Les Cahiers philosophiques de Strasbourg

35 | 2014 La réception germanique d'

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/cps/1007 DOI : 10.4000/cps.1007 ISSN : 2648-6334

Éditeur Presses universitaires de Strasbourg

Édition imprimée Date de publication : 14 juin 2014 ISBN : 978-2-86820-574-2 ISSN : 1254-5740

Référence électronique Les Cahiers philosophiques de Strasbourg, 35 | 2014, « La réception germanique d'Auguste Comte » [En ligne], mis en ligne le 22 janvier 2019, consulté le 08 mars 2020. URL : http://journals.openedition.org/ cps/1007 ; DOI : https://doi.org/10.4000/cps.1007

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Cahiers philosophiques de Strasbourg 1

SOMMAIRE

De Paris à Vienne. Quelques jalons Laurent Fedi

La représentation de l’élément germanique dans la philosophie d’Auguste Comte Laurent Fedi

Franz Brentano et le positivisme d’Auguste Comte Denis Fisette

La mathématique fait-elle exception à la loi historique des trois états ? Sur la réception brentanienne de la philosophie d’Auguste Comte Vincent Gérard

La sociologie avec ou sans guillemets L’ombre portée de Comte sur les sciences sociales germanophones (1875-1908) Wolf Feuerhahn

L’influence d’Auguste Comte sur les conceptions philosophiques de Wilhelm Ostwald Jan-Peter Domschke

Das verrückte Integral. Auguste Comte und das biozentrische Weltbild Raoul Francés Dr. Erna Aescht

Auguste Comte et la philosophie positive (Brentano) Présentation Denis Fisette et Hamid Taieb

Auguste Comte et la philosophie positive Franz Brentano

La méthodologie des sciences sociales selon Comte (Waenting) Présentation Wolf Feuerhahn

La méthodologie des sciences sociales selon Comte Heinrich Waentig

Le problème de Jésus (Raoul Francé) Présentation Laurent Fedi et Pierre Francé

Le problème de Jésus Raoul Francé

L’émergence du christianisme Raoul Francé

Le pacifisme. Lettre ouverte à Heinrich Molenaar (Ajam) Présentation Laurent Fedi et David Labreure

Le pacifisme Lettre ouverte à M. Heinrich Molenaar, secrétaire de la Ligue franco-allemande à Munich Maurice Ajam

Lettre inédite d’Heinrich Molenaar au Président des positivistes Présentation Laurent Fedi

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Lettre au Président des positivistes (1957) Heinrich Molenaar

Varia

La place de Hegel dans les Remarques sur Sophocle de Hölderlin Fabrice Lébely

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De Paris à Vienne. Quelques jalons

Laurent Fedi

NOTE DE L’ÉDITEUR

Références à Auguste Comte et abréviations pour l’ensemble du numéro, sauf indication contraire : C : Cours de philosophie positive (1830-1942), réédition, Paris : Hermann, 1975, 2 t. (cité avec le n° de la leçon, de 1 à 60, suivi de la page). CG : Correspondance générale et confessions, Paris : Mouton, Éd. de l’EHESS, Vrin, 8 vol., 1973-1990 (cité avec le numéro du volume, suivi de la page). CP : Catéchisme positiviste (1852), Paris : GF, 1966. CPS : Considérations sur le pouvoir spirituel (1826), texte repris par Comte dans l’Appendice du Système de politique positive, vol. IV. CPSS : Considérations philosophiques sur les sciences et les savants (1825), texte repris par Comte dans l’Appendice du Système de politique positive, vol. IV. EP : Discours sur l’Esprit positif (1844), Paris : Vrin, 1995. P : Plan des travaux scientifiques nécessaires pour réorganiser la société (1822), texte repris par Comte dans l’Appendice du Système de politique positive, vol. IV. SA : Sommaire appréciation de l’ensemble du passé moderne (1820), texte repris par Comte dans l’Appendice du Système de politique positive, vol. IV. SPP : Système de politique positive (1851-1854), Paris : Anthropos, 4 vol., 1970 (cité avec le numéro du volume, suivi de la page). « Dans le domaine de la science, tout se passe avec la même force, la même souveraineté, la même magnificence que dans les contes. Et Ulrich sentait que les hommes ignoraient cela, qu’ils n’avaient même aucune idée de la façon dont on peut penser ; si on leur apprenait à penser autrement, ils vivraient aussi autrement »1. Robert Musil

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1 L’image d’une pensée sèche et déshumanisante, bornée à une conception dogmatique de l’avenir des sciences et des techniques, occulte la forme originale que le philosophe Auguste Comte a voulu donner au positivisme. En écartant les visions rétrospectives qui réduisent la pensée comtienne à un scientisme qui lui fut toujours étranger, la recherche la plus récente a permis de faire progresser notre connaissance de cette philosophie du XIXe siècle et surtout de la replacer dans son contexte philosophique et politique2.

2 La pensée de Comte est née, à la suite des secousses révolutionnaires, d’une volonté de réorganiser la société sur la base d’une science des phénomènes sociaux que Comte nomma d’abord « physique sociale » puis « sociologie ». L’idée qu’il se faisait de la sociologie ne correspond que de loin à celle de la recherche actuelle. La science sociale était pour lui à la fois une étude des faits sociaux et un point de vue historique sur les sciences auquel une large partie de l’épistémologie française est redevable. L’auteur du Cours de philosophie positive échafaude d’un seul mouvement une anthropologie historique de l’Occident moderne et une anthropologie culturelle de la science articulant les avancées scientifiques à une loi d’évolution qui permet de décrire les décalages entre les seuils de positivité atteints dans les différents domaines du savoir. L’épistémologie de Comte préfigure sur ce point la réflexion contemporaine sur les « régimes de savoir » et sur les révolutions scientifiques. La généralisation des conceptions positives à toutes les branches de la connaissance visait chez Comte à créer un système d’idées homogène ; la systématisation des idées était un préalable nécessaire à la transformation des mœurs et à la refonte des institutions. 3 La philosophie scientifique prépare la philosophie politique doublement : en fondant une science spéciale pour l’étude des phénomènes sociaux et en unifiant le système des connaissances. La volonté de constituer une science sociale repose sur la conviction que les phénomènes sociaux ne sont pas livrés à l’arbitraire, mais sont soumis à des lois. Comte distingue les lois statiques, qui gouvernent la structure de la société, et les lois dynamiques, qui en dirigent l’évolution. La sociologie est à la fois la science des faits sociaux et un point de vue historique sur les sciences que le terme actuel de « sociologie des sciences » ne traduit pas exactement. En fondant cette discipline, Comte complète l’édifice de la connaissance, mais lui donne aussi son homogénéité, expulsant la théologie de l’étude des phénomènes humains et accomplissant ainsi ce que Descartes avait laissé inachevé, faute de pouvoir sauter par-dessus son époque. Désormais, la même manière de raisonner s’applique à tous les ordres de phénomènes, même si les méthodes d’investigation diffèrent selon les domaines. Au sommet de l’encyclopédie, la sociologie présuppose toutes les autres sciences et les intègre ; et parce qu’elles ont toutes pour objet final l’humanité, Comte en viendra à dire qu’il n’y a qu’une seule science, celle de l’humanité. Il précise son propos en distinguant deux méthodes : l’une, « objective », qui s’élève du monde à l’homme, et l’autre, « subjective », qui redescend de l’homme vers le monde, donnant aux sciences une signification humaine qu’elles ne pouvaient avoir avant l’élaboration du point de vue social, autrement dit : avant que l’humanité fût capable de prendre conscience d’elle-même. Enfin, la sociologie est à la politique ce que la biologie est à la médecine : elle permet de faire l’analyse de la situation politique, le but affiché étant de réorganiser la société sur des bases positives. 4 Cette « réorganisation », Comte a fini par la chercher dans la sécularisation d’un modèle organique dérivé de la chrétienté médiévale. À la différence des philosophes irréligieux du siècle des Lumières, Comte ne cache pas sa sympathie pour l’état

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théologique en tant qu’état « organique », fort de cette conviction qu’une société ne résiste à la pression de l’individualisme que s’il existe une communion intellectuelle et morale entre ses membres. L’évolution de l’humanité consiste à développer son unité ; il s’ensuit que les progrès de l’intelligence qui n’ont pas d’influence directe sur le sentiment doivent être considérés comme des progrès « avortés » ou « purement préparatoires » (SPP., III, p. 67). Comte n’a jamais érigé la science en objet de culte. La religion qu’il fonde – à partir de 1848 – est une religion de l’Humanité. Il analyse comme une nécessité et une avancée décisive la disparition du régime théologique, mais il ne croit pas à la sortie du religieux, car les sociétés, de plus en plus unifiées, ont besoin d’un lien puissant et d’un système de régulations qui puisse donner une cohérence historique et une finalité humaine à nos sentiments, nos connaissances et nos actions. « Toute religion a nécessairement un fond et un but identiques : connaître et diriger la nature humaine. Il n’y a de différence possible à cet égard que dans la manière de concevoir les mêmes phénomènes, d’abord comme régis par des volontés impénétrables, ensuite comme assujettis à des lois démontrables » (CG, V, p. 181). 5 Une religion sécularisée, construite non sur un mode utopique, selon un schéma abstrait, mais comme une synthèse historique en voie de réalisation, voilà ce qui permet à Comte de présenter le positivisme comme une solution à la crise que traverse l’Europe moderne, une solution originale qui surmonte politiquement les impasses de l’économie libérale et du socialisme, en conjuguant et en multipliant l’un par l’autre, au lieu de les opposer, « l’ordre » et « le progrès ».

1. La diffusion internationale du positivisme

6 La diffusion du positivisme de Comte dans le monde est un phénomène dont on commence seulement, depuis quelques années, à mesurer l’ampleur. En 1842, Comte soulignait l’aptitude naturelle de la « philosophie positive » à fonder une « association spirituelle » ou une « communion intellectuelle et morale » plus étendue et plus stable qu’aucune « communion religieuse » antérieure (C., 60 e l., p. 782). Ce qu’il appelait « l’organisme positif » était destiné à s’étendre en Europe occidentale, puis sur l’ensemble du continent européen et dans les pays d’Afrique du Nord, enfin chez les peuples du monde entier, qui déploient à la surface du globe les étapes de l’évolution humaine (fétichisme, polythéisme, monothéisme…). En 1849, alors qu’il vient de prendre le tournant d’une nouvelle religion, Comte dresse ce constat : « Depuis une dizaine d’années, le positivisme a pénétré avec succès chez les occidentaux du nord, d’abord en Angleterre, ensuite en Allemagne, et surtout en Hollande. Il a fait même de solides progrès en Espagne, mais je n’avais encore aucune connaissance de son heureuse entrée en Italie » (CG, V, p. 120). 7 Après sa disparition, ses idées se répandent au Brésil, en Inde, en Turquie, au Japon, au Chili, au Mexique, au Portugal, en Suède. Sans nier la part de contingence qui entre dans ces phénomènes de réception, on constate que les idées de Comte s’implantèrent là où elles entraient en résonance avec les besoins intellectuels ou sociaux de la situation locale (anticolonialisme en Inde, modernisation des institutions en Turquie, etc.).

8 En Grande-Bretagne, Comte eut très tôt de fervents lecteurs, là même où, pensait-il, la « constitution anglicane » aux mains d’une oligarchie, ne pouvait que freiner la diffusion du positivisme. Dans l’Angleterre victorienne, le positivisme se trouva associé aux noms de Mill ou de Spencer autant qu’à celui de Comte, mais, quoique les porte-

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parole du positivisme évolutionniste (Huxley, Tylor…) fussent parfois très éloignés de ce système, le nom de Comte circulait. Lorsque, après plusieurs années d’échanges épistolaires, John Stuart Mill s’éloigna de lui, d’autres prirent la relève : Richard Congreve (prêtre anglican qui enseignait au Waldham College, à Oxford) et Frederic Harrison (éditeur de la Positivist Review), George H. Lewes (1817-1878) et sa compagne la romancière George Eliot (1819-1880), l’Irlandais John Kells Ingram (l’auteur de Outlines of History of Religion et Human Nature and Morals according to A. Comte), le biologiste et urbaniste écossais Patrick Geddes (le maître de Lewis Mumford). Tout en se réjouissant de compter des adeptes à Londres et Aberdeen, le philosophe français avait été d’abord déçu par leurs réticences vis-à-vis des applications sociales de son système. En revanche il se déclara très satisfait de la traduction condensée du Cours de philosophie positive par Harriet Martineau3. Congreve, installé à Londres depuis 1855, célébrait les offices de la religion l’Humanité dans un temple positiviste. À partir de 1870, le groupe de Congreve à Chapel Street se divisa pour des raisons politiques : Harrisson, qui soutenait la Commune parisienne, fonda un deuxième temple, le Newton Hall. D’autres lieux de culte positivistes se construisirent, entre 1880 et la guerre, à Newcastle, Leicester, Liverpool. Les positivistes étaient particulièrement actifs dans le monde ouvrier et syndicaliste, à une époque (fin XIXe-début XXe siècle) où le mouvement méthodiste et le mouvement coopératif offraient un terrain favorable à la propagation des idées comtiennes. Certains temples de l’Humanité étaient encore en activité à la veille de la seconde guerre mondiale4. 9 Le positivisme fit souche également très tôt en Hollande autour d’un petit groupe d’officiers du génie (Hendrik Kretzer, J. A. D. van Hasselt et Menno David, comte de Limburg Stirum, qui allait devenir par la suite ministre de la guerre). Les positivistes hollandais, que Comte ne connaissait que par des échanges épistolaires et par l’intermédiaire d’un militaire installé en , van Capellen, apportaient au mouvement un soutien financier. Pour eux, l’enjeu n’était pas seulement de détacher la philosophie de l’emprise de la religion, il s’agissait également de prévenir toute avancée des idées socialistes et révolutionnaires. Aussi Comte fut-il impressionné par une telle application de la « supériorité morale et sociale » de son système (CG, V, p. 174). À la suite du positiviste Constant Rebecque, les libres penseurs tentèrent d’accommoder le positivisme au matérialisme de Büchner. L’influence de Comte fut ensuite supplantée par celle de Spencer qui correspondait mieux aux opinions libérales dominantes5. 10 Plus tardivement, le Brésil fut la terre d’élection du positivisme politique et religieux. Miguel Lemos et Raymundo Teixeira Mendes, convertis à la religion de l’Humanité, installèrent une république positiviste en 1889 et gagnèrent la bataille symbolique autour du drapeau national. Le colonel Rondon, l’un des plus importants personnages de la politique indigéniste au Brésil, était un positiviste. Plusieurs documents montrent que le positivisme apostolique joua un rôle considérable dans la protection des indigènes considérés comme des éléments « légitimes » de la nation. L’implantation du positivisme religieux au Brésil déboucha sur d’importantes actions « temporelles » : l’abolition de l’esclavage, la séparation de l’Église et de l’État, le renversement d’un empire et l’installation d’une république fédérative6. 11 Dans l’empire ottoman, le positivisme fut un vecteur de modernisation. En exil à Paris, le réformateur Ahmed Riza (1858-1930) entra en contact avec les milieux positivistes à l’occasion des conférences de Pierre Laffitte – qui bénéficiaient de l’appui de Jules

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Ferry. Ayant trouvé dans le positivisme des principes pour moderniser la société musulmane et y introduire le concept de laïcité, Riza créa en 1895 un périodique dont la devise était « ordre et progrès ». Le groupe des Jeunes-Turcs d’Istanbul, exilé à Paris pour s’opposer au pouvoir autocratique d’Abdülhamid, abandonna l’étiquette d’« Union ottomane » pour s’appeler « Union et progrès », un titre qui témoigne encore de la même influence. Riza fut président du premier parlement turc de 1908 à 19127. 12 L’existence d’un mouvement positiviste en Inde s’explique par d’autres motifs. Fidèle à l’enseignement de Comte, qui avait désapprouvé comme un insupportable anachronisme l’aventure coloniale8, Richard Congreve avait fustigé la colonisation britannique. La société positiviste créée peu de temps après à Calcutta contribua au développement des sciences et à la fondation des premières universités indiennes. 13 En Belgique, au début du XXe siècle, l’Institut Solvay9, créé pour promouvoir auprès des élites économiques une forme de productivisme humanitaire de style saint-simonien (avec pour principe : « A chacun selon sa productivité utile au bien-être universel ») croisait le projet de « politique positive » avec la théorie énergétique, de construction récente. Partant de l’idée selon laquelle la société est un transformateur d’énergie, les sociologues de cet Institut cherchaient à améliorer le système de production par la fusion des sociétés particulières en un « immense organisme », métaphore utilisée par Auguste Comte pour désigner l’Humanité. L’« énergétique sociale », largement fondée sur la continuité entre les lois sociales et les lois de la nature, prenait cependant le risque, en se réclamant de Comte (cité parmi bien d’autres auteurs, il est vrai), de donner de sa méthode une image déformée. 14 Dans un travail plus complet, il faudrait évoquer la réception nord-américaine de Comte, et aussi son entrée au Japon. Comte fut en effet le premier philosophe occidental traduit en japonais. L’initiative revient à Amane Nishi (1829-1897), parti étudier à Leyde les philosophes européens sous la direction de Simon Vissering (1818‑1888)10. L’ouverture du Japon à l’Occident était une circonstance favorable à l’accueil d’une philosophie qui, dans ses principes, conciliait l’ordre avec le progrès. 15 Paradoxalement, l’influence d’Auguste Comte dans les pays germaniques, où émergea au XXe siècle un nouveau « positivisme », n’avait encore fait l’objet d’aucune enquête suivie. Il était donc temps d’ouvrir ce dossier.

2. La première réception allemande

16 La toute première réception allemande de la philosophie positive remonte au Plan des travaux scientifiques nécessaires pour réorganiser la société (1822-1824). Le saint-simonien Gustave d’Eichthal, en voyage à Berlin, transmet le texte – rebaptisé plus tard Opuscule fondamental – au publiciste Friedrich Buchholz (1768-1843). Celui-ci écrit à Comte le 28 septembre 1825 pour le remercier et le féliciter11. Il l’encourage à persévérer dans la science sociale, fondée de façon si prometteuse, et à ne pas se laisser intimider par les jésuites ou autres théologiens. Le 18 novembre 1825, Comte à son tour remercie le publiciste berlinois et se réjouit de la convergence de leurs tendances philosophiques, dont il a pu juger d’après la traduction de quelques extraits par son ami d’Eichthal (Comte ne lisant point l’allemand). Il y a des raisons de penser que cet échange est resté sans suite.

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17 La réception de Comte connaît ensuite une assez longue éclipse, malgré la présence de deux disciples allemands : Adolphe von Ribbentrop, qui n’eut jamais beaucoup de crédit auprès de Comte12, et August Hermann Ewerbeck (1816-1860)13. Ce dernier fut, comme Heinrich Heine, un passeur d’idées entre les deux cultures. Après des études de médecine à Berlin, il s’installe à Paris, où il fonde sur les principes de Cabet la « Ligue des Justes » (Bund der Gerechten), fait la connaissance de Marx, et obtient la citoyenneté française. Ewerbeck compte sur la jeune école hégélienne (, David Strauss et Arnold Ruge, « le cerbère de l’école hégélienne » selon Heine14) pour combattre la suprématie de la Sainte-Alliance et s’opposer aux forces réactionnaires15. Littré avait traduit la Vie de Jésus de Strauss (Paris : Ladrange, 1839-1840). Ami de Pierre Laffitte (alors jeune disciple de Comte, très apprécié du maître), Ewerbeck tente d’établir des contacts avec deux représentants de la gauche hégélienne, Georg Friedrich Daumer et Ludwig Feuerbach16. Laffitte essaie de convaincre Comte de l’intérêt qu’il y aurait à capter l’attention de Feuerbach. « Quoique je n’aie pas étudié d’une manière complètement approfondie les aperçus de M. Feuerbach, cependant j’ai pu constater que dans l’application historique qu’il a faite de la grande notion de Kant sur la double réalité subjective et objective de nos conceptions, il a manifesté des sentiments qu’on ne pouvait guère attendre d’un systématique métaphysicien allemand. Ainsi il a compris que le type de la Vierge était un intermédiaire pour passer de l’adoration de Dieu à l’adoration de l’Humanité. Il a profondément compris le caractère affectif du catholicisme, et il a à cet égard fortement tancé les protestants sur leur sectarisme »17. 18 Laffitte précise toutefois que les adeptes de cette école sont plus « voltairiens » que le maître. L’extension de la métaphysique n’a pas été contrebalancée comme en Angleterre ou en Hollande par l’activité industrielle et le maintien d’une hiérarchie ecclésiastique. « L’Allemagne est par excellence le pays des universités et de la métaphysique, ce qui constitue une grande difficulté pour la propagation du positivisme ». Comte pense que Feuerbach est de toute façon trop âgé et trop « lancé » pour épouser une doctrine qu’il n’aurait pas fondée lui-même (CG, V, p. 303).

19 Ewerbeck poursuit son activité de diffusion aux États-Unis, où il compte sur la minorité allemande pour contrebalancer « l’élément yankee » qu’il présente (en 1854) comme une ploutocratie religieuse et « ultraréactionnaire »18. De retour en France, il annonce à Feuerbach son intention de traduire en allemand le Cours de philosophie positive, connu en Angleterre grâce à Miss Martineau. « Comme chacun sait, Comte est le Hegel français et il est très important aussi pour l’Allemagne »19. Plus tard, Ernst Troeltsch (1865-1923) développera la symétrie entre ces deux de l’histoire20 en lui donnant une portée sociologique : « l’une correspond au milieu catholique français et scientifique occidental, et au développement scientifique de l’Europe de l’Ouest, l’autre à un horizon de spéculation allemande, protestant et néohumaniste et à son milieu économiquement peu développé »21.

3. Le positivisme contre l’idéalisme : un débat philosophique et institutionnel

20 Le premier philosophe de langue allemande à saisir l’importance de la philosophie positive fut Franz Brentano (1838-1917), qui lui consacra en 1869 un article remarquable (traduit pour la première en français dans le présent numéro).

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« Il n’y a peut-être aucun philosophe contemporain qui mérite autant notre attention que Comte […] Le positivisme de Comte qui, durant sa vie, n’était connu que dans le petit cercle de ses élèves inconditionnels, fait maintenant parler de lui dans le monde entier, et tandis qu’il gagne certains sympathisants, il force aussi les autres, ses adversaires, à le prendre au sérieux et à reconnaître son importance par l’ardeur même avec laquelle ils contestent sa philosophie. Mais nous ne sommes actuellement pas capables, en Allemagne, de voir ce qui se fait dans la philosophie française »22. 21 La lecture de Comte accompagna la philosophie de Brentano au-delà de cette date, comme le montrent ci-après les articles de Denis Fisette et de Vincent Gérard. Un des étudiants de Brentano, Thomas Masaryk (1850-1937), s’inspira de Comte dans ses propres travaux23.

22 Dans les années 1870, certains universitaires allemands introduisent le positivisme dans leurs cours, le plus souvent pour organiser une confrontation entre Kant et Comte : (1837-1885), professeur à Strasbourg, se réclame du positivisme, Aloïs Riehl (1844-1925), à Berlin, revendique un criticisme exempt de toute métaphysique et, à Vienne, Robert Zimmermann (1824-1898) consacre deux ouvrages au parallèle Kant / Comte24. Le plus souvent la comparaison n’est pas en faveur du positivisme. Cette doctrine, déclare Zimmermann en 1874, est du « dogmatisme non critique », soit parce qu’elle considère naïvement les objets sensibles de l’expérience comme extérieurs au sujet, soit parce que, comme l’idéalisme spéculatif, elle vise le système absolu de la science, ou encore parce qu’elle a une confiance dogmatique dans le procédé inductif, analogue à celle que la philosophie spéculative nourrissait à l’égard de la méthode de l’absolu25. L’influence alors dominante de la philosophie kantienne faisait évidemment obstacle aux idées de Comte. Max Müller donne le ton lorsqu’il déclare : « Comte ne connaissait pas la philosophie kantienne, et je ne crois pas que l’on puisse m’accuser de préjugé nationaliste si je dis que ce seul fait devrait suffire à ce que son nom soit rayé de la liste des philosophes »26. 23 En 1883, (1833-1911) défend l’approche herméneutique des sciences de l’esprit contre « la théorie franco-anglaise », positiviste et sociologique. S’il reconnaît à Comte le mérite d’ouvrir la voie à l’histoire des sciences de l’esprit, Dilthey conteste la manière dont la classification des sciences organise celles-ci les unes par rapport aux autres et par rapport aux sciences naturelles. Il défend l’autonomie de la psychologie, critique le projet de réorganisation de la société fondé sur des « vérités scientifiques » et affirme que Hegel, Schleiermacher et le dernier Schelling ont finalement mieux utilisé les sciences positives que les positivistes eux-mêmes. En associant le nom de Comte à ceux de Mill et de Buckle, Dilthey montre qu’il n’a qu’une connaissance indirecte de la philosophie comtienne (vue à travers Mill) et qu’il s’agit pour lui de dénoncer en bloc l’approche nomologique des sciences de l’esprit. Le fondateur de la philosophie positive « n’a fait que créer une métaphysique naturaliste de l’histoire qui, comme telle, était beaucoup moins adaptée aux faits du devenir historique que celle de Hegel ou de Schleiermacher »27. On ne pouvait exprimer plus nettement – mais peut- être de façon trop tranchée aussi – le clivage entre la tradition herméneutique allemande et la sociologie de Comte qui porte la marque de sa formation polytechnicienne et de la réorganisation des savoirs à l’aube du XIXe siècle28. 24 Ces critiques sont reprises par Rudolf Eucken (1846-1926) qui reproche à Comte de défendre une métaphysique implicite, celle qui présuppose l’invariabilité des lois de l’expérience29, et d’outrepasser les bornes de la généralisation empirique en accordant

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une importance prépondérante à la généralité30. Pour Eucken, la modernité du système comtien fait problème dès lors qu’il ne prend pas en considération les progrès effectués depuis Descartes dans l’édification de soi et l’intériorisation du monde de l’esprit. C’est toute l’originalité du « monde intérieur » qui échappe au fondateur du positivisme, notamment lorsqu’il exclut l’autonomisation de la psychologie qui constitue pourtant l’un des phénomènes contemporains les plus significatifs. Cette inconséquence de la philosophie positive culmine dans l’incompréhension du protestantisme, grossièrement stigmatisé par Comte qui ne semble pas voir que Luther et Kant, loin d’être de purs négateurs individualistes, visaient à renforcer notre lien spirituel intérieur. Le problème vient du fait que Comte ne reconnaît tout simplement pas l’existence d’un monde intérieur31. 25 L’université allemande, idéaliste et humboldtienne dans son inspiration, protestante et théologienne dans son recrutement, ne pouvait que se tenir à distance, durant un certain temps, d’un philosophe qui avait jugé aussi sévèrement « l’esprit despotique du luthéranisme » (C., 55 e l., p. 412). Pour Comte, en effet, le principal apport du protestantisme consiste dans le dogme du libre examen, mais celui-ci, tout en accélérant le mouvement moderne de décomposition de l’ordre catholico-féodal, érigea la raison individuelle en suprême arbitre de toutes les questions sociales. L’esprit critique d’une part, l’absorption du pouvoir spirituel par le pouvoir temporel d’autre part – soit les deux caractéristiques essentielles de la culture protestante aux yeux de Comte - placent l’Allemagne au dernier rang des cinq blocs européens susceptibles de s’engager dans la construction d’une république occidentale positiviste (en 1854). « De tous les Occidentaux, les Allemands sont les moins dégagés du régime militaire et de l’état théologico-métaphysique » (SPP., IV, p. 490). Pour le théoricien de la « loi des trois états », la philosophie allemande souffre de « la maladie ontologique inhérente au protestantisme » qui bloque l’évolution des idées au stade d’une « philosophie de la nature » et d’une métaphysique abstraite perpétuant indéfiniment le règne des entités. Mon article dans le présent numéro fera le point sur cette question. 26 Si en France, les héritages de Comte et de Kant ont pu converger dans une synthèse républicaine constitutive de l’idéologie de la IIIe République, la situation est différente en Allemagne où la synthèse impériale exclut les contributions progressistes et radicales. Au sein de la concurrence entre les disciplines universitaires, le front anti- sociologique fait durablement barrage à l’introduction de Comte, qui devient le nom d’une revendication militante en faveur d’un profond renouvellement. Partant d’un relevé bibliométrique, Wolf Feuerhahn montre, dans son article, la réticence à utiliser le terme de « sociologie ». La référence à Comte (Heinrich Waentig, Ludwig Gumplowicz, Ludwig Stein…) se trouve prise dans une lutte de territoires : c’est un enjeu institutionnel, mais aussi politique, corrélatif à la poussée électorale de la social- démocratie. Il existait un bastion positiviste à Leipzig, constitué autour du savant Wilhelm Wundt (1832-1920) et de l’historien Karl Lamprecht (1856-1915), mais la pression du néo-idéalisme incarné par Windelband était forte et aucune chaire de sociologie ne fut créée sur le sol allemand avant la première guerre mondiale. 27 Parallèlement se développe en Allemagne et en Autriche un mouvement portant l’étiquette du positivisme, représenté par des savants comme Du Bois-Reymond, Mach et Avenarius. Tous ne sont pas des thuriféraires, mais Mach est, quant à lui, un réel admirateur de Comte, comme en témoigne son discours prononcé (en son absence) à l’inauguration du monument de la place de la Sorbonne, en 190232. Cette filiation sera,

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comme on sait, l’un des motifs privilégiés des attaques de Lénine contre l’épistémologie réputée antimatérialiste. Lénine rejette comme d’inutiles subtilités les distinctions entre les divers positivismes, par exemple entre celui de Spencer et celui de Comte, et associe sous le terme d’empiriocriticisme les doctrines positivistes d’inspiration néo- kantienne (Mach, Avenarius), qu’il dénonce comme des conceptions réactionnaires dont le matérialisme dialectique doit absolument se démarquer33.

4. Les traductions et monographies (1880-1900)

28 Les premières traductions des œuvres de Comte paraissent dans les années 1880. Les deux premières leçons du Cours de philosophie positive sont traduites à Leipzig par G. H. Schneider sous le titre Auguste Comte’s Einleitung in die positive Philosophie (Fues’s Verlag / R. Reisland, 1880). Dans la préface, Schneider rend un hommage posthume au professeur Carl Göring (1841-1879) qui initia ce projet. Göring s’intéressait à la loi des trois états et notamment au « fondement psychologique » des premières connaissances34. Un résumé du Cours réalisé par Jules-Emile Rigolage dit Jules Rig 35, sur le modèle du condensé de Miss Martineau, est traduit en 1883-1884 par le juriste berlinois Julius Hermann von Kirchmann sous le titre Die Positive Philosophie von Auguste Comte (Heidelberg : G. Weiss, 2 vol.). Rigolage n’a pas pris contact directement avec son traducteur qui, écrit-il à Pierre Laffitte, est connu en Allemagne pour ses traductions de Spinoza et de Descartes36 et communique avec lui par l’intermédiaire de l’éditeur Baillière. Kirchmann explique la méconnaissance de Comte en Allemagne par des facteurs matériels et intellectuels : le caractère monumental de l’œuvre, qui certes pouvait décourager les éditeurs, et la domination de la philosophie idéaliste.

29 En ce qui concerne la partie « religieuse » du positivisme, elle ne fait surface que dans les années 1890, toujours à Leipzig, grâce à E. Roschlau qui traduit le Catéchisme positiviste (Katechismus der positiven Religion, Leipzig : Wiegand, 1891) et le Discours sur l’ensemble du positivisme (sous le titre : Der Positivismus in seinem Wesen und seiner Bedeutung von Auguste Comte, Leipzig : Risland, 1894). 30 Dans ces années où Pierre Laffitte (1823-1903), successeur « orthodoxe » de Comte, constitue un fort réseau positiviste à Paris, plusieurs Allemands s’adressent à lui pour solliciter des autorisations de traduction ou établir des contacts internationaux37. Tous ne sont pas des émules, mais on peut penser que certains avaient des sympathies pour un positivisme entendu au sens large, où confluaient les idées de Taine, de Renan, de Dühring… Des monographies paraissent en allemand, dont certaines sont de qualité. Le jésuite Hermann Gruber (1851-1930) publie Auguste Comte, der Begründer des Positivismus, Sein Leben und seine Lehre (Freiburg : i.br. Herder, 1889). Comme le remarque Gruber, Comte est presque inconnu des Allemands, et ceux qui ont entendu parler de sa philosophie l’ont découverte le plus souvent à travers Littré38. Cette première présentation, aussitôt saluée par le représentant en titre du positivisme orthodoxe39, est bientôt suivie d’un ouvrage complémentaire couvrant un intervalle plus étendu : Der Positivismus vom Tode August Comte’s bis auf unsere Tage [1857-1891] (Freiburg : i.br. Herder, 1891). Les deux ouvrages sont rapidement traduits en français, en italien et en polonais40. 31 Heinrich Waentig (1870-1943), qui a fait ses études à Leipzig, publie une importante monographie, August Comte und seine Bedeutung für die Entwicklung der Sozialwissenschaft (Leipzig : Verlag von D. und Humblot, 1894), dans laquelle il prend la défense de Comte

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contre Dilthey et utilise les critiques de Wundt à l’égard de la théorie économique abstraite. Dans le chapitre sur la méthodologie traduit et présenté dans le présent numéro, Waentig reprend à son compte le développement en sciences sociales de la « méthode comparative », qu’il oppose, de façon très intéressante, aux options de ses contemporains. Quelques années plus tard, cet économiste et homme politique de réputation internationale (professeur à l’Université impériale de Tokyo de 1909 à 1914, plus tard député au Landtag de Prusse) préface la traduction des leçons de sociologie du Cours de philosophie positive par Valentine Dorn ( Soziologie, Jena : G. Fischer, 3 vol., 1907-1911, 2e édition en 1923). 32 Enfin, le chimiste Wilhelm Ostwald (1853-1932) publie – de nouveau à Leipzig ! – une traduction commentée du Plan : Entwurf der wissenschaftlichen Arbeiten, welche für eine Reorganisation der Gesellschaft erforderlich sind, Deutsch herausgegeben, eingeleitet und mit Anmerkungen versehen von Wilhelm Ostwald (Leipzig : Unesma, 1914). Nous reviendrons sur le contexte de cette publication.

5. Heinrich Molenaar et le foyer positiviste de Munich (1901-1910)

33 Le positivisme ayant pénétré dans les pays de culture allemande à travers Littré et l’influence de John Stuart Mill (très forte sur Brentano, comme on le verra), cette doctrine fut d’abord reçue comme une philosophie des sciences. Comte, Mill, Spencer étaient parfois traités comme les représentants d’un même courant à l’intérieur duquel toute distinction semblait superflue. Certains lecteurs semblaient s’être arrêtés aux deux premières leçons du Cours de philosophie positive. On connaissait la classification des sciences et la loi des trois états, mais les aspects politiques et religieux étaient sinon ignorés, du moins laissés à l’écart. Il faut dire que les parentés entre le catholicisme et le culte positiviste de l’Humanité avaient de quoi effrayer une Allemagne majoritairement protestante, pour ne rien dire de ceux qui rejetaient toute église. Nietzsche traduisait sans doute un sentiment partagé en déclarant : « Comme elle sent son catholicisme, comme elle est peu allemande, la sociologie d’Auguste Comte, avec sa logique romaine des instincts ! »41.

34 Dans ce contexte, il faut relever l’initiative marginale de l’Allemand Heinrich Molenaar (1870-1965), qui crée à Munich, au début du XXe siècle, un (éphémère) mouvement positiviste se réclamant de la conception politique et religieuse d’Auguste Comte. En mai 1901, Molenaar fonde un périodique significativement intitulé Die Religion der Menschheit (1901-1903) qui enregistre environ 700 abonnés, auquel succède la Positive Weltanschauung (1904-1906) 42. En 1902, il est le seul Allemand à assister à l’inauguration du monument érigé en l’honneur de Comte, place de la Sorbonne. Au printemps 1903, il crée la Ligue franco-allemande destinée à promouvoir une possible réconciliation et une solution alsacienne négociée sur la base d’un redécoupage des frontières respectueux des différences linguistiques (Molenaar était natif de la petite ville de Zweibrücken, située à proximité de la frontière). Le député français Maurice Ajam (1861-1944) réagit aux propositions du positiviste allemand. Les éléments de ce débat ont été rassemblés ici par David Labreure et moi-même. En janvier 1904, Molenaar fonde à Munich une « Société positiviste allemande » qui émarge au « Comité positif occidental ». Il avait convaincu certains libres penseurs en désaccord avec le « négativisme » et le tournant anarchiste de leur association, qu’il valait mieux rejoindre

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un mouvement déjà structuré et favorable à leur cause plutôt que de créer un nouveau groupuscule qui ne ferait qu’accroître la dispersion du mouvement anticlérical. Molenaar plaide pour l’instauration de la république dans son pays et pour une coopération entre les peuples européens. Cette volonté de rapprochement est saluée par les positivistes français, même si certains d’entre eux le soupçonnent d’être plus « patriote » que « positiviste ».

6. La fusion du positivisme dans le mouvement moniste (1906-1914)

35 Molenaar fait ensuite cause commune avec le mouvement initié par le biologiste Ernst Haeckel, le « Deutscher Monistenbund » (Ligue moniste allemande) qui rallie un grand nombre de savants et libres-penseurs menant croisade contre les groupes religieux anti-évolutionnistes. Haeckel avait échafaudé un système moniste fondé sur l’unité de la nature et le rejet de toute transcendance. Au congrès international de la libre-pensée qui se tient à Rome à l’été 1904, il expose ses « thèses pour l’organisation du monisme ». Dans ce manifeste, il lance le projet d’un vaste rassemblement : « Afin de répandre le plus largement possible la conception du monde ayant son principe dans l’unité naturelle et de valoriser les résultats fructueux du monisme théorique également dans la pratique, et cela universellement, il est souhaitable que les efforts dirigés dans ce sens se concrétisent par la fondation d’une ligue moniste unitaire. Cette « société moniste universelle » aurait vocation à accueillir non seulement tous les libres-penseurs et tous les partisans de la philosophie moniste, mais aussi toutes les sociétés libres, les associations éthiques, agnostiques, etc. dont la ligne de pensée et d’action ne reconnaît que la pure raison, à l’exclusion des croyances aux dogmes et aux prétendues révélations »43. 36 Les disciples Wilhelm Breitenbach et Heinrich Schmidt lancent les opérations en septembre 1905, mais sont devancés par l’initiative du libraire-éditeur Arthur Teichmann qui fonde à Leipzig une « ligue moniste allemande » dotée d’une section locale. Breitenbach désavoue cette initiative. C’est finalement à Iéna qu’est proclamée, le 11 janvier 1906, la naissance officielle de la Ligue moniste allemande (Deutscher Monistenbund).

37 Molenaar participe au mouvement moniste comme gérant de la revue Menschheitsziele44 (1907-1909), une revue qui traite de questions de société (hygiénisme, sexualité, religion…), réclame la séparation de l’Église et de l’État, et accueille aussi les articles eugénistes de Wilhelm Schallmeyer (1857-1919), un des chefs de file du darwinisme social45. Il publie également dans deux revues de propagande haeckelienne : Blätter des Deutschen Monistenbundes et Der Monismus. 38 Puis éclate la question du culte moniste. La pensée de Haeckel s’était enrichie d’une dimension nouvelle : une religion « philosophique » panthéiste fondée sur une substance trinitaire couvrant tous les aspects de la vie – matière, force et sensation46. En 1908, la question à l’ordre du jour était de savoir si les partisans du mouvement étaient disposés à célébrer un culte moniste. La question du culte (Kultfrage) suscita des échanges si passionnés que certains membres de la ligue redoutèrent alors une scission du mouvement. Molenaar s’empare de ce problème et lui donne une solution comtienne : la religion est un lien entre les êtres humains, c’est une nécessité sociale47 ; mais plutôt qu’un culte de la nature, des saisons ou des solstices, c’est un culte de l’Humanité qu’il faudrait instituer. « Qu’on imagine un temple de l’Humanité, où les

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hauts faits de nos ancêtres nous parleraient par l’intermédiaire de peintures, statues, poésies, chœurs et œuvres musicales grandioses »48. Ce culte pourrait avoir ses spécificités nationales et intégrer des Allemands aussi prestigieux que Beethoven ou Wagner, Nietzsche ou Schopenhauer, Bismarck ou Bebel… 39 Parmi les premiers adhérents de la ligue se trouve un ami de Molenaar qui fréquentait les libres-penseurs et la bohème munichoise : le naturaliste Raoul Francé (1874-1943). Parallèlement à ses travaux en biologie, Francé développe une démystification de la personnalité de Jésus et des débuts du christianisme, dans la lignée de Strauss, Renan, Delitzsch et Wrede. Molenaar accueille ses hypothèses dans sa revue parce qu’il y voit un rapport avec le positivisme : Comte avait lui-même présenté Jésus comme un imposteur. Evolutionniste proche de Haeckel, Francé mène ensuite une lutte acharnée contre l’offensive des congrégations catholiques. Dans un article intitulé « Le néo- vitalisme en Allemagne et le néo-darwinisme »49, le néo-thomiste Jacques Maritain le cite ironiquement pour dénoncer les contradictions d’un courant qui se veut à la fois matérialiste et antimécaniste, car « la tendance antimécaniste va au contraire essentiellement à une philosophie de la qualité, et la genèse évolutive du supérieur par l’inférieur lui répugne par là même »50. Francé n’est pas, loin s’en faut, un positiviste : sa philosophie du vivant s’épanouira plutôt dans la mouvance du vitalisme et des théories de « l’harmonie de la nature » (voir l’article d’Erna Aescht). Mais ses accointances avec le groupe de Munich et avec le monisme de Haeckel (auquel adhère aussi Molenaar) illustrent le lien qui s’est tissé, dans l’histoire intellectuelle allemande, entre ces différentes tendances51. 40 Ces convergences remarquables montrent que le mouvement moniste fédérait des courants multiples et parmi eux, le positivisme52. La création de la ligue moniste en 1906 fut parfois comparée, non sans raison, à la fondation de la société positiviste en 1848 : même anti-théologisme, même rejet de la métaphysique, même militantisme social… Comme Comte, Haeckel avait patiemment constitué un système de philosophie scientifique avant d’élargir son horizon à une dimension politico-religieuse. Comme lui, il faisait face à l’emprise culturelle de la religion et à l’influence persistante de l’idéalisme. Certes, le rapprochement a ses limites : Comte était hostile à toute forme de naturalisme et sans doute aurait-il jugé sévèrement ce panthéisme intellectuel qu’il avait déjà dénoncé en son temps comme une dérive très germanique. Mais la preuve que Comte était apprécié au sein du mouvement moniste nous est donnée par le cas du chimiste Wilhelm Ostwald (1853-1932), principal représentant de l’énergétisme et président de la Ligue moniste de 1911 à 1915. Comme le souligne Jan-Peter Domschke dans l’article qu’il lui consacre ici, c’est dans ce contexte de défense des valeurs de la science et de réforme sociale que ce célèbre scientifique – admirateur de Mach – se réclame de la philosophie positive, à laquelle il emprunte le principe de la classification des sciences et l’antiréductionnisme épistémologique, mais aussi la valorisation de la sociologie – une sociologie revue et corrigée par la théorie énergétiste. 41 En 1926, lors d’un séjour en Allemagne, le futur diplomate Raymond Boyer de Sainte- Suzanne dénombre une douzaine de philosophes allemands et autrichiens « peu ou prou positivistes » (dont Wilhelm Ostwald) et constate l’absence du culte de l’Humanité 53. C’est un tout autre positivisme qui voit le jour à la fin des années 1920 : le positivisme logique du cercle de Vienne. Le nom de Comte y est cité, mais ne jouit d’aucun privilège. Le mot « positivisme », dont la fortune fut immense, aura donc fini par désigner des doctrines fort différentes, voire inconciliables. Il n’en demeure pas moins

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que Comte avait esquissé le critère empiriste du sens en affirmant que « toute proposition qui n’est pas réductible à la simple énonciation d’un fait, ou particulier, ou général, ne saurait avoir aucun sens réel et intelligible » (EP., § 12). La croisade antimétaphysique, même si elle n’était pas initialement renfermée dans une théorie du langage, pouvait également apparaître comme un trait d’union entre les deux courants positivistes, l’ancien et le nouveau54. 42 Au milieu du XIXe siècle, les penseurs allemands avaient cessé depuis déjà un certain temps de se mettre à l’école de la philosophie française. La référence à un auteur comme Auguste Comte est donc plutôt l’indice d’une situation qu’un véritable emprunt qui serait recherché pour sa valeur propre. Que Comte soit cité comme une autorité, ou au contraire comme un repoussoir, le renvoi au positivisme est un marqueur des tensions et des luttes d’influence qui traversent la philosophie de langue allemande des années 1870 à la première guerre mondiale. Sans prétendre à l’exhaustivité55, les articles et documents ici rassemblés nous renseignent sur ce contexte en essayant de répondre à la question : « de quoi Auguste Comte était-il le nom ? ».

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SEBESTIK Jan, « Thomas Garrigue Masaryk ou le positivisme détourné », Revue d’histoire des sciences humaines, vol. 8, 2003, p. 103-123.

NOTES

1. Robert MUSIL, L’homme sans qualités, trad. Philippe JACCOTTET, Paris : Seuil, 2004, t. I, p. 62. 2. On peut citer comme indices du renouveau des études comtiennes : Juliette GRANGE, La philosophie d’Auguste Comte. Science, politique, religion, Paris : PUF, 1996 ; Laurent FEDI, Comte, Paris : Les Belles Lettres, 2000 ; Michel BOURDEAU, Jean-François BRAUNSTEIN, Annie PETIT (dir.) Auguste Comte aujourd’hui, Paris : Kimé, 2003 ; Revue des sciences philosophiques et théologiques, 87-1, année 2003 (« Auguste Comte et la religion positiviste ») ; M. BOURDEAU, Les trois états. Science, théologie et métaphysique chez Auguste Comte, Paris : Cerf, 2006 ; Mary PICKERING, Auguste Comte. An intellectual Biography, 3 volumes, Cambridge University Press, 2009 ; J.-F. BRAUNSTEIN, La philosophie de la médecine d’Auguste Comte, Paris : PUF, 2009 ; Laurent CLAUZADE, L’organe de la pensée, Biologie et philosophie chez Auguste Comte, Presses universitaires de Franche-Comté, 2009 ; Bruno GENTIL, Auguste Comte, l’enfant terrible de l’École polytechnique, Éditions Cyrano, 2012 ; Wolf LEPENIES, Auguste Comte. Le pouvoir des signes, Paris : Éditions de la Maison des sciences de l’Homme, 2012 ; M. BOURDEAU, Auguste Comte : science et société, CNDP-CRDP (Scérén), coll. « Philosophie en cours », 2013. Il faudrait citer également les nombreuses rééditions et les projets en cours. 3. Titre : The positive of Auguste Comte, freely translated and condensed by Harriet Martineau. Two volumes, London, 1853, Chapman, 142 Strand. 4. La réception anglaise du positivisme de Comte a fait l’objet, en mars 2011, d’un colloque co- organisé par la Maison Française d’Oxford et la Maison d’Auguste Comte (« Le positivisme des deux côtés de la Manche »). Voir le compte rendu donné par M. BOURDEAU dans la Lettre d’information de la M.A.C., n° 11 (décembre 2011). Voir aussi M. BOURDEAU, « La réception du positivisme », Revue d’histoire des sciences humaines, n° 8, avril, 2003, p. 3-8 et Robert FOX, « L’œuvre inachevée d’Auguste Comte », Bulletin de la M.A.C. n° 13 (décembre 2013), p. 16-21.

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5. Voir Kaat WILS, « Les sympathisants de Comte et la diffusion du positivisme aux Pays-Bas (1845-1880) », in A. PETIT (dir.) Auguste Comte, Trajectoires positivistes…, p. 333-349. 6. On se reportera au travail très complet de Paul ARBOUSSE-BASTIDE, Le positivisme politique et religieux au Brésil, texte établi et présenté par Annie PETIT, Turhout : Brepols, 2010. 7. Voir Enes KABAKCI, Sauver l’empire : modernisation, positivisme et formation de la culture politique des Jeunes Turcs (1895-1908). Thèse dirigée par Yves DÉLOYE (Paris I), soutenue en 2007. Et plus récemment : Erdal KAYNAR, Ahmed Riza, histoire d’un jeune Turc. Thèse dirigée par François GEORGEON (EHESS), soutenue en 2012. 8. Comte estime en 1849 que « ce système appartient plutôt au passé qu’à l’avenir » et prévoit sa disparition avant la fin de la « transition occidentale ». 9. Du nom de son fondateur Ernest SOLVAY (1838-1922), chimiste, industriel et mécène belge. 10. Voir Shin ABIKO, « Amane Nishi et Auguste Comte : le problème de la classification des sciences », La japonologie internationale, n° 4, mars 2007, p. 39-56. 11. Lettre de F. BUCHHOLZ à A. COMTE du 28 septembre 1825. Centre de documentation de la Maison d’Auguste Comte. 12. Voir Mary PICKERING, Auguste Comte. An intellectual biography, Cambridge : Cambridge University Press, 2009, vol. II, p. 305. La disgrâce de RIBBENTROP s’explique en partie par les rumeurs propagées par EWERBECK qui le décrivait comme un escroc. 13. À ne pas confondre avec Franz OVERBECK, théologien ami de NIETZSCHE. 14. Heinrich HEINE, Écrits autobiographiques, trad. N. TAUBES, postface Michel ESPAGNE, Paris : Cerf, 1997, p. 40. 15. Voir H. EWERBECK, L’Allemagne et les Allemands, Paris : Garnier, 1851, p. 571 et suivantes. 16. Voir Mary PICKERING, Auguste Comte. An intellectual biography, vol. II, p. 544-546. 17. Lettre de P. LAFFITTE à A. COMTE du 29 septembre 1850 (CG, V, p. 266‑268). 18. Lettre de H. EWERBECK à A. Comte du 29 mai 1854. Centre de documen-tation de la MAC. Ewerbeck brosse un tableau peu tocquevillien d’une Amérique gouvernée par l’argent, où l’indépendance existe mais non la liberté, où la culture esthétique et scientifique n’a pas germé, où l’esprit esclavagiste, dominant au Sud, est combattu dans le Nord pour des raisons essentiellement industrielles et commerciales. Dans cette situation, les Allemands d’Amérique, progressistes, essaient d’exercer « une pression salutaire sur la masse yankee », en lui imprimant la Bildung ou « civilisation humanitaire ». 19. Lettre de H. EWERBECK à L. FEUERBACH du 5 novembre 1854 (L. FEUERBACH, Briefwechsel IV, Oldenbourg Verlag, GW 20, p. 79). 20. Ernst TROELTSCH, qui ne cache pas son enthousiasme pour les jugements historiques de COMTE et son appréciation du Moyen Âge, présente le fondateur du positivisme comme « le grand penseur français qui […] fait face à un Leibniz ou à un Hegel comme leur homologue » (Die Dynamik der Geschichte nach der Geschichtsphilosophie des Positivismus, Berlin : Verlag von Reuther und Reichard, 1919, p. 21). 21. E. TROELTSCH, op. cit., p. 46 (trad. personnelle). Comme chez Hegel, le mouvement historique suit un schéma dialectique, dans lequel les transitions s’effectuent par la négation des phases précédentes et par des synthèses (ibid.) 22. F. BRENTANO, « Auguste Comte und die positive Philosophie », Chilianeum, vol. 2, 1869, p. 16 (trad. D. FISETTE et H. TAIEB dans le présent numéro). 23. Né en Moravie d’un père slovaque et d’une mère allemande, T. MASARYK étudia la philosophie à Vienne avant de faire de la politique dans le Parti des Jeunes Tchèques et de devenir le premier président de la République tchécoslovaque en 1918. Cf. Jan SEBESTIK, « Thomas Garrigue Masaryk ou le positivisme détourné », Revue d’histoire des sciences humaines, vol. 8, 2003, p. 103-123. 24. Robert ZIMMERMANN, Kant und die positive Philosophie, Wien, 1874 ; Kant und Comte in ihrem Verhältnis zur Metaphysik, Wien : Gerold, 1885.

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25. R. ZIMMERMANN, Kant und die positive Philosophie, p. 40, 64-66, 94. Cité par Léo FREULER, La crise de la philosophie au XIXe siècle, Paris : Vrin, 1997, p. 151. 26. M. MÜLLER, Das Denken im Lichte der Sprache, Leipzig : W. Engelmann, 1888, p. 132 (trad. personnelle). 27. Wilhelm DILTHEY, Introduction aux sciences de l’esprit (1883), in Œuvres 1, trad. Sylvie MESURE, Paris : Cerf, 1992, p. 266. 28. Voir Nicole et Jean DHOMBRES, Naissance d’un pouvoir, sciences et savants en France (1793-1824), Paris : Payot, 1989, en particulier ch. VII, p. 553-640 (« La mainmise des scientifiques sur l’éducation »). 29. R. EUCKEN, « Zur Würdigung Comte’s und des Positivismus », Philos. Aufsätze, Eduard Zeller und seinem 50jährigen Doktor-Jubiläum, Leipzig : Fues’s Verlag, 1887, p. 66. 30. R. EUCKEN est servi, dans sa critique, par l’usage du mot allemand Allgemeinheit qui renvoie en même temps à l’« universalité ». 31. R. EUCKEN, op. cit., p. 76. 32. « Vous venez d’ériger une statue au grand philosophe français Auguste Comte : à celui qui a su trouver dans les sciences exactes la source limpide d’une saine conception de l’Univers ; à l’homme qui a su lutter énergiquement contre les superstitions métaphysiques ; au moraliste, dont l’ascétisme fut digne de Spinoza, qui dut subir comme lui l’inimitié de ses contemporains, et qui, cependant, inscrivit sur son drapeau l’amour de l’Humanité, et consacra sa vie au grand Être […] » (« Adresse de M. », trad. M. IMANS, Revue occidentale, Paris / Versailles : E. Bouillon, 1902, p. 98). 33. V. I. LÉNINE, Matérialisme et empiriocriticisme, traduit du russe, Paris : Éditions sociales, 1948 (voir en particulier p. 183). 34. Carl GÖRING, System der kritischen Philosophie, Leipzig : Veit und Comp, 1875, II, p. 12. 35. Jules-Emile RIGOLAGE (1840-1927) : ingénieur de l’École centrale, promoteur de l’enseignement professionnel, franc-maçon, investi dans la politique locale de Saumur, auteur de La philosophie positive, par Auguste Comte. Résumé par Jules RIG, Paris : J.-B. Baillière, 1880, 2 volumes. 36. Lettre de J.-E. RIGOLAGE à P. LAFFITTE du 16 février 1883. Centre de docu-mentation de la MAC. 37. Le 1 er juin 1893 Eduard HERTZ, de Hambourg, presse LAFFITTE d’envoyer des ouvrages à un spécialiste de Taine résidant en Autriche, Léopold KATSCHER. Le 26 mars 1897, Hermann LIMBACH, de Dresde, demande à LAFFITTE l’autorisation de traduire son ouvrage sur le catholicisme (source : Centre de documentation de la MAC). 38. Voir la lettre du P. GRUBER à P. LAFFITTE du 25 décembre 1888. Centre de documentation de la MAC. 39. P. LAFFITTE écrit à propos de Auguste Comte, der Begründer des Positivismus : « Cet ouvrage est véritablement remarquable par l’étendue des recherches, la sûreté habituelle des informations et la haute impartialité dont l’honorable auteur donne toujours l’exemple ». Si Laffitte ne peut s’accorder avec l’appréciation finale du positivisme par ce père jésuite, il félicite l’auteur pour avoir utilisé des connaissances de première main (Revue occidentale, 1891, p. 25). 40. Voir lettre du P. GRUBER du 3 juin1896. Centre de documentation de la MAC. 41. F. NIETZSCHE, Par-delà bien et mal, trad. C. HEIM, Paris : Gallimard, NRF, 1971, p. 70 (§ 48). 42. Sous-titre : « Organ der deutschen Positivistischen Vereinigung ; ein Jahrbuch für freie Denker und ernste Wahrheitssucher ». 43. Ernst HAECKEL, « Der Monistenbund. Thesen zur Organisation des Monismus », Das Freie Wort, 4 (1904-1905), p. 481-489, cit. p. 489 (trad. personnelle). 44. Sous-titre : « Monatrundschau für wissenschaftlich begründete Weltan-schauung und Gesellschaftsreform » (Leipzig : Wigand). 45. W. SCHALLMEYER fut considéré comme un précurseur de l’hygiène raciale des nazis, nonobstant ses tendances monistes, socialistes et internationalistes. Voir Bernard vom BROCKE,

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Bevölkerungswissenschaft - quo vadis ? Mögichkeiten und Probleme einer Geschichte der Bevölkerungswissenschaft in Deutschland, Opladen : Leske und Budrich, 1998, p. 59. 46. E. HAECKEL, Gott-Natur (Theophysis) : Studien über monistische Religion, 1906, réédition : Leipzig : A. Kröner, 1914. 47. H. MOLENAAR, « Religiöser Kultus für freie Menschen », Der Monismus, n° 29-3 (1908), p. 461-464. 48. H. MOLENAAR, op. cit., p. 462 (trad. personnelle). 49. J. MARITAIN, « Le néo-vitalisme en Allemagne et le darwinisme », Revue philosophique, XVII, n° 9-10 (septembre-octobre 1910), p. 417-441. Article repris dans les Œuvres complètes, vol. I, Fribourg (Suisse) : Éditions universitaires, 1986, p. 793-821. 50. Voir J. MARITAIN, op. cit., p. 810. Notons que Maritain ne confond pas tous les monistes. Il fait l’éloge de DRIESCH et de sa théorie de la « multiplicité intensive » qui, selon lui, renoue avec la « finalité dynamique » aristotélicienne et valide scientifiquement les vérités élémentaires de la philosophie scolastique. 51. Certains recoupements sont ici instructifs. FRANCÉ cite volontiers Albert KALTHOFF (1850-1906) pasteur de Brême très engagé dans la critique de l’existence historique de Jésus. FRANCÉ et KALTHOFF collaborent à la même revue ultra-progressiste : Das freie Wort, Frankfurter Halbmonatschrift für Fortschritt auf allen Gebieten des geistigen Lebens. Et en 1906, KALTHOFF devient le premier président de la Ligue moniste allemande (il meurt la même année). 52. Le phénomène a été remarqué assez tôt. Voir par exemple L. HERZBERG, Die philosophischen Hauptströmungen im Monistenbund, Inaugural-Dissertation zur Erlangung der Doktorwürde genehmigt von der philosophischen Fakultät der Friedrich-Wilhelms-Universität zu Berlin, Annalen der Philosophie und philosophischen Kritik, Bd. VII (4), Leipzig : Metzger und Wittig, 1928, p. 8-9. 53. R. BOYER de SAINTE-SUZANNE, « Bulletin d’Allemagne », Revue positiviste internationale, 1926, p. 26-27. 54. Voir M. BOURDEAU, Les trois états. Science, théologie et métaphysique chez Auguste Comte, Paris : Cerf, 2006, p. 71. 55. Il s’agissait d’ouvrir un dossier, non de le clore. Dans un travail plus complet, il faudrait faire une place à MACH et AVENARIUS, à LAAS et RIEHL, ainsi qu’à des lieux comme Leipzig et Strasbourg…

AUTEUR

LAURENT FEDI

Maître de conférences en philosophie, (EA 2326) Université de Strasbourg

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La représentation de l’élément germanique dans la philosophie d’Auguste Comte

Laurent Fedi

NOTE DE L'AUTEUR

Ouvrages cités en sus de la bibliographie générale (voir avant-propos) « Vouée au service exclusif de la force, la Prusse périrait par la force […] En proclamant fièrement sa mission sacrée à la défense commune, l’Allemagne s’assurerait justement la présidence de la République occidentale » 1. V. E. Pépin, 1904.

Un programme européen

1 L’article qu’on va lire prend place dans l’étude des transferts culturels franco- allemands. Certes, Auguste Comte n’a pas cherché, comme Victor Cousin l’a fait avec Hegel, à populariser une doctrine d’importation. Il ne lisait d’ailleurs pas l’allemand, il connaissait en revanche l’italien, l’anglais et suffisamment d’espagnol pour lire Cervantès dans le texte. La difficulté, lorsqu’on aborde l’image de l’Allemagne dans ses écrits philosophiques, est d’abord d’identifier l’objet. L’Allemagne, c’est tout à la fois la nation allemande, l’esprit allemand, la langue allemande, une culture, un territoire. Mais précisons-le d’emblée : l’Allemagne n’a pas pour Comte d’identité propre ou de « destin », étant donné que, pour lui, l’unique sujet de l’histoire est l’Humanité2, dont le développement constitue la civilisation, un processus collectif de dimension planétaire.

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Comte évoque en revanche ce qu’il nomme « l’élément germanique » comme une pièce du puzzle européen, une composante de la république positiviste occidentale dont il planifie la réalisation. C’est donc par l’idée d’Europe qu’il nous faut commencer cette enquête.

2 Comme Saint-Simon, dont il a été le secrétaire (août 1817-avril 1824), Comte appartient à la lignée des précurseurs de la construction européenne3. Après l’ébranlement révolutionnaire qui a déclenché une crise européenne, « l’élite de l’humanité » n’attend plus qu’une « coordination générale » pour constituer « le nouveau système social » (C, 57e l., p. 651). Dans un opuscule rédigé en 1814 par son secrétaire Augustin Thierry (auquel Comte devait succéder) à l’adresse des parlements français et anglais, Saint- Simon proposait d’édifier une confédération européenne, avec une constitution et un parlement européen composé de négociants, savants, magistrats et administrateurs4. Comte juge qu’on ne traite pas les questions dans le bon ordre en commençant par les institutions, surtout si celles-ci doivent être parlementaires, mais il est d’accord avec Saint-Simon au moins sur un point : à une crise européenne, il faut une solution européenne. Il propose une réorganisation de la société fondée sur des convictions partagées, sur une communion intellectuelle et morale. Comme l’explique Juliette Grange, « il s’agit de s’inspirer de la manière dont l’unité religieuse et culturelle s’est réalisée dans le passé pour trouver une proposition équivalente adaptée à la réalité sociale du monde industriel »5. L’Europe ne peut plus être unifiée par la foi chrétienne, mais son existence ne saurait davantage reposer sur une base exclusivement matérielle, économique ou industrielle. La généralisation progressive des conceptions positives et des valeurs partagées par les savants européens donne à penser que le temps est venu de fonder un nouveau pouvoir spirituel sur un système de conceptions entièrement positives, que parachève une nouvelle discipline scientifique : la physique sociale ou sociologie. 3 Pour Comte, l’Europe est le résultat d’une succession d’étapes historiques qui a produit un modèle de civilisation commun mais aussi, en un certain sens, un embryon d’unité politique. Cette histoire remonte à la conquête romaine qui a consisté à incorporer différents peuples à un seul empire, à les soumettre à une même domination. Le rattachement des nations progressivement conquises à « un peuple prépondérant » apparaît comme le premier mode, et le seul possible à l’époque, d’extension de « la société humaine » (C, 53 e l., p. 320). L’« agrégation forcée » devait précéder « l’association volontaire » (SPP, IV, p. 372). En même temps, l’impossibilité de maintenir la domination politique dans toutes les provinces romaines à partir d’un gouvernement central a dû favoriser la formation d’une puissance spirituelle indépendante. Il reviendra ensuite au pouvoir pontifical de constituer cette puissance à l’échelle de l’Occident. 4 Saint-Simon invitait ses amis libéraux, encore fascinés par la philosophie des Lumières, à reconsidérer le Moyen Age, l’Europe étant née, selon lui, avec la chrétienté médiévale6. Comte reprend l’idée et la développe (cf. C, 54 e l., p. 366). Il existait au Moyen Age « un ordre européen », une « chevalerie européenne » (C, 54e l., p. 356-357), et les hommes vivant à cette époque se sentaient concitoyens de toute la chrétienté. L’idée d’une solidarité de tous les peuples baptisés était depuis longtemps un lieu commun, mais Comte avait médité les passages de Joseph de Maistre où sont évoquées « toutes les souverainetés chrétiennes réunies par la fraternité religieuse en une sorte de république universelle sous la suprématie mesurée du pouvoir spirituel suprême »7.

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5 Par la suite, la dissolution de l’ordre catholique, sous l’influence de l’esprit métaphysique et du principe de liberté de conscience illimitée, va accentuer « les divergences nationales » (C, 56e l., p. 561) et engendrer les notions « d’indépendance », « d’isolement national », de « non intervention mutuelle » (C, 46 e l., p. 33). La décomposition de l’Occident en « nationalités indépendantes » (C, 60 e l., p. 782) va entraîner une conception étroite de la nation, qui fait pendant à l’individualisme de l’esprit métaphysique, base de « l’anarchie moderne » (CG, VI, p. 346). Comte esquisse ainsi une genèse des idées de repli national : celles-ci sont liées à la logique du mouvement moderne qui débute au XIVe siècle et atteint son point culminant avec la Révolution française. Malgré l’universalisme de la Révolution et « une constante sollicitude, non moins généreuse que rationnelle », à écarter « tout attribut de nationalité » qui aurait pu nuire à son rayonnement (C, 57e l., p. 624), les idées de repli propres à cette phase critique demeurent dominantes. Comte déplore les tentatives politiques purement nationales « où la communauté occidentale est essentiellement oubliée » (C, 57 e l., p. 665), question reprise de nos jours par Jürgen Habermas qui souligne le potentiel contenu dans « la conception normative qu’a d’elle-même la modernité européenne »8. Comte dénonce cet « esprit absolu de nationalité exclusive » que la métaphysique révolutionnaire a fini par consacrer (C, 46e l., p. 33). Le fait que le jeu politique soit encore commandé par « le sentiment de rivalité nationale » et « les inspirations d’un patriotisme féroce et absurde » (SA, p. 35), explique en partie la nécessité, évidente à ses yeux, de commencer l’organisation du nouveau système par le pouvoir spirituel. 6 C’est, en effet, dans le domaine intellectuel que le lien européen s’est renforcé à l’époque moderne, comme l’illustre l’ouverture des académies scientifiques à des savants de différents pays. La communauté des savants forme une « ligue indissoluble », une « sainte alliance » qui a plus de force pour opérer la réorganisation sociale que ne pourrait en avoir, pour lui barrer la route, « la coalition de toutes les baïonnettes européennes » (SA, p. 34). Saint-Simon envisageait la possibilité de « faire sortir le patriotisme hors des bornes de la patrie » pour engendrer un « patriotisme européen »9. Comte parle, à propos des savants, « d’un actif patriotisme européen », qu’il oppose au « stérile cosmopolitisme » (C, 57e l., p. 666) des penseurs des Lumières. La science ne connaît pas de frontières, sauf exception due au contexte politique (voir la polémique de Newton contre Leibniz, sur laquelle nous reviendrons). L’art est également un facteur de rapprochement entre les peuples : dans le programme d’éducation positive, l’initiation aux beaux-arts permet à l’enfant d’acquérir un sentiment plus complet de l’Humanité. C’est finalement sur le plan industriel que la coopération semble le moins assurée, même si celle-ci n’est pas complètement inexistante (SA, p. 35). Le positivisme mettra fin au « nationalisme industriel » (SPP, IV, p. 327) en dirigeant nos travaux, comme nos savoirs et nos désirs, vers l’Humanité : les industriels européens seront alors incités à collaborer pour la postérité. 7 On peut rappeler que depuis le milieu du XVIIIe siècle l’idée d’Europe se fondait de moins en moins sur la chrétienté et de plus en plus sur un idéal de civilisation inconnu du reste du monde. En 1734, Montesquieu écrivait : « aujourd’hui les Peuples tous policés sont, pour ainsi dire, les Membres d’une grande République »10. En 1756, Voltaire se flatte d’écrire en bon citoyen, et surtout en citoyen de l’Europe »11. Le juriste Emer de Vattel soutient en 1758 que « l’Europe fait un système politique, un corps, où tout est lié par les relations et les divers intérêts des nations » : l’Europe n’est plus « un amas

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confus de pièces isolées », elle est devenue « une espèce de République dont les membres indépendants, mais liés par l’intérêt commun, se réunissent pour y maintenir l’ordre et la liberté »12. Pour Comte, l’effondrement du système catholique n’a pas ruiné le modèle de civilisation européen. Celui-ci s’est poursuivi, en dépit des rivalités et des passions nationales, grâce à « la continuelle influence réciproque » (C, 48 e l., p. 112) entre les peuples occidentaux. La République chrétienne, puis la République des Lettres et l’Europe des académies débouchent sur une « grande nation » d’Europe occidentale, « dont les membres ont réciproquement des droits, moins étendus sans doute, mais de même nature que ceux des différentes portions d’un Etat unique » (P, p. 67). 8 Comme le remarque Jean-François Braunstein, Comte, à partir de 1842, préfère employer, à la place du terme d’« Europe », le terme d’« Occident » ou de « République occidentale »13. Le mot « République » est à comprendre dans le sens antique, redécouvert par Machiavel : la république occidentale s’oppose à l’empire d’Orient. Elle englobe les peuples du Nord et ceux du Midi mais se divise surtout en cinq « éléments » – Italie, Espagne, France, Angleterre, Allemagne – auxquels Comte adjoint leurs « appendices naturels » : pour l’Angleterre, l’Ecosse, l’Irlande et l’Union américaine ; pour l’Allemagne (qui inclut l’Autriche), la Hollande, la Flandre, les îles danoises, la péninsule scandinave et même la Pologne, « extrêmes limites boréales et orientale de notre synergie européenne » (C, 56e l., p. 491). Géographiquement, l’Allemagne se situe au centre de l’Europe14, mais si l’on ne considère de l’Europe que sa partie occidentale, c’est la France qui occupe cette position privilégiée. Comte relève aussi les changements historiques de métropole : après Rome, le centre s’est déplacé à Paris, foyer de la révolution occidentale (SPP, IV, p. 372). L’occidentalité est une notion culturelle, voire spirituelle, plutôt que géographique. Dans cette cartographie stylisée, envisagée sociologiquement et abstraitement, les grands ensembles culturels formés sur la longue durée ont plus d’importance que les frontières nationales qui admettent une plus grande part de contingence et sont largement conventionnelles (ces « restrictions », précise-t-il, « n’offrent jamais un caractère vraiment naturel », SPP, IV, p. 32). 9 L’Humanité a autant de centres virtuels qu’il y a de nations, quoiqu’elle ne puisse réellement prendre conscience d’elle-même et s’unifier en un « Grand-Etre » qu’à partir d’un seul foyer (SPP, I, p. 630), étant donné que toute synthèse exige un unique centre de coordination. Comte aborde la question des nations pour insister sur l’interdépendance des peuples et pour rappeler la loi sociologique de réaction du tout sur les parties. Les familles sont des parties de la nation, comme les nations sont des parties de l’Humanité : celles-ci et celles-là sont des « préambules nécessaires de l’Humanité » (SPP, IV, p. 32). Le patriotisme est l’intermédiaire nécessaire entre l’affection domestique et l’amour universel. Comte prévoit la décomposition des nations en patries de petite taille (Hollande, Toscane, Belgique), fondées sur le principe historique de l’agrégation des campagnes autour d’une ville. On évitera l’exclusivisme et la xénophobie qui entachaient le patriotisme des cités antiques en assignant aux peuples un but universel qui restera toujours extérieur et ne pourra par conséquent entraîner aucune rivalité. Aussi n’est-ce pas un hasard si, au moment d’évoquer le renouveau occidental qui se prépare en France, Comte ressent le besoin de justifier cet apparent favoritisme en se défendant de tout chauvinisme (C, 56e l., p. 523). A ce propos, on notera qu’il se trouve dans une position comparable à celle de Fichte, invitant les individus à dépasser leurs intérêts personnels par l’assimilation d’une science de la raison qui ne saurait être la possession exclusive d’un peuple singulier et réservant

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pourtant aux Allemands le privilège de former une nation. A la différence de Fichte, Comte veut lever toute équivoque : le privilège de la France dans la mission qui lui échoit ne tient pas à une qualité particulière qui serait spécifique au peuple français, mais résulte de la position centrale de cette nation et de la trajectoire qui l’a placée dans les derniers temps à l’avant-garde du mouvement historique. Il invoque la « situation » de la France à un moment précis de l’histoire et relativise ce privilège en rappelant que, dans le passé, les cinq grandes nations eurent l’avantage, dans tel ou tel domaine, d’occuper tour à tour le devant de la scène. 10 Ici s’esquisse un possible rapprochement de Comte avec Hegel pour qui « l’esprit d’un peuple » parvenant à sa maturité représente une étape de la lutte par laquelle « l’esprit du monde » conquiert sa conscience et sa liberté. Les peuples qui, dans leur vitalité agissante, accomplissent tour à tour, par transitions successives15, le processus absolu de l’Esprit, expriment le mouvement universel de l’histoire dans sa vérité et sa nécessité intérieure. En effet, l’universalité de l’histoire n’est pas à comprendre en un sens empirique, mais comme universalité du contenu même de l’Esprit qui, étape par étape, s’est opposé à lui-même, s’est posé comme obstacle à surmonter pour atteindre son propre concept. Comte a été impressionné par cette philosophie de l’histoire mais s’est toujours demandé « ce que Hegel voulait dire avec son Esprit ». Il n’en demeure pas moins que chez lui également – et Rudolf Eucken fut un des premiers à en tirer ce rapprochement16 – l’histoire des peuples illustre une histoire générale dont le sens universel est donné non point certes par une rationalité sous-jacente, mais par la nécessité d’une loi de développement : la loi des trois états. Une telle histoire pourrait s’écrire comme une histoire abstraite, comme un récit sans noms de peuples. Le mode grec et le mode romain se rapportent ainsi explicitement à des « situations générales qu’on ne pourrait qualifier abstraitement que par des locutions trop compliquées » (C, 53e l., p. 313). Des phénomènes tels que l’art hollandais ou le déclin de la monarchie française représentent des « situations » que l’humanité a traversées au cours de son évolution. Expliquer un phénomène social, pour Comte, c’est en effet le rapporter à l’ensemble de « la situation » à laquelle il correspond. La situation historique d’un peuple se mesure à sa position sur une courbe d’évolution dont seule la science sociale peut donner une vue générale, et à des normes de développement internes, car tout est lié et dépend du régime de l’esprit qui s’est imposé (polythéisme sacerdotal, esprit métaphysique, etc.) ; mais même si tout se tient, les institutions peuvent, à un moment donné, être en retard sur la morale, ou les conceptions scientifiques en avance sur les modes d’activité : aucune société n’est parfaitement adéquate à elle-même dans tous ses aspects et (Comte en a l’intuition tout comme Hegel) cette tension intérieure est un facteur d’évolution – même si chez Comte c’est en général le progrès qui crée cette tension plutôt que l’inverse. Dans le positivisme de Comte, comme plus tard dans l’historiographie de l’école républicaine, ces « situations » sont incarnées par des personnages illustres. Ces figures symboliques, canonisées dans le calendrier positiviste (Charlemagne pour la civilisation féodale, Dante pour l’épopée moderne, etc.)17, fonctionnent comme des marqueurs historiques mais rappellent aussi, dans un but civique et pédagogique, la participation de tous les groupes de la famille humaine et, dans un passé récent, la contribution des cinq nations occidentales au progrès général de la civilisation. Etudier la représentation de l’élément germanique dans la philosophie de Comte suppose donc de localiser celui-ci dans chacune de ces situations et de repérer les figures correspondantes dans le calendrier positiviste.

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L’Allemagne dans la philosophie comtienne de l’histoire

11 La première apparition de la « Germanie » dans la philosophie comtienne remonte à « l’incorporation romaine ». Celle-ci comporte trois phases essentielles : l’extension à l’Italie, puis à l’Espagne, enfin à la Gaule. La conquête de l’Espagne a été préparée par la guerre contre Carthage et trouve son complément dans la conquête de la Grèce qui s’étend ensuite à l’Asie Mineure et à l’Egypte. Comte rappelle « la position intermédiaire de la Gaule » (SPP, III, p. 379) pour en faire la pierre angulaire du « système romain » et annoncer ainsi la vocation future de la France dans la construction d’une république occidentale positiviste. Ces remarques se trouvent dans le Système où Comte ne se contente plus de mettre en évidence la loi des trois états, mais repère dans le passé des moments qui préfigurent la synthèse finale. Comte veut fonder la synthèse universelle sur « la suprématie, à la fois théorique et pratique, de la morale » (SPP, IV, p. 530) et oriente sa lecture de l’histoire en conséquence. A une date où, comme nous le verrons, il insiste sur la priorité des pays méditerranéens dans la réorganisation sociale, et diffère la participation de l’Allemagne, il lui paraît opportun de montrer que le rôle subalterne de l’élément germanique était inscrit depuis longtemps dans les faits. Le couple septentrional formé par la Bretagne et la Germanie, explique-t-il, fut incorporé tardivement, après bien des luttes et des négociations. L’assimilation ne devient possible que par la « libre agrégation envers les populations assez préparées » (SPP, III, p. 393). Les Romains n’ont fait qu’ébaucher l’adjonction de ces deux contrées. C’est au Moyen Age que celles-ci participeront à l’ensemble formé par les cinq éléments. Enfin, il reviendra au positivisme de réaliser l’union complète et, d’ailleurs, bien au-delà de l’Occident, puisqu’il a vocation « à rallier toutes les civilisations » (SPP, III, p. 379).

12 Comte présente les migrations de la fin de l’Antiquité comme une conséquence de l’expansion romaine. L’empire romain, en refoulant les peuples nomades à ses marges, s’exposait à un retour de ces populations, acculées par leurs conditions d’existence à se déplacer vers des espaces moins inhospitaliers. Comte se démarque du mythe des brutales invasions barbares (Montesquieu, Voltaire)18 et insiste sur la continuité d’un processus qui s’est déroulé dans un temps assez long, ce dont témoigne notamment la politique d’incorporation des barbares aux armées romaines (C, 54e l., p. 352). On le voit prendre implicitement parti dans la querelle opposant germanistes et romanistes au XVIIIe siècle19 : il conteste l’origine germanique des institutions du Haut Moyen-Age et prétend que l’organisation militaire du système féodal peut s’expliquer comme une conséquence de la situation, indépendamment du phénomène des invasions. Enfin, le « complément germanique » devait servir de zone tampon et de barrière contre les invasions septentrionales, mais, trop sujette aux pressions extérieures, la Germanie ne put jouer ce rôle dans les premiers siècles du Moyen Age, et c’est d’abord en France que se concentra le « monothéisme défensif ». Comte rend hommage au « grand Othon » (SPP, IV, p. 477) qui pacifia les marges belliqueuses nordiques et slaves, rétablit les marches de l’Est (l’actuelle Autriche) et reçut de Rome la mission de défendre l’ordre et la paix de la chrétienté. Othon le Grand est célébré dans le calendrier positiviste pour le mois de Charlemagne dédié à la civilisation féodale. 13 Comte fait remonter le mouvement moderne au XIVe siècle et non à la Renaissance, mais l’autonomisation de l’individu par rapport à l’autorité théologique et aux hiérarchies

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féodales se prépare déjà dans l’essor industriel qui se traduit par le commerce des villes italiennes et la naissance de la ligue hanséatique (XIIIe siècle) : « Avant la fin du Moyen Age, la république occidentale avait spontanément institué sa nouvelle activité, dont le commun essor survécut ensuite à la dissolution des liens politiques et religieux […]. Sagement réglées par d’éminents négociants, dignes précurseurs de la systématisation finale, les relations du commerce italien avec la ligue germanique s’accomplirent sous l’entremise des villes flamandes, après la merveilleuse création de la Hollande » (SPP, III, p. 479). 14 Seule la vie pratique peut produire une véritable sociabilité. Ainsi les conséquences de l’essor industriel à la fin du Moyen Age débordent-elles le cadre de la vie économique. La chrétienté médiévale avait institué une puissante morale qui touchait toutes les classes de la population, mais l’Eglise dédaignait l’existence civique et prêchait le mépris du monde. La morale qu’elle enseignait ne concernait que l’existence personnelle (en termes hégéliens : la sainteté opposée à l’éthicité), tandis que l’essor industriel et scientifique des derniers siècles du Moyen Age annonce une morale plus complète et, à terme, réellement universelle.

15 Comte divise le mouvement moderne en deux phases. Deux siècles de décomposition du système théologique et militaire (XIVe-XVIe siècles) constituent la phase spontanée, pendant laquelle l’affaiblissement de l’autorité pontificale et le morcellement de la hiérarchie catholique en clergés nationaux confortent la supériorité du pouvoir temporel sur le pouvoir spirituel et réduisent l’indépendance de ce dernier. A partir du XVIe siècle, s’ouvre une nouvelle phase, systématique. La désorganisation, orchestrée par une entreprise spéculative critique, déconstructrice, se généralise jusqu’à opposer le progrès à l’ordre comme deux points de vue antithétiques. Cette phase se subdivise en deux périodes, marquées, la première par le phénomène du protestantisme, la seconde par la crise révolutionnaire. La vacance du pouvoir spirituel ayant ouvert une période de rivalité entre Etats, il revint à la diplomatie de travailler à l’équilibre des puissances. Comte rend hommage au « généreux esprit de pacification universelle et permanente » illustré par « la mémorable utopie du bon Henri IV » et par le « grand traité de Westphalie » qui fut la grande réussite de la diplomatie moderne (C, 55 e l., p. 422)20. 16 Le protestantisme, fondé sur le libre examen et la raison individuelle, eut pour principal effet, aux yeux de Comte, d’accélérer le « grand mouvement de décomposition ». La vision d’un protestantisme fossoyeur de l’unité européenne est assez répandue à l’époque. On la trouve par exemple chez Novalis qui souligne deux aspects majeurs de la Réforme : l’émancipation à l’égard de l’autorité pontificale, qui marque le triomphe des individus, et le culte de l’exégèse individuelle au détriment du mystère, qui est une violence faite au sens de l’invisible. Certaines analyses de Novalis ont leur équivalent chez Comte : la Réforme est un premier pas vers les Lumières, elle conduit à la multiplication des centres de pouvoir, à une division de la religion, désormais livrée aux intérêts nationaux. Pour l’un et l’autre, l’Europe ne pourra se reconstituer que sur la base d’un lien spirituel et d’une communauté de foi. Mais à la différence de Novalis, Comte ne songe pas à restaurer cette communion en retrouvant le sens du surnaturel. Aussi est-ce plutôt avec Saint-Simon que l’on peut établir des recoupements pertinents. Prenons les textes. Saint-Simon : « Luther, en ébranlant dans les esprits ce vieux respect qui faisait la force du clergé désorganisa l’Europe. La moitié des Européens s’affranchit des chaînes du papisme, c’est-à-dire brisa le seul lien politique qui l’attachât à la grande société »21.

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Et Comte : « L’attaque de Luther et de ses coréformateurs contre l’autorité pontificale a renversé de fait le pouvoir spirituel, comme pouvoir européen : ce qui était son véritable caractère politique. En même temps, elle a sapé radicalement l’influence qui restait encore à l’autorité théologique en détruisant le principe de la croyance aveugle, en remplaçant ce principe par le droit d’examen qui, restreint d’abord dans des limites assez étroites, devait inévitablement s’agrandir continuellement et embrasser enfin un champ indéfini » (SA, p. 10). Cet extrait est tiré d’un opuscule de jeunesse – Sommaire appréciation de l’ensemble du passé moderne – publié à l’époque où Comte travaillait encore pour Saint-Simon. « Les grandes lignes de cette fresque rappellent les esquisses de Saint-Simon », observe Henri Gouhier22. Par la suite, Comte mettra plutôt l’accent sur l’absence de rupture ou de saut brusque dans le déroulement historique. Chaque étape de l’évolution humaine développe intrinsèquement les conditions de possibilité du passage de l’esprit à l’étape suivante, en même temps qu’elle réalise ce que les moments antérieurs avaient graduellement ébauché. Le principe du libre examen, notamment, n’est pas pour lui une invention luthérienne : « ce dogme n’est autre chose que la traduction d’un grand fait général, la décadence des croyances théologiques » (P, p. 52). Selon Madame de Staël, « l’esprit humain était arrivé à une époque où il devait nécessairement examiner pour croire »23. Comte fait observer que le libre examen était en usage dans les discussions du XIVe siècle sur le pouvoir européen des papes et dans les débats du XVe siècle sur l’indépendance des clergés nationaux à l’égard de Rome. Luther n’a fait que consacrer un principe à la formation duquel toutes les forces sociales avaient concouru pendant les deux siècles précédents. Le rôle de Luther a consisté à étendre à tous les croyants une prérogative dont les rois et les docteurs avaient amplement usé et qui tendait à se répandre dans toutes les classes de la société. « C’est ainsi que l’esprit général de discussion inhérent à tout monothéisme, et surtout au catholicisme, avait hautement devancé, dans toute l’Europe, l’appel direct du protestantisme » (C, 55 e l., p. 425). Le phénomène du protestantisme lui-même n’est pas un événement soudain qui serait dû à la personnalité d’un ou plusieurs réformateurs. Il faut le comprendre plutôt comme le résultat de la décomposition progressive de l’ordre médiéval, en rapport avec le morcellement du pouvoir du pape et la nationalisation des clergés enclins à se placer sous la direction de chefs temporels. L’apparition du protestantisme dans un pays tel que l’Allemagne s’explique, en partie du moins, comme une réaction à l’identité italienne de la papauté, de plus en plus mal ressentie par les pays éloignés du centre romain (C, 55e l., p. 407-408) : voir son succès en Hollande et en Angleterre24. 17 La réforme de Luther affecte inégalement les différentes composantes de la religion. Elle n’atteint le dogme que superficiellement : « le droit individuel d’examen, quoique pleinement proclamé, reste […] contenu entre les limites plus ou moins étendues de la théologie chrétienne » (C, 55e l., p. 395). Elle respecte, pour l’essentiel, la hiérarchie de l’Eglise. En revanche, elle sape la discipline avec l’abolition du célibat ecclésiastique et la suppression de la confession universelle. Le protestantisme se caractérise par son caractère transitoire, mais Comte insiste sur le fait qu’il s’agit, pour ainsi dire, d’une demi-transition. Il évoque la « demi-émancipation » des protestants (C, 55e l., p.449 ; CG, VI, p. 433), les « demi-satisfactions » que leur doctrine procure à la raison (C, 55 e l., p. 413). Luther n’a pas véritablement ruiné la discipline ecclésiastique, il l’a plutôt adaptée à une transformation qui la soumet au pouvoir temporel. Comte ne découvre pas dans la Réforme cette conscience concrète de la liberté de l’esprit qui, selon Hegel, ordonne l’Etat à la rationalité25. Dans les grandes nations indépendantes, le

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protestantisme n’a pu s’organiser provisoirement en religion d’Etat qu’à une époque où le système catholique tenait encore debout, il a profité ainsi paradoxalement de ce qui résistait à son action destructrice (C, 55e l., p. 430).

18 Au point de vue intellectuel, le protestantisme est loin d’être une doctrine éclairée. Comte dénonce « les obscures divagations de la théologie luthérienne sur le mérite suffisant de la foi indépendamment des œuvres, d’après le dogme étrange de l’inamissibilité de la justice, et pareillement les sophismes, non moins dangereux, de la théologie calviniste sur la prédestination des élus » (C, 55e l., p. 437n). La supériorité de la loi de Jésus sur celle de Moïse avait ébauché une première notion du progrès en formulant l’idée d’un état nouveau plus parfait que l’ancien ; au lieu de cela, le protestantisme remet à l’honneur « la partie la plus arriérée et la plus dangereuse des saintes Ecritures, c’est-à-dire celle qui concerne l’Antiquité judaïque »26 (tandis que Comte réduit le contenu « systématique » de la Bible aux épîtres de Paul27). En outre, les incohérences ne manquent pas. Par exemple, en invalidant l’infaillibilité pontificale, les protestants n’ont pas supprimé « le droit d’inspiration divine », mais l’ont au contraire renforcé (C, 54e l., p. 340). 19 A l’époque de Comte, le protestantisme a épuisé sa fonction d’émancipation et retarde désormais le véritable progrès (C, 58e l., p. 727). Là où il avait triomphé politiquement, les peuples qui avaient pris de l’avance sur le terrain du progrès social arrivèrent bientôt derrière les nations catholiques dans « le développement final du mouvement révolutionnaire » (C, 55e l., p. 413) : « Tout affranchissement ultérieur de la raison humaine devenait alors beaucoup plus antipathique encore au protestantisme officiel qu’au catholicisme lui-même, malgré la dégénération mentale dont celui-ci était irrévocablement frappé, en faisant spontanément ressortir l’insuffisance radicale de la vaine réformation spirituelle qu’on venait ainsi d’instituer à grands frais » (C, 55e l., p. 449). 20 Le protestantisme est un mouvement critique, non organique. Comte en tire argument contre l’entrée de Luther dans le calendrier positiviste : « On n’y trouvera donc ni Luther, ni Calvin, ni Rousseau […] Malgré leur utilité passagère, ces services négatifs exigent trop peu de valeur intellectuelle, et supposent de trop vicieuses dispositions morales » (« Explication préliminaire sur la nouvelle division de l’année », CG, V, p. 301). 21 Au point de vue social, le protestantisme est un ferment d’anarchie. Comte n’hésite pas à parler d’une abolition de la morale privée et donne l’exemple de Philippe Ier de Hesse qui, bien qu’étant toujours marié à Christine de Saxe, reçut l’accord de Luther pour épouser morganatiquement Marguerite von der Saale28. Au-delà de la Réforme, c’est toute l’idéologie individualiste et libérale qui est ici visée. Aussi faut-il rappeler que le courant qui va de Maistre à Maurras transite par Comte29, même si la pensée de Comte croise également d’autres axes en sens inverse. Comte dénonce notamment l’erreur commise par les protestants et les déistes (autrement dit par bon nombre de philosophes des Lumières) qui attribuent l’efficacité du christianisme à la doctrine et rejettent comme néfaste l’organisation catholique, commettant ainsi un double contresens (C, 54 e l., p. 358). Tandis que les protestants et les déistes ont toujours attaqué la religion au nom de Dieu, le positivisme, lui, écarte Dieu au nom de la religion (CG, V, p. 98). Le libre examen conduit à ériger la raison individuelle « en suprême arbitre de toutes les questions sociales » (C, 55e l., p. 423) ; il entraîne la croyance en une illusoire égalité des intelligences ; il consacre la notion d’indépendance nationale absolue qui peut mener à une forme d’isolement politique. Le protestantisme est un

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premier pas vers l’égalitarisme et la négation de toute autorité : « le principe d’examen individuel supposait directement l’égalité comme condition fondamentale, et ne comportait d’autre autorité que la suprématie du nombre » (SPP, III, p. 551). Par suite, Comte fustige « l’espèce d’anarchie intellectuelle consacrée par le protestantisme » (C, 55e l., p. 437 n). Dans sa seconde carrière (après 1845-1848), le libre examen individuel lui apparaît comme une « insurrection de l’individu contre l’espèce »30 ; il y voit un phénomène typique de l’état métaphysique et une pathologie de la société31. Maurras reprend cette expression, « insurrection de l’individu contre l’espèce », pour présenter Luther comme l’initiateur d’un mouvement dissolvant qui passe par Rousseau et Kant et mène à la république dreyfusarde32. Luther incarne la démesure d’un esprit jaloux et destructeur, le droit de l’individu à contester l’ordre social, la révolte contre l’ordre établi, un pouvoir dissolvant qui menace dans ses fondements mêmes la civilisation33. On trouve chez Maurras et Comte une origine et une fibre méridionales communes, auxquelles Maurras fut certainement sensible34, mais d’un préjugé favorable aux peuples du Midi, on passe chez Maurras à un antigermanisme de combat qui s’explique par la défaite de 1870. L’image de Luther s’ethnicise et symbolise « l’individualisme des populations germaniques »35 c’est-à-dire un sentiment de supériorité nationale pouvant déboucher sur les revendications les plus agressives, dont Hitler est la figure la plus récente36.

22 Pour Comte, le rôle du protestantisme aura principalement consisté à accélérer la dissolution du système théologico-féodal devenu rétrograde depuis l’épuisement de sa fonction sociale. En son temps, il a pu accompagner certains progrès. Le libre examen crée un état de « demi-indépendance mentale » (C, 56 e l., p. 558) qui profite à la philosophie naturelle et à l’astronomie : Comte cite les exemples de Kepler et de Huygens (on notera cette attention au contexte de découverte qui classe Comte parmi les précurseurs de la sociologie des sciences). Le protestantisme favorise également « l’activité personnelle » (C, 56e l., p. 519), les « efforts personnels » (CP, p. 293), en bref, ce que nous appelons aujourd’hui l’initiative et l’esprit d’entreprise. Enfin, on lui doit deux « révolutions préliminaires » : l’une par laquelle la Hollande s’est affranchie de la domination espagnole, l’autre qui devait aboutir à « l’admirable dictature de Cromwell » (CP, p. 293). En raison notamment de sa situation géographique, l’Allemagne est restée à l’écart des conquêtes coloniales qui ont stimulé l’industrie dans toute l’Europe (C, 56 e l., p. 520). A la suite de Melon, Montesquieu et Benjamin Constant, Comte pense que l’industrie doit se substituer progressivement à la vie militaire, ce qui correspond chez lui à une évolution psychologique ou anthropologique : l’instinct constructeur, originellement faible, prend alors le pas sur l’instinct destructeur. Or le protestantisme a réagi sur l’esprit militaire en détournant les peuples européens du désir de conquête et en occupant les armées à contenir les troubles intérieurs. A cela s’ajoute l’influence exercée par « la tendance antimilitaire propre aux mœurs protestantes » (C, 55e l., p. 420) bien illustrée par l’exemple des quakers (C, 55e l., p. 431). (Il aurait pu citer également le piétisme morave). Certes, le protestantisme n’empêche pas la guerre, mais celle-ci change de direction. De la guerre de Trente ans à la paix d’Utrecht, les conflits armés prolongent « la lutte universelle » entre catholicisme et protestantisme et portent « l’empreinte révolutionnaire » (C, 55 e l., p. 421). Au siècle suivant, la situation religieuse des Etats s’étant fixée, les guerres changent d’enjeux et deviennent commerciales. Cependant, loin d’établir un lien direct entre le protestantisme et l’esprit du capitalisme (comme le fera plus tard ), c’est au régime aristocratique que Comte attribue la constitution de « communautés

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industrielles ». L’esprit d’entreprise ne suffit pas : il faut une organisation du travail. La variable protestante joue ici plutôt à contre-courant à cause de son attachement à des principes théologiques par nature incompatibles avec l’esprit industriel et parce que l’ambiance anarchique qui caractérise ce mouvement donne facilement carrière aux « aberrations individuelles » (C, 56e l., p. 519). 23 Dans le domaine scientifique, le monde germanique a pris de l’avance avec les découvertes astronomiques de Copernic, Tycho-Brahé et Kepler. Le mouvement astronomique fait reculer l’esprit métaphysique et accompagne le déclin des entités dans les sciences cosmologiques durant le premier tiers du XVIIe siècle. Comte estime que ce progrès de l’esprit positif s’est accompli pour l’essentiel en Angleterre, en Italie et en France, avec Bacon, Galilée et Descartes, tandis que l’Allemagne était trop absorbée par ses conflits religieux pour y participer (C, 56 e l., p. 570). Le regard du sociologue se déplace en fonction de la série d’où est venue l’impulsion qui a ébranlé les autres séries (progrès intellectuel, moral, technique, etc.). Chaque peuple produit, à un moment ou à un autre, une avancée qui rejaillit sur l’ensemble de la civilisation, avant que celle-ci ne conditionne de nouveaux changements. Ces transitions s’effectuent non comme chez Hegel dans l’immanence téléologique d’un vouloir s’universalisant, mais dans la régularité immanente aux lois de la société. C’est ainsi que, généralement, l’évolution industrielle précède l’évolution esthétique et scientifique (l’essor industriel stimule jusque dans les masses l’activité intellectuelle sans laquelle les productions artistiques ne sauraient pas même être comprises, et apporte une sécurité matérielle indispensable aux jouissances intellectuelles et esthétiques ; en retour, l’art corrige le rétrécissement mental et moral qui a tendance à se produire quand l’activité industrielle occupe une place croissante dans l’existence humaine37). Entre l’évolution esthétique et l’évolution scientifique, l’ordre est généralement celui-ci : les arts précèdent les sciences. Comte rencontre cependant un problème avec le cas allemand : pour lui, en effet, l’Allemagne a connu un développement scientifique notable au XVIe siècle, mais n’a pas connu l’évolution esthétique qui s’est produite en Italie, en Hollande, en Espagne et en France38. Ainsi, Holbein est-il le seul artiste allemand de cette époque à figurer dans le calendrier positiviste (Dürer n’y étant pas cité). On imagine Comte appréciant ses portraits de bourgmestres et de marchands de la Hanse, qui incarnent l’esprit moderne, industriel et commerçant, et peut-être n’était-il pas indifférent au destin d’un artiste qui quitta Bâle quand la ville, passée à la Réforme, tomba aux mains des iconoclastes. L’exception allemande semble prouver qu’à ce niveau de précision, il est plus difficile de mettre en évidence des régularités et Comte (qui a déjà rencontré ailleurs d’autres « anomalies »39) estime que le cas mériterait « une analyse spéciale » (C, 56e l., p. 491). La solution est dévoilée dans le Système. Les Germains ayant été incorporés plus tard et moins complètement à l’empire romain (c’est-à-dire au modèle de civilisation occidental) se trouvèrent être, au XVIe siècle, « les moins cultivés de tous les Occidentaux, et les moins dégagés des mœurs guerrières » (SPP, III, 549). Comte évoque aussi « la réaction sceptique due au protestantisme » dont la littérature espagnole fut préservée (CG, VI, p. 154). Ainsi, le décalage esthétique des Allemands tient à deux facteurs : à l’agitation protestante d’une part, au retard linguistique d’autre part, la langue allemande étant de constitution plus tardive que l’italien et le néerlandais (SPP, III, p. 568-569). (On notera au passage la supériorité attribuée à la Hollande, considérée par Comte comme l’avant-garde de la Germanie). Le tardif perfectionnement de la langue allemande était, il faut le rappeler, une opinion assez répandue, que l’on trouvait également chez Condorcet et Madame de Staël40.

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24 La littérature allemande se développe au XVIIIe siècle, avec Klopstock, Lessing, Goethe et Schiller : tous ces poètes et dramaturges sont présents dans le calendrier positiviste. Comme Byron, Goethe étend au protestantisme la pleine émancipation venue du « centre occidental » qu’est la France (SPP, I, p. 298). Byron et lui ont pressenti la grandeur morale de l’homme affranchi de la religion, mais n’ont abouti qu’à « des types insurrectionnels, conformes à leur office révolutionnaire » (SPP, I, p. 342). Goethe aurait pu être « un éminent philosophe » dans un contexte social moins défavorable (SPP, I, p. 310). Il faut rappeler qu’à mesure qu’il progresse dans l’élaboration du positivisme religieux, Comte rapproche le génie philosophique et le génie poétique. Mais les performances intellectuelles ou pratiques des grands hommes – savants, poètes ou souverains - se rapportent à leur « nature » et à leur « situation » comme à deux paramètres essentiels (CG, V, p. 167) : l’appréciation de leurs mérites individuels exige donc de tenir compte de l’influence « dépressive ou stimulante » de la situation historique (CG, V, p. 302). Pour comte, le point fort des Allemands semble être la musique : celle-ci, en particulier la musique dramatique, atteint son apogée au cours de la deuxième moitié du XVIIIe siècle en Italie et dans « l’Allemagne catholique » (C, 57 e l., p. 621), c’est-à-dire la Bavière et l’Autriche des Habsbourg. Gluck, Mozart, Beethoven, ainsi que Haendel et Weber (au rang des noms accessoires), figurent dans le calendrier positiviste41, aux côtés de compositeurs d’opéras italiens que Comte (abonné au Théâtre Italien pendant dix ans) appréciait particulièrement : Pergolèse, Sacchini, Rossini, Bellini. 25 Politiquement, le bloc germanique partage – mais en partie seulement – le sort des Etats aristocratiques protestants. Comte divise la politique moderne en deux modes de gouvernement, tous deux liés à la « concentration temporelle » : dictature monarchique et dictature aristocratique. Dans les pays protestants, le pouvoir spirituel disparaît ou se fait absorber par le temporel ; dans les pays restés catholiques, une tendance comparable se dessine : le clergé est placé sous la dépendance de l’Etat et se prête à cette transformation « en s’empressant de relâcher les liens qui l’unissaient au gouvernement central pour se nationaliser »42 (allusion au gallicanisme). Le protestantisme épiscopal vient seconder principalement la monarchie, le protestantisme presbytérien, l’aristocratie (en Angleterre et en Suède). Dans les pays monarchiques, le protestantisme pouvait donner à une noblesse en déclin l’espoir de se redresser, comme ce fut le cas en France. Dans l’ensemble, la dictature aristocratique est presque toujours associée au protestantisme (C, 57e l. p. 584). L’analyse politique de cette période se concentre donc autour de l’opposition entre « politique monarchique et catholique » et « dictature aristocratique et protestante » (C, 56e l., p. 519). Chacune a ses atouts et ses défauts. Le système aristocratique favorise « la spontanéité des vocations » et « l’originalité des travaux » (C, 56e l., p. 558). Mais intellectuellement, la dictature monarchique s’est révélée, notamment en France, plus propice au développement de « la vraie positivité rationnelle » : c’est ainsi que les philosophes français du XVIIIe siècle (en particulier Fontenelle et Diderot) échappèrent à la fois à « l’empirisme anglais » et au « mysticisme allemand »43. Importante remarque quand on sait que, pour Comte, « le véritable esprit positif n’est pas moins éloigné, au fond, de l’empirisme que du mysticisme » qui sont « deux aberrations également funestes » (EP, § 15, p. 72). En évitant « la halte trompeuse du protestantisme » (C, 46 e l., p. 49), la France est passée directement de la situation catholique à l’entière émancipation intellectuelle.

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26 Comte fait l’éloge de l’administration politique de la France mise en place par Louis XI et renforcée par Richelieu. D’après lui, « la prépondérance du pouvoir central est tellement normale que malgré le protestantisme, épiscopal ou même presbytérien, elle caractérisa deux nobles exceptions, dans la Prusse et la Hollande »44. Le cas de la Prusse est si exceptionnel que Comte suggère de lui consacrer, dans « une histoire concrète », une analyse spéciale pour expliquer « la conciliation anormale qui s’y est établie entre la suprématie légale du protestantisme et l’ascendant réel de la royauté » (C, 56 e l., p. 519). Comte n’aura pas l’occasion d’écrire lui-même une telle étude, qu’il réservait sans doute aux chercheurs de son école, mais dans le Cours, il rend hommage à Frédéric II qui fut, avec Charlemagne, un des rares souverains capables d’apprécier les sciences (C, 56e l., p. 555), et dans le Système, il présente « l’incomparable Frédéric » comme le digne successeur de César et Charlemagne (SPP, III, p. 583), l’équivalent dans le domaine pratique de ce que Diderot représente pour la théorie. Le calendrier positiviste lui donne la présidence du mois dédié à la politique moderne. On pourrait s’étonner de voir Comte glorifier un chef d’Etat qui consacra autant d’efforts à augmenter la puissance militaire de son pays en plein milieu du XVIIIe siècle. Il justifie cet hommage en soulignant la manière dont se sont conjuguées sous son règne la tendance critique et la tendance organique (SPP, IV, p. 146). On sait que ce souverain fut un homme d’ordre et de pouvoir, qui maintint les structures autocratiques mises en place par ses prédécesseurs et poussa assez loin l’effort de centralisation, exceptionnel en Allemagne (Henri Pirenne dira que le despotisme éclairé est la rationalisation de l’Etat). Mais il incarna aussi le progrès des idées : il fut cet « incroyant notoire » (Pierre Gaxotte) qui donna au pouvoir un autre fondement que l’institution divine, un droit positif qui lui est propre45. Il améliora la législation, l’administration de la justice, l’agriculture, et mit en place un système d’enseignement auquel Comte fait déjà allusion dans un écrit de jeunesse (SA, p. 37). Mais cette promotion du despote éclairé a aussi une autre explication. Dans les années 1850, Comte s’adresse à plusieurs autocrates pour les convaincre d’adopter le positivisme comme la seule doctrine sociale garante de la famille et de la propriété46, le seul projet de réorganisation capable de satisfaire l’opinion publique et de maintenir l’ordre sans nuire au progrès. Il rêve alors de trouver un chef temporel qui lui accorderait sa protection officielle et jouerait pour la philosophie organique le rôle que Frédéric avait rempli pour la philosophie critique du siècle précédent. Le parallèle est explicite dans la lettre-manifeste du 20 décembre 1852 au tsar Nicolas (CG, VI, p. 472), où Comte ne manque pas de citer également Catherine II (qui restera cependant absente du calendrier). Il y revient dans les lettres adressées à ses disciples47. On a ici l’illustration d’une des nombreuses interférences entre la vie de Comte et les ajustements de sa doctrine.

Comte lecteur des philosophes allemands

27 Comte ne maîtrise pas l’allemand et sa connaissance des auteurs est celle d’un Français cultivé de son temps : beaucoup de Leibniz, un peu de Kant, quelques notions sur les contemporains par l’entremise de ses correspondants (d’Eichthal dans les années 1820, Ewerbeck dans les années 1850) ou des comptes rendus qui lui sont tombés sous la main.

28 De nombreuses pages consacrées à Leibniz mettent en évidence le progrès scientifique que représente la méthode infinitésimale. Comte y voit une technique très féconde,

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plus rapide et plus économique que les autres pour la formation des équations entre des grandeurs auxiliaires. « C’est à son usage que nous devons la haute perfection qu’ont enfin acquise toutes les théories générales de la géométrie et de la mécanique. Quelles que soient les diverses opinions spéculatives des géomètres sur la méthode infinitésimale, envisagée abstraitement, tous s’accordent tacitement à l’employer de préférence, aussitôt qu’ils ont à traiter une question nouvelle » (C, 6e l., p. 121). La méthode « aux limites » de Newton est à l’abri de certaines objections logiques adressées à Leibniz, mais offre moins de ressources pour la résolution des problèmes et n’a pas la même étendue ni la même généralité. « C’est très péniblement, par exemple, qu’on parvient à étendre la théorie de Newton aux fonctions de plusieurs variables indépendantes » (C, 6 e l., p. 122). L’obstination de Newton contre les notations infinitésimales de Leibniz (doublée d’un procès pour réclamer la paternité de l’invention) est une mauvaise querelle que Comte attribue à l’orgueil national du gouvernement anglais. « Cette longue querelle si bien sentie par Fontenelle et ensuite si bien sentie par Lagrange […] offrit pendant presque tout son cours un mémorable contraste entre la rectitude et la loyauté de Leibniz ainsi que de la plupart de ses partisans, et les injustes subtilités de la politique anglaise. La conduite de Newton, en cette grave occasion, fut assurément très peu honorable : puisque, d’un seul mot, il pouvait terminer cette scandaleuse discussion, en se déclarant personnellement convaincu […] de la parfaite originalité de Leibniz » (C, 56e l., p. 563). Comte rappelle ainsi ce que les mathématiques doivent à Leibniz : l’impulsion analytique « émanée de la grande révolution cartésienne » (C, 56e l., p. 564) se prolonge dans l’analyse ordinaire ou transcendante tendant à généraliser et à coordonner toutes les conceptions géométriques et mécaniques. 29 Comte aborde également, quoique de manière allusive, les idées de Leibniz sur la nécessité d’un nouveau gouvernement moral, réclamé par l’état présent des nations civilisées (CPS, p. 184). Il évoque la convergence de vues du roi Henri IV et de Leibniz sur le rôle de la diplomatie dans la construction d’une république à l’échelle de l’Occident (C, 55 e l. p. 423). A l’évidence, il fait ici allusion aux causes défendues par Leibniz en matière politique et religieuse. Pendant les tractations qui allaient déboucher sur la paix de Nimègue, Leibniz s’engagea en faveur des princes de l’Empire dans un écrit intitulé Cesarini Furstenerii de Jure Suprematus. Fontenelle en résume le contenu dans son Eloge de Leibniz : « Il prétendait que tous les Etats chrétiens, ceux d’Occident, ne font qu’un corps dont le Pape est le chef spirituel, et l’Empereur le chef temporel […] »48. L’autre épisode intéressant est la tentative de conciliation entre luthériens et catholiques romains. A la suite des propositions de l’évêque Spinola (Regulae circa christianorum omnium ecclesiasticam reunionem) et des conditions imaginées par Molanus, abbé de Lockum, pour rétablir la concorde (Methodus reducendae unionis ecclesiasticae), Leibniz avait rédigé une profession de foi (Systema theologicum) et avait entamé un échange épistolaire avec Bossuet. Leibniz était luthérien mais il ne s’opposait pas à l’hypothèse d’une autorité religieuse et pensait que les protestants et les catholiques pourraient à nouveau s’unir dans une même société en cédant les uns et les autres sur quelques points de discorde qu’il jugeait secondaires. On peut affirmer avec certitude que Comte connaissait cette tentative de conciliation (qui dans les faits échoua), car il possédait dans sa bibliothèque un recueil de textes assez répandu à l’époque (Bonald s’y réfère également49) rassemblant les principales pièces de ce dossier : Esprit de Leibnitz par Jacques-André Emery. L’éditeur, un membre de la

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Compagnie de Saint-Sulpice, y présente Leibniz comme un catholique de sentiment50 et donne de larges extraits concernant « la constitution de la république chrétienne » et le Concile de Trente51, où Leibniz imagine un « sénat général des chrétiens » qui, sous la double autorité du pape et de l’empereur, réglerait les différends qu’on continue de trancher à grands renforts de négociations et de traités. Comte admire en Leibniz le savant et le philosophe (un esprit encyclopédique dans lequel il pouvait reconnaître un devancier de même envergure) mais aussi le politique ou le diplomate dont la perspicacité est plusieurs fois soulignée. Comte place Leibniz à un rang élevé parmi les grandes figures de la philosophie qui s’intercalent entre Aristote et lui-même.

30 De Kant, Comte n’a qu’une connaissance de seconde main, comme il le reconnaît en 1842 (« Je n’ai jamais lu […] ni Vico, ni Kant, ni Herder, ni Hegel ; je ne connais leurs divers ouvrages que d’après quelques relations indirectes et certains extraits fort insuffisants »52). Cela ne l’empêche pas de voir en lui le plus grand des métaphysiciens modernes, à qui l’on doit la distinction de l’ordre objectif et de l’ordre subjectif. Comte rapproche la philosophie kantienne de sa propre théorie de la connaissance qui envisage le savoir comme résultant d’une relation entre le sujet et l’objet, relation qui trouve un ancrage anthropologique dans le rapport de l’humanité à son milieu de vie, le monde. L’intelligence est l’instance où s’équilibrent deux influences réciproques, du réel vers le sujet et du sujet vers l’objet de la connaissance : l’invariabilité des lois naturelles rejaillit sur l’esprit, lui apporte une fixité et une discipline, tandis que l’esprit coordonne les informations qu’il reçoit, et, par son activité propre, construit ses représentations. Comte interprète la philosophie kantienne de la connaissance, telle qu’il se la figure, comme une sorte d’application de la théorie biologique du milieu : « Toutes nos spéculations quelconques sont donc à la fois profondément affectées, aussi bien que tous les autres phénomènes de la vie, par la constitution extérieure qui règle le mode d’action, et par la constitution intérieure qui en détermine le résultat personnel, sans que nous puissions jamais établir, en chaque cas, une exacte appréciation partielle de l’influence uniquement propre à chacun de ces deux inséparables éléments de nos impressions et de nos pensées. C’est à l’équivalent très imparfait de cette conception biologique que Kant était seulement parvenu, à sa manière, avec les divers inconvénients graves […] qui restaient inhérents à sa marche métaphysique » (C, 58e l., p. 728). 31 Dans le Cours, Comte crédite le philosophe allemand d’une avancée non négligeable qui cependant ne pouvait fructifier dans un milieu aussi imprégné d’esprit métaphysique et aussi peu réceptif à une philosophie entièrement relative, ce que confirmera le revirement post-kantien en faveur de l’absolu (C, 58 e l., p. 727). Dans le Système, il relativise l’apport de Kant en suggérant que ce dernier n’ajoute finalement rien de fondamental aux réflexions de Hume sur la causalité et à la Lettre sur les aveugles de Diderot53, mais oriente en revanche les matériaux préparatoires à « la synthèse subjective » dans une voie métaphysique sans issue (SPP, III, p. 588-589).

32 Comte s’est aussi exprimé sur la philosophie pratique de Kant, dont il n’avait également qu’une connaissance sommaire. Selon une interprétation assez commune aux philosophes français du milieu du XIXe siècle, Kant, sceptique en métaphysique, fut dogmatique en morale et reprit d’une main ce qu’il avait lâché de l’autre. Cette lecture, qui est celle de Victor Cousin54, puis de Jules Barni, l’un des premiers traducteurs de Kant, permettait d’assimiler une partie de l’héritage kantien au spiritualisme français et de sauvegarder l’indépendance de la philosophie sans froisser les autorités catholiques. La « théologie morale » du kantisme fournissait pour cela un bon appui : il

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suffisait de la renforcer et d’aller chercher dans les postulats moraux de quoi justifier les places respectives de la philosophie et de la religion, ces deux sœurs incarnant l’une le devoir, l’autre l’espérance55. Mais d’autres auteurs se montrent beaucoup plus critiques envers la morale de Kant. Schopenhauer dénonce un recyclage des idées théologiques de loi et de commandement sous une apparente déduction rationnelle qui conduit Kant à se mystifier lui-même56. Proudhon ironise sur le « saut de carpe » par lequel « l’incomparable Kant, après avoir renversé par sa critique de la raison pure toutes les prétendues démonstrations de l’existence de Dieu, l’a retrouvée dans la raison pratique »57. De son côté, Comte n’hésite pas à parler à ce propos d’« hypocrisie ». Cependant, il prend du recul et replace Kant dans son contexte historique : le cas de Kant illustre ce qui arrive quand l’esprit théologico-métaphysique continue à jouer un rôle dominant dans le domaine moral en un temps où il est devenu impossible d’empêcher l’exercice de la raison chez les esprits cultivés. Il résulte de cette situation « une sorte d’hypocrisie collective » car alors, pour maintenir le peuple dans la soumission à l’autorité religieuse, une pression s’exerce sur les penseurs pour les contraindre d’affecter le respect des croyances. Kant ne fait que refléter cette situation équivoque, lui qui, après avoir solidement établi que les idées théologiques ne comportent aucune possibilité de démonstration, soutient avec force la nécessité de maintenir indéfiniment leur emprise58. Pour Comte, la connaissance des lois de l’histoire oblige à porter sur les hommes comme sur les périodes un jugement équitable59. Kant bénéficie donc de circonstances atténuantes : il s’est trouvé entraîné sur cette pente dangereuse « quoique sa haute moralité fût vraiment digne de son éminente intelligence » (le sage de Königsberg est immortalisé dans le calendrier positiviste où il a Fichte pour adjoint). L’exemple de Kant est un argument supplémentaire pour accélérer l’harmonisation de l’opinion et mettre en adéquation les pensées, les sentiments et les institutions, car aucun projet de réorganisation impliquant le peuple ne peut se construire sur la base du mensonge et du mépris des supérieurs envers les inférieurs. Si Kant n’est pas blâmable à titre personnel, son exemple n’en montre pas moins aux intellectuels ce qu’ils doivent éviter de faire. Dans le contexte du positivisme religieux, Comte pensera régler le problème en ajoutant à la maxime morale « Vivre pour autrui » cette autre maxime fondamentale, « Vivre au grand jour »60, qui ne manquera pas d’être critiquée par la suite comme une exigence abusive et inquiétante de transparence absolue. 33 L’emprise de l’esprit métaphysique sur les Allemands se reflète dans ce que Comte appelle « le panthéisme germanique »61 (sans doute en référence aux disciples de Hegel et Schelling et à la fameuse querelle du panthéisme dont Victor Cousin avait été la cible) et qui fait pendant au déisme français. La métaphysique, explique Comte, est ce mode d’explication qui, ayant remplacé les volontés divines par des entités, concentre celles-ci dans une grande entité générale, qui triomphe au XVIIIe siècle : la Nature. Substituée au créateur suprême, la Nature suscite une espèce de culte, plus abstrait et élitiste que le culte chrétien, mais au fond non moins incompatible avec le positivisme, puisqu’il repose sur un fondement fictif. Comte analyse la percée de l’athéisme au XVIIIe siècle comme un moment de décomposition avancée du système social catholique et non comme un moment fondateur. L’athéisme n’est même souvent que l’habillage d’une philosophie qui n’ose s’avouer comme une régression vers « un fétichisme vague et abstrait » (SPP, I, p. 48). Le père du positivisme tient d’autant plus à se démarquer d’un tel courant que le rejet de la croyance en Dieu – qu’il partage avec lui – présente un risque d’amalgame. Dans ses aspects les plus systématiques et religieux, le

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positivisme conserve la distinction entre le vivant et l’inorganique. Nier ce dualisme à l’époque moderne, c’est rétrograder. Tandis que le fétichisme accompagna les premiers efforts théoriques de l’humanité, cette « savante parodie » qu’est le panthéisme actuel pousse la raison vers « une ténébreuse rétrogradation » (SPP, I, p. 440). En réalité, le « panthéisme ontologique » (C, 55 e l., p. 446) n’est qu’un avatar de la « théologie métaphysique » dont il conserve la négativité. Lorsqu’il apparaît dans une doctrine, il est à mettre au compte des « aberrations métaphysiques ». Du protestantisme à ce panthéisme qui est la phase extrême de la philosophie négative, la philosophie allemande peut donc être désignée comme profondément métaphysicienne : profondément mais non pas irréductiblement, car c’est un enchaînement de phénomènes historiques ou sociaux qui a produit cet état de fait, et non une quelconque propriété interne à « l’âme d’un peuple »62. 34 Malgré cette critique de l’idée de Nature, Comte trouve certains mérites à la Naturphilosophie, qu’on appelle alors en France le « naturisme ». Il aborde cette école philosophique à travers Lorenz Oken, qu’il connaît principalement grâce à Blainville et dont il a pu lire l’Esquisse du système d’anatomie, de physiologie et d’histoire naturelle parue en français en 1821. Oken a son nom dans le calendrier. Lorsque Comte, en février 1850, ajoute Blainville (qui vient de mourir) comme adjoint de Lamarck au mois de Bichat (la science moderne), cette promotion ne fait aucun tort à Oken qui au contraire « monte en grade » puisqu’il devient « adjoint de Buffon » (CG, V, p. 128). Les naturistes allemands sont crédités d’un esprit synthétique et généralisateur qui, d’après Comte, est plus prononcé en Allemagne qu’ailleurs. Comte apprécie chez Oken l’esprit de système et le goût des classifications, et il le félicite aussi d’avoir compris que la méthode comparative est la méthode fondamentale en biologie. L’anatomie comparée lui permet, ainsi qu’à Goethe, d’élaborer « la saine théorie anatomique » (C, 45 e l., p. 866) qui fait du crâne un prolongement de la colonne vertébrale, laquelle est le véritable centre du système nerveux. Oken a bien montré le rôle de l’air et de l’eau dans le milieu des êtres vivants. En revanche, Comte déplore chez le savant allemand une simplification excessive fondée sur l’hypothèse vague d’un principe d’économie de la nature qui revient à prendre nos désirs pour la réalité. La réduction du nombre des éléments chimiques se recommande à tort d’Aristote qui au contraire « n’hésita point à compliquer l’idée abstraite qu’on se formait auparavant de la matière, uniquement pour la rendre plus réelle » (C, 36 e l., p. 593). Les naturistes allemands poussent les comparaisons jusqu’à identifier la « vie » et l’« activité spontanée », mais comme tous les corps naturels sont actifs, ils ne peuvent attribuer au concept de vie « aucune signification scientifique nettement déterminée » (C, 40e l., p. 679). Comme le montre J.- F. Braunstein dans un article consacré à ce thème, Comte reproche finalement à Oken « de se prononcer sur la nature des êtres au lieu de se contenter d’en décrire les réalités phénoménales à partir des sciences constituées »63. En résumé, il faut partir des sciences pour faire de la philosophie et non l’inverse64. 35 Comte est également attentif aux évolutions de l’Allemagne dans le domaine des études historiques, qui, explique-t-il, progressent depuis Bossuet vers des vues d’ensemble de moins en moins soumises au providentialisme. Ses références essentielles vont à Herder et – comme cela n’a pas échappé à Ernst Troeltsch65 – à l’école du droit historique de Friedrich Carl von Savigny, dont Comte a eu connaissance en 1824 par l’entremise de son ami Gustave d’Eichthal. Dans sa lettre à d’Eichthal du 5 août 1824, Comte distingue deux écoles allemandes : l’école « métaphysique » et l’école « historique » dans laquelle il range Herder, Buchholz, Heeren, Savigny et Meyer (CG, I,

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p. 104-110). Certes, Comte n’a pu avoir qu’un aperçu de leur œuvre ; mais Madame de Staël avait déjà contribué à introduire en France les idées de Herder, et Guizot, qui avait lu Herder, en parlait à Comte sur un ton élogieux (CG, I, p. 105). Pour Herder, chaque culture nationale constitue un tout organique qu’il faut étudier comme une réalité spécifique qui est à soi sa propre fin. L’idée génétique de germination et de croissance s’oppose aux constructions politiques échafaudées sur des bases préconçues et plaquées artificiellement sur le destin des peuples. Comte, qui, à l’instar de Maistre66, jugeait vaines les structures politiques confectionnées de toutes pièces selon des plans arbitraires, ne pouvait qu’être sensible à une telle idée. Comme Herder, Comte refuse d’assujettir le jugement historique à une rationalité niveleuse et orgueilleuse, qui jette le discrédit sur l’ensemble d’une époque ou sur la vie d’un peuple. Il va moins loin que Herder dans le rejet des Lumières puisqu’il conserve le schéma qui place la modernité européenne au point d’aboutissement de la rationalité, mais son organicisme social et son idée relativiste de la philosophie de l’histoire sont des motifs de rapprochement. 36 L’école du droit historique allemand marque peut-être un progrès encore plus frappant du fait que, depuis le XVIIIe siècle, les juristes forment, selon Comte, la classe métaphysique par excellence. Savigny et les autres fondateurs de cette école, Gustav Hugo et K. F. Eichhorn, critiquent le rationalisme juridique de l’Aufklärung en invoquant eux aussi le caractère génétique des institutions. Savigny définit le droit comme « moment de la vie d’un peuple » et condamne l’esprit du Code Napoléon en reprochant à ses rédacteurs d’avoir vidé le droit de sa source vive. Dans la continuité des idées de Herder, il soutient que le droit n’est pas une réalité autonome, uniquement livrée aux décisions législatives, mais qu’il est un élément d’une structure riche et articulée, comprenant en outre les langues, les coutumes et la religion. Le droit coïncide à chaque moment avec l’esprit du peuple qui s’incarne dans le système tout entier de la culture67. Il ne s’agit plus de créer des lois nouvelles d’après les principes de la raison, mais d’expliquer ce qui existe grâce à une archéologie permettant de mettre au jour le caractère organique du droit. Comte note, en 1824, que cette manière historique de traiter la législation s’oppose à la manière « métaphysique » représentée par les théories du contrat social et des droits de l’homme (CG, I, p. 133-138). Dans les Considérations philosophiques sur les sciences et les savants, il mentionne, à côté de Kant et de Herder, « une école qui conçoit la législation comme toujours déterminée nécessairement par l’état de la civilisation » (CPSS., p. 156-157). Il y revient dans le Cours lorsqu’il évoque « une école spécialement qualifiée d’historique et qui, en effet, a pris pour tâche de lier, à chaque époque du passé, l’ensemble de la législation avec l’état correspondant de la société » (C, 47 e l., p. 98). Savigny ne pouvait pas avoir son nom dans le calendrier puisqu’il mourut en 1861. En revanche, Herder y figure comme « adjoint » de Vico. 37 Pour achever cet inventaire, on remarquera la présence, dans le calendrier comtien, de Winckelmann68 (dans les noms accessoires) et de Hegel (dans les noms quotidiens). Comte s’est peu exprimé sur Hegel, mais les échos qui lui étaient parvenus lui avaient sans doute laissé entrevoir d’importantes analogies avec sa propre démarche. De fait, les affinités sont notables. L’avènement de la sociologie comme aboutissement des progrès d’un sujet général qui, parvenu à son état définitif, se prend lui-même pour objet, rappelle Hegel qui restitue le mouvement de l’esprit universel s’accomplissant dans la culture selon un processus qui élève la conscience jusqu’à sa détermination finale dans un savoir où l’objet et le sujet (là aussi) coïncident. L’incorporation du fétichisme au positivisme dans la Synthèse subjective pourrait même évoquer pour nous

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l’idée hégélienne selon laquelle le processus d’aliénations et de reconquêtes de l’esprit, tout en conduisant jusqu’au savoir final, le présuppose comme l’élément vivifiant les déterminations antécédentes et s’auto-posant par leur entremise. Pour autant, il serait assez problématique de présenter Comte comme un « Hegel français ». En effet, l’hégélianisme est un monisme spéculatif axé sur l’absolutisation de la conscience dans l’élément du savoir absolu entendu comme concept général de la science. Or dans le savoir total qu’est le savoir absolu, c’est la forme de la conscience, la différence du sujet et de l’objet, qui disparaît, tandis que la sociologie comtienne, au contraire, demeure un savoir relatif, limité par son objet : l’humanité. En poussant l’interprétation assez loin, on pourrait presque voir dans la revendication de la distinction du sujet et de l’objet, dualisme irréductible, le drame de la conscience scientifique qui appelle une « religion » (voir le drame de l’humanisme athée selon de Lubac). Hegel, lui, n’est pas un fondateur de religion : il mène jusqu’à son terme spéculatif l’identité « divine » du moment humain et du moment divin de l’esprit69.

Quand l’Allemagne devient… le cinquième élément

38 Pour Comte, la marche de l’humanité, qu’il convient d’étudier dans son unité de développement, peut être symbolisée par un personnage unique progressant toujours, selon une image empruntée à Pascal et reprise par Condorcet. Mais l’humanité ne progresse pas à la même vitesse dans toutes les parties du monde : la civilisation européenne incarne la trajectoire historique la plus complète et représente ainsi « l’avant-garde » de l’espèce humaine (C, 57 e leçon, p. 692), tandis que les autres permettent de retrouver notre évolution à des stades antérieurs de développement (Comte adopte la thèse des comparatistes du XVIIIe siècle qui cherchaient les traces du passé dans les sociétés primitives ou moins avancées). Le programme positiviste devra donc s’appliquer par étapes. Dans l’hypothèse d’une réorganisation sociale à grande échelle, seules des populations suffisamment avancées et présentant d’assez fortes similitudes pourront participer à la construction d’une république positiviste70. Dans un premier temps, seules les nations d’Europe occidentale sont concernées. Ensuite viendra le tour des pays d’Europe orientale et de la Russie, où les entreprises d’arts et métiers sont encore aux mains de la classe féodale (SA, p. 22), puis le mouvement gagnera l’ensemble de la race blanche avant de s’étendre à la totalité de l’espèce humaine « convenablement préparée » (C, 60e l., p. 782).

39 Dans le Système comme dans le Cours, l’intégration des cinq nations occidentales à la république positiviste est planifiée selon le principe d’une participation commune, différenciée, échelonnée. D’une part, les cinq grandes nations ont un rôle à jouer, puisqu’en vertu d’une synergie qui ne s’est pas démentie depuis le Moyen Age, elles forment un ensemble commun, une même civilisation (la notion de « synergie » s’applique aux nations comme aux classes sociales71). D’autre part, l’« homogénéité fondamentale de la population d’élite » n’exclut pas des « différences essentielles entre les cinq grandes nations principales qui la composent » (C, 57 e l., p. 692). L’Europe est un tout différencié (on notera que la politique comtienne se fonde toujours sur des différences intégrées). Enfin, ces nations n’ayant pas progressé au même rythme dans tous les domaines, leur intégration doit être échelonnée. Du Cours au Système, Comte applique les mêmes principes, mais il modifie l’échéancier puisque, comme nous le

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verrons bientôt, l’Allemagne, d’abord placée en troisième position (à la 57e leçon du Cours), est déclassée et tombe au cinquième et dernier rang (au tome IV du Système). 40 Dans la 57e leçon du Cours, Comte planifie une première fois la participation des nations occidentales à la réorganisation politique et parvient au classement suivant : France, Italie, Allemagne, Angleterre, Espagne. La position de la France est justifiée par un développement historique plus complet, avec la décomposition du régime monarchique, qui a atteint un point décisif ; l’évolution scientifique et l’évolution esthétique, qui ont acquis un grand « ascendant social » ; le progrès de l’industrie, qui rapproche les forces actives de la nation d’une « véritable suprématie politique » ; enfin, l’unité nationale, qui est une condition de « cette grande initiative européenne » (C, 57e l., p. 693). L’Italie bénéficie de ses atouts artistiques. La philosophie politique du positivisme pourra y faire revivre « les nobles conceptions du moyen âge sur la théorie universelle de l’organisme social d’après la séparation fondamentale des deux puissances élémentaires » (C, 57e l., p. 688). Pour les trois autres nations, le choix est plus difficile. Comte estime que la population allemande est « la mieux disposée aujourd’hui » (C, 57e l., p. 694). On notera qu’il s’agit d’un jugement circonstancié, qui pourra par conséquent être reconsidéré au fil des événements. Comte examine les points litigieux et montre comment l’Allemagne l’emporte malgré tout sur l’Angleterre : esprit militaire et religieux socialement moins prégnants, protestantisme moins ancré politiquement et moins universel, gouvernement monarchique (en Prusse) et non aristocratique (régime particulier à l’Angleterre, la Suède se rapprochant davantage du modèle allemand). Parmi les défauts caractéristiques de l’Allemagne, Comte mentionne la profonde influence de l’esprit métaphysique et la « mystique prédilection pour les conceptions vagues et absolues, directement contraire à toute vraie réorganisation sociale », mais cette tendance, d’ailleurs moins sensible dans l’Allemagne catholique, est en voie de régression. Viennent ensuite les véritables atouts : développement esthétique et scientifique plus poussé qu’en Angleterre, « surtout quant à l’ascendant social qui s’y rattache », supériorité philosophique, même si la métaphysique y est dominante, « précieuse disposition aux méditations générales, maintenant propres à y compenser plus qu’ailleurs les tendances dispersives de nos spécialités scientifiques » (ibid.). Comte avait déjà évoqué cet atout dans la 36e leçon, en présentant « la double faculté de généraliser et de systématiser » comme une qualité éminemment philosophique qui est aussi caractéristique du « génie allemand » que la clarté et la positivité sont caractéristiques du « génie français » (C, 36e l., p. 593 n). 41 Le concept de « génie propre » des nations mériterait à lui seul une longue analyse. Les génies romains avaient pour fonction de garder les hommes. Par extension, on parle de génie des lieux, de génies des peuples, de génies des villes72. Depuis le XVIIIe siècle (et indépendamment de la philosophie de Herder), ce terme désigne, chez les auteurs français, une disposition d’esprit (on parle en ce sens de « génie étroit ») ou un ensemble de caractéristiques qui s’applique aux peuples (« génie romain », « génie persan »…), aux siècles, aux religions (« génie du christianisme ») et aux littératures. Le génie d’un peuple est un concept assez souple pour accueillir des conceptions tantôt descriptives, tantôt explicatives (comme celles fondées sur le climat), ou encore mêlant les deux registres. Le génie d’un peuple est de l’ordre de la prédisposition ou (parfois indistinctement) de l’ordre des dispositions acquises à travers les habitudes, la langue, les gouvernements et les traditions de toutes sortes. Montesquieu a popularisé cette notion en relation avec sa théorie du climat : « il semble que la liberté soit faite pour le génie des peuples d’Europe et la servitude pour celui des peuples d’Asie »73 (on sait que

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Comte relativise l’influence du climat, critiquant Montesquieu sur ce point). Bien des propositions qui en découlent constituent pour nous des stéréotypes (« la profondeur des Allemands » et « le bon goût des Français »74). Si Comte n’échappe pas aux stéréotypes, il leur donne cependant une portée très particulière puisque la diversité européenne coïncide chez lui avec les différentes facettes de la positivité : utilité, scientificité, primat de l’affectif, etc. Ces caractéristiques sont énumérées dans la 60e leçon : prépondérance philosophique et politique de la France, réalisme et utilitarisme de l’Angleterre, esprit de généralité et de système de l’Allemagne75, spontanéité esthétique de l’Italie, sentiment de dignité personnelle et de fraternité universelle de l’Espagne (C, 60e l., p. 787). En définitive, l’Allemagne prend place au milieu de la série. Son développement industriel, moins avancé qu’en Angleterre, est plus indépendant de l’aristocratie et, par conséquent, plus près de son but social. Là encore, la comparaison joue en sa faveur. Quant à l’absence d’unité politique, on peut certes la voir comme un handicap, mais aussi bien comme une motivation en faveur d’un pouvoir spirituel fédérateur (C, 56e l. p. 694). L’Angleterre arrivera donc après l’Allemagne, et l’Espagne occupera le cinquième rang. 42 A la suite de « l’année sans pareille » (1845, l’année de sa passion pour Clotilde de Vaux) et sous l’effet de la révolution de 1848, Comte remanie le positivisme et lui donne une dimension religieuse. Comme l’indique H. Gouhier, « sa mission reste la même, mais les conditions historiques de son accomplissement sont changées »76. Comte en est désormais convaincu : le centre de l’existence humaine n’est pas intellectuel mais affectif ; la religion apporte une unité et un lien, elle assure une régulation permanente et permet de faire prévaloir l’altruisme sur l’égoïsme (« la personnalité » étant une tendance initialement plus forte que « la sociabilité »). La science et l’art convergent dans la morale, qui règle la nature humaine. L’existence humaine consiste à connaître, à aimer et à servir le « Grand Etre » (l’Humanité). Le projet politique proprement dit se précise, et prend forme dans ses moindres détails. Le système politique sera une « sociocratie », terme qui convient mieux que « démocratie » à un régime fondé sur des compétences reconnues et une soumission consentie. L’Occident se composera de soixante-dix républiques, chacune regroupant trois cent mille familles. La France sera partagée en dix-sept « intendances » dotées de magistratures locales (police et justice). Le pouvoir spirituel exercera son rôle de régulateur et de conseiller en lien avec sa mission éducative. Comte est persuadé que le positivisme est appelé à se répandre, comme jadis le christianisme, et qu’avant 1860 il aura sa chaire à Notre-Dame. Vision extravagante peut-être, sauf si l’on se souvient de Robespierre présidant au Panthéon la cérémonie dédiée à l’Etre suprême et à la nature, avec un bouquet de fleurs et un épi de blé à la main. Comme le souligne Wolf Lepenies, « les conceptions de Comte apparaissent immédiatement sous un tout autre jour quand on les voit non plus comme un catholicisme affadi, mais comme le prolongement d’une tradition politique révolutionnaire, dont les partisans savaient que, pour mobiliser les masses, on ne peut renoncer à la religion »77. 43 Comte reprend les structures du catholicisme pour former le cadre social de la nouvelle religion et interprète les motifs catholiques comme des anticipations de vérités positives qu’il suffira de transposer en leur donnant une orientation terrestre. « Lorsqu’il entre dans la Cité de Dieu, écrit Gouhier, Comte n’est pas dépaysé : Dieu n’est plus là, mais l’homme demeure »78. Comte voit par exemple dans le culte de la Vierge, qui s’épanouit au XIIe siècle, la préfiguration du culte de la femme et de l’Humanité, ou, selon ses termes, « une idéalisation spontanée de l’Humanité d’après l’apothéose de la

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Femme » (CG, VII, p. 238). En rejetant la Vierge au profit de Dieu, le protestantisme aura fait un pas en arrière et détourné la religion de sa signification véritable qui est humaine et non surnaturelle. Cette valorisation rétrospective du catholicisme incite Comte à privilégier désormais les populations catholiques du Midi, considérées comme étant finalement plus près du but que les peuples du Nord : « la commune régénération doit commencer au Midi, malgré la tendance des trois derniers siècles à changer l’ordre d’évolution déterminé par l’ensemble du passé » (SPP, III, p. 379)79. 44 Comte est donc amené à réviser son classement des pays occidentaux. Toutefois, contrairement à ce que pourraient laisser croire ses idées sur le protestantisme, il n’a pas réévalué le cas allemand d’un seul jet. Il lui a même fallu plusieurs années, et quelques déconvenues, pour placer l’élément germanique au dernier rang. L’examen de sa correspondance – la seule source dont nous disposions sur ce sujet – permet d’en faire la démonstration. A la fin de l’année 1849, Comte croit encore pouvoir dire que le positivisme a fait son entrée en Allemagne, songeant sans doute à ses relations avec Adolphe von Ribbentrop et August Hermann Ewerbeck80. Mais les contacts que Littré et Ewerbeck tentent d’établir avec Georg Friedrich Daumer et Ludwig Feuerbach81 ne donnent aucun résultat. Comte comprend alors que le positivisme n’a pas atteint les philosophes allemands. Les nouveaux hégéliens « ne sont pas encore sortis réellement de la fluctuation métaphysique » : « M. Daumer en est à désirer une doctrine naturelle, à la fois philosophique et religieuse, fondée sur la conception stoïcienne de l’âme du monde ! »82. Mais tous les espoirs demeurent : « Puisque le positivisme leur a été totalement inconnu jusqu’ici, il y a lieu d’espérer qu’il trouvera un digne accueil parmi eux, en attendant qu’il puisse atteindre jusqu’aux prolétaires germaniques » (Lettre de Comte à Laffitte, 2 octobre 1850, CG, V, p. 203). 45 Un penseur comme Feuerbach lui paraît toutefois trop âgé et déjà trop notoire pour épouser une doctrine qu’il n’aurait pas élaborée lui-même. Dans une lettre à Audiffrent du 9 mars 1851, il souhaite voir se développer les foyers méridionaux, qui, précise-t-il, ne risquent pas d’être détournés du positivisme par « la métaphysique protestante ou l’industrialisme excessif »83. Et cependant, même dans les pays protestants, rien ne lui semble perdu : « […] chez ces peuples anti-affectifs, les femmes nous deviendraient bientôt favorables si nous pouvions agir sur elles séparément des hommes. Car elles n’ont jamais été protestantes que par soumission, tant l’essor métaphysique est antipathique à leur nature, en exceptant les bas-bleus qui ne sont d’aucun sexe » (CG, VI, p. 33). 46 Il faudrait donc pouvoir s’adresser directement aux femmes allemandes : les femmes et les prolétaires constituent le socle du positivisme social (CP, p. 299), mais l’efficacité des idées philosophiques passe normalement par l’adhésion d’une élite intellectuelle qui les propage ensuite à l’intérieur du pays. Dans la lettre-manifeste du 20 décembre 1852 au tsar Nicolas, Comte prévoit un intervalle d’une demi-génération entre l’avènement du positivisme en France et son introduction en Italie, en Espagne, puis en Allemagne et en Angleterre. Remarquons que l’Espagne a été reclassée, mais que l’Allemagne arrive encore devant l’Angleterre. La lettre à Dix-Hutton du 8 décembre 1853 le confirme. Comte se plaint de la réticence des métaphysiciens allemands qui « montent assidûment la garde » (CG, VII, p. 148), mais continue à penser que les Allemands, parce qu’ils ont « mieux conservé la tendance aux conceptions générales et l’aptitude aux sentiments désintéressés », deviendront probablement positivistes avant les Anglais

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(« les Germains » avant « les Bretons », CG, VII, p. 148‑149). Par conséquent, si l’Espagne devance à présent l’Allemagne, il faut attendre le tome IV du Système (commencé en janvier 1854) pour que celle-ci passe derrière l’Angleterre. C’est là un témoignage de la haute idée que Comte se fait des qualités du peuple allemand.

47 Le tome IV du Système présente un nouveau classement : France, Italie, Espagne, Angleterre, Allemagne. Comte justifie celui-ci par des arguments détaillés, n’hésitant pas à s’expliquer sur les changements auxquels il a dû procéder. La nation italienne, « la plus esthétique de toutes les populations » doit son rang notamment à la prééminence poétique et musicale de sa langue, qui pourra être pratiquée dans tout l’Occident. La question de l’unité politique ne se pose plus : Comte souhaite que l’Italie se libère de la domination autrichienne et s’intègre directement à l’harmonie universelle. A l’occasion des soulèvements patriotiques de 1848-1849, il avait déjà opposé la perspective d’« une salutaire indépendance » à celle d’une « oppressive unité »84. Au sujet de l’Espagne, Comte fait son autocritique et s’accuse d’avoir été dans le Cours « trop préoccupé de motifs théoriques et pratiques ». Il rétablit cette nation à la place qui lui revient en fonction de ses atouts : digne appréciation des femmes, sens de la fraternité concilié avec l’obéissance, supériorité morale et sociale sur les peuples protestants, admirable disposition à accepter la présidence française. L’Espagne arrive donc au second rang. Les deux principaux obstacles qu’il lui reste à surmonter pour participer à la république occidentale sont l’inhumanité de la colonisation et l’impréparation de ses prêtres. Comte s’explique également sur la promotion de l’Angleterre. Certes, la colonisation et l’esclavage, l’anglicanisme et la fonctionnarisation des métaphysiciens (rémunérés sur le budget ecclésiastique), sont autant de points faibles. Mais les idées positivistes ont été philosophiquement mieux accueillies en Angleterre que dans leur pays d’origine. Le mérite des Anglais n’en est que plus grand : « les esprits britanniques ont dû noblement surmonter les justes répugnances qu’y suscitait mon premier classement des éléments occidentaux » (SPP, IV, p. 491). L’appréciation initiale qui leur était défavorable a donc joué le rôle de mise à l’épreuve : les Anglais ont ainsi pu faire leurs preuves et montrer au chef d’école qu’ils méritaient sa confiance. Les Allemands font désormais les frais de la comparaison : la résistance des Allemands à l’importation du positivisme contraste avec son succès aussi inattendu en Angleterre. Pour Comte, les obstacles ou les relais rencontrés dans la diffusion du positivisme sont des faits sociologiques qui doivent aussi recevoir une explication. Le bilan des Allemands est donc révisé à la baisse : ils n’ont pas de colonies mais oppriment des Occidentaux plus avancés qu’eux (allusion aux Italiens sous domination autrichienne) ; moins dégagés que les Anglais du régime militaire et de l’état théologico-métaphysique, « ils parviendront les derniers au terme général de la révolution moderne » (SPP, IV, p. 490). Comte établit un parallèle entre cette situation et celle des anciens Germains, tardivement romanisés et plus lentement intégrés à la société féodale (SPP, II, p. 379 ; IV, p. 490). L’Allemagne aurait conservé son rang initial si elle avait été au niveau de ses avant-gardes hollandaise et suédoise85. Mais « la maladie ontologique inhérente au protestantisme » y est trop répandue pour ne pas constituer un obstacle redoutable à l’instauration du positivisme. Surmonter un pareil obstacle est un défi à relever. Comte souligne qu’une telle réussite serait « le principal triomphe du positivisme » (SPP, IV, p. 497). 48 Les conditions qui rendront possible le ralliement de l’Allemagne au positivisme sont détaillées. Actuellement, ce sont les intellectuels allemands qui posent problème, car ce

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sont eux qui barrent la route au positivisme. Moins bien entretenus par les pouvoirs que leurs homologues anglais, ils ont une plus grande influence spirituelle et sont aussi plus éloignés des masses. Détourner le peuple allemand des « sophismes pédantocratiques » supposerait que l’on s’adressât directement au prolétariat. Comte espère, comme Marx, que les prolétaires allemands joueront prochainement un rôle politique, mais, à la différence de ce dernier, il mise en priorité sur les hommes d’Etat, directement concernés par la perspective d’une solution organique face au risque croissant d’insurrection. Le positivisme se heurte à la « situation » des Allemands et à leur faible conscience historique, due à un passé moins ancien et moins susceptible d’enrichir une mémoire collective (la culture allemande n’a pas de source grecque et ses origines théocratiques ne remontent qu’à « l’ébauche scandinave »86). Comte est conforté dans son jugement par la difficulté qu’il rencontre à faire accepter le calendrier positiviste chez les Allemands, alors que ceux-ci n’y sont pas moins représentés, loin s’en faut, que les Espagnols, qui s’y montrent plus accueillants. Malgré ces difficultés, il ne désespère pas de voir un jour le cinquième élément occidental se convertir au culte de l’Humanité. Les Allemands possèdent déjà une aptitude à « l’adoration abstraite » et l’influence hollandaise (grâce au foyer positiviste de La Haye87) pourrait jouer, comme on l’a vu par le passé, un rôle décisif. A terme, l’esprit positif triomphera de l’esprit métaphysique et l’école positive remplacera les « universités ontologiques » (SPP, IV, p. 500).

Du romantisme au positivisme : deux visions de l’Allemagne

49 En 1839, Edgar Quinet remarque, sans d’ailleurs s’en étonner, que la représentation que les Français se font de l’Allemagne demeure tributaire de l’image forgée par Madame de Staël au début du siècle. Pour les classes cultivées du moins, l’Allemagne reste « un pays d’extase, un rêve continuel, une science qui se cherche toujours, un enivrement de théorie, tout le génie d’un peuple noyé dans l’infini »88. Soulignant la « tendance vers le spiritualisme » des peuples du Nord89, Staël décrivait l’Allemagne comme la « patrie de la pensée »90, un pays où le sentiment religieux est ravivé conjointement par l’idéalisme métaphysique et par l’inspiration poétique, un pays où se manifeste encore « de l’enthousiasme rêveur »91. « La nation allemande peut être considérée comme la nation métaphysique par excellence »92. De l’Allemagne, Comte se fait une image à la fois proche et différente. Pour lui également, c’est une terre d’élection de l’esprit métaphysique, spéculatif et abstrait. Mais il y voit plutôt un obstacle qu’un avantage, la marque d’un retard historique et non d’une supériorité sur le matérialisme des Français. Cette inversion des signes est symptomatique d’une divergence radicale de points de vue, même si Madame de Staël reste une source possible, comme en témoigne sa présence dans le calendrier positiviste93. Pour cette protestante éclairée, fille du XVIIIe siècle et fervente lectrice de Rousseau, le pays de Lessing et de Kant réalise la conciliation de la raison et du sentiment, de l’esprit des Lumières et de l’esprit religieux. A ses yeux, « ce qui donne en général aux peuples modernes du nord un esprit plus philosophique qu’aux habitants du midi, c’est la religion protestante que ces peuples ont presque tous adoptée »94. Le protestantisme « étant beaucoup plus favorable aux lumières que le catholicisme »95, la philosophie allemande chemine dans la bonne direction. Comte pense exactement le contraire : la forte aptitude des

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Allemands à la philosophie ne doit rien au protestantisme, car ce n’est ni la capacité de douter ni le libre examen qui constitue le principal atout des Allemands, mais leur sens des généralités et leur esprit systématique.

50 L’opposition entre idéalisme et philosophie de l’expérience, qui restait la ligne de clivage déterminante à l’époque des Idéologues, notamment pour défendre une philosophie nationale qui fût, somme toute, dans la continuité des Lumières, disparaît dans le positivisme au profit d’une autre distribution, qui découle de la loi des trois états. Madame de Staël peinait à expliquer que l’Allemagne, pays métaphysique et rêveur, connût autant de progrès scientifiques et techniques96. L’image de l’Allemagne qu’elle avait forgée ne cadrait pas avec cette réalité. Comte échappe à ces incohérences en étudiant le conflit des tendances théologique, métaphysique et positive, c’est-à-dire en opposant une conception dynamique des sociétés à une conception essentialiste et statique des nations97. 51 Pour un Français de la monarchie de Juillet, l’Allemagne romantique a deux visages : il y a celle de Werther et des égarements de l’enthousiasme, popularisée par Staël, et celle, orageuse et inquiétante, des Nibelungen et des forces telluriques, contre laquelle Heine mettait en garde le public français98. Comte ne se laisse fasciner par aucune de ces représentations. Les beautés du massif du Harz échappent sans doute à ce philosophe pour qui la nature n’a pas de valeur intrinsèque. Mais l’admirateur d’Alessandro Manzoni et de Walter Scott aurait pu trouver quelque charme au romantisme moyenâgeux de ses contemporains allemands (Novalis, Tieck, Arnim). La sensibilité romantique de Comte réside en effet dans son sens de l’Histoire, dans une vision historique qui inclut sa propre théorisation (l’auteur théorisant les événements de sa vie et intégrant ceux-ci à sa construction philosophique, elle-même conçue comme un grand opéra). Sa vision grandiose et prophétique peut être comprise comme une réaction à l’individualisme et au rationalisme abstrait et comme la recherche d’une nouvelle synthèse qui colmate les brèches de la modernité en l’inscrivant dans le temps long, sans renier la signification profonde des ruptures. On notera que ces ruptures sont également intégrées et « dialectisées » dans le romantisme allemand, qui peut s’interpréter comme aspiration à une vie organique où la fusion de la philosophie et de l’esthétique serait enfin réalisée. Comte se représentait lui-même comme « l’organe individuel dont l’Humanité se sert pour systématiser sa destinée finale » (CG, VI, p. 295), mais il est certain qu’aveuglé par le sens de sa mission et par son esprit de système, il n’a finalement perçu les cultures nationales qu’à travers le prisme de son projet, sans se soucier davantage de leurs évolutions propres.

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NOTES

1. V. E. PÉPIN, « Terre et peuples. Rôle du facteur géographique sur les formations nationales et les constitutions politiques », Revue Occidentale, n° 1, 1904 (1er janvier), p. 100-101. 2. Le mot est écrit avec un h minuscule dans le Cours et avec une majuscule dans le Système. Quand cela s’impose, nous respecterons la graphie en tenant compte du contexte. 3. Comme Henri GOUHIER l’a montré dans des études qui ont fait date (La vie d’Auguste Comte, Paris : Gallimard, 1931 et La jeunesse d’Auguste Comte et la formation du positivisme, Paris : Vrin, 1936, 3 vol.), Comte emprunte des idées familières à Saint-Simon (caractère industriel de la société moderne, nécessité d’un nouveau pouvoir spirituel, unité de l’Europe) mais les présente dans une théorie qui définit la civilisation en découvrant le sens de l’histoire. Soucieux de construire sa propre légende, Comte récusa l’hypothèse d’une quelconque influence en faisant passer Saint-Simon pour un détestable charlatan. 4. De la réorganisation de la société européenne ou de la nécessité et des moyens de rassembler les peuples de l’Europe en un seul corps politique en conservant à chacun son indépendance nationale, publié en 1814, est co-signé par Augustin THIERRY et Claude-Henri de SAINT-SIMON. H. GOUHIER le considère comme le premier texte méthodique de SAINT-SIMON et, remarquant que la gravitation universelle n’y joue

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aucun rôle, en attribue le mérite au secrétaire (La jeunesse d’Auguste Comte…, t. 2, p. 345 et t. 3, p. 80-92). Dans cet écrit de circonstances, SAINT-SIMON et A. THIERRY corrigent le projet de l’abbé de SAINT-PIERRE pour parvenir à la paix perpétuelle, combinaison de forces particulières et exutoire d’ambitions dépassées. Après l’effondrement de l’empire napoléonien, il s’agissait de proposer une organisation supérieure aux intérêts des nations, une confédération fondée sur un axe anglo- français, appuyée sur des institutions laïques et non sur la religion qui était le levier de la Sainte- Alliance (voir Pierre MUSSO, Le saint-simonisme, l’Europe et la Méditerranée, Houilles : Editions Manucius, 2008). 5. Juliette GRANGE, « Auguste Comte, républicanisme et sciences », Zénon, n° 2, 2 e semestre 2004, p. 77-93 (citation : p. 88). 6. SAINT-SIMON et A. THIERRY, De la réorganisation européenne ou de la nécessité et des moyens de rassembler les peuples de l’Europe en un seul corps politique en conservant à chacun son indépendance nationale, Lausanne : Centre de recherches européennes, 1967, Livre Ier, ch. II. , p. 35. Sur les origines de la société européenne selon SAINT-SIMON, voir H. GOUHIER, La jeunesse d’Auguste Comte…, t. 3, p. 67-68. 7. Joseph DE MAISTRE, Du Pape, Genève : Droz, 1966, Livre second, ch. X, p. 194. Comte avait lu cet ouvrage avec enthousiasme, parce que Maistre pose le problème politique sur le bon terrain, même si la solution qu’il propose est rétrograde. 8. Jürgen HABERMAS, Après l’État-nation. Une nouvelle constellation politique, traduit de l’allemand par Rainer ROCHLITZ, Paris : Fayard, 2000, p. 110. 9. SAINT-SIMON et A. THIERRY, De la réorganisation européenne…, Livre II, ch. I, p. 52. 10. MONTESQUIEU, Réflexions sur la monarchie universelle en Europe, Œuvres complètes, t. II, Oxford : Voltaire Foundation, 2000, ch. II, p. 342. 11. VOLTAIRE, Histoire de la guerre de 1741, Paris : Garnier Frères, 1971, « Avant-propos », p. 3. 12. Emer DE VATTEL, Le droit des gens ou principes de la loi naturelle appliqués à la conduite et aux affaires des nations et des souverains, Londres, 1758, t. II, Livre III, ch. III, § 47, p. 39-40. 13. Jean-François BRAUNSTEIN, « Auguste Comte, l’Europe et l’Occident », in Françoise CHENET- FAUGERAS (dir.) Victor Hugo et l’Europe de la pensée, Paris : Nizet, 1995, p. 193-206. 14. Jean-Jacques ROUSSEAU y voit un facteur de sécurité pour l’équilibre européen (Extrait du projet de paix perpétuelle de M. l’abbé de Saint-Pierre, Pléiade, p. 572) ; SAINT-SIMON pense que l’Allemagne, malgré son retard, jouit d’atouts considérables par sa position géographique et les vertus de ses habitants (SAINT-SIMON et A. THIERRY, De la réorganisation européenne…, Livre III, chapitre XII, p. 80-81). 15. En allemand : Übergang ( HEGEL, Die Vernunft in der Geschichte, Hamburg : Felix Meiner Verlag, 1994, p. 65). 16. Voir R. EUCKEN, « Zur Würdigung Comte’s und des Positivismus », Philos. Aufsätze, Eduard Zeller und seinem 50jährigen Doktor-Jubiläum, Leipzig : Fues’s Verlag, 1887, p. 67-68. 17. Principale pratique institutionnelle du positivisme religieux, la commémoration passe par l’élaboration d’un calendrier, avec des saints laïques et des « sous-saints ». Aux « types de premier ordre » revient le nom des mois. Aux « types de second ordre » sont attribués les dimanches. Les « meilleurs émules du type dominant chaque mois » sont répartis sur les jours de la semaine. Ceux-ci ont pour la plupart un adjoint, sorte de suppléant dont le nom figure en italiques : tous les quatre ans, ces « noms accessoires » remplacent les principaux, pour permettre d’inclure un plus grand nombre de personnages qu’il y a de jours dans l’année. 18. Voir par exemple MONTESQUIEU, Lettres persanes, CXXXVI, Œuvres complètes, texte présenté par Roger CAILLOIS, Paris : Gallimard, « Pléiade », 1949, t. I, p. 335 ; MONTESQUIEU, Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence, ch. XIX, Œuvres complètes, Paris : Gallimard, « Pléiade », 1951, t. II, p. 176-182 ; VOLTAIRE, Essai sur les mœurs et l’esprit des nations (Paris : Garnier, 1963, t. I, ch. IX, p. 303-306).

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19. L’abbé DUBOS prétendait que les Francs avaient pénétré en Gaule avec la bienveillance des Romains. MONTESQUIEU, contestant cette thèse, affirmait que les lois féodales plongent leurs racines dans les forêts de Germanie. Les Germains ne connaissaient pas les fiefs parce que leurs princes n’avaient pas encore de terres à donner, mais ils avaient des vassaux parce qu’il y avait des hommes fidèles liés par leur parole (MONTESQUIEU, L’esprit des lois, Livre XXVIII, ch. 3 et Livre XXX, ch. 2-3, Œuvres complètes, Paris : Gallimard, « Pléiade », 1951, t. II, p. 794-795 et 884-885). 20. Par sa conception progressiste de l’histoire, Comte se démarque ici de BONALD pour qui le traité de Westphalie avait consacré « le dogme athée de la souveraineté religieuse et politique de l’homme, principe de toutes les révolutions, germe de tous les maux qui affligent la société […] » (Essai analytique sur les lois naturelles de l’ordre social…, p. 37). 21. SAINT-SIMON et A. THIERRY, De la réorganisation européenne…, p. 25-26 (« Aux parlements… »). 22. H. GOUHIER, La jeunesse d’Auguste Comte…, t. 3, p. 278. 23. Germaine DE STAËL, De l’Allemagne, Paris : Garnier-Flammarion, 1968, t. II, p. 244. 24. « Tout l’Occident participe à la décomposition spontanée ; mais la négation systématique ne prévaut qu’au Nord » (CP, p. 289). 25. HEGEL, Leçons sur la philosophie de l’histoire, Vrin, 1970, p. 263-346 (« Le monde germanique »). 26. C, 47e l., p. 82, note. On trouve une remarque similaire chez Heinrich HEINE : « Dans le Nord de l’Europe et de l’Amérique, c’est-à-dire dans les pays scandinaves et anglo-saxons, d’une façon générale dans les pays germaniques […] la Palestine a pris tant d’influence qu’on s’y croirait transporté parmi les Juifs. Ainsi les Ecossais protestants : ne sont-ils pas des Hébreux, avec leurs noms aux consonances bibliques […] ? Il en va de même dans certaines provinces de l’Allemagne du Nord et au Danemark, sans parler de la plupart des communautés nouvelles des Etats-Unis où l’on singe de façon pédantesque la vie de l’Ancien Testament ». (Heinrich HEINE, Ecrits autobiographiques, traduit de l’allemand par Nicole TAUBES, postface de Michel ESPAGNE, Paris : Cerf, 1997, p. 48). 27. CG, VI, p. 208. 28. Cours de sociologie ou philosophie de l’histoire professé par M. Auguste Comte au Palais Cardinal en 1850, feuillet 53. Manuscrit inédit (prochainement publié) conservé aux Archives de Sciences Po – Paris (fonds Parodi, sous la responsabilité de D. Parcollet). Cf. les allusions à ce personnage dans C, 55e l., p. 438 et SPP, III, p. 552. 29. Ce courant prend sa source dans les passages où de MAISTRE critique l’aveuglement de ses contemporains dont les jugements sont faussés par « des préjugés protestants, philosophiques, jansénistes et parlementaires » constituant un « quadruple bandeau » (Du Pape, Livre second, ch. VII, p. 176). L’identité des adversaires se déplace quelque peu au fil du temps mais le protestantisme reste une constante jusqu’à Charles MAURRAS. 30. SPP, III, p. 551-552 ; IV, 368 ; CG, VII, p. 104. 31. « La vraie nature de cette immense maladie réserve nécessairement aux philosophes son principal traitement ; car elle consiste surtout en une sorte d’aliénation chronique qui, depuis la fin du moyen âge, dispose ici chacun à ne reconnaître, au fond, d’autre autorité que la sienne, du moins envers les questions les plus compliquées et les plus importances » (CG, VI, p. 452). Cf. aussi SPP, IV, p. 368. 32. Charles MAURRAS, Devant l’Allemagne éternelle, Paris : « A l’étoile », 1937, p. 255. 33. « L’Allemagne n’a pas fait de révolution directe contre ses princes et ses rois, elle en a fait une contre la papauté au XVIe siècle, elle en a entrepris une au XIXe siècle, au XXe contre l’ordre du monde, l’Europe et la civilisation. Sa discipline politique et militaire comme son esprit scientifique, comme aussi la production de quelques personnalités de valeur, ont mis longtemps, trop longtemps, des moyens de réalisation puissants au service de cette idée construite au rebours de la sagesse et de la raison : l’individualisme anarchiste utilisé au profit d’un peuple « (Devant l’Allemagne éternelle, p. 252).

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34. Dans sa lecture de l’histoire de France, C. MAURRAS défend la thèse des romanistes. « Le grand mérovingien, Clovis, se distingue par un acte antigermanique au premier chef ; il renonce aux dieux des germains, il embrasse le culte gallo-romain » (Devant l’Allemagne éternelle, p. 48) 35. C. MAURRAS, Réflexions sur la Révolution de 1789, Paris : Les îles d’or, 1948, p. 9. 36. C. MAURRAS s’en prend « au Germain éternel », qui, des barbares antiques à Hitler, en passant par le nationalisme de Fichte, menace la France et la civilisation. 37. C, 56e l., p. 535. 38. On sait que Comte est rebelle au concept de « Renaissance ». Pour lui, le rejet spontané du système catholico-féodal se produisit dans une situation socialement trop confuse pour donner à l’art une orientation originale ; dans ces conditions, les artistes ne pouvaient se raccrocher qu’à « une direction artificielle et précaire » : l’imitation servile de l’antiquité (C, 57 e l., p. 647). On notera que l’art allemand du XVIe siècle, en particulier l’art décoratif, était souvent attribué à l’influence italienne et notamment vénitienne. Voir par exemple VOLTAIRE, Essai sur les mœurs et l’esprit des nations, Paris : Garnier, 1963, t. II, ch. CXIX, p. 135-136. 39. Par exemple le mosaïsme qui fait un saut du fétichisme au monothéisme au lieu de passer par l’étape du polythéisme. 40. CONDORCET, Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, Paris : Flammarion, 1988, p. 257 ; G. DE STAËL, De la littérature, Paris : Garnier, 1998, I, 17, p. 236. 41. Bach n’est pas cité. On notera que le choix des compositeurs n’est pas indifférent. Gluck (1714-1787) est né en Bavière et mort à Vienne. Mozart (1756-1791) est né à Salzburg et mort à Vienne. Beethoven (1770-1827) fut élevé dans le catholicisme. Carl Maria von Weber (1786-1826) eut pour maître Michael Haydn, l’organiste de la cathédrale de Salzburg. Haendel (1685-1759) était luthérien, mais il eut pour protecteurs des dignitaires catholiques et fut particulièrement apprécié à Rome. A noter également : Haendel composa des opéras « italiens » et Gluck imita le style de l’école napolitaine. Sur la géographie musicale de l’Europe, cf. G. DE STAËL, De l’Allemagne, t. II, p. 255. 42. CPSS, p. 181. 43. C, 57 e l., p. 585. Sur le mysticisme comme particularité allemande, cf. G. DE STAËL, De l’Allemagne, t. II, p. 270. 44. SPP, III, p. 578. En France, la centralisation prend une tournure rétrograde dans la seconde moitié du règne de Louis XIV : ainsi s’explique le renversement de la royauté un siècle après (CG, VI, p. 241). 45. Voir Pierre GAXOTTE, Frédéric II, Paris : Fayard, 1972, ch. IX, p. 284-328. 46. CG, V, p. 130, 199, VI, p. 164, 354, etc. 47. Comte signale qu’il vient de proposer « envers la philosophie positive, un noble patronage public, équivalent à celui que la philosophie négative obtint du grand Frédéric, et même de Catherine II » (Lettre à AUDIFFRENT, 30 décembre 1852, CG, VI, p. 479). 48. FONTENELLE, Œuvres complètes, Paris : Fayard, 1994, t. VI, p. 380. 49. Voir L. DE BONALD, Essai analytique…, p. 42. On notera que BONALD se représente LEIBNIZ comme « le génie le plus vaste, peut-être, qui ait paru parmi les hommes » (p. 40). 50. Voir Jacques-André EMERY, Esprit de Leibnitz ou recueil de pensées choisies sur la religion, la morale, l’histoire, la philosophie, Lyon : Jean-Marie Bruyset, 1772, t. I, préface, p. xxvj. 51. J.-A. EMERY, Esprit de Leibnitz , t. II, p. 9-12, p. 65 et suivantes, etc. 52. COMTE, Cours, Préface personnelle précédant la 56e leçon, p. 479 note. 53. La construction d’une filiation qui passe par « l’école organique » de Diderot et Condorcet (son « principal précurseur direct ») vise à évacuer la paternité encombrante de Saint-Simon. Dans ce contexte, Comte cite parmi les précurseurs indirects de sa philosophie Hume et « accessoirement » Kant (CG, VI, p. 325). 54. Victor COUSIN, Leçons sur la philosophie de Kant, Paris : Ladrange, 1844, p. 355.

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55. V. COUSIN, Cours de l’histoire de la philosophie moderne, Paris : Ladrange, Didier, t. I, p. 364. 56. Arthur SCHOPENHAUER, Le fondement de la morale, traduit de l’allemand par A. BURDEAU, introduction Alain ROGER, Paris : Aubier Montaigne, 1978, § 8, p. 74. 57. Pierre-Joseph PROUDHON, De la Justice dans la Révolution et dans l’Eglise, Paris : Marcel Rivière, 1930, t. I, p. 322. 58. EP, § 52, p. 171-175. Voir aussi SPP, III, p. 606, où Comte évoque « une hypocrisie analogue à celle de Kant qui, malgré ses démonstrations décisives contre la réalité des croyances surnaturelles, s’efforçait sincèrement de les rétablir, au nom de leur nécessité sociale ». 59. Comte critique la réprobation dont fait l’objet tout le Moyen Age et retrouve certains arguments de J. DE MAISTRE (« C’est un insupportable sophisme […] de supposer constamment que ce qui serait condamnable de nos jours, l’était de même dans les temps passés », Du Pape, Livre second, ch. VII, p. 170). 60. Le positivisme religieux comporte deux maximes morales fondamentales : « Vivre pour autrui » et « Vivre au grand jour ». La devise « Ordre et progrès » est conservée mais intégrée à un triptyque qui en donne le sens : « L’Amour pour principe, l’Ordre pour base et le Progrès pour but ». 61. CG, V, p. 120. 62. Voir le rejet de cette notion par son disciple le député Maurice AJAM dans le débat sur l’Alsace- Moselle après 1870 (cf. plus loin dans le présent numéro). 63. J.-F. BRAUNSTEIN, « Comte, de la nature à l’humanité », in Olivier BLOCH (dir.), Philosophie de la nature, Paris : Publications de la Sorbonne, 2000, p. 259-269. 64. Il est intéressant de lire, en parallèle, le chapitre où G. DE STAËL décrit les effets de l’idéalisme allemand sur les sciences naturelles et le concept de vie (De l’Allemagne, t. II, p. 165-175). 65. Voir E. TROELTSCH, Die Dynamik der Geschichte nach der Geschichtsphilosophie des Positivismus, Berlin : Verlag von Reuther und Reichard, 1919, p. 30. 66. « Une des grandes erreurs de ce siècle est de croire […] qu’on peut faire une constitution comme un horloger fait une montre » (J. DE MAISTRE, De la souveraineté du peuple. Un anti-contrat social, texte établi par Jean-Louis DARCEL, Paris : PUF, 1992, Livre I, ch. VII, p. 122). 67. Sur les rapports de l’école historique du droit avec la notion de Volksgeist, voir Simone GOYARD-FABRE, Les fondements de l’ordre juridique, Paris : PUF, 1992, p. 198-201. 68. Comte retient notamment ce que WINCKELMANN dit au sujet des beaux-arts : « qu’une prévention favorable est indispensable à leur saine appréciation » (CG, V, p. 181). 69. On trouvera une comparaison plus approfondie dans notre ouvrage : Laurent FEDI, Comte, Paris : Les Belles Lettres, 2e édition, 2004, p. 73-76. 70. Cf. notamment Plan, p. 91, Cours, 57e l., p. 665. 71. L’adjectif « synergique » fait pendant à « sympathique » et à « systématique » : dans le système social comtien, ces trois termes qualifient respectivement les prolétaires, les femmes et les prêtres. Historiquement, Comte fait remonter la synergie des nations européennes à Charlemagne. La même idée est exprimée par G. DE STAËL qui évoque l’influence réciproque et la complémentarité des peuples du Nord et des peuples du Midi dans la chrétienté du Haut Moyen Age (De la littérature, I, 8, p. 136). 72. DE JAUCOURT, article « Génie » de l’Encyclopédie, t. VII, 1757, p. 581. 73. MONTESQUIEU, Lettres persanes, CXXXI. 74. G. DE STAËL, De l’Allemagne, t. II, p. 75. Les différences de climat sont souvent avancées, bien qu’elles n’expliquent pas tout (cf. p. 75 et p. 152). 75. Ces caractérisations étaient des lieux communs. Voir par exemple G. DE STAËL : « Les ouvrages des Allemands sont d’une utilité moins pratique que ceux des Anglais ; ils se livrent davantage aux combinaisons systématiques […] (De la littérature, I, 17, p. 239). 76. H. GOUHIER, La vie d’Auguste Comte, p. 230.

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77. W. LEPENIES, Auguste Comte. Le pouvoir des signes, p. 111. 78. H. GOUHIER, La vie d’Auguste Comte, p. 232. 79. En termes clairs, les peuples du Nord ont préparé la crise finale (par le travail de l’esprit critique) mais ce sont les peuples du Midi (préservés de la métaphysique protestante et de l’égoïsme industriel) qui ont vocation à la terminer. Cf. CG, V, p. 120. 80. Dans une lettre du 26 décembre 1849 à Benedetto PROFUMO, COMTE dresse ce premier bilan de la diffusion de ses idées : « Depuis une dizaine d’années, le positivisme a pénétré avec succès chez les Occidentaux du nord, d’abord en Angleterre, ensuite en Allemagne, et surtout en Hollande. Il a même fait de solides progrès en Espagne, mais je n’avais encore aucune connaissance de son heureuse entrée en Italie » (CG, V, p. 120). 81. Voir Mary PICKERING, Auguste Comte. An intellectual biography, Cambridge University Press, 2009, vol. II, p. 544-546, et notre avant-propos dans le présent volume. 82. Lettre de COMTE à LAFFITTE, 25 septembre 1850, CG, V, p. 201. 83. Comte va ensuite associer de plus en plus souvent protestantisme et déisme. Cf. par exemple CG, VI, p. 90 : « La grande initiative française doit de plus en plus s’appuyer principalement sur les populations préservées du protestantisme et du déisme » ; CG, VII, p. 124 : « Sauf des exceptions individuelles, qui vont devenir de plus en plus rares, nous ne devons attendre que de l’antipathie des protestants et des déistes. Ils sont, au fond, tout autant arriérés d’esprit que les catholiques, et leur cœur est ordinairement vicié. Nous verrons de plus en plus se multiplier les cas, déjà réalisés, d’ascension directe du catholicisme au positivisme, sans traverser aucun négativisme ». 84. Lettre à Pierre LAFFITTE du 2 octobre 1849, CG, V, p. 94. Il revient sur la question en 1852 pour préciser que le positivisme transformera les États italiens en cités. Comte critique Mazzini et les « rêves subversifs des unitaires ou des fédéralistes italiens » (CG, VI, p. 309). 85. Comte vante l’aptitude esthétique des Hollandais et la qualité de leurs mœurs industrielles et se montre indulgent pour leur système colonial, mieux organisé que celui des Anglais et plus libéral que celui des Espagnols. 86. SPP, IV, p. 500. 87. Le positivisme avait pris racine à La Haye, Aberdeen, Londres et Bruxelles. 88. Edgar QUINET, Allemagne et Italie. Philosophie et poésie, Bruxelles : Hauman, 1839, t. I, p. 44. 89. G. DE STAËL, De l’Allemagne, t. II, p. 93. 90. G. DE STAËL, De l’Allemagne, t. I, p. 47. 91. Lettre de G. DE STAËL à L.-P. BÉRENGER du 25 novembre 1808, Correspondance générale, t. V, texte établi et présenté par Béatrice W. JASINSKI, Paris : Hachette, 1982-1985, p. 564. 92. G. DE STAËL, De l’Allemagne, II, p. 141. 93. Comte apprécie cette phrase de MADAME DE STAËL : « Il n’y a rien de réel au monde qu’aimer » (cf. CG, VI, p. 232). 94. G. DE STAËL, De la littérature, p. 186. 95. G. DE STAËL, De l’Allemagne, t. II, p. 255. 96. G. DE STAËL, De l’Allemagne, t. II, p. 165. 97. Comte n’aurait eu aucune peine à montrer que l’explication du destin d’un peuple par son identité propre mobilise tautologiquement « une simple dénomination abstraite du phénomène considéré » (EP, § 9, p. 58). 98. Voir H. HEINE, L’école romantique, trad. P. PÉNISSON, Paris : Cerf, 1997, p. 132-133.

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RÉSUMÉS

La considération de « l’élément germanique » chez Comte participe d’un projet de réorganisation européenne. Madame de Staël avait légué l’image d’une Allemagne rêveuse et métaphysicienne. Comte développe une autre représentation : celle d’un pays marqué par l’esprit protestant (négatif et critique) et la philosophie de la nature (un panthéisme philosophique). Ces caractéristiques incitent Comte à dégrader le rang de l’Allemagne dans le classement des cinq nations européennes susceptibles de participer à la construction d’une république occidentale positiviste. Toutefois, Comte a hésité avant de déclasser l’Allemagne, car celle-ci possède aussi un formidable atout : le sens des généralités et de la systématisation, indispensable à la philosophie positive. C’est la « situation » de l’Allemagne qui est jugée, et non la nation allemande. Ainsi est- ce à travers l’histoire, et la loi qui en règle le cours, qu’il convient d’étudier cette question.

AUTEUR

LAURENT FEDI

Maître de conférences en philosophie, (EA 2326) Université de Strasbourg

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Franz Brentano et le positivisme d’Auguste Comte

Denis Fisette

Je remercie Hamid TAIEB et Guillaume FRÉCHETTE pour leurs remarques, et le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada pour son soutien financier.

1 L’article de Franz Brentano « Auguste Comte et la philosophie positive », paru en 1869 dans la revue Chilianeum, constitue un événement dans la réception de la philosophie de Comte en Allemagne. Car, comme le rappelle Brentano au début de cet article, la philosophie positive de Comte était alors peu connue en Allemagne, et l’influence qu’elle a exercée sur la philosophie allemande au XIXe siècle vient principalement de l’Angleterre où le positivisme de Comte a reçu un accueil favorable chez des philosophes comme John Stuart Mill et Herbert Spencer, deux philosophes dont le jeune Brentano se sentait très proche. S’adressant aux lecteurs de la revue catholique Chilianeum, Brentano, alors jeune prêtre catholique, formé dans la pure tradition scolastique et l’auteur de deux ouvrages sur Aristote1, justifie le choix de son thème en disant de Comte qu’il « n’y a peut-être aucun autre philosophe contemporain qui mérite autant notre attention », puisqu’il « était sans conteste l’un des penseurs les plus remarquables dont notre siècle peut se glorifier2 ». Qu’est ce que Brentano a bien pu voir chez ce philosophe français lui méritant autant d’éloges ? Non seulement le tenait-il en haute estime, mais Brentano lui accorde beaucoup d’importance durant la période de Würzburg (1866-1874). En effet, Brentano a tenu une série de leçons publiques sur Comte en 1869 (Auguste Comte und der Positivismus im heutigen Frankreich)3 et on sait que son article « Auguste Comte et la philosophie positive » se voulait, à l’origine, le premier article d’un projet beaucoup plus vaste qui devait aboutir à la publication d’une série d’études sur la philosophie de Comte. C’est ce que confirme Brentano dans sa demande d’affectation au poste de professeur titulaire à l’Université de Würzburg rédigée en 1870 : « L’année dernière, j’ai entrepris de présenter et d’élucider de manière critique la philosophie positive du penseur français le plus remarquable de la philosophie moderne, Auguste Comte, dans une série d’articles destinés à la revue Chilianeum. Ces articles devraient faire l’objet d’une publication complète basée sur les leçons

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publiques que j’ai tenues au cours du dernier semestre d’été (1869) sur le même sujet. Le premier article est paru dans le numéro de juillet 1869 »4. Brentano n’a jamais mis son plan à exécution, mais l’esquisse de ce projet pour le moins ambitieux nous est parvenue et elle contient le plan des autres articles que Brentano projetait de rédiger5. Trois de ces articles devaient porter sur la sociologie de Comte, et un autre sur l’éthique et la religion. En plus des leçons publiques de 1869 sur la philosophie de Comte, le Nachlaß de Brentano contient d’autres manuscrits rédigés à différentes périodes de sa vie dans lesquels il aborde quelques-uns des thèmes qui appartiennent à ce projet6. L’intérêt de Brentano pour la philosophie de Comte ne se limite donc pas à son article de 1869. 2 Pourquoi alors n’a-t-il pas donné suite à ce projet sur la philosophie de Comte ? Brentano s’explique dans sa demande de promotion au Ministère en invoquant le fait que la revue Chilianeum a cessé de publier peu de temps après la publication de son article en 18697. Mais cette explication n’est pas convaincante puisque les motivations de Brentano dans ce projet de publication ne tenaient pas uniquement à l’existence de cette revue. L’abandon du projet tient peut-être davantage aux difficultés que Brentano a rencontrées dans l’étude de la philosophie de Comte en ce qui a trait notamment à la question religieuse et au théisme en général8. Une lettre à J. S. Mill datée du 15 février 18729,,que nous aurons l’occasion d’examiner plus tard, nous fournit une explication qui cadre mieux avec l’intérêt soutenu de Brentano pour Comte et l’empirisme britannique durant toute la période de Würzburg. Brentano confie à Mill que c’est le « caractère immature de ses nouvelles positions (Anschauungen) » qui l’aurait forcé à abandonner ce projet10. Or, ce sont justement ses « nouvelles positions » qu’il élabore durant la période de Würzburg qui constituent le point de départ du programme philosophique développé dans sa Psychologie d’un point de vue empirique11 et nous verrons que cet ouvrage porte les traces de ses recherches sur la philosophie de Comte.

3 Mon objectif dans cette étude est de montrer que le programme philosophique que Brentano élabore dans sa Psychologie est en bonne partie redevable des recherches entreprises par Brentano à Würzburg sur l’empirisme anglais et la philosophie positive de Comte. Ces recherches représentent le point de départ et l’arrière-plan du projet d’une psychologie comme science, qui représente le cœur de sa Psychologie, et elles jettent un éclairage nouveau sur les enjeux philosophiques de nombreux débats qu’il mène dans cet ouvrage. Elles nous informent en outre sur les préoccupations philosophiques de Brentano durant la période de Würzburg et nous fournissent en même temps une nouvelle perspective sur l’évolution de la pensée de Brentano de sa thèse d’habilitation à Würzburg en 1866 jusqu’à son arrivée à Vienne en 1874. Dans cette étude, je me propose d’examiner quelques-uns des facteurs qui ont motivé l’intérêt de Brentano pour la philosophie de Comte et d’évaluer l’influence que cette dernière a exercée sur la pensée de Brentano durant la période de Würzburg et au-delà 12.

1. La période de Würzburg et l’intérêt de Brentano pour la philosophie de Comte

4 On s’entend13 pour dire que c’est l’ouvrage de J. Stuart Mill Auguste Comte et le positivisme14 qui a attiré l’attention de Brentano sur la philosophie de Comte, comme le confirme une lettre de Brentano à Mill datée du mois de février 1872. Dans cette lettre,

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Brentano reconnaît sa dette à l’endroit des travaux scientifiques de Mill et le remercie d’avoir attiré son attention sur d’autres philosophes anglais ainsi que sur les travaux d’Auguste Comte et d’avoir ainsi éveillé en lui un nouvel espoir pour la philosophie15. Bien que la lecture qu’il fait de Comte dans son article soit largement inspirée de cet excellent ouvrage de Mill sur Comte, ce n’est pas le seul facteur qui explique l’intérêt marqué de Brentano durant sa période würzbourgeoise pour la philosophie de ce positiviste français. Plusieurs des thèmes dont discute Brentano dans son article sur Comte étaient déjà au cœur de ses préoccupations philosophiques au moment où il entre en poste à Würzburg en 1866. Je pense en particulier à sa philosophie de l’histoire, à l’usage de la méthode des sciences naturelles qu’il préconise dans le domaine de la philosophie et à la critique qu’il adresse à la philosophie spéculative. Outre ces trois thèmes communs à Brentano et à Comte, d’autres facteurs sont aussi à considérer dans ce contexte, tels l’intérêt marqué de Brentano pour l’empirisme britannique, le thème de la classification des sciences qui prend de plus en plus d’importance chez Brentano à cette époque et la question religieuse, plus précisément la question de la compatibilité d’une philosophie pratiquée dans l’esprit des sciences naturelles avec une forme ou une autre de théisme. Je commenterai brièvement chacun de ces points dans la présente section et j’examinerai l’article de Brentano sur Comte dans la suivante.

5 Au milieu de l’été 1866, Brentano présente vingt-cinq thèses en vue de son habilitation à l’Université de Würzburg qu’il défend brillamment devant un large auditoire. Un de ses plus prestigieux étudiants, qui était présent lors de cette disputatio, la décrit brièvement dans ses mémoires à Brentano : « L’annonce de la soutenance de Brentano nous poussa, mon frère aîné et moi, à assister à la disputatio. Brentano avait exposé pas moins de vingt-cinq thèses en latin sur tous les domaines de la philosophie, qu’il défendit toutefois en allemand. Hoffmann et Urlichs furent ses opposants, et peut-être quelques autres encore. La façon dont Brentano démontra et défendit ses thèses manifestait une telle supériorité sur ses adversaires que j’entrepris d’aller écouter ses leçons l’hiver suivant. Une théorie profondément réfléchie sous-tendait chacune de ces thèses – et cela s’exprimait d’une part dans la soutenance elle-même mais se confirma d’autre part dans les leçons ultérieures. Nous nous réjouissions en particulier du fait qu’il ne revendiquait pas d’autre méthode que celle des sciences naturelles et qu’il fondait en elle ses espoirs d’une renaissance de la philosophie. C’était une manière nouvelle, incomparablement plus profonde et sérieuse, de concevoir la philosophie »16. 6 Stumpf pense plus particulièrement ici à la quatrième thèse d’habilitation que Brentano formule de la manière suivante : « La véritable méthode de la philosophie n’est rien d’autre que celle des sciences de la nature »17. L’importance de cette thèse dans la philosophie de Brentano ressort clairement de son texte sur Comte dans lequel il souligne l’importance de l’emploi de la méthode inductive dans la recherche en philosophie. Mais cette quatrième thèse n’est pas à comprendre au sens du physicalisme tel que l’ont préconisé plus tard les membres du Cercle de Vienne18, mais plus précisément, comme l’explique Stumpf, comme l’expression de la conviction chez Brentano « … que la philosophie ne pourrait profiter d’une vie constante que sur le fondement de l’expérience. Il ne voulait naturellement pas dire que le domaine des faits des sciences de la nature devrait être le seul fondement de la philosophie, il a bien plutôt reconnu à l’expérience interne ou psychologique une signification absolument déterminante. Il voulait seulement ainsi transposer les traits généraux

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de la méthode inductive, telle qu’elle a été pratiquée jusqu’ici dans les sciences de la nature de la manière la plus abondante et exemplaire, sur la philosophie. Ce programme était aussi celui qui, au premier chef, lui a amené autant de partisans enthousiastes »19. Outre Stumpf lui-même, que l’on considère comme le premier étudiant de Brentano20, les cours de Brentano à Würzburg ont été fréquentés par des philosophes bien connus tels son disciple Anton Marty, son cousin Georg von Hertling, Herman Schell, Ernst Commer et Heinrich Denifle, pour ne nommer que ceux-là21. 7 Une autre thèse défendue par Brentano dans cette disputatio présente un intérêt dans le présent contexte en regard de la critique par Comte de l’état métaphysique dans le développement de l’histoire de la philosophie et du mode d’explication préconisé par la philosophie métaphysique22. Il s’agit de la première thèse d’habilitation que Brentano formule de la manière suivante : « La philosophie doit protester contre la division des sciences en spéculatives et exactes ; et son droit à cette protestation est son droit à l’existence même23 ». Brentano vise ici Hegel et surtout Schelling à qui il attribue ailleurs la paternité de cette distinction entre deux types de sciences et auxquels il reproche d’abuser grossièrement du terme de science lorsqu’ils parlent d’une science spéculative24. On sait que Schelling avait enseigné à l’Université de Würzburg au tout début du XIXe siècle et un de ses disciples, le fameux Franz Hoffmann que mentionne Stumpf dans ses souvenirs, était alors en poste à Würzburg et siégeait au jury de Brentano. On comprend dès lors pourquoi Hoffmann, l’ennemi de Brentano, lui impose pour son discours d’habilitation (Probevortrag) le thème : « Sur les étapes principales dans le développement de la philosophie de Schelling et la valeur scientifique de la dernière phase de sa philosophie ». Brentano relève volontiers le défi et prononce cette conférence d’habilitation en juillet 1866 dans laquelle il s’oppose à la philosophie spéculative de Schelling25.

8 Un troisième facteur important concerne sa théorie des quatre phases dans l’histoire de la philosophie qui s’apparente à maints égards à la loi des trois états de Comte à laquelle souscrit Brentano dans son article sur Comte26. L’origine de la philosophie de l’histoire de Brentano remonte à sa réflexion, au début des années 1860, sur les grands systèmes spéculatifs comme le confirme à nouveau son étudiant Stumpf dans ses mémoires : « Comme il me le confia plus tard, cette idée lui était venue pour la première fois pendant la convalescence d’une pénible maladie (à Pâques de l’année 1860), après que, doutant presque de la philosophie, il eut longuement médité sur la véritable signification des systèmes de la philosophie spéculative et de leurs prétentions si élevées, systèmes qui suscitent, par périodes, une admiration générale, puis sont intégralement rejetés par la suite. Cela le conduisit à l’idée lumineuse et salvatrice d’une analogie, dans le cours du mouvement philosophique, entre chacune des trois grandes périodes (analogie qu’il ne considérait naturellement pas comme valable absolument et pour toute éternité) » 27. 9 En 1867, Brentano expose publiquement sa théorie des quatre phases dans sa contribution à l’ouvrage de Moehler l’Histoire de l’Église à laquelle il renvoie dans son article sur Comte28. Nous verrons que la philosophie de l’histoire de Brentano est en principe compatible avec la théorie des trois états de Comte.

10 Mais le facteur le plus déterminant qui explique pourquoi Brentano a été amené à s’intéresser à la philosophie de Comte est sans aucun doute l’importance qu’il accordait à l’empirisme anglais et à la philosophie de J. Stuart Mill en particulier. Nous avons dit que c’est par l’ouvrage de Mill sur le positivisme de Comte que Brentano a pris

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connaissance des travaux du philosophe français et que sa lecture de Comte a été influencée par l’interprétation qu’en fait Mill dans cet ouvrage. Mais il y a un sens à dire que les prises de position de Mill à l’endroit du positivisme de Comte dans cet ouvrage représentent aussi pour Brentano une source de stimulation non négligeable pour l’intérêt qu’il porte à la philosophie de Mill. Et on sait par Stumpf que cet intérêt de Brentano pour la philosophie de Mill remonte à ses premières leçons sur la métaphysique qu’il a tenues à Würzburg dès 1867 (et jusqu’en 1872) dans lesquelles il traitait abondamment de la logique de Mill. Stumpf confirme par la même occasion que l’intérêt de Brentano pour la philosophie de Comte va de pair avec la place de plus en plus importante qu’occupait la philosophie britannique dans les recherches et l’enseignement de Brentano durant la période de Würzburg. Il écrit à propos des leçons publiques de Brentano sur Comte et le positivisme en 1869 : « Je ne sais pas ce qui poussa Brentano à tenir des leçons publiques sur Comte et le positivisme à l’été 1869. C’est peut-être l’empirisme anglais (les leçons de métaphysique montrent qu’il s’était occupé en détail de la logique de Mill) ainsi que l’ouvrage de Mill sur Comte qui l’y avaient incité. Le rapprochement avec les efforts des penseurs étrangers qui se préparait alors devait bientôt prendre encore plus d’ampleur. La personnalité de Comte, la genèse de sa pensée, ainsi que les thèses du positivisme, qui étaient encore peu connues en Allemagne, méritaient une telle attention. Évidemment, les prises de position critiques ne manquaient pas »29. 11 Une des sources importantes d’information concernant les efforts de Brentano afin de se rapprocher des empiristes anglais est la correspondance qu’il a échangée avec Mill de 1872 jusqu’à la mort de ce denier en 1873. Cette correspondance intervient durant une période trouble dans la vie de Brentano, ce qu’on appelle la Glaubenskrise, qui avait débuté en 1869 avec sa réflexion sur les dogmes de l’Église, et qui a abouti à l’abandon de la prêtrise en 1873 et, quelques semaines plus tard, à sa démission de son poste d’ ordinarius à Würzburg, poste qu’il avait finalement obtenu en mai 1872 en dépit encore une fois de l’opposition de Hoffmann et grâce à l’intervention de Lotze30. C’est dans cet état d’esprit que Brentano prépare un voyage en Angleterre et qu’il se rendra à Londres à l’été de 1872 afin de faire la connaissance des philosophes anglais31.

12 Dans sa première lettre à Mill dont il a été question précédemment, Brentano lui fait part de l’état déplorable de la philosophie en Allemagne et de sa ferme intention de la réformer en s’appuyant sur la réforme des sciences naturelles. Il se dit heureux de constater que ses propres idées se rapprochent de celles de Mill sur plusieurs points en regard de la méthode et de certaines de ses doctrines. Brentano lui fait part de ses plans de voyage pour l’Angleterre, et cette correspondance porte en bonne partie sur la planification d’une rencontre entre les deux philosophes. Mais on sait que cette rencontre n’a jamais eu lieu tout d’abord parce que Mill n’était plus à Londres durant le séjour de Brentano, et la rencontre qui devait avoir lieu un peu plus tard à Avignon a malheureusement été empêchée par le décès de Mill32. Ce qui ne veut pas dire que le philosophe anglais ne s’intéressait pas aux travaux du jeune Brentano comme en témoignent la correspondance et un passage de sa recension de l’ouvrage de George Grote sur Aristote33 dans lequel Mill commente un des deux ouvrages de Brentano sur Aristote34 que ce dernier lui avait fait parvenir en 1872. Ce passage porte sur la thèse d’habilitation de Brentano et il montre toute l’estime que Mill avait pour ce dernier : « L’ouvrage de Franz Brentano La psychologie d’Aristote, avec une référence particulière au nous poietikos, dont M. Grote ne semble pas avoir tenu compte lorsqu’il a écrit son essai puisque l’ouvrage de Brentano a été publié récemment en 1867 ; sans prendre position sur la question de savoir si Brentano a étayé toutes ses thèses dans cet

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ouvrage, l’auteur du présent article ne peut s’empêcher de noter que cet ouvrage est l’une des œuvres les plus minutieusement exécutées de recherche et d’exégèse philosophiques qui lui a été donné de rencontrer »35. Cette remarque élogieuse de Mill à l’endroit de Brentano nous donne une idée de la portée philosophique qu’aurait pu avoir cette rencontre entre les deux philosophes36. 13 Un autre aspect de cette correspondance qui présente un intérêt pour cette étude concerne la question religieuse que Brentano aborde dans une autre lettre à Mill datée du mois de décembre 1872. Brentano se plaint des accusations d’athéisme formulées à son endroit par un groupe d’ultramontains fanatiques, et on sait par Stumpf37 que la rumeur courait à cette époque que Brentano était considéré dans certains milieux comme un ennemi de l’Église catholique et du christianisme en général. Dans cette lettre, Brentano se compare à Comte, qui a lui aussi été accusé « injustement » d’athéisme, et il conjecture que ce qui a fort probablement nourri ces accusations à son endroit est le fait que le nom de Mill et ceux « des autres adhérents à l’école des sciences exactes » occupaient une place prépondérante dans ses leçons à Würzburg. Brentano cherche à se défendre contre ces accusations dans un article publié anonymement en 1873 sous le titre « L’athéisme et la science »38 dans lequel il engage une polémique contre l’auteur d’un article paru dans un quotidien autrichien (Wiener Presse) en faveur de l’athéisme. Brentano y prend la défense de Comte contre l’accusation d’athéisme et cherche à montrer que le théisme est compatible avec une philosophie scientifique, une thèse à laquelle il accorde aussi beaucoup d’importance dans son article sur Comte39. Brentano met ensuite dans la bouche de son interlocuteur l’argument de la relativité de la connaissance auquel Brentano répond en défendant la position de Comte et de l’école anglaise sur cette question et en faisant valoir que la relativité de la connaissance n’implique pas nécessairement une forme ou une autre de scepticisme : « Plusieurs philosophes, notamment les philosophes de l’école anglaise, ont explicitement exposé la doctrine de la relativité de la connaissance dont se revendique également l’auteur. S’il avait lu et compris n’importe lequel de leurs ouvrages, il saurait alors que lorsqu’on dit que seule une vérité relative est accessible, on veut dire quelque chose de complètement différent de ce que l’auteur en question veut dire lorsqu’il explique cette notion en disant que nous pouvons seulement nous rapprocher de la vérité en progressant d’erreurs graves à des erreurs plus bénignes »40. Brentano reprend cet argument dans son article sur Comte et nous aurons l’occasion d’y revenir.

2. Examen de l’article de Brentano sur Comte

14 Penchons-nous maintenant sur l’article de Brentano sur Comte. Quelques remarques s’imposent d’entrée de jeu sur le sens de cet article et les objectifs qu’y poursuit Brentano. Pour bien comprendre le sens de cet article, il faut garder à l’esprit les accusations dont Brentano faisait l’objet en 1869 et tenir compte du lectorat de la revue catholique dans laquelle l’article sur Comte a été publié. Il s’agit pour le jeune Brentano de convaincre ses lecteurs de la viabilité de la philosophie positive et de montrer qu’elle ne représente pas une menace pour le théisme. C’est ce qui explique, en partie du moins, l’attitude conciliante que Brentano adopte à l’endroit du positivisme de Comte même là où ce dernier défend des positions sensiblement différentes des siennes sur la religion, la métaphysique et la psychologie, ces deux dernières étant les deux

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axes principaux de la philosophie de Brentano. Deuxièmement, la valeur de cet article de Brentano réside peut-être moins dans l’originalité de son interprétation de la philosophie de Comte – Brentano, comme nous l’avons dit, s’appuie lourdement sur celle que propose Mill dans son ouvrage sur Comte –, ou encore dans ses analyses de la philosophie de Comte puisque cet article, le premier d’une série de sept articles qu’il projetait d’écrire sur Comte, se voulait explicitement une introduction générale à la philosophie de Comte. Brentano s’appuie principalement sur les premières leçons du Cours de philosophie positive de Comte dont il reproduit, en les paraphrasant, de larges extraits, bien qu’il se réfère aussi à l’occasion à son ouvrage plus tardif : Système de politique positive. Dans le contexte de la présente étude, la valeur de cet article réside davantage dans ses prises de position face à la philosophie de Comte et les informations qu’il nous fournit sur la genèse de la pensée de Brentano durant la période de Würzburg. Puisque les lecteurs francophones ont maintenant accès à la traduction en français de l’article de Brentano sur Comte que l’on publie dans ce volume, je me contenterai de résumer les grandes lignes de cet article en mettant l’accent sur les éléments qui présentent un intérêt en regard de l’évolution de la pensée de Brentano durant la période à laquelle appartient cet article. J’insisterai plus particulièrement sur ses commentaires critiques portant sur la nature de la philosophie positive de Comte, sa théorie des trois états, sa classification des sciences et sur quelques questions de nature méthodologique. Je tiendrai compte aussi dans mon exposé de ses leçons publiques sur Comte de 1869, qui apportent un complément d’information sur quelques points importants.

2.1. La nature de la philosophie positive

15 Partons de ce passage du Cours dans lequel Comte propose une définition générale de la philosophie positive que Brentano commente au tout début de son étude : « J’emploie le mot philosophie dans l’acception que lui donnaient les Anciens, et particulièrement Aristote, comme désignant le système général des conceptions humaines ; et, en ajoutant le mot positive, j’annonce que je considère cette manière spéciale de qui consiste à envisager les théories, dans quelque ordre d’idées que ce soit, comme ayant pour objet la coordination des faits observés »41. 16 Brentano commente la première partie de la définition en insistant sur la référence à Aristote qui, en effet, conçoit ce système général de la connaissance humaine comme « une philosophie première qui renferme les lois les plus générales s’appliquant également dans tous les domaines des phénomènes devant précéder l’étude des sciences particulières »42. Mais puisque Aristote utilise également le terme métaphysique afin de désigner la philosophie première et la « science de l’être en général », l’usage que fait Comte de la notion de métaphysique dans sa théorie des trois états afin de désigner le mode d’explication des phénomènes fondé sur des « forces abstraites » ou sur des entités fictives prête à confusion. Car ce que conteste Comte dans sa critique de la métaphysique est d’abord et avant tout le mode d’explication des phénomènes qui a recours à des entités dites fictives et non la métaphysique en tant que telle, c’est-à-dire la métaphysique comprise comme philosophie première et comme système des connaissances humaines. Ceci étant dit, Brentano souscrit entièrement à la position de Comte sur la métaphysique comprise dans ce double sens.

17 Un autre aspect important de la définition comtienne de la philosophie repose sur la notion de positivité. Brentano semble d’accord avec la suggestion de Mill que l’adjectif

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« positive », dans l’expression « philosophie positive », « serait exprimé d’une façon moins ambiguë, au point de vue objectif, par celui de phénoménal, et, au point de vue subjectif, par celui d’expérienciel (experiential) »43. Cette précision de Mill fait ressortir deux traits caractéristiques de la philosophie positive sur lesquels Brentano insiste dans son article, à savoir qu’elle se veut une philosophie fondée sur l’expérience, c’est- à-dire sur l’observation et l’induction, et qu’elle n’a affaire en définitive qu’à des phénomènes, plus précisément à la succession et à la similitude entre les phénomènes qu’elle assujettit à des lois naturelles et invariables. Elle implique en outre le rejet de la recherche des causes ultimes par laquelle Comte caractérise le mode d’explication des phénomènes par la philosophie théologique et la philosophie métaphysique dans sa théorie des trois états. À cet égard, la notion de phénomène, telle que l’utilise Comte, est particulièrement importante pour Brentano en regard de son rôle central dans sa Psychologie où elle désigne à la fois l’objet de la psychologie (les phénomènes psychiques) et celui des sciences de la nature (les phénomènes physiques). Brentano associe l’usage par Comte des phénomènes dans sa philosophie à ce qu’il appelle, dans son article « Athéisme et science », la relativité de la connaissance, par laquelle il désigne à la fois une limitation de notre connaissance des choses transcendantes et le caractère relationnel de notre connaissance. Un passage de l’ouvrage de Mill sur Comte résume parfaitement ce point : « Nous ne connaissons rien que des phénomènes ; et la connaissance que nous avons des phénomènes est relative, et non pas absolue. Nous ne connaissons ni l’essence, ni le mode réel de production, d’aucun fait : nous ne connaissons que les rapports de succession ou de similitude des faits les uns avec les autres. Ces rapports sont constants, c’est-à-dire toujours les mêmes dans les mêmes circonstances. Les ressemblances constantes qui lient les phénomènes entre eux, et les successions constantes qui les unissent ensemble à titre d’antécédents et de conséquents, sont ce qu’on appelle leurs lois. Les lois des phénomènes sont tout ce que nous savons d’eux. Leur nature essentielle et leurs causes ultimes, soit efficientes, soit finales, nous sont inconnues et restent, pour nous, impénétrables » 44. 18 Selon Brentano, la thèse de la relativité de la connaissance ne se traduit pas chez Comte par un rejet pur et simple des causes, comme c’est le cas chez Hume ou plus tard chez Mach par exemple, et encore moins par une forme ou une autre de scepticisme (à la Hume ou à la Kant), car, précise Brentano, Comte ne nie pas l’existence des causes mais seulement notre capacité de les connaître45. Ce qu’il rejette, en définitive, c’est le mode d’explication des phénomènes ayant recours à des propriétés occultes ou à des causes obscures. Notre connaissance se limite à rechercher les relations entre les choses, plus précisément les relations de succession et de ressemblance qui lient les phénomènes entre eux, et la tâche principale d’une science consiste à formuler les lois générales qui gouvernent ces relations. Par exemple, lorsqu’on cherche à expliquer pourquoi un corps en attire un autre, nous ne recherchons pas une propriété occulte appartenant à la nature ultime de l’attraction, mais nous mettons en relation des phénomènes au moyen d’une loi, et en l’occurrence de la loi de la gravitation46. Retenons des remarques de Brentano sur la définition de la philosophie positive de Comte son insistance sur les relations et l’importance qu’il attribue à la thèse de la relativité de la connaissance et au mode d’explication, basé sur l’observation et l’induction, qui consiste, d’une part, à rechercher les relations de succession et de ressemblance qui lient les phénomènes entre eux et, d’autre part, à rechercher les lois générales qui gouvernent ces relations.

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2.2. La théorie des trois états de Comte

19 Les pages de son article sur Comte que Brentano consacre à la loi des trois états montrent qu’il est en substance d’accord avec les principes généraux de la théorie de Comte47, laquelle, moyennant certaines modifications, est compatible avec sa philosophie de l’histoire. La théorie de Brentano part du constat qu’il existe certaines régularités dans le cours de l’histoire de la philosophie et que l’on peut observer, au sein de chacune des trois grandes périodes de son histoire, quatre phases ou moments, la première étant ascendante et les trois suivantes marquant son déclin « dans l’obscurcissement et la diminution de l’esprit scientifique ». Deux des critères importants qui guident cette philosophie de l’histoire sont le primat des intérêts théoriques sur les intérêts pratiques et la méthode scientifique telle que comprise dans sa quatrième thèse d’habilitation. C’est dans cette perspective que Brentano reproche à Comte son vocabulaire équivoque, le caractère linéaire et unilatéral du développement de l’histoire dans sa théorie, ses préjugés à l’endroit de la philosophie antique et médiévale, et lui reproche enfin de ne pas tenir compte des phases dégénératives dans l’histoire de la philosophie.

20 Partons à nouveau d’un passage du Cours dans lequel Comte soutient que le développement de l’esprit humain et de l’histoire est déterminé par une loi invariable et nécessaire : « Je crois avoir découvert une grande loi fondamentale, à laquelle il est assujetti par une nécessité invariable. Cette loi consiste en ce que chacune de nos conceptions principales, chaque branche de nos connaissances, passe successivement par trois états théoriques différents : l’état théologique, ou fictif ; l’état métaphysique, ou abstrait ; l’état scientifique, ou positif »48. 21 Appliquée à l’histoire de la philosophie, cette loi se traduit par la succession de trois états ou phases dans l’évolution de la philosophie, lesquelles correspondent aux trois grandes périodes de l’histoire de la philosophie, à savoir l’Antiquité, le Moyen Âge et la Modernité. Comte estime qu’à ces trois états correspondent trois types de philosophie : la philosophie théologique, la philosophie métaphysique et la philosophie scientifique, lesquelles se caractérisent par trois méthodes ou interprétations que Comte qualifie respectivement de fictive, abstraite et positive.

22 Comme nous l’avons déjà remarqué, Brentano lui reproche d’abord son usage équivoque des termes métaphysique et théologie, et il conteste qu’à chacun des états corresponde une méthode différente. Brentano fait valoir que la philosophie théologique et la philosophie métaphysique au sens de Comte sont aussi des théories qui, même dans des périodes anciennes de l’histoire, utilisent parfois la même méthode que la philosophie positive, à savoir l’observation et l’induction, et on la retrouve déjà dans la philosophie ionienne de la nature et plus tard chez Bacon, par exemple49. Ce qui distingue chacun des trois états, ce sont au contraire les raisons qui sont invoquées dans l’explication des phénomènes. Brentano reprend à son compte une suggestion de Mill50 et distingue trois modes d’explication : 1. Mode d’explication ayant recours à des personnes fictives (personnages de la mythologie grecque) 2. Mode d’explication ayant recours à des entités fictives (essences dans les choses) 3. Mode d’explication ayant recours à des lois naturelles (loi de la gravitation de Newton)

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Pour le dire rapidement, l’hylozoïsme ou ce que Brentano appelle aussi le fétichisme universel, désigne le premier mode d’explication des phénomènes par la philosophie théologique et il se caractérise par le recours à des personnes fictives (comme par exemple les personnages de la mythologie grecque). La philosophie métaphysique ou spéculative a recours à des entités fictives (comme la vertu dormitive de l’opium pour reprendre l’exemple du médecin de Molière) tandis que la philosophie scientifique et positive préconise des explications fondées sur les lois de la nature (telle la loi de la gravitation de Newton, par exemple). 23 Brentano lui reproche aussi le caractère linéaire de sa théorie des trois états qu’il applique au progrès accompli par l’esprit humain au cours des trois grandes périodes de la philosophie. La théorie de Brentano a un caractère plus cyclique en ce qu’elle s’applique également à chacune des trois grandes traditions dans l’histoire de la philosophie. Ainsi, la philosophie antique, comme la philosophie médiévale, passe nécessairement par un état théologique et un état métaphysique, pour utiliser le vocabulaire de Comte, avant d’aboutir à une phase positive, laquelle caractérise la philosophie d’Aristote dans l’Antiquité comme celle de Thomas d’Aquin au Moyen Âge. D’où cet autre reproche adressé à Comte, à savoir qu’il entretient un préjugé à l’égard de l’usage de la méthode scientifique dans l’Antiquité51 et au Moyen Âge, périodes qui, dans cette perspective, demeurent arriérées en regard de l’état positif52. Une autre critique adressée à la théorie des trois états découle elle aussi du caractère cyclique de sa propre philosophie de l’histoire et elle consiste dans le fait que Comte ne tient compte que de la phase ascendante dans le progrès l’esprit humain, négligeant ainsi les phases dégénératives « qui détournent la philosophie de l’esprit positif »53. Dans le passage suivant, que je tire de la fin de son article sur Comte, Brentano montre clairement comment sa philosophie de l’histoire de la philosophie échappe aux critiques qu’il adresse à la théorie des trois états : « Jusqu’à lui [Aristote], il y a un ordre similaire à celui que Comte détermine de manière générale. On devait dès lors s’attendre à une épuration et à un développement plus parfait de l’esprit positif. Mais la philosophie grecque sera entraînée dans la déchéance de la vie grecque en général, et nous voyons alors la Stoa, l’école philosophique la plus importante de son temps, retourner à l’hylozoïsme d’Héraclite, et ensuite le néoplatonisme mettre en place le système théosophique le plus fantaisiste, comme si la première phase du développement ne commençait qu’à ce moment-là. Les scholastiques des onzième et treizième siècles renouent avec la phase ascendante du passé. Mais de nouveaux troubles reconduisent la recherche positive aux subtilités métaphysiques et au mysticisme. La modernité connaît un essor à travers Bacon, Descartes, Locke et Leibniz, mais, pour la troisième fois, une dégénérescence complète détourne la philosophie de l’esprit positif, d’une manière telle que sa dégénérescence dans les panthéismes schellingien et hégélien dépasse, d’après nous, tout ce que les stades analogues de philosophie corrompue ont produit dans l’Antiquité et le Moyen âge. Il revient à notre temps de se tourner à nouveau vers un traitement positiviste de la philosophie. Cet appel à un retour à l’esprit positif s’est fait fortement entendre, et on peut voit ça et là un beau départ qui, en partie, renoue avec les points culminants du passé et, en partie, utilise les avancées de la science de la nature »54. Ce passage contient un diagnostic clair de l’état de la philosophie allemande à cette époque et l’exigence d’une réforme en profondeur de la philosophie que Brentano conçoit ici comme un retour à l’esprit positif qui caractérise l’empirisme anglais et la philosophie positive de Comte. Il montre aussi que Brentano a vu dans le traitement positiviste de la philosophie les signes d’une phase ascendante dans l’histoire de la

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philosophie succédant au déclin des systèmes idéalistes et renouant ainsi avec les moments culminants dans l’histoire de la philosophie, c’est-à-dire Aristote, Thomas d’Aquin et Descartes, par exemple. « L’âge d’or de la philosophie n’est pas derrière nous, mais devant nous », dira plus tard Brentano55.

2.3. Le théisme et la philosophie positive

24 On le voit, la critique que Comte adresse à la théologie et à la métaphysique porte au premier chef sur des modes d’explication ayant recours à des personnes fictives ou à des entités fictives, auxquels il oppose la thèse de la relativité de la connaissance. Brentano est d’accord avec cette critique de Comte et reconnaît que ce serait la fin de toute enquête scientifique si l’on admettait comme seul principe d’explication du monde la volonté divine56. Cependant, Brentano soutient que l’admission d’un être divin comme le veut le théisme n’est pas incompatible avec le mode d’explication que préconise la philosophie positive et l’on aurait tort de voir dans la critique de Comte l’exclusion pure et simple de toute recherche théologique. Car de la même manière que le Comte de Brentano ne nie pas les causes premières mais seulement notre capacité de les connaître, il ne nie pas non plus l’existence de Dieu, mais seulement la possibilité que nous avons de le connaître57. Une fois écartée « toute spéculation qui voit l’origine du monde dans un entendement divin », il n’y a rien dans le positivisme de Comte qui s’oppose à l’admission d’une puissance divine comme le veut le théisme que défend Brentano dans cet article. Telle est en tout cas la position qu’il attribue à Comte dans son ouvrage Système de politique positive qu’il commente comme suit : « Qu’il y ait un dieu, cela lui semble dans cet ouvrage tout aussi inconnaissable. Mais loin de le rejeter, il n’hésite pas à considérer son existence comme ce qu’il y a de plus probable, dans la mesure où l’ordre du monde serait alors plus intelligible que dans le cas où l’on admettrait un mécanisme arbitraire et aveugle. En fait, bien qu’il se refuse à faire de Dieu, considéré comme scientifiquement indémontrable, la base de sa morale et de sa politique, il ne raisonne pas sans le prendre en compte lorsqu’il discute des premiers principes de l’agir »58.

2.4. La classification des sciences

25 Là où Comte a exercé une influence durable sur la pensée de Brentano, c’est sur le thème de la classification des sciences qu’il commente brièvement dans son article et ses leçons de 1869 sur Comte. Il est vrai que Brentano se réfère à l’occasion à la classification proposée par Aristote dans ses Analytica posteriora afin d’appuyer certaines modifications qu’il propose d’apporter à la classification de Comte, en ce qui a trait notamment à la place qui revient à la sociologie (ou à l’absence de la psychologie) dans le système de la science59. Cependant, il est clair que Brentano emprunte directement de Comte ses principes de classification de même que l’idée d’une dépendance logique dans l’échelle de subordination des sciences60. Je me contenterai ici de résumer succinctement les points principaux de son article sur la classification des sciences de Comte que j’expliciterai davantage, dans la prochaine section, dans mon analyse de la Psychologie.

26 Dans ses leçons publiques sur Comte61, Brentano remarque que l’ordonnancement des sciences théoriques, qui est à la base de la classification des sciences de Comte, est présupposé dans la théorie des trois états parce que c’est cette échelle qui explique pourquoi des sciences comme la physiologie et la sociologie se développent plus

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tardivement que d’autres sciences comme la biologie et la physique dont elles dépendent62. Selon la classification des sciences de Comte, cet ordre est déterminé par le degré de généralité, de simplicité et de dépendance logique des phénomènes qui constituent l’objet d’étude des sciences63. Brentano souligne le fait que la dépendance logique, qui fonde cette classification, prend sa source dans les phénomènes : « En appliquant cette règle fondamentale de la classification à notre cas, c’est alors la dépendance réciproque qui existe en fait dans les différentes sciences positives et à partir de laquelle nous devons les classer, et cette dépendance, pour être réelle, ne peut tirer son origine que des phénomènes correspondants »64. Cette dépendance dépend en retour du degré de simplicité ou de généralité des phénomènes eux-mêmes : « Les phénomènes les plus simples (ceux qui sont les moins enchevêtrés aux autres) sont nécessairement les plus généraux […]. Cet ordre de généralité ou de simplicité détermine nécessairement l’enchainement rationnel des différentes sciences fondamentales par la dépendance successive de leurs phénomènes et établit ainsi leur degré de complexité »65. 27 Dans la classification que Comte propose au tout début de son Cours, les deux pôles de cette classification sont la mathématique et la sociologie, la première étant la plus simple et la plus universelle puisque toutes les autres sciences en dépendent, tandis que la science qui étudie les phénomènes sociaux est la plus complexe et la plus dépendante en ce qu’elle présuppose, dans son développement, toutes les autres sciences qui la précèdent dans l’échelle des sciences66. Entre les deux termes de cette classification, on retrouve l’astronomie, la physique, la chimie et la biologie. L’ensemble de ces sciences forme une unité qui est déterminée par les relations de dépendance logique que toutes ces sciences entretiennent entre elles, formant ainsi un tout (l’encyclopédie) dont elles sont les parties.

28 Brentano souscrit sans réserve aux principes de la classification de Comte comme le montre clairement la classification des sciences qu’il élabore dans sa Psychologie. Le principal reproche qu’il lui adresse à la toute fin de son article est de ne pas admettre la légitimité des deux disciplines qui forment les deux axes de la philosophie de Brentano, à savoir la métaphysique (au sens de discipline) et surtout la psychologie : « [Comte] ne prend pas assez en compte, dans l’histoire, les recherches psychologiques et les recherches métaphysiques (au sens habituel du terme), tout comme il ne reconnaît pas leur pleine légitimité. Mais cette branche de la science, la psychologie, est peut-être la plus apte à démontrer comment sa doctrine des trois états de développement se trouve partout confirmée, si seulement on l’applique de la bonne manière à l’histoire d’une science »67. 29 Nous verrons que Brentano lui reproche d’assimiler la psychologie à une sous- discipline de la biologie, à savoir la physiologie (ou à la phrénologie). Néanmoins, comme l’explique aussi Brentano dans ce passage, la reconnaissance du statut de science à la psychologie ne compromet aucunement le bien-fondé ni de sa théorie des trois états, ni des principes de sa classification des sciences.

3. Quelques éléments comtiens dans la Psychologie de 1874

30 Peu de temps après avoir été déchargé de ses fonctions à Würzburg, Brentano entreprend des pourparlers avec l’Université de Vienne en vue d’occuper le poste laissé

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vacant depuis le départ de F. Lott, poste qu’il obtiendra grâce encore une fois à Lotze, qui est intervenu auprès des autorités autrichiennes en faveur de sa candidature. Entre la renonciation à son poste à Würzburg en 1873, poste qui sera comblé par son étudiant Stumpf, et son entrée en poste à Vienne au début de l’année 1874, Brentano consacre le plus clair de son temps à la rédaction de son Hauptwerk qui verra le jour quelques mois plus tard. L’état d’esprit de Brentano au début de son séjour viennois s’exprime clairement dans sa conférence inaugurale à l’Université de Vienne intitulée « Sur les motifs de découragement dans le domaine de la philosophie »68. Brentano s’attaque au préjugé selon lequel la philosophie serait devenue une discipline désuète devant l’avancement des sciences naturelles et se propose d’encourager la jeunesse autrichienne à la philosophie en proposant une réforme de la philosophie fondée sur les principes d’une philosophie empiriste. Or, comme l’a bien vu Oskar Kraus dans son édition de cette conférence69, les positions fondamentales que défend ici Brentano s’appuient en grande partie, sinon sur la philosophie positive de Comte en tant que telle, du moins sur le résultat de ses recherches sur Comte et l’empirisme anglais.

31 Brentano ouvre cette conférence en déclarant que l’époque des visions du monde et des constructions a priori de grands systèmes spéculatifs est révolue et que l’avenir de la philosophie appartient désormais aux chercheurs qui pratiqueront la philosophie dans l’esprit des sciences empiriques. « Il n’y a plus aucun doute que, dans le domaine de la philosophie, il ne peut y avoir un autre maître que l’expérience, et qu’il ne s’agit plus désormais, par un coup génial, d’exposer dans le détail une vision du monde dans son ensemble, mais le philosophe peut, tout comme les autres chercheurs, conquérir son domaine de recherche en avançant pas à pas »70. 32 Brentano reprendra cette maxime dans la préface à sa Psychologie d’un point de vue empirique (« Mon seul maître, c’est l’expérience ») 71. C’est dans cette perspective que Brentano entreprend sa réforme de la philosophie basée sur le programme philosophique dont il présente les grandes lignes dans cette conférence et qu’il développera systématiquement dans sa Psychologie.

33 La conférence inaugurale et de nombreux passages de la Psychologie contiennent plusieurs éléments qui nous permettent de reprendre le fil de la discussion menée par Brentano dans son article sur Comte et d’établir sa position en 1874 face à la philosophie positive du philosophe français. À commencer par la question du statut scientifique de la psychologie que Brentano cherche à réhabiliter en réfutant les arguments de Comte contre une psychologie introspective fondée sur l’observation interne. Dans sa Psychologie, Brentano reprend à son compte l’essentiel de la classification des sciences de Comte, avec cette différence importante, cependant, que la sociologie est remplacée par la psychologie dans la classification de Brentano. La psychologie est comprise comme une science empirique dont l’objet d’étude est l’analyse des phénomènes psychiques. Outre la notion de phénomène, que Brentano conçoit dans le même sens que Comte, la classification des phénomènes psychiques, qui représente une autre tâche importante que Brentano assigne à sa psychologie, obéit aux mêmes principes que Brentano attribue à la classification de Comte dans son article de 1869. Il y a enfin les considérations métaphysiques que Brentano fait intervenir au tout début de sa Psychologie en relation avec la définition aristotélicienne de la psychologie comme science de l’âme, à laquelle il reproche ses présupposés métaphysiques. L’ensemble des éléments comtiens que je viens d’énumérer constitue des aspects fondamentaux de la philosophie que Brentano défend dans la Psychologie

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d’un point de vue empirique. Dans cette section, j’examinerai quelques éléments comtiens dont discute Brentano dans sa conférence inaugurale et dans sa Psychologie en tenant compte de son article et de ses leçons publiques sur Comte. 34 Commençons par cette remarque lancée par Brentano à la toute fin de son article sur Comte où il reproche à Aristote de véhiculer certaines présuppositions métaphysiques dans nombre de ses doctrines, et notamment dans celle de la substance et de l’accident72. Brentano lui adresse le même reproche au tout début de la Psychologie lorsqu’il compare la conception aristotélicienne de la psychologie comme science de l’âme avec celle qui se définit comme science des phénomènes mentaux. Brentano lui reproche en fait de concevoir l’objet de la psychologie, c’est-à-dire l’âme, comme une substance et les phénomènes psychiques tels le désir ou la crainte, comme ses accidents ou ses propriétés essentielles. Or, soutient Brentano, d’un point de vue empiriste, il ne s’agit là que d’un simple postulat métaphysique, d’une fiction, qui, dans la mesure où il ne constitue pas un objet d’expérience, c’est-à-dire un objet accessible à la perception intérieure, ne saurait, par conséquent, constituer l’objet de la psychologie. D’où l’idée d’une « psychologie sans âme » qui, contrairement à la psychologie aristotélicienne, est censée ne véhiculer aucun présupposé métaphysique73. 35 Nous avons noté précédemment que l’un des principaux reproches que Brentano adresse à Comte à la toute fin de son article est de négliger et de sous-estimer la valeur de la psychologie dans sa classification des sciences. Dans sa Psychologie, Brentano examine quelques-uns des arguments qui motivent le jugement de Comte sur la psychologie et qui justifient son refus de lui reconnaître le statut de science. Le principal argument de Comte repose sur sa critique de l’introspection qu’il conçoit comme une observation tournée vers l’intérieur et qu’il trouve avec raison absurde. C’est pourquoi, explique Mill, Comte propose de réduire la psychologie à une branche de la physiologie : « Il rejette totalement, comme un procédé sans vertu, l’observation psychologique proprement dite, ou, en d’autres termes, la conscience interne, tout au moins en ce qui regarde nos opérations intellectuelles. Il ne donne pas de place dans sa série des sciences à la psychologie, et en parle toujours avec mépris. L’étude des phénomènes mentaux, ou, suivant son expression, des fonctions morales et intellectuelles, trouve place dans son plan sous le chef de biologie, mais seulement comme branche de la physiologie. Il nous faut, pense-t-il, acquérir notre connaissance de l’esprit humain, en observant les autres. Comment nous devons observer les opérations mentales d’autrui, ou en interpréter les signes, sans avoir appris, par la connaissance de nous-mêmes, la signification de ces signes : c’est ce qu’il n’établit pas »74. Brentano reconnaît la relation étroite qui lie la psychologie à la physiologie, mais contrairement à Comte, il soutient que la psychologie constitue un domaine de recherche distinct de celui de la physiologie. 36 Penchons-nous sur les arguments de Comte contre une psychologie introspective que Brentano examine dans sa Psychologie. Le passage suivant, tiré du Cours de philosophie positive de Comte, résume clairement la position de Comte sur l’introspection : « Mais, quant à observer de la même manière les phénomènes intellectuels pendant qu’ils s’exécutent, il y a impossibilité manifeste. L’individu pensant ne saurait se partager en deux, dont l’un raisonnerait, tandis que l’autre regarderait raisonner. L’organe observé et l’organe observateur étant, dans ce cas, identiques, comment l’observation pourrait-elle avoir lieu ? Cette prétendue méthode psychologique est donc radicalement nulle dans son principe. Aussi, considérons à quels procédés profondément contradictoires elle conduit immédiatement ! D’un côté, on vous

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recommande de vous isoler, autant que possible, de toute sensation extérieure ; il faut surtout vous interdire tout travail intellectuel ; car, si vous étiez seulement occupés à faire le calcul le plus simple, que deviendrait l’observation « intérieure » ? D’un autre côté, après avoir enfin, à force de précautions, atteint cet état parfait de sommeil intellectuel, vous devrez vous occuper à contempler les opérations qui s’exécuteront dans votre esprit lorsqu’il ne s’y passera plus rien. Nos descendants verront sans doute de telles prétentions transportées un jour sur la scène »75. 37 L’argument de Comte est qu’on ne peut observer les phénomènes intérieurs comme une science digne de ce nom se livre à l’observation des phénomènes au moyen de la perception externe et que l’introspection est par conséquent une aberration. Brentano admet avec Comte que la conscience de soi comprise comme une observation interne est une impossibilité de principe, mais il lui reproche de confondre observation interne et conscience de soi, que Brentano appelle plus précisément la perception interne76. Mill est lui aussi d’accord avec Comte que l’observation interne n’est pas un moyen approprié dans l’étude de nos opérations intellectuelles, et il privilégie pour sa part la mémoire77. Brentano rejette aussi bien l’option préconisée par Mill78 et soutient que seule la perception interne constitue un mode d’accès approprié à la connaissance de notre vie psychique intérieure : « Comme les sciences de la nature, la psychologie repose sur la perception et sur l’expérience. Mais sa source essentielle est la perception interne de nos propres phénomènes psychiques. En quoi consistent une représentation, un jugement, ce que c’est que plaisir et douleur, désir et aversion, espoir et crainte, courage et découragement, décision et intention volontaire, nous ne le saurions jamais, si la perception interne de nos propres phénomènes ne nous l’apprenait »79. 38 On mesure l’enjeu de cette discussion à l’importance qui revient à la perception interne dans la philosophie de Brentano. Car la perception interne représente pour lui non seulement le seul canal d’information des phénomènes mentaux, mais encore une composante essentielle de sa théorie de la connaissance et de sa théorie de la vérité.

39 Qu’en est-il maintenant de la place qui revient à la psychologie dans la classification des sciences de Brentano ? Cette question est abordée dans sa conférence inaugurale à l’Université de Vienne et dans le premier livre de sa Psychologie qui s’intitule « La psychologie comme science ». Brentano reprend les critères de classification de Comte, c’est-à-dire la simplicité, la généralité et la dépendance logique, mais il apporte des modifications importantes à sa classification des sciences, la plus importante étant le remplacement de la sociologie par la psychologie80. Brentano soutient en effet que la sociologie est une branche de la psychologie, et que les phénomènes sociaux qu’elle étudie appartiennent essentiellement aux phénomènes psychiques : « La sociologie, comme aussi toutes les autres branches de la philosophie, est en relation avec la psychologie. Elles seront pour cette raison réunies dans un groupe parce que leurs recherches sont liées les unes aux autres par des liens les plus étroits81. Manifestement, les phénomènes sociaux appartiennent aux phénomènes psychiques, et aucune autre connaissance ne peut être invoquée ici comme principe de classification que la connaissance des lois psychiques, et donc la connaissance philosophique »82. Il en va donc ici de la sociologie comme de l’esthétique ou de l’éthique dont l’objet d’étude appartient aux phénomènes psychiques, et la tâche principale qui revient à la psychologie est de rechercher les lois qui gouvernent les relations entre ces phénomènes, lois qui sont présupposées par la sociologie. Comme l’explique Brentano,

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la psychologie représente la science philosophique par excellence et les phénomènes qu’elle étudie constituent l’objet le plus noble dans l’évolution de la science et de l’humanité en général. 40 La psychologie représente donc avec la mathématique un des deux pôles dans la classification des sciences de Brentano : « La mathématique considère les phénomènes les plus simples et les plus indépendants, la psychologie les phénomènes les plus dépendants et les plus complexes83 ». Entre ces deux pôles, on retrouve, dans la classification de Brentano, la physique, la chimie, la biologie et la physiologie qui forment une série qui va des sciences les plus abstraites aux plus concrètes84 et dont l’ordonnancement est conditionné par les relations de dépendance logique des sciences les plus complexes aux sciences les plus simples, la plus simple et la plus universelle étant la mathématique qui est la seule science qui soit autonome par rapport aux autres dans l’échelle des sciences. Cette échelle est indispensable pour comprendre pourquoi des sciences comme la psychologie et la physiologie n’évoluent pas au même rythme que les sciences qu’elles présupposent et pourquoi la physiologie et la psychologie accusent un retard important dans leur développement à l’époque de Brentano par rapport aux autres sciences qui les précèdent dans l’échelle des sciences : « Les sciences théoriques générales forment une sorte d’échelle, dont chaque échelon prend appui sur l’échelon inférieur. La science supérieure considère des phénomènes complexes, la science inférieure des phénomènes plus simples, mais qui concourent à cette complexité. Le progrès de la science supérieure est donc naturellement conditionné par celui de la science inférieure. Il va donc de soi qu’à part quelques tentatives préparatoires empiriques, la première se développera plus tard que la seconde ; et elle ne pourra pas atteindre en même temps qu’elle à cet état de maturité où elle servira vraiment aux besoins de la vie. […] Ce développement tardif de la physiologie s’explique aisément. Les phénomènes sont en effet plus complexes que ceux des sciences antérieures et dépendent d’eux, comme les phénomènes de la chimie dépendent de ceux de la physique et les phénomènes de la physique de ceux de la mathématique. On saisit aisément les raisons qui ont empêché jusqu’ici la psychologie de produire des fruits plus abondants. Les phénomènes physiques se déroulent sous l’influence des lois mathématiques, les phénomènes chimiques sous l’influence des lois physiques, les phénomènes de la physiologie sous l’influence de toutes ces lois. Et les phénomènes psychologiques sont à leur tour influencés par les lois des forces que les organes produisent et modifient »85. Non seulement la psychologie accuse-t-elle un retard sur les autres sciences, mais le statut des lois auxquelles elle a recours dans l’explication de la succession des phénomènes psychiques n’est pas le même que celui qu’elles ont dans les autres sciences. Car les lois de la psychologie sont des généralisations empiriques, acquises par induction, et elles demeurent donc incomplètes et inexactes comparativement aux lois des sciences des phénomènes physiques et surtout à celles dans le domaine des mathématiques, lesquelles sont paradigmatiques d’une science dans le système comtien de la science. C’est pourquoi la physiologie, en tant que science des phénomènes physiques, est indispensable au développement de la psychologie dans la mesure où « seuls les faits physiologiques permettent de pénétrer jusqu’à de véritables lois fondamentales touchant la succession de phénomènes psychiques86 ». 41 Mais il y a d’autres raisons qui expliquent l’étroite relation que Brentano établit entre la psychologie et la physiologie. Comme le montre sa classification dans laquelle la physiologie précède immédiatement la psychologie dans l’échelle des sciences, Brentano admet que la psychologie dépend de la physiologie, et plus précisément de la

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physiologie des sens, dans la mesure où, d’une part, les états psychiques « nous sont donnés seulement en relation avec des organismes et dans leur dépendance avec certains processus physiologiques »87, et que, d’autre part, les sensations constituent une source importante des phénomènes psychiques appartenant à la classe la plus simple de phénomènes mentaux dans la classification des phénomènes psychiques de Brentano, à savoir les représentations qui sont directement liées aux phénomènes physiques qui sont ses objets premiers. « On s’accorde en effet à y voir une source des autres phénomènes psychiques, et beaucoup de savants soutiennent qu’elles constituent la source unique de tous les phénomènes. Les sensations sont les conséquences d’influences physiques. Elles résultent d’un processus psychophysique. Et c’est pour cette raison que la physiologie, en particulier la physiologie des organes des sens, prête ici une aide essentielle à la psychologie »88. 42 Malgré les relations intimes entre la physiologie et la psychologie, on ne saurait abolir les frontières entre ces deux disciplines. Dans sa Psychologie89, Brentano préconise plutôt une division du travail entre psychologues et physiologistes, laquelle anticipe à maints égards celle qu’il proposera plus tard dans ses leçons sur la psychologie descriptive90 entre ce qu’il appelle la psychognosie (ou la phénoménologie) et la psychologie génétique (ou physiologique). À cet égard, un des reproches qu’il adresse à Comte91 et à la psychologie physiologique de Wundt, par exemple, est de surestimer l’apport de la physiologie et de la méthode physiologique dans l’étude des phénomènes mentaux. Ce reproche s’adresse plus particulièrement à l’usage chez Comte de la phrénologie comme « instrument de recherche psychologique »92. Brentano soutient que l’analyse et la description des phénomènes mentaux a préséance sur leur explication par la physiologie, et le seul mode d’accès aux phénomènes mentaux qui s’offre au psychologue est la perception interne dont l’objet d’étude, les phénomènes psychiques, la démarque des sciences des phénomènes physiques.

43 La place qui revient à la psychologie dans la classification des sciences de Brentano soulève d’autres questions dont celle de son statut de science. Nous avons vu que Brentano la conçoit comme une science sans âme dont le domaine d’étude est délimité par les phénomènes psychiques auxquelles donne accès la perception intérieure. Par son objet et le mode d’accès à son champ d’étude, la psychologie se démarque des autres sciences, et d’abord des sciences de la nature dont l’objet d’étude sont les phénomènes physiques93. Et on sait que la notion d’inexistence intentionnelle, par laquelle Brentano caractérise les phénomènes mentaux, constitue également le critère principal de sa classification des phénomènes en deux classes. Compte tenu de ces différences importantes entre la psychologie et les sciences de la nature, la question se pose de savoir ce qui fait de la psychologie une science au même titre que les autres sciences qui la précèdent dans l’échelle des sciences et qu’elle présuppose. Encore ici, le rapprochement avec la philosophie positive de Comte s’impose parce que la définition d’une science que Brentano utilise dans sa Psychologie est très proche de celle qu’il attribue à la philosophie positive dans son article sur Comte. Faute de pouvoir traiter en détail cette question compliquée, je terminerai mon analyse des éléments comtiens dans la Psychologie de Brentano par quelques remarques sur le phénoménisme et la notion de phénomène. 44 La notion de phénomène, telle que Brentano l’utilise dans sa Psychologie, présente de nombreuses affinités avec celle de Comte. Comme l’explique Brentano, la notion de phénomène est souvent employée par opposition à ce qui existe vraiment, et les

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phénomènes qu’étudie la science tels le son ou la chaleur, par exemple, n’ont pas d’existence véritable en dehors de l’observation, ce ne sont que de simples phénomènes et « les signes d’une réalité effective dont l’action produit leur représentation »94. C’est pourquoi Brentano soutient que l’on ne peut affirmer des objets de la perception externe qu’ils sont en réalité tels qu’ils nous apparaissent, contrairement aux phénomènes psychiques dont la réalité est garantie par l’évidence de la perception interne. Comme l’explique Brentano : « En soi et pour soi, ce qui est réel (wahrhaft) n’apparaît pas, et ce qui apparaît n’est pas réel (wahrhaft). La vérité des phénomènes physiques n’est, suivant l’expression consacrée, qu’une vérité relative »95. Ce qui ne veut pas dire que Brentano défend une forme ou une autre de phénoménisme comme le soutiennent certains commentateurs de Brentano96. Si l’on entend par phénoménisme la réduction du monde à des phénomènes ou à des relations fonctionnelles entre les phénomènes sensibles, cette position n’est pas attribuable à Brentano. Car Brentano admet l’existence et la réalité d’un monde transcendant même s’il estime que nous n’y avons accès que par le biais des phénomènes. « On pourrait définir ainsi l’objet scientifique des sciences de la nature : un effort pour expliquer la succession des phénomènes physiques correspondant à des sensations normales et pures (c’est-à-dire qui ne sont pas influencées en partie par des états et des processus psychiques particuliers), en admettant que nos organes des sens subissent l’action d’un monde à trois dimensions comme l’espace et à direction unique comme le temps. Sans expliquer la nature absolue de ce monde, les sciences ainsi définies se contenteraient de lui attribuer des forces capables de produire les sensations et d’influer réciproquement sur leur action, et elles détermineraient pour ces forces les lois de coexistence et de succession »97. En note à ce passage, Brentano rapproche la notion de force de ce que Mill appelle dans son ouvrage sur Hamilton des « possibilités permanentes de sensation »98 et précise que la notion de phénomène physique désigne en définitive « les causes extérieures des sensations » qui se manifestent dans les sensations99. On reconnaît là la thèse de la relativité de la connaissance dont il a été question précédemment. Dans le passage suivant, que je tire à nouveau de sa Psychologie, Brentano applique cette thèse à la physiologie : « Nous l’avons déjà dit, les phénomènes physiques de couleur, de son, de température, ainsi que celui de la détermination des distances, ne nous donnent aucune représentation des réalités sous l’influence desquelles ils se manifestent à nous. Nous pouvons affirmer l’existence de telles réalités et leur attribuer certaines propriétés relatives. Mais quant à dire comment elles sont et ce qu’elles sont en soi, et pour soi, nous ne pouvons même en concevoir l’idée. Même arrivée à son plein développement, la physiologie du cerveau ne pourrait pas non plus nous renseigner mieux que l’examen purement psychique sur les réalités auxquelles se rattachent ces dispositions acquises. Tout ce qu’elle pourrait faire, ce serait de nous indiquer certains phénomènes physiques qui auraient pour cause la même inconnue x »100. Plutôt que d’une forme ou d’une autre de phénoménisme, la philosophie que défend Brentano dans sa Psychologie se rapproche davantage d’une « phénoménologie » comprise au sens étroit de science des phénomènes que l’on retrouve à l’époque de Brentano chez plusieurs philosophes et scientifiques tels Stumpf et Husserl, ou encore chez E. Mach et E. Hering101.

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Remarques finales

45 Durant la période viennoise, Brentano continue de s’intéresser au positivisme de Comte comme le montrent ses dernières leçons à Vienne (« Questions philosophiques contemporaines ») qui portaient sur les relations entre le positivisme et le monisme chez Comte, Kirchhoff, Mach et Mill102. Dans la première partie de ces leçons, Brentano accorde beaucoup d’importance à l’étude comparative du positivisme de Comte avec le descriptivisme de Kirchhoff que défend également Mach. Sur le plan méthodologique, le rapprochement s’impose entre le descriptivisme dans l’école de Kirchhoff et l’importance qui revient à la psychologie descriptive à partir des années 1880 chez Brentano et ses étudiants. Brentano y traite aussi de la théorie des trois états de Comte et adopte essentiellement les mêmes positions à l’égard de Comte que celles qu’il défendait dans ses textes plus anciens103.

46 Brentano fait allusion à ses dernières leçons à Vienne dans une lettre à Mach datée du 20 mai 1895. Cette lettre revêt une signification particulière parce qu’elle est adressée à celui-là même qui a été appelé à occuper la chaire d’histoire et de théorie des sciences inductives, laissée vacante depuis la démission de Brentano en 1880. Mach lui adresse une lettre (14-05-1895) dans laquelle il lui fait part de sa nomination à Vienne et le remercie d’avoir appuyé sa candidature malgré les circonstances qui ont précipité son départ de Vienne en 1895. C’est en réponse à cette lettre de Mach que Brentano, après s’être réjoui de sa nomination à Vienne, lui fait part de sa position sur le positivisme dans ses dernières leçons à Vienne : « Vous ne savez probablement pas que le hasard a voulu que dans la première partie des leçons que j’ai enseignées l’hiver dernier sur le thème du positivisme et du monisme, j’ai traité en détail de vos positions sur ce thème. Je considérais que Comte et Kirchhoff étaient les représentants d’un positivisme inconséquent tandis que J. Stuart Mill et Mach étaient considérés comme les représentants d’un positivisme évolué. Toutefois, j’ai essayé de montrer pourquoi une forme ou une autre de positivisme s’avère indéfendable. […] Je suis et j’ai toujours été convaincu que le consensus sur la seule formulation – même si sa signification avait une grande portée – est de moindre importance que le consensus sur la méthode de la recherche »104. 47 La position de Brentano sur le positivisme a évolué dans le temps, mais ce passage montre que malgré ses réserves à l’endroit du positivisme, ses positions sur la méthode de la recherche demeurent intactes. On constate en outre que son jugement sur la philosophie de Mill n’a pas changé, et on sait que Brentano s’est vivement intéressé au positivisme de Mach, et notamment à sa doctrine des sensations, après son départ de Vienne105. Notons enfin que malgré les distances que prend Brentano par rapport à Comte durant la période de Vienne, Comte demeure un interlocuteur privilégié de Brentano dans nombre de cours et de dictées où il aborde notamment des questions liées à la religion106.

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NOTES

1. F. BRENTANO, Von der Mannigfachen Bedeutung des Seienden nach Aristoteles, Freiburg : Herder, 1862 ; trad. P. DAVID, De la Diversité des acceptions de l’être d’après Aristote, Paris : Vrin, 1992 ; Die Psychologie des Aristoleles, insbesondere seine Lehre vom Nous Poietikos. Nebst einer Beilage uber̈ das Wirken des Aristotelischen Gottes, Mainz : Franz Kirchheim, 1867. 2. F. BRENTANO, « Auguste Comte et la philosophie positive », p. 257. 3. F. BRENTANO, « Auguste Comte und die positive Philosophie », Geschichte der Philosophie der Neuzeit, K. HEDWIG (éd.), Hamburg : Meiner, 1987, p. 246‑294. 4. F. BRENTANO,« Gesuch an das Staatsministerium d. Inn. f. Kirchen- u. Schul-Angelegenheiten um Ernennung zum a. o. Professor, 26. Juni 1870 », in T. FREUDENBERGER, Die Universität Wurzburg̈ und das erste vatikanische Konzil, 1. Teil : Wurzburger̈ Professoren und Dozenten als Mitarbeiter und Gutachter vor Beginn des Konzils, Neustadt : Degener, 1969, p. 455. 5. Ce plan est reproduit dans l’ouvrage de J. WERLE, Franz Brentano und die Zukunft der Philosophie, Amsterdam : Rodopi (Studien zur Österreichischen Philosophie, Bd. XV), 1989, p. 37. 1. Nature de la science (philosophie) positive ; 2. La situation actuelle de la philosophie positive ; 3. La signification de la philosophie positive (plan de l’ouvrage ; échelle des sciences) 4. Caractérisation du premier essai de fonder la sociologie 4.1 Ce qu’a été la sociologie jusqu’à maintenant 4.2 La méthode de la sociologie

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5. Caractérisation du premier essai de fonder la sociologie (suite) 5.1 Le caractère statique de la sociologie 5.2 La dynamique sociale / manière de traiter l’histoire (abstraction, parallèles) 6. Caractérisation du premier essai de fonder la sociologie (suite) 6.1 Le stade théologique 6.2 Le stade métaphysique 6.3 Propositions pour le futur 7. La deuxième carrière de Comte (première partie) : Remarques générales sur l’éthique et la religion chez Comte 8. La deuxième carrière de Comte (deuxième partie) : Détails. 6. Dans son édition de Geschichte der Philosophie der Neuzeit (Hamburg : Meiner, 1987, p. XXIX- XXX), K. HEDWIG indique quelques ouvrages de COMTE que BRENTANO avait en sa possession : Catéchisme positiviste, Paris : 1852 ; Positive Philosophy, translated by Martineau H., London : J. Chapman, 1853, 2 vol. ; Cours de philosophie positive, Paris : G. Baillière, 1864, 6 vol. 7. F. BRENTANO, « Gesuch… », op. cit., p. 455. 8. Cf. J. WERLE, op. cit., p. 39. 9. Les lettres de BRENTANO à MILL n’ont pas encore été publiées. Je me réfère ici aux lettres manuscrites qui portent la signature K.1.34.1 et K.1.34.2 que l’on peut consulter aux Archives Brentano à Graz. 10. J. S. MILL, The Collected Works of John Stuart Mill, volume XVII, The Later Letters of John Stuart Mill, 1849-1873, part IV, éd. Francis E. Mineka and Dwight N. Lindley, Toronto : University of Toronto Press, 1972. 11. F. BRENTANO, Psychologie vom empirischen Standpunkte (1874), M. ANTONELLI (éd.), Schriften I, 1, Frankfurt : Ontos Verlag, 2008 ; trad. M. de GANDILLAC, Psychologie du point de vue empirique, Paris : Aubier, 1954 ; rev. J.-F. COURTINE, Paris : Vrin, 2008. 12. La littérature portant spécifiquement sur la relation de BRENTANO à COMTE est peu abondante, elle se limite, à ma connaissance, à deux articles, celui de D. MÜNCH, « Brentano and Comte » (Grazer Philosophische Studien, vol. 35, 1989, p. 33-54) et celui de R. SCHMIT, « Brentano et le positivisme » (Archives de Philosophie, vol. 65, n° 2, 2002, p. 291-309) qui s’appuie sur le premier. J. BENOIST, dans la deuxième partie de son article récent « Le naturalisme de Brentano » (Revue roumaine de philosophie, vol. 55, 2011, p. 131-147), compare la notion brentanienne de phénomène avec celle de Comte. L’ouvrage de L. GILSON, Méthode et métaphysique chez Franz Brentano (Paris : Vrin, 1955) contient des remarques utiles sur la relation de BRENTANO à COMTE ; l’article de R. HALLER, « Franz Brentano, ein Philosoph des Empirismus » (Brentano Studien, vol. 1, 1988, p. 19-30) insiste davantage sur l’apport de Brentano dans le développement du positivisme pour l’histoire de la philosophie autrichienne jusqu’au Cercle de Vienne. Dans leur traduction de l’article de BRENTANO sur les quatre phases de la philosophie (The Four Phases of Philosophy, B. MEZEI and B. SMITH (éd.), Amsterdam : Rodopi, 1998), B. MEZEI et B. SMITH soulignent l’influence de Comte sur le jeune BRENTANO, tandis que R. SCHAEFER, dans son article « The Madness of Franz Brentano : Religion, Secularisation and the History of Philosophy » (History of European Ideas, vol. 39, n° 4, 2013, p. 541-560), se demande, en réaction à ces derniers, quelle a été l’influence que COMTE a exercée sur BRENTANO dans l’évolution de sa pensée sur la religion (et la sécularisation) ; sur cette dernière question, cf. l’article de A. J. BURGESS, « Brentano as a philosopher of Religion » International journal for philosophy of religion, vol. 5, 1974, 79-90. Un des seuls étudiants de BRENTANO à s’être véritablement intéressé à la philosophie de Comte est T. MASARYK qui, dans son ouvrage de 1887, Versuch einer konkreten Logik (Vienne : Carl Conegen, 1887), propose une classification des sciences qui s’apparente à celle de Comte ; sur les rapports entre MASARYK et COMTE, cf. l’article de

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J. SEBESTIK « Thomas Garrigue Masaryk ou le positivisme détourné », Revue d’histoire des sciences humaines, vol. 8, 2003, p. 103-123. 13. Les deux sources principales dont je me servirai dans cette section sont : D. FISETTE et G. FRÉCHETTE, « Le legs de Brentano », À l’école de Brentano. De Würzburg à Vienne, Paris : Vrin, 2007, p. 7-161 ; C. STUMPF, « Souvenirs de Franz Brentano », in D. FISETTE et G. FRÉCHETTE (dir.), À l’école de Brentano. De Würzburg à Vienne, Paris : Vrin, 2007, p. 175-223. 14. J. S. MILL, Auguste Comte and Positivism, 1865, in J. S. Mill, Collected Works of John Stuart Mill, J. M. ROBSON (éd.), vol. 10, Toronto : University of Toronto Press, 1969, p. 261-368 ; trad. G. CLEMENCEAU, Auguste Comte et le positivisme, Paris : Germer Baillière, 1868. Brentano avait en sa possession cette édition de la version française de cet ouvrage de Mill que j’utiliserai dans cette étude. 15. Je conjecture ici qu’il s’agit bien de son article sur COMTE auquel BRENTANO fait allusion dans cette lettre, même si MILL n’y fait pas allusion dans sa réponse datée du 04-03-1872. MILL accuse réception des deux ouvrages de BRENTANO sur ARISTOTE dans ses lettres du 29-04-1872 (Sur la psychologie d’Aristote) et du 14-10-1872 (Diversité des acceptions de l’être chez Aristote). 16. C. STUMPF, « Souvenirs de Franz Brentano », op. cit., p. 176. 17. F. BRENTANO, « Die Habilitationsthesen », in O. KRAUS (éd.) Über die Zukunft der Philosophie : nebst den Vorträgen, Über die Gründe der Entmutigung auf philosophischem Gebiet, Über Schellings System, und den 25 Habilitationsthesen, Hamburg : Meiner, 1929, p. 137. 18. Cf. R. HALLER « Franz Brentano, ein Philosoph des Empirismus », Brentano Studien, vol. 1, 1988, p. 19-30. HALLER insiste plus particulièrement sur deux autres aspects des travaux de BRENTANO à cette époque qui le rapprochaient de la philosophie de COMTE, à savoir sa quatrième thèse d’habilitation et sa philosophie de l’histoire. 19. C. STUMPF, « Franz Brentano, Professor der Philosophie, 1838-1917 », in A. CHROUST et al. (éd.), Lebensläufe aus Fränken, vol. II, Wurzburg̈ : Kabitzsch & Mönnich, 1922, p. 70. 20. Cf. D. FISETTE (dir.), Carl Stumpf. Renaissance de la philosophie, Paris : Vrin, 2007. 21. Cf. F. BRENTANO, « Gesuch », op. cit., p. 454-455. 22. Cf. L. GILSON, Méthode et métaphysique selon Franz Brentano, Paris : Vrin, 1955, p. 416. 23. F. BRENTANO, « Die Habilitationsthesen », op. cit., p. 137. 24. F. BRENTANO, Deskriptive Psychologie, R. CHISHOLM und W. BAUMGARTNER (éd.), Hamburg, Meiner, 1982, p. 3. 25. F. BRENTANO, « Über Schellings Philosophie », in O. KRAUS (éd.) Über die Zukunft der Philosophie, op. cit., Hamburg : Meiner, 1929, p. 101-132. 26. F. BRENTANO, « Auguste Comte et la philosophie positive », p. 279. 27. C. STUMPF, « Souvenirs de Franz Brentano », op. cit., p. 177-178. 28. F. BRENTANO, « Geschichte der kirchlichen Wissenschaften », in J. A. MÖHLER, Kirchengeschichte, hrsg. von P. Gams, Bd. II, Regensburg, Georg Joseph Manz, 1867, S. 526-584 ; trad. P. BÉLET, « Histoire des sciences ecclésiastiques », Histoire de l’Église, vol. II, Paris : Gaume Frères et J. Duprey, 1868, p. 479 sq. Dans un passage connu de cet ouvrage grâce entre autres à l’étude critique que lui a consacrée Étienne GILSON (« Franz Brentano’s Interpretation of Mediaeval Philosophy », Mediaeval Studies, vol. 1, 1939, p. 1-10), BRENTANO décrit brièvement sa théorie des quatre phases : « En saint Thomas, le plus grand philosophe du Moyen Âge, la théologie atteint son point culminant, mais elle décline dès que la philosophie est en décadence. Cette décadence, qui a sa source, ainsi qu’on le voit dans les deux autres grandes périodes philosophiques, dans l’obscurcissement et la diminution de l’esprit scientifique, parcourt trois périodes : la science, en cessant d’être scientifique, appelle le scepticisme ; le scepticisme, impuissant à satisfaire les besoins de l’homme, amène une réaction qui d’un vol rapide veut atteindre immédiatement les sommets intellectuels et jouir de ses succès sans avoir passé par les longs et pénibles labeurs de la recherche, de l’observation et de l’analyse. C’est ainsi que dans l’Antiquité nous voyons après Aristote les stoïciens et les épicuriens s’acharner à la poursuite exclusive de l’intérêt pratique ;

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puis viennent les sceptiques qui s’imposent aux éclectiques eux-mêmes, tel que Cicéron ; puis le mysticisme néoplatonicien, qui se démène dans le monde de l’intelligible. Dans les temps modernes, nous voyons, après Locke et Leibnitz, se succéder avec une merveilleuse rapidité la civilisation superficielle des Français, et des Allemands, la philosophie critique, et, comme réaction, la théorie de l’identité, le mysticisme panthéistique de Schelling et l’idéalisme absolu de Hegel. Le même phénomène éclate au Moyen Âge : dès que la jalousie et l’ergotisme des écoles se substituent aux recherches désintéressées de la science, la philosophie décline. Contre le dogmatisme insuffisant des écoles, le nominalisme réagit avec des allures manifestement sceptiques, et provoque lui-même une réaction audacieuse à l’excès et en grande partie mystique, ainsi que l’attestent, sous des formes diverses, Raymond de Sebond, Nicolas de Cues et les partisans de Raymond Lulle, dont le crédit ne fait que commencer. La principale conséquence de ce mouvement est de détourner de la recherche les grandes intelligences, qui s’enferment dans le sanctuaire d’une mystique vraiment religieuse pour entrer en jouissance immédiate de la suprême beauté intelligible. Cette particularité, qui distingue avantageusement les derniers temps du Moyen Âge des temps analogues de décadence, provient de la surabondance de la foi dans un temps qui n’avait pas encore perdu l’unité et qui était profondément imbu de l’esprit chrétien », F. BRENTANO, « Histoire des sciences ecclésiastiques », op.cit., p. 479-480. Dans son étude critique, É. GILSON examine ce passage en relation avec la théorie des quatre phases de BRENTANO. Il lui reproche essentiellement de simplifier à outrance ! Il note également le rapport à COMTE : « As can be seen from his criticism of Comte, Brentano himself never conceived the four phases of philosophy as the concrete expression of some necessary law. Far from thinking that philosophy is bound to begin as a pure speculation and then to degenerate into moralism, scepticism and mysticism, he felt convinced that his discovery of the four phases would inspire with a deeper respect for the essentially speculative character of philosophy. This being granted, there nevertheless remains to be seen if the temporal meaning that is inseparable from the word phase is not somewhat misleading in the present occasion » (p. 8). 29. C. STUMPF, « Souvenirs de Franz Brentano », op. cit., p. 189. 30. Cf. D. FISETTE et G. FRÉCHETTE, « Le legs de Brentano » (À l’école de Brentano. De Würzburg à Vienne, Paris : Vrin, 2007, p. 7-161) sur cette période trouble dans la vie de Brentano. 31. À noter que BRENTANO avait prévu d’enseigner, au semestre d’été 1873, un cours sur le thème « la logique inductive et déductive avec une application sur les sciences de la nature et les sciences de l’esprit », mais ce cours n’a pas eu lieu parce que, entre-temps, BRENTANO a démissionné de son poste à Würzburg. Cf. J. WERLE, op. cit., p. 97-8. 32. BRENTANO rencontre néanmoins d’autres philosophes durant son séjour en Angleterre, et notamment H. Spencer avec qui il a échangé quelques lettres qui ont été publiées dans la revue Nachrichten, vol. 6, 1995, p. 7-16. 33. G. GROTE, Aristotle, A. BAIN and G. C. ROBERTSON (éd.), London : John Murray, 1972 ; J. S. Mill, « Grote’s Aristotle », Dissertation and Discussions, vol. IV, London : Longmans, Green, Reader and Dyer, 1875, p. 189-230. 34. J. S. MILL, « Grote’s Aristotle », p. 211, 222. 35. J. S. MILL, op. cit., p. 222. 36. Cette correspondance contient également une discussion philosophique fort intéressante sur la théorie du jugement, et notamment sur la thèse de BRENTANO de la réduction des jugements catégoriques aux jugements existentiels, dont je ne peux discuter dans cette étude. BRENTANO reproduit les extraits pertinents de cette discussion avec MILL dans une longue note de sa Psychologie (éd. citée : Paris, Vrin, 2008, p. 220-222). 37. C. STUMPF, « Souvenirs de Franz Brentano », op. cit., p. 204.

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38. F. BRENTANO, « Der Atheismus und die Wissenschaft », Historisch-politische Blätter fur̈ das katholische Deutschland, vol. 72, 1873, p. 852-872 ; 917-929. 39. F. BRENTANO, « Der Atheismus und die Wissenschaft », p. 854. 40. F. BRENTANO, op. cit., p. 855. 41. A. COMTE cité par F. BRENTANO dans son article : « Auguste Comte et la philosophie positive », p. 260. 42. F. Brentano, « Auguste Comte et la philosophie positive », p. 279. 43. J. S. MILL, Auguste Comte et le positivisme, p. 10-11. Dans un fragment intitulé « Vom Gesetz der geschichtlichen Entwicklung » tiré d’un cours de BRENTANO sur l’histoire de la philosophie et publié par K. HEDWIG dans son édition de Geschichte der Philosophie der Neuzeit (p. 95 sq.), BRENTANO fait allusion à cette suggestion de MILL de remplacer l’expression « positive » par celles d’expérience subjective d’objet phénoménal, ce qu’il n’avait pas fait dans l’article (cf. p. 96). 44. J. S. MILL, Auguste Comte et le positivisme, p. 6. 45. F. BRENTANO, « Auguste Comte et la philosophie positive », p. 270. 46. F. BRENTANO, op. cit., p. 266. 47. F. BRENTANO, op. cit., p. 261 sq. 48. A. COMTE cité par BRENTANO dans « Auguste Comte et la philosophie positive », p. 261. 49. F. BRENTANO, op. cit., p. 279. 50. J. S. MILL, Auguste Comte et le positivisme, p. 10-11. 51. F. BRENTANO, « Die vier Phasen der Philosophie und ihr augenblicklicher Stand », Die vier Phasen der philosophie und ihr augenblicklicher Stand, Stuttgart : Cotta, 1895, p. 10. 52. Cf. à ce propos les passages sur LITTRÉ (sa préface à la deuxième édition des Cours de Comte) et MILL (sa recension de l’ouvrage de GROTE sur Aristote) dans l’article de BRENTANO « Atheismus und Wissenschaft » (p. 920-922) où il est question des préjugés de COMTE à l’endroit de l’Antiquité et du Moyen Âge. 53. F. BRENTANO, « Auguste Comte et la philosophie positive », p. 282. Brentano ajoute en note que ce déclin témoigne également « d’une loi historique constante que l’on peut justifier psychologiquement », p. 282. 54. F. BRENTANO, « Auguste Comte et la philosophie positive », p. 283. 55. F. BRENTANO, « Über die Zukunft der Philosophie », in O. KRAUS (éd.) Über die Zukunft der Philosophie…, p. 45. 56. F. BRENTANO, « Auguste Comte et la philosophie positive », p. 276. 57. F. BRENTANO, op. cit., p. 276. 58. F. BRENTANO, op. cit., p. 276. 59. Cf. F. BRENTANO, Leçons, p. 275, 285 ; Psychologie, éd. Vrin, p. 46, où il cite un passage du De Anima dans lequel Aristote considère que la psychologie est la plus haute des sciences. 60. Cf. J. S. MILL, Auguste Comte et le positivisme, p. 34. 61. Il s’agit en fait du manuscrit H48 qui porte le même titre que l’article de BRENTANO sur COMTE et qui contient des notes pour ses leçons de 1869 sur COMTE de même que des extraits de son article et l’esquisse du projet d’autres articles sur COMTE que nous avons mentionnés précédemment. Ce manuscrit a été édité par K. HEDWIG sous le titre : « Auguste Comte und die positive Philosophie », Geschichte der Philosophie der Neuzeit, Hamburg : Meiner, 1987, p. 246-294. Pour éviter de confondre ce texte avec l’article de Brentano qui porte le même titre, nous utiliserons l’abréviation Leçons afin de nous référer à ce texte. 62. F. BRENTANO, Leçons, p. 268. 63. F. BRENTANO, op. cit., p. 290. 64. F. BRENTANO, op. cit., p. 277. 65. F. BRENTANO, op. cit., p. 290-291.

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66. F. BRENTANO, op. cit., p. 274. 67. F. BRENTANO, « Auguste Comte et la philosophie positive », p. 284. Dans un passage de sa Psychologie, Brentano propose d’appliquer la méthode historique à la psychologie : « Cette méthode dite historique peut dépasser le domaine de l’histoire et s’appliquer souvent au domaine psychique avec plus de profit que la méthode déductive ordinaire. L’induction directe montre la voie à la déduction et elle l’oriente. Plus d’une fois l’expérience de la vie courante s’est élevée à certaines de ces lois empiriques d’ordre inférieur, et c’est elle-même qui leur a donné la forme de proverbes. Et les formules : “Ce qu’on apprend au ber dure jusqu’au ver ; c’est le début qui coûte le plus ; tout nouveau, tout beau ; on a plaisir à changer” ne font qu’exprimer des généralisations empiriques de ce genre » (Psychologie, p. 90). 68. F. BRENTANO, « Über die Gründe der Entmutigung auf philosophischem Gebiet », in O. KRAUS (éd.) Über die Zukunft der Philosophie…, p. 82-100. Si l’on en croit une lettre du 22 décembre 1885 que BRENTANO adresse à son étudiant Schell dans laquelle il décrit l’accueil mitigé qu’on lui a réservé à son arrivée à Vienne, les fantômes de Würzburg l’ont suivi jusqu’en Autriche : « En avril [1874], j’ai donné ma leçon inaugurale, que vous connaissez peut-être, sur les motifs du découragement dans le domaine philosophique. Mais vous ne pourrez deviner dans quelles conditions elle a été tenue. Je ne savais pas moi-même que je me tenais comme sur un volcan qui menaçait d’entrer en éruption à tout moment. C’est que mes honorables ennemis würzbourgeois avaient poussé leur zèle si loin qu’ils avaient publié dans les journaux viennois les nouvelles les plus haineuses à mon sujet, sur la manière intrigante avec laquelle je me comportais face à mes collègues, sur ma personnalité jésuite, etc. Heureusement, je ne les avais pas lues. Mais les étudiants avaient ainsi été ameutés ; quatre ou cinq cents d’entre eux remplirent la salle dans laquelle le ministre et d’autres dirigeants étaient aussi présents, et l’arrangement consistait à provoquer un scandale infernal qui m’aurait empêché de demeurer à l’université. Effectivement, après quelques mots, un bon nombre d’étudiants commencèrent à chahuter. Mais la majorité, voulant plutôt attendre l’occasion d’un mot prononcé qui soit condamnable, ne se rallia pas à eux. Et je continuai à parler, sans même avoir remarqué l’impolitesse. Puis, tiens ! Il s’avéra que j’eus la chance, durant la conférence, de gagner de plus en plus la sympathie du public. Des manifestations d’assentiment se firent entendre et se répétèrent, et l’heure qui devait m’être la plus fatidique se termina avec de tels applaudissements de la part du jeune auditoire qu’un chef de section m’assura qu’encore aucun nouvel enseignant n’avait été reçu avec un tel enthousiasme », lettre citée in D. FISETTE et G. FRÉCHETTE, « Le legs de Brentano », op. cit., p. 30. 69. O. KRAUS, Über die Zukunft der Philosophie…, p. 157. 70. F. BRENTANO, « Über die Gründe der Entmutigung auf philosophischem Gebiet », p. 85. 71. F. BRENTANO, Psychologie, éd. Vrin, p. 21. 72. F. BRENTANO, « Auguste Comte et la philosophie positive », p. 283 : « Aristote qui, bien que théiste, n’est pas un penseur théologique (au sens erroné), bien qu’il soit dépendant de conceptions métaphysiques dans nombre de ses doctrines, comme dans celles de la puissance et de l’acte, de la substance et de l’accident, etc. – même son plus grand admirateur ne peut le nier. Il est néanmoins déjà, par son caractère, un chercheur positif. Jusqu’à lui, il y a un ordre similaire à celui que Comte détermine de façon générale. On devait dès lors s’attendre à une épuration et à un développement plus parfait de l’esprit positif ». 73. F. BRENTANO, Psychologie, éd. Vrin, p. 40. Dans son article « Brentano and Comte » (Grazer Philosophische Studien, vol. 35, 1989, p. 33-54), D. MÜNCH a souligné l’influence de COMTE dans la critique que Brentano adresse à la psychologie D’ARISTOTE. Il défend la thèse suivante : « It is the influence of this positive philosophy, I want to claim, which makes it understandable why we miss the soul in the published volumes of Brentano’s Psychology. For Brentano’s theory of psychical phenomena is in fact an answer to the question : how can we deal with psychical phenomena in the framework of positive philosophy ? » (p. 36). Je crois que MÜNCH a tendance à

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minimiser l’apport d’Aristote et à surestimer celui de Comte dans la Psychologie de BRENTANO lorsqu’il écrit, en conclusion de son étude : « We can therefore already at this stage of our examination say that Brentano’s Psychology is something like a purification of Aristotelian psychology, with positive philosophy as the purgamen » (p. 41). Comme je l’ai montré dans la première partie de cette étude, cette purge a débuté avant que Brentano s’intéresse à la philosophie de Comte, et le cadre empiriste dans lequel Brentano élabore sa psychologie de 1874 est davantage redevable de la philosophie de Mill que du positivisme de Comte. J’admets néanmoins l’influence directe exercée par COMTE sur les questions relatives au statut de la psychologie comme science, et nous verrons que la Psychologie de BRENTANO reprend à son compte plusieurs idées comtiennes comme ses principes de la classification des sciences, sa doctrine des phénomènes et certains aspects méthodologiques liés à la pratique d’une science empirique. Cependant, même en admettant que Brentano administre à la psychologie d’Aristote la même médecine que Comte à la métaphysique comprise comme mode d’explication des phénomènes ayant recours à des fictions, il faut aussi admettre que c’est au Stagirite que Brentano se réfère contre les arguments de Comte afin de réhabiliter la psychologie dans l’échelle des sciences et c’est aussi d’Aristote qu’il se réclame dans nombre de thèses centrales de sa Psychologie, notamment celles sur l’intentionnalité et la conscience. En confinant la question des rapports entre psychologie et métaphysique à la critique que Brentano adresse dans sa Psychologie aux présupposés métaphysiques de l’ancienne psychologie, Münch néglige un aspect beaucoup plus important de cette question, à savoir que le projet philosophique d’une psychologie comme science entraîne un changement radical dans le rapport entre ces deux disciplines dans la mesure où le domaine de la psychologie a désormais préséance sur celui de la métaphysique. Et ce changement est la conséquence de son empirisme et non d’une influence extérieure quelconque. 74. J. S. MILL, Auguste Comte et le positivisme, p. 67. 75. A. COMTE cité par BRENTANO dans Psychologie, éd. Vrin, p. 50-51. 76. « La perception intérieure de nos propres phénomènes psychiques est donc la première source des expériences indispensables aux recherches psychologiques. Et cette perception intérieure ne doit pas être confondue avec une observation intérieure des états qui se produisent en nous, une telle observation étant elle-même impossible », F. BRENTANO, Psychologie, p. 52-53. 77. J. S. MILL, Auguste Comte et le positivisme, p. 68. 78. F. BRENTANO, Psychologie, p. 53. 79. F. BRENTANO, Psychologie, p. 48. 80. Ce sont aussi ces mêmes principes qui sous-tendent la classification des phénomènes psychiques en trois classes dans la Psychologie de BRENTANO, c’est-à-dire la représentation, le jugement et les émotions. La classe des représentations est la plus simple et la plus universelle, tandis que les deux autres classes sont plus complexes et dépendent logiquement de la classe des représentations. « Dans notre cas, comme partout ailleurs, l’indépendance relative, la simplicité et l’universalité des classes seront déterminantes pour leur ordre. Suivant ce principe, la première place revient évidemment à la représentation. Elle est, en effet, le plus simple des trois phénomènes, le jugement et l’amour impliquant toujours une représentation. Elle en est aussi le plus indépendante, puisqu’elle est le fondement des autres et c’est pour cela qu’elle est aussi le phénomène le plus universel » (p. 262). 81. F. BRENTANO, « Über die Gründe der Entmutigung auf philosophischem Gebiet », p. 94. 82. F. BRENTANO, op. cit., p. 100. 83. F. BRENTANO, Psychologie, p. 47. 84. F. BRENTANO, « Über die Gründe… », p. 93. 85. F. BRENTANO, Psychologie, p. 43-44. 86. F. BRENTANO, op. cit., p. 81. 87. F. BRENTANO, « Über die Gründe… », p. 93-94.

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88. F. BRENTANO, Psychologie, p. 64. 89. F. BRENTANO, op. cit., p. 29. 90. En fait, cette distinction remonte à la période de Würzburg comme l’a montré G. FRÉCHETTE dans son article « Franz Brentano in Würzburg : Die Anfänge der deskriptiven Psychologie », in A. STOCK, H.-P. BRAUNS, U. WOLFRADT (dir.), Historische Analysen theoretischer und empirischer Psychologie, Frankfurt : P. Lang, 2012, p. 91-106 ; cf. F. BRENTANO, Deskriptive Psychologie, R. CHISHOLM und W. BAUMGARTNER (éd.), Hamburg : Meiner, 1982. 91. F. BRENTANO, Psychologie, p. 67. 92. F. BRENTANO, op. cit., p. 65. MILL soulève cette question dans son ouvrage sur Comte : « Et quel instrument M. Comte propose-t-il pour l’étude des “fonctions morales et intellectuelles”, à la place de l’observation mentale directe qu’il répudie ? Nous avons presque honte de dire que c’est la phrénologie ! » (p. 69). 93. F. BRENTANO, op. cit., p. 40. 94. Ibid. 95. Ibid. 96. La thèse de l’origine comtienne de la notion de phénomène telle que l’utilise BRENTANO dans sa Psychologie a été défendue par R. Hickerson dans son ouvrage The History of Intentionality (London, Continuum, 2007, p. 26-31) et il attribue à Brentano une forme de phénoménisme. Cette thèse a été critiquée récemment par B. TASSONE dans son ouvrage From Psychology to Phenomenology. Franz Brentano’s Psychology from an Empirical Standpoint and Contemporary Philosophy of Mind, New York : Palgrave, 2012. Dans son introduction à la seconde édition de la traduction anglaise de BRENTANO (p. XVI), P. SIMONS lui attribue également une forme de phénoménisme, ce qu’il appelle le phénoménisme méthodologique, et cette interprétation a été reprise par d’autres commentateurs de Brentano. Mais la notion même de phénoménisme me semble problématique lorsqu’on admet, avec SIMONS, que Brentano n’a jamais adhéré aux thèses sensualistes et réductionnistes associées au phénoménisme comme le montrent d’ailleurs clairement les leçons de Brentano sur le positivisme et le monisme de 1893-1894 dont nous reparlerons plus loin. Sur l’origine comtienne de la notion de phénomène telle que l’utilise BRENTANO dans sa Psychologie, cf. J. BENOIST, « Le naturalisme de Brentano », Revue roumaine de philosophie, vol. 55, 2011 (p. 131-147), p. 138 sq. 97. F. BRENTANO, Psychologie, p. 111. 98. J. S. MILL, An examination of Sir William Hamilton’s philosophy, and of the principal philosophical questions discussed in his writings, London : Longman, Green, Longman, Roberts & Green, 1865. BRENTANO se réfère au chapitre 11 de cet ouvrage : « The psychological theory of the belief in an external world » dans lequel Mill discute de la fameuse doctrine des possibilités permanentes de sensation par laquelle il cherche à expliquer que notre croyance en un monde extérieur n’est rien d’autre qu’une croyance en ces possibilités permanentes de sensation : « The conception I form of the world existing at any moment, comprises, along with the sensations I am feeling, a countless variety of possibilities of sensation ; namely, the whole of those which past observation tells me that I could, under any supposable circumstances, experience at this moment, together with an indefinite and illimitable multitude of others which though I do not know that I could, yet it is possible that I might, experience in circumstances not known to me. These various possibilities are the important thing to me in the world. My present sensations are generally of little importance, and are moreover fugitive : the possibilities, on the contrary, are permanent, which is the character that mainly distinguishes our idea of Substance or Matter from our notion of sensation » (p. 237-238). 99. F. BRENTANO, Psychologie, p. 111-112. 100. F. BRENTANO, op. cit., p. 78.

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101. Cf. mon article « Phenomenology and Phenomenalism : Ernst Mach and the Genesis of Husserl’s Phenomenology », Axiomathes, vol. 22, 2012, p. 53-74. 102. Le manuscrit des leçons de 1893-1894 : « Zeitbewegendephilosophische Fragen » n’a pas encore été publié ; il porte la signature LS 20. Dans une lettre à HUSSERL datée du 26-12-1893, BRENTANO écrit à propos de ces leçons : « J’enseigne présentement un cours sur les questions philosophiques contemporaines. J’ai même terminé la première partie sur le positivisme. Je me suis attardé notamment à Comte, Kirchhoff, Mill et Mach. Je me tourne maintenant vers le monisme, et à l’aide de considérations détaillées sur la nature de l’espace et sur les conceptions atomistes, que j’approuve partiellement et que je justifie et complète en partie, je voudrais préparer la décision que je prendrai. Si je réussi à réfuter le monisme, j’espère pouvoir aussi montrer que le dualisme est invraisemblable pour ensuite être en mesure de suggérer une solution de rechange qui s’écarte infiniment des deux positions », F. BRENTANO in E. HUSSERL, Briefwechsel, Bd. I, Die Brentanoschule, K. SCHUHMANN (éd.), Dordrecht : Kluwer, 1994, p. 14-15. 103. F. BRENTANO, « Zeitbewegendephilosophische Fragen » (non publié) ; (cf. p. 29378 sq.). 104. F. BRENTANO, Über Ernst Machs «Erkenntnis und Irrtum», R. CHISHOLM et J. MAREK (éd.), Amsterdam : Rodopi, 1988, p. 204-205. 105. En témoignent les notes dictées par BRENTANO à Florence durant l’hiver 1905-1906. Ces notes et sa correspondance avec Mach ont été publiées sous la direction de R. CHISHOLM et J. MAREK sous le titre Über Ernst Machs « Erkenntnis und Irrtum », Amsterdam : Rodopi, 1988. L’intérêt de BRENTANO pour l’ouvrage classique de MACH sur les sensations ressort clairement de son article intitulé « Von der psychologischen Analyse der Tonqualitäten in ihre eigentlich ersten Elemente » (F. BRENTANO, Untersuchungen zur Sinnespsychologie, Hamburg : Meiner, 1979, p. 93-103) qu’il avait préparé pour le Ve congrès international de psychologie à Rome en 1905, dans lequel il discute des doctrines de STUMPF et de MACH. 106. BRENTANO discute à plusieurs reprises de la conception comtienne de la religion et du « grand être » dans ses cours et manuscrits de travail ; cf. les références de J. WERLE, Franz Brentano und die Zukunft der Philosophie. p. 39.

RÉSUMÉS

Mon objectif dans cette étude est de montrer l’influence que la philosophie positive d’Auguste Comte a exercée sur la pensée du jeune Franz Brentano durant la période de Würzburg (1866-1874). J’examine d’abord quelques-uns des facteurs qui ont amené Brentano à s’intéresser à la philosophie de Comte et je résume, dans un deuxième temps, les grandes lignes de l’article de Brentano sur Comte dont on trouvera la version française dans ce numéro. Dans la troisième partie de cette étude, je commente brièvement quelques passages de la Psychologie d’un point de vue empirique où Brentano discute de thèmes comtiens. Je conclus cette étude par quelques remarques sur les traces laissées par le positivisme de Comte dans l’œuvre de Brentano.

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AUTEUR

DENIS FISETTE

Professeur de philosophie (Histoire de la philosophie austro-allemande et philosophie de l’esprit) à l’Université du Québec – Montréal

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La mathématique fait-elle exception à la loi historique des trois états ? Sur la réception brentanienne de la philosophie d’Auguste Comte

Vincent Gérard

NOTE DE L'AUTEUR

En sus de la bibliographie générale : voir avant-propos.

1 Puisqu’il sera question de philosophie positive, commençons par rappeler quelques faits1. En 1868, Brentano découvre la philosophie positive d’Auguste Comte dans la traduction française de la monographie de John Stuart Mill, Auguste Comte et le positivisme2. Il rédige alors un texte sur Auguste Comte et la philosophie positive3, qui fournira la matière de son cours « Auguste Comte und der Positivismus im heutigen Frankreich », tenu à Würzburg au semestre d’été 1869, et dont il tirera un article pour la revue catholique Chilianeum en 1869 4. Cet article était l’une des premières publications sur Auguste Comte en Allemagne. Sur les sept articles initialement prévus, seul le premier fut publié, la revue Chilianeum cessant de paraître en 1870. On a pourtant donné à ce renoncement des raisons plus profondes ; car après tout, Brentano aurait pu publier ses articles ailleurs ; et il aurait même eu d’excellentes raisons de le faire : des raisons institutionnelles, si l’on en croit Joseph Werle, puisqu’il lui était reproché de manquer de publications pour pouvoir occuper un poste de professeur extraordinaire à l’université de Würzburg. Or il y avait manifestement des problèmes de fond dans l’interprétation de Comte proposée par Brentano, un forçage des textes qui devait le détourner de ses projets de publications et lui ôter définitivement l’envie de réconcilier le positivisme et la théologie5. La thèse de Werle est aujourd’hui admise par la plupart des commentateurs. Ainsi, Mauro Antonelli remarque que « des difficultés théoriques relatives à la réconciliation de la philosophie positive et de la théologie ont été vraisemblablement décisives dans l’interruption de la série d’articles prévue »6 ; et Roger Schmit écrit que « le fait que Brentano ait renoncé à la publication de la suite des articles peut aussi avoir une signification plus profonde au sens que

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Brentano se distancie progressivement des vues de Comte »7 ; ces raisons plus profondes, il nous les dévoile un peu plus loin : « Sans doute, Brentano a-t-il très vite pris conscience de l’incompatibilité irrémédiable entre le positivisme et la théologie, ce qui pourrait expliquer pourquoi il renonce en fin de compte à la publication de la suite des articles initialement prévue »8.

2 Nous aborderons ici la question de la réception brentanienne de la philosophie positive sous un angle un peu différent. Nous nous placerons sur le terrain de la philosophie de l’histoire des sciences et de la philosophie ; et nous prendrons pour objet d’analyse le problème des restrictions qu’il faut apporter à la loi historique des trois états selon Brentano : la loi du développement de l’esprit est-elle valable à tous les degrés de l’échelle du savoir ? Ou bien la mathématique fait-elle exception à la loi historique des trois états ? Le manuscrit de 1868 et l’article de 1869 ne permettent de documenter que partiellement la réponse brentanienne à cette question. Un troisième texte peut cependant être versé au dossier. Il s’agit du manuscrit intitulé « Vom Gesetz der geschichtlichen Entwicklung »9, qui ne comporte pas de date, mais dont l’éditeur pense qu’il fut rédigé vers 1870. Il ne s’agit plus pour Brentano d’appliquer à Auguste Comte la fameuse méthode « Lesung, Erklärung und critische Besprechung ausgewählter philosophischer Texte »10, mais d’une véritable reconstruction de la loi historique comtiste donnant lieu à une confrontation avec la sienne propre. Une étude comparative de ces trois textes nous permettra peut-être de proposer une version un peu différente de l’histoire des relations entre Comte et Brentano, et de leur désamour. Non pas pour la réfuter, tant s’en faut ; mais pour la compléter. Voyons donc comment se pose, dans ces trois textes de la période de Würzburg (1866-1873), le problème des restrictions qu’il faut apporter au domaine d’application de la loi historique. 3 Auguste Comte a découvert une grande loi fondamentale du développement de l’esprit humain qui peut être établie à la fois par des preuves rationnelles fournies par la connaissance de notre organisation et par des vérifications historiques. Cette loi consiste en ce que chacune de nos conceptions principales passe successivement par trois états (Stadien) théoriques différents : l’état théologique ou fictif, l’état métaphysique ou abstrait et l’état scientifique ou positif. La justesse d’une telle loi peut être vérifiée par quiconque a une connaissance approfondie de l’histoire générale des sciences. Il n’en est pas une seule, parvenue aujourd’hui à l’état positif, que chacun ne puisse aisément se représenter, dans le passé, essentiellement composée d’abstractions métaphysiques et, en remontant encore davantage, tout à fait dominée par les conceptions théologiques : « Nous aurons même malheureusement plus d’une occasion formelle de reconnaître dans les diverses parties de ce cours, que les sciences les plus perfectionnées conservent encore aujourd’hui quelques traces très sensibles de ces deux états primitifs » (C, 1re l., p. 22)11. 4 Mais cette loi admet des restrictions. Car Comte n’enseigne pas que toute question scientifique particulière a successivement reçu une réponse théologique, une réponse métaphysique et une réponse positive. Il ne dit pas non plus que tout phénomène particulier a successivement admis trois explications : « C’est seulement de la totalité de notre savoir et de chacune de ses branches principales qu’il affirme que leur développement a traversé les trois phases (Phasen) »12. Ainsi par exemple, la physique a traversé un état théologique et un état métaphysique avant de se constituer en science positive ; mais tous les phénomènes physiques n’ont pas admis trois types d’explications. Les faits physiques les plus simples et les plus communs ont toujours été

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regardés comme essentiellement assujettis à des lois naturelles, au lieu d’être attribués à la volonté arbitraire d’agents surnaturels ; et Adam Smith remarquait déjà qu’en aucun temps, ni en aucun pays, on ne trouvait un dieu pour la pesanteur (C, 51 e l., p. 222)13. La loi historique ne jouit donc, pour Comte lui-même, que d’une généralité restreinte.

5 Or la mathématique semble faire exception à la loi historique, non pas seulement dans le détail de ses conceptions, mais en tant que branche principale de notre savoir. Comment Comte, dont Brentano rappelle qu’il enseigna les mathématiques à l’école Polytechnique, aurait-il pu s’accommoder d’une telle infraction à la loi ? Lui aurait-elle échappé ? Il n’en est rien, puisque la mathématique admet toutes sortes d’ « entités imaginaires » (imaginären Entitäten) qui constituent autant de vestiges de l’état métaphysique dans cette branche la plus ancienne et la plus parfaite du savoir. Ce qui est en jeu ici, c’est le statut de ces entités imaginaires. Peut-on mettre sur le même plan, comme le fait Brentano, les infiniment petits, les quantités négatives et les quantités imaginaires ? Les premiers se rattachent pour Auguste Comte au calcul des fonctions indirectes, c’est-à-dire à l’analyse transcendante ; les autres à l’algèbre ou calcul des fonctions directes. Quelle est au juste l’interprétation positive de ces entités ? Tel est l’enjeu épistémologique de cette confrontation entre Comte et Brentano au fil conducteur du problème des restrictions qu’il faut apporter à la loi historique. Cet enjeu n’est pas seulement technique, puisqu’on a pu voir dans cette critique de la métaphysique du calcul la source même de l’attaque positiviste contre la métaphysique14. 6 Dans sa formulation la plus générale, le problème n’est pas nouveau : il opposait déjà Comte à ses premiers détracteurs, puisque les seules objections réelles que celui-ci disait avoir ordinairement rencontrées ne portaient pas sur le fait lui-même, mais uniquement sur son « entière universalité » (C, 51e l., p. 212) dans les diverses parties quelconques du domaine intellectuel. Prenant parti dans ce débat, Brentano se demande donc si, en matière de restrictions15, on n’est pas allé un peu trop loin. Il s’agit au fond de savoir si ces restrictions n’admettent pas à leur tour des limites. Ces restrictions consistent-elles simplement à exclure du domaine d’application de la loi le détail des phénomènes et les questions particulières, comme le soutient Auguste Comte ? Ou bien faut-il restreindre davantage et exclure une des branches principales de notre savoir ? La loi historique est-elle valide dans les limites définies par Comte ? Ou bien faut-il redéfinir ces limites elles-mêmes ? 7 John Stuart Mill est partisan de la deuxième solution. La loi historique de Comte, qui constitue en effet l’ « épine dorsale de sa philosophie », représente exactement le cours général des faits, mais elle demande des « restrictions dans le détail » ; et ces restrictions de détail n’ont pas été formulées par Comte : « Il est peu probable par exemple que la mathématique, depuis le moment même où elle a commencé à être cultivée, ait jamais pu se trouver à une époque quelconque dans l’état théologique, quoiqu’elle laisse voir encore de nombreux vestiges de l’état métaphysique »16. D’où l’appréciation générale portée sur ce premier versant de l’œuvre de Comte : on y reconnaît « une vue essentiellement saine de la philosophie, avec un petit nombre d’erreurs capitales »17. Position de « positiviste dissident »… 8 La position de Brentano sur cette question est plus difficile à cerner. Elle semble même franchement contradictoire. Dans certains textes, Brentano soutient en effet que la

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mathématique est soumise au même régime que les autres branches de la philosophie naturelle, avec l’argument que les entités imaginaires témoignent pour l’historicité des mathématiques ; et que si restriction il y a, ces restrictions doivent être pensées avec Comte, et non pas contre lui. Mais dans d’autres textes, Brentano semble se ranger à la position critique de Mill. Il soutient que la mathématique fait exception à la loi historique des trois états ; et que cela va de soi : « Seules les recherches mathématiques ne peuvent évidemment pas, d’après ce que nous avons remarqué au sujet de leur caractère propre, être assujetties à la loi »18. Comment concilier ces affirmations apparemment contradictoires ? Faut-il en conclure que la position de Brentano a évolué ? Plutôt que d’évolution, il serait plus approprié de parler d’un renversement, car du point de vue de la chronologie, nos textes se tiennent dans un mouchoir de poche. Comment expliquer un tel renversement ?

9 Pour aborder cette question, il conviendra de distinguer chez le premier Brentano, autant que possible, ce qui relève du problème de l’interprétation de la pensée d’Auguste Comte et ce qui relève du problème de la genèse de sa propre philosophie de l’histoire de la philosophie (ce qu’on a appelé son « herméneutique philosophique »). On pourra alors montrer — c’est en tout cas l’hypothèse que nous voudrions essayer de vérifier ici — que c’est la refonte de la classification des sciences qui permet d’expliquer la disparition, en 1870, de l’argument des entités imaginaires et l’imposition de nouvelles restrictions à la loi historique, qui ne sont plus pensées avec Comte, mais contre lui. Entre Comte et Brentano, le malentendu était plus profond ; car non seulement la réconciliation entre la philosophie positive et la théologie allait s’avérer improbable ; mais il devait également s’avérer impossible d’assujettir la mathématique et la philosophie à une même légalité historique. Pour mettre cette hypothèse à l’épreuve, trois questions seront examinées. La mathématique a-t-elle traversé un état théologique ? A-t-elle traversé un état métaphysique ? La position de Brentano a-t-elle évolué sur ce point au tournant des années 1870 ; et si oui, pourquoi ?

1. La mathématique et l’état théologique

10 Pour des raisons historiques, logiques, sociales et morales, sommairement indiquées par Comte au début du Cours, et détaillées dans la dogmatique sociale, une science ne peut avoir traversé un état métaphysique – essentiellement bâtard et transitoire –, que si elle a préalablement connu un état théologique. Mais voilà : la mathématique a-t-elle connu un état théologique ?

11 Dans le texte de 1868 et l’article de 1869, Brentano reconnaît qu’il est difficile d’imaginer que l’arithmétique ou la géométrie se soient jamais trouvées dans un tel état : « Les premiers mathématiciens n’ont guère cru que ce fût la volonté d’un dieu qui empêchât les lignes parallèles de se rejoindre ou qui fît que 2 + 2 = 4 ; et il est certain que nul n’a jamais prié un dieu de rendre le carré de l’hypoténuse égal à la somme des carrés des autres côtés » 19 ; et sur ce point, Brentano s’accorde avec Mill, dont il démarque le texte de près. On pouvait lire en effet dans Mill : « Il ne s’est probablement jamais rencontré personne pour croire que c’était la volonté d’un dieu qui empêchait les lignes parallèles de se joindre, ou qui faisait que deux et deux égalaient quatre, pas plus que pour prier les dieux de rendre le carré

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de l’hypoténuse égal à une quantité plus ou moins grande que la somme des carrés des deux autres côtés »20. 12 Le fait que les mathématiciens n’aient jamais prié Dieu de rendre vrai le théorème de Pythagore s’explique selon Brentano par l’objet même des mathématiques, qui exclut tout questionnement sur les causes efficientes des choses. Les mathématiciens n’ont pas besoin de recourir à l’hypothèse des causes efficientes, puisque la mathématique dans son ensemble est la science des rapports de grandeurs (le temps et la hauteur par exemple, dans le cas d’un corps en chute libre) ; et que ces rapports sont donnés avec les grandeurs elles-mêmes, ou avec leurs fondements.

13 On pourrait ici faire à Brentano une double objection. La première est le fait même de la thèse cartésienne de la création des vérités éternelles. Répondant d’avance à l’objection, Brentano soutient que seules les erreurs ultérieures consécutives à la « méthode raffinée du doute généralisé » ont pu amener « l’un des plus grands mathématiciens et philosophes » à ignorer la vérité et à faire dépendre les propositions mathématiques de la toute puissance de dieu ; mais heureusement pour lui et pour la science mathématique, ce grand mathématicien n’a fait aucun usage de cette idée dans la découverte de la géométrie analytique. Si bien que cette idée est demeurée, pour ainsi dire, extérieure à la mathématique elle-même. À cette première objection s’en ajoute une seconde, celle des spéculations des Pythagoriciens sur les nombres. Brentano répond que le sens des spéculations pythagoriciennes n’était pas tant d’introduire les forces théologiques dans la mathématique, que de mêler des éléments mathématiques à la recherche sur l’origine des choses ; ce qui devait conférer aux nombres une sorte de signification divine, mais seulement par contrecoup. Faut-il en conclure avec Mill que la mathématique n’a jamais traversé d’état théologique ? Nullement. Brentano soutient précisément que la mathématique ne fait pas exception à la loi historique. Il refuse simplement d’en chercher la confirmation dans la thèse cartésienne de la création des vérités éternelles et dans les spéculations numériques des Pythagoriciens. Quels sont ses arguments ? 14 Brentano peut défendre, contre Mill, la loi historique sans lui imposer de nouvelles restrictions, parce qu’il donne au concept de la mathématique une extension plus large que Mill. Brentano remarque en effet que, à tort ou à raison, la mathématique ne se réduit pas pour Comte à l’arithmétique et à la géométrie. Elle comprend aussi la mécanique rationnelle, dont il est possible de montrer qu’elle a traversé un état théologique : « Comte était lui-même certainement loin d’ignorer cela. Lorsqu’il affirmait cependant, pour toutes les sciences sans exception, donc aussi pour la mathématique, un stade théologique, il ne pouvait le faire que dans la mesure où il annexait encore aux sciences mathématiques le domaine de la mécanique rationnelle (qu’il ait eu raison ou non de le faire, ce n’est pas le lieu ici d’en décider). Avant la découverte des trois lois fondamentales de la mécanique : la loi d’inertie, la loi de l’égalité de l’action et de la réaction et la loi de la composition des forces, nombreux étaient très certainement ceux qui donnaient des nombreux phénomènes concernés une explication théologique »21. 15 Tout l’argument de Brentano repose donc sur deux affirmations, dont l’une consiste à dire que la mécanique rationnelle fait partie pour Comte de la mathématique, et l’autre qu’elle a traversé un état théologique avant la découverte des lois du mouvement. Vérifions la validité de ces deux affirmations.

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16 La première affirmation ne pose pas de problème particulier. La mécanique rationnelle fait partie de la mathématique, car elle est l’une des deux branches de la mathématique concrète, avec la géométrie. En effet, la mathématique concrète a pour objet de découvrir les équations des phénomènes. Or dans la situation historique où il se trouve, c’est-à-dire à la suite de Lagrange, Comte estime qu’il n’y a directement que deux catégories générales de phénomènes dont on connaisse les équations : les phénomènes géométriques (équations des courbes) et les phénomènes mécaniques (équations du mouvement). Cette division de la mathématique concrète suffit à en faire une mathématique en droit universelle, ou à lui conférer, comme dit Comte, une « rigoureuse universalité logique » ; car tout l’univers pourrait être regardé soit sous le rapport statique comme un ensemble de phénomènes géométriques, soit sous le rapport dynamique comme ensemble de phénomènes mécaniques. Cette universalité logique est cependant restreinte dans les faits par la faiblesse de notre intelligence ; car la transformation requise des questions de philosophie naturelle en questions de géométrie ou de mécanique n’a été menée à bien que pour les phénomènes astronomiques et pour une partie de ceux de la physique terrestre (acoustique, optique, etc.). La rigoureuse universalité logique de la mathématique est en outre restreinte par l’extrême variabilité numérique de certains phénomènes. Ainsi, les phénomènes physiologiques se dérobent à la mise en équation et à l’évaluation par des nombres fixes ; et Auguste Comte déplore avec Bichat l’abus de l’esprit mathématique en physiologie. Ce qui est vrai des phénomènes physiologiques l’est a fortiori des phénomènes sociaux, qui offrent une complication supérieure, et donc une variabilité encore plus grande. Toutefois, ces restrictions apportées à la rigoureuse universalité logique de la mathématique n’enlèvent rien à la thèse philosophique générale selon laquelle « les phénomènes de tous les ordres sont nécessairement soumis par eux- mêmes à des lois mathématiques, que nous sommes seulement condamnés à ignorer toujours dans la plupart des cas » (C, 3 e l., p. 80). Il ne fait donc aucun doute que la mécanique rationnelle fait partie pour Comte de la mathématique, qu’elle s’applique en droit à l’ensemble des phénomènes, et qu’elle s’y applique directement, au même titre que la géométrie. 17 Qu’en est-il maintenant de la deuxième affirmation de Brentano ? La mécanique rationnelle a-t-elle traversé un état théologique ? Brentano invoque l’exemple des phénomènes concernés par les lois du mouvement. L’exemple est-il probant ? Cela ne va pas de soi. Car Auguste Comte ne dit pas que les phénomènes du mouvement ont reçu une explication théologique avant la découverte des lois dites de Kepler, de Galilée et de Newton. En tout cas, il ne le dit pas dans la quinzième leçon du cours sur « les principes généraux de la mécanique rationnelle ». Il dit que la notion qu’on en a est encore essentiellement métaphysique ; et qu’elle l’est même davantage à son époque qu’elle ne l’a été à l’époque de Newton. Soit par exemple la loi d’inertie découverte par Kepler. Cette loi s’énonce : « Tout mouvement est naturellement rectiligne et uniforme, c’est-à-dire que tout corps soumis à l’action d’une force unique quelconque, qui agit sur lui instantanément, se meut constamment en ligne droite et avec une vitesse invariable » (C, 15e l., p. 233). L’influence de l’esprit métaphysique se manifeste dans la manière dont on considère communément cette loi : non pas comme un fait observé, mais comme devant être démontrée a priori par une application du principe de raison suffisante. D’une manière générale, Comte considère que ces tentatives pour établir a priori les principes fondamentaux de la mécanique, d’après des considérations purement analytiques, résultent pour ainsi dire naturellement de l’usage de l’Analyse

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mathématique. De sorte que l’immense perfectionnement de la mécanique rationnelle, sous le rapport de l’extension de ses théories, a fait rétrograder la conception philosophique de la science ; mais c’est à l’état métaphysique qu’elle l’a fait rétrograder. 18 Les arguments donnés par Brentano dans le manuscrit de 1868 ne permettent donc pas de justifier la thèse selon laquelle la mathématique a traversé un état théologique. Le texte de l’article de 1869 présente cependant une variante par rapport au manuscrit. Le passage parallèle commence par rappeler qu’avant la découverte des lois du mouvement, un certain nombre de phénomènes concernés ont reçu pendant longtemps une explication théologique : « Avant la découverte des trois lois fondamentales de la mécanique, de la loi d’inertie, de la loi d’égalité de l’action et de la réaction et de la loi dite de composition des forces, un ensemble de phénomènes concernés ont trouvé sans doute, pendant longtemps, une explication théologique » ; et Brentano d’ajouter cette précision : « – ensemble de phénomènes dont font partie les mouvements des astres qui se conservent avec une force constante »22. 19 Cette variante permet-elle de résoudre la difficulté ? Nullement, puisque l’exemple cette fois est emprunté à l’astronomie. Or il est incontestable que l’astronomie a traversé un état théologique ; et Mill avait déjà insisté sur ce point dans sa monographie ; mais il est clair que l’astronomie ne fait pas partie de la mathématique. Il ne saurait en effet être question de la ranger dans la mathématique abstraite ; et elle ne constitue pas non plus une subdivision de la mathématique concrète, puisqu’elle est obtenue, dans la construction de l’échelle encyclopédique, par subdivision de la physique inorganique, d’après le degré de généralité et de dépendance des phénomènes correspondants, en physique terrestre et physique céleste. Le texte de l’article publié ne donne donc pas d’argument décisif nouveau propre à justifier l’interprétation de Brentano. Est-ce à dire que cette interprétation soit inexacte ? Mill avait-il raison de faire exception pour la mathématique ?

20 La lecture brentanienne nous semble fidèle au texte de Comte ; ce qu’on peut établir d’une triple manière. On peut d’abord donner au concept de la mathématique concrète une extension encore plus large que celle retenue par Brentano, et non moins conforme à la lettre du Cours de philosophie positive, en y incluant la thermologie ; car Comte considère que la théorie mathématique de la chaleur peut être conçue, depuis Fourier, comme une troisième section distincte de la mathématique concrète. Fourier a en effet établi les équations thermologiques d’une manière « entièrement directe », au lieu de se représenter les questions comme des applications de la mécanique ; et Comte peut donc écrire : « Je n’aurais pas hésité dès à présent à traiter la thermologie, ainsi conçue, comme une troisième branche principale de la mathématique concrète, si je n’avais craint de diminuer l’utilité de cet ouvrage en m’écartant trop des habitudes ordinaires » (C, 3e l., p. 75, note 1). 21 Cependant, la question de savoir si la théorie de la chaleur a traversé un état théologique est difficile à décider. Dès la première leçon, on apprend que Fourier a dévoilé les lois les plus importantes des phénomènes thermologiques sans s’être enquis une seule fois de la nature intime de la chaleur, et sans mentionner autrement que pour en indiquer le vide, la controverse entre les partisans de la matière calorifique et ceux qui font consister la chaleur dans les vibrations d’un éther universel. Il est vrai que

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s’enquérir de la nature intime des choses, c’est précisément une des caractéristiques de l’esprit humain dans l’état théologique : il y dirige « essentiellement ses recherches vers la nature intime des êtres ». Mais l’intérêt porté à la nature intime des êtres constitue aussi bien une détermination de l’état métaphysique qui, de ce point de vue, apparaît seulement comme une modification du premier ; et le Discours sur l’esprit positif est sur ce point particulièrement clair : « Comme la théologie, en effet, la métaphysique tente surtout d’expliquer la nature intime des êtres (…) » (EP, § 9, p. 57). En outre, le contexte du passage de la première leçon sur la théorie de la chaleur ne permet pas vraiment de trancher : après avoir établi la nécessité pour l’esprit humain de commencer dans son enfance par la philosophie théologique, et l’impossibilité pour lui de parvenir à la philosophie définitive sans transiter par les méthodes et les doctrines métaphysiques, Comte définit la nature propre de la philosophie positive en l’opposant en bloc à la philosophie qu’il appelle indifféremment « théologique et métaphysique ». On peut donc élargir tant qu’on veut le concept de la mathématique concrète, dans les limites autorisées par Comte : on ne fait que déplacer le problème.

22 On peut toutefois donner raison à Brentano d’une manière plus décisive en faisant varier, non plus l’extension du concept de la mathématique concrète, mais le choix des phénomènes concernés par la mathématique concrète élargie aux dimensions de la mécanique rationnelle. Il suffit pour cela de substituer à l’exemple des lois du mouvement celui de la notion des corps inertes, dont Comte dit bien qu’elle a d’abord été conçue dans un esprit théologique, et qui constitue en outre une hypothèse d’une « indispensable nécessité » pour la mécanique rationnelle : « Dans la manière de philosopher primitivement employée par l’esprit humain, on concevait, en effet, la matière comme étant réellement par sa nature essentiellement inerte ou passive, toute activité lui venant nécessairement du dehors, sous l’influence de certains être surnaturels ou de certaines entités métaphysiques » (C, 15e l., p. 230). 23 On peut enfin donner raison à Brentano en renvoyant à ce que Comte dit, non pas dans la partie du cours consacrée à la philosophie de la physique, mais à ce qu’il dit de Malebranche dans la 51e leçon du Cours : « Pour me borner ici à un seul exemple pleinement décisif auquel chacun pourra joindre aisément beaucoup de cas équivalents, il me suffira d’indiquer, à une époque très rapprochée, en un sujet scientifique aussi simple que possible, la mémorable aberration philosophique de l’illustre Malebranche relativement à l’explication fondamentale des lois mathématiques du choc des corps solides. Quand un tel esprit, en un siècle aussi éclairé, n’a pu finalement concevoir d’autre moyen réel d’expliquer une semblable théorie qu’en ayant recours formellement à l’activité continue d’une providence directe et spéciale, une pareille vérification doit, sans doute, rendre pleinement irrécusable l’inévitable tendance de notre intelligence vers une philosophie radicalement théologique, toutes les fois que nous voulons pénétrer, à un titre quelconque, jusqu’à la nature intime des phénomènes, suivant la disposition générale qui caractérise nécessairement toutes nos spéculations primitives » (C, 51e l., p. 214)23. 24 Les lois du choc des corps solides chez Malebranche, ou « lois de la communication des mouvements » règlent, selon la volonté de Dieu, l’action des causes occasionnelles. Or on peut considérer l’occasionnalisme comme une « interprétation chrétienne et mystique du principe d’inertie »24. Dans La Recherche de la Vérité (1675) Malebranche écrivait :« Il n’y a qu’une vraie cause parce qu’il n’y a qu’un vrai Dieu, que la nature ou la force de chaque chose n’est que la volonté de Dieu, que toutes les causes naturelles ne sont point de véritables causes mais seulement des causes occasionnelles » ; et la

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principale raison qu’il donnait de cette proposition était tirée du principe d’inertie : « Il est évident que tous les corps grands et petits n’ont point la force de se remuer »25. À cet égard, l’aberration philosophique de Malebranche constitue bien un exemple d’explication théologique des phénomènes « concernés par les lois du mouvement », comme dit Brentano. Reste que les lois du choc des corps n’ont pas été formulées avant la loi d’inertie, mais après. Il ne s’agit donc pas d’une explication donnée « pendant longtemps », puisque Malebranche lui-même l’a abandonnée aussitôt, sous l’influence de Leibniz (1692), ni d’une interprétation donnée « avant la découverte des trois lois fondamentales de la mécanique », en tout cas pour ce qui regarde les deux premières d’entre elles : le principe d’inertie, découvert par Kepler, et la loi d’égalité de l’action et de la réaction, découverte par Galilée. Il s’agit au contraire, dit Comte, d’une erreur commise « à une époque très rapprochée ». La mémorable erreur de Malebranche illustre donc plutôt le phénomène de « retombée » de l’esprit humain dans les explications théologiques, lorsqu’il se soustrait, momentanément, à la discipline positive. Toutefois, cet ascendant nécessaire que le mode de penser théologique continue d’exercer sur nous n’est lui-même que la conséquence de l’ « irrésistible spontanéité originaire » de la philosophie théologique ; et à cet égard, la mémorable aberration philosophique de Malebranche témoigne bien, indirectement, pour le passé originairement théologique de la science du mouvement.

25 Les deux affirmations qui sous-tendent l’interprétation brentanienne sont donc également justifiées : la mécanique rationnelle est annexée au domaine de la mathématique, parce que Comte est l’hériter de Lagrange ; et elle a connu un état théologique, comme l’attestent la notion de corps inerte et la mémorable aberration philosophique de Malebranche à propos des lois de la communication du mouvement. Reste la deuxième partie du problème : la mathématique a-t-elle traversé un état métaphysique ?

2. Les entités imaginaires et l’état métaphysique

26 Brentano remarque que l’on trouve encore aujourd’hui des restes de métaphysique, non seulement dans la mécanique rationnelle, mais aussi dans les deux autres branches de la mathématique que sont l’arithmétique et la géométrie ; et ces restes de métaphysique dans les sciences les plus positives, ce sont précisément les entités imaginaires : « Elles se montrent dans la supposition de toutes sortes d’entités imaginaires, non pas certes en tant que principes actifs, car comme nous l’avons dit, il ne saurait ici être question d’un agir, mais en tant que quelque chose qui constitue intimement les grandeurs. Comte y intègre par exemple l’infiniment petit (Cours I, p. 395 sq), pensé comme ce qui habite les quantités finies, non pas certes comme une force, mais un analogon (signes négatifs, quantités imaginaires, infiniment petit, Gauss (a + b), pour lesquels nous n’avons bien souvent pas encore de véritable interprétation positive) »26. Brentano reprend les indications données par J. S. Mill, qui écrivait à propos de l’explication métaphysique : « M. Comte en trouve des restes dans les sciences qui sont le plus complètement positives, à l’exception de l’astronomie seule, la mathématique n’en étant pas, à son avis, absolument exempte : ce qui ne doit pas nous surprendre, quand nous voyons à quelle date très récente les mathématiciens se sont trouvés en mesure de donner à leurs signes une interprétation réellement positive »27 ;

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et Mill d’ajouter en note : « Nous faisons particulièrement allusion à la métaphysique mystique qui se rattache au signe négatif, aux quantités imaginaires, à l’infinité et aux infiniment petits, etc., toutes choses éclaircies et mises sur un pied rationnel dans les traités éminemment philosophiques de M. le professeur De Morgan »28. 27 Lorsque Mill écrit que seule l’astronomie fait exception à la loi, il veut dire qu’elle seule fait exception aujourd’hui, et qu’on ne trouve plus en elle de vestiges de l’esprit métaphysique. C’est un point qui est précisé par Comte au moment d’aborder l’étude de l’ensemble de la physique : « Aussi, à partir du point où est maintenant parvenu notre examen philosophique, trouverons-nous, dans les diverses sciences fondamentales qui nous restent à considérer, des traces de plus en plus profondes de l’esprit métaphysique, dont l’astronomie est seule, aujourd’hui, entre toutes les branches de la philosophie naturelle, complètement affranchie » (C, 28e l., p. 442). Si en effet l’astronomie pouvait s’exempter de la loi historique, et quand bien même elle serait seule à pouvoir le faire, nous ne serions pas beaucoup plus avancés pour ce qui regarde la justification de l’entière universalité de la loi. 28 Sans doute, les entités imaginaires dont parle Brentano ne relèvent pas à proprement parler du mode de pensée métaphysique, puisqu’elles ne sauraient être conçues comme des principes actifs ou des forces abstraites qui seraient inhérentes aux grandeurs dont elles constitueraient la nature ou l’essence. Aussi bien, Mill regrettait déjà que le terme « métaphysique » choisi par Auguste Comte pour désigner l’état qu’il avait pour sa part rebaptisé « ontologique », ait suggéré à celui-ci bien des idées qui ne méritaient nullement d’être comprises sous cette dénomination. Comte aurait eu une certaine propension à employer le terme métaphysique dans des cas ne renfermant rien qui réponde véritablement à sa propre définition du mot. N’est-ce pas précisément le cas ici ? En quel sens Comte peut-il parler de « rêveries métaphysiques » à propos des considérations des « ontologistes » qui cherchent derrières les quantités dont s’occupe l’analyse mathématique, d’autres idées qui seraient encore plus simples, plus universelles et plus abstraites ? Les entités imaginaires des mathématiciens ne sont pas à proprement parler des principes actifs, mais elles relèvent pour Brentano du mode de pensée métaphysique ou abstrait, en tant qu’elles constituent des analoga des principes actifs. En quel sens ? En quoi l’infiniment petit par exemple peut-il être pensé comme un analogon de la force abstraite ?

29 Le texte de l’article publié apporte sur ce point une précision par rapport à la version du manuscrit de 1868 : celui-ci disait seulement que les entités imaginaires ne sont pas des « principes actifs » (wirkende Prinzipien), car il ne saurait être question d’« un agir » (ein Wirken), mais qu’elles sont pensées comme « quelque chose qui constitue intimement les grandeurs » (etwas was innerlich die Grössen konstituiert). Ainsi, dans la conception leibnizienne de l’analyse infinitésimale, les infiniment petits introduits dans le calcul sont considérés comme les éléments qui entrent dans la composition des quantités entre lesquelles on cherche des relations. Le texte de l’article dit que les entités imaginaires ne peuvent être pensées comme des « forces actives » (wirkende Kräfte), car il ne saurait être question d’ « un agir » (ein Wirken), mais qu’elles sont pensées comme « quelque chose d’effectif qui constitue intimement les grandeurs » (etwas Wirkliches, was innerlich die Grössen konstituiert)29. Les entités imaginaires conservent donc une effectivité (Wirklichkeit) qui témoigne pour leur statut métaphysique. Elles relèvent du mode de pensée métaphysique, en tant qu’elles

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constituent des abstractions réalisées ; mais ce mode de pensée serait mieux nommé avec Mill « ontologique », ou avec Brentano « simulateur d’entités » (entitätenfingierend ). 30 Brentano et Mill évoquent trois exemples d’entités imaginaires : les quantités imaginaires, les quantités négatives et les infiniment petits. Dans cette liste, on trouve pêle-mêle des choses qui relèvent de problématiques assez différentes pour Comte. Le problème est en effet différent pour Comte selon qu’il s’agit des « quantités auxiliaires » de l’analyse transcendante (les infiniment petits) ou des « expressions imaginaires » de l’algèbre. S’agissant des « quantités auxiliaires », leur introduction permet de résoudre la difficulté fondamentale des rapports entre l’abstrait et le concret en mathématiques : comment mettre en équation le très grand nombre de relations précises existant entre les phénomènes naturels lorsqu’on dispose d’un si petit nombre d’éléments analytiques (les cinq fonctions abstraites élémentaires de l’analyse et leurs inverses) ? L’introduction des quantités auxiliaires est « l’artifice général profondément ingénieux » auquel l’esprit humain a eu recours pour résoudre cette difficulté fondamentale. Etant donnée, en effet, l’impossibilité de trouver directement les équations entre les quantités que l’on considère, il ne reste plus qu’à chercher des équations correspondantes entre d’autres quantités auxiliaires, liées aux premières suivant une certaine loi déterminée et de la relation desquelles on remonte ensuite à celle des grandeurs primitives. D’où la déduction de l’analyse transcendante qui a pour but de faciliter l’établissement des équations, et qui de ce point de vue, précède l’algèbre, qui a pour objet propre la résolution des équations, une fois celles-ci établies avec le secours des quantités auxiliaires. Or cette explication n’est plus valable pour les expressions imaginaires qu’on rencontre en algèbre. 31 Les expressions imaginaires de l’analyse ordinaire ne sont pas des quantités auxiliaires introduites pour faciliter l’établissement des équations. Elles interviennent dans leur résolution algébrique, qui consiste à transformer les équations proposées de façon à mettre en évidence le mode de formation des quantités inconnues par les quantités connues. Mais précisément, la résolution des équations n’est pas leur évaluation ; celle- ci consiste à déterminer la valeur des nombres cherchés ; ce qui est la tâche non pas de l’algèbre, mais de l’arithmétique. Pour Comte, la métaphysique des expressions imaginaires provient seulement de la confusion entre ces deux points de vue, entre l’idée de fonction et l’idée de valeur. L’analyste est dans l’obligation d’admettre indifféremment toutes les sortes d’expressions quelconques que peuvent engendrer les combinaisons algébriques en quoi consiste la résolution des équations. 32 Ainsi donc, les quantités imaginaires et les quantités négatives de l’analyse ordinaire, comme les infiniment petits de l’analyse infinitésimale, constituent autant de traces du mode de pensée abstrait, puisqu’elles sont interprétées comme des entités constitutives de la nature intime des grandeurs pour les unes, comme des abstractions réalisées pour les autres, alors que ce sont de simples « faits analytiques » d’après leur interprétation positive. La mathématique vérifie donc la loi historique des trois états, qui n’admet pas d’autres restrictions que celles qui ont été indiquées par Comte, dans le détail des phénomènes. Est-ce là le dernier mot de Brentano ?

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3. L’éviction de l’argument des entités imaginaires et la connaissance absolue

33 Le texte de 1870 sur la loi du développement historique introduit la loi des trois états d’une manière singulière. Nous sommes d’emblée en présence de deux lois : la loi générale qui règle les recherches philosophiques dans leur cours historique, et « une autre grande loi » (ein anderes grosses Gesetz), qui n’a pas été établie spécialement pour le cours des recherches philosophiques, mais d’une manière générale pour le cours des sciences inductives. L’objet du texte va être précisément de montrer que ces deux lois n’en font qu’une. Or s’agissant de la deuxième loi, Brentano indique qu’elle fut découverte par un « certain penseur français, A. Comte », qui à l’aide de ses vastes connaissances devait la démontrer de manière convaincante dans le « domaine de toutes les disciplines » (auf dem Gebiet aller Disziplinen). Mais qu’est-ce que le domaine de toutes les disciplines ? La réponse nous est donnée un peu plus loin dans le texte : « Comme nous l’avons dit, pour les sciences inductives du moins, Comte a effectivement donné la preuve par des considérations détaillées sur l’histoire de l’astronomie, de la physique, de la chimie, de la biologie, etc. »30 Toutes les disciplines, ce n’était donc pas exactement toutes les disciplines, c’était toutes les disciplines inductives. Tout se passe comme si Comte n’avait pas donné, pour la mathématique, la preuve de son assujettissement à la loi des trois états.

34 Que devient l’argument des théories du mouvement avant la découverte des lois fondamentales de la mécanique rationnelle ? Il n’est plus question ici de rappeler qu’on a pu, dans une situation historique donnée, annexer la mécanique rationnelle au domaine des sciences mathématiques. On retrouve purement et simplement les arguments de Mill à propos de l’arithmétique et de la géométrie : « Il ne s’est sûrement jamais rencontré personne pour chercher la raison pour

laquelle 7 × 7 = 49, ou pour laquelle la somme des angles d’un triangle est égale à deux droits, dans une tendance arbitraire qui habiterait ces nombres et ces figures, ou encore, comme Mill le fait remarquer, pour prier un Dieu des carrés de rendre le carré de l’hypoténuse supérieur à la somme des carrés des autres côtés »31. 35 Les deux textes antérieurs sur Comte le laissaient un peu pressentir : Brentano disait dans l’un que Comte annexait encore aux sciences mathématiques le domaine de la mécanique rationnelle et que, s’agissant de savoir s’il avait eu tort ou raison, « ce n’était pas le lieu ici d’en décider »32 ; dans l’autre texte, il écrivait que Comte annexait encore à la science mathématique le domaine de la mécanique rationnelle, « comme d’autres le faisaient couramment »33. Il semble que, désormais, la question de savoir si Comte avait tort ou raison ait été tranchée ; et qu’elle l’ait été à l’encontre de cet usage courant. Point n’est besoin de conclure à une évolution de la pensée de Brentano sur ce point, encore moins à un renversement ; c’est l’objet des textes qui est différent : les uns se proposent d’abord d’exposer aussi fidèlement que possible une doctrine positive que les autres se donnent d’emblée pour tâche de reconstruire, d’amender et de prolonger. Dans une annexe jointe au texte de 1868, Brentano mentionnait déjà onze points qui constituaient autant de critiques à l’endroit de la classification comtiste des sciences fondamentales. Le onzième était aussi clair que concis : « Mechanik nicht Mathematik »34. Brentano n’a donc jamais sérieusement envisagé d’accorder à la mécanique le même statut qu’à la géométrie. Le désaccord avec Mill portait seulement sur l’interprétation de la doctrine positive.

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36 Qu’en est-il maintenant de ce qui constituait le seul point d’accord avec Mill ? Que devient l’affirmation selon laquelle les entités imaginaires constituent autant de vestiges de l’état métaphysique dans une science mathématique déjà parvenue à sa maturité ? Il n’est plus question ici de vestiges, ni de traces plus ou moins sensibles de l’état métaphysique dans la mathématique. Que devient l’argument des entités imaginaires ? Il est purement et simplement passé sous silence. Pourquoi ? Brentano ne donne sur ce point aucune explication. À l’argument des entités imaginaires s’en est simplement substitué un autre : celui du caractère « absolu » de la connaissance mathématique. La mathématique n’a pas traversé d’état métaphysique. Non pas parce qu’elle serait entrée directement dans l’état positif : elle n’est pas non plus dans l’état positif, elle n’y sera même jamais, car elle est une connaissance absolue. Elle seule est capable de satisfaire l’exigence d’une connaissance absolue du comment et du pourquoi : « Et pour la même raison que pour l’état théologique, ce que Comte appelle l’état métaphysique et l’état positif ne trouvent pas à s’appliquer ici [pour la mathématique]. Nous sommes ici dans le domaine où une connaissance absolue, une inspection du comment et du pourquoi intimes sont effectivement possibles. L’état absolu est ici en même temps l’état positif »35. La mathématique en tant que branche principale du savoir se trouve donc exclue du domaine d’application de la loi historique. En quel sens le caractère absolu de la mathématique est-il incompatible avec les états théologique et métaphysique, comme il est incompatible avec l’état positif ? 37 L’éviction de l’argument des imaginaires, l’exception que constitue désormais la mathématique au regard de la loi historique résultent, nous semble-t-il, de la refonte de la classification brentanienne des sciences. En 1868, Brentano adhère pour l’essentiel à la classification de Comte, notamment parce qu’il considère qu’elle repose sur des critères compatibles avec ceux d’Aristote36. Or voici qu’en 1870, Brentano abandonne ses essais de classifications antérieurs, inspirés par l’idée de l’arbor scientiarum véhiculée de Bacon à Comte, pour une classification dichotomique en parties disjointes, où non seulement la « science naturelle » s’oppose à la « science surnaturelle », mais où la science philosophique s’oppose directement à la mathématique, avant même de s’opposer, avec elle, à la théologie. D’après cette classification37, en effet, les sciences se divisent en science surnaturelle et science naturelle ; celle-ci se divise en science concrète et science abstraite. Les sciences abstraites se divisent à leur tour en sciences mathématiques (purement démonstratives) et sciences philosophiques au sens large (sciences expérimentales). Enfin, la philosophie au sens large se divise en science physique et science psychique (ou science philosophique au sens strict). Qu’est-ce qui distingue les sciences mathématiques des sciences philosophiques au sens large ? Les unes procèdent avec les seules relations d’égalité et de différence, les autres ne connaissent pas cette limitation. Les premières établissent leurs loi a priori, les autres a posteriori par des observations factuelles.

38 Cette différence en implique une autre qui concerne le type d’évidence qu’elles admettent. Lorsqu’on demande au mathématicien pourquoi et comment il se fait qu’il y a tel rapport d’égalité ou de différence entre deux grandeurs données, pourquoi par exemple la somme des angles d’un triangle est égale à deux droits, pourquoi la diagonale du carré est incommensurable à son côté, le mathématicien peut remonter aux principes premiers et aux concepts fondamentaux pour clarifier la loi, de telle manière que la raison intime du fait devienne manifeste.

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39 Il en va autrement dans les sciences de la nature. Le scientifique est incapable de produire de telles évidences dans son propre domaine. Jamais il ne pourra expliquer un fait ou une loi de telle manière que le pourquoi et le comment deviennent pour lui évidents. Soit par exemple l’explication des phénomènes généraux de l’univers par la loi de la gravitation newtonienne. Cette loi nous montre d’une part toute l’immensité des faits astronomiques comme n’étant qu’un seul et même fait envisagé sous divers points de vue, à savoir le fait que les corps s’attirent en raison directe de leurs masses et en raison inverse du carré de leurs distances. Elle nous montre d’autre part ce fait général comme la simple extension d’un phénomène qui nous est éminemment familier, à savoir la pesanteur des corps à la surface de la terre. Quant à savoir ce que sont en elles-mêmes cette attraction et cette pesanteur, pourquoi et comment les corps s’attirent, ce sont des questions que le scientifique regarde comme insolubles. 40 L’argument n’est pas nouveau : il ne fait que reproduire ce que Brentano disait déjà dans le manuscrit de 1868 et dans l’article de 1869. Mais ce qui est nouveau, ce sont les conséquences qu’il en tire. Dans ces deux textes en effet, il s’agissait pour Brentano de montrer que Comte n’était pas sceptique, en dépit de son concept de phénomène, qui pouvait faire penser à un scepticisme kantien, et en dépit de la thèse selon laquelle nous ne connaissons pas les causes premières, mais seulement les rapports de succession temporels, qui pouvait faire penser à Hume. Ne pas connaître les causes premières, cela ne voulait pas dire en effet que les causes n’existent pas. Cela ne voulait même pas dire que nous ne pouvons pas les connaître du tout. Cela voulait simplement dire, pour Comte tel que le comprend Brentano, que nous ne pouvons pas en avoir une connaissance absolue, que nous ne pouvons pas les connaître comme on connaît en mathématiques : « Comte nie que, s’agissant des corps et de leurs propriétés, dans lesquelles nous avons en effet à rechercher la cause de leurs mouvements, il nous soit permis de parvenir à une connaissance si parfaite que nous puissions concevoir (einsehen) pourquoi ils se montrent actifs de cette manière, et pourquoi ils doivent le faire ; comme lorsque, des concepts de deux nombres, par exemple le nombre 4 et le nombre 2, nous reconnaissons pourquoi l’un est précisément le double de l’autre et pourquoi il doit l’être. Ici, il n’y a plus de place pour un comment et un pourquoi. La raison de leur rapport de grandeur réside pour nous distinctement dans les concepts eux-mêmes. Nous ne nous étonnons pas que la loi se vérifie régulièrement et dans tous les cas ; nous n’avons pas besoin de l’expérience et d’une longue série d’inductions pour nous convaincre de sa généralité : elle résulte clairement pour nous a priori des concepts eux-mêmes »38. 41 « Il n’y a plus de place ici pour un comment et un pourquoi » (Hier bleibt kein Wie und Weshalb zu beantworten übrig), c’est-à-dire, non pas : il n’y a pas de place en mathématique pour ce genre de questions, donc pas de réponses ; mais la question du comment et du pourquoi est entièrement épuisée, il y est répondu sans reste, parce que la mathématique est une connaissance absolue. Dans le cas de l’attraction, en revanche, nous savons qu’une chose quelconque est cause d’une autre, nous savons même que cette cause se trouve précisément en telle ou telle chose ; mais nous ne comprenons pas pourquoi et comment ; et c’est en ce sens précisément que nous ne connaissons pas les causes. D’où il suit que le positivisme n’est pas un scepticisme, ou si l’on veut appeler « sceptique » une telle doctrine bien comprise, que nous devrons tous être sceptiques. Il s’ensuit en outre que le positivisme n’est pas incompatible avec un certain théisme.

42 Les conséquences tirées en 1870 du caractère absolu de la science mathématique sont très différentes. La différence entre mathématique et sciences philosophiques au sens

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large n’a pas été aperçue au commencement des recherches scientifiques. D’où il résulte que l’on a essayé de parvenir dans les sciences inductives à la connaissance du pourquoi et du comment, comme dans les disciplines mathématiques. Les recherches ont de ce fait été dévoyées, elles sont devenues tout à fait étrangères à leur véritable destination. Les meilleurs esprits ont dilapidé leurs forces en s’embrouillant dans des ruminations stériles et des subtilités verbales. 43 D’où deux grandes phases : celle où l’on cherche des « évidences absolues » et celle où l’on cherche des « explications relatives ». En quel sens ces explications sont-elles relatives ? En ce sens qu’elles consistent uniquement à déterminer le rapport des faits particuliers avec certains faits généraux. Mais la première phase se divise à son tour en deux, d’après les moyens mis en œuvre pour parvenir aux explications absolues. Dans une première phase, dite « vitaliste », les hommes essaient d’expliquer la nature intime des phénomènes et leur mode essentiel de production en les assimilant aux actes produits par la volonté humaine. Ils transposent involontairement le sentiment intime de leur propre nature à l’explication radicale de tous les phénomènes. Dans une deuxième phase, dite « formaliste », on suppose certaines réalités qui sont attachées aux substances en tant que leurs propriétés et qui sont regardées comme les causes immédiates de leurs actions. Ce qui fait au total trois phases, dont Brentano dit qu’elles coïncident pour l’essentiel avec les trois phases distinguées par Auguste Comte… 44 Le forçage des textes est impressionnant. La mathématique est présentée comme la science du comment et du pourquoi des choses ; une science où la connaissance absolue des raisons ultimes des phénomènes nous est permise ; la science qui fonctionne selon un régime théologique ou métaphysique. Le problème n’est pas que l’on cherche à connaître la nature intime des choses en mathématiques ; le problème est que l’on cherche à transposer le type d’évidence dont la mathématique est seule susceptible aux sciences inductives en général, et à la philosophie en particulier. La philosophie théologique et métaphysique naît de la transposition aux sciences expérimentales, et à la philosophie en particulier, de l’évidence mathématique. Elle naît de la mathématisation indue des sciences inductives ; ce qui est, il faut bien l’avouer, une manière assez singulière de présenter la loi historique. Loin que ce soit la mathématique qui soit historique, c’est elle qui entraîne les autres sciences dans les phases vitaliste et formaliste de leur histoire : c’est par elle qu’elles deviennent historiques. C’est en cédant à la tentation de se mathématiser que les sciences inductives traversent des états que Brentano n’appelle plus « simulateur de personnes » (Personen fingierend) et « simulateur d’entités » (entitätenfingierend), mais « vitaliste » et « formaliste ». 45 Dans l’ensemble, le bilan que l’on peut faire de cette comparaison sera donc contrasté. S’agissant de la question de savoir si la mathématique a admis des explications théologiques, la position de Brentano n’a guère évolué : c’est la différence d’objet qui permet d’expliquer les divergences entre les textes ; et de ce point de vue, les concessions faites à Comte sur l’extension du concept de mathématique n’engageaient pas les convictions propres à Brentano. Pour discuter avec Comte, il fallait s’entendre sur le sens des mots, le désaccord avec Mill était plus apparent que réel. S’agissant de la question de savoir si la mathématique est, ou non, simulatrice d’entités imaginaires, il semble bien en revanche que la position brentanienne ait évolué à Würzburg et que, dans cette évolution, la remise en chantier de la classification des sciences ait été décisive. L’extension à l’histoire de la philosophie de la loi historique ne présuppose

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plus que celle-ci soit vérifiée à tous les échelons de la hiérarchie du savoir, à commencer par la mathématique. Elle suppose au contraire que la loi soit restreinte au domaine des sciences abstraites et expérimentales, désormais pensées dans leur opposition irréductible aux sciences mathématiques. L’extension à l’histoire de la philosophie de la loi historique suppose donc qu’on redéfinisse son domaine d’application, non pas avec Comte, mais contre lui. L’accord avec Mill sur ce point n’était que provisoire. Les efforts de Brentano pour tenter d’interpréter les entités imaginaires par analogie avec les causes premières se révèlent inutiles. Les entités imaginaires ne témoignent plus, selon Brentano, de l’historicité des mathématiques : la mathématique n’a pas d’histoire, au sens de la loi historique. 46 Les entités imaginaires ne sont pas tant un problème, qu’une solution provisoire à un problème, celui de l’applicabilité à la mathématique de la loi historique ; et de ce point de vue, on peut dire que le problème commencera pour Husserl là où il se termine pour Mill et Brentano ; car ce sont précisément ces mêmes passages de Comte sur les expressions imaginaires, commentés par Mill et Brentano à la fin des années 1860, qui seront analysés par Husserl, vingt ans plus tard, dans le cadre de ses réflexions sur le problème de l’imaginaire. Les entités imaginaires ne seront plus abordées cette fois comme la solution d’un problème, mais comme un problème à part entière : le problème qui occupera Husserl au début des années 1890. Si la doctrine des quatre phases a eu incontestablement des conséquences désastreuses chez les élèves de Brentano, comme l’a justement remarqué Hugo Bergmann39, en ce sens que la philosophie allemande postkantienne devait rester pour eux un livre fermé (donc aussi pour Husserl), du moins aura-t-elle eu un mérite : celui de diffuser en Allemagne, et de transmettre jusqu’à Husserl l’héritage de la philosophie positive.

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WERLE Josef M., Franz Brentano und die Zukunft der Philosophie. Studien zur Wissenschaftsgeschichte und Wissenschaftssystematik im 19. Jahrhundert, Amsterdam : Rodopi, 1989.

NOTES

1. On pourra retrouver ces faits, et d’autres encore, dans les études consacrées à Comte et Brentano : D. MÜNCH, « Brentano and Comte », Grazer philosophische Studien. Internationale Zeitschrift für analytische Philosophie, n° 35, 1989, p. 33-54 ; J. M. Werle, Franz Brentano und die Zukunft der Philosophie. Studien zur Wissenschaftsgeschichte und Wissenschaftssystematik im 19. Jahrhundert, p. 36-39 ; M. ANTONELLI, Seiendes, Bewusstsein, Intentionalität im Frühwerk von Franz Brentano, p. 150-153 ; R. SCHMIT, « Brentano et le positivisme », Archives de philosophie, n° 65, 2002/2, p. 291‑309. 2. J. S. MILL, Auguste Comte and positivism, London : Trübner, 1865 ; tr. fr. G. CLEMENCEAU, Auguste Comte et le positivisme, Paris : Alcan, 1868, rééd. M. BOURDEAU, Paris : L’Harmattan, 1999. 3. F. BRENTANO, « Auguste Comte und die positive Philosophie », in Klaus H EDWIG (éd.), Geschichte der Philosophie der Neuzeit, Hamburg : Felix Meiner, 1987, p. 246-294. 4. F. BRENTANO, « Auguste Comte und die positive Philosophie (1869) », in Oskar K RAUS (éd.), Die vier Phasen der Philosophie, Leipzig : Felix Meiner, 1926, p. 99-136 (trad. D. FISETTE et H. TAIEB dans le présent numéro). 5. J. M. WERLE, op. cit. p. 39. 6. M. ANTONELLI, op. cit., p. 151. 7. R. SCHMIT, op. cit., p. 291. 8. R. SCHMIT, op. cit., p. 294. 9. F. BRENTANO, « Vom Gesetz der geschichtlichen Entwicklung », in Klaus HEDWIG (éd.), Geschichte der Philosophie…, p. 95-105. 10. Sur la méthode de lecture mise en œuvre par Brentano dans ses cours, aussi bien à Würzburg qu’à Vienne, cf. les remarques de K. H EDWIG, op. cit., Préface, p. XXIV ; cf. aussi M. A NTONELLI, op. cit., p. 142. 11. L’édition du Cours de Philosophie positive utilisée par Brentano était celle de 1864 (édition Littré), en six volumes. Pour nous conformer aux règles éditoriales du présent numéro nous citerons l’édition Hermann de 1975. 12. F. B RENTANO, « Auguste Comte und die positive Philosophie (1869) », Die vier Phasen der Philosophie, p. 128 (trad. personnelle). Cf. le passage parallèle dans Geschichte der Philosophie der Neuzeit, p. 264. 13. Cité par J. S. Mill dans Auguste Comte and positivism, p. 48 ; tr. fr. p. 65 ; et repris par Brentano dans Die vier Phasen der Philosophie, p. 128.

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14. Cf. sur ce point la remarque des éditeurs dans C, 5e l., p. 103. 15. Nous ne donnons donc pas ici au terme comtiste de « restriction » (« Restriktion » chez Brentano en 1868, « Beschränkung » chez Brentano en 1869, « Allowance » chez Mill) le même sens que Roger Schmit, qui écrit : « Les restrictions formulées dans l’étude Auguste Comte und die positive Philosophie portent principalement sur le développement rectiligne des connaissances humaines, tel que le postule Comte. Brentano relève que la pensée humaine est sujette à des régressions et à des rechutes, si bien que l’histoire des sciences n’est pas seulement faite d’avancées, mais aussi de périodes de déclin et de décadence » (op. cit. p. 296-297). Or si tel était le sens du terme chez Brentano, on ne comprendrait plus comment celui-ci peut soutenir que les restrictions sont pensées « non pas contre Comte, mais avec Comte et en son sens » (« nicht gegen Comte, sondern mit Comte und in seinem Sinne », Geschichte der Philosophie…, p. 264 ; Die vier Phasen der Philosophie, p. 128). Le terme « Restriktion » doit donc être pris en un sens restreint, sans mauvais jeu de mot, puisqu’il désigne le premier des aménagements qu’il convient d’introduire dans la loi des trois états : « man muss : 1) restringieren » (Geschichte der Philosophie…, p. 362) 16. J. S. MILL, Auguste Comte and positivism, p. 47 ; tr. fr. p. 65 17. J. S. MILL, op. cit., p. 5 ; tr. fr. p. 26. 18. F. B RENTANO, « Vom Gesetz der geschichtlichen Entwicklung », Geschichte der Philosophie…, p. 103 (trad. personnelle). 19. F. B RENTANO, « Auguste Comte und die positive Philosophie », Geschichte der Philosophie …, p. 264 (trad. personnelle). 20. J. S. MILL, Auguste Comte and positivism, p. 47 ; tr. fr. p. 65. 21. F. B RENTANO, « Auguste Comte und die positive Philosophie », Geschichte der Philosophie…, p. 264-265 (trad. personnelle). Cf. le passage parallèle dans Die vier Phasen der Philosophie, p. 130. 22. F. BRENTANO, « Auguste Comte und die positive Philosophie », Die vier Phasen der Philosophie, p. 130 (trad. personnelle). 23. Cf. aussi Discours sur l’esprit positif : « Même en un temps où le véritable esprit philosophique avait déjà prévalu envers les plus simples phénomènes, et dans un sujet aussi facile que la théorie élémentaire du choc, le mémorable exemple de Malebranche rappellera toujours la nécessité de recourir à l’intervention directe et permanente d’une action surnaturelle, toutes les fois qu’on tente de remonter à la cause première d’un événement quelconque » (EP, § 7, p. 51-52). 24. P. MOUY, Les lois du choc des corps d’après Malebranche, Paris : Vrin, 1927, p. 32. 25. N. MALEBRANCHE, De la recherche de la vérité, p. 312 ; cité par P. MOUY, op. cit., p. 32. 26. F. BRENTANO, « Auguste Comte und die positive Philosophie », Geschichte der Philosophie…, p. 265 (trad. personnelle). Cf. le passage parallèle dans Die vier Phasen der Philosophie, p. 130-131. 27. J. S. MILL, Auguste Comte and positivism, p. 49 ; tr. fr. p. 52. 28. Cf. A. DE M ORGAN, On the Study and Difficulties of Mathematics, 2 e éd., Chicago : Open Court Publishing Company, 1898 (1re éd. : 1831), Préface, p. VI : « It has been my endeavor to avoid entering into the purely metaphysical part of the difficulties of algebra ». Sur les signes négatifs, cf. chap. 9, p. 103-128 ; sur les nombres imaginaires, cf. chap. 10, p. 129-157. 29. F. BRENTANO, « Auguste Comte und die positive Philosophie », Die vier Phasen der Philosophie, p. 130 (trad. personnelle, nous soulignons). 30. F. B RENTANO, « Vom Gesetz der geschichtlichen Entwicklung », Geschichte der Philosophie…, p. 103 (trad. personnelle). 31. F. BRENTANO, ibid. 32. F. BRENTANO, « Auguste Comte und die positive Philosophie », Geschichte der Philosophie…, p. 265 (trad. personnelle). 33. F. B RENTANO, « Auguste Comte und die positive Philosophie (1869) », Die vier Phasen der Philosophie, p. 130 (trad. personnelle).

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34. Cf. les annotations de Klaus HEDWIG à son édition du texte dans Geschichte der Philosophie…, p. 370. 35. F. B RENTANO, « Vom Gesetz der geschichtlichen Entwicklung », Geschichte der Philosophie…, p. 103 (trad. personnelle). 36. Cf. F. BRENTANO, « Auguste Comte und die positive Philosophie », Geschichte der Philosophie…, p. 285-286. 37. Sur cette classification, cf. les indications de Klaus HEDWIG dans sa Préface à Geschichte der Philosophie…, note 13, p. XIII ; et les analyses de Mauro ANTONELLI, op. cit., chap. 5, p. 157-170. 38. F. B RENTANO, « Auguste Comte und die positive Philosophie (1869) », Die vier Phasen der Philosophie, p. 117-118 (trad. personnelle). Cf. le passage parallèle dans Geschichte der Philosophie…, p. 256. 39. H. BERGMANN, « Brentano on the History of Greek Philosophy », Philosophy and Phenomenological Research, n° 26, 1965/66, p. 95.

RÉSUMÉS

L’article examine le problème des restrictions qu’il faut apporter à la loi des trois états : la loi du développement de l’esprit est-elle valable à tous les degrés de l’échelle hiérarchique ? Ou bien la mathématique fait-elle exception à la loi historique ? La réponse apportée par Brentano est assez surprenante et semble même contradictoire. Dans certains textes, il soutient que la mathématique est soumise au même régime que les autres branches du savoir ; et que si restriction il y a, ces restrictions doivent être pensées avec Comte, et non pas contre lui. Dans d’autres textes, Brentano semble se ranger à la position critique de J. S. Mill. Comment concilier ces affirmations apparemment contradictoires ? On se propose de répondre à cette question en montrant que la position de Brentano a évolué au tournant des années 1870, et en indiquant le rôle de la nouvelle classification des sciences dans cette évolution.

AUTEUR

VINCENT GÉRARD

Maître de conférences en philosophie à l’Université de Poitiers (EA 2626)

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La sociologie avec ou sans guillemets L’ombre portée de Comte sur les sciences sociales germanophones (1875-1908)

Wolf Feuerhahn

1 Depuis plus de cent années, le fait disciplinaire organise le cours de la vie savante. Participent de la reproduction des canons disciplinaires non seulement les formations, les financements ou les intitulés des postes universitaires à pourvoir, mais aussi le discours historique tenu par les représentants des disciplines. La sociologie n’échappe pas à ce type de production indigène. Comme toutes les histoires disciplinaires, celle de la sociologie expose un panthéon avec ses auteurs phares. À côté d’Émile Durkheim, Max Weber joue ainsi incontestablement un rôle de père fondateur de cette science. Pourtant, à y regarder de plus près, celui-ci a peu utilisé cette dénomination pour caractériser son travail. Quand il l’a fait, c’est le plus souvent, en employant des guillemets comme si le terme ne pouvait être repris qu’avec prudence1.

2 C’est cette prudence et les raisons de celle-ci qui vont m’occuper ici. Comment se fait-il que celui que l’on classe sans hésiter parmi les sociologues se soit si peu dénommé tel et se soit tant méfié de cette étiquette ? La question me semble d’autant plus légitime à poser que si l’on élargit la focale, Max Weber est loin d’être le seul à avoir émis des réserves vis-à-vis d’une telle dénomination. 3 Il est un texte qui manifeste d’autant plus ce malaise qu’il a été rédigé par des auteurs aux positions parfois très opposées dans l’espace des sciences philologiques, historiques et sociales de l’Allemagne au début du XXe siècle : il s’agit de l’invitation à fonder une société allemande de sociologie (Einladung zur Gründung einer Deutschen Gesellschaft für Soziologie) signée par vingt-six savants allemands et adressée en 1908 à d’autres figures centrales de la science de ce pays. Ce texte qu’on aurait pu imaginer conquérant, a bien du mal à justifier l’emploi du terme de « sociologie ». Loin d’aller de soi, il nécessite, à le lire, d’être défendu contre toute une série de malentendus : 4 « Mais ce qui, en Allemagne, fait précisément reculer beaucoup des savants les plus solides eu égard à l’idée d’une telle organisation réside dans la polysémie du concept de

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sociologie et le dilettantisme indéniable que, par bien des aspects, recouvre sa bannière »2. Polysémie, dilettantisme : difficile donc d’en faire un étendard pour une institution qui revendique la rigueur et le sérieux scientifique. 5 Revenir sur cette critique du terme de sociologie s’impose d’autant plus qu’elle continue à peser sur les débats entre certains sociologues contemporains. En effet, en 1975, dans son ouvrage Die Arbeit tun die anderen. Klassenkampf und Priesterherrschaft der Intellektuellen (Ce sont les autres qui font le travail. Lutte des classes et domination hiérocratique des intellectuels), le professeur de sociologie et de philosophie du droit à l’Université de Münster Helmut Schelsky (1912-1984) repartait d’une critique de la conception défendue par Saint-Simon et son disciple Auguste Comte pour critiquer la tendance consistant à faire de la sociologie une « science sociale planificatrice » et émancipatrice. Afin de faire barrage à cette appréhension de la science, dont l’école de Francfort représentait selon lui un avatar contemporain et dont il dénonçait l’emprise sur « l’esprit de l’époque », Schelsky forgea l’étiquette d’« Anti-Soziologie » (anti- sociologie) pour caractériser sa position3. 6 Avant de proposer une interprétation de cette réticence, un premier repérage de l’usage du terme à l’époque s’impose. Une telle enquête devrait, de façon générale, permettre d’éviter un travers récurrent des histoires disciplinaires qui consiste à partir de la définition contemporaine de la science pour en faire la généalogie. Ces pratiques érigent les œuvres passées qui apparaissent congruentes avec ce que l’on nomme de nos jours « sociologie » au rang de travaux précurseurs4. Au contraire, l’hypothèse de sémantique historique qui me guidera ici repose sur l’idée que la dénomination choisie n’est pas anodine, qu’elle est à analyser en rapport avec ses contextes d’usage et qu’elle a une fonction performative. Relever l’apparition du terme de « sociologie » en allemand devrait ainsi mettre au jour un autre paysage de cette science au tournant des XIXe et XXe siècles.

Usages de l’étiquette « sociologie » dans le monde germanophone (1875-1908)

7 Depuis les travaux de Sébastien Mosbah-Natanson, on sait qu’en France, au tournant du siècle, « la sociologie est à la mode »5. Pour établir ce fait, l’auteur n’est pas parti d’une définition préalable de ce qu’est la sociologie, mais a recensé tous les ouvrages parus en français et en France comportant une série de mots-clés présents dans les titres des publications6. Je conduirai ici une enquête bibliométrique analogue à propos des pays de langue allemande. Pour ce faire, j’ai eu recours au catalogue de la Staatsbibliothek de Berlin. Cela n’est pas sans présenter des problèmes voire des biais. Rien ne garantit en effet que tous les ouvrages publiés aient été achetés par cette institution sans compter le fait qu’une partie des fonds a été détruite pendant la Seconde Guerre mondiale7. Mon hypothèse est toutefois que, si un certain nombre de titres a pu disparaître du dénombrement par ce biais, la prétention de Berlin à s’ériger en capitale scientifique de l’Empire garantit au moins un ordre de grandeur de la production d’ouvrages « sociologiques » à l’époque.

8 Seront donc considérés ici comme « ouvrages sociologiques » non pas ceux que l’on pourrait de nos jours être amenés à juger tels, mais tous les livres publiés en langue allemande dont le titre comprenait soit les substantifs « Sociologie »/« Soziologie », soit

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les adjectifs « sociologische » / « soziologische ». Cette enquête prenant pour objet un fait de sémantique historique transnationale, je ne m’arrêterai pas sur l’expression « Sozialwissenschaft » (science sociale). Elle est alors beaucoup plus souvent employée et n’a pas suscité un rejet analogue à celle de « sociologie »8. 9 Certes les nouvelles dénominations disciplinaires peuvent apparaître d’abord dans des articles de périodiques avant de faire l’objet d’ouvrages9. Une analyse plus fine de l’émergence de la « sociologie » nécessiterait donc d’étudier le corpus des titres d’articles10. Toutefois, il m’a semblé que le choix du titre d’un ouvrage n’est jamais indifférent et qu’en ce sens, pour un auteur, revendiquer, dans les années considérées (1875‑1908), l’appartenance de son livre à la catégorie de « sociologie » était un acte militant11. 10 La période analysée n’est pas choisie au hasard : elle s’étend de la première occurrence d’un titre en allemand usant du terme de « sociologie » jusqu’à la création au mois de janvier 1909 de la « société allemande de sociologie ». 11 Or, une telle enquête statistique offre un panorama de la sociologie de langue allemande au tournant des XIXe et XXe siècles bien différent de celui auquel nous sommes habitués12. 12 Il apparaît d’abord qu’en termes purement quantitatifs, les ouvrages « sociologiques » publiés en allemand sont beaucoup moins nombreux qu’en France. Dans ce dernier pays, Sébastien Mosbah-Natanson dénombre 237 ouvrages de ce type publiés entre 1876 et 1915 soit au cours de 39 années13. Au cours d’une période plus courte (33 ans, entre 1875 et 1908) et dans un espace linguistique, démographique et géographique beaucoup plus important (Empires allemand et austro-hongrois), on ne recense que 62 ouvrages « sociologiques »14. 13 Si l’on affine désormais la comparaison, on remarque qu’entre 1876 et 1905, les publications sociologiques germanophones correspondent toujours approximativement à un tiers des publications françaises.

Tableau 1 : Nombre d’ouvrages sociologiques parus en France et en français (col. 2) et en langue allemande (col. 3)

(source utilisée pour la France : S. Mosbah-Natanson, 2011, p. 111.)

14 Si la sociologie est à la mode en France, comme le disent G. Tarde et E. Durkheim à la fin des années 189015, c’est loin d’être le cas en Allemagne.

15 À voir le nombre de publications sociologiques germanophones publiées chaque année (graphique 1), on remarque simplement que la courbe est croissante. 16 Jusqu’en 1890, les ouvrages sociologiques sont rares, à partir de 1891, il n’est plus une année sans la publication d’un tel livre. Enfin de 1903 à 1908, un nouveau palier semble franchi puisqu’on en compte au moins trois par an.

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Graphique 1 : Nombre d’ouvrages « sociologiques » publiés en langue allemande entre 1875 et 1908 (Total : 62 titres)

17 L’écart avec la représentation habituelle que l’on a de l’histoire de la sociologie allemande à cette époque est particulièrement manifeste si l’on considère les « sociologues », autrement dit les individus qui ont publié au cours de la période au moins deux « ouvrages sociologiques » :

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Graphique 2 : Palmarès des « sociologues » (1875-1908)

18 Parmi ces huit noms, on n’en retiendrait sans doute de nos jours que deux : H. Spencer et G. Simmel. Surtout, des auteurs qui occupent de nos jours une place éminente au panthéon de l’histoire de la sociologie n’y apparaissent pas : Max Weber et Ferdinand Tönnies notamment. Dans le cas de Weber, même si l’on tient compte du fait qu’il a, au cours de cette période, publié de façon préférentielle des articles et que l’on traverse le corpus de ces textes, aucun ne contient, dans son titre, les substantifs « Sociologie », « Soziologie » ou les adjectifs « sociologisch », « soziologisch ». Comme nous l’avons vu, les rares emplois qu’il fait de ces termes sont accompagnés de guillemets. Le cas de Tönnies est plus complexe. Il est indéniablement l’un de ceux qui s’est très tôt revendiqué de la « sociologie ». Certes, Das Wesen der Soziologie, son premier titre comportant ce substantif a été publié assez tardivement, peu avant la création de la société allemande de sociologie. Mais l’attitude de Tönnies vis-à-vis du terme comme de Comte était loin d’être hostile. Dans la préface à la première édition (1887) de son ouvrage resté le plus célèbre – Gemeinschaft und Gesellschaft – il cite explicitement parmi les sources qui l’ont « influencé » : « les grandes œuvres sociologiques d’A. Comte et de Herbert Spencer » dont il dit qu’elles l’ont souvent accompagné dans ses réflexions et que loin de vouer aux gémonies, il discute16. Au cours des années 1890, F. Tönnies se réclame fréquemment dans ses articles de la sociologie17.

Un label étranger

19 « Sociologie » est un néologisme français forgé une première fois par Sieyès dans les années 178018, puis une seconde fois en 1824 par Auguste Comte et dont la première occurrence publiée se trouve dans le quatrième volume du Cours de philosophie positive que ce dernier fit paraître en 1839 :

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« Je crois devoir hasarder, dès à présent, ce terme nouveau exactement équivalent à mon expression, déjà introduite de physique sociale, afin de pouvoir désigner par un nom unique cette partie complémentaire de la philosophie naturelle qui se rapporte à l’étude positive de l’ensemble des lois fondamentales propres aux phénomènes sociaux »19. 20 Rechercher le terme de sociologie dans des titres allemands revient donc à s’interroger sur un fait historique transnational. On peut d’emblée dire que l’appropriation de cette désignation d’une science avant d’être celle d’une discipline fut une affaire compliquée. La question se pose surtout de savoir si la nationalité d’origine du terme a joué ou non un rôle dans cette difficile appropriation.

21 Si l’on regarde le poids des ouvrages traduits parmi ceux que j’ai classé comme « sociologiques », il apparaît tout d’abord qu’ils sont loin d’être majoritaires. Ils représentent seulement 20 % de ces derniers20. Quant à leur répartition dans le temps, on les trouve tout au long de la période qui sépare 1875 de 1908 :

Graphique 3 : Poids relatif par année de publication des traductions dans le corpus d’ouvrages sociologiques

22 On peut toutefois déjà remarquer que ces ouvrages traduits proviennent seulement de quatre pays différents : Grande-Bretagne, France, Italie et États-Unis21. A priori, avec 6 ouvrages, la Grande-Bretagne semble largement dominer (elle représente 45 % du nombre d’ouvrages sociologiques traduits). Toutefois, si l’on regarde de plus près, elle n’est représentée que par un auteur : Herbert Spencer. Ce dernier apparaît certes particulièrement prolixe, mais d’abord parce que les Principles of paraissent en plusieurs volumes. Si, maintenant, on regarde le nombre d’auteurs par pays, les choses changent.

23 France et Italie sont toutes deux représentées par trois auteurs. Pour l’Italie, il s’agit de Cesare Lombroso, Enrico Ferri et Achille Loria. Pour la France, les ouvrages sont traduits à la toute fin de la période considérée (en 1907 et 1908) et les auteurs concernés sont A. Comte (Soziologie), G. Tarde (Die sozialen Gesetze : Skizze zu einer Soziologie) et E. Durkheim (Die Methode der Soziologie).

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24 Il apparaît donc, tout d’abord, que si la part des traductions est loin d’être majoritaire, celle de Comte en leur sein est non seulement largement minoritaire, mais aussi tardive – notamment par rapport à Spencer qui inaugure le label sur la période considérée. Toutefois, il faut rappeler que Comte n’a jamais publié d’ouvrage dont le titre comportait le mot de « sociologie ». Le fait que les trois derniers volumes du Cours de philosophie positive aient été publiés sous le titre de Soziologie entre 1907 et 1911 témoignerait plutôt du fait que le mot était spontanément associé à son œuvre. Cette faible représentation de Comte ne prouve pas non plus que ce dernier n’occuperait qu’une place marginale aux yeux de ceux qui se revendiquent en Allemagne de la « sociologie ». Car la connotation étrangère voire comtienne du terme apparaît pour le coup nettement si l’on considère les textes publiés directement en allemand. 25 Prenons à titre d’exemple celui qui, chronologiquement fut le premier : Ludwig Gumplowicz. Dans son ouvrage sur la lutte des races, sous-titré « recherches sociologiques » publié en 1883, ce professeur de théorie constitutionnelle (Verfassungslehre) à l’université de Graz se présente comme un pionnier qui découvre un nouveau territoire : « Je présente modestement l’esquisse d’une science destinée à prendre, quelque jour, de grands développements, une importance considérable. Son véritable nom serait histoire naturelle de l’humanité. Pourquoi ai-je choisi un titre qui implique sociologie ? J’ai voulu éviter toute méprise – un sens bien différent s’attachant à la première de ces appellations, depuis que Prichard a publié son Histoire naturelle de l’humanité. Quant au mot sociologie, emprunté à Comte, je crois qu’il est bien plus adéquat, qu’il caractérise bien mieux la nature et la portée de la science d’avenir que je présente en son état rudimentaire »22. 26 Mais Gumplowicz mentionne aussi qu’en se réclamant de cette science, il s’oppose à un avis majoritairement négatif. Décrivant la réaction commune à l’usage du terme, il rappelle que « quand on entend parler de sociologie, on se méfie, on hausse les épaules, et cette doctrine, toute récente, est bien près d’être aussi décriée que le fut jadis la philosophie de l’histoire »23.

27 Deux ans plus tard, son Précis de sociologie (Grundriss der Soziologie) présente également Comte comme le fondateur de cette nouvelle science qui, désormais diffuserait dans toute l’Europe et même en Amérique. 28 Albert Schäffle, directeur de la Zeitschrift für die gesamte Staatswissenschaft, que le jeune Durkheim érige en père fondateur de la sociologie24, ne publie certes pas d’« ouvrage sociologique » avant 1896, date à laquelle il modifie le sous-titre de son Bau und Leben des socialen Körpers. « Encyclopädischer Entwurf einer realen Anatomie, Physiologie und Psychologie der menschlichen Gesellschaft mit besonderer Rücksicht auf die Volkswirtschaft als socialen Stoffwechsel » (Esquisse encyclopédique d’une anatomie, physiologie et psychologie réelle de la société humaine considérant en particulier l’économie comme métabolisme social) devient « Allgemeine Sociologie » et « Specielle Sociologie » (Sociologie générale et spéciale). Mais dès l’avant-propos à la première édition de 1875, Schäffle caractérise ses travaux antérieurs comme des analyses spéciales relevant de la sociologie et juge le Cours de philosophie positive de Comte « génial ». Ce dernier aurait très tôt souhaité faire de la « biologie le fondement (Unterlage) de la sociologie ». Ce n’est que parce qu’il n’aurait seulement découvert l’existence du Cours au moment où son propre livre était sous presse que Schäffle ne lui aurait pas attribué un rôle de modèle pour sa propre entreprise. Cette dernière veut conduire dans le domaine de la

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science de la société (Gesellschaftslehre) un travail analytique analogue à celui mené par la biologie via l’histologie, l’anatomie et la physiologie25. 29 L’association entre la sociologie et l’œuvre d’Auguste Comte est encore plus nette parmi les nombreux contempteurs de la « sociologie »26. 30 Prenons un cas particulièrement paradigmatique : celui de Wilhelm Dilthey. Son Introduction aux sciences de l’esprit (1883) est loin d’être une simple exposition de ce qu’il entend par cette expression, elle est aussi une vigoureuse critique de ce qu’elle est censée remplacer et notamment la « sociologie ». Celle-ci n’a aucune grâce à ses yeux. Elle n’est pas une véritable science, mais une reprise de l’ambition métaphysique dont toute la deuxième partie de l’Introduction est une critique, les tâches formulées par la sociologie sont insolubles et ses méthodes fausses. La pensée de Comte fait figure chez Dilthey de représentante par excellence de cette science27. Si elle est fortement critiquée c’est à première vue parce qu’elle défend comme celles de Thomas Buckle et de John Stuart Mill avec lesquelles Dilthey les associe presque systématiquement, une conception nomologique des sciences de l’esprit. Mais sa critique est loin de n’être qu’épistémologique. Lorsqu’il retrace l’émergence de la sociologie, Dilthey en fait l’enfant légitime de la Révolution française. Elle participe de la volonté politique de réorganisation de la société sous la direction de la science28 : « L’origine de la [sociologie] résidait dans les bouleversements de la société européenne depuis le dernier tiers du XVIIIe siècle. Une nouvelle organisation de la société devait se développer sous la direction de l’esprit scientifique tel qu’il s’était affirmé avec puissance au cours du XVIIIe siècle. Ce besoin devait assurer l’unité de l’ensemble du système des vérités scientifiques s’élevant à partir des mathématiques, et justifier que la nouvelle science salutaire de la société soit son ultime chaînon. Condorcet et Saint-Simon étaient les précurseurs, Comte le fondateur de cette science synthétique (umfassend) de la société, Stuart Mill son logicien, avec l’exposé détaillé de Herbert Spencer, elle commence à écarter les fantaisies qui ont agité sa jeunesse impétueuse »29. 31 Dilthey réactive par là la critique adressée depuis le début du XIXe siècle par les défenseurs allemands de l’école historique du droit aux théories caractérisées comme « françaises et anglaises » du droit naturel qu’ils accusaient d’avoir, sous couvert d’universalisme anhistorique, imposé une conception particulière de l’individu et nié la singularité historique des différents peuples. L’Introduction aux sciences de l’esprit est conçue comme une reprise et une systématisation du projet de l’école historique contre la conception positiviste de la « sociologie » : « Les réponses de Comte et des positivistes, de St. Mill et des empiristes à ces questions me semblaient mutiler la réalité historique pour l’adapter aux concepts et méthodes des sciences de la nature »30.

32 Pour Dilthey, prendre en compte la spécificité des sciences de l’esprit suppose de rappeler constamment l’historicité de leurs objets et l’impossibilité de réduire ceux-ci à des lois universelles de la nature humaine. Dans cette tâche, les Allemands auraient un avantage : la formation philologique et historique érigée en modèle universitaire par W. von Humboldt31. À la « Soziologie », Dilthey oppose donc la « Gesellschaftslehre » (doctrine de la société) qui s’est développée en Allemagne. Curieusement, il cite de façon élogieuse le libéral Robert von Mohl et Lorenz von Stein qui se référait même volontiers aux socialistes français. Pourtant, ces deux auteurs avaient été visés en 1859 par une critique ravageuse de la part de l’historien Heinrich von Treitschke qui refusait la dépolitisation qu’impliquait, selon lui, la distinction entre la société et l’État32. Il défendait au contraire la fonction intégratrice de l’État et donc le primat des

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Staatswissenschaften. En 1883, pour l’ami de Treitschke qu’est Dilthey, le conflit qui prévaut n’est plus interne au monde académique allemand, mais international. Il s’agit désormais de marquer l’opposition entre la science franco-britannique et celle qui prévaut en Allemagne33. 33 La sociologie est donc très nettement présentée comme une science étrangère incapable de saisir la spécificité des différents peuples, à la différence de l’approche historique dont l’Allemagne se serait fait la garante pour lutter contre l’emprise scientifique, mais aussi politique et économique de ce qui est présenté comme un « couple » franco-britannique. Dans cette configuration, le sort de Comte pouvait être lié à celui de Spencer et leurs oppositions paraître secondaires. C’était le cas notamment chez Dilthey34. 34 Plusieurs faits expliquent l’émergence de cette représentation. Les revendications croissantes d’autonomie de la part des sciences de la nature eurent d’abord un impact crucial. Celles-ci aboutirent à la création de la première faculté des sciences de la nature par scission d’avec la faculté de philosophie, à Tübingen en 1863. Les dix ans de débats qui avaient précédé témoignaient qu’une telle proposition était vue comme une profonde remise en cause de la pensée des réformateurs de l’Université du début du XIXe siècle, et en particulier de l’idée selon laquelle les sciences philologiques et historiques avaient un rôle central à jouer dans la formation (Bildung) du citoyen35. 35 À cela devait s’ajouter l’émergence d’un parti social-démocrate qui devint en 1890 le premier en nombre de suffrages exprimés. Cet événement suscita des réactions véhémentes dans le monde académique parce qu’en promouvant une interprétation matérialiste des faits humains, elle semblait renforcer la relégation des sciences philologiques et historiques. Ce rejet avait un impact direct sur l’implantation de la sociologie dans les universités36. Nombreux étaient en effet ceux qui s’inquiétaient de la proximité étymologique entre « sociologie » et « socialisme ». Le chimiste Wilhelm Ostwald, par ailleurs grand admirateur de Comte, rappelle ainsi dans son autobiographie que « la parenté de nom entre la sociologie et la sociale démocratie rendait toute cette orientation [la sociologie] suspecte »37. La critique nietzschéenne du nihilisme dont tant la sociologie que le socialisme seraient les vecteurs participe très nettement de ce contexte. En 1889, dans le Crépuscule des idoles, Nietzsche réunissait ainsi sous la catégorie de « décadents » ce qu’il dénommait « la sociologie française et anglaise » et les « socialistes » : « L’effet inconscient de la décadence se fait tyranniquement sentir jusque dans l’idéal de certaines sciences. Ce que j’ai à objecter à l’encontre de toute la sociologie française et anglaise, c’est qu’elle ne connaît d’expérience que les produits de décomposition de la société et prend en toute naïveté ses propres instincts de décomposition pour norme du jugement de valeur sociologique. La vie déclinante, le déclin de toute force d’organisation, c’est-à-dire de différenciation, de toute force capable de creuser des fossés, d’imposer une stricte hiérarchie, ce déclin est programmé par la sociologie actuelle comme un idéal… Nos socialistes sont des décadents, mais Monsieur Herbert Spencer est aussi un décadent : il voit dans le triomphe de l’altruisme quelque chose de souhaitable ! »38 36 Le succès des ouvrages de Nietzsche au tournant du siècle a amené un certain nombre de chercheurs à montrer leur impact dans la formation en Allemagne d’une manière singulière de pratiquer les sciences sociales, empreinte d’une critique de la modernité et de la science (Kulturkritik)39.

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37 La méfiance vis-à-vis de la sociologie résultait donc de l’association qui était alors faite par nombre d’universitaires entre l’idée qu’elle incarnerait l’emprise de la démarche nomologique des sciences de la nature sur les sciences de l’esprit, qu’elle serait une science française renouvelant l’esprit de la révolution ainsi que la réalisation du socialisme sur le terrain scientifique.

Un cas singulier : Georg Simmel

38 La production de Georg Simmel manifeste que le rejet de la sociologie est d’abord et avant tout lié à celui de Comte comme de Spencer représentés comme des défenseurs d’une appréhension des sciences de l’esprit calquée sur celle des sciences de la nature. Parmi les sociologues qui sont passés à la postérité, il occupe une place à part. Il est l’un des seuls à avoir très tôt employé le terme de « sociologie ». Mais il ne s’est jamais revendiqué de Comte40. Son article sur « le problème de la sociologie » (1894) est un effort pour se démarquer de toutes les appréhensions répertoriées de la sociologie dont le dénominateur commun consiste selon lui à « embrasser l’ensemble de tout ce qui arrive dans la société, et exécuter la réduction de tout l’individuel au social »41. Il ne cite personne et définit de son côté cette science comme celle qui étudie les « formes d’association » (Formen der Vergesellschaftung). Il prétend de la sorte répondre à la critique émise par son collègue W. Dilthey qui assimilait la sociologie à une « philosophie de l’histoire »42 : « Ce problème spécial de la sociologie la sépare nettement de la philosophie de l’histoire. La philosophie de l’histoire veut faire rentrer les faits historiques, extérieurs ou psychiques, dans leur ensemble, sous des concepts généraux, qui satisfont à des besoins déterminés, éthiques, métaphysiques, religieux, artistiques. Tout à l’opposé se tient la sociologie, comme science spéciale ; son domaine éventuel, tel que je voudrais le fixer ici, s’enfermerait dans la série des phénomènes et dans leur explication psychologique »43. Ceci n’empêchera pas W. Dilthey, dans un rapport rédigé en 1898 à propos de Simmel pour une candidature en vue d’obtenir un poste de professeur extraordinaire à Berlin, d’en faire un promoteur de l’évolutionnisme spencerien44. Il n’y avait pas pire critique dans le monde académique allemand de l’époque. De façon générale, le fait qu’il se définisse comme un sociologue lui a manifestement valu de ne pas obtenir le poste45. Ce n’est que dans un texte rédigé au début du XXe siècle (1904-1905) pour son projet d’un deuxième volume de l’Introduction aux sciences de l’esprit et publié après la mort des deux hommes (1922) que Dilthey fera la distinction entre la sociologie comtienne et la sociologie de Simmel : « Ma polémique contre la sociologie visait l’étape de son développement tel qu’elle était caractérisée par Comte, Spencer, Schäffle, Lilienfeld. Le concept de la sociologie contenu dans ces travaux était celui d’une science de la vie en commun des hommes en société qui incluait aussi parmi ses objets le droit, les mœurs, la religion. Elle n’était donc pas une théorie des formes que prend la vie psychique étant donné les relations des individus en société. Simmel a avancé un tel concept de la sociologie »46. 39 La correspondance de G. Simmel avec Célestin Bouglé témoigne de la prudence qu’il observe quand il emploie la désignation de « sociologue » pour se caractériser47. En février 1894, il affirme certes : « Relativement à votre question sur l’orientation de mes travaux, je répondrai que je me consacre entièrement à des études sociologiques et que dans un temps proche

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je n’arpenterai plus aucun autre terrain et en particulier pas celui de la philosophie morale »48. 40 Mais cinq années plus tard, en décembre 1899, Simmel semble avoir entièrement changé de position : « Mais vous ne devez pas oublier que les sciences sociales ne sont pas ma discipline. Ma sociologie est une discipline très spécifique dont il n’est aucun représentant en Allemagne à l’exception de moi ; et vis-à-vis des autres sciences sociales […], je ne suis qu’un profane et suis donc aucunement en état de rapporter à leur sujet. De façon générale, cela me fait un peu souffrir qu’à l’étranger je ne sois considéré que comme sociologue – alors que je suis pourtant philosophe et que je vois dans la philosophie la tâche de ma vie et que je ne pratique la sociologie à vrai dire que comme une discipline mineure. Et lorsque j’aurai rempli mes devoirs à son égard en publiant une sociologie complète – ce qui devrait bien se produire au cours des prochaines années – je ne reviendrai probablement jamais à elle ».49 41 Otthein Rammstedt a retracé l’écriture heurtée de la Soziologie finalement publiée en 1908 et les aléas de l’autodéfinition de Simmel. Il a surtout montré que cette genèse complexe était étroitement liée au discrédit de la sociologie dans l’Allemagne de l’époque50. Il faut dire qu’entre-temps ceux parmi les philosophes, juristes et économistes dont il était le plus proche – notamment Heinrich Rickert et Max Weber – s’étaient déclarés très nettement hostiles à ce qu’ils nommaient le « dilettantisme naturaliste » et qu’ils associaient à la sociologie51. Max Weber dénonçait encore en 1909 dans la « hiérarchie comtienne des sciences le schéma extérieur à la vie d’un grandiose pédant »52 et rappelait en 1910 que « l’activité bruyante de dilettantes avait en son temps tellement discrédité le nom de « Soziologie » que jusque dans un passé récent il y avait des savants sérieux qui avaient des scrupules à laisser publiquement naviguer sous cette bannière des travaux qui indubitablement présentaient des caractéristiques sociologiques »53.

Des terres plus accueillantes pour Comte et la sociologie : Leipzig et Berne

42 Pour bien saisir les ressorts du rejet de la sociologie et de Comte au début du XXe siècle, il faut rappeler un facteur lié à la géographie académique allemande. Entre les années 1894 et le début du XXe siècle, la publication par l’historien de Leipzig Karl Lamprecht d’une histoire allemande (Deutsche Geschichte) a suscité une très vive controverse. Celle- ci a contribué à cristalliser deux pôles des sciences sociales allemandes. Ceux qui, à Leipzig, se faisaient les défenseurs du projet de Lamprecht et qui sont restés célèbres sous le nom collectif de « cercle positiviste »54 et ceux qui, à Berlin et dans le Sud-Ouest de l’Allemagne (Heidelberg, Fribourg-en-Brisgau) le dénoncèrent comme le témoignage de l’impérialisme des sciences de la nature jusque dans le domaine le plus rétif à elles, celui de l’histoire et en particulier de l’histoire politique55.

43 Il est frappant d’observer que les membres du cercle de Leipzig (Wilhelm Wundt, Wilhelm Ostwald, Karl Lamprecht, Friedrich Ratzel) étaient loin de rejeter sans autre forme de procès le terme même de sociologie aussi bien que la référence à Comte. Dans la deuxième édition de sa Logik, et en particulier dans la partie consacrée à la Logik der Geisteswissenschaften (1895), même s’il critique le fait que Comte n’ait pas distingué entre sciences de la nature et sciences de l’esprit et ait rattaché la sociologie aux premières, W. Wundt le considère malgré tout comme un auteur digne d’être discuté et

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attribue à la sociologie une place dans son arbre des sciences56. Karl Lamprecht mobilise Comte dans un esprit polémique. Il compare le rôle central que l’historien G. Droysen, figure héroïque de ses adversaires, fait jouer à la volonté à celui que Comte et Buckle font jouer à l’intellectualisme. Tous trois partageraient une approche monocausale des faits humains57. Au sein de ce cercle, le chimiste W. Ostwald revendiquait haut et fort la référence à Comte. Ceci dit, c’était lui aussi en réaction au rejet que ses collègues de Heidelberg – notamment W. Windelband – exprimaient à l’encontre du sociologue français58. Comte et la sociologie jouent donc dans le paysage allemand des sciences sociales de la fin du XIXe siècle le rôle de révélateurs. La preuve en est que ceux-là mêmes qui se revendiquent alors d’Auguste Comte ou de la sociologie ont bien souvent eu un lien étroit avec Leipzig et son cercle positiviste. Paul Barth (1858-1922) est sans doute le meilleur exemple d’une telle proximité. Privatdozent de philosophie dans cette Université, il avait publié en 1897 un ouvrage sur la philosophie de l’histoire comme sociologie59 dans lequel il cherchait à faire en sorte que l’histoire accède au rang de science. L’ouvrage s’ouvre sur une critique virulente des Grenzen der naturwissenschaftlichen Begriffsbildung de Rickert qui venaient de paraître (1896) et dont l’une des cibles n’était autre que l’historiographie défendue par K. Lamprecht. P. Barth dénonce l’idée selon laquelle l’histoire aurait pour but de se plonger dans l’individuel. Tel n’est pas l’objet d’une science, tout au plus d’une conception esthétique60. Le savant doit mettre au jour le général (das Allgemeine)61. Barth identifie dès lors sociologie et philosophie de l’histoire et les redéfinit comme « une science des destins de l’espèce humaine »62. Dans le chapitre qu’il consacre à A. Comte, Barth est très élogieux et insiste sur la proximité entre sa pensée et celle de Wundt63. Dans un exercice commandé d’autobiographie intellectuelle rétrospective publié en 1920, P. Barth résume le propos de son ouvrage en disant que pour dépasser l’état de récit (Geschichtsschreibung) et accéder au rang de « science » (Geschichtswissenschaft), l’histoire devait se mettre à l’école de la « sociologie » de Comte et de Taine64 : « L’histoire comme science ou la philosophie de l’histoire ne peut suivre comme son modèle que la science de la nature, elle vise à montrer certaines étapes du développement de certains peuples et à établir que ce qui, en elles, coïncide, est une loi “empirique”. La sociologie se fixe le même objectif, simplement elle ne souligne pas seulement les changements comme le fait la philosophie de l’histoire, elle a aussi une division “statique” qui cherche sur quelles raisons reposent la durée, la solidité de certaines situations, par exemple de certains rapports de classes »65. 44 Comte et la sociologie ne sont toutefois pas des objets en soi. Ils étaient avant tout mobilisés dans la querelle qui divisait les historiens allemands. Barth s’y érigeait en défenseur de K. Lamprecht et critiquait vertement ceux qui s’opposaient à lui. Il décrivait la situation allemande comme dominée par le « parti individualiste », rejetant toute idée de loi de l’histoire et faisant du point de vue individuel la particularité irréductible de cette science. Il l’opposait à la science française où les droits du « collectivisme » auraient déjà été reconnus66.

45 En 1899, P. Barth devenait l’éditeur de la revue fondée par R. Avenarius : Vierteljahrschrift für wissenschaftliche Philosophie et la renommait en 1902 (titre qu’elle conservera jusqu’en 1916) : Vierteljahrschrift für wissenschaftliche Philosophie und Soziologie. Elle était alors la seule revue du monde germanophone à comprendre dans son titre le terme de « Soziologie » et le restera jusqu’en 1916 (à l’exception de l’année 1909 où une éphémère Monatsschrift für Soziologie fut publiée 67). Dans un bref éditorial publié en 1902, Barth justifiait ce nouveau titre – qui a dû paraître très iconoclaste à

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bien des philosophes de l’époque – en affirmant que loin d’être arbitraire la coordination de la philosophie et de la sociologie renvoyait à une nécessité : celle qui unit le savoir à la vie. La sociologie permettrait selon lui de répondre à des questions contemporaines laissées sans réponse par les autres sciences comme : « comment peut- on maintenir la vie en commun des hommes ? Qu’est-ce que le socialisme, qu’est-ce que l’individualisme ? Auquel des deux ou si les deux sont impliqués, selon quel mélange l’avenir leur appartient-il ? »68. 46 Gustav Ratzenhofer était lui aussi en lien avec Leipzig et certains des membres du cercle positiviste. Bien que militaire de profession, il remercie chaleureusement dans sa Soziologische Erkenntnis (connaissance sociologique) sous-titrée « Positive Philosophie des socialen Lebens » (philosophie positive de la vie sociale) (1898) deux autorités dont il rappelle qu’elles exercent à Leipzig : W. Wundt et F. Ratzel69. Plus loin dans son livre, il expose de façon détaillée la loi des trois états d’A. Comte et se revendique d’elle. L’ouvrage de Demetrius Gusti (Egoismus und Altruismus. Zur soziologischen Motivation des praktischen Wollens) est, quant à lui, issu d’un doctorat soutenu à l’Université de Leipzig en 1904 et réalisé sous la direction de W. Wundt70. 47 Initié à Iéna par Ernst Haeckel en 1906, le mouvement moniste (Deutscher Monistenbund) qui promouvait un panthéisme défenseur d’une religion naturelle a assez rapidement séduit un certain nombre de membres du cercle positiviste et ajouté une connotation supplémentaire au terme de « sociologie »71. Rudolf Eisler (1873-1926) est sans doute un cas emblématique de l’association entre la pensée de Wundt, le monisme, la sociologie et la volonté de faire de Leipzig une université où les sciences de l’esprit pourraient dégager des lois sans renier la spécificité ontologique des faits qu’elles étudient (ce que Wundt nomme « synthèse créatrice »72). Après avoir soutenu une thèse de doctorat sous la direction de Wundt et défini la sociologie comme une « science de l’esprit » qui relève du principe wundtien de « jugement subjectif »73, Eisler devait fonder la première collection comprenant dans son titre le terme de sociologie (« Philosophisch- soziologische Bücherei » à Leipzig chez l’éditeur Klinkhardt) et y publier les Règles de la méthode sociologique de Durkheim en 190874. 48 Mais Leipzig a aussi donné naissance à une étude historique de la sociologie comtienne. Signe de la légitimité du sujet dans cette Université, une thèse portant sur la vie et l’enseignement d’Auguste Comte (Leben und Lehre Auguste Comtes) fut en effet soutenue devant la faculté de philosophie en 189375. Dans l’autobiographie qui clôt le premier livre publié en 1894, son auteur, Heinrich Waentig (1870-1943) affirme avoir travaillé sous la direction de Lujo Brentano, professeur ordinaire d’économie politique, de science financière et d’histoire économique (Nationalökonomie, Finanzwissenschaft und Wirtschaftsgeschichte) à Leipzig de 1889 à 1891, de son successeur, le professeur d’économie politique August von Miaskowski, véritable directeur de la thèse, et à nouveau de Wilhelm Wundt76. L’ouvrage de Waentig qui sera l’un des plus constants défenseurs de la sociologie comtienne en Allemagne, issu d’un profond remaniement de sa thèse et intitulé : Auguste Comte und seine Bedeutung für die Entwicklung der Socialwissenschaft (Auguste Comte et son importance pour le développement des sciences sociales)77 ne comporte certes pas le terme de « sociologie », mais dès l’introduction l’auteur se fixe pour objectif de défendre la légitimité de la naissance de cette science, un « enfant qui cause beaucoup de soucis » (Sorgenkind) que certains considèrent même comme un « cadeau empoisonné » (Danaergeschenk) du XIXe siècle, un siècle que Waentig caractérise d’ailleurs comme « socio-historique » (social-

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historisch)78. La sociologie, étant d’emblée présentée comme le produit de la pensée d’Auguste Comte, après avoir rappelé l’œuvre de ceux qu’il considère comme ses « prédécesseurs » dans le domaine (d’Héraclite à Condorcet)79, Waentig s’engage dans un éloge de l’homme et de l’œuvre et dans sa défense contre ses critiques allemands, en particulier W. Dilthey80. Le prisme de Leipzig se manifeste lorsque Waentig associe systématiquement des éloges de W. Wundt à ses critiques de Dilthey et de Carl Menger81. Malgré ces prises de position favorables à Comte, Waentig eut une carrière académique beaucoup plus rapide que F. Tönnies ou G. Simmel. Dès 1899, il devint professeur ordinaire de sciences politiques (Staatswissenschaften) à l’Université de Greifswald. À l’automne 1902 il obtenait un poste équivalent (wirtschaftliche Staatswissenschaften) à Münster avant d’occuper, à partir de 1904, celui de professeur d’économie politique (Nationalökonomie) à l’Université de Halle. L’année précédente (1903), il avait fondé une collection intitulée Sammlung sozialwissenschaftlicher Meister (collection des maîtres des sciences sociales) chez l’éditeur G. Fischer à Iéna. Choisir une maison d’édition si étroitement associée à une Université qui détonnait dans le paysage académique allemand n’était pas anodin. Iéna était en effet depuis les années 1860, par l’intermédiaire du professeur de zoologie Ernst Haeckel, l’un des rares centres académiques d’implantation en Allemagne du darwinisme, une doctrine par ailleurs très vivement critiquée. Waentig qui avait déjà loué dans son ouvrage sur Comte le développement de la « vision évolutionniste du monde » comme l’un des principaux acquis du XIXe siècle82 choisissait ainsi un camp bien précis sur le champ de bataille scientifique allemand. Dans cette collection qui avait vocation à créer un panthéon pour ces sciences sociales balbutiantes et fortement méprisées, Waentig publia entre 1907 et 1911 trois volumes des Leçons de philosophie positive d’A. Comte sous le titre Soziologie. Dans son introduction, il y déplore une nouvelle fois le peu d’influence de l’œuvre de Comte en Allemagne83. Pour contrer cette tendance, il souligne son rôle de fondateur d’une « nouvelle science de la réalité historico-sociale » à une époque où Goethe expliquait encore que l’histoire du monde est « la plus absurde qui soit »84. Faire valoir l’avance de Comte sur Goethe dans une Allemagne où le culte de l’auteur de Faust faisait partie de l’habitus national avait de quoi scandaliser. Mais l’objectif de H. Waentig allait au-delà d’un « intérêt purement historique »85. Il louait dans son œuvre le fait que « face au matérialisme économique il ait souligné le primat de l’esprit »86 et rappelait la vision de l’avenir qu’autorise la victoire du positivisme : « l’alliance pacifique de tous les peuples en un seul sans toutes les mesures contraignantes de l’économie coopérative dirigée par les grands industriels en tant que ce sont de grands capitalistes ». Waentig esquisse à vrai dire un horizon intellectuel quelque peu différent. Soulignant en effet le caractère univoque de la loi des trois états qui donne la priorité aux explications intellectuelles, il propose de l’équilibrer à l’aide de ce qu’il présente comme la position symétrique, celle de Marx qui considère « la culture de l’esprit comme une fonction de l’économie ». Et Waentig de conclure par une question qui ne pouvait que susciter le débat dans le monde académique germanophone de l’époque : « L’avenir sera-t-il une synthèse de Comte et de Marx ? »87. 49 Cette description de la situation à Leipzig ne doit pas laisser penser que cette université était particulièrement favorable à la sociologie. Comme ailleurs en Allemagne, aucune chaire comportant cet intitulé n’y fut créée avant la Première guerre mondiale88. 50 Il ressort de l’analyse menée par Jan Surman que l’espace austro-hongrois ou même ce qui deviendra l’Autriche après la Première guerre mondiale, n’a pas présenté un tableau bien différent89. Il montre en effet que L. Gumplowicz est resté très isolé, tant à

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l’échelle interuniversitaire qu’à celle de l’Université de Graz même. Une société de sociologie fut certes créée dans cette université, mais cela eut lieu en 1908 au même moment que la société allemande de sociologie. Qui veut chercher une antériorité du monde austro-hongrois peut la trouver dans le fait que c’est à Vienne que fut mise sur pied la première société de sociologie, en 1907. Sur ce point, la différence est notable avec la société allemande de sociologie puisqu’elle avait été créée par des savants qui revendiquaient une proximité avec la social-démocratie90. 51 Le cas de la Suisse semble répéter à l’échelle confédérale l’opposition franco-allemande au sujet de la sociologie. Comme l’a montré Markus Zürcher, alors que les universités de Genève et de Lausanne ont dès la fin du XIXe siècle créé les premières chaires de sociologie, Berne et Zurich s’y sont très longtemps opposés91. Il montre surtout que dans l’espace germanophone l’existence d’enseignements de sociologie tenait au tournant du siècle avant tout à des individualités. Le cas de l’Université de Berne est sans doute le plus éloquent. Y avait été élu à une chaire de philosophie Ludwig Stein (1859-1930)92. Né en Hongrie, de parents juifs, Stein avait d’abord exercé comme rabbin à Berlin avant de s’installer en Suisse et de soutenir une habilitation à l’Université de Zurich. Disposant d’une grande fortune, de soutiens politiques importants (la famille von Bülow notamment), il devait se faire le promoteur de la sociologie au cours de la vingtaine d’années au cours desquelles il exerça. La collection qu’il dirigeait « Berner Studien zur Philosophie und ihrer Geschichte » et dans laquelle il publiait les travaux de ses étudiants en doctorat édita trois ouvrages sociologiques entre 1899 et 190793. Stein se faisait le promoteur d’un « optimisme social » contre ce qu’il considérait comme le « pessimisme » nietzschéen qu’il combattait vivement94. Critique du déterminisme, il cherchait à dégager une « téléologie immanente » aux faits sociaux qu’il s’agissait de cultiver en promouvant la paix entre les hommes. La sociologie avait en effet une tâche politico-éthique à remplir. Et Stein réunissait régulièrement dans sa villa des personnalités du monde politique suisse95. Il définissait sa sociologie comme un juste milieu entre Spencer et Marx, évitant l’individualisme extrême de l’un et le socialisme de l’autre96. D’un point de vue méthodologique, prenant acte de l’opposition défendue par Windelband entre sciences nomothétiques et sciences idiographiques, il voyait dans la sociologie la science capable de réunir les deux. Il affirmait en effet qu’elle pouvait dégager des lois empiriques tout en reconnaissant que ces dernières ne sauraient avoir de valeur absolue, mais seulement comparative97. Contraint pour des raisons restées jusqu’à nos jours obscures de démissionner de son poste de professeur en 1910, l’Université de Berne devait cesser pendant quinze ans de proposer quelque cours de sociologie que ce soit. Ainsi disparaissait dans le paysage germanophone l’une des rares terres accueillantes pour la sociologie.

Conclusion

52 La méfiance vis-à-vis du terme de « sociologie » dans le monde germanophone aura la vie longue. Elle persistera par-delà la création de la société allemande de sociologie et la Première guerre mondiale. Les griefs formulés dès les années 1880 restèrent vivaces dans les esprits. Dans un monde à peine sorti de la débâcle, la proximité du concept avec les sciences de la nature, son appellation d’origine française et son évocation du socialisme constituaient des obstacles quasi insurmontables.

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53 Tout au long des années 1920 la politique de démocratisation de l’université s’était traduite par la volonté de créer des chaires de « sociologie ». Promue par Carl Heinrich Becker, sous-secrétaire d’État de Prusse chargé des affaires universitaires, elle se heurta à de vives résistances98. Certains s’y opposèrent frontalement. Ce fut le cas de l’historien Georg von Below. D’autres se firent les chantres d’une irréductible spécificité allemande. Olivier Agard a ainsi justement rappelé que Max Scheler, l’un des premiers titulaires d’une chaire comportant dans son intitulé le terme de « sociologie », reconnaissait certes l’importance du positivisme et de Comte99, mais il cherchait avant tout un juste milieu entre ce qu’il nommait la « sociologie occidentale » et les « pan- vitalismes et les néo-romantismes anti-modernes »100. Ceci lui permettait de continuer à affirmer une singularité de la sociologie allemande. Par-delà les divergences doctrinales entre les dits « sociologues », un événement témoigne de la méfiance persistante à l’encontre d’une sociologie considérée comme franco-britannique. Lors d’un congrès organisé par la société allemande de sociologie à Heidelberg en 1924 et au cours duquel il avait présenté son projet de sociologie du savoir, Max Scheler, titulaire de la chaire de « philosophie et sociologie » de la nouvelle Université de Cologne, se vit reprocher par Alfred Weber, professeur à Heidelberg, de se contenter d’une sociologie « entre guillemets », trop proche de la « philosophie »101. La critique était particulièrement cocasse dans la bouche de celui qui défendait alors une Kultursoziologie volontairement distinguée d’une sociologie de la Zivilisation trop proche à ses yeux des habitudes françaises. Dans un contexte où la sociologie s’institutionnalisait, l’on cherchait donc une voie nationale singulière. Cinquante années plus tard, l’hostilité au mouvement étudiant de la fin des années 1960 allait conduire le très conservateur Helmut Schelsky à réactiver ces topoï et à tenter de faire de l’Allemagne une terre propice au développement de l’Antisoziologie.

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ANNEXES

Liste des ouvrages publiés en langue allemande jusqu’en 1908 dont les titres comprennent les substantifs « Sociologie »/« Soziologie » ou les adjectifs « sociologisch » / « soziologisch » : 1875, Spencer, Herbert, Einleitung in das Studium der Sociologie, Leipzig, Brockhaus. Trad. Heinrich Marquadsen. 1877, Spencer, Herbert, System der synthetischen Philosophie : Die Principien der Sociologie. Bd 1 = Bd 6 des Gesamtwerkes ; Bd 2 = Bd 7, Stuttgart, Schweizerbart. Trad. Benjamin Vetter. 1883, Gumplowicz, Ludwig, Der Rassenkampf : Sociologische Untersuchungen, Innsbruck, Wagner. 1884, Schmidt-Warneck, Fedor, Die Sociologie Fichte’s, Berlin, Puttkammer & Mühlbrecht. 1885, Gumplowicz, Ludwig, Gumplowicz, Ludwig, Grundriss der Sociologie, Wien, Manz. 1889, Schmidt-Warneck, Fedor, Die Sociologie im Umrisse ihrer Grundprincipe, Braunschweig, à compte d’auteur. 1889, Spencer, Herbert, System der synthetischen Philosophie : Die Principien der Sociologie ; Bd 3 = Bd 8 des Gesamtwerkes, Stuttgart, Schweizerbart. Trad. Benjamin Vetter. 1890, Simmel, Georg, Über sociale Differenzierung : sociologische und psychologische Untersuchungen, Leipzig, Duncker & Humblot. 1891, Spencer, Herbert, System der synthetischen Philosophie : Die Principien der Sociologie ; Bd 4 ; Abt. 1 : Kirchliche Einrichtungen = Bd 9 des Gesamtwerkes, Stuttgart, Schweizerbar. Trad. Benjamin Vetter. 1892, Gumplowicz, Ludwig, Die sociologische Staatsidee, Graz, Leuschner & Lubensky. 2e éd. augmentée en 1902. 1892, Gumplowicz, Ludwig, Soziologie und Politik, Leipzig, Duncker & Humblot. 1893, Ratzenhofer, Gustav, Wesen und Zweck der Politik : als Theil der Sociologie und Grundlage der Staatswissenschaften ; Bd 1 : Die sociologische Grundlage : 1. Die Politik im allgemeinen ; 2. Die Politik im Staate, Leipzig, Brockhaus. 1894, Raspi, Eugen (mitgeteilt von), Emancipiert : Nach den Aufzeichnungen eines Prof. der Sociologie für eine Dame des 20. Jh., Zürich, Verl.-Magazin.

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1895, Lombroso, Cesare, Die Anarchisten : eine kriminalpsychologische und sociologische Studie, Hamburg, Verl.-Anst. und Dr. (Richter). Trad. Hans Kurella. 1896, Schaeffle, Albert F., Bau und Leben des socialen Körpers ; Bd 1 : Allgemeine sociologie ; Bd 2 : Specielle Sociologie, Tübingen, Laupp. 1896, Spencer, Herbert, Einleitung in das Studium der Sociologie, Leipzig, Brockhaus. Trad. Heinrich Marquadsen Teil 1 u. 2 in einem Bd, 2e éd. augmentée. 1896, Ferri, Enrico, Das Verbrechen als sociale Erscheinung : Grundzüge der Kriminal- Sociologie, Leipzig, Wigand. Trad. Hans Kurella. Collection : « Bibliothek für Socialwissenschaft mit bes. Rücksicht auf sociale Anthropologie und Pathologie ». 1896, Eberle, Carl, Grundzüge der Sociologie z. Einführung in d. sociale Frage u. als Grundlage f. socialwissenschaftl. Vorträge, Flums, à compte d’auteur. 1897, Spencer, Herbert, System der synthetischen Philosophie : Die Principien der Sociologie ; Bd 4 ; Abt. 2 : Professionelle und kirchliche Einrichtungen = Bd 9 des Gesamtwerkes, Stuttgart, Schweizerbart. Trad. Benjamin Vetter. 1897, Kriegsmann, Georg, Grundsätzliche Bemerkungen über Sociologie und Politik, Wandsbeck, F. Pavogel. 1897, Barth, Paul, Die Philosophie der Geschichte als Sociologie, Leipzig, Reisland. 1898, Lilienfeld, Paul von, Zur Vertheidigung der organischen Methode in der Sociologie, Berlin, Reimer. 1898, Ratzenhofer, Gustav, Die sociologische Erkenntnis ; Positive Philosophie d. socialen Lebens, Leipzig, Brockhaus. 1898, Harpf, Adolf, Zur Lösung der brennendsten Rassenfrage der heutigen europäischen Menschheit : eine soziologische Studie mit einem Anhange zur Begründung der Sozialethik, Wien, Breitenstein. 1899, Schweiger, Lazarus, Philosophie der Geschichte, Völkerpsychologie und Sociologie in ihren gegenseitigen Beziehungen, Bern, Sturzenegger. Diss. (Bern). Collection de L. Stein : « Berner Studien zur Philosophie und ihrer Geschichte ». 1899, Reichesberg, Naúm (Dr. jur., ao Prof. à Bern), Die Sociologie, die Sociale Frage und der sogenannte Rechtssocialismus : Eine Auseinandersetzung mit Herrn Prof. Dr. Ludwig Stein, Vf. Des Buches : ‚Die soziale Frage im Lichte der Philosophie‘, Bern, Steiger & Co. 1899, Günther, Carl, Das Recht der Frau auf Arbeit : eine soziologische Betrachtung, Berlin, Leipzig, Wattenbach. 1899, Gumplowicz, Ludwig, Soziologische Essays, Innsbruck, Wagner. 1900, Willenbücher, Heinrich, Guyaus soziologische Aesthetik, Mainz, Prickarts. 1901, Gerhard, Adele & Simon, Helene, Mutterschaft und geistige Arbeit ; Eine psychologische u. soziologische Studie auf Grundlage e. internationalen Erhebung mit Berücksichtigung der geschichtlichen Entwicklung, Berlin, G. Reimer. 2e éd. inchangée en 1908. 1901, Hesse, Albert, Der Begriff der Gesellschaft in Spencer’s Soziologie, Iéna, Frommann.

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1901, Loria, Achille, Die Soziologie ; Ihre Aufgabe, ihre Schulen u. ihre neuesten Fortschritte ; Vorträge gehalten an der Universität Padua im Januar bis Mai 1900, Iéna, Fischer. Trad. de l’italien Clemens Heiss. 1901, Quarch, Edmund Wilh., Zur Geschichte und Entwickelung der organischen Methode der Sociologie, Berne, Sturzenegger. Diss. (Berne), Collection de L. Stein : « Berner Studien zur Philosophie und ihrer Geschichte ». 1902, Gumplowicz, Ludwig, Die sociologische Staatsidee, Innsbruck, Wagner. 2e éd. augmentée. 1902, Dr. Kelles-Krauz, Casimir v. (Prof. in Brüssel), Die Sociologie im 19. Jahrhundert, Berlin, Aufklärung. N’est pas une traduction. 1903, Zenker, Ernst Viktor, Die Gesellschaft : Bd 2 : Die sociologische Theorie, Berlin, Reimer. 1903, Eisler, Rudolf, Soziologie : die Lehre von der Entstehung und Entwickelung der menschlichen Gesellschaft, Leipzig, Weber. 1903, Gusti, Demetrius, aus Jassy (Rumänien), Egoismus und Altruismus ; Zur soziol. Motivation d. prakt. Wollens, Leipzig, Hochschulschrift. Diss. (Leipzig). 1904, Eleutheropoulos, Abroteles, Soziologie, Iéna, Fischer. Collection : « Natur und Staat : Beiträge zur naturwissenschaftlichen Gesellschaftslehre ». 1904, Mitscherlich, Waldemar, Eine soziologische Betrachtung über die Entstehung der deutschen Frauenbewegung, Berlin, Schade. Diss. (Berlin). 1904, Park, Robert Ezra, Masse und Publikum : eine methodologische und soziologische Untersuchung, Berne, Lack & Grunau. Diss. (Heidelberg, dir. Windelband). 1905, Scherrer, Hans, Soziologie und Entwicklungsgeschichte der Menschheit, Innsbruck, Wagner. 1905, Hartmann, Ludo Moritz, Über historische Entwickelung : sechs Vorträge zur Einleitung in eine historische Soziologie, Gotha, Perthes. 1905, Stein, Ludwig, Einführung in die Philosophie und Soziologie Herbert Spencers, Stuttgart, Lutz. 1905, Egger, Ludwig, Taine und die moderne Soziologie, Wien, Fromme. 1905, Gumplowicz, Ludwig, Grundriss der Soziologie, Wien, Manz. 2e éd. augmentée. 1905, Spann, Othmar, Untersuchungen über den Begriff der Gesellschaft zur Einleitung in die Soziologie ; Bd 1 : Zur Kritik des Gesellschaftsbegriffes der modernen Soziologie, Tübingen, Laupp. 1905, Forel, August, Die sexuelle Frage : eine naturwissenschaftliche, psychologische, hygienische und soziologische Studie für Gebildete, München, Reinhardt. Énorme succès : dans la même année tirage des 11 à 15 000 exemplaires ; 1907 : 35 000 ex. 1905, Wikmark, Elon, Die Frauenfrage des schwedischen Bürgertums : eine ökonomisch- soziologische Untersuchung, Halle a. S., C. Marhold. Diss. (Heidelberg). 1906, Stein, Ludwig, Die Anfänge der menschlichen Kultur : Einführung in die Soziologie, Leipzig, Teubner. 1906, Schaeffle, Albert, Abriss der Soziologie, Tübingen, Laupp.

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1906, Wernsdorf, Julius, Grundriss des Systems der Soziologie und die Theorie des Anarchismus, Iéna, Schmidt im Komm. 1907, Staničić, Aleksa, Ueber den Ursprung der Zadruga : eine soziologische Untersuchung, Bern, Scheitlin, Spring & Cie. Diss. (Bern). Collection de L. Stein : « Berner Studien zur Philosophie und ihrer Geschichte ». 1907, Mayer, Eduard von, Fürsten und Künstler : zur Soziologie der Kunst, Berlin, Marquardt. 1907-1909, Ward, Lester F., Reine Soziologie : eine Abhandlung über den Ursprung und die spontane Entwicklung der Gesellschaft, Innsbruck, Wagner. Trad. J. V. Unger. 1907, Comte, Auguste, Soziologie, Iéna, G. Fischer. Trad. (Valentine Dorn). Introduction par Heinrich Waentig (collection : Fischer, « Sammlung Sozialwissenschaftlicher Meister ») (3 vol. : 1907-1911) 2e éd : 1923. 1907, Tönnies, Ferdinand, Das Wesen der Soziologie. Vortrag gehalten in der Gehe-Stiftung zu Dresden am 12. Januar 1907, Dresden, Zahn & Jaensch. 1907, Huth, Hermann, Soziale und individualistische Auffassung im 18. Jhdt, vornehml. bei Adam Smith u. Adam Ferguson ; Ein Beitrag z. Geschichte d. Soziologie, Leipzig, Duncker & Humblot. 1907, Ratzenhofer, Gustav, Soziologie. Positive Lehre von den. menschlichen Wechselbeziehungen, Leipzig, Brockhaus. 1908, Tarde, Gabriel, Die sozialen Gesetze : Skizze zu einer Soziologie, Leipzig, Klinkhardt. Trad. Hans Hammer. Collection : « Philosophisch-soziologische Bücherei ». 1908, Simmel, Georg, Soziologie : Untersuchungen über die Formen der Vergesellschaftung, Leipzig, Duncker & Humblot. 1908, Eleutheropoulos, Abroteles, Rechtsphilosophie, Soziologie und Politik : zwei Abhandlungen, Innsbruck, Wagner. 1908, Loewenthal, Eduard, Neues System der Soziologie : Nebst Nachtr. Zu meiner Fulguro- Genesis-Theorie, Berlin, E. Ebering. 1908, Durkheim, Emile, Die Methode der Soziologie, Leipzig, Klinkhardt. Trad. d'après la 4e édition (traducteur non mentionné). Collection : « Philosophisch-soziologische Bücherei ».

NOTES

1. Max WEBER, « Roscher und Knies und die logischen Probleme der historischen Nationalökonomie (1903-1906) », in Max WEBER, Gesammelte Aufsätze zur Wissenschaftslehre, Tübingen : Mohr – Siebeck, 7e éd., 1988, p. 91n2 (« Soziologie »), p. 11 (« modernen Soziologen »), p. 53 (« Soziologen »). Cf. Klaus LICHTBLAU, « Soziologie und Anti-Soziologie um 1900. Wilhelm Dilthey, Georg Simmel und Max Weber » et Volker KRUSE, « Max Weber, der Anti-Soziologe », in Peter-Ulrich MERZ-BENZ & Gerhard WAGNER (dir.) : Soziologie und Anti-Soziologie. Ein Diskurs und seine Rekonstruktion, Konstanz : UVK, 2001, p. 17-35 et p. 37-60. 2. « Was aber in Deutschland gerade vielen der gediegensten Gelehrten den Gedanken einer solchen Organisation fernrückt, ist die Vielseitigkeit des Begriffes der Soziologie und der

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unleugbare Dilettantismus, der sich vielfach mit ihrer Flagge deckt » (Georg SIMMEL, Gesamtausgabe, vol. 22 : Briefe 1880-1911, bearbeitet und herausgegeben von Klaus Christian KÖHNKE, Frankurt am Main : Suhrkamp, 2008, p. 672-673). Sauf mention contraire, je suis l’auteur de toutes les traductions. 3. Helmut SCHELSKY, Die Arbeit tun die anderen. Klassenkampf und Priesterherrschaft der Intellektuellen, Opladen : Westdeutscher Verlag, 1975, p. 251-363 (sur Comte p. 257). Cet ouvrage ainsi qu’un suivant (Helmut SCHELSKY, Rückblicke eines „Anti-Soziologen“, Opladen : Westdeutscher Verlag, 1981) suscitèrent de nombreux débats y compris historiographiques sur la spécificité historique de la sociologie en Allemagne. C’est notamment le cas du livre publié par Wolf LEPENIES en 1985 (Les trois cultures. Entre science et littérature, l’avènement de la sociologie, trad. Henri Plard, Paris : Éditions de la MSH, 1997). Cette question est également au centre de : Peter-Ulrich MERZ-BENZ & Gerhard WAGNER (dir.) : Soziologie und Anti-Soziologie, Catherine COLLIOT-THÉLÈNE & Jean-François KERVÉGAN (dir.), De la société à la sociologie, Lyon : ENS Éditions, 2002 ainsi que de l’article du disciple d’Arnold Gehlen : Karl-Siegbert REHBERG (« Das Unbehagen an der Soziologie », in Georg KNEER & Stephan MOEBIUS (dir.), Soziologische Kontroversen. Beiträge zu einer anderen Geschichte der Wissenschaft vom Sozialen, Frankfurt am Main : Surhrkamp, 2010, p. 217‑253). Pour l’espace « autrichien », je renvoie au très riche mémoire de master de Jan SURMAN (« Zwischen Sozialismus und Gesellschaftslehre. Die „Disziplinierung“ der Soziologie in Österreich vor 1918 », Diplomarbeit zur Erlangung des Magistergrades der Sozial- und Wirtschaftswissenschaften an der Fakultät für Sozialwissenschaften der Universität Wien, Vienne : juin 2006). Voir également, sur la période postérieure à la Première Guerre Mondiale, l’excellent article d’Olivier AGARD : « Situation de la sociologie schélérienne », in Gérard RAULET (dir.), Max Scheler : l’anthropologie philosophique en Allemagne dans l’entre-deux-guerres, Paris : Éditions de la MSH, 2002, p. 158-182. D’autres références seront données plus loin. 4. L’article de Eckart PANCKOKE (« Soziologie ; Gesellschaftswissenschaft », in Otto BRUNNER, Werner CONZE, Reinhart KOSELLECK (dir.), Geschichtliche Grundbegriffe. Historisches Lexikon zur politisch-sozialen Sprache in Deutschland, vol. 5, Stuttgart : Klett-Cotta, 1984, p. 997-1032) n’échappe pas à ce travers. Voir à ce sujet : Wolf FEUERHAHN, « “Sciences humaines” (XIXe siècle) », in Olivier CHRISTIN (dir.), Dictionnaire des concepts nomades en sciences humaines, vol. 2, Paris : Métailié, à paraître en 2014. 5. Sébastien MOSBAH-NATANSON, « La sociologie comme « mode » ? Usages éditoriaux du label « sociologie » en France à la fin du XIXe siècle », Revue française de sociologie, 52-1, 2011, p. 103-132. 6. En l’occurrence :« sociologie », « sociologue », « sociologique », « anthropo-sociologie » et « psycho-sociologie » (S. MOSBAH-NATANSON, op. cit., p. 106). 7. Le catalogue ne recense toutefois pas uniquement les ouvrages existants, mais aussi ceux qui ont été perdus lors de la Seconde Guerre mondiale. 8. La situation semble donc à front renversé si on la compare à celle qui a alors cours en France (Cf. S. MOSBAH-NATANSON, op. cit., p. 107). 9. Cette question très importante dépasse les ambitions de cet article. Elle relèverait d’une histoire des formes matérielles de production scientifique. Seule une telle enquête pourrait déterminer en fonction des époques quels supports (articles, livres, communications lors de congrès…), et en vue de quelle fin, ont pu être préférés à d’autres. 10. La seule exception à ce principe constitutif du corpus concernera Max WEBER qui n’a quasiment publié aucun ouvrage. 11. Ce premier repérage devrait être complété par une enquête dans les archives des éditeurs pour voir quelle fut la part respective des auteurs, des directeurs de collection ou des éditeurs dans le choix des titres. 12. J’espère pouvoir étudier à l’avenir l’émergence et les usages de l’étiquette de « sociologie allemande ».

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13. À l’exception de remarques sur la Belgique au début de son article (S. MOSBAH-NATANSON, op. cit. , p. 107), S. MOSBAH-NATANSON ne dénombre pas l’ensemble des publications francophones, mais seulement celles qui sont publiées en France et en français. 14. Ont également été dénombrées les deuxièmes éditions d’un ouvrage lorsqu’elles étaient modifiées et / ou augmentées. Pour la liste complète des ouvrages composant le corpus, voir l’annexe à cet article. 15. L’enquête de S. MOSBAH-NATANSON est partie de ces affirmations de Durkheim et de Tarde. Elle cherchait à interroger la représentativité de ces discours (cf. S. MOSBAH-NATANSON, op. cit., p. 103) 16. Ferdinand TÖNNIES, Gemeinschaft und Gesellschaft : Abhandlung des Communismus und des Socialismus als empirischer Culturformen, Leipzig : R. Reisland, 1887, p. XXVII. Ce n’est que la deuxième édition de cet ouvrage (1912) qui inclura dans son titre le terme de « sociologie » : Gemeinschaft und Gesellschaft : Grundbegriffe der reinen Soziologie (Communauté et société : concepts fondamentaux de la sociologie pure). 17. Voir les articles réunis plus tardivement dans le premier volume de ses Soziologische Studien und Kritiken, G. Fischer, Jena, 1925. La place nous manque pour développer la spécificité de la position de Tönnies ; sur ce point voir notamment Stefan Breuer, « De Tönnies à Weber. Sur l’existence d’un ‘courant allemand’ en sociologie » in C. Colliot-Thélène & J.-F. Kervégan, op. cit., 2002, p. 121-147, Niall BOND, « Ferdinand Tönnies and western european positivism », Intellectual History Review, 19(3), 2009, p. 353-370 ; Aurélien BERLAN, La fabrique des derniers hommes, Paris : La découverte, 2012. 18. Jacques GUILHAUMOU, « Sieyès et le non-dit de la sociologie : du mot à la chose », Revue d’histoire des sciences humaines, n° 15, 2006, p. 117-134. 19. A. COMTE, C., 47e leçon sur la sociologie. Comte opte pour le terme de « sociologie » pour prendre ses distances vis-à-vis de Quételet qui employait l’expression « physique sociale ». Sur ce point, voir deux notes de Comte dans le volume 4 du Cours de Philosophie Positive : 46e leçon, note 1, p. 30 (COMTE, Cours de philosophie positive : leçons 46-51, édition présentée et annotée par Michel BOURDEAU, Laurent CLAUZADE et Frédéric DUPIN, Paris : Hermann, 2012) et 47e l., note 3 (ibid., p. 126). Je remercie Michel BOURDEAU de m’avoir éclairé sur ce point. 20. On compte 13 ouvrages traduits sur les 62 qui constituent le corpus étudié. 21. Grande-Bretagne (6 ouvrages traduits ; 45,1 % de la totalité des traductions), France (3 ; 23 %), Italie (3 ; 23 %) et États-Unis (1 ; 7,6 %). 22. Cité d’après la traduction française d’époque : Louis GUMPLOWICZ, La lutte des races : recherches sociologiques, trad. de M. Charles BAYE, Paris : Guillaumin, 1893, p. VII. 23. L. GUMPLOWICZ, op. cit., p. 1. 24. Wolf Feuerhahn, « Zwischen Individualismus und Sozialismus : Durkheims Soziologie und ihr deutsches Pantheon » in Gangolf HÜBINGER (Hg.), Europäische Wissenschaftskulturen und politische Ordnungen in der Moderne (1890‑1970), Munich : R. Oldenbourg Verlag, Schriften des Historischen Kollegs /Kolloquien 87, 2014, p. 79-98. 25. Albert Friedrich Schäffle, Bau und Leben des socialen Körpers. Encyclopädischer Entwurf einer realen Anatomie, Physiologie und Psychologie der menschlichen Gesellschaft mit besonderer Rücksicht auf die Volkswirtschaft als socialen Stoffwechsel, Tübingen : Laupp, 1875, p. V-VI. 26. Sur l’histoire du rejet du positivisme en Allemagne, voir Eckhardt FUCHS, Henry Thomas Buckle : Geschichtschreibung und Positivismus in England und Deutschland, Leipzig : Leipziger Universitätsverlag, 1994, p. 260-334. 27. Pour une analyse de la critique diltheyenne de Comte, voir Sylvie MESURE, Dilthey et la fondation des sciences historiques, Paris : PUF, 1990, p. 33-54 ; Juliette GRANGE, « Expliquer et comprendre de Comte à Dilthey », in Nathalie ZACCAÏ-REYNERS (dir.), Explication – Compréhension. Regards sur les sources et l’actualité d’une controverse épistémologique, Bruxelles : Éditions de l’Université de Bruxelles, 2003, p. 13-34.

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28. Wilhelm DILTHEY, Gesammelte Schriften, I. Band : Einleitung in die Geisteswissenschaften, Leipzig und Berlin : Teubner, 9e éd. 1990, p. 90. 29. « Der Ursprung der einen dieser Wissenschaften [der Soziologie] lag in den Erschütterungen der europäischen Gesellschaft seit dem letzten Drittel des 18. Jahrhunderts ; eine neue Organisation der Gesellschaft sollte unter der Leitung des im 18. Jahrhundert mächtig herangewachsenen wissenschaftlichen Geistes sich vollziehen ; von diesem Bedürfnis aus sollte der Zusammenhang des ganzen Systems der wissenschaftlichen Wahrheiten, von der Mathematik aufwärts, festgestellt und als ihr letztes Glied die neue erlösende Wissenschaft der Gesellschaft begründet werden ; Condorcet und Saint-Simon waren die Vorläufer, Comte der Begründer dieser umfassenden Wissenschaft der Gesellschaft, Stuart Mill ihr Logiker, in Herbert Spencers ausführlicher Darstellung beginnt sie die Phantasien, welche ihre ungestüme Jugend bewegt haben, abzutun » (W. DILTHEY, op. cit., p. 90). 30. W. DILTHEY, op. cit., p. XVI-XVII. 31. W. DILTHEY, op. cit., p. 23-24. 32. Sur la critique de TREITSCHKE dans Die Gesellschaftswissenschaft. Ein kritischer Versuch, cf. Catherine COLLIOT-THÉLÈNE, Le désenchantement de l’État. De Hegel à Max Weber, Paris : Minuit, 1992, p. 111-118 (p. 112, C. Colliot-Thélène mentionne l’absence du terme de sociologie tant chez Treitschke que chez ceux qu’il critique). 33. Ainsi se réjouit-il que MOHL ait suivi les critiques de TREITSCHKE dans la deuxième édition de son Enzyklopädie der Staatswissenschaften (W. DILTHEY, op. cit., p. 85). 34. W. DILTHEY, op. cit., p. 17, 36n1, (où il marque une très forte opposition entre la « Soziologie » de Comte et Spencer et la « Gesellschaftswissenschaft » des théoriciens allemands du droit public), et p. 90. Ceci ne veut pas dire que Dilthey ne distingue pas ces auteurs. Il mentionne aussi des critiques adressées par Spencer à Comte (op. cit., p. 23). 35. Cf. W. FEUERHAHN, « Sciences de la nature versus sciences de l’esprit. Un conflit allemand des facultés », in Vincent BOURDEAU & Arnaud MACÉ (dir.), La Pensée sociale et la nature au XIX e siècle, Besançon : Presses Universitaires de Franche-Comté, à paraître en 2014. Voir aussi l’article de J.- P. DOMSCHKE dans le présent numéro. 36. Sans être membre du parti social-démocrate avant la Première guerre mondiale, F. Tönnies, avait à plusieurs reprises témoigné de sympathie pour les luttes du mouvement ouvrier. Cela lui valut d’attendre d’avoir 54 ans pour obtenir un poste de professeur extraordinaire à l’Université de Kiel (1909). 37. « Die Namensverwandtschaft Soziologie-Sozialdemokratie machte die ganze Richtung verdächtig » Wilhelm OSTWALD, Lebenslinien – Eine Selbstbiographie, nach der Ausgabe von 1926/27 überarbeitet und kommentiert von Karl Hansel, Stuttgart, Leipzig : Verlag der Sächsischen Akademie der Wissenschaften zu Leipzig, in Kommission bei S. Hirzel, 2003, p. 342. 38. Friedrich NIETZSCHE, Crépuscule des idoles, « Divagations d’un “inactuel” », § 37, Paris : Gallimard-Folio, trad. Jean-Claude HÉMERY, 1974, p. 82-83. J’emprunte cette citation à Maria Cristian FORNARI, Die Entwicklung der Herdenmoral. Nietzsche liest Spencer und Mill, Wiesbaden : Harassowitz Verlag, 2009, p. 141 (voir dans le même ouvrage p. 136-141 et p. 240-247). Texte original : « die unbewusste Wirkung der décadence ist bis in die Ideale einzelner Wissenschaften hinein Herr geworden. Mein Einwand gegen die ganze Sociologie in England und Frankreich bleibt, dass sie nur die Verfalls-Gebilde der Societät aus Erfahrung kennt und vollkommen unschuldig die eigenen Verfalls-Instinkte als Norm des sociologischen Werturtheils nimmt. Das niedergehende Leben, die Abnahme aller organisirenden, das heisst trennenden, Klüfte aufreissenden, unter- und überordnenden Kraft formulirt sich in der Sociologie von heute zum Ideal… Unsere Socialisten sind décadents, aber auch Herr Herbert Spencer ist ein décadent, – er sieht im Sieg des Altruismus etwas Wünschenswerthes ! » (Götzen-Dämmerung, F. NIETZSCHE, Kritische Studienausgabe, éd. G. Colli & M. Montinari, Berlin : De Gruyter, vol. 6, p. 138-139).

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39. Horst BAIER, « Die Gesellschaft – Ein langer Schatten des toten Gottes. Friedrich Nietzsche und die Entstehung der Soziologie aus dem Geist der Décadence », Nietzsche-Studien 10-11, 1981-1982, p. 6-33 ; Klaus LICHTBLAU, K ulturkrise und Soziologie um die Jahrhundertwende. Zur Genealogie der Kultursoziologie in Deutschland, Frankfurt am Main : Suhrkamp, 1996. L’ouvrage d’A. BERLAN, op. cit., s’inscrit dans cette ligne interprétative. 40. Klaus Christian KÖHNKE, Der junge Simmel – in Theoriebeziehungen und sozialen Bewegungen, Frankfurt am Main : 1996, Suhrkamp, p. 388. Le nom de Comte n’est même pas cité dans la Soziologie de Simmel (1908). 41. Georg SIMMEL, « Le problème de la sociologie », Revue de métaphysique et de morale, 1894, p. 497. 42. G. SIMMEL, « Le problème de la sociologie », p. 499. Je reprends ici les analyses très précieuses de K. C. KÖHNKE, op. cit., p. 396-397. 43. G. SIMMEL, op. cit., p. 503. 44. K. C. KÖHNKE, op. cit., p. 396-397. 45. Otthein RAMMSTEDT, « Editorischer Bericht », in G. SIMMEL, Gesamtausgabe, vol. 11 : Soziologie. Untersuchungen über die Formen der Vergesellschaftung, herausgegeben von Otthein RAMMSTEDT, Frankurt am Main : Suhrkamp, 1992, p. 888. 46. « Meine Polemik gegen die Soziologie betraf das Stadium ihrer Entwicklung, wie es durch Comte, Spencer, Schäffle, Lilienfeld charakterisiert war. Der in diesen Arbeiten enthaltene Begriff derselben war der einer Wissenschaft des gesellschaftlichen Zusammenlebens der Menschen, die als ihre Gegenstände auch Recht, Sitte, Religion in sich schloss. Sie war also nicht eine Theorie von den Formen, die das psychische Leben unter den Bedingungen der gesellschaftlichen Beziehungen der Individuen annimmt. Einen solchen Begriff von Soziologie hat Simmel aufgestellt » (W. DILTHEY, op. cit., p. 420‑421). Cf. K. C. KÖHNKE, op. cit., p. 395. 47. G. SIMMEL, Gesamtausgabe, vol. 22 : Briefe 1880-1911, p. 177 (où il exprime son rejet de Gumplowicz). 48. « Auf Ihre Frage nach der Richtung meiner Arbeiten erwiedre ich, dass ich mich ganz u. gar soziologischen Studien widme u. auf absehbare Zeit hin wohl kein andres Gebiet, namentlich nicht das moralphilosophische, wieder betreten werde » (Lettre du 15.2.1894, ibid., p. 112). 49. « Sie dürfen doch nicht vergessen, dass die Sciences Sociales nicht mein Fach sind. Meine Soziologie ist ein ganz spezifisches Fach, für das es ausser mir keinen Vertreter in Deutschland giebt, und den übrigen Sozialwissenschaften, […], stehe ich nur als Laie gegenüber und bin deshalb gar nicht in der Lage, darüber zu berichten. Es ist mir überhaupt einigermaassen schmerzlich, dass ich im Ausland nur als Soziologe gelte – während ich doch Philosoph bin, in der Philosophie meine Lebensaufgabe sehe und die Soziologie eigentlich nur als Nebenfach treibe. Wenn ich erst einmal meine Verpflichtung gegen diese damit erfüllt haben werde, dass ich eine umfassende Soziologie publizire – was wohl im Lauf der nächsten Jahre geschehen wird – werde ich wahrscheinlich nie mehr auf sie zurückkommen » (Lettre du 13.12.1899 à C. BOUGLÉ, G. SIMMEL, Gesamtausgabe, vol. 22 : Briefe 1880-1911, p. 342). 50. O. RAMMSTEDT, op. cit. 51. Voir Heinrich RICKERT, Kulturwissenschaft und Naturwissenschaft. Ein Vortrag, Freiburg i. Br., Leipzig, Tübingen : Mohr – Siebeck, 1899, p. 69. Cf. aussi : Die Grenzen der naturwissenschaftlichen Begriffsbildung. Eine logische Einleitung in die historischen Wissenschaften, Tübingen, Leipzig : Mohr – Siebeck, 1902, p. 287, 293, 610-611. S’il n’adopta jamais entièrement le point de vue transcendantal axiologique de Rickert, Simmel ne cessa de prendre des précautions lorsqu’il employait le terme de « sociologie ». 52. M. WEBER, Wissenschaftslehre, p. 412-413. Sur Comte voir aussi p. 393, 424. 53. « Allerdings hatte ein geräuschvolles Dilettantentreiben seinerzeit den Namen ‘Soziologie’ bei uns derart diskreditiert, dass bis in die jüngste Vergangenheit hinein es ernste Gelehrte gegeben hat, welche Bedenken trugen, Arbeiten unzweifelhaft soziologischen Charakters auch offen unter

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dieser Flagge segeln zu lassen. » (« Die Deutsche Gesellschaft für Soziologie », Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik, vol. 31/2, 1910, p. 27-30 cité de Max Webers vollständige Schriften zu wissenschaftlichen und politischen Berufen, herausgegeben von John Dreijmanis, Bremen : Europäischer Hochschulverlag, 2012, p. 111) 54. Roger CHICKERING, « Der “Leipziger Positivismus” », Comparativ, Heft 3/1995, p. 20-31 ; Roger CHICKERING, « Das Leipziger “Positivisten-Kränzchen” um die Jahrhundertwende », in Gangolf HÜBINGER, Rüdiger VOM BRUCH, Friedrich Wilhelm GRAF (dir.), Kultur und Kulturwissenschaften um 1900 II : Idealismus und Positivismus, Stuttgart : Franz Steiner Verlag, 1995, p. 227-245. Ces travaux ne disent pas d’où provient la dénomination de « cercle positiviste ». 55. Sur cette querelle et son importance pour l’émergence de la conception wébérienne de la science, voir W. FEUERHAHN, « Genèse polémique de la conception wébérienne de la science », in Max WEBER, Problèmes logiques des sciences historiques de la culture, Paris : Vrin, à paraître en 2014. 56. Wilhelm WUNDT, Logik. Eine Untersuchung der Principien der Erkenntniss und der Methoden wissenschaftlicher Forschung, vol. 2 : Methodenlehre, 2. umgearbeitete Auflage, Suttgart, Verlag von Ferdinand Enke, 1895, p. 12-24. 57. Karl LAMPRECHT, « Die Entwicklung der deutschen Geschichtswissenschaft vornehmlich seit Herder » (1898), reproduit in : Karl LAMPRECHT, Alternative zu Ranke. Schriften zur Geschichtstheorie, Leipzig : Reclam, 1988, p. 330. 58. Sur ce point, voir : W. F EUERHAHN, « Œuvrer pour l’unité de la connaissance humaine, le Congress of Arts and Science de Saint Louis (1904) », in W. F EUERHAHN & P. RABAULT-FEUERHAHN (dir.), La fabrique internationale de la science : les congrès scientifiques de 1865 à 1945, Revue germanique internationale, n° 12 / 2010, p. 139-157. 59. Paul BARTH, Die Philosophie der Geschichte als Sociologie, 1. Teil : Einleitung und kritische Übersicht, Leipzig : O. R. Reisland, 1897. 60. P. BARTH, op. cit., p. 6. 61. P. BARTH, op. cit., p. 7. 62. P. BARTH, op. cit., p. 12. 63. Voir par exemple : P. BARTH, op. cit., p. 55. 64. P. BARTH, « Paul Barth », in S chmidt R., Die deutsche Philosophie der Gegenwart in Selbstdarstellungen, Leipzig : F. Meiner, vol. 1, p. 7. 65. Ibid., p. 7-8 : « Die Geschichte als Wissenschaft oder die Philosophie der Geschichte kann durchaus nur der Naturwissenschaft als ihrem Vorbilde folgen, sie strebt für die einzelnen Völker gewisse Stufen der Entwicklung nachzuweisen und das in ihnen Übereinstimmende als ein « empirisches » Gesetz festzustellen. Denselben Zweck stellt sich die Soziologie, nur dass sie nicht bloss die Veränderungen betont wie die Geschichtsphilosophie, sondern auch eine « statische » Abteilung hat, die untersucht, auf welchen Gründen die Dauer, die Festigkeit gewisser Zustände, zum Beispiel gewisser Klassenverhältnisse, beruht ». 66. P. BARTH, Philosophie der Geschichte, p. 213-214. 67. Dirigée par Abroteles Eleutheropoulos (dont il est question plus loin), cette dernière fut intégrée dans l’Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik. 68. P. BARTH, « Zur Einführung der neuen Folge dieser Zeitschrift », Vierteljahrsschrift für wissenschaftliche Philosophie und Soziologie, 26. Jahrgang, Neue Folge I, 1902, p. VII-VIII. 69. P. BARTH, « Zur Einführung der neuen Folge dieser Zeitschrift », p. VI. 70. Demetrius GUSTI, Egoismus und Altruismus. Zur soziologischen Motivation des praktischen Wollens, Leipzig : 1903, p. 67. 71. Wilhelm OSTWALD, prix nobel de chimie (1909) et thuriféraire de Comte en deviendra même le président à partir de 1910. Voir l’article de J.-P. DOMSCHKE dans le présent numéro. 72. Sur ce point, voir W. FEUERHAHN, « Genèse polémique », à paraître.

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73. Rudolf EISLER, Soziologie. Die Lehre von der Entstehung und Entwickelung der menschlichen Gesellschaft, Leipzig : Weber, 1903, p. 5. Wundt est le savant le plus cité (vingt fois) par R. Eisler. 74. Sur cette collection, voir Katharina NEEF, Die Entstehung der Soziologie aus der Sozialreform : eine Fachgeschichte, Frankfurt am Main : Campus Verlag, 2012, p. 212-213. 75. Voir Heinrich WAENTIG, Die Vorläufer Auguste Comtes. Inaugural-Dissertation der hohen philosophischen Fakultät der Universität Leipzig vorgelegt zur Erlangung der Doktorwürde, Leipzig : 1894, Vorwort. 76. H. WAENTIG, Die Vorläufer, p. 43. Dans la préface (Vorwort, non paginé) à l’ouvrage qu’il publia la même année (Auguste Comte und seine Bedeutung für die Entwicklung der Socialwissenschaft, Leipzig : Verlag von Duncker & Humblot), Waentig remercie à nouveau A. von Miaskowski et W. Wundt. 77. H. WAENTIG, Auguste Comte und seine Bedeutung für die Entwicklung der Socialwissenschaft, Leipzig : Verlag von Duncker & Humblot, 1894. L’introduction et la première partie avaient déjà fait l’objet d’une publication dans : H. WAENTIG, Die Vorläufer, 1893. La préface (Vorwort) à l’ouvrage de 1894 rappelle la genèse de l’ouvrage (H. WAENTIG, Auguste Comte, Vorwort non paginé). 78. H. WAENTIG, Auguste Comte, p. 13. 79. H. WAENTIG, op. cit., p. 15. 80. H. WAENTIG, op. cit., p. 13. La conclusion s’intitule « Zur Würdigung Auguste Comtes » (Éloge d’Auguste Comte). Il apparaît donc que même si Waentig intitule la sixième et dernière partie du livre « Die Sociallehren Auguste Comtes kritisch beleuchtet » (Regard critique sur les doctrines sociales d’Auguste Comte), elle consiste bien plus en une réponse aux objections adressées à Comte depuis la publication de ses œuvres, et en particulier dans le monde germanophone. Je reviendrai sur ce point dans mon commentaire de la traduction du chapitre II de la sixième partie (voir infra). 81. H. WAENTIG, Auguste Comte, p. 322, 328. 82. H. WAENTIG, op. cit., p. 12. 83. Auguste COMTE, Soziologie, trad. Valentine DORN, vol. 1, Jena, G. Fischer Verlag, 1907, p. VIII. 84. A. COMTE, Soziologie, trad. V. DORN, vol. 1, p. X. 85. Ibid. 86. A. COMTE, Soziologie, trad. V. DORN, vol. 1, p. XI. 87. A. COMTE, op. cit., p. XII. Après la Première guerre mondiale, H. WAENTIG devint membre du parti social-démocrate allemand. En 1920, il fut élu représentant du parti pour le parlement du Land de Prusse, en octobre 1927, il fut nommé président (Oberpräsident) de la province de Saxe et occupa entre les mois de mars et de novembre 1930 le poste de ministre de l’intérieur de la Prusse. Il démissionna du parti en 1931. 88. Sur l’institutionnalisation des premières chaires de sociologie en Allemagne après la Première guerre mondiale, voir : Dirk KÄSLER, Die frühe deutsche Soziologie 1909 bis 1934 und ihre Entstehungs-Milieus. Eine wissenschaftssoziologische Untersuchung, Opladen : Westdeutscher Verlag, 1984. 89. J. SURMAN, Zwischen Sozialismus. Onze des soixante-deux ouvrages « sociologiques » répertoriés ont été publiés dans des villes appartenant à la monarchie austro-hongroise (Graz, Innsbruck et Vienne). Mais ces ouvrages pouvaient avoir été écrits par des savants œuvrant ailleurs (c’est le cas d’ELEUTHEROPOULOS, Privatdozent à Zurich). 90. Ceci ne doit pas laisser penser à une opposition radicale entre les deux sociétés (dont l’histoire des relations reste à écrire) puisque G. SIMMEL prononça la conférence fondatrice de la société viennoise et que R. GOLDSCHEID, proche de W. OSTWALD, qui avait contribué à créer à Vienne la première participa à l’établissement de la seconde. 91. Markus ZÜRCHER, Unterbrochene Tradition. Die Anfänge der Soziologie in der Schweiz, Zürich : Chronos Verlag, 1995, p. 12-22. M. Zürcher relate la relégation de la sociologie à Zurich au début

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du XXe siècle à travers le sort tragique d’Abroteles Eleutheropoulos (M. ZÜRCHER, Unterbrochene Tradition, p. 60-69). 92. Les informations relatives à L. STEIN qui suivent sont empruntées à M. ZÜRCHER, Unterbrochene Tradition, p. 69-81. 93. L. STEIN publia dans cette collection 75 titres entre 1896 et 1913 (M. ZÜRCHER, Unterbrochene Tradition, p. 18 et 292n51). 94. M. ZÜRCHER, Unterbrochene Tradition, p. 76 et 74. 95. M. ZÜRCHER, op. cit., p. 72-73. 96. M. ZÜRCHER, op. cit., p. 77. 97. M. ZÜRCHER, op. cit., p. 78. 98. Cf. W. LEPENIES, Les trois cultures, p. 245-249. 99. Olivier A GARD, « Situation de la sociologie schélerienne », in G. RAULET (dir.), Max Scheler. L’Anthropologie philosophique en Allemagne dans l’entre-deux-guerres, Paris : MSH, 2002, p. 164. 100. O. A GARD, « Situation de la sociologie schélerienne », p. 165. Voir aussi W. FEUERHAHN, « “L’homme tout entier” (der ganze Mensch) : un mot d’ordre philosophique des sciences de l’esprit allemandes », in Jacqueline CARROY, Nathalie RICHARD, François VATIN (dir.), L’homme des sciences de l’homme. Une histoire transdisciplinaire, Nanterre : Presses Universitaires de Paris Ouest, 2013, p. 215-231. 101. Dirk KÄSLER, « Der Streit um die Bestimmung der Soziologie auf den deutschen Soziologentagen 1910 bis 1930 », in R. König, F. Neidhardt & R. M. LEPSIUS, Soziologie in Deutschland und Österreich von 1918 bis 1945. Materialien zu Entwicklung, Emigration und Wirkungsgeschichte, Kölner Zeitschrift für Soziologie und Sozialpsychologie, Sonderheft 23, 1981, p. 220.

RÉSUMÉS

L’histoire de l’importation du terme de « sociologie » dans l’espace germanophone n’est pas celle d’une appropriation heureuse et spontanée. Il a été le plus souvent évité ou utilisé entre guillemets. Pour comprendre ce rapport passionné à la « sociologie », cet article propose une enquête de sémantique historique transnationale qui part d’un relevé bibliométrique des titres de livres incluant ce terme, publiés en allemand jusqu’en 1908 (création de la « société allemande de sociologie »). Comte y apparaît comme un spectre qu’on cherche à repousser. Les connotations socialistes françaises et la proximité imaginée entre la sociologie et les sciences de la nature expliquent la méfiance au long cours des savants germanophones à l’égard de ce label.

AUTEUR

WOLF FEUERHAHN

Philosophe et historien des sciences, chargé de recherche au CNRS (Centre Alexandre Koyré)

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L’influence d’Auguste Comte sur les conceptions philosophiques de Wilhelm Ostwald

Jan-Peter Domschke

La rencontre avec l’œuvre de Comte

1 Dans son autobiographie, Lebenslinien (Lignes de vie), Wilhelm Ostwald (prix Nobel de chimie en 1909) nous confie les circonstances de sa rencontre avec le système comtien des sciences : « J’inclus la sociologie dans la pyramide des sciences pour la première fois en 1904 dans ma conférence de St Louis. Entre-temps j’avais rencontré Comte lorsque je m’étais préoccupé des traitements antérieurs du problème de la classification des sciences. En tant que science la plus élevée (elle comprend entre autres ce qu’on appelle les sciences de l’esprit) elle a toutes les autres pour sciences auxiliaires et se décompose d’après celles-ci en sciences de l’ordre extérieur, énergétique et groupe physiologique-psychologique, avec des sous-groupes qui dépendent des subdivisions de chaque science. La sociologie énergétique était pour moi, naturellement, d’un grand intérêt […] Celle-ci n’était d’abord qu’un cadre vide, qui ne contenait encore aucune image clairement définie. Les premiers traits définis m’apparurent sur le trajet en direction de St Louis, où je reçus les suggestions du sociologue F. Tönnies qui m’aida à progresser. Ainsi se forma lentement un groupe d’idées cohérentes, notamment après que j’eus quitté mon poste de professeur d’université à Leipzig et acquis une totale liberté pour effectuer mes travaux »1. 2 C’est en faisant route ensemble pour se rendre au « Congress of Arts and Science » organisé à Saint-Louis à l’occasion du centenaire de l’acquisition américaine de la Louisiane en 1903 (un congrès international composé pour un tiers de conférenciers allemands2), que Tönnies et Oswald échangèrent leurs vues sur la sociologie. Oswald avoue avoir découvert au cours de leurs conversations l’intérêt de cette science dont le contenu lui avait échappé jusqu’alors. Comme le souligne Wolf Feuerhahn, se réclamer de la classification de Comte en un temps où Comte était dénoncé en Allemagne pour

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son caractère pédant et abstrait et faisait figure de repoussoir pour les philosophes néo-idéalistes était un geste provocant : « il s’agissait par ce biais de jeter un pavé dans la mare, d’interroger la légitimité même du congrès, implicitement d’indiquer que la pensée allemande ne saurait se limiter au néo-idéalisme de Bade et que le positivisme de Leipzig restait vivace »3. 3 À l’époque où, en Allemagne, un grand nombre d’universitaires faisaient front pour défendre l’hégémonie des sciences philologiques, se réclamer de Comte pouvait passer pour un acte militant.

4 Avec la publication, en 1914, de son livre, August Comte : der Mann und sein Werk (Auguste Comte, l’homme et son œuvre) et avec la traduction du Plan des travaux scientifiques nécessaires pour réorganiser la société, Wilhelm Ostwald érigea justement un « monument » au philosophe et sociologue français, encore mal connu des Allemands à cette date4. D’après son propre témoignage, il ne découvrit le Plan qu’en 1913. L’année suivante il publiait une introduction de cet important opuscule de jeunesse, assortie de notes de commentaire5. La date n’est pas indifférente, car différents courants traversant la Ligue moniste allemande (Deutscher Monistenbund) et de l’institut Die Brücke6 entraient en résonance avec l’œuvre de Comte qui représentait « la science positive et rationnelle »7, « la rationalisation de la société »8 et « l’organisation d’un pouvoir spirituel »9. Marque d’honneur en direction d’Ernst Haeckel, Ostwald faisait également observer que Comte avait conçu le « noyau » de « la grande loi biogénétique »10. 5 Oswald décrivait Comte comme le fondateur de la sociologie bien que le Plan fût un « fragment » et pour cette raison un texte mal équilibré. Comte et Ostwald étaient pareillement convaincus que « l’achèvement de l’état métaphysique, ou stade critique, intermédiaire entre le régime théologique et la science positive […] n’était pas encore définitivement accompli »11. Comte voulait « déterminer les nations civilisées à quitter la direction critique pour prendre la direction organique » (P, p. 48). Ostwald soulignait que Comte avait reconnu « la nature prophétique de toute science »12 et abondait dans son sens : « à brève échéance, la sociologie, ou, mieux, la science de la culture (Kulturwissenschaft) se révélera la science la plus importante en même temps que la plus englobante de toutes »13. En relation avec la critique comtienne du pouvoir des juristes14, Ostwald réclamait une plus grande place pour les praticiens. Pour l’un comme pour l’autre, la philosophie de l’histoire était un instrument de recherche au service de la découverte des lois de développement (ou d’évolution). 6 Ostwald prit également en considération « la loi des trois états ». D’après cette loi, l’humanité passe par trois modes de pensée, le mode théologique, le mode métaphysique et le mode positif. L’état théologique est comparé à l’enfance de l’humanité, l’état métaphysique à l’adolescence et l’état positif à « l’état viril de notre intelligence » (C, 1re l., p. 23). La loi des trois états possède un fort caractère téléologique au sens où elle assigne un aboutissement précis au développement historique de l’humanité : l’état positif comme état définitif et optimum. La différence fondamentale vis-à-vis des états précédents serait qu’ici la simple recherche des lois prend le pas sur toute autre considération. L’imagination perd de son ascendant et se subordonne à l’observation. Ce n’est que dans l’état positif que l’homme serait capable de porter un regard critique et, grâce aux connaissances établies, de formuler des prédictions (C, 2 e l., p. 45). Dans l’état positif, toutes les sciences seraient enfin parvenues à la positivité et la sociologie représenterait le couronnement de l’échelle des sciences comme science

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récapitulative embrassant toutes les caractéristiques des autres sciences particulières. La loi des trois états possède un puissant caractère téléologique : elle soumet le développement humain à une fin déterminée15.

La critique de l’atomisme et du mécanisme

7 Au plan de la théorie de la connaissance, les débats reflétaient l’opposition classique entre les partisans de l’empirisme qui partaient plus ou moins de l’existence réelle et objective d’un monde extérieur matériel qui impressionne nos organes sensoriels et déclenche le processus de connaissance dans la conscience, et les partisans de la philosophe transcendantale qui objectaient que nous ne pouvons rien dire des « choses en soi » parce que nous n’avons que des sensations. Les positivistes, eux, pensaient que notre savoir repose exclusivement sur les données des sens et appliquaient un principe d’« économie de la pensée ». Quand la variation des données réclame un autre modèle, on choisit celui qui permet le mieux de dominer l’ensemble des données. Pour le positivisme, les débats sur l’existence de Dieu posaient un faux problème, parce qu’ils ne s’appuyaient sur aucune donnée susceptible de vérification. Comte affirmait qu’il n’y a de connaissances réelles que celles qui reposent sur des faits observés (du moins au stade positif, car l’esprit humain ne peut observer que sur la base d’une théorie préalable, laquelle ne pouvait être d’emblée scientifique16). Ostwald est redevable au positivisme, pris au sens large, mais, avec son « énergétique », il lui donne un accent personnel. Car, s’il est certain qu’il avait médité Auguste Comte, , Edmund Husserl ou Theodor Ziehen, les sources de sa conception du monde ne sont pas à chercher chez ces philosophes, mais plutôt dans des problèmes contemporains des sciences de la nature. Dans son commentaire de Comte, il estime qu’une nouvelle époque s’est ouverte, avec, pour représentants, Robert Mayer, Mach, Kirchhoff, Poincaré et quelques autres17.

8 L’occasion – souhaitée – de s’exprimer dans un exposé de fond lui fut d’abord donnée par le rapport du Comité des naturalistes et médecins allemands, commandité en 1894 par Georg Helm, sur le développement de l’énergétique, pour faire le point sur les controverses qui avaient opposé plusieurs années auparavant les « atomistes » et les « énergétistes ». Helm avait auparavant déjà publié des extraits, il correspondait avec Ostwald et l’avait sollicité pour un exposé en collaboration. La critique des « énergétistes » concernait avant tout la conception mécaniste de l’atome. L’atome passait pour être la plus petite unité de masse, et le son, la lumière ou la chaleur seraient produits par des mouvements d’atomes. Avec l’aide de la mécanique newtonienne, qui s’appuyait exclusivement sur les concepts de masse, force et mouvement, on devait pouvoir expliquer l’univers. Mais ce point de vue rencontrait de plus en plus de contradictions dans la confrontation avec la réalité expérimentale. Un des arguments contre l’atomisme contemporain, qu’on désignait également sous le terme de « matérialisme scientifique », était l’affirmation selon laquelle l’atome est imperceptible : Ostwald y voit un substitut de la « chose en soi ». Pendant près de deux siècles on avait essayé de ramener le monde à des mouvements et forces atomiques pour pouvoir fournir une prédiction déterministe des événements, en laissant de côté les phénomènes spirituels, conformément au dualisme cartésien. Mais l’assimilation de la pensée à des processus physiologiques tendait à démontrer que tous les phénomènes, aussi bien spirituels que physiques, pouvaient se ramener à une explication centrale.

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Dans cette perspective, le concept d’énergie apparut à Ostwald comme le concept approprié. Toutefois ces discussions étaient menées par des physiciens ou des spécialistes de domaines voisins et ne s’étendaient pas aux sciences sociales. Ostwald n’avait pas non plus envisagé, dans un premier temps, que l’énergétique pût avoir quelque pertinence au-delà du domaine physico-chimique. 9 En 1895, à l’occasion du 67e Congrès des naturalistes et médecins de Lübeck, Ostwald fit une conférence à la suite de Georg Helm sur le thème « le dépassement du matérialisme scientifique ». Il affirma s’occuper d’une problématique relevant des sciences de la nature et non de la philosophie et refusa de tirer des conclusions à plus longue portée. Voici comment il caractérisait l’atomistique mécaniste, autrement appelée « matérialisme scientifique » : « De celui qui fait des mathématiques jusqu’à celui qui pratique la médecine, tout homme raisonnant en savant naturaliste qui se demande comment on peut s’imaginer le monde structuré « dans son intérieur » (im Inneren) résumera son point de vue en disant que les choses se composent d’atomes en mouvement et que ces atomes et les forces qui s’exercent entre eux sont les réalités ultimes dont procèdent les phénomènes quelconques […]. On peut appeler cette conception le matérialisme scientifique »18. 10 Comme le note Bernadette Bensaude, l’équivalence entre atomisme et matérialisme scientifique ne va pas de soi « d’autant que l’article vise beaucoup plus le mécanisme que l’atomisme »19. Ostwald s’attaque en effet directement au mécanisme et lui oppose cet argument : « Les équations mécaniques ont la propriété de permettre l’inversion de signes des grandeurs temporelles, c’est-à-dire que les processus mécaniques théoriquement parfaits peuvent se dérouler aussi bien en arrière qu’en avant. C’est pourquoi dans un monde purement mécanique, il n’y aurait pas d’avant et d’après au sens qui nous est familier dans notre monde […] L’irréversibilité bien réelle des phénomènes naturels effectifs prouve […] l’existence de processus qui ne sont pas représentables par des équations mécaniques et ainsi le jugement du matérialisme scientifique est- il prononcé ». 11 Ostwald en conclut que c’est seulement en substituant à la conception mécaniste de l’univers une conception énergétiste que l’on pourra pallier les incohérences ici repérées20. Selon lui, les sciences de la nature devaient permettre de dépasser ( überwinden) le concept de matière comme substrat, qui n’a pas de sens en physique21. Ostwald proposa de diriger la recherche vers une définition fonctionnelle du concept de masse et de toutes les grandeurs physiques afin d’éviter la référence à un concept vide. Ainsi, « en tant que résultat particulièrement remarquable des considérations, énergétistes on peut signaler la résolution de la matière en un complexe spatial ordonné de certaines énergies »22. Comme le souligne Bernadette Bensaude, Ostwald prétend éliminer les résidus métaphysiques qui encombrent la science. « Le principe de conservation de la matière est métaphysique au sens où il implique des hypothèses. On suppose qu’une entité se conserve (une substance) alors que les propriétés phénoménologiques disparaissent »23. Ostwald, au lieu de se rallier à telle ou telle conception métaphysique sur la matière, intervient dans la discussion avec des arguments positivistes.

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Des arguments positivistes au service de l’énergétique.

12 La conception énergétiste développée en 1895 allait de pair avec certains énoncés fondamentaux : a. « […] Si tout ce que nous expérimentons du monde extérieur, ce sont des rapports énergétiques, quelle raison avons-nous d’admettre dans ce même monde extérieur quelque chose dont nous n’avons jamais fait l’expérience ? »24 ; b. « […] Quant au résultat, il ne fait pas de doute que le prédicat de la réalité ne peut être attribué qu’à l’énergie »25 ; c. « […] Ainsi, la matière n’est rien d’autre qu’un groupe ordonné dans l’espace de différentes énergies, et tout ce que nous pouvons dire d’elle revient à ce que nous pouvons dire de ces énergies »26 ; d. « […] L’énergétique est le chemin qui permet […] de remplacer la prétendue explication de la nature par la description des phénomènes […] »27.

13 On notera que cette dernière citation fait écho à l’affirmation de Comte selon laquelle la science ne s’occupe plus des « causes génératrices des phénomènes », mais se propose « seulement d’analyser avec exactitude les circonstances de leur production, et de les rattacher les unes aux autres par des relations normales de succession et de similitude » (C, 1 re l., p. 26). Ostwald n’est pas de ceux qui mettent en question l’existence d’un monde extérieur autonome et indépendant du sujet : pour lui les sciences sont empiriques ou vides de sens. Mais il ne fait aucun doute que l’ensemble des sensations est la base de toute science. Pour lui, on ne peut atteindre aucun savoir absolu mais seulement une plus ou moins grande probabilité des faits. Chaque science est au service de la prédictibilité (Comte faisait de la « prévision rationnelle » le « plus irrécusable critérium de la positivité scientifique »28) et une probabilité certaine consisterait à partir du comportement antérieur d’un système pour décrire son état à venir. Aussi n’est-ce pas un hasard s’il revendique son admiration pour Ernst Mach29. En inventant ses « complexes de sensations », Mach pensait avoir supprimé l’opposition sujet-objet du fait qu’il unifiait les sensations internes au sujet et celles qui proviennent de l’objet. Ostwald se sent appartenir à la même « orientation de pensée » et cependant, il précise bien que les sensations sont produites par des différences d’énergie dans le milieu, si bien que ce que nous percevons consiste dans différentes formes de « l’énergie ». Les énergies seraient en fait transformées en énergie nerveuse dans les organes sensoriels30. La mémoire consisterait dans la mise en réserve des échanges d’énergie avec le monde extérieur, de sorte que l’entendement pourrait ensuite opérer des inductions et des déductions. Mach n’a jamais adhéré à l’énergétique, mais cela ne diminua pas l’admiration que lui vouait Ostwald.

14 Dans ses écrits plus tardifs sur l’énergétique, Ostwald élabore une nouvelle philosophie qui, dans le droit fil de l’esprit du positivisme, se veut scientifiquement fondée. L’énergie est alors un concept qui s’applique à toute la réalité31. La réalité, « c’est-à-dire ce qui a un effet sur nous » (« d.h. was, auf uns wirkt »), se résume à des transformations et échanges d’énergie (« le réel proprement dit » se trouverait « incarné » dans l’énergie). Pour se faire comprendre, Ostwald lance cette boutade : « Imaginez que vous recevez un coup de bâton ! Qu’est-ce que vous ressentez : le bâton, ou l’énergie ? La réponse ne peut être que : l’énergie […]. Nos sensations

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sont, je le répète, des différences d’états énergétiques par rapport à notre appareil sensoriel »32. 15 Partant de la dissipation de l’énergie, Ostwald formule la « loi de dissipation » : « tous les processus sur terre se déroulent dans un sens tel que les quantités d’énergie libres ou disponibles diminuent constamment »33. C’est pourquoi le fondement de toute volonté, de tout choix, de toute évaluation, devrait être le respect de « l’impératif énergétique » : « Ne gaspillez pas l’énergie – valorisez-la ! ». Dans la formulation de l’énergétique, le savant précise que tout être vivant en concurrence avec un autre être vivant lutte pour l’utilisation de l’énergie disponible et, en conséquence, est un « transformateur d’énergie ». La culture, la science, la politique doivent également satisfaire aux « principes énergétiques » si elles veulent atteindre leurs objectifs. Quant à savoir quels aspects précis et concrets cet impératif recouvre, cela reste nébuleux : Ostwald ne donne aucun exemple ni aucune maxime pratique, il renvoie à l’historien Karl Lamprecht34, qui s’est attelé à « donner à la culture sa science ». Enfin, on notera que pour Ostwald, l’homme n’est pas « […] passivement livré au sort que lui réserverait le monde extérieur, mais peut lui-même transformer le monde afin de lui donner la forme qui, selon sa vision (Einsicht), apparaîtra la plus conforme à son but »35. Aussi n’est-on pas surpris de le voir commenter avec un certain enthousiasme le passage du Plan dans lequel Comte affirme qu’« un système quelconque de société […] a pour objet définitif de diriger vers un but général d’activité toutes les forces particulières » (P, p. 63) 36.

La classification des sciences

16 Pour Ostwald, la physique et la chimie sont les sciences de la nature les plus avancées (on notera l’intérêt d’Ostwald pour l’histoire de sa discipline) et c’est pourquoi elles peuvent être placées au fondement des sciences de la culture, à condition toutefois d’ajouter que celles-ci ne peuvent tirer toutes leurs explications de celles-là. Ostwald utilise par exemple son « énergétique » en biologie et psychologie. Il considère les structures vivantes comme des systèmes stationnaires qui peuvent maintenir leur forme et leurs fonctions internes à travers le flux ininterrompu d’énergie et de matière. Ainsi les structures vivantes sont-elles descriptibles dans les termes de l’énergétique. Pour la psychologie, il place le fondement dans le fait que la perception se produise par les organes sensoriels qui captent le courant d’énergie. Ce flux d’énergie est ensuite transformé par le circuit nerveux. Dans les deux cas, Ostwald ne pouvait apporter aucune preuve expérimentale – souvent chez lui ce sont des représentations normatives qui dominent – mais, ni dans un cas ni dans l’autre, l’existence réelle des objets ne faisait question.

17 Sans doute cette recherche d’une propriété commune est-elle étrangère au positivisme de Comte (celui-ci rejetait l’explication de l’univers au moyen d’une « loi unique » comme la loi de la gravité), mais l’idée de « résumer en un seul corps de doctrine homogène l’ensemble des connaissances acquises » (C., 1re l., p. 40) leur est commune, même si elle est interprétée différemment – comme ce sera le cas pour le cercle de Vienne. À l’instar de Comte, Ostwald cherche à ordonner l’ensemble du savoir dans une unité systématique où les sciences se disposeraient les unes par rapport aux autres selon une relation hiérarchique. Il essaie ainsi de réunir sciences de la nature et sciences de l’esprit sur une échelle pyramidale.

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« Le chemin qui va de la physico-chimie à la science de la culture (moins adéquatement nommée sociologie) passait donc pour moi naturellement par l’énergétique. Dès la première classification des domaines de pensée, pour mes cours sur la philosophie de la nature, au début du XXe siècle, j’avais mis en évidence l’ordre naturel des sciences, dont il découle que les problèmes spécifiquement humains sont les derniers, donc les plus difficiles mais ceux qui sont immédiatement les plus importants entre tous. Ensuite je rencontrai la classification des sciences de Comte qui avait intrinsèquement conduit ce savant au concept d’une science supérieure qui n’existait pas à son époque et qu’il convoqua sous le nom de sociologie. La science m’apparut plus encore comme une pyramide, dans laquelle chaque degré porte les échelons supérieurs, mais non réciproquement. Cette révélation, pour simple qu’elle paraisse, s’est révélée extrêmement féconde ; car elle apportait d’un seul coup une vision d’ensemble des territoires de la connaissance humaine, qui pouvait pénétrer jusque dans les détails »37. 18 Pour compléter le propos d’Ostwald, rappelons que Comte justifiait l’absence de science sociale positive au début du XIXe siècle par le fait que les phénomènes dont elle s’occupe sont les plus particuliers, les plus compliqués et les plus dépendants de tous les autres. Un tel savoir « a dû nécessairement se perfectionner plus lentement que tous les précédents » (C, 1re l., p. 28).

19 À partir de 1904, Ostwald travaille à un schéma de classification des sciences et distingue trois domaines théoriques : la mathématique, l’énergétique et la biologie. La mathématique s’articule en science de l’ordre (Ordnungslehre), arithmétique, science du temps et géométrie ; l’énergétique en mécanique, physique et chimie ; et la biologie en physiologie, psychologie et sociologie. L’ouvrage paru en 1908 sous le titre L’énergie (Die Energie) contient un chapitre sur l’énergétique sociologique. 20 En 1909, dans Fondements énergétiques de la science de la culture (Energetische Grundlagen der Kulturwissenschaft) il relie les sciences « pures » aux concepts d’ordre, d’énergie et de vie38.

21 Il revient sur la question en 1929, dans La Pyramide des sciences ( Die Pyramide der Wissenschaften). La structure pyramidale est à comprendre ainsi : un degré plus élevé est plus avancé qu’un degré situé au-dessous, mais le degré supérieur suppose les autres et les contient. Ce principe rappelle celui de la classification comtienne où la place de chaque science sur l’échelle encyclopédique est déterminée par la nature des phénomènes étudiés, suivant leur degré de généralité, de simplicité et d’indépendance réciproque. Comte proposait de classer tous les phénomènes observables en un petit nombre de « catégories naturelles disposées de manière telle que chaque catégorie soit

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fondée sur la connaissance des lois principales de la catégorie précédente, et devienne le fondement de l’étude de la suivante » (C, 2e l., p. 54). Il articulait l’histoire des sciences à la nature de leur objet, qui détermine l’accès plus ou moins rapide, et de toute façon progressif, à la positivité. Chez lui, la hiérarchie encyclopédique s’établissait comme suit (à lire de bas en haut) : Physique sociale Physiologie Chimie Physique Astronomie Mathématique (« base fondamentale » et non partie intégrante de la « philosophie naturelle »)39 22 Pour comprendre le sens de cette disposition, il faut rappeler que Comte plaidait contre la réduction du supérieur à l’inférieur. Il critiquait par exemple les empiétements des sciences physico-chimiques sur la science du vivant40. De la même façon, il affirmait que la sociologie introduit un point de vue nouveau par rapport à la biologie en étudiant l’influence des générations humaines les unes sur les autres : « Tant que cette prépondérance n’est point immédiatement reconnue, cette étude positive de l’humanité doit rationnellement paraître un simple prolongement spontané de l’histoire naturelle de l’homme. Mais ce caractère scientifique, fort convenable en se bornant aux premières générations, s’efface nécessairement de plus en plus à mesure que l’évolution sociale commence à se manifester davantage, et doit se transformer finalement, quand une fois le mouvement humain est bien établi, en un caractère tout nouveau, directement propre à la science sociologique, où les considérations historiques doivent immédiatement prévaloir » (C, 48 e l., p. 149)41. Ostwald s’inspire directement des principes comtiens : « Ici [dans la pyramide des sciences] les concepts d’une science plus générale et située en-dessous se révèlent parties intégrantes nécessaires de ce qui est au- dessus. D’où il ressort que même pour les sciences de la vie que sont la physiologie, la psychologie et la sociologie, le concept d’énergie est nécessaire. Mais il n’est pas suffisant car, au contraire, ces sciences ont besoin de concepts nouveaux, émanant de leur propre univers. Assurément donc, la vie a une base énergétique, et pour autant elle ne peut pas être décrite complètement au moyen de ce concept d’énergie (ou des concepts généraux des sciences de l’ordre), mais requiert ses propres formations conceptuelles, lesquelles n’appartiennent qu’à elle »42. 23 Pour Ostwald, chaque science possède son indépendance en ce qui concerne son contenu et ses concepts, et ne saurait entrer en contradiction avec les connaissances des disciplines sous-jacentes. L’objet de recherche pour chaque degré de la pyramide est représenté par un concept propre, spécifique. L’énergie n’est pas descriptible sans l’ordre, la vie sans l’énergie, la société sans la vie, et la science sans la société. Le passage d’une science à la suivante consiste dans un saut qualitatif vers un nouveau concept qui n’a pas de signification dans la précédente.

24 Ces concepts diffèrent en extension et en contenu. Le concept fondamental de la science la plus fondamentale est « l’ordre ». L’ordre est plus ou moins complexe selon les domaines, de sorte qu’il est possible de sérier les systèmes énergétiques selon leur complexité croissante. C’est le concept qui a la plus grande extension : il pourrait être employé à la description d’un phénomène quelconque ; mais son contenu est égal à zéro, étant donné que l’on peut trouver de l’ordre partout. Comte faisait une remarque

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similaire à propos de la notion de « consensus », « nécessairement commune à tous les phénomènes » (C, 48 e l., p. 118). À l’inverse, le concept de culture est d’extension étroite, il vaut seulement, observe Ostwald, pour la description de la disposition complexe d’organismes vivants hautement déterminés et compliqués. Le contenu du concept de culture est néanmoins considérable si on le comprend comme enveloppant toute la description de la disposition de l’énergie sous forme de systèmes vivants et la mise en ordre des propriétés de ces systèmes vivants. 25 Ostwald s’inspire de Comte mais complète le tableau selon le tournant de l’énergétisme et suivant sa conception moniste centrée sur l’ordre et l’énergie43. De bas en haut de la pyramide s’échelonnent les sciences de l’ordre (logique, mathématique, sciences du langage…), les sciences énergétiques, la science biologique, la science sociologique, et – Ostwald ajoutant un cinquième niveau – la théorie des sciences ou « philosophie ». Celle-ci serait cette science qui « embrasse toutes les sciences particulières et se pose au-dessus d’elles »44. Le Cours de philosophie positive avait élevé la sociologie à la dignité d’un devoir universel et social de la science. Chez Comte la classification même suppose une vision scientifique de la marche de l’esprit humain et n’est donc possible qu’une fois la physique sociale ébauchée. La production des connaissances étant entièrement relative à l’évolution globale de la civilisation, seule la sociologie est en mesure de ressaisir la totalité des savoirs sous la forme d’une encyclopédie. Science récapitulative par excellence, elle structure l’édifice dont elle est le couronnement. 26 Quant aux propositions d’Ostwald sur la manière dont les spécialistes de sciences sociales doivent intégrer l’énergétisme à leurs recherches empiriques, il faut avouer qu’elles demeurent à l’état programmatique. Aucune indication n’est donnée sur la manière dont on doit mesurer, avec des moyens et des méthodes tirées de l’énergétisme, la force de frappe des armées, par exemple, les chiffres de l’économie, ou les coûts et bénéfices des laboratoires scientifiques. Ostwald fait remarquer à plusieurs reprises qu’il ne possède que des connaissances de dilettante dans la plupart de ces domaines. Ostwald donne toutefois un indice intéressant en rendant hommage au chimiste et mécène belge Ernest Solvay (1838-1922) présenté comme « le fondateur de l’énergétique sociale »45. Pour Solvay, la vie est essentiellement caractérisée par un système de réactions continues qui se produisent au sein d’un milieu approprié. En partant de la réaction vivante, il serait possible, selon lui, de découvrir les lois de la sociologie. Pour assurer la perpétuation de son action dégradatrice, la cellule se constitue en limitant son champ d’action (sa « self-organisation élémentaire »), mais elle accroît aussi sa complexité jusqu’à former des êtres pluricellulaires, l’homme et finalement les sociétés. Les sociologues de l’Institut Solvay considèrent que l’énergie potentielle répandue dans le monde doit être utilisée pour produire le maximum d’effets à partir du minimum d’efforts possible – cette équation donnant d’ailleurs un critère de progrès. Ainsi faudrait-il revoir le système de production de manière à optimiser la capture et la transformation de l’énergie disponible, et préparer la fusion de sociétés particulières dans une société-organisme : l’Humanité. Ces chercheurs récupéraient certains concepts comtiens (notamment l’Humanité décrite comme « un immense organisme ») pour les inclure dans une théorie énergétiste de construction récente. Ils bénéficiaient de la caution d’Ostwald et n’hésitaient pas à le faire savoir46. 27 Une fois mises de côté les différences évidentes (qu’il n’est pas question de gommer), on note finalement entre les conceptions d’Ostwald et de Comte beaucoup de points communs, sur la fonction, l’ordre et la classification des sciences. Pour l’un comme

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pour l’autre, la science est relative, c’est un acheminement vers une vérité qu’il faut renoncer à atteindre définitivement. Ils s’accordent également à considérer que la philosophie est à la fois une théorie de la science et plus que cela : une science de la culture et des sociétés (qui confine chez Comte à la science politique et chez Ostwald à la « culturologie »). La pluralité des sciences aussi bien que leur unité fondamentale (comme mode d’explication) implique une coordination dans laquelle philosophie des sciences et histoire des sciences sont nécessairement conjointes47.

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NOTES

1. W. OSTWALD, Lebenslinien : eine Selbstbiographie, Berlin : Klasing, 3 volumes, 1905-1927, vol. III, p. 316. 2. Voir Wolf FEUERHAHN, « Œuvrer pour l’unité de la connaissance humaine. Le « Congress of Arts and Science » de Saint-Louis (1904) », in La fabrique internationale de la science, n° spécial de la Revue germanique internationale, CNRS éditions, n° 12, 2010, p. 139-157. 3. W. FEUERHAHN, op. cit., p. 157. 4. W. OSTWALD : Auguste Comte : der Mann und sein Werk, Leipzig : Unesma, 1914. 5. A. COMTE, Entwurf der wissenschaftlichen Arbeiten, welche für eine Reorganisation der Gesellschaft erforderlich sind, Deutsch herausgegeben, eingeleitet und mit Anmerkungen versehen von Wilhelm Ostwald, Leipzig : Unesma, 1914. 6. Organisation fondée en 1911 par Karl Wilhelm Bührer et Adolf Saager, et soutenue par Ostwald, Die Brücke visait à proposer des mesures pratiques pour répondre à l’internationalisation de la science, aussi bien au niveau théorique qu’institutionnel. Ostwald y

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travailla en collaboration avec William Mitchell Ramsay, Rudolf Diesel, Marie Curie, Georg Kerchensteiner… 7. A. COMTE, Entwurf…, p. VIII (Avant-propos de l’éditeur). 8. A. COMTE, op. cit., p. 197 (remarque de l’éditeur). 9. A. COMTE, op. cit., p. VIII (Avant-propos de l’éditeur). 10. A. COMTE, op. cit., p. 210 (remarque de l’éditeur). 11. A. COMTE, op. cit., p. VII (Avant-propos de l’éditeur). 12. A. COMTE, op. cit., p. IX (Avant-propos de l’éditeur) 13. A. COMTE, op. cit., p. 199 (remarque de l’éditeur). 14. La philosophie critique du XVIII e siècle a été sociologiquement dominée par la classe intellectuelle des métaphysiciens et par la classe politique des « légistes ». Ces derniers ont occupé la scène politique dans la lutte contre le système catholico-féodal, mais leur principale qualité, qui est l’éloquence, ne suffit pas à l’organisation sociale et au travail de coordination qui doit à présent prévaloir. Leur influence doit donc cesser avant qu’elle ne joue un rôle néfaste (Cf. P, p. 70-71 ; C, 57e l., p. 588, etc.). 15. OSTWALD écrit : « Avec la création de la Ligue, Haeckel avait exprimé ses idées directrices dans un certain nombre de propositions auxquelles je ne pouvais adhérer qu’en partie […]. Entre- temps j’avais lu Comte et trouvé que sa théorie des trois états du développement de la civilisation, théologique, métaphysique et positif (ou scientifique), était juste » (W. OSTWALD, Lebenslinien : eine Selbstbiographie, p. 225). 16. « Ainsi pressé entre la nécessité d’observer pour se former des théories réelles et la nécessité non moins impérieuse de se créer des théories quelconques pour se livrer à des observations suivies, l’esprit humain, à sa naissance, se trouverait enfermé dans un cercle vicieux dont il n’aurait jamais eu aucun moyen de sortir, s’il ne se fût heureusement ouvert une issue naturelle par le développement spontané des conceptions théologiques […] » (A. COMTE, C., 1re l., p. 23). 17. A. COMTE, Entwurf…, p. 209 (remarque de l’éditeur). 18. W. OSTWALD, Die Überwindung des wissenschaftlichen Materialismus, in Verhandlungen Deutscher Naturforscher und Ärzte. 67. Versammlung zu Lübeck. Teil I. Die allgemeinen Sitzungen. Leipzig : Vogel, 1895, p. 155. 19. B. BENSAUDE, « L’énergétique d’Ostwald », in Frédéric WORMS (dir.), Le moment 1900 en philosophie, Villeneuve d’Ascq : Presses Universitaires du septentrion, 2004, p. 209-226, citation p. 211. 20. W. OSTWALD, Die Überwindung des wissenschaftlichen Materialismus, p. 162. 21. Du concept mécaniste de matière Ostwald dit qu’en lui « on rassemble tout ce qui était lié de façon évidente à la masse et lui restait attaché, comme le poids, l’extension spatiale, les propriétés chimiques, etc. ». 22. W. OSTWALD, Vorlesungen über Naturphilosophie [cours de l’été 1901 à l’Université de Leipzig], Leipzig : Veit und Comp., 1903, p. 245. 23. B. BENSAUDE, « L’énergétique d’Ostwald », p. 214. 24. W. OSTWALD, Die Überwindung des wissenschaftlichen Materialismus, p. 164. 25. W. OSTWALD, op. cit., p. 164. 26. W. OSTWALD, op. cit., p. 165. 27. W. OSTWALD, op. cit., p. 167. 28. A. COMTE, C, 48e l., p. 108. 29. W. OSTWALD dédie ses Vorlesungen über Naturphilosophie à E. MACH. 30. W. OSTWALD, Vorlesungen über Naturphilosophie, p. 159. 31. La philosophie énergétiste – dans laquelle Bernadette Bensaude voit finalement une sorte d’ontologie – devrait rendre possible « […] la pensée globale pour laquelle toutes les sciences

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particulières apportent un contenu de pensée avec le but d’orienter l’ensemble de la vie humaine à travers cette globalité » (W. OSTWALD, Vorlesungen über Naturphilosophie, p. 146). 32. W. OSTWALD, Die Überwindung des wissenschaftlichen Materialismus, p. 235-236. 33. W. OSTWALD, Vorlesungen über Naturphilosophie, p. 260. 34. A. COMTE, Entwurf…, p. 204 (remarque de l’éditeur). 35. W. OSTWALD, Die Forderung des Tages, Leipzig : Akademische Verlagsgesellschaft, 1910, p. 422. 36. A. COMTE, Entwurf…, p. 36. 37. W. OSTWALD, Lebenslinien : eine Selbstbiographie, p. 313. 38. W. OSTWALD, Energetische Grundlagen der Kulturwissenschaft, Leipzig : Klinkhardt, 1909. 39. COMTE divise la mathématique en deux sciences : mathématique abstraite (« calcul » au sens large) et mathématique concrète, comprenant la géométrie générale et la mécanique rationnelle. Voir C., 2e l., p. 63. La partie abstraite est la seule qui soit « purement instrumentale » (C., 2 e l., p. 64). 40. Cf. COMTE, C, 2 e l., p. 55 et aussi C, 40 e l., p. 668, où Comte stigmatise « les empiétements exagérés de la philosophie inorganique ». 41. Comte reproche ainsi aux biologistes de prendre pour des traits inhérents à la nature humaine, et par suite permanents, des modifications sociales temporaires. Même « l’illustre Gall », à qui Comte rend souvent hommage pour les progrès accomplis grâce à lui dans la connaissance des fonctions cérébrales, encourt un tel reproche pour avoir cru permanente la tendance guerrière de l’esprit humain en s’appuyant sur les seules considérations physiologiques (Cf. C, 49e l., p. 160). 42. W. OSTWALD, Die Pyramide der Wissenschaften : eine Einführung in wissenschaftliches Denken und Arbeiten, Stuttgart : Cotta, 1929, p. 144. 43. Ostwald inscrit sa recherche dans un progrès de l’humanité : « Si l’on suit l’idée moderne de la dissipation de l’énergie, selon laquelle les quantités d’énergie à disposition de l’homme sont toujours plus réduites […] alors on verra dans la rationalisation progressive des formes de vie le moyen souverain et décisif de différer le plus longtemps possible les conséquences défavorables à long terme de la loi de dissipation » (A. COMTE, Entwurf…, p. 204 : remarque de l’éditeur). Et, conscient de la valeur de sa recherche, il écrit : « […] Je suis en droit de revendiquer pour moi- même quelques améliorations importantes. Mais cet accord en passe de s’établir montre que la tâche de sa résolution permanente s’est déjà considérablement rapprochée. L’idée fondamentale est que l’ordre des sciences est conditionné par l’ordre des concepts, car le procédé de toutes les sciences consiste dans la formation et la liaison de concepts adéquats » (W. OSTWALD, Lebenslinien : eine Selbstbiographie, p. 415). 44. W. OSTWALD, Die Pyramide der Wissenschaften, p. 148. 45. Voir Anson RABINBACH, Le moteur humain. L’énergie, la fatigue et les origines de la modernité, trad. M. LUXEMBOURG, trad. relue par M. CUILLERAI, Paris : La Fabrique, 2004, p. 300. 46. Voir notamment Georges BARNICH, Essai de politique positive basée sur l’énergétique sociale de Solvay, Bruxelles : Lebègue et Cie, 1919. Selon G. BARNICH (médecin et homme politique belge), Comte « introduisit en sociologie devenue une science naturelle, la méthode réaliste et positive, et c’est là qu’est son plus grand mérite ». À la suite de SOLVAY, G. BARNICH va toutefois plus loin que Comte dans la naturalisation de la sociologie en postulant une continuité entre les réactions cellulaires et les phénomènes sociaux. 47. Merci à Laurent Fedi pour sa traduction et ses remarques suggestives.

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RÉSUMÉS

Wilhelm Ostwald (1853-1932) est resté dans l’histoire des sciences comme un des principaux adversaires de l’atomisme, qu’il identifiait au « matérialisme scientifique », et comme le théoricien de l’« énergétisme », théorie physique ensuite généralisée à l’ensemble des phénomènes, y compris sociologiques. Dans sa critique de l’atomisme, Ostwald emprunte une partie de ses arguments au positivisme ambiant, celui de Mach notamment, mais aussi, plus discrètement, au positivisme de Comte, pour lequel il affiche une estime sincère. L’article met en lumière certains aspects fondamentaux de la lecture de Comte par Ostwald et montre ce que la classification des sciences par Ostwald doit à celle de Comte. Si Ostwald revendique son identité de savant et si son énergétisme ne doit rien au fondateur du positivisme français, qui aurait refusé toute forme de monisme, en revanche, plusieurs points communs se font jour dans leur conception des sciences.

AUTEUR

JAN-PETER DOMSCHKE

Professeur de philosophie et d’histoire des sciences (émérite) à l’Institut des sciences et techniques de Mittweida – Saxe, Allemagne

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Das verrückte Integral. Auguste Comte und das biozentrische Weltbild Raoul Francés

Dr. Erna Aescht

1 Auguste Comte (1798-1857) und Raoul Heinrich Francé (1874‑1943) hatten einen ungewöhnlichen (nicht-akademischen) Zugang zu Wissenschaft. Francé bezog sich in seiner biozentrischen Philosophie (lebensbezogene Natur- und Weltanschauung) immer wieder auf Comte und andere Positivisten. In Entwicklungsprozessen sahen beide Harmonie und Ordnung gegenstrebiger Vorgänge. Konkrete Wahrnehmung und Experimente sind an Beobachtungen geknüpft, durchaus frei von metaphysischen Überhöhungen (Positivismus). Obwohl sie den Fortschrittsoptimismus des 19. bzw. frühen 20. Jahrhunderts nicht teilen, sind sie doch unermüdliche Befürworter des Lebens in Mannigfaltigkeit und Singularität.

2 Als Ernst Haeckel seine Kunstformen der Natur, Hugo von Hoffmannsthal seine Sonette, Sigmund Freud seine Traumdeutung und Max Planck seine Quantentheorie veröffentlichten, verabschiedete sich ein in Wien geborener 25-jähriger Naturforscher scheinbar von seiner Profession: Raoul Francé im Buch Der Wert der Wissenschaft. Francé erweiterte jedoch sein Wirken so, dass ihn Zeitgenossen als Universalgelehrten („ein Kopf, der Wissen erkundet und verbreitet“1), Gelehrtenkünstler (zur Federstrichtechnik2 sh. unten) und zusammen mit Einstein, Freud und Fabre als Heilige der letzten Tage3 bezeichneten. 3 Ich möchte hier kein umfassendes Portrait Raoul Francés zeichnen4, sondern ausgehend von Parallelen in Comtes und Francés Viten, auf direkte Bezüge Francés auf Comte sowie Gemeinsamkeiten in beider Werk und ausführlicher (Übereinstimmungen, Weiterführungen, Differenzen) auf Francés Auseinandersetzung mit Prinzipien und Systemen zeitgenössischer positiver Wissenschaft und Philosophie hinweisen.

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1. Lebensläufe

4 Beide lebten in einem krisenhaften Umfeld: Der Ältere nach den Wirren der Französischen Revolution und der napoleonischen Zeit, als gerade ein neuer Gesellschaftstypus, die industrielle Gesellschaft, entstand5.

5 Der Jüngere stellte Ende des 19. Jahrhunderts die „unmotivierte Hast“ und „athemlose Ruhelosigkeit unserer Gelehrten“6 fest, „wie wenn der Zweck des Wissens nur das Nochmehrwissen wäre“7; Francé beklagte, dass „es jetzt in der Wissenschaft zugeht wie in einer Fabrik: fast alle arbeiten nur mechanisch, immer dieselbe Kunstfertigkeit, ohne sich Rechnung zu geben über den endgültigen Sinn ihres Thuns – fast keiner weiss den Werth seiner Arbeit richtig abzuwägen“8. Als Sokratismus resümierte er „die stets und rapid zunehmende Divergenz zwischen den Zielen des Lebens und der Wissenschaft“9. Am 29. März 1919, nach dem Ende des Ersten Weltkriegs, wurde im Zuge der Kämpfe um eine Bayerische Räterepublik das von Francé in München gegründete Biologische Institut zerstört. 6 Comte wie Francé erlebten persönliche Brüche und tiefe depressive Phasen, aus denen jeweils eine Frau Auswege ermöglichte: die zu früh verstorbene Clotilde Deveaux leitete scheinbar Comtes sentimentale Phase ein10; während Annie Francé-Harrar – Schriftstellerin und Mahnerin gegen Humus-Abbau – als „kongeniale“ Mitarbeiterin Francé 27 Jahre lang begleitete11. 7 Weder Comte noch Francé waren „offiziell“, d. h. akademisch eingebunden und durch ihr streitbares Wesen und wohl auch unduldsame Züge, indem jeder in frühen Programmschriften geistige Führerschaft beanspruchte und enzyklopädische Ansätze verfolgte, waren sie ungeeignet, eine „Schule“ zu bilden, obwohl beide eigene Gesellschaften gründeten12. Gemeinsamer Bezugspunkt in der Biologie ist in erster Linie Lamarck, dessen Ideen zwar meist als überholt erwähnt werden und somit als vernachlässigbar erscheinen13. Alle drei gingen jedoch von der Notwendigkeit einer Harmonie im Universum aus, eine schon im 18., aber auch im 21. Jahrhundert weitverbreitete Haltung. Ihre aktualisierende Rezeption ist auch durch die zeitgebundene (von Kolonialismus und Eurozentrismus geprägte), vielfach redundante Sprache erschwert (In Zitaten wurde die zum Teil altertümlich anmutende Schreibweise beibehalten). Bereits Totgesagte erweisen sich aber oft als recht lebendig, wenn sie sich als ungenannte Zeugen verschriftlichter oder gegenwärtiger Anschauungen entpuppen14.

2. Rezeption von Comte durch Francé

8 Direkte Bezüge Francés auf Comte gibt es wenige: In einer vernichtenden Besprechung eines Buches von Johannes Fährmann – übrigens in Heinrich Molenaars Münchner Monatschrift zur Verbreitung der positiven Weltanschauung – kommt Francé zum dem Schluss „[…] eine wirkliche positive Bildung des Herzens und des Geistes tut not. Diese sinnlosen Spielereien […] haben doch ihr Gutes. Erst beim Anblick ihres Hexentanzes erkennt man so recht die Hoheit des und den tiefen Wert des Lebenswerkes Comte’s. […] alle edleren und höheren Geister werden und müssen sich doch um das Banner des Positivismus scharen“15.

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9 In einer Fußnote im Buch Die Waage des Lebens charakterisiert er Comte wie folgt: „[…] positivistischer Philosoph und Vorläufer der objektiven Philosophie, hielt in Paris seit 1826 Vorträge über sein System, das Empirismus mit sozialem Empfinden und Mystik zu vereinen sucht. Sein Hauptwerk (Cours de Philosophie positive, 1830. 6 Bände) gibt eine vielfach den Weltgesetzen abgelauschte Einteilung des menschlichen Werdens in drei Stufen: der dämonisch-mythologischen (Gottesglauben), der rationalistischen, welche alles in Ideen verwandelt (dies die Mächte der Gegenwart als Idee der Freiheit, des Sozialismus, der Wahrheit usw.) und die positive (empirische), welche nach der Erfahrung möglichst objektiv urteilt. Auf diesen richtigen Hauptgedanken wird im Text angespielt“16. 10 Im Buch Zoësis betont Francé, dass „[…] in Comte’s Stufenphilosophie noch ungewertete Schätze von Tiefsinn stecken […]“17. Im Bios-Werk kritisiert er Hegels „[…] künstlich realisierte Idee des Geistes, „das relative Absolute“, die das ganze 19. Jahrhundert hindurch herrschende Staatstheorie, die […] unschwer in ihrem inneren Widerspruch als die wahre Ursache der sich immer steigernden Krisen, nämlich als die Quelle des Diktaturgedankens einer Kaste (vordem die des Adels, dann die der Militär- und Kapitalisten-, jetzt der Arbeiter- und Proletarierkaste) durchschaut werden kann. Dieser in der sozialen Praxis herrschenden Auffassung setzt dann August Comte in einer genialen Konzeption und H. Spencer mit echt englischer Zähigkeit und Bedachtsamkeit wieder den Aristotelismus gegenüber, und im Kampf dieser Opposition gegen die mächtig gewordene «Unnatur» zerreibt sich die Gegenwart“18. Und weiter „[…] die Gesetze der Staatenbildung im Sinne des «contrat social» sind so allgemein im Reiche der Organismen und seit so langer Zeit verbreitet, daß sie offenbar die der allgemeinen Weltstruktur entsprechende Form von Integration lebender Organismen sein müssen. Wenigstens wurden sie nicht durch die sonstigen Gesetze der Welt zerrieben. Verfolgt man diese Erscheinungen in ihre Einzelheiten, so wird man die Grundlagen einer organischen Soziologie erbauen, zu der bereits seit Comte’s und Spencer’s Tagen namhafte Vorarbeiten vorliegen“19.

3. Methodisches

11 Das Enzyklopädische Gesetz von Comte besagt, dass eine Rangfolge der Wissenschaften existiert (Tab. 1). Abgeleitet wird diese Rangfolge von den Methoden, welche die einzelnen Wissenschaften verwenden, um zur Erkenntnis zu gelangen. Comte sieht die Soziologie als Krönung aller Wissenschaften, als Menschenwissenschaft; zu Francés Rangfolgen sh. unten.

Tab. 1.: Das Enzyklopädische Gesetz von Comte, inklusive Methoden20, die Francé alle auch in der Biologie verwendete (zusätzlich genutzte sind mit + gekennzeichnet).

Methodenzuwachs Rangfolge nach Comte Francé nach Comte

1. Mathematik Logik ibid.

2. Konkrete Mathematik: Geometrie und Beobachtung ibid. Mechanik; Astronomie

3. Physik Beobachtung, Experiment ibid.

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Beobachtung, 4. Chemie Experiment, ibid. Klassifikation

Beobachtung 5. Biologie und Experiment, + teleologische Methode: [± Physiologie, Medizin] Klassifikation und Betrachtungsweise des als ob Vergleich

Beobachtung, Experiment, + hermeneutische Methode: 6. Soziologie Klassifikation, Vergleich erklärend und verstehend und historische Methode

Bemerkenswert ist eine „zeitgemäße“, nicht weiter ausgeführte Reaktion zu Comtes Rangfolge von in seiner umstrittenen Schrift Dialektik der Natur: „Wie wenig Comte der Verfasser seiner von St. Simon abgeschriebenen enzyklopädischen Anordnung der Naturwissenschaft sein kann, ist schon daraus zu sehen, daß sie [bei] ihm nur den Zweck der Anordnung der Lehrmittel und des Lehrgangs [original kursiv] hat und damit zum verrückten enseignement intégral [Fußnote: integralen Unterricht] führt, wo je eine Wissenschaft erschöpft wird, ehe die andre angebrochen, wo ein im Grunde richtiger Gedanke ins Absurde mathematisch outriert“21.

4. Schwerpunkte in Francés Werk und thematische Parallelen mit Comte

12 Bei Francé lassen sich biologiegeschichtlich drei verzahnte Phasen ausmachen, an denen man sein methodisches Repertoire gut erkennen kann: Die 1. systematische, also formenbeschreibende und ordnende Phase, erstreckte sich von 1892 bis 1900 bezogen auf wissenschaftliche Veröffentlichungen. In der 2. beteiligte er sich, neben mikroskopischer (Methoden-)Vermittlung mit einigen Schriften bis 1910 an der Diskussion über die Evolutionstheorie, bei ihm noch Entwicklungslehre genannt und die 3. bis Anfang der 1920er Jahre betrifft biozönotische Arbeiten, also Lebensgemeinschaften behandelnde, heute würde man sie als ökologische bezeichnen.

13 Francé publizierte an die 20 Artikel über Mikroorganismen, vor allem im Plattensee entdeckte er ca. 20 bisher unbekannte Spezies, größtenteils Geißeltiere. Unter Fachkollegen machte ihn das bekannt, so zeigten Botaniker wie Ernst Johann Lemmermann, Pierre Augustin Dangeard und Robert Hippolyte Chodat ihre Anerkennung, indem sie neuen Arten ihm zu Ehren den Namen „francei“ gaben; Chodat beschrieb auch eine Gattung „Franceia“. Hervorzuheben sind seine detaillierten Beobachtungen zu Verhalten und Lebenszyklen einzelner Arten22 wie auch die neuartige prägnante bildliche Darstellung derselben. Rudolf Engel-Hardt, Direktor am Technikum für Buchdrucker in Leipzig erläutert Francés „[…] typische „Biotechnik der Feder“ […], wonach vier Linien +x und ein Punktsystem allein im Stande sein können, den „Raum“ und daher auch die Verteilung von Licht und Schatten in ihm erschöpfend darzustellen. Dies bedeutet allerdings eine restlose Funktionsentfaltung, wobei die „Selektion“ hauptsächlich im Aussparen, also Auslassen der Lichter (wie beim Aquarell) besteht. Francé erreicht dadurch eine Skala von 16 Graden […]“23.

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14 In dem Buch Die Welt als Erleben resümiert Francé 1923: „Tatsächlich ist alles Wissen und „Kennenlernen“ von Objekten nur ein Vergleichen“24. Dementsprechend lancierte er die Idee einer vergleichenden Biologie, denn seinerzeit war die Gleichstellung der Pflanzen- mit der Tierwelt noch nicht gängig. Weiters führte er zahlreiche Versuche zu Reizverhalten und Nahrungswahl von Einzellern durch, daraus ergab sich ein Privilegieren der Funktion gegenüber dem Formstudium und der Katalogisierung. Einen Schwerpunkt seiner Untersuchungen bildeten Übergangsformen zwischen Pflanzen- und Tierreich, vor allem die Gruppe der Geißeltiere, auch Flagellaten genannt, die farblose, sich tierisch ernährende und grüne, chlorophyllhaltige also Photosynthese betreibende, pflanzliche Arten umfassen. Bei der Armleuchteralge beschrieb er die zwei-geißeligen Fortpflanzungsstadien, also die „Tierwerdung der Pflanzen“. Dieses Bewusstsein von Zwischenformen und der Einheit der Lebewesen mag ein Grund für sein reges Interesse an der Entwicklungslehre gewesen sein. Denn Francé beteiligte sich in den Jahren 1900 bis 1910 mit einigen Schriften an der Diskussion über die Evolutionstheorie. Als größte Tat Darwins hob er dessen schlüssige Begründungen hervor, dass die lebenden Wesen nicht geschaffen, sondern geworden sind, sich also entwickelt haben. In Hinblick auf die Frage, wie die Evolution vor sich ging, war er jedoch anderer Ansicht als Darwin, wobei er sich selber als Neolamarckisten und zeitweise als Psychovitalisten bezeichnete25. Seine Kritik richtete sich vor allem gegen die mechanistischen Ansätze in den Konzepten „natürliche Auslese (Selektion)“ und den „Kampf ums Dasein“.

15 Die Ursache der Anpassung (Adaptation) und somit Artbildung sei vielmehr das Bedürfnis eines Lebewesens, das zu Gebrauch und Nichtgebrauch der Organe führt; diese Gewohnheiten werden durch Vererbung auf die Nachkommen befestigt. Soweit folgte er Lamarck; Francé sah darin jedoch keine mechanische, passive Reaktion auf die Veränderung der Außenwelt, sondern – bemerkenswerterweise wie Comte26 – eine aktive, kreative Tätigkeit, die nach Francé auf einer Art psychischen Fähigkeit des Zellplasmas, gleichsam einer zweckmäßigen Urteilskraft, beruhe. Er sah die Ursache der Autoteleologie nicht im Übernatürlichen, Metaphysischen wie die Neovitalisten, sondern im Psychischen, das eine Eigengesetzlichkeit des Lebens ist. Somit kommt den Organismen ein Subjektstatus zu und dynamische Funktionen treten in den Vordergrund: „[…] die Entwicklung des Lebens ist ein aktives, ist Selbstverwirklichung, ist Geschehen [original gesperrt] […] Schlüsse auf das Wesen dieser Energie lassen sich nicht durch formal-kausale Methoden des Mechanismus oder Vitalismus ziehen, sondern nur durch eine engenetische Methode, welche nicht die Beziehungen der lebenden Dinge zur Außenwelt, sondern zueinander erforscht und kausale Inhalte (nicht Schemata wie Mechanismus und Vitalismus) schafft, also zeigt, in welcher Weise von den Dingen selbst Verbindungen erzielt werden. […] Das Entwicklungsprinzip ist also im Psychischen begründet, das Leben hat eine psychische Ursache, und das Formale, dessen Kausalität uns der Mechanismus- Vitalismus „beschrieben“ haben, wird nun endlich durch stete Verknüpfung mit dem Psychischen (als Inhalt) auch inhaltlich-kausal verständlich, also erklärt werden können“27. In 22 Leitsätzen der Entwicklungslehre führt Francé – tendenziell teleonomisch28 – aus, dass „[…] die Zelle, Urteilskraft besitzen muß […]. Die organische Teleologie ist demnach eine beschränkte Teleologie (daher sind Unzweckmäßigkeiten [Dysteleologien] vorhanden […]) die ausschließlich nach Eigenzwecken der reagierenden Lebenseinheit (Zelle, Organ, Organismus) strebt. Sie ist demnach eine

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Autoteleologie […]. Kants Teleologie ist hierdurch widerlegt, da die Naturforschung keine „Natur“zwecke kennt. […]. Der moderne Lamarckismus sieht als Ursache der Anpassungen und der durch sie ermöglichten Entwicklung die psychischen Fähigkeiten des Plasmas an, die er energetisch faßt“29. 16 Übrigens gab es in Comtes Hierarchie keinen Platz für die Psychologie, weil er sie als einen Teil der „Physiologie“ ansah30, während Francé behauptet: „die Beseelungslehre wird die Naturforschung des 20. Jahrhunderts bestimmen und aus ihr werden auch dessen Weltbild, seine geistigen Kämpfe und kulturellen Zustände hervorgehen, so wie der Materialismus die Philosophie, Kultur und Politik des 19. Jahrhunderts bestimmte“ 31. In gewissem Sinne hatte er recht, bedenkt man den Einfluss von Freud (sh. Fußnote 4 zu den „Heiligen“) und die aufblühende Psychosomatik, Biopsychologie und Evolutionäre Psychologie.

17 Francé war einer der ersten, der sich gegen eine Überbetonung des Kampfs ums Dasein wandte, da dadurch die wechselseitige Abhängigkeit der Organismen voneinander verschleiert würde. Weder für ein Individuum noch für eine Art wäre es von irgendeinem Nutzen, würde sie sich auf Kosten der Ausrottung aller anderen ausbreiten, vielmehr sei „gegenseitige Hilfe“32 – ein möglicher Bezug auf den von Comte eingeführten Altruismus33 – schon in nichtmenschlichen Lebensgemeinschaften das eigentlich vorherrschende. Dennoch ist die Auffassung vom Überleben des Tüchtigsten immer noch verbreitet, größtenteils wohl deshalb, weil sie sich zur Rechtfertigung rücksichtloser Konkurrenz und des Rechts des Stärkeren in ökonomischen wie menschlichen Angelegenheiten als so nützlich erwiesen hat und immer noch erweist. 18 Eine weitere Etappe sind die ökologischen Arbeiten Francés. Francé hat 1911/1912 für Bodenorganismen den Begriff „Edaphon“ (von griech. ἔδαφος edaphos, Erdboden) als Gegensatz zum Plankton, der Schwebewelt im Wasser, geprägt34. Er war also der erste, der sie als Lebensgemeinschaft erfasste. In zwei schmalen Bändchen35 hat er weiters die wichtigste Untersuchungsmethode, die Direktzählung in frischen Bodenproben, und die Hauptfaktoren ihrer Verbreitung im Boden, nämlich Wassergehalt, Licht, Temperatur und Chemie, dargestellt. Auch ihre Bedeutung für die Bodenbildung, Bodenentwicklung, den Stoffabbau und letztlich die Bodenfruchtbarkeit sind darin schon enthalten. Ebenfalls behandelt sind die Auswirkungen anthropogener Maßnahmen wie Pflügen und Düngen. 19 Francé gab Naturstudien nie ganz auf, jedoch verlagerte sich ab 1917 sein Schaffen auf die Lebenslehre, indem er im Wesentlichen in den 1920er Jahren eine „Philosophie, in der das Subjekt sich von den Objekten alle Belehrung holt und sich nach ihrem System der Relationen einstellt“ entwickelte. „Daher empfiehlt sich als kennzeichnender Name für sie: Objektive Philosophie, der ihr ausschlaggebendes Merkmal in sich schließt“. Eine Fußnote besagt: „Man könnte sie auch als biologische oder biozentrische Philosophie bezeichnen, wenn diese schon anderweitig festgelegten Adjektive nicht zu leicht Anlaß zu Mißverständnissen geben würden“36. 20 Ebenso musste Comte von seinem ursprünglichen Terminus „physique sociale“ („Soziale Physik“), als Beobachtungswissenschaft der Gegenbegriff zur Metaphysik, wegen einer anderweitigen Verwendung – Quetelets Physique sociale als Moralstatistik – auf Soziologie ausweichen37. 21 Im Lauf der Zeit variierte Francé die direkten Vorläufer und größten Stützen der Objektiven Philosophie: einmal nennt er Leonardo da Vinci38, Plato, Goethe39,

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Protagoras, , John Stuart Mill, Herbert Spencer, Comte, Richard Avenarius, Joseph Petzold, Gustav Glogau, Hans Vaihinger40, zweimal Pythagoras, , Friedrich Nietzsche, Ernst Mach41, dreimal Konfuzius und Arthur Schopenhauer42. Auffallend ist bei einem Universalisten, dass wirkungsmächtige Größen, z.B. Henri Bergson43, William James, Ludwig Feuerbach, nur am Rande zitiert werden. Unerwähnt bleiben von den großen Antiken Heraklit, Demokrit und Aristoteles sowie namhafte zeitgenössische, der Lebensphilosophie nicht ferne Philosophen und Wissenschafter, so Søren Kirkegaard, Georg Simmel, Edmund Husserl, Martin Heidegger sowie Ludwig Wittgenstein, Gottlob Frege, Bertrand Russel, aber auch nichtbiologische Materialisten. 22 Francés Lebenswerk (Grundlagen einer objektiven Philosophie) war auf zwölf in sich abgeschlossene, aber auseinander hervorgehende Teile ausgelegt, wovon sechs erschienen (I. Grundriß einer vergleichenden Biologie, II. Die technischen Leistungen der Pflanze, III. München: Die Lebensgesetze einer Stadt, IV-V. Bios: Die Gesetze der Welt, VI. Die Welt als Erleben: Grundriß einer objektiven Philosophie (vgl. Tab. 3) und die weiteren lediglich in Auszügen vorliegen (VII-VIII. Telos, die Gesetze des Schaffens, IX-X. Eine objektive Ethik (Lebenslehre), XI. Eine objektive Soziologie, XII. Eine Selbstbiographie als Geschichte der objektiven Philosophie). 23 Andernorts stellte er eine Heuristik – im Sinne einer Programmschrift – in 11 Richtungen auf44, deren Bezüge zu heutigen Pendants zu analysieren wären, denn keine/r der zitierten AutorInnen erwähnt Francé (Tab. 2):

Rangfolge Synonym Pendant 21. Jh.

Objektive/ biologische Biophilosophie45, 1. Biozentrische Philosophie, Evolutionäre Erkenntnistheorie46, Erkenntnislehre biozentrischen Biologie, Metabiologie47 Biozentrik, Biotik

2. Biologische Panmechanik, Biologik Bio-Logik48 Logik

Psychobiologie, Biopsychologie, 3. Vergleichende Neo-Lamarckismus, physiologische Psychologie Beseelungslehre, Entwicklungs- und Psychophysik Evolutionäre Psychologie49

4. Vergleichende Genomik, Proteomik, Plasmatik Biologie Epigenetik50

Bionik, Biomechanik, 5. Biotechnik Biologische Technik bionomics (bioeconomics) 51

Kenntnis des Bios, Ökosystemtheorie, 6. Biozoenotik Biozönotik Systembiologie52

7. Objektive Eine objektive Ethik biozentrische Bioethik, Ethik (Lebenslehre) evolutionäre Ethik53

Kulturbiologie54, 8. Objektive Kulturbiologie, Soziobiologie55, Soziologie Kulturlehre, Harmonik Soziale Evolutionsbiologie

9. Objektive Aisthetik als allgemeine Kunstlehre Ästhetik Wahrnehmungslehre56

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10. Optimale Kulturlehre, Lebenskunst, ars vivendi57 Lebenslehre Kulturbiologie

11. Objektive [Erste Versuche

Religion Die Kultur von morgen]

Die Oberbegriffe und charakterisierenden Bezeichnungen seines Systems wie auch die Zuschreibungen, ob rein „wissenschaftliche“ Hauptwerke, Vorläufer und Vorbereiter oder gemeinverständliche, also populärwissenschaftliche Darstellungen, variieren im Lauf der Zeit und sind somit einigermaßen verwirrend. Die rhizomatisch vernetzten Themen sollen anhand der Tabelle 3 auf die Hauptkategorien zurückgeführt und möglichst in heute geläufige, z.T. beträchtlich divergierende Begriffe übersetzt werden. Tab. 3: Eine Bibliographie aller Werke wurde von mir erstmals für das Francé-Symposium 1993 zusammengestellt (sh. Fußnote 4), die Analyse der diversen Auflagen und Veröffentlichungen in nicht-biologischen Zeitschriften steht aber noch aus (eine laufend aktualisierte Liste stelle ich auf Anforderung gerne zur Verfügung).

Wissenschaftliche Kurz zusammengefasst als Kategorie Werke chronologisch

1909 Pflanzenpsychologie 1906, 1907, 1908, 1911 als Arbeitshypothese Das Leben der Pflanze, Psychobiologie der Pflanzenphysiologie Band I-IV 1924 Die Seele der Pflanze

1919 Die technischen 1920 Die Pflanze als Erfinder Biotechnik Leistungen der Pflanze 10. Aufl.

1920 München: Die 1919 Der Weg der Kultur Kulturbiologie Lebensgesetze einer Stadt 1922 Die Kultur von morgen

1920 Zoësis Eine Einführung 1921/1923 Bios: in die Gesetze der Welt Biozentrik Die Gesetze der Welt 1924 Richtiges Leben

1922 Grundriß einer vergleichenden Biologie 1923 Plasmatik: Die 1923 Das wirkliche Naturbild Biozönotik Wissenschaft der Zukunft 1928 Der Organismus

1923 Die Welt als Erleben: 1921 Die Wage [sic] des Lebens Grundriß einer objektiven Lebenslehre 1924 Das Buch des Lebens Philosophie

5. Positive Standpunkte Francés zu Wissenschaft und Philosophie

24 Francé resümiert 1923 in dem Buch Die Welt als Erleben die drei Hauptsätze der Objektiven Philosophie:

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„1. Unser Erkenntnisvermögen ist biozentrisch auf einen Bios beschränkt. 2. Dieser Bios stellt einen Integrationsbau komplexer Systeme dar. 3. Die Analyse der komplexen Systeme führt zu den Begriffen Sein, Funktion, Ökonomie, Selektion und Optimum, durch welche sich die komplexen Systeme des Erlebens regeln und zu dem Begriff der Harmonie führen, der die Bedingung aller Dauerzustände ist“58. 25 Was versteht Francé unter Bios? Er definiert: „Bios bedeutet im Gegensatz zum Kosmos als der von Gesetzen geordneten Natur, das von Gesetzen geordnete Erlebnisganze, schließt also Natur und Kultur ein“59. Wichtig ist ihm überdies, dass „[…] alle Störungen nur im Kreise laufen (die Entwicklung ist ein Kreis); erst wenn die Begriffe Kosmos (Welt) und Bios (Erleben) miteinander auch in ein harmonisches Verhältnis gelangt sind, dann erfolgt der große letzte Ausgleich, das Unveränderliche, Wirkliche“60. Gleichzeitig gab Francé zu Bedenken: „Versucht man diese Gleichgewichtslage zu erforschen, entdeckt man bald, daß sie keine absolute Ruhelage darstellt, sondern ein Spannungsverhältnis zwischen den Funktionen und Wesenheiten des Organismus und der Besonderheit der Umwelt sind. Sie ist stets relativ und strebt stets die Dauer der absoluten Harmonie nur an, ohne sie jemals zu erreichen“61. 26 Auf der Dresdener Tagung der Schopenhauer-Gesellschaft 1920 kommt ein weiterer Terminus hinzu, Zoësis; Francé führt ihn auf den Begriff der Lebensvorstellung Zoë des alexandrinischen Neuplatonikers Valentinus zurück und definiert Zoësis als „[…] Einengung des menschlichen Vorstellungsvermögens auf den Kreis des biologisch Auswertbaren […]“62, daraus folgt, „[d]as mit dem Erkenntnisapparat Unerkennbare, Aprioristische, ist daher extrazoëtisch. […] Die Erkenntnistheorie muß zoëtisch, d. h. biozentrisch sein oder sie ist unmöglich. Will sie in die Extrazoësis hinausstürmen, gerät sie in Widerspruch mit dem Leben, wird also lebensfeindlich und lebensschädlich“63. Denn: „Erkennen reicht nicht weiter, als das Leben braucht“64. Damit verwandelt sich die Erkenntnistheorie in eine biologische, genauer psychophysikalische Untersuchung, die den Inhalt und die Grenzen der Zoësis („biologische Umwelt“65; „Bedürfnisse des Lebens“66; „Relationen des Ganzen zum Lebensgefühl“67) aller Organismenspezies zu erforschen hat68. Zum Gegenbegriff Extrazoësis später noch mehr.

27 Dem Zoësis-Begriff scheint in der Evolutionären Erkenntnistheorie der Terminus Mesokosmos69 zu entsprechen 70, auch Smith71, Engels und Ratte72 verwenden Mesokosmos, wieweit sich diese Begriffe decken wäre zu erforschen. Dasselbe gilt für die „modernen“, neurobiologischen Positionen von Maturana, Varella & Co73. Die Dichotomie Bios und Zoë, die scheinbar beide das menschliche Leben bezeichnen, ist wieder modern. In dem diesem Begriffspaar gewidmeten Band, wird deren (weitgehend auf den Menschen reduzierte) Aktualisierung auf Hannah Arendt und Giorgio Agamben zurückgeführt74, Valentinus wie Francé jedoch übergangen. Agamben übernimmt von Aristoteles die Unterscheidung von bios und zoë. Zoë – so Agamben – meint das kreatürliche Leben, biologische Körper, während Bios das von sozialen Regeln kodierte Leben oder politische Körper umfasst. Laut Hadot75 bezeichnet der Begriff zoë (Leben; lat.: vita) aber das physische Lebendigsein von Mensch, Tier und Pflanze, das sich durch die Existenz einer Seele begründet. 28 Aus der neuen Lebenslehre Francés kristallisieren nach Ansicht der Mitstreiterin Huberta von Bronsart zwei Hauptgedanken heraus: „In theoretischer Hinsicht ist ihr Wichtigstes die Biozentrik als der Schlüssel zum menschlichen Weltbild. In praktischer Hinsicht ist die bedeutsamste Erkenntnis die

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Biozönotik als die Lehre von den Notwendigkeiten, in die wir eingeordnet sind und die auch jedermann angehen“76. 29 Möglicherweise prägte der Lebensphilosoph Ludwig Klages in seiner Rede zum Thema „Mensch und Erde“ 1913 beim Freideutschen Jugendtag den Begriff Biozentrik77, da seiner Ansicht nach der Mensch nicht einseitig als rationales Wesen gesehen werden darf. Wenn der Geist sich verselbständigt, will er sich durchsetzen und anderes untertan machen, wird er Wille zur Macht. Eine biozentrische Sicht müsse daher der anthropozentrischen entgegengestellt werden. Klages’ Denken ist hier – wie auch jenes von Francé – u.a. von Friedrich Nietzsches Ausführungen über die Lebensfeindlichkeit des Geistes beeinflusst. Bemerkenswerterweise erwähnt (einer ersten Überschau zufolge) keiner von beiden den anderen.

30 Der Biozentrismus als ein ethisches Modell, das allem Lebendigen einen intrinsischen Eigenwert zuordnet, wird kontrovers diskutiert78. Die Beschränkung der Bioethik auf gesundheitsnahe Kontexte zeigt einmal mehr, wie schwer es dem Menschen fällt, eine tradierte Überzeugung zu relativieren. „Die entsprechende Neuorientierung der Ethik und insbesondere der Verantwortung des Menschen für die weitere Evolution hat noch nicht stattgefunden“79. 31 Francé entwickelte ab 1917 eine umfassende „Biologische Technik“ der Entschlüsselung und technischen Umsetzung von Erfindungen der belebten Natur. Biotechnik ist ebenso ein Kurzwort aus Biologie und Technik wie das heute florierende Bionik, das erst in den 1950er Jahren eingeführt wurde80. Bekannte Beispiele sind Meereseinzeller als Modelle für Turbinenbau und ein nach einer Mohnkapsel kreierter Salzstreuer, für den er 1920 weltweit das erste biotechnische Patent erlangte81. Bereits 1919 gab er seinem Erstaunen Ausdruck: „Die Pflanze besitzt technische Leistungen. Daran haben wir nicht gezweifelt. Nie aber hat jemand daran gedacht, daß die technischen Leistungen so allumfassend, unerhört, hochgesteigert kompliziert, dermaßen dem menschlichen Können überlegen sind, wie hier nachgewiesen“82. 32 Architekten im Umfeld des Bauhauses wie Mies van der Rohe, Eliezer „El“ Lissitzky und László Moholy-Nagy, nahmen begeistert seine Funktionsanalysen, beispielsweise der 7 grundlegenden Formen – Kristall, Kugel, Fläche, Stab, Band, Schraube, Kegel – auf, weshalb Francé heute auch unter die Biokonstruktivisten gerechnet wird83. Hier wären auch Auswirkungen konstruktivistischer Konzepte von El Lissitzky, Wladimir Jewgrafowitsch Tatlin u.a. auf die europäische Avantgarde in der Literatur und Malerei der ersten Jahrzehnte des 20. Jh., wie des slowenischen Neuerers Srečko Kosovel (KONS – Gedichte) oder Wassily Kandinsky zu erforschen. Der Systemtheoretiker Franz Pichler betrachtet Francés zahlreiche Arbeiten zu diesem Thema „bis heute von großer Aktualität für eine zur Biologie orientierte Sicht in der Modellierung“84.

33 Im Historischen Wörterbuch der Philosophie stellt Rothschuh einen Bezug zwischen Francés Biotechnik als „Einheit von technisch-kausalem Ablauf und teleologischer Bestimmung in den Lebenserscheinungen“ und Comtes Bionomie her, hebt aber hervor, dass „der Francésche Begriff der Biotechnik mehr die technische Seite von Lebensvorgängen und -strukturen (etwa als Wasserleitung, Pumpen, Versteifungen bei Pflanzen) akzentuiert und ihre Unterordnung als Werkzeug des Lebens zur Verwirklichung der Naturharmonie. Comte stellt Bionomie als dynamischen (bei ihm physiologischen) Teil dem statischen Aspekt der Biologie (Zootomie und Zootaxie

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[heute Anatomie bzw. Klassifikation]) gegenüber“85. Rothschuh begründete aus der Bionomie-Biotechnik-Lehre einen partiellen „bionomen psychophysischen Parallelismus“ neuer Art86. 34 Francé verwendet das Wort Bionomie nur einmal im 2. Band von Bios: „Die Aufgabe des Denkens ist Orientierung im Leben, und das Weltbild ist niemals das Ergebnis des reinen Denkens, sondern das des Lebens. In diesem Sinn versuchte ich hier die Erfahrungen äußerer und innerer Art als den Inhalt unseres Erlebens zu zergliedern, und fand darin die sieben Weltgesetze. Das ist darunter zu , wenn die objektive Philosophie sagt: Der Bios wird geordnet durch die sieben Gesetze der Welt. Sie sind eine seelische Notwendigkeit, sie sind die Gesetze unserer Bionomie, damit das Erleben „sein“ kann, d. h. Ganzheit und Dauer erhalte“87. Konsequent zu Ende gedacht, führt die plasmatische Biotechnik zur Biozönotik88. 1877 schuf Möbius aufgrund seiner Studien an Austernbänken den Begriff Biozönose (von altgriechisch βίος bios Leben und κοινός, koinós = gemeinsam), verkannte aber die aktive Rolle der Mitglieder, die Francé hervorhob, überdies greift seiner Meinung nach der Begriff der Lebensgemeinschaft weit in die Umwelt hinein89 und entspricht somit dem heutigen Ökosystem-Begriff, der Lebensraum (Biotop) bzw. Standort inkludiert. 35 Francés wichtigster biozönotischer Satz lautet: „Jedes Lebewesen, sei es nun ein Einzeller wie die kleine Trachelomonas, oder eine Zelle im Verband, eine vielzellige Pflanze, ein Tier oder ein Mensch, besitzt eine Umwelt, der es gesetzmäßig zugeordnet ist, an die es angepaßt ist, von der aus allein es richtig und vollständig verstanden werden kann“90. Biozönose ist demnach auch der zentrale Begriff seiner prospektiven, d. h. nie ausgeführten objektiven Soziologie, die gleichsam die „Biotechnik der menschlichen Beziehungen“ ist; diese hat jedoch erst kritisch festzustellen, „welche Relationen für den Begriff Gemeinschaft gemeingültig sind […]“91. Sie sollte den Akzent auf die Bedürfnislage legen und sich klar sein, dass es mannigfaltige „Kulturen“ gibt und unser Denken und Handeln, d. h. unsere Lebensführung vielfach mitverantwortlich für deren Bestand ist92. Schon Comte entwirft einen Begriff der „Solidarität zwischen den Generationen“ und „kann in diesem Sinne bspw. als Vorläufer heutiger Nachhaltigkeitsdebatten gesehen werden“93. 36 Eine weitere gemeinsame Haltung betrifft die Bedeutung der Kunst: Comte meint, „[d]ie Soziologie bewirkt einen Übergang von der Wissenschaft zur Kunst. Keine andere Denkweise vermag das Gefühl des Schönen der Erkenntnis dem Wahren unterzuordnen“94. Und Francé betrachtet im Blick auf Nietzsche Kunst als Korrelativ der Wissenschaft, „als Schutz- und Heilmittel“95.

6. Francés Differenzen zum Positivismus

37 Positivisten beschränken ihre Forschung auf das Tatsächliche und Zweifellose, berufen sich allein auf Erfahrung und lehnen jegliche Metaphysik als theoretisch unmöglich und praktisch nutzlos ab. Dem hält Francé in seiner Frühschrift entgegen: „Die Wissenschaft braucht eine Metaphysik und kann keine andere brauchen, als eine Metaphysik der Lebensweisheit, sonst geht sie zu Grunde“96. Objektives, sachliches Denken betrachtete er als „weder empiristisch noch rationalistisch, weder an dem Materialismus noch an der Kantischen Metaphysik‚ orientiert. Es will nichts anderes als die Lebensidee zu erzeugen

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aus dem Leben selbst [original kursiv]. Bios, das Leben regiert, nicht aber Logos, das Denken“97. Anderswo betont Francé: „Die Biozentrik verwirft sowohl die Kantische Erkenntnislehre, den reinen Rationalismus, wie die Erkenntnistheorie des Positivismus von Mach“98. Dem gegenüber setzt die biologische Logik [S. 32 auch Biologik] fest, dass „Wissenschaft nur Einsichtsimmanenz sein kann; niemals etwas anderes als Ordnungslehre […]“99. Wichtiger ist Francé: „Die Menschheit aber kann ohne Kultur nicht leben – denn Kultur ist nichts anderes als voll entfaltetes Leben. Hier sitzt der Wurm des Verderbens […] wir haben keine Philosophie für das praktische Leben“100. 38 Der Positivismus lehnt alles als unwissenschaftlich ab, was nicht beobachtbar und durch wissenschaftliche Experimente erfassbar ist. In der Biologie bzw. Biophilosophie wandte sich Francé – schon vor dem bekannten und dafür gerühmten Evolutionsbiologen Ernst Mayr (1904‑2005)101 – gegen die neopositivistische These, biologische Aussagen und Theorien ließen sich auf positive Tatsachen (= Experimente) der Physik reduzieren. Denn „[d]ie Biozentrik […] gräbt viel tiefer, als es der bloße Relativismus kann, der nur eine Beschreibung ist, aber keine Erklärung; sie geht tiefer auch, als es der Quantentheorie möglich ist, die nur zusammenfaßt, aber nichts verständlich macht. Sie vereinigt eben das viele, sich Widersprechende zur höheren Einheit und gestattet Voraussichten weit umfassenderer Art, als es der Physik aus sich heraus möglich wäre. Es ist ein neues Gesetz des Psychologischen, das die Widersprüche in der Physik aufklärt. Vor allem macht es Vergangenes und Gegenwärtiges endlich verständlich: nämlich die krause Entwicklung und den chaotischen Zustand des physikalischen Wissens und der Weltanschauungen“102. Wir sind für die eine „wahre“ naturwissenschaftliche Wirklichkeit aber nicht zu dumm, sie existiert einfach nicht. Francé meinte, es gibt nicht eine einzige und unveränderliche Wirklichkeit, in der wir leben, sondern, mehrere heterogene – zoëtische und extrazoëtische – Wirklichkeiten überlagern sich, oft miteinander unverträglich und einander zum Teil widersprechend103. Während er dem Positivismus vorwirft, zwar richtig die „[…] Natur als „Bios“ zu definieren, jedoch die Zoësis für ebenso „wahr“ zu nehmen wie die Extrazoêsis“104 und somit nicht beachtet, dass jedes „[…] wahrnehmende Subjekt durch die Beschränktheit der Sinnesleistung gezwungen ist, sich für die Extrazoësis Transformationen in seiner Vorstellung zu errichten, d. h. zu denken, um das sinnlich nicht unmittelbar Wahrnehmbare doch im Interesse des Lebens verwerten zu können. Es schafft sich Doketismen (Abgleitet von dokein (griech.) = scheinen. […] ein als real Behauptetes nur „Erscheinung“ (Illusion) […]), Scheinzoësien, deren Pseudorealität das Erlebnis nicht stört, da sie ihm nur zur Orientierung dienen“105. 39 Francé erwähnt Wilhelm Dilthey (1833-1911) im zweibändigen Bios-Werk nicht, obwohl ein zentraler Begriff der Philosophie von beiden das Erlebnis ist und Dilthey die heute noch übliche Unterscheidung zwischen „erklärenden“ Naturwissenschaften und „verstehenden“ Geisteswissenschaften, die sich mit dem Sinn beschäftigen, einführte. Das Prinzip und die Theorie des Verstehens, die Hermeneutik, bildeten eine Gegenbewegung zum Positivismus, weil das Werden des Lebens und seine Ganzheitlichkeit mit Begriffen und Logik nur unzureichend erfasst und beschrieben werden kann. Zu einem umgreifenden Leben gehören ebenso nicht-rationale, kreative und dynamische Elemente106. Erst im VI. Teil der objektiven Philosophie betont Francé in einer Fußnote deren Übereinstimmung „[…] mit der Schule Diltheys und ihrer Ansicht, daß allein im Erleben Werte gesetzt und geschaffen werden […]“. Die zweite

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Erwähnung im Haupttext ist jedoch kritisch und bezieht sich auf die oben genannte Gleichsetzung von Zoësis und Extrazoêsis107.

40 1920 führt Francé im Buch München – Die Lebensgesetze einer Stadt die Kulturbiologie als neue Wissenschaft ein, denn sie „[…] gibt die Möglichkeit, das historische Geschehen zu verstehen, während man es bisher nur festgestellt, miteinander in Beziehung gebracht und als rätselhaft in das Sein der Menschen herabhängende Kette zergliedert hat“108. Er bezieht sich damit möglicherweise auf Comte und Spencer, die eine biozentrische Kulturwissenschaft „[…] wohl geahnt und angestrebt haben, die aber bisher nur geringe Überzeugungskraft besaß, weil sie nur auf Ähnlichkeiten, auf Analogien, nicht aber auf zwingender Logik aufgebaut war“109. Erwähnt sei, dass Comte seine vierte fundamentale Beobachtungsmethode, die historische, vom vergleichenden Verfahren der Biologie ableitet110; beide sind in Francés Kulturbiologie verknüpft. 41 Comte wie Francé betrachteten Gesetze (Generelle Sätze) als „konstante Beziehungen, die zwischen den beobachteten Phänomenen bestehen […]“ und somit wichtigste Erklärungsformen; denn „[…] wahrhaft erkennen können wir hier nur die verschiedenen wechselseitigen Verbindungen, die ihrem Ablauf eigentümlich sind, ohne jemals das Geheimnis ihrer Erzeugung zu ergründen“111. 42 Während Comte von zwei unwandelbaren Gesetzen ausgeht, dem enzyklopädischen und dem Drei-Stadien-Gesetz112, stellt Francé sieben Naturgesetze auf: „Sein, Integration, Harmonie, Optimum, Kleinstes Kraftmaß, Selektion, Funktion“113. Für beide gilt was Beetz in Bezug auf Comte ausführt: „Indem die Typologie der drei Stadien als unumstößliches „Gesetz“ eingeführt wird, bleibt letztlich ungeklärt, wie dieses empirisch nachgewiesen werden könnte, da es ja überhaupt erst als heuristisches System zur Erschließung der Geistesgeschichte dient. In Comtes überschwänglichen Formulierungen gerät ihm das Drei-Stadien-Gesetz mithin selbst zu einer metaphysischen Erklärung“114. 43 Gegen die Idee einer gesetzmäßig bestimmten Geschichte (Historismus) sind mittlerweile Hunderte von Seiten u.a. von und Georg Simmel geschrieben worden115. Die zentrale Rolle in der Biophilosophie nimmt heute die Evolutionstheorie ein. Somit herrschen in der Biologie ebenfalls nicht Gesetze, sondern Konzepte – dazu zählen etwa gemeinsame Abstammung, Koevolution, ökologische Nische und mehr als 20 Art-Konzepte116. Die Geschichtlichkeit biologischer Phänomene hat lauter nicht reproduzierbare Spezialfälle hervorgebracht, in Francés Worten „Singulationen – Herausbildung von Einzelwesen oder Einzelkomplexen“117; wobei er hervorhebt: „Es gibt also ein Verhältnis zwischen dem Ganzen und seinen Teilen. […] Wirkungen und Gegenwirkungen. […] Demgegenüber sehen wir uns genötigt, die Teile, um sie als solche im Sein erfassen zu können, als Individuen zu fassen. […] Diese Individuen haben gesetzmäßig nur eine Form, die, welche eben ihrem Wesen entspricht (Identitätsform), und die bei „Bewegung“ (Verschiebung des Systems) zur Wiederherstellung der Ruhelage sich ändert. Diese Änderungen sind Prozesse“ 118. Und weiter: „[…] der Einzeller ist darin nicht mehr und nicht weniger Individuum als der aus hunderten Billionen Zellen zusammengesetzte Waldbaum“119.

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Bei „Singulationen“ können wir durchaus auch an „Singularitäten“ denken, einem zentralen Begriff der Philosophie des „Werdens“ oder des „Rhizoms“ von Gilles Deleuze, „[l’]individu n’est nullement l’indivisible, il ne cesse de se diviser en changeant de nature […] car il exprime des Idées comme multiplicités internes, faites de rapports différentiels et de points remarquables, de singularités pré-individuelles […], une collection ouverte d’intensités“120. Von Positivisten werden ethische und theologische Fragestellungen als unwissenschaftlich abgelehnt, während sowohl wissenschaftlicher Fortschritt als auch der Humanitätsbegriff selbstverständlich erscheinen. 44 Comte geht von „einer geradlinigen Entwicklung der Gesellschaft und ihrer Bedingungen aus, die direkt zu einer humanen, „besseren“ Menschheit führt“121. Francé wandte sich gegen den wissenschaftlichen Fortschrittsoptimismus, auch jenen Comtes122; Huberta von Bronsart fasst seine Haltung so zusammen: „Eine „schöpferische Entwicklung“ gibt es nicht, nur Zustandsänderungen infolge von Störungen. Im ganzen uns bekannten Verlauf der Erdgeschichte ist keine „Entwicklung zum Höheren“ (im Sinne von Hegel, Huxley und Haeckel) nachzuweisen, sondern nur Transmutationismus, ein Kreislauf […] Es gibt also keine Entwicklung im absoluten Sinn, sondern nur eine Entfaltung“123. Im Gegenteil, es gibt keinen zwingender Grund überhaupt an den sogenannten Fortschritt zu glauben. „Das Leben der einfachen Urtiere und Urpflanzen ist nicht weniger „vollkommen“ als das der sogenannten höheren Organismen; keines „lebt“ mehr oder „lebt“ weniger als das andere. […] im Anorganischen gibt es nur […] Kumulationen, rhythmische und richtungslose Änderungen, die mit „Entwicklung“ nichts zu tun haben. […] Damit zeigt sich „Entwicklung“, d. h. Änderung der Zustände, stets als ein Symptom von Disharmonie“124. 45 Die Evolution wie die Geschichte verfolgen keine (vorgegebenen) Ziele, weshalb der mündige Mensch aufgerufen ist – im Sinne von dürfen und können –, den Sinn seines Lebens selber zu finden. Dazu Francé: „Leben hat keinen anderen Zweck als Leben“ 125. Der vielfache, feste Glaube an den Aufstieg, an den Fortschritt hat allerdings paradoxerweise den Abstieg zu beschleunigen begonnen. An der kritischen Situation, in die sich Homo sapiens seit der industriellen Revolution manövriert hat, ist seine Überzeugung, etwas Besonderes, der Favorit der Evolution zu sein126. Gegen diese Haltung hat sich Francé vehement gewendet: „Die Natur ist reicher und vor allem tiefer, als wir denken. Das entfernteste ist so tausendfach verknotet und heimlich verknüpft mit dem Nächsten, das All ist mit dem All verwoben, daß man von jedem Punkte, wenn man nur beharrlich den Fäden folgt, bis zu den letzten Fragen gelangen kann. Darum gibt es nichts Kleines und Großes. Nichts ist unwesentlich – und nichts ist wichtiger als das andere […]“ 127. 46 Demnach sind „wir nur winzige Teilchen in einem unermesslichen Ganzen […]“128. Der Wahn, wie er anderswo schreibt129, es drehe sich in der Natur alles um den Menschen, sei nun endgültig dahin, dürfte bis heute ungebremst bestehen und seltsame, selbst Francé noch unbekannte Gen-Blüten treiben.

47 Comte wie Francé gingen von der anti-emanzipatorischen Utopie des Sich-Einfügens ins Gegebene aus. Das Motto der positivistischen Religion lautet: „L’amour pour principe, l’ordre pour base, le progrès pour but“130. Francés Motto der Lebenslehre lautet: „Gesetzmäßigkeit, Ausgleich und Einordnung“131. Für ihn war „Harmonie gleich

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Dauer und Disharmonie gleich Entwicklung, Änderung“132. Gleichzeitig gab Francé zu Bedenken: „Erreicht wird die absolute Harmonie vom Leben niemals, in jedem Augenblick tritt die Welt mit Störungen und stetem Zerfall heran, aber angestrebt und der Verwirklichung nahegebracht wird sie jederzeit – solange das Leben lebt. […] Da ist doch etwas ganz grundlegend Neues zum Harmoniegesetz bewiesen! Daß Harmonie und Dauer nicht nur im kosmischen, sondern auch im irdischen Leben sozusagen identisch sind! Daß absolute Harmonie die Ruhe bedeutet, das Streben nach Harmonie aber die Entwicklung!“133. 48 Dies trifft sich mit Deleuzes erläuternden Worten zu Bergsons zwei Grundmerkmalen der Dauer, Kontinuität und Heterogenität134: „En vérité, la durée se divise, et ne cesse de se diviser: c’est pourquoi elle est une multiplicité. Mais elle ne se divise pas sans changer de nature en se divisant: c’est pourquoi elle est une multiplicité non numérique, où l’on peut, à chaque étage de la division, parler d’»indivisibles»“135. 49 Im Chinesischen bedeutet „Harmonie“ hé und wird von da aus auch mit „Frieden“ oder „Friedlichkeit“ übersetzt, wie Geldsetzer und Hong betonen, „im gewöhnlichen sprachlichen Gebrauch wird es aber auch schlicht als „und“ gebraucht. Es meint wesentlich eine Zusammensetzung von Verschiedenem zu einem „verträglichen“ Ganzen und Einheitlichen“136. In diesem Zusammenhang kann einen nicht überraschen, dass die Staatsführung der Volksrepublik China gerade in der Zeit turbulenter Gegensätzlichkeiten als politisches Hauptziel die Harmonie (von oben, sh. Comte137) in Staat und Gesellschaft beschwört, jedoch durchaus in Rückgriff auf ein grundlegendes Konzept der klassischen chinesischen Philosophie (Konfuzius, auf den sich auch Francé beruft; aber auch Laotse, Zhuangzi). Eine aktuelle Annäherung hierzu wiederum von einem französischen Philosophen unserer Tage, François Jullien: „[…] aber diese Harmonie ist nicht prästabilisiert, sie läuft ab, befindet sich durch Anpassung in ständiger Transformation – die ich Regulierung nenne. Denn in China ist alles Werden, keine Logik extrahiert daraus feste, mit sich selbst identische Wesenheiten, wie es das griechische Denken getan hat. Gleichzeitig ist dieses Werden nicht blind oder chaotisch, sondern kohärent. Das chinesische Denken erklärt nicht – ein griechischer Ausdruck, der auf das Warum antwortet – es erhellt die Bedingungen dieser Kohärenz (das Wie des Laufes der Dinge), das was den „Weg“ (das tao) ausmacht“138. 50 So wie Harmonien – stets im Wandel – Gegensätzliches im Naturgeschehen auf- und ineinander wirken lassen, geht auch der Mensch erst im Anderen (in sich) auf, dem Unerschließbaren des Ereignisses: „Gerade weil wir mehr bestimmen und kontrollieren als früher, können wir mit Unkontrolliertem schlecht umgehen. Alles will heute gesteuert und optimiert sein: die Gesundheit, das Glück, die Liebe. Die einschlägige Ratgeberliteratur ist ein extremer Ausdruck dieses Machbarkeitswahns, dem allzu oft Machtstreben zugrunde liegt. Manche sehen das Leben als Zielgerade oder Erfolgskurve, als könnte es ein garantiert richtiges Leben im falschen geben. Keinesfalls sind und werden wir jemals harmonische Lebe-Wesen, sondern eher harmonisierende und idyllisierende Kultur-Wesen, die zur Vertuschung der Unterschiede und Probleme neigen. […] Die Natur ist weder Freund noch Feind; sie ist; und bleibt was aus sich entsteht und in sich vergeht. Sie hat kein Ziel, das nicht auch Anfang ist“139. 51 In einer Zeit, in der Wissenschaft vorrangig der Nutzanwendung, der Verwertung (Profit) unterliegt und diverse ge-läufige Philosophien der Lebenskunst en vogue sind, stellt sich die Frage nach Raoul Francés Wirken – wider einem Biologismus-Vorwurf140 – im Sinne einer Aisthetik/ÄsthEt[h]ik des Werdens, von Entfaltung und Entwicklung, als

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Plädoyer für ein biologisch-politisches Projekt von fließenden Übergängen und sich verzweigendem Wandel.

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NOTES

1. Annie FRANCÉ-HARRAR, Raoul Henry Francé Lebenslehre für Jedermann, Berlin: Telos, 1962, S. 16. 2. Rudolf ENGEL-HARDT, Francé als Graphiker, Stuttgart-Heilbronn: W. Seifert, 1925, S. 203. 3. Hannes MEYER, Die neue Welt, Kritisk Revy, 1928 zit. in Ute POERSCHKE, Funktion als Gestaltungsbegriff, Diss. Univ. Cottbus, 2005, S. 209. 4. Meine Auseinandersetzung mit Francé begann in den 1980er Jahren über seine mikroskopischen Arbeiten; seit 2005 betreut das Oberösterreichische Landesmuseum in Linz den Nachlass von Annie Francé-Harrar und Raoul H. Francé; vgl. Erna AESCHT, Raoul H. Francé *1874 Wien – †1943 Budapest, Unveröff., 1993, S. 1-18; Erna AESCHT, Der Sammlungsbereich „Wirbellose Tiere“ (ohne Insekten) am Biologiezentrum Linz: 2003-2012, Beitr. Naturk. Oberösterreichs, 23, 2013, S. 232. Laurent Fedi von der Universität Straßburg regte die vorliegende Arbeit an, die dort am 22. März 2013 bei einem Symposium zur Rezeption von Auguste Comte im deutschsprachigen Raum in verkürzter Form mit Bildern vorgetragen wurde. Herzlichen Dank der EA 2326 (Unistra) und der Comte-Gesellschaft (Paris) für die Einladung nach Straßburg und besonders Laurent Fedi für ergänzende französische Zitate und die Vermittlung zwischen Biologie und Philosophie. 5. Volker KRUSE, Geschichte der Soziologie, Konstanz: UVK Verl.ges., 2008, S. 32; bezüglich Francé sh. unten. 6. Raoul H. FRANCÉ, Der Werth der Wissenschaft, Dresden, Leipzig: C. Reissner, 1900, S. 9, 37. Dieses Werk erschien in 4 Auflagen (1. 1900, 2. 1906, 3. 1908, 4. 1924); bemerkenswert sind die sich wandelnden Untertitel: „Freie Gedanken eines Naturforschers“ (1. und 2. Aufl.), „Aphorismen zu einer Natur- und Lebensphilosophie“ (3.) und schließlich „Beiträge zu einer Lebenskultur“ (4.). 7. R. FRANCÉ., op. cit., S. 9. 8. R. FRANCÉ., op. cit., S. 6f. 9. R. FRANCÉ., op. cit., S. 77. 10. Z.B. Heinrich WAENTIG, Einleitung, in August COMTE, Soziologie, Aufl., Jena: G. Fischer, Band 1, 2. 1923, S. vi; Jürgen v. KEMPSKI, „Einleitung“, in Friedrich BLASCHKE (Hrsg.), Comte, Auguste, 1798-1857, Die Soziologie, Stuttgart: Kröner, 1974, S. xviii. 11. Vgl. René Romain ROTH, Raoul H. Francé and the doctrine of life, 1st Books Library, 2000, S. 96; Erna AESCHT , „Annie Francé-Harrar“, in Petra-Maria DALLINGER u.a. (Hrsg.), Stichwörter zur oberösterreichischen Literaturgeschichte, Linz, 2012. 12. Volker KRUSE, op. cit., S. 39 für Comte; in Bezug auf Francé erwähnt Rudolf Engel-Hardt, op. cit., S. 7 eine Gesellschaft für Objektive Philosophie. 13. Vgl. Olivier RIEPPEL, Kladismus oder die Legende vom Stammbaum, Basel etc.: Birkhäuser, 1983, S. 19, 160; Ilse JAHN und Michael SCHMITT, Darwin & Co., München: Beck, 2001, Band 1, S. 200. 14. Vgl. z.B. Gerhard WAGNER, Auguste Comte zur Einführung, Hamburg: Junius, 2001, S. 91, 99; Isaac Bernard COHEN, Revolutionen in der Natur-wissenschaft, Frankfurt am Main: Suhrkamp, 1994, S. 450. 15. R. FRANCÉ, „[Bücherbesprechungen] Johannes Fährmann, Nach Nirwana auf achtfachem Pfade oder: Der Weg zur Vollkommenheit“, Die Religion der Menschheit, 1903, S. 205. 16. R. FRANCÉ, Die Waage des Lebens, 3. Aufl., Prien: Anthropos, 1922, S. 273. 17. R. FRANCÉ, Zoësis, München: Hanfstaengl, 1920, S. 21. 18. R. FRANCÉ, Bios, Stuttgart-Heilbronn: W. Seifert, Band I, 1923, S. 220. 19. R. FRANCÉ, op cit., Band I, S. 222. 20. Hermann KORTE und Bernhard SCHÄFER (Hrsg.), Einführungskurs Soziologie, Opladen: Leske & Budrich, Band 2, 1992, S. 35. 21. Friedrich ENGELS, Dialektik der Natur, Berlin: Dietz, Karl Marx und Friedrich Engels Werke Band 20, 1962, S. 515. Verrückt integral, das wäre doch ein pädagogisches Programm für „die Lebenswissenschaften“ von heute.

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22. vgl. Rudolf STEINER, Raoul H. France [sic], „Das Sinnesleben der Pflanzen“, Lucifer – Gnosis Nr. 31, 1906, S. 482-487; Rudolf Engel-Hardt, op. cit., S. 11ff.; Klaus HENKEL, „Die Renaissance des Raoul Heinrich Francé“, Mikrokosmos, 86, 1997, S. 3-16; Wolfgang JACOB, Diskussionsbeitrag „Gibt es Bewusstsein bei Einzellern?“, Mikrokosmos, 101, 2012, S. 370. 23. Rudolf ENGEL-HARDT, op. cit., S. 88. 24. R. FRANCÉ, Die Welt als Erleben, Dresden: A. Huhle, 1923, S. 69. 25. R. FRANCÉ, Der heutige Stand der Darwin’schen Fragen, Leipzig: Th. Thomas Verl., 1907, S. 153. 26. Auguste COMTE, Système de politique positive, Band 1, S. 574, 592, 650. Vgl. Georges CANGUILHEM: „Comte aperçoit d’abord, au-delà de la première conséquence de la théorie lamarckienne du milieu, savoir la variabilité des espèces et la genèse progressive de nouveautés spécifiques, le développement possible d’une tendance moniste et finalement mécaniste. Si l’organisme est conçu comme passivement déformable sous la pression de l’environnement, si toute spontanéité propre est refusée au vivant, rien n’interdit l’espoir de parvenir à résorber, à la limite, l’organique dans l’inerte. Et voici l’esprit de Bichat qui s’insurge, en Comte, contre «l’usurpation cosmologique» menaçante, contre la confiscation possible du lamarckisme par un mathématisme intempérant“ („La philosophie biologique d’Auguste Comte et son influence en France au XIXe siècle“, in Etudes d’histoire et de philosophie des sciences, Paris: Vrin, 1968, S. 61-74, zit. S. 65-66); und Wolf LEPENIES, Geschichte der Soziologie, Frankfurt a.M.: Suhrkamp, Band 3, 1981, S. 216. 27. R. FRANCÉ, „Das Kausalitätsprinzip in der Biologie“, Z. Ausbau Entwicklungslehre, 1, 1907, S. 237f. 28. vgl. Ernst MAYR, „Teleologisch und teleonomisch: eine neue Analyse“, in Ernst MAYR, Evolution und die Vielfalt des Lebens. Berlin, Heidelberg, New York: Springer, 1979, 198-229. 29. R. FRANCÉ, Der heutige Stand der Darwin’schen Fragen, S. 158 [Nr. 7], 159 [Nr. 9, 10, 11]. 30. Michael BEETZ, Gesellschaftstheorie zwischen Autologie und Ontologie, Bielefeld: Transcript Verl., 2010, S. 30; Isaac Bernard COHEN, Revolutionen in der Naturwissenschaft, Frankfurt am Main: Suhrkamp Verl., 1994 S. 451f. 31. R. FRANCÉ, Der heutige Stand der Darwin’schen Fragen, S. 117. 32. R. FRANCÉ, Das Buch des Lebens, Berlin: Ullstein, 1924, S. 268. 33. Reinhart MAURER, „Altruismus“, in Joachim RITTER / Karlfried GRÜNDER (Hrsg.), Historisches Wörterbuch der Philosophie, Basel, Stuttgart: Schwabe, Band 1, 1971, S. 200f. 34. R. FRANCÉ, „Das Edaphon – eine neue Lebensgemeinschaft“, Die Kleinwelt , 3, 1911/1912, S. 147-153. 35. R. FRANCÉ, „Das Edaphon: Untersuchungen zur Oekologie der bodenbewohnenden Mikroorganismen“, Arb. biol. Inst. München, 2, 1913, S. 1-99; R. FRANCÉ, Das Leben im Ackerboden, Stuttgart: Franckh’sche Verlagshandl., 1922, S. 1-77. 36. R. FRANCÉ, Zoësis, S. 15. 37. G. WAGNER, Auguste Comte zur Einführung, S. 41. 38. R. FRANCÉ, Zoësis, S. 17. 39. R. FRANCÉ, Zoësis, S. 2. 40. R. FRANCÉ, Bios, Band II, S. 288. 41. R. FRANCÉ, Zoësis, S. 2 bzw. 17; R. FRANCÉ, Bios, Band II, S. 288. 42. R. FRANCÉ, Zoësis, S. 2, 17; R. Francé, Bios, Band II, S. 288. 43. R. FRANCÉ (Bios, op. cit., Band II, S. 274f.) sieht ihn als „Religionsphilosoph“ in Zusammenhang mit einer „noch ausstehenden Geschichtsphilosophie“. 44. R. FRANCÉ, Die Welt als Erleben, S. 173. 45. Ernst MAYR, Eine neue Philosophie der Biologie, München, Zürich: Piper, 1988; Martin MAHNER und , Philosophische Grundlagen der Biologie, Berlin etc.: Springer, 2000; Kristian KÖCHY, Perspektiven des Organischen, Paderborn: F. Schöningh, 2003; Ulrich KROHS und Georg TOEPFER (Hrsg.), Philosophie der Biologie, Frankfurt am Main: Suhrkamp, 2005.

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46. Gerhard VOLLMER, Was können wir wissen? Band 1 & 2, Stuttgart: Hirzel, 1985. 47. Gregory J. CHAITIN, Metabiology: Life as evolving software , http://www.cs.auckland.ac.nz/ ~chaitin/metabiology.pdf, 2010. 48. Fritz Michael LEHMANN, Bio-Logik, Stuttgart: Gentner, 1976. 49. Klaus IMMELMANN, Klaus SCHERER, Christian VOGEL und Peter SCHMOOCK (Hrsg.), Psychobiologie, Stuttgart: G. Fischer, 1988; John P. PINEL und Wolfram BOUCSEIN (Hrsg.): Biopsychologie, Heidelberg: Spektrum Akademischer Verlag, 1997. 50. http://de.wikipedia.org/wiki/-omik http://de.wikipedia.org/wiki/Proteomik http://de.wikipedia.org/wiki/Epigenetik. 51. Michael NENTWICH und Christina RAAB, Bionik-Potenzial in Österreich, Wien: Bundesministerium für Verkehr, Innovation und Technologie, 2006. 52. http://de.wikipedia.org/wiki/Systembiologie 53. Gunter ALTNER, Naturvergessenheit, Darmstadt: Wiss. Buchges., 1991; Gunter ALTNER, Gernot BÖHME und Heinrich OTT (Hrsg.), Natur erkennen und anerkennen, Kusterdingen: SFG-Servicecenter Fachverl., 2000. 54. Joachim ILLIES, Kulturbiologie des Menschen, München: R. Piper & Co., 1978. 55. Franz M. WUKETITS, Was ist Soziobiologie?, München: Beck, 2002. 56. Martin SEEL , Eine Ästhetik der Natur, Frankfurt am Main: Suhrkamp, 1991; Gernot BÖHME, Aisthetik, München: Fink, 2001. 57. Wilhelm SCHMIDT, Philosophie der Lebenskunst, Frankfurt am Main: Suhrkamp, 1998; Wilhelm SCHMIDT, Auf der Suche nach einer neuen Lebenskunst, Frankfurt am Main: Suhrkamp, 2000. 58. R. FRANCÉ, Die Welt als Erleben, S. 64f. 59. R. FRANCÉ, Richtiges Leben, Leipzig: R. Voigtländer, 1924, S. [Fußnote] 75 zu S. 12; vgl. R. FRANCÉ, Bios, Band I, S. 37. 60. R. FRANCÉ, Bios, Band II, S. 200. 61. R. FRANCÉ, Das wirkliche Naturbild, Dresden: A. Huhle, 1923, S.86. 62. R. FRANCÉ, Zoësis, S. 10. 63. R. FRANCÉ, Die Welt als Erleben, S. 14. 64. R. FRANCÉ, Das Buch des Lebens, S. 23. 65. R. FRANCÉ, Zoësis, S. 51. 66. R. FRANCÉ, Das Buch des Lebens, S. 23. 67. R. FRANCÉ, Zoësis, S. 12. 68. R. FRANCÉ, Zoësis, S. 41. 69. Bernhard IRRGANG, Lehrbuch der Evolutionären Erkenntnistheorie, Reinhardt, München, 1993, S. 291; Rupert RIEDL, Kultur – Spätzündung der Evolution?, München, Zürich: Piper, 1987, S. 187, 269. 70. vgl. Franz PICHLER, „Der Beitrag von Raoul H. Francé: Biozentrische Modelle“, in: Peter WEIBL (Hrsg.), Jenseits der Kunst, Wien: Passagen, 1997, S. 447. 71. Barry SMITH , „Ontologie des Mesokosmos: Soziale Objekte und Umwelten“. Zeitschrift für philosophische Forschung, 52 (1998), S. 521-540. 72. Marita ENGELS und Hans-Toni RATTE, „Randomisierte Ähnlichkeitsanalyse von Lebensgemeinschaften am Beispiel von Mesokosmos-Versuchen in der Ökotoxikologie“, Verh. Ges. Ökol., 21, 1992, S. 303-308. 73. Humberto MATURANA und Francisco VARELLA, Der Baum der Erkenntnis, München: Goldmann, 1984. 74. Martin G. WEISS (Hrsg.), Bios und Zoë, Frankfurt am Main: Suhrkamp, 2009. 75. Pierre HADOT, „Leben I“, in Joachim RITTER / Karlfried GRÜNDER (Hrsg.), Historisches Wörterbuch der Philosophie, Basel, Stuttgart: Schwabe, Band 5, 1980, S. 52-56.

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76. Huberta von BRONSART, Die Lebenslehre der Gegenwart, Stuttgart-Heilbronn: W. Seifert, 1924, S. 166. 77. Oliver A. I. BOTAR, „The Origins of László Moholy-Nagy’s Biocentric Constructivism“, in Oliver A. I. BOTAR und Isabel WÜNSCHE, Biocentrism and Modernism, Ashgate, 2011, S. 320. 78. Jakob von UEXKÜLL, Umwelt und Innenwelt der Tiere, Berlin: Springer, 1909; Helmut HOFER und Gunter ALTNER, Die Sonderstellung des Menschen, Stuttgart: G. Fischer, 1972; Gunter Altner, op. cit.; Günther WITZANY, Natur der Sprache – Sprache der Natur, Würzburg: Königshausen & Neumann, 1993, S. 232; Barbara KÖNIG und Karl Eduard LINSENMAIR (Hrsg.), Biologische Vielfalt, Heidelberg, Berlin, Oxford: Spektrum Akad. Verl., 1996, S. 164ff.; Christoph KOCKERBECK, Die Schönheit des Lebendigen, Wien, Köln, Weimar: Böhlau, 1997, S. 15; Gunter ALTNER, Gernot BÖHME und Heinrich OTT (Hrsg.), op. cit.; Hans Werner INGENSIEP, Geschichte der Pflanzenseele, Stuttgart: Kröner Verl., 2001, S. 482-489. 79. Renatus ZIEGLER, „Ethik des Werdens – Mensch und Naturreiche“, Elemente der Naturwissenschaft, Nr. 95, 2011, S. 42. 80. vgl. Michael NENTWICH und Christina RAAB, Bionik-Potenzial in Österreich, op. cit., S. 3. 81. R. FRANCÉ, Die Pflanze als Erfinder, Stuttgart: Franckh’sche Verlagshandl., 1920, S. 8; vgl. René Romain ROTH, op. cit., S. 112; M. NENTWICH und C. RAAB, Bionik-Potenzial in Österreich, op. cit., S. 4. 82. R. FRANCÉ, Die technischen Leistungen der Pflanze (Grundlagen einer objektiven Philosophie II), Leipzig: Veit & Comp., 1919, S. 262. 83. z. B. Detelf MERTINS, „Bioconstructivisms“, in Lars SPUYBROEK (Hrsg.), NOX: machining architecture, London: Thames & Hudson, 2004, S. 366; Ute POERSCHKE, Funktion als Gestaltungsbegriff, Cottbus: Diss. Univ., 2005, S. 209; Oliver A. I. Botar, op. cit., S. 315-344; Peter BERNHARD, „Der Philosoph des Funktionalismus im Widerstreit mit der modernen Kunst. Raoul Francé und das Bauhaus“, in Ute ACKERMANN, Kai Uwe SCHIERZ & Justus H. ULBRICHT (Hrsg.), Streit ums Bauhaus, Glaux: Jena, 2009. 84. Franz PICHLER, „Der Beitrag von Raoul H. Francé: Biozentrische Modelle“, S. 447. 85. Karl Eduard ROTHSCHUH, „Bionomie / Biotechnik“, in Joachim RITTER / Karlfried GRÜNDER (Hrsg.), Historisches Wörterbuch der Philosophie, Basel, Stuttgart: Schwabe, Band 1, 1971, S. 945-947. 86. Karl Eduard ROTHSCHUH, Theorie des Organismus, München, Berlin: Urban & Schwarzenberg, 1958. 87. R. FRANCÉ, Bios, Band II, S. 283. 88. vgl. Huberta von BRONSART, Die Lebenslehre der Gegenwart, S. 80. 89. R. FRANCÉ, Leben und Wunder des deutschen Waldes, Berlin: O. Arnold, 1943, S. 4ff.; R. Francé, Die Welt als Erleben, S. 42. 90. R. FRANCÉ, Das wirkliche Naturbild, S. 17. 91. R. FRANCÉ, Die Welt als Erleben, S. 42f.. 92. R. FRANCÉ, Bios, Band II, S. 114; vgl. Huberta von BRONSART, Die Lebenslehre der Gegenwart, S. 85. 93. M. BEETZ, Gesellschaftstheorie zwischen Autologie und Ontologie, S. 53. 94. F. BLASCHKE (Hrsg.), Comte, Auguste, 1798-1857, Die Soziologie, S. 456. 95. R. FRANCÉ, Der Werth der Wissenschaft, S. 119f. 96. R. FRANCÉ, op. cit., S. 143. 97. R. FRANCÉ, Bios, Band II, S. 283. 98. R. FRANCÉ, Die Welt als Erleben, S. 12. 99. R. FRANCÉ, op. cit., S. 26. 100. R. FRANCÉ, Zoësis, S. 4. 101. Mathias GLAUBRECHT, „Geleitwort“, in Ernst MAYR, Konzepte der Biologie, S. Hirzel Verlag, Stuttgart, Leipzig, 2005, S. xi-xx; Martin MAHNER, „Stichwort Positivismus“, Naturwissenschaftliche Rundschau 60 (2), 2007, S. 110.

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102. R. FRANCÉ, Bios, Band I, S. 31. 103. R. FRANCÉ, Bios, Band I, S. 39f. 104. R. FRANCÉ, Die Welt als Erleben, S. 17. 105. R. FRANCÉ, Zoësis, S. 11. 106. z.B. Robert Josef KOZLJANIC, Lebensphilosophie, Stuttgart: Kohlhammer, 2004. 107. R. FRANCÉ, Die Welt als Erleben, S. 26, 52. 108. R. FRANCÉ, München: Die Lebensgesetze einer Stadt (Grundlagen einer objektiven Philosophie III. Teil), München: H. Bruckmann, 1920, S. 7; vgl. Elke SOHN, „Zum Begriff der Natur in Stadtkonzepten: anhand der Beiträge von Hans Bernhard Reichow, Walter Schwagenscheidt und Hans Scharoun zum Wiederaufbau nach 1945“, Schriftenreihe von Stipendiatinnen und Stipendiaten der Friedrich-Ebert-Stiftung 30, 2008. 109. R. FRANCÉ, Die Waage des Lebens, S. 136. 110. August COMTE, Soziologie, 2. Aufl., Jena: G. Fischer, Band 1, 1923, S. 384. 111. Iring FETSCHER (Hrsg.), Comte, Auguste: Rede über den Geist des Positivismus. Hamburg: Meiner, 1994, S. 127; z.B. R. FRANCÉ, Die Welt als Erleben, S. 21. 112. M. BEETZ, Gesellschaftstheorie zwischen Autologie und Ontologie, S. 38. 113. R. FRANCÉ, Die Welt als Erleben, S. 107. 114. M. BEETZ, Gesellschaftstheorie zwischen Autologie und Ontologie, S. 38. 115. z.B. Georg SIMMEL, Das Problem der Soziologie, 1894; zit. in Volker KRUSE, Geschichte der Soziologie, S. 130. 116. Ernst MAYR, Konzepte der Biologie, Stuttgart, Leipzig: S. Hirzel Verlag, 2005. 117. FRANCÉ, Bios, Band II, S. 3. 118. FRANCÉ, Bios, Band II, S. 140f. 119. R. FRANCÉ, Grundriß einer vergleichenden Biologie, Leipzig: Th. Thomas, 1924, S. 207-217. 120. Gilles DELEUZE, Différence et répétition, Paris: PUF, 1968, S. 331. Übersetz. Differenz und Wiederholung, München: Fink, 1992, S. 323: „[d] as Individuum ist keineswegs das Unteilbare, es teilt sich fortwährend, indem es sich in seiner Natur verändert […] denn es drückt Ideen als innere Mannigfaltigkeiten aus, die aus Differentialverhältnissen und ausgezeichneten Punkten, aus präindividuellen Singularitäten bestehen […] eine offene Sammlung von Intensitäten“. 121. Waltraud HARTH-PETER, „Der französische Positivismus“, in Marian HEITGER und Angelika WENGER (Hrsg.), Kanzel und Katheder, Paderborn: Ferdinand Schöningh, 1994, S. 295. 122. R. FRANCÉ, Bios, Band II, S. 143 „[…] wirkt er als Fortschrittsglauben, der dann als Tendenz sowohl auf die Sozialisten (Saint-Simon) wie durch deren Vermittlung auf Comte, die Engländer Darwin, Spencer und somit Häckel und Huxley überging, die dann zu den Fanatikern des Entwicklungsglaubens wurden“. 123. H. von BRONSART, Die Lebenslehre der Gegenwart, S. 151. Eine offensichtliche Anspielung auf Bergson. 124. H. von BRONSART, op. cit., S. 165. 125. R. FRANCÉ, Die technischen Leistungen der Pflanze, op. cit., S. 11. 126. Vgl. z.B. Franz M. WUKETITS, „Evolution und Fortschritt – Mythen, Illusionen, gefährliche Hoffnungen“, Textarchiv - TA, 1995-2, 1995. 127. R. FRANCÉ, Ewiger Wald, Leipzig: R. Eckstein, 1922, S. 25. 128. R. FRANCÉ, Harmonie in der Natur, Stuttgart: Franckh’sche Verlagshandl., 1926, S. 69. 129. R. FRANCÉ, Die Welt als Erleben, S. 19f.. 130. „Liebe als Prinzip, Ordnung als Basis, Fortschritt als Ziel“ (Auguste COMTE, Katechismus, S. 1. zit. nach Michael BEETZ, Gesellschaftstheorie zwischen Autologie und Ontologie, S. 46). 131. R. FRANCÉ, Richtiges Leben, S. 12. 132. R. FRANCÉ, So musst du Leben!, Dresden: C. Reissner, 1929, S. 88.

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133. R. FRANCÉ, Harmonie in der Natur, op. cit., S. 50. 134. G. DELEUZE, Le bergsonisme, Paris: PUF, 2 e édition, 1968, S. 29. Übersetz. Henri Bergson zur Einführung, Hamburg: Junius, 1989, S. 53. 135. „In Wirklichkeit teilt sich Dauer ohne Unterlaß insofern ist sie eine Vielheit. Aber sie teilt sich nicht, ohne sich wesentlich zu ändern; und sie ändert sich wesentlich, wenn sie sich teilt; deshalb ist sie eine nicht-numerische Vielheit, angesichts derer auf jeder Teilungsebene von «Unteilbarkeit» zu sprechen ist“(G. DELEUZE, op. cit., S. 36/ Übersetz. S. 59). 136. Lutz GELDSETZER und Han-Ding HONG, Grundlagen der chinesischen Philosophie, Stuttgart: Reclam, 1986, S. 141. 137. zit. nach G. WAGNER, Auguste Comte zur Einführung, S. 29. 138. François Jullien, Der Umweg über China, Berlin: Merve, 2002, S. 60f. 139. Erna AESCHT , „Harmonie in der Natur? – Optimales Leben gibt es nicht“, Schr.R. Gesch. Naturwiss. Technik J. Kepler Univ. Linz, 1, 2002, S. 117, 125. 140. Bei Robert Josef KOZLJANIC, Lebensphilosophie, S. 25, der Ausgrenzungsgrund aus der Lebensphilosophie. Später resümiert er (sh. S. 242): „All das zeigt, dass das Leben im akademischen Denken nach wie vor nicht viel gilt. Wo aber dem Denken Leben nicht viel gilt, ist es in Gefahr, zu einem toten, mechanischen Denkbetrieb zu verkommen“.

RÉSUMÉS

Auguste Comte (1798-1857) und Raoul Heinrich Francé (1874-1943) hatten einen ungewöhnlichen (nicht-akademischen) Zugang zu Wissenschaft. Francé bezog sich in seiner biozentrischen Philosophie (lebensbezogene Natur- und Weltanschauung) immer wieder auf Comte und andere Positivisten. In Entwicklungsprozessen sahen beide Harmonie und Ordnung gegenstrebiger Vorgänge. Konkrete Wahrnehmung und Experimente sind an Beobachtungen geknüpft, durchaus frei von metaphysischen Überhöhungen (Positivismus). Obwohl sie den zeitgenössischen Fortschrittsoptimismus nicht teilen, sind sie doch unermüdliche Befürworter des Lebens in Mannigfaltigkeit und Singularität.

AUTEUR

DR. ERNA AESCHT

Zoologiste et docteur en philosophie. Oberösterreichisches Landesmuseum – Linz, Autriche

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Auguste Comte et la philosophie positive (Brentano) Présentation

Denis Fisette et Hamid Taieb

1 L’article de Brentano « Auguste Comte et la philosophie positive » est une introduction à la philosophie de Comte. Brentano présente la distinction comtienne entre pensée théologique, métaphysique et positive. Il discute la compatibilité de la pensée positive avec certains principes fondamentaux du christianisme et de l’aristotélisme, qui sont les références majeures de Brentano lors de la rédaction de ce texte. Cet article révèle que de nombreux thèmes importants de la philosophie de Brentano trouvent leur source dans son intérêt pour Comte, notamment la compréhension non kantienne du concept de « phénomène », le rejet des explications causales ainsi que l’historiographie fondée sur la notion de « phase ».

2 La pagination de l’édition originale de l’article paru dans la revue Chilianeum, Blätter für katholische Wissenschaft, Kunst und Leben (vol. 2, 1869, p. 15-37) a été placée entre parenthèses droites ; la pagination de la réédition par Oskar Kraus de ce texte de Brentano (Die vier Phasen der Philosophie und ihr augenblicklicher Stand, nebst Abhandlungen über Plotinus, Thomas von Aquin, Kant, Schopenhauer und Auguste Comte, 2. Aufl., Hamburg : Felix Meiner Verlag, 1968, p. 97-133) a été placée entre barres obliques. La traduction est effectuée sur la base de l’édition originale, en suivant O. Kraus sur quelques corrections formelles. Dans sa version originale, cet article portait le sous-titre « Premier article. Introduction. Nature de la philosophie positive ». Il indique que Brentano envisageait de publier une série d’articles sur la philosophie de Comte dans la revue Chilianeum, projet qu’il a abandonné parce que cette revue a cessé ses activités.

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AUTEURS

DENIS FISETTE

Professeur de philosophie (Histoire de la philosophie austro-allemande et philosophie de l’esprit) à l’Université du Québec – Montréal

HAMID TAIEB

Assistant-doctorant en philosophie. Fonds national suisse de la recherche scientifique – Université de Lausanne

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Auguste Comte et la philosophie positive

Franz Brentano Traduction : Denis Fisette et Hamid Taieb

NOTE DE L’ÉDITEUR

Source : Chilianeum, Blätter für katholische Wissenschaft, Kunst und Leben, vol. 2, 1869, p. 15-37, réédité dans Franz BRENTANO, Die vier Phasen der Philosophie und ihr augenblicklicher Stand nebst Abhandlungen über Plotinus, Thomas von Aquin, Kant, Schopenhauer und Auguste Comte, éd. Oskar KRAUS, 2e éd. Hamburg : Felix Meiner Verlag, 1968, p. 97-133. Abréviations utilisées en notes : Franz Brentano = F. B. ; Denis Fisette et Hamid Taieb = D. F. / H. T. ; Oskar Kraus (éditeur scientifique de Brentano) = O. K.

1 Parmi les lecteurs de la revue Chilianeum, nombreux sont ceux, peut-être, qui lisent ici pour la première fois le nom de l’homme sur la philosophie duquel je souhaiterais attirer quelque peu votre attention. Ceux d’entre vous qui le connaissent déjà s’étonneront peut-être encore davantage que d’autres de rencontrer une présentation de sa doctrine dans cette revue. Car le nom « philosophie positive » désigne ici quelque chose de tout à fait différent de ce que la polysémie de l’expression pourrait suggérer à certains. Comte ne voulait pas fonder [16] une philosophie chrétienne. Étranger à la croyance dans ses années d’enfance déjà, et pas même convaincu de l’existence d’un dieu (sans toutefois vouloir la nier), il exclut par principe du domaine de la recherche scientifique les questions mêmes qui doivent former le noyau de toute philosophie dite chrétienne.

2 Et cependant, il n’y a peut-être aucun philosophe contemporain qui mérite autant notre attention que Comte. Le combat d’un esprit puissant est déjà en soi un spectacle stimulant ; et Comte était sans conteste l’un des penseurs les plus remarquables dont notre siècle /100/ peut se glorifier. La brève esquisse de ses réalisations, à laquelle nous devons nous limiter ici, confirmera suffisamment, je l’espère, ce jugement. Car si

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l’importance de l’homme ne suffit pas en elle-même à le justifier, l’importance du mouvement qu’il a stimulé dans le domaine de la recherche philosophique, non seulement en France, mais encore davantage peut-être en Angleterre, le justifie. En Allemagne, nous n’avons été influencés, jusqu’à présent, que dans une moindre mesure par la pensée de Comte, et une influence directe n’est en tous les cas pas très tangible. Habitués depuis longtemps à nous considérer comme la seule nation philosophique, nous n’accordions que peu d’attention aux pays étrangers ; et lorsque les échecs de nos penseurs les plus glorieux ont finalement été mis au jour, et que nos regards se sont tournés vers l’étranger avec un plus grand désir d’apprendre, nous n’avons rien trouvé, dans ce que la France enseignait, qui aurait pu satisfaire notre besoin de science véritable. Le grand ouvrage de Comte, bien qu’accessible dès la fin des années vingt, était inconnu de ses propres compatriotes. Les Royer-Collard, Cousin, Jouffroy étaient les seuls à être estimés ; et que pouvait bien nous apporter un éclectisme qui ne faisait essentiellement que répéter, dans des phrases encore plus ronflantes, les pensées évanescentes de chez nous ? La situation en France est maintenant différente. Le positivisme de Comte qui, durant sa vie, n’était connu que dans le petit cercle de ses élèves inconditionnels, fait maintenant parler de lui dans le monde entier, et tandis qu’il gagne certains sympatisants, il force aussi les autres, ses adversaires, à le prendre au sérieux et à reconnaître son importance par l’ardeur même avec laquelle ils contestent sa philosophie. Mais nous ne sommes actuellement pas capables, en Allemagne, de voir ce qui se fait dans la philosophie française. Pourtant, il semble d’autant plus opportun de nous instruire au sujet de Comte et de la /101/ nature de sa philosophie positive que nous avons subi de nombreuses influences de sa part depuis l’Angleterre, sans toutefois en connaître l’origine véritable. J’en ai à plusieurs reprises trouvé les traces les plus flagrantes chez des auteurs qui le soupçonnaient le moins. 3 Je crois ainsi que l’invitation que je lance dans ces pages à prendre en considération la philosophie de Comte [17] est suffisamment justifiée. Et elle apparaîtra encore plus fondée lorsque nous découvrirons, ce dont je ne doute pas, qu’il y a beaucoup à apprendre de Comte, tant là où il est dans la vérité que là où il est dans l’erreur. Comte a clairement vu les défauts de notre philosophie, ainsi que les maux de notre époque en général ; il a reconnu, souvent mieux que quiconque, ses absurdités et ses besoins ; et nous devons admettre qu’il souhaitait ardemment apporter son aide, même si cette ardeur était malheureusement en substance mal inspirée. C’est pourquoi ce chercheur, qui ne veut rien savoir d’un dieu en philosophie, se fait néanmoins une opinion merveilleusement haute de l’Église catholique – ce qui semble pourtant à première vue impossible –, et recherche de façon constante le salut dans ses institutions, sans toutefois le rechercher en elle-même. En bout de ligne, ne pouvant trouver le salut de la sorte, il devait aboutir à des chimères insensées. Les erreurs de Comte sont grandes, mais elles témoignent également de grandes vérités. L’échec de ses tentatives est complet, mais cet échec est, d’une certaine manière, la preuve la plus convaincante de la divinité de l’Église1. 4 Comte s’était fixé un double objectif durant sa vie : fonder une philosophie positive, et fonder une sociologie positive, deux grands projets qui, selon lui, étaient inséparablement liés. L’enfant qui a grandi dans la tempête du Premier Empire2 réfléchissait déjà avec le sérieux d’un homme mûr à la reconstruction des conditions sociales ordonnées, /102/ à laquelle il a consacré toute sa pensée de préférence à tout autre sujet. Ses premiers écrits de jeunesse en témoignent3. Dans ceux-ci s’exprime clairement déjà, outre plusieurs idées qu’il reprendra plus tard, la conviction qu’un

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renouvellement de la société n’est possible que sur le fondement large et solide d’une science générale. Ainsi germa en lui l’idée du grand ouvrage qu’il a développé dans le Cours de philosophie positive. 5 Tournons-nous tout d’abord vers cet ouvrage remarquable dont [18] le plan était déjà arrêté en avril de l’année 1826 par le jeune homme de vingt-huit ans, tandis que sa réalisation, retardée par la maladie et ralentie à plusieurs reprises par des obstacles extérieurs, intervint dans les années 1829-1842. Ensuite seulement considérerons-nous, de la même manière, les travaux plus tardifs de Comte qui, à maints égards, sont de nature très différente. 6 Avant tout, qu’entend Comte par « philosophie positive » ? – Que « positive » ne veuille pas dire « chrétienne », c’est ce que nous avons déjà remarqué ; mais ce que veut vraiment dire ce mot n’est pas encore devenu /103/ clair. Et Comte nous doit également une explication de ce qu’il entend par « philosophie », car, comme on le sait, le concept est compris en un sens différent par chaque philosophe. C’est pourquoi se pose à nouveau la question : « qu’appelle-t-on philosophie positive ? ». 7 Dès l’avant-propos du premier volume de son grand ouvrage, nous trouvons une courte réponse à notre question. J’emploie le mot philosophie, dit Comte, dans l’acception que lui donnaient les Anciens, et particulièrement Aristote, comme désignant le système général des conceptions humaines ; et, en ajoutant le mot positive, poursuit Comte, j’annonce que je considère cette manière spéciale de philosopher qui consiste à envisager les théories, dans quelque ordre d’idées que ce soit, comme ayant pour objet la coordination des faits observés4. 8 Il n’y a pas de doute que, par ces mots et dans la mesure où leur brièveté le permet, la particularité de la philosophie de Comte est nettement délimitée et clairement exprimée. Toutefois, seul pourra correctement la comprendre celui qui a déjà parcouru la totalité de son œuvre. Comte lui-même est loin de s’y tromper, et nous le voyons pour cette raison s’appliquer, dans sa première leçon, à mettre davantage en lumière la nature de sa philosophie. 9 Pour expliquer convenablement la véritable nature et le caractère propre de la philosophie positive, écrit Comte, il est indispensable de jeter d’abord un coup d’œil général sur la marche progressive de l’esprit humain, envisagée dans son ensemble. Je crois avoir découvert une grande loi fondamentale, à laquelle il est assujetti par une nécessité invariable. Cette loi consiste en ce que chacune de nos conceptions principales, chaque branche de nos connaissances, passe successivement par trois états théoriques différents : l’état théologique, ou fictif ; l’état /104/ métaphysique, ou abstrait ; l’état scientifique, ou positif. En d’autres termes, l’esprit humain, par sa nature, emploie successivement dans chacune de ses recherches trois méthodes de philosopher, dont le caractère est essentiellement différent et même radicalement opposé : d’abord la méthode théologique, ensuite la méthode métaphysique et enfin la méthode positive. De là, trois sortes de philosophies, ou de systèmes généraux [19] de conceptions sur l’ensemble des phénomènes, qui s’excluent mutuellement : la première est le point de départ nécessaire de l’intelligence humaine ; la troisième, son état fixe et définitif ; la seconde est uniquement destinée à servir de transition. 10 Dans l’état théologique, l’esprit humain dirigeant essentiellement ses recherches vers la nature intime des êtres, les causes efficientes et finales de tous les effets qui le frappent, en un mot, vers les connaissances absolues, se représente les phénomènes comme produits par l’action directe et continue d’êtres libres et doués de raison, plus ou

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moins nombreux, dont l’intervention arbitraire explique toutes les anomalies apparentes de l’univers. Dans l’état métaphysique, qui n’est au fond qu’une simple modification générale du premier, ces êtres personnifiés sont remplacés par des forces abstraites, véritables entités (abstractions personnifiées) inhérentes aux divers êtres du monde, et conçues comme capables d’engendrer par elles-mêmes tous les phénomènes observés, dont l’explication consiste alors à assigner pour chacun l’entité correspondante. Enfin, dans l’état positif, l’esprit humain, reconnaissant l’impossibilité d’obtenir des notions /105/ absolues, renonce à chercher l’origine et la destination de l’univers, et à connaître les causes intimes des phénomènes, pour s’attacher uniquement à découvrir, par l’usage bien combiné du raisonnement et de l’observation, leurs lois effectives, c’est-à-dire leurs relations invariables de succession et de similitude. L’explication des faits, réduite alors à ses termes réels, n’est plus désormais que la présentation de la liaison établie entre les divers phénomènes particuliers et quelques faits généraux, dont les progrès de la science tendent de plus en plus à diminuer le nombre5. 11 Les trois états (Phasen) de développement que Comte distingue dans ces passages, et l’ordre de leur succession, sont l’une des pensées qui, utilisées de façon systématique et avec cette détermination propre à Comte, traversent entièrement sa doctrine. En particulier, sa dynamique sociale, dont nous reparlerons plus tard, et qui, de l’avis de plusieurs, est la plus étonnante de toutes ses contributions, repose elle aussi intégralement sur ce fondement. Nous sommes dès lors forcés de nous arrêter encore un instant sur ces propos afin de voir en quoi Comte les croit fondés. 12 L’observation immédiate et la réflexion sur la nature humaine fournissent toutes deux, selon Comte, les preuves les plus concluantes en faveur de sa loi fondamentale du développement. 13 [20] En premier lieu, tous ceux qui possèdent une connaissance approfondie de l’histoire générale des sciences trouveront en elle une confirmation immédiate de cette loi. Car parmi toutes les sciences qui ont accédé au stade positif, nous ne pouvons en nommer une seule, /106/ dans le passé, qui n’ait pas été essentiellement constituée d’abstractions métaphysiques, et, en remontant encore plus loin, entièrement dominée par des idées théologiques. Nous aurons même, dit Comte, malheureusement plus d’une occasion formelle de reconnaître, dans les diverses parties de ce cours, que les sciences les plus perfectionnées conservent aujourd’hui encore quelques traces très sensibles de ces deux états primitifs6. 14 La prise en compte de l’histoire des sciences n’est toutefois pas la seule façon de confirmer notre loi par l’observation immédiate. Bien plus, ce que nous constatons quotidiennement dans le développement de l’entendement humain n’en est pas une confirmation moins évidente. Le point de départ étant nécessairement le même dans l’éducation de l’individu que dans celle de l’espèce, les diverses phases principales de la première doivent représenter les époques fondamentales de la seconde. Or, chacun de nous, en contemplant sa propre histoire, ne se souvient-il pas qu’il a été successivement, en regard de ses notions les plus importantes, théologien dans son enfance, métaphysicien dans sa jeunesse, et penseur positif dans sa virilité seulement ? Cette vérification est facile aujourd’hui pour tous les hommes au niveau de leur siècle7. 15 Mais ce qu’on peut observer de façon si immédiate en nous-mêmes s’avère tout aussi clairement découler de la nature humaine. L’homme possède une tendance originelle à transposer sa propre constitution interne sur le monde extérieur dans son entier. L’enfant ne tient pas seulement l’horloge tictaquant pour vivante, il se fâche aussi

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contre la « méchante » table contre laquelle il a buté. Il présuppose pour tout effet une analogie de sa volonté comme principe causal. Ainsi, /107/ le genre humain entier pensait lui aussi le monde extérieur par analogie au monde intérieur. Les humains, ayant découvert en eux-mêmes la volonté comme principe à l’origine du mouvement des parties du corps, croyaient sans plus devoir reconduire tout changement indépendant d’eux à une origine similaire. De ce fait, un fétichisme universel, l’hylozoïsme, était nécessairement le premier mode d’explication de la nature, et le début de la philosophie était une espèce de théologie. 16 La remarque suivante rendra peut-être cela encore plus clair. À toute époque de la recherche, une théorie quelconque est requise pour lier les faits. Elle était également inévitable au tout début. Il existait bien alors l’impossibilité évidente, pour l’esprit humain, de se former des théories basées sur [21] l’observation, laquelle constitue pourtant le fondement de toute connaissance véritable. Mais la période primitive ne pouvait ni ne devait penser ainsi. Car si toute théorie positive doit nécessairement être fondée sur des observations, il est également clair que, pour se livrer à l’observation, une théorie quelconque est nécessaire. Si nous ne rattachions point immédiatement les phénomènes à quelques principes de base, il nous serait impossible de combiner ces observations isolées, et, par conséquent, d’en tirer des fruits. Nous serions même entièrement incapables de les garder en mémoire et les faits passeraient la plupart du temps inaperçus. Afin que cela ne se produise pas, une pensée directrice doit donner une orientation à notre regard et aiguiser notre attention. Ainsi, l’esprit humain, à sa naissance, se trouva enfermé dans un cercle vicieux, dont il n’aurait jamais eu aucun moyen de sortir, s’il ne se fût heureusement ouvert une issue naturelle par le développement spontané des conceptions théologiques, qui ont présenté un point de ralliement à ses observations, et fourni orientation et vigueur à ses efforts8. 17 Mais la philosophie théologique s’accordait /108/ en même temps avec la nature propre des recherches sur lesquelles l’esprit humain, dans son enfance, concentre toute son activité. Les questions portaient alors sur les vérités les plus inaccessibles, sur la nature intérieure des êtres, sur l’origine et la fin de tous les phénomènes qui nous étaient donnés ; les problèmes véritablement solubles étaient presque tous considérés comme indignes d’une réflexion sérieuse. Ce contraste entre la grandeur du courage et la petitesse du pouvoir peut sauter aux yeux au premier coup d’œil ; il était néanmoins naturel, car c’est l’expérience seule qui a pu nous fournir la mesure de nos forces. Et l’on peut qualifier l’illusion à laquelle les premiers hommes se sont livrés dans ce cas d’illusion heureuse, car sans une telle opinion exagérée, qui laissait apparaître l’impossible comme possible, ils n’auraient même jamais pu connaître tout le développement dont ils sont capables. Mais quel accueil aurait reçu à une telle époque la philosophie positive, dont la plus haute ambition est de découvrir les lois des phénomènes, et dont le premier caractère propre est précisément de regarder comme nécessairement interdits à la raison humaine tous ces sublimes mystères ? Elle ne pouvait d’aucune manière, dans ce qu’elle promettait, se mesurer à son rival ; elle ne proposait rien, tandis que la philosophie théologique proposait tout, et ce qu’elle-même promettait, et qui était encore pauvre, elle ne pouvait le promettre aux temps présents, mais seulement à un futur éloigné. Travailler pour le futur ! Telle aurait été sa solution ; travailler et laisser d’autres récolter9! 18 Ceci nous conduit du point de vue théorique au point de vue pratique, à partir duquel on pourra constater, avec la même clarté, qu’aucune autre pensée que la pensée

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théologique ne pouvait être plus appropriée à l’homme primitif. L’homme n’aurait précisément jamais surmonté sa réticence [22] naturelle /109/ à effectuer des travaux inhabituels, il ne serait jamais sorti de son apathie initiale s’il n’avait été attiré par l’espoir d’un empire illimité à exercer sur le monde extérieur et s’il ne s’était enhardi par la possibilité de bénéficier d’une indéfectible assistance. Considérant le monde à la lumière de ses pensées théologiques, il pouvait effectivement espérer que la nature entière allait se soumettre à ses désirs, non pas certes domptée par ses propres forces, mais gouvernée par les puissances idéales auxquelles il attribuait une force illimitée. Il convenait seulement de gagner leur amour et de s’assurer ainsi de l’appui de leur intervention volontaire. Nous sommes aujourd’hui tellement éloignés de ces dispositions premières que nous avons peine à nous représenter exactement la puissance et la nécessité de considérations semblables. Mais qu’on se demande où en serait notre science sans les attrayantes chimères de l’astrologie, sans les rêves de l’alchimie, une constatation faite depuis longtemps par le grand Kepler pour l’astronomie, et, de nos jours, par Berthollet pour la chimie10. 19 On voit dès lors que la philosophie théologique était initialement requise tant comme méthode que comme doctrine provisoire. Elle seulement pouvait constituer le commencement, étant la seule à émerger de façon spontanée et étant la seule capable de susciter un intérêt suffisant à cette époque primitive11. 20 Tout comme l’approche théologique était nécessaire comme point de départ, les doctrines métaphysiques se révélaient nécessaires en tant que transition. Notre entendement, contraint à ne marcher que par degrés presque insensibles, ne pouvait passer brusquement et sans intermédiaires du point de vue théologique au point de vue positif. La théologie et le positivisme sont si profondément incompatibles que l’intelligence humaine a dû se servir de conceptions intermédiaires, d’un caractère / 110/ bâtard, propres, par cela même, à opérer graduellement la transition. Telle est la destination naturelle des conceptions métaphysiques : elles n’ont pas d’autre utilité réelle. Parce que la métaphysique substituait, dans l’étude des phénomènes, à l’action directrice d’un être surnaturel une entité correspondante et inséparable – quoique celle-ci ne fût d’abord conçue que comme une émanation de la première, et ensuite seulement comme indépendante –, l’homme s’est habitué peu à peu à ne considérer que les faits eux-mêmes, les notions de ces agents métaphysiques ayant été graduellement subtilisées au point de n’être plus, aux yeux de tout esprit droit, que les noms abstraits des phénomènes. – Par quoi donc un corps en attire-t-il un autre ? – Son pouvoir d’attraction ! – Et qu’est-ce qui fait que l’opium endort ? – Sa vertu dormitive ! comme Molière le fait dire de manière caricaturale à son médecin. L’œil le moins aiguisé devait désormais reconnaître qu’aucune cause n’était ici donnée, [23] mais seulement, dans une répétition naïve, le phénomène même qui est à expliquer en guise d’explication. Même si l’on voulait l’inventer, dit Comte, il serait impossible d’imaginer par quel autre procédé notre entendement aurait pu passer des considérations franchement surnaturelles aux considérations purement naturelles, du régime théologique au régime de l’esprit positif12. 21 Après ce bref aperçu de la loi générale du développement de l’esprit humain, il nous sera maintenant aisé de déterminer avec précision la nature propre de la science positive. Nous voyons, par ce qui précède, que son caractère fondamental est de considérer tous les phénomènes comme assujettis à des lois naturelles invariables, dont la découverte précise et la réduction au plus petit nombre /111/ possible sont le but de tous les

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efforts du penseur positif. Par contre, la recherche de ce qu’on appelle les causes, soit premières, soit finales, lui semble absolument inféconde et vide de sens13. 22 Quiconque, dit Comte, a fait une étude un peu approfondie des sciences d’observation comprend ce qui a été dit ici sans difficulté, et n’hésitera pas à donner son assentiment. Chacun sait, en effet, que dans nos explications positives, même les plus parfaites, nous n’avons nullement la prétention d’exposer les causes génératrices des phénomènes, mais seulement d’analyser avec exactitude les circonstances de leur production, et de les rattacher les unes aux autres par des relations normales de succession et de similitude. Or, nous voulons, pour couronner le tout, rendre l’idée claire à l’aide d’un exemple, et il doit nous servir d’explication si parfaite de la nature que la science n’en ait pas un autre de même perfection à lui adjoindre ; nous pensons, précise Comte, à l’explication des phénomènes généraux de l’univers par la loi de la gravitation newtonienne. D’un côté, cette loi nous montre toute l’immense variété des faits astronomiques comme n’étant qu’un seul et même fait envisagé sous divers points de vue, à savoir le fait que tous les corps tendent les uns vers les autres en raison directe de leurs masses, et en raison inverse des carrés de leurs distances ; tandis que, d’un autre côté, ce fait général nous est présenté comme une simple extension d’un phénomène qui nous est éminemment familier, à savoir la pesanteur des corps à la surface de la terre. Mais dit-elle /112/ seulement quoi que ce soit quant à ce que sont en elles-mêmes cette attraction et cette pesanteur ? Nous montre-t-elle les causes par lesquelles les corps s’attirent les uns les autres ? – Aucunement ! Bien plus, ce sont des questions que tout physicien considère comme insolubles, et qui ne sont plus du domaine de la recherche positive. Il les abandonne [24] avec raison à l’imagination des théologiens, ou aux subtilités des métaphysiciens14. 23 Voilà donc ce qu’est la science ; lorsqu’elle mène ses recherches comme elle doit les mener, c’est de cette manière qu’elle les mène. 24 Avant que Comte ne nous entraîne plus loin et n’examine la position de la philosophie positive au sein de cette science positive, arrêtons-nous un moment et jetons un regard critique sur les discussions menées jusqu’à présent, tant sur ce qui nous a été recommandé comme façon correcte de raisonner que sur la succession historique des trois états. 25 Certains parmi ceux qui ont entendu ici pour la première fois les remarques de Comte sur l’essence et l’esprit de l’approche positive se sont peut-être étonnés et se sont peut- être demandé : Comment ? Que m’apporte donc cette doctrine dans laquelle tout est erreur et absurdité ? Avons-nous affaire ici à autre chose qu’à l’ancien scepticisme absurde de Hume, qui a été depuis longtemps réfuté, et qui a en outre été bien trop déterminant chez Kant ? – Et en vérité, le reproche ne semble pas injustifié. Le terme récurrent de « phénomène » est déjà à lui seul propre à susciter ce type de soupçon. Lorsque Comte explique que la phase positive renonce à la connaissance des causes internes des phénomènes15, on croirait entendre un élève de Kant ; et lorsqu’il remarque ensuite qu’il ne s’est consacré ni à l’étude de Kant, ni à celle des penseurs allemands /113/ plus tardifs16, ceci ne prouve en rien l’absence d’un lien, au moins indirect, entre les deux philosophes. S’il ne devait pas y avoir de lien historique entre eux, la concordance de leurs doctrines serait alors peut-être plus surprenante, mais elle n’en serait pas moins certaine. Car, d’après les propos clairs de Comte, seule la vérité phénoménale, et non la vérité réelle, semble nous être accessible.

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26 Cela ne nous rappelle-t-il en outre pas clairement Hume, lorsque nous entendons dire qu’aucune connaissance des causes ne nous est accessible ? Ce que nous percevons, disait ce sceptique avoué – et tel était le levier principal par lequel il fit sortir la connaissance de ses gonds –, ce ne sont que des relations de succession temporelle, que nous avons transformées, de façon injustifiée, en relations de causalité. Comte semblait s’exprimer exactement de la même manière. Et ici, la connexion est évidente, car non seulement Comte ne nie pas connaître Hume, mais il le vénère même davantage que la plupart des autres philosophes. 27 [25] Mais nous mésinterpréterions ainsi foncièrement Comte dans les deux cas, si nous comprenions ses propos en un sens véritablement sceptique. 28 Tout d’abord, en ce qui concerne le terme de phénomène, il ne doit pas être compris chez notre philosophe comme il l’est chez Kant. Nous nous tromperions, si nous voulions concevoir la notion de phénomène17 chez Comte comme un φαινόµενον kantien, derrière lequel serait dissimulé, dans une cachette inaccessible, le νούµενον, la chose en soi. 29 Que Comte utilise souvent le terme de « fait » comme synonyme de « phénomène » / 114/ est peut-être un indice qui témoigne en faveur de cela, comme lorsqu’il dit, par exemple, que « l’explication des faits n’est, pour le penseur positif, rien d’autre que la liaison établie entre les divers phénomènes particuliers et quelques faits généraux »18. Comte ne partage en rien l’avis de Kant, selon lequel nous ne pourrions d’aucune manière parvenir à une connaissance de la réalité. L’existence des choses, et même d’une pluralité de choses – car que quelque chose existe en dehors des phénomènes, même Kant le maintient en dépit des conséquences –, est pour lui indubitable. De même, il est loin de contester qu’il revient aux choses taille et forme, lieu, temps et mouvement, et, à certaines d’entre elles, pensée et sensation. Il est toutefois vrai qu’il nous refuse spécifiquement la connaissance absolue de la plupart de ces déterminations. Il n’y a toutefois en cela nulle erreur sceptique, mais, au contraire, une vérité facile à démontrer19. Car, en effet, qui voudrait ignorer que tout temps, lorsqu’il est présent, se donne à voir de la même manière, et qu’il en va de même pour le cas analogue de toute détermination spatiale ? Et qui voudrait nier que nous ne sommes pas en mesure de connaître le repos ou le mouvement absolus d’un corps, surtout après que l’astronomie eut bouleversé notre connaissance de la terre jusque dans sa plus profonde intériorité ? – Non, non ! Comte ne mérite ici aucun reproche, et nous devons, sur ce point, tous compter parmi les sceptiques. Et si l’affirmation du caractère connaissable des vraies relations entre les choses ne nous distingue pas des sceptiques, quoi d’autre pourrait-il bien nous en distinguer ? – La taille absolue d’un corps n’est pas déterminable, mais nous pouvons avec précision mesurer et calculer sa taille relative ; le temps absolu d’un événement nous est inconnu, mais nous pouvons néanmoins indiquer l’avant /115/ et l’après à l’heure et la minute près. Ceci est donc ce qui nous sépare des sceptiques, et ce qui nous en éloigne fortement. Car on ne doit pas croire que c’est quelque chose d’insignifiant que de connaître ces relations entre les choses ; elles sont bien plutôt ce qui importe au plus haut point. [26] Il peut nous être indifférent que toute l’histoire se déroule des centaines, voire des milliers ou des millions d’années plus tôt ou plus tard, que tout le système du monde soit en son centre au repos ou en mouvement régulier progressant en ligne droite, que la totalité des corps et que chacun d’eux en particulier possède, dans chaque direction, une extension double ou de moitié moins grande, et se situe plus haut ou plus bas, plus à droite ou plus à gauche dans l’espace, – ceci et beaucoup de choses similaires ne sont d’aucune importance. Par contre, les

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déterminations spatiales et temporelles relatives, les différences de l’ensemble et du séparé, du simultané, de l’avant et de l’après, le repos et le mouvement relatifs, les relations des tailles et des dimensions présentent pour nous un tout autre intérêt. La mécanique et l’art, la théorie et la vie pratique reposent sur leur seule connaissance. Comte n’a donc pas fait de concession trop grande au scepticisme, il n’a pas sacrifié les intérêts de la science et n’est pas plus sceptique que nous, pas plus que ne doit l’être tout vrai philosophe. 30 Qu’en est-il cependant de cette autre affirmation, à savoir de ce que Comte soutient au sujet de la cause et de son caractère inconnaissable ? Ne marche-t-il pas là sur les traces de Hume et ne sombre-t-il pas dans la skepsis ? 31 En considérant les choses de plus près, nous devons aussi rejeter cette option.

32 Tout d’abord, contrairement à Hume, Comte n’a pas nié l’existence des causes. Au contraire, tout ce /116/ qu’il a dit jusqu’à présent, de même que ce qu’il dira plus tard, montre clairement qu’il ne doute d’aucune façon de leur existence. Il soutient seulement que nous ne sommes pas capables de les connaître. 33 Mais cette affirmation est elle aussi équivoque et Comte ne souscrit pas à toutes ses significations. 34 Nous venons de remarquer que Comte ne niait pas les causes. Il ne tient pas moins que d’autres au fait que rien de ce qui arrive ne soit dénué de cause efficiente. Selon lui aussi, c’est à chaque fois dans quelque chose, dans une quelconque chose que se trouve le principe efficient. Par-là, une connaissance, bien que toute générale, de la cause efficiente est manifestement déjà admise. La propriété particulière de la cause peut bien nous être dissimulée, nous avons, selon le concept le plus général, saisi avec certitude ce qu’elle est : elle appartient aux choses. 35 Mais Comte, lorsqu’il rejette la recherche des causes comme quelque chose de vain, ne veut pas non plus, semble-t-il, nous refuser la possibilité de savoir qu’il y a, dans cette chose-ci ou dans celle-là, le principe d’un devenir. Autrement, il lui serait impossible d’invoquer avec autant d’assurance le témoignage de toute la science de la nature et de chacune de ses branches particulières ; il lui serait impossible d’affirmer que ce qu’il soutient de manière générale, [27] cela est connu, dans les sciences exactes, de chaque individu dans son domaine respectif. Car bien que nos chercheurs dans les sciences naturelles, invités de la sorte à donner leur avis, s’accorderaient unanimement, ils ne le feraient pas pour approuver son scepticisme, mais bien plutôt pour le rejeter. 36 Mais sa véritable position ressort encore plus clairement lorsque, pour appuyer son explication, il prend comme exemple la gravitation des corps, pour laquelle Newton, en établissant/117/ sa loi, avait donné l’explication scientifique la plus parfaite qui soit, mais de laquelle ni ce grand chercheur, ni quiconque après lui n’a prétendu connaître la cause efficiente. Ce qu’est l’attraction, quel en est le fondement, telles sont des questions, dit Comte, auxquelles une réponse est tout simplement impossible. Car on ne répond absolument pas à ces questions lorsqu’on dit que l’attraction est la pesanteur universelle, et qu’on affirme, inversement, en réponse à la question de savoir ce qu’est la pesanteur, que c’est l’attraction de la terre20. – Manifestement, Comte ne veut pas dire qu’il est impossible de savoir que c’est dans les corps et dans leurs positionnements réciproques simultanés que se trouve le principe de leur attraction mutuelle ; aussi peu qu’il souhaite nier que, lorsqu’un corps mouvant heurte un corps au repos et que celui-ci entre de ce fait en mouvement, alors que l’autre, selon la loi

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mécanique de l’égalité de l’action et de la réaction, subit un ralentissement, ou, selon les conditions, subit une déviation ou s’arrête, ces phénomènes ont leur véritable cause dans les corps en question et dans leurs situations antérieures. Ce qu’il veut dire est tout à fait différent et n’est en rien condamnable. Quelle est donc sa pensée ? Quelle est la barrière qu’il considère ici infranchissable pour notre connaissance ? Comte nie que nous puissions parvenir à une connaissance si parfaite des corps et de leurs propriétés – dans lesquelles nous devons chercher les causes de ces mouvements – qu’elle nous permette de saisir pourquoi ils se présentent et doivent se présenter comme agissant de cette façon ; comme c’est le cas lorsque nous comprenons, à partir des concepts de deux nombres, par exemple du nombre 4 et du nombre 2, pourquoi l’un est et doit être exactement le double de l’autre. Ici, il ne subsiste aucun comment /118/ ni aucun pourquoi requérant une réponse. La raison expliquant leurs rapports de grandeur nous est clairement donnée dans les concepts eux-mêmes. Nous ne nous étonnons pas que la loi se vérifie de façon uniforme et dans tous les cas ; nous n’avons pas besoin de l’expérience et d’une longue série d’inductions pour nous convaincre de sa validité universelle : elle est bien plutôt évidente a priori sur la base des concepts eux-mêmes. Il en va autrement dans le cas de l’attraction. Bien que nous puissions reconnaître ici que la cause de certains phénomènes [28] se trouve dans certains corps, nous n’avons néanmoins acquis cette connaissance qu’a posteriori ; nous n’avons ni pénétré à l’intérieur des corps, ni saisi ce qu’est une cause dans son essence de manière telle qu’il nous serait possible de prédire, à partir des seuls concepts et indépendamment de l’expérience, les phénomènes de l’attraction comme étant sa conséquence. Même en nous appuyant sur une induction méticuleuse – et nous sommes aujourd’hui aptes à le faire –, le fonctionnement interne du principe causal nous demeurerait toujours inaccessible, précisément pour cette raison. Lorsque nous disons que la terre tend vers le soleil parce qu’il est lourd -– et que le soleil attire la terre en raison de sa pesanteur, nous ne dévoilons aucunement une propriété occulte qui expliquerait, en tant que principe efficient, l’attraction (la caractéristique de l’activité causale et tout le processus en général restent aussi obscurs qu’avant) ; il y a plutôt ici reconduction d’un cas particulier sous une loi générale, c’est-à-dire l’établissement d’une relation entre un phénomène particulier et un fait plus général. Le soleil attire la terre parce qu’elle attire tous les corps, tout comme le fait aussi chaque autre corps eu égard à chaque autre corps. Nous voyons donc en quel sens nous connaissons ici la cause, et en quel sens elle nous reste dissimulée ; nous savons qu’une quelconque chose est active en tant que cause, nous savons aussi que la cause se trouve dans cette chose-ci /119/ et celle-là, mais sans véritablement comprendre ni élucider le comment et le pourquoi. 37 C’est donc en ce sens que Comte nie en général que la connaissance des causes nous est accessible ; c’est en ce sens qu’il invoque, avec raison, toute science exacte comme preuve ; et nous aussi – comme quiconque qui le comprend et se comprend correctement –, nous lui donnerons notre accord sans hésiter. 38 Mais bien que nous donnions ici notre accord à sa pensée, sa façon de s’exprimer ne mérite pas les mêmes éloges. Sa façon de parler est ambiguë et inhabituelle. Il s’accorde en pensée avec beaucoup de monde, mais il entre en opposition avec eux quant à la manière de s’exprimer. Et un tel écart semble certes insignifiant, – car dans les faits, le vocabulaire ne constitue pas la science ni aucune partie de la science, – mais dans de telles innovations apportées au vocabulaire, on court toujours le danger que l’équivocité, et surtout l’habitude de comprendre ce vocabulaire de façon différente

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trompent et empêtrent, parfois d’autres, mais parfois aussi soi-même, dans des raisonnements fallacieux. 39 Ceci se confirme aussi en ce qui concerne Comte, et de la façon la plus triste.

40 Nous avons vu que Comte considérait la recherche des causes premières comme quelque chose d’étranger à l’esprit positif. Nous devons nous demander : en quel sens ? S’il veut seulement dire qu’il nous est impossible de saisir ce qu’est [29] la cause première dans sa nature de cause et d’accéder à son essence d’une façon qui permette de connaître a priori tous ses effets, nous devons alors sans doute lui donner notre accord ; son rejet est parfaitement justifié, en ce qu’il n’est rien d’autre qu’une conséquence nécessaire des principes qu’il a établis et que nous avons acceptés sans réserve. Mais sans qu’il ne le remarque, le concept se transforme /120/ dans ses propres mains. Comte veut manifestement dire beaucoup plus ; car autrement, il lui serait impossible de mettre dès le départ en opposition irréconciliable, comme il le fait pourtant, la recherche positive et toute spéculation qui voit l’origine du monde dans un entendement divin. 41 Celui qui dit qu’un être rationnel est le principe du monde et de son ordre n’affirme aucunement par là qu’il aurait acquis, relativement à la formation du monde, une connaissance à laquelle notre entendement n’a pas même accès en ce qui concerne les causes les plus proches. Qui peut se permettre de dire qu’il comprend et saisit au sens propre la nature de Dieu et le libre21 acte de création, puisqu’il est plutôt manifeste que notre connaissance n’évolue ici qu’à l’aide de circonlocutions négatives et d’analogies ? Mais qu’il y ait un dieu et que celui-ci ait librement engendré le monde, ce sont des vérités qui doivent néanmoins être démontrées avec la plus grande rigueur. L’une et l’autre question sont absolument distinctes. 42 Afin que la chose devienne tout à fait claire pour nous, considérons cette fois l’influence que nous exerçons nous-mêmes sur notre propre corps à travers notre vouloir rationnel. Que ma volonté soit la cause des mouvements de la main avec laquelle je guide actuellement la plume, aucun être raisonnable ne le mettrait en doute. Mais comment elle le fait, ni moi, ni personne d’autre ne saurions l’expliquer. Je tiens aussi pour a posteriori vrai que le mouvement correspondant succède à mon vouloir, et ce avec une régularité qui témoigne de la connexion causale. Mais je n’aperçois pas, toutefois, la nature toute prodigieuse de la causalité ; elle est pour moi une énigme inexplorable, et elle resterait telle si nous n’avions trouvé, en physiologie, l’organe central de la vie sensitive, /121/ laquelle subit en premier lieu son influence. Nous voyons ainsi que le fait que nous sachions ici qu’un principe rationnel est la cause d’un certain effet ne change rien au fait que la nature de la causalité reste pour nous insaisissable. Le voile général qui pèse sur toute activité causale n’est pas non plus levé ici. Il en ira donc de même dans le cas où l’on aurait démontré l’existence d’un être rationnel comme premier principe efficient, comme cause première, exclusive et parfaite, c’est-à-dire comme cause créatrice de la formation du monde. 43 [30] Pour cette raison au moins, la philosophie positive ne peut pas d’emblée se déclarer opposée à toute recherche théologique, bien que je craigne que Comte, trompé par l’équivocité de sa propre terminologie, se soit d’entrée de jeu laissé guider par cette dernière. Mais le fait que quelque chose qui nous est extérieur soit expliqué d’une certaine manière par analogie à nous-mêmes et à notre intériorité ne va-t-il pas contre l’exactitude du stade positif et ne s’accorde-t-il pas uniquement avec le point de vue primitif infantile de notre pensée ? – Pas du tout ! Toute analogie n’est pas à rejeter,

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surtout pour un chercheur qui insiste autant sur l’induction, comme le fait Comte. Et pourquoi l’analogie fondée sur nos propres actes internes ne devrait-elle jamais ni nulle part être justifiée ? En vérité, on aboutirait alors nécessairement à ce doute insensé que quelques philosophes, à l’étonnement de tous, émirent au sujet des sensations, affects et mouvements volontaires des animaux. Lorsqu’un chien jappe parce qu’on a marché sur sa queue, ce cas ne semble pas essentiellement différent, à ces philosophes originaux, de celui d’une locomotive qui siffle parce qu’on a appuyé sur un clapet. Descartes s’y est /122/ fourvoyé. Mais Comte, loin de le louer pour sa recherche exacte et sa façon positive de voir, qualifie cela quelque part de « mémorable aberration de Descartes »22. Je n’ai donc plus besoin d’affirmer que Comte aurait aussi dû douter de la pensée et de la volonté de ses semblables. 44 Puisque ce fait n’autorise pas d’emblée, lui non plus, la philosophie positive à condamner sans procès toute tentative de preuve de l’existence de Dieu, on ne voit absolument plus quelle raison pourrait l’autoriser, si ce n’est le fait que l’admission d’un être divin serait incompatible avec la recherche des lois de la nature que la philosophie positive vise à établir par l’observation. Ce serait le cas si, comme l’ont affirmé les ennemis du théisme, des interventions continues et arbitraires détruisant tout ordre et toute régularité étaient la conséquence nécessaire de l’existence d’un être divin. 45 Mais ceci n’est absolument pas justifié. De telles erreurs ont toutefois été commises, du moins à des époques anciennes. Mais je demande lequel parmi les grands penseurs théistes, que ce soit un Aristote durant l’Antiquité, que ce soit un Descartes, un Locke ou un Leibniz durant la période moderne, a tenu cela pour nécessaire ? Ils croyaient devoir penser la divinité non seulement comme libre et puissante, mais également comme sage. 46 Le christianisme aussi, lorsqu’il affirme la possibilité et la réalité d’un miracle particulier, est loin de tenir pour possible et conciliable avec [31] la sagesse de Dieu qu’il détruise et rende inconnaissable tout l’ordre naturel des choses par des interventions continues et arbitraires. Il voit dans l’ordre naturel, comme dans le miracle, une révélation de Dieu, ce que, /123/ dans un tel cas, ne seraient ni l’un ni l’autre : ni l’ordre naturel, car il serait détruit, ni le miracle, car il manquerait la mesure à laquelle on pourrait le mesurer et par rapport à laquelle on pourrait le considérer comme une exception23. 47 Comte lui-même n’est pas insensé au point d’affirmer que ce serait pour une telle raison que l’admission d’une puissance divine serait incompatible avec la science. Ceci ressort clairement de l’un de ses ouvrages plus tardifs intitulé Système de politique positive. Qu’il y ait un dieu, cela lui semble, dans cet ouvrage, toujours aussi inconnaissable. Mais loin de le rejeter, il n’hésite pas à considérer son existence comme ce qu’il y a de plus probable, dans la mesure où l’ordre du monde serait alors plus intelligible que dans le cas où l’on admettrait un mécanisme arbitraire et aveugle. En fait, bien qu’il se refuse à faire de Dieu, considéré comme scientifiquement indémontrable, la base de sa morale et de sa politique, il ne raisonne pas sans le prendre en compte lorsqu’il discute des premiers principes de l’agir. Il montre en effet comment, lorsqu’on admet une providence divine, celui qui suivrait la ligne directrice de l’agir qu’il propose agirait de la façon la plus rationnelle, en ce qu’il pourrait être sûr de s’être conformé à la providence divine avant les autres. Mais nous y reviendrons plus tard. Il suffit pour le moment de retenir que la croyance en un dieu n’est pas

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incompatible avec la recherche des lois de la nature et que Comte, de ce fait, ne nie pas l’existence de Dieu, mais seulement la possibilité de le connaître. 48 Il ne reste plus désormais qu’une seule manière pour le théisme de devenir un ennemi de la recherche positive de la nature. Ce serait là la fin et la mort de toute enquête scientifique, si quelqu’un, en raison de la découverte que tout proviendrait de Dieu, se croyait dispensé de toute recherche des causes secondes et de leurs lois /124/ et renvoyait toujours immédiatement à Dieu en tant que motif d’explication premier et parfait, en sautant par-dessus tous les principes causaux secondaires. – Pourquoi les planètes décrivent-elles cette trajectoire ? – Réponse : parce que Dieu le veut ainsi ! – Pourquoi le soleil, la lune et les étoiles se lèvent-ils et se couchent-ils chaque jour ? – Parce que Dieu le veut ainsi. Ces réponses, prises au sens le plus strict, sont assurément justes ; mais il est clair que se limiter à ces réponses mènerait à la destruction de toute l’astronomie, et la conséquence serait similaire pour les autres sciences si nous utilisions des procédés semblables. 49 Il est clair, là aussi, que les théistes ont parfois commis de telles erreurs et les commettent encore. Il suffit, pour s’en convaincre, [32] de penser à la politique théologique dans sa version la plus répandue, avec son : « par la grâce de Dieu », une expression peu claire et abusive. On se saisit parfois bien trop promptement de la couronne sur la table du Seigneur. On retrouve aussi de tels égarements dans d’autres domaines du savoir. Ou était-ce peut-être une erreur différente lorsque, dans les livres de science de la nature d’une période plus ancienne, on répondait à la question de savoir pourquoi les saules poussent si bien dans des sols humides que c’est « afin d’empêcher que les berges des fleuves ne soient emportées par les inondations » ? À supposer qu’il n’y ait rien à objecter à une telle téléologie, il s’agit là manifestement d’un saut bien trop grand par-dessus toute la série des causes intermédiaires mécaniques jusqu’à l’entendement finaliste de Dieu et l’harmonie organique de toutes les choses dans la totalité du monde. Mais le théisme n’implique pas nécessairement de telles absurdités. Lorsque nous savons que notre volonté meut notre main, la recherche physiologique visant à découvrir les éléments intermédiaires devient-elle pour autant inutile ? Ce n’est pas non plus le cas des /125/ questions portant sur les causes créatrices des phénomènes plus généraux. Le plus grand théiste de l’Antiquité, Aristote, d’après qui ciel et terre sont supportés par la puissance d’un entendement divin 24, retient néanmoins comme règle que la question des causes d’un phénomène ayant été posée, on doive fournir les principes prochains, la matière prochaine, le principe efficient prochain, et de même pour le reste25. 50 Résumons brièvement ce qui précède. Nous voyons que le mode de recherche de l’approche positive n’est pas justifié à se fermer d’emblée au théisme ; il ne l’est en effet ni parce qu’il tient pour impossible la connaissance des causes en général – car il ne le fait pas complètement, mais seulement dans la mesure où il abandonne l’espoir d’atteindre une connaissance telle de l’essence de la causalité que la causalité elle- même devienne intelligible ; ni parce que l’admission d’un entendement divin repose sur l’analogie avec la causalité que nous trouvons en nous-mêmes ; ni, finalement, parce que la pensée théiste rend la découverte des lois de la nature impossible, que ce soit parce qu’elle détruirait l’ordre même de la nature, ou parce qu’elle considérerait sa recherche inutile, trouvant en Dieu le principe explicatif de tout. 51 Comment peut-on dès lors parler d’une spéculation théologique qui serait contraire à la pensée positive ? – Seulement lorsqu’on adopte, hâtivement et sans motif précis, un

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procédé attribuant aux événements dans la nature extérieure des éléments analogues à notre vie psychique, à notre [33] pensée, à nos sensations et à notre volonté, et ce en tant que principes ; /126/ ou encore lorsqu’on croit, en négligeant les causes prochaines, avoir tout réglé en se référant à la volonté et à la toute-puissance divine. Et en vérité, il est clair que ceci, et particulièrement le premier terme de la disjonction, n’est en son essence rien d’autre que ce que Comte lui-même a dépeint, au début, comme étant le point de vue théologique. C’est pourquoi il ne le qualifiait pas simplement de « théologique », mais bien de « mode d’explication fictif », un nom qui, à bien des égards, est mieux adapté, et qui, pour être tout à fait clair, serait à qualifier plus précisément de « mode d’explication ayant recours à des personnes fictives » 26. Nous restons plus fidèles à Comte qu’il ne l’est lui-même lorsque nous comprenons le concept de cette manière. 52 Tout comme le mot « théologique », le mot « métaphysique » est lui aussi utilisé en un sens différent de son sens habituel. Il va sans dire que le sens de ce terme ne nécessite presque pas d’être expliqué, parce que les propos de Comte à son sujet sont suffisamment clairs. S’il avait entendu par-là la philosophie première au sens d’Aristote, c’est-à-dire la science de l’être en général, en admettant que la métaphysique comprise en ce sens soit incompatible avec le mode de recherche positif, Comte ne l’aurait pas opposée à la théologie, puisque Aristote appelle sa philosophie première indistinctement « métaphysique » et « théologie ». Or, Comte lui-même est loin de vouloir condamner cette métaphysique. Certes, l’erreur qu’il commet en considérant toute spéculation théologique comme étant d’emblée condamnable est très préjudiciable à la métaphysique, car la recherche des fondements premiers des choses devient alors impossible. Mais d’autres questions restent ouvertes, celles notamment qui portent /127/ sur ce qui est commun à toutes les choses. Et Comte a lui-même élaboré, dans un ouvrage déjà mentionné ci-dessus, le Système de politique positive, une philosophie première qui renferme les lois les plus générales s’appliquant uniformément à tous les domaines des phénomènes et qui doit précéder l’étude des sciences particulières27. Telle n’est donc pas la métaphysique au sens de Comte. Tout [34] comme nous voulions substituer à son expression « théologique » l’expression « mode d’explication ayant recours à des personnes fictives », nous préférerions ici, à la dénomination choisie par Comte, celle de « mode d’explication ayant recours à des entités fictives ». Lorsque, d’un côté, on porte son attention sur la manière dont Comte caractérise la spéculation métaphysique et que, d’un autre côté, on pense au rôle que jouaient, particulièrement dans la scolastique dégénérée, les entitates, realitates ou formalitates inhérentes aux choses concrètes, on ne niera pas que cette expression, bien que moins plaisante du point de vue de sa forme, est parfaitement adaptée du point de vue de la chose. D’ailleurs, puisque tout danger de mécompréhension est écarté grâce aux explications déjà fournies /128/, nous allons nous servir des expressions « théologique » et « métaphysique » choisies par Comte lui-même, et ce dans le même sens que lui. 53 Mais après avoir élucidé, comme nous venons de le faire, le concept que Comte associe au terme « métaphysique » et celui qu’il associe, du moins initialement, au terme « théologie », de telle sorte que l’usage courant de ces termes ne nous dérange et ne nous trouble plus, on ne peut pas nier que les trois états qu’il distingue, et leur succession, contiennent de façon générale une bonne part de vérité. Cependant, ici

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aussi, certaines restrictions ponctuelles sont nécessaires, et nous devons les faire non pas contre Comte, mais avec Comte et conformément à sa pensée. 54 Comte ne soutient pas que chaque question scientifique trouve tour à tour une réponse théologique, métaphysique et positive, et que chaque phénomène individuel se prête à une triple explication de ce genre. Car c’est uniquement du tout de notre savoir et de chacune de ses branches principales qu’il affirme que leur développement traverse les trois états. Ainsi par exemple, la physique a selon lui connu un traitement métaphysique durant une longue époque, et un traitement théologique dans une période encore plus ancienne, mais ce traitement ne s’étendait pas à tous les phénomènes qu’elle étudiait. Les faits physiques les plus simples et les plus communs ont toujours été considérés comme étant essentiellement assujettis à des lois naturelles, au lieu d’être attribués à la volonté arbitraire d’agents surnaturels. Adam Smith, dit Comte, a, par exemple, très heureusement remarqué qu’on ne trouvait, en aucun temps ni en aucun pays, un dieu pour la pesanteur. Il en est ainsi, en général, même à l’égard des sujets les plus compliqués, envers tous les phénomènes assez élémentaires et assez familiers pour que la parfaite invariabilité de leurs relations effectives ait toujours dû frapper spontanément /129/ l’observateur le moins préparé. Ceci est très clair dans l’ordre moral et social [35]. C’est l’ébauche spontanée des premières lois naturelles propres aux actes individuels ou sociaux qui, transposée de manière fictive à tous les phénomènes du monde extérieur, a d’abord fourni le véritable principe fondamental de la spéculation théologique28. Nous voyons à nouveau ici que Comte évite toute exagération insensée de sa loi. 55 On peut toutefois, sous un aspect au moins, soulever une objection, et non la moindre, contre l’universalité ainsi comprise des trois états. Les mathématiques, ce domaine immense de la science, semblent n’avoir jamais eu un caractère métaphysique ou théologique, non pas seulement en ce qui concerne quelques nombres et figures et leurs propriétés, mais de façon générale et dans leur totalité. Car, comme le remarque à juste titre Stuart Mill, nul doute qu’aucun mathématicien n’a jamais cru que ce qui empêchait des lignes parallèles de se croiser ou qui faisait que la somme de deux plus deux donnait quatre était la volonté d’un dieu, et certainement que personne n’a jamais prié un dieu afin qu’il rende le carré de l’hypoténuse égal aux carrés des deux autres côtés29. Et il en va bien entendu de même en ce qui concerne des propositions plus compliquées. En outre, la raison pour laquelle ce sont les mathématiques qui forment une telle exception est éclairante. Il n’y avait en elles absolument aucun motif justifiant l’admission d’une cause efficiente, parce qu’il ne s’agit là en vérité de rien d’autre que de rapports de grandeur, qui sont manifestement donnés avec les grandeurs elles- mêmes. 56 C’est d’autant plus frappant de la part d’un mathématicien (car Comte a longtemps enseigné cette discipline à l’École polytechnique de Paris) de n’avoir pas prêté attention à l’histoire de cette science importante. 57 /130/ L’énigme se résout toutefois facilement. Comte était loin d’ignorer une chose qui saute à ce point aux yeux. Lorsqu’il attribua néanmoins à toutes les sciences sans exception, donc aussi aux mathématiques, un stade théologique, il ne pouvait le faire que dans la mesure où il incluait encore la mécanique rationnelle dans les mathématiques, comme cela arrivait souvent aussi chez d’autres scientifiques. Qu’il ait eu ou non raison de le faire, nous ne voulons pas l’examiner ici30. Mais il est facile de voir que l’histoire des mathématiques ne constitue plus alors cette exception qu’elle

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constituerait autrement, car la raison que nous avons donnée de l’exception est caduque. Avant la découverte des trois lois fondamentales de la mécanique, la loi d’inertie, la loi d’égalité de l’action et de la réaction, et la loi dite de la composition des forces, une grande quantité de phénomènes, parmi lesquels les mouvements stellaires à puissance continue, faisait depuis longtemps l’objet d’une explication théologique. 58 [36] La mécanique rationnelle a, elle aussi, traversé un stade méta-physique, et Comte sait encore en trouver certaines traces dans la façon dont on en traite aujourd’hui, et il a même d’une certaine manière remarqué de telles traces dans les deux autres branches des mathématiques, soit l’arithmétique et la géométrie. Elles se manifestent par l’admission de toutes sortes d’entités imaginaires, que l’on conçoit certes non pas comme des puissances efficientes – puisque, comme nous l’avons dit, il ne peut être question ici d’efficience –, mais néanmoins comme quelque chose de réel, qui constituerait intérieurement les grandeurs. À cela appartient, pour n’en nommer qu’une seule, l’infiniment petit, qui, bien que pure fiction et absurdité, est admis dans le calcul différentiel /131/ comme étant inhérent en nombre infini aux grandeurs finies. 59 Ainsi, avec une telle limitation, la loi de Comte vaut pour toute la science.

60 Toutefois, il y a encore autre chose que nous devons garder à l’esprit lorsque nous souhaitons considérer l’histoire d’une science dans la perspective des trois états. Comte n’a envisagé que la ligne ascendante du développement, non la déchéance qui interrompt temporairement les progrès de nombreuses sciences. Il ne tient pas compte de cette déchéance, parce qu’il ne suit le progrès de la science que là où elle reprend le fil perdu. Quiconque en tient compte sera en mesure de répondre aux objections que l’histoire de la philosophie au sens habituel31 devrait nécessairement soulever. Son commencement chez les Grecs est bien un commencement théologique infantile. Thalès déclare l’aimant animé, parce qu’il attire le fer. Il est hylozoïste. Le monde entier est pour lui plein de dieux. Anaximandre, Anaximène et Héraclite ont la même doctrine, bien qu’à la place de l’eau de Thalès ce soit, respectivement, l’illimité, l’air et le feu qui soient qualifiés d’essence vivante des choses. Empédocle passe de l’hylozoïsme à une sorte de polythéisme de l’amitié et de la dispute, qu’il laisse se combattre comme un bon et un mauvais /132/ Dieu et expliquer dans leur combat tous les phénomènes du monde. Anaxagore, qui pourrait être le premier à être nommé monothéiste, appelle immédiatement à l’aide, d’une façon théologique (au sens de Comte), son νοῦς [37] comme un deus ex machina là où lui manque un principe explicatif mécanique, et cela continue ainsi jusqu’à Aristote qui, bien que théiste, n’est pas un penseur théologique (au sens erroné), bien qu’il soit dépendant de conceptions métaphysiques32 dans nombre de ses doctrines, comme dans celles de la puissance et de l’acte, de la substance et de l’accident, etc. – même son plus grand admirateur ne peut le nier-. Il est néanmoins déjà, par son caractère, un chercheur positif. Jusqu’à lui, il y a un ordre similaire à celui que Comte détermine de manière générale. On devrait dès lors s’attendre à une épuration et à un développement plus parfait de l’esprit positif. Mais la philosophie grecque sera entraînée dans la déchéance de la vie grecque en général, et nous voyons alors la Stoa, l’école philosophique la plus importante de son temps, retourner à l’hylozoïsme d’Héraclite, et ensuite le néoplatonisme mettre en place le système théosophique le plus fantaisiste, comme si la première phase du développement ne commençait qu’à ce moment-là. Les scolastiques des onzième et treizième siècles renouent avec la phase ascendante du passé. Mais de nouveaux

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troubles reconduisent la recherche positive aux subtilités métaphysiques et au mysticisme. La modernité connaît un essor à travers Bacon, Descartes, Locke et Leibniz, mais, pour la troisième fois, une déchéance complète détourne la philosophie de l’esprit positif, d’une manière telle que sa dégénérescence dans les panthéismes schellingien et hégélien dépasse, d’après nous, tout ce que les stades analogues d’une philosophie corrompue /133/ ont produit dans l’Antiquité et le Moyen âge. Il revient à notre temps de se tourner à nouveau vers un traitement positif de la philosophie. Cet appel à un retour à l’esprit positif s’est fait fortement entendre, et on peut voir ça et là un beau départ, qui, en partie, renoue avec les moments culminants du passé et, en partie, utilise les avancées de la science de la nature. 61 Comte ne serait peut-être pas entièrement d’accord avec cette remarque, lui qui, comme nous aurons l’occasion de nous en convaincre encore davantage, ne prend pas assez en compte, dans l’histoire, les recherches psychologiques et les recherches métaphysiques (au sens habituel du terme), tout comme il ne reconnaît pas leur pleine légitimité. Mais cette branche de la science, la psychologie, est peut-être la plus apte à démontrer comment sa doctrine des trois états de développement se trouve partout confirmée, si seulement on l’applique de la bonne manière à l’histoire d’une science.

NOTES

1. Cf. Franz BRENTANO, Die Lehre Jesu und ihre bleibende Bedeutung, édité par Alfred Kastil, Leipzig : Meiner, 1922, p. 113 sq. [O. K.]. 2. Il est né le 19 janvier 1798 [F. B.]. 3. Dans la mesure où il ne les a pas lui-même détruits plus tard, les considérant erronés et indignes de conservation, il s’agit, dans l’ordre chronologique, des suivants : 1. Séparation générale entre les opinions et les désirs (juillet 1819). 2. Sommaire appréciation de l’ensemble du passé moderne (1820). 3. Plan des travaux scientifiques nécessaires pour réorganiser la société (avril 1822 ; le plus important de ces écrits plus courts). 4. Considérations philosophiques sur les sciences et les savants (1825). 5. Considérations sur le pouvoir spirituel (1826). 6. Examen du traité de Broussais sur l’irritation et la folie (août 1828) [F. B.]. 4. A. COMTE, « Avertissement de l’auteur », in A. COMTE, Cours de philosophie positive I. Leçons 1 à 45, éd. M. SERRES, F. DAGOGNET, A. SINACEUR, Paris : Hermann, 1998, p. vi (nous suivons la première édition ainsi que Brentano pour « cette manière spéciale de philosopher » [cf. Auguste COMTE, Cours de philosophie positive, vol. 1, Paris : Bachelier, 1830, p. vii], l’édition M. SERRES, F. DAGOGNET, A. SINACEUR lisant « cette matière spéciale de philosophie »). BRENTANO paraphrase le Cours de philosophie positive de Comte en citant parfois de larges extraits, sans placer le texte entre guillemets et sans indiquer les références de ces passages. Afin de nous conformer à la pratique de Brentano, nous reproduirons sans guillemets les extraits du Cours de Comte, en indiquant toutefois en note les références [D. F. / H. T.]. 5. A. COMTE, C., 1re leçon, p. 21-22 [D. F. / H. T.]. 6. A. COMTE, op.cit., p. 22 [D. F. / H. T.]. 7. Ibid. [D. F. / H. T.]. 8. A. COMTE, op.cit., p. 23 [D. F. / H. T.].

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9. A. COMTE, op.cit., p. 23-24 [D. F. / H. T.]. 10. A. COMTE, op.cit., p. 24 [D. F. / H. T.]. 11. Ibid. [D. F. / H. T.]. 12. A. COMTE, op.cit., p. 24-25 [D. F. / H. T.]. 13. A. COMTE, op.cit., p. 25-26 [D. F. / H. T.]. 14. A. COMTE, op.cit., p. 26 [D. F. / H. T.]. 15. A. COMTE, op.cit., p. 21-22 ; cf. ci-dessus, p. [19], /105/ [D. F. / H. T.]. 16. Cours d. Ph., VI, p. 34, note [F. B.]. BRENTANO cite A. COMTE, « Préface personnelle », in A. COMTE, Cours de philosophie positive, 2e éd., augmentée d’une préface d’É. LITTRÉ, vol. 6, Paris : J. B. Baillière, 1864, p. 34-35 ; cf. aujourd’hui A. Comte, « Préface personnelle », in A. COMTE, Cours de philosophie positive. Physique sociale. Leçons 46 à 60, éd. J.-P. Enthoven, Paris : Hermann, 1975, p. 479-480 [D. F. / H. T.]. 17. En français dans le texte [D. F. / H. T.]. 18. A. COMTE, C., 1re leçon, p. 22 ; cf. ci-dessus, p. [19], /105/. Les mots « faits » et « phénomènes » apparaissent en français dans le texte, entre parenthèses, et à la suite de leurs équivalents allemands « Tatsachen » et « Phänomene » [D. F. / H. T.]. 19. Cf., sur le problème de l’espace et du temps, F. BRENTANO, Psychologie vom empirischen Standpunkte de BRENTANO, 2e vol., vol. 193 de la Bibliothèque philos. (Raum, Zeit, Kontinuum est en préparation) [O. K.] (Cf. F. BRENTANO, Psychologie du point de vue empirique, trad. M. DE GANDILLAC, rev. J.-F. COURTINE, Paris : Vrin, 2008 et F. BRENTANO, Philosophische Untersuchungen zu Raum, Zeit und Kontinuum, éd. S. KÖRNER, R. M. CHISHOLM, Hamburg : Felix Meiner Verlag, 1976 [D. F. / H. T.]). 20. A. COMTE, C., 1re leçon, p. 26 [D. F. / H. T.]. 21. La conviction plus tardive de BRENTANO est que la volonté de Dieu est tout aussi nécessaire que son existence. Cf. Die Lehre Jesu und ihre bleibende Bedeutung, Leipzig : Felix Meiner, p. 105. Dieu n’est « libre » en tant que créateur qu’au sens où aucune contrainte extérieure (vis compulsiva) n’existe et qu’aucune cause n’agit sur lui [O. K.]. 22. En français dans le texte. Au sujet des affections chez les animaux, on retrouve dans le Cours de COMTE (C, 45e leçon, p. 854) l’expression « le singulier expédient imaginé par Descartes », et plus loin dans cet ouvrage (C, 56e leçon, p. 561) l’« étrange hypothèse de Descartes sur l’automatisme des animaux » [D. F. / H. T.]. 23. Aussi profonde que soit cette tentative d’exiger une certaine régularité dans l’ordre naturel comme mesure pour les miracles, en tant qu’exceptions isolées à cet ordre, Brentano a néanmoins considéré plus tard la régularité indéfectible et la nécessité de tout ce qui advient comme l’unique position scientifique possible. Cf. la contribution de Brentano sur la « Prophétie » dans le Jahrbuch für Charakterologie, 2e année, et le livre précité sur la doctrine de Jésus [O. K.]. 24. Métaph. XII, 7 [F. B.]. 25. Métaph. VIII, 4 [F. B.]. 26. J. Stuart MILL aussi, dans sa monographie Auguste Comte et le positivisme, dit : « Au lieu de parler de l’interprétation Théologique de la nature, nous préférerions dire Personnelle ou Volitionnelle » [F. B.]. Cf. J. S. Mill, Auguste Comte et le positivisme, trad. G. CLEMENCEAU, Paris : Germer Baillière, 1868, p. 10 ; J. S. Mill, Auguste Comte and Positivism, 1865, in J. S. MILL, Collected Works of John Stuart Mill, J.-M. Robson (éd.), vol. 10, Toronto : University of Toronto Press, 1969, p. 261-368, p. 267 : « Instead of the Theological we should prefer to speak of the Personal, or Volitional explanation of nature » [D. F. / H. T.]. 27. À l’appui du fait que Comte désigne, au moyen des expressions « théologie » et « métaphysique », autre chose que ce qu’on entend traditionnellement par là, quelqu’un voudra peut être encore ajouter qu’il les traite, elles, ainsi que la spéculation positive, comme des méthodes. Mais cette manière de parler me semble imprécise. Les pensées théologiques et philosophiques sont plutôt des théories, développées grâce à la même méthode que celle dont se

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sert la science de la nature. Celui qui porte son attention sur les débuts de la recherche dans la philosophie ionienne de la nature percevra cela clairement. Elle faisait déjà usage de l’observation et de l’induction, bien que de façon très imparfaite. Mais même Bacon n’était pas encore un /34/ maître dans leur maniement. Cf. également les propres remarques de Comte, mentionnées immédiatement ci-après (p. [20], /107/) [F. B.]. 28. A. COMTE, Œuvres. Cours de philosophie positive. Leçons 46-51, éd. M. BOURDEAU, L. CLAUZADE, F. DUPIN, Paris : Hermann, 2012, 51e leçon, p. 303 [D. F. / H. T.]. 29. J. S. MILL, Auguste Comte et le positivisme, op. cit., p. 51 ; J. S. Mill, Auguste Comte and Positivism, op. cit., p. 288 : « No one, probably, ever believed that the will of a god kept parallel lines from meeting, or made two and two equal to four ; or ever prayed to the gods to make the square of the hypothenuse equal to more or less than the sum of the squares of the sides » [D. F. / H. T.]. 30. La mécanique newtonienne n’appartient pas, bien entendu, à la mathéma-tique pure. Il existe toutefois une doctrine du mouvement (cinématique, phoronomie), qui doit être considérée comme une discipline mathématique. La mécanique newtonienne est, en tant que dynamique, une science empiri-que, inductive [O. K.]. 31. Chez elle, une telle déchéance s’est produite de façon répétée et dans une plus grande mesure que dans les autres sciences. Cette déchéance manifeste aussi une loi historique constante, qui se laisse justifier psychologiquement. Cf. ma contribution publiée dans la Kirchengeschichte II de Johann Adam MÖHLER (Regensburg, 1867) sur l’histoire des sciences de l’Eglise au Moyen-Âge, où j’ai, en p. 539 sq., présenté cette loi, bien qu’extrêmement brièvement [F. B.]. Cf. J.-A. MŒHLER, Histoire de l’Église, vol. II, trad. P. Bélet, Paris : Gaume Frères et J. Duprey, 1868, p. 479 sq. [D. F. / H. T.]. 32. La raison pour laquelle ARISTOTE n’est pas libre de toute « considération métaphysique » (au sens erroné) est qu’il n’est pas libre de la manière de philosopher ayant recours à des entités fictives. Cf. ci-dessus p. /127/ et Psychologie 2e vol. (n° 193 de la Bibl. philos.), p. 162 sq., 290, 293 [O. K.]. Cf. F. BRENTANO, Psychologie du point de vue empirique, op. cit., p. 305 sq. ; les p. 290 et 293 de l’édition allemande de la Psychologie contiennent les notes d’O. Kraus, non traduites dans la version française [D. F. / H. T.].

RÉSUMÉS

Dans cet article de 1869, il s’agit pour le jeune Brentano (1838-1917) de convaincre ses lecteurs de la viabilité de la philosophie positive et de montrer qu’elle ne représente pas une menace pour le théisme. C’est ce qui explique, en partie du moins, l’attitude conciliante que Brentano adopte à l’endroit du positivisme de Comte même là où ce dernier défendait des positions sensiblement différentes des siennes sur la religion. Brentano réinterprète le rejet de la problématique des causes en montrant que c’est plutôt le « pourquoi » de la causalité qui échappe à la science. Il montre que le mot phénomène n’a pas le même sens chez Kant et chez Comte. Il commente la loi des trois états, dont il critique le caractère linéaire. Enfin, il envisage pour la psychologie une place que Comte lui refuse.

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La méthodologie des sciences sociales selon Comte (Waenting) Présentation

Wolf Feuerhahn

1 Défendre Auguste Comte contre ses détracteurs les plus célèbres à l’époque : tel est l’objectif que se fixe le jeune docteur Heinrich Waentig dans Auguste Comte und seine Bedeutung für die Entwicklung der Socialwissenschaft (Auguste Comte et son importance pour le développement de la science sociale). C’est particulièrement le cas dans le chapitre ici traduit. Waentig y répond à Wilhelm Dilthey, professeur de philosophie à Berlin et à Carl Menger, professeur d’économie à Vienne. Le premier a fondé son Einleitung in die Geisteswissenschaften (Introduction aux sciences de l’esprit, 1883) sur une ravageuse critique de Comte et de Mill. Le second n’a pas été plus tendre dans ses Untersuchungen über die Methode der Sozialwissenschaften und der politischen Ökonomie insbesondere (Recherches sur la méthode dans les sciences sociales et en économie politique en particulier) publiées la même année et dont les attaques contre Gustav Schmoller, l’un des représentants de l’école historique en économie, suscitèrent une « querelle de la méthode en économie » ()1.

2 Curieusement, Waentig ne présente pas Comte comme une victime qu’il s’agirait de défendre. Sa stratégie est autre. Il s’agit pour lui au contraire de marginaliser les critiques de Comte qui dominent alors l’espace académique germanophone. Il insiste donc sur le « triomphe » annoncé de la méthodologie comtienne. Ceci dit, conscient du rejet quasi général du terme de « sociologie » dans ce même espace à l’époque2, Waentig distingue précautionneusement la méthodologie des sciences sociales de la « sociologie » de même qu’il n’employait pas « sociologie » pour intituler son livre. Alors qu’il reste très prudent sur les promesses de Comte eu égard à cette dernière, il brandit les réussites déjà assurées de la méthodologie comtienne des sciences sociales et fait valoir ses titres face aux critiques de Dilthey puis de Menger. 3 Dans les deux cas, l’examen est très marqué par le contexte leipzigois dans lequel il a rédigé ce qui était d’abord une thèse de doctorat3. Waentig, qui remercie Wilhelm Wundt au début de son livre, lit Dilthey et Menger d’abord et avant tout à partir des

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critiques émises par le professeur de philosophie de Leipzig à leur égard dans sa Logik dont la première édition date également de 18834. Ainsi Waentig défend-il contre Dilthey la pertinence de l’expérimentation étant donné le caractère mixte (intellectuel et externe) des processus qu’étudient les sciences sociales. Soucieux de répondre aux critiques de Dilthey, Waentig insiste aussi sur le respect par Comte de la spécificité des faits sociaux et son rejet d’une application arbitraire de la méthode des sciences de la nature. Dans l’examen des critiques de Menger, Waentig reprend également les critiques émises par Wundt à l’égard de la théorie économique abstraite5. Alors qu’il critiquait le rejet de l’expérimentation par Dilthey, contre Menger, il marque les limites d’une expérimentation qui reste en-deçà de la richesse des faits sociaux. La théorie abstraite ne saurait donc dépasser le statut d’outil de travail en vue de l’induction. Ceci le conduit à affirmer le caractère précurseur de l’œuvre de Comte. Ce dernier aurait reconnu très tôt et, à la différence de Dilthey comme de Menger, le fait que dans l’analyse de la vie sociale il faille partir du tout. À cette première innovation dans le point de vue directeur des sciences sociales, Comte en aurait surtout ajouté une seconde, relative à la méthode et qui consiste en la promotion de la méthode comparative. Celle-ci permet, selon Waentig, de dégager les faits typiques d’une manière beaucoup plus pertinente que celle adoptée par Menger. La comparaison historique permettrait quant à elle de mettre au jour les processus causaux à l’œuvre. De la sorte, Waentig marque sa préférence pour la perspective de Schmoller dans la querelle qui l’a opposé à Menger. Le lecteur a donc ici affaire à un fait d’appropriation et de mobilisation transnationale. Comte sert d’étendard dans un espace germanophone où autour de Wundt commence à se former à Leipzig un cercle resté sous l’appellation de « positiviste » et qui cherche à faire valoir la singularité de la méthodologie des sciences de l’esprit du professeur de philosophie local. 4 Waentig étant un auteur oublié, quelques mots de présentation biographique s’imposent. 5 Fils d’un fonctionnaire ministériel, Heinrich Eugen Waentig est né le 21 mars 1870 à Zwickau. Après des études à Munich, Berlin et Leipzig entre 1888 et 1893, il soutient, au cours de l’été 1893, une thèse de doctorat devant la faculté de philosophie de l’Université de Leipzig portant sur la vie et la doctrine d’Auguste Comte (Leben und Lehre Auguste Comtes). Elle est réalisée sous la direction du professeur d’économie politique August von Miaskowski et avec l’aide de W. Wundt. L’ouvrage intitulé Auguste Comte und seine Bedeutung für die Entwicklung der Socialwissenschaft (Auguste Comte et son importance pour le développement des sciences sociales) résulte de la fusion de sa thèse et de « Die Bedeutung Auguste Comtes für die Entwicklung der Socialwissenschaft », un manuscrit rédigé parallèlement. Dès le mois de janvier 1896, Waentig soutient son habilitation en économie politique et sciences financières à l’Université de Marbourg (Das Problem der Gewerbeordnung in der österreichischen Gewerbegesetzgebung des 19. Jahrhunderts). En 1897, il est élu professeur extraordinaire de sciences politiques (Staatswissenschaften) à Marbourg. L’année suivante, il devient professeur ordinaire avec le même intitulé à Greifswald. En 1901-1902, il fait un voyage aux États-Unis puis il devient, en 1904, professeur ordinaire d’économie politique (Nationalökonomie) à Halle. L’année précédente, il avait fondé une collection dont l’objectif était de publier les « maîtres des sciences sociales » (Sammlung sozialwissenschaftlicher Meister). C’est dans ce cadre qu’il publiera trois volumes du Cours de philosophie positive d’Auguste Comte entre 1907 et 1911 sous le titre de Soziologie. Après un séjour de cinq années au Japon (1909-1914), H. Waentig rentra à Halle pour quelques mois avant de repartir pour la Belgique où il

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devait conseiller les autorités militaires pendant la Première guerre mondiale. Après la défaite, il retourna à Halle et s’engagea en politique au sein du parti social-démocrate pour lequel il sera membre du parlement de Prusse à partir de 1920 puis, à partir de 1927, président de la province de Saxe. Entre les mois de mars et de novembre 1930, il exercera les fonctions de ministre de l’Intérieur de la Prusse. Il démissionnera du parti en 1931. 6 H. Waentig est décédé à l’âge de 73 ans le 22 décembre 1943 à Baden-Baden.

NOTES

1. Sur cette querelle, voir l’important dossier traduit, édité et présenté par Gilles CAMPAGNOLO : Recherches sur la méthode dans les sciences sociales et en économie politique en particulier, trad. Gilles CAMPAGNOLO, Paris : EHESS éditions, 2011. 2. Voir W. FEUERHAHN, « La sociologie avec ou sans guillemets. L’ombre portée de Comte sur les sciences sociales germanophones (1880-1920) » dans le présent numéro. 3. Ibid. 4. C’est cette première édition que cite WAENTIG (Auguste Comte, p. 10). La quatrième partie du second volume (II. Methodenlehre) est intitulée : « Von der Logik der Geisteswissenschaften » (« Sur la logique des sciences de l’esprit »). En 1894 et 1895, Wundt en fera paraître une seconde édition très largement augmentée. 5. Voir WUNDT, Logik, II, « Die abstrakte Wirtschaftstheorie », p. 588 sq.

AUTEUR

WOLF FEUERHAHN

Philosophe et historien des sciences, chargé de recherche au CNRS (Centre Alexandre Koyré)

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La méthodologie des sciences sociales selon Comte

Heinrich Waentig

1 [317]

2 Résumé du chapitre. Portée actuelle de la méthodologie de Comte. Il est le premier partisan de la méthode comparative-historique. – Objections aux idées fondamentales de sa méthodologie. – Dilthey contre l’application de méthodes scientifiques à l’exercice des sciences sociales. Signification de cette application au moins en tant qu’outil de travail. – La méthode abstraite et déductive expliquée par C. Menger. Le point de vue de Wundt sur cette méthode. Sa principale faiblesse est qu’elle choisit un mauvais point de départ pour étudier les problèmes sociaux. La signification de la théorie de Comte selon laquelle il faut partir du tout. Différence par rapport aux sciences de la nature. Comte n’est pas un représentant de la méthode abstraite et déductive. – L’expérience comme fondement de toute connaissance sociologique. – Les 3 sortes d’observation : l’observation pure. – L’expérience scientifique. Donnat et Comte sur ce point. – La méthode comparative, en particulier génétique. Son efficacité. Portée de la méthode historique ou génétique. Knies sur ce point. – Hommage général à la méthodologie de Comte. Conclusion. 3 Aujourd’hui, si l’état actuel des choses fait que l’on doit encore désigner la science sociologique comme problématique à plus d’un égard, et si l’on a pu mettre en doute, par des arguments plus ou moins pertinents venant de différents bords, le mérite de Comte, qui consiste à avoir effectué les premiers pas décisifs en ce sens, cela ne vaut pas, ou en tout cas dans une bien moindre mesure, pour sa méthodologie de la science sociale. Dans le paragraphe précédent, la [318] présentation de l’évolution des sciences sociales en France, en Angleterre et en Allemagne a en effet déjà montré que la technique d’observation réaliste de la vie en communauté, défendue par Comte, est sur le point de triompher – même si cela n’est pas dû seulement à ses théories – de l’ancienne technique idéaliste, et ce dans tous les domaines de la science sociale, particulièrement dans celui de l’économie politique. Mais la méthodologie de la science

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sociale de Comte se distingue aussi sur un autre point de son projet d’une justification de la sociologie. En effet, à supposer que ce projet soit réalisable, les précieux fruits de ses spéculations pourront seulement être récoltés dans un lointain avenir, tandis que sa méthodologie est très actuelle ; il ne s’agit pas, comme l’idée sociologique, d’un effet à long terme, mais de valeurs que l’on peut immédiatement mettre en application. Il est d’autant plus important de la considérer avec un œil critique pour pouvoir juger justement le penseur français. 4 Il s’agit avant tout de constater qu’il a été le premier à prendre fait et cause pour une observation historique comparative des phénomènes sociaux, un fait que généralement même les auteurs allemands impliqués dans cette élaboration ne contestent pas. Les écrits de jeunesse de Comte, en particulier son Plan des travaux scientifiques, paru en 1822, contiennent déjà des développements fondamentaux de ce type1. Il continua à soutenir ces nouvelles positions dans ses cours scientifiques publics des années vingt de ce siècle, en se référant explicitement à l’apparition parallèle de l’Ecole allemande historique du droit, et il rassembla enfin ces conceptions en un système cohérent dans le 4e volume du Cours de philosophie positive, dont la première parution date de 1839. Ce faisant, il anticipa pour l’ensemble des sciences sociales ce qu’accomplirent indépendamment de lui, pour le domaine spécifique de l’économie politique, Wilhelm Roscher2 dans son Grundriss zu Vorlesungen über die Staatswirtschaft nach geschichtlicher Methode (Plan de cours sur l’économie publique d’après une méthode historique) (dont la première publication date de 1843) et Karl Knies3 dans la première édition de sa [319] Politische Ökonomie vom geschichtlichen Standpunkte (Economie politique du point de vue historique) de l’année 1852. 5 Parmi les objections qui ont été formulées, soit contre la nouvelle méthode de recherche en général, soit contre Comte en particulier, deux méritent notamment d’être soulignées. Le débat critique qu’elles provoquent donnera en même temps l’occasion de rendre un hommage spécial à ce qu’a accompli Comte dans ce domaine. En effet, ces remarques sont premièrement dirigées contre la tentative de Comte d’appliquer les méthodes des sciences de la nature à l’exercice des sciences sociales, avec l’argument suivant : compte tenu du caractère singulier des sciences sociales, qui sont des « sciences de l’esprit », une telle démarche est impossible à mettre en œuvre, ou du moins dépourvue de sens, pour atteindre à une connaissance profonde des problèmes sociaux. Deuxièmement, ces remarques sont dirigées contre la critique que fait Comte de la méthode de l’économie politique classique, au motif que cette critique n’est pas seulement partiale et injuste, mais aussi fausse, dans la mesure où la méthode réaliste que Comte lui substitue n’est certes pas sans valeur, mais n’est pas à même de fournir une connaissance théorique véritablement exacte de la vie en communauté, et n’est donc pas non plus en mesure de détrôner une méthode abstracto-déductive qui a pour but une telle connaissance théorique exacte. 6 La première de ces deux objections faites à Comte a été notamment soulevée par Wilhelm Dilthey dans son Introduction aux sciences de l’esprit. Dans les développements qui suivent, il sera par conséquent essentiellement question de ce penseur, qui fut ensuite rejoint par quelques autres auteurs. Le fondement de la polémique initiée par Dilthey est sa conception des sciences sociales comme pures sciences de l’esprit. Comme j’ai déjà tenté de démontrer plus haut que cette conception ne peut être généralisée ainsi, je me permettrai de renvoyer le lecteur au chapitre précédent. La double nature des faits de la vie en communauté y a également été démontrée ; et c’est de là que nous partirons.

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Pour autant qu’il s’agisse de l’apparence des phénomènes sociaux et avant tout de leur relativité au monde extérieur, [320] il est évident d’appliquer les méthodes des sciences de la nature, précisément parce que les faits sociaux ne se distinguent pas sur ce point des phénomènes purement naturels4. L’utilité d’une application plus large des méthodes des sciences de la nature à l’exercice des sciences sociales ne peut donc apparaître discutable que dans la mesure où il s’agit de l’aspect intellectuel des faits sociaux et de leur relativité au monde intérieur. Et c’est seulement sur ce point que les objections de Dilthey sont à examiner ici. Les voici : qu’importe si la science subordonne à son calcul – selon lequel les changements dans la réalité sont dus aux mouvements des atomes – des qualités ou des faits de conscience, à supposer que ces derniers se laissent assujettir à lui, le fait de la non-déductibilité ne représente pas un obstacle à ses opérations. Ainsi, l’impossibilité de déduire des faits intellectuels de faits de l’ordre naturel mécanique, en raison de leurs provenances différentes, n’empêche pas en soi d’intégrer les premiers dans le système des seconds. Dans le cas où les relations entre les faits du monde intellectuel se montrent à tel point incomparables avec les qualités uniformes du cours de la nature qu’une subordination des faits intellectuels à ceux constatés par la connaissance mécanique de la nature soit absolument exclue, et seulement dans ce cas, apparaissent alors, non plus des limites immanentes de la connaissance empirique, mais des frontières qui marquent à la fois la fin de la connaissance de la nature et le début d’une science de l’esprit autonome se construisant à partir de son propre centre. Les faits de la conscience de soi et de la liberté de la volonté d’un côté, la nécessité dans le mécanisme naturel de l’autre, sont incomparables dans ce sens-là. En conséquence, la tentative de Comte consistant à appliquer les méthodes des sciences de la nature à l’objet des sciences sociales est irrecevable, et elle est effectivement restée jusque-là stérile ; car seule « l’immersion de toutes les forces de l’âme dans [321] l’objet de la recherche est la nature de l’expérience des sciences de l’esprit et par conséquent aussi des sciences sociales5 ». 7 Je laisse à présent en suspens la question de la légitimité qu’a Dilthey, dans la situation actuelle des choses, de se référer à l’évolution moderne effective de la science sociale à son avantage, c’est-à-dire pour prouver la stérilité de l’application des méthodes des sciences de la nature à l’objet de la recherche en science sociale. On peut également se demander s’il n’est pas en quelque sorte contradictoire qu’il recommande d’un côté comme seule voie possible dans l’étude du contexte historique l’utilisation du même procédé que celui dont se servent les sciences de la nature, à savoir le découpage en contextes particuliers dans les théories particulières des systèmes de la civilisation et de l’organisation extérieure de la société6, tandis que, d’un autre côté, il repousse de manière véhémente une application plus large des méthodes des sciences de la nature. Mais une autre objection à son interprétation est bien plus importante. Dilthey affirme, et ce avec raison, qu’il est exclu de subordonner les faits intellectuels à ceux que la connaissance mécanique de la nature a constatés, et il en déduit l’impossibilité d’appliquer les méthodes des sciences de la nature à l’exercice des sciences sociales. En réalité, même la psychologie la plus moderne actuellement est très attachée au fait qu’une relation causale entre les processus somatiques-physiques-chimiques et les processus psychiques ne puisse pas être prouvée. Mais, d’un autre côté, elle a été en mesure de constater le parallélisme psycho-physique, selon lequel les deux séries de faits, même si leurs membres ne sont reliés causalement qu’entre eux, cheminent côte à côte, liés l’un à l’autre, non de manière indépendante, mais inséparablement. Et l’on peut vraiment se demander si le manque manifeste de subordination causale des

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phénomènes intellectuels aux phénomènes naturels est la condition nécessaire pour utiliser de manière analogue des méthodes des sciences de la nature dans le domaine des phénomènes intellectuels. Il est probable que l’on doive répondre négativement à cette question. Si aucune autre raison ne s’oppose à cette opération, [322] et dans la mesure où le procédé de toute méthode des sciences de la nature tend vers la mise au jour de relations causales, il suffit sûrement de prouver que les phénomènes intellectuels se situent aussi les uns par rapport aux autres dans une relation causale, peu importe que cette dernière soit subordonnée à la relation qui unit les phénomènes de la nature ou placée sur le même plan qu’elle. Si l’on n’admet pas cette relation nécessaire des faits intellectuels à l’aide de la « causalité intellectuelle », il est absolument impossible de penser une science des phénomènes intellectuels et de comprendre le phénomène du parallélisme psycho-physique. En effet, reconnaître la particularité des phénomènes intellectuels n’a pas permis à la psychologie moderne d’exclure de son domaine l’utilisation – ou plutôt l’application – des méthodes des sciences de la nature. Au contraire, les tentatives de W. Wundt7 et de ses nombreux disciples pour explorer la vie intellectuelle à l’aide de la méthode expérimentale jouissent en Europe comme en Amérique du Nord d’une grande considération, et les résultats atteints grâce à cette méthode se sont révélés utiles pour détruire le préjugé très répandu contre l’application susmentionnée. Il semble d’autant moins justifié d’écarter cette dernière du revers de la main lorsqu’il ne s’agit même pas de processus purement intellectuels, mais de nature mixte, à savoir dans les sciences sociales. Que les partisans de la position adverse se réfèrent tout de même à la nature interne des processus intellectuels, par opposition au caractère des méthodes des sciences de la nature, qui vise essentiellement l’élucidation des processus externes par la perception sensible ; que l’on fasse passer ces méthodes pour un pis-aller, dans la mesure où leur utilisation ici ne parvient pas à une connaissance immédiate de la cause interne des phénomènes sociaux ; l’identification provisoire du processus externe représentera toujours une condition préalable importante et indispensable à toute étude approfondie. Cela d’autant plus que les phénomènes de la vie sociale, aussi parce qu’ils sont le résultat d’une cause interne, et donc d’un processus purement intellectuel, nous apparaissent en même temps comme faits d’un monde extérieur, et que l’on peut réévaluer la question de savoir si, lors de l’exploration de la vie en communauté – où il s’agit en grande partie de mouvements psychiques de masse – il ne semble pas plus indiqué de revenir des faits du [323] processus externe à la cause intellectuelle, plutôt que de faire le chemin inverse. Procéder ainsi devient même une nécessité dans toutes les situations où il nous est impossible d’explorer de manière immédiate la vie intellectuelle des peuples, lorsque nous ne possédons aucune trace de cette vie intellectuelle dans des écrits ou des œuvres d’art et que nous pouvons seulement déduire cette vie intellectuelle des vestiges inscrits dans les changements du monde naturel extérieur. C’est le cas notamment de l’exploration des étapes de l’évolution préhistorique. Mais si nous prenons conscience de notre méfiance envers les propos que tiennent les populations sur leur propre vie intellectuelle, particulièrement sur leur vie affective, même dans les cas où nous avons un accès direct à nos objets d’étude ; si nous sommes conscients du fait que nous préférons toujours dans la pratique déduire la cause psychique à partir des manifestations extérieures de leur vie intellectuelle et de leurs actions, et si nous considérons cette activité extérieure de la vie intellectuelle tout à la fois comme pierre de touche de toute analyse psychologique ; et si l’on prend enfin conscience du fait que, pour le moment en tout cas – le fait que l’on puisse dans un avenir lointain atteindre un résultat à l’aide de la télépathie (?) ne

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peut ici entrer en ligne de compte – une analyse immédiatement objective, c’est-à-dire sans l’assistance d’une conclusion par analogie, d’une vie intellectuelle étrangère, est à proprement parler complètement impossible, alors on apprend à estimer le monde extérieur, méprisé par certains représentants des sciences de l’esprit, comme source pouvant servir également à la connaissance de la cause sociale-psychique, et l’on ne se laisse pas détourner du chemin emprunté par ceux qui veulent nous en dissuader, certainement avec la meilleure volonté du monde, mais sans prendre toujours suffisamment en compte les difficultés que le sociologue doit combattre. 8 Personne, et encore moins Comte, n’a affirmé que tout avait été dit avec l’application des méthodes des sciences de la nature à la méthodologie des sciences sociales. Comte a précisément toujours été d’avis qu’il ne s’agissait pas d’une application arbitraire, mais seulement d’une utilisation analogue, d’une adaptation de cette méthode. Bien loin de méconnaître ce qui différencie phénomènes sociaux et faits naturels, il était soucieux de prendre en compte, y compris dans la méthodologie, cette diversité de l’objet d’étude, [324] fait que Dilthey a presque complètement ignoré et qui n’est pas assez apprécié à sa juste valeur. J’y reviendrai plus loin en détail. Comte a aussi déclaré expressément qu’il serait toujours prêt à renoncer aux méthodes qu’il préconisait pour en adopter d’autres si ces dernières se révélaient davantage capables de transmettre une connaissance plus profonde de la vie en communauté des hommes. Et effectivement, c’est un domaine d’étude infini pour l’exercice de la sagacité humaine qui s’ouvre ici au chercheur en sciences sociales (Socialforscher). Wilhelm Dilthey a jadis annoncé une méthodologie des sciences de l’esprit mais n’a jusque-là pas concrétisé sa promesse. La science ne lui devra reconnaissance que si son projet est réalisé. Le conseil qu’il a donné jusque-là d’« immerger toutes les forces de l’âme dans l’objet » est un acompte un peu maigre et n’est pas sans risques du point de vue du contenu. Car, dans les œuvres d’auteurs qui voulaient procéder seulement suivant cette méthode, qui, là où il s’agit de connaissance, mettent en action les forces de leur âme et donc aussi leurs sentiments, on trouvera probablement moins d’éclaircissements sur l’esprit des temps et le cours de son évolution dans l’histoire de la vie des peuples que sur « l’esprit de ces Messieurs, dans lequel les époques se reflètent »8. 9 Selon la deuxième objection généralement invoquée contre les conceptions méthodologiques de Comte, sa critique de la méthodologie utilisée par l’économie nationale classique serait injuste et fausse, dans la mesure où la méthode réaliste que Comte lui substitue n’est certes pas sans valeur, mais n’est pas à même de permettre une connaissance théorique véritablement exacte de la vie en communauté des hommes, et n’est donc pas non plus en mesure de détrôner une méthode abstracto-déductive qui a pour but une telle connaissance théorique exacte. Or, cette objection se retourne encore bien plus que celle de Dilthey qui vient d’être étudiée, contre la méthodologie des sciences sociales modernes plutôt que contre Comte lui-même. En effet, ce sont les Recherches sur la méthode dans les sciences sociales et en économie politique en particulier, de Carl Menger9, dans lesquelles les positions adverses sont représentées de manière détaillée et exhaustive10. [325] Menger distingue dans son livre deux sortes de recherche scientifique, l’une individuelle, l’autre générale. La première, dont il cite comme exemples l’histoire économique et la statistique, est selon lui soucieuse de dévoiler l’essence individuelle et le contexte individuel des phénomènes sociaux ; la seconde, en revanche, par exemple l’économie nationale théorique, a l’intention de mettre en évidence l’essence générale et la configuration générale de ces phénomènes. La recherche sociale théorique se scinde alors à son tour en deux tendances, l’une réaliste et l’autre exacte. Pour connaître de façon

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théorique les types et les relations typiques, il semble logique d’explorer avant tout les phénomènes sociaux tels qu’ils se présentent dans toute leur réalité empirique, c’est-à- dire dans la totalité et toute la complexité de leur essence, ou, en d’autres termes, d’ordonner la totalité des phénomènes réels en formes phénoménales déterminées et d’identifier empiriquement les régularités dans la coexistence et la succession de ces phénomènes. Cependant, en suivant cette méthode, on ne peut atteindre que des types réels, des formes fondamentales des phénomènes réels, et des lois empiriques, c’est-à-dire des connaissances théoriques, dont nous font prendre conscience les régularités factuelles – qui ne portent toutefois pas la garantie de la non-exception – dans la succession et dans la coexistence des phénomènes réels. Mais ici, les connaissances théoriques « exactes » (rigoureuses) sont exclues11. La seule règle à respecter pour étudier les vérités théoriques exactes – à supposer qu’elles soient accessibles – qui ne soit pas seulement garantie de manière indubitable par l’expérience, mais aussi tout simplement par nos règles logiques, et qui revête donc la signification la plus fondamentale pour la tendance « exacte » de la recherche théorique, est selon lui le principe suivant : ce que l’on a observé dans un cas particulier doit toujours se répéter si les conditions sont exactement les mêmes ; ou, ce qui revient au même : les phénomènes strictement typiques d’une certaine forme doivent toujours et nécessairement, [326] si l’on tient compte de nos règles logiques, découler, dans les mêmes conditions, des phénomènes strictement typiques de cette forme tout aussi déterminée. Dans les mêmes conditions, C, phénomène strictement typique, doit toujours succéder aux phénomènes A et B, ces derniers étant considérés comme strictement typiques, et ce même si la succession des phénomènes dont il est question n’a été observée que dans un seul cas. Ce n’est qu’en procédant ainsi que l’on parvient à des lois exactes, c’est-à-dire sans exception, dont l’établissement est le but dernier de toute véritable science. Et si un penseur aussi admirable qu’A. Comte a exigé que les sciences sociales trouvent leurs lois de manière empirique et les garantissent donc à partir des lois générales de la nature humaine, ces conceptions sont manifestement fondées en dernière instance sur l’impression confuse que, lorsqu’il s’agit de phénomènes particulièrement compliqués, ce n’est pas la méthode « exacte », mais la méthode « empirique-réaliste » qui est privilégiée12. Tout cela, la direction moderne de la recherche l’a méconnu. Ainsi, elle s’est trompée en voulant jauger la pure théorie de l’économie politique à l’aune de l’expérience dans toute sa réalité, sans considérer que les lois de la physique et de la chimie ne pouvaient pas non plus être jaugées à l’aune de l’expérience, voire que le concept de « loi » n’avait pas pour objet la succession ou la coexistence de phénomènes constants, mais celle de formes phénoménales, et donc pas la pure réalité empirique. Elle s’est également trompée en rejetant la supposition d’une certaine direction de la volonté du sujet agissant – une particularité de la science sociale exacte, qui ne justifie en rien une distinction essentielle entre la science exacte de la nature et la recherche sociale exacte, puisque la première présuppose des conditions présentant une analogie formelle avec celles de la seconde13. Au lieu de cela, elle compare l’histoire économique de tous les peuples et à toutes les époques ; cela dans le but de constater, non la spécificité des évolutions particulières, mais les parallélismes entre ces évolutions, pourtant souvent très imparfaits. Elle s’est enfin retranchée, sans que cela soit justifié, derrière la nature organique de la formation sociale, tandis que la reconnaissance de cette nature n’est aucunement en contradiction avec l’aspiration à une compréhension atomistique (exacte) de [327] cette dernière. Car, tout comme, dans le domaine du monde organique, la tendance exacte de la recherche tente d’expliquer de manière exacte l’origine et les fonctions de ces formations homogènes, la nature

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particulière des organismes sociaux, dans le domaine des phénomènes sociaux, ne représente pas un obstacle à une explication exacte de leur origine et de leurs fonctions. Et l’idée selon laquelle la nature homogène de ces formations sociales exclurait une interprétation (atomistique) exacte de ces dernières est en réalité « un grand malentendu »14. 10 Si l’on considère sans idée préconçue ces propos de Menger qui défendent l’ancienne direction et combattent la nouvelle direction de la science sociale, on doit nécessairement être frappé, quelle que soit la direction à laquelle on appartienne, par le fait que, selon ce savant, la science sociale a le privilège singulier de posséder deux courants de recherche théorique : tandis que le premier, se fondant sur quelques présupposés hypothétiques dont on connaît les lacunes, cherche à expliquer la réalité des choses à l’aide des conclusions logiques qu’il tire de ces présupposés, sans prétendre cela dit à ce que ses résultats concordent complètement avec la réalité, le second, qui choisit comme fondement la totalité de la réalité historique et sociale, s’efforce de déduire de l’expérience des principes généraux qu’il espère assembler en un système homogène dans un lointain avenir. Et l’on devra aussi réaliser que cette situation est insoutenable, étant donné qu’à toute science ne peut incomber qu’une tâche indivisible, à savoir la connaissance du monde tel qu’il est, qu’il ne peut donc y avoir qu’une solution théorique à ce dernier, et qu’une théorie qui n’est pas capable d’expliquer de manière satisfaisante la totalité des phénomènes d’un domaine de l’expérience est une théorie lacunaire, voire fausse. Bien entendu, Menger se trompe lorsqu’il identifie le noyau dur des attaques dirigées contre la méthode qu’il défend dans le reproche selon lequel les principes élaborés grâce à cette méthode, si on les considère isolément, ne coïncident pas sur le plan du contenu [328] avec les faits de la réalité et ne les traitent pas de manière exhaustive. Ce n’est pas là que réside l’axe essentiel de leur critique, mais bien plutôt dans le fait indéniable que ces principes, pour l’instant, ne remplissent pas cette mission non plus dans leur ensemble, voire même, d’après les opposants, qu’ils ne pourront jamais le faire. De manière selon moi très pertinente, Wilhelm Wundt 15 a comparé d’une part la théorie économique abstraite, avec ses trois présupposés essentiels – intérêt personnel, égales dispositions humaines et libre circulation – et son penchant à l’abstraction et à la formation d’hypothèses, et d’autre part la mécanique générale, tout en remarquant que cette comparaison se faisait au détriment de la première. En effet, tandis que les conclusions tirées par exemple des hypothèses selon lesquelles les corps sont absolument immobiles et les liquides absolument mobiles sont proches des faits de la réalité, cela se passe bien autrement dans la théorie économique abstraite. L’expérience y présente non seulement des cas où les phénomènes de la réalité restent en-deçà des prédictions de la théorie, mais parfois aussi des résultats qui s’avèrent contraires aux prédictions. Ces contradictions ne peuvent être résolues que partiellement par l’introduction de présupposés spéciaux, à savoir par des modifications dans l’adoption des conditions objectives, mais pas des subjectives, qui sont précisément fausses. Car si l’on voulait aussi changer les conditions subjectives, on devrait nécessairement renoncer au caractère « exact ». Nous pouvons conclure de tout cela que la théorie abstraite ne peut être considérée que comme un outil de travail de l’induction, notamment en raison du grand nombre de conditions réelles que cette théorie doit laisser de côté. Le caractère tout à fait hypothétique de ses présupposés comme de ses résultats n’exclut certes pas de les utiliser pour expliquer certains phénomènes de la vie économique, mais ne permet pas de les transposer directement à la réalité.

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11 Cependant, indépendamment du fait que, comme dit Wundt, la théorie abstraite perdrait son caractère exact si l’on introduisait aussi des présupposés spéciaux en ce qui concerne les conditions subjectives, on peut toujours se demander si [329] une connaissance véritablement approfondie des problèmes sociaux pourrait être atteinte en multipliant les types individuels choisis comme points de départ de la déduction. Il est un fait que la théorie abstraite n’a jusqu’alors pas emprunté cette voie ; mais si elle l’avait fait, ou le faisait à l’avenir, cela apporterait-il une vraie amélioration ? Il y a de quoi en douter. Il n’est aucunement gravé dans le marbre que la meilleure façon, voire la seule, d’atteindre la connaissance théorique de la totalité de la réalité historique et sociale – tâche ultime de la science sociale – est d’analyser les phénomènes les plus élémentaires. En effet, tandis que, dans le domaine des phénomènes naturels, le tout est identique à la somme de ses parties, cela n’est pas le cas dans tous les domaines où la vie de l’esprit entre en jeu. Le tout y est quelque chose de particulier, différent de la somme de ses parties, et c’est par lui qu’elles acquièrent leur caractère spécifique. En découlent des conséquences importantes pour la méthode de recherche. Dans le domaine des phénomènes naturels, lorsqu’on a analysé les parties, ou seulement l’une d’entre elles si elles sont identiques, on est instruit sur le caractère du tout, et ce quelle que soit la taille du petit élément que l’on a étudié. Il en va tout autrement dans le domaine de la vie intellectuelle. Un écrivain qui voudrait faire comprendre à ses lecteurs Hamlet, la Madone de Raphaël ou la Symphonie n° 9 en s’appuyant sur l’explication de chaque mot, couleur ou son, serait jugé absolument incapable. Mais transposer cette méthode à un autre domaine de la vie intellectuelle, par exemple le domaine social, ne la rendra certainement pas plus adaptée. En effet, dans tous les cas où des faits intellectuels entrent en jeu, où le tout est non seulement différent de ses parties, mais ces dernières n’ont jamais de signification en elles-mêmes hors de la vie du tout, il est impossible d’approcher une compréhension approfondie du tout et de ses parties en entreprenant une analyse des composants les plus élémentaires et des phénomènes, mais la connaissance de ces derniers s’atteint en adoptant le point de vue du tout, celui-ci ne parvenant à sa pleine élucidation que grâce à l’analyse de ses parties, dans leurs relations entre elles et avec lui. Mais cette méthode est tout à fait correcte. En effet, l’expérience le prouve, lorsque les prémisses de toute formation intellectuelle [330], comme une œuvre d’art ou un système philosophique, sont constitués d’une idée générale qui, en se déployant dans toutes les directions et en s’approfondissant, conduit au façonnage de cette formation, il est au fond logique que l’on puisse accéder à une compréhension de ces unités et de toutes leurs parties à partir du seul point de vue de cette idée générale. C’est justement ainsi qu’il faut procéder dans l’étude des phénomènes sociaux, dans la mesure où ce sont des phénomènes essentiellement intellectuels. La situation sociale actuelle, par exemple d’un peuple, n’est au fond rien d’autre que le résultat définitif qu’a atteint aujourd’hui le développement de ses forces vitales intellectuelles sous l’influence d’un environnement donné, des forces qui réalisent dans ce processus leur plein développement. Il s’agit donc, ici aussi, de considérer dans un premier temps le tout et ses propriétés remarquables, puisque la vie des parties ne représente rien d’autre qu’une forme phénoménale partielle de la vie du tout. Ici aussi, d’ailleurs, la connaissance approfondie du tout ne se réalisera que par la connaissance de ses parties et dans cette connaissance. Toutefois, celui qui voudra s’appuyer sur la nature de chaque homme ou même s’y arrêter se fourvoiera dans des errements qui s’amplifieront à la mesure de l’évolution du tout – en dernière analyse le but de son étude. L’observation isolée d’un seul aspect de la vie sociale d’un peuple, par

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exemple de la vie économique ou de certains de ses aspects, mènera elle aussi à des résultats fructueux à la seule condition qu’elle s’appuie sur une analyse du tout comme de la position que prend le domaine d’étude à isoler16. Mais il ne fait aucun doute qu’une théorie qui ignore tout cela et qui, de plus, repose sur une méthode incapable de mener, par son essence la plus profonde, à cette connaissance absolument indispensable de la vie sociale globale des peuples, n’est guère en droit de prétendre représenter l’ultime sagesse à laquelle la recherche en sciences sociales soit capable d’arriver. Bien entendu, personne ne contestera le fait que le point de vue abstrait a jadis fait grandement avancer la science ; [331] il est cependant très peu probable qu’il soit aujourd’hui encore le moyen de réaliser le progrès à venir de la connaissance en sciences sociales. 12 Par conséquent, il est peut-être vrai que Comte est allé trop loin dans sa critique de l’économie nationale classique en affirmant que cette dernière n’avait plus fait de progrès depuis Adam Smith 17 ; il avait raison de condamner sa méthodologie ; et l’on pourra porter à son crédit le fait qu’il a reconnu l’inconsistance de cette position à une époque où elle passait encore pour inébranlable aux yeux de tous. Mais il ne s’est pas contenté de détruire ; il a également construit. Comme les développements précédents ont cherché à le montrer, on doit accorder une grande importance à sa théorie selon laquelle il faut partir du tout dans l’analyse de la vie sociale, et l’on ne peut commencer par considérer isolément chacun de ses aspects ou par s’intéresser aux parties d’une formation sociale ; il faut d’abord chercher à définir plus précisément leur rapport au tout18. Sur ce point, Dilthey ne se montre guère pertinent lorsqu’il affirme que seul le recours aux sciences particulières permet d’accéder à la connaissance de la totalité de la vie sociale, ne serait-ce qu’en raison de la nécessité, pour que chaque science sociale se déploie de manière fructueuse, d’avoir une certaine vue d’ensemble de la totalité de la vie sociale dans toutes ses relations. 13 Mais Comte n’a pas seulement transformé le point de vue général [332] à partir duquel on doit étudier les problèmes de la vie en communauté des hommes ; il s’est également efforcé de remplacer en détail les anciennes méthodes par des nouvelles. Et maintenant que nous avons tenté plus haut de justifier dans son ensemble l’idée principale à l’origine de ses innovations, il nous reste à soumettre à une courte observation de détail ses propositions pour une refondation de la méthodologie en sciences sociales. Comme cela a été démontré de manière circonstanciée dans la quatrième partie de cet ouvrage, toute la méthodologie de Comte est fondée sur le principe selon lequel l’expérience est la source de toute véritable connaissance, l’induction le moyen de connaître que l’on doit privilégier sur les autres, sans que cela signifie qu’il ait rejeté complètement la déduction. On devra donc tout de même désigner ce processus, grâce auquel il croyait pouvoir dégager l’organisation sociale à venir des étapes du développement passé, comme un processus déductif. Comme j’ai tenté plus haut de l’expliquer, il est en revanche erroné de considérer Comte comme un simple représentant de la « méthode déductive » en raison de sa préférence, perceptible dans ses dernières œuvres, placées sous la domination de la « méthode subjective », pour la formation audacieuse d’hypothèses et pour un procédé déductif tout à fait contestable qui en est le pendant. En effet, cette désignation pourrait éveiller la fausse impression qu’il a aussi recommandé cette méthode pour la sociologie. Comte distinguait essentiellement trois sortes de pratiques scientifiques : la méthode de l’observation pure, celle de l’expérimentation scientifique, et enfin la méthode comparative. La première d’entre elles ne nécessite pas d’explication supplémentaire ; il faut juste souligner que Comte sous-estimait largement

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l’importance des études statistiques, ce qui est certainement lié au développement encore insuffisant de ce procédé à l’époque. En ce qui concerne l’observation qualifiée de l’expérimentation scientifique, il la considérait inapplicable dans le domaine de la vie sociale, et, malgré les arguments adverses de certains auteurs, en particulier ceux de L. Donnat19, on doit aujourd’hui encore admettre que sa position est juste. La grande valeur de l’expérimentation scientifique repose manifestement sur le fait que l’observateur qui fait l’expérience peut soumettre l’objet observé à des conditions fixées arbitrairement, [333] modifier ces dernières selon les besoins, et ainsi constater l’effet des modifications entreprises sur le processus étudié. Les conditions requises pour sa mise en œuvre sont l’indépendance relative de l’observateur par rapport à l’objet observé, la possibilité d’isoler cet objet, et enfin le caractère modifiable des conditions fixées arbitrairement. Or, tous ces présupposés ne sont pas réunis dans l’étude des faits de la vie humaine en communauté. Un réel isolement de l’objet d’étude, même approximatif, est objectivement irréalisable, sans même parler du fait qu’il est incompatible avec les positions morales de l’homme civilisé d’utiliser comme objets d’étude des populations ou des contrées entières sans se soucier de leur sort. Si malgré tout Donnat, en particulier, semble passer outre à tout cela et recommande la méthode expérimentale comme seule indiquée pour l’exploration de la vie sociale également, cela tient seulement à ce que cet auteur se fait une idée du caractère de l’expérimentation scientifique qui diverge en tous points de celle que l’on s’en fait ordinairement. Cela est particulièrement clair lorsqu’on considère les exemples qu’il fournit pour expliquer sa méthode. Car, lorsqu’il veut trancher « expérimentalement » la question de savoir ce qui, du libre-échange ou de la taxe à l’importation, est plus utile à un pays, en sélectionnant à l’essai une partie de la zone frontalière, en la soumettant à une certaine politique douanière et en observant les conséquences de cette mesure sur ce territoire20, on assiste ici à une confusion désolante, non seulement à propos de l’essence de l’expérimentation scientifique en général, mais aussi à propos des faits fondamentaux de la vie sociale. Pour toute personne sans préjugés, il est évident qu’un tel procédé n’apporterait pas la moindre preuve. Le succès pratique d’une telle politique douanière partielle pour un territoire particulier ne permettrait évidemment pas de tirer quelques conclusions que ce soient à propos des effets d’une telle mesure sur des régions d’une autre nature, voire sur le tout, sans même parler de l’idée que ce procédé pourrait fournir une connaissance véritablement exacte du problème en question. Mais celui qui a pu [334] côtoyer les énormes difficultés auxquelles doit se confronter le chercheur lorsqu’il utilise la méthode expérimentale, ne serait-ce que dans le domaine de la psychologie, dès lors que les résultats obtenus grâce à elle peuvent être considérés comme un tant soit peu exacts, celui-là ne pourra s’empêcher de sourire en entendant parler de l’application de la méthode expérimentale au domaine de la vie en communauté. 14 C’est la « méthode comparative » qui a été développée de la manière la plus élaborée, et de loin, de la part de Comte, et c’est à juste titre que l’on a cru devoir chercher en elle le centre de gravité de toute sa méthodologie des sciences sociales. Mais quelle importance une méthode « comparative » peut-elle bien avoir pour l’exploration de la vie sociale ? S’il est vrai en effet que l’objet d’une science théorique de la vie humaine en communauté est en dernière instance l’actualité de cette vie même, et que la tâche qui lui incombe est donc de reconnaître la réalité de cet objet ; et s’il est aussi vrai que, d’après le principe de la raison suffisante, la succession ou la coexistence de deux phénomènes, si elle a été observée une seule fois, a pour corollaire que, dans les mêmes

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conditions, ce sont toujours les mêmes phénomènes qui se manifesteront à l’avenir, en découle en principe l’idée que la pure observation de la vie réelle doit suffire pour fournir une connaissance théorique de la réalité sociale. En réalité, cette conclusion s’avère trompeuse, parce que tous les processus de la réalité ne se présentent jamais à l’observateur dans leur pureté typique, mais toujours entremêlés d’un grand nombre de composants aléatoires, et il est à coup sûr impossible de prendre la décision importante qui consiste à définir quels sont les éléments des phénomènes mixtes, observés naïvement, sans outil de travail méthodologique particulier, qui entretiennent entre eux une relation causale et fonctionnelle. Si une connaissance théorique et véritable de la réalité se fait tout de même jour, il s’agit de détacher des composants typiques les composants aléatoires du phénomène observé en prenant des précautions méthodologiques, jusqu’à ce que, dans une pureté intacte, ne restent plus que les composants typiques. C’est à cela que sert le plus souvent l’expérimentation scientifique dans les sciences de la nature et depuis peu aussi en psychologie, expérimentation qui est cependant, comme on l’a démontré, inapplicable en sciences sociales. Elle y est remplacée par la [335] méthode comparative. En comparant entre eux un grand nombre de processus semblables à première vue, le chercheur en sciences sociales aboutit à la fin, quoique sans la même certitude, comme en utilisant l’expérimentation, à un résultat analogue, à savoir une connaissance de ce qui est typique. Manifestement, cette comparaison ne peut avoir lieu que de deux façons. Premièrement, toutes les situations et tous les phénomènes sociaux analogues qui se présentent à l’intérieur d’un groupe social précis, d’un peuple, ou même sur la Terre entière, sont mis en comparaison les uns avec les autres. Et il ne fait aucun doute que, à supposer que cette étude soit menée de manière exacte, un grand nombre de faits typiques pour la vie humaine en communauté dans ses diverses formes phénoménales peuvent être repérés. Cette utilisation de la méthode comparative est aussi à même de prouver quels phénomènes sociaux sont à considérer comme des effets secondaires constants de certains autres phénomènes. Mais cette comparaison ne pourra renseigner sur la question la plus importante de toute science, à savoir quels faits sont en relation causale avec tels autres, c’est-à-dire ont pour conséquence directe ces derniers ; car si elle atteste bien, en plus des faits analogues, la présence simultanée d’une grande quantité de faits de caractères divers, elle ne révèle pas les relations qu’ils entretiennent entre eux. Pour répondre à cette dernière question, il faut recourir à une autre sorte de comparaison encore ; il s’agit de la comparaison « historique », qui possède de plus sur la première l’avantage particulier de n’avoir jamais affaire à un matériau qui, semblable à l’onde qui court, file entre les doigts du chercheur, mais toujours à un matériau figé, qui, pour autant qu’il soit préservé, tient bon face aux analyses les plus diverses. 15 Knies a affirmé que la tâche qui incombe à la méthode historique est de constater des séries d’évolutions sociales, des « lois d’évolution de l’analogie », et il a vu dans leur aptitude à apporter une solution à cette tâche précisément sa valeur principale. Comte défendait une position semblable. Bien loin de contester l’importance de telles séries d’évolutions sociales tant qu’elles s’élèvent au-dessus du niveau de schémas insipides, également en ce qui concerne la théorie des sciences sociales, je ne peux néanmoins voir en elles le but ultime de la connaissance théorique. [336] Et ce non seulement parce qu’une telle série d’évolution n’apporte pas de réponse à l’interrogation sur les relations causales des différentes étapes en elles-mêmes, mais surtout parce que, par ce biais, la science sociale théorique risque d’une part d’oublier que pour elle, au contraire

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de la science historique, l’observation génétique n’est pas une fin en soi, mais seulement un outil de travail méthodologique afin d’atteindre la connaissance théorique, et d’autre part de se dissoudre dans une histoire sociale généralisatrice, dont se moquent, non sans raison, les historiens. On a déjà pointé ce risque ainsi que l’élément qui sépare l’histoire de la sociologie. Ce dernier a été caractérisé par le fait que, pour le théoricien de la société, en particulier pour le sociologue, les formations et processus sociaux des temps passés ne trouvent pas leur valeur, comme pour l’historien, dans leur caractère spécifiquement historique, mais en tant que formes phénoménales par excellence de la vie sociale. 16 Cela étant dit, en quoi la portée de la méthode comparative et historique pour la science sociale théorique réside-t-elle donc ? En dernière analyse, manifestement pas en ce qu’elle nous apprend à connaître le passé et la série des phases de développement en elles-mêmes, mais bien plutôt dans le simple fait qu’elle permet la compréhension du présent, ou plus exactement celle des problèmes de la vie en communauté des hommes ; et ce, principalement à trois niveaux. Premièrement, comme l’a dit récemment Schmoller21, en « faisant passer le chercheur du statut de mendiant à celui d’homme riche quant à la connaissance de la réalité », parce qu’elle lui fournit un matériau expérimental sans pareil. Deuxièmement, en lui permettant une connaissance approfondie du tout social. Si l’on considère la grandeur imposante et l’infinie complexité des grands Etats modernes, on sera volontiers disposé à qualifier d’irréalisable, voire d’utopique, l’exigence de faire éventuellement précéder une étude précise des détails d’une observation du tout et de sa structure générale. Or, la perspective historique ou génétique permet tout de même d’en passer par là. Si la sociologie [337] s’appuie sur l’étude de communautés relativement simples et de leurs formes structurelles et expressions vitales typiques ; si elle suit le cours de leur évolution, non seulement globalement, mais aussi particulièrement en tenant compte de la réorganisation de chaque partie ainsi que de son agencement et son adaptation à de nouveaux objectifs ; enfin, si elle apprend à reconnaître les phases tardives du développement comme formes phénoménales des mêmes forces vitales sociales que celles qu’elle a vu agir lors des phases précédentes, en tant que formes phénoménales de ces forces, mais plus épanouies et plus approfondies, alors la sociologie accède en même temps à une connaissance de l’essence typique des constructions sociales gigantesques du présent, connaissance qui se déroberait autrement toujours au chercheur, alors que, sans elle, tout son savoir demeurerait parcellaire. Troisièmement enfin, en menant indirectement à une découverte des relations causales entre les faits isolés de la vie des hommes en communauté. Il est vrai que les séries d’évolutions sociales que constate la méthode comparative et historique dans un premier temps, comme nous l’avons dit, ne donnent pas encore de réels éclaircissements sur les relations causales que ces étapes entretiennent entre elles ; mais, comme cette succession d’étapes ne peut être aléatoire, la connaissance que l’on a d’elle permet d’élucider les processus dont l’accomplissement toujours identique et immuable donne naissance à ces formes perpétuellement changeantes, qui se complexifient de plus en plus à mesure de leur évolution, c’est-à-dire qu’elle aboutit à la résolution des problèmes ultimes de la vie en communauté des hommes, à l’établissement de lois sociales. 17 Quelle que soit la valeur essentielle que l’on accorde précisément à la méthode historique, sa portée générale ne se discute pas aujourd’hui, et l’on admettra que l’un des grands mérites de Comte est d’y avoir fait référence en premier, même si l’on ne partage pas son espoir de parvenir à décoder grâce à elle l’évolution sociale à venir. Son

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« procédé de vérification » de la méthode historique a également son importance, bien qu’il s’agisse d’une erreur lorsque W. Dilthey croit « toucher le nœud vital de la sociologie de Comte dans la vérification biologique des principes déduits historiquement »22, un point de vue qu’il est par ailleurs, autant que je sache, le seul à défendre dans les sciences sociales. [338] L’explication de ce procédé de vérification ne tient qu’une place fort modeste dans la longue partie sur la méthodologie en sciences sociales du Cours de philosophie positive, tandis que Comte, dans cet ouvrage, ne se contentait pas de condamner expressément tout procédé méthodologique visant la déduction des lois de la vie sociale non à partir de la réalité historique, mais de la nature humaine, mais s’efforçait également de fonder sa « loi des trois états », dans toute son envergure, sur le déroulé de l’histoire de l’évolution des peuples. Selon lui, ce procédé de vérification serait à même de tenir le chercheur éloigné de la fausse croyance selon laquelle on peut imaginer prolonger à l’infini chaque série d’évolution sociale dans la direction donnée, alors que les propriétés fondamentales de la nature humaine constituent ses limites. On est sûrement fondé méthodologiquement à supposer stables les propriétés fondamentales du caractère humain dans certaines périodes bien circonscrites. Il ne fait cependant aucun doute que Comte, en définissant par ce biais une limite absolue à l’évolution, a commis une erreur. Cela est lié à sa conception, du reste indéfendable, de l’évolution sociale, dont il sera question en détail dans le prochain chapitre. 18 Si l’on veut résumer en un jugement global le résultat de cette partie, voici ce qui en découle : Dans le domaine de la méthodologie des sciences sociales également, Comte se révèle un penseur sagace, qui a non seulement décelé avec génie les faiblesses des théories existantes, mais a aussi contribué, en ce qui le concerne, à élaborer de nouvelles règles méthodologiques meilleures pour remplacer celles qu’il considérait dépassées. Sa référence à l’expérience comme seule source véritable et fondamentale de la connaissance en sciences sociales, à une époque où la grande majorité de ses contemporains se tenaient éloignés d’elle ; son principe selon lequel une compréhension approfondie des problèmes sociaux ne peut se réaliser que si l’analyse séparée de chaque partie de la formation sociale et de chaque aspect de la vie sociale s’accompagne d’une observation orientée vers la saisie du tout, voire que la première, si elle veut atteindre la vérité, présuppose à vrai dire dans une certaine mesure la seconde ; et enfin sa théorie selon laquelle, en plus de l’observation [339] de la vie sociale actuelle, la méthode comparative et historique, l’étude des phases passées de l’évolution, est l’un des meilleurs outils de travail de la connaissance en sciences sociales : tout cela non seulement le place d’office parmi les esprits de premier plan, mais le désigne aussi comme un penseur qui mérite encore grandement de susciter l’intérêt des chercheurs en sciences sociales d’aujourd’hui. Il est bien entendu affligeant que Comte lui-même ne soit pas toujours resté fidèle à ses théories méthodologiques, qu’il les ait même pratiquement reniées plus tard, mais cela peut d’autant moins altérer leur valeur et l’importance de Comte pour l’évolution de la science qu’il y a une explication satisfaisante, d’une part dans la complexité de l’objet de recherche étudié et le manque de travaux préliminaires suffisants, d’autre part dans la particularité de son évolution intellectuelle, déjà présentée dans une partie antérieure de cet ouvrage.

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NOTES

1. A. Comte, Système de politique positive, t. IV. App. Plan des travaux scientifiques, p. 99 sq., 119 sq. (Dans toutes les références données par Waentig la pagination d’origine a été conservée [L. F.]). 2. Wilhelm ROSCHER (1817-1894) : élève de RANKE, spécialiste de sciences politiques (Staatswissenschaften) et d’économie nationale, domaines dans lesquels il applique la méthode historique, opposée à la méthode philosophique. Sa théorie des stades de l’économie (nature, travail, capital) fut critiquée par MARX qui la classe dans la « Vulgärökonomie » [L. F.]. 3. Karl KNIES (1821-1898) : économiste, importante figure de « l’école historique de l’économie nationale » [L. F.]. 4. À chaque fois qu’il s’agit de constater simplement l’état de fait extérieur des phénomènes sociaux, le bien-fondé de l’application des méthodes des sciences de la nature ne se discute pas. Toute la méthode statistique, ainsi que la conviction de pouvoir atteindre grâce à elle des résultats valables, reposent au fond sur cette réflexion. 5. W. DILTHEY, Introduction aux sciences de l’esprit (1883), p. 13 sq. ; p. 136 sq. 6. W. DILTHEY, ibid., p. 138 sq. 7. Wilhelm WUNDT (1832-1920) : fondateur, en 1879, de l’Institut de psychologie expérimentale à Leipzig [L. F.]. 8. Citation de GOETHE (Faust I, 575-577) [L. F.]. 9. Carl MENGER (1840-1921) : professeur d’économie à l’Université de Vienne, précurseur de l’école autrichienne de « l’utilité marginale » (Grenznutzen), autrement appelée « économie marginaliste » ou économie néoclassique. Ses Recherches sur la méthode dans les sciences sociales et en économie politique en particulier (Untersuchungen über die Methode der Sozialwissenschaften und der politischen Ökonomie insbesondere, trad. Gilles CAMPAGNOLO, Paris : Presses de l’EHESS, 2011), furent, en 1883, le point de départ de la « querelle des méthodes » [L. F.]. 10. Cf. à ce propos la critique de G. SCHMOLLER dans son écrit « Sur la littérature et l’histoire des sciences sociales » (Gustav SCHMOLLER (1838‑1917) : ce représentant de l’école historique allemande d’économie critiquée par MENGER est auteur d’un ouvrage intitulé Zur Litteraturgeschichte der Staats- und Sozialwissenschaften (Leipzig, 1888) et non, comme WAENTIG l’écrit par erreur, Zur Litteratur und Geschichte der Sozialwissenschaften [L. F.]). 11. MENGER montre ici les limites de la recherche empirique-réaliste (inductive) : celle-ci consiste à analyser des types tels qu’ils se présentent dans leur pleine réalité empirique, mais ne peut atteindre que des lois empiriques dont le niveau de généralisation reste limité. La recherche exacte a pour objectif l’établissement de lois rigoureuses : la science exacte n’analyse pas les phénomènes « réels », mais des éléments simples, rigoureusement typiques et en partie non empiriques [L. F.]. 12. Il vaut la peine de citer tout le passage auquel WAENTIG fait allusion : « Plus un domaine de phénomènes est complexe, plus est difficile et vaste la tâche de rapporter les phénomènes en question à leur éléments les plus simples et de découvrir le processus par lequel les premiers sont construits à partir des seconds conformément à des lois, et plus encore il est difficile d’obtenir un résultat de la recherche exacte à la fois complet et satisfaisant. Ainsi s’explique également le fait que, dans le domaine de la recherche menée sur la société comme dans les sciences de la nature, ne se manifestent à nous, la plupart du temps, que des lois empiriques concernant des phénomènes complexes, tandis que, eu égard à des phénomènes moins complexes de la nature et de la vie des hommes, la compréhension exacte prend une importance prédominante. Par suite aussi, ce fait bien connu que, là où il s’agit de connaissances théoriques liées aux phénomènes complexes d’un champ phénoménal donné, il est de coutume que la direction réaliste de la

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recherche prédomine, tandis que, pour des phénomènes moins complexes, c’est la direction exacte. Toutefois, en principe, les deux directions de recherche ne sont pas seulement pertinentes pour tous les domaines du monde phénoménal, mais elles le sont encore aussi à tous les niveaux de complexité des phénomènes. Si un penseur aussi remarquable qu’Auguste Comte exige que les sciences sociales trouvent leurs lois par des voies empiriques et, qu’à partir de là elles puissent accréditer les lois générales de la nature humaine, et si John Stuart Mill attache à cette même méthode, qu’il nomme, lui, au contraire, déductive, une importance véritablement décisive pour la recherche sur la société, alors il est patent qu’en dernière analyse, c’est sur un sentiment bien peu clair que l’état de fait exposé ci-dessus fonde ses conceptions » (C. MENGER, Recherches sur la méthode…, trad. G. CAMPAGNOLO, Paris : EHESS, 2011, Livre I, ch. 5, p. 209-210) [L. F.]. 13. Pour Menger, une partie des phénomènes sociaux (notamment économiques) et des phénomènes naturels sont le produit émergent et non intentionnel d’un ensemble de processus décentralisés [L. F.]. 14. C. MENGER, Recherches sur la méthode…, p. 6 sq., 25, 32, 34, 36, 40 sq., 53 sq., 68, 104, 127, 159 sq., 260. 15. W. WUNDT, Logik, II, p. 588 sq., 590 sq. 16. Il va de soi qu’on ne doit pas nier de la sorte l’importance, voire la nécessité des études de détail les plus poussées. On doit juste exiger que chaque recherche particulière nous montre toujours le détail comme partie d’un tout, chaque extrait de la totalité de la vie sociale d’un peuple ou des peuples comme tel et dans sa relation au tout. 17. Cf. COMTE, Cours, t. IV, p. 194 sq., 197. [Il vaut la peine de citer l’extrait : « Si nos économistes sont, en réalité, les successeurs scientifiques d’Adam Smith, qu’ils nous montrent donc en quoi ils ont effectivement perfectionné et complété la doctrine de ce maître immortel, quelles découvertes vraiment nouvelles ils ont ajoutées à ses heureux aperçus primitifs, essentiellement défigurés, au contraire, par un vain et puéril étalage des formes scientifiques. En considérant, d’un regard impartial, les stériles contestations qui les divisent sur les notions les plus élémentaires de la valeur, de l’utilité, de la production, etc., ne croirait-on pas assister aux plus étranges débats des scolastiques du moyen âge sur les attributions fondamentales de leurs pures entités métaphysiques, dont les conceptions économiques prennent de plus en plus le caractère, à mesure qu’elles sont dogmatisées et subtilisées davantage. Dans l’un comme dans l’autre cas, le résultat final de ces absurdes et interminables discussions, est, le plus souvent, de dénaturer profondément les précieuses indications primitives du bon sens vulgaire, désormais converties en notions radicalement confuses, qui ne sont plus susceptibles d’aucune application réelle, et qui ne peuvent essentiellement engendrer que d’oiseuses disputes de mots. Ainsi, par exemple, tous les hommes sensés attachaient un sens nettement intelligible aux expressions indispensables de produit et de producteur : depuis que la métaphysique économique s’est avisée de les définir, l’idée de production, à force de vicieuses généralisations, est devenue tellement vague et indéterminée que les esprits judicieux, qui se piquent d’exactitude et de clarté, sont maintenant obligés d’employer de pénibles circuits de langage pour éviter l’emploi de termes rendus profondément obscurs et équivoques. […] Il faut d’ailleurs soigneusement remarquer que, de l’aveu général de nos économistes sur l’isolement nécessaire de leur prétendue science, relativement à l’ensemble de la philosophie sociale, constitue implicitement une involontaire reconnaissance, décisive quoique indirecte, de l’inanité scientifique de cette théorie, qu’Adam Smith n’avait eu garde de concevoir ainsi. Car, par la nature du sujet, dans les études sociales comme dans toutes celles relatives aux corps vivants, les divers aspects généraux sont, de toute nécessité mutuellement solidaires et rationnellement inséparables, au point de ne pouvoir être convenablement éclaircis que les uns par les autres […] » (Cours de philosophie positive, 47e leçon, Hermann, p. 94) [L. F.].

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18. À ce propos, lorsque Comte affirmait que l’on devait partir de l’observation du tout, il avait surtout en tête l’idée que chaque forme de la vie sociale ne peut être étudiée séparément (Cours, t. IV, p. 254 sq.). Cependant, le fait qu’il était du même avis concernant les formations sociales prises isolément et leurs parties structurelles découle de sa volonté de voir appliquer la même méthode eu égard aux organismes biologiques. Toutefois, il a toujours justifié la justesse de ce procédé par la seule connexité des phénomènes sociaux et organiques, et c’est pourquoi il devait tolérer la remarque selon laquelle la connexion entre les éléments d’une relation chimique n’est certainement pas moins étroite. Il ne reconnaissait pas qu’au fond, dans les deux cas, c’est la connexité particulière et l’homogénéité des phénomènes intellectuels qui exigent ce procédé. Car, comme on l’a exposé plus haut, la résolution des ultimes problèmes de la vie organique nous conduira aussi nécessairement à recourir aux phénomènes intellectuels. 19. Léon DONNAT (1832-1893) : économiste et ingénieur français, élève de Le Play, partisan de réformes expérimentales à l’initiative des citoyens ou des élus locaux. Sa conception expérimentaliste s’appuie sur une analogie entre le milieu physiologique des cellules vivantes et le milieu intellectuel dans lequel sont immergés les individus composant la société (La Politique expérimentale, Paris : C. Reinwald, 1885, 2e éd. 1891) [L. F.]. 20. L. DONNAT, La Politique expérimentale, p. 55 sq., particulièrement p. 58 et 62. 21. G. SCHMOLLER, Volkswirtschaft, Volkswirtschaftslehre und – Methode, Hand-wörterbuch der Staatswissenschaften VI [Dictionnaire de poche des sciences politiques], p. 544 (tiré à part). 22. W. DILTHEY, Introduction aux sciences de l’esprit, p. 133 sq.

RÉSUMÉS

Dans ce chapitre publié en 1894, Heinrich Waentig (1870-1943) ne présente pas Comte comme une victime qu’il s’agirait de défendre. Il essaie plutôt de marginaliser les critiques de Comte qui dominent l’espace académique germanophone à cette époque. Il insiste sur le « triomphe » annoncé de la méthodologie comtienne, répond aux critiques de Dilthey et reprend certains arguments de son maître de Leipzig, Wilhelm Wundt. Waentig rend hommage à la méthode comparative qui permet de dégager les faits typiques d’une manière beaucoup plus pertinente que celle adoptée par l’économiste Carl Menger. Ce texte est donc aussi pour lui l’occasion de prendre position dans la querelle opposant Schmoller à Menger.

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Le problème de Jésus (Raoul Francé) Présentation

Laurent Fedi et Pierre Francé

1 Qui est Raoul Francé ? Il est né à Vienne le 20 mai 1874. Son acte de naissance indique qu’il se nomme Rudolph Franzé (avec un z) et qu’il est catholique. C’est donc à la suite d’un choix délibéré que l’ensemble de son œuvre est connu sous le nom de Raoul Francé. Dans son autobiographie il justifie ce choix par une grande admiration pour la culture française et une supposée ascendance française qui remonterait aux guerres napoléoniennes1. Son père était originaire des Sudètes et sa mère de Slovaquie. Sa petite enfance se déroule à Vienne dans le confort bourgeois d’une famille plutôt conventionnelle. Fonctionnaire de la Banque Impériale Austro‑hongroise, son père est muté à Budapest en 1884 et le jeune homme doit apprendre le hongrois pour poursuivre ses études. Passionné par les sciences naturelles, Raoul s’oppose à la volonté de son père qui voulait le diriger vers une carrière dans la finance. Ses professeurs encouragent sa vocation et lui proposent divers emplois dans leurs laboratoires pour financer ses études. Dans son autobiographie, il précise que ses parents n’étaient pas pratiquants et qu’ils lui laissèrent dans ce domaine une totale liberté2. Des rencontres marquantes ont pu éveiller son intérêt pour le fait religieux, que nous retrouverons bientôt. En se rendant auprès de sa famille en Slovaquie (branche maternelle), à Hadrisch près de Napajdl (aujourd’hui Napajdla), il fit la connaissance d’un rabbin3 qui non seulement partageait son goût pour la nature, mais lui fit aussi découvrir la Thora4. En 1893, à l’occasion d’une mission d’études sur les micro‑organismes du lac Balaton (Plattensee), il séjourna trois mois à l’abbaye bénédictine de Tihany5.

2 En 1900, Francé publie Der Wert der Wissenschaft, un premier ouvrage dans lequel, sous l’influence de Nietzsche notamment, il développe ses idées sur la science, l’art et la vie6. En 1901, il épouse Caroline Moser7 et le couple quitte la Hongrie pour Brunswick en Basse‑Saxe, mais l’écrivain Ludwig Reinhard (1847‑1918) et le professeur Max Seiling (1852‑1928)8, enthousiasmés par son livre, l’attirent à Munich, où il s’installe finalement en septembre 1902. A Munich, Francé fréquente des cercles de libres‑penseurs et de théosophes. Du côté de la libre‑pensée, il fait la rencontre d’Heinrich Molenaar (1870‑1965) qui dirige la revue Die Religion der Menschheit dans le but de diffuser en Allemagne la pensée d’Auguste Comte. Du côté des théosophes, occultistes et spiritistes,

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ses biographes9 mentionnent Rudolf Steiner (1861‑1925), que Francé apprécie sans partager toutes ses orientations ; le pittoresque publiciste Friedrich Arnd (1839‑1911), converti à l’islam sous le nom d’Omar al‑Rachid Bey, et son épouse la nouvelliste Hélène Böhlau (1859‑1940) ; la princesse Hélène Racowitza (1843‑1911), très connue depuis que le comte Racowitza tua en duel Ferdinand Lassalle (1825‑1864)10, et, parmi les amies de celle‑ci, la féministe anglaise, libre‑penseuse et théosophe, Annie Besant (1847‑1933). Francé s’immerge dans la vie culturelle bouillonnante et avant‑gardiste du quartier Schwabing, où il rencontre le peintre Gino Parin (1876‑1944), le portraitiste Fritz Bergen (1857‑1941), le zoologiste Karl Heider (1856‑1935), le graveur Sigmund Lipinsky (1873‑1940), le peintre animalier Walter Heubach (1865‑1923), et le dramaturge engagé Frank Wedekind (1864‑1918), un des chefs de file de l’expressionnisme, qui monte à Munich des pièces d’August Strindberg (1849‑1912). Dans ce haut lieu de la bohème littéraire qu’est Schwabing, il fréquente également le salon du Dr Artur Ludwig11, où se réunissent Frank Wedekind, l’essayiste Hans Brandenburg (1885‑1968), l’écrivain d’extrême‑gauche Erich Mühsam (1878‑1934), l’historien pacifiste Wilhelm Herzog (1884‑1960), la romancière et poétesse Annie Harrar (1886‑1971) qui allait devenir la compagne de Francé12 et le leader pacifiste Kurt Eisner (1867‑1919), cofondateur (en 1917) du Parti social‑démocrate indépendant d’Allemagne. Francé se lie d’amitié avec Herzog et Eisner. Pendant la Grande Guerre, Herzog échafaude, en collaboration avec Wilhelm Foerster (1869‑1966), Heinrich Mann (proche de Mühsam), Kurt Eisner et Raoul Francé, un projet d’encyclopédie sur le modèle de l’Encyclopédie de Diderot13. Mais le projet échoue. On le voit, l’entourage de Francé était constitué de personnalités très engagées. Aussi se trouva‑t‑il pris, un peu malgré lui, dans la tourmente politique de la fin de la guerre. En 1918, Eisner participa au renversement de Louis III et proclama la République libre de Bavière. Le 21 février 1919, il fut assassiné et un mouvement de panique s’ensuivit. Francé, craignant alors pour sa vie, fut contraint de quitter la ville et d’abandonner son Institut de Biologie fondé en 190914. 3 Raoul Francé à Munich (c’est‑à‑dire dans la période qui va de 1902 à 1919) peut être décrit comme un savant engagé. De 1902 à 1907, il consacre une partie de son temps à démystifier le texte des Evangiles en s’inspirant du courant le plus critique, celui qui remet en cause l’existence historique de Jésus. Son intérêt pour la question est tel qu’il s’inscrit à l’université pour suivre des cours de théologie en même temps qu’il perfectionne sa technique du dessin à l’Académie des Beaux‑Arts. Il s’exprime sur la question dans des textes et conférences. Au début de l’année 1903, il publie pour l’association des libres penseurs de Munich (Freidenkervereinigung München) une brochure sur « la personnalité historique du Christ » (Die geschichtliche Persönlichkeit Christi). Le contenu de cette brochure aujourd’hui introuvable est résumé dans le premier article que nous publions, « Le problème de Jésus », (Das Christusproblem), paru en mai 1903 dans la revue positiviste de Molenaar, Die Religion der Menschheit. Le 6 juin 1903, Francé tient devant l’association des libres‑penseurs une conférence richement documentée sur la naissance du christianisme (Die Entstehung des Christentums)15 que nous publions à la suite. 4 L’application systématique de la critique historique aux Evangiles remonte à la philosophie des Lumières. Dans un ouvrage qui fut longtemps jugé scandaleux, Reimarus (1694‑1768) dénonçait en Jésus un ambitieux politique et, dans ses disciples, des imposteurs. Au XIXe siècle, l’étude critique prend une autre tournure, souvent en phase avec la théologie protestante libérale. Si David Friedrich Strauss voit encore dans le texte des Evangiles un tissu de mythes, la plupart des théologiens critiques cherchent

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désormais à dégager le christianisme de son armature dogmatique et à lui assurer un fondement positif, proprement historique. Mais d’autres recherches conduisent à une critique plus radicale. C’est ainsi qu’en 1901, William Wrede (1859‑1906), partant du fait que les évangiles synoptiques ne montrent jamais Jésus en train de revendiquer un des titres qu’on lui prête – que ce soit celui de fils de David, de Messie ou de fils de Dieu –, tente de prouver que le « secret messianique » qui domine l’Evangile de Marc n’est autre chose qu’un subterfuge par lequel l’Eglise aurait jeté le voile sur un fait embarrassant pour l’apologétique, à savoir que Jésus lui‑même ne se regardait pas comme le messie. Ainsi le document généralement présenté comme le plus solide historiquement serait‑il une construction de l’Eglise et non, comme on le croit généralement, une narration relativement fidèle16 (Le secret messianique dans les Evangiles : Das Messiasgeheimnis in die Evangelien, Göttingen : Vandenhoeck, 1901). La thèse fait grand bruit17 et, dans le même temps, un groupe de pasteurs engagés dans le réformisme social se constitue à Brême autour de la personnalité d’Albert Kalthoff (1850‑1906). 5 Francé adhère à la remise en question du Jésus historique et rattache Jésus à la tradition midrashique (une hypothèse que l’on commence seulement de nos jours à explorer méthodiquement18). Sans doute ne connaît‑il pas la position d’Auguste Comte, qui considérait Jésus comme un faux fondateur (le vrai fondateur du christianisme étant Paul), mais Molenaar complète l’article de Francé par une note signalant au lecteur cette proximité. On pourrait également rappeler que c’est un disciple de Comte, Emile Littré, qui traduisit en français la Vie de Jésus de D. F. Strauss (Paris : Ladrange, 1839‑1840). Il est frappant de constater que Francé, qui cite Wrede et Kalthoff dans son article, adhère à la ligue moniste allemande (Deutscher Monistenbund) dont le premier président (en 1906) est précisément Kalthoff (ce qui fit débat, car on se demandait si un pasteur était à sa place dans un mouvement créé pour propager les idées de Haeckel). Francé compte parmi les premiers adhérents du mouvement moniste et l’on sait qu’il rencontra Ernst Haeckel, qui exerça incontestablement une certaine influence sur sa pensée du vivant19. 6 De 1907 à 1910, Francé édite son propre périodique, la Revue pour l’extension de la théorie de l’évolution (Zeitschrift für den Ausbau der Entwicklungslehre), fondée dans le voisinage du mouvement moniste, comme l’atteste la présence au comité scientifique de Hans Driesch et Johannes Unold. Il y publie des articles polémiques dans lesquels il dénonce l’imposture des tentatives apologétiques pour réconcilier les concepts de la biologie moderne et la conception chrétienne du monde (Alfred Dippe, Erich Wasmann)20, prenant au passage la défense du monisme et du panthéisme. 7 Francé fut l’introducteur, en 1911, du terme technique « édaphon » (adjectif : « édaphique »), qui désigne l’ensemble de tout ce qui vit dans le sol envisagé comme une communauté de vivants. Ce terme (du grec édaphon = le sol) fait pendant au mot « plancton » précédemment introduit par le zoologiste Victor Hensen. Tandis que l’écologue Karl Möbius (1825‑1908) affirmait que les organismes du sol sont unis par les mêmes conditions de vie, mais n’allait pas jusqu’à la reconnaissance d’une interaction entre les différences espèces, Francé fit un pas supplémentaire et réussit à mettre en évidence les interactions entre les éléments du biotope (influences réciproques de la faune et de la flore par exemple) ainsi que les équilibres dynamiques qui en résultent (biocénose). Il fut ainsi un des fondateurs de l’écologie des sols, qu’il faut distinguer de la classification zoologique des invertébrés ou même de la bactériologie des sols.

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8 Francé fut également un précurseur de « la bionique » qui consiste à chercher dans les mécanismes naturels des solutions pouvant donner lieu à des applications techniques. Francé, qui utilisait à l’époque le terme de « biotechnique » (le mot « bionique » s’imposa vers 1960), contribua à développer cette science‑carrefour par la conviction qu’il existe une ingénierie des plantes et que les mêmes problèmes peuvent trouver des solutions analogues dans le monde naturel et dans le monde artificiel. Remarquant les avantages dont dispose la capsule de pavot, qui, grâce à son système de petites ouvertures, produit une bonne répartition des graines dès qu’elle est ballottée par le vent, il en tira un modèle de salière qu’il réussit à faire breveter, en 1919, malgré la réticence des autorités qui firent observer que « l’invention » existait déjà dans la nature21. 9 Savant indépendant (il n’exerça aucune fonction académique) et auteur particulièrement fécond (soixante‑treize ouvrages et plus de trois cent cinquante études et articles), Francé est aujourd’hui connu en Allemagne, en Autriche et en Suisse pour ses découvertes sur les sols et sa conception de l’harmonie de la nature qui font de lui un pionnier de l’écologie22. En revanche, les articles publiés en marge de sa spécialité, notamment sur la question des Evangiles, attendaient encore d’être exhumés et traduits.

NOTES

1. Raoul FRANCÉ, Der Weg zu mir, Leipzig : Alfred Kröner Verlag, 1927 p. 12. Des recherches généalogiques récentes ont démenti l’hypothèse d’une ascendance française. 2. R. FRANCÉ, op. cit., p. 22‑23. 3. R. FRANCÉ respecte son anonymat en le désignant par l’initiale de son nom M. 4. R. FRANCÉ, op. cit., p. 52‑56. 5. Voir Hanns FISCHER, Raoul. H. Francé. Das Buch eines Lebens, Leipzig : Voigländer Verlag, 1924, p. 47. 6. R. FRANCÉ, Der Wert der Wissenschaft, Dresden : Carl Reissner, 1900. L’ouvrage connaîtra cinq rééditions. 7. De leur union naîtra Walter, l’unique enfant de R. FRANCÉ. 8. Proche de Rudolph STEINER, Max SEILING fit partie de la Société allemande de théosophie. Il est l’auteur de Goethe als Okkultist, Berlin : Johannes Baum Verlag, 1919 (réédition : J. Bohmeier, 2008). 9. Hanns FISCHER, Raoul.H.Francé. Das Buch eines Lebens, Leipzig : Voigländer Verlag, 1924 ; René Romain ROTH, R. H. Francé and the Doctrine of Life, First Book Library, 2000. 10. Hélène RACOWITZA (née Dönniges), devenue veuve en 1865, partit pour Berlin et devint actrice. Son remariage avec l’acteur autrichien Siegwart Friedmann (1842‑1916) fut suivi d’un divorce et elle épousa en troisièmes noces Sergej von SCHEWITSCH, militant pour l’égalité des sexes et amateur de théosophie. 11. On sait que R. FRANCÉ habite partir du 20 septembre 1908 au 54, Kurfürten-strasse, à deux pas du salon du Dr A. LUDWIG (6 Adalbertstrasse). Source : Archives de Munich.

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12. Il fait sa rencontre en 1916 (étant exempté pour myopie). Rapidement elle devient une collaboratrice assidue et poursuit même ses recherches dans le domaine des fertilisants naturels des sols jusque dans les années 50, au Mexique. 13. W. HERZOG, Menschen, denen ich begegnete, Bern : Francke, 1959, p. 58. 14. Institut privé de recherche sur la biologie des sols dont l’objet était l’étude de la formation de l’humus grâce aux actions des micro‑organismes de la faune et de la flore qui le composent. Fondé en 1909, cet institut vivait de dons privés et d’un financement public ; le matériel était fourni par la firme Zeiss de Iena. 15. Collection privée Pierre Francé. 16. Selon les spécialistes actuels, « Mc apparaît comme un récit vivant et concret, qui laisserait supposer un témoin oculaire des faits rapportés. En réalité, l’évangéliste emploie des stéréotypes qui donnent l’illusion du vécu ; il met ses talents de conteur à restituer à ses traditions la vivacité de l’histoire, la couleur locale, les détails précis » (Dictionnaire encyclopédique de la Bible, Turnhout : Brépols, 3e édition, 2002, p. 799). 17. La thèse de WREDE sera contestée ou corrigée par R. BULTMANN, E. HAENCHEN, E. PERCY, G. STRECKER, H. J. EBELING et E. SJÖBERG. 18. Le midrash est un ensemble de commentaires de la Torah, dont certains se veulent la mise en accomplissement des Écritures. Selon l’hypothèse midrashique, actuellement développée par des spécialistes tels que Bernard DUBOURG et Maurice MERGUI, le christianisme serait né d’une transcription en grec d’originaux hébreux ayant conduit à transformer en personnage historique une idée midrashique dépendante de son contexte, au prix d’un immense malentendu. L’interprétation se fonde sur une « rétroversion » vers l’hébreu de divers passages du Nouveau Testament ainsi que sur l’usage de la gématrie. Voir B. DUBOURG, L’invention de Jésus, Paris : Gallimard, 1987. 19. Manuscrits et photographies, collection privée Pierre Francé. 20. Voir R. FRANCÉ « Jesuitische Entwicklungslehre », Zeitschrift für den Ausbau der Entwicklungslehre, Stuttgart : Verlag des Kosmos/ Gesellschaft der Naturfreunde, 1907, p. 295‑298 ; « Theistische Naturphilosophie », ibid., p. 376‑377. 21. Parmi les pionniers de la « biotechnique », il faudrait citer Gustav LILIENTHAL (1849‑1933), le concepteur d’engins volants imitant l’oiseau, sans parler de Léonard de Vinci. 22. Les villes de Dinkelsbühl et de Munich, où vécut R. Francé, donnèrent son nom à une rue et tous les deux ans la « médaille Raoul Francé » récompense en Allemagne diverses personnalités ayant contribué au respect de l’environnement et au développement de l’agriculture biologique.

AUTEURS

LAURENT FEDI

Maître de conférences en philosophie, (EA 2326) Université de Strasbourg

PIERRE FRANCÉ

Ingénieur retraité, membre de l’association la Maison d’Auguste Comte – Paris

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Le problème de Jésus

Raoul Francé Traduction : Alba Chouillou

NOTE DE L’ÉDITEUR

Source : Die Religion der Menschheit, mai 1903, n° 5, p. 134-137. Titre original : « Das Christusproblem ». Notes : Laurent Fedi.

1 Depuis que Renan, Strauss1 et Bruno Bauer2 ont donné l’impulsion à la première grande crise biblique – en comparaison de laquelle le courant initié par Delitzsch3 ne peut qu’être qualifié d’insignifiant – les courants orthodoxes de toutes les confessions se sont servis du relâchement d’intérêt pour la religion afin d’édifier discrètement mais assidûment, à propos de ces œuvres à la portée historique, un monceau d’écrits déroutants, qui éclipse les véritables questions. Le fond du problème a été dissimulé sous des interrogations secondaires, étouffé par des développements sans lien avec le sujet ; en un mot, le talent principal des théologiens, qui consiste à embrouiller artificiellement les faits les plus simples, a permis d’en arriver à l’affirmation complètement infondée selon laquelle la crédibilité des Évangiles, anéantie par l’École de Tübingen4, par Strauss et Bauer, serait à nouveau restaurée.

2 Cette tactique a peut-être pu tromper les profanes, mais pas la science. Cette dernière a continué tranquillement son chemin sans se préoccuper de la rumeur de ceux dont les intérêts étaient menacés. C’est avec une violence redoublée et des ressources encore supérieures à celles dont disposaient les pionniers de la critique biblique que la science mène en ce moment une attaque fondamentale contre le dogme principal des Églises : le concept de Jésus. Pour l’instant, le camp de l’orthodoxie se drape dans un profond silence, espérant pouvoir, comme souvent, occulter cet épisode fâcheux. En cas d’échec, on répétera les vieilles manigances. Mais c’est justement pour cette raison qu’il est du devoir de tout sympathisant positiviste de faire en sorte que l’opinion publique la plus large possible prenne connaissance de la lutte menée par une petite troupe déterminée

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de théologiens libres penseurs au service de la vérité, car cette lutte contribuera à l’épanouissement et à la diffusion de la conception positiviste du monde. 3 Le fondement de cette lutte est le suivant : étant donnée la défaillance que l’on sait en ce qui concerne toutes les sources historiques sur la figure de Jésus, les seuls documents anciens qui nous restent, à savoir les livres canoniques du Nouveau Testament, sont de plus en plus reconnus comme des allégories et des produits de la littérature d’édification juive. C’est le mérite de Wrede5 d’avoir en premier montré que, dans le plus ancien de tous les Évangiles, l’Évangile selon Marc, le Christ n’est appréhendé que symboliquement comme incarnation de l’Église en devenir du IIe siècle. Cette idée a été confirmée par E. Kalthoff6, le Dr. Steudel7 et moi-même, également en ce qui concerne les autres écrits du Nouveau Testament – et notamment les lettres de Saint Paul – de manière si frappante qu’il n’est désormais vraiment plus qu’une question d’honnêteté de savoir si l’on conserve ou non le concept de réalité historique du Christ des Évangiles. Nous disposons aujourd’hui de suffisamment de preuves contre ce concept ; on n’en exposera ici que quelques-unes parmi les plus convaincantes. 4 Dans l’ensemble des traductions synoptiques des Évangiles, la prophétie de la destruction de Jérusalem est introduite par la question des disciples sur le « retour » du Christ (par exemple Matthieu 24, 3). Dans le texte hellénistique original est employé le mot « parousie », qui ne signifie pas « retour » mais « arrivée », « apparition », si bien que l’on doit comprendre ce passage comme une question sur l’arrivée du Messie (moyennant quoi la signification messianique de Jésus est déjà rendue caduque). Le Christ répond, conformément au poncif habituel des légendes rabbiniques, qu’elle aura lieu au temps des douleurs de l’enfantement du Messie, et il caractérise cette période par une description de la destruction de Jérusalem, des persécutions des chrétiens « au nom du Christ » (Matthieu 24, 9), des ascètes chrétiens (Matthieu 19, 12), des sectes gnostiques (24, 10), des pseudo-Messies (24, 11) (qui désignent Simon Magus, Dositheos, Theudas, éventuellement Bar-Kochba), c’est-à-dire rien que des faits se rapportant à l’époque allant de Néron à la persécution des chrétiens sous Trajan, et principalement à cette dernière. De nombreuses autres pistes mènent à la même constatation, si bien que l’on est contraint de transposer l’origine des Évangiles au temps de Trajan. À cette époque avait éclaté la crise décisive à propos de la nouvelle doctrine (on sait que la persécution de Néron et de Domitien n’avait qu’un caractère privé) ; il était donc nécessaire de fournir aux pusillanimes partisans de quoi se consoler et se réconforter. Et c’est ainsi qu’a vu le jour une apocalypse qui, tout à fait à la manière de l’apocalyptique juive (cf. comme exemples d’autres apocalypses le Livre de Daniel ou d’Enoch), transposait un récit édifiant en des temps plus lointains et en d’autres lieux. Les différentes variantes de cette apocalypse sont les quelques 30 « Évangiles » parmi lesquels l’Église, alors en pleine consolidation, a choisi les 4 livres canoniques. Les formes extérieures du récit furent inspirées des prophéties des prophètes, particulièrement de la description du « Serviteur souffrant » chez Isaïe (53-54) ; le détail de l’histoire de la Passion provient de l’expérience de la persécution de Trajan (c’est également ainsi que Judas, dont la présence est tout à fait injustifiée dans les Évangiles, trouve une signification parfaite dans le type des délateurs [traîtres], qui étaient alors la terreur des chrétiens) ; le recueil de maximes du Sermon sur la montagne, tout comme les autres « paroles du Seigneur », se retrouvent comme logia8 dans chaque midrash (récit d’édification) rabbinique de cette période. Et comme le supplice de la croix, et en particulier la résurrection victorieuse, y est bien davantage

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mis en valeur que les préceptes, qui pour leur part restent occasionnels et incohérents, les obligations des disciples et des croyants se résument également à ceci : faire confiance et endosser l’héritage de la souffrance (Matth. 24, 13 ; 10, 22 ; 10, 32-38). Tout cela contribue à donner un symbole au mouvement messianique, si cruellement persécuté et pourtant triomphalement ressuscité. 5 Cela nous mènerait trop loin de présenter ici davantage d’éléments de la somme d’arguments et de preuves que présente la critique évangéliste moderne ; je renvoie donc à mon écrit sur la figure historique de Jésus9. En tout cas, nous sommes enfin bientôt libérés définitivement du poids de concepts orientaux qui nous sont étrangers. Cette libération prendra le temps nécessaire pour être diffusée et pour agir, afin que de larges couches de notre peuple soient elles aussi délivrées du plus grand obstacle que connaisse la connaissance scientifique du monde ; une connaissance qui s’impose déjà tellement aujourd’hui que même les prêtres (c’est le cas du pasteur de l’église Saint- Rambert de Brême dans la revue Das freie Wort [La parole libre], février 1903 10) n’ont pu refuser leurs suffrages et leur approbation à la conception selon laquelle Jésus n’est pas une figure historique, mais seulement une représentation idéale de la foi. 6 Postface de l’éditeur [Heinrich Molenaar]. Bien que je sois toujours d’avis que le Christ des Évangiles repose bel et bien sur une figure historique (en effet très idéalisée par la suite), je suis tout de même surpris de voir combien cette nouvelle critique évangélique se rapproche de celle d’Auguste Comte, qui, comme chacun sait, considère aussi Jésus comme une simple représentation idéale (dans le premier volume de la Politique positive, p. 411, il parle de « l’insuffisante fiction du Christ »), dont l’Église catholique n’aurait pu à vrai dire se passer (cf. Politique positive III, 406 : « Le monothéisme occidental, surgi dans un milieu profondément hostile, dut disposer le gouvernement à respecter le sacerdoce, en plaçant celui-ci sous un chef divin, au lieu de le faire émaner d’un simple prophète »). Cf. aussi l’article dans la deuxième année, p. 130 ; « Jésus de Nazareth, réformateur social » de J. Brand.

NOTES

1. David Friedrich STRAUSS (1808-1874) : historien et théologien allemand auteur de la Vie de Jésus (1835), ouvrage traduit en français (1839-1840) par le positiviste Émile LITTRÉ, d’après la 3e édition. 2. Bruno BAUER (1809-1882) : philosophe et critique biblique, inspirateur des « jeunes hégéliens », interdit d’enseignement après 1840 à cause de ses écrits sur les Évangiles. 3. Franz DELITZSCH (1813-1890) : professeur de théologie à l’Université de Leipzig, exégète biblique et bon connaisseur des textes rabbiniques. 4. Influente école de théologie protestante représentée par Ferdinand Christian BAUR (1792-1860) et David Friedrich STRAUSS (1808-1874). 5. William WREDE (1859-1906) : critique biblique participant à la Religionsgeschichtliche Schule, célèbre pour son enquête sur le « secret messianique » qui entraîna la remise en question de l’existence historique de Jésus.

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6. Albert KALTHOFF (1850-1906) : théologien protestant, pasteur à l’église St Martin de Brême (depuis 1888), co-fondateur, avec Friedrich STEUDEL (1866-1939) et Oscar MAURITZ (1867-1958), du « radicalisme brêmois », influencé par la « théologie sociale » et la théorie marxiste de l’histoire, proche du social-démocrate Friedrich EBERT (1871-1925) ; promoteur d’une « religion des modernes » issue de la synthèse de la pensée nietzschéenne et de la théorie de l’évolution ; premier président du « Deutscher Monistenbund » (Ligue moniste allemande). 7. Friedrich STEUDEL (1866-1939) : théologien protestant, pasteur à l’église St Rambert de Brême, ami de KALTHOFF, propagateur de la thèse de la non-existence historique de Jésus. 8. Logion : citation, parole rapportée de Jésus. 9. R. H. FRANCÉ, Die geschichtliche Persönlichkeit Christi (Munich : A. Gradinger, 1903) [NdA]. 10. F. STEUDEL, « Das Christusproblem », Das Freie Wort, Frankfurter Monatsschrift für Fortschritt auf allen Gebieten des geistigen Lebens, n° 19, 5. Januar 1903, p. 596-603 ; n° 20, 20. Januar 1903, p. 620-627.

RÉSUMÉS

Dans cet article de 1903 paru dans une revue positiviste, le naturaliste Raoul Francé (1874-1943) se réfère l’école critique d’exégèse biblique (de Strauss à Wrede) pour faire entendre la voix des libres penseurs qui remettent en question l’existence historique de Jésus. Francé considère le texte des Evangiles comme une des expressions du mouvement messianique juif, qu’il faut comprendre symboliquement et non comme un récit historique. La postface de l’éditeur de la revue, le positiviste Heinrich Molenaar, rappelle que Comte interprétait déjà la figure de Jésus comme une extrapolation.

AUTEURS

RAOUL FRANCÉ

Ingénieur retraité, membre de l’association la Maison d’Auguste Comte – Paris

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L’émergence du christianisme

Raoul Francé

1 Depuis le temps des découvertes marquantes dans les sciences de la nature, notre appréciation des bouleversements qu’elles ont engendrés a nécessairement changé. La renaissance de l’idée d’évolution, tombée dans l’oubli depuis l’époque des philosophes gréco-romains, la preuve d’une parenté intime entre l’être humain et le reste du monde organique dans l’histoire de l’évolution : ces nouveautés nous promettaient une nouvelle ère de l’intelligence humaine, où les modes de pensée dépassés, avec leur croyance en un absolu immuable et leurs naïves chimères souvent grimaçantes, allaient disparaître rapidement, une fois pour toutes. Cette espérance n’a été comblée que très partiellement durant la centaine d’années écoulée depuis que le grand-père du célèbre Charles Darwin a ouvert la voie à l’idée d’évolution.

2 La force la plus importante à lui barrer la route, la « vision chrétienne du monde », qui se fait toujours un plaisir de donner à un million de prêtres les moyens de mener une existence insouciante et oisive – moyens dont elle doit priver la culture et les professeurs – cette énorme force peut, aujourd’hui encore, s’opposer obstinément à la philosophie et à la science de la nature. C’est en vain que Kant a anéanti les soi-disant preuves de l’existence de Dieu, en vain que la biologie nous a montré comment l’être humain s’est développé au fil du temps, suivant un merveilleux processus d’achèvement, à partir de la première gouttelette de substance vitale. Une théologie avancée, qui compose habilement avec les représentations de l’époque, trouve malgré tout crédit et partisans, même parmi les personnes instruites, lorsqu’elle fait remarquer que le noyau moral de son dogme, revêtu des habits du mythe, est si puissant et irréfutable qu’il a non seulement été capable d’engendrer l’Église, une organisation dont l’aboutissement est sans pareil, mais qu’il a aussi, deux siècles durant, su préserver cette dernière des attaques et des cas litigieux, et qu’il a par conséquent le droit de continuer à exister. 3 Dans ce contexte, il est tout à fait égal que le Christ n’ait été qu’un être humain ; il est même tout à fait superflu de se demander s’il s’agit d’une figure historique ou non ; seuls importent le dogme et les qualités morales des premiers chrétiens. C’est pourquoi Harnack1 et son école ont le courage de laisser de côté, sans vergogne, la déité de Jésus, c’est pourquoi les pasteurs de Brême défendent ces derniers temps ouvertement l’idée

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que Jésus est une figure inventée pour les croyants. Ils n’ont pas l’intention d’attendre que la science non théologique se débarrasse des prêtres en même temps que des dogmes, et ils professent ces temps-ci un christianisme sans Dieu et sans Christ, afin que, lors du grand règlement de comptes, soit au moins préservé le statut si lucratif du clergé2. 4 Ainsi, ce n’est pas la science de la nature, mais la recherche historique et l’histoire des civilisations qui raviront au christianisme son dernier soutien, car le dernier recours des théologiens n’est pas valable : le christianisme n’a jamais été une camaraderie noble et porteuse de hautes vertus, les doctrines chrétiennes n’ont pas élevé le niveau de la morale, ce n’est pas grâce à leur propre force morale qu’elles sont parvenues à la victoire, mais par des procédés très bas et condamnables, et la domination du christianisme n’a apporté profit et bienfaits à personne sur Terre, si ce n’est à l’Église. 5 C’est l’Église elle-même qui nous en fournit les preuves dans les documents sur sa fondation et dans les actes de la préhistoire chrétienne.

I.

6 Les évangiles, les lettres de Saint Paul, la littérature des épîtres et les écrits des « pères apostoliques » sont d’une très grande importance pour comprendre les premiers chrétiens, aussi insignifiants soient-ils pour juger la figure de Jésus. Mais ce sont les meilleurs témoignages de la formation des premières communautés, des représentations et parfois aussi des destinées des chrétiens primitifs. Il en ressort sans conteste que le courant chrétien était dès le début une affaire purement juive, qui a seulement eu accès à des milieux plus larges, païens ou plus exactement hellénistiques, à partir du moment où un groupe d’hommes, réunis autour de la personne de Paul, l’y a conduite. Et c’est pour cette raison que la première mention historiquement attestée qui se réfère à des chrétiens ne parle que de juifs. Il s’agit du célèbre passage de la Vita Claudii de Suétone (chapitre 25) à propos des troubles ayant éclaté sous l’impulsion de Chrestos parmi les juifs romains et qui auraient mené à leur persécution. Cette persécution des juifs sous Claude a pu avoir lieu dans les années 41 à 54 de notre ère – pour différentes raisons, on a supposé qu’elle avait été ordonnée en 50 ; dans tous les cas, il apparaît de ce fait probable qu’un courant messianique juif était présent à Rome très tôt avant l’apparition du mythe de Jésus. Mais rapidement les « juifs réformés » se firent davantage remarquer parmi leurs camarades, et Tacite les distingue déjà très clairement des juifs lors de sa description du régime de Néron. Il dit à ce propos dans les Annales (15, 44) : « Lorsque le grand incendie sous Néron eut détruit la plus grande partie de la ville de Rome et que la rumeur populaire en désigna de manière persistante Néron lui- même comme instigateur, il chercha à y couper court en rejetant la faute sur d’autres et infligea des châtiments raffinés à ceux que le peuple nommait chrétiens et détestait à cause de leurs infamies. Le transfert fut accepté en raison de leur haine contre le genre humain ». 7 L’introduction des chrétiens dans l’histoire universelle ne s’est donc nullement faite de manière flatteuse. Le fait est que les chrétiens, dès le début, ne se rendirent pas sympathiques auprès des personnes qui ne partageaient pas leur point de vue. Cela semble cependant bien compréhensible lorsqu’on les aborde à partir de leurs propres écrits. C’est dans l’histoire des apôtres, dans les lettres de Saint Paul, ainsi que dans la

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soi-disant Apocalypse de Saint Jean, qui renferme les espérances et les attentes des chrétiens primitifs, qu’ils se décrivent le mieux.

8 Dans les Actes des Apôtres (4, 34-35), la première paroisse de Jérusalem est présentée comme une société communiste. On y raconte que ceux qui avaient des champs ou des maisons les vendaient et en répartissaient la recette entre tous. Un exemple subtil, qui parle vraiment en faveur d’une représentation fidèle à la réalité, est à ce sujet l’épisode d’Ananias et Saphira, qui, lors de cette répartition entre tous, voulurent tricher. 9 Ce mode de vie communiste était en tout cas une particularité qui devait distinguer très clairement les premiers membres de la communauté chrétienne de leurs compatriotes. Il faut ajouter que les chrétiens évitaient rigoureusement tout contact avec les « non croyants » – il est ainsi reproché de manière véhémente à Pierre dans les Actes des Apôtres (11, 3) d’avoir partagé la table avec des personnes non circoncises ! Mais c’est dans les Évangiles (Matth. 15, 26) que l’on trouve une extrême aversion pour tous les non chrétiens, les païens y étant désignés comme des chiens et des porcs – des expressions que l’on n’hésitait pas à attribuer au Christ ! Paul conseille aux croyants (2 Corinth. 9, 17) de se dissocier complètement des Romains ; dans sa 1re lettre aux Corinthiens, il donne même libre cours à la haine fanatique qu’il éprouve envers eux (16, 22) : « Si quelqu’un n’aime pas le Seigneur Jésus Christ, qu’il soit anathème maran atha ». L’anathème est la malédiction de l’Église entrée dans l’usage, les deux autres mots restent jusque-là inexpliqués. Paul, on le sait, était épileptique3, et l’exégèse biblique a donc compris ces mots étranges comme des propos extatiques, comme le signe d’un « accès de fureur » accompagné de balbutiements incompréhensibles ; on a cependant aussi pu considérer ces mots comme une formule magique, ce qui nous fait immédiatement penser aux curieuses paroles du philosophe grec Celse à propos d’« une certaine magie et sorcellerie » des chrétiens et des « noms barbares de quelques démons qu’ils utilisent comme imprécations »4 et dont il avoue avoir peur5. 10 Il est du reste une grande erreur de considérer les premiers chrétiens comme des êtres particulièrement doux et pacifiques. Les preuves déjà avancées attestent assez de leur intolérance fanatique, et le meilleur témoignage de leurs intentions est le célèbre passage de l’Évangile selon Matthieu (10, 34) qui fait dire à Jésus : « Ne croyez pas que je sois venu apporter la paix sur Terre. Je ne suis pas venu apporter la paix, mais l’épée. Car je suis venu mettre la division entre l’homme et son père, entre la fille et sa mère, entre la belle-fille et sa belle-mère. Et l’homme aura pour ennemis les gens de sa maison ». En effet, Celse, cité plus haut, nous raconte, d’après sa propre expérience (chez Origène, 3, 44-71), que les « plus effrontés parmi les chrétiens encouragent les enfants à se débarrasser de leurs rênes », « exigent d’eux qu’ils renoncent à leur père et à leurs professeurs » et qu’ils aillent avec eux « au gynécée ou au foulon ou à la cordonnerie » pour pouvoir leur apprendre tranquillement comment « devenir bienheureux ». 11 Une haine viscérale envers les Romains et leur État se fait jour dans l’Apocalypse de Saint Jean, qui, par sa tendance générale, est désormais considérée unanimement par les théologiens comme une réaction, une réponse à la persécution des chrétiens par Néron. Dans cette Apocalypse sont prophétisées la chute de Néron et sa damnation éternelle, et l’on y explique aux chrétiens, sous la forme d’une vision, que Jésus Christ viendra sous peu procéder lui-même au jugement du monde romain. Des sauterelles à visage humain et à dents de lion viendront et, cinq mois durant, piqueront comme des scorpions tous les païens, la troisième partie de l’humanité sera exterminée dans le feu,

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la fumée et le soufre, un quart de l’humanité mourra de faim à la demande des chrétiens persécutés, l’eau se changera en sang, les païens souffriront d’une telle chaleur qu’ils en croqueront leur langue et attraperont des maladies des glandes, leurs villes seront détruites par des tremblements de terre, leurs commerçants se plaindront de la mauvaise situation des affaires (!). (18, 11) – A la fin, Jésus vient lui-même sur un cheval blanc ; de l’épée sortant de sa bouche, il étrangle tous les païens, il découpe les hommes avec sa faucille jusqu’à ce que le sang des tués « aille jusqu’à la bride des chevaux » (14, 20) ! Mais les 144 000 juifs qui sont devenus chrétiens (12 000 de chaque branche descendant de Juda !) demeurent épargnés par ces atrocités, ils rejoignent le ciel et y entonnent des chants de liesse avec les anges.

12 On ne peut nier qu’en regard de cela les fondements soi-disant « chrétiens » de l’amour des ennemis, voire même seulement de celui du prochain, apparaissent comme de pures paroles en l’air. Où est passée la belle phrase sur le pardon accordé aux ennemis ? 13 Il reste que les premiers chrétiens, en dépeignant ces horreurs comme symboles de leurs espoirs, ont vraiment légitimé les affirmations des Romains sur la haine des chrétiens pour le genre humain. Si l’on ajoute que les chrétiens évitaient farouchement les fêtes et les sacrifices des Romains, si l’on pense qu’ils se rassemblaient, la nuit, dans des catacombes ou auprès de tombeaux et qu’ils psalmodiaient des chants inquiétants où il était question d’un crucifié, si l’on se souvient de ce qui nous a été rapporté sur la glossolalie des premiers chrétiens, sur leurs balbutiements et leurs cris confus et extasiés, on comprendra aisément que les Romains, d’un naturel joyeux et amoureux de la lumière, firent de moins en moins confiance à ces originaux emplis de haine, à ces hommes obscurs et sauvages, et les crurent capables de perpétrer des crimes farfelus. Le soupçon le plus populaire, qui poursuivit les chrétiens presque trois siècles durant, était le meurtre rituel. Une rumeur tenace voulait qu’ils tuent des enfants, les fassent cuire, les saupoudrent de farine et les accompagnent de pain trempé dans le sang des enfants assassinés. On avait aussi l’habitude de leur prêter des vices contre-nature. Le Père de l’Église Eusèbe rapporte dans son Histoire ecclésiastique (V, 2) que, par exemple à Lugdunum, sous Verus (environ de 160 à 170 après J.-C.), certains esclaves de chrétiens prononçaient contre ces derniers, de leur propre initiative, les redoutables accusations mentionnées plus haut. Il n’est donc pas étonnant que le peuple ait exigé avec une force et une énergie de plus en plus grandes une sévère procédure contre les chrétiens et, comme la population chrétienne des villes médiévales le fit contre les juifs accusés de faits semblables, qu’il en vint lui-même par endroits à des actes de violence. Cela ne fit naturellement que consolider la haine des chrétiens contre les Romains, et c’est ainsi que la première apparition des chrétiens mena nécessairement à des persécutions qui s’intensifièrent à mesure que les chrétiens gagnaient en importance et en fidèles. 14 Les Actes des Apôtres dépeignent déjà cette persécution (6e et 7e chapitres) qui se serait déclenchée « en l’église de Jérusalem » et où un certain Étienne fut victime de la fureur du peuple. L’Histoire ne recense pas cet événement, au demeurant tout à fait anodin pour l’époque, et il n’est en rien vraisemblable, puisque les juifs, décrits comme les agresseurs, n’avaient alors aucune raison de persécuter des gens qui étaient considérés comme faisant partie de l’une des nombreuses sectes religieuses tolérées. Il est bien plus probable que ce récit fasse référence à un différend qui éclata entre les membres eux-mêmes de ce nouveau cercle. 15 En effet, les Actes des Apôtres, qui se désignent eux-mêmes comme le prolongement de l’Évangile selon Luc, ne constituent pas une représentation historique, mais un écrit

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partisan. Leur parti pris est de combler l’importante fissure qui, dès le début, a divisé les chrétiens en deux camps acharnés et ennemis. C’est le combat entre l’Église de Jérusalem et les Gentils, ou, comme on appelait à l’époque les deux parties, entre les « Pétriniens » et les « Paulinistes ». Les plus originels d’entre eux sont assurément les Pétriniens ou Ébionites (qui signifie « les pauvres »), qui considéraient toute la fondation exclusivement comme une secte juive. En revanche, les Paulinistes, en tant que modernes, acceptaient aussi avec empressement des Grecs et des Romains dans le nouveau cercle. Quelle que soit la communauté chrétienne vers laquelle on se tourne à cette époque, partout fait rage la polémique entre Pétriniens et Paulinistes. Les épîtres de Paul ne cessent de mettre en garde contre les Pétriniens, qui seraient de faux frères pressants et hypocrites. Par endroits (Rom 16, 20), Pierre est même appelé Satan. 16 De leur côté, les écrits ébionites, détruits en grande partie par le camp des Paulinistes, nomment Paul « l’hérétique » ; le Père de l’Église Irénée, qui a eu accès à ces textes, dit qu’« ils médisent à l’infini de Paul » (Contre les hérésies, I, 26). Or, dans les Actes des Apôtres, Pétriniens et Paulinistes sont représentés comme des anges s’aimant d’un amour purement fraternel, même les prodiges qu’ils accomplissent sont répartis entre les deux, si bien qu’il n’y a pas un miracle de Pierre qui n’ait son pendant chez Paul. Ce parallèle est poursuivi dans les détails les plus ridiculement insignifiants. Ainsi, le Christ apparaît à Paul au 9e chapitre et le nomme son apôtre auprès des païens – mais aussitôt, il apparaît aussi à Pierre en lui confiant la même mission. C’est pourquoi Ferd. Baur, Professeur de théologie, désigne les Actes des Apôtres, en une jolie périphrase6, comme « une modification intentionnelle et tendancieuse des faits », et c’est aussi la raison pour laquelle la persécution d’Étienne qui y est décrite est considérée par la théologie moderne comme un différend masqué entre les deux parties. On a toutes les raisons de penser qu’Étienne et ses camarades étaient des Paulinistes, tués par leurs « propres frères en Christ », sympathisants ébionites. 17 Mais d’où viennent ces Ébionites parmi lesquels les premières « idées chrétiennes » virent le jour ? L’Histoire ne se prononce pas à ce sujet. Mais pour les amateurs d’Histoire, il n’y a là rien d’étonnant, car il y avait alors, au début du règne de César, un si grand nombre de petites sociétés religieuses, qu’une association cultuelle comme celle des chrétiens, aussi visible soit-elle, devait avoir rassemblé de très nombreux membres avant de pouvoir attirer l’attention sur la place publique. C’est que l’époque était très favorable à la fondation de sectes mystiques. La croyance hellénistique dans les divinités était devenue ce qu’est le christianisme aujourd’hui : la religion d’État, pratiquée par pur intérêt et avec le plus grand zèle par tous les fonctionnaires, dignitaires et les personnes qui en dépendent, mais qui laisse parfaitement insensibles tous ceux qui n’ont pas d’intérêts matériels. Le judaïsme était lui aussi désorganisé de la même manière et se divisait en différentes sectes qui se combattaient et se haïssaient mutuellement. Ces sectes se nommaient les Pharisiens, le Sadducéens et les Esséniens. Ces derniers sont sans aucun doute liés au christianisme. 18 Dans son ouvrage De vita contemplativa, Philon d’Alexandrie fait une description détaillée des Esséniens, qu’il nomme ascètes ou thérapeutes. Nous y apprenons ainsi par Flavius Josèphe, qui les mentionne également dans la Guerre des Juifs contre les Romains, qu’environ 4 000 de ces thérapeutes vivaient disséminés en Palestine, au bord de la mer Rouge, mais aussi dans des villes, même à Rome et, comme le dit Philon, « dans de nombreuses autres contrées du globe ». C’étaient des juifs qui respectaient à la lettre de nombreuses coutumes ancestrales, cohabitaient de manière tout à fait

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communiste, condamnaient, tout comme les chrétiens, les sacrifices de sang, et – comme le dit Eusèbe7, qui les considère aussi comme chrétiens – « qui observaient déjà les mêmes prescriptions ecclésiastiques que nous ». Avec eux vivent des femmes, appelées thérapeutrides, dont Eusèbe nous dit : « La plupart d’entre elles étaient des vierges âgées, qui vivaient avec les thérapeutes mais n’étaient pas désireuses d’avoir une progéniture mortelle ». 19 La ressemblance est donc frappante entre les Esséniens et les chrétiens primitifs. Communisme, tendances ascétiques, baptême, rejet des sacrifices de sang, à quoi s’ajoutent des rituels juifs et une mythologie hébraïque : toutes ces caractéristiques se retrouvent dans les deux cas, et leur adéquation devient complète lorsqu’on apprend que Philon les appelle aussi hosioi, les pieux ou les saints, et que nous nous souvenons que les chrétiens avaient l’habitude de se nommer « les pieux » et « les saints ». Les anciens écrivains ecclésiastiques, qui devaient savoir reconnaître mieux que nous, 2 000 ans plus tard, les liens et les ressemblances, désignaient franchement les Esséniens comme des précurseurs chrétiens, comme le fait par exemple Eusèbe dans son Histoire ecclésiastique, ou, avant lui, Épiphane, qui écrit : « Les Ébonites sont apparentés avec les Esséniens »8. 20 Flavius Josèphe, dans son ouvrage sur la Guerre des Juifs (De bello judaic., XIII, 9), ayant mentionné un certain Judas de l’an 110 avant notre ère comme étant un Essénien, le IIe siècle avant J.-C. est donc la période la plus lointaine à laquelle remontent les traces des cercles chrétiens ! 21 On trouve les preuves les plus convaincantes de ce que les Esséniens partageaient avec les chrétiens les mêmes enseignements et visions du monde dans le fait qu’ils adoptent rapidement et massivement au IIe siècle le nom de chrétiens et que le terme d’Esséniens disparaît alors comme par enchantement. D’un autre côté, les Esséniens présentent de nombreux traits qui les rapprochent des bouddhistes indiens ; notamment le fait qu’ils aient horreur de tuer des animaux, leur nourriture végétale, beaucoup de leurs idées douces et pessimistes, leur explication du monde comme émanation d’un esprit originel inconcevable, les aspects théosophiques de leur morale, en particulier la doctrine selon laquelle la vertu réside en la lutte de l’esprit pour la libération de la matière, leur organisation de la communauté en différents ordres, calquée sur les sangha bouddhistes – tout cela rend plus que probable une influence bouddhiste sur ces véritables chrétiens primitifs. Une telle possibilité allait de soi si l’on songe aux relations nourries entre l’Inde et l’Orient romain, particulièrement en ce qui concerne les juifs qui pratiquaient le commerce. Selon une indication de Pline, l’Empire romain dépensait à cette époque non loin de 50 millions de sesterces par an (8 millions de marks) pour des denrées indiennes, qui transitaient principalement par les navires de commerce de Syrie, d’Asie mineure et d’Égypte. Il est tout naturel que, ce faisant, des idées venues d’Inde se répandaient également, et l’on ne peut s’étonner que, même plus tard, les Évangiles soient pleins d’influences indiennes. Une grande partie des versets du dogme est indéniablement bouddhiste, ainsi qu’une partie des légendes, par exemple l’épisode avec Marie de Magdala, la Samaritaine au puits, l’enseignement de l’enfant de douze ans, la tentation par Satan, etc., et c’est pourquoi de nombreux chercheurs renommés se sont déjà faits à l’idée que le christianisme n’est rien qu’un bouddhisme déformé et judaïsé9.

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II.

22 Nous disposons désormais d’une vision claire de la situation des chrétiens primitifs autour du premier siècle. Dans tous les pays méditerranéens de l’Empire romain se trouvaient de petits rassemblements qui se nommaient chrétiens et dont les membres se croyaient plus proches du « Dieu des juifs » que les autres hommes, et qui pensaient que ce Dieu ne tarderait plus à anéantir les Romains qu’ils haïssaient tant et à créer une nouvelle Terre, sur laquelle ils régneraient en maîtres, eux qui étaient jusque-là pauvres et méprisés. Cette croyance en une fin du monde proche (le millénarisme) était pour les chrétiens le point le plus important de leur doctrine, de nombreux fanatiques parmi eux en étaient si intimement convaincus que c’est avec plaisir et de leur plein gré qu’ils renonçaient à une vie leur paraissant sans valeur en regard des splendeurs promises dans les années à venir. Ces pauvres rêveurs cherchaient donc d’eux-mêmes des occasions de mourir et forçaient leur mort s’ils n’en trouvaient pas. On en trouve les preuves dans les écrits des Pères de l’Église Justin et Tertullien, où il s’agit de juges romains ne pouvant faire face aux masses se pressant vers la mort. Dans les lettres dites de l’évêque Ignace (les épîtres d’Ignace), il est rapporté qu’en certains endroits s’éveilla parmi les chrétiens une véritable soif de martyre, qui mena à des manifestations contre les Romains et provoqua même la répréhension de la part de « chrétiens lucides ».

23 Les occasions de martyre ne nécessitaient cependant pas d’être provoquées, les meneurs du mouvement chrétien veillèrent bientôt à en pourvoir abondamment. Ils travaillèrent sans détour à faire de la famille impériale des fidèles du christianisme. Si cela réussissait, la cause des chrétiens était immédiatement gagnée. Les récits d’Eusèbe et de l’historien romain Dion Cassius convergent sur le fait que les chrétiens réussirent à décider une nièce de l’empereur Vespasien, nommée Flavia Domitilla, ainsi que son époux, le consul Titus Flavius Clemens10, à intégrer la communauté chrétienne. Lorsque l’empereur Domitien l’apprit, il fit exiler Flavia sur l’île de Pandataria et exécuter son mari ainsi que ses partisans pour cause de « sympathie pour le judaïsme et mépris des Dieux ». Flavia Domitilla fit tout de même de la propagande pour la cause chrétienne et convainquit le précédent consul, Manius Acilius Glabrio, dont la pierre tombale fut retrouvée, recouverte d’inscriptions chrétiennes, dans les catacombes romaines en 1888, ainsi que la femme de ce dernier, puis le préfet de la garde prétorienne, Titus Petronius Secundus, le majordome qui travaillait pour elle, Stéphane, et d’autres encore. Au sein de ce cercle chrétien, on décida d’assassiner l’empereur et l’on mit ce projet à exécution. Stéphane poignarda l’empereur le 16 septembre 96 à l’occasion d’une audience qu’ils avaient hypocritement sollicitée. Domitien se défendit, mais les autres conjurés surgirent et l’étranglèrent avec l’aide d’un gladiateur, comme le relate Suétone. 24 Les circonstances auraient alors été très favorables au christianisme, mais les assassins de Domitien ne furent pas assez malins pour exploiter habilement leur crime. Comme l’armée portait le deuil de Domitien, ils n’osèrent pas faire nommer empereur un meurtrier, mais poussèrent provisoirement sur le trône le vieillard Nerva, non impliqué dans le meurtre, afin de préparer, sous la protection de cet homme de paille inoffensif, le grand chamboulement. Mais les prétoriens déjouèrent la mise en œuvre de ce plan ; dès 97, ils laissèrent libre cours à leur indignation, et tous les participants à l’assassinat de Domitien furent mis en pièces sous les yeux de l’empereur. Un hasard avait entravé la marche victorieuse du christianisme.

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25 Cette description peut-être un peu trop détaillée des premières tentatives pour introduire le christianisme « dans la pratique » nous montre que ces premiers chrétiens n’étaient aucunement de doux rêveurs pacifiques tels qu’ils nous sont présentés habituellement, y compris par des auteurs non religieux, par exemple Tolstoï. Il y avait parmi eux de nombreux éléments qui contraignaient l’État romain, pourtant extrêmement tolérant sur les sujets religieux, à exercer une attention particulièrement intensive. Dans les manuels religieux, les deuxième et troisième siècles de l’histoire chrétienne sont emplis de la description d’innombrables scènes d’horreur et de martyre, de l’affirmation de forfaits atroces et bestiaux à l’encontre des chrétiens, mais aussi de la description d’une ardeur incomparable et d’un courage inébranlable de la part des chrétiens persécutés, qui acceptaient toutes les persécutions avec facilité et opiniâtreté, ne faisant que redoubler en nombre et en courage, si bien que cette époque des persécutions est sans équivalent dans l’histoire et que, selon les « historiens pieux », il s’agit du signe le plus visible d’un pouvoir divin se manifestant au-dessus des chrétiens… 26 Si l’exagération vraiment outrée des scènes de martyre et la caricature fanatique des caractères lorsqu’il est question d’empereurs païens ou de juges rendent déjà fort suspecte l’histoire des martyres, elle se révèle franchement comme une altération tendancieuse de certains faits très anodins et aucunement héroïques lorsqu’on connaît les événements historiques réels de cette époque. 27 Voici ce que furent les persécutions des chrétiens après Domitien :

28 En l’an 105, le gouverneur de Bithynie, Pline le Jeune, fait un rapport à l’empereur Trajan sur une nouvelle superstition étrange qui se propage très rapidement dans sa province. Il dit que ces chrétiens commettent de nombreux méfaits, mais que beaucoup d’entre eux, une fois devant les tribunaux, nient être chrétiens. Trajan lui répond, dans une lettre que l’on a conservée : « Il ne faut pas les rechercher. Mais s’ils sont dénoncés et confondus, il faut bien sûr les punir ». On ne peut prendre en compte les plaintes anonymes, « car cela ne serait pas digne de notre époque ». On ne pouvait juger de manière plus humaine et plus juste dans cette affaire, et l’affreux martyre du soi-disant évêque Ignace d’Antioche, qu’Eusèbe (Histoire ecclésiastique, III, 37) nous rapporte comme faisant suite à ce décret, n’a pas le moindre fondement historique, comme l’admettent même des théologiens protestants. Pourtant, le rescrit de Trajan, les analyses de Pline et l’excitation grandissante de la population éveillèrent une immense crainte parmi les chrétiens. En ce temps-là, les « lapsi », ceux parmi eux qui étaient tombés, se multiplièrent. Selon les écrits de Pères de l’Église datant des IIe et IIIe siècles, de très nombreux chrétiens reniaient leur foi, au cours des persécutions – ou même sans persécution. À chaque persécution nouvelle augmentait le nombre de ceux qui parmi eux reniaient le Christ. Une œuvre, le Pastor Hermae (Le Pasteur d’Hermas), nous donne de nombreuses informations sur ce point. Dans ses œuvres De fuga persecutionis (11-13) et De corona, le Père de l’Église Tertullien déplore l’« appréhension des cléricaux aux pieds de cerfs devant le martyre » et l’« appréhension des chrétiens devant la douleur ». Dans la même épître, il raconte que des communautés entières ont éloigné d’elles les persécutions en corrompant les autorités, chose que l’« ordre régnant de l’Église » a approuvée. Dans ses épîtres, l’évêque Cyprien évoque à de nombreuses reprises le fait que les évêques et hautes personnalités ecclésiastiques s’accusaient mutuellement d’avoir renié leur chrétienté à l’occasion d’une persécution. Il mentionne également (ép. 55, ép. 30) le fait que de très nombreux chrétiens se faisaient établir en

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sous-main, contre de l’argent, publiquement ou secrètement, une attestation (libellus) de la part des autorités, certifiant qu’ils étaient païens, et sacrifiaient selon le rite païen. On en a trouvé une confirmation parfaite, il y a quelques années, en Égypte, dans ce que l’on appelle le papyrus Rainer11, qui contient un registre administratif de ceux qui reniaient leur chrétienté et que l’on appelait libellatici. L’œuvre du Père de l’Église Pierre d’Alexandrie, Liber de poenitentia, nous informe sur les moyens employés par les chrétiens pour échapper aux persécutions. Il y parle de chrétiens qui forçaient leurs esclaves chrétiens (!) à pratiquer pour eux des sacrifices selon le mode païen ou à mourir pour eux en martyrs s’ils refusaient ! 29 En raison de ces informations et de beaucoup d’autres, les théologiens durent eux- mêmes reconnaître « que le nombre des ceux qui reniaient leur foi dépassait largement celui des martyrs et de ceux qui, ouvertement ou secrètement, se considéraient de confession chrétienne » (Harnack). 30 À la fin des persécutions, ces « chrétiens de nom » affluèrent à nouveau dans l’Église, qui les accueillit avec empressement, car, comme le dit déjà le Pasteur d’Hermas12, « seuls ceux qui sont butés sont rejetés pour toujours », et l’Église fait principalement dépendre le salut à venir de l’appartenance à son association. Et le Père de l’Église Tertullien, précurseur des jésuites, dit tendrement : « si le reniement a été extorqué, la foi peut être conservée intacte dans le cœur »… Voici la vérité sur le « courage dans la foi des chrétiens primitifs ». 31 Dans son Histoire ecclésiastique, Eusèbe rapporte des informations positives sur les martyrs, par exemple qu’à Alexandrie, à l’époque des persécutions de Dèce (250 de notre ère), les chrétiens furent saisis d’une immense force de foi. Mais lorsqu’il s’agit de nommer des cas concrets, il ne peut avancer, dans cette métropole qui comptait alors plus d’un million d’habitants, que 17 martyrs, dont des enfants (!) ; à propos des autres chrétiens qui étaient quelques milliers à vivre dans la deuxième plus grande ville de l’Empire romain, il dit laconiquement « qu’ils renièrent leur foi » (Histoire ecclésiastique, VI, 41). 32 La seule persécution systématique de longue durée eut lieu sous le règne de l’empereur Dioclétien. Eusèbe écrit à propos de cette époque (Histoire ecclésiastique, VIII, 1) : « Dioclétien confiait même aux chrétiens des postes de gouverneurs, il permettait même aux gens de sa cour d’être chrétiens, il nous accordait davantage de bienveillance qu’aux autres serviteurs ». Mais « les communautés se combattaient l’une l’autre, les chefs se divisèrent, l’hypocrisie et la simulation les plus basses atteignirent le comble de la méchanceté parmi nous ». Eusèbe, chrétien et contemporain des faits, parle ainsi de ce qu’il a vu, et nous apprend que « la colère de Dieu à propos de la méchanceté des chrétiens » fit soudainement changer d’avis Dioclétien et l’incita à persécuter les chrétiens. Chagriné, il dit encore (VIII, 2) : « nous vîmes les pasteurs de la communauté se cacher de manière infamante »13, et il clôt ce sujet embarrassant par ces mots : « Toutefois, il ne me semble pas convenable de transmettre ces fautes à la postérité. J’ai décidé de ne plus en parler ». 33 En vérité, ce n’est pas « la colère de Dieu » qui a poussé Dioclétien à commettre cette persécution vraiment cruelle envers les chrétiens, mais le fait qu’il eut vent d’un projet ourdi par quelques commandants de guerre chrétiens qui, dans les provinces, voulaient s’associer à des gens de cour chrétiens afin de renverser le régime par un coup de force et d’en prendre la tête. Mais, là aussi, comme l’explique l’éminent historien Niebuhr14, les persécutions étaient loin d’être aussi abominables que ce que nous nous

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représentons habituellement. L’historiographe anglais Dodwell, qui les a étudiées précisément, dit « qu’elles sont sans commune mesure avec ce que le duc d’Albe a fait en Hollande au nom du christianisme »15. Cependant, elles produisirent un effet abominable sur les chrétiens. Dans ses écrits (ép. de Poenitentia), Pierre d’Alexandrie constate une apostasie très importante. Si les persécutions avaient duré encore plus longtemps, le christianisme aurait probablement connu ses dernières heures. Or, aussitôt furent-elles finies que le « sel ayant perdu sa saveur »16, comme les Pères de l’Église nomment d’un ton moqueur ceux qui reniaient leur foi, afflua à nouveau en nombre au sein de l’Église, et Eusèbe put se vanter à nouveau de la « foi véritablement divine et solide » de ses fidèles. 34 Enfin, les chrétiens arrivèrent, à force d’efforts, à pénétrer les milieux de la cour et à acquérir à leur cause en particulier les vieilles femmes. La mère du futur empereur Constantin devint chrétienne. Il s’agit de la célèbre Hélène, dont on dit qu’elle a trouvé la croix du Christ à Jérusalem. Alors qu’elle était encore servante d’auberge, elle vivait – comme nous le conte le Père de l’Église Ambroise – en concubinage avec le père de Constantin. Son fils, proclamé empereur par l’armée, se convertit au christianisme le jour de sa propre mort, le 22 mai 337, après avoir fait pendre son beau-père, exécuté son beau-frère Licinius contre sa parole et fait assassiner le fils de ce dernier, encore enfant, par méfiance. Sa « mentalité chrétienne », si louée par ses apologistes, ne l’empêcha pas de faire étouffer son épouse Fausta dans son bain. 35 Comme le rapportent les apologistes chrétiens contemporains de Constantin (par exemple Eusèbe), cet assassin récidiviste alla « calmement et joyeusement au ciel » – l’Histoire le désigne comme Constantin le Grand, mais l’Église russe et arménienne le vénère comme Saint. 36 Son fils Constance avait déjà été transformé dès son jeune âge par le christianisme, ce qui était si peu visible que, comme le dit de lui un historiographe de renom17, il exerça un « règne véritablement abominable ». Au début de ce règne, il fit mettre en pièces toute sa famille, tous ses frères encore en vie, ainsi que les princes Dalmatius et Hannibalien qu’il attira par la ruse, six petits-enfants de son grand-oncle, les époux de ses sœurs et de ses cousines, remarquables dignitaires de la cour, en tout 14 membres de sa famille – avant de se consacrer avec un zèle imperturbable à la diffusion du christianisme, qui amorça avec lui son hégémonie mondiale.

III.

37 L’histoire de l’émergence et de l’évolution du christianisme est donc semblable à celle de toute association à l’origine insignifiante et misérable, passant par de fréquentes phases où le contexte défavorable fait qu’elle est proche de l’effondrement, et qui arrive finalement au pouvoir grâce à d’habiles dirigeants et d’heureux hasards. Les théologiens, ainsi que certains historiens asservis au pouvoir, peuvent toujours parler de miracles, de la nécessité morale du christianisme, due à la ruine morale des païens et la grandeur morale des chrétiens, qui mena à l’élévation spirituelle de l’humanité. Mais ce n’est malheureusement pas vrai.

38 La doctrine chrétienne essénienne et pauliniste ne contient rien de bien qui ne soit déjà présent dans les théories, populaires à l’époque, des philosophes éclectiques comme Cicéron, Sénèque ou Epictète. Le Manuel de la morale d’Epictète rend tout le christianisme superflu. Toutes ces belles paroles à propos de l’amour du prochain, du

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fait de faire le bien, du soin à apporter aux pauvres, de l’égalité entre les hommes, complaisamment considérées par certains comme « seulement chrétiennes », tous ces dogmes étaient déjà observés avant le christianisme et sont suivis de la même manière indépendamment de lui – ou ne sont pas observés, comme chez les chrétiens. Ce même Trajan, décrit par l’écrivain ecclésiastique Lactance dans son œuvre De mortibus persecutorum (De la mort des persécuteurs) comme un monstre inhumain, persécuteur des chrétiens, était un homme extrêmement bienveillant et doux, qui fit bâtir dans toute l’Italie, à ses frais et très charitablement, des instituts pour nourrir les enfants de parents sans ressources. Nous savons à propos de Pline, celui-là même qui commença à persécuter les chrétiens, qu’il sacrifia facilement une grande part de sa fortune à des fins semblables. On pourrait multiplier à l’envi le nombre d’exemples de noblesse d’âme de la part de ces païens si décriés. Les persécutions, dépeintes de manière si exagérée, furent immédiatement mises en scène par ces mêmes chrétiens qui passent pour des victimes innocentes, et ce, dès que le pouvoir étatique commença à les soutenir. Sous le règne de Constantin, il était déjà monnaie courante qu’ils incendient les temples païens. Mal leur en prit, notamment à Apamée, en Asie mineure, car la population, irritée par cet événement, jeta l’évêque, meneur des chrétiens, dans les flammes qu’il venait lui-même d’allumer. Cela fit alors un martyr de plus, et l’on cria à la persécution des chrétiens. 39 À la suite de l’édit religieux de Constantin, des frères mendiants (circoncellions) se mirent à parcourir en très grand nombre les territoires situés particulièrement au Sud de l’Empire romain, « pour imiter la vie de Jésus faite de renoncement » – et pour « inciter les chrétiens à se battre contre les forces non-chrétiennes ». Avec le parti ecclésiastique des donatistes, ils propagèrent panique et effroi en tuant et pillant, jusqu’à ce que leur pouvoir soit brisé à la suite de plusieurs batailles contre l’armée. L’empereur Gratien proclame en l’an 380 l’édit suivant : « Nous ordonnons que tous les peuples que régit la modération de Notre Clémence vivent dans cette religion que le Saint apôtre Pierre a donnée aux Romains […]. Nous ordonnons (!) que ceux qui suivent cette loi prennent le nom de chrétiens catholiques et déclarons que tous les autres, que nous jugeons déments et insensés, s’attirent l’infamie. Ils s’exposeront, d’abord à la vengeance divine, ensuite au châtiment donné à notre propre initiative, suivant la volonté céleste ». 40 Le Codex de l’empereur Justinien, dans les chapitres 1 à 9, donne comme instruction à toutes les administrations d’« avoir recours à tous les moyens pour chercher les traces des impiétés de la religion hellénique ». Il met en place la peine de mort pour les personnes baptisées qui persistent dans « l’erreur hellénique », et il ordonne l’autodénonciation aux personnes non baptisées. À la suite de ces décrets, de lourdes persécutions touchèrent les érudits. L’évêque Jean d’Éphèse18 fait le récit de l’une de ces persécutions en l’an 529 à Byzance ; il évoque des grammairiens, des sophistes, des scolastiques et des médecins torturés et enfermés pour être donnés ensuite à l’Église en vue d’une instruction. Avec une joie naïve, il signale dans son Histoire ecclésiastique (2, 4) avoir converti 70 000 païens, qui durent construire eux-mêmes 41 églises. Dans le même temps, toutes les écoles supérieures furent fermées, leurs biens transmis à l’Église, et les cours furent confiés à des moines ignorants. Il fut procédé avec une cruauté terrible envers les non catholiques. Le même Jean d’Éphèse19 raconte qu’à Constantinople, de nombreux manichéens, hommes et femmes, parmi lesquels des nobles et des sénateurs, furent brûlés ou noyés après un interrogatoire sévère par Justinien. Il dit : « Avec une ténacité diabolique, ils parlaient sans crainte devant l’empereur et se déclaraient prêts

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à monter sur le bûcher pour la doctrine de Mani et à endurer toutes les souffrances et tous les châtiments ».

41 En mars de l’année 415, la philosophe hellénique Hypatie d’Alexandrie fut arrachée à sa voiture par des moines et la populace chrétienne qui la maltraitèrent affreusement, la traînèrent dans l’église principale, la mirent cruellement en pièces devant l’autel et la brûlèrent dans l’église. L’empereur Théodose ne s’y opposa pas, et l’évêque d’Alexandrie, Cyrille, qui avait participé à ce forfait atroce, exprima même sa joie à propos de la « destruction de cette diablesse ». 42 C’est ainsi que fut érigée la domination de l’Église sur les esprits. « On ignore combien de sang fut versé pendant ces années et celles qui suivirent, car nos sources sont muettes » – ainsi A. Harnack, lui-même théologien, commente-t-il l’émergence de l’Église. 43 C’est ainsi qu’est né et que s’est développé le christianisme. Parti d’un mouvement des couches les plus basses de la population, il trouva dès l’origine des points de ralliement dans le fanatisme du communisme et la haine contre les riches et les puissants. Mais ce mouvement se serait vite écroulé si d’habiles organisateurs ne s’étaient hissés à sa tête. Ces derniers excitèrent de pauvres fanatiques au martyre et exploitèrent cette situation, en instigateurs rusés, faisant de ces martyres un moyen d’agitation, sachant pertinemment que chaque martyr produit 100 nouveaux fidèles. La grande masse des chrétiens et leurs chefs de file se tenaient prudemment dans l’ombre, niaient en bloc de leur mieux lorsque se rapprochait le danger, et se gardaient de devenir martyrs. 44 Mais les dirigeants aspirèrent dès le début au pouvoir, car il ne s’agissait que de cela pour eux. Ils utilisèrent les foules fanatisées des chrétiens, auxquelles on faisait miroiter le royaume des cieux dans les plus brefs délais, comme des pions avec lesquels ils osaient un jeu risqué, car ils voulaient gagner l’empereur. De Néron à Constantin, ils font les yeux doux à tous les empereurs, qui sont influencés par des femmes, assaillis de suppliques, importunés par des intrigues, parfois même menacés de complots. Et lorsqu’enfin ils arrivent à leurs fins, que Constantin croit à leurs déclarations perpétuelles selon lesquelles ils sont les meilleurs soutiens du trône et qu’il les protège par attachement pour son pouvoir vacillant, alors apparaissent au grand jour dans toute leur horreur la cruauté, la soif illimitée de pouvoir, l’arbitraire et la rapacité jusqu’alors refoulés. 45 Ceci est la véritable histoire de l’émergence du christianisme : il ne fut pas créé à l’avantage de l’humanité, mais pour son propre profit ; il n’a pu se maintenir durant un millénaire et demi que par une intolérance et une cruauté atroces ; il va donc disparaître, et il le faut, lorsqu’enfin les hommes seront parvenus à percer les véritables motivations de la fondation et du maintien de l’association du Christ.

NOTES

1. Adolf von HARNACK (1851-1930) : professeur d’histoire ecclésiastique, dont le cours sur « l’essence du christianisme » (1899-1900) attira de nombreux auditeurs.

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2. On notera que la critique va assez loin : même Kalthoff, à qui il fait ici allusion, n’est pas épargné. 3. On en trouve la preuve dans la 2e lettre aux Corinthiens (12, 7), où Paul évoque ses crises de convulsions épileptiques, qu’il décrit comme des « anges de Satan » le rouant de coups [R. F.]. 4. Contenus dans l’ouvrage Contre Celse du Père de l’Église Origène, livre 6, 38, 39 [R. F.]. 5. Aujourd’hui, la signification communément admise des termes « maran atha », dont l’origine serait araméenne, est « Notre Seigneur, viens ! ». 6. F. C. BAUR, Das Christentum und die christliche Kirche der ersten drei Jahrhunderte (Le christianisme et l’Église chrétienne des trois premiers siècles), Tübingen, 1853, p. 112 [R. F.]. 7. Eusèbe PAMPHILE, Histoire ecclésiastique, 2e livre, 17 [R. F.]. 8. On notera que la thèse imputant au christianisme une base essénienne avait été diffusée en France par le philosophe Pierre LEROUX (1797-1871). Selon ce dernier, ceux des Esséniens qui adoptèrent Jésus comme le Messie, considérèrent sa prédication comme un prolongement de leur tradition et non comme une doctrine radicalement nouvelle. Ernest RENAN poursuit dans cette voie en présentant le christianisme comme un essénisme qui a réussi. Notre connaissance de ce courant a été renouvelée, depuis lors, par la découverte des manuscrits de Qumran. 9. Cf. à ce propos plus en détail R. SEYDEL, Das Evangelium Jesu in seinen Verhältnissen zur Buddhasage und Buddhalehre (L’Évangile de Jésus et ses rapports avec la tradition et la doctrine bouddhiste), Leipzig, 1882 [R. F.]. Raoul Francé, lecteur de Nietzsche, se souvient peut-être également du sens que Nietzsche attribuait à ce rapprochement en présentant le christianisme et le bouddhisme comme des religions nihilistes ou « religions de décadence », tout en les distinguant pour valoriser dans le bouddhisme la capacité de poser les problèmes froidement, l’absence de mortification et de péché, l’ignorance du ressentiment et la recherche de ce qui est sain. 10. Ce Titus Flavius Clemens est selon toute probabilité identique au pape Clément I er (Clemens Romanus), qui, d’après la tradition papale, était de lignage impérial et fut converti au christianisme par Pierre [R. F.]. 11. Cf. Dr. K. WESSELY, Ein Libellus eines Libellaticus aus dem Faijum. Sitzungsberichte des Kaisers. (Le libellus d’un libellaticus de Fayoum. Comptes rendus de l’empereur) Akademie der Wissenschaften zu Wien. 13 janvier 1894 [R. F.]. 12. Œuvre chrétienne du IIe siècle. Tertullien et Irénée de Lyon le citent comme « Écriture ». 13. Il lui fut cependant reproché, à lui aussi, lors de l’assemblée de l’Église, d’avoir alors ignominieusement renié le Christ [R. F.]. 14. Barthold Georg NIEBUHR (1776-1831) : historien allemand de la Rome antique. 15. Henry DODWELL (1641-1711) : philologue irlandais, très contesté de son temps. 16. Référence à Matthieu, 5, 13 : « Vous êtes le sel de la terre. Mais si le sel perd sa saveur, avec quoi la lui rendra-t-on ? Il ne sert plus qu’à être jeté dehors, et foulé aux pieds par les hommes ». 17. Prof. HERTZBERG, Geschichte des römischen Kaiserreiches (Histoire de l’Empire romain), 1896 [R. F.]. 18. F. NAU, « L’histoire ecclésiastique de Jean d’Asie », Revue de l’Orient chrétien, 1897 [R. F.]. 19. F. NAU, op.cit., p. 652.

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RÉSUMÉS

Dans cette conférence faite à l’Association munichoise des libres-penseurs, en 1903, Raoul Francé s’emploie à démystifier le modèle des premières communautés chrétiennes. L’auteur dénonce des comportements provocants peu conformes à leur réputation de douceur et de pacifisme. Il évoque les divisions internes de ces communautés et la filiation probable entre les Esséniens et les premiers chrétiens. En s’appuyant sur des historiens, il cherche à prouver qu’on a exagéré l’importance de la persécution dont les chrétiens furent victimes sous l’empire romain. La conclusion de cette conférence documentée mais polémique, est que l’histoire du christianisme est celle d’une secte ambitieuse qui a usé de stratégie non seulement pour se répandre mais aussi pour écrire sa propre légende.

AUTEUR

RAOUL FRANCÉ

Ingénieur retraité, membre de l’association la Maison d’Auguste Comte – Paris

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Le pacifisme. Lettre ouverte à Heinrich Molenaar (Ajam) Présentation

Laurent Fedi et David Labreure

1 Maurice Ajam (1861-1944) est un des seuls positivistes ayant accompli une action politique importante, en tant que député puis secrétaire d’État, avant et pendant la guerre 1914-1918. Avocat, il s’établit dans la Sarthe, son département natal, et devient une figure de la vie locale à partir de 1890. Il étend ses activités au journalisme et devient correspondant pour La Dépêche de Tours à partir de 1892. Il écrit également pour le journal La Sarthe. Comme beaucoup de radicaux de l’aile la plus conservatrice 1, il combat le socialisme et le collectivisme, justifie le capitalisme comme « une nécessité », et prend le parti de l’ordre contre l’anarchie. Le 9 décembre 1913, il reçoit le sous- secrétariat d’État à la Marine marchande en lieu et place d’Anatole de Monzie. La chute de Doumergue abrège sa première expérience ministérielle, mais il retrouve son portefeuille à la Marine marchande le 13 juin 1914, dans le cabinet Viviani. Accusé par la droite de n’avoir pas vu venir le conflit (alors qu’il avait voté la loi des trois ans2), il traverse douloureusement la période 1914-1918 : « La guerre, c’est un mélange d’héroïsme, de saletés, de belles actions, d’animalité, d’ascétisme, de sadisme, de tout, de tout : boue et diamants ! J’ai vécu en plein dans ce cauchemar. Je n’en suis pas encore tout à fait remis »3, écrit-il en 1929. Ses électeurs et ses détracteurs lui reprocheront longtemps de n’avoir pas suffisamment prévu les tragédies qui ont décimé toute une génération. Il salue l’action de Clemenceau dont il approuve la ligne politique. Ce positionnement fragilise son assise locale et il ne remporte qu’avec beaucoup de difficultés, qui s’ajoutent aux divisions internes des radicaux, les élections législatives de 1919 qui donnent une large majorité au « bloc national » (« la Chambre bleu horizon »). Politiquement, explique-t-il, « le carrefour de ma vie se plaça à la fin de 1917 »4. Son ralliement à Clemenceau et Poincaré entraîne sa rupture avec parti radical, qu’il accuse de faire de la « surenchère socialiste »5.

2 Parallèlement à ses activités politiques, journalistiques et juridiques (il est élu bâtonnier de l’ordre des avocats du Mans en 1927), Ajam joue un rôle actif dans le mouvement positiviste, incarnant la deuxième génération de positivistes français (ceux

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qui n’ont pas connu Comte de son vivant). Ses premiers échanges avec la Société positiviste de Paris remontent à 1899. Sa notoriété dans le département de la Sarthe lui permet de diffuser les idées de Comte à travers des conférences données à l’université populaire du Mans. Il tente vainement de créer sur place un groupe positiviste. Le faible dynamisme du positivisme après la mort de Pierre Laffitte (1823-1903) l’incite à prendre la voie de la dissidence. Il prend ainsi la vice-présidence de la Société positiviste internationale, fondée en 1906 par Émile Corra (1848-1934), un courant dissident qui prendra de plus en plus d’importance au sein du mouvement positiviste. Il est également vice-président de la Société d’enseignement populaire positiviste et donne des conférences à teneur sociale et politique dans les congrès positivistes et lors de réunions publiques. Corra démissionne en 1925. Ajam lui succède. Malgré ses efforts pour réaliser l’unification des groupements positivistes, il ne pourra enrayer le délitement progressif du mouvement. 3 La « lettre ouverte » à Heinrich Molenaar que nous publions date de 1904 et s’inscrit dans le contexte du rapprochement franco-allemand initié par ce positiviste d’outre- Rhin, qui fonda, au printemps 1903, la Ligue franco-allemande dans le but de promouvoir une possible réconciliation et une solution alsacienne négociée. L’acte fondateur de la ligue contenait ce préambule : « Deux faits doivent aujourd’hui absolument s’imposer à l’esprit de tout homme qui a des vues claires sur la situation : 1° Que rien ne saurait mieux assurer la paix universelle que le rapprochement de la France et de l’Allemagne, les deux puissances les plus importantes du monde. Ce rapprochement n’est pas seulement dans l’intérêt évident des deux nations, mais il est désiré ardemment, dès maintenant, et cela par des milliers de Français et d’Allemands judicieux et animés d’un vrai patriotisme ; 2° que rien d’autre n’empêche ce rapprochement que la situation causée par le traité de Francfort (avec ses suites douloureuses pour la France). En modifiant cette situation d’une façon satisfaisante et honorable pour les deux parties, non seulement l’on agirait dans l’intérêt de deux grands États limitrophes, mais l’on contribuerait au bien de toute l’Humanité […] »6. L’échange entre ces deux positivistes témoigne à la fois d’une authentique connivence intellectuelle, liée à un socle doctrinal commun, et d’une différence de diagnostic sur la situation des territoires annexés. Depuis 1899, Molenaar, s’appuyant sur une conception culturaliste des peuples, propose un redécoupage des frontières respectueux des différences linguistiques. Pour lui, les seules frontières « naturelles » sont culturelles et se dessinent à travers ce témoin irremplaçable qu’est la langue. C’est l’histoire qui façonne les territoires, mais l’histoire entendue au sens des sédimentations culturelles de long terme, non au sens des conquêtes brutales et réversibles. En cela, Molenaar est fidèle à la pensée d’Auguste Comte ou du moins à sa conception de la « nation », car, pour l’organisation administrative, Comte prévoyait une division du territoire en dix-sept intendances qui absorberaient la dilution des structures étatiques centrales pour aboutir en définitive à une sorte de fédéralisme (le monde compterait au total cinq cents républiques « sociocratiques »). Dans le projet politique de Comte, l’intendance de Strasbourg était censée englober la Meuse, la Moselle, la Meurthe, les Vosges, le Haut-Rhin et le Bas-Rhin, preuve que dans ce cas précis, la langue – ou l’existence des dialectophones – n’était pas pour lui un critère décisif7. 4 L’objection d’Ajam, formulée à travers l’opinion extérieure d’un Russe (le sociologue Novicow) et d’un Suédois (Nyström), porte sur la solution : plutôt que d’imposer un nouveau découpage territorial, il faudrait, selon Ajam, consulter les populations

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annexées – et alors, pense-t-il, le retour dans le giron français ne fait guère de doute, comme le laisse pressentir l’échec de la germanisation de l’Alsace8. Derrière cette proposition se cache, de manière à peine voilée, un désaccord de fond sur la signification de l’identité collective.

5 Le débat n’est pas nouveau, quoiqu’il ait été longtemps oblitéré par le mythe de la « Revanche ». En 1870, Fustel de Coulanges, confronté aux arguments annexionnistes de Mommsen, répond à son confrère que la nationalité ne se déduit ni de la race ni de la langue, mais du sentiment d’appartenir à une « communauté d’idées, d’intérêts, d’affections, de souvenirs et d’espérances »9. Si le passé faisait loi, on ne saurait à quelle date remonter pour légitimer la restitution d’un territoire car, après tout, Strasbourg, Saverne et Colmar furent jadis des villes romaines… Renan développe la même idée en 1882 : la donnée ethnographique compte pour rien dans la constitution des nations modernes (« les discussions sur les races sont interminables »10), la linguistique n’a pas de pouvoir contraignant sur l’association humaine, même si elle la facilite, la religion est devenue une affaire de conscience individuelle, la communauté d’intérêt est une notion commerciale, la géographie se prête à de multiples possibilités de divisions (suivant l’égale pertinence des rivières ou des montagnes au titre de frontières naturelles). Et Renan de conclure par ce célèbre morceau de rhétorique nationale : « Une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses, qui, à vrai dire, n’en font qu’une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L’une est dans le passé, l’autre dans le présent. L’une est la possession en commun d’un riche legs de souvenirs ; l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis »11. 6 Les chefs de file du « nouveau criticisme », de leur côté, plaident pour une solution européenne dans une Europe fédérale démocratisée et pacifiée. Ils réclament une transformation du droit international et l’institution d’un tribunal international capable de faire respecter la liberté des nations. Pour Charles Renouvier et François Pillon, le droit ne réside pas dans une fatalité historique, mais dans le libre consentement des peuples, et c’est la raison pour laquelle le principe des nationalités doit céder la place au principe des libertés. Le droit actuel des peuples l’emporte donc sur le principe allemand du « droit historique ». Cela étant précisé, reconquérir l’Alsace-Lorraine serait, à leurs yeux, un acte contradictoire. En effet, reconquérir, c’est encore prendre et conquérir. En agissant ainsi, la France exercerait un « droit de conquête » et ne ferait que justifier paradoxalement la conquête allemande. Il faut se rendre à l’évidence : les départements annexés sont désormais « hors du contrat social français », même si cette situation résulte d’une violence illégitime, et c’est désormais une solution de justice internationale qu’il faut trouver pour donner aux populations d’Alsace-Lorraine « leur droit de disposer d’elles-mêmes »12.

7 Tous ces penseurs (Molenaar et Ajam compris) sont d’accord sur deux points : par la conquête, l’histoire défait ce qu’elle a fait (aucune identité ne peut donc se définir sur cette base événementielle) ; la force nie le droit (il n’y a pas de « droit de conquête » : ces termes se contredisent). Mais la nature de l’identité est une autre question. Renouvier appelle races « des peuples qui possèdent une culture et des habitudes ou traditions communes entre eux », et il utilise l’expression de « races éthiques » pour désigner des regroupements fondés sur des décisions anciennes et des volontés communes13. Ajam, qui raisonne dans les termes du positivisme, rejette comme une entité métaphysique la notion d’âme des peuples :

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« J’entends à chaque instant parler de l’âme allemande, de la volonté allemande… comme si tous les Allemands étaient fondus dans un même moule. C’est le Belge Gobineau qui est quelque peu responsable de ce développement d’une enfantine psychologie. On se figure une race comme on se figure un individu ; on lui prête un caractère, une unité, un sentiment. Les individus ne sont déjà pas si simples. Quant aux nations, elles sont horriblement compliquées »14. 8 Mais parmi ceux qui récusent les conceptions « essentialistes » de la nation, une ligne de partage assez nette se dessine entre les « volontaristes » et les « culturalistes ». Pour Renan, une nation naît des vicissitudes de l’histoire mais n’existe dans la durée que grâce à la volonté des hommes qui la composent de rester liés dans une destinée commune, c’est-à-dire de continuer ensemble cette histoire. Entre Molenaar, pour qui les frontières linguistiques offrent un critère irréfutable de démarcation culturelle, et Renan, pour qui les différences linguistiques sont transcendées par des souvenirs partagés et « un plébiscite de tous les jours »15, la différence de points de vue est considérable. Les langues, disait Renan, « sont des formations historiques, qui […] ne sauraient enchaîner la liberté humaine quand il s’agit de déterminer la famille avec laquelle on s’unit pour la vie ou pour la mort »16. Dans le contexte récent de la construction européenne, la question de la « nation civique » est relancée par Habermas, qui propose de dissocier la culture politique de la culture majoritaire afin que la solidarité des citoyens puisse se fonder sur la base plus abstraite d’un « patriotisme constitutionnel ». Certains considèrent, comme Dominique Schnapper et Christian Bachelier, qu’une telle proposition fait trop peu de cas de « l’ensemble des valeurs, des traditions et des institutions spécifiques qui définissent une nation politique »17. Habermas reconnaît que « les objections que les néo-aristotéliciens font déjà valoir à l’encontre d’un patriotisme constitutionnel de type national, et à plus forte raison européen, sont pertinentes »18, mais il répond à cela que la forme de l’Etat- nation était déjà une forme assez abstraite par rapport à la naturalité imaginaire d’un peuple ethnique et qu’une solidarité nouvelle peut se développer au moyen de la participation politique, celle-ci venant combler les lacunes de l’intégration sociale.

9 De la même manière, on pouvait s’accorder sur le refus d’une reconquête par les armes (souhaitée par les nationalistes), tout en divergeant sur le choix des solutions. Pour beaucoup de Français, la proposition de Molenaar était inacceptable parce qu’elle consistait à céder Strasbourg aux Allemands, tandis que les Allemands pouvaient crier à la trahison, parce que Molenaar voulait rendre à la France Metz et une frange de l’Alsace. Considérant que la solution serait obligatoirement « le triomphe d’un principe », le sociologue russe Jacques (Yacov) Novicow (1849-1912) préconisait en 1903 une refonte du système des alliances, avec une entente entre la France, la Russie, l’Allemagne, l’Autriche et l’Italie, prélude à une période de prospérité économique (avec l’abaissement des barrières douanières) et de paix (avec une politique de désarmement), le but étant de créer un climat propice à un changement des mentalités qui ferait bientôt passer les questions d’annexions territoriales pour des problématiques moyenâgeuses19. Pour Novicow, le droit des Alsaciens-Lorrains a été violé et la France se doit de leur rendre justice, mais il pense que le meilleur moyen pour cela n’est pas la guerre. Ajam tient le même raisonnement et conclut à la nécessité d’une consultation référendaire. Ce n’est pas la solution qu’envisageait Molenaar, mais leur dialogue, au-dessus de la mêlée, témoigne de l’espace de communication ouvert par la philosophie comtienne – sans doute par la philosophie comme espace de

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rationalité universel, mais plus particulièrement par l’idée concrète d’association humaine ou de « communion » d’abord « occidentale » puis planétaire. 10 Cette « communion spirituelle dans l’espèce entière » est inscrite dans la définition comtienne de la positivité, qui inclut le réel, l’utile, la certitude, la précision et l’organisation (EP., § 31). Par le terme de « certitude », Comte faisait référence à la capacité de la philosophie positive de mettre fin aux stériles débats de la métaphysique et aussi de créer une harmonie intellectuelle à l’échelle mondiale – une perspective absente des théories classiques de la connaissance, comme celle de Descartes par exemple. La discussion ici exposée a pour toile de fond le programme comtien d’une vaste communauté pacifique dont l’avant-garde était l’Europe occidentale. La décomposition de l’unité catholique, suivie de la division de l’Europe en « nationalités indépendantes », n’a pas brisé la solidarité entre les nations occidentales, qui se poursuit grâce à « leur commune évolution positive » (C., 60e l., p. 782). Puisque le catholicisme – puissante institution régulatrice – avait modifié le patriotisme « sauvage » des anciens par le sentiment de « fraternité universelle » (C., 54e l., p. 366), la politique positive poursuivrait le rapprochement entre des peuples avec plus d’efficacité encore sous la bannière de l’Humanité, et accomplirait le sens de l’Histoire. Cette conviction donnait au mouvement positiviste international une ligne directrice. Dans un premier temps il s’agissait d’opérer le rapprochement de la France, de l’Allemagne et de l’Angleterre. Ajoutons que l’appartenance à ce mouvement signifiait le plus souvent l’adhésion à la laïcité : comme la quasi-totalité des radicaux, Ajam était anticlérical et Molenaar était affilié à la libre-pensée. 11 La « lettre ouverte » qu’on va lire date de mars 1904. Un mois plus tard, la France et le Royaume-Uni signaient l’Entente cordiale et, en 1907, la politique des alliances débouchait sur la Triple Entente. Ayant fait la rencontre de Lucien Coquet, le secrétaire général du Comité du Commerce Français avec l’Allemagne, Ajam accepte la présidence de cette association. En septembre 1913, Stephen Pichon (1857-1933), ministre des Affaires étrangères et ami de longue date de Clemenceau, lui confie une mission officieuse : celle d’aller visiter les syndicats de vins en gros de l’Allemagne du Nord pour mettre fin aux tracasseries douanières dont étaient victimes les négociants français. Son voyage le conduit à Cologne, Berlin, Hambourg, Nuremberg et Francfort20. Ajam estime que le sort fait à l’Alsace ne doit pas conditionner les relations économiques entre les deux pays, d’autant que le conflit douanier pénalise en réalité davantage les Français. Pour le reste, il n’est guère optimiste : « Le cliquetis des sabres retentit de chaque côté de la frontière », écrit-il de retour en France21. Que faire ? « Tenir le coup » en attendant que la Confédération germanique se sente écrasée par les charges militaires22 et mette un terme à la surenchère des armements. « C’est notre seul espoir »23. 12 Quand la guerre éclate, la Société positiviste internationale adhère au consensus patriotique et apporte son soutien à une guerre défensive qualifiée par Corra de « guerre de délivrance » ou encore de « guerre morale et civilisatrice ». Les événements interrompent la correspondance entre Molenaar et le centre parisien. Comme le souligne Jean-Claude Wartelle dans les pages bien documentées qu’il consacre à cette période24, l’Allemagne est diabolisée, puis promise au châtiment et à l’expiation. L’église positiviste ignore le courant pacifiste et, dans la Revue positiviste internationale, Corra prône même une guerre à outrance, persuadé que le sang versé servira la cause du positivisme. La révolution russe, qu’il approuve d’abord parce qu’elle serait menée

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au nom de valeurs occidentales, est ensuite fustigée comme une régression sociale qui vérifie les axiomes sociologiques de Comte. La victoire de 1918 est saluée comme une victoire de la morale positive : « La justice des hommes, moins équivoque que celle des dieux, a frappé de son glaive inexorable les scélérats qui aspiraient à régner sur le globe par l’épouvante et la brutalité », écrit Corra25. Le docteur Constant Hillemand (1859-1941), un des porte-parole du mouvement, désapprouve cette ligne belliciste et regrette ces débordements causés par la fièvre patriotique26.

NOTES

1. Émile LITTRÉ a théorisé la notion de république conservatrice en rapprochant les deux termes, également importants, de la devise comtienne « Ordre et progrès ». « Puisqu’il faut à la fois empêcher la contre-révolution et la révolution, une politique conservatrice est nécessaire » (De l’établissement de la Troisième République, Paris : Bureaux de la « Philosophie positive », 1880, p. 230). Claude Nicolet précise que le radicalisme ne peut pas être considéré toutefois comme l’héritier absolu du positivisme parce qu’il a toujours cherché à concilier le relativisme sociologique du positivisme avec la tradition rationaliste et démocratique des Lumières que Comte regardait comme un vestige de l’esprit métaphysique (voir Claude NICOLET, L’idée républicaine en France. Essai d’histoire critique, Paris : Gallimard, 1982, p. 217-218). 2. M. AJAM a voté pour le passage du service militaire de deux à trois ans (juin-juillet 1913) tout en espérant qu’une réorganisation de l’armée permettrait de rendre la préparation militaire efficace dans une durée plus courte. 3. M. AJAM, Mémoires, 7e cahier (manuscrit inédit, collection privée, dépôt légal : archives MAC). AJAM restera convaincu que l’Allemagne voulait patiemment s’étendre vers l’Asie Mineure à travers l’Autriche, les pays slaves et la Turquie, si bien que, sans l’ambition démesurée du comte Leopold BERCHTOLD (1863-1942) qui persuada FRANÇOIS-JOSEPH de déclarer la guerre à la Serbie, le conflit eût pu être évité – ou du moins différé. Cette interprétation est en partie celle que propose Victor BASCH pour qui « l’Allemagne n’a pas voulu la guerre à tout prix » (La guerre de 1914 et le droit, Paris : Ligue des Droits de l’Homme, 1915, p. 77). 4. M. AJAM, Mémoires, 9e cahier. 5. M. AJAM, op. cit., 6e cahier. 6. Revue occidentale, n° 4, 1903 (1er juillet), p. 513. 7. Voir A. COMTE, Système de politique positive, t. IV, p. 345, 421, etc. 8. C’est encore sa conviction en 1913 (voir Le problème économique franco-allemand, Paris : Perrin et Cie, 1914, p. 164). 9. FUSTEL DE COULANGES, L’Alsace est-elle allemande ou française ? Réponse à M. Mommsen, professeur à Berlin, Paris : E. Dentu, 1870, p. 10. L’Alsace, poursuit FUSTEL, a partagé « nos victoires et nos revers, notre gloire et nos fautes, toutes nos joies et toutes nos douleurs ». 10. E. RENAN, Qu’est-ce qu’une nation ? Conférence faite en Sorbonne le 11 mars 1882, Paris : Calmann Lévy, 1882. Éd. citée : E. RENAN, Qu’est-ce qu’une nation ? et autres écrits, présentation R. GIRARDET, Imprimerie Nationale, 1996, p. 233. 11. E. RENAN, op. cit., p. 240.

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12. Article non signé : « La question d’Alsace-Lorraine », La Critique philosophique, n° 35, 1873 (2 octobre), p. 129-134. 13. C. RENOUVIER, La Critique philosophique, 1874, t. II, p. 194-199. 14. M. AJAM, Le problème économique franco-allemand, Paris : Perrin et Cie, 1914, p. 101-102. 15. E. RENAN, Qu’est-ce qu’une nation ?, p. 241. 16. E. RENAN, op. cit., p. 237. 17. D. SCHNAPPER et C. BACHELIER, Qu’est-ce que la citoyenneté ?, Paris : Gallimard, 2000, p. 258. 18. J. HABERMAS, Après l’Etat-nation. Une nouvelle constellation politique, tr. fr. R. Rochlitz, Paris : Fayard, 2000, p. 119. 19. J. NOVICOW, « L’Alsace-Lorraine et la paix », La Revue, n° 9, 1903, 1er mai, p. 257-278. 20. Voir M. AJAM, Mémoires, 6e cahier. 21. M. AJAM, Le Problème économique franco-allemand, p. 244. 22. Tel était également l’espoir des représentants de la Ligue des Droits de l’Homme, représentée par Victor BASCH (La guerre de 1914 et le droit, p. 4). La Ligue attendait beaucoup d’un accord entre France, Angleterre et Allemagne, avec la possibilité de donner une forme d’autonomie à l’Alsace- Lorraine (sans parler de rétrocession). À ce « noble rêve de concorde » s’est bientôt substituée « l’atroce réalité de la guerre la plus sanglante qu’ait connue l’Europe » (ibid.). 23. M. AJAM, Le Problème économique franco-allemand, p. 244. 24. J.-C. WARTELLE, L’héritage d’Auguste Comte. Histoire de l’Église positiviste, Paris : L’Harmattan, 2001, p. 198-200. 25. Revue positiviste internationale, 1er janvier 1919, p. 5-9. 26. Voir J.-C. WARTELLE, op. cit., p. 200.

AUTEURS

LAURENT FEDI

Maître de conférences en philosophie, (EA 2326) Université de Strasbourg

DAVID LABREURE

Doctorant en lettres modernes. Responsable du Centre de documentation de la Maison d’Auguste Comte – Paris

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Le pacifisme Lettre ouverte à M. Heinrich Molenaar, secrétaire de la Ligue franco- allemande à Munich

Maurice Ajam

NOTE DE L’ÉDITEUR

Source : La Dépêche de Tours, 5 mars 1904 (n° 66). Coupure de presse, centre de documentation de la MAC. Notes : Laurent Fedi.

1 Monsieur et cher confrère,

2 Vous me faites un grand honneur de me demander mon avis sur une des questions les plus délicates qu’il soit possible de traiter devant un public français, celle d’un rapprochement possible entre la France et l’Allemagne. Vous faites appel aux publicistes grands et petits dans le but de provoquer un mouvement d’opinion, au moment où les événements extérieurs à l’Europe semblent démontrer la nécessité de l’union entre les nations occidentales. 3 Mon humble avis sera d’un bien petit poids dans la balance ; encore faut-il faire preuve d’un certain courage pour le motiver. 4 Reprenons les faits : En janvier 1899, vous fîtes paraître une brochure sous ce titre : La Solution naturelle à la question d’Alsace-Lorraine1. Elle eut, en Allemagne, un retentissement énorme et vous procura l’avantage d’être traité de fou par la plus grande partie de vos compatriotes. 5 Pourtant, votre publication répondait au désir secret de beaucoup d’Allemands. En effet, au point de vue économique, votre pays subit depuis plusieurs années une crise. Il est serré de près par l’Angleterre et surtout par les États-Unis. Il a besoin de travailler en paix. Malgré son aspect militariste et monarchique, l’Allemagne est une démocratie, elle obéit donc à la tendance des démocraties, elle est pacifique ; elle commence à comprendre que la gloire militaire est viande creuse ; elle est effrayée de l’accroissement de ses charges financières ; elle voudrait enrayer. Mais comment faire ?

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En regardant autour d’elle, elle aperçoit tous les peuples de la terre armés jusqu’aux dents. Pas une seule nationalité qui ne se sente menacée ; partout la crainte ou la défiance, aucune sécurité ; dans chaque pays, la terreur d’une conflagration générale. 6 L’Allemagne est trop intelligente pour ne pas avoir conscience de la grave responsabilité qu’elle a encourue vis-à-vis de la civilisation. N’est-ce pas elle qui a proclamé, en 1870, l’ère de la force brutale ? N’est-ce pas elle qui, en donnant au militarisme une expansion jusque-là inconnue, a transformé les nations européennes en camps retranchés ? 7 Mais je suis de ceux qui pensent que les récriminations sont inutiles ; il faut envisager froidement les faits accomplis, et surtout tenir compte de la mentalité de nos contemporains. 8 Vous vous êtes constitué l’interprète des plus avisés de vos compatriotes, et, en présence de la situation lamentable de l’Europe, vous avez rappelé le mot oublié de Bismarck : « Lorsque l’Allemagne et la France marcheront la main dans la main, elles domineront le monde ». 9 Bismarck n’a jamais passé pour un sentimental. Notre Jules Ferry qui était, lui aussi, un homme pratique, n’avait pas hésité à orienter sa diplomatie dans le sens d’un apaisement à longue échéance. Vous avez eu, Monsieur, le singulier mérite de faire entrer dans la phase de la réalité, une question qui flottait encore dans une nuageuse idéologie. 10 Je n’ai pas besoin d’insister longuement pour indiquer où gisait la difficulté. Au moment où vous avez jeté la première semence de votre ligue franco-allemande, la grande majorité des Français ne pensait qu’à provoquer dans le plus bref délai possible une guerre de revanche. Toute la diplomatie enseignée par nos petits journaux à la foule des simples se résumait à ceci : Demeurer sans cesse à l’affût d’une mauvaise querelle, guetter l’occasion de nous précipiter sur l’Allemagne, tenir constamment en haleine une armée supérieure à celle de l’Empire allemand. 11 Du côté des vôtres, la situation n’était pas moins tendue : vous répondiez à nos bravades par des paroles menaçantes et, bien entendu, vous vous déclariez prêts à verser la dernière goutte de votre sang avant de nous rendre la moindre parcelle du territoire conquis. À ce moment, vous avez eu le courage de prononcer des paroles d’apaisement. Jusque-là, Allemands et français « se voyaient venir ». Lorsque deux plaideurs devinent une transaction indispensable, la besogne la plus délicate de leurs avocats est d’amener l’un de leurs clients à formuler une proposition ferme qui puisse être prise comme base d’une discussion sérieuse. 12 Cette proposition initiale, vous l’avez indiquée, vous l’avez faite timidement ; vous avez agi avec la réserve d’un mandataire peu qualifié, sachant que vous représentiez seulement l’opinion d’une toute petite partie de nos concitoyens. L’important était que la question fût posée avec crânerie devant le public européen. Elle a été posée, elle a été entendue et elle est entrée dans le tourbillon des idées qui s’accrochent à nous, qui nous obsèdent et qui nous obligent à les triturer jusqu’à la solution définitive. 13 Vous avez dit qu’il y avait lieu de circonscrire le problème à une question de langage, que le tort de l’Allemagne était d’avoir englobé des populations de langue française, et qu’on pouvait d’ores et déjà étudier une solution qui permettrait à votre pays de restituer, moyennant des conditions à débattre, Metz et toute une partie de la Lorraine qui n’était pas de langue allemande2.

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14 Il n’y a pas, en France, un seul homme de cœur qui ne puisse être touché d’un pareil langage venant d’un vainqueur. 15 Il est inutile de vous dire qu’à l’heure actuelle, la plupart de mes compatriotes, même au cas où votre empereur reprendrait pour son compte votre proposition, tout en rendant hommage à ses bonnes intentions, ne l’accepteraient pas comme base d’une entente avec l’Allemagne. Vous connaissez d’avance leur objection. Elle vous a été proposée, non pas par des Français, mais par deux étrangers, d’une part, M. Novicow3, un Russe, et par M. Anton Nystrom4, un Suédois. 16 Ces deux écrivains, après avoir signalé cet argument un peu spécieux que la limite des deux nations est le Rhin, vous en opposent un autre beaucoup plus grave. Ils vous disent : « Peu importe que le peuple alsacien-lorrain soit de race germanique ou de langue allemande ; ce qui constitue la nationalité d’un peuple, c’est sa volonté librement exprimée. Or il ne fait doute pour personne que l’Alsace-Lorraine ait été violemment arrachée à sa patrie d’adoption. Si la France ne souffrait de cet arrachement que dans son amour-propre, les choses pourraient encore s’arranger assez facilement ; mais, ce qui frappe les étrangers impartiaux, c’est qu’il y a eu violation d’un droit ! » 17 Quand j’entends un Anglais, M. Descours5, reprocher à vos compatriotes le bombardement de Strasbourg, je suis doué d’assez de sang-froid et d’esprit positiviste pour reconnaître qu’il sort de la question ; je suis tout disposé à admettre avec vous que, si les Français avaient envahi votre pays, ils n’auraient pas bombardé Cologne avec des nouilles. La guerre a ses horreurs nécessaires et si, contre la majorité de nos concitoyens, nous persistons dans ce qu’ils appellent « nos illusions », c’est justement parce que nous voudrions en finir avec le système déplorable du « Jugement de Dieu ». 18 Mais, encore une fois, ce que nous ne pouvons pas reconnaître, c’est que tout un peuple puisse être annexé arbitrairement. Vous m’affirmez bien qu’à l’heure actuelle, les Alsaciens n’ont accepté leur sort, qu’ils sont heureux de leur nouveau régime et qu’ils préfèrent demeurer ce qu’ils sont. Sous ce rapport, les renseignements sont un peu contradictoires. L’enquête conduite par M. Nystrom établit que l’élite des Alsaciens nous est toujours fidèle et que tous les représentants officiels de l’Alsace ne sont pas des Delsor6. Le seul point qui soit bien mis en lumière par le savant Suédois est que tous les habitants des pays annexés ont en horreur l’idée d’une guerre possible ; ils ne se soucient pas du tout de voir leur territoire transformé encore une fois en champ de bataille, moins encore d’être obligés de combattre contre des parents et des amis. 19 Et il me semble bien que nous pouvons dès lors préciser les conditions idéales du rapprochement : 1. Il faut que le peuple alsacien soit mis en situation de se prononcer librement sur ses destinées ; la France acceptera son verdict quel qu’il soit. 2. La France doit se persuader chaque jour davantage de l’impossibilité et de l’inutilité d’une guerre de revanche.

20 Voilà ce qui se dégage à mon avis d’une étude désintéressée de la question.

21 Cela dit, mon cher confrère, je ne saurais que vous encourager dans l’idée de votre extension de la ligue franco-allemande. 22 Il y aurait un grand avantage à réunir l’élite des deux pays en dehors de toute influence officielle. Jules Simon, avec une ligue semblable, a fortement contribué à rapprocher la France et l’Italie dont les rapports étaient plutôt tendus.

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23 Je tiens à votre disposition les noms d’un certain nombre de Tourangeaux et de Manceaux qui ne demandent pas mieux que de vous aider dans votre rude tâche. 24 Croyez bien que la guerre russo-japonaise7 n’est pas de nature à dérouter ou à décourager notre pacifisme. Il faut posséder la médiocre mentalité de nos nationalistes pour voir dans ce fléau la ruine de nos espérances communes. 25 Je lisais l’autre jour, dans un journal militariste, que l’impérialisme japonais rêvait de planter le drapeau du Soleil levant sur les murs de Saint-Pétersbourg. Assurément, je ne crois pas que les Jaunes soient aussi près de renouveler les exploits d’Attila. Seulement, où nos chauvins voient un nouveau motif de se montrer hargneux à l’égard des nations européennes, nous apercevons, nous autres, une raison impérieuse de réaliser cette solide union occidentale que rêvait, il y a soixante ans, notre maître commun, Auguste Comte. 26 Vous nous conviez à cette entreprise ; nous la savons pénible ; elle vaudra aux hommes qui s’y emploieront de chaque côté des Vosges des injures et des haines. Je suis cependant convaincu que vous trouverez des concours dignes de votre courage et de votre loyauté. 27 Recevez, mon cher confrère, l’assurance de mes sentiments distingués. Maurice Ajam

NOTES

1. Brochure éditée chez l’auteur en version bilingue (8 pages). MOLENAAR y défend le principe d’une délimitation des États respectueuse des entités culturelles, elles-mêmes caractérisées par l’identité linguistique :« Chaque peuple a un droit naturel sur le territoire auquel il a communiqué sa civilisation. Les limites naturelles des États de l’Europe sont donc les limites de la langue, car, aussi loin que s’étendent les langues française, allemande, italienne, etc., s’étend aussi la civilisation française, allemande, italienne, etc. et devrait s’étendre la suprématie politique de la France, de l’Allemagne, de l’Italie, etc. Ce principe est le seul qui puisse empêcher d’une façon durable les différends internationaux, quand les peuples auront enfin compris que les entreprises d’une nation contre le territoire de civilisation ou de langue d’une autre nation est une injustice, et quand un tribunal international aura enfin arrêté et rendu impossibles de telles entreprises » (p. 3). Molenaar rejette tout argument fondé sur une ancienne acquisition territoriale, parce qu’un tel argument reviendrait à justifier le fait accompli et finalement le droit de conquête ou le triomphe de la force sur le droit. 2. « La limite de la langue, entre les deux nations, est facile à déterminer exactement : elle court vers le nord, en suivant à peu près la crête des Vosges, depuis le Belchen jusqu’au Donon, là, elle oblique au nord-ouest et forme une ligne courbe de Sarrebourg à la pointe occidentale de Deutsch-Lothringen, laissant sur la droite les villes allemandes de Saarburg, Falkenburg, Bolchen, Diedenhofen, et sur la gauche les villes françaises de Dieuze, Château-Salins et Metz. L’Allemagne devrait donc rendre ces dernières villes à la France » (H. MOLENAAR, La Solution naturelle…, p. 5). 3. Yacov NOVICOW (1849-1912) : sociologue russe francophone, proche des milieux positivistes.

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4. Anton NYSTRÖM (1842-1931) : médecin suédois, fondateur d’une société positiviste suédoise et de « l’Institut ouvrier » de Stockholm. Allusion à la brochure parue sous le titre L’Alsace-Lorraine, préface A. Millerand, Paris : Société d’éditions littéraires et artistiques, 1903. 5. Paul DESCOURS (1856-1923) : secrétaire de la « London positivist Society ». Allusion à un article franchement hostile à Molenaar paru dans la Revue Occidentale, n° 6, 1903 (1er novembre), p. 843-846, sous le titre « Une lettre ouverte du Dr H. Molenaar au Dr Nyström en réponse à la brochure d’Alsace-Lorraine ». 6. Nicolas DELSOR (1847-1927) : prêtre strasbourgeois (d’ascendance auvergnate), député « protestataire » au Reichstag (1898). Alors que le gouvernement français venait d’interdire son quotidien, le Volksfreund, violemment hostile à la politique anti-congréganiste de Combes, l’abbé DELSOR, invité par le député de droite Jules CORRARD des ESSARTS à donner une conférence en Lorraine, fut qualifié par les combistes de « sujet allemand » et expulsé par arrêté préfectoral (janvier 1904). Il n’est pas surprenant que Maurice AJAM, élu radical, considère ici DELSOR comme un Alsacien assez content d’être devenu allemand, même si l’on sait aujourd’hui que le positionnement de cet ecclésiastique « protestataire » était en fait plus complexe. 7. La Russie, la France et l’Allemagne avaient obligé le Japon à restituer la presqu’île de Liao- Toung à la Chine. L’antagonisme avec une Russie de plus en plus tournée vers la Mandchourie, renforcé par l’enjeu que représentait le contrôle des mers, dégénéra en conflit armé en février 1904.

RÉSUMÉS

Cette lettre de 1904 que Maurice Ajam (1861-1944), député radical et disciple de Comte, adresse par voie de presse à son confrère, le positiviste allemand Heinrich Molenaar (1870-1965), traite de la question de l’Alsace-Lorraine. Le désaccord entre Molenaar et Ajam sur les solutions envisageables reflète un point de divergence entre une vision culturaliste et linguistique de la nation, et une conception volontariste. Les deux hommes surmontent leur désaccord à travers une volonté commune d’éviter la guerre et de résister aux pressions nationalistes. Ajam félicite Molenaar pour son courage, puisque son projet de restitution à la France d’une partie de l’Alsace et de la Lorraine allait évidemment à contre-courant des idées du gouvernement allemand et de l’opinion.

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Lettre inédite d’Heinrich Molenaar au Président des positivistes Présentation

Laurent Fedi

NOTE DE L’ÉDITEUR

Lettre conservée par le Centre de documentation de la Maison d’Auguste Comte. La date de ce courrier correspond au centenaire de la mort de Comte.

1 Cette lettre de 1957 conservée dans le fonds d’archives de la Maison d’Auguste Comte fut envoyée par Heinrich Molenaar (1870-1965) au « Président » des positivistes sans autre précision, preuve, semble-t-il, que Molenaar ne connaissait pas la situation du centre parisien à cette date, ayant perdu depuis longtemps le contact avec les disciples français. Depuis 1930, le centre parisien était dirigé par l’universitaire brésilien Paulo Carneiro (1901-1982). Délégué auprès de l’UNESCO depuis 1946, Carneiro assurait la conservation et la mise en valeur du patrimoine de la Maison d’Auguste Comte (10 rue Monsieur-le-Prince).

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2 H. Molenaar, ce pacifiste qui a traversé les deux guerres mondiales, évoque dans cette lettre le souvenir de la célébration de 1902 lors de laquelle fut érigé, place de la Sorbonne, le monument à Comte. Son témoignage nous renseigne sur ses liens personnels avec des personnalités positivistes de plusieurs pays. Il nous donne également un éclairage sur les personnalités de langue allemande pouvant être qualifiées de positivistes. 3 Molenaar termine sa lettre par une devise chrétienne longtemps attribuée à Saint Augustin et que Comte cite dans la 46e leçon du Cours pour rendre hommage à l’esprit d’organisation du catholicisme : In necessariis unitas, in dubiis libertas, in omnibus caritas (C., 46e l., p. 31). Cet « admirable axiome de l’Église catholique » témoigne de la supériorité du « bon sens politique » sur les dogmes de la « philosophie révolutionnaire » qui jouèrent en leur temps un rôle critique salutaire, mais se révèlent, à présent, impuissants à reconstruire la société sur une base durable. Le catholicisme du Moyen Âge, précise Comte, posa le problème de la nécessité d’un ordre social, mais sans pouvoir donner la moindre idée de la solution, qui devait revenir à la science et à la politique positives.

AUTEUR

LAURENT FEDI

Maître de conférences en philosophie, (EA 2326) Université de Strasbourg

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Lettre au Président des positivistes (1957)

Heinrich Molenaar

NOTE DE L’ÉDITEUR

Lettre conservée par le Centre de documentation de la Maison d’Auguste Comte. La date de ce courrier correspond au centenaire de la mort de Comte. Notes : Laurent Fedi.

1 Monsieur le Président,

2 Mesdames et Messieurs, chers coreligionnaires,

3 Le 18 mai, il y a avait plus d’un demi-siècle, 55 ans, que nous avons célébré l’inauguration du monument d’Auguste Comte sur la place de la Sorbonne1. Peu de ceux qui y assistaient vivent encore. J’étais le seul Allemand qui y assistât et je veux vous rappeler les noms des plus éminents positivistes qui assistèrent à cette cérémonie. Le célèbre disciple, successeur et continuateur de notre maître, Pierre Laffitte2, vivait encore, mais il était trop vieux et malade pour pouvoir y assister. Il avait écrit un beau livre sur le Faust de Goethe et nous en avons parlé. Il fut représenté par le Général André3, Ministre de la Guerre, qui, entouré de ses gardes républicains, présida à l’inauguration du monument et fit un beau discours. Après lui, le directeur du positivisme Charles Jeannolle4 et Emile Corra 5, du Ministère du Commerce, ainsi que Paul Boell6, l’auteur d’un livre sur les Indes, M. Grimanelli7, auteur d’un beau livre sur la femme et le positivisme, mon cher ami Maurice Ajam8, qui a écrit un beau roman positiviste, Transition, et M. Baumann9, l’auteur d’un roman positiviste, « La vie sociale de notre temps », M. Keufer10, le chef des prolétaires positivistes, de Dr Hillemand11, le Dr Delbet12, le Dr Cancalon13 et son aimable épouse, le Dr Dubuisson 14, le chef de la Maison de santé et son aimable femme, qui nous invita à dîner, mon ami le poète Jean Canora15 (Prunières), dont la belle scène lyrique fut représentée, M. Antoine 16, qui écrivit une notice sur la vie et l’œuvre du maître, Madame Antoine17, la première des femmes positivistes, mon ami le Turc Ahmed Riza18, le fondateur de la nouvelle Turquie

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et plus tard président du Sénat Turc et son éminente sœur19, mon ami Augustin Aragon20, l’éditeur de la Revista positiva, du Mexique, M. Lagarrigue21, dont j’ai traduit de l’espagnol en allemand La Religion de la Humanidad, et le professeur Lévy-Bruhl, dont j’ai traduit en allemand La Philosophie positive, M. Teixeira Mendes22, le chef des positivistes brésiliens, qui ont un beau temple de l’Humanité à Rio de Janeiro, Mr. Frédéric Harrison23, le chef des positivistes anglais et son éminente épouse, Mr. Swinny24, le directeur de la Positivist Review, Mr. Descours 25 et sa fille, le Dr Bridges 26, Mr et Mrs Style27 à Liverpool et M. Baier28, le prédicateur de l’église de Liverpool, le Dr Nyström29 de Stockholm, qui lut un message du professeur de philosophie de l’université de Copenhague, le professeur de philosophie à l’université de Rome, Milesi30, le professeur de l’université de Lisbonne, Théophile Braga31, le professeur de philosophie et recteur de l’université de Bruxelles, Hector Denis32, qui aussi fit un beau discours. Le professeur Ludwig Stein33, membre de l’Académie des Sciences à Berne, avait envoyé un message en regrettant de ne pas pouvoir assister, de même que le professeur Mach de Vienne. 4 Moi, j’étais le seul Allemand. L’Allemagne, le pays classique de la métaphysique des Leibniz et Kant au XVIIIe siècle, a maintenant bon nombre de positivistes : le célèbre Eugène Dühring, le célèbre Ernst Haeckel34, de l’Université d’Iéna, auteur de l’Histoire de la création du Monde, des Enigmes du monde, fondateur du monisme, les professeurs Barth35 et Ostwald36 de l’Université de Leipzig, le dernier l’auteur du beau livre Auguste Comte, der Mann und sein Werk, « Auguste Comte, l’homme et son œuvre ». J’ai édité trois revues positivistes : Die Religion der Menschheit ( La Religion de l’Humanité), Positive Weltanschauung (La Philosophie positive), Menschheitsziele (Les buts de l’Humanité). J’ai fondé une société positiviste à Munich, dont le célèbre <…> des plantes Raoul Francé37 était un membre ; j’ai fait beaucoup de conférences et publié beaucoup d’articles ; j’étais membre du Comité positif occidental. J’espère qu’une nouvelle Revue positiviste internationale et la Positivist Review, la Revista Positiva et Menschheitsziele reparaîtront bientôt. Aujourd’hui nous sommes peu, mais le 19 janvier 1998, le deuxième centenaire de la naissance du maître, nous serons plus nombreux. Le positivisme est en marche, fidèle à ses devises : « Vivre pour autrui », « vivre au grand jour », « L’Amour pour principe, l’ordre pour base, le progrès pour but », « Famille, Patrie, Humanité ». In necessariis unitas In dubiis libertas In omnibus caritas38 5 Dr. H. Molenaar (né 1870) Munich – Gräfelfing, Otilostrasse 17

NOTES

1. Monument en marbre du sculpteur Jean-Antoine INJALBERT (1845-1933). La statue représente le philosophe entouré d’une jeune mère qui personnifie l’Humanité, soutenant son enfant et tenant une palme à la main, et d’un jeune ouvrier assis sur une enclume, dans une attitude de méditation studieuse. L’inauguration eut lieu le 18 mai 1902.

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2. Pierre LAFFITTE (1823-1903) : exécuteur testamentaire d’Auguste Comte et continuateur du positivisme, fondateur, en 1878, de la Revue Occidentale, il obtient en 1892 la première chaire d’Histoire des Sciences au Collège de France. 3. Louis ANDRÉ (1838-1913) : Polytechnicien, Général, il remplace le Général Galliffet comme ministre de la Guerre (29 mai 1900). 4. Charles Jeannolle (1822-1914) : successeur désigné de Pierre Laffitte, bientôt supplanté par Emile Corra (schisme de 1906). 5. Emile CORRA (1848-1934) : délégué au Ministère du Commerce, fondateur, en 1906, de la Société positiviste internationale (publication : Revue positiviste internationale). 6. Paul BOELL (1858-1909) : journaliste, auteur de L’Inde et le problème indien (Paris, A. Fontemoing, 1901). 7. Périclès (Paul) GRIMANELLI (1847-1924) : avocat et préfet, vice-président de la Société positiviste internationale, auteur de La femme et le positivisme (Paris, E. Pelletan, 1905). 8. Maurice AJAM (1861-1944) : député de la Sarthe, sous-secrétaire d’Etat à la Marine (1913-1914), sénateur, directeur du mouvement positiviste à partir de 1934. 9. Antoine BAUMANN (1860-1925) : auteur de La Vie sociale de notre temps : notes, opinions et rêveries d’un positiviste (1900). 10. Auguste KEUFER (1851-1924) : typographe, syndicaliste (il participa à la création de la CGT), engagé dans le mouvement des Universités populaires. 11. Constant HILLEMAND (1859-1941) : médecin, proche de Waldeck-Rousseau. 12. Ernest DELBET (1831-1908) : médecin, député radical, partisan des réformes laïques. 13. Antoine-Auguste CANCALON (1843-1920) : médecin, donnait des cours à Polytechnique et au Collège libre des sciences sociales. 14. Paul DUBUISSON (1847-1908) : médecin à Sainte-Anne et membre de l’Office du Travail. 15. Jean CANORA (1877-1912) : poète positiviste également connu sous le pseudonyme de Louis PRUNIÈRES. 16. Emile ANTOINE (1848-1903) : républicain gambettiste, fondateur d’un cercle positiviste rouennais. 17. Madame ANTOINE : administratrice de la Revue positiviste internationale. 18. Ahmed RIZA (1859-1930) : leader des Jeunes Turcs à Paris (1895-1908), président du premier parlement ottoman. 19. Selma RIZA (1872-1931) : journaliste (après des études à la Sorbonne), engagée en faveur de l’émancipation des femmes ottomanes. 20. Agustin Aragon LEON (1870-1954) : ingénieur et pédagogue mexicain, fondateur (en 1901) de la Revista positiva. 21. Juan Enrique LAGARRIGUE (1852-1927) : propagateur du positivisme religieux au Chili. 22. Raymundo Teixeira MENDES (1855-1927) : chef de l’Eglise positiviste brésilienne, fondateur (en 1905) du temple de l’Humanité à Paris (5 rue Payenne). 23. Frederic HARRISON (1831-1923) : juriste et historien (après des études à Oxford), principal représentant du positivisme anglais avec Bridges. 24. Shapland Hugh SWINNY (1857-1923) : économiste irlandais, positiviste, anticolonialiste, rédacteur de la Positivist Review. 25. Paul DESCOURS (1856-1923) : secrétaire de la « London positivist Society ». 26. John Henry BRIDGES (1832-1906) : médecin anglais (après des études à Oxford), proche de Harrison. 27. Sydney STYLE (1848-1930) : notaire, chef apostolique du temple positiviste de Liverpool. 28. Otto BAIER (1874-1949) : d’origine allemande, successeur de Sydney Style au temple de Liverpool (à partir de 1929).

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29. Anton NYSTRÖM (1842-1931) : médecin suédois, fondateur d’une société positiviste suédoise et de « l’Institut ouvrier » de Stockholm. 30. Giovanni Battista MILESI (1865- 1929) : professeur de philosophie théorique à l’Université de Rome. 31. Téofilo BRAGA (1843-1924) : écrivain, professeur de littérature moderne à l’Université de Lisbonne, membre du Parti républicain portugais, président du gouvernement provisoire en 1911. 32. Hector DENIS (1842-1913) : recteur de l’Université de Bruxelles (1892‑1894), député socialiste, directeur de l’Institut de Sociologie (Solvay) de 1897 à 1902. 33. Ludwig STEIN (1859-1930) : professeur de philosophie à l’université de Berne, où il donne un cours régulier de sociologie malgré la réticence de la faculté des lettres. 34. Ernst HAECKEL (1834-1919) : biologiste et zoologiste, professeur à l’Université de Iéna, auteur d’une philosophie moniste de la nature élargie à une religion moniste ; auteur notamment de : Die Welträtsel. Gemeinverständliche Studien über monistische Philosophie, 1899 (trad. 1902). 35. Paul BARTH (1858-1922) : philosophe et pédagogue allemand, auteur d’un ouvrage d’inspiration positiviste : Die Philosophie der Geschichte als Soziologie, Leipzig : O. R. Risland, 1897. 36. Wilhelm OSTWALD (1853-1932) : savant allemand, prix Nobel de chimie (1909), président du Deutscher Monistenbund (1911-1915), auteur de : Auguste Comte, der Mann und sein Werk, Leipzig : Unesna, 1914. 37. Raoul FRANCÉ (1874-1943) : naturaliste et libre-penseur, inventeur de la « biotechnique » et philosophe du vivant. 38. Formule longtemps attribuée à Saint Augustin et qui semble émaner de théologiens luthériens allemands.

RÉSUMÉS

Le positiviste allemand Heinrich Molenaar (1870-1965), ce pacifiste qui a traversé les deux guerres mondiales, évoque dans cette lettre tardive (qui fait suite une longue éclipse dans la correspondance) le souvenir de la célébration parisienne de 1902 lors de laquelle fut érigé, place de la Sorbonne, le monument à Auguste Comte. La liste des personnalités présentes à la cérémonie nous fournit aujourd’hui une source d’information de première main sur les liens qui existaient vers 1900 au sein du mouvement positiviste international.

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Varia

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La place de Hegel dans les Remarques sur Sophocle de Hölderlin

Fabrice Lébely

1 Friedrich Hölderlin est un poète allemand de la même génération que Hegel et Schelling. Ils se connaissaient tous les trois intimement et il est généralement admis que Hölderlin s’est voulu assez proche d’eux jusqu’au moment où il sombra dans la folie, aux alentours de 1805. Pour le dire très succinctement, le poète affronta à sa manière les mêmes difficultés que ses amis philosophes face au système de Kant. Bien sûr, la solution que lui, pour sa part, aurait mise en avant pour réconcilier le sensible et le supra-sensible passerait principalement par une théorie et une pratique de la littérature. Mais de grands débats, de nature éminemment politique et dans lesquels la position de Heidegger est devenue décisive, ont fait rage et restent ouverts pour décider s’il y est parvenu ou non et pourquoi. En fait, les interprètes ne sont pas tous d’accord entre eux sur ce à quoi Hölderlin voulait vraiment arriver – à infirmer ou à confirmer Kant ? À une religion esthétique ou à une critique du mythe ? On se demande également si une rupture n’est pas intervenue à un moment donné de son évolution.

2 Je n’aborderai pas ici toutes ces questions. Je vais m’en tenir à l’examen du texte des Anmerkungen, c’est-à-dire des postfaces de ses traductions de l’Œdipe et de l’Antigone de Sophocle publiées par Hölderlin en 1804. Plus particulièrement encore, je lirai ces Remarques au travers du seul prisme des relations qui se nouent entre elles et Hegel. Trois axes de recherche sont alors à considérer. Le premier axe nous conduit à déterminer la place que Hölderlin a pu vouloir consciemment donner à Hegel dans sa réflexion sur la tragédie. Le deuxième axe se rapporte à la place que Hegel a peut-être, de son côté, entendu occuper dans la généalogie du tragique qui ressort des Remarques sur Sophocle. Place très différente de celle que lui avait offerte Hölderlin. Enfin, le troisième axe s’occupe de la place que la philosophie de l’histoire des Remarques est susceptible d’assigner a posteriori sinon à Hegel, du moins à l’hégélianisme accompli. 3 Aussi étonnant que cela puisse paraître, Hölderlin avait sans doute présentes à l’esprit les thèses de la dissertation latine de Hegel Sur les orbites des planètes (De orbitis planetarum) en rédigeant ses Remarques sur Sophocle. Il s’agit du travail soutenu et publié par Hegel à Iéna en 1801 dans le but d’obtenir une place à l’université. Schelling,

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qui s’était déjà intéressé à l’astronomie dans son Esquisse d’un système de philosophie de la nature de 1799, y invitait à remonter, par la voie spéculative, à « une cause physique agissant universellement dans tout le système solaire », propriété à l’origine des polarités nord-sud comme de la gravitation, « dans un constant échange d’expansion et de contraction »1. Hegel répond à cette invitation dans sa dissertation de 1801. 4 En préambule, sa verve s’exerce contre les découvertes de Newton. Il lui impute fondamentalement d’avoir fait de la nature mathématisée une matière inerte. Face à cela, le physicien spéculatif prône une conception dynamique qui veut que « les forces » ne viennent pas la bousculer de l’extérieur, mais « appartiennent vraiment à la matière, qu’elles constituent la nature même de la matière, celle-ci étant un principe interne et immanent de forces opposées »2. Le vrai héros de l’astronomie spéculative s’appelle Johannes Kepler (1571-1630), ancien du Stift de Tübingen, dont les résultats obtenus dans le domaine de la « sublime géométrie »3 des mouvements des planètes n’attentent pas, comme le fait la gravitation universelle, à « l’éther léger » où, les Anciens le savaient pertinemment, elles « s’avancent à la manière des dieux ». Les trois lois de Kepler, principalement la deuxième, sont consubstantielles à l’exposition hégélienne des éléments de « ce grand vivant nommé système solaire »4. La première (Les trajectoires des planètes sont des ellipses dont le Soleil occupe un des foyers.) est complétée par cette deuxième loi dite des aires : Les aires balayées en des temps égaux par le rayon vecteur sont égales. Ce qui signifie concrètement, en première approximation, que le mouvement des planètes est uniformément accéléré entre aphélie (point de l’orbite le plus éloigné du Soleil) et périhélie (point de l’orbite le plus proche du Soleil) et qu’elles décélèrent tout aussi uniformément en sens inverse. 5 « La matière une et identique, nous explique Hegel pour commencer, se scinde en deux pôles, forme ainsi une ligne de cohésion » et recevra toutes sortes de « figures ». Le système solaire est la plus grande et la plus libre possible de ces figures. Dans la ligne de cohésion qu’elle forme, « [l]e centre des forces est distinct du point d’indifférence ». Il faut comprendre que, considérant une orbite elliptique quelconque, le foyer occupé par le Soleil, « la source de la lumière », est le centre « des forces » et que, d’autre part, le milieu non « exprimé » ou immatériel du grand axe de l’ellipse est le centre tout aussi nécessaire « d’indifférence » (ou « de gravité ») du système. « Ce grand axe est une véritable ligne de magnétisme » sur laquelle la gravité aura donc posé « une série de nœuds et de centres d’elle-même » : deux pôles réalisés par le corps céleste en mouvement, un point d’indifférence, un point culminant réel (le Soleil) à l’un des foyers de l’ellipse, « l’autre [foyer] étant un point aveugle et purement mathématique ». Se crée entre ces cinq points, « cette série rectiligne et virtuelle, mais non rigide », un jeu de tensions harmoniques complexe5. 6 Mais venons-en aux Remarques. Afin de saisir ce qu’en font les Anmerkungen zum Ödipus et Anmerkungen zur Antigonä, il est indispensable d’avoir en tête les histoires racontées par Sophocle dans les pièces traduites par Hölderlin. Celle d’Œdipe est bien connue. Ce personnage a fui ce qu’il croyait être sa ville natale de façon à déjouer l’oracle prédisant qu’il tuerait son père et s’accouplerait avec sa mère. Devenu roi à Thèbes, il va découvrir que ses véritables parents étaient thébains. Sans le savoir, il a déjà accompli le destin annoncé par la Pythie. La seconde histoire repose sur le conflit survenu entre la fille d’Œdipe, Antigone, et Créon, nouveau souverain de Thèbes. La dépouille de Polynice, fils d’Œdipe qui avait pris les armes contre la ville, devait être abandonnée à la décomposition. Antigone brave cette décision du roi en réalisant symboliquement la

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mise en terre de son frère. Elle est condamnée à mort et met fin à ses jours. L’intransigeance de Créon lui coûte alors le suicide de son fils fiancé à Antigone, puis de sa femme, désespérée par ce geste. Voici un extrait des Remarques sur Œdipe – Anmerkungen zum Ödipus : « […] la consécution du calcul, le rythme, est divisé et, dans ses deux moitiés, se rapporte de telle sorte à lui-même que celles-ci apparaissent à égalité de poids. / Cela étant, si le rythme des représentations est de telle nature qu’en une rapidité excentrique, les premières sont plus entraînées par les suivantes, alors la césure ou l’interruption contre-rythmique doit se trouver vers l’avant, en sorte que la première moitié soit pour ainsi dire protégée contre la seconde, et précisément du fait que la seconde moitié est originellement plus rapide et semble peser plus lourd, l’équilibre, à cause de la césure et de son action contraire, penchera plutôt de la fin vers le début. / Si le rythme des représentations est de nature telle que les représentations ultérieures sont davantage pressées par les représentations initiales, alors la césure se trouvera plutôt vers la fin, parce que c’est la fin qui doit pour ainsi dire être protégée contre le début, et l’équilibre en conséquence penchera plutôt vers la fin, parce que la première moitié s’étend plus longuement et que l’équilibre, en conséquence, se réalise plus tard. Voilà pour ce qui est de la loi calculable. / La première des lois tragiques ici indiquées est celle d’Œdipe. / Antigone suit la seconde ici mentionnée. / Dans les deux pièces, ce sont les paroles de Tirésias qui constituent la césure »6. Plongé dans le cours des représentations, le spectateur d’Œdipe est un mobile attiré par la fin du drame, le rythme de l’action s’accélérant progressivement pour le précipiter avec un maximum de vitesse dans le dénouement ; le spectateur de l’Antigone, lui, est projeté avec violence depuis le début de l’histoire, freiné tout au long de la pièce et immobilisé à la fin. Le début et la fin sont de fait assimilables, pour l’Œdipe, aux points de l’orbite elliptique décrite par une planète (ou une comète) appelés aphélie (point le plus éloigné du Soleil) et périhélie (point le plus proche). C’est comme si, d’après Hölderlin, l’expérimentateur (ou spectateur) des représentations de cette tragédie subissait un mouvement d’attraction croissante, entre les deux points considérés, le long du grand axe de l’ellipse – Hegel nomme cet axe, rappelons-le, « ligne de cohésion ». À l’inverse, dans l’Antigone, le mouvement qu’impriment les représentations à leur récepteur (ou spectateur) repousse celui-ci, toujours plus ralenti, du début vers la fin. Sur ce trajet se situent deux foyers : l’un, comme l’a découvert Kepler pour le système solaire, est occupé par le Soleil ; l’autre, nous apprend Hölderlin pour la tragédie, doit l’être par la césure. Au milieu du segment formé par aphélie et périhélie, en tout cas, rien, un « point d’indifférence » (Hegel) où se présente le tragique7. Puisque le « centre des forces » (Hegel), autrement dit la « puissance de la nature » (Hölderlin), c’est-à-dire le Soleil, ex-centré, déséquilibre le tout de la structure tragique d’un côté ou de l’autre, Tirésias le voyant, en faisant face, sans jamais s’en détourner, à la lumière aveuglante du vrai, joue un rôle stabilisateur. Tirésias est structurellement le pendant de la toute-puissance mortifère du destin excentrique et la condition de possibilité du milieu où moi, spectateur, suis susceptible de recouvrer l’usage de mes facultés. Pour quoi faire ? Modifions notre référentiel tragique afin de l’envisager. De la « ligne de cohésion » formée par le grand axe d’une orbite elliptique dans le système solaire, revenons à présent sur Terre, délaissons le « pendule » et adoptons le schème du « levier ». 7 Hölderlin, dont nous suivons la logique, procède en cela à rebours de Hegel. Celui-ci déduit du point d’indifférence exprimé – « comme dans l’aimant et par suite dans le levier qui imite au niveau de la matière morte la ligne naturelle du magnétisme » – les

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coordonnées du « centre de gravité, c’est-à-dire d’indifférence » des mouvements orbitaux : « le point médian » du segment aphélie-périhélie. Il précise même, justifiant l’existence en creux d’un tel centre : « l’indifférence, étant neutre, n’exerce aucune force, puisque la différence est la condition de la force ». Et un peu plus loin : « puisque le système des planètes est une ligne de cohésion brisée et ne forme pas un seul corps continu, puisque, comme nous le verrons, c’est un seul et même corps qui réalise les deux pôles à la fois, il n’y a qu’un seul point culminant réel des forces, le Soleil à l’un des foyers de l’ellipse, l’autre étant un point aveugle et purement mathématique8. Par conséquent la ligne naturelle de magnétisme passe en la forme d’un pendule naturel. C’est ainsi en effet que le pendule mécanique réalise un levier incomplet, ayant perdu le deuxième pôle que le corps suspendu, cédant sous la gravité, ne réussit pas à engendrer »9. Hölderlin, il faut bien le voir, emprunte le chemin inverse, équilibrant, comme sur une balance, attraction, répulsion et césure.

8 Le rythme de l’Œdipe, mettons, est un levier que, moi, je parcours : une barre rigide mobile autour d’un axe de rotation. Au départ, de mon point de vue surélevé, cette tragédie est une pente à dévaler. La fin est sans commune mesure avec le commencement. Je risque de m’écraser tout en bas. Passé le « pivot » (ou « point d’appui »), la seconde moitié de la pièce semble encore plus rapide et peser plus lourd que la première. Revenons à notre point de départ. J’entame la descente. Au fil du texte les représentations se succèdent sans relâche. Et déjà, in der Rapidität der Begeisterung10, je m’emballe, je m’enflamme. Je rencontre alors (a)11, Tirésias. Je poursuis mon chemin avant d’être fixé, si j’y mets du mien, au milieu, axe de rotation de la balance tragique. Le levier s’équilibre là. La fin (b) s’incline vers l’avant (c) d’où je viens. Je puis désormais évoluer, les pieds sur Terre, sur un plan horizontal. S’agissant de l’Antigone, les premières représentations me poussent énergiquement, moi le spectateur, pour me faire gravir la diagonale dressée du rythme de la pièce. Périlleuse montée au cours de laquelle ma lancée perd en vitalité, m’abandonnant vertigineusement suspendu, sans force, à la fin. Ici, à la façon de l’Œdipe, la césure est la force motrice dont j’ai à user afin de lever la résistance de la charge qui fige le levier de bas (début) en haut. 9 Je pense donc pouvoir soutenir, en conclusion du premier point qui examinait la place donnée à Hegel par Hölderlin dans ses Remarques, que le poète est allé chercher dans la physique spéculative du De orbitis planetarum non pas certes des éclairages sur le système solaire, mais un modèle pour la dynamique des forces qui structurent l’expérience tragique. Car, si l’idée de « trajet excentrique » était apparue dès 1794 dans la présentation de la première ébauche publiée de son roman Hypérion12, c’est peut-être le concept hégélien de « ligne de cohésion » qui a rendu possible la véritable saisie par le poète de la manière dont l’homme se meut d’un point à l’autre de cette exzentrische Bahn. 10 Tentons à présent – deuxième axe de recherche annoncé – de renverser la perspective pour adopter le point de vue de Hegel lui-même. Il est permis de se demander si la tragédie, ressource déterminante pour la dialectique qui cherche encore sa voie à la veille de la publication des Trauerspiele des Sophokles, ne grève pas aussi bien son développement. La réconciliation demeure « inachevée »13 dans l’écrit sur le droit naturel de 1802 qui s’était appuyé sur une première définition hégélienne explicite de ce qui se joue au travers de la tragédie. La partie y menace le tout de déréliction et d’éclatement. Le ventre peut rêver de dominer l’âme ou la tête. Pour exister pleinement, en effet, l’Esprit devait sacrifier son passé mort, en sortir et le laisser

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derrière lui. Hegel y aura vu « la tragédie que l’Absolu joue éternellement avec lui- même, [à savoir] qu’il s’engendre éternellement en l’objectivité, s’abandonne par là, dans cette figure qui est la sienne, à la passion et à la mort, et, de ses cendres, s’élève dans la majesté »14. Quand bien même l’opération – soumission à l’objectif et au destin, reconnaissance de ce qui est mort, conservation de la vie purifiée du passé – ne va pas sans reste, elle est déjà, de part en part, dialectique. Sauf que ce reste, ne serait-ce pas justement le tragique ? La tragédie, soit, illustrerait le processus même, processus dialectique, de l’Histoire, mais à quelles conditions ? Avec sa définition de la tragédie, Hegel s’est contenté, si l’on peut dire, de tirer la douloureuse leçon de l’Orestie d’Eschyle : « L’image de cette tragédie, déterminée de façon plus précise pour l’ [élément] éthique, est l’issue de ce qui fut le procès des Euménides, comme des puissances du droit, qui est dans la différence, et d’Apollon, le dieu de la lumière indifférente, concernant Oreste, devant l’organisation éthique, le peuple d’Athènes, – lequel, […] de manière divine, en tant que l’Athéna d’Athènes, restitue totalement l’homme qui a été, par le dieu lui-même, impliqué dans la différence, à celui-ci, et, avec la séparation des puissances qui avaient toutes deux part au criminel, entreprend aussi la réconciliation d’une façon telle que les Euménides seraient honorées par ce peuple en tant que puissances divines et auraient maintenant leur séjour dans la cité, si bien que leur nature sauvage jouirait de l’intuition d’Athéna ayant son trône tout en haut, sur la colline fortifiée, en face de leur autel érigé en bas dans la cité, et par là serait apaisée »15. La réconciliation consiste, pour le vivant qu’incarne la Cité, à céder une partie de soi à l’« être inorganique » des chiennes vengeresses de Clytemnestre, mise à mort par Oreste, ces Érinyes ou Euménides auxquelles il ne faudra jamais cesser de rendre hommage. La catharsis est fort amère. Les éléments qui composent l’« œuvre d’art absolue », fût-elle débarrassée de son auteur16, ne peuvent pas être entièrement résorbés dans la divinité de la vie éthique. Le corps, le fini ou la conscience empirique, au travers du dispositif tragique, réclament leurs droits inaliénables – « le mouvement divin s’expose de telle sorte que la pure abstraction de cette nature, qui serait une puissance simplement souterraine, [une puissance] négative pure, est supprimée par la réunion vivante avec la nature divine, que celle-ci transparaît à l’intérieur d’elle et, par cet être-un idéel dans l’esprit, fait d’elle son corps vivant réconcilié, qui, en tant qu’il est le corps, reste en même temps dans la différence et dans la caducité, et, par l’esprit, intuitionne le divin comme un être étranger à lui-même [souligné] »17. 11 Lorsque Schelling eut recours, le premier, au schème tragique dans ses Lettres philosophiques sur le dogmatisme et le criticisme (1795), la conflictualité à laquelle Hegel s’efforcera de donner toute sa consistance avait immédiatement pris la forme du destin : la tragédie « honorait la liberté humaine en faisant combattre son héros contre la surpuissance du destin », présenté comme « une puissance objective qui menace d’anéantir notre liberté »18. Et les écrits de jeunesse de Hegel rassemblés sous le titre de L’esprit du christianisme et son destin, connus pour avoir articulé, à l’occasion d’une réflexion sur l’histoire du christianisme, les trois temps de ce qui deviendra la dialectique de l’Esprit – unité, séparation, unification –, empruntent à l’auteur des Lettres sa conception du destin tragique fondée sur l’histoire d’Œdipe, à ceci près qu’il se déploierait désormais comme scission de soi. Pourtant, le dualisme, l’opposition manifestés par le destin, par-delà la progression de l’Esprit, et c’est tout le problème, se maintiennent. Il faudra attendre 1807 et la publication de la Phénoménologie de l’Esprit pour assister au dépassement des contradictions insolubles auxquelles se heurtait

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Hegel dans le domaine du tragique. Peter Szondi l’indique en 1960 avec son Essai sur le tragique : « le rapprochement entre l’écrit théologique de jeunesse, l’essai sur le droit naturel, la Phénoménologie (et même l’Esthétique comme un écho formalisé de cette dernière) fait ressortir la différence essentielle qui les sépare, et qui permet de conclure à un tournant caché dans la conception hégélienne du tragique. Dans les œuvres qui précèdent la Phénoménologie, le tragique est le signe caractéristique de la moralité qui se scinde dans le destin et trouve la réconciliation dans l’amour, alors que le monde contraire de la loi, reposant sur l’opposition figée entre l’universel et le particulier, n’offre aucune possibilité au tragique. Dans la Phénoménologie, en revanche, le conflit tragique surgit précisément entre le monde de la loi et celui de l’amour »19.

12 Il est indubitable que l’Antigone de Sophocle joue un rôle crucial dans l’odyssée de l’Esprit. La pièce apparaît, dans la Phénoménologie, au « milieu », disait Derrida20, c’est-à- dire à la charnière du chapitre sur la Raison et du suivant qui porte sur l’Esprit proprement dit. Celui-là, le cinquième, s’achève sur une première reconnaissance de « l’essence spirituelle » (das geistige Wesen) qui est « tout aussi bien une loi éternelle qui n’a pas son fondement dans le vouloir de tel individu, mais est au contraire en soi et pour soi l’absolue volonté pure de Tous qui a la forme de l’être immédiat » 21. Hegel veut parler du monde grec et, peu après, ces « immaculées figures célestes [makellose himmlische Gestalten] qui ont gardé dans leurs différences l’innocence virginale et l’harmonieux ensemble [die unentweihte Unschuld und Einmütigkeit] de leur essence »22 désignent déjà, semble-t-il, les lois respectives d’Antigone et Créon. Au début du chapitre VI, le saut de la Raison à l’Esprit se formule ainsi : « ces figures [de la belle vie éthique jusqu’au savoir de soi] se distinguent en ceci des figures précédentes [conscience, conscience de soi, raison] qu’elles sont les esprits réels, des effectivités proprement dites, et qu’au lieu d’être uniquement des figures de la seule conscience, elles sont les figures d’un monde »23. L’Esprit différencié donne lieu au monde. L’Antigone de Sophocle, ce n’est pas rien, vient initier un tel mouvement d’esprits réels. Qu’est-ce qui, à cette aune, a changé dans la conception hégélienne du tragique depuis 1802 et l’article sur le droit naturel ? La nature doit en rabattre sur ses prétentions. La mort, la différence des sexes et les Érinyes ont été mises au travail. La disjonction éthique de l’humain et du divin autorise une circulation ininterrompue entre singularité du peuple tout entier et universalité de la famille restreinte (père, mère, enfants) qui est « communauté éthique naturelle »24. En celle-ci, l’universel est à son affaire et, d’ores et déjà, dans son élément : « Cette universalité à laquelle parvient l’individu singulier en tant que tel, est l’ être pur, la mort ; c’est l’état passif naturel immédiat de ce qui est devenu, et non l’activité d’une conscience. C’est pourquoi le devoir du membre de la famille est d’ajouter ce dernier aspect […] La consanguinité complète donc le mouvement naturel abstrait, par le fait qu’elle ajoute le mouvement de la conscience, interrompt l’œuvre de la nature, et arrache à la destruction la personne parente par le sang, ou, mieux, parce que la destruction, son devenir-être pur, est nécessaire, qu’elle prend même sur soi l’acte de destruction »25. Il n’empêche que « [l]a communauté, la loi supérieure publiquement en vigueur sous le soleil, a sa dimension vivante effective dans le gouvernement, comme ce en quoi elle est individu »26 et que celui-ci est fondé à exiger de ses membres épars, ou individus isolés, qu’ils réintègrent le tout en sacrifiant leur vie à son service. La loi divine d’Antigone et la loi humaine de Créon ont donc chacune à voir, ultimement, avec la mort. « L’ensemble, affirme Hegel, est un tranquille équilibre [Gleichgewicht] de toutes les parties, et chaque partie est un esprit autochtone qui ne cherche pas sa satisfaction au-delà de lui-même, mais l’a en lui par cela même qu’il est lui-même dans

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cet équilibre avec le tout. Certes, cet équilibre ne peut être vivant que par le surgissement en lui de l’inégalité et l’intervention de la Justice qui ramène celle-ci à l’égalité »27. Le négatif est enfin devenu productif. Il n’ira plus jamais se nicher, au terme du processus tragique, non content de se voir accorder « une puissance et un empire »28, dans on ne sait quel recoin. 13 Comment Hegel, entre 1802 et 1807, en sera-t-il arrivé à un tel bouleversement de sa vision de la Cité et de la tragédie grecques ? Comment passe-t-il du destin (ou de « l’absence de destin »29, comme dit Hölderlin) de l’Œdipe à la conciliation de l’Antigone ? Peut-être, tout simplement, va-t-il pris connaissance de ceci, Remarques sur Antigone, 3 : « Si [le mode propre de progression de l’Antigone] est tragique, il procède ainsi par réaction, et l’informel s’enflamme au contact du trop formel. Ce qui est là caractéristique, c’est en conséquence que tous les personnages qui sont compris dans un tel destin se tiennent, non pas comme Œdipe, en figure idéale dans sa lutte pour la vérité, et comme quelqu’un qui défend son entendement [souligné 30] […] ; mais c’est en tant que personnages au sens étroit, en tant que personnages représentatifs d’un état, qu’ils se dressent les uns contre les autres, qu’ils se formalisent. / Le groupement de tels personnages est, comme dans Antigone, comparable à une course où le premier qui perd souffle et se heurte à son adversaire a perdu, alors qu’on peut comparer la lutte dans Œdipe à un pugilat […]. / La forme rationnelle qui se façonne ici tragiquement est politique, et à vrai dire républicaine, parce qu’entre Créon et Antigone, le formel et le contre-formel, l’équilibre est toujours maintenu31. […] / Sophocle est dans le vrai. Tel est le destin de son époque et la forme de sa patrie »32. Longtemps prisonnier de la coïncidence entre tragique et dialectique qu’avait posée Schelling au travers de son interprétation de l’Œdipe de Sophocle, Hegel en sort, telle est l’hypothèse que défend le deuxième point de la présente étude, par les Remarques. Ainsi Hölderlin, à son corps défendant, aurait apporté à son ami ce moyen d’échapper au problème posé par la résurgence moderne du tragique : le tragique proprement grec, ce sera désormais l’Antigone et l’auteur de la Phénoménologie peut passer à autre chose (Rome, etc.). Le tragique est dépassé. Pour faire bonne mesure, car en vérité tout son système dépend de cette pièce maîtresse, il déclarera tout de même dans son Cours d’esthétique : « Parmi toutes les splendeurs du monde ancien et du monde moderne – je connais pratiquement tout, et l’on doit et peut tout connaître –, il me semble sous cet angle [celui de la réconciliation] qu’Antigone est l’œuvre d’art la plus exceptionnelle et la plus satisfaisante »33. C’est donc bien la généalogie des Remarques qui serait devenue pour Hegel l’occasion de situer le tragique dans un passé révolu34 – mais à condition d’ignorer le type tragique plus moderne de la pièce Œdipe, cependant indissociable du concept hölderlinien du tragique. 14 Le tragique de Hegel se conçoit désormais comme une montée aux extrêmes provoquée par l’affrontement entre deux puissances éthiques, chacune légitime mais limitée, drame que vient clore à sa façon, plus ou moins tragiquement pour les protagonistes, la justice éternelle. Le modèle du tragique adopté par Hegel est téléologique. Il ne cesse jamais de penser la tragédie sous l’horizon d’une réconciliation. Or Hölderlin vient de montrer qu’Antigone est saisissable a priori à partir, non pas de la fin, mais du début. C’est d’ailleurs ce que constate aussitôt un regard désintéressé. Il s’agit d’une pièce dans laquelle, à l’inverse de l’Œdipe, les partis pris humains (trop humains) ou accès de toute- puissance à l’origine du conflit pèsent beaucoup plus lourd que la volonté divine. La fin de l’Antigone, d’après Hölderlin, ne fait pas le poids. Le traducteur des Trauerspiele avait montré du même coup comment la césure, en vue de faire émerger un milieu de l’

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Antigone, doit absolument y venir compenser ce déséquilibre. Hegel n’en a cure. Voici donc la différence essentielle entre les tragiques respectifs des deux hommes : l’un situe le moment de l’équilibre au milieu du drame et l’autre à la fin. Les tragiques de Hölderlin et Hegel, malgré les apparences, sont résolument distincts. Ils semblent, il est vrai, avoir fluctué et s’être entrecroisés. Hölderlin a pu estimer avoir accompli la Naturphilosophie de Schelling et Hegel en la dégrisant, tandis que Hegel, lui, a voulu reprendre le concept de tragique des Trauerspiele des Sophokles afin de le mener à son terme en le dissolvant dans la Phénoménologie de l’Esprit. D’où la reformulation suivante du troisième et dernier axe de recherche posé en introduction : que devient, dans ce mouvement hégélien, le spectateur dont Hölderlin avait grand souci ?

15 Pour tenter d’éclaircir la place que la philosophie de l’histoire des Remarques réserve à un tel spectateur hégélien, appliquons-nous à relire la troisième partie des Remarques sur Antigone qui conclut l’analyse hölderlinienne du tragique sur une douloureuse tentative de délimiter l’Ancien et le Moderne. « […] [la] tendance principale [des représentations grecques] est de pouvoir se contenir [se saisir ou ressaisir, sich fassen35], écrit Hölderlin, parce que là était leur faible (ihre Schwäche), alors que, au contraire, la tendance principale dans les modes de représentation de notre temps est de pouvoir atteindre quelque chose (etwas treffen), avoir de l’adresse [destin, savoir-faire, Geschick], parce que l’absence de destin, le dusmoron, est notre faible » 36. Les Grecs se montrent particulièrement aptes à raisonner jusqu’au moment où leur « parole [tragique] devient plus médiatement efficiente, en s’emparant d’une corporéité plus sensible »37, c’est-à-dire jusqu’à ce que le destin, qui leur est propre, les frappe à mort dans leur corps. Tandis que les Modernes divaguent et croient réaliser leurs rêves en déployant une imagination illimitée avant d’être rappelés à la convenance (Schicklichkeit). La parole tragique de notre époque, sans nous faire mourir, est dès lors « plus immédiate, en s’emparant d’une corporéité plus spirituelle »38. Le tragique proprement moderne meurtrit (et matériellement, à petit feu) l’esprit. Le détour par l’enthousiasme excentrique, à la grecque, nous ramène, en principe, à « l’entendement (Verstand) de l’homme dans sa marche sous l’impensable »39. C’est ce que Hegel, bien sûr, n’aura jamais pu admettre. Hölderlin avait pourtant prévenu : « le retournement patriotique (vaterländische Umkehr) est le retournement de tous les modes de représentation et de toutes les formes. Mais un retournement total (gänzliche Umkehr), dans ces choses, comme en général tout retournement total, sans aucune retenue (ohne allen Halt), n’est pas permis à l’homme en tant qu’être connaissant (dem Menschen, als erkennendem Wesen) »40. Nous autres Modernes, avec la meilleure volonté du monde, ne saurions dépasser les bornes. Que cela nous plaise ou non, notre mode d’être est subordonné (subordiniert) à la « convenance » (Schicklichkeit). Et d’après les repères fournis par la première partie des Remarques sur Œdipe, le refus de prendre en compte la césure conduit la philosophie hégélienne de la tragédie, et la philosophie tout court, à un déséquilibre périlleux. Plus le spectateur Hegel désire s’en remettre à la fin de l’Antigone et à son Esprit de justice éternelle, plus durement il est rejeté du début que motive la rationalité humaine, fût- elle parfaitement délirante, d’Antigone et Créon. En digne héritier de la position aristotélicienne dans la Poétique, Hegel, parce qu’il redoute de ne pas en réchapper, ne veut à aucun prix reconnaître de validité à un instant ponctuel, le « milieu » tragique – mais le remède, à l’usage, se révèle pire que le mal. L’expérience tragique du moment où se joue le passage entre début et fin perdure.

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16 Le lecteur attentif aura remarqué la prudence avec laquelle, au terme de l’article, il convient de maintenir le caractère hypothétique des intentions explicites de Hölderlin et Hegel quant à la place qui devait revenir à ce dernier dans les Remarques sur Sophocle41. Nous pouvons quoi qu’il en soit considérer comme acquis sur le plan purement conceptuel : premièrement, que la « ligne de cohésion » du système solaire présentée par Hegel dans Les orbites des planètes (1801) est la référence spéculative très précise du « transport » tragique selon Hölderlin (1804) ; deuxièmement, que l’évolution tout à fait déterminante de la pensée du tragique qui s’observe dans la philosophie de Hegel (1807) reflète la thèse des Remarques de Hölderlin du caractère spécifiquement grec de la pièce Antigone (1804) ; troisièmement, que ces Remarques résistent par avance à l’affirmation hégélienne d’un dépassement moderne du tragique, la lecture de la même tragédie de Sophocle par Hölderlin et Hegel différant, dans le détail, du tout au tout.

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SZONDI Peter, Poésie et poétique de l’idéalisme allemand, « Le concept du tragique chez Schelling, Hölderlin et Hegel » [Versuch über das Tragische, 1960], Paris : Gallimard, 1991.

NOTES

1. Voir F. W. J. SCHELLING, Introduction à l’Esquisse d’un système de philosophie de la nature, « Extraits de l’Esquisse », p. 159-162. 2. G. W. F. HEGEL, Les Orbites des planètes, p. 152. 3. F. W. J. SCHELLING, Introduction à l’Esquisse d’un système de philosophie de la nature, p. 68. 4. Voir G. W. F. HEGEL, Les Orbites des planètes, p. 128-129. 5. Toutes les citations de ce paragraphe ont été prises jusqu’ici dans les sections de la Dissertatio intitulées par l’éditeur « Le principe général : l’identité qui pose la différence » et « La différence réelle des pôles », G. W. F. HEGEL, Les Orbites des planètes, p. 153-156. 6. F. HÖLDERLIN, Œdipe le tyran de Sophocle, « Remarques sur Œdipe, 1 », p. 208-210 : « […] die Aufeinanderfolge des Kalkuls, und der Rhythmus wird getheilt, und bezieht sich, in seinen zweien Hälften so aufeinander, dass sie, als gleichwiegend, erscheinen. / Ist nun der Rhythmus der Vorstellungen so beschaffen, dass, in exzentrischer Rapidität, die ersten mehr durch die folgenden hingerissen sind, so muss die Cäsur oder die gegenrhythmische Unterbrechung von vorne liegen, so dass die erste Hälfte gleichsam gegen die zweite geschüzt ist, und das Gleichgewicht wird, eben weil die zweite Hälfte ursprünglich rapider ist, und schwerer zu wiegen scheint, der entgegenwirkenden Cäsur wegen, mehr sich von hinten her gegen den Anfang neigen. / Ist der Rhythmus der Vorstellungen so beschaffen, dass die folgenden mehr gedrungen sind von den anfänglichen, so wird die Cäsur mehr gegen das Ende liegen, weil es das Ende ist, was gegen den Anfang gleichsam geschüzt werden muss, und das Gleichgewicht wird folglich sich mehr gegen das Ende neigen, weil die erste Hälfte sich länger dehnt, das Gleichgewicht folglich später vorkommt. So viel vom kalkulablen Geseze. / Das erste nun der hier angedeuteten tragischen Geseze its das des Ödipus. / Die Antigonä gehet nach dem zweiten hier berührten. / In beiden Stüken machen die Cäsur die Reden des Tiresias aus. » 7. F. HÖLDERLIN, Œdipe le tyran de Sophocle, « Remarques sur Œdipe, 1 », p. 209 : « Le transport tragique est à la vérité proprement vide, et le moins lié ». 8. « un point aveugle et purement mathématique » désigne ici le second foyer de l’ellipse d’une orbite, par opposition à celui qu’occupe le Soleil. La formule fait toutefois irrésistiblement penser, rapportée aux Remarques, à une caractérisation du personnage de Tirésias, le devin aveugle qui sait tout ce qui est, qui a été et qui sera. Hölderlin a-t-il lu la dissertation de Hegel ? Si les certitudes biographiques nous font défaut, l’analyse des textes en confirme l’éventualité. Au minimum les deux hommes auront-ils eu des conversations « scientifiques » au sujet des orbites des planètes, probablement ranimées après la parution de l’Esquisse de Schelling. 9. G. W. F. HEGEL, Les Orbites des planètes, p. 155-156. 10. F. HÖLDERLIN, Antigone de Sophocle, « Remarques sur Antigone, 1 », p. 158‑159 : « dans la rapidité de l’inspiration ». 11. Code utilisé, avec (b) et (c), in ibid. 12. F. HÖLDERLIN, Œuvres, « Fragment Thalia », p. 114 (trad. modifiée) ; Sämtliche Werke, Briefe und Dokumente, p. 48 : « Le trajet excentrique [die exzentrische Bahn] que l’homme (en général aussi bien que l’individu) parcourt d’un point à l’autre, c’est-à-dire de la simplicité plus ou moins pure

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à la culture plus ou moins accomplie, paraît être toujours identique à lui-même, du moins dans ses directions essentielles ». L’excentricité mathématique, notée e, est l’un des paramètres qui sert à caractériser les ellipses et donc, en astronomie, les trajectoires des planètes ou des comètes. Qu’il suffise de noter ici que, comme son nom l’indique, comprise entre 0 et 1 – cas de l’ellipse (0 < e < 1) –, l’excentricité s’apparente à un indice d’« aplatissement » du cercle – cas-limite du cercle : son ex-centricité est nulle (e = 0) – et de « dédoublement » de son centre en foyers. 13. C’est le terme employé par Christophe Bouton dans Temps et esprit dans la philosophie de Hegel de Francfort à Iéna, p. 90. 14. G. W. F. HEGEL, Des Manières de traiter scientifiquement du droit naturel, p. 69. Bourgeois, dans sa note 36, p. 102, indique que la conclusion (dialectique) de l’article de Hegel s’appuie explicitement sur le développement consacré au processus tragique qui s’ouvre avec cette sentence (p. 69 sq.). 15. G. W. F. HEGEL, Des Manières de traiter scientifiquement du droit naturel, p. 70. 16. Cf. G. W. F. HEGEL, ibid., p. 74 : « […] ce qui est premier, c’est qu’une œuvre d’art absolue soit, et […] ce qui est seulement second, c’est si cet [individu] singulier déterminé est son auteur ou s’il ne fait que l’intuitionner et en jouir ». 17. G. W. F. HEGEL, ibid., p. 70. 18. F. W. J. SCHELLING, Premiers écrits, p. 208. 19. P. SZONDI, Poésie et poétique de l’idéalisme allemand, p. 24-25. 20. J. DERRIDA, Glas, p. 161. 21. G. W. F. HEGEL, Phénoménologie de l’Esprit, p. 295 (trad. modifiée) ; Phäno-menologie des Geistes, p. 307. 22. G. W. F. HEGEL, ibid., p. 295-296 ; ibid., p. 308. 23. G. W. F. HEGEL, Phénoménologie de l’Esprit, p. 301. 24. G. W. F. HEGEL, ibid., p. 304. 25. G. W. F. HEGEL, ibid., p. 306-307. 26. G. W. F. HEGEL, ibid., p. 308. 27. G. W. F. HEGEL, Phénoménologie de l’Esprit, p. 312 (trad. modifiée) ; Phänomenologie des Geistes, p. 325. 28. G. W. F. HEGEL, Des Manières de traiter scientifiquement du droit naturel, p. 102. 29. F. HÖLDERLIN, Antigone de Sophocle, « Remarques sur Antigone, 3 », p. 171. 30. Œdipe est un moderne. Il erre sous l’impensable. C’est le style d’expérience tragique, un destin sans raison ni fin, qui menaça, dans un premier temps, Hegel. 31. « weil zwischen Kreon und Antigonä, förmlichem und gegenförmlichem, das Gleichgewicht zu gleich gehalten ist ». 32. F. HÖLDERLIN, Antigone de Sophocle, « Remarques sur Antigone, 3 », p. 175‑177 (trad. modifiée). 33. G. W. F. HEGEL, Cours d’esthétique, t. III, p. 517-518. 34. L’auteur de la Phénoménologie de l’Esprit, selon toute vraisemblance, a lu les Remarques avec la plus grande attention. Elles seront encore citées presque mot pour mot dans ses Cours d’esthétique, p. 478 ; Ästhetik III Die Poesie, p. 291 : « le matériau proprement sensible de la poésie dramatique n’est pas seulement la voix humaine, ni la parole dite, mais l’homme tout entier [der ganze Mensch], qui non seulement exprime des sentiments, représentations et idées [Empfindungen, Vorstellungen und Gedanken], mais aussi est pris dans le réseau complexe d’une action concrète ». Cf. F. HÖLDERLIN, Œdipe le tyran de Sophocle, « Remarques sur Œdipe, 1 », p. 206-209 : « La loi, le calcul, le mode selon lesquels un système de réceptivité, l’homme entier [der ganze Mensch], en tant qu’il se développe sous l’influence de l’élément, et selon lesquels représentation, sentiment et raisonnement [und Vorstellung und Empfindung und Räsonnement], en diverses successions mais toujours selon une règle sûre, surgissent l’un après l’autre, cela, dans le tragique, est plutôt équilibre que pure consécution ».

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On trouve une autre « réminiscence » des Remarques sur Œdipe, 1, dans ce passage (G. W. F. HEGEL, Cours d’esthétique, p. 471 ; Ästhetik III Die Poesie, p. 284) : « L’œuvre d’art […] ne doit pas seulement parler au sens vivant [an den lebendigen Sinn], qui certes ne doit pas faire défaut non plus dans le public, mais elle doit exister en elle-même comme une effectivité vivante de situations, d’états, de caractères et d’actions ». Cf. F. HÖLDERLIN, Œdipe le tyran de Sophocle, « Remarques sur Œdipe, 1 », p. 206-207 : « on a à considérer […] comment […] le cours des choses et ce qui est à fixer, le sens vivant [der lebendige Sinn], qui ne peut être calculé, est mis en relation avec la loi calculable ». 35. Il était dit quelques lignes plus haut (F. HÖLDERLIN, Antigone de Sophocle, « Remarques sur Antigone, 3 », p. 168) : « die unendliche Begeisterung unendlich, […] heilig sich scheidend, sich fasst ». 36. F. HÖLDERLIN, Antigone de Sophocle, « Remarques sur Antigone, 3 », p. 170‑171. 37. F. HÖLDERLIN, ibid., p. 431. 38. F. HÖLDERLIN, ibid., p. 170‑171. 39. F. HÖLDERLIN, Antigone de Sophocle, « Remarques sur Antigone, 2 », p. 162‑163. 40. F. HÖLDERLIN, Antigone de Sophocle, « Remarques sur Antigone, 3 », p. 172-173. Voir aussi F. HÖLDERLIN, Antigone de Sophocle, « Remarques sur Antigone, 2 », p. 161 : « la manière dont, en plein milieu, le temps vire n’est pas du tout modifiable, […] ni [la manière] dont cela passe du grec à l’hespérique ». 41. De même, dans la mesure où les Remarques traitent surtout de l’interprétation des tragédies de Sophocle par le spectateur, j’aurai laissé volontairement de côté la question de la critique scientifique des textes ici abordés. Les prétentions anti-newtoniennes de la Philosophie de la nature, on le sait, sont passablement ridicules.

RÉSUMÉS

Hölderlin a-t-il donné consciemment une place à Hegel dans sa réflexion sur la tragédie ? Il est établi que la « ligne de cohésion » du système solaire présentée par Hegel dans Les orbites des planètes (1801) est la référence spéculative très précise du « transport » tragique selon Hölderlin dans ses Remarques sur Sophocle (1804). Hegel aurait-il, de son côté, entendu occuper une place dans la généalogie du tragique qui ressort de celles-ci ? Car l’évolution absolument déterminante de la pensée du tragique qui s’observe dans la Phénoménologie de l’Esprit reflète, sans conteste, la thèse des Remarques du caractère spécifiquement grec de la pièce Antigone. L’article soutient enfin que les Remarques résistent par avance à l’affirmation hégélienne d’un dépassement moderne du tragique, la lecture de la même tragédie de Sophocle par Hölderlin et Hegel différant, dans le détail, du tout au tout.

AUTEUR

FABRICE LÉBELY

Doctorant en philosophie, (EA 2326) Université de Strasbourg

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