Revue L2C Version Finale-Azzimani
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Chanter le travail et « le peuple qui manque 14 » « J´aurais voulu être un artiste, pour avoir le monde à refaire » (Le blues du businessman, C. Dubois) Annemarie DINVAUT Laboratoire Identité Culturelle, Textes et Théâtralité (ICTT) EA 4277 UNIVERSITE d’AVIGNON [email protected] RESUME Cette étude éclaire l'interaction féconde qui existe entre le chant, le monde du travail et les identités individuelles et collectives qui le composent. D'une part, identité et travail sont intimement liés ; d'autre part, le chant est associé au travail : chanter pour accompagner le geste, célébrer le bel ouvrage, relater les conditions de l’activité, les luttes. Les chants de travail et sur le travail sont autant de signes et d’indices sur les modes de vie des travailleur.se.s, leurs systèmes de valeurs, les collectifs et communautés impliquées. Ils relatent une expérience sociale vécue ou observée, située, appartiennent à la mémoire collective, et donnent le premier rôle à des travailleurs qu’on entend peu. Ces chants sont transmis, modifiés selon les transformations du travail et de la société. Le regard du sociolinguiste, historien, ethnomusicologue, ergologue, éclaire les dynamiques plurilingues en œuvre dans les chansons, valorise cette pratique sociale et culture . Mots-clés : chanson, histoire, polyphonie, sociolinguistique, travail. ABSTRACT This paper enlightens fruitful interactions between individual and collective identities, working activities and songs: on one hand, there are strong links between working activities and identities. On the other hand, singing and working are the 2 partners of a long-lasting cooperation: songs accompany our gestures, praise our work, tell about working conditions or support struggles. Work songs and songs about work give clues about the workers' way of life, about their activities, their systems of values, their communities. They are historical documents and inform us about social experiences: they give a key role to workers whose stories go untold. They are transmitted and modified from one generation to another, from one place to another, from one language to another. The tools of sociolinguistics, history ethnomusicology and work analysis enable to show the multilingual and dynamic dimensions of work songs, they acknowledge them as a valuable social and cultural practice. Keywords: song, history, polyphony, sociolinguistics, work. 14 Deleuze (1985). 29 1 Introduction Notre contribution explore ce que quelques chansons disent du monde du travail, hier, aujourd’hui, dans plusieurs environnements, plusieurs activités, plusieurs temporalités et plusieurs langues. Littérature orale indissociable de la musique, territoire de création et de recréation incessante de la musique, des textes et des interprétations, la chanson est une « production esthétique autonome » (Frischi, cité par Bizzoni, 2009). Elle accompagne et/ou commente la plupart des activités humaines – y compris le travail, dans toutes les langues. La chanson raconte le travail, le maudit et le célèbre. Elle évoque les solidarités, les dominations, les luttes, les peines et les rires ; les interactions sociales, les nouvelles conditions de travail, les modifications sociétales, les transformations de nos imaginaires. Notre corpus est élaboré à partir des livrets de chant de chorales militantes, d'anthologie, de contributions d’ami.e.s choristes, d’interactions sociales et de notre propre pratique du chant. Il comprend 64 chansonsen allemand, anglais, catalan, espagnol, français, italien, occitan, portugais : les partitions à notre disposition situent leur datation du 17 ème jusqu’en 2015. Il s’agit de chants DE travail, qui sont directement associés aux gestes des travailleur.se.s ; de chansons DU monde du travail, qui ont une fonction d’accompagnement de l’activité ; des chansons sur le travail : chansons de variété, chants de lutte, d’hommage aux travailleur.se.s, de description de différents mondes du travail. Il s’agit également de chansons transformées, qui passent d’une catégorie à une autre. Sans prétendre à une exhaustivité, l’étude et l’analyse de la chanson, à la fois en tant que témoignages sur le monde du travail et en tant que pratique sociale et culturelle d’acteurs sociaux souvent peu audibles, montrent qu’il s’agit d’un pan à part entière de notre histoire, qui mérite une meilleure visibilité, une meilleure place dans les manuels et les ressources pour l’enseignement. Nous mettons les références de l'histoire, de la sociolinguistique et de l’ethnomusicologie au service de la cantologie, cette approche qui, selon Frischi (Frischi, cité par Bizzoni, Lise, 2009), analyse la chanson et l’entend « comme éternisation possible d'une fugacité, autrement dit l'art de fixer l'air de notre présent ». Pour cela, nous avons d'abord lu et écouté les chansons sous l’angle de la didactique : la chanson dans son ensemble (articulation langue/mélodie/rythme), vue comme un outil pour enseigner la langue et la culture cibles et comme une ressource interdisciplinaire (Dinvaut, 2005). Puis nous abordons les chansons comme documents pour comprendre le travail. Les historiens et les sociologues du travail y trouveront des informations. Les analystes du travail, les ergologues, 30 pourront les aborder comme des objets de médiation pour interroger l’activité, lors d’entretiens. Notre troisième angle de vue est celui de la sociolinguistique : les variations observables, en termes de textes, langues, mondes convoqués. 2 La chanson, ressource pour la didactique des langues-cultures La chanson est un outil plébiscité par l’institution et par de nombreux enseignants de langue (maternelle, seconde, étrangère), tout en étant encore sous-exploitée. En effet, au mieux, elle est utilisée en classe de manière utilitariste, pour favoriser les apprentissages phonologiques, aborder la perception des accents toniques et de la durée des segments sonores, également pour illustrer des points de la culture cible. Mimée, jouée, mise en scène, la chanson permet une approche holistique et favorise la mémorisation de textes dans la langue cible (Dinvaut, 2005). Or, la chanson est aussi un objet de connaissances sociales (et scientifiques), c’est un élément important de la culture cible, qui joue un rôle essentiel dans sa diffusion, et qui permet d’aborder les usages et les variétés des langues, les histoires individuelles et collectives, et peut contribuer à construire une culture partagée par les apprenant.e.s et les locuteur.rice.s natif.ve.s. Ces aspects sont peu explorés à l’école (Dinvaut, 2006, pp. 133-145). Quant aux chansons associées au monde du travail, y compris celles du patrimoine traditionnel, elles sont rarement convoquées en classe. Ceci pose au moins deux questions de recherche : L'une est la représentation qu'ont les enseignant-e-s du rôle de l'école. Est-il pertinent d'aborder la thématique du travail, de ses conditions, de ses luttes, ou au contraire d'aménager pour l'apprenant.e une sphère protégée des questions sociétales ? Les chansons traditionnelles, par exemple File la laine (composée et arrangée par Narcy en 1949), qui associe le geste répétitif de la fileuse et l'attente de l'épouse en temps de guerre, sont le plus souvent chantées sans que leur univers de référence ou leur contexte de création soient présentés. File la laine, filent les jours Garde ma peine et mon amour Livre d’images des rêves lourds Ouvre la page à l’éternel retour. 31 L'autre question est celle de la réception de la littérature orale par les enseignant-e-s. Nos entretiens avec des professeur.e.s d’école maternelle en région lyonnaise, en 2003-2004 (Dinvaut, 2006, p. 140), montraient que « la plupart d'entre eux ont appris le patrimoine [de chants et comptines] de langue française dans un cadre scolaire ou para-scolaire (centres aérés, colonies de vacances).» La transmission se fait d'autant moins par des contacts avec d'autres professions que la pratique des chants de travail ou au travail a beaucoup diminué. Dans ce contexte, faire la recension et l'analyse de chansons associées au monde du travail revient à les considérer comme des objets et supports de connaissances à part entière, et, à terme, peut contribuer à offrir aux enseignant-e-s des ressources pour enseigner les langues, pour relier leur enseignement à des savoirs historiques, sociologiques, culturels, pour permettre des passerelles entre les cultures des apprenant.e.s et les cultures cibles et pour accueillir leur diversité. 3 Les chansons, pour comprendre l'activité humaine Certaines chansons ont pour fonction principale la description de l'activité et l'hommage aux travailleurs, car leurs auteurs ne sont pas seulement des acteurs du travail décrit, mais aussi des témoins, des enfants de travailleurs. D'autres ont pour fonction première l'accompagnement du geste ou la description des luttes, avant de devenir des descriptions, à la fois par la musique et par les paroles. Ces chants constituent une véritable chronique du monde du travail. 3.1 L'interaction de la musique et des paroles pour décrire le travail L'association de la musique et des mots permet de décrire le travail, l'accompagne parfois, et peut faire partie de la lutte, de la dénonciation de conditions insupportables. Le rythme, associé aux sons évocateurs des mots eux-mêmes, aux onomatopées, aux répétitions, décrit le travail, ses cadences. Ainsi, dans Le poinçonneur des lilas (1959), Serge Gainsbourg souligne musicalement le caractère répétitif de la tâche par des noires et des croches –« J'fais des trous des p'tits trous encore des p'tits trous, Des p'tits trous des p'tits trous toujours des p'tits trous » - et la lassitude du poinçonneur par des noires et des blanches – « Des trous de seconde classe, Des trous d'première classe » et par l’accentuation sur « clAAAAAsse ». Au début du 20 ème siècle, les ouvrières d’une usine de sacs de jute de l'ingénieur Cinturini, à Terni, en Ombrie (Italie), insèrent dans leur chanson 32 de lutte le bruit, « ticchettettà », des machines à coudre : « Matina e sera, ticchetett à, Infinu a sabadu ce tocca d’abbozzà »15 .