Chanter le travail et « le peuple qui manque 14 » « J´aurais voulu être un artiste, pour avoir le monde à refaire » (Le blues du businessman, C. Dubois)

Annemarie DINVAUT Laboratoire Identité Culturelle, Textes et Théâtralité (ICTT) EA 4277 UNIVERSITE d’AVIGNON [email protected]

RESUME Cette étude éclaire l'interaction féconde qui existe entre le chant, le monde du travail et les identités individuelles et collectives qui le composent. D'une part, identité et travail sont intimement liés ; d'autre part, le chant est associé au travail : chanter pour accompagner le geste, célébrer le bel ouvrage, relater les conditions de l’activité, les luttes. Les chants de travail et sur le travail sont autant de signes et d’indices sur les modes de vie des travailleur.se.s, leurs systèmes de valeurs, les collectifs et communautés impliquées. Ils relatent une expérience sociale vécue ou observée, située, appartiennent à la mémoire collective, et donnent le premier rôle à des travailleurs qu’on entend peu. Ces chants sont transmis, modifiés selon les transformations du travail et de la société. Le regard du sociolinguiste, historien, ethnomusicologue, ergologue, éclaire les dynamiques plurilingues en œuvre dans les chansons, valorise cette pratique sociale et culture . Mots-clés : chanson, histoire, polyphonie, sociolinguistique, travail.

ABSTRACT This paper enlightens fruitful interactions between individual and collective identities, working activities and songs: on one hand, there are strong links between working activities and identities. On the other hand, singing and working are the 2 partners of a long-lasting cooperation: songs accompany our gestures, praise our work, tell about working conditions or support struggles. Work songs and songs about work give clues about the workers' way of life, about their activities, their systems of values, their communities. They are historical documents and inform us about social experiences: they give a key role to workers whose stories go untold. They are transmitted and modified from one generation to another, from one place to another, from one language to another. The tools of sociolinguistics, history ethnomusicology and work analysis enable to show the multilingual and dynamic dimensions of work songs, they acknowledge them as a valuable social and cultural practice. Keywords: song, history, polyphony, sociolinguistics, work.

14 Deleuze (1985).

29 1 Introduction Notre contribution explore ce que quelques chansons disent du monde du travail, hier, aujourd’hui, dans plusieurs environnements, plusieurs activités, plusieurs temporalités et plusieurs langues. Littérature orale indissociable de la musique, territoire de création et de recréation incessante de la musique, des textes et des interprétations, la chanson est une « production esthétique autonome » (Frischi, cité par Bizzoni, 2009). Elle accompagne et/ou commente la plupart des activités humaines – y compris le travail, dans toutes les langues. La chanson raconte le travail, le maudit et le célèbre. Elle évoque les solidarités, les dominations, les luttes, les peines et les rires ; les interactions sociales, les nouvelles conditions de travail, les modifications sociétales, les transformations de nos imaginaires. Notre corpus est élaboré à partir des livrets de chant de chorales militantes, d'anthologie, de contributions d’ami.e.s choristes, d’interactions sociales et de notre propre pratique du chant. Il comprend 64 chansonsen allemand, anglais, catalan, espagnol, français, italien, occitan, portugais : les partitions à notre disposition situent leur datation du 17 ème jusqu’en 2015. Il s’agit de chants DE travail, qui sont directement associés aux gestes des travailleur.se.s ; de chansons DU monde du travail, qui ont une fonction d’accompagnement de l’activité ; des chansons sur le travail : chansons de variété, chants de lutte, d’hommage aux travailleur.se.s, de description de différents mondes du travail. Il s’agit également de chansons transformées, qui passent d’une catégorie à une autre. Sans prétendre à une exhaustivité, l’étude et l’analyse de la chanson, à la fois en tant que témoignages sur le monde du travail et en tant que pratique sociale et culturelle d’acteurs sociaux souvent peu audibles, montrent qu’il s’agit d’un pan à part entière de notre histoire, qui mérite une meilleure visibilité, une meilleure place dans les manuels et les ressources pour l’enseignement. Nous mettons les références de l'histoire, de la sociolinguistique et de l’ethnomusicologie au service de la cantologie, cette approche qui, selon Frischi (Frischi, cité par Bizzoni, Lise, 2009), analyse la chanson et l’entend « comme éternisation possible d'une fugacité, autrement dit l'art de fixer l'air de notre présent ». Pour cela, nous avons d'abord lu et écouté les chansons sous l’angle de la didactique : la chanson dans son ensemble (articulation langue/mélodie/rythme), vue comme un outil pour enseigner la langue et la culture cibles et comme une ressource interdisciplinaire (Dinvaut, 2005). Puis nous abordons les chansons comme documents pour comprendre le travail. Les historiens et les sociologues du travail y trouveront des informations. Les analystes du travail, les ergologues,

30 pourront les aborder comme des objets de médiation pour interroger l’activité, lors d’entretiens. Notre troisième angle de vue est celui de la sociolinguistique : les variations observables, en termes de textes, langues, mondes convoqués.

2 La chanson, ressource pour la didactique des langues-cultures La chanson est un outil plébiscité par l’institution et par de nombreux enseignants de langue (maternelle, seconde, étrangère), tout en étant encore sous-exploitée. En effet, au mieux, elle est utilisée en classe de manière utilitariste, pour favoriser les apprentissages phonologiques, aborder la perception des accents toniques et de la durée des segments sonores, également pour illustrer des points de la culture cible. Mimée, jouée, mise en scène, la chanson permet une approche holistique et favorise la mémorisation de textes dans la langue cible (Dinvaut, 2005). Or, la chanson est aussi un objet de connaissances sociales (et scientifiques), c’est un élément important de la culture cible, qui joue un rôle essentiel dans sa diffusion, et qui permet d’aborder les usages et les variétés des langues, les histoires individuelles et collectives, et peut contribuer à construire une culture partagée par les apprenant.e.s et les locuteur.rice.s natif.ve.s. Ces aspects sont peu explorés à l’école (Dinvaut, 2006, pp. 133-145). Quant aux chansons associées au monde du travail, y compris celles du patrimoine traditionnel, elles sont rarement convoquées en classe. Ceci pose au moins deux questions de recherche : L'une est la représentation qu'ont les enseignant-e-s du rôle de l'école. Est-il pertinent d'aborder la thématique du travail, de ses conditions, de ses luttes, ou au contraire d'aménager pour l'apprenant.e une sphère protégée des questions sociétales ? Les chansons traditionnelles, par exemple File la laine (composée et arrangée par Narcy en 1949), qui associe le geste répétitif de la fileuse et l'attente de l'épouse en temps de guerre, sont le plus souvent chantées sans que leur univers de référence ou leur contexte de création soient présentés.

File la laine, filent les jours Garde ma peine et mon amour Livre d’images des rêves lourds Ouvre la page à l’éternel retour.

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L'autre question est celle de la réception de la littérature orale par les enseignant-e-s. Nos entretiens avec des professeur.e.s d’école maternelle en région lyonnaise, en 2003-2004 (Dinvaut, 2006, p. 140), montraient que « la plupart d'entre eux ont appris le patrimoine [de chants et comptines] de langue française dans un cadre scolaire ou para-scolaire (centres aérés, colonies de vacances).» La transmission se fait d'autant moins par des contacts avec d'autres professions que la pratique des chants de travail ou au travail a beaucoup diminué. Dans ce contexte, faire la recension et l'analyse de chansons associées au monde du travail revient à les considérer comme des objets et supports de connaissances à part entière, et, à terme, peut contribuer à offrir aux enseignant-e-s des ressources pour enseigner les langues, pour relier leur enseignement à des savoirs historiques, sociologiques, culturels, pour permettre des passerelles entre les cultures des apprenant.e.s et les cultures cibles et pour accueillir leur diversité.

3 Les chansons, pour comprendre l'activité humaine Certaines chansons ont pour fonction principale la description de l'activité et l'hommage aux travailleurs, car leurs auteurs ne sont pas seulement des acteurs du travail décrit, mais aussi des témoins, des enfants de travailleurs. D'autres ont pour fonction première l'accompagnement du geste ou la description des luttes, avant de devenir des descriptions, à la fois par la musique et par les paroles. Ces chants constituent une véritable chronique du monde du travail. 3.1 L'interaction de la musique et des paroles pour décrire le travail L'association de la musique et des mots permet de décrire le travail, l'accompagne parfois, et peut faire partie de la lutte, de la dénonciation de conditions insupportables. Le rythme, associé aux sons évocateurs des mots eux-mêmes, aux onomatopées, aux répétitions, décrit le travail, ses cadences. Ainsi, dans Le poinçonneur des lilas (1959), souligne musicalement le caractère répétitif de la tâche par des noires et des croches –« J'fais des trous des p'tits trous encore des p'tits trous, Des p'tits trous des p'tits trous toujours des p'tits trous » - et la lassitude du poinçonneur par des noires et des blanches – « Des trous de seconde classe, Des trous d'première classe » et par l’accentuation sur « clAAAAAsse ». Au début du 20 ème siècle, les ouvrières d’une usine de sacs de jute de l'ingénieur Cinturini, à Terni, en Ombrie (Italie), insèrent dans leur chanson

32 de lutte le bruit, « ticchettettà », des machines à coudre : « Matina e sera, ticchetett à, Infinu a sabadu ce tocca d’abbozzà »15 . Si les poinçonneurs et les piqueuses de jute ont disparu, les conditions de travail d'autres métiers n'ont guère changé. La description par Lemarque (1956) de la vie du routier n'est pas éloignée des conditions de travail actuelles. Il met en opposition les sons ouverts pour la longueur de la route et les sons fermés pour les secousses du véhicule : « Le routier à son volant, qui trépide qui trépide, n'a jamais jamais le temps de regarder l'firmament. » Certaines chansons participent au rythme du travail, dans la mesure où elles accompagnent et encouragent le geste, et en cela le soutiennent rythmiquement, qu’il soit ample, régulier, répété, rapide. La correspondance directe entre le rythme du chant et celui de l’activité rend la tâche plus légère, car elle contribue à l’équilibre du corps, à une meilleure respiration, et convoque les ressources pluri-sensorielles du corps. D’autres chants même participent au contrôle des travailleurs (Motta, 2014), c’est le cas pour les chants de galériens. Les bourlakis en Russie, bateliers de la Volga, chantent le harassement du halage. Le chant des déportés du camp de concentration de Börgenmoor : « Wir sind die Moorsoldaten und ziehen mit dem Späten ins Moor !16 » (Moorsoldatenlied, le Chant des Marais, Johann Esser et Rudi Goguel), décrit, par sa lenteur, la vie insupportable des prisonniers : « Le rythme est certes celui d’une marche, mais le mode mineur vise à traduire la fatigue des détenus contraints à la discipline militaire. Par contraste, le refrain utilise le mode majeur pour proclamer la cohésion » (Petit, 2018). Ce chant est un acte de résistance : le 27 août 1933, des prisonniers sont autorisés à présenter un spectacle de près de 3 heures, le Zirkus Konzentrazani, qui se clôt par ce chant a capella . Il arrive que la mélodie adopte les codes de l'ennemi de classe, et que la chanson en soit à la fois subversive et solennelle : ainsi du Chant des Canuts , qui rend hommage aux révoltes des ouvriers de la soie, à Lyon, dont la mélodie est celle d'un cantique : Pour chanter Veni Creator, Il faut une chasuble d'or. Nous en tissons pour vous, grands de l'église. Et nous, pauvres canuts, n'avons pas de chemise ( Le Chant des Canuts ).

15 Matin et soir, et tic et tac, jusqu’au samedi on doit s’y résigner , 16 O, terre de détresse, Où nous devons sans cesse piocher.

33 3.2 Les paroles disent le travail, le lien de subordination, la pression du temps Une partie des chansons de notre corpus relatent le prescrit : « Elle vendait des p'tits gâteaux, qu'elle pliait bien comme il faut, dans un joli papier blanc, entouré d'un petit ruban » (Bertet et Scotto, 1919). Elles décrivent la masse de travail, sa pénibilité, et le désir d'arriver à la fin de la journée, en français, en occitan, à Douarnenez ou à , et que l'on soit née en Bretagne ou Somalie : Je vends des robes. Je fais des comptes et des opérations, des multiplications, des rectifications. Et puis des livraisons, de toute espèce, qui me font tourner en bourrique. (Nino Ferrer)

Du matin au soir nettoient les sardines Et puis les font frire dans de grandes bassines Tant qu’il y a du poisson, il faut bien s’y faire Il faut travailler, il n’y a pas d’horaires. À bout de fatigue, pour pas s’endormir Elles chantent en chœur, il faut bien tenir. (Penn Sardin , Mme Claude Michel) Elle a déchargé des cageots Lily Elle s´est tapé les sales boulots Lily […] Dans la rue ses frères de couleur L´accompagnent au marteau-piqueur. (Lily, Pierre Perret, 1977)

Le temps en amont et en aval des heures ouvrées est lui aussi rongé par le travail, comme le chante La Canaille. La structure syntaxique est hachée, à l’instar du temps de vie de l’ouvrier :

Le bus vient de l'déposer. Il pointe et ne r'verra l'jour qu'avec la rosée. D’ailleurs, l'odeur lui donne d'jà la nausée. Il rentre dans l'vestiaire, défait l'cadenas, ouvre son casier, pose le keuss du casse-dalle, enfile sa blouse et s'assied, enlève ses shoes , met les chaussures d'sécurité, prend ses gants, son cutter, quelques pièces pour l'café […] Il regarde l'heure, plus qu'cinq minutes avant d'commencer. Il referme à clef, gavé d'avance, rien qu'd'y penser. Pas à pas se dirige lentement vers sa machine. Regarde la mine des autres, fatigués, mais contents d'quitter l'usine. Couper, séparer, jeter. Toute sa vie. (« L'usine », par La Canaille, Album Une goutte de miel dans un litre de plomb, 2009)

34 Ceci est d'autant plus vrai pour les femmes, dont la double journée, au travail et à la maison, perturbe la carrière professionnelle :

Poum poum ! […] Ecoute mon rap bébé, ce soir c'est pas ta night. […] J'ai pas foiré ma carrière, pour enfanter des primates. […] Respecte ta Daronne, c'est pas une bitch, […] Mère poule, mère cool et même infirmière, J'te torche, j'te soigne, jamais un cimer. (Ta mère là , MC La Daronne, 2015)

Les hommes, moins souvent que les femmes, vivent une double journée. Sauf en pays catalan, au 17ème siècle, où Joseph se consacre aux travaux ménagers, fait la lessive, le lit, la pâte, la soupe, le rangement...pendant que Marie donne un petit coup de main et que les anges chantent.

Sant Josep fa bugada A dintre del morter, Hi posa la flassada, També el travesser. [...] sant Josep fa la pasta Amb un tro de llevat, I després ell la tasta [...] Sant Josep fa sopada, I posa l'olla al foc : Amb naps i casalada, Ja bull a poc apoc. [...] Sant Josep fa l'endreça, Escombra els recons, Amb cuita i a tota pressa, Ell renta els fogons. (Sant Josep fa bugada, Gual & Laffon, 1967, p. 28-29)

3.3 La chronique des chants conte les maladies et les accidents du travail Aucun métier n'épargne le corps, à l'usine ou dans la rue :

La fumée de nos usines Nous rend tous tuberculeux-ses

35 On s’en fout on a bonne mine On est des carnavaleux-ses. (Chant du Carnaval de Dunkerque)

Matin et soir elle produit Grâce au forçat qui la conduit, Et que souvent elle assassine, La machine. (Keller, Charles, 1884)

Fair’ les cent pas le long des rues C’est fatiguant pour les guibolles, Parole, parole, C’est fatiguant pour les guibolles. Non seulement ell’s ont des cors, Des œils-de-perdrix, mais encor C’est fou ce qu’ell’s usent de grolles. (La complainte des filles de joie, Georges Brassens)

Paul Martinet est de ces poètes prolétariens qui continuent leur activité tout en créant des chansons. Il est un membre actif du groupe anarchiste de Troyes dans les années 1880-1890, gagne sa vie comme ouvrier bonnetier à domicile tout en composant des vers édités au profit de la cause libertaire (Manfredonia, 2011, p. 85). En 1891, il rend hommage aux victimes d'un accident dans les mines de Saint-Étienne :

… Arrêtez-vous ! C’est l’enfer, c’est la mine ! Tout ce bruit là vient de chaque machine. Hier encore dans tous ces gouffres noirs Retentissaient des cris de désespoirs. Hier encore, des centaines de braves, Des travailleurs dont on fait des esclaves On succombé sous un coup de grisou, Brûlés, broyés, au fond de chaque trou Qui désormais leur servira de tombe. (Manfredonia, 2011, p. 89)

36 3.4 Les contraintes et les résistances Le travail engendre des contraintes sur le corps jusque dans son intimité, comme le chantent les ouvrières de Cinturini (1) et, plus tard, Dario Fo (2) : (1) Quanno fischia la sirena Prima (in)nanzi che faccia giurnu Ce sentite atturn(u) atturnu Dentre Terni da passà. 17

(2) Signor padrone, non sì arrabbi se al gabinetto devo andare [...] Signor padrone, ci prometto che da domani non ci vado: mangio solo roba in brodo e farò solo pipì, la faccio qui!" "Vai, ma sbrigati in tre minuti: come è scritto nel contratto non si fuma al gabinetto, non si legge l’Unità: c’è il periscopio che ti vedrà."18 (Signor Padrone, 1972)

La contrainte psychique est également présente :

Moi, j'essuie les verres Au fond du café J'ai bien trop à faire Pour pouvoir rêver Et dans ce décor Banal à pleurer. (Delecluse, Senlis)

Mais à chaque contrainte sur le corps et le mental, correspondent des micro-résistances. Elles sont celles que procurent le rêve, l'identité, la fierté.

17 Quand sonne la sirène, avant même qu’il ne passe jour, notre odeur se sent partout dans la ville de Terni. 18 Patron ne vous mettez pas en colère, Patron ne vous mettez pas en colère si je dois aller aux toilettes […] Patron je vous promets Qu’à partir de demain je n’irai plus Je ne mangerai que des bouillons Et je ferai seulement pipi, je le ferai ici ! Vas-y, mais boucle ça en trois minutes, Comme c’est écrit dans le contrat Interdiction de fumer aux toilettes, Interdiction de lire l’Unita Il y le périscope qui te verra.

37 Le travailleur, la travailleuse s'échappent par le rêve d'une autre vie, dès la fin de la journée, en fin de semaine ou plus tard :

Nòu calelhs que mancan d'òli. Nòu calelhs vòli pas emplenar (bis). Venga la nuèit venga la nuèit. Que lo solelh me tana. Venga la nuèit venga la nuèit. Per tombar dins ton lèit 19 .

De façon il fait qu'ça, cogiter. Même agité, pense à tout pour s'évader. Voit ses gosses gambader et s'rappeller du week-end dernier. Des conneries du J.T. Mais il redescend vite fait sur Terre, son chef l'interpelle. […] Les vieux, un peu émus, rêvent d'une issue, pour avoir ce qu'ils n'ont jamais eu. Deux, trois conneries d'sorties. (La Canaille, 2009)

Ala fabrique c'est pas facile, C'est pas non plus très dur, Mais ce sont ces heures qui défilent, Et puis cette horloge sur le mur. Un premier rêve qui passe M'aide à tenir jusqu'à midi. (La Fabrique , James Taylor & Francis Cabrel)

J'travaille à l'Underground Café J'suis rien qu'une serveuse automate Ça m'laisse tout mon temps pour rêver Même quand j'tiens plus d'bout sur mes pattes (Thibeault, Fabienne, 1978)

Si j'aurais pu, j'aurais aimé - Vivre à la campagne, vivre à la campagne – Avec des moutons, des cochons, des oignons, des lampions – Des voisins, des machins, des raisons, des pépins – Des clôtures, des voitures, des toitures, des ordures – Des poulets, des pommiers, des bergers, mais... (Je vends des robes, Nino Ferrer, 1969)

Pour tuer l'ennui j'ai dans ma veste - Les extraits du Reader Digest - Et dans ce bouquin y a écrit - Que des gars se la coulent douce à Miami. (Le poinçonneur des lilas, Serge Gainsbourg)

19 Neuf (8, 7, 6, 5, 4, 3, 2) lampes qui manquent d'huile, 9 (8, 7, 6, 5, 4, 3, 2) lampes ne veulent pas s'emplir. Que vienne la nuit, que vienne la nuit, le soleil me tanne. Que vienne la nuit, que vienne la nuit, pour tomber dans ton lit.

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C'est de revanche que rêvent les plus opprimés, comme cet esclave en Colombie : Nací_en las playas (de Magdalena) Bajo la sombra de_un payandé de_un payandé Como mi madre fue negra_esclava fue negra_esclava También la marca yo la llevé yo la llevé […] Si yo pudiera tener mi lanza Vengarme_airado de mi señor de mi señor Con gusto vería_arder su casa arder su casa Y le_arrancaría el corazón, el corazón. 20 (El payandé , Vincente Holguin & Luis Albertini, 1867)

Les mondine sont les travailleuses agricoles qui, à la fin du 19 ème siècle et jusqu'aux années 1950, faisaient l'émondage des mauvaises herbes ( la monda ) dans les rizières de l'Italie du nord. Elles revendiquent leur identité (3), tout comme les ouvrières de l'ingénieur Cinturini - “Semo de Cinturini 21 ”, qui exercent une activité très malodorante, mais raillent la vraie saleté, morale, de ceux qui les humilient (4). (3) Vogliam la libertà Siamo lavoratori Siamo lavoratori 22 (La lega, répertoire des mondine , 1900-1914, Catanuto & Schirone, 2009) (4) Lasciatece passà - Semo belle e simbatiche - Ce famo rispettà […] Quanna a festa ce vedete - Quanno semo arcutinate - Pe signore ce pijate - Semo scicche in verità […] Se quarcunu che se crede - Perché semo tessitore - Ma se nui famo all’amore - La facemo pe’ scherzà - E se ce dicono, tant’accusci - Je dimo

20 Je suis né sur les plages de Magdalena, à l'ombre d'un payandé. Comme ma mère je fus esclave noir, et moi aussi je porte la marque. Si je pouvais prendre ma lance, et me venger, furieux, de mon maître. Je serais heureux de voir sa maison brûler et je lui arracherais le c?ur. 21 Nous sommes de Cinturini. 22 Parfois le refrain mentionne « E noi altri socialisti » au lieu de « lavoratori ».

39 squa(ja)tela pe’me tu poli ji - E se ce dicono, tant’accusci - Je dimo squa(ja)tela pe’me tu poli ji 23

Les chansons de travail célèbrent, également, le bonheur du travail bien fait, l'amour du métier : Écoutez le doux ronflement Que fait entendre constamment Dans la fabrique et dans l'usine La Machine Le mouvement libre de tout frein Elle murmure son refrain Et rythme son chant en sourdine (La Machine, Combes, 1884)

Ils aimaient leur métier comme on aime un pays. C'est avec eux que j'ai compris (Les corons, Pierre Bachelet, 1984) 3.5 La souffrance au travail La fierté du travail ne suffit pas toujours à endiguer les dilemmes, la souffrance, la dépression : Dieu sait qu´je n´ai pas le fond méchant. Je ne souhait´ jamais la mort des gens, mais si l´on ne mourait plus, j´crèv´rais de faim sur mon talus. J´suis un pauvre fossoyeur. […] Les vivants croient qu´je n´ai pas d´remords à gagner mon pain sur l´dos des morts, mais ça m´tracasse et d´ailleurs, j´les enterre à contrecœur » (G. Brassens)

Des petits trous, des petits trous, Toujours des petits trous,

23 Laissez-nous passer, nous sommes belles et sympathiques, nous faisons respecter. […] Quand vous nous voyez à la fête et que nous sommes bien propres, vous nous prenez pour des dames, nous sommes chic en vérité / Si certains se la jouent parce que nous ne sommes que des couturières, lorsque nous faisons l’amour (avec eux) c’est pour nous amuser (à leur dépens) / Et s’ils nous disent des méchancetés, on leur dit « cassez-vous, parce que pour nous c’est vous qui puez ! »…

40 Y a de quoi devenir dingue, De quoi prendre un flingue (Serge Gainsbourg)

Madame l'institutrice est morte ce matin. Ce matin à l'aube dans l'eau de son bain. Y'en a qui disent qu'elle est décédée. Moi je dis elle s'est suicidée Ses armoires de fards et de devoirs. Ne protégeaient plus son histoire. (Dick Annegarn)

Et si les chansons évoquent souvent la solidarité et le sentiment d'appartenance, elles mentionnent aussi les violences symboliques, la mise en concurrence :

A working class hero is something to be There's room at the top they're telling you still But first you must learn how to smile as you kill If you want to be like the folks on the hill. (John Lennon)

Pour devenir VRP on s'en est pris plein la gueule Faut commencer par un stage, se faire une belle coupe de tifs Déjà deux mois qu'on est en stage, seuls les battants n'ont pas lâché Pauvre Maurice c'est bien dommage, si près du but il a craqué Entre nous la haine s'installe, seuls quatre seront diplômés On prépare l'concours final, y'a plus d'amis, il faut gagner ! (Camp d’entraînement VRP, VRP)

Les relations au travail, ce sont aussi celles avec les usagers, les clients :

Dans chaque village, on connaît l'facteur C'est un personnage qu'on porte dans son cœur. (Bourvil)

J’suis l’poinçonneur des Lilas Le gars qu'on croise et qu'on n’regarde pas. (Serge Gainsbourg)

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Ell’s sont méprisé’s du public, Ell’s sont bousculé’s par les flics. (George Brassens).

Y avait trois heures passées, - qu'il était assis là - Elle pensait, énervée - Il ne partira pas, - Ne sachant plus que faire - Pour le dévisser du sol, - Elle lui dit, en colère, - "Mangez ces croquignolles", - Il répond, d'un ton sec, - "Je n'aime pas les gâteaux secs" (Jean Bertet & Vincent Scotto) 3.6 La souffrance sans le travail Pour pallier les inconvénients du travail, Coluche donne aux nourrissons des conseils préventifs : A toi l'enfant qui viens de naître- Je dois dire pour être honnête - Que c'est pas en travaillant - Qu'on trouve le bonheur sur Terre […] Soit fainéant sois fainéant - Tu vivras content - Sois fainéant, sois fainéant - Tu vivras longtemps. ( Sois Fainéant, Conseil à Un Nourrisson , Coluche) Pourtant, l’empêchement de travailler a des conséquences matérielles et psychologiques, évoquées dans Canto del disoccupato ou dans Les mains d’or :

Canto del disoccupato, Io non possedo casa, Son povero ed afflito, Cacciato del lavoro , Debo pagar l’affitto ?24 (Catanuto, 2009, 212)

J'voudrais travailler encore - travailler encore Forger l'acier rouge avec mes mains d'or Travailler encore, travailler encore. (Bernard Lavilliers)

24 Je n'ai pas de maison, je suis pauvre et malheureux, chassé du travail, et je dois payer le loyer.

42 3.7 La diversité des activités, l'interaction entre le monde du travail et l'économie Il arrive que les usagers 25 interpellent d'autres travailleurs sur leurs conditions de travail : Allez les gars, combien on vous paye, Combien on vous paye pour faire ça ? Allez les gars, combien on vous paye, Combien on vous paye pour faire ça ? [...] Pense à ceux pour qui tu travailles Qu’on ne voit jamais dans la bataille Pendant qu’tu encaisses des cailloux, Bouygues Veolia ramassent les sous Avoue franchement qu’c’est quand même pas La vie qu’t’avais rêvée pour toi : Cogner des gens pour faire tes heures T’aurais mieux fait d’rester chômeur. (Gilbert Michel)

Les chansons n'évoquent pas seulement les métiers de l'usine ou de l'artisanat : certaines tournent en dérision le difficile métier de manager, et soulignent les interactions entre les pressions économiques contemporaines et les positions professionnelles :

Ah que je gagne du fric à l’aise, Quand y a pas d’règles pour l’emploi J’ouvre et je ferme les usines Sans me soucier des ouvriers. J’ai rétabli l’travail des gosses Dans les pays d’Extrême-Orient Leurs petit’s mains cousent les godasses Pour bien moins cher que leurs parents.

25 Ici, les manifestants sont les usagers (non volontaires) des services de la police. Chanson récemment confirmée, en France, par certains gilets jaunes : « Nous, on n’a pas un problème avec la police, on a un problème avec Macron », verbatim recueilli par Karl Laske pour Mediapart, « Sur les Champs, la stratégie du flashball » 8 décembre 2018 https://www.mediapart.fr/journal/france/081218/sur-les-champs-la-strategie-du-flashb all?utm_source=20181208&utm_medium=email&utm_campaign=QUOTIDIENNE&utm_ content=&utm_term=&xtor=EREC-83-[QUOTIDIENNE]-20181208&M_BT=4948033

43 (Ah que je gagne du fric à l’aise , J-P Hebert, Choral'ternative de Rouen)

Quand on arrive à l'usine La gaité nous illumine [...] {Refrain} Merci patron merci patron Quel plaisir de travailler pour vous On est heureux comme des fous [...] Nous allons changer de rôle Vous irez limer la tôle Et nous nous occuperons De vos ennuis de patron La ï ti la la la ï ti la la ï hé (Merci patron , Gérard Bergman, Luis Rego)

Les chansons abordent les interactions entre les politiques économiques et les conditions de travail : “Rien n’est à toi, tu ne vaux pas un seul centime, tout appartient à la Société Anonyme”. (Magenta et Bernet, 1966) Pero dime, compañero, Si estas tierras son del amo, ¿ Porque nunca lo hemos visto trabajando en el arado26 ? (En la plaza de mi pueblo)

Où vont les flots de nos sueurs ? [...] Nous ne sommes que des machines. [...] Dès qu'elles ont fini le miel, Le maitre chasse les abeilles. (Le chant des ouvriers)

Pauvre mineur, c’est toujours toi qui trinques. C’est toi qu’on brime qu’on presse comme un citron (Mineurs de Trieux)

La machine produira, produira toujours.

26 Mais dis-moi, compagnon, si ces terres sont celles du patron, pourquoi ne l'avons-nous jamais vu travailler au champ ?

44 Et l'on bénira tous les jours tous les biens qu'elle nous destine. (La machine, Combes) 3.8 Un autre regard sur l'histoire De nombreuses chansons de ce corpus sont des témoignages de l'histoire de communautés minorées, que l’on entend peu et qui figurent rarement dans les manuels d'histoire. Nous pouvons voir la chanson sur le travail comme un moyen d’ouverture perceptive au monde du travail, dans son historicité : l’environnement et la temporalité du travail y trouvent leur expression, à travers la subjectivité et les perceptions d’individus et/ou de groupes sociaux. La chanson témoigne des interactions entre chaque travailleur.se et son monde social. La convergence des luttes est souvent convoquée. Je suis fils (Pétermann, 2007) retrace l'histoire des opprimés, dans les réserves ou à l'usine, depuis l'installation d'européens en Nouvelle-France. Sa chanson aborde à la fois les liens entre les différentes dominations, le besoin de solidarité (« Je ne prends pas les armes contre d’autres affamés ») et les silences de l’historiographie (« c’est un sujet de honte, j’en ferai ma fierté » : Je suis fils de marin, qui traversa la mer [...] Fils de coureur des bois et de contrebandier Enfant des sept nations et fils d'aventurier Métis et sang-mêlé, bien qu'on me l'ait caché C'est un sujet de honte j'en ferai ma fierté. [...] Je suis fils d'Irlandais, poussé par la famine Je suis fils d'écossais, v'nu crever en usine Dès l'âge de huit ans, seize heures sur les machines Mais Dieu sait que jamais je n'ai courbé l'échine Non, je suis resté droit, là devant les patrons Même le jour où ils ont passé la conscription J'suis fils de paysan, et fils d'ouvrier Je ne prends pas les armes contre d'autres affamés [...]

Une nation qui ne fut jamais vraiment la mienne Une alliance forcée de misère et de peine Celle du génocide des premières nations Celle de l'esclavage et des déportations

45 3.9 Les chansons sur le travail, chronique des luttes Chansons sur le travail et chansons sur les luttes pour les conditions de travail sont indissociables, que ce soit pour les travailleurs brésiliens de la métallurgie, en grève à Sao Paolo en 1977 (5), pour les cueilleuses de riz dans les plaines du Pô (6).

(5) E nosso dia, conpanheiro, Nosso é o trabalho de nossas maos Nossas, as màquinas que movemos 27 . (Hino dos grevistas, 1977) (6) Son la mondina, Son la sfruttata Son la proletaria che giammai tremó Mi hanno uccisa, incatenata Carcere e violenza, nulla mi fermó 28 .

Telles luttes, ici, inspirent d’autres combats, ailleurs, et dans des situations similaires. En 1844, les tisserands de Silésie se révoltent, et Heinrich Heine leur dédie un poème Die schlesischen Weber (7). Son adaptation par Maurice Vaucaire inspire Aristide Bruant, en 1894, pour son Chant des canuts (8) en hommage aux ouvriers de la soie, à Lyon, et à leurs révoltes en 1831 et 1834.

(7) Das Schiffchen fliegt, der Webstuhl kracht, Wir weben emsig Tag und Nacht - Altdeutschland, wir weben dein Leichentuch wir weben hinein den dreifachen Fluch - Wir weben, wir weben !29

27 C'est notre jour, compagnon, c'st à nous, ce que nous produisons de nos mains, à nous les machines que nous faisons tourner, à nous, les fruits de la production. En avant, marchons, les camarades, Frères de classe, pour lutter ! Arrêtons les machines, exprimons-nous et notre voix retentira. 28 Je suis la mondine, l’exploitée, la prolétaire qui jamais ne trembla. Ils m’ont tuée, enchaînée, la prison ni la violence ne m’ont arrêtée. 29 La navette court, le métier craque, Nous tissons sans trêve jour et nuit, Vieille Allemagne, nous tissons ton linceul,

46 (8) Mais notre règne arrivera Quand votre règne finira. Nous tisserons le linceul du vieux monde, Et l'on entend déjà la révolte qui gronde,

Les Français revendiquent la semaine de 5 jours obtenue par les ouvriers anglais :

Malgré la haine et le courroux D’un patronat toujours rebelle, La semaine Anglaise, chez nous, Commence à faire parler d’elle, [...] Hardi, les gâs, hardi, Pour la semaine Anglaise ! ... Il faut que chaque samedi Nous ayons notre après-midi. (Chanson de la semaine Anglaise, 1914)

3.10 Les chants de et sur le travail, outils de lecture des transformations sociétales et culturelles. Les chansons sur le travail constituent un moyen d’orienter son auditoire dans l’environnement (social, temporel, géographique, etc.) auquel l’activité de travail est reliée. Ils sont aussi une chronique des transformations sociétales. En cela, elles sont l'écho de la manière dont ces transformations ont été vécues par les populations concernées, et constituent un corpus précieux pour observer et comprendre les modifications de l'activité humaine, en interaction avec celles de l'économie, du paysage, du monde rural. Ainsi, lorsque la mécanisation apparaît (9), lorsque les paysans ne peuvent plus faire face à leurs charges (10). (9) Je r'passe tous les ans quasiment dans les mêmes parages, Et tous les ans, j'trouve du changement de d'ssus mon passage. […]

Nous y tissons la triple malédiction- Nous tissons, nous tissons.

47 (Refrain) Y'avait dans l'temps un bieau grand chemin, Chemineau, chemineau, chemine A c't'heure, n'est pas pu grand qu'ma main, Par où donc que j'cheminerai d'main ? (Les mangeux d'terre , Gaston Couté, Maurice Duhamel, 1905) (10) Ils ont vu toutes les terres la maison Le notaire s'est assis au soleil Pour bien faire j'ai sorti les bouteilles. Les banquiers ministres et ministères Les crédits, bilans d'exploitation. Les banquiers se sont mis sous la treille. Les banquiers ça n'aime pas le soleil. Ils m'ont dit qu'ils prenaient la maison. Ils l'ont dit sans savoir ma chanson (Pierre Bachelet)

Ce sont aussi les délocalisations (11), les transformations de l'industrie, la disparition du monde ouvrier (12 ; 13). (11) Faut jeter les bobines, Oui le film est fini, Du temps des gabardines, Faut laisser ton boulot Pour d'autres ouvrières, Pour d'autres solidaires, Dans d'autres fourmilières, A d'autres couturières. (Damien Saez) (12) Je sers plus à rien – moi Y a plus rien à faire Quand je fais plus rien – moi Je coûte moins cher Que quand je travaillais – moi D'après les experts. J'me tuais à produire, Pour gagner des clous C'est moi qui délire,

48 Ou qui devient fou J'peux plus exister là J'peux plus habiter là Je sers plus à rien, moi Y'a plus rien à faire. (Les Mains D'or , Bernard Lavilliers, 2001)

(13) Cinquante balais c'est pas vieux Qu'est-ce qu'y va faire de son bleu De sa gamelle de sa gapette C'est toute sa vie qu'était dans sa musette […] De ses bras de travailleur C'est toute sa vie qu'était dans sa sueur Qu'est-ce qu'y va faire de son bleu […] C'est toute sa vie qu'était dans sa machine (Renaud Séchan)

Les transformations de la ville, du travail et des chansons vont de pair. Le « Tableau de Paris à 5 heures du matin » (tableau 1 ; (14)), de Marc- Antoine Désaugiers, au 19ème siècle, a inspiré « Il est 5 heures, Paris s'éveille » (tableau 1, (15)), de Jacques Lanzmann, et Anne Segalen au 20 ème . Les deux chansons donnent à voir les métiers du petit matin, du point de vue d'un noctambule prêt à se coucher.

(14) (15) Les lampes pâlissent, Je suis le dauphin de la place Les maisons blanchissent, Dauphine De la Villette, Et la place Blanche a mauvais' mine Dans sa charrette, Les banlieusards sont dans les gares Suzon brouette À la Villette on tranche le lard Ses fleurs sur le quai, Paris by night regagne les cars L'huissier carillonne, Les journaux sont imprimés Attend, jure, sonne, Les ouvriers sont déprimés et la bonne […] Les travestis vont se raser Du lit de son maître Les strip-teaseuses sont rhabillées Prompte à disparaître Les camions sont pleins de lait Regagne le sien. Les balayeurs sont pleins d'balais Gentille, accorte, Les gens se lèvent ils sont brimés

49 Devant ma porte C'est l'heure où je vais me coucher. Perette apporte Son lait encor chaud. Tout Paris s'éveille. Allons-nous coucher. Jacques Lanzmann, Jacques Marc-Antoine Désaugiers Dutronc et Anne Segalen Tableau 1 : Le « Tableau de Paris à 5 heures du matin » de Marc-Antoine Désaugiers (14), et « Il est 5 heures, Paris s'éveille » de Jacques Lanzmann, Jacques Dutronc et Anne Segalen (15).

4 Les transformations linguistiques des chansons, en interaction avec leur contexte. Littérature orale, la chanson, et pour ce qui nous intéresse ici, celle qui est associée au monde du travail et aux luttes, est variable dans sa forme, ses contenus, son contexte d'émission et de réception, ses modes de transmission. 4.1 Les interprétations, les registres et les variétés de langue Nous pouvons observer, dans les chansons consacrées au monde du travail, les variétés spécifiques aux métiers (16), les variétés de langue considérées comme populaires (17), des échos, par la graphie, de prononciations passées (18) ou régionales.

(16) Il bloque la dernière moulée. (« L'usine », La Canaille). (17) S'laver les mains fissa avant d'pouvoir aller grailler Dans l'local, qu'est tellement sale, qu'en temps normal Ça aurait dû déclencher une lutte syndicale Mais que dalle (« L'usine », La Canaille). (18) Hardi, les gâs, hardi, Pour la semaine Anglaise !... (Chanson de la semaine anglaise, 1914, in Manfredonia, Gaetano, 2011, 174-175).

50 Nous ne sommes pas en mesure d’interroger les auteurs des chansons, mais quelques tentatives d’analyse peuvent être faites de ces variétés : - La mise en résonnance du refus des contraintes du travail et de celui des normes linguistiques du groupe dominant. - L’adaptation aux contraintes musicales de la chanson. - Le souci de donner à entendre une langue au plus près de celle des travailleurs. Sur ce point, un débat revient régulièrement dans les chorales militantes, sans trouver de conclusion stable : faut-il respecter la prononciation d’un chemineau au début du 19ème siècle – « un bieau grand chemin » (Pierron, 1997) ? Ou bien le maintien de cette prononciation est-il une forme de caricature méprisante ? Ce débat n’a pas épargné l’interprétation par Renaud du « ch’ti » (1993). Le journal Le Figaro reprend les propos de Pascal Béclin pour justifier la démarche de Renaud Séchan : « La culture ch'ti, Renaud l'aime beaucoup, il faut savoir que son grand-père est originaire du Nord 30 ». Ce qui revient à justifier par l’origine, et à supposer que jamais on ne trahit les siens… Une large part des variations textuelles est liée à l'interprétation, qui fait partie de la création et de la recréation des chansons. La vendeuse de p'tits gâteaux de Jean Bertet (19) et celle de Barbara (20) ne s'exaspèrent pas de la même manière.

(19) Elle lui dit, d'un petit air doux, - "Hé ben, mon cher monsieur, si vous n'aimez pas les gâteaux secs, - Mangez donc d'la aut'chose avec"... (20) Elle lui dit, d'un petit air doux, - "Ben, mon cher monsieur, si vous n'aimez pas les gâteaux secs, - Mangez donc de la merde avec"...

Certaines chansons sont féminisées, pour représenter la moitié de l'humanité : « Je suis fils de » devient : « Je suis fille de paysanne, et fille d’ouvrière - Je ne prends pas les armes contre d’autres en galère ».

30 Récupéré le 18 avril 2016 au http://www.lefigaro.fr/musique/2016/04/18/03006- 20160418ARTFIG00122-renaud-toujours-debout-a-desormais-sa-version-en-ch-ti.php.

51 4.2 Les reprises et les extensions Des chants qui auraient pu rester dans un territoire et un grouperestreints sont adaptés et popularisés, tels ceux des mondine . Celles- ci avaient une forte identité collective, et ont lutté pour améliorer leurs conditions de travail, très pénibles. « Les "mondine" ont inventé une manière féminine d'entrer en lutte. Les hommes avaient tendance à cogner. Elles ont misé sur le chant et la grève 31 ». Celles qui avaient été choisies par leurs camarades pour la vigueur, le souffle et la longueur de leur chant, étaient chargées de faire danser les autres, le soir. C’est la voix qui était leur instrument de musique. (Gaspare Ungarelli, 1894, p. 58, cité par Staro, 2013, p. 95). En 1950, Piero Besate, syndicaliste italien, reprend un mondariso , chant des rizières, La rondinella. Il célèbre les luttes des mondine, y compris dans leur dimension politique. La dernière strophe de sa chanson fait écho aux manifestations de mondine pour la paix et le travail, en 1949 (Staro, 2013, p. 97). Ce chant, comme Bella Ciao , également inspiré du chant de mondine « E la mia mamma l’è vecchierella », entre dans les répertoires de chants de lutte : ce qui a pu constituer une « contre-culture » locale, selon les propos de Silvia Malagugini 32 , fait écho aux idéaux d’autres groupes, plus tard, et entre dans la culture militante mondialement connue : « E lotteremo per il lavoro - Per la pace, il pane e per la libertà - E construiremo un mondo nuovo - Di giustizia e di vera civiltà »33 . 4.3 Recyclages, adaptations, variations : le DIY de la chanson, par sa re- création. Les chansons de travail reprennent et transforment des chansons de variété, traditionnelles, de luttes antérieures. Exemple de « recyclage » (Calvet, 2013), la chanson de Guy Béart contre la bombe atomique, d'une impertinente légèreté (21), porte de nouvelles paroles pour décrire le double travail des femmes (22).

31 Vittorio Porchia, membre du groupe de chant polyphonique et populaire Canto e Cunto, entretien dans L'Année du riz. La «mondina», naissance d'une icône dans les rizières italiennes, https://www.letemps.ch/opinions/lannee-riz-45-mondina-naissance-dune- icone-rizieres-italiennes Le Temps 7 janvier 2016 32 Entretien avec Silvia Malagugini, musicienne et chanteuse, réalisé par Michele Canonicapour le site L'Italie en direct . Février 2014. Vidéo postée sur le site L'Italie en direct : italieendirect.italieaparis.net https://www.youtube.com/watch?v=mK2x 9GFYndQ 33 Nous lutterons pour le travail, pour la paix, le pain et la libertéet nous construirons un monde nouveau, de justice et de solidarité.

52 (21) Jamais je ne m’intéresse - À la bombe vengeresse - Qui un jour fera tout sauter, - On ne nous soigne jamais assez. (Le matin, je m'éveille en chantant) (22) Le matin je me lève en chantant et le soir, je me couche en dansant. Le matin, je me lève en chantant et le soir, je me couche en dansant. [...] Tous les jours je fais la fête, en m’levant c’est déjà chouette ; je commence par nettoyer et je vais vite lui faire du café.

La mélodie du Chant des Canuts est reprise, elle aussi, sur la thématique de la vie des femmes : Pour être femme il faut avoir des cheveux longs et des yeux noirs il nous faut plaire dans la rue, au travaillant Oui, mais à la maison, on torche la marmaille Femmes opprimées, faut s'organiser. (Pour être femme)

Récemment, à Marseille, une chanson reprend Le Sud de Nino Ferrer (23) pour rendre hommage à un militant syndicaliste (24). (23) C'est un endroit qui ressemble à la Louisiane - A l'Italie - Il y a du linge étendu sur la terrasse - Et c'est joli. On dirait le Sud - Le temps dure longtemps - Et la vie sûrement - Plus d'un million d'années - Et toujours en été. (24) C’est un endroit qui ressemble aux PTT Au centre de tri Il y a du courrier en déshérence Et c’est joli (Aioli ! Aoili !) On dirait SUD. La grève dure longtemps Et la vie surement

53 Plus d’un million de jours de grève Et toujours aux PTT.

Souvent, les adaptations concernent à la fois le passage d'un pays à un autre, d'une langue à une autre, et d'une lutte à une autre. Les modifications concernent aussi les arrangements, les colorations instrumentales. Demeure un tronc commun mélodico-rythmique. Le Moorsoldatenlied, des déportés (1), mentionné plus haut, est repris en français par les parachutistes (2), puis devient L'Hymne des femmes (3) et L'Hymne des immigrés (4) :

(25) Wir sind die Moorsoldaten - und ziehen mit dem Spaten - ins Moor! 34 (26) où nous devons sans cesse marcher (Calvet, 2013, 17). (27) Nous qui sommes sans passé, les femmes - Nous qui n'avons pas d'histoire - Depuis la nuit des temps, les femmes - Nous sommes le continent noir. Refrain : Levons-nous femmes esclaves - Et brisons nos entraves - Debout, debout, debout ! (28) Nous qui sommes sans papiers, en France Nous qui n'avons pas d'histoire Depuis la nuit des temps, en France Nous sommes le continent noir. Refrain : Debout tous les esclaves Et brisons nos entraves Debout, debout, debout ! [...] Tout seul dans la galère, mes frères L'un de l'autre séparé Ils nous ont divisés, mes frères Cas par cas nous ont triés.

34 Nous sommes les soldats du marais, où nous devons toujours piocher.

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En 1963, dans l'Espagne franquiste, Chicho Sánchez Ferlosio écrit une chanson d'appel à la grève générale dans les Asturies (29). Une version contemporaine est féminisée et mentionne d'autres outils, d'autres activités, des problèmes contemporains du monde du travail (30). (29) A la huelga companeros No vayas a trabajar Déjà quieta la herramienta Es la hora de luchar [...] Desde el pozo y el arado Desde el torno y el telar 35 . (30) A la huelga compañera, - no vayas a trabajar - Deja [...] el teclado y el ipad. […] - Contra el estado machista nos vamos a levantar, [...] Trabajamos en precario sin contrato y sanidad - Y el trabajo de la casa no se reparte jamás. - A la huelga diez, a la huelga cien, esta vez la cena no voy a hacer. - A la huelga cien, a la huelga mil, todas a la huelga vamos a ir. Privatizan la enseñanza, no la podemos pagar - Pero nunca aparecimos en los temas a estudiar. - A la huelga diez, a la huelga cien, en la historia vamos a aparecer. - A la huelga cien, a la huelga mil, todas a la huelga vamos a ir 36 .

The diggers' song , chant de paysans anglais qui se réapproprient les terres, en 1649-1650. Ce chant est repris en français au 20 ème et 21 ème siècle, par les intermittents du spectacle, par les paysans. Si les luttes sont différentes, les revendications sont proches, et traversent les siècles et les espaces, comme le montrent les deux pastiches en français suivantes

35 En grève, compagnon, ne vas pas travailler. Laisse l'outil, c'est l'heure de lutter […] Quitte le puits et la charrue, quitte le treuil et le métier à tisser. 36 A la grève, compagnonne, ne vas pas travailler. Laisse […] le clavier et l'i-pad. Contre l'état machiste nous allons nous dresser, […] Nous sommes des travailleuses précaires sans contrat et sans assurance sociale, et le travail de la maison n'est jamais partagé. Dix à la grève, cent à la grève, cette fois je ne ferai pas le repas […]. Ils privatisent l'éducation, nous ne pouvons pas la payer. Mais jamais nous n'apparaissons dans les manuels. Dix à la grève, cent à la grève, nous apparaîtrons dans les livres d'histoire.

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The Diggers'song , Le chant des Le chant des Paysans, Gerrard Winstanley, intermittents du André Coldebieuf, de la 17 ème en Angleterre spectacle , auteur chorale de Sillans-la- inconnu (2014) Cascade, pour les luttes de la Confédération paysanne du Var (2014) You noble diggers all Vous les intermittents, Vous tous les paysans, stand up now, stand up tenez bon, tenez bon ! tenez bon, tenez bon ! now Vous tous les paysans, Vous les intermittents, You noble diggers all tenez bon tenez bon ! stand up now. Your houses they pull Ils détruisent vos down stand up now, maisons, tenez bon, stand up now tenez bon ! Your houses they pull Ils détruisent vos down, stand up now maisons, tenez bon ! Your houses they pull Rasent vos habitations, down to fright your men et font dans les régions in town Des pistes pour les But the gentry must avions, des autoroutes come down and the bidons poor shall wear the Paysans, tenez bon ! crown. 37 The gentry are all round Les bourgeois en stand up now, stand up goguette vont aller à la now fête, The gentry are all round C'est l'heure des stand up now festivals, on va leur The gentry are all round prendr' la tête on each side they are Intermittents, c'est found l'moment ! Their wisdom's so Les medias sont en tête, profound to cheat us of tenez bon, tenez bon ! our ground Vous serez de la fête,

37 Ils détruisent vos maisons, tenez bon, tenez bon. Ils détruisent vos maisons, tenez bon. Ils détruisent vos maisons et vous font peur en ville, mais les nobles doivent chuter et les pauvres porterons la couronne.

56 Stand up now stand up tenez bon ! now 38 The club is all their law, Quand vous revendiquez Quand vous revendiquez stand up now stand up vos droits qui sont la terre à cultiver now bafoués, Les flics sont The club is all their law, Les flics sont embusqués, ils viennent stand up now embusqués, ils viennent nous matraquer The club is all their law, vous matraquer Paysans, tenez bon ! to keep all men in awe 39 . Intermittents, tenez bon !

Vous en avez plein l' dos, tenez bon, tenez bon ! Vous en avez plein l'dos, tenez bon ! Tableau 2 : Reprises en français, faites au 20 ème et 21 ème siècle, faites par les intermittents du spectacl et, par les paysans, du chant The diggers' song de paysans anglais (1649-1650).

Ah que je gagne du fric à l’aise , chanson sur la société ultralibérale (« Ah que je gagne du fric à l’aise, / Quand y a pas d’règles pour l’emploi »), a été écrite par J-P Hebert, de la Choral'ternative de Rouen, sur une mélodie de 1705, qui fut une chanson de soldats puis de scouts. Cette ancienne version, La piémontaise, chante le dialogue d'un soldat et de sa bien-aimée : Grands dieux ! J'ai le cœur à mon aise - Quand j'ai ma mie auprès de moi - De temps en temps je la regarde - Et je lui dis : « Embrasse-moi. » Les adaptations de chants anciens permettent d’aborder les situations contemporaines tout en montrant la communauté de destin entre les travailleurs des siècles passés et ceux d’aujourd’hui. Les transformations de chansons de variétés très connues prennent appui sur la mémoire collective, et constituent une réappropriation de la culture marchande, dont des éléments sont transformés en créations collectives, pour devenir une chronique de la vie au travail. Sont valorisées la « récup’ » des chansons, leur détournement, leur adaptation au besoin d’expression, au contexte, au moment. Ce qui n’est pas sans évoquer le DIY, Do It Yourself, pratique initiée par le mouvement hippie, revendiquée et popularisée par le mouvement

38 Les nobles nous cernent, tenez bon, tenez bon. Les nobles nous cernent, tenez bon. Les nobles nous cernent. Leur seul talent c'est de nous voler nos terres, tenez bon, tenez bon. 39 Leur loi c'est la matraque, tenez bon, tenez bon. Leur loi c'est la matraque, tenez bon. Leur loi c'est la matraque, pour nous terroriser.

57 punk à la fin des années 1970, puis par les mouvements alternatifs, les lieux auto-gérés (Lallement, 2015).

5 Vers une sociocantologie de cet « art minuscule du temps » La polyglossie et la polyphonie sont intrinsèques à la chanson de travail et sur le travail, à sa musique, ses paroles, ses modes de transmission. Une approche plurielle, via la sociolinguistique, la sociodidactique, l'anthropologie linguistique et l'histoire, permet de mieux comprendre les éléments de cette pratique sociale, y compris ses fonctions sur la durée. Littérature orale, la chanson, au regard de la splendide éternité de l'art et du chant lyrique, [...] ne fait guère le poids, car elle n'a pas de poids, justement. Elle est vouée à disparaître, parce qu'elle est vouée à l'instant, au moment. Mieux que cela : elle dit le moment. […] Elle relève intégralement du transitoire, elle brûle brillamment comme lui et se consume tout à fait, il n'en reste presque rien. [...] C'est l'art minuscule du temps. (Delecroix, 2012, p. 262) En France, la culture orale du chant a subi une double transformation : celle de la marchandisation et celle de la sacralisation, provoquée, paradoxalement, par la promotion institutionnelle de la culture. Cukierman (2018) rappelle que L'excellence requise par l'institution a longtemps écarté des moyens publics de production des champs artistiques déclarés « populaires » et « non savants ». Comme arts de la scène, ceux de la marionnette, du cirque, du conte, de l'improvisation musicale, de la chanson restent minoritaires dans l'organisation administrative du Ministère de la culture ou bien sont délégués à l'industrie culturelle 40 . Marchandisation et sacralisation ont contribué à invisibiliser la pratique sociale de la chanson, à la rendre exotique, à la figer ou à la dévaloriser, y compris lors d'évènements tels que les réunions familiales et amicales, et sur les lieux de vie quotidienne. Pourtant, nous venons ici de suivre les circulations des chansons, leur correspondance avec les transformations du travail, de la société, des territoires, sur plusieurs siècles : nous pouvons considérer ces adaptations et pastiches comme les indicateurs d'une pratique réelle, qui persiste en se transformant. De quelle manière ? Les chansons de notre corpus sont le plus souvent transmises dans la sphère du militantisme et des loisirs. Pour les chansons de variétés qui décrivent le travail, les routes de la culture marchande restent

40 C'est moi qui souligne.

58 prépondérantes : concerts, disques, radio, télévision, musiques de film. Pour les chansons de travail traditionnelles et pour les adaptations et pastiches d’autres chansons, les deux voies principales sont celles de l’écrit - la toile, les copies qui circulent, les carnets de chants, les anthologies- et celles de la transmission orale : par des chorales, lors d’évènements organisés par l'éducation populaire, de stages, de soutien à des luttes, d’occupation d’usines, de manifestations publiques. Certains passants reconnaissent leur propre patrimoine, familial ou professionnel, dans le répertoire des choristes, et se joignent à leurs chants. Les lieux de cette pratique constituent un enjeu important : sur scène, ces chants seraient vite soumis aux aléas de la marchandisation ou à ceux de la promotion institutionnelle 41 . Chanter des chants de ou sur le travail dans la rue, dans une usine, un lieu militant, le tramway, empêche dans une large mesure la création du 4 ème mur, cette séparation invisible et imaginaire entre les artistes et leur public. Car dans ces lieux, il n’y a ni artiste ni public, mais des personnes mobilisées et réunies dans une pratique sociale, à des degrés divers de connaissance des chants. Le chant n’est plus seulement chanté par les travailleurs, pendant le travail : dans des lieux non dédiés à la pratique artistique, et lors d’évènements en lien avec le travail et l’action militante, il est moins une représentation qu’une pratique sociale reliée au monde du travail, et qui rend celui-ci audible. Les chansons de notre corpus, leur mode de création, les chemins qu’elles empruntent sont autant de manière de relater l'histoire des acteurs sociaux du monde du travail, (in)visibilisés par tout un pan de la société, de montrer, en d’autres termes, le “ peuple qui manque ” évoqué par Deleuze (1985). Nous reprenons ce qu’il a écrit à propos du cinéaste, pour le transposer aux créateurs et créatrices de chansons, aux interprètes, célèbres ou anonymes, en solo ou en collectif : Au moment où le maître, le colonisateur proclament " il n’y a jamais eu de peuple ici ", le peuple qui manque est un devenir, il s’invente, dans les bidonvilles et les camps, ou bien dans les ghettos, dans de nouvelles conditions de lutte auxquelles un art nécessairement politique doit contribuer. L’auteur de [chansons] se trouve devant un peuple doublement colonisé, du point de vue de la culture ; colonisé par des histoires venues d’ailleurs, mais aussi par ses propres mythes devenus des entités impersonnelles au service du colonisateur. [...] Il reste à l’auteur la possibilité de se donner des intercesseurs, c’est à dire de prendre des

41 Les Bateliers de la Volga , chanté par les Chœurs de l’Armée Rouge, sont un exemple célèbre de chant de travail véhiculé par la promotion institutionnelle.

59 personnages réels et non fictifs, mais en les mettant eux-mêmes en état de "fictionner" de "légender" de "fabuler". Nous pouvons considérer de la même manière les personnages des chansons : poinçonneurs, piqueuses de sacs de jute, routiers, bourlakis, canuts, vendeuses de p'tits gâteaux ou de robes, sardinières, mondine , manutentionnaires, ouvriers, mineurs, filles de joie, serveuses, fossoyeurs, délégués commerciaux, facteurs, policiers, couturières, balayeurs, boulangers, intermittents, paysans... Le voici, le peuple qui manque, et qui conte en chansons la réalité du travail. Nous poursuivons avec Deleuze : L’auteur [de chansons] fait un pas vers ses personnages, mais les personnages font un pas vers l’auteur : double devenir. La fabulation n’est pas un mythe impersonnel, mais ce n’est pas non plus une fiction personnelle : c’est une parole en acte, un acte de parole par lequel le personnage ne cesse de franchir la frontière qui séparerait son affaire privée de la politique, et produit lui-même des énoncés collectifs. Ces trajets successifs entre la sphère privée – l'activité de travail, l'histoire familiale – et la sphère collective – le patrimoine, la mémoire partagée, l’interprétation au sein d’un collectif - participent du rôle social fort de ce type de chanson. Les chansons que nous avons analysées concernent plusieurs temps : le premier est celui de l'activité, et alors le chant accompagne le travail et/ou la lutte ; le deuxième suit de quelques années, parfois plus, l'activité concernée, en témoigne et souvent lui rend hommage ; vient ensuite le troisième temps, celui de l'appropriation par les générations suivantes, qui mettent en lien le temps concerné par la chanson avec leur propre présent. Chaque étape reprend et renforce le processus décrit par (Placida, 2013, p. 98) à propos des chants de travail, qui « transforment l'émotion négative en sentiment positif, la peur en solidarité, la colère en détermination ». Dans les années 1970, Rouanet établissait une anthologie bilingue, « Occitanie 1970, les poètes de la décolonisation ». Elle faisait le constat que malgré le long temps de stigmatisation, « de misères, de silences, d’ignorances, [le peuple occitan] n’a jamais cessé d’inventer une littérature dans cette langue méprisée » (1971, 13), et elle soulignait le rôle décisif de la chanson pour le dynamisme et la visibilité des langues minorées : la chanson traditionnelle, qui narrait les conditions de travail des travailleurs, souvent les paysans, puis les créations, depuis 1965, par Guy Broglia et bien d’autres artistes (1971, 21-23). En 2018, à l’initiative de l’association « Décoloniser les arts », un collectif publie « Décolonisons les arts ! », ouvrage qui invite à interroger ce qu’Aimé Césaire a appelé « l’effet-retour »

60 du colonialisme (Cukierman et al., 2018), et en particulier cette difficulté qu’a le monde artistique et culturel, en France, à inclure et à légitimer les artistes, dès lors qu’ils sont porteurs d’une culture, d’une religion et/ou d’une origine minorées (Cukierman et al., 2018). A près de cinquante d’intervalle, le même constat que certains groupes, ainsi que leurs créations, sont relégués, mal reconnus. Par la recension et l'analyse des chants de travail et des chansons sur le travail, l’ethnomusicologue, le sociolinguiste et le sociodidactien éclairent des processus féconds et vivaces, et contribuent à « décoloniser les arts » et les langues, en agissant aux deux extrémités de l'axe des dominations : d'une part, la reconnaissance des chansons, pratiques sociales plurielles autant que témoignages d’un pan de l’histoire peu (re)connu et valorisé dans les discours académiques dominants. D’autre part, pour l'enseignement, l’ouverture de l'éventail des ressources disponibles, qui abordent la vie quotidienne au travail, et en cela même constituent une reconnaissance de la diversité des apprenant.e.s. Nous avons tenté ici de prendre notre part de cette action.

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