Pierre Vermeren*

De quels ingénieurs parle-t-on? Situation et trajectoires des ingénieurs des grandes écoles Le cas du Maroc

Abstract: This article is devoted to Moroccan engineers, most of whom have been trained in prestigious engineering colleges in France. They represent a minority compared to the rest of engineers who attended higher education schools in , yet their privileged positions have almost given them an aristocratic status. This is quite representative of the unequal social structure of Morocco and of the role played by its monarchic regime – the Makhzen – which tends to favor the technocratic and social elite. This study purports to show how such domi- nation of the economic and political life of the country by a few chosen persons has genera- ted a counter-reaction. Second-rate higher education establishments attended by middle class students have been an ideal breeding ground for Islamic fundamentalism. Today, they turn out a political and social elite craving for recognition and real power. Résumé. Cet article est consacré au cas des “ingénieurs de conception” marocains, formés la plupart du temps dans les grandes écoles françaises. Cette fraction des ingénieurs marocains (dont la majorité est formée dans les écoles d’ingénieurs du Maroc) n’est pas loin de constituer une véritable aristocratie de fonction. Ce phénomène illustre la structure sociale très inégalitaire du Maroc et la stratification opérée par la monarchie (le Makhzen) pour sélectionner ses élites, qui sont aujourd’hui des élites à la fois technocratiques et sociales. Cette domination des “technocrates” sur l’appareil d’État marocain, analysée ici à travers des publics étudiants de grandes écoles, s’ac- compagne de l’émergence d’une contre-élite sociale de contestation. Les écoles d’ingénieurs de

* Historien.

REMMM 101-102, 247-264 248 / Pierre Vermeren second rang, peuplées par les éléments des classes moyennes, ont été le premier terreau des mou- vements islamistes en milieu universitaire. Elles produisent aujourd’hui une contre-élite poli- tique et sociale qui piétine aux portes du vrai pouvoir. Le cas des ingénieurs marocains illustre à quel point la condition des ingénieurs du Maghreb se révèle hétérogène1. Cette situation n’est pas nouvelle, puisque cela fait maintenant près de quarante ans qu’il existe au Maroc plusieurs filières concur- rentes pour la formation des ingénieurs. Toutefois, depuis le début des années 1980, l’avènement du chômage des diplômés a révélé que le “marché” de l’encadre- ment, qui était ouvert jusque-là, est devenu un champ concurrentiel. La ferme- ture de l’État à l’ensemble des diplômés, dont il était depuis l’indépendance le prin- cipal pourvoyeur d’emplois (225000 emplois créés de 1956 à 1965), a signifié qu’il ne suffisait plus d’être diplômé, et notamment ingénieur, pour prétendre à l’em- ploi public. Cette situation de concurrence a donné un avantage de poids aux ingé- nieurs formés dans les écoles et par les cursus les plus prestigieux, en particulier ceux qui sont issus des grandes écoles d’ingénieurs françaises. Mais avec la crise de l’État qui s’est engagée depuis l’instauration du plan d’ajustement structurel en 1983, la fonction publique menaçait d’être désertée par les ingénieurs les plus diplômés, au profit du secteur privé en plein essor dans les années 1990, ou en raison d’une fuite à l’étranger. Le palais a donc mené une politique de revalorisation de la condition des ingénieurs au sein de la haute fonc- tion publique, qui a conduit à la situation actuelle, soit la présence d’une sorte de corps d’État des ingénieurs de conception à la tête de l’administration et des grandes entreprises publiques. La technocratie marocaine était née. Cette évo- lution s’est déroulée parallèlement au déclassement des ingénieurs publics, relé- gués parmi les cadres moyens de l’administration. Cette histoire doit être lue selon nous au travers de logiques sociales qui don- nent à voir un véritable éclatement de la profession et de la condition des ingé- nieurs au Maroc. En s’intéressant ici à l’élite des ingénieurs marocains, nous comprendrons en creux la relégation subie par la majorité du corps des ingénieurs, celle-ci renvoyant à la fois à une logique de classes sociales, et à une ligne inéga- litaire de partage dans la formation des ingénieurs marocains. Nous allons d’abord évoquer la dualité qui préside la formation des ingé- nieurs marocains. Puis nous verrons que le chômage des diplômés épargne les ingénieurs issus des formations les plus prestigieuses. Enfin, nous verrons com- ment cette élite consolide son système de domination sur l’État à travers le sys- tème des grands corps d’État.

La dualité au sein des formations d’ingénieurs

Depuis les années 1960, la formation d’ingénieur est très recherchée par les bacheliers marocains. Il faut toutefois préciser que des années quarante jus-

1. Ce texte reprend des éléments d’une thèse publiée, cf. P. Vermeren, 2002. De quels ingénieurs parle-t-on ? Situation et trajectoires… / 249 qu’aux années soixante, les bacheliers issus des milieux sociaux favorisés pré- féraient s’adonner aux sciences juridiques, voire à la médecine. Si bien qu’à cette époque, la filière de l’ingéniorat, et plus généralement des études scien- tifiques, fut une voie de promotion sociale pour des étudiants brillants issus des milieux populaires ou de la classe moyenne, notamment israélites (Abra- ham Serfaty ingénieur des Mines versus pour les mathé- matiques). Cette situation s’est par la suite retournée, puisque la dégradation de l’image sociale des études juridiques (qui s’est accélérée depuis les années 1980) s’est accompagnée de la remontée des études scientifiques, en particulier des formations de haut niveau dans les grandes écoles étrangères. Cette situa- tion reste en partie vraie, même si l’on note depuis une dizaine d’années la rude concurrence des études commerciales, en particulier auprès des lycéens des lycées français (Vermeren, 2001). Le secteur de la formation des ingénieurs est aujourd’hui très disparate. Jusque vers 1980-1985, il y avait la filière des grandes écoles françaises, et celle de l’EMI (école Mohammedia des ingénieurs) à . Aujourd’hui, l’existence de nom- breuses autres écoles d’ingénieurs et des classes préparatoires nationales sont venues brouiller ce tableau. On a assisté en fait à une dualisation de ce secteur de formation. Les grandes écoles d’ingénieurs du Maroc ont un recrutement socia- lement plus sélectif que dans les années soixante, mais elles sont toujours dépas- sées par les grandes écoles françaises, et par les cursus d’ingénieur à l’étranger d’une manière générale (que nous n’aborderons pas ici). Nous allons successivement montrer à travers plusieurs exemples comment la pyramide des formations d’ingénieurs marocains cache de profonds clivages sociaux. Pour cela, nous allons étudier le cas de l’école Mohammedia d’ingénieurs (EMI) et de l’école nationale d’industrie minérale (ENIM), deux grandes écoles marocaines, puis le cas des classes préparatoires: celles de France (les lycées Poin- caré à Nancy et Saint-Louis à ) et enfin celles du Maroc (à travers l’exemple du lycée Mohammed V à ). L’étude du public étudiant de l’EMI durant les années 1960-1970 nous a amené à constater leur caractère de filière de relégation. L’EMI souffrait de la concur- rence des écoles françaises, et ce n’est qu’à partir du milieu des années soixante- dix que l’on a observé un léger frémissement social (avec un transfert des classes populaires vers les classes moyennes urbaines). La question est de savoir si, à par- tir des années 1980, l’installation de classes préparatoires nationales a réussi à redo- rer le blason de ces formations. Nous allons nous en tenir ici à l’analyse de l’évolution des publics étudiants de l’EMI au cours des années 1980, avec une incursion à l’école nationale d’in- dustrie minérale de Rabat (ENIM), qui illustre le cas des écoles de second rang nées au cours des années 1970 (1972 pour l’ENIM). À Rabat, l’EMI reste la première école d’ingénieurs du pays par son rayon- nement et sa taille jusqu’au début des années 1990 (quand l’école Hassania de Casablanca semble prendre le dessus). L’EMI a contribué à former plus de 4000 250 / Pierre Vermeren ingénieurs depuis sa création2 et s’est ouverte à la fin des années 1980 au recru- tement par les classes préparatoires, comme l’ENIM. Pour analyser le public de ces deux écoles au début de la décennie 1990, nous disposons de deux échan- tillons constitués de 68 étudiants de la promotion 1993 pour l’EMI et de 65 de la promotion 1994 pour l’ENIM. L’échantillon de 1993 de l’EMI marque une nette inflexion par rapport aux échantillons des années 1970-1980. En 1993, l’évolution observée marque la dimi- nution des classes pauvres et rurales. Les lieux de naissance sont désormais très largement urbains puisque 70 % des étudiants sont nés en ville, tandis que 92,5 % des familles y résident. La part des grandes villes est prédominante tant pour les lieux de naissance (53 % dont 32,5 % pour Casablanca, Rabat et Fès) que pour les lieux d’habitation (64,7 % dont 45,5 % pour les trois villes). Un fait marquant reste cependant l’ampleur du recrutement des étudiants qui pro- viennent de tous les confins du Maroc. Les petites et moyennes villes du Maroc sont notoirement sur-représentées (28 % des lieux d’habitation), que ce soit du Maroc atlantique (Kénitra, Mohammedia) du Moyen-Atlas (Khénifra, Sefrou), de l’Oriental (Oujda, Nador) ou du Sud (Safi, Ouarzazate). De ce fait, la part des étudiants ruraux, que ce soit par leurs lieux de naissance ou d’habitation familiale, a chuté très fortement: 22 % des étudiants sont nés à la campagne (ou dans de petits bourgs) contre 41,6 % en 1981; 7,3 % y rési- dent habituellement (contre 19,4 % en 1981 et 38,7 % en 1970). La conquête de l’EMI par la classe moyenne urbaine est confirmée par les lycées de provenance des étudiants et par les catégories socio-professionnelles (CSP) des pères. Le tiers des élèves provient en effet d’un des huit grands lycées publics du Maroc (comme Moulay Idriss de Fès). Deux étudiants sont même passés par les éta- blissements français de la Mission (ou agence pour l’enseignement français à l’étran- ger depuis 1990). Enfin, les pères, par leurs professions, appartiennent largement à la classe moyenne marocaine (que l’on peut difficilement estimer à plus de 20 % de la population totale): c’est le cas de 55,5 % d’entre eux, tandis que les fonc- tionnaires sont majoritaires (51,8 %). Les classes supérieures sont en progression par rapport à 1981, (26 % contre 13,3 %), mais les classes moyennes sont devenues majoritaires et représentent le centre de gravité social. À l’autre extrémité de l’échelle, les classes populaires sont minoritaires : avec 20 %, elles sont davantage issues de milieux urbains (ouvriers, petits artisans) que ruraux (5,5 % de fils de fellah). Avec près de 15 % de fils d’enseignants, 5,5 % de fils d’officiers, 11 % de professions intel- lectuelles ou de direction, la frange des pères ayant suivi des études supérieures est loin d’être négligeable, même si l’on est loin des niveaux observés à l’AEFE. Les mères elles-mêmes ont souvent suivi une formation scolaire puisque 27 % d’entre elles occupent des emplois qualifiés (presque toujours dans la fonction publique). Pourtant, l’ascension sociale des parents s’arrête aux portes des beaux quartiers. Parmi les élèves de Rabat ou Casablanca, seuls 20 % y habitent, tan-

2. Entrevue avec M. Bennani, Directeur de l’ENIM en 1994. De quels ingénieurs parle-t-on ? Situation et trajectoires… / 251 dis que la plus grande part est issue des quartiers populaires (48 %) ou de classes moyennes (32 %). En définitive, l’EMI est devenue le fief des classes moyennes. Cette situation bloque l’ascension sociale des enfants des classes populaires que l’on retrouve dans les “universités-casernes”. Pourtant, il existe toute une gradation d’éta- blissements, et l’on pourrait analyser très longuement la montée relative des enfants des classes populaires au fur et à mesure que l’on descend dans la hié- rarchie des établissements. Le seul exemple de l’ENIM, qui se trouve dans le quar- tier de l’Agdal, à quelques centaines de mètres de l’EMI, suffit à le prouver. Les ruraux et CSP inférieures sont plus nombreux à l’ENIM qu’à l’EMI, les fils de fonctionnaires moins nombreux. Comme si la différence sensible de pres- tige entre les deux écoles devait permettre à l’EMI de recruter un public un peu plus favorisé et pourtant puisé à la même source des classes préparatoires. Ces formations d’ingénieurs, offertes dans les écoles nationales, ne concernent donc qu’à la marge les élites scolaires et sociales marocaines, et constituent en quelque sorte un sas entre les filières d’élite et la Faculté. La formation des élites présente donc une topographie complexe. Ce sont les paliers réservés aux enfants de la classe moyenne qui ont joué un rôle très important dans le mouvement islamiste étudiant des années 1980. L’as- cension stoppée de ces diplômés confrontés au blocage de l’État national est selon nous un facteur important de leur engagement islamiste militant, dans des filières où l’absence d’enseignements littéraires et de sciences humaines n’incite pas par ailleurs à la pensée critique. L’idée selon laquelle ils pourraient disposer de fonctions dirigeantes dans un système politique débarrassé des ingénieurs “bourgeois” formés à l’étranger et non arabophones, est certainement l’un des vecteurs de leur engagement politique, même si ce n’est bien sûr pas le seul.

Les classes préparatoires de France sont restées en revanche le bastion des “héritiers”3. Concernant les “taupins” marocains, nous avons centré l’étude sur deux lycées représentatifs, le lycée Henri Poincaré de Nancy et le lycée Saint-Louis à Paris. Entre 1975 et 1993, 121 étudiants marocains (98 % en “taupe”) sont passés par le lycée Poincaré. De 1975 à 1983, les Marocains deviennent de plus en plus nombreux dans les “math sup” du lycée pour culminer à 15. Il faut souligner qu’à partir de 1985, les bourses d’études versées par le Maroc (quand elles le sont), non réévaluées depuis plus de 10 ans, fondent parallèlement à la dépréciation du dirham. Seuls désormais les étudiants très aisés peuvent suivre cette scolarité. D’autre part, à partir de 1988, la suppression des bourses marocaines (liée à la création des classes préparatoires au Maroc), ainsi que les conséquences de l’ara- bisation du secondaire en 1989, expliquent le quasi-tarissement du nombre de

3. Le terme « héritier » emprunté à Pierre Bourdieu est ici utilisé au sens de “jeunes gens issus des caté- gories sociales privilégiées”. Distinction n’est pas faite ici entre héritiers dont l’héritage est principalement économique et héritiers d’un capital culturel. 252 / Pierre Vermeren

“taupins” marocains à Poincaré (2 en “math sup” en 1993). Les dernières pro- motions sont en majorité issues des établissements français au Maroc et composées d’élèves très aisés. Pour montrer l’embourgeoisement progressif des “taupins” marocains du lycée Poincaré, nous avons coupé en deux parts à peu près égales le groupe des 121 étudiants marocains4 : 63 pour la période 1975-1980 et 58 pour la période 1981-1993. L’évolution des lieux de naissance des étudiants tend à montrer une poussée des élèves issus des grandes villes du Maroc. Les étudiants marocains du lycée Poincaré sont urbains, conformément à la nature du public lycéen du Maroc au milieu des années 1970. Loin de voir aug- menter le nombre des éléments ruraux, on assiste en vingt ans à leur diminution, puis à leur disparition en fin de période. Concernant leur origine scolaire, on observe une même évolution au profit des grands lycées urbains, en particulier ceux de la Mission. La part de ces derniers passe de 15,5 % pour la première période à 28,3 % pour la seconde, ce qui en dit long sur l’appartenance de plus en plus marquée de ces étudiants à une couche sociale très aisée. Le rajeunisse- ment général des étudiants atteste d’ailleurs du fait qu’ils ont été des élèves au parcours scolaire de plus en plus modèle (les élèves n’ayant jamais redoublé pas- sent ainsi de 38,6 % à 65 %). L’indicateur le plus significatif est en fait la catégorie socioprofessionnelle (CSP) des pères. Déjà très minoritaire durant la période 1975-1980, la part des classes populaires disparaît quasiment: elle passe de 11,1 % à 1,8 %. Plus signi- ficatif est le fait que cette régression se fait au profit des classes supérieures qui passent de 18,5 % à 40,7 %. Un grand nombre de pères sont hauts fonction- naires, ingénieurs, universitaires ou officiers. Les patronymes rencontrés parmi ces élèves ne rappellent guère ceux que l’on a observés à l’EMI. Les noms ber- bères caractéristiques sont quasi absents, au profit des patronymes fassis (Berrada, Kadiri, Benmoussa, Belghiti Alaoui, Bennani) qui composent une bonne par- tie de l’échantillon. La fonction publique et les fonctionnaires moyens (la part des enseignants passe ainsi de 16,5 % à 18,5 %) prédominent, tandis qu’un grand nombre de mères sont elles-mêmes professeurs. Les classes moyennes sont majoritaires, passant de 70 à 57 %. Mais ces classes moyennes habitent les quartiers mixtes de fonc- tionnaires des grandes métropoles et sont suffisamment aisées pour pallier les carences des bourses marocaines. À Nancy, les fils de “bonnes familles” sont de plus en plus nombreux quand l’EMI devient l’école des classes moyennes. Pour autant, les classes préparatoires du lycée Saint-Louis présentent un profil encore plus aristocratique qu’à Poincaré, quartier Latin oblige. Par rapport à la période qui court de 1956 à 1974, nous assistons à un ren- forcement des effectifs et à la poursuite des grandes tendances sociologiques observées alors. Le public des préparationnaires marocains du lycée Saint-Louis est devenu entièrement élitiste. Pour la période 1975-1995, nous disposons

4. Nous avons eu accès aux dossiers d’inscription des élèves dans les archives du lycée Poincaré. De quels ingénieurs parle-t-on ? Situation et trajectoires… / 253 d’un échantillon exhaustif de 84 étudiants marocains (dont 16,6 % de filles). Les Marocains passent de 1 élève pour la période 66-70 à 32 élèves pour les années 81-86. Toutefois, une coupure assez nette s’opère lors de la création des classes préparatoires de coopération au Maroc, associée aux conséquences de l’arabisa- tion des classes scientifiques des lycées marocains. Ainsi pendant quatre années (de 1989 à 1992), il n’y a plus que 4 nouveaux élèves marocains. Leur nombre croît à nouveau par la suite, mais au profit des seuls élèves des lycées de l’AEFE. Bien que les archives du lycée ne fournissent que des données limitées au sujet de ces préparationnaires (profession des parents et adresse des familles), il a été possible de constituer deux échantillons significatifs pour les années 1975- 1980, et un second pour les promotions 1989-1995. L’analyse des données recueillies à Saint-Louis donne à voir un public presque monocolore. Et les choses sont encore plus accentuées dans les années 1990. À ce stade, l’évolution entamée depuis plusieurs décennies est achevée, puisque cette filière est devenue l’apanage exclusif des héritiers. Si l’on compare en effet l’échan- tillon des 19 Marocains de la période 1975-80 avec celui des 16 étudiants des années 1990, on constate que tous les étudiants de la seconde période sont d’ori- gine urbaine5. Encore l’écrasante majorité provient-elle désormais de Casablanca et Rabat. Ce constat est d’ailleurs appuyé par la provenance des lycéens du second échantillon qui sortent à 94 % des lycées de l’AEFE6. À partir de là, l’étude des CSP paternelles montrent une quasi disparition des professions moyennes en dix ans. Dans la période 1975-1980, plus du tiers des pères relevaient encore d’une profession intermédiaire (avec près de 12 % d’enseignants). Mais dans les années 1990, 94 % des pères occupent une profession relevant des CSP supé- rieures (les entrepreneurs, patrons du commerce et de l’industrie côtoient les hauts fonctionnaires). Il n’y a plus alors qu’un seul enseignant, mais il s’agit d’une mère qui est tutrice légale. Feuilleter le fichier de ces élèves revient à égrener la liste du gotha marocain, et plus particulièrement fassi7, ce qui atteste du carac- tère purement reproductif dévolu à cette filière depuis une vingtaine d’années. Au total, la filière des classes préparatoires françaises apparaît au cours des années 1990 comme la filière d’excellence type, et comme un haut lieu de la reproduction des héritiers marocains. Il nous faut maintenant voir comment se présente, au Maroc, la filière des classes préparatoires de coopération mises en place avec l’objectif de se substituer aux classes préparatoires de France (et qui permettent d’ailleurs aux étudiants d’in- tégrer les écoles françaises, pour les meilleurs d’entre eux).

5. Pour le premier groupe, on ne trouve encore que 84,2 % d’étudiants issus de Rabat, Fès et Casablanca, ils sont en revanche 94 % dix ans plus tard (car il y a une élève de Salé). 6. Les lycées de provenance des étudiants du premier groupe sont inconnus. 7. Sans être exhaustif, on relève parmi cette liste les noms des familles maghzen ou de commerçants fas- sis suivants: Benabdeljlil, Laraqui, Slaoui, Guedira, Guessous, Tazi, Douiri, Chami, Balafrej, Guerraoui, Bennani, Benjelloun, Naciri, Bennis, Lahlou, Berrada, Agoumi, Bengharbit, Kettani, Cherif Idrissi, Alaoui, Benchekroun… 254 / Pierre Vermeren

L’analyse du public étudiant du lycée Mohammed V de Casablanca, l’un des plus prestigieux lycées publics du pays, ne doit pas occulter les autres classes pré- paratoires du Maroc, comme celles de Marrakech, qui recrutent essentiellement des enfants des classes populaires, notamment rurales et montagnardes. Au lycée Mohammed V, nous avons travaillé sur les fiches d’inscription des élèves de deux promotions, celle de 1984-85 au temps où la classe préparatoire venait d’être créée (50 élèves) et celle de 1993-94 lorsque cette “prépa” a atteint sa vitesse de croisière (50 élèves). Cette classe préparatoire se présente d’emblée comme accueillant des éléments majoritairement issus des milieux populaires, issus de la région casablancaise pour la plupart. Dans la première promotion, les étudiants habitant les grandes villes du Maroc sont minoritaires: 42,8 % (dont 34 % de Casablanca). La majorité des étudiants provient donc des petites villes autour du Grand Casablanca (32,6 % pour , Mohammedia) et des cam- pagnes de la Chaouïa (24,4 %). Ils appartiennent aux classes populaires et moyennes comme en atteste la profession de leurs pères ou leurs quartiers d’ha- bitation, pour les Casaouis; 31,8 % des pères sont ouvriers, petits paysans ou arti- sans; 54,4 % occupent des professions moyennes, dont plus du cinquième dans l’enseignement. De ce fait, les professions supérieures sont peu représentées (13,6 %). À Casablanca, ces familles habitent pour moitié dans des quartiers populaires du Grand Casablanca et des quartiers de classes moyennes du centre ville. Il semble qu’en période de lancement de ces classes préparatoires, les familles aisées n’aient pas voulu prendre le risque d’y inscrire leurs enfants, d’autant que ceux-là, au milieu des années 1980, bénéficient pleinement des classes préparatoires françaises. Il faut noter qu’aucun élève de la Mission ne fait alors partie de l’échantillon. Pourtant, avec les années et les premiers résultats de ces “prépas”, il existe une inflexion assez nette dans le recrutement des classes préparatoires du lycée Mohammed V. Le second échantillon de 1993-94 atteste d’une très nette urbanisation des effec- tifs: 86,3 % des élèves sont maintenant issus des grandes villes du Maroc (dont 77,2 % de Casablanca). Les petites villes proches de Casablanca n’envoient plus que 11,36 % des élèves et les campagnes à peu près aucun (1 seul élève sur 44, 2,2 %). De même, le niveau social des pères est plus élevé qu’auparavant. Les ouvriers ne sont plus que 20 %, tandis que la part des classes moyennes passe à 62 % (même si la part des enseignants a diminué à 15 %), et les professions supé- rieures à 17,7 %. Cette évolution est également lisible dans les quartiers d’ha- bitation des Casaouis, puisqu’ils sont largement issus des quartiers de standing moyen (52,7 %) et supérieur (10,2 %). Les quartiers populaires et de la grande périphérie sont devenus minoritaires, autour de 36 %. Les lycéens continuent de provenir en majorité des lycées publics, seul un élève provenant du groupe scolaire privé d’Anfa (mais aucun de l’AEFE même si l’on sait par ailleurs que certains élèves de la Mission fréquentent néanmoins ces classes préparatoires). Deux lectures probablement complémentaires peuvent être faites de l’évolu- tion sociale du public dans la classe préparatoire du lycée Mohammed V. La pre- De quels ingénieurs parle-t-on ? Situation et trajectoires… / 255 mière consiste à penser que la “prépa” ayant fait ses preuves, les élèves des classes moyennes supérieures, et secondairement des classes supérieures, l’investissent davantage, d’autant qu’elle offre des débouchés et l’espoir de décrocher une École française. Cette évolution se fait au détriment des élèves des milieux popu- laires, et surtout ruraux. Mais on peut aussi penser que l’on voit ici un des effets de l’arabisation totale du baccalauréat scientifique marocain qui a abouti en 1989. Le passage des mathématiques enseignées en arabe au lycée à un ensei- gnement français des sciences en “prépa” décourage les élèves des milieux popu- laires. A contrario, les élèves des classes moyennes issus eux aussi des lycées publics, et qui se voient désormais plus ou moins interdire l’accès aux classes pré- paratoires de France, se rabattent sur la filière qui leur tend les bras, ce qui a un effet d’éviction des élèves d’origine populaire. Quant aux élèves des couches les plus favorisées, ils sont là pour les mêmes raisons, même si le gros de leurs effec- tifs passés par l’AEFE continue d’aller en France, et ce d’autant plus que l’arri- vée des “Médi I”8 dans ces lycées publics se passe souvent très mal.

En conclusion, les études d’ingénieurs apparaissent aujourd’hui comme une véritable pyramide dont les étages sont occupés par différentes couches sociales. Au sommet, les études au sein des écoles d’ingénieurs françaises, qui accueillent les élèves des milieux les plus aisés. Le passage par les classes préparatoires fran- çaises agit ici comme un facteur discriminant en faveur des familles les plus dotées de capital financier et culturel. Ensuite, l’étage des classes préparatoires de la coopération est un mixte, mais il est largement dominé par la classe moyenne et diplômée, que l’on va retrouver pour partie dans les écoles françaises, mais surtout dans les plus grandes écoles marocaines (EMI). Les prépas décen- tralisées au Maroc permettent à quelques éléments des classes populaires, mais surtout aux classes moyennes, l’accès à des écoles d’ingénieurs nationales. Les étudiants de ces grandes écoles nationales sont eux-mêmes répartis selon une distribution sociale qui va de la grande école nationale (EMI), quasiment réservée aux classes moyennes, aux petites écoles de second rang (type ENIM de Rabat), où les étudiants populaires constituent une minorité d’autant plus pré- sente que l’établissement est moins coté. Pour autant, les tensions sur le marché de l’emploi des ingénieurs vont jusqu’à toucher l’EMI (qui connaît pour la pre- mière fois ce problème en 1998). Cette situation s’accompagne de surcroît de la domination sur le marché de l’emploi (public comme privé) des ingénieurs for- més à l’étranger. Mieux formés, parfois ingénieurs de conception, sortant d’écoles que les employeurs marocains considèrent comme plus performantes, les ingé- nieurs qui reviennent de France trouvent plus facilement des emplois et à un salaire plus élevé dans le privé.

8. Médi 1 est la chaîne de radio franco-marocaine qui émet au Maghreb depuis la fin des années 1970. Sa musique occidentale et la dominante francophone en font un vecteur de la culture française par oppo- sition à la très austère Radio télévision marocaine (RTM). Les “Médi I”, cela pourrait donc signifier pour la jeunesse populaire conservatrice les “Français”, les “émancipés”, les “occidentalisés”… 256 / Pierre Vermeren

Face à la concurrence dont ils sont victimes, les étudiants des écoles d’ingénieurs du Maroc ressentent l’inégalité et le déclassement. La dualité du système traverse aussi cette formation d’ingénieur qu’ils croyaient être la plus prestigieuse. On comprend en partie pourquoi, à Rabat, c’est au sein du plus prestigieux établis- sement de l’enseignement supérieur, l’EMI, qu’a démarré la contestation isla- miste dans les années 1980. La contestation est ici menée par des étudiants issus des classes moyennes plus que populaires, et qui se trouvent bloqués dans leur ascen- sion par les héritiers, à l’inverse de la génération précédente qui avait bénéficié de l’ouverture d’un appareil d’État qu’il fallait construire et peupler.

L’élite des ingénieurs échappe au chômage de masse des diplômés

Le problème du chômage des diplômés se pose au Maroc depuis le début des années 1980 (1983 pour les littéraires, 1987 pour les scientifiques), période qui correspond au désengagement et à la fermeture de l’État, jusque-là premier pourvoyeur d’em- plois pour cette catégorie de la population. Or, sous le coup du plan d’ajustement structurel (1983) et de la crise économique mondiale, le secteur privé a été incapable de prendre la relève de l’État, et ce d’autant plus que malgré les discours, le retrait de l’État du secteur économique s’est opéré à vitesse d’escargot. En vingt ans, ce chô- mage des diplômés est devenu un phénomène de masse dont les gouvernements ont fini par reconnaître la réalité. Au tournant des années 1990, Hassan II confie à l’éco- nomiste Habib el Malki la tâche de diriger un nouvel organisme public, le centre national de la jeunesse et de l’avenir (CNJA). Celui-ci dresse rapidement le constat que le Maroc compte plus de 100000 diplômés au chômage (tous types de diplômes confondus) (CNJA, 1991). En 1999, ils dépassaient les 220000. Cette question lancinante, qui alimente à la fois la vie sociale et politique au Maroc depuis près de deux décennies, a engendré une multitude de contribu- tions plus ou moins scientifiques sur le thème de “l’adéquation entre la forma- tion et l’emploi”. Pourtant, par-delà la réalité massive de ce phénomène et ses conséquences de tous ordres, le chômage des diplômés touche de manière extrê- mement inégalitaire les différentes catégories de diplômés. Tandis que l’enquête du CNJA de 1991 donnait à voir une situation où le diplôme le plus élevé permet d’accroître ses chances sur le marché de l’emploi (CNJA, 1991)9, le Rapport de synthèse Activité, emploi et chômage publié en 1997 par la Direction de la statistique laisse apparaître une évolution catastrophique du marché de l’emploi pour les diplômés du supérieur10. « Tout se passe comme

9. Selon cette étude, il n’y avait en 1991 que 1247 diplômés universitaires supérieurs au chômage (soit 1,2 % des chômeurs diplômés), tandis que les bacheliers constituaient le gros des effectifs (49788, soit 49,6 % des diplômés chômeurs). 10. Direction de la statistique, activité, emploi et chômage en 1997, Rabat, 1997, cité par Kamel Mel- lakh (2000). De quels ingénieurs parle-t-on ? Situation et trajectoires… / 257 si le risque de chômage augmente au fur et à mesure que le niveau de diplôme s’élève », écrit le sociologue Kamel Mellakh (2000 : 98) pour commenter l’en- quête de 1997. En effet, celle-ci montre que durant les années 1990, une véri- table inversion s’est opérée en défaveur des diplômés les plus qualifiés. Alors que la moyenne nationale du taux de chômage urbain était de 16,9 % en 1997, celle des diplômés de l’enseignement supérieur était de 30,5 %, à quasi-égalité avec les diplômés du secondaire (32,3 %), mais loin devant les diplômés tech- niciens et cadres moyens à 15 %. Ainsi, parmi la population urbaine au chômage en 1997, la proportion des diplômés de l’enseignement supérieur était très net- tement supérieure à leur importance numérique dans la société marocaine. Les diplômés des “facultés-casernes” sont touchés en premier lieu, en parti- culier la pléthore des étudiants formés dans les facultés de sciences humaines, éco- nomiques et juridiques. La situation est d’autant plus grave au Maroc que les scien- tifiques, y compris ceux des écoles d’ingénieurs et a fortiori des facultés scientifiques, sont compris dans cette population exclue du marché de l’emploi. Pire, les titu- laires d’un 3e cycle sont au premier rang de l’exclusion des postes. Cette situa- tion s’explique en partie par le blocage des recrutements universitaires durant les années 1990. Après la vague massive de recrutement des années 1980 qui a per- mis de remplacer les derniers coopérants du supérieur, l’université marocaine s’est dotée de 10000 enseignants marocains titulaires, jeunes pour la plupart. À par- tir de là et pour longtemps, les recrutements à l’université s’effectuent au compte- gouttes, le plus vieil universitaire marocain n’ayant en 1994 que 62 ans11. Cette situation explique la révolte menée après 1995 par les “docteurs au chô- mage” qui ont pendant plusieurs années organisé des sit-in permanents dans Rabat. Le plus important est celui qui a eu lieu depuis 1997 devant le Parle- ment à Rabat, avenue Mohammed V. Driss Basri est intervenu une première fois pour attribuer des postes à quelques centaines d’entre eux en 1998. Puis le groupe s’est reconstitué, étoffé, et le nouveau camp de fortune de l’avenue Mohammed V a été une nouvelle fois résorbé, le gouvernement ayant embau- ché quelques 800 demandeurs d’emplois à l’automne 1999. Mais rien n’est réglé cependant, comme l’a montré la très grande manifestation du mercredi 27 octobre 1999 à Rabat qui rassembla près de 4 000 diplômés à la recherche d’un emploi, venus de tout le pays12. La situation peut d’ailleurs difficilement être résolue par une politique d’emplois publics (qui répondrait au demeurant aux vœux de ces diplômés) tant le phénomène est d’importance. K. Mellakh relève que ce sont près de 84 % des sortants d’une formation universitaire et supérieure qui sont au chômage depuis une année au moins en 1997 (Mellakh, 2000 : 99). Or, le secteur économique n’est pas capable de les absorber. Pire, les entrepre- neurs considèrent que ces diplômés ne répondent à aucune exigence du travail

11. Entretien avec M. Arjouani, professeur à la Faculté des sciences de Rabat et responsable du SNESUP à Rabat, en mars 1994. 12. Ph. Achaari, « Manifestation de diplômés au chômage à Rabat, Le ras-le-bol », L’Opinion, 28 octobre 1999. 258 / Pierre Vermeren en entreprise. Si les premiers sortants de l’EMI leur semblent dignes d’intérêt, les autres, ne les intéressent guère. Ils considèrent même qu’il est plus facile de former sur le tas des gens moins diplômés que de reprendre à zéro une forma- tion largement inadaptée13. Cette plaie du chômage des diplômés touche dans une moindre mesure les filières d’élite. Si certains lauréats de l’EMI se heurtent, depuis 1998, à un pro- blème de placement à la sortie de leurs études, les diplômés des grandes écoles françaises et des MBA nord-américains sont en position de supériorité incontestable sur le marché de l’emploi au Maroc. C’est à ce niveau qu’intervient la question de l’origine sociale et familiale des diplômés.

Au Maroc, le diplôme n’est qu’un élément parmi d’autres dans le recrutement des cadres. Le poids et la surface économique des familles est une composante fondamentale qu’il faut garder à l’esprit. Pour caricaturer, le diplômé de l’EMI issu d’une famille d’entrepreneurs aisés et influents a plus de chance de monter dans la hiérarchie du pouvoir économique que le polytechnicien issu d’une famille modeste. En d’autres termes, l’avenir professionnel des héritiers diplô- més est de toute manière assuré. Cela dit, il se trouve que la très grande majo- rité des diplômés marocains des grandes écoles françaises sont issus des familles de la classe dominante. Il semble que cette situation, qui n’est nullement spécifique au Maroc, comme l’a montré Pierre Bourdieu pour la France, y soit encore surdéterminée du fait de l’importance des structures familiales et néo-patrimoniales du capitalisme local. Cette situation est cependant assez nouvelle dans la mesure où les ingénieurs des années 1960 et 1970, socialement plus diversifiés, se voyaient offrir de réelles opportunités de carrière, en particulier au sein de l’État national en construction. Cette période du début des indépendances peut apparaître avec le recul comme l’apogée d’une méritocratie scolaire au Maroc, aujourd’hui étouffée. Pour les rares rescapés de la méritocratie, le choix du retour est une question émi- nemment délicate. Confrontés à la préférence généralisée des héritiers (fussent-ils moins diplômés), à l’arbitraire de certains dirigeants imbus de leur pouvoir népo- tique, au problème du financement de leurs projets d’entreprises (les “crédits jeunes promoteurs” au Maroc ne permettent guère de se lancer dans l’entreprenariat) et déconcertés par des méthodes de gestion et de travail si différentes de celles qu’ils ont intégrées lors de leurs expériences professionnelles à l’étranger, nombre d’entre eux préfèrent rester au Nord, ou même rebroussent chemin. On peut esti- mer que le brain-drain des ingénieurs marocains formés à l’étranger est important, car au problème de l’origine familiale, il faut ajouter l’attrait du mode de vie occi- dental, les mariages sur place, la question du statut des femmes qui fait réfléchir nombre de jeunes diplômées maghrébines, et les opportunités de carrières souvent incomparables (Bourse de Casablanca versus les traiders de la city londonienne…).

13. Entretiens avec plusieurs chefs d’entreprises marocains, notamment Tarek Sijilmassi, PDG de Pres- tifil à Aïn Atik (banlieue de Rabat) en 1998. De quels ingénieurs parle-t-on ? Situation et trajectoires… / 259

Mais pour une fraction non négligeable des diplômés, l’entrée sur le marché de l’emploi, y compris aux fonctions les plus élevées, est une affaire de famille. La structure du capitalisme au Maroc reste largement patrimoniale. La distribution des fonctions dirigeantes au sein du secteur public ou parapublic comme du sec- teur privé y constitue une véritable méthode de gouvernement. Or, quand une personnalité d’importance est nommée dans une fonction de direction par le pou- voir central, c’est toute une famille, un clan, une association d’anciens élèves ou encore une région qui va pouvoir en bénéficier. Au Maroc, les grandes banques largement dominées par les Fassis à l’instar du groupe Othman Benjelloun, les sociétés financières comme le groupe Kettani et certaines entreprises industrielles et commerciales (plus spécialement dévolues aux berbères du Souss) constituent de véritables fiefs patrimoniaux14. Dans ces grandes entreprises, souvent en pleine croissance, qui embauchent une grande partie des ingénieurs et des commerciaux formés à l’étranger, les structures du pouvoir restent largement familiales. Ce fonctionnement familial fait que les places de direction sont attribuées d’abord aux membres ou aux alliés de la famille dominante, ce qui laisse peu d’espoir aux nouveaux venus dans le système. L’exemple de la première banque d’affaires marocaine, Casablanca Finances Groupe (CFG), créée en 1992, peut illustrer cette situation. Ses quatre associés gérants sont fassis. Les deux fondateurs du groupe sont Adil Douiri, X-Ponts (pro- motion 1985), fils de M’Hamed Douiri (premier polytechnicien marocain, ancien ministre Istiqlâl) et Amyn Alami (IEP Paris, Paris I en sciences écono- miques), passé par le groupe Edmond de Rothshild. Les deux autres sont M’ha- med Skalli (ingénieur IENSTA Paris et titulaire d’un DESS finance-gestion de la Sorbonne), et Younès Benjelloun (ISCAE et MBA de la George Washington University)15. Cette banque compte en 1999 environ 200 “collaborateurs” qui se partagent à peu près à égalité entre ingénieurs et commerciaux formés en France ou aux États-Unis. Parmi eux se trouvent essentiellement des héritiers de bonnes familles: la directrice des ressources humaines, Hind Skilli, fille d’un ardent défenseur de l’arabisation à la tête de l’Istiqlâl, au même titre que le père de Adil Douiri; Omar el Yazghi, fils du leader de l’USFP Mohammed El Yazghi, tandis que les fassis sont majoritaires (Skalli, Lahlou, Tazi Saoud, Tazi…). Au total, les postes de direction du secteur privé, comme des entreprises publiques, sont détenus par une bourgeoisie de fonction, au demeurant très bien formée et compétente, qui laisse peu de places aux nouveaux promus. L’exemple d’un polytechnicien marocain de la promotion 1985, Mohammed Arroub, fils d’officier berbère passé par le lycée Poincaré de Nancy, qui tenta de revenir au Maroc après ses études et repartit en France au bout d’une année, laisse penser que le diplôme n’est qu’une étape dans la réussite, et que les familles de la classe dirigeante marocaine gardent plus que jamais le contrôle de leur reproduction.

14. P. Vermeren, « Histoire économique du Maroc depuis l’indépendance », conférence donnée au lycée Descartes en mai 1998 dans le cadre de la formation continue. 15. Brochure de présentation de CFG, Casablanca, 1999. 260 / Pierre Vermeren

Les élites consolident leur système de domination sur l’État par le système des Corps

La question des Corps d’État est généralement peu abordée quand on parle des administrations centrales et des systèmes de gouvernement au Maghreb. Or, l’importance du modèle français (ne serait-ce que parce que la France forme de nombreux ingénieurs maghrébins dans ses grands Corps d’État des Ponts et des Mines) fait que la question se pose très clairement. Le fonctionnement d’un Corps d’État, et la rivalité qui existe entre les différents Corps, sont d’ailleurs révé- lateurs du rôle qu’imposent les États aux différents segments de leur élite. Il existe au Maroc deux grands types de corps, ceux des ingénieurs et ceux des hauts fonctionnaires. Le partage des rôles et des fonctions entre ces deux caté- gories depuis les indépendances n’est pas sans signification sur le fonctionnement de l’État16. Après l’indépendance avait été créé au Maroc le 19 juillet 1960, un véritable Corps d’État, celui des inspecteurs des Finances, par décret du ministre des Finances, le polytechnicien M’Hamed Douiri17. Or, ce Corps très prestigieux qui a accueilli pendant une quinzaine d’années toute la haute administration finan- cière du royaume, au rythme de une à six nominations par an, au premier rang desquels une majorité de membres des familles maghzen fassies18, s’est peu à peu vidé de sa substance politique et symbolique. S’il reste aujourd’hui toujours le principal Corps d’État du Maroc, comptant 167 membres en 1995, il accueille désormais essentiellement des titulaires du cycle supérieur de l’ENAP (école nationale d’administration), ce qui signifie une forte perte d’influence sociale et politique. En fait, l’évolution de ce Corps est à l’image de l’évolution de l’ENAP dont il faut souligner la dégradation de l’image symbolique. Certes, un certain nombre de personnalités de premier plan du royaume sont toujours membres de ce Corps, mais les vrais centres de pouvoirs se trouvent aujourd’hui ailleurs.

Ils se trouvent d’abord dans le secteur de la finance, essentiellement dans le secteur privé comme nous avons pu le constater à travers le poids des familles fassies sur le capitalisme bancaire. Mais pour éviter de voir son administration désertée par les compétences les plus diplômées (et qui sont constituées par les héritiers des vieilles familles maghzen), Hassan II a de longue date permis aux ingénieurs, notamment aux ingénieurs de conception formés en France, de res- ter dans la haute administration grâce à une politique de hauts salaires. Il se trouve

16. P. Vermeren, « Administrateurs et ingénieurs dans le secteur public au Maroc et en Tunisie (1956- 1997) : formation, compétition et luttes d’influence », contribution au colloque de Hammamet (5-6- 7 juillet 1997), programme de recherche Flux et gestion des compétences intellectuelles dans les échanges euro- maghrébins (V. Geisser, dir.). 17. Ministère des finances et des investissements extérieurs, Inspection générale des finances 1960-1995, Rabat, le 14 avril 1995, brochure pour le 35e anniversaire de l’IGF. 18. Ibid., consulter le répertoire des inspecteurs des finances par promotion. De quels ingénieurs parle-t-on ? Situation et trajectoires… / 261 en effet qu’après la domination sans partage des disciplines juridiques sur la génération de l’indépendance (Hassan II a fait son droit), les études scienti- fiques de haut niveau ont pris une part dominante dans les aspirations des jeunes héritiers, parallèlement au déclassement du droit et des lettres (Vermeren, 2002). À tel point qu’à partir des années 1980, la quasi-totalité des héritiers (qu’ils soient passés par la Mission ou les lycées publics marocains) rêvent d’entre- prendre – et entreprennent – des études scientifiques, à l’exception notable des deux princes héritiers diplômés en droit. En appelant à lui ces ingénieurs, Has- san II ne fait pas un choix positif vis-à-vis des ingénieurs (scientifiques et secon- dairement commerciaux), mais entérine un fait social accompli. Mohammed VI semble amplifier ce mouvement au début de son règne. Ainsi, le ministère des Ponts et Chaussées reste un véritable vivier, le bastion des ingénieurs des Ponts. Sur les 400 que compte le Maroc, les trois quarts sont employés dans la haute administration (un quart seulement travaillant dans le secteur privé du bâtiment). Au sein de la machine étatique marocaine, ils consti- tuent donc de fait un véritable corps, qui a pris sous sa responsabilité le secteur éminemment stratégique de la formation des cadres. Ce corps est mené par des personnalités ayant beaucoup de poids dans la machine étatique à l’instar de Chakib Benmoussa19, relayé au début des années 2000 par l’ingénieur Meziane Belfqih. Avec l’aide de leur protecteur de l’Istiq- lâl, M’Hamed Douiri, ce corps a pris une importance numérique sans équiva- lent. Les Marocains ont bénéficié de trois voies d’accès pour rentrer aux Ponts: la voie normale par les “prépas” et le concours, l’admission sur titre en deuxième année après une maîtrise ou en sortant de l’École polytechnique, et la conven- tion passée entre le ministère des Travaux publics marocain, l’Éducation natio- nale française et l’école, qui autorisait les fonctionnaires marocains ingénieurs (au niveau bac + 4) et les ingénieurs d’application (sortis des Travaux publics de France ou du Maroc – école Hassania) à entrer en deuxième année (avec un quota). Cette troisième voie a permis jusqu’en 1985 à des “héritiers” de rentrer aux Ponts et Chaussées de Paris. Ce qui n’a pu qu’accroître le poids de ce Corps. Le passage par cette formation permettait aux ingénieurs d’application de devenir ingénieurs d’État, ce qui signifiait promotion et salaire accru. Le taux maxi- mum d’intégration s’est situé dans la période 1979-1985. En 1985, l’École des ponts a dénoncé l’accord, ce qui a fait chuter les recrutements. Les ingénieurs des grandes écoles entrent à la fin des années 1990 directement dans l’administration à l’échelle 11, alors que les titulaires d’un cycle supérieur de l’ENAP (comme les diplômés des IEP) entrent à l’échelle 10. Hors majora- tion de salaire (obtenue grâce à une fonction particulière), un ingénieur entre donc dans l’administration à 6000 dh en 1998. Un chef de service majore son salaire de 5000 dh, un chef de division de 6000 (soit 12000 dh), un directeur d’ad-

19. Entretien avec , polytechnicien marocain, sorti du Corps des Ponts et Chaussées en 1981, puis parti au MIT; Directeur des routes et de la circulation routière au ministère des Travaux publics en février 1994. 262 / Pierre Vermeren ministration centrale de 15000. Or, en juillet 1997, décision a été prise dans le cadre de la lutte contre la grande corruption de réévaluer le salaire du directeur de 25000 dh. Ceci explique la présence forte de hauts diplômés au sein de la haute administration et la faible place des énarques20. Pour autant, les salaires du privé peuvent être beaucoup plus élevés (trois fois plus), ce qui pousse l’écrasante majorité des lauréats des grandes écoles françaises à entrer dans le privé, sauf à être tenté par un passage en cabinet ministériel fortement rémunérateur et gra- tifiant, au terme de quelques années passées dans l’administration. C’est pourquoi, à partir des années 1980, à l’heure du plan d’ajustement structurel et alors qu’il fallait évacuer nombre de hauts fonctionnaires et de PDG des plus grandes entreprises publiques en place depuis l’indépendance et largement impliqués dans la corruption, Hassan II décida de faire monter une nouvelle génération. Repéré par le ministre Azeddine Guessous, issu d’HEC Paris, au début des années 1980, Abou Ayoub (Sup de Co Lyon) est le premier parmi une vingtaine de personnalités à avoir été propulsé dans la haute-fonction publique à l’âge de 28 ans où il devint directeur du commerce extérieur, avant d’en devenir le ministre dix ans plus tard, puis ambassadeur à Paris. Sa montée en puissance s’est accompagnée d’une nouvelle politique d’Hassan II visant à confier les plus importants postes de direction à des personnalités d’envergure, le plus souvent des ingénieurs bardés de diplômes, issus des meilleures familles maghzen. Tel est le cas de , polytechnicien né en 1954, fils du Premier ministre Mohammed Benhima, aujourd’hui directeur de l’Office national d’élec- tricité et ancien ministre du tourisme avant l’alternance politique. Avec quelques autres personnalités comme Mohammed Hassad (polytechnicien passé par la direc- tion de l’ODEP, ministre des Travaux publics puis PDG de la RAM), Mourad Chérif (ingénieur des Mines, PDG de l’OCP puis directeur général de l’ONA), Mustapha Terrab (Ponts et chaussées et MIT nommé à la tête de l’Agence natio- nale de règlement des télécommunications21), ils constituent une véritable aris- tocratie de fonction qui dirige les affaires du Maroc. Ils sont chargés de restruc- turer et de mettre à niveau les grandes entreprises marocaines, et ont plus de pouvoir que les ministres eux-mêmes (quand ils ne le sont pas). Ce sont ces hommes et quelques autres qui ont constitué ce que l’on a appelé sous Hassan II le “G14”. En s’entourant de ces quatorze diplômés pour élabo- rer une réflexion et des propositions sur la bonne marche des affaires du royaume, Hassan II a montré toute l’importance qu’il accordait aux ingénieurs de forma- tion française. Sur les quatorze, neuf sont ingénieurs des grandes écoles françaises (comme Adil Douiri), l’un est passé à la fois par l’école des Ponts et le MIT (Ter- rab). Aziz Akhennouch a été formé aux États-Unis et trois sont docteurs en droit… comme le prince héritier devenu roi.

20. En 1997, il n’y avait par exemple qu’un énarque au sein des 25 cadres de la Direction du commerce extérieur à Rabat, au sein d’un groupe jeune (30 ans en moyenne et fortement diplômé). 21. Entretien avec Mustapha Terrab, membre du Cabinet royal, en février 1994. De quels ingénieurs parle-t-on ? Situation et trajectoires… / 263

Or, derrière cette première génération née dans les années 1950, il y a celle des années 1960, largement cooptée par les hommes de la première durant les années 1990. Elle compte (IEP Grenoble, Docteur), Has- san Bernoussi (ENSI française), Mohammed Bousaïd aux Travaux publics, Ali Ranem (Centrale Lyon) ou encore Mounir Chraïbi (polytechnicien, directeur de l’Office de la formation professionnelle). Un seul diplômé marocain sort du lot, M. Jamali, formé à l’ENIT. Ces jeunes hommes constituent ce que l’on appelle la “génération Mohammed VI”.

Conclusion

Évoquer les ingénieurs marocains, et plus largement maghrébins, doit donc conduire à la plus extrême prudence. S’il existe aujourd’hui une véritable aris- tocratie des ingénieurs au Maroc, tel n’est point le cas de la grande majorité d’entre eux. C’est de cette majorité, beaucoup moins médiatisée, qu’est issue une partie de l’intelligentsia islamiste depuis une vingtaine d’années. Ces ingénieurs sont aujourd’hui confrontés à un État modernisateur qui engage des réformes qui semblent les prendre de vitesse. Pourtant, c’est de la situation économique que dépendra en grande partie la résolution d’un conflit latent qui les oppose, à l’image de la société marocaine, à une élite éclairée qui réclame la modernisa- tion du pays. Pour l’heure, c’est du Nord que provient la principale nouveauté susceptible de résoudre le sentiment d’injustice et de désarroi ayant frappé le corps des ingé- nieurs formés au Maroc. En 1999, près de la moitié des ingénieurs formés au Maroc a été recrutée dès sa sortie d’école par des entreprises européennes et canadiennes. La forte croissance au Nord, et la pénurie de main-d’œuvre quali- fiée, touchent aussi les ingénieurs formés à l’étranger. Si bien qu’à l’aube du XXIe siècle, la situation que nous venons de décrire est déjà peut-être en train de basculer. Ce qui laisse d’ailleurs entière la question du développement au Magh- reb, à moins que ses nombreuses capacités inemployées ne trouvent là l’occasion d’intégrer l’appareil économique et étatique?

BIBLIOGRAPHIE

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