommes qui s’avancent, ce sont des héros, que dis-je ? ce sont des dieux de la guerre ». Après l’évocation de l’expédition d’égypte, toute à la gloire de Bonaparte, vient celle du champ de bataille de Marengo, spectacle épouvantable, « immense tombeau » ! La péroraison clôt l’éloge sur l’espoir qu’avec le siècle se perdent dans l’oubli les derniers vestiges des plaies que les guerres ont faites à l’humanité. Il est consolant de porter ses regards sur un jeune héros « qui marche à regret sur les trophées de la victoire ».

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19 Ces éloges de Desaix, on le voit, sont assez différents quand à l’inspiration ; mais au moment où on envisage de faire renaître l’Académie de ses cendres, on note un retour aux codes classiques du genre, à commencer par le plan en deux divisions entre exorde et péroraison. Les circonstances de la Révolution font qu’ils obéissent sans difficulté au canon qui veut que le héros ait été persécuté. Les effets des lois de suspicion sont différemment appréciées, mais la captivité infligée aux Français par l’amiral Keith s’intègre naturellement dans le récit de son retour d’égypte. La mort héroïque est tout entière rapportée à une vie exemplaire, où le cadre et les détails les plus contingents de son enfance et de sa jeunesse sont évoqués pour prouver que ses vertus « ont été aussi pures que sublimes » (Despreaux) : entouré dès la naissance « des grands spectacles de la nature, et des grands souvenirs de l’histoire » (Lavallée), dans un pays où règnent la simplicité et « la franche austérité des mœurs » (Destravault), il trouve à Effiat, après l’éducation de sa famille, « la richesse de l’éducation nationale » : « ce fut là qu’Homère lui fit aimer l’héroïsme, Tacite la liberté, Fénelon la vertu » (Lavallée).

20 On prête à Desaix l’ardeur sublime du héros qui ne rêve de gloire que pour s’égaler aux héros de Plutarque et vivre dans la mémoire de la patrie. L’amour de la gloire est le ressort de ses passions, « mais dans son cœur, il l’épure, il l’enchaîne, il le comprime, il l’exhale à son gré ; il ne s’en sert que pour illustrer son pays » (Destravault). C’est ce qu’exprimait déjà Daunou au Tribunat le 3 messidor : « Qu’on ne demande plus comment tous ces héros ont acquis, si jeunes, tant de gloire ; Desaix en mourant a révélé leur secret. C’est l’amour de la gloire qui les guide. Ce sentiment s’épure dans les Républiques […] il leur fait faire tout ce qu’il est possible de faire pour vivre dans la postérité »17.

21 Comme les Spartiates, qui regardaient la modestie et la simplicité comme la source de leur valeur, le héros à l’antique est ennemi de l’ostentation. Desaix à qui la nature avait prodigué les qualités les plus aimables, demeurait d’une rare simplicité d’habit : « Un surtout bleu formait son vêtement ordinaire, et il ne portait le grand uniforme de son grade qu’aux jours de bataille » (Despreaux). Ses dernières paroles, même révoquées en doute, invitent à l’éloge et en appellent au respect de la postérité pour un tel héroïsme ; les auteurs en font un élément du discours ; placées en exergue, elles résument les vertus sublimes du héros. Elles révèlent à quel degré de modestie Desaix « soutenait l’éclat de ses vertus », modestie sublime qui, pour Lavallée, passe ce que l’on connaît de l’étude des « belles âmes ». Le refus des distinctions et des gratifications personnelles s’intègre dans l’éloge du guerrier, tout entier tourné vers le sacrifice à la patrie. Par delà le respect dû aux règles du genre, les éloges ont intégré les valeurs de l’héroïsme révolutionnaire.

22 Ce qui est mis en avant et proposé à la sensibilité de l’auditoire, ce n’est pas l’exploit individuel, mais l’héroïsme collectif d’une grande aventure libératrice. Il est des combats dont la gloire revient à l’armée entière, et qui prennent dans l’instant valeur d’épopée. C’était le cas de ceux livrés par l’armée de Rhin et Moselle sur le fleuve frontière. Moreau écrivait déjà, dans son rapport sur le passage du Rhin : « Il est inutile de faire d’éloges particuliers, après le récit des combats où il a fallu déployer autant de courage, il suffit de savoir qu’on y a pris part »18. « Glorifier le général, dit Destravault, c’est assez annoncer combien l’armée est digne de l’être ». L’évocation sensible des exploits sur le Rhin se mêlait à l’hommage rendu à la glorieuse campagne de l’armée de réserve et à ses succès immédiats en Italie.

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23 Le décor et le rituel demeurent ceux des cultes de la patrie, où l’inspiration religieuse se mêle aux motifs antiques et patriotiques, de la mise en scène funèbre du Tribunat à la célébration du Portique républicain, le 16 messidor, annoncée par le Journal des Hommes Libres comme le Te Deum des républicains19. Au milieu d’un grand appareil militaire, les fêtes officielles offrent les thèmes d’une nouvelle filiation héroïque : le 1er vendémiaire, Bonaparte pose la première pierre du monument place des Victoires, où « étoit élevé un temple antique en granit, orné des bustes des généraux Kléber et Desaix »20. Il s’agissait en fait d’une maquette en vraie grandeur du projet de Chalgrin, inspiré du temple de Denderah, d’après le dessin de Denon21. Tous les arts, l’éloquence, la poésie et la musique, participent au succès de ces célébrations, ainsi à la Société philotechnique, où la séance publique se termine par une scène des chants d’Ossian, chantée par Bertin22. Le tableau de Girodet-Trioson, l’« Apothéose des héros français morts pour la patrie », est caractéristique de cette quête de nouvelles racines nationales. L’hommage à une armée de héros 24 Les cérémonies particulières dont il est rendu compte dans la presse se mêlent en messidor, au tribut d’admiration et de reconnaissance qu’offre Paris à « l’armée de héros » et au général-consul. La campagne de l’an VIII s’y prête d’autant mieux qu’elle est jalonnée d’exploits qui prennent tout de suite une dimension légendaire. Un officier écrivait déjà le 4 prairial de la traversée des Alpes par l’armée de Bonaparte : « Cette marche est admirable, l’histoire la racontera et nos descendants y croiront à peine »23. Dans ses commentaires des événements, la presse autorisée, toutes tendances confondues, use plus de son pouvoir d’amplification pour créer un consensus autour du nouveau régime que d’une véritable réflexion critique. D’autant que si on exprime à l’occasion des réserves sur l’orientation culturelle ou religieuse, ou si on souligne les tendances partisanes d’un autre journal, l’opinion générale est à la dénonciation des partis qui font obstacle à l’unité nationale : « pour assurer la paix de l’avenir, il faut, une bonne fois, le dégager du passé »24. Apparaissant comme « étranger à tous les systèmes », Bonaparte semble porter tous les espoirs de la République dans une « glorieuse pacification ». La Décade adopte en thermidor un ton plus réservé : « C’est pour avoir la paix, pour en obtenir une juste et honorable, pour réprimer l’ambition, et sur-tout pour garantir son indépendance, qu’il est permis de soutenir la guerre »25. Mais en messidor, l’heure est à la confiance et à la joie universelle.

25 Dès l’annonce de la victoire, connue à Paris le 2 messidor, les fêtes spontanées se succèdent pour fêter Marengo, puis le retour du Premier consul, avant l’apothéose patriotique du 14 juillet. La presse décrit l’allégresse qui accueille la nouvelle : « Jamais, depuis 1789, la joie ne s’était manifestée dans Paris avec plus de franchise et un caractère de patriotisme plus touchant […] On sut bientôt qu’il s’agissait de victoires importantes […] Les salves d’artillerie se prolongeaient, on affichait dans les rues le bulletin de l’armée de réserve »26. La population, comme « frappée d’une étincelle électrique », est curieuse de tout savoir, de tout entendre. Le soir, Paris est illuminé : « C’est la première illumination spontanée qui ait eu lieu depuis 9 ans. L’allégresse est générale. Tout le jour le travail a été suspendu ». Le lendemain dimanche les théâtres retentissent « de chants de victoire et de cris d’allégresse »27.

26 Au retour de Bonaparte, le 13 messidor, les Parisiens sortent à nouveau dans les rues pour « fêter l’héroïsme ». « Une foule immense remplissoit la terrasse et les cours des Tuileries. Jamais on n’avoit vu plus universellement briller sur les visages un air de joie,

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de contentement et de reconnoissance »28. « Nul programme, nulle invitation, nul ordre n’avaient indiqué les dispositions de cette fête ; et cependant il n’en fut point de plus aimable ni de plus touchante. La franchise avait tout prévu, le sentiment a tout exécuté, le cœur a tout animé [...] La soirée était superbe. À minuit la foule était encore immense dans toutes les rues. [...] Point de danses, point de musique [...] mais du calme, de l’épanchement, de la cordialité, de la fraternité ; les douces jouissances enfin d’un peuple libre… »29. « Chacun croit tenir la paix, et nous pouvons assurer que cette illusion flatteuse ne tardera pas à se réaliser ». On note la même « satisfaction générale » au faubourg Antoine30.

27 Cet enthousiasme mène à la grande réussite de la fête de la Concorde le 25 messidor, où les récits circonstanciés des journaux montrent que Bonaparte a véritablement conquis Paris. Tout concourrait à donner un nouvel essor au sentiment patriotique : la fête de l’Union des Français, décidée pour célébrer la pacification de l’Ouest, avait été reportée au 14 juillet, jour où devaient également être posées les premières pierres des colonnes départementales, et de la colonne nationale de la place de la Concorde pour « que partout, à la même heure, retentissent les noms de ces généreux guerriers dont le sang a coulé pour la patrie »31. L’empressement des Parisiens à se porter « en foule aux divers lieux de la cérémonie » entraîne dans la presse un parallèle avec la commémoration du 14 juillet 1790, « si célèbre par la fédération générale » : « Il n’appartenait qu’à un gouvernement fondé sur la justice et la raison, de rappeler les douces émotions que fit naître cette explosion vraiment nationale, vers un nouvel ordre de choses, en consacrant ce jour à une fête qui, en rappelant cette grande époque, fût célébrée sous les auspices de la concorde »32. « Paris n’a jamais offert un coup d’œil aussi étonnant », de la cérémonie solennelle à la mémoire de Desaix au Temple de Mars au magnifique spectacle qu’offrait la place de la Concorde, « où tout élevait l’âme ; tout disait, voilà les Francs ».

28 « Ce qui ne peut se décrire de cette journée, c’est l’affluence des citoyens par-tout où l’on pouvoit espérer de voir Bonaparte, c’est l’allégresse publique, la confiance, l’admiration, la gratitude que lui ont exprimées des acclamations non interrompues. Ceux qui l’avoient vu courroient pour gagner un passage où ils pussent le revoir encore ». Le Journal des Hommes libres évoque Bonaparte qui savoure son triomphe, et « tel le Germanicus de Tacite, écoutant les bénédictions de la nation, jouit, comme Germanicus, de sa réputation »33. Au Champ-de-Mars, où on avait préparé des jeux, « lorsque le Premier consul eut passé la revue de la garnison, le peuple qui voulait voir de plus près le magistrat suprême, si digne de l’estime nationale, est descendu des talus, et s’est répandu dans l’enceinte où les jeux devaient s’exécuter. On a respecté, comme cela se doit chez un peuple libre, cet acte de sa volonté. En conséquence, les courses n’ont point eu lieu »34.

29 Sous le Consulat, le sentiment patriotique ne s’exprime plus par le medium d’une sociabilité militante et acculturante ; l’adhésion populaire, même spontanée, fait partie du spectacle des célébrations nationales dont la figure centrale est celle du Premier consul. Le culte des héros dans les institutions permet de tester l’opinion des élites attachées ou résignées à l’œuvre de la Révolution. On note le paradoxe d’un discours qui célèbre l’héroïsme de l’armée tout en faisant l’éloge de la vertu et de la paix. La paix « ce mot si doux ! il verse à la fois dans l’âme et l’oubli des maux et les plus sincères espérances »35. Marengo suscite un élan d’enthousiasme, où les représentations des Lumières se mêlent à celles de la Révolution pour projeter tous les espoirs sur le

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nouveau régime. Dans un contexte propice aux célébrations, le sentiment patriotique génère l’illusion d’une re-fondation de la république dans la paix, avec ces mots magiques : concorde, paix, humanité, bonheur, patrie…

30 Les récits de presse traduisent l’éloquence vivante du spectacle et l’effet de tous les arts réunis pour illustrer la légende en marche de jeunes héros nimbés de gloire et d’immortalité poétique. Le Publiciste du 25 messidor rend compte de l’impression produite au Champ-de-Mars par la garde consulaire qui entourait Bonaparte : « ils étoient fatigués d’une longue route et ils sembloient sortir du champ de bataille. Cette espèce d’illusion ajoutoit encore à l’intérêt qu’ils inspirent. Ils ont reçu partout les témoignages de la reconnoissance nationale ». Bienaimé, dans La Clef du Cabinet, note l’émotion esthétique que suscite au Temple de Mars l’hymne de Méhul et Fontanes : « Le charme en était encore augmenté par l’exécution confiée aux citoyens Laïs, Chéron, Richer et Garat. On a remarqué sur-tout la strophe où les ombres des héros de la France, évoquées par le poëte, semblent venir dans le temple de Mars applaudir aux guerriers qui les ont suivi dans la carrière : elle était accompagnée d’une harpe et d’un cor, dont l’accord donne une idée complette de ce que les poëtes ont décrits comme les effets de l’harmonie céleste ».

31 Ce n’est pas assez de louer les belles actions, dit Despréaux dans son éloge, « il faut encore les investir de cet enthousiasme magique qui excite à les imiter ». De l’art d’évoquer les mânes des héros dans les épisodes légendaires des guerres de la Révolution, aux récits qui décrivent les jouissances « d’un peuple libre, tout-à-la-fois acteur et spectateur de son triomphe », tout concourt à la représentation symbolique d’une communauté réconciliée autour de la figure héroïque du général-consul. Dans cette « représentation purement sensible de la liberté » (Kant), l’idéal habite les sommets emblématiques du passage des Alpes : s’interrogeant sur le consensus sublime réalisé par Bonaparte en messidor, le Journal des Hommes Libres expose comment ce guerrier pacificateur « nous a ramené tous, par nos intérêts les plus chers, autour de l’autel sacré de la patrie ». Les glaces du Mont-Saint-Bernard, offrent le symbole de ce ralliement autour du principe de tolérance universelle : « là, au-dessus de l’atmosphère des préjugés, plus près en quelque sorte du trône de l’éternel, on a vu la religion seconder le patriotisme, et des hospitaliers adorateurs de dieu, préparer le repas de nos soldats »36.

NOTES

1.Jean-Claude Bonnet, Naissance du Panthéon : Essai sur le culte des grands hommes, Paris, Fayard, 1998, 419 p. 2.L’article de Jaucourt dans l’Encyclopédie s’inspire de l’ouvrage de l’abbé Coyer, Dissertations pour être lues, la première sur le vieux mot de patrie, la seconde sur la nature du peuple, La Haye, Pierre Gosse Junior, 1755. 3.Bronislaw Baczko, Rousseau. Solitude et communauté, Paris, EPHE, 1974, pp. 312 et suivantes.

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4.Albert Soboul, « Sentiment religieux et cultes populaires : saintes patriotes et martyrs de la liberté », Comprendre la Révolution, Paris, Maspéro, 1981, pp. 169-185. La mort de Marat, s.d. Jean-Claude Bonnet, Paris, Flammarion, 1986, 511 p. J’ai étudié la diffusion du culte à Paris dans Atlas de la Révolution française, 11, Paris, p. 83 (sous presse à l’EHESS), et « Mouvement patriotique et culte des martyrs de la liberté », Hommage à Michel Péronnet (à paraître). 5.Philippe Bordes, La Mort de Brutus de Pierre-Narcisse Guérin, publié à l’occasion de l’exposition Lucius Junius Brutus. L’Antiquité et la Révolution française, Musée de la Révolution française, Vizille, 1996, pp. 59 et suivantes. 6.Œuvres de , t. X, Paris, P.U.F., 1967, pp. 445, 459. 7.Philippe Goujard, « Une notion concept en construction : l’héroïsme révolutionnaire », Dictionnaire des usages sociopolitiques (1770-1815), 2, Notions concepts, Paris, INALF, Klincksieck, 1987, pp. 9-44. 8.Le 30 prairial, une fête célèbre la liberté civile et religieuse au Temple de la Victoire ; le 11 messidor a lieu une messe solennelle à Saint-Laurent (La Clef du Cabinet, n° 1255 ). 9.Journal des Défenseurs de la Patrie, n° 1652. Le 20 messidor, les amis de la Religion naturelle célèbrent les victoires et rendent hommage à Desaix et à ses compagnons d’armes. 10.Éloge historique du général Desaix, par Joseph Lavallée, Paris, imp. des Sciences et des Arts, vendémiaire an IX, 1f, 53 p. Lavallée (marquis de Boisrobert, 1747-1816) avait déjà fait celui de Marceau en l’an VI. 11.N° 273, 3 messidor ; l’article est reproduit dans Le Publiciste du 4. Un hommage de son compatriote Auzat est publié le 6 dans le Journal des Défenseurs de la Patrie. 12.Le Publiciste, 4 messidor. 13.Oraison funèbre du général Desaix…, par Destravault, Paris, chez l’auteur, 24 messidor an VIII, in 8°, 23 p. 14.Journal des Défenseurs de la patrie, n° 1704, 3 fructidor, article extrait du Journal des Arts, signé Villeterque. 15.Précis de la vie. éloge funèbre du Général Desaix, par Simien Despreaux, Paris, floréal an IX, 59 p., seconde édition revue et augmentée, Paris, 1810. Sous la Restauration il est l’auteur d’un Louis XVII (1817) et des « Annales historiques de la Maison de France ». 16.Sur les éloges de Catinat, proposés pour le prix d’éloquence de l’Académie en 1775, voir Jean-Claude Bonnet, « Les morts illustres. Oraison funèbre, éloge académique, nécrologie », Les Lieux de mémoire, s.d. Pierre Nora, II La nation***, pp. 217-241 (p. 223). 17.La Clef du Cabinet, n° 1248. 18.Moniteur, t. XXIX, p. 694, allusion ironique au Te Deum à Notre-Dame. 19.La Clef du Cabinet, nos 1261, 1262, Journal des Défenseurs de la Patrie, n° 1663, Journal des Hommes Libres, n° 220. 20.Le Citoyen français, n° 314. 21.Jean Marcel Humbert, « Entre mythe et archéologie : la fortune statuaire égyptisante de Desaix et Kléber », Le Culte des grands hommes au XVIIIe siècle, s.d. J. Pigeaud et J.-P. Barbe, Paris, Nantes, CRINI, 1998, pp. 219-232. Les formes furent jugées trop massives, et la maquette détruite un peu plus tard (Journal des Débats, 25 brumaire an IX). 22.La Décade, n° 33, pp. 366-368. Voir Yves Hersant, « L’invention d’Ossian », Le Culte des grands hommes, op. cit, pp. 103-107. 23.Le Publiciste, 20 prairial. 24.Journal des Hommes Libres, n° 212, 10 messidor. 25.La Décade, n° 33, 30 thermidor, p. 383.

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26.Journal des Défenseurs de la Patrie, n° 1645, 4 messidor. 27.Le Publiciste, 3 messidor ; Journal de Paris, n° 273 ; La Clef du Cabinet, n° 1249 ; Journal des Hommes Libres, n° 207. 28.Le Publiciste, 14 messidor. 29.Journal des Défenseurs de la Patrie, n° 1656, 15 messidor. 30.Journal des Hommes Libres, nos 216, 219 ; La Clef du Cabinet, n° 1262. 31.Rapport du ministre de l’Intérieur aux Consuls, 23 prairial (La Clef du Cabinet, n° 1242). 32.La Clef du Cabinet, n° 1271 ; Journal des Défenseurs de la Patrie, n° 1667. 33.Journal de Paris, n° 297 ; Journal des Hommes Libres, n° 226. 34.Journal des Défenseurs de la Patrie, n° 1668. 35.Journal des Hommes Libres, n° 215, 13 messidor. 36.N° 212, 10 messidor.

RÉSUMÉS

Après la victoire de Marengo, la presse rend compte des hommages à la mémoire de Desaix dans les institutions particulières : ils se mêlent aux honneurs officiels et au tribut de reconnaissance qu’offre Paris à une armée nimbée de gloire et d’immortalité. Dans un contexte propice aux célébrations de la victoire et à l’embaumement des héros, les récits de presse amplifient le processus de ralliement universel au régime, sur les images parallèles du militaire philosophe (Desaix) et du guerrier pacificateur (Bonaparte). De l’art d’évoquer les mânes dans les éloges de la vertu héroïque aux récits qui décrivent le concert de vœux et l’enthousiasme du peuple, de l’annonce de la nouvelle de Marengo à l’apothéose patriotique du 14 juillet, tout concourt à la représentation symbolique d’une communauté réconciliée autour de la figure héroïque du général-consul.

Antique Virtue and New Heroes : the Press Records Desaix’s Death and a Legendary Battle. After the victory of Marengo, the press gave accounts of the tributes paid to Desaix in private institutions, mixing them with official honours and marks of gratitude offered by Paris to an army haloed with glory and immortality. In a context conducive to victory celebrations and hero- worship, the press record amplified the process of universal rallying to the regime, portraying in parallel the philosopher soldier (Desaix) and the peacemaker warrior (Bonaparte). Be it the art of conjuring up the shades of heroes and singing their virtue, or narrating the chorus of good wishes and popular enthusiasm, or acclaiming the victory of Marengo and whipping up patriotic fervour on 14 July, everything contributed to the symbolic representation of a community reconciled around the heroic figure of the General turned Consul.

INDEX

Mots-clés : patriotisme, Marengo, héroïsme, éloges, esprit public

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AUTEUR

RAYMONDE MONNIER CNRS, ENS de Saint-Cloud

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Les mots et les cendres L'héroïsme au début du consulat

Bernard Gainot

« Puisque l'instant fatal nous menace sans cesse, Hâtons-nous d'embrasser l'amitié, la sagesse : Surtout de la vertu connaissons tout le prix Quiconque se tient prêt ne peut être surpris. Mais, au lieu de leçons, s'il nous faut des modèles Pour braver de la mort les terreurs infidèles, Suivons de nos guerriers l'exemple généreux : L'existence n'est rien, la gloire est tout pour eux. [...] Thèbes n'eut autrefois qu'un Épaminondas : La république en nombre autant que de soldats. Chacun est un héros plein de la noble envie D'étendre sa mémoire au-delà de sa vie ; Et son regard perçant dans la nuit du tombeau, De l'immortalité voit luire le flambeau. Parmi tous ces guerriers dans la fleur de leur âge, Toi de qui la prudence égalait le courage, Magnanime Desaix, que ce beau dévouement Jette un durable éclat sur ton fatal moment ! Tout couvert de lauriers un seul regret te reste, Un seul penser t'occupe : ô guerrier trop modeste ! De toi-même toi seul tu n'es point satisfait ; Pour la postérité, tu crains d'avoir peu fait. Desaix ! que ta grande ombre aujourd'hui se console ! Chez nos derniers neveux ta dernière parole Retentira sans cesse, et de ton souvenir Sans cesse entretiendra les siècles à venir. Le premier des héros doit se connaître en gloire ; Et c'est lui qui t'inscrit au temple de mémoire. Bonaparte s'honore, en sachant t'honorer. Ta mort le fit gémir de ne pouvoir pleurer... »1

1 Ainsi, François de Neufchateau s'associe-t-il, dans la séance de l'Institut national du 16 messidor an VIII (5 juillet), à l'éloge solennel de la Nation rendu à la mémoire de Desaix. Ces quelques vers ramassent l'essentiel des thèmes développés à l'occasion des pompes

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funèbres. La République diffuse l'héroïsme (« Chacun est un héros... »), mais seul, le Premier consul ouvre la voie de la postérité (« C'est lui qui t'inscrit au temple de mémoire »). La mort étant l'instant qui fige la vie en destin, le portrait du général se dessine pour la postérité ; les vertus privées reflètent la Virtù civique, qui est le ressort des républiques (« la prudence égalait le courage... de la vertu connaissons tout le prix... ») ; et les dernières paroles livrent la clef du sacrifice, le don confiant du guerrier fidèle au premier magistrat (« Bonaparte s'honore, en sachant t'honorer »). Cet éloge funèbre s'inscrit dans une réflexion plus vaste sur la mort. Il est extrait d'un Hymne sur la mort, de facture classique, sinon académique. Chez l'ancien directeur et ministre de l'Intérieur qui se pique de belles lettres, la posture empruntée au stoïcisme rencontre l'héroïsme militaire (« Puisque l'instant fatal nous menace sans cesse, hâtons-nous d'embrasser l'amitié, la sagesse [...] Suivons de nos guerriers l'exemple généreux : l'existence n'est rien, la gloire est tout pour eux. »)

2 Réflexion qui n'a rien de très original, par ailleurs, en ce temps où la question des funérailles a pu faire l'objet d'un concours national. Pascal Hintermeyer a pris ce dernier comme objet d'étude dans un ouvrage intitulé Politiques de la mort2. À la croisée du rituel anthropologique et de la culture politique, les éloges funèbres de Desaix s'inscrivent dans une conjoncture historique particulière, moment de tension mais aussi de synthèse entre l'héritage républicain et la restauration des valeurs monarchiques ; moment d'innovation politique également, pour lequel la gestion des « traces » de Desaix (la mémoire, aussi bien que le cadavre du héros) est inséparable d'une évocation collective des mânes des guerriers héroïsés. Cette évocation permet de renouer le fil du temps rompu par l'événement révolutionnaire, et de baliser un espace qui préfigure l'empire universel.

3 La pompe funèbre de Desaix a été programmée par le Tribunat pour la fête du Quatorze juillet, dans la séance du 3 messidor an VIII (22 juin 1800), c'est-à-dire à la réception des rapports officiels de la victoire de Marengo. Le premier bulletin de victoire, rédigé par Berthier, ne mentionnait même pas la mort de Desaix. Le deuxième bulletin, daté du 25 prairial, au soir de la victoire, reste laconique : « Le général Desaix est atteint d'une balle mortelle ; la mort de cet officier distingué dont la France pleurera longtemps la perte, enflamme d'une nouvelle ardeur les braves qu'il commandait... »3 La version officielle de la mort de Desaix est contenue dans le troisième rapport de Berthier, du 26 prairial (15 juin). C'est ce dernier qui parvient à Paris le 3 messidor : « le général en chef Berthier a eu ses habits criblés de balles. Plusieurs de ses aides de camp ont été démontés ; mais une perte vivement sentie par l'armée, et qui le sera par toute la République, ferme notre cœur à la joie. Desaix a été frappé d'une balle au commencement de la charge de sa division ; il est mort sur le coup. Il n'a eu que le temps de dire au jeune Lebrun, qui était avec lui : « Allez dire au Premier consul que je meurs avec le regret de n'avoir pas assez fait pour vivre dans la postérité »4. Les témoins directs de la bataille, dont son aide de camp Savary, ne rapportent pas cette phrase, et pour cause. Desaix a été foudroyé, atteint d'une balle qui, d'après le rapport d'autopsie fait quelques jours plus tard à Milan, lui a littéralement fait éclater le cœur. Cet organe était tellement haché, qu'on a dû l'incinérer, contrairement aux usages funéraires. D'après Savary5, Desaix glisse ensuite dans les bras de son aide de camp Lebrun, aidé par le sergent Malgontin. Il ne peut que murmurer : « Mort... »

4 Le rapport officiel fait donc prononcer au mourant une phrase très bien maîtrisée. Ces dernières paroles permettent en effet de réaliser le transfert de sens politique, par

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lequel il revient au Premier consul de conférer l'apothéose. Les mots ultimes, cet instantané qui fige le cours du temps pour mieux s'imprimer dans la mémoire des vivants, forment un argument rhétorique courant dans les éloges funèbres. Il permet, dans ce cas de figure, de mettre en exergue l'une des vertus du général (la modestie), et d’opposer à ce dernier un démenti solennel en rappelant que c’est seulement de la République, et singulièrement de son premier magistrat, que procède l'immortalité. Tel est le programme esquissé par Daunou, dans la séance du Tribunat du 3 messidor, programme qui sera développé dans les éloges funèbres ultérieurs : « Il ne faut plus demander comment les guerriers que je viens de nommer et ceux qui leur ressemblent, ont pu presque avant la maturité de l'âge atteindre à de si hauts degrés de gloire ; Desaix mourant a révélé leur secret : « Allez dire au Premier consul que je meurs avec le regret de n'avoir pas assez fait pour vivre dans la postérité »... Ah ! tes dernières paroles elles-mêmes, vivront dans cette postérité à laquelle tu crois échapper ; et leur immortalité, en consacrant le sentiment sublime qui te les dicta, démentira le présage qu'elles expriment »6.

5 Les éloges funèbres retenus ici sont d’abord ceux prononcés au cours de la séance solennelle du Tribunat le 16 messidor an VIII par son président, Duchesne et par le tribun Mongez. Au cours de la fête de la Fondation de la République, le 1er vendémiaire de l'an IX (23 septembre 1800), une cérémonie se déroule l'après-midi place des Victoires, en présence de Bonaparte, pour un éloge conjoint de Desaix et Kléber, morts le même jour, dans des circonstances bien différentes. Garat, président du Sénat, y prononce un long panégyrique, immédiatement imprimé. Enfin, s’ajoute à ces éloges parisiens celui qui fut prononcé au Caire par le secrétaire de l'Institut d'Égypte, Fourier, lors de la cérémonie funèbre du 11 brumaire de l'an IX (2 novembre 1800).

6 L'éloge funèbre est construit sur le modèle suivant : l'exorde donne le sens général de la cérémonie, le développement retrace la carrière du militaire en exaltant ses vertus privées et ses actions héroïques, la conclusion évoque le moment de la mort, moment où le présent donne sens au passé, où l'intemporel s'inscrit dans la durée. L'exorde opère le transfert du contingent (le revers de fortune, la mort accidentelle sur le champ de bataille) vers l'exemplum, la leçon politique et morale, ou, comme dans le discours de Garat du 1er vendémiaire, celui du recueil du témoignage à l'écriture de l'Histoire. Le compte rendu paru dans Le Moniteur insiste sur cet aspect : « Cet éloge funèbre est précédé d'un avertissement dans lequel l'orateur annonce qu'il a puisé les faits aux sources les plus pures »7. Garat pose sa candidature à l'écriture de l'Histoire, il fait œuvre d'historien. En mettant en scène la mort héroïque qui confère la légitimité au pouvoir qui en transmet la mémoire, il met en scène sa propre fonction dans l'État, il prend la posture du chroniqueur officiel : « Dans ce même avertissement, l'auteur fait sentir combien la guerre de la République a été différente des guerres précédentes ; il paraît désirer vivement que l'histoire de cette guerre soit écrite par une plume exercée. Qui peut mieux que lui remplir ce vœu ? » Comme pour les illustres prédécesseurs, tels Bossuet, Plutarque, mais également Jacques de Voragine, le corps de l'éloge consiste en un art du portrait. D'un côté, l'orateur fait ressortir les vertus privées, de l'autre, il esquisse un recueil des actes héroïques, tout en dressant des parallèles avec les hommes illustres.

7 Desaix est un sage. Sa sagesse vient de son instruction : « Il avait l'âme trop élevée pour suivre la route commune dans la carrière où le sort l'avait placé ; excité par cette espèce d'instinct qui donne au génie l'activité dont il a besoin pour se développer, il

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éprouvait le désir de s'instruire, avant même de pouvoir en calculer les avantages »8, souligne Duchesne, qui ajoute plus loin : « Quoiqu'il se livrât avec beaucoup d'application à tous les genres d'études qui pouvaient le mettre à même de se distinguer dans l'art militaire auquel il était destiné, il n'y en avait point qui eut pour lui tant d'attrait que l'étude de l'histoire des républiques de la Grèce et de Rome. » De son côté, Garat le montre fervent des promenades botaniques, qui herborise en solitaire, comme un digne lecteur des Rêveries : « Desaix, simple aide de camp, revenait d'une de ces promenades solitaires qu'il faisait loin des murs de Landau, contemplant la nature entière, et observant avec un goût particulier celui de ses règnes qui a toujours eu le plus d'attrait pour les âmes douces et paisibles »9.

8 Son idéal républicain est un fait de culture, davantage qu'un fait de nature, car on ne manque pas de rappeler ses origines nobiliaires. Le contraste prend une force particulière dans le parallèle avec Kléber. L'orateur sous-entend que le sentiment républicain est plus solide chez Desaix qui l'a acquis par ses lectures, que chez le plébéien Kléber, qui est en quelque sorte républicain de naissance. Cette confiance en la culture est une leçon appuyée chez Garat, figure importante du groupe des Idéologues : « le premier [Kléber] qui appartenait aux classes opprimées, signala son respect pour l'apparence même de l'ordre, par sa lenteur à embrasser les principes de l'égalité ; et le second, né dans la classe privilégiée, qui devait son éducation même aux prérogatives de sa naissance, témoigna combien il était désintéressé par sa détermination à combattre les privilèges. » S'impose dès lors la figure du « républicain à l'antique », du guerrier-philosophe, chez qui la vertu civique est inséparable de la vertu militaire : « Desaix, qui avait conçu l'art militaire sous ses rapports avec la liberté des peuples et le perfectionnement de l'espèce humaine, son amour pour la guerre se confondait avec son amour pour la vertu : il y pensait toujours »10. Les orateurs dressent alors le parallèle avec Épaminondas. Ainsi chez Duchesne : « il s'attendrissait sur la mort prématurée d'Épaminondas, dont il devait un jour nous rappeler la triste, mais glorieuse destinée » ; comme chez Garat : « Desaix, qu'on a comparé à Épaminondas, dont il avait beaucoup lu et contemplé la vie, était plus propre à commander les armées d'une république qui aurait voulu modérer ses victoires par la même morale que ses lois. » Fait notable, le même Garat, qui un an auparavant presque jour pour jour (mais c'était encore sous le Directoire) prononçait l'éloge funèbre du général Joubert, dessinait le même parallèle : « Combats généreux de deux âmes accoutumées à tout sacrifier à la république, vous rappelez ces noms d'Épaminondas et de Pélopidas, consacrés par tous les siècles, les noms de ces héros sortis des écoles de la philosophie pour chasser les tyrans de leur patrie et de la Grèce ! »11 Mais, si la cause est entendue pour Desaix (réincarnation d'Épaminondas), qui donc est Pélopidas qui lui est toujours associé, comme Castor à Pollux ? Est-ce Moreau ? Est-ce Bonaparte ? Selon Duchesne, le 16 messidor, il ne fait aucun doute, c'est Moreau : « Porte tes regards sur les bords du Lech et du Danube : vois ce guerrier si cher aux Français, si respecté de nos ennemis, et dont tu t'honores d'être l'émule. » Chez Garat, le 1er vendémiaire, Moreau s’efface devant Bonaparte, référence unique : « L'âme de Desaix doit tressaillir, elle doit s'agrandir encore, en associant à de si grandes distances, ses travaux aux desseins de Bonaparte. »

9 C’est qu’en trois mois, la conjoncture politique a changé, comme ces éloges en témoignent. Parmi les faits héroïques recensés, retenons ceux qui autorisent d'autres rapprochements, qui renvoient au thème du guerrier-philosophe. Desaix n'est pas un général de guerre civile ; il n'eut pas à connaître les horreurs de la Vendée, longuement

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décrites par Garat lorsqu'il évoque la carrière de Kléber. Sur ce point, Duchesne insiste : « À plus forte raison, ne le vit-on jamais se livrer à ces excès révolutionnaires auxquels s'abandonnèrent beaucoup de ci-devant privilégiés, qui prétendaient faire oublier, par ce moyen, ce qu'ils appelaient leur péché originel... » L'épisode de la défense du fort de Kehl, lors de la campagne d'Allemagne de 1796, vaut à Desaix le surnom de guerrier sans peur et sans reproche (Duchesne). Le « nouveau Bayard » rappelle les faits glorieux des campagnes de l'ancienne monarchie. Le tribun Mongez souligne encore plus clairement les continuités : « Un de nos rois parlant à son petit-fils, qu'il plaçait sur le trône d'Espagne, lui disait avec plus de faste que de vérité : «il n'y aura plus de Pyrénées ». C'est aujourd'hui que la France descendue en Italie peut dire avec orgueil ; « les Alpes n'existent plus. » Nous sommes rentrés dans cette Cisalpine que nos ancêtres conquirent sur les Romains, qu'ils habitèrent pendant si longtemps, et que nos aïeux reprirent tant de fois »12. Garat exploite encore la veine des analogies historiques : « Un seul passage du Rhin, dès longtemps préparé par tous les moyens qu'un pouvoir absolu mettait dans les mains d'un roi de France... a tenu des mois entiers la monarchie occupée et alarmée de cette entreprise ; et lorsqu'elle fut exécutée, poètes, orateurs, peintres, statuaires, tous les instruments des beaux-arts, toutes les voix du génie se firent entendre à la fois pour célébrer le passage du Rhin et Louis XIV... Sous la République, ses armées repoussées ou poursuivies par toutes les forces de l'Empire germanique, n'ayant le plus souvent pour l'exécution que des moyens rassemblés précipitamment par les généraux, ont passé quatre ou cinq fois le Rhin, et l'on repassé avec plus de difficultés et plus de dangers encore ; et tant sont négligents à recueillir les belles actions ceux à qui les prodiges même de l'héroïsme sont devenus familiers ! »

10 Or, le passage du Rhin par l'armée française sous Louis XIV s’était fait sous le commandement de Turenne, ce même Turenne dont on vient de transférer les cendres à Saint-Louis des Invalides, ce matin même du 1er vendémiaire13.

11 L'autre grande étape de la carrière de Desaix, c'est la haute Égypte, où le guerrier- philosophe devient le soldat-législateur, et bientôt le « Sultan juste ». Nul mieux que Fourier, secrétaire perpétuel de l'Institut d'Égypte, ne pouvait mêler les trois postures dans la même évocation. Après avoir rappelé que « la science du gouvernement était l'objet ordinaire de ses études... Desaix fit jouir de la paix la plus profonde le pays où il porta nos armes : homme sensible et guerrier philosophe, il regardait le bonheur de civiliser comme le seul prix digne de la victoire ; il pensait que l'on doit des respects à tous les peuples, de quelque manière qu'on arrive sur leur territoire »14. La plus grande force du discours de Fourier est de ramasser en quelques lignes les traits marquants du portrait de Desaix que les autres éloges développent en plusieurs pages. Il est vrai que Fourier connaissait les discours de ses prédécesseurs. À lui revient donc le mérite de figer l'image pour la postérité.

12 Le portrait de Desaix tracé dans les éloges est moral, social, jamais physique. Si nous nous tournons vers les tableaux qui le représentent, son image ne s'impose par aucun trait physique remarquable. Qui plus est, elle est étonnamment changeante d'une figuration à l'autre.

13 Le croquis réalisé par André Dutertre pendant la campagne de haute Égypte est considéré comme réaliste15. La physionomie ainsi esquissée n'est pas particulièrement avenante ; front fuyant, long nez, moustache pendante qui masquait, paraît-il, un bec de lièvre. Les épaules tombantes, qui soulignaient une silhouette voûtée, accentuent ce manque de prestance. En contrepoint, le tableau du peintre milanais Appiani, réalisé

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après la mort du général, gomme tout cela16. La figure du guerrier-législateur qui se tient au premier plan est idéalisée. On n'identifie Desaix dans ce jeune homme aux traits réguliers, au maintien altier, à la tenue soignée, que par des signes analogiques ; le sabre, les deux jeunes gens (les jeunes princes mamelouks Ismaïl et Baquil) qui accompagnèrent sa dépouille mortelle de l'état-major de Torre di Garofoli à Milan. Le seul trait d'union entre cette représentation post-mortem et le croquis d'après modèle de Dutertre est la longue chevelure, qui confère une allure romantique. La transfiguration du héros dans le tableau d'Appiani est très proche de l'Apothéose représentée dans le tableau de Girodet-Trioson17. Desaix est à l'avant-garde du groupe des généraux héroïsés. C'est le médiateur absolu, le « passeur » qui guide du champ de bataille aux Champs-Élysées. Le tableau s'ordonne autour de l'entrelacement de l'avant-bras du général et de celui d'Ossian, qui symbolise ce passage.

14 Le programme iconographique est, comme les éloges funèbres, mais sur un autre registre, une réponse en forme de démenti des prétendues « dernière paroles » de Desaix : Allez dire au Premier consul, etc. Mais ce programme est aussi le développement de certains passages des éloges funèbres. Ainsi, le tribun Mongez, qui prend la parole après Duchesne le 16 messidor an VIII : « Plaines de Marengo, vous l'avez vu atteint d'un plomb meurtrier, vous l'avez entendu gémir sur la brièveté de sa carrière qui, selon lui, ne devait pas occuper la muse de l'Histoire ; enfin, vous avez vu sa grande âme s'élever avec majesté vers ces voûtes célestes où brillent, couronnées de gloire, les ombres de Dugommier, de Hoche, de Marceau, de Joubert, et de tous ces braves guerriers qui, pendant le cours de deux lustres, ont scellé de leur sang généreux les fondements de la République »18.

15 Le tableau de Girodet fut exposé au Salon de 1802. Il suscita une grande perplexité, tant pour sa forme, que pour l'interprétation d'une composition trop littéraire, que l’artiste avait encore compliquée par une longue notice. La relecture d'Aragon en 1949 ne paraît guère plausible, sauf à accorder un sens prophétique au tableau19. Néanmoins, il est possible de proposer une lecture politique de cette composition. Cette Apothéose paraît conçue comme un message adressé à l'élite militaire. Si Desaix est perçu comme un fidèle compagnon d'armes de Bonaparte, nombre de ceux qui l'entourent furent des rivaux de ce dernier (Kléber, Championnet, Hoche). Faire figurer les héros des débuts de la République comme Dugommier ou Dampierre, d'un côté, à égalité avec La Tour d'Auvergne, tué récemment en Allemagne, mais dont le public connaît alors parfaitement les liens d'ascendance familiale avec Turenne, c'est aussi renouer de façon hyperbolique le fil du temps, et surtout de la continuité de l'État par-delà les formes changeantes des régimes20. Le message (si message il y a), s'adresse en priorité aux généraux vivants, heurtés pour des raisons diverses par le coup d'État de Brumaire, et souvent gagnés par un mécontentement ouvert ou diffus.

16 Les pompes funèbres de Desaix s'inscrivent dans un « moment » historique particulier, celui de la consolidation du régime consulaire après Marengo. Lorsque la fortune des armes était incertaine, que Paris bruissait de rumeurs sur la mort du Premier consul, en juin 1800, le régime avait vacillé sur ses bases. Au sein de la Société d'Auteuil, dans l'entourage de Siéyès, dans les arrière-salles des cafés parisiens où se réunissaient encore en nombre les militants de la cause démocratique, un éphémère « bloc républicain » se reconstituait. Des projets constitutionnels, qui font la part moins belle au pouvoir personnel, voient le jour. Nombre d'officiers supérieurs, et non des moindres, Bernadotte à Rennes, Moreau en Allemagne, leur prêtent une oreille

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complaisante. Car Bonaparte, en s'imposant au 18 Brumaire, a violé une règle, tacite au sein de ce « Club des Égaux » formé par les généraux issus des armées de la République, selon laquelle aucun d'entre eux ne pourrait monopoliser à lui seul le pouvoir suprême sans léser tous les autres. Gardiens du temple républicain, protecteurs de la République, certes ; courtisans de l'un d'entre eux, jamais.

17 En contrepartie des vertus, les éloges exposent les vices que les postulants à l'immortalité n'ont pas partagés. Pour Desaix, tous s'accordent à dire qu'il n'a jamais été dévoré par l'envie : « Comme sa modestie lui réconciliait sur le champ ceux que sa supériorité pouvait offenser, il n'excita jamais l'envie : bonheur rare, dont peu de grands hommes ont joui, et que la fortune accorde à quelques-uns comme une prérogative naturelle (Fourier). Cette particularité prouve avec tant d'autres que l'envie n'approche point de ces âmes généreuses, et que nos guerriers n'ont pas besoin pour faire briller leur gloire d'affaiblir celle de leurs rivaux (Garat). Le même Garat avait déjà longuement insisté sur ce trait moral dans son éloge de Joubert, l'année précédente : L'envie, qui se consolait sous les dehors des honorables inquiétudes du patriotisme, affectait de redouter pour la Liberté et pour la République française, ce vainqueur qui les faisait triompher de tant de puissances. Joubert était loin de pouvoir croire que celui qui effaçait toutes les grandeurs par sa gloire, pût jamais souiller cette gloire par une ambition que les âmes les plus lâches sont les plus propres à concevoir ; il écoutait et il pensait ; et tout à coup élevant la tête et la voix : “Quand cela arrivera” dit-il, “est-ce que nous ne serons pas là ?” » L'envie, selon les auteurs classiques, c'est à la fois le principe négatif corrupteur des régimes populaires, c'est aussi le trait de caractère propre aux membres de l'élite, qui les pousse sur la voie de la conspiration, pratique non moins périlleuse pour la survie d'un régime républicain. Tous les orateurs qui s'expriment par l'éloge funèbre, dans cette conjoncture de l'été 1800, sont des républicains conservateurs, très au fait des héritages de la pensée politique classique en ce domaine. Le processus d'héroïsation, typique d'une « culture de guerre », est inséparable de la tradition républicaine21.

18 Le modèle antique de la virtu, qui garantit la stabilité institutionnelle des républiques, se décline de plus en plus sur le mode personnel : courage, énergie, détermination, caractérisent le grand homme : « dans Desaix, les maximes de sa maison et de son éducation, épurées par les exemples des républiques anciennes, et par les principes de notre république, étaient devenues ce modèle du beau moral qui, dans la simplicité d'une vie frugale, convertit tous les sacrifices de la vertu en délices ; ce modèle qui, au milieu de la dépravation presque universelle de nos mœurs, nous fait regarder encore comme les premiers des êtres, ces antiques vainqueurs de l'Afrique et de l'Orient qui allaient cultiver les campagnes du Tibre en descendant d'un char de triomphe entouré et suivi des richesses de l'Univers » (Garat). Daunou avait, lui aussi, évoqué ce modèle républicain, le 3 messidor an VIII, au Tribunat : « L'amour de la gloire, mobile de toute action véritablement grande, s'épure au sein des républiques ; il y prend un caractère plus noble, parce qu'il s'y détache mieux de toutes les autres ambitions. Qu'attendre du désir de la puissance, de la recherche d'une vogue éphémère, ou même d'une renommée contemporaine ? Ces réflexions étroites, ou ne provoquent point l'entier développement des facultés d'un homme supérieur, ou ne leur imprimeraient que des directions funestes ; c'est par l'amour de la gloire, par ce besoin de vivre dans la postérité, que les forces et les talents quelconques font pour le bonheur de la société tout ce qu'il leur est possible de faire »22. La Vertu ainsi comprise permet de triompher

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des revers de la Fortune, et singulièrement du sort des armes ; ainsi, une déroute annoncée et en cours se transforme-t-elle en victoire éclatante.

19 Pour mieux souligner l'analogie avec les exempla tirés de la lecture des auteurs de l'Antiquité, les orateurs mentionnent les présages qui permettent de dévoiler aux mortels les voies sinueuses de la Fortuna, comme le prochain retournement de la situation militaire, mais aussi l’annonce de la mort prochaine, et la certitude de la transfiguration héroïque : « Des pressentiments jusqu'alors inconnus à son âme, avaient paru devant elle avant la bataille : il leur avait souri ; ils le menaçaient de mourir pour la patrie » (Garat). Mourir pour la Patrie ou mourir pour Bonaparte ? Selon Duchesne, le 16 messidor, il s'agit d'abord de mourir pour la République, car ce sont les institutions républicaines qui confèrent la postérité : « Que ton âme soit sensible au tribut de reconnaissance nationale que te paient les premiers magistrats qui, en l'absence du Premier consul, se sont montrés si dignes de le supplier par la sagesse de leurs actes, et par le prix qu'ils ont su mettre aux exploits de nos braves dont ils ont été constamment jaloux d'encourager l'ardeur et de récompenser les hauts faits ! » Chez Garat, le 1er vendémiaire, c'est le Premier consul seul qui confère la postérité. Desaix est mort pour « celui qui fut si souvent dans les batailles, ou votre modèle, ou votre chef, et qui, aujourd'hui, à la tête de la République, acquitte sa reconnaissance envers vous, vous l'aiderez, vous le servirez encore du fond de ces tombeaux qu'il vous érige. » On mesure mieux, d'un éloge à l'autre, la consolidation du régime consulaire après Marengo.

20 Bonaparte a instrumentalisé l'héroïsation de Desaix. Il a littéralement saturé l'espace, et d'abord l'espace parisien, de traces mémorielles : le quai Desaix, la fontaine de la Place Dauphine, la médaille dans le monument de la Place des Victoires, etc. Mais le plus remarquable est certainement le sort réservé à la dépouille mortelle du général. Jusqu'alors, les restes des généraux étaient inhumés dans une enceinte militaire (Dugommier, Hoche, Championnet), ou transférés sur leur lieu de naissance (Marceau, Joubert). Avec Desaix, la dépouille est récupérée comme symbole ostentatoire. D'abord transporté à Torre-di-Garofoli, déposé sur un fauteuil à l'état-major, son corps est ensuite transféré à Milan pour y être embaumé. Un décret lui avait désigné son lieu perpétuel de sépulture dès le 27 juin (8 messidor an VIII) : « À tant de vertu et d'héroïsme, je veux décerner un hommage tel qu'aucun homme ne l'aura reçu : le tombeau de Desaix aura les Alpes pour piédestal, et pour gardiens les religieux du Saint-Bernard. » L'intention rejoint l'invocation de Mongez au Tribunat le 16 messidor : « Que ce passage, à jamais mémorable, soit consacré par des monuments plus durables, que le trophée érigé par Annibal. Des événements, qui semblent appartenir plus à la fable qu'à l'Histoire, appellent des monuments gigantesques et merveilleux. Que les rocs, témoins de l'heureuse témérité de nos défenseurs et de leur intrépide dévouement, en conservent la mémoire aux siècles les plus reculés. Qu'à l'imitation des célèbres bas-reliefs, sculptés sur les rochers de Persépolis et d'Élephanta, on grave sur le granit des Alpes les portraits de nos généraux ! Qu'après vingt siècles, on y puisse encore admirer ces héros qui osèrent commander le passage, et les braves qui n'hésitèrent pas à l'exécuter. »

21 La cérémonie d'inhumation dans la chapelle des Hospitaliers du Grand Saint-Bernard, eut lieu le mercredi 19 juin 1805. C'est Berthier qui prononça alors l'éloge funèbre, retournement par rapport à Marengo digne d'être remarqué. La gestion des corps des héros défunts est significative de la volonté consulaire d'appropriation du temps et de

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l'espace. Turenne inhumé à Saint-Louis des Invalides, c'est la réconciliation avec le passé monarchique, dans une perspective prélavissienne de l'État républicain comme consécration de l'œuvre de ces lignées de rois qui ont fait la France. De même, le monument de la Place des Victoires devait être surmonté par une statue de . Desaix, en surplomb au Saint-Bernard, c'est la maîtrise des cols alpins qui doit garantir la pérennité de la présence française en Italie, comme c'est aussi le trait d'union entre le Nord et le Midi, symboliquement figuré, sur le tableau de Girodet, par Desaix et Caffarelli qui apportent dans les brumes nordiques du paradis d'Ossian les trophées arrachés aux Turcs et aux Mamelouks.

22 Les funérailles forment un rituel de pacification : apaiser les âmes errantes, en assignant solennellement un lieu de sépulture matérielle à la dépouille charnelle. Elles permettent aussi de commencer le travail de deuil, en prononçant les mots de la mémoire au lieu même du repos des cendres. C'est un exorcisme de l'événement traumatique (la révolution), pour mieux retrouver la durée qui efface et qui apaise, celle qui replace les vraies valeurs dans l’immuable hiérarchie du service de l'État, de la vertu et du courage. Mais le rite anthropologique ne doit pas faire oublier que l’enjeu premier de toutes ces grandes cérémonies funèbres est de nature politique. Les pompes funèbres ultérieures, celles de Lannes, celles de Desaix au Saint-Bernard, auront lieu dans un tout autre contexte. Durant l'été 1800, le pouvoir consulaire est encore bien mal affermi. Ce qui se dit à cette occasion est tout à la fois un aveu de faiblesse, révélateur de la difficulté de Bonaparte à se faire reconnaître comme primus inter pares, et un transfert de légitimité qui ne peut s'opérer qu’à l’occasion d’un détour par la tradition historique. Ce transfert est tout à fait significatif d'une rupture idéologique. Les références culturelles du nouveau régime se trouvent plus du côté des traditionalistes, Chateaubriand, La Harpe ou Fontanes, que du côté des conservateurs des institutions républicaines. Ce qui se dit à la tribune (le discours construit de l'éloge classique) est finalement devenu moins important que ce qui se montre : les monuments, les portraits, les sarcophages.

NOTES

1.Le Moniteur, n° du 17 messidor an VIII (6 juillet 1800), Hymne sur la mort à l'occasion des éloges funèbres de Desaix, par François de Neufchateau. 2.Pascal Hintermeyer, Politiques de la mort, tirées du Concours de l'Institut : germinal an VIII- vendémiaire an IX (Payot, 1981). 3.Le Moniteur, n° du 7 messidor an VIII (26 juin 1800) Rapport du général en chef Alexandre Berthier. 4.Idem, n° du 3 messidor an VIII (22 juin) Bulletin de l'armée de réserve. Torre di Garofolo, le 26 prairial an VIII. 5.Cité par Arnaud Sauzet, Desaix, le sultan juste, Paris, Hachette, 1954. 6.Ibid., n° du 4 messidor. 7.Ibid., n° du 6 nivôse an IX (27 décembre 1800). Rubrique, Littérature. 8.Ibid., n° du 18 messidor an VIII (7 juillet 1800).

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9.La Décade philosophique et littéraire, n° 8 du 20 frimaire an IX (11 décembre 1800, BHVP, Per 8° [14]). 10.Idem. 11.Éloge funèbre de Joubert, commandant en chef de l'armée d'Italie, prononcé au Champ-de- Mars le 30 fructidor an VII, p. 25, BHVP, 968763. 12.Le Moniteur, n° du 18 messidor. 13.Bronislaw Baczko, «Turenne au Temple de Mars», dans Guerres et paix – Mélanges offerts à Jean-Claude Favez, Genève, 2000, pp. 75-89. 14.Le Moniteur, n° du 8 nivôse an IX (29 décembre 1800) Discours du citoyen Fourier, secrétaire perpétuel de l'Institut, prononcé dans la cérémonie funéraire célébrée par l'armée d'Égypte, en l'honneur du général Desaix. 15.André Dutertre, Dessin, Musée de Versailles, inv. 2441. 16.Desaix par Appiani, Musée de Versailles. 17.Anne Louis Girodet-Trioson, L'apothéose des héros français morts pour la Patrie pendant la guerre pour la Liberté, peinture à l'huile, Musée national du château de la Malmaison. L'identification des principaux personnages a été possible grâce à la Notice de Girodet dans le livret du salon de 1802, qui m'a été aimablement communiquée par Mme Cécile Reynier, conservatrice aux Musée national des châteaux de Malmaison et Bois-Préau. 18.Le Moniteur, n° du 18 messidor. 19.Sarah Burns, “Girodet-Trioson's Ossian : the role of theatrical illusionism in a pictorial evocation of otherworld beings” in Gaztte des beaux-arts, 6e série, tome 95, 1980, pp. 13-24. 20.B. Baczko, op. cit. 21.Jean-Marie Biziere, « La mort posthume des généraux de la République » in La bataille, l'armée, la gloire (sous la direction de Jean Ehrard et Paul Viallaneix, Clermont- Ferrand, 1985, pp. 223-241. 22.Le Moniteur, n° du 4 messidor an VIII.

RÉSUMÉS

Les pompes funèbres de Desaix, comme celles de Lannes, servent un pouvoir consulaire encore mal affermi, au sein duquel Bonaparte a besoin d’apparaître comme le primus inter pares. Renouant avec une tradition, il va chercher sa légitimité dans les discours des panégyristes ou chez Chateaubriand, La Harpe, Fontanes. Conférant l’apothéose à Desaix, il peut compter sur les discours de Daunou, de Duchesne, de Garat, sur les peintures de Dutertre et de beaucoup d’autres, pour faire l’éloge et la légende du mort glorieux, républicain à l’antique, guerrier-philosophe. La récupération se fait davantage encore dans le sens prophétique accordé au sacrifice suprême, selon qu’il est offert à la République ou à Bonaparte lui-même.

Words and Ashes : the Stuff of Heroes at the Birth of the Consulate. The funeral of Desaix, as that of Lannes, helped bolster up a shaky consular regime, in which Bonaparte required to appear as primus inter pares. He revived a tradition by seeking his legitimacy in laudatory discourse and the acclaim of Chateaubriand, La Harpe, Fontanes. Conferring apotheosis on Desaix, he could rely on the rhetoric of Daunou, Duchesne, Garat, or the

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paintings of Dutertre and many others, to sing the praise and forge the legend of the glorious deceased, a republican in the antique mould, the philosopher-warrior. The assimilation was taken a step further by prophetically portraying the supreme sacrifice as one made not just for the Republic, but for the sake of Bonaparte himself.

INDEX

Mots-clés : Desaix, soldat-citoyen, pompes funèbres, héros, guerrier-philosophe

AUTEUR

BERNARD GAINOT Institut d'Histoire de la Révolution française. Université Paris I Panthéon-Sorbonne

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Bonaparte et Desaix, une amitié inscrite dans la pierre des monuments ?

Annie Jourdan

1 À Sainte-Hélène, Napoléon ne tarit pas d’éloges sur le général Desaix. Il reconnaissait chez lui, dit-il, « une conformité d’éducation et de principes » qui fait qu’ils se seraient toujours entendus. Desaix se serait contenté du second rang et fût « demeuré dévoué et fidèle »1. Difficile d’affirmer le contraire. Le général auvergnat a trop peu vécu pour qu’on puisse contredire l’exilé et ce qu’il en fut réellement devrait transparaître dans les diverses contributions de ce volume.

2 À la lecture du journal de voyage d’Italie, les relations entre les deux hommes ne sont pourtant pas aussi chaleureuses que ne le veut l’Empereur déchu. S’y perçoit avant tout une distance : celle qui sépare l’acteur de l’observateur. Desaix y est le témoin plutôt neutre des pratiques ingénieuses du général en chef. S’il témoigne de l’admiration, c’est avant tout devant l’art et l’adresse de Bonaparte, qui excelle à attacher à lui ses soldats ou les Italiens et « ne perd jamais de vue un des moyens qui lui appartiennent pour s’assurer des succès »2. La même chose vaudrait pour ce qui touche à Bonaparte, général de l’armée de l’Intérieur. Desaix n’en revient pas qu’en si peu de temps le jeune Corse ait su « s’emparer de la police » et constituer des réseaux secrets, qui l’informent des allées et venues des « néo-jacobins ». Son admiration pour la grande et l’habile politique de Bonaparte doit-elle pour autant être confondue avec de l’amitié ? Peut-être les carnets d’Égypte sont-il aptes à procurer des éléments de réponse3, tandis qu’une étude des monuments et des honneurs accordés au général Desaix contribuera sans doute à élucider la question, car, plus qu’un autre, il est l’objet à sa mort de bien des attentions.

3 Force est de constater que les premières initiatives en reviennent à des personnalités diverses et, en particulier, au Tribunat. C’est ainsi que le 3 messidor an VIII, à l’annonce de la victoire de Marengo et de la mort de Desaix, Daunou choisit délibérément de faire l’éloge du général. Il focalise sur Desaix au détriment de Bonaparte et chante ses vertus civiles et ses « éminents services ». Dans cet éloge, « l’élève de Moreau » est brossé

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comme « un citoyen probe, simple et modeste ; un philosophe estimable par la sagesse de sa conduite autant que par ses lumières »4. Après Daunou se succèdent à la tribune , Riouffe, Jard-Panvilliers et Mongez, qui déclinent les grandes actions du Héros décédé et proposent diverses mesures. Jean Debry suggère de prendre le deuil durant un jour en l’honneur de Desaix et des braves morts à Marengo. Projet accepté par le Tribunat, qui décide que la mémoire de l’élève de Moreau doit être honorée dans la fête du 14 juillet à venir. Quelques jours plus tard, Riouffe demande que le Tribunat souscrive en masse pour le monument que l’on va élever à Desaix. Tous enfin se réjouissent de la victoire et y lisent une promesse de pacification générale, tandis que préfère y percevoir l’annonce d’un retour à la liberté de la presse et de la délivrance des patriotes italiens.

4 Au moment même où est communiquée la nouvelle de Marengo et où les tribuns s’empressent de chanter la victoire et ses héros, Le Moniteur publie l’annonce d’une souscription pour un monument dédié à Desaix et donné en concours. Ces initiatives jugées promptes (trop promptes ?) par Cambacérès incitent le gouvernement à ne pas demeurer en reste, et, le 5 messidor, un arrêté proclame que le nom de Desaix sera inscrit sur la colonne nationale, qu’une médaille sera frappée en son honneur et un trophée élevé au Temple de Mars à sa mémoire, à l’occasion du 14 juillet5. Le 2 messidor, après avoir pris connaissance du programme de la fête nationale à venir, Bonaparte avait déjà jugé nécessaire de commander une oraison funèbre « très soignée » à une des personnalités du monde des lettres : à Garat, en l’occurrence. Ce serait là, écrit-il, une mesure convenable. Il est vrai que, depuis la mort de Hoche, il était devenu d’usage de célébrer l’apothéose des généraux tombés pour la patrie6 – glissement donc par rapport aux années précédentes et qui démontre bien la primauté conférée au militaire sous le Directoire, mais aussi le sentiment (vrai ou faux) que, désormais, la vertu s’est réfugiée dans les camps.

5 Entre-temps étaient publiées les premières listes de la souscription – dont les responsables étaient Pastoret, La Rochefoucauld et Delessert7. Sur la première, prédominait le nom de (avec la somme de 600 francs), suivi de ceux de Carnot, de Maret, mais aussi de Monge et de Berthollet ; sur la seconde, celui de plusieurs tribuns, de Roederer et de Chaptal ; et c’est sur la troisième seulement qu’étaient mentionnés les dons de Joséphine (300 francs), de Volney, Lanjuinais, Sieyès, Destutt de Tracy, mais aussi de Bourrienne, Berthier, Faipoult, Frochot et des banquiers Perrégaux et Récamier, sans oublier les artistes de l’administration centrale des arts ou des architectes – tels Détournelle et Bienaimé. À la date limite, le 9 fructidor, la somme totale s’élevait à 20 530 francs, ce qui était modeste, car le monument prévu devait coûter dans les 25 000 francs. Mais curieusement, était décidé dès lors qu’il serait d’utilité publique : ce serait une fontaine8.

6 Tribunat, particuliers, gouvernement qui pour le 14 juillet fait élever un monument décoré par le buste de Desaix et pose la première pierre du quai qui va porter son nom, les attentions sont donc légion, mais encore insuffisantes, semble-t-il, aux yeux de Bonaparte – peut-être dépassé par les marques d’intérêt qui fusent de toutes les provinces pour célébrer le héros décédé –, puisque, le 6 septembre 1800, alors que la veille, on vient d’apprendre la mort de Kléber, il décrète un monument pour la place des Victoires à la mémoire des deux généraux qui se sont illustrés en Égypte. La fête de la République du 1er Vendémiaire an IX est dédiée à leur mémoire et la place des Victoires ornée de leurs bustes respectifs9. Mais on le sait, cette fête commémore tout

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autant sinon plus le maréchal Turenne, dont, le 5e jour complémentaire de l’an VIII, les cendres ont été transportées du musée des Monuments français aux Invalides. À l’indignation de la Décade : « Les républicains voient avec quelque peine qu’on joigne à la fête de la République celle de la translation des reliques d’un maréchal de France, dont ils pensent que les exploits furent surpassés par ceux de nos généraux modernes »10. Le lendemain, Bonaparte est tout de même présent en personne pour rendre des honneurs publics à ses lieutenants Kléber et Desaix et poser la première pierre du monument de la place des Victoires. Lucien prononce un superbe discours où il chante les idées libérales de la République et le grand siècle à venir. Mais déjà s’amorce un glissement – entre le 14 juillet et le 21 septembre, donc – qui annonce la stratégie de fusion chère à Bonaparte.

7 Dans le même temps, une statue de Desaix (par Gois) était ordonnée pour orner le palais du Sénat au Luxembourg ainsi qu’un buste (par Chinard) destiné aux Tuileries, qui s’ajouterait à la série demandée par Bonaparte dès le 18 pluviôse an VIII. La souscription allait son train et avait un certain succès, puisque cent vingt-huit projets concoururent. Jugé par un jury d’artistes, le concours fut remporté par Percier (le sculpteur était Fortin) et, pour une fois, le lauréat put exécuter en dur son projet. Le succès de l’initiative ne doit pourtant pas cacher que nombreuses furent les critiques de tous ceux qui ne comprenaient pas qu’on attribue une destination utilitaire à un monument commémoratif : « Desaix... écrit ainsi un abonné du Journal des Arts, après sa mort ne s’attendait pas qu’on lui donnerait la forme d’une borne, fût-elle antique, après l’avoir dépouillé de son armure pour en revêtir un génie ou une victoire qui le couronnerait, comme s’il eût été défendu de lui élever une statue ». D’autres amateurs sont perplexes devant cet alliage incongru. Une fontaine funéraire, voilà qui viole l’unité de caractère propre à un monument. « Ces deux idées ne s’alliaient pas ensemble ; on ne va pas puiser de l’eau dans des tombeaux » s’indigne un correspondant de la Décade. On y fut pourtant bien obligé, car la fontaine fut réalisée et

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orna la place , ci-devant Dauphine, jusqu’en 1875, où elle fut déposée dans un entrepôt parisien, avant d’être revendiquée en 1904 par la ville de Riom, où elle se trouve depuis 190611.

8 Pendant que s’exécutait la fontaine funèbre, Chinard travaillait à un buste qui devait donc enrichir la série commandée par Bonaparte pour la des Tuileries. Il avait à sa disposition le masque mortuaire, moulé par Appiani au moment de la mort du héros. Terminé en 1804, le buste dut être corrigé à l’instigation de Denon, qui avait très bien connu Desaix en Égypte . Il jugeait le nez « un peu retiré » (retirement dû à l’absence de respiration) et indiqua au sculpteur la forme à lui donner. Au vrai, il avait quelque peine à apprécier l’œuvre, dont la ressemblance avec Desaix « était d’autant plus affligeante que l’artiste qui a sculpté ce marbre ne l’a fait que d’après le masque estampé sur sa figure après sa mort ». Vue pénible et par conséquent peu convenante pour retracer les traits de « ce héros tant de fois couronné des lauriers de la victoire ». Denon se hâta alors de communiquer à Moitte et à Dejoux « les traits que la mort avait altérés »12. Le buste en marbre de Chinard, plutôt réussi à nos yeux, est exposé au Salon de 1808 et demeure au Musée jusqu’en 1810, quand, revendiqué avec d’autres par Napoléon, il est envoyé à Fontainebleau, avant de revenir dans la grande salle des maréchaux des Tuileries en 1846. Depuis la Commune, il se trouve dans les réserves de Versailles13.

9 Parallèlement au monument décrété pour la place des Victoires, le 27 juin 1800, Napoléon avait commandé un tombeau pour Desaix à placer au mont Saint-Bernard14. En janvier 1803, il décide d’y célébrer une cérémonie funèbre le 14 juin suivant, au moment même où doit être inaugurée la fontaine de la place Dauphine15. En ce début 1803, le sculpteur Moitte se voit confier l’exécution du monument : un mausolée en marbre, de cinq mètres de haut sur plus de trois de base, inspiré des formes antiques. Le bas-relief du milieu figurerait le trait historique de la mort de Desaix. Sur les deux pilastres prévus pour soutenir l’entablement seraient sculptés en bas relief le Rhin et le Nil, principaux théâtres de sa gloire ; sur la base seraient incrustés, dans le genre égyptien, les symboles de la Sagesse, de la Prudence, de la Force et de la Valeur. Napoléon aurait souhaité qu’il soit terminé en juin de la même année. Denon dut expliquer au militaire que la sculpture n’était pas un art facile et qu’un monument devait passer par trois opérations délicates avant que d’être achevé : moulage en terre, en plâtre, en marbre, sans oublier les finitions. En 1805, las d’attendre, Napoléon décide que les funérailles officielles de Desaix auront lieu le 14 juin suivant, juste après le couronnement de Milan. Le projet des cérémonies est confié à Denon, qui rapportera de Milan le corps de Desaix – où il a été embaumé, sur ordre de Bonaparte16.

10 Dans l’hospice du mont Saint-Bernard, Denon prévoit l’édification d’une chapelle pour recevoir le monument et se félicite de l’emplacement : « le choix du local est d’une excellente idée. Le silence et le recueillement du site ajouteront infiniment à la sensation qu’on a voulu produire ». Il prévoit que Napoléon sera sur place. C’est à lui que reviendra l’honneur de poser la première pierre et de sceller le corps dans le tombeau. En attendant le véritable monument, Denon projette d’y placer un simulacre « qui produira tout l’effet que l’on obtiendra de son exécution », tandis que la présence de Napoléon « ajoutera beaucoup à l’intérêt de la cérémonie », qui se fera au son d’une musique funèbre et guerrière. Il conseille à l’Empereur de faire exécuter des médailles que l’on scellera dans la première pierre et que l’on distribuera le même jour à Veygoux, « aux plus anciens soldats du pays et à ceux qui ont servi sous Desaix ». Tout

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cela en vue de susciter « une sensation bien vive dans tout le département ». C’est que la cérémonie doit recevoir un minimum de publicité et témoigner en France et à l’étranger de la grandeur d’âme de Sa Majesté impériale17.

11 Denon propose enfin à Napoléon d’imiter Périclès et de prononcer un éloge funèbre digne de l’Antiquité : « Celui de Desaix pourrait être inscrit sur le tombeau et déposé en bronze dans le sarcophage ». Après la cérémonie religieuse, viendraient les jeux funèbres, « ainsi qu’il s’en pratiquait dans l’Antiquité ». Ces jeux présidés par Napoléon rappelleraient ceux d’Achille pour la mort de Patrocle : « Le buste de Desaix entouré d’un faisceau de ses propres armes serait porté par quatre généraux ; des tirs, des jeux seraient exécutés autant que le site pourrait le permettre ». Et Napoléon remettrait aux vainqueurs les médailles frappées en cette occasion. L’Empereur fraîchement couronné allait-il se plier à ce projet saugrenu ? Soucieux de manifester publiquement sa reconnaissance envers un de ses lieutenants célèbres, Napoléon n’entendait tout de même pas présider une cérémonie à l’antique. Il fit mieux. Il ne daigna pas y assister en personne et se fit représenter par Berthier18. Lui-même était pourtant tout près. En Italie où il concoctait des projets autrement importants. Car, c’est à cette date qu’il annexe Gênes et la Ligurie à la France19, nomme Eugène de Beauharnais vice-roi d’Italie, transforme la république de Lucques en principauté et en attribue la souveraineté à sa sœur Élisa. Et, au lieu d’assister aux funérailles de son lieutenant préféré, il effectue un voyage triomphal de Milan à Turin, visite Marengo et le champ de bataille de Castiglione, où, vêtu du costume de l’époque, il fait manœuvrer en personne les troupes. Les temps étaient changés, mais ici, du moins, Napoléon fit achever ce qu’il avait commencé.

12 Ces nouvelles priorités ne l’empêchent pas en effet de se préoccuper tout au long de 1806 du tombeau de Desaix. Il insiste pour hâter la pose du monument définitif. Le 6 juin, il s’enquiert où en est l’exécution et exige que le monument soit placé au plus vite. Le 16 août, il réitère et précise où doit être placé le tombeau : « dans l’église de l’hospice, à l’endroit où sont déposées les dépouilles mortelles de ce grand capitaine ». En août 1806, justement, le monument arrive à sa destination. En novembre, le marbrier a terminé les finitions. On n’attend plus que l’inscription promise par Napoléon pour y être gravée : « Le tombeau de Desaix aura les Alpes pour piédestal et pour gardiens les moines du Saint-Bernard. Napoléon »20. On attendra en vain. Le nouvel empereur d’Occident ne daigna pas apposer sa griffe sur le superbe mausolée : chef-d’œuvre de sculpture, « digne de la mémoire de Desaix », selon le rapport de Le Breton –, il demeura tel quel. Déplacé à plusieurs reprises, il se trouve aujourd’hui dans le couloir de la bibliothèque de l’hospice suisse.

13 Qu’en est-il du monument autrement prestigieux, qui devait orner la place des Victoires de la capitale ? Confié au sculpteur Dejoux et décrété à l’origine comme un monument en l’honneur de Kléber et de Desaix, morts « le même jour, dans le même quart d’heure », le projet avait été remanié en octobre 180221. À l’instigation des artistes, qui rejetaient l’idée de célébrer deux objets différents en un seul monument, le Premier consul avait décidé de le consacrer au seul Desaix. C’est que, disaient les artistes, l’un étant mort en Italie, l’autre en Égypte, il sera difficile et quasiment impossible « de réunir sur un monument unique les attributs qui doivent exprimer le glorieux trépas de ces deux héros »22. Et d’en profiter pour suggérer l’édification de deux monuments distincts. Sensible à l’argument, Bonaparte décide d’évincer Kléber – pour lequel il ne ressent pas une très vive sympathie, comme le prouvent ses

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remarques de Sainte-Hélène23. Et d’autant plus que Kléber avait dénoncé le dénuement des armées d’Égypte et le départ inopiné du chef dans une lettre au Directoire, lettre qui ne parviendra en France qu’au lendemain du 18 Brumaire et dont le destinataire sera Bonaparte. Des allusions à ses victoires sont pourtant conservées. Les bas-reliefs parleront de la conquête de la haute Égypte (par Desaix) et de la bataille d’Héliopolis remportée par le général frondeur. Malgré ses défauts, Kléber ne déserte pas l’espace parisien ; il est présent au Sénat sous forme de statue et aux Tuileries ou à Fontainebleau sous forme de buste. Difficile donc de partager l’interprétation de Lanzac de Laborie qui impute un peu vite l’éviction de Kléber du monument à ses idées politiques, qui auraient été peu accordées avec celles du Consulat. Bonaparte ne pouvait le disgrâcier ouvertement à cette date, sans s’attirer les foudres des républicains et des idéologues. Il se garda bien d’agir dans ce sens24.

14 Dejoux se mit à la tâche. L’exécution fut laborieuse. Le sculpteur était âgé et la commande lui avait été attribuée pour l’indemniser de ses longs travaux de l’époque révolutionnaire, où lui avait été confiée une statue colossale de la Renommée qui devait couronner le Panthéon. Le projet, difficile et coûteux, n’avait pas été exécuté mais avait occupé le sculpteur durant des années. Les délais que subit le monument à Desaix n’étaient pas du reste tous dus à l’artiste. Il avait tout d’abord conçu un modèle : « Desaix, mourant soutenu par le Dieu Mars », qu’avait refusé Bonaparte. Lui désirait que le héros soit représenté vivant et que la statue soit en bronze. Contrairement à la tradition révolutionnaire, où les héros étaient figurés sur leur lit de mort, Napoléon ne conçoit donc pas un monument funéraire mais triomphal. Dejoux se remit à l’ouvrage, présenta plusieurs esquisses et Bonaparte en accepta une en floréal an XI. Encore fallait-il s’accorder sur le costume. Devait-on laisser la statue nue ou y adapter le costume français ? À l’instigation de Denon, c’est la première solution qui prévalut. L’idée était déjà de réaliser une statue en bronze, élevée avec un obélisque de granit rose provenant de la villa Albani. C’est du moins ce qu’affirme Denon – le sculpteur était-il au courant ? Une lettre et un témoignage de 1810 semblent témoigner que non25.

15 Entreprise en 1802, la statue n’est toujours pas achevée en 1806 ; seul le modèle est prêt. Denon prévoit qu’elle le sera pour l’anniversaire de Marengo de 1807. Mais, en mars 1807, Dejoux ne veut pas livrer son modèle : « modèle qui devrait déjà être exécuté en bronze et placé », si l’on en croit Denon26. De plus, les fonds nécessaires se font attendre, tout comme le bronze dont il faut une gigantesque quantité : 40 000 livres pour une statue de 20 000 à 25 000 livres. En 1808, Denon peut affirmer que le monument va coûter quelque 190 000 à 250 000 francs, selon les prix demandés par les fondeurs et les augmentations accordées au sculpteur. Prévue pour être érigée en 1808, la statue ne sera achevée qu’en 1810. Entre-temps, Denon a réussi à s’emparer du modèle et l’a confié au fondeur Raymond, qui lui aussi a du mal à mener à bien l’entreprise. C’est qu’il lui faut réaliser un énorme moule sans savoir s’il sera maniable. Enfin, le 15 août 1810, pour la Saint-Napoléon, le public peut se réjouir : le monument est inauguré place des Victoires27.

16 Quinze jours plus tard, Denon reçoit une lettre qui l’informe que Napoléon désapprouve l’exécution du monument. Or, comme le constate à juste titre le directeur des musées, « Sa Majesté l’Empereur avec sa sagacité ordinaire avait rejeté un premier projet de l’artiste, il agréa ensuite le second qui ne pèche ni par la pensée ni par le mouvement, et que M. Dejoux fit voir à tout Paris dans son atelier »28. Denon, lui-même, sans admirer outre mesure le monument, qui aurait pu, écrit-il, avoir plus de style et

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d’élégance, conteste qu’il soit aussi mauvais qu’on le dit. Il propose de modifier la draperie « qui aurait dû donner de l’empâtement à la figure et la grouper avec l’obélisque ». Et puis, il faudrait enlever le ceinturon, « beaucoup plus indécent que ce qu’il cache ». À tout prendre, et puisque la nudité est condamnée, « mieux vaut encore couvrir toute cette partie d’un manteau militaire qui cacherait à la fois la nudité et la lourdeur des cuisses et replacerait la figure au centre du piédestal ». Enfin, il faudrait hâter la patine pour estomper la boursouflure des muscles déjà exagérés. Pour le reste, l’œuvre a du caractère, même si « l’exécution tient malheureusement trop au style de la sculpture d’un siècle auquel appartient l’estimable homme qui l’a faite ». Le gouvernement n’en sera pas persuadé.

17 Parallèlement, Denon se heurte aux vues de l’Institut (dont Dejoux est membre), et qui est d’un avis tout différent. L’œuvre y est jugée comme ayant de la beauté dans les formes, un grand caractère, une perfection dans toutes les parties – du moins le modèle dont en 1810 il existe encore un exemplaire dans la salle du . Dejoux lui-même, blessé par les critiques et déçu du résultat final, communique dans une lettre au Journal de Paris le fin mot de l’affaire. La statue de la place des Victoires, écrit-il, ne lui appartient pas : le piédestal bizarre qui supporte la statue et le petit obélisque de marbre rose ne sont pas de lui ; la fonte et le ciselage ont été réalisés sans qu’il ait pu intervenir, de même, on l’a empêché de suivre la recomposition qui a été faite du monument29. Désireux de ne pas déplaire au maître, Denon avait pris sur lui de hâter l’exécution du monument et d’interdire l’entrée de l’atelier du mouleur au sculpteur. Avec les conséquences qui vont de pair. Entre autres le défaut de composition et l’alliage incongru entre le bronze et le marbre rose30 – dont on ne sait si c’est là une idée de Napoléon ou de Denon.

18 Les conseils de Denon se feront en vain. La statue déplaît en haut lieu. En janvier 1811, il est convenu qu’elle sera refaite, et surtout, que sa destination sera modifiée. Car, à cette date, il est jugé peu convenable d’accorder une place publique de la capitale à un simple général : « Cet honneur ne doit-il pas être réservé au souverain et aux trophées consacrant sa victoire et sa puissance ?31 » Napoléon partageait sans nul doute cette conviction, comme le prouve le fait que ce soit sa statue qui décore la place Vendôme et non celle de Charlemagne. Pouvait-on laisser Desaix accaparer une des plus belles places de Paris, alors que le duc de Montebello, Lannes, recevait des honneurs beaucoup plus modestes ? Il devait tout simplement avoir une statue aux Invalides et une sépulture au Panthéon. Pour Duroc, véritable ami, il n’était pas prévu davantage. Enfin, malgré un beau décret impérial du 3 août 1807, la statue du général d’Hautpoul destinée à la place des Vosges ne fut jamais réalisée32. On comprend mieux alors que, sous prétexte de nudité et d’imperfection, la statue de Desaix était condamnée à déserter le centre pour la périphérie33.

19 La commande et la destination vont alors être modifiées. La statue de Desaix sera refaite et Denon souhaitait qu’elle soit placée sur le pont d’Iéna. Quant au monument de la place des Victoires, caché aux yeux des passants derrière des palissades, il attend que le remplace une œuvre mieux accordée avec les circonstances, avant de subir le même sort que l’effigie de Napoléon de la place Vendôme. À la Restauration, la statue est fondue au profit de celle d’Henri IV destinée au Pont-Neuf.

20 Statue, buste, médailles, monument provisoire aux Invalides, mausolée, monument colossal place des Victoires, quai, sans oublier le tableau de Regnault (cadeau de Lebrun à Bonaparte), aucun général ne reçut autant de marques d’honneur et d’estime que

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Desaix – tant de la part du Tribunat, de particuliers que du gouvernement. Ce qui pourrait suggérer que, pour ce qui est de Bonaparte, il pleurait réellement la mort d’un ami. Pourtant dans le même temps où fusent les hommages, Bonaparte minimise l’apport de Desaix dans la victoire de Marengo. À Sainte-Hélène, ce sera pire encore. Desaix arrive, alors que tout le travail est fait. Il n’a plus qu’à recueillir les fruits de l’œuvre de Bonaparte et à remporter la victoire34. Plutôt qu’un ami véritable, Desaix semble bien être un symbole. Symbole du lieutenant dévoué ; héros qui meurt pour la victoire et pour son chef. Modèle exemplaire à l’encontre d’autres généraux, moins souples, Desaix a surtout pour lui d’avoir disparu avant d’avoir pu décevoir le seul et unique Héros : Bonaparte. Napoléon, en le célébrant à grand renfort de publicité, manifeste clairement (mais indirectement) à quel point il se sent dépendant des militaires. Il les ménage, les honore, les récompense car il a besoin de leur soutien, de leur loyauté et de leurs victoires. Une remarque à Roederer de novembre 1804 en dit long à ce sujet35. À ceux qui vivent encore, il distribue généreusement dotations et titres, afin de les impliquer dans sa grande entreprise et de mieux faire accepter sa couronne impériale. Pouvaient-ils refuser le titre de Majesté, ceux-là mêmes qui recevaient des titres considérables ? À ceux qui meurent au service de la France et de l’Empereur, il consacre des cérémonies et prodigue les honneurs. Peuvent-ils refuser de se battre et de vaincre, ceux-là mêmes qui sont célébrés comme des héros ?

21 Un des premiers, Desaix avait compris en Italie que Napoléon avait le talent de mettre en œuvre tous les moyens d’émulation pour faire agir les hommes. Dès lors, il excellait dans cette politique ; dès lors, il savait comment enflammer soldats et civils. Et il le faisait, entre autres, par le biais de monuments, telle la pyramide élevée le 14 juillet 1797, qui portait les noms des hommes tués à la guerre36. En 1800, ses moyens se sont accrus et ses exigences de même. Il veut et peut passer pour un chef magnanime et humain, un frère généreux et compatissant. Sous l’Empire, certes, il devient plus parcimonieux avec les monuments dédiés aux braves morts au champ d’honneur, mais continue à décerner des statues et des honneurs publics à ses lieutenants – en vue des mêmes buts et des mêmes effets. À la différence près qu’ils n’investissent plus le centre de la ville et ne prédominent plus dans les monuments triomphaux qui célèbrent progressivement le seul Napoléon-le-Grand.

22 Desaix, un symbole donc et non point un ami véritable. L’on serait même tenté de se demander si le grand capitaine qui lui aussi aimait tant « la gloire pour la gloire » et qui partageait les mêmes principes et les mêmes vues n’aurait pas fini justement par devenir un rival dangereux ou un opposant avec lequel il aurait fallu compter, puisque lui aussi était un grand militaire, un homme éclairé, un amateur des arts et des lettres, un «philosophe» et un politique – ou du moins un législateur, comme il l’avait prouvé en haute Égypte. Bref, un homme sur lequel le Tribunat37 aurait pu fonder ses espoirs – ce qui pourrait expliquer la promptitude et l’intensité des réactions des Tribuns à l’annonce de sa mort38.

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NOTES

1.Las Cases, Le mémorial de Sainte-Hélène, Paris 1951, 2 vol., I, p. 173 ; p. 279. Voir aussi Gourgaud, Journal, Paris 1947, 2 vol., II, pp. 173-174. Notons que le préfet de l’Aude, Barante, souligne dans Le Moniteur du 21 thermidor an VIII (n° 321) la ressemblance entre Desaix et Bonaparte (« tous deux appartiennent aux écoles militaires » ; et cela atteste « quelle est la puissance d’une bonne éducation publique »). Avec Daniel Roche, il faut noter la « survalorisation accordée aux activités de l’esprit » au XVIIIe siècle, tant chez un homme comme Napoléon qu’auprès des institutions. Cf. notre Napoléon. Héros, imperator, mécène, Aubier 1998. 2.Desaix, Journal de voyage du général Desaix, Paris 1907 (publié par A. Chuquet), pp. 278 et 287. 3.Voir l’article de Philippe Bourdin dans ce volume. 4.Archives parlementaires, (J. Madival & E. Laurent), Paris 1862-1893, 2e série, I, p. 594. Pour les autres interventions, voir pp. 593-598. 5.Le Moniteur, n° 273, p. 1103 ; n° 276 (6 messidor an VIII), p.1112. Cambacérès, Mémoires, 2 vol., Paris 1999, vol. I, p. 511. À en croire Cambacérès, « s’il était juste de satisfaire promptement au vœu manifesté par le Tribunat, il était dans les convenances de ne faire, en l’absence du premier consul, que ce qui n’était susceptible d’aucun retard ». L’arrêté du 5 messidor conciliait « les deux intérêts ». 6.Correspondance, VI, p. 382 (Lettre à Lucien). Voir notre Les monuments de la Révolution. Une histoire de représentation 1770-1804, Paris 1997, pp. 192-193. 7.Le Moniteur, n° 309, p. 1248. Parmi les membres de la Commission se trouvent aussi Adanson, d’Hauteville, Perrégaux, Duquesnoy, Lebrun et Mathieu. 8.On sait que Bonaparte multipliera les fontaines à Paris et qu’il souhaite partout des eaux jaillissantes. Le siècle le veut : les fontaines sont vues comme utiles dans une grande ville où les habitants désirent des « eaux salubres et abondantes ». Le Moniteur, n° 340, p. 1388. Voir aussi n° 323, du 23 thermidor an VIII. 9.Le Moniteur, nos 1 et 2 ; 3 vendémiaire an IX. Place des Victoires était érigé un monument égyptien (d’après les indications de Denon) ; sous ce temple avaient été placés les bustes de Desaix (par Dupaty) et de Kléber (par Mousson). Face à l’orateur (Lucien Bonaparte), dominait celui de Turenne. Le corps de Turenne avait été transporté au Temple de Mars dans le monument où il était à Saint-Denis. Desaix avait déjà été célébré lors de la fête du 14 juillet. 10.La Décade philosophique, n° 36, p. 573. Le Moniteur, n° 349 du 19 fructidor an VIII, p. 1416. 11.Journal des Arts, 1801, n° 134, p. 222. La Décade philosophique, 1801, n° 21, p. 183. Le gouvernement avait donc accepté que la fontaine soit élevée sur une (petite) place parisienne. 12.Vivant Denon, directeur des musées sous le Consulat et l’Empire, RMN, Paris, 1999, 2 volumes, I, p. 234 et I, p. 199. 13.J. Benoit, « Une série de bustes de généraux et d’officiers morts sous la Révolution et l’Empire » in Revue du Louvre, I, 1985, pp. 9-20. Et Napoléon. Héros, imperator, mécène, op.cit., pp. 210-216.

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14.Voir le très beau texte publié le 30 juin 1805 (Le Moniteur, n° 281, p. 1157) où Napoléon motive l’emplacement. Napoléon, Correspondance, vol. VI, n° 4953, p. 391. Vivant Denon, op.cit., I, p. 33. 15.Le Moniteur, n° 268, p. 1218. 16.Vivant Denon, op.cit., I, p. 320. Pour la description du tombeau, cf. J. Le Breton, Rapports à l’Empereur sur le progrès des sciences, des lettres et des arts depuis 1789, vol. V, Beaux-Arts, Paris, 1989, p. 182. 17.Vivant Denon, op.cit., II, 1240 ; 1279-1282 (AF IV-1050). 18.Malgré son absence, la cérémonie se déroula comme prévu par Denon le 19 juin (au lieu du 14). Voir la description, Le Moniteur, 1805, n° 281, pp. 1157-1158. L’absence de l’Empereur est motivée par « des circonstances [qui] s’opposèrent à ce projet ». Et, il est vrai qu’à cette date, Napoléon était alors à Mantoue, après avoir assisté à une course de taureaux dans l’amphithéâtre romain de Vérone le 16 juin. Voir Th. Lentz, Savary, Metz 1993, p. 80. Dans ses mémoires, Savary oublie ces détails et parle d’une commémoration en présence de Napoléon. 19.Mesures qui vont inciter la Russie à s’allier avec l’Angleterre, et que réprouvait Cambacérès qui comprenait fort bien que l’Europe, et l’Angleterre notamment, ne les approuveraient pas. Mais Bonaparte ne souhaitait en aucun cas ménager cette dernière. Cambacérès, op.cit., II, pp. 36-38. 20.Vivant Denon, op.cit., II, 1316 ; I, p. 354 ; 386 et p. 405. 21.Le Moniteur, n° 349, p. 1416. Vivant Denon, op.cit., I, 69 et p. 81. 22.A.N. F 21-579, document 1. Le ministre de l’Intérieur dira la même chose. Cf. M.L. Biver, Le Paris de Napoléon, Paris, 1963, p. 155. 23.Las Cases, op.cit., I, p. 169 et Gourgaud, op.cit., II, p. 173. 24.Il insiste au contraire pour que ces deux capitaines soient honorés dans le même temps et de la même manière. Cambacérès, op.cit., I, p. 530. N’est-ce pas logique, car Napoléon seul sera célébré en son « unicité » ? Cf. Napoléon. Héros, imperator, mécène, op.cit., pp. 195-196. 25.Vivant Denon, op.cit., I, 69 et p. 81 ; II, p. 1266. M.-L. Biver, op.cit., p. 156. Il était prévu un obélisque, mais était-il rose ? 26.Vivant Denon, op.cit., I, 322-326, p. 417 ; II, p. 1327. 27.Le Moniteur, n° 228, pp. 895-97. Le journal décrit surtout la cérémonie mais ne se permet aucune critique sur le monument, précisant seulement que «le concours [le public] était immense» et que la statue de Desaix était de style égyptien, érigée sur un piédestal de marbre blanc veiné et entourée d’une grille couronnée de lotus dorés. Tout cela fait un peu « kitsch », puisque s’y ajoutent la colonne de marbre rose et le bronze étincelant. 28.Vivant Denon, op.cit., I, 664. Pour d’autres détails, Le Breton, op.cit., p. 186. 29.Journal de Paris, 1810, n° 284. Voir aussi Bonnaire, Procès-verbaux de l’Académie des Beaux-Arts, III, pp. 353-354. Pour une autre interprétation, cf. M.-L. Biver, op.cit., pp. 156-160. 30.Le Journal de Paris juge lui aussi la statue remarquable par le grandiose et le caractère vraiment héroïque dont elle est empreinte. Il critique seulement les proportions ( n° 204, pp. 1439-1441). 31.M.-L. Biver, op.cit., p. 160. Vivant Denon, op.cit., I, p. 684 et p. 742. 32.Sur le pont d’Iéna devaient être érigées les statues équestres de d’Hautpoul et de Saint-Hilaire. Denon souhaitait leur adjoindre celles de Lannes et de Desaix. De fait, il ne semble pas que ce projet ait été accepté. En 1813, la statue équestre de Lannes est

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encore destinée à orner la cour des Invalides (Vivant Denon, op.cit., II, p. 1005) ; celle de Desaix doit être refaite, mais, après juillet 1811, aucun document ne l’évoque, si ce n’est une lettre du 21 janvier 1812 publiée par M.-L. Biver, op.cit., p. 160. La correspondance de Denon ne contient pas cette information. 33.Une autre indication du changement qui s’opère en Napoléon après 1810 est la remarque adressée à Daru, où il constate que l’Empereur ne saurait agir au conseil d’État comme le faisait le Premier consul. Lettres, ordres et apostilles de Napoléon Ier (extraits des Archives Daru), Paris 1965, pp. 299-300. 34.Las Cases, op.cit., II, p. 264. 35.Roederer, Mémoires sur la Révolution, le Consulat et l’Empire, Plon 1942, p. 205. 36.Desaix, op.cit., pp. 59-60. 37.N’oublions pas que le Tribunat est peuplé d’opposants potentiels : Daunou, Andrieux, Chénier, Constant, etc., de tous ceux qui avaient cru en un Bonaparte républicain et qui, déjà, sont déçus par le cours autoritaire qu’insuffle au gouvernement le Premier consul. Cf. notre L’empire de Napoléon, Champs Flammarion 2000. 38.La même chose vaut quelques jours plus tard pour La Tour d’Auvergne (lui aussi, célébré en tant qu’ «ami de Moreau») qui vient de mourir à Unterhausen et dont les tribuns célèbrent les nombreuses vertus militaires et civiles. Prétexte donc à réactualiser Moreau (l’anti-Bonaparte, par excellence) mais aussi le Tribunat qui serait « l’organe de la nation » (Debry), « la parole de la représentation nationale » (Andrieux). Archives parlementaires, 2e série, vol.I, pp. 606-610 et p. 639.

RÉSUMÉS

L’histoire bonapartiste a tendance à parler d’amitié pour ce qui est des relations entre Desaix et Bonaparte. L’interprétation nous semble quelque peu rapide et vraisemblablement incorrecte. D’une part, Bonaparte n’est pas homme à cultiver l’amitié, et surtout pas avec ses généraux, dont il se méfie et se méfiera toujours, car ils sont tous des rivaux en puissance. D’autre part, les louanges qu’il accorde au général auvergnat ne l’empêchent pas de minimiser le rôle de Desaix dans la victoire de Marengo. Du côté de Desaix, du reste, le journal de voyage d’Italie ne permet pas de conclure à de l’amitié ; on y lit avant tout une distance : celle qui sépare l’observateur de l’acteur. À la lumière des monuments, peut-être est-il possible de réviser ce point de vue, car Bonaparte n’a pas épargné les honneurs (statue, buste, mausolée) en faveur de Desaix. Pourtant, à Paris, le seul monument public dédié à sa mémoire n’est point l’œuvre du Premier consul, mais le résultat d’une souscription de particuliers, et notamment de tribuns. Ce sont d’ailleurs les tribuns qui, les premiers, arrêtèrent des initiatives en faveur de « l’élève de Moreau » – détail qui pourrait bien s’avérer essentiel.

Bonaparte and Desaix, a Friendship Carved in the Stone of Monuments ? Bonapartist history tends to refer to friendship when describing the relationship between Desaix and Bonaparte. The interpretation seems somewhat facile and is probably unfounded. On the one hand, Bonaparte was not one to foster friendship, especially not with his generals of whom he was forever wary, for they were all potential rivals. On the other, the praise he showered on the Auvergnat general did not prevent him from minimizing the role of Desaix in the victory at

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Marengo. On the part of Desaix, the diary of the Italian journey reveals little friendship, rather an impression of distance, that separating the observer from the actor. The stone monuments, however, tell a different story, for Bonaparte spared no honours (statues, busts, a mausoleum) in acclaim of Desaix. Yet in Paris the only public monument dedicated to his memory is not due to the First Consul but to a private subscription raised by the Tribunes. It was they who first took the initiative in favour of «Moreau’s pupil», a detail which could well prove essential.

INDEX

Mots-clés : Desaix, Marengo, mort héroïque, Bonaparte, monuments

AUTEUR

ANNIE JOURDAN Université d’Amsterdam

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La Légende de Desaix Dans les mémoires de deux de ses aides de camp et dans les écrits de Sainte-Hélène

Thierry Lentz

1 Avec des généraux tels Kléber, Leclerc ou Richepance, Desaix fut un des « grands morts » du Consulat. Le régime put le mettre en valeur sans crainte de favoriser l’émergence d’un rival à Bonaparte, et pour cause. L’image du personnage en a été comme lissée, jusqu’à gommer tout doute, toute critique, voire toute analyse équilibrée de sa carrière. Desaix devint très vite une sorte de « héros » idéal : il avait donné sa vie pour sauver le régime consulaire et son chef. Il l’avait fait presque de gaieté de cœur car, nous dit-on, il admirait Bonaparte envers qui il fit preuve d’une fidélité à toute épreuve. Comme en échange de ce sacrifice, les dieux lui avaient offert une mort sans douleur et ouvert la voie d’une belle postérité. Quant à Napoléon, conscient du sacrifice de son « ami », il ne s’était pas senti autorisé à le pleurer mais avait bien mesuré la grandeur et l’utilité du sacrifice. On lui élèverait donc des statues, on chanterait ses louanges, on le rendrait seul artisan de la victoire de Marengo, jusqu’à en faire un héros un peu fade, ce qu’un auteur contemporain, fondateur de l’école des nouveaux romantiques, a parfaitement reproduit dans une biographie récente1.

2 Ce portrait du « Desaix idéal » a de nombreuses sources. On le rencontre notamment dans la série de mémoires que nous avons examinés pour dégager le portrait post- mortem de Desaix par ceux qui l’ont « connu et aimé ». Ces témoignages participent à la création de l’image d’un général qui ne semble être venu sur terre que pour offrir sa fidélité et sa vie au héros napoléonien.

3 Ainsi se poursuit à Sainte-Hélène – où Napoléon occupe son exil à sculpter sa légende en jugeant sa vie, son œuvre et ses contemporains – la création d’un Desaix héroïque et désintéressé. Même tonalité dans les mémoires des aides de camp du « Sultan Juste », Rapp et Savary, deux militaires qui l’ont connu, servi et aimé.

4 Quelles sont les grandes lignes de ce portrait ? Cette communication tentera de la dire, sans ouvrir de débat sur les faits, sur l’exactitude du témoignage, mais en se concentrant sur le portrait moral du général Desaix, tel qu’il fut popularisé par ces différents mémoires.

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Les mémoires de Rapp et Savary 5 Parmi les aides de camp de Desaix, les deux plus connus sont Rapp et Savary. L’un et l’autre entrèrent à son service à l’armée de Sambre-et-Meuse. Ils le servirent donc pendant environ cinq ans et assistèrent à tous les épisodes de sa carrière proprement « napoléonienne », en Italie, en Égypte et à Marengo. Nouvelle preuve de l’affection qui unissait Napoléon à Desaix, le Premier consul les prit à son service quelques jours après la mort de leur chef.

6 Leurs mémoires sont, pour le sujet qui nous intéresse, de valeur inégale. Cela tient à la différence des deux personnalités. Militaire courageux, Rapp s’illustra sur tous les champs de bataille de l’Empire2. Il fut un des généraux les plus souvent blessés. Savary était tout l’inverse. Beaucoup plus « politique » que son collègue, il connut une carrière militaire moins brillante (même s’il commanda en chef en Pologne et en Espagne), fondant surtout sa réputation sur les coups tordus qu’il exécuta sur ordre de Napoléon. Son savoir-faire en la matière lui valut même de succéder à Fouché au ministère de la Police générale où il passa quatre années3.

7 Les mémoires du général Rapp ont été publiés dès 1823, chez le célèbre libraire Bossange, en un volume de 439 pages4. Ils ont été réédités et annotés en 1895 par Désiré Lacroix. Une troisième publication, en réalité un fac-similé de l’édition originale, a été donnée en 1973 par ses descendants. Ces mémoires sont synthétiques et contiennent en réalité peu de détails sur l’époque où Rapp fut aide de camp de Desaix. Le texte s’ouvre pourtant sur cette période, mais enchaîne rapidement sur un portrait de Napoléon. Les souvenirs de Rapp ne deviennent plus conséquents qu’à partir de la bataille d’Austerlitz. Au départ, ce texte ne devait pas être publié tel quel : le décès de Rapp, en 1821, en accéléra la sortie. L’ouvrage n’était pas achevé. Quelque « tinturier » (ces hommes de plume qui aidaient les témoins à écrire leurs mémoires et leur suggéraient souvent des «arrangements» avec les faits pour faire mieux vendre) l’aurait sans doute amélioré.

8 Si l’intérêt général des Mémoires de Rapp est faible, l’authenticité des faits relatés est presque garantie. Hélas, Desaix n’est guère présent que dans les quatre premières pages du premier chapitre. Rapp raconte comment, jeune lieutenant, il fut remarqué par le général qui l’appela auprès de lui comme aide de camp après la bataille d’Offenburg dont, dit-il, Desaix avait été le « modeste vainqueur ». En une cinquantaine de ligne, toute sa collaboration avec ce premier chef est passée en revue. Tout juste si Desaix a droit au qualificatif de « brave » au moment de la narration – en une demi-phrase – de sa mort à Marengo. Cependant, Rapp nous donne l’indice de l’affection qu’éprouvait Bonaparte pour le héros trop tôt disparu : « Le Premier consul daigna m’attacher à sa personne ; j’héritai de sa bienveillance pour le conquérant de la haute Égypte »5. S’il avait eu plus de temps pour peaufiner ses mémoires, Rapp aurait peut-être mieux décrit Desaix dont la mort, survenue en même temps que celle de son père, l’avait profondément abattu. Juste après Marengo, il avait écrit à sa mère : « Le sort n’a pas cessé de m’accabler et s’est ingénié à augmenter ma douleur par la mort de mon malheureux général [...] Je n’oublierai jamais mon malheureux ami et bienfaiteur Desaix »6. À la lecture de ses mémoires inachevés, il n’eut pas le temps de tenir cette promesse.

9 Desaix est bien plus présent dans les mémoires de Savary où la collaboration de l’auteur avec lui occupe les trois quarts du premier volume. Les mémoires de Savary font partie des grands témoignages sur le Consulat et l’Empire. Ils furent publiés chez Bossange, en

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18287. Ces huit volumes eurent, nous dit Jean Tulard, un « rententissement considérable »8 tant en raison de la personnalité et de la carrière de leur auteur que pour leur contenu. Ils servirent surtout à Savary de justification dans différentes affaires sensibles auxquelles il fut mêlé : duc d’Enghien, mort de Pichegru, affaire Malet, etc. S’il se fit aider pour les rédiger, l’étude de fragments disponibles aux Archives de la Guerre9 montre que sur les épisodes qui nous intéressent, il n’a maquillé ni les faits, ni ses sentiments.

10 Comme Rapp, Savary semble avoir beaucoup aimé Desaix. Il en donne toujours une image des plus favorables. Réciproquement, Napoléon avait pour Desaix une « haute estime » et « de l’amitié »10. Réciproquement, Savary présente Desaix comme étant, lors de son séjour à l’armée d’Allemagne, « un grand admirateur de la gloire (du général Bonaparte) », ajoutant que son général « appelait de ses vœux secrets un homme de caractère et de génie qui eut l’audace de se placer au timon des affaires, qui put comprimer l’anarchie, et rendre à l’armée le lustre que lui méritaient ses services ». Et Savary de conclure : « Le vainqueur d’Arcole lui semblait seul pouvoir être cet homme »11. Ainsi, Bonaparte et Desaix étaient faits pour s’entendre, ce dernier ayant d’emblée conçu son rôle comme celui d’un loyal second.

11 En Italie, où les deux hommes attendent de s’embarquer, puis en Égypte, Savary nous montre un Desaix « avide de connaissances », actif dans les préparatifs et décidé dans l’action. Il est une sorte de héros romantique avant de devenir le « Sultan juste » : on le voit s’activer lors du débarquement devant Alexandrie, offrir sa monture pour qu’elle soit attelée à une pièce d’artillerie qui manque de chevaux de trait, interdisant tout pillage y compris lorsque l’armée harassée manque de tout12. L’aide de camp nous révèle même l’humanité de son chef dans cette campagne qui en fut souvent dénuée : « Le général Desaix aimait beaucoup les Turcs et souvent il priait le docteur Renoult de donner des soins à ceux d’entre eux dont l’influence et le crédit lui étaient nécessaires »13.

12 Lorsqu’il narre les négociations d’El-Arich, auxquelles il participa aux côtés de Desaix, Savary prend parti pour son chef contre le général Kléber qu’il juge trop pressé d’en finir afin de rentrer en France. Il remarque cependant que Desaix excellait plus dans le commandement que dans la diplomatie.

13 Suivant son général lors de son retour en Europe, Savary l’assiste encore lors de la campagne d’Italie. Il sert d’agent de liaison entre Desaix et Bonaparte à Marengo. C’est encore Savary qui retrouve le corps de Desaix sur le champ de bataille à la tombée de la nuit14. Il tente toutefois de rétablir l’équilibre et la vérité entre les mérites de Desaix et ceux de Kellermann qui, sans doute, prit une part décisive au succès. Napoléon lui- même ne disait-il pas : « Le petit Kellermann a donné bien à propos » ?

14 Comme Rapp, la mort de Desaix plonge Savary dans la tristesse... qui s’efface promptement lorsqu’il apprend qu’il devient aide de camp du Premier consul. À partir de ce moment, la carrière du futur duc de Rovigo est assurée. Les écrits de Sainte-Hélène 15 Nous sommes le 2 mai 1821. Au centre de l’Atlantique Sud, sur la petite île anglaise de Sainte-Hélène. Dans trois jours, Napoléon sera mort. Antommarchi, dernier médecin de l’Empereur est à son chevet. Dans ses mémoires, il raconte : « Deux heures après midi. La fièvre redouble. Délire. L’Empereur ne parle que de la France, de son fils, de ses compagnons d’armes. Steingel, Desaix, Masséna ! Ah ! La victoire se décide ; allez, courez, pressez la charge ; ils sont à nous »15. On recherchera en vain confirmation de ce

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témoignage dans les écrits du valet de chambre Marchand ou ceux du grand-maréchal Bertrand, autres témoins de la scène. Ni l’un ni l’autre ne rendent comptent qu’au milieu de son délire, Napoléon appela une dernière fois Desaix.

16 Peu importe au fond dans le cadre qui est le nôtre. Ce que nous constatons, c’est que – témoignages authentiques ou soigneusement réécrits –, les écrits de Sainte-Hélène poursuivent la construction du mythe de Desaix, qu’il s’agisse du Napoléon dans l’exil d’O’Meara, paru dès 1822, du Mémorial de Sainte-Hélène, paru en 1823, du Journal de Gourgaud, publié pour la première fois en 1899 ou, à un degré moindre (car trop récemment découverts pour avoir contribué à l’entretien du mythe), des Cahiers de Sainte-Hélène de Bertrand, déchiffrés et publiés seulement entre 1949 et 1959.

17 Dans ces principaux « évangiles » (Jean Tulard), comme dans d’autres écrits ou dictées de Sainte-Hélène, on ne trouvera pas un mot défavorable à Desaix. En une seule occasion, Gourgaud émet une ombre de critique pour défendre Kléber, souvent opposé au conquérant de la haute Égypte. Mais elle est discrète, n’émane pas directement de l’Empereur (mais de celui qui converse avec lui) et n’a donc que peu de conséquences sur le portrait de Desaix.

18 Les écrits de Sainte-Hélène ont sans le moindre doute contribué au renforcement de la légende de Desaix, créée sous le Consulat. Ils dressent un portrait moral (à tous les sens du terme) du général. C’est d’autant plus remarquable que le « tribunal de Sainte- Hélène », devant lequel comparurent les acteurs de l’épopée, rendit de sévères jugements, y compris là où on ne s’y attendait pas. Pendant ces années de captivité, Napoléon ressassa ses rancunes et entreprit d’offrir à la postérité, non seulement le compte rendu de ses actes, mais encore son opinion sur les hommes qui l’entourèrent. Dans ce jeu de massacre, Desaix apparaît comme un des mieux lotis.

19 Lorsqu’il parle de ce général à ses compagnons, Napoléon le compare souvent aux autres généraux de la Révolution et, singulièrement, à Kléber. « L’Empereur répétait à satiété que l’Égypte devait demeurer à la France et qu’elle y fût infailliblement demeurée si elle eût été défendue par Kléber ou Desaix », peut-on lire dans le Mémorial. Et, plus loin, il compare les deux hommes : « C’étaient ses deux grands lieutenants les plus distigués, disait-il ; tous deux d’un grand et rare mérite, quoique d’un caractère et de dispositions bien différents. Kléber était le talent de la nature : celui de Desaix était entièrement celui de l’éducation et du travail. Le génie de Kléber ne jaillissait que par moments, quand il était réveillé par l’importance de l’occasion, et il se rendormait aussitôt après au sein de la mollesse et des plaisirs. Le talent de Desaix était de tous les instants ; il ne vivait, ne respirait que l’ambition noble et la véritable gloire : c’était un caractère tout à fait antique »16. La comparaison avec Kléber est encore reprise dans le Journal de Gourgaud : « (Kléber) ne songeait qu’aux femmes et aux amusements de la capitale. Il n’aimait la gloire que comme le chemin des jouissances, tandis que Desaix aimait la goire pour la gloire. [...] Desaix était un tout autre homme ; si je l’avais laissé en Égypte, j’aurais conservé ma conquête »17. C’est ce jour-là que Gourgaud prend la défense de Kléber. Selon lui, Desaix n’avait pas commandé en chef avant la campagne d’Égypte tandis que Kléber a commandé l’armée du Rhin. Le mérite du second ne devait donc pas être sous-estimé. Napoléon le reconnaît et concède que la guerre contre les Turcs n’était « rien » comparée à ce que fit Kléber sur le Rhin.

20 Si l’on en croit les confidences de l’Empereur déchu, Desaix et lui étaient faits pour s’entendre... et ce d’autant que le premier ne contesta jamais la prééminence du second. Selon Napoléon, en effet, lorsque, général en chef de l’armée d’Italie, il

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rencontra Desaix, celui-ci avait déjà pour lui « la plus vive admiration »18. Quant à lui, il reconnut immédiatement la valeur de ce général venu de l’armée du Rhin et voulut se l’attacher. Desaix accepta et, fut, dès cet instant, l’élève de Bonaparte : « Desaix m’a souvent assuré en Égypte qu’avant d’avoir servi sous moi, il n’avait aucune idée de la guerre », confia Napoléon au général Gourgaud19. Une fois encore apparaît le « donnant-donnant » de la légende de Desaix : il était donc d’autant plus grand qu’il reconnaissait la valeur supérieure de Napoléon. Ce dernier appréciait tant son subordonné qu’il envisagea, nous dit-il, de lui donner la main de Désirée Clary, son ancienne fiancée, main sur laquelle il avait si peu de droits que l’intéressée se maria, et sans lui demander son avis, avec le général Bernadotte20. Il fallait que Desaix fût un homme de grande valeur pour avoir le droit de succéder à Napoléon dans les bras de Désirée.

21 Selon Napoléon, Desaix était, avec Marceau, Pichegru, Hoche et Kléber, un des meilleurs produits de la Révolution21. Mais alors que Pichegru devint son ennemi (et mourut dans des conditions suspectes au Temple), que Marceau disparut très vite de la scène militaire et politique, que sa rivalité avec Hoche s’acheva avec la mort de celui-ci, que Kléber lui en voulait beaucoup d’avoir abandonné l’armée en Égypte, il n’avait rien à craindre de Desaix. En Égypte, alors que tous le généraux maugréaient contre les difficultés de la campagne, « Desaix seul pensait comme moi »22 confia l’Empereur à Gourgaud.

22 Dans la relation des campagnes d’Égypte et de Syrie qu’il dicta à ses compagnons d’exil et qui constitue une partie des « mémoires » de Napoléon, le portrait de Desaix n’est pas moins flatteur. Lorsque Napoléon raconte la conquête de la haute Égypte, il explique pourquoi son choix se porta sur Desaix pour commander l’expédition : « Personne n’était plus propre à diriger une pareille opération que Desaix ; personne ne le désirait avec plus d’ardeur. Jeune, la guerre était sa passion ; insatiable de gloire, il connaissait toute celle qui était attachée à la conquête de ce berceau des arts et des sciences »23.

23 Las Cases écrit encore : « L’Empereur dit que sa mort a été la plus grande perte qu’il ait pu faire ; leur conformité d’éducation et de principes eussent fait qu’ils se seraient toujours entendus ; Desaix se serait contenté du second rang, et fût toujours demeuré dévoué et fidèle. S’il n’eût pas été tué à Marengo, le Premier consul lui eût donné l’armée d’Allemagne, au lieu de la confier à Moreau »24. « Un grand général n’est pas une chose ordinaire, confiait un autre jour l’Empereur à Gourgaud ; de tous les généraux de la Révolution, je ne connais que Desaix et Hoche qui eussent pu aller loin »25.

24 La mort de Desaix fut donc, selon Napoléon, un grand drame qui le privait d’un de ses meilleurs subordonnés. On relèvera, pour le plaisir de relever une des (nombreuses) erreurs de Las Cases, que le mémorialiste lui fait dire que Desaix fut tué « d’un coup de canon »26. À O’Meara, il déclara : « Kléber et Desaix furent deux pertes irréparables pour la France »27. Il se dit en outre fort affecté par des rumeurs le soupçonnant d’avoir fait tuer Desaix à Marengo : « Hoche périt subitement et avec des circonstances singulières qui donnèrent lieu à beaucoup de conjectures ; et comme il existait un parti avec lequel tous les crimes me revenaient de droit, l’on essaya de répandre que je l’avais fait empoisonner. Il fut un temps où rien de mauvais ne pouvait arriver que je n’en fusse l’auteur ; ainsi, de Paris, je faisais assassiner Kléber en Égypte ; à Marengo, je brûlais la cervelle à Desaix »28.

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25 Les écrits postérieurs à l’Empire constituent bien un pan important de la constitution du portrait légendaire de Desaix, jeune homme intelligent, brave, fidèle jusqu’à sacrifier sa vie pour préserver le destin de son « ami » Bonaparte. Ceux dont nous venons de parler ne sont qu’un échantillon de la littérature qui loue le « héros de Marengo ». À de rares exceptions près (dont la plus notable sont ceux de Gouvion Saint- Cyr) les mémoires du Consulat et de l’Empire, quel que soit le niveau de leur auteur, regorgent de ces louanges unanimes et sont le socle de la légende.

26 Ainsi, le valet de chambre Constant, dont les mémoires furent publiés en 1830, écrit, parlant de Marengo : « Malgré la victoire décisive que (le Premier consul) venait de remporter, il était plein de tristesse, et dit [...] plusieurs choses qui prouvaient la profonde affliction qu’il ressentait de la mort du général Desaix : Que la France venait de perdre un de ses meilleurs défenseurs, et lui son meilleur ami ; que personne ne savait ce qu’il y avait de vertu dans le cœur de Desaix, et de génie dans sa tête »29. Dans ses Mémoires d’Outre- Tombe, Chateaubriand aussi nous montre un Desaix « désintéressé, naïf et facile », admiratif devant Napoléon qui, pourtant, ne l’avait pas ménagé lors de la campagne d’Égypte, lui qui avait mérité le surnom de « Sultan juste » en montrant « autant d’humanité que de courage »30. Qualifié, dans ses mémoires, par le général Petiet comme « le plus brave, le plus probe et le plus vertueux des généraux français »31, Desaix est « une des gloires de la France » pour le général Boulart32.

27 Tous ces écrits prolongent l’effort de propagande qui avait débuté dès le lendemain de Marengo. Le bulletin de Police du 21 juin 1800 n’informait-il pas le gouvernement que « la perte du général Desaix (avait causé) les plus vifs regrets » dans l’opinion33 ? Ces regrets continuent à alimenter les vains débats sur ce qu’aurait put être l’avenir de Desaix.

28 Il nous semble plus important de constater que, par sa mort prématurée, Desaix a, si l’on ose dire, rendu un dernier service à Bonaparte en lui offrant la possibilité de le transformer en général à l’antique. Pour avoir été digne d’une telle admiration, d’une telle fidélité, d’une telle amitié et d’un tel sacrifice, Bonaparte ne pouvait être qu’un homme hors du commun.

NOTES

1.Gonzague Saint-Bris, Desaix, le sultan juste, Paris, Perrin, 1995, 220 pages. 2.Sur Rapp : Philippe Jéhin, Rapp, le sabreur de Napoléon, Strasbourg, La Nuée Bleue, 1999, 287 pages. 3.Sur Savary : Thierry Lentz, Savary, le séide de Napoléon, Metz, Serpenoise, 1993, 321 pages. 4.Mémoires du général Rapp (1772-1821), aide de camp de Napoléon, écrits par lui-même, Paris, Bossange, 1823, 439 pages. Pour cet article, nous utiliserons l’édition de 1895, revue et annotée par Désirée Lacroix (Garnier éditeur, 464 pages). 5.Ibidem, p. 4. 6.Lettre citée par P. Jéhin, Rapp, le sabreur de Napoléon, p. 78.

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7.Mémoires du duc de Rovigo pour servir à l’histoire de l’empereur Napoléon, Paris, Bossange, 1828, 8 volumes. Une réédition en cinq volumes a été publiée chez Garnier en 1900. Nous travaillons ici sur l’édition de 1828. 8.Jean Tulard, Nouvelle bibliographie critique des mémoires sur l’époque napoléonienne écrits ou traduits en français, Genèvre, Droz, 1991, p. 267. 9.Voir le Journal autographe du chef d’escadron Savary, aide de camp du général Desaix, depuis le départ de Malte jusqu’au retour du général Desaix en France que nous avons retrouvé, au S.H.A.T., dans les papiers du général Belliard (MR 544). 10.Mémoires du duc de Rovigo, I, p. 176. 11.Ibidem, I, p. 20. 12.Ibidem, I, pp. 50-97. 13.Ibidem, I, p. 131. La remarque de Savary signifie-t-elle, a contrario, que Desaix refusait son aide à ceux qui ne lui étaient pas « nécessaires » ? 14.Ibidem, I, pp. 283-284. 15.Cité par Jean Tulard, Napoléon à Sainte-Hélène, Paris, Robert Laffont, 1981, p. 731. 16.Comte Emmanuel de Las Cases, Le Mémorial de Sainte-Hélène, édition critique de Marcel Dunan, Paris, Flammarion, 1951, t. I, p. 172. 17.Général baron Gougaud, Journal de Sainte-Hélène. 1815-1818, préface et notes d’Octave Aubry, Paris, Flammarion, 1947, t. II, p. 173. 18.Le Mémorial de Sainte-Hélène, II, p. 427. Ici, Napoléon et ses aides de camp, notamment Savary, se rejoignent. Mais le duc de Rovigo écrivit ses Mémoires plusieurs années après la parution du Mémorial. Se considérant lui-même comme le « séide » de Napoléon, n’aurait-il pas fait en sorte que son témoignage confirme point par point celui de son ancien maître ? La question doit au moins être posée. Une réponse positive renforcerait d’ailleurs l’hypothèse de la création volontaire de la légende « romantique » de Desaix par Napoléon. 19.Journal de Sainte-Hélène, II, p. 51. 20.Général Bertrand, Cahiers de Sainte-Hélène. Janvier-mai 1821, déchiffrés par Paul Fleuriot de Langle, Paris, Albin Michel, 1959, p. 42. 21.Le Mémorial de Sainte-Hélène, II, p. 576. 22.Journal de Sainte-Hélène. 1815-1818, I, p. 244. Cette information est infirmée par certaines lettres de Desaix à ses aides de camp, citées, lors du colloque de Riom, par M. Philippe-Jean Vidal. 23.« Campagne d’Égypte et de Syrie », Correspondance de Napoléon 1er, t. XXIX, p. 517. 24.Le Mémorial de Sainte-Hélène, I, p. 173. 25.Journal de Sainte-Hélène. 1815-1818, II, p. 324. 26.Le Mémorial de Sainte-Hélène, I, p. 173. 27.Barry E. O’Meara, Napoléon dans l’exil, présentation, notes et introduction de Paul Ganière, nouvelle traduction de Charles-Otto Zieseniss, Paris, Fondation Napoléon, t. I, p. 221. 28.Le Mémorial de Sainte-Hélène, I, p. 575. Déclaration identique chez O’Meara, Napoléon dans l’exil, I, 359. 29.Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l’Empereur, Genève, éd. 1978, t. I, p. 24. 30.Chateaubriand, Mémoires d’Outre-Tombe, édition de Jean-Paul Clément, Paris, Gallimard, 1998, pp. 1179 et 1165. 31.Mémoires du général Auguste Petiet, hussard de l’Empire, texte établi par Nicole Gotteri, Paris, SPM, 1996, p. 275.

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32.Mémoires du général baron Boulart, édition de Jacques Jourquin, Paris, Tallandier, 1992, p. 76. 33.A. Aulard, « Tableau de la situation de Paris du 3 messidor an VIII », Paris sous le Consulat, Paris, 1903, t. I, p. 437.

RÉSUMÉS

Les mémoires des acteurs de l’épisode napoléonien (comme ceux de Rapp et Savary), et les écrits de Sainte-Hélène (Las Cases, Antommarchi, Gourgaud, O’Meara, Bertrand) ont contribué à rendre populaire le portrait d’un Desaix intelligent, magnanime, un des meilleurs généraux de la Révolution. Ce portrait est rehaussé par les sentiments d’amitié et d’admiration que Desaix aurait nourris à l’égard de son chef Bonaparte. Réciproquement, Napoléon a contribué à grandir la mémoire de celui qui sacrifia sa vie pour le sauver à Marengo. La légende de Desaix, général à l’antique, créée dès le Consulat, se fonde, entre autres facteurs, sur ce type de récits.

The Legend of Desaix in the Memoirs of Two of his Aides-de-camp and in the writings of Saint Helena. The memoirs of those who took part in the Napoleonic saga (such as Rapp and Savary) and the writings of Saint-Helena (Las Cases, Antommarchi, Gourgaud, O’Meara, Bertrand) have contributed to the popular image of Desaix as intelligent, magnanimous and one of the best generals of the Revolution. This image is strengthened by the feelings of friendship and admiration Desaix is said to have nurtured towards his chief Bonaparte. Reciprocally, helped magnify the memory of the man who sacrificed his life to save him at Marengo. The legend of Desaix, a general in the antique mould, created under the Consulate, is based in large part on this type of narrative.

INDEX

Mots-clés : Desaix, légende napoléonienne, mémoires

AUTEUR

THIERRY LENTZ Directeur de la Fondation Napoléon

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Autour de la statue de Desaix par Nanteuil, place de Jaude à Clermont- Ferrand

Antoinette Ehrard

1 À Clermont-Ferrand, le 12 août 1848, au coucher du soleil, retentit une salve de vingt et un coups de canons tirée sur la place de la Poterne, tandis que sonnent les cloches de toutes les églises. Le lendemain, au lever du soleil, est encore tirée, au même lieu, une pareille salve d’artillerie. Quel événement explique ces sonores manifestations ? La proclamation de la Seconde République ? Trop tard ou trop tôt. La République avait été proclamée à Paris le 25 février 1848 ; la Constitution du 4 novembre ne le sera dans la capitale que le 12 novembre, dans les provinces le 19. Il s’agit pourtant, en août, du début de grandes cérémonies liées à la naissance du nouveau régime : l’inauguration du monument au général Desaix, sur la place de Jaude.

2 Faut-il pour autant considérer l’œuvre comme une création « révolutionnaire » ? La place qu’elle tient dans la série de monuments dédiés à Desaix ainsi que l’histoire de sa commande et son style conduisent à mettre en garde contre une interprétation hâtive. La mémoire de Desaix 3 En effet, de la chute de l’Empire à l’avènement de la Seconde République la mémoire de Desaix n’est pas entièrement effacée, même sous la Restauration. La fontaine de Percier et Fortin construite en 1802 en hommage à Desaix reste en place à Paris, de même que celles de Riom et de Clermont-Ferrand1.

4 Sans doute la statue colossale élevée en 1810 par Dejoux place des Victoires2 a-t-elle été fondue en 1814, en même temps que celle de Napoléon surmontant la colonne Vendôme. Le bronze fut utilisé pour la statue équestre d’Henri IV sur le Pont-Neuf (Lemot, 1818), geste autant politique qu’économique : la statue de Desaix avait été élevée à l’emplacement de celle de Louis XIV par Desjardins, détruite en 1792.

5 De façon en revanche positive bien que discrète Desaix réapparaît dès 1820 dans la Galerie métallique des grands hommes français, avec une médaille de Gaunois. Sur l’avers figure son profil, avec l’inscription : « L.C. Ant. Desaix » ; sur le revers : « Né à Ayat en

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MDCC.LXVIII. mort en M. DCCC Galerie métallique des grands hommes français 1820 ». Mais entre sa naissance et sa mort, ce « grand homme » n’a pas d’histoire. Trois ans plus tard, sans que la lettre fasse référence à la Révolution ni à la République, la grande gravure à l’aquatinte dessinée par Martinet, Actions glorieuses et faits d’armes du Général Desaix (30,5 x 46 cm), sera plus explicite. Quatre moments y sont retenus : le blocus de Mayence et le passage du Rhin, en Égypte la bataille de Sediman, enfin Marengo, le 14 juin 1800. Sur la stèle qui supporte au centre le buste de Desaix on peut lire « À la postérité », référence aux dernières paroles attribuées à Desaix depuis le bulletin du 26 prairial an VIII : « Allez dire au Premier consul que je meurs avec le regret de n’avoir pas fait assez pour la postérité »3. Faut-il ici comprendre : à Desaix, la postérité ?

6 Mais c’est surtout, on n’en sera pas étonné, sous la monarchie de Juillet que le texte et l’image revivifient le culte de Louis Desaix, officier du roi et général de la République. La politique de réconciliation nationale de Louis-Philippe se manifeste notamment dans les grandes commandes qui mettent l’accent sur la continuité de l’histoire de la France. Avec le nom des généraux de la République et de l’Empire, celui de Desaix est inscrit sur l’ de l’Étoile que Louis-Philippe fait achever, de 1833 à 1836. Simultanément est créé, dans l’aile du midi du château de Versailles, le musée de l’Histoire de France, inauguré en 1837. Pour la Galerie des Batailles les artistes reçoivent commande de peintures célébrant la vie militaire de la France depuis Tolbiac jusqu’au siège de la citadelle d’Anvers (23 déc. 1832). En 1835, la salle des États généraux, la salle du Sacre et de 1792, la salle des campagnes de 1793 à 1796 sont ouvertes, aboutissant à la salle de 1830. C’est pour cette dernière que Charles-Nicolas Toussaint (1732-1845) peint le grand Passage du Rhin par l’armée française à Kehl sous le commandement de Desaix et du général en chef Moreau le 24 juin 1796 (huile sur toile, 2,70 x 3,60 mètres).

7 Depuis la publication du Mémorial de Sainte-Hélène par le comte de Las Cases en 1823, l’histoire de Napoléon avait cessé d’être un sujet tabou et les compagnons de Bonaparte voient rejaillir sur eux un peu de sa gloire. C’est ainsi que dans l’Histoire de Napoléon de Laurent de l’Ardèche, éditée par Dubochet en 1838, illustrée d’après des dessins d’Horace Vernet, une lithographie (p. 97) imagine la première rencontre, en Italie, entre Bonaparte et Desaix, représentés conversant amicalement au cours d’une promenade.

8 La mémoire de Desaix n’est pas seulement honorée par des monuments ou publications nationales. Sa province natale et celles qu’il a défendues en gardent le souvenir. À l’automne 1830, autour du monument de Strasbourg élevé en 1802 par les soldats de l’armée du Rhin en mémoire de leur général4, l’Alsace lui rend un spectaculaire hommage : Hommage rendu à la mémoire des généraux Kléber et Desaix, le 10 octobre 1830, par la garnison et par la Garde nationale de Strasbourg : intermède mêlé de vers, de chants et d’évolutions militaires, par un garde national, musique de M. Demouchy, Strasbourg, imp. Silbermann, 1830.

9 L’Auvergne n’est pas en reste. Déjà, le 20 novembre 1820, la ville de Clermont-Ferrand avait donné au boulevard de la Préfecture (en 1793 « boulevard du Département ») le nom de « rue Desaix ». Dix ans plus tard, à Riom, Degeorge, architecte du Palais de justice depuis 1823, commence à construire le Château d’eau, fontaine qui aurait dû recevoir sur ses huit faces les statues de huit grands hommes de la région : Michel de l’Hospital, Chabrol, Arnauld, Pascal, Domat, Delille, Thomas et Desaix. Mais pour des raisons financières, le décor ne fut pas réalisé5.

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10 L’intérêt pour Desaix va se concrétiser d’abord dans les textes, moins dispendieux. En 1830, avant même les journées de Juillet, un concours avait été ouvert par la Société académique de Clermont. Les écrivains locaux étaient invités à célébrer en vers la gloire de leur compatriote. Alexandre Guillaume publiera à Paris son poème, Desaix, la Révolution et autres poésies. Élizabeth Celnart ne publiera le sien, à Clermont, que l’année suivante, dans une brochure intitulée : De l’éclectisme en littérature, suivi de Desaix et autres poésies. Essais… La même année, c’est au tour de C. A. Ravel de faire paraître, à Clermont toujours, Desaix, poème lyrique, suivi de l’anniversaire des trois journées.

11 La qualité littéraire de ces textes n’est pas notre sujet. Ce qui importe, c’est ce que manifestent ces alexandrins et octosyllabes pompeux : éloge du courage et des vertus morales dans le premier texte, référence sans honte à la révolution de 1830 dans le dernier. Le poème d’Élizabeth Celnart mérite, en dépit de sa lourdeur, d’être lu d’un peu près. L’auteur y introduit une variante dans les dernières paroles supposées du héros : « Que n’ai-je encore plus fait pour servir ma patrie » et non plus « pour la postérité ». Aucune allusion au Premier consul. En revanche, Élizabeth Celnart évoque avec enthousiasme le drapeau de la République. Décrivant les cérémonies funèbres du Grand-Saint-Bernard, elle écrit : « sur le faîte [des Alpes] / flotte d’un étendard le voile glorieux, / celui de Marengo. Gloire ! gloire immortelle, / Salut, drapeau vainqueur ! drapeau libre, salut ! / Tu fis trembler les rois [...] ». Puis faisant allusion à l’occupation de la France au retour des Bourbons et à la destruction de la statue de la place des Victoires : « L’étranger dans Paris fait la loi./ Il envahit le mont consacré par ta cendre ; / Ton bronze glorieux du socle va descendre ; / Ton bronze détrôné par l’image d’un roi... »6. Pour conclure : « Au soleil qu’importe un nuage ! / Au nom consacré d’âge en âge :/ Qu’importe le destin d’un bronze passager ? ». Écrits en mai 1830, ces vers pesamment mal pensants ne reçurent que le second prix, le premier étant attribué à Alexandre Guillaume. La statue de Nanteuil 12 Bientôt va naître en Auvergne un projet plus ambitieux. Le 23 août 1838, 70 ans après la naissance de Desaix (17 août 1768), le Conseil général du Puy-de-Dôme, qui, à la première séance de la session (20 août), venait d’élire le comte Beker à sa présidence, décide l’érection d’une statue de Desaix pour la ville de Clermont7.

13 L’Auvergne possédait déjà un monument à la mémoire de Desaix, la fontaine dite la «Pyramide» de l’architecte Laurent (1801). Mais ce dernier monument était resté inachevé, puisque les quatre bas-reliefs dessinés par le sculpteur Chinard ne furent pas exécutés. La ville de Clermont ne reçut que le groupe de marbre actuellement conservé au musée d’Art Roger-Quilliot, la Mort de Desaix, qui ne figura jamais à la base de l’obélisque architecturé8.

14 Il s’agit ici d’une intention différente dans la mesure où le monument sera une simple effigie. Une telle initiative se place dans la continuité du culte des grands hommes instauré dès avant la Révolution. En 1776, le comte d’Angiviller avait commandé une série de statues d’hommes célèbres pour la Grande galerie du Louvre. À la Restauration, Louis XVIII projette de faire orner le pont Louis XVI (pont de la Concorde) de 12 statues de grands hommes et Louis-Philippe commande la série des bustes de grands hommes pour la Galerie historique de Versailles. Outre ces grandes commandes d’État, les sculpteurs reçoivent celles des villes qui souhaitent honorer leurs compatriotes illustres. Dans les années 1830-1840, David d’Angers crée les statues de Corneille pour

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Rouen (1831), de Gutenberg pour Strasbourg (1840), du Roi René pour Aix-en-Provence (1840), etc.

15 Mais, bien que la statue de Desaix doive être implantée dans la capitale auvergnate, Clermont-Ferrand n’est pas la ville natale de Desaix. Aussi n’est-ce pas la ville qui est à l’origine de la commande, mais le Conseil général du Puy-de-Dôme, représentatif des différentes communes du département où Desaix a vécu : Ayat-sur-Sioule où il est né, Charbonnières-les-Varennes où il a passé son enfance (Veygoux), Effiat où il fut élève de l’École royale militaire.

16 La décision prise, le Conseil général va devoir choisir un projet.

17 Un projet de statue équestre est présenté par Antonin Moine. Ce dernier (1796-1849) n’était pas un inconnu. Il avait fait des débuts de peintre paysagiste puis s’était tourné vers la sculpture. Après un certain succès au Salon au début des années 1830, il venait d’exécuter les naïades et les tritons des fontaines de la place de la Concorde, achevée en 1836. La maquette conservée dans les musées de Clermont (plâtre, 62 x 49,5 x 27,5 cm.) représente, sur un cheval prêt à se cabrer, un cavalier en uniforme de général, la redingote flottant sur la croupe du cheval, tenant les rênes de la main gauche, le buste et la tête tournés vers l’arrière, le bras droit tendu qui devait brandir une épée maintenant disparue ; le visage, encadré de longs cheveux est surmonté d’un bicorne empanaché (Fig. 1). Non pas le monument purement architectural de Laurent ou d’Attiret, non pas le héros mort ou mourant de Moitte ou Chinard, ni la sublimation antiquisante de Dejoux, mais un Desaix vivant et résolument moderne.

Fig.1 – Antonin Moine,Maquette d’un monument à Desaix, plâtre, 1848. Musées de Clermont-FD

18 Mais, à ce projet qui ne manque pas de fougue, les commanditaires préfèrent celui du Charles-François Lebœuf, dit Nanteuil (1792-1865)9. Ce dernier, de quelques années plus âgé que Moine, jouissait d’une réputation plus ancienne. Prix de Rome de sculpture en

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1817, il s’était fait connaître au Salon en 1822, avait travaillé pour le Panthéon et l’église Notre-Dame-de-Lorette et venait d’être élu à l’Institut. La réalisation d’une statue équestre a-t-elle paru trop coûteuse ? Le prestige de l’Institut suffit-il à primer toute autre considération ? Quoi qu’il en soit, le choix de cette «valeur sûre» ne fut pas une économie. Par contrat, l’artiste s’engageait à faire pour la somme de 30 000 F : « la statue du général Desaix, de fournir le bronze et la main-d’œuvre et de faire tous les frais que nécessiterait cette statue »10. Or, le Conseil général avait voté un crédit de 12 000 F et la ville de Clermont, le 29 août, une somme de 6 000 F. Une souscription rapporte 8592 F. Total : 26592 F. Dans ces conditions, la commande n’est pas exécutée immédiatement. La statue ne sera achevée qu’en 1844. En 1845, pour en assurer le paiement, le duc de Morny, député du Puy-de-Dôme depuis trois ans, obtient une subvention de l’État de 3000 F. Le bronze restera à Paris dans l’atelier de Nanteuil jusqu’en 1848.

19 Nanteuil fait également le choix esthétique du costume contemporain. Desaix, plus grand que nature, en uniforme, debout, dans un mouvement de marche à peine esquissé, prend appui sur la jambe droite, la jambe gauche en avant. Sa main gauche s’appuie sur son épée. Son bras droit, très peu soulevé, est tendu vers l’avant, index pointé vers le sol. Il est coiffé d’un volumineux bicorne. Un grand manteau jeté sur son épaule gauche tombe à l’arrière jusqu’au sol en plis épais, assurant l’équilibre de la statue. À ses pieds, un boulet, bien qu’il ait été tué par une balle ; mais le projectile mortel doit être visible. (Fig. 2)

Fig. 2 – Nanteuil, Desaix, bronze, 1844 ; piédestal de 1903. Clermont-Fd., place de Jaude. État actuel. Photographie (c) (92) Inventaire général. S.P.D.E.M. Cliché Choplain-Masion.

20 Entre la commande et l’arrivée du monument à Clermont, Thiers avait commencé à publier l’Histoire du Consulat et de l’Empire (1845-1862), illustrée, dont le tome IV comprend une lithographie d’Alfred Revel d’après un dessin de Karl Girardet, Desaix à

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Marengo (Desaix à cheval). En Auvergne, le souvenir du héros auvergnat est ravivé par deux initiatives : en 1842, F. Maury publie à Clermont Desaix dans la Thébaïde, poème en trois chants, ouvrage couronné par l’Académie de Clermont. La même année, un jeune artiste clermontois, Louis Devedeux (1820-1874), qui venait de faire ses débuts au Salon de Paris (1838), entreprend dans son atelier parisien une grande peinture très colorée (2,495 x 1,662 mètres) qu’il donnera au musée de sa ville, Desaix en Égypte11.

21 Deux ans après, un avocat clermontois, Louis-Charles-Antoine Allemand, publie un Essai sur le général Desaix.

22 Le héros de Marengo peut revenir dans sa province natale, il y est attendu.

23 La Seconde République proclamée, le bronze de Nanteuil quitte enfin Paris. Reste à financer le piédestal qui supportera les 3 200 kg de bronze.

24 Alors commence une longue et assez sordide aventure. Un dessin conservé aux archives communales de Clermont prévoit un piédestal de 5 mètres de haut, en pierre de Volvic. Le devis – matériau, maçonnerie, grille, marbre – s’élève à 5 567, 56 F. Or les sommes rassemblées couvrent péniblement le coût du bronze. Pour les cérémonies d’août 1848, la statue fut donc placée sur un piédestal « provisoire » – type d’aménagement dont on connaît l’habituelle durée – en brique, plâtre et bois, entouré d’une grille légère, déjà tombée deux ans plus tard. Il fallut attendre 1861 pour que ce piédestal soit, non pas remplacé, mais simplement « restauré », entouré d’une nouvelle grille et éclairé par deux réverbères (Fig. 3 et 4). Le haut piédestal que nous voyons aujourd’hui a été élevé en 1903, à l’occasion de l’implantation du Vercingétorix de Bartholdi sur la place de Jaude. Les deux héros auvergnats se font face, de part et d’autre de la grande place rectangulaire. La volonté d’harmoniser cet aménagement urbain conduit à construire, pour la statue de Desaix, un piédestal composé des mêmes matériaux que celui qui supporte Vercingétorix : granit, pierre de Ruoms, pierre de Comblanchien, plaques de marbre. De plus, afin d’équilibrer la hauteur des monuments, le piédestal de Desaix, pourtant déjà jugé trop haut en 1848, est surélevé : 6 mètres de haut, plus élevé que l’effigie du héros, au détriment de celle-ci12.

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Fig.3 – La place de Jaude à la fin du XIXe siècle avec le monument à Desaix.Photographie ancienne, documentation Musées de Clermont-Fd.

Fig. 4 – Statue du général Desaix, carte postale ancienne. Le texte manuscrit est édité avec la carte. Collection particulière.

25 Bien que « provisoirement » installée, la statue de bronze est inaugurée avec faste le 13 août 1848, en présence des autorités civiles et militaires – mais sans représentation des autorités ecclésiastiques, bien que les écoles chrétiennnes soient associées au défilé – de la famille Desaix et des Vétérans, ses compagnons d’armes. Le programme de la « Fête départementale pour l’inauguration de la statue du général Désaix » [sic] 13 précise notamment : « La place de Jaude sera décorée de mâts, de drapeaux et d’oriflammes, de faisceaux et d’emblèmes, rappelant l’époque et la gloire militaire de Desaix ; l’épée du général, ses armes et l’habit d’uniforme qu’il portait à Marengo, seront exposés au pied de la statue. » Or, on sait qu’après sa mort Desaix avait été dépouillé de ses vêtements sur le champ de bataille, à l’exclusion de sa chemise, trop imbibée de sang. Sa longue et abondante chevelure avait permis à Savary de le distinguer dans l’obscurité parmi les nombreux cadavres. Mais l’authenticité d’une relique est-elle indispensable au culte ?

26 À 11 heures, partant de la Préfecture et arrivant place de Jaude, un grand cortège parcourt la ville. Une salve de 10 coups de canon est tirée au moment du départ, une autre quand le statue est découverte. Suivent les discours, des musiques, des chœurs chantant des hymnes patriotiques, puis vient le défilé des troupes, ponctué de tirs de canon. Le soir, la place de Jaude et tous les édifices publics sont illuminés. À partir de six heures, des orchestres sont établis sur trois places de la ville pour des danses publiques. Il convient de noter que le programme signé du préfet, Dujardin-Beaumetz, demande aux « citoyens » (et non seulement aux habitants) de la place de Jaude de pavoiser leurs croisées et d’illuminer leurs maisons. « Tous les citoyens » sont invités à reconnaître l’autorité des Commissaires porteurs d’un brassard tricolore, chargés de veiller au détail de la fête. Car il s’agit bien d’une fête républicaine. Sur le monument étaient écrites les dernières paroles prêtées au héros, avec une variante notable :

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« Allez dire au Premier consul que je meurs avec le regret de n’avoir pas fait assez pour la République ». Et non plus : « pour la postérité ».

27 Au pied du monument s’élève la voix vibrante du jeune avocat clermontois A. Montander14 : « Consolez-vous, ombres chères et sacrées, votre espérance et votre désir ne seront pas trompés. À côté du monument d’airain élevé à votre mémoire, nous en éleverons un autre plus digne de vous ; nous fonderons la République que vous aimiez, comme vous l’aimiez, grande et pure comme votre gloire, immortelle comme votre souvenir, car nous la fonderons sur la triple base de la Justice, de l’Ordre et de la Liberté. »

28 Pourtant la devise de la République, qui figure sur le programme officiel, est bien « Liberté, Égalité, Fraternité ». Mais nous sommes en août, et non plus en février 1848. Après les journées de juin, le parti de l’Ordre a triomphé. L’effigie de la République, en statuaire, en monnaie, en gravure, bientôt en timbre, ne porte pas le rouge bonnet phrygien, elle ne tient pas les armes ni ne dévoile une généreuse poitrine. Chastement drapée, elle est couronnée de lauriers ou d’épis de blé15. Prudente République conservatrice qui conserve la Liberté mais remplace l’Égalité par l’Ordre et la Fraternité par la Justice !

29 Quoi qu’il en soit, l’ombre de Desaix n’a pas à se plaindre, ces années-là, de la postérité.

30 À l’occasion de l’inauguration de la statue, un artiste né à Clermont en 1820, Morel- Ladeuil qui travaillait à Paris depuis l’âge de 14 ans chez un fabricant de bronzes, revient s’installer de 1846 à 1848 à Clermont où il crée un grand médaillon de bronze (diamètre 16,6 cm) portant des inscriptions en creux : « À Desaix l’Auvergne 13 Août 1848 ». Signé à gauche : « L. Morel ». Marqué en bas : « Fod Barbier et Daubrée ». Sans égaler le vibrant Bonaparte de David d’Angers, ce portrait sensible, qui présente un Desaix un peu mélancolique, n’est pas sans mérite (Fig. 5).

Fig. 5 – Morel-Ladeuil, À Desaix l’Auvergne, 1848, médaillon bronze, Musées de Clermont-Fd.

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31 Simultanément, en 1847, la commune de Combronde commande, par souscription, une fontaine « égyptienne » en pierre de Volvic au sculpteur volvicois Michel Channeboux. Le monument évoquant la campagne d’Égypte sera inauguré en 1849. Au-dessus d’un bassin circulaire s’élève une fontaine cubique. L’eau coule de la bouche du dieu Osiris. Au-dessus, sur un fût circulaire, sont sculptées deux gloires ailées qui tiennent des couronnes de laurier. Une sphère couronne l’ensemble. Deux plaques de marbre blanc portent des inscriptons gravées. Sur l’une, les victoires de Desaix : « Wissembourg. Kehl. Thèbes. Les Pyramides. Marengo. » Sur l’autre une variante des improbables dernières paroles de Desaix : « Allez dire au Premier consul que je meurs avec le regret de n’avoir pas assez fait pour la patrie et la postérité. » À la postérité s’ajoute la patrie, dans une formule qui honore l’esprit de synthèse des citoyens de Combronde

32 L’installation et l’inauguration du monument clermontois suscitent aussitôt la publication à Clermont d’ une prolifération de textes :

33 – Anonyme, Chanson pour l’inauguration de la statue de Desaix ; dédiée aux gardes nationaux du Puy-de-Dôme. – Brugiliolle, Vie de Desaix et Programme de la fête départementale pour l’inauguration de sa statue sur la place de Jaude à Clermont. – Hervier, Notice historique du général Desaix, Août 1848 – L’Inauguration de la statue de Desaix par une dame de Clermont. – Adolphe Mazure, inspecteur de l’Académie de Clermont, Vie du général Desaix publiée à l’occasion de l’inauguration de sa statue sur la place de Jaude à Clermont-Ferrand, le 13 août 1848. – Pasteur J. Viguier, À Desaix. Pour l’inauguration de sa statue, à Clermont-Ferrand.

34 Bientôt paraît la première grande monographie de Desaix, écrite par F. Martha-Beker, Études historiques sur le général Desaix, Clermont, 1852. Après le décès de son oncle Bager- Beker, beau-frère du général (qui avait épousé en 1800 Françoise des Aix), Martha- Becker prend connaissance des archives familiales, sur lesquelles il se fonde16.

35 Le Second Empire sera plus discret. Rien d’étonnant à cela : un autre héros, autrement prestigieux, occupe la scène. Toutefois, au Salon de 1857 figure une Mort de Desaix, peinture d’Eugène Ginain. Desaix et l’esprit républicain 36 Une question a été posée au cours de ce colloque : Desaix était-il républicain ? Que la réponse soit positive, négative ou dubitative, une chose est sûre : s’il n’était pas républicain de son vivant, il l’est devenu dans la postérité. Desaix apparaît d’abord comme l’homme de la réconciliation. Sans doute est-il un militaire héroïque, un de « ces braves morts pour la patrie et pour la liberté » auxquels est élevée en 1800 une « colonne nationale » sur la place de la Révolution (actuelle place de la Concorde)17. Mais tel n’est pas son seul rôle.

37 Les premières manifestations en son honneur ont lieu à Paris à une date où la France souhaite en finir avec la Révolution. En 1800, la population aspire à la paix. Après Marengo, la victoire semble ouvrir une paix définitive à laquelle aspire la population et Bonaparte apparaît comme un faiseur de paix. Paix extérieure, paix intérieure aussi. La grande fête funèbre du Temple de Mars (les Invalides) est datée, selon le calendrier révolutionnaire, du 25 messidor. Ce 14 juillet « vieux style » n’évoque pas la prise de la Bastille. Au contraire, il s’agit d’une « Fête de la Concorde ». Autant que Desaix, la spectaculaire cérémonie honore Turenne, le grand militaire de l’Ancien Régime, qui avait eu l’honneur exceptionnel d’être enseveli auprès des rois de France à Saint-Denis et dont le corps sera transféré en septembre aux Invalides18. Ces honneurs conjoints symbolisent, par une image forte, au moment où les émigrés commencent à rentrer en

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France, la volonté de réduire la fracture opérée dans la société par la Révolution. Déjà, l’année précédente, la grande peinture de David, l’Intercession des Sabines (1799, Musée du Louvre), exprimait ce souhait de voir cesser les luttes fratricides19.

38 Chronologiquement, le Desaix de 1848 est encore figure de transition, entre la monarchie de Juillet et la Seconde République. Mais sous la Troisième République Desaix va devenir une icône républicaine.

39 En 1888, des notables de Saint-Gervais d’Auvergne créent un comité pour l’érection, à Ayat-sur-Sioule, d’un monument commémoratif de ses campagnes. Arnaud, architecte à Clermont, élève une haute stèle de granit ornée d’un portrait de Desaix en bronze et gravée d’un long texte biographique. Le monument est entouré de quatre canons. « Alors la République avait une pléiade De généraux étincelants, Ce fut une saison d’Homère, une Iliade D’exploits, d’audaces, de talents... »

40 Ainsi commence l’ode qu’Emmanuel des Essarts, professeur à la faculté des Lettres de Clermont et auteur, en 1869, de Poèmes de la Révolution, avait composée pour l’inauguration, le 17 août 189020.

41 Le même auteur composa une Ode triomphale récitée à Clermont devant le Desaix de Nanteuil, centre des grandes cérémonies des 30 juin et 1er juillet 1900 pour le centenaire de Marengo. Un haut portique en hémicycle, portant les noms des principaux faits d’armes de Desaix, avait été construit autour de la statue (Fig. 6). À l’exposition rétrospective des armées de terre et de mer, Étienne Clémentel, commissaire général de l’exposition21, faisant écho au portrait exalté que Michelet avait tracé de Desaix dans son Histoire de la Révolution, « Desaix, le plus pur de l’armée »22, célèbre « Celui qui fut le modèle le plus pur des héros de la République ». Ville pavoisée, défilé des troupes et des délégations, discours du général André, ministre de la Guerre... Les fêtes commémoratives sont résolument militaires et républicaines. Après la tentative du général Boulanger et l’Affaire Dreyfus, la Troisième République met en valeur le plus jeune général de la Première République. Autant qu’à Desaix, c’est à l’armée de la République que des Essart adresse ces vers : « Ce flot envahisseur submergeait la Patrie, Si l’Armée où toujours l’honneur étincela, Impétueuse avec une noble furie, N’avait répondu : “Halte-là !” [Desaix tomba mort à Marengo] Mais vivant dans les cœurs et dans la renommée Il se dresse à nos yeux sur un civique autel, Impérissable autant que la France et l’Armée Mort vainqueur et mort immortel. »23

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Fig. 6 – Fêtes du 1er juillet 1900 autour de la statue de Desaix. Photographie, collection particulière.

42 La même année 1900, le Conseil municipal de Riom sollicite de la ville de Paris l’envoi de la fontaine de Percier et Fortin, reléguée au dépôt des marbres depuis 1875 en raison des travaux d’agrandissement du Palais de Justice. Étienne Clémentel, maire de Riom, en obtient le don. Transportée à Riom, restaurée, elle fut inaugurée en 1906 lors de fêtes grandioses, subventionnées en partie par le Conseil général du Puy-de-Dôme24.

43 Et aujourd’hui ? Le monument de 1848 est toujours en place. Les plaques de marbre portent les inscriptions de 1903. Sur la face postérieure on peut lire : « Né à Saint- Hilaire d’Ayat le 27 août 1768 mort à Marengo le 14 juin 1800 ». Cette dernière inscription fait problème : la commune de Saint-Hilaire d’Ayat a changé de nom à la Révolution, pour devenir «Ayat-sur-Sioule». Le curieux qui chercherait aujourd’hui sur la carte, d’après cette inscription, le village natal de Desaix serait bien en peine de le trouver. Aussi la Ville de Clermont vient-elle d’accéder à la demande de la commune d’Ayat-sur-Sioule : placer sur la plaque, en surcharge, un bandeau gravé signalant le changement de nom.

44 Mais en dehors de cette anecdote, le monument de 1848 tient-il encore une place dans l’imaginaire collectif ? Alors que le Vercingétorix de Bartholdi a encore joué au cours du xxe siècle un rôle de symbole de résistance à l’ennemi et de liberté d’expression25, le Desaix de Nanteuil est bien effacé.

45 Faut-il en chercher la cause dans le relatif oubli qu’a subi Desaix dans la première moitié du xxe siècle ? Mais en 1954 Armand Sauzet publie Le Sultan juste26 ; en 1968 Ayat célèbre le bicentenaire de la naissance de l’enfant du pays. La mémoire de Desaix est revivifiée à la fin du siècle : exposition Desaix, général, au musée Bargoin de Clermont en 1983 ; en 1997 communication et exposition sur son voyage en Italie, à l’occasion du colloque sur La République directoriale 27 ; la même année acquisition par la commune de

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Charbonnière-les-Varennes du manoir de Veygoux où Desaix avait passé son enfance28 ; en 1992 et 2000, restauration des deux monuments de Riom ; en 1998, de la fontaine de Combronde. Le bicentenaire de Marengo donne lieu à de nombreuses manifestations dans le Puy-de-Dôme : à Ayat-sur-Sioule, les 16 et 17 juin, en présence d’Alain Richard, ministre de la Défense ; à Effiat, le 23 juin ; à Riom, de janvier à juin, dont, en mai, le présent colloque. Mais rien ne s’est passé au pied du bronze de Nanteuil.

46 Ce désintérêt ne s’explique-t-il pas par la «médiocrité désespérante» de l’œuvre, aussitôt déplorée en 184829 et la confusion de son environnement ? L’énorme bicorne plonge dans l’ombre, quelle que soit l’heure de la journée, un visage au demeurant sans expression. Le bras tendu doigt pointé vers le sol évoque plutôt un dresseur de chiens qu’un entraîneur d’hommes. Dominant à peine la mêlée, Desaix montre du doigt un hétéroclite champ de bataille : une esplanade encombrée de végétation, de lampadaires, de fontaines, de kiosques, de toiles de tentes... Une telle statue, raide, massive, insignifiante, évoque fort mal un personnage beaucoup plus complexe que les images hagiographiques ne le laissent penser.

NOTES

1.Monuments antérieurs à 1814 : fontaine par Laurent, Clermont-Ferrand, place du Taureau, 1801. – Fontaine par Percier et Fortin, Paris, place Dauphine, 1802 – Cénotaphe de Strasbourg par Weinbrenner et Ohmacht, 1802. – Fontaine par Attiret, Riom, Pré-Madame, 1806. – Tombeau, Grand-Saint-Bernard, par Moitte, 1806. – Statue par Dejoux, Paris, place des Victoires, 1810. 2.Statue colossale en bronze, 1806-1810. Desaix y était représenté nu, appuyé sur un glaive, à côté d'un obélisque antique. 3.Ces dernières paroles attribuées à Desaix sont un chef-d'œuvre d'invraisemblance. Il faut du souffle pour articuler une telle phrase ! Comment pourrait-on la prononcer quand on vient de recevoir une balle en plein cœur ? Et comment le témoin qui a vu tomber Desaix sans pouvoir le retenir, aurait-il pu entendre ces mots dans le fracas de la bataille ? Et à quoi aurait pu songer un officier à qui a été confiée une manœuvre de la dernière chance, sinon, à supposer qu'il soit encore en état de parler, à faire prévenir le général en chef que l'offensive souhaitée est en cours ? Et pourquoi appeler ce dernier par son titre civil ? Paroles fabriquées, comme tant de paroles « historiques ». 4.Cénotaphe du général Desaix, Strasbourg. Cénotaphe élevé par souscription par les soldats de l'armée du Rhin, 1802. Par l'architecte Weinbrenner et le sculpteur Ohmacht. À l'origine placé dans l'île des Épis, formée par le Rhin et le « petit Rhin », il a été été transféré, en 1960, dans Strasbourg même, place du Maréchal-de-Lattre-de-Tassigny. 5.Le souvenir de Desaix est cependant présent dans l'espace urbain riomois, non seulement par les deux fontaines en son honneur, celle d'Attiret, 1806, et celle de Percier et Fortin, depuis 1906. Son nom a été donné successivement à plusieurs voies, au gré des fluctuations politiques. D'abord en 1864 à la rue de l'Hôtel-de-Ville. Mais en 1870, la rue reprend son nom et Desaix remplace Eugène Rouher dans une rue voisine. En 1908 enfin, l'ancienne rue Desaix devient rue Gilbert-Romme et le grand boulevard

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du Collège devient boulevard Desaix. Desaix figure en outre dans les collections du Musée Mandet avec Mort de Desaix à Marengo, peinture de Regnault, 1801, dont il existe deux autres exemplaires, à Versailles et au Musée d'Art Roger-Quilliot de Clermont ; et un Portrait de Desaix par La Foulhouse, 1862. 6.La statue de Louis XIV par Bosio 7.Conseil général, 1839, Procès-verbaux. Minutes. Archives départementales du Puy-de- Dôme. [1848 : cote N 0253]. 8.Le monument sera restauré et complété en 1903 par Poncelet, architecte de la ville de Clermont. Ces modifications font partie du plan d'embellissement de Clermont à l'occasion de l'inauguration de la statue de Vercingétorix. 9.Après cet échec, les succès d'Antonin Moine ont pris fin. Il se suicidera en 1849. 10.Le devis de Bartholdi pour son Vercingétorix ne s'élèvera, soixante ans plus tard, qu'à 35 000 F. 11.Ainsi que la maquette de Moine, le tableau, conservé au Musée d'Art Roger-Quilliot, a figuré à Riom au Musée Mandet, d'avril à septembre 2000, à l'exposition Desaix, images et témoignages. Devedeux ne sera que peu peintre d'histoire. Mais il trouve ici l'occasion, en célébrant un héros national et auvergnat, de faire œuvre d'orientaliste. Car sa principale source d'inspiration, c'est l'Orient bien qu'il n'y soit jamais allé, mais il se fonde sur les récits de voyage, les dessins, les estampes, les documents rapportés par les voyageurs. 12.Archives communales de Clermont, M 199. 13.Fête départementale pour l'inauguration de la statue du général Désaix. Programme. 1er août 1848. Archives départementales du Puy-de-Dôme. 6 BIB 659. Dans les textes de 1848, le nom de Desaix est orthographié « Désaix », avec un accent aigu sur le e. Ce que ne feront ni Martha-Becker en 1852 ni les textes de 1900. Comment convient-il donc de prononcer le nom du général ? Actuellement, en Auvergne, l’usage est de prononcer de zai. Le x final des noms ne se prononce jamais. L’orthographe patronymique des ancêtres du général a varié depuis le XVIIIe siècle : des Aix, des Haies, des Ayes… Le nom du jeune Louis est écrit « Desaix de Veygoux » sur les registres de l’École royale militaire d’Effiat. Le certificat de noblesse établit par Bernard Chérin orthographie « des Aix » le nom de Louis et de ses ancêtres. Le comité de surveillance de Riom dénonce, en 1793, « le nommé Désaix ». Lui-même a parfois signé « des Aix » ou « Des aix ». Puis toujours « Desaix », sans accent sur le e, qu’il écrive à sa sœur Françoise ou à Bonaparte. Mais jamais avec deux s à la suite. On pourrait donc hésiter entre dé zai et de zai. Mais le s est toujours dur. La graphie avec deux s apparue dans certains textes du XIXe siècle, ne se justifie pas. Voir sur le même sujet, dans ce volume, les observations de Philippe J. Vidal. 14.Alain Montander (1815-1867), avocat né à Clermont, ami d'enfance d'Eugène Rouher. Voir : Georges Bonnefoy, Histoire de l'administration civile de la province d'Auvergne, t. III, Paris, 1902, pp. 250 et 829. 15.Voir : Maurice Agulhon et Pierre Bonte, , Les visages de la République ; Gallimard, 1992. 16.Toujours utile, notamment pour les documents reproduits en fin d'ouvrage, cette publication doit cependant être consultée avec précaution. 17.Une erreur souvent reproduite confond cette colonne éphémère de Moreau (en bois et plâtre) de 1800 avec la colonne Vendôme (1806). 18.Voir : Bronislav Baczko, « Turenne au temple de Mars », Guerre et Paix. Mélanges offerts à Jean-Claude Favez, Genève, 2000, pp. 75-89.

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19.Le titre exact de la peinture est bien l'Intercession des Sabines, et non pas leur « enlèvement », erreur obstinément répétée, jusque dans les ouvrages par ailleurs les plus sérieux. Sans lire le livret dans lequel David avait expliqué le sujet de son tableau, il n'est qu'à regarder celui-ci. On y voit des femmes qui s'interposent entre deux combattants affrontés en présentant leurs enfants, fils ou neveux des uns ou des autres. Il y a beau temps que les Sabines ont été enlevées... Mais ceci est moins excitant. 20.« Le monument à Desaix », Revue d'Auvergne, 1890, pp. 416-417. 21.Étienne Clémentel (1864-1936). Député républicain du Puy-de-Dôme en 1900, sénateur en 1920, plusieurs fois ministre de 1905 à 1924. Maire de Riom de 1904 à 1935. En collaboration avec des Essarts, Clémentel a composé en 1900 un « drame lyrique », La Mort de Desaix, qu'il ne réussit pas à faire jouer à Paris. Inédit. Manuscrit conservé aux Archives départementales du Puy-de-Dôme (Fonds Clémentel). 22.Michelet, Histoire de la Révolution française, livre VI, chapitre IX, édition de la Pléiade, 1961, vol. I, p. 925. Michelet écrit encore : « C'était l'homme de sacrifice qui voulut toujours le devoir, et la gloire pour lui jamais, qui la donna souvent aux autres, et même aux dépens de sa vie, un juste, un héros, un saint, l'irréprochable Desaix ». 23.« Ode prononcée à Clermont pour le centenaire de Desaix », Revue d'Auvergne, 1900, pp. 235-238. 24.Voir le catalogue de l'exposition Louis Charles Antoine Desaix, général, par Antoinette Ehrard et Gérard Tisserand, Musée Bargoin, Clermont-Ferrand, 1983. Numéros 94 à 102. 25.Antoinette Ehrard, « Vercingétorix contre Gergovie », Nos ancêtres les Gaulois, Actes du colloque international de Clermont-Fd, recueillis par Paul Viallaneix et Jean Ehrard. Publications de la Faculté des lettres et de sciences humaines de l'Université de Clermont-Fd. II, Nouvelle série, fascicule 13, 1982, pp. 307-320. 26.L'ouvrage de Sauzet, Le Sultan juste, 1954, est plus fiable que celui de Martha-Beker. Malheureusement, l'auteur fait référence à des documents qu'il a pu personnellement consulter dans une collection privée qu'il n'a pas eu l'autorisation de localiser. L'ouvrage récemment paru, Le sultan de Bonaparte, de Gonzague Saint-Bris, n'apporte rien de nouveau. 27.Antoinette Ehrard, « Desaix en Suisse et en Italie, 1797 », La République directoriale, Actes du colloque de Clermont-Fd, Société des études robespierristes. Centre d'histoire des entreprises et des communautés. Centre de recherches révolutionnaires et romantiques. 1998, Tome 2, pp. 921-933. Sur les pas du général Desaix en Suisse et en Italie, 1797, brochure d'accompagnement de l'exposition (extraits annotés du « Journal » de Desaix, illustrations noir et couleur), Service Universités-Culture, Clermont-Fd, 1997. 28.Louée au Syndicat mixte pour l'aménagement et le développement des Combrailles (SMADC), la demeure, très transformée, est le lieu d'un « scénomusée » évoquant, de façon très libre, la vie de Desaix. 29.« Médiocrité désespérante », « pose guindée et prétentieuse », Gazette d'Auvergne et du Bourbonnais, 1er août 1848. « Lourdeur désagréable à l'œil », « geste d'un magister irrité », J. Bonneton, Bustes et sculptures de Clermont, 1909.

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RÉSUMÉS

À Clermont-Ferrand, place de Jaude, le visiteur peut découvrir aujourd’hui, tout près du monumental et fougueux Vercingétorix de Bartholdi, une modeste statue en bronze de Desaix. Bien qu’inaugurée en août 1848, elle n’est pas d’origine républicaine : c’est dix ans plus tôt que le Conseil général du Puy-de-Dôme en avait arrêté le principe, dans le cadre de la politique de réconciliation nationale voulue par le roi des Français, politique qui mettait l’accent, notamment dans les commandes publiques, sur la continuité de l’Histoire de France. La mémoire de Desaix avait bénéficié de ce mouvement, dans les arts comme dans les textes. Le choix du projet de Nanteuil, préféré à celui d’Antonin Moine dont le musée R. Quilliot de Clermont conserve la maquette, s’explique peut-être par la notoriété officielle d’un ancien Prix de Rome, entré depuis peu à l’Institut ; peut-être aussi par des raisons d’économie : ici le héros est à pied, et non à cheval comme celui de Moine. Quoi qu’il en ait été, le financement de la commande devait être difficilement assuré, et la réalisation n’emporta pas plus l’adhésion des contemporains qu’elle ne réussit à forcer la nôtre. L’inauguration fut pourtant une grande fête républicaine. Et en 1900 la statue sera au centre des cérémonies du centenaire de Marengo : le besoin où sera alors la IIIe République du prestige d’un général républicain explique l’honneur fait à un monument médiocre qui ne revivra jamais cet instant de gloire ni au long du xxe siècle, ni en juin 2000.

Concerning the Statue of Desaix by Nanteuil in the Place de Jaude at Clermont-Ferrand. At Clermont-Ferrand, in the place de Jaude, the visitor to-day discovers, close to the monumental and fiery Vercingetorix by Bartholdi, a modest bronze statue of Desaix. Although inaugurated in August 1848, it is not of republican origin. Ten years earlier, the General Council of Puy-de-Dôme had decided to erect one, in the context of the policy of national reconciliation ordained by the King of the French, a policy that highlighted the continuity of French history wherever public commissioning was involved. The memory of Desaix benefited from this trend in art and letters. The choice of Nanteuil’s project, preferred to that of Antonin Moine, whose model is conserved at the R. Quilliot Museum in Clermont, is probably due to the public notoriety of a former Prix de Rome, recently admitted to the Institute. Also perhaps to reasons of economy, for here the hero is on foot, not on horseback as in the Moine version. Be that as it may, the funding of the project was no easy task and the result did not inspire more admiration then than it does to-day. The inauguration, however, was a festive republican event. And in 1900, the statue occupied centre- stage in the ceremonies marking the Marengo centenary. The need felt by the Third Republic for the prestige of a republican general explains the honour showered on a second-rate monument which never relived that moment of glory throughout the 20th century, let alone in June 2000.

INDEX

Mots-clés : Marengo, République, Bartholdi, Moine, Nanteuil

AUTEUR

ANTOINETTE EHRARD Université Blaise-Pascal. Centre de Recherches Révolutionnaires et Romantiques

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Le Mythe du général Desaix Dans les littératures populaires et scolaires de la Troisième République

Christian Amalvi

1 Dans son Histoire de la Révolution, Michelet rend un vibrant hommage aux volontaires de 1792 et aux jeunes officiers qui les encadrèrent : « C’était le jeune, l’héroïque, le sublime Hoche, qui devait vivre si peu, celui que personne ne put voir sans l’adorer. C’était la pureté même, cette noble figure virginale et guerrière, Marceau pleuré par l’ennemi. C’était l’ouragan des batailles, le colérique Kléber, qui, sous cet aspect terrible, eut le cœur humain et bon. C’était l’homme du sacrifice, qui, pour lui, voulut toujours le devoir, et la gloire jamais, qui la donna aux autres, et même aux dépens de sa vie ; un juste, un héros, un saint, l’irréprochable Desaix »1.

2 « Un juste, un héros et un saint » : ce jugement lyrique a-t-il été repris, voire amplifié par les manuels scolaires du moment Ferry, en particulier par le Petit Lavisse, lui qui a substitué, à l’école et au foyer, la geste des Français à l’histoire sainte et métamorphosé le passé national en histoire sacrée ? Pour les hussards noirs de la République, Desaix appartient-il, comme chez Michelet, au Panthéon des généraux de vingt ans dont tout républicain doit chérir et célébrer la mémoire ? Les manuels confessionnels partagent- ils éventuellement, du moins sur ce point-là, l’enthousiasme des ouvrages laïques ?

3 Pour cerner les contours de la mémoire scolaire et populaire de Desaix, on étudiera son mythe sous trois angles complémentaires : 1. Nous tenterons en premier lieu d’évaluer son poids bibliographique de manière globale, dans la mesure du possible.2. Dans ce corpus didactique élargi aux ouvrages de vulgarisation, nous analyserons l’image du Sultan juste, qui se dégage des manuels scolaires et des ouvrages populaires laïques. 3. En confrontant les interprétations laïques et les commentaires confessionnels, nous nous efforcerons de déterminer s’il existe non seulement une vision œcuménique du destin du héros auvergnat, mais aussi, au-delà du cas particulier de Desaix, une version consensuelle du versant militaire de la Révolution française elle-même… Le mythe de Desaix : essai de pesée globale 4 Pour évaluer de manière aussi précise que possible son poids bibliographique, j’ai dépouillé le Catalogue de l'histoire de France du département des imprimés de la Bibliothèque nationale de France, qui répertorie tous les ouvrages rétrospectifs – y compris ceux qui

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ont un caractère populaire et scolaire, comme les manuels scolaires, les livres de lecture et de prix – publiés sur l’histoire de la France, ainsi que les biographies collectives et individuelles de toute nature des principaux acteurs du passé national. Si, en raison du nombre élevé de livres scolaires, j’ai dû procéder à des sondages pour déterminer la place qu’occupe Desaix dans ces nombreux ouvrages et dans les biographies collectives nationales, en revanche, je me suis efforcé de répertorier de manière aussi exacte que possible le nombre de biographies individuelles à caractère « populaire » qui lui ont été consacrées.

5 Or l’analyse de ce corpus, constitué de livres pédagogiques et de livres de vulgarisation, révèle un contraste très net entre la très faible place qui est réservée au héros auvergnat dans les principaux manuels scolaires – où il demeure pratiquement toujours dans l’ombre des géants qui commandent en chef : Hoche, Kléber, Marceau, Carnot – et l’espace privilégié qu’il occupe dans les livres de lecture et de prix. Les manuels des deux écoles n’évoquent ainsi quasiment jamais ses exploits lors des campagnes d’Allemagne en 1796 et 1797, et ne font que de très brèves allusions à sa présence en Égypte. Desaix n’apparaît en réalité dans les manuels scolaires que pour mourir héroïquement à Marengo. Voici deux exemples révélateurs de ce phénomène choisis dans deux des principaux manuels laïques, ceux de d’Augé-Petit et de Désiré Blanchet : « Bonaparte écrasa (les Autrichiens) à Marengo, où périt le général Desaix, qui avait puissamment contribué à la victoire (1800) »2. « (À) Marengo, (la bataille) fut très disputée. L’arrivée du brave général Desaix avec des troupes fraîches assure la victoire. Malheureusement ce héros tomba mortellement blessé sur le champ de bataille »3. Du reste les rares gravures relatives à son destin, dans les manuels scolaires, concernent précisément sa mort sur le champ de bataille de Marengo.

6 La situation est exactement la même dans les ouvrages confessionnels : « Vainqueur (à Marengo) jusqu’à trois heures du soir, le général autrichien Mélas vit son armée mise en pleine déroute après l’arrivée de la division Desaix sur le champ de bataille. Cette victoire nous coûta cher : le brave Desaix tomba mortellement frappé »4.

7 Dans mes sondages, je n’ai relevé qu’une exception notable, celle du manuel Gauthier- Deschamps, publié par Hachette, qui place Desaix sur un pied d’égalité avec ceux qu’il appelle les Héros de la France nouvelle, ceux qui « animés du plus pur amour de la Patrie et de la Liberté, furent invincibles »5 : Carnot, Hoche, Marceau, Kléber, les jeunes Bara et Viala, et Desaix, dont les trois temps forts sont évoqués : « Desaix fut un des plus grands généraux de la Révolution. Il se distingua à l’armée du Rhin et suivit Bonaparte en Égypte. Rentré en Europe, il combattit en Italie avec Bonaparte. Il fut tué à la bataille de Marengo, laquelle, grâce à lui, fut une grande victoire. Il avait 32 ans »6.

8 Cependant le silence quasi général sur un des principaux acteurs militaires de la Révolution s’explique surtout pour des raisons purement matérielles : la lourdeur des programmes et le manque de place. Et c’est probablement parce que les manuels scolaires ne disposaient pas d’assez d’espace pour évoquer les vertus exemplaires du jeune général, que les biographies individuelles et collectives prennent le relais pour en dresser un (long) portrait très flatteur. Ce décompte des biographies individuelles laïques recensées par le Catalogue de l'histoire de France de 1814 à 1914 témoigne de la place prééminente que Desaix occupe dans la Galerie républicaine des héros de la Révolution française, où, avec cinq ouvrages, il occupe la quatrième place, derrière Hoche, Kléber, Carnot, mais à égalité avec Mirabeau, Danton, Marceau, et Rouget de

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Lisle. Il précède également des personnalités de premier plan comme , La Fayette, Lakanal :

Place de Desaix dans le Panthéon laïque7

Hoche 17 biographies populaires et/ou scolaires

Kléber 10

Carnot 9

Danton 5

Desaix 5

Marceau 5

Mirabeau 5

Rouget de Lisle 5

La Fayette 4

Lakanal 4

Abbé Grégoire 2

Lavoisier 1

Tousaint-Louverture 1

9 S’il n’existe pas à proprement parler de monographie confessionnelle sur Desaix, on relève cependant que le général Ambert lui réserve des pages admiratives dans Trois Hommes de cœur : Larrey, Daumesnil, Desaix, recueil patriotique publié à la très catholique maison Mame à Tours. D’autre part, il faut également tenir compte des biographies collectives et des anthologies de grands textes des historiens de l'âge romantique – Thiers, Lamartine, Michelet entre autres – abondamment cités par les éditeurs laïques entre 1880 et 1914 (et même au-delà). Or, à la différence des biographies individuelles, il est très difficile de procéder à un inventaire complet des recueils collectifs. Néanmoins, dans l'échantillon que j'ai constitué, la place éminente de Desaix confirme, voire amplifie les données du premier Panthéon. Voici les principaux ouvrages de vulgarisation laïques – livres de lecture, de prix et d'étrennes – qui mettent à leur place d'honneur le héros auvergnat. On peut y relever trois mises en scène différentes de son destin militaire :

10 – On trouve en premier lieu des livres où ne figure qu’une seule brève mention, certes louangeuse, mais limitée dans le temps et dans l'espace, du destin de Desaix. En voici trois exemples significatifs :

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11 Eudoxie Dupuis, La France en zigzag. Livre de lecture courante à l'usage de toutes les écoles, Paris, Delagrave, 1886. Desaix est présenté parmi les grands hommes de l'Auvergne, avec Vercingétorix et Turenne.

12 Jacques Crozet, Le Livre d'or de la Patrie : lectures littéraires et civiques à l'usage des écoles primaires, Paris, Lemerre, 1897.

13 Gustave Ducoudray, Cent récits d'histoire de France, Paris, Hachette, 1902.

14 – On relève ensuite des ouvrages, où plusieurs paragraphes lui sont consacrés sans constituer cependant un chapitre autonome qui lui soit entièrement réservé. Là encore voici trois exemples importants :

15 Théodore-Henri Barrau, La Patrie : description et histoire de la France. Livre de lecture et d'étude destiné aux établissements d'instruction publique, Paris, Hachette, 1860.

16 Étienne Charavay, L'Héroïsme militaire : 1792-1815, Paris, Charavay frères, 1882.

17 E. Toutey, Lectures primaires, cours moyen – certificat d'étude, Paris, Hachette, 1910.

18 – Il existe enfin des volumes où une notice complète, voire tout un chapitre, lui sont explicitement consacrés de manière approfondie. Voici six exemples notables :

19 Édouard Goepp, Les grands hommes de la France : Hommes de guerre, Paris, Ducrocq, 1872.

20 Giordano Bruno, Le Tour de la France par deux enfants : devoir et patrie, Paris, É. Belin, 1877. Desaix y occupe une page entière et apparaît comme la réactualisation moderne de l'héroïsme arverne.

21 Louis Mainard, Le Livre d'or de la patrie, Paris, Librairie centrale des publications populaires, 1885.

22 Alfred Barbou, Les Généraux de la République, Paris, Furne et Jouvet, 1886.

23 Gaston de Raimes, Soldats de France : actions héroïques. Généraux de la Révolution, Paris, Lemerre, 1900.

24 Charles Ponsonailhe, L'Année française : un héros par jour, Tours, Mame, 1911. Précision importante, cette dernière référence renvoie à un ouvrage à la fois très nationaliste et très catholique… Un héros républicain exemplaire 25 Entre 1871 et 1914, la vie de Desaix constitue pour cette littérature didactique, développée au lendemain des désastres de l’Année terrible, un exceptionnel modèle pour la jeunesse. Dès les débuts de la Troisième République, alors même que l’avenir du régime est encore incertain, les pédagogues, privilégiant la dimension culturelle et militaire du problème pour mieux minimiser son caractère politique, soulignent prudemment que le comportement chevaleresque des officiers de la trempe de Desaix a rendu obsolète la mémoire des héros de Plutarque. Grâce aux exploits de Desaix et de ses compagnons, la querelle des Anciens et des Modernes serait définitivement tranchée en faveur des Modernes : « On nous a bercés, dès notre enfance, avec le récit de légendes où apparaissent pêle-mêle et sur le même rang, les hommes, les héros et les demi-dieux. Où commence l’histoire vraie, où finit la fable ? Nous n’en savons rien ; Hercule, Scévola, Horatius Coclès, […], les noms de César, de Pompée et tant d’autres, tout cela nous a fait de l’Antiquité comme un peuple de héros, devant lequel nous nous sentons petits et mesquins ! Eh bien, c’est que nous connaissons mal notre histoire ; car notre histoire à nous, celle que nous avons vécue nous-mêmes, est plus féconde encore que l’histoire romaine en traits plus grands que nature. Il suffit de feuilleter nos annales, celles

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d’hier, celles d’aujourd’hui, pour y trouver en foule les exploits les plus beaux et les plus vantés de la période antique, si même ils ne les surpassent pas. Quelle époque, en effet, plus féconde en héros que celle des guerres de notre Première République, où l’on voyait surgir côte à côte, et dans l’espace de quelques années, Kléber, Hoche, Marceau, Augereau, Desaix, grands hommes par le courage et grands par le talent ! Qui donc, en feuilletant l’histoire, mettra en parallèle avec Desaix, ce jeune capitaine, officier à quinze ans, général de division à vingt-six, mort dans un triomphe à trente-deux ans, vainqueur à Marengo ! »8

26 Mais Desaix n’est pas seulement célébré parce que sa vie est digne de l’Antiquité. Avec la mise en place de la République et la promotion d’un Panthéon laïque à partir de 1880, Desaix s’impose, aux côtés de Hoche et de Kléber et de Marceau, comme une figure exemplaire pour trois raisons majeures : sur le plan moral, il est le parangon de toutes les vertus civiques ; sur le plan patriotique, il constitue un militaire hors de pair ; enfin sur la plan politique, il offre l’immense avantage d’être une « perle rare », un authentique aristocrate qui a mis sincèrement son épée au service de la République. Sur le plan moral, Desaix incarne naturellement toutes les vertus civiques, dont l’école de Jules Ferry veut voir les adolescents parés : désir permanent de s’instruire, acharnement au travail et au perfectionnement de soi, désintéressement et probité absolus, générosité envers ses semblables, amis comme ennemis. Desaix se montre si généreux envers ses propres soldats et envers les vaincus que l’on souligne volontiers qu’en Allemagne les paysans allemands l’appelaient le bon général, et, qu’en Égypte, les musulmans l’avaient surnommé le sultan juste : « Ce stoïcien, ce héros est en même temps profondément humain. Ses lettres à sa sœur, si affectueuses et si tendres, témoignent de sa sollicitude infinie pour ses soldats. […] Il partage leur dénuement, mange le même pain noir, boit la même eau, réservant le vin et le pain blanc dont on lui fait présent pour les malades et les blessés. En pays ennemi, il respecte scrupuleusement les propriétés privées et verse au trésor l’argent qui lui tombe entre les mains. Cette vie si pure lui confère une autorité immense, un empire absolu sur les hommes. »9

27 Sur le plan patriotique, Desaix est également un modèle unique, à une époque où les pédagogues tentent de transformer les petits paysans français en soldats prêts à se sacrifier pour leur pays. Or, sur ce plan-là, Desaix est exemplaire à plus d’un titre. Comme le rappelle Le Tour de la France par deux enfants, en digne fils de l’Auvergne, il réactualise la bravoure légendaire des Arvernes : « Vercingétorix et Desaix furent des modèles de courage militaire »10…

28 Cependant, si, sur le plan militaire, Desaix est cher aux auteurs qui, dans l’esprit de Gambetta, sont hantés par les provinces perdues de l’Est, c’est probablement aussi parce que la plupart de ses exploits se sont déroulés contre les Prussiens et les Autrichiens en territoire germanique en général et sur le Rhin en particulier : dans cette perspective revancharde, sa courageuse conduite à Lauterburg en 1793, ses brillantes manœuvres au sein de l’armée de Sambre et Meuse, au cours des campagnes de 1796 et 1797, la prise de Kehl puis sa glorieuse défense, pendant l’hiver de 1796-1797, sont toujours valorisées et citées en exemple.

29 Enfin, la présence de monuments commémoratifs des actions d’éclat de Desaix sur le Rhin, et en particulier en Alsace, permet également aux pédagogues de célébrer la mémoire de celui qui, un siècle après sa mort, trace leur avenir aux générations futures. Dans son anthologie patriotique, Le Livre d’or de la patrie, Louis Mainard, après avoir rappelé que la France avait élevé sur les bords du Rhin un monument à la gloire

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de Desaix, cite un texte significatif d’Édouard Guillon sur Les généraux de la République : « C’est là qu’avaient été déposés Hoche et Marceau ; là, Meunier, le défenseur de Mayence. C’est là, en effet, que tant de héros ont lutté, souffert, triomphé, pour défendre une frontière qui ne nous appartient plus. Il faut la reprendre. C’est la meilleure façon d’honorer ces grands soldats qui furent avant tout de grands patriotes »11.

30 C’est peut-être cependant davantage encore sur le plan politique que Desaix reste un modèle à l’école publique et au foyer républicain. Les exemples de grands patriotes sortis du rang en 1792 – Hoche, Marceau, etc. – ne manquent pas en effet pendant la Révolution. Il est en revanche exceptionnel de pouvoir faire l’éloge d’un noble, qui s’est mis sans réserve au service de la France nouvelle. Les biographes laïques célèbrent ainsi son comportement courageux et rappellent avec admiration que non seulement il a refusé d’émigrer, malgré les fortes pressions familiales, mais qu’il a sincèrement adhéré aux principes fondateurs de la République, et qu’il leur est demeuré fidèle malgré les excès de la Terreur : « Déjà la Révolution se préparait. Les idées libérales faisaient de grands progrès, même parmi les officiers de certains régiments. On devine que la nature généreuse de Desaix ne pouvait rester étrangère à ce mouvement. Il était un des plus ardents propagateurs des idées nouvelles, et il avait souvent tenté, mais sans résultat, de les faire adopter par sa famille. Attachés à l’Ancien Régime, les frères de Desaix avaient même conçu contre lui une vive irritation, en le voyant s’éloigner de leur parti. Chose plus cruelle pour le jeune officier, sa mère, qui avait conservé pieusement, pour ainsi dire, les convictions de son mari et de ses ancêtres, condamnait vivement les principes qu’émettait son second fils, et employait tour à tour la prière et la sévérité pour les lui faire abandonner. Desaix ne tarda pas à être soumis à une épreuve plus décisive encore que celles qu’il avait subies jusqu’alors. […] Son frère aîné lui écrivit les lettres les plus pressantes pour l’engager à venir le rejoindre à Coblentz, le quartier général des émigrés, l’assurant qu’on ne lui tiendrait pas rigueur de ses trop longs retards : il refusa. […] Desaix resta insensible [aux critiques familiales]. Enfin la mère du jeune officier, aigrie par sa résistance, lui écrivit de durs reproches. […] Desaix souffrit cruellement sans doute : l’affection qu’il ne cessa de témoigner à sa mère en est un sûr garant ; mais sa conscience ne faiblit pas ; il déclara qu’il n’émigrerait à aucun prix et qu’il ne voulait pas servir contre son pays. »12 « En vain quelques-uns des membres de sa famille et quelques amis cherchèrent à le désabuser de sa foi républicaine ; sa croyance était à la fois trop vive et trop raisonnée pour que rien pût l’ébranler. On l’avait mis deux mois en prison parce qu’il s’était associé à une protestation du prince de Broglie, son chef ; il n’en aimait pas moins la République. On avait emprisonné sa mère et sa sœur qui, victimes de leurs opinions royalistes, gémissaient privées de tout, au fond d’un cachot à Riom ; il s’endettait pour venir en aide à ces êtres chéris, mais pas une parole de haine ne sortait de ses lèvres, pas une pensée de vengeance ne germait en lui. Il savait que ceux qui, aux jours de l’immense péril, avaient entrepris de sauver la nation, commettaient parfois des actions injustes ; mais la grandeur du but lui semblait une excuse, et il s’efforçait simplement de mériter par ses exploits la liberté de sa mère. »13

31 Cette attitude loyaliste est capitale car elle permet aux pédagogues laïques de faire d’une pierre deux coups : d’une part discréditer l’émigration, qui faisait le jeu des ennemis de la France, et, d’autre part, réfuter l’idée selon laquelle la Révolution n’aurait recueilli que l’assentiment d’une partie du peuple et de la bourgeoisie. L’adhésion de Desaix démontre au contraire avec éclat que des hommes de bonne volonté issus de tous les milieux soutenaient de bonne foi la République. Et puisque les

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républicains eux-mêmes le félicitent « d’avoir mis le service de la patrie au-dessus des dissensions intérieures [et] d’avoir gardé les yeux tournés vers l’ennemi »14, ne pourrait-on relever autour de son action héroïque – et par-delà son cas individuel – autour du versant militaire de la Révolution, une sorte de consensus entre ouvrages de vulgarisation catholiques et laïques ? Desaix héros commun aux deux France, ou révélateur du caractère irréductible des passions françaises ? 32 Même si Desaix n’occupe pas, dans la littérature scolaire et populaire confessionnelle, une place bibliographique aussi importante que dans le camp laïque, il n’en reste pas moins vrai que les auteurs catholiques expriment le même enthousiasme à évoquer son glorieux destin. Le général Ambert le considère même « comme le plus grand général des temps modernes après Napoléon. Desaix était supérieur en talents aux plus illustres, tels que Hoche et que Kléber, les deux seuls de son époque qui puissent lui être comparés. S’il eût vécu, il occuperait une très grande place dans l’histoire, non seulement comme guerrier, mais aussi comme homme d’État »15. Dans L’Année française – sorte de calendrier héroïque national, où les anniversaires religieux sont remplacés par des faits historiques mémorables, et où la date du 14 juin commémore la mort du général auvergnat à Marengo – l’auteur, retraçant toute sa carrière, ne tarit pas d’éloges sur ses exploits : « Une admirable mort clôt chez Desaix la plus noble vie militaire »16. « Le rôle de Desaix en Égypte est splendide. Bonaparte le charge de conquérir la haute Égypte, chasser le redoutable Mourad-Bey et administrer la province conquise. Desaix accomplit exactement ce programme »17. « Napoléon élève au héros une statue colossale sur la place des Victoires »18.

33 D’où vient pourtant ce sentiment diffus, à la lecture des deux corpus de textes tout aussi admiratifs, d’être en présence de deux interprétations radicalement différentes, non seulement du destin de Desaix, mais aussi et surtout de l’épopée militaire de la Grande Nation ? Catholiques et laïques tirent en effet des conclusions diamétralement opposées des mêmes événements de la vie de ce « guerrier appliqué ». Du côté républicain, on privilégie constamment trois points complémentaires : l’engagement républicain du jeune noble ne fait aucun doute, malgré les avanies qu’il a subies ainsi que sa famille, et cette attitude courageuse est naturellement valorisée. Précisément ces souffrances endurées par lui-même et par sa famille, qui ne sont pas niées dans les ouvrages laïques, ne remettent en question ni la légitimité des principes de 1789 ni la grandeur de l’œuvre révolutionnaire accomplie car elles sont attribuées aux circonstances politiques et à la force des choses. Les biographes de Desaix ne confondent jamais la valeur supérieure de l’idéal républicain, intériorisé par leur héros, avec les excès sanguinaires de la Terreur, dont seule une poignée de fanatiques porte l’entière responsabilité. Enfin, on laisse entendre, en filigrane, que s’il avait vécu plus longtemps, Desaix se serait certainement opposé à l’ambition sans limites de Bonaparte.

34 Or, c’est un tout autre son de cloche que l’on perçoit à la lecture des (rares) ouvrages confessionnels sur ce sujet. Sur les idées de cet officier modèle et sur le sort que la Révolution lui a réservé ainsi qu’à sa famille, les catholiques expriment des jugements qui sont aux antipodes des précédents, ce qui leur permet de dévaloriser et de discréditer l’image de la Révolution elle-même, y compris sur le plan militaire qui, dans les manuels scolaires, suscite pourtant un certain consensus. Le général Ambert réfute ainsi catégoriquement l’idée d’un Desaix acquis aux idées républicaines :

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« [par sa lecture de Vauvenargues] Desaix devint donc philosophe, mais non de l’école de Voltaire. Il conserva ses croyances [religieuses] dans toute leur pureté. […]. La philosophie de Desaix s’explique par sa devise : Science et conscience. Loin de partager les idées des encyclopédistes, il les repoussait comme contraires à la science véritable. […]. Sa naissance, son éducation, ses études, son caractère, l’éloignaient de toute révolution. Il était donc monarchiste, et cependant refusa de partager l’émigration de ses compagnons d’armes. Il disait que le devoir d’un bon Français était de défendre sa patrie. Au reste, il professait pour les partis politiques le plus profond dédain. Il n’y voyait que luttes d’intérêts personnels, jeux d’ambitions égoïstes indignes d’un militaire. »19

35 Pour les catholiques, les persécutions subies par la famille du général ne sont pas le détournement, aberrant, mais passager, d’un idéal très pur, mais dévoilent en réalité la nature monstrueuse d’un régime intrinsèquement pervers, condamné, par sa propre idéologie, à dévorer ses propres défenseurs et ses propres enfants. Dans ces conditions, Desaix est grand non parce qu’il a servi la République, mais parce que, par ses exploits et ceux de Bonaparte, il permet d’opposer au terrifiant tableau de la Terreur, un autre visage de la France, chevaleresque et héroïque, héritier naturel de la France monarchique : « Si nous jetons un regard en arrière vers cette époque, il nous est impossible de ne pas voir l’image sinistre de la Révolution ; l’âme éprouve des révoltes, le cœur se serre, et l’esprit, épouvanté de tant de forfaits, se détourne avec horreur. Mais quelque chose peut consoler. Il faut le chercher dans l'armée, dernier refuge de l'honneur. »20

36 Dernier contentieux enfin : alors que les laïques suggéraient que Desaix aurait pu s’opposer à la marche au pouvoir suprême de Bonaparte, les catholiques saluent les liens étroits qui unissent les deux hommes : pour le général Ambert, le doute n’est pas permis, Desaix, dont le destin abrégé résume celui de son prestigieux supérieur, aurait sagement secondé le vainqueur de l’Italie : « sera-t-il possible alors de voir rien de plus beau que ces deux chefs d’armée, déjà grands par les victoires ? Tous deux sont jeunes et sortent des écoles militaires de la vieille monarchie »21.

37 En définitive, on ne peut conclure qu’à un profond malentendu entre les deux camps : tandis que les laïques saluent Desaix parce qu’il fut un grand soldat républicain, sincèrement rallié à la France nouvelle, dont il partageait les valeurs, les catholiques et les nationalistes célèbrent sa mémoire bien qu’il fût aussi un officier républicain, resté fidèle au fond de lui-même, à l’ancienne France de sa famille…

38 Les biographes laïques de Desaix sont en tout cas unanimes à reconnaître qu’il mérite incontestablement de figurer, sur un pied d’égalité, auprès des « trois mousquetaires » de la Grande Nation, Hoche, Kléber et Marceau. Pourtant, l’analyse de l’ensemble de la littérature de vulgarisation consacrée à ces quatre figures de proue me semble révéler une subtile hiérarchie tacite entre ces quatre hommes, qui ne relève pas du décompte bibliographique des monographies individuelles et collectives. Hoche est réellement celui qui recueille tous les suffrages devant Kléber et Marceau, Desaix fermant en quelque sorte la marche.

39 La première explication rationnelle à un tel écart serait d’ordre strictement militaire : Hoche, Kléber et Marceau ayant commandé en chef devant l’ennemi, n’est-il pas normal de leur assurer une certaine prééminence sur leur subordonné ? En réalité les véritables causes sont, à mon sens, sans rapport avec la hiérarchie militaire, mais renvoient plutôt au problème de l’exemplarité sociale de nos héros : autrement dit, Desaix ne peut, malgré lui, rendre auprès de la jeunesse et du peuple tous les services

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moraux et politiques que Hoche, Kléber et Marceau peuvent offrir à la République. Formulons trois hypothèses pour expliquer ce décalage :

40 – Hoche, Kléber et Marceau bénéficient d’un avantage capital par rapport à Desaix, c’est celui d’avoir combattu humainement dans le cadre d’une atroce guerre civile, celle de Vendée. Certes, certains biographes de Desaix tentent bien un parallèle implicite entre la « pacification » de la Vendée et la « pacification » de la haute Égypte. Mais cette comparaison n’est jamais poussée très loin.

41 – Il est un second phénomène, grâce auquel cette fois, Hoche distance tous ses autres glorieux compagnons en général et Desaix en particulier, c’est celui de la naissance. Hoche constitue en effet, pour le meilleur et sans le pire, le héros révolutionnaire par excellence : avant la Révolution, il se morfond à Versailles parmi les sous-officiers, sa naissance roturière lui interdisant de prétendre aux plus hauts grades de l’armée. Or, à ce soldat d’une envergure exceptionnelle que l’Ancien Régime a ignoré, la Révolution offre une promotion accélérée. Il devient donc dans tous les manuels scolaires laïques l’incarnation vivante des bienfaits de la Révolution. Or ni Kléber, ni Marceau, d’origine bourgeoise, ni, a fortiori Desaix, né dans l’aristocratie, ne peuvent présenter, aux yeux des pédagogues républicains, un profil social aussi exemplaire22…

42 – Il est peut-être un troisième point qui pénalise également un peu plus encore Desaix, c’est la localisation de sa statue. Celle de Hoche, face au château de Versailles – symbole de l’Ancien Régime, de ses abus et des turpitudes : absolutisme royal, fastes de la cour, scandales des maîtresses et des favoris – représente la revanche du peuple sur ses anciens maîtres. Le fait du reste que cette statue ait été désignée pendant l’Ordre moral, comme un lieu de ralliement naturel pour les républicains et que Gambetta y ait prononcé, le jour anniversaire de Hoche, des discours marquants, lui confère, à gauche, une aura politique exceptionnelle. Celle de Kléber, à Strasbourg, considérée comme captive de l’occupant prussien, appartient également aux lieux de mémoire sacrés de la République, et tout bon citoyen français se doit d’avoir pour objectif sa délivrance. Enfin, celle de Marceau, à Chartres, n’est pas la moins significative sur le plan politique, et sa dimension mythologique reste forte jusqu’à la fin de la Troisième République. En effet, due au célèbre sculpteur romantique Préault (1809-1879), elle fut inaugurée le 21 septembre 1851, jour anniversaire symbolique pour la République, à un moment précis où celle-ci était vivement menacée par les ambitions du Prince-Président. En outre, pendant l’Ordre moral, qui vit les pèlerinages d’expiation se multiplier à Chartres – aux chants de « Sauvez Rome et la France au nom du sacré cœur ! » – la statue représentait aux yeux des républicains une sorte de défi tranquille au péril clérical. Or la statue de Desaix, ratée sur le plan artistique et quelque peu isolée à Clermont-Ferrand, ne semble pas avoir bénéficié, sur le plan national, de la même charge symbolique que les trois autres.

43 Il est vrai que Desaix prend peut-être sa revanche sur ses autres compagnons sur le plan moral. La recherche historique a depuis longtemps montré en effet – à propos de Hoche, de Kléber et de Marceau – l’écart imposant entre la légende scolaire des jeunes généraux sans peur et sans reproche et la réalité, probablement moins désintéressée. Or, à propos de Desaix cette distorsion n’existe pas : le mythe scolaire et populaire qui se développe sous la Troisième République semble bien correspondre à la vérité historique. Pour une fois, le général Ambert a raison lorsque il écrit : « On a singulièrement abusé des hommes de Plutarque, en leur comparant une foule d’honnêtes gens qui n’avaient rien d’héroïque. Mais Desaix était réellement

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l’homme de Plutarque, et l’Antiquité ne pourrait que difficilement lui opposer un capitaine grec ou romain. »23

NOTES

1.Jules Michelet, Extraits historiques choisis et annotés par Charles Seignobos et publiés sous la direction de Mme Michelet, Paris, A. Colin, 1923, pp. 300-301. 2. Claude Auge et Maxime Petit, Histoire de France, cours moyen, Paris, Larousse, 1894, p. 148. 3.Désiré Blanchet, Histoire de France, cours moyen, 241e éd., Paris, Belin, 1914, p. 198. 4.Histoire de France, cours moyen par Une Réunion de professeurs, Tours, Mame ; Paris, Poussielgue, 1906, p. 309. 5.Gauthier-Deschamps, Cours moyen d’histoire de France, Paris, Hachette, 1904, p. 102. 6.Ibid. 7.Source : Catalogue général de l’Histoire de France de la Bibliothèque nationale de France. À son sujet, voir : Bernard Vouillot, « Traitement et collecte des sources de l’histoire de France à la Bibliothèque nationale », in L’Imprimé à la BN, Revue de la Bibliothèque nationale, n° 49, automne 1993, pp. 8-10. 8.Édouard Goepp, Les Grands hommes de la France. Première série, hommes de guerre : Kléber, Desaix, Hoche, Marceau, Daumesnil, Paris, Ducrocq, 1872, pp. 80-81. 9.F. Correard, Desaix, Paris, Hachette, 1882, p. 16. 10.Giordano Bruno, Le Tour de la France par deux enfants : devoir et patrie, Paris, Belin, 1905, p. 138. 11.Louis Mainard, Le Livre d’or de la patrie. Préface d’Anatole de La Forge, Paris, Librairie centrale des publications populaires, 1885, p. 118. 12.François Tulou, Les Généraux de vingt ans : Desaix, Paris, Garnier, 1893, pp. 243-245. 13.Alfred Barbou, Les Généraux de la République, Paris, Furne et Jouvet, 1886, p. 68. 14.Gaston de Raimes, Soldats de France : actions héroïques, généraux de la République, Paris, Lemerre, (ca 1905), p. 120. 15.Joachim Ambert, Trois hommes de cœur : Larrey, Daumesnil, Desaix, Tours, Mame, 1886, p. 150. 16.Charles Ponsonailhe, L’Année française : un héros par jour, Tours, Mame, 1911, p. 182. 17.Ibid., p. 183. 18.Ibid. 19.J. Ambert, op. cit., pp. 145-147. 20.Ibid., p. 162. 21.Ibid. 22.Christian Amalvi, « Hoche, Kléber, Marceau héros exemplaires à l’école et au foyer (1880-1989) », Actes du colloque Le XIXe siècle et la Révolution française organisé à Nanterre par la Société d’histoire de la révolution de 1848 et des révolutions du xixe siècle, Paris, éditions Créaphis, 1992, pp. 75-90. 23.J. Ambert, op. cit., p. 158.

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RÉSUMÉS

Le général Desaix constitue un cas exceptionnel : une grande figure de la Révolution française célébrée à la fois par les manuels scolaires confessionnels et les manuels scolaires laïques. Cependant cet éloge unanime masque de profondes et graves divergences. Pour les auteurs laïques, Desaix est un héros parce qu’il est un républicain sincère. Pour les catholiques, Desaix est un grand homme bien qu’il soit un républicain convaincu. L’exemple de Desaix illustre parfaitement les passions politiques et religieuses que suscite la mémoire populaire de la Révolution dans la France contemporaine.

The Myth of General Desaix in the Popular and School Literature of the Third Republic. General Desaix constitutes an exceptional case : a great figure of the celebrated both by Catholic and secular school books. However, this unanimous praise conceals deep and serious divergences. For the secular authors, Desaix is a hero because he was a sincere republican. For the Catholics, Desaix is a great man although he was a sincere republican. Desaix’s example neatly points to the political and religious passions the popular memory of the Revolution aroused in contemporaneous France.

INDEX

Mots-clés : révolution, historiographie, école

AUTEUR

CHRISTIAN AMALVI Université Paul Valéry – Montpellier III

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Comptes rendus

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L’expédition d’Égypte, une entreprise des Lumières (1798-1801).

Philippe Bourdin

RÉFÉRENCE

Patrice Bret, L’expédition d’Égypte, une entreprise des Lumières (1798-1801), actes du colloque de Paris (8-10 juin 1998) publiés par l’Académie des sciences, Paris, 1999, 436 p.

1 Cet ouvrage, soigneusement illustré et servi par une bibliographie générale et un index remarquables, a pour souci de présenter sans complaisance l’état de la recherche actuelle sur l’expédition d’Égypte, tant en France qu’à l’étranger. S’ensuit une démarche pluridisciplinaire, associant aux historiens français et égyptiens des égyptologues, des ethnomusicologues, des médecins, etc. ; elle amène à traiter des sources et des thèmes nouveaux ou peu connus, comme les carnets du peintre Henri- Joseph Redouté, le contexte socioculturel ottoman ou encore les tombes parisiennes des membres de l’expédition et leur perception de la mort. H. Laurens rappelle combien l’Égypte suscitait l’admiration des hommes du xviiie siècle. Connue par les sources bibliques et gréco-romaines, par les vestiges antiques, intriguant encore par le mystère des hiéroglyphes, elle entraînait, notamment chez les collectionneurs, une égyptomanie volontiers ésotérique dans laquelle puisait la franc-maçonnerie. Elle attirait tout autant les savants, à la recherche des origines et des fins de l’humanité, que les artistes, empruntant à la statuaire égyptienne obélisques et pyramides. Le système politique, en la personne d’Ali Bey, était mythifié par des hommes comme Volney et Savary, méconnaissant la puissance de la Porte et des mamelouks, en même temps que l’occupation européenne semblait inévitable: elle devait ramener le progrès qu’avait représenté un temps l’ancienne civilisation. Des projets d’expédition existaient donc depuis les années 1770 (le baron de Tott avait procédé en 1776 à une mission exploratoire).

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2 Dès le ministère Vergennes en fait, comme le rappelle F. Hitzel, la diplomatie française, soucieuse de préserver les positions commerciales du pays, s’est tournée vers la Turquie et, s’appuyant notamment sur les consuls des échelles et les drogmans, a proposé une coopération culturelle et scientifique censée hâter la modernisation de l’Empire. L’art des fortifications, les constructions navales en ont bénéficié entre 1784 et 1788 – sans compter l’introduction de la brouette, utile au plus grand nombre; la guerre de la Porte et de la Russie interrompt alors l’aide de la France, qui souhaite rester neutre; elle reprend en 1792 puis de 1794 à 1797, encouragée par le nouveau sultan Selim III (1789-1807), qui refuse cependant le rôle de diversion contre la Russie et l’Autriche qu’espèrent de lui les révolutionnaires français. Après Campo-Formio et au vu de l’intérêt marqué par Bonaparte pour les Balkans, la plupart des conseillers français, qui ont contribué à développer l’imprimerie en langue vernaculaire, à réformer l’artillerie et la marine de guerre, à mettre sur pied l’école navale de Constantinople, sont remerciés par les Turcs. L’année précédente, l’ancien constituant Guion Pampelonne avait pu diriger une délégation de plusieurs dizaines d’artistes, dont certains participeront à l’expédition d’Égypte (les architectes Lepère et Protain, par exemple).

3 Ils sont cent soixante «savants» et ingénieurs à suivre les trente cinq mille hommes de l’armée d’Orient. Accompagner une expédition maritime «relève d’une tradition déjà longue, qui remonte aux origines de la science empirique moderne, telle que Francis Bacon en a défini le programme dans sa Nouvelle Atlantide», remarque M. N. Bourguet, qui retrace les grandes étapes de cette histoire scientifique et maritime; elle insiste aussi sur les précédents des campagnes de Hollande et d’Italie où Thouin, Faujas de Saint-Fond, Monge et Berthollet avaient fait de larges «emprunts» aux patrimoines naturels et culturels nationaux. L’occupation décidée de l’Égypte et le nombre d’érudits déplacés donnent cependant une ampleur nouvelle à l’entreprise, dont la rapide fondation, sitôt Le Caire atteint, d’un «Institut pour les sciences et les arts» (22 août 1798), inséré dans le réseau de la République des Lettres, dit l’ambition. Celle-ci souffrira pourtant des aléas de la situation militaire, des résistances de la population, des conditions matérielles des découvertes et de leur analyse, décourageant nombre de leurs auteurs, qui multiplient pourtant courses et missions dans le delta, le désert ou la Haute-Égypte avec un souci constant de géomètres, un intérêt pour l’espace et le territoire qu’il faut s’approprier (d’où les progrès subséquents de la cartographie, la géographie, l’hydrographie, les sciences naturelles, l’archéologie). Il faut ajouter aux difficultés du terrain les jalousies et querelles au sein de l’Institut, dont les séances (soixante-deux au total) sont affectées à partir d’août 1799 par les départs de Monge et Berthollet et par l’influence grandissante de Fourier; ces divisions sont pour partie inscrites dans le mode de désignation des cinquante et un hommes qui seront membres de l’institution, qui privilégie la proche clientèle des généraux, de Bonaparte surtout (Y. Laissus). Parmi les protégés de Fourier, trente-quatre polytechniciens (sur soixante ingénieurs): vivant dans une relative autonomie par rapport à l’armée de conquête, ils deviennent les principaux collaborateurs de la Description de l’Égypte, précis à relever sur leurs carnets de mesures et de croquis les traces de l’ancienne civilisation, l’architecture des temples comme le zodiaque circulaire, à défaut d’avoir réussi à établir une communication maritime entre la mer Rouge et la Méditerranée (Ch. C. Gillispie). Le rendu des relevés et des plans doit aussi beaucoup au dessinateur et naturaliste Redouté, dont C. Opsomer analyse les carnets de route et son essai de Tableau chronologique de la Commission des sciences et des arts, jamais publiés.

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4 Comment l’expédition de Bonaparte est-elle perçue? Les Idéologues, dans la Décade philosophique, se montrent très influencés par les écrits de Volney lorsque Le Breton fait la description ethnologique et politique du pays conquis, ou lorsque J. B. Say poursuit l’effort et offre en outre aux familles qu’il suppose concernées par la campagne un vaste aperçu géographique. Imaginant une terre riche peuplée d’habitants misérables, ils croient dans les bienfaits d’une colonisation radicalement différente de celle de l’Amérique: les Français doivent porter secours aux peuples d’Orient et s’intégrer à eux avec la volonté de réunir l’Europe à l’Asie. Bonaparte, combattant l’oppression des mamelouks et fondant des institutions nouvelles, leur semble réunir ces idéaux; au-delà des opérations militaires qui remplissent les gazettes, l’œuvre scientifique et culturelle entreprise ne cesse d’être vantée dans les colonnes de la Décade (F. Régent). Ce discours sur la «régénération» de l’Égypte, répété de part et d’autre de la Méditerranée, emprunte beaucoup au concept de civilisation affirmé par Condorcet dans son Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain; «la politique indigène de Bonaparte, avec l’établissement des diwans et les discours récurrents devant les notables égyptiens sur la culture des sciences et des arts par les arabes du temps des califes, la pompeuse participation des Français aux rites du pays, fêtes religieuses ou spécifiquement égyptiennes, et les somptueuses célébrations révolutionnaires présentées aux Égyptiens comme symbole de l’alliance des deux peuples, prennent leur sens dans ce cadre. Mais à cela, il faut ajouter aussi les grands spectacles scientifiques et techniques déployés par les membres de l’Institut devant les notables égyptiens comme stratégie rhétorique de persuasion» (M. L. Ortega). Cette importation des Lumières ne jouit pas toujours d’un grand succès: l’incrédulité devant les prouesses des chimistes ou les essais laborieux des aérostiers n’aide pas; la limitation des pouvoirs du diwan, formé de neuf cheikhs réputés, appelés à conseiller et à cautionner les décisions des occupants, non plus; l’absence de réforme administrative, la gestion courante du territoire relevant pour l’essentiel de la machine militaire, encore moins. Surtout, l’incompréhension et la méfiance entre les peuples perdurent, augmentées par la brutalité et les rigueurs de l’occupation: l’élite égyptienne, intéressée par la bibliothèque et l’imprimerie de l’Institut, au sein duquel aucun de ses membres n’est invité à siéger, se satisfait des enseignements du Coran, qui lui paraissent supérieurs à l’idéologie de progrès des Français; successeurs à ses yeux des croisés, ils sont de surcroît considérés comme sales, ivrognes et débauchés, Jabartî déplorant particulièrement la licence régnant au Tivoli du Caire. Peu nombreux finalement furent ceux, tels le copte Ya‘qûb ou le cheikh Hassan al-‘Attâr, à intégrer l’esprit des Lumières (A. Raymond).

5 Cette influence limitée ne doit pas faire oublier les résultats scientifiques de l’expédition, quoiqu’ils aient dans un premier temps principalement bénéficié aux seuls Européens. L’égyptologie, jusqu’alors largement réservée aux cabinets de curiosités, fait alors un considérable bond qualitatif (J. Leclant). P. Bret s’attache à l’œuvre de l’officier et physicien Coutelle, ami de Fourcroy, Guyton de Morveau et Conté. Avec ce dernier, il a contribué à la fondation du centre des aérostiers de Meudon; avec lui, il dirige les ateliers du Caire (faisant construire des moulins à vent, des télégraphes optiques, des draps, des lames de sabres, etc.) avant d’être chargé, promu colonel, de veiller à l’application de la convention d’al-Arîsh. Dans l’intention, déçue, de se faire élire à l’Institut, il produit deux mémoires, l’un sur l’obélisque de Lûqsor dont il prévoit le transtert à Paris, l’autre sur les techniques de construction et de revêtement des pyramides de Gîza, site sur lequel Menou le charge d’un immense chantier de fouilles

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mobilisant des équipes nombreuses, une nouvelle manière de pratiquer l’archéologie. Les dessinateurs eux-mêmes (Dutertre, Redouté, Conté, Denon, les polytechniciens), qui travaillent à la lumière des matins et des soirs, évitant le soleil de midi, ne se contentent pas de reprendre l’iconographie des voyages de Pococke (1734-1741), de Norden (1737), de Niebuhr (1772) ou de Cassas (an VI). Conté s’inspire des planches de l’Encyclopédie ; Dutertre reproduit la conception classique du paysage, avec un premier plan végétal, mais joue sur les couleurs du lavis, de la gouache et du pastel, représente les autochtones, préfigurant les peintres orientalistes du siècle à venir; les ingénieurs reproduisent plus sèchement et linéairement les perspectives, fascinés par les pyramides et le sphinx, plus généralement par les difficultés de représenter une architecture colossale. Leurs essais de reconstitution figurée des bâtiments en ruines s’avèrent peu fructueux (M. Pinaut-Sørensen). A. Hosny insiste sur la part que prend alors l’imaginaire, la grande théâtralité des activités humaines suggérées, valorisant les personnages secondaires.

6 Ce problème de la représentation est tout aussi criant dans les textes de la Description. Dignes d’une littérature utopique, ils offrent, notamment sous la plume de Fourier, une ancienne Égypte idéalement harmonieuse, obéissant à des princes et des militaires éclairés, à une religion dont les temples disent la puissance des divinités (celles-ci proposant à tous les principes de la morale sous des formes sensibles), puissance suffisante en tout cas pour maintenir l’ordre public, tandis que le culte des ancêtres exalte les vertus familiales (C. Traunecker). Avec son Voyage dans la Basse et la Haute- Égypte (publié en 1820), Denon s’inscrit, lui, dans la tradition de la compilation, ayant une dette immense envers Volney et Norden. Son éblouissement le porte donc moins vers la réalité sociale et urbaine contemporaine que vers les monuments et les arts, dont les descriptions pleines de mélancolie se combinent sans ordre apparent avec un récit de guerre. Affleurent en nombre les présupposés sur la nature, le bonheur, le déisme (M. Reid). Tout autre se fait progressivement le regard du chanteur Villoteau, ethnomusicologue balbutiant, qui découvre et consigne une identité culturelle dont il fait prendre conscience aux musiciens égyptiens eux-mêmes (L. Rault).

7 On ne saurait ici rendre compte de toute la richesse d’un ouvrage qui s’est voulu aussi curieux et moins militaire que l’expédition d’Égypte – avec quelques rares répétitions, quelques furtives inégalités dans la profondeur des vues exposées, mais ce sont les inévitables aléas d’un colloque. Ceux qui suivront cette stimulante caravane de savants n’auront garde d’oublier le bilan médical de l’expédition d’Égypte, l’étude des travaux et manuscrits de Geoffroy Saint-Hilaire, Delile et Rozière, la somme cartographique ramenée, les prolongements de l’aventure (édition de la Description de l’Égypte, bilan de l’œuvre scientifique, édification des premières collections d’antiquités égyptiennes, analyse de la pierre de Rosette) jusqu’à son détournement littéraire par Vigny, dans L’Alméh. Autant de contributions qui nourrissent une publication s’installant délibérément dans l’héritage des Lumières, sans occulter les questions sur le rôle réel des intellectuels: ont-ils servi d’alibi à une conquête, ont-ils aidé à l’appropriation scientifique d’une colonie perdue?

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Histoire de France par la caricature

Michel Biard

RÉFÉRENCE

Annie Duprat, Histoire de France par la caricature, Paris, Larousse, 1999, 264 p.

1 S’il n’est certes pas le premier à proposer de parcourir l’histoire nationale à travers le filtre magique de la caricature, l’ouvrage d’Annie Duprat, par sa clarté, par la bonne qualité générale des reproductions, par l’ampleur chronologique du domaine couvert, devrait être promis à un succès mérité. Spécialiste des images, Annie Duprat nous convie ici à une visite qui commence en 1589 à l’heure de la véritable campagne orchestrée contre Henri III pour s’achever en 1995 avec les caricatures de «nos» hommes politiques fin de siècle. Chacun pourra, en toute liberté, suivre son chemin dans ce volume organisé de façon strictement chronologique où chaque image est bien remise dans son contexte et analysée avec soin et humour. Les xviie et xviiie siècles représentent une cinquantaine de pages (une vingtaine pour la Révolution française, une dizaine pour le Consulat et l’Empire), le xixe siècle environ 70 pages, notre siècle obtenant la part du lion avec quelque 120 pages (et l’on peut sans doute regretter cette disproportion dans la mesure où d’aucuns pourront trouver que la verve et le dessin d’un Plantu ou d’un Faizant n’ont qu’un lointain rapport avec l’art de Gillray ou Daumier).

2 À côté de certaines caricatures très célèbres, le lecteur pourra se délecter d’images certes moins connues, mais combien réjouissantes. À titre d’exemple, citons ces dragonnades où le soudard vise un huguenot avec une arme, baptisée «raison invincible», qui crache des crucifix en guise de balles. Citons aussi cette étonnante scène où Napoléon trône dans une baignoire qu’il emplit des larmes et du sang de ses victimes (en attendant le sort de Marat?). Ou bien encore cette séparation de l’Église et de l’État où si l’abbé est classiquement rondelet, Marianne est potelée au-delà du raisonnable, toute de graisse enrobée comme dans cette autre caricature où, briseuse de grèves en 1907, elle est transformée en épaisse gardienne de prison que n’auraient guère aimé séduire les «braves piou-piou du 17e».

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3 Les «grands» sont bien entendu cibles privilégiées de cet imaginaire carnavalesque et occupent de ce fait une place de choix dans l’ouvrage d’Annie Duprat. Naturellement le roi à la bonne poire fait partie des heureux élus de ceux qui trempent leur plume dans le vitriol, jusqu’à figurer sur la ci-devant place de la Révolution où, au lieu même où tomba l’acéré couperet, doit être érigé un superbe «monument expia-poire». en girafe folle ne manquera point d’attirer des regards amusés de même que nos nains du xxe siècle, Barre dans le rôle de dormeur, Balladur dans le rôle d’un simplet plus bourbonien que nature, Fabius dans le rôle de prof. Marianne pourrait-elle être Blanche-Neige?

4 Au chapitre des regrets (non éternels), s’il en faut pour caricaturer un peu, quelques absences: bien peu de choses sur la résistance ou encore sur les guerres coloniales là où l’année 1968 est peut-être a contrario surreprésentée; le silence autour de quelques- unes des caricatures les plus acides de la Ve République avec Hara-Kiri et son bal tragique à Colombey ou Charlie-Hebdo et le visage déformé d’un président défunt barré d’un assassin «plus jamais ça»; peu également sur la veine sexuée là où la caricature regorge pourtant d’exemples soigneusement confinés dans l’«enfer» de telle ou telle bibliothèque.

5 Au risque de caricaturer une ultime fois, disons-le tout net: pourquoi pas au plus vite un second volume? Chiche! Rien que pour le plaisir comme disent les enfants...

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Construction, reproduction et représentation des patriciats urbains, de l’Antiquité au XXe siècle

Annie Duprat

RÉFÉRENCE

Construction, reproduction et représentation des patriciats urbains, de l’Antiquité au XXe siècle, actes du colloque de Tours, 7-9 septembre 1998, textes réunis et présentés par Claude Petitfrère, Tours, CEHVI, 1999, 570 pages.

1 Malgré l’absence d’article consacré spécifiquement à la période révolutionnaire, la lecture de cet ouvrage volumineux et très bien édité apportera beaucoup d’informations à tous les historiens de la ville soucieux de recadrer leurs recherches dans le temps long. Parmi les 42 communications présentées, de l’Antiquité au plus contemporain, on en retiendra plusieurs, traitant de la ville de Tours, en associant celle de Claude Petitfrère, «Les maires de Tours aux XVIIe-XVIIIe siècles: patriciens ou hommes nouveaux» (pp. 123-132) à celle de Béatrice Legrand-Baumier, «La réforme municipale de Laverdy glas de la représentation patricienne au sein des corps de ville? L’exemple de Tours» (pp. 155-162) qui montrent la constitution de dynasties municipales dans une ville très légaliste qui a à cœur d’appliquer, voire même d’anticiper, la réforme Laverdy de 1764-1765; les études conduites par François Caillou sur «les origines sociales des officiers du bureau des finances de Tours de 1577 à 1790» (pp. 133-144) et surtout par Christine Lamarre, «Les mairies de Bourgogne au xviiie siècle: un exemple achevé de constitution d’un patriciat urbain et ses conséquences» (pp. 145-154) apporteront des pistes de recherche stimulantes à tous ceux qui étudient les conséquences immédiates de l’événement révolutionnaire dans la vie au quotidien de ces élites municipales qu’étaient les officiers sous l’Ancien Régime. L’intérêt de ce recueil réside également dans la réunion d’articles portant sur le Moyen Âge comme sur l’époque moderne. La lecture croisée de l’article de Christine Bousquet-Labouérie,

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«Visages et fonctions du patriciat dans l’iconographie des Grandes Chroniques de France »(pp. 413-430) et de celui de Denise Turrel, «La livrée de distinction: les costumes des magistrats municipaux dans les entrées royales des xviie-xviiie siècles» (pp. 469-486), qui se termine sur l’évocation de la journée du 17 juillet 1789, suscite, grâce à 1’iconographie en couleurs qui accompagne le premier quelques questionnements supplémentaires sur l’origine des trois couleurs de la cocarde de 1789!

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Anarchasis Cloots, le Prussien francophile. Un philosophe au service de la Révolution française et universelle

Annie Duprat

RÉFÉRENCE

François Labbé, Anarchasis Cloots, le Prussien francophile. Un philosophe au service de la Révolution française et universelle, Paris, L’Harmattan, coll. l’Allemagne d’hier et d’aujourd’hui, 1999, 546 p.

1 Placé sous l’égide d’une citation de Balzac extraite du Curé de Tours, exaltant la grandeur et les dangers du cosmopolitisme, ce gros livre se présente sous la forme d’une biographie très originale, très différente, de l’aveu même de son auteur, de l’ouvrage à présent classique que nous avait donné Roland Mortier en 1995 sous le titre Anarchasis Cloots ou l’Utopie foudroyée. Le livre se présente sous la forme d’un parcours intellectuel de celui qui se qualifiait lui-même «l’orateur du genre humain» et que son nouveau biographe présente comme «un Gaspard Hauser plus que comme un Candide». Né en Prusse le 24 juin 1755 dans une famille de négociants et de financiers d’origine hollandaise, le jeune Jean-Baptiste Cloots a reçu une éducation française. Si l’on ne sait pas grand chose de son enfance, son adolescence passée depuis l’âge de 11 ans à Paris, au collège de Plessis-Sorbonne est marquée par des influences maçonniques éclairées, celles que lui prodigue la famille des Vandenyver, membres de la loge des Amis réunis. Il est particulièrement séduit par les cours de son professeur de philosophie, Sulzer, humaniste optimiste, qui croit à la bonté et à la perfectibilité du genre humain; il fera sienne toute sa vie une des maximes fondatrices de ces années de formation, «la voie d’autorité est une voie de perdition» (p. 47). Si, dès 1770, il doit rejoindre une école militaire, il la quitte en mai 1773. Mais quel était son sentiment

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alors? Dans des écrits très postérieurs, il porte des jugements très durs sur le militarisme prussien, accusé d’être une entreprise de déshumanisation. Au cours des années suivantes, il effectue de très nombreux séjours à Paris, où il a des attaches familiales et un grand réseau de relations; il est convaincu de l’excellence et de l’universalité de la culture et de la langue françaises, enthousiasme qu’il fait partager aux Prussiens, ce qui justifie le sous-titre de cet ouvrage, «le Prussien francophile». La suite est connue. Très actif au cours des journées d’octobre 1789, il fréquente autant les Jacobins que plus tard les , mais il ne signe pas la pétition du Champ-de-Mars; élu député par le département de l’Oise à la Convention nationale, mais toujours étranger, il appelle de ses vœux une République universelle du genre humain puis, en 1793, défend le projet d’une République fédérative des individus, ce qui le place à l’écart, tant des Montagnards que des . Dénoncé par Robespierre comme un phraseur exalté et encombrant, ce dont témoigne la somme des lettres et des écrits recueillis et remarquablement étudiés par François Labbé, il est exclu de la Convention en décembre 1793. Le chapitre qui décrit «la fin des illusions» (pp. 394-425) montre en réalité la fin des illusions de celui qui avait choisi le patronage d’Anarchasis, ce philosophe scythe de l’époque archaïque paré des vertus de l’homme pur et sans tache, ami de Solon. Mais l’auteur, passionné par son sujet est également aveuglé par ses sympathies au point d’écrire péremptoirement: «la chute des Girondins et la relance de la campagne de déchristianisation alors que l’imprécateur [souligné dans le texte] Robespierre occupe une position de force au sein du Comité de sûreté générale depuis son élection du 27 juillet 1793 et que la France bascule dans la dictature», ce qui clôt sans l’avoir ouvert tout débat sur la nature de la Terreur. Cependant, le livre fourmille d’informations nouvelles et, pour la plupart, inédites, puisque l’enquête de Francois Labbé l’a conduit à étudier des fonds manuscrits en France, en Allemagne et aux Pays- Bas, et à collationner un nombre impressionnant d’écrits imprimés, de Cloots comme de ses contemporains.

2 Très agréable à lire grâce à un style nerveux et précis, cet ouvrage est d’une grande richesse documentaire. Si Anarchasis Cloots n’a pas fait preuve d’une très grande efficacité politicienne, c’est sans doute en raison de sa fougue et de son impatience à voir se régénérer le monde qu’il croyait enfin délivré par le souffle de la Révolution. Les deux derniers chapitres, consacrés au «mythe de Cloots» (pp. 427-490) et à sa postérité «influences» (pp. 491-509) expliquent en partie la puissance de l’imaginaire révolutionnaire romantique dans la France du xixe siècle, et bien au-delà, on pense bien sûr aux mouvements tiers-mondistes du XXe siècle et à Frantz Fanon.

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Les loyers de Metz sous le Premier Empire

Annie Duprat

RÉFÉRENCE

Jean Lhote, Les loyers de Metz sous le Premier Empire, Sarreguemines, éd. Pierron, 2000, 79 p.

1 Cette petite plaquette documentaire est fidèle à son titre et présente la répartition par quartiers des groupes de loyers à Metz en 1806, ce qui permet de mesurer les gradations de fortunes des possédants les plus aisés aux indigents, mais aussi, grâce à l’indication des noms ainsi que des professions exercées dans cette grande ville de Lorraine apporte de précieuses informations à tous ceux que la situation économique de la société française au début du XIXe siècle intéresse.

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Des Manuscrits de Sieyès 1773-1799

Raymonde Monnier

RÉFÉRENCE

Des Manuscrits de Sieyès 1773-1799, sous la direction de Christine Fauré, Paris, Honoré Champion, collection Pages d’archives, 1999, 577 p.

1 On connaissait le destin des papiers de Sieyès. Hippolyte Fortoul s’était penché le premier sur ces manuscrits, mais son travail n’avait pas abouti à une publication. En 1939, Paul Bastid les croyait définitivement perdus. Les Archives nationales ont réussi à réunir aux papiers du fonds Fortoul l’ensemble des manuscrits restants, achetés aux descendants collatéraux de Sieyès en 1967. On peut saluer cette édition courageuse de manuscrits, certes classés – les auteurs ont choisi de publier ceux réunis en cahiers et constituant des ensembles – mais d’un abord difficile et dont le classement (fait en partie par Fortoul) peut paraître factice pour certains d’entre eux, ainsi des Fragments politiques. Les spécialistes de Sieyès, mais aussi tous ceux qui s’intéressent à la pensée du xviiie siècle et de la Révolution, pourront désormais grâce à cette publication approcher le mythe sans se risquer dans une recherche en archives. On pourra suivre, au fil des pages, l’essentiel d’une quête intellectuelle sans cesse reprise, avec les retours sur les mots, les notions politiques, l’approfondissement méthodique d’une démarche, la recherche d’un art politique et d’un équilibre constitutionnel moins en phase avec les idées de ses contemporains que sa célèbre brochure Qu’est-ce que le Tiers État? L’auteur inspira en son temps, on le sait, autant de respect que d’incompréhension.

2 Une grande partie des manuscrits publiés ici sont des papiers de jeunesse, fruits de mûres réflexions au terme des années studieuses de séminaire, une période qu’il aime rappeler dans son entreprise continuée d’autoconstruction de soi, parlant de «la hauteur où je m’étais mis en 1765 et années suivantes jusqu’à la Révolution». C’est à cette période qu’appartiennent les Lettres aux économistes, les Délinéamens politiques (1773-1775) et une bonne partie du Grand Cahier Métaphysique. Sa réflexion critique sur les théories économiques peut paraître inachevée et pauvre à côté des grandes œuvres des économistes de son temps, comme le Tableau économique de Quesnay ou la

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Richesse des nations d’Adam Smith. Sieyès a raison de refuser de considérer avec les physiocrates que la terre est seule source de richesse: «C’est le travail qui forme la richesse». Jacques Valier, qui introduit cette partie des manuscrits, souligne les intuitions de Sieyès en la matière, et aussi les insuffisances d’une critique mal argumentée. Car s’il sent que la richesse est «jouissance», il ne perçoit pas l’importance de la valeur d’échange, de la marchandise; il s’en tient à l’idée du marché et du «juste prix». S’il manque d’enthousiasme pour l’économie politique naissante – «dans la société tout est compliqué» – la méthode qui s’appuie sur les catégories, les notions (valeur, besoins), les «classes», et sur la mise en tableaux, inspire sa démarche dans la recherche d’un nouveau système politique.

3 Les Fragments politiques mêlent des textes de l’époque révolutionnaire, toutes époques confondues, sur la Constitution, les Droits de l’homme, des considérations personnelles, des citations et des textes qui ne sont pas de Sieyès, comme la première pétition du Champ-de-Mars du 16 juillet 1791 (non identifiée?). La présentation critique est ici plus que délicate. Mais on y retrouve aussi les intérêts constants du législateur, les formulations très personnelles sur l’égalité par exemple – «l’égalité n’est que la non- inégalité du fait de la loi » – ou la primauté de la représentation: «Elle est le premier corps organisé; le peuple dispersé n’est pas un corps organisé». Là comme dans les Délinéaments, Sieyès affirme une théorie politique dont on peut suivre la remarquable continuité autour des notions clés: les Droits de l’homme, la loi, la représentation, «l’activité» des citoyens, la liberté (il n’y a rien d’illimité, surtout pas la liberté). «Il n’y a qu’un pouvoir, celui de la loi, qui vient de la nation même», un dispositif qu’on retrouve dans les tableaux et les figures, celle de la représentation du gouvernement par exemple. Les méthodes quantitatives de la science économique, la représentation de ses équilibres, soutiennent son refus de la société privilégiée et son dispositif politique. On y voit Sieyès à la recherche, comme Condorcet, d’une théorie combinatoire, de la meilleure combinaison possible sur les trois bases du territoire, de la population et des richesses, un système fonctionnel qui repose tout entier sur les élections.

4 Christine Fauré dans l’introduction souligne les apports de ces manuscrits. Ces notes de lecture, ces réflexions, ces tableaux sont de véritables instruments sur lesquels Sieyès forge sa théorie et sa langue politique, avec des néologismes qui sont autant de nouveaux concepts, pour faire passer la vigueur de sa pensée politique. Sur son rapport à Rousseau, elle adopte contre B. Baczko et M. Gauchet, une position proche de celle de P. Pasquino. La lecture des manuscrits permet de préciser la divergence profonde d’un nouvel art social qui met l’emphase sur le lien entre le système représentatif et le système économique basé sur la division du travail. La mise à distance du rousseauisme et du républicanisme après l’expérience jacobine ne peut occulter l’influence possible d’autres théories politiques, notamment à travers Harrington, dont Sieyès connaît l’Oceana. L’historien américain John G.A. Pocock a attiré l’attention depuis les années 1970 sur le langage de l’humanisme civique comme source majeure de la politique moderne, théorie qu’on ne peut continuer d’ignorer, et que la lecture des manuscrits de Sieyès invite à prendre au sérieux s’agissant de la période révolutionnaire. La théorie pratique ne prend pas en compte que les droits, mais les institutions et les mœurs, ainsi des moyens du bonheur qui sont la lumière (l’éducation) et la simplicité des mœurs (contre l’envie). «On peut faire des changements subits dans les institutions politiques, tout bouleverser; mais les mœurs sont soumises à d’autres lois, et les changements politiques eux-mêmes deviennent infaisables, à proportion de leur union avec les

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mœurs». Sieyès partage avec Harrington le goût de la recherche d’un nouveau langage, dont rendent compte ses papiers personnels, ceux de 1789-1800 comme ses écrits de jeunesse.

5 Jacques Guilhaumou, qui a transcrit le Grand Cahier métaphysique, met en valeur dans les notes et l’introduction à cette partie, l’éclairage nouveau qu’apportent ces manuscrits sur le rapport de Sieyès à la théorie du langage: «Chaque science a sa langue propre; elle ne commence vraiment à exister que quand on commence à faire sa langue». La première partie du GCM est une réflexion très riche sur l’œuvre des deux «statuaires métaphysiciens» que sont Bonnet et Condillac. La seconde, plus tardive (début du xixe siècle), est une lecture critique des «nouveaux métaphysiciens», désignés encore comme l’école de Condillac, c’est-à-dire les Idéologues. Sieyès se confronte au courant philosophique français au moment où Bonaparte éclipse celui-ci de la scène parisienne, et où il est lui-même confronté à Paris à la philosophie allemande, notamment à Guillaume de Humbolt. Apparaît alors l’originalité d’une pensée qui n’est réductible ni à l’idéologie ni à la pensée allemande, et dont une des constantes, comme le souligne J. G., porte sur «la métaphysique du langage», ce qui donne au GCM une cohérence à forte teneur linguistique, construite dans l’esprit du temps sur l’image de «trois mondes». «C’est dans le monde lingual que se fait la communication des idées par le commerce des signes, ou si vous voulez, les mots sont la monnaie qui mesure toutes les valeurs idéales. Il est curieux de voir comment les hommes ont simplifié la forme, le titre et le poids de cette monnaie. Si ce brassage avait pu se faire par une autorité compétente, nous aurions une langue de bon aloi. Mais! les besoins, voilà l’autorité qui prescrit; les circonstances, voilà ce qui détermine la pratique ». De la lecture critique de Bonnet et Condillac à qui il reprend la fiction de la statue pour observer «l’ordre des sensations, des actions et des connaissances», afin d’appréhender les rapports et les combinaisons multiples dont résulteront des «combinaisons nouvelles», on suivra dans ces manuscrits la cohérence d’une pensée préoccupée du passage de l’ordre métaphysique à l’ordre social, à l’ordre pratique: «Ramenons l’homme à son but. Il veut être heureux, et toute son activité se porte à lui procurer du bonheur». Loin des visions à priori, cette publication qui espérons-le sera continuée, nous introduit à un penseur politique pragmatique, fort éloigné des abstractions qu’on a pu lui attribuer, et plus largement à la réflexion d’un dirigeant révolutionnaire sur la philosophie et la science politique de son temps.

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Les procès-verbaux du Directoire exécutif, an V-an VII. Inventaire des registres des délibérations et des minutes des arrêtés, lettres et actes du Directoire

Jean-Paul Bertaud

RÉFÉRENCE

Les procès-verbaux du Directoire exécutif, an V-an VII. Inventaire des registres des délibérations et des minutes des arrêtés, lettres et actes du Directoire, Tome I, 16 pluviôse-10 prairial an V (4 février-29 mai 1797), par Pierre-Dominique Cheynet. Paris, Centre historique des Archives nationales, 2000. Un volume relié gr. in-8° de 695 pages, 450 F (68,60 euros).

1 Après le volume paru en 1996 analysant les documents préparatoires et les dossiers du secrétariat général, le présent ouvrage offre un ensemble documentaire montrant le fonctionnement au quotidien du Directoire exécutif et le soin qu’il apporta à la gestion des instances locales et à la surveillance des magistrats et fonctionnaires locaux aussi bien en France que dans les territoires annexés ou dans les républiques-sœurs.

2 Les procès-verbaux sont présentés selon un ordre constant, plaçant en tête les relations de l’Exécutif avec le Corps législatif, puis les décisions et les arrêtés du Directoire. Les affaires non citées au procès-verbal sont indiquées en fin d’analyse.

3 Un tableau de répartition des noms de lieux et un index général (noms de personnes et de lieux, matières) fort bien organisés font de cette publication un excellent instrument de travail.

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Grands notables du Premier Empire, Vienne.

Jean-Paul Bertaud

RÉFÉRENCE

Lévêque Guillaume, Dion Emmanuel et Jahan Sébastien, Grands notables du Premier Empire, Vienne. Présentation de Lévêque Guillaume, Paris, CNRS éditions, avril 2000, 279 pages.

1 L’entreprise lancée par Louis Bergeron et Guy Chaussinand-Nogaret se poursuit avec ce volume concernant le département de la Vienne. La liste des notables a été établie à partir de diverses listes de notabilité dont aucune en particulier ne paraissait imposer son évidence. La liste de synthèse comporte 120 noms. Elle révèle une rupture avec les listes des élites révolutionnaires. Elle rassemble en effet des nobles d’Ancien Régime et des bourgeois qui étaient déjà des notables en 1789. 17 des principaux censitaires du département appartiennent à une aristocratie où la noblesse de robe fait jeu égal avec la noblesse d’épée. Les gentilshommes se rallient pour la plupart du bout des lèvres à l’Empire, une minorité cependant accepte ouvertement de se mettre à son service. Parmi les bourgeois, les anciens titulaires d’offices et des manieurs d’argent supplantent largement les bourgeois à talent ou les militaires. Les hommes nouveaux ne sont qu’une poignée et doivent leur fortune à des spéculations financières. Possédants d’âge mûr (53 ans en moyenne), détenteurs d’un revenu moyen élevé (de 9 000 à 10 000 F), pères de famille (3,5 enfants en moyenne), les notables de la Vienne sont, à côté de quelques francs-maçons, des catholiques ayant reçu une solide éducation. Ils forment des réseaux d’influence à la tête desquels on trouve, entre autres, le général Rivaud ou Cochon de Lapparent et qui unissent là comme ailleurs des hommes soucieux de la défense des propriétés.

2 Le corpus des notables est accompagné de la liste des 60 contribuables les plus imposés de la Vienne en l’an XIII (avec leur domicile, leur âge, le nombre de leurs enfants, le montant de leurs contributions, leur position avant et depuis 1789), de la liste des

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personnes les plus marquantes du département en 1813 et des 30 principaux contribuables de la Vienne en 1813.

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Documents du Minutier central des notaires de Paris concernant l’histoire économique et sociale (1800-1830)

Jean-Paul Bertaud

RÉFÉRENCE

Documents du Minutier central des notaires de Paris concernant l’histoire économique et sociale (1800-1830). Inventaire par Claude Pris. Introduction et index revus, complétés et corrigés par le personnel du Minutier central sous la direction d’Andrée Chauleur. Paris, Centre historique des Archives nationales, 1999. Un volume in-8° de XLIV, 1224 pages, 500 F (76,22 euros). En vente sur place, aux Archives nationales ou par correspondance, à la Documentation française, 124, rue Henri-Barbusse, 93308 Aubervilliers, cedex.

1 Le Centre historique des Archives nationales publie l’inventaire réalisé par Claude Pris entre 1972 et 1975, résultat d’un dépouillement des minutes de quatre études parisiennes entre 1800 et 1830. Il complète les deux bases documentaires MIRIAD 2 et ARNO 1851. Il regroupe 8 546 analyses d’actes notariaux, inventaires après décès, contrats de mariage, baux de vente et actes de société. Les analyses sont réparties en 25 rubriques portant par exemple sur la métallurgie ou la banque, sur le textile ou les transports, sur les administrations civiles et militaires, sur les professions libérales ou sur la noblesse. Conçu au départ pour servir à l’histoire économique, l’inventaire offre aussi un gisement d’informations pour l’histoire sociale. On y rencontre aussi bien le monde des petits métiers traditionnels que celui des grands entrepreneurs à l’origine des bouleversements du xixe siècle. Les conservateurs sous la direction d’Andrée Chauleur chargée du Minutier central des notaires de Paris ont procédé à une refonte

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complète de l’index des mots-matière et des noms de personnes et de lieux. Mis aux normes actuelles, il facilite le maniement d’un incomparable instrument de travail.

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Bibliographie annuelle de l’histoire de France. Année 1999.

Michel Biard

RÉFÉRENCE

Bibliographie annuelle de l’histoire de France. Année 1999, Paris, CNRS éditions, 2000, 1044 p.

1 L’année 2000 n’a pas manqué de s’achever par la parution du volume attendu de cette utile collection, volume fort de ses quelque 13 000 références. 1999 voit la Révolution française rester à son niveau de l’année précédente avec 6,2% des titres recensés toutes périodes confondues, le Premier Empire gardant aussi une part comparable à 1998 avec 4,2% (mais nul doute que ce chiffre devrait être sensiblement augmenté dans les années à venir, goût de la commémoration oblige). La nouveauté vient plutôt de la part de l’histoire révolutionnaire dans les titres recensés sous l’appellation «Histoire politique» avec seulement 14,2% là où les années précédentes lui donnaient une place aux environs de 20%. Peut-être y a-t-il ici une sonnette d’alarme à tirer?

2 Ceux qui ont l’habitude de consulter cette Bibliographie annuelle ne seront guère surpris par sa forme puisque les chapitres sont très classiques et que la Révolution française est, selon la méthode déjà suivie pour les volumes précédents, éclatée en fonction des thèmes choisis (même si, au demeurant, il subsiste une partie spécifique sur la période): pour qui, par exemple, s’intéresse à la presse, la Révolution française entre dans une période qui va de 1789 à 1815; pour qui travaille sur les sciences ou la médecine, elle s’intègre dans un ensemble qui comprend les xvie, xviie et xviiie siècles avec une coupure qui s’opère en 1799-1800. Il faut également croiser les entrées d’index pour obtenir satisfaction. Ainsi quiconque désire des renseignements sur la prose qui concerne les conventionnels aura tout intérêt à ne pas regarder à «Convention», mais à «députés», il accédera de cette manière à un article de R. Barny sur le conventionnel Alexandre Deleyre rejeté dans la rubrique «doctrines politiques» et à un article du docteur Oger sur Jean-Baptiste Bo (qu’une coquille désigne sous le nom de Bro!) qui est classé dans la rubrique «médecine»... que ceux qui ne sont guère accoutumés au

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maniement de cette Bibliographie annuelle se rassurent néanmoins, elle est infiniment précieuse et leur apportera de multiples pistes, bien davantage en tout cas que les quelques bizarreries de classement susmentionnées.

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Le journal d’un maître d’école d’Île- de-France (1771-1792): Silly-en- Multien de l’Ancien Régime à la Révolution

Raymonde Monnier

RÉFÉRENCE

Le journal d’un maître d’école d’Île-de-France (1771-1792): Silly-en-Multien de l’Ancien Régime à la Révolution, présentation et notes de Jacques Bernet, avec le concours de Jean-Marc Vasseur, préface de Jean-Pierre Jessenne, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2000, 294 p.

1 Avec cette publication, Jacques Bernet nous donne à lire un document rare, véritable chronique vécue de la vie quotidienne dans un village de l’Oise, en pays de grande culture, par un intermédiaire culturel de premier plan, le clerc paroissial et maître d’école Pierre-Louis-Nicolas Delahaye. Car si son manuscrit a pour titre «État des baptêmes, mariages et sépultures de la paroisse de Silly-en-Multien et autres événements remarquables et curieux arrivés pendant le cours de treize années...», c’est bien plus qu’un simple registre paroissial qu’a laissé ce témoin privilégié de la vie de la communauté villageoise entre Ancien Régime et Révolution, conjuguant impressions personnelles, observations d’ensemble et chronique des événements au jour le jour, des plus réguliers aux plus exceptionnels. Chacun y trouvera une source aussi précieuse que variée au gré de ses centres d’intérêt, sur les aspects concrets de la vie du village et les problèmes matériels, la démographie avec le compte précis des naissances, mariages et sépultures, l’économie rurale, le prix du blé et des denrées de première nécessité, la consommation, le produit des dîmes et des contributions, comme sur l’économie personnelle de ce clerc qui arrondit ses gains en cumulant des activités complémentaires à son emploi principal, de l’arpentage à la vente de la fiente du

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pigeonnier paroissial. Cet homme entreprenant qui participe de tous les échanges locaux sait assurément compter et défend son patrimoine et ses intérêts face à des débiteurs et à des parents mauvais payeurs. Ses activités et ses relations obligées de clerc paroissial et de maître d’école, avec le curé et le vicaire, les marguilliers de la fabrique, les parents de ses élèves, notées avec beaucoup de précision et de détails, sont révélatrices des solidarités et des tensions qui traversent la communauté villageoise à la fin de l’Ancien Régime.

2 Du lointain seigneur, le prince de Conti, les habitants ne connaissaient pour leur malheur que ses agents subalternes, les gardes honnis de la capitainerie des chasses, dont la brutalité révoltait le village, ce qui donne au cahier de doléances un ton quasi révolutionnaire; il est presque entièrement consacré aux nuisances du gibier, aux abus et aux calamités occasionnées par la police des gardes-chasse: «Quel avantage pour le bien public que le code des chasses soit annulé et les droits féodaux, qu’il n’existe aucune banalité, en un mot que le Français recouvre sa liberté» (art. 14). Aussi le clerc décrit-il en détail à la fin de l’été 1789 la véritable orgie de chasse à laquelle se livrent les habitants, «telle que le Prince la faisait ci-devant», et consigne dans son journal la fuite peu glorieuse de ce dernier par des chemins de traverse après le 14 juillet, déguisé avec «la cocarde du Tiers État sur un mauvais chapeau», craignant à tout moment d’être arrêté: «Enfin tout l’effrayait. Il croyait toujours voir des assassins prêts à le tuer».

3 Jacques Bernet note dans sa présentation tout l’intérêt du journal quant à la reconstitution de la vie de la paroisse à la fin du xviiie siècle, elle apparaît bien vivante avec un clergé nombreux et des institutions actives (fabrique, charité, confrérie du Rosaire). Les fêtes qui ponctuent régulièrement la vie du village sous l’Ancien Régime sont décrites avec précision, ainsi de la Sainte-Catherine et de la fête des enfants pour la Saint-Nicolas, ou de cérémonies plus exceptionnelles comme la réception solennelle du nouveau curé en 1781. Bien que mis au propre dans sa version définitive, le journal est écrit au jour le jour, ce qui donne au texte assez de spontanéité, et aussi des notations répétées sur les us et coutumes, les mariages, les menus présents et les invitations régulières, pour la fête du curé ou autres. Notre clerc est respectueux des traditions et chaque année ramène les rites immuables: «Le premier jour de l’an au matin, avant mâtines, la maîtresse [sa femme] et moi avons été chez monsieur le curé lui souhaiter une bonne année. Il m’a fait présent de six livres pour mes étrennes». Il n’abandonnera cette habitude qu’en 1793, tout en constatant l’abandon de tous les usages et la baisse des pratiques religieuses: «Le 1er jour de l’an, je n’ai été chez personne souhaiter la bonne année, parce que plusieurs personnes me disent que cette cérémonie était abolie; effectivement on abolit tout: la religion est presque éteinte; à Mâtines personne n’y vient. Beaucoup ne vont plus ni à la messe ni à vespres; je ne sais si on deviendra meilleur et plus juste, en mon particulier je ne le crois pas».

4 Mais dans les premières années de la Révolution, le clergé est un partenaire privilégié de toutes les fêtes et manifestations civiques, de la bénédiction du drapeau de la garde nationale à la proclamation de la Constitution; les fêtes mettent en symbiose chrétiens et citoyens, ainsi lors du premier anniversaire du 14 juillet; le vocabulaire du clerc qui mêle les termes religieux et civiques est caractéristique de cette union patriotique apparemment réalisée; elle se confirme le plus souvent dans les agapes fraternelles des principaux habitants. Cependant, la bacchanale des moissonneurs le mois suivant dément cette heureuse fraternité des campagnes: «L’on entend parler que de

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bacchanales terribles de tous côtés et de menaces de pendaison». Les tensions sociales semblent s’être accusées en 1790-1791. Le maire donne sa démission à la suite de l’incendie criminel de sa grange, en octobre 1791, où sont consumés 11 000 gerbes et 200 setiers de blé.

5 Le volume des deux grandes séquences du journal qui sont conservées – 123 pages pour les dix-huit années de l’Ancien Régime (1771-1788) et 77 pour les premières années révolutionnaires jusqu’à la chute de la monarchie – témoignent de l’accélération des événements à partir de 1789 et de l’intérêt pris par notre clerc patriote aux événements et aux institutions du nouvel ordre de choses. Témoignage exceptionnel, celui du détail des opérations électorales de l’assemblée primaire du canton à Nanteuil en avril-mai 1790, qui déplace les citoyens de Silly en groupe pour assister à la «cérémonie» d’ouverture et les oblige à des allées et venues répétées; la lenteur et la longueur de la procédure décourageait bien des villageois et défavorisait les candidats des paroisses rurales. Mais la mobilisation collective des habitants de Silly pour soutenir la candidature de leur maire au poste d’électeur du département fut finalement payante et nous vaut le récit circonstancié de la présentation du bouquet et du compliment à l’heureux élu, avec tireurs et ménestriers. L’année suivante, ce n’est pas sans contentement qu’il donne les détails de la transaction réalisée par une société de villageois pour l’acquisition de biens nationaux, et du tirage au sort qui lui attribue 225 perches de terres.

6 Ce compte rendu inévitablement subjectif et sélectif, étant donné la richesse de la source, ne peut dégager tout l’intérêt du texte. D’autres y puiseront des éléments sur la vie de la collectivité ou les comportements individuels. Les observations chiffrées se mêlent à des notations plus impressionnistes, ainsi des intempéries et notamment de la grêle de juillet 1788. Le journal du maître d’école se fait l’écho de tous les grands événements de la période, de la crise frumentaire aux manifestations de la Grande Peur, comme de l’impact de la Révolution au village, plus ou moins senti et apprécié selon les cas. Jacques Bernet, en excellent connaisseur du terrain, donne en introduction et en notes les éclaircissements nécessaires. Un glossaire, un index des noms de personnes et des lieux, des illustrations et des cartes fort utiles de la région, complètent cette belle publication.

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L’Argus. Premier journal du département de la Manche (Coutances, juin-juillet 1790) précédé d’une notice sur son rédacteur Pierre-Charles-François Mithois (1760-v. 1800)

Raymonde Monnier

RÉFÉRENCE

Dr Hugues Plaideux, L’Argus. Premier journal du département de la Manche (Coutances, juin- juillet 1790) précédé d’une notice sur son rédacteur Pierre-Charles-François Mithois (1760-v. 1800), Revue de la Manche, t. 42, 2000, fasc. 166-167, 153 p., 120 F (Société d’archéologie et d’histoire de la Manche, Archives départementales, BP 540, 50010 Saint-Lô cedex).

1 Ce numéro spécial de la Revue de la Manche est consacré à la présentation et à la réédition des neuf numéros d’un journal de province, l’Argus ou l’homme aux cent yeux, Journal du département de la Manche et de tous les départements françois, par une Société de littérateurs patriotes. Son directeur, Mithois, était déjà connu comme militant de la section de l’unité à Paris, notamment pour avoir fait partie du comité central révolutionnaire du 31 mai. Commissaire du Conseil exécutif, puis employé à la commission d’Instruction publique en l’an II, Mithois est un agent jacobin dont l’activité patriotique entre Paris et Coutances méritait d’être approfondie. L’auteur retrace autant que faire se peut son rôle dans les sociétés populaires locales, en étroite liaison avec son activité de journaliste. Mithois est un de ces militants révolutionnaires que la liberté de la presse engage comme beaucoup d’autres à user de ses talents littéraires pour éclairer ses concitoyens, et les inviter à former, comme il l’écrit dans le

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prospectus de l’Argus, «une ligue heureuse d’opinions, de sentiments et de vues» contre l’aristocratie et l’ignorance. Il se signalera encore à Paris après Thermidor, comme directeur, rédacteur et imprimeur du Télégraphe politique, organe de la Société des hommes révolutionnaires du 10 Août, ce qui lui vaudra d’être recherché en prairial an III.

2 La brève carrière de l’Argus – juin-juillet 1790 – correspond, et ce n’est sans doute pas un hasard, avec la tenue de l’Assemblée électorale du département de la Manche, qui tient ses séances à Coutances du 14 au 23 juin 1790. Les «Littérateurs patriotes» qui sont à l’origine du journal sont vraisemblablement les membres les plus actifs de la Société patriotique et littéraire fondée quelques mois plus tôt; une députation de la société vient le 17 juin inviter les membres de l’assemblée électorale à «honorer de leur présence ce Club citoyen», demandant en échange que ses membres soient autorisés à assister à leurs opérations. Le premier numéro de l’Argus, daté du 15 juin, relate la cérémonie d’ouverture de l’Assemblée des électeurs; l’événement est d’importance et les numéros suivants sont presque entièrement consacrés aux comptes rendus de ses séances. La publication de l’Argus témoigne de la mobilisation des patriotes pour ces premières élections qui sont perçues comme un enjeu important. Une fois élus les administrateurs du département, les derniers numéros rendent compte des élections municipales et de la préparation de la fédération, mais le journal se fait aussi l’écho de dissensions dans la garde nationale, en liaison avec un conflit local dont le Dr Plaideux retrace les principales lignes en introduction. Son étude très érudite éclaire divers aspects de la politique à Coutances sous la Révolution; elle est complétée de plusieurs index (noms de personnes, auteurs, lieux, matières), y compris pour le texte du journal, et d’une table de l’Argus, ce qui en facilite grandement l’exploitation. Cette publication n’intéressera pas seulement les historiens locaux, elle sera utile à tous ceux qui s’intéressent à la politique et aux élections révolutionnaires.

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Du Directoire au Consulat. 1. Le lien politique local dans la grande nation - Du Directoire au Consulat. 2. L’intégration des citoyens dans la grande nation

Annie Duprat et Raymonde Monnier

RÉFÉRENCE

Du Directoire au Consulat. 1. Le lien politique local dans la grande nation, Jacques Bernet, Jean-Pierre Jessenne, Hervé Leuwers éd., Centre de Recherche sur l’Histoire de l’Europe du Nord-Ouest, vol. 20, Villeneuve d’Ascq, ANRT, Lille 3, 1999, 336 p. 170 F. Du Directoire au Consulat. 2. L’intégration des citoyens dans la grande nation, Hervé Leuwers éd. avec la collaboration de Jacques Bernet et Jean-Pierre Jessenne, Centre de Recherche sur l’Histoire de l’Europe du Nord-Ouest, vol. 22, Villeneuve d’Ascq, ANRT, Lille 3, 2000, 317 p. 170 F.

1 Des liens étroits existent entre ces deux volumes qui publient les actes de tables rondes, tenues en 1998 et 1999 dans le cadre du programme de rencontres sur le Directoire et le Consulat, organisées conjointement par le CHRIV de cette université, le CHHEN-O (Lille 3), et l’IRED (Rouen), à l’initiative de Jean-Pierre Jessenne. La première table ronde, tenue à l’Université de Valenciennes et du Hainaut-Cambrésis en mars 1998, à laquelle ont activement contribué des chercheurs de l’Université catholique de Louvain et de l’Université libre de Bruxelles, a réuni une quarantaine de participants français, belges et allemands. Il s’agissait, à la suite du colloque international de Clermont-Ferrand sur la République directoriale (voir le compte rendu, AHRF, n° 314, 1998, pp. 778-780), de réévaluer l’histoire de cette période de transition, cette fois plus précisément à la lumière des travaux récents sur le pouvoir et les institutions locales, autour de la

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notion du «lien social». Après les rapports introductifs, qui résument l’état des questions (C. Bruneel, B. Gainot, J.-P. Jessenne), une première partie est consacrée aux dynamiques locales d’engagement ou de refus politique des citoyens vis-à-vis d’un régime qui se voulait celui du juste milieu, entre le retour à l’Ancien Régime et les excès de la terreur; la seconde partie traite de la greffe locale, plus ou moins réussie, de quelques institutions du Directoire.

2 Ces études régionales, menées dans une optique comparative, ne sont pas bornées aux limites de l’ancienne France, des provinces globalement conformistes du Nord ou du Bassin parisien, à celles d’anti- ou de Contre-Révolution, comme l’Ouest ou le Midi, mais s’étendent aux territoires réunis, avec l’exemple de la Belgique (L. Dhont). Elles permettent de nuancer une typologie des engagements politiques, opposant sous le Directoire une France méridionale secouée de troubles à celle du Nord-Ouest, plus consensuelle. Or le fractionnement de l’autorité et du système territorial de l’an IV à l’an VIII, qui constitue une des faiblesses majeures du régime, s’avère avoir ici un effet paradoxal quant à l’intérêt porté aux affaires publiques, qui ne se traduit pas par une apathie générale mais par de brusques poussées de participation électorale dans les villes. L’exemple de la Provence ou d’Avignon, avec les affrontements violents de «l’affaire» de pluviôse an V (C. Peyrard), comme ceux de l’Ouest ou de la Basse- Normandie (R. Dupuy, S. Denys-Blondeau), montrent le durcissement des clivages politiques, et des engagements contrastés dans les zones sporadiquement troublées par la violence «blanche». Ailleurs se lit chez les notables une volonté affirmée de stabilisation politique dans un esprit de compromis, ainsi en Belgique (malgré la Guerre dite des paysans en 1798) ou en Auvergne, grâce aux pratiques culturelles et aux réseaux républicains qui structurent la vie politique locale (P. Bourdin); ainsi en va-t-il également des fêtes civiques liégeoises (P. Raxhon). La sociabilité joue un rôle non négligeable dans le ralliement au régime, notamment celle des loges maçonniques en plein réveil; bien qu’en marge de la sociabilité officielle, elles redeviennent un enjeu dans un champ politique, social et culturel en plein renouvellement (P.-Y. Beaurepaire). Le compromis est plus difficile en matière religieuse, où la Révolution a engendré une situation confuse. Le Concordat favorise la stabilisation en Belgique, en apportant l’apaisement sur un point qui était un ferment permanent d’opposition.

3 Du côté des institutions, comment fut acceptée, après une gestation laborieuse (M. Pertué), la mise en place et l’expérience innovante et éphémère des municipalités cantonales? Des études ponctuelles dans deux régions globalement attachées à la République, l’Île-de-France (S. Bianchi) et la Picardie (J. Bernet) montrent que le bilan doit être nuancé. Idée minoritaire mais constante dans la réflexion politique depuis le début de la Révolution, les municipalités cantonales eurent leurs partisans tout au long du xixe siècle. L’expérience, qui rencontra des difficultés faute de moyens, répondit finalement aux attentes du Directoire en recentrant les activités des administrateurs locaux sur les problèmes des contributions, des subsistances et du ravitaillement; en évitant les troubles tout en satisfaisant aux besoins de la République et des armées, elles ont fait preuve d’une réelle efficacité en leur temps. Le déplacement de la vie politique au profit du chef-lieu de canton correspondait aux logiques profondes de l’évolution d’un personnel de notables et des relations entre le pouvoir local et l’État. L’introduction du modèle français dans les villes belges des Deux-Nèthes, Anvers, Malines, Lierre et Turnhout (F. Stevens), n’alla pas sans difficultés dans un département où les élections sont annulées en fructidor an V, et où l’année suivante la loi sur la

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conscription suscite l’insurrection à Malines. Des différentes évolutions locales se dégage une situation chaotique, où les représentants doivent faire face au mauvais gré des populations et des officiers municipaux, dans une région de tendance conservatrice où seule l’élite maîtrise la langue française. Déjà bien expérimentées en France, mais nouvellement implantées en Belgique, les institutions judiciaires ont contribué à l’encadrement et à l’acculturation des citoyens dans le Nord et les départements belges (X. Rousseaux). En dépit de multiples difficultés, la justice criminelle remplit sa mission avec constance dans le département du Nord (D. Moyaux). Les justices de paix quant à elles correspondaient à cette justice de proximité très prisée des citoyens, comme le montre l’exemple des départements du Nord (S. Humbert-Convain) et de la Dyle (J. Logie), et de districts du Pas-de- et de Seine-Inférieure (P. Bréemersch, K. Conseil). En Belgique, après les difficultés d’installation de la justice et du code pénal, l’Empire permit une acculturation relativement durable au système judiciaire de la Révolution française. Sans doute conviendrait-il de multiplier ces études de terrain et d’étendre ce tour d’horizon de la greffe des institutions, pour apprécier l’œuvre du Directoire et le redéploiement des pouvoirs, tandis que s’affirme la «grande nation» (J.- Y. Guiomar), une expression apparue à l’été 1797 et dont saura tirer profit le général Bonaparte.

4 Les travaux entrepris à Valenciennes se sont poursuivis en mars 1999, à Lille, avec une vingtaine de chercheurs placés sous la même direction scientifique (Jacques Bernet, Jean-Pierre Jessenne et Hervé Leuwers). La première partie du volume, qui réunit neuf contributions porte spécifiquement sur la définition (ou plutôt sur «les» définitions, plurielles ou successives) de la notion de «Grande Nation», naguère étudiée par Jacques Godechot, à la suite des réflexions de Jean-Yves Guiomar dans son rapport introductif à la table ronde de Valenciennes. L’ensemble du volume s’inscrit dans une démarche d’histoire historicisante qui ne néglige cependant pas les perspectives conceptuelles dont la nécessité apparaît de plus en plus clairement dans le grand chantier des études révolutionnaires. Trois directions ont été empruntées par les auteurs: le débat théorique sur l’historiographie du discours théorique sur la «Grande Nation» et sa réception, contemporaine et immédiatement postérieure. Tandis que J-C. Martin reprend le dossier de façon théorique, en le replaçant dans les débats de grande envergure touchant à la philosophie politique, avec une méthode précise portant essentiellement sur une relecture du Moniteur. J-Y. Guiomar s’attache à présenter des études de cas et des directions de recherche. B. Gainot confronte l’usage des termes («Grande Nation») au miroir de leur utilisation, au cours de la séquence 1797-1799, dans les adresses envoyées dans les départements du nord de cette «France étendue»; d’autres auteurs enrichissent le dossier à partir d’exemples spécifiques régionaux en France (P. Bourdin) mais également dans les régions qui lui sont un temps rattachées ou soumises à son influence, la Belgique, les Pays-Bas, la Rhénanie, la Suisse ( H. Leuwers, M. Gilli, A. Jourdan, A-J. Czouz-Tornare); enfin, loin des exhortations patriotiques, A. Crépin a démontré comment les réactions de défense des communautés villageoises face à la conscription révélaient des solidarités villageoises transfrontalières dès lors que les administrateurs locaux n’avaient pas su (ou pas pu?) emporter l’adhésion des populations.

5 La seconde partie s’attache à mettre en évidence quels sont les facteurs d’intégration sociale à l’époque directoriale, des questions religieuses aux questions économiques. L’évolution des pratiques religieuses, la réorganisation de l’Église de France après le rétablissement de la liberté des cultes par la Convention thermidorienne en 1795, les

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relations de cette église gallicane avec la papauté, avant et pendant le grand Concile national de 1797, ainsi que la condition matérielle, plus que misérable, des desservants, montrent que se joue là une partition de dissociation sociale davantage que d’unité. Placées à différentes échelles, de la synthèse nationale (B. Plongeron) aux études locales, sur la Picardie (J. Bernet) et sur la Rhénanie (W-H. Stein), ces trois études particulièrement précises sont d’autant plus importantes qu’elles entreprennent de nourrir un champ de recherches quelque peu délaissé ces dernières années, comme le signale G. Deregnaucourt. Enfin, sous le titre «les dimensions économique, financière, sociale et culturelle de la Grande Nation», P. Guignet introduit les six dernières communications, tout en montrant combien les études portant sur la politique d’enseignement (S. Bianchi), d’assistance publique et hospitalière (Y. Marec et L. Delporte) auraient pu s’inscrire dans le champ du religieux. L’article très documenté de S. Bianchi apporte des informations indispensables pour reprendre le dossier de l’enseignement primaire sous l’angle du lien social, à partir des correspondances de François de Neuchâteau avec les commissaires des départements et des enquêtes entreprises en l’an VI et en l’an IX. Enfin, les travaux précis sur les administrations dédiées aux finances, en France et en Belgique (M. de Oliveira) ou les réformes de l’État directorial en matière de fiscalité (C. Wolikow), qui conduisent à dessaisir les communes de l’établissement des rôles de l’impôt, montrent à nouveau, et parfois a contrario, l’émergence de nouvelles formes d’intégration sociale.

6 Il revenait à J-P. Bertaud de brosser un tableau des interprétations du coup d’État de Brumaire qui, au cours du xixe siècle, ont fait de Bonaparte alternativement le «sauveur» (avant le coup d’État de son neveu en 1851) puis «l’assassin» (entre les années 1850 et 1880) de la Révolution; cependant, il semble que les lectures du coup d’État de Brumaire, depuis les années 1880, véritables débuts de la Troisième République, oscillent entre l’interprétation héroïque et la légende noire. Enfin, dans sa conclusion, J-P. Jessenne pose des jalons sur la nécessité de prolonger l’ensemble des recherches sur la période consulaire. À ces deux volumes, destinés à être lus en parallèle, s’ajoutera bientôt celui des actes d’une troisième rencontre, qui s’est tenue en mars 2000 à Rouen pour prolonger ces études et ces débats sur la transition du Directoire au Consulat.

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Émancipation, réforme, Révolution. Hommage à Marita Gilli.

Michel Biard

RÉFÉRENCE

Émancipation, réforme, Révolution. Hommage à Marita Gilli, Besançon, Presses universitaires franc-comtoises, 2000, 537 p.

1 Ce bel ouvrage rassemble des chercheurs venus de disciplines et de pays divers pour, au-delà de l’hommage à leur collègue, s’interroger autour de trois axes qui ont été des thèmes de prédilection pour Marita Gilli. Les contributions couvrent une très large période, du xviie siècle à l’époque la plus contemporaine. Pour l’essentiel, le siècle des Lumières est représenté par quelque 220 pages avec d’une part un regard croisé sur la France et l’«Allemagne», d’autre part une approche de la Révolution française et de «ses résonances».

2 Trois contributions évoquent le lent cheminement vers l’émancipation féminine, deux d’entre elles prenant l’exemple d’une œuvre littéraire. A. Guedj remet à jour une pièce peu connue de Marivaux, La Colonie, relue à la lumière d’un texte de Poulain de la Barre (De l’Égalité des deux sexes), tandis que F. Jacob a choisi de revenir sur le plus classique Paul et Virginie pour évoquer une «impossible émancipation» (avec, in fine, le sacrifice du corps de Virginie, la bien-nommée, le refus du don complet de soi, le refus de livrer le «sanctuaire de sa pudeur», l’impossibilité d’échapper à son cadre, fût-ce pour l’amour de l’autre). Difficile cheminement vers l’émancipation du sexe présumé «faible» que confirme M. Cubells à la lecture attentive de deux plaidoyers anonymes pour les femmes dans la Provence des premiers mois de 1789. Les Réclamations des femmes de Provence (...) et le Cahier des représentations et doléances du beau sexe (...) sont en effet loin des audaces d’une . Si le rôle politique des femmes est certes revendiqué (« ... les femmes sont aussi capables de bien gouverner que les hommes.»), l’image de la femme reste très convenue avec un éloge de la bonne épouse et une morale que ne renierait parfois guère le clergé le plus conservateur!

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3 Quatre textes sont consacrés, pour cette partie, aux espaces germaniques chers à Marita Gilli, avec une nette tendance à privilégier les liens culturels entre Français et Allemands. Liens qui conduisent aux interrogations de C.F. Bahrdt sur la Bible (qui aboutissent, d’après D. Minary, «aux rives [...] de l’irréligion [...]»), aux écrits de J.G. Herder, influencé nettement par Montesquieu dans sa réflexion sur le «lien dialectique entre universalisme et particularisme» (J. Mondot), sans oublier bien sûr la tradition du voyage intellectuel qui fait découvrir l’autre (avec ici l’exemple, développé par F. Knopper, des enseignements donnés en la matière par J. D. Michaelis à l’université de Göttingen). La transition avec la partie dévolue à la Révolution française est assurée par la contribution de H. Boulay sur le Politisches Journal que publie G.B. von Schirach de 1781 à 1804. Toute l’ambiguïté du regard étranger sur la Révolution française s’y trouve avec cet homme qui commence par revendiquer une liberté de la presse susceptible d’encourager l’Aufklärung avant, sous l’influence des échos venus d’outre-Rhin, de suggérer que soient posées des barrières afin que Pressfreyheit ne se mue point en Pressfrechtheit (insolence de la presse)!

4 Cette Révolution française, à laquelle Marita Gilli a consacré de très importants travaux (il suffit, pour qui voudrait encore s’en convaincre, de se reporter à la liste de ses écrits aux pages 15 à 32), occupe environ 140 pages qui s’ouvrent avec une contribution d’E. Lemay sur les «non-intervenants» à l’Assemblée constituante, cette majorité silencieuse avant la lettre qui regroupe environ la moitié des députés. L’auteur nous livre leur signalement collectif (qui ne se singularise guère par rapport à l’ensemble des députés, ce qui n’est en soi guère étonnant) avant de s’interroger sur leur «utilité» politique (les travaux auraient-ils avancé plus vite sans cette masse qui ne fait guère que chuchoter et... voter!). R. Monnier choisit pour sa part une plume davantage qu’un orateur en la personne de Condorcet dont les écrits, de 1789 à 1794, sont passés au crible afin de repérer les notions d’Égalité et de Liberté (l’Égalité s’affirmant, au terme de l’étude, comme «un des mots forces de son discours»).

5 Loin de la tragédie réelle vécue par Condorcet au printemps 1794, R. Barny analyse le déclin (relatif) de la tragédie dans les théâtres de la capitale (de 1789 à 1795), le «mélange des genres» conduisant des œuvres annoncées comme des tragédies vers le mélodrame tandis que devient fréquente la réduction des pièces de cinq à trois actes (on notera ici une précieuse annexe à cette contribution qui fournit la liste des œuvres avec le nombre des représentations, nombre tout de même rendu quelque peu aléatoire par le fait que peu de journaux ont été utilisés par l’auteur).

6 Il va de soi que les regards allemands sur la Révolution française prennent une fois encore une place importante dans ce volume. Le texte de J. Moes est particulièrement intéressant par le fait que justement il croise tout à la fois les deux nations (avec l’émigration française en 1792) et deux regards (celui de Goethe dans la Campagne de France, celui de Chateaubriand dans les Mémoires d’outre-tombe). La comparaison est riche en diversité avec un Goethe (qui n’est qu’observateur) qui décrit une émigration somme toute facile et des rapports parfois tendus avec les populations locales là où Chateaubriand (qui, lui, émigre et compte bien en découdre avec les troupes françaises) peint les chemins détournés et la traversée des champs de blés ou encore de bons rapports entre émigrés et «pays d’accueil»! Tous deux s’accordent sur un point: l’insouciance, la certitude (initiale) des émigrés d’être bien vite de retour sur les bords de la Seine... Deux autres contributions sont consacrées à des regards allemands sur la Révolution, celui de C. A. Fischer qui bascule d’une «vision idéale» vers la

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condamnation des excès révolutionnaires (A. Ruiz) et celui de A. G. F. Rebmann qui alterne espoirs et déceptions vis-à-vis de la politique rhénane du Directoire (P. A. Bois).

7 Souvent passionnantes sont enfin les contributions qui analysent les héritages (plus ou moins lointains) de la Révolution française, les réflexions de Napoléon dans son exil au fin fond de l’Atlantique sud (A. Casanova), la mort de Danton de Büchner relue par C. Tatu ou encore le trop peu connu Chemin de France de Jules Verne écrit en 1887 avec «ce qu’il est de bon ton de garder dans l’optique de la Troisième République» (F. Montaclair). En prise avec les déchirements du xxe siècle, deux textes se singularisent: celui de J. Guilhaumou qui évoque une nouvelle fois les liens entre la Révolution française et les mouvements sociaux qu’a connus récemment la France, liens qui l’amènent à évoquer une «éthique de l’émancipation»; plus encore la contribution passionnante de F. Genton qui met à jour les écrits d’une femme injustement tombée dans l’oubli, Gertrud Kolmar. Juive allemande, elle se passionne pour le robespierrisme alors que l’étau nazi se resserre; elle réalise un Portrait de Robespierre, deux poésies consacrées à l’Incorruptible, une pièce de théâtre intitulée Cécile Renault et un cycle de 45 ballades intitulé Robespierre, toutes œuvres écrites entre l’été 1933 et le printemps 1935. F. Genton rappelle à juste titre qu’il est bien facile de jeter la pierre à un «aveuglement robespierriste» qui sublime le martyre final pour mieux faire oublier la Terreur. Replacée dans son contexte et dans son destin tragique (elle meurt à Auschwitz), Gertrud Kolmar donne assurément à penser et ce qui vient alors à l’esprit des héritages de 1789 comme de l’an II est bien cette nécessaire esthétique de la résistance superbement développée par Peter Weiss.

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La vénalité.

Michel Biard

RÉFÉRENCE

William Doyle, La vénalité, Paris, P.U.F. (collection Que sais-je), 2000, 127 p.

1 En dépit d’un titre quelque peu vague, ce petit ouvrage est bien consacré à la vénalité des offices en France, la période moderne représentant l’essentiel du volume. Ne doutons pas qu’il s’avère utile pour tous ceux qui veulent aborder la question sans se plonger dans les ouvrages spécialisés ou sans avoir recours aux Institutions de la France (...) de R. Mousnier. Organisé de façon claire, le texte de William Doyle évoque les mille et une formes des offices, des plus modestes à ceux qui touchent de près la Cour. Ce phénomène, que Mercier stigmatisait comme le «venin de toutes les places», aurait concerné à la fin du xviiie siècle plus de 300 000 personnes et, à en croire l’auteur, représenterait un capital privé deux à trois fois supérieur au revenu annuel du roi. Les seules maîtrises héréditaires dans les jurandes, créées tardivement en 1771, auraient été achetées par quelque 46 000 artisans à la veille de la Révolution. C’est dire si les finances en jeu sont considérables, même si à cette date la vente des offices ne pèse plus beaucoup dans le budget de l’État.

2 William Doyle nous offre une typologie des offices selon la fonction exercée, selon le statut patrimonial, selon leur rémunération, selon les privilèges qui leur sont attachés (notamment les exemptions fiscales et bien sûr, pour certains, très minoritaires, la voie d’accès à la noblesse), enfin selon leur valeur (une valeur qui finit par davantage dépendre du jeu du marché que du prestige de la fonction comme l’attestent les dernières décennies avant 1789). L’auteur montre aussi, de manière limpide, comment les rythmes de la vénalité ont été liés à l’histoire militaire, de l’explosion originelle due aux guerres d’Italie sous les règnes de Charles VIII et Louis XII aux conflits entraînés par la politique expansionniste de Louis XIV qui réduisent à néant les efforts de Colbert pour diminuer l’attrait de ces offices qu’il estimait marqués du sceau de la stérilité économique. À la veille de la Révolution française, le système est florissant et la plupart des offices voient leur prix s’envoler, preuve qu’il est toujours considéré comme utile

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de transformer son capital en capital social. Même les attaques des Philosophes (Voltaire mis à part) s’estompent dès lors que Maupeou s’en prend aux et que supprimer la vénalité des magistratures semble devoir renforcer un pouvoir jugé despotique... la vénalité est un «mal nécessaire» écrit Diderot (Observations sur le Nakaz, 1774).

3 Moins de dix pages de ce petit livre sont réservées à la période révolutionnaire, ce qui en soi n’est guère surprenant. On y trouvera une brève incursion dans les cahiers de doléances qui condamnent peu la vénalité en général, mais s’attachent à dénoncer certains de ses aspects particuliers, notamment tout ce qui touche à la vénalité de la justice. Les étapes de l’anéantissement du système sont ensuite décrites, avec les décisions d’août 1789, le plan de liquidation et de remboursement de septembre 1790 et les diverses mesures qui le suivent, jusqu’à l’été 1794 où le processus est jugé achevé avec au total environ 800 millions de livres déboursés par l’État. Beaucoup de particuliers sont perdants, à divers titres (ceux qui ont acheté récemment à prix fort, ceux qui sont remboursés de façon tardive avec des assignats à la valeur dépréciée), mais d’autres s’y retrouvent et réinvestissent leur capital dans les biens nationaux. Le lecteur souhaiterait d’ailleurs, à ce stade de l’enquête, davantage de précision là où l’auteur se borne à évoquer, sans plus d’analyse, «le désastre économique de la Révolution». D’une façon similaire, peut-on écrire, en quelques lignes, que la Révolution, avec sa politique vis-à-vis de la vénalité des offices, contribue à fermer l’accès à une noblesse qui était pourtant très ouverte? Sans présenter à nouveau ce dossier pour débattre sans fin du degré d’ouverture de la noblesse française, il convient d’ajouter que désormais, avec la Révolution, la considération sociale et l’accès à la notabilité passent par d’autres voies que par un titre que l’on puisse afficher avec plus ou moins de superbe.

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Un juif rebelle dans la Révolution, La vie de Zalkind Hourwitz (1751-1812).

Pierre Serna

RÉFÉRENCE

Frances Malino, Un juif rebelle dans la Révolution, La vie de Zalkind Hourwitz (1751-1812), Paris, Berg International éditeurs, 2000, 243 p.

1 Plutôt que de présenter un débat d’idées sur la question de l’émancipation réelle ou non des juifs durant la Révolution française, l’auteur, Frances Malino, illustre son propos en étudiant le parcours d’un homme, Zalkind Hourwitz, juif polonais, dont la fidélité aux idéaux de 1789 ne s’est jamais démentie, et qui, sous tous les régimes, n’a eu de cesse que de détendre la dignité de sa communauté par la conquête de ses droits civils. Né en 1751, décédé en 1812, le personnage, immigrant, étranger, puis finalement citoyen français, juif et révolutionnaire, se présente comme une figure atypique dans la galerie de portraits laissés par la Révolution.

2 Résidant en France depuis 1774, Hourwitz, modeste colporteur d’habits à Paris, décide, en 1787, de participer au concours de l’Académie des arts et des sciences de Metz, qu’inspire Roederer: «Est-il des moyens de rendre les juifs plus heureux et plus utiles en France?» L’argumentaire d’Hourwitz ne sert, dans un premier temps, qu’à démontrer les limites humiliantes de la formule. En un mot, pour rendre utiles et heureux les juifs de France, il faut en faire d’abord des sujets-citoyens comme tous les autres. Il ne s’agit pas de les régénérer eux en particulier, mais d’abolir l’injustice religieuse politique, sociale, en un mot transformer la société chrétienne et monarchique qui les maintient dans cette infériorité infamante. Seul juif à concourir, il remporte le prix avec l’abbé Grégoire et l’avocat protestant Thiéry, dont il partage de nombreuses idées sans toutefois reconnaître comme eux, la nécessité pour les juifs de

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se corriger par l’inclusion dans la nation ou par leur conversion, afin de ne plus être considérés comme étrangers.

3 En 1789, Hourwitz reprend son mémoire et le fait éditer sous le titre d’Apologie des juifs. Expliquer sans relâche les particularismes des juifs, exiger pour eux l’égalité, mais aussi, fustiger les marques d’obscurantisme de ses coreligionnaires, devient désormais l’objectif de toutes les interventions publiques d’Hourwitz.

4 Le troisième chapitre, «La voix d’un révolutionnaire juif», est peut être le plus réussi, car c’est là que s’affirme la vocation d’Hourwitz, celle «d’un juif», comme il l’écrit, lui- même, le 7 novembre 1789, dans le Mercure de France, «[qui] s’est chargé de défendre la nation et de réclamer pour elle, ces droits imprescriptibles et communs à tous les hommes».

5 Dès le printemps 1789, Hourwitz formule l’alternative pour la communauté juive: ou bien des améliorations matérielles, limitées par une infériorité politique, ou bien une franche égalité civique, payée par l’abolition de l’autonomie juridique des communautés. Il ne faut pas hésiter!

6 L’égalité entre tous les hommes, proclamée le 26 août dans la Déclaration des Droits, est loin de se traduire dans les faits pour la communauté juive qui doit encore patienter... Il fallut attendre le décret du 27 septembre 1791, devenu loi le 13 novembre , pour que les juifs puissent désormais, accéder à la citoyenneté active.

7 Dès le début de la Révolution, l’enthousiaste Hourwitz s’est engagé dans la garde nationale et participe, grâce à Gorsas, dans le Courrier de Versailles, à Paris, à l’aventure d’un journalisme politique naissant. Il est proche des personnalités du Cercle social, véritable laboratoire des idées les plus radicales.

8 Durant la crise politique de 1793, Hourwitz demeure à Paris, proche des Girondins, solidaire de la guerre décrétée contre les ennemis de la France. Toujours lié à Gorsas élu député à la Convention, il prête spontanément serment après la journée du 10 août. C’est naturellement qu’il se rallie à ses amis girondins au moment du procès du roi, optant pour l’appel au peuple et une détention du monarque jusqu’à la paix. Hourwitz ne reprend courageusement la parole que le 16 avril 1794, pour protester contre le décret du Comité de salut public interdisant aux étrangers, dont le pays était en guerre contre la France, de séjourner dans Paris ou dans les ports.

9 Il participe de nouveau au débat politique à la fin du Directoire: comment traduire l’héritage de la Révolution dans les faits, afin de stabiliser la République, et comment faire accepter celle-ci du plus grand nombre? Le souci de répondre à ces questions pensées par les idéologues est également partagé par un homme comme Hourwitz, resté proche de Grégoire et de Valentin Haüy et percevant trop aisément la fragilité du statut concédé aux juifs.

10 Les dernières années sont placées sous le signe de la surdité... L’échec politique de la Révolution, l’aspect policier du régime impérial, le renoncement à la reconnaissance pleine et entière de la citoyenneté juive dans le statut imposé par Napoléon ne peuvent convenir à Hourwitz qui, paradoxalement, par la Constitution de l’an VIII, est devenu citoyen français. Un dernier point sur les décrets échelonnés entre mai 1806 et mars 1808, autant de textes humiliants pour les juifs soumis à des restrictions militaires, économiques et géographiques, concluent le livre de F. Malino.

11 Fort intéressante la conclusion situe Hourwitz face au jugement de ses historiens et montre comment l’appréciation du juif révolutionnaire a pu évoluer, de sa généreuse

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réhabilitation pendant l’affaire Dreyfus où il fait alors figure de premier juif, «fou de la République», aux sérieuses réserves qui donnent de lui, durant l’entre-deux guerres, l’image d’un juif émigré venant défier les autorités juives constituées...

12 Les références nombreuses à la presse révolutionnaire et à l’œuvre originale sont bienvenues. En revanche, les références bibliographiques sont pour le moins étonnantes: des ouvrages essentiels et récents, sur Cloots, sur les étrangers et la Révolution, sur les idéologues, entre autres, ne sont pas même mentionnés. Ainsi, la compréhension du contexte dans lequel Hourwitz prend la plume ou la parole demeure difficile pour qui ne maîtrise pas la trame chronologique de la Révolution. Ces remarques ne retirent rien à la fermeté de la conclusion de l’historienne: la Révolution est bien l’événement politique qui a permis de penser une intégration républicaine de la communauté juive dans la vie politique française.

13 Finalement. l’ouvrage pose deux problèmes, politique et historique, passionnants... Le premier est celui des contradictions constitutives d’un individu et de ses rapports avec sa communauté. La position d’Hourwitz, solidaire et solitaire, met en valeur toute la complexité du contrat politique pensé par la Révolution, contrat avançant la régénération de tous les citoyens (et pas seulement des juifs) et leur union sans distinction, comme conditions exclusives de la réussite du projet politique. Cette difficulté à reconnaître l’altérité de chacun, à la base du tissu social, explique en partie, la radicalisation de 1793, le refus de penser les juifs comme une communauté à part et, en retour, la prudence, voire les silences de la communauté juive devant l’événement révolutionnaire. Ainsi s’éclaire, en revanche, la cohérence des choix politiques d’Hourwitz, en faveur d’une république girondine soucieuse de la liberté de l’individu et de son expression libre.

14 Mais surtout, le livre a le mérite de faire comprendre, à partir de la vie d’un seul individu, combien l’expression «communauté juive» risque d’être trompeuse. Les traits de génie, les maladresses, les colères, les explications d’Hourwitz, servent finalement à montrer combien les juifs du Roi, les juifs en Révolution, les juifs sous l’Empire, les juifs de , les juifs de l’Est, sont différents entre eux et parfois même opposés, en soutenant des positions qui, d’un point de vue politique, social et économique, sont loin d’être communes. Et même si les autorités et institutions, dans leur ensemble, tentent d’imposer, de la «communauté juive» une représentation globale et déformée la réalité, objective et obstinée, ne cesse de mettre en évidence, jusqu’au début du xixe siècle, un groupe de personnes divisées. L’uniformisation napoléonienne ne fera que renforcer la perception trompeuse de cette communauté. Mais, n’est-ce pas toute la société française qui était mise au pas à cette époque?

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