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Pierre Vermeren* De quels ingénieurs parle-t-on? Situation et trajectoires des ingénieurs des grandes écoles Le cas du Maroc Abstract: This article is devoted to Moroccan engineers, most of whom have been trained in prestigious engineering colleges in France. They represent a minority compared to the rest of engineers who attended higher education schools in Morocco, yet their privileged positions have almost given them an aristocratic status. This is quite representative of the unequal social structure of Morocco and of the role played by its monarchic regime – the Makhzen – which tends to favor the technocratic and social elite. This study purports to show how such domi- nation of the economic and political life of the country by a few chosen persons has genera- ted a counter-reaction. Second-rate higher education establishments attended by middle class students have been an ideal breeding ground for Islamic fundamentalism. Today, they turn out a political and social elite craving for recognition and real power. Résumé. Cet article est consacré au cas des “ingénieurs de conception” marocains, formés la plupart du temps dans les grandes écoles françaises. Cette fraction des ingénieurs marocains (dont la majorité est formée dans les écoles d’ingénieurs du Maroc) n’est pas loin de constituer une véritable aristocratie de fonction. Ce phénomène illustre la structure sociale très inégalitaire du Maroc et la stratification opérée par la monarchie (le Makhzen) pour sélectionner ses élites, qui sont aujourd’hui des élites à la fois technocratiques et sociales. Cette domination des “technocrates” sur l’appareil d’État marocain, analysée ici à travers des publics étudiants de grandes écoles, s’ac- compagne de l’émergence d’une contre-élite sociale de contestation. Les écoles d’ingénieurs de * Historien. REMMM 101-102, 247-264 248 / Pierre Vermeren second rang, peuplées par les éléments des classes moyennes, ont été le premier terreau des mou- vements islamistes en milieu universitaire. Elles produisent aujourd’hui une contre-élite poli- tique et sociale qui piétine aux portes du vrai pouvoir. Le cas des ingénieurs marocains illustre à quel point la condition des ingénieurs du Maghreb se révèle hétérogène1. Cette situation n’est pas nouvelle, puisque cela fait maintenant près de quarante ans qu’il existe au Maroc plusieurs filières concur- rentes pour la formation des ingénieurs. Toutefois, depuis le début des années 1980, l’avènement du chômage des diplômés a révélé que le “marché” de l’encadre- ment, qui était ouvert jusque-là, est devenu un champ concurrentiel. La ferme- ture de l’État à l’ensemble des diplômés, dont il était depuis l’indépendance le prin- cipal pourvoyeur d’emplois (225000 emplois créés de 1956 à 1965), a signifié qu’il ne suffisait plus d’être diplômé, et notamment ingénieur, pour prétendre à l’em- ploi public. Cette situation de concurrence a donné un avantage de poids aux ingé- nieurs formés dans les écoles et par les cursus les plus prestigieux, en particulier ceux qui sont issus des grandes écoles d’ingénieurs françaises. Mais avec la crise de l’État qui s’est engagée depuis l’instauration du plan d’ajustement structurel en 1983, la fonction publique menaçait d’être désertée par les ingénieurs les plus diplômés, au profit du secteur privé en plein essor dans les années 1990, ou en raison d’une fuite à l’étranger. Le palais a donc mené une politique de revalorisation de la condition des ingénieurs au sein de la haute fonc- tion publique, qui a conduit à la situation actuelle, soit la présence d’une sorte de corps d’État des ingénieurs de conception à la tête de l’administration et des grandes entreprises publiques. La technocratie marocaine était née. Cette évo- lution s’est déroulée parallèlement au déclassement des ingénieurs publics, relé- gués parmi les cadres moyens de l’administration. Cette histoire doit être lue selon nous au travers de logiques sociales qui don- nent à voir un véritable éclatement de la profession et de la condition des ingé- nieurs au Maroc. En s’intéressant ici à l’élite des ingénieurs marocains, nous comprendrons en creux la relégation subie par la majorité du corps des ingénieurs, celle-ci renvoyant à la fois à une logique de classes sociales, et à une ligne inéga- litaire de partage dans la formation des ingénieurs marocains. Nous allons d’abord évoquer la dualité qui préside la formation des ingé- nieurs marocains. Puis nous verrons que le chômage des diplômés épargne les ingénieurs issus des formations les plus prestigieuses. Enfin, nous verrons com- ment cette élite consolide son système de domination sur l’État à travers le sys- tème des grands corps d’État. La dualité au sein des formations d’ingénieurs Depuis les années 1960, la formation d’ingénieur est très recherchée par les bacheliers marocains. Il faut toutefois préciser que des années quarante jus- 1. Ce texte reprend des éléments d’une thèse publiée, cf. P. Vermeren, 2002. De quels ingénieurs parle-t-on ? Situation et trajectoires… / 249 qu’aux années soixante, les bacheliers issus des milieux sociaux favorisés pré- féraient s’adonner aux sciences juridiques, voire à la médecine. Si bien qu’à cette époque, la filière de l’ingéniorat, et plus généralement des études scien- tifiques, fut une voie de promotion sociale pour des étudiants brillants issus des milieux populaires ou de la classe moyenne, notamment israélites (Abra- ham Serfaty ingénieur des Mines versus Mehdi Ben Barka pour les mathé- matiques). Cette situation s’est par la suite retournée, puisque la dégradation de l’image sociale des études juridiques (qui s’est accélérée depuis les années 1980) s’est accompagnée de la remontée des études scientifiques, en particulier des formations de haut niveau dans les grandes écoles étrangères. Cette situa- tion reste en partie vraie, même si l’on note depuis une dizaine d’années la rude concurrence des études commerciales, en particulier auprès des lycéens des lycées français (Vermeren, 2001). Le secteur de la formation des ingénieurs est aujourd’hui très disparate. Jusque vers 1980-1985, il y avait la filière des grandes écoles françaises, et celle de l’EMI (école Mohammedia des ingénieurs) à Rabat. Aujourd’hui, l’existence de nom- breuses autres écoles d’ingénieurs et des classes préparatoires nationales sont venues brouiller ce tableau. On a assisté en fait à une dualisation de ce secteur de formation. Les grandes écoles d’ingénieurs du Maroc ont un recrutement socia- lement plus sélectif que dans les années soixante, mais elles sont toujours dépas- sées par les grandes écoles françaises, et par les cursus d’ingénieur à l’étranger d’une manière générale (que nous n’aborderons pas ici). Nous allons successivement montrer à travers plusieurs exemples comment la pyramide des formations d’ingénieurs marocains cache de profonds clivages sociaux. Pour cela, nous allons étudier le cas de l’école Mohammedia d’ingénieurs (EMI) et de l’école nationale d’industrie minérale (ENIM), deux grandes écoles marocaines, puis le cas des classes préparatoires: celles de France (les lycées Poin- caré à Nancy et Saint-Louis à Paris) et enfin celles du Maroc (à travers l’exemple du lycée Mohammed V à Casablanca). L’étude du public étudiant de l’EMI durant les années 1960-1970 nous a amené à constater leur caractère de filière de relégation. L’EMI souffrait de la concur- rence des écoles françaises, et ce n’est qu’à partir du milieu des années soixante- dix que l’on a observé un léger frémissement social (avec un transfert des classes populaires vers les classes moyennes urbaines). La question est de savoir si, à par- tir des années 1980, l’installation de classes préparatoires nationales a réussi à redo- rer le blason de ces formations. Nous allons nous en tenir ici à l’analyse de l’évolution des publics étudiants de l’EMI au cours des années 1980, avec une incursion à l’école nationale d’in- dustrie minérale de Rabat (ENIM), qui illustre le cas des écoles de second rang nées au cours des années 1970 (1972 pour l’ENIM). À Rabat, l’EMI reste la première école d’ingénieurs du pays par son rayon- nement et sa taille jusqu’au début des années 1990 (quand l’école Hassania de Casablanca semble prendre le dessus). L’EMI a contribué à former plus de 4000 250 / Pierre Vermeren ingénieurs depuis sa création2 et s’est ouverte à la fin des années 1980 au recru- tement par les classes préparatoires, comme l’ENIM. Pour analyser le public de ces deux écoles au début de la décennie 1990, nous disposons de deux échan- tillons constitués de 68 étudiants de la promotion 1993 pour l’EMI et de 65 de la promotion 1994 pour l’ENIM. L’échantillon de 1993 de l’EMI marque une nette inflexion par rapport aux échantillons des années 1970-1980. En 1993, l’évolution observée marque la dimi- nution des classes pauvres et rurales. Les lieux de naissance sont désormais très largement urbains puisque 70 % des étudiants sont nés en ville, tandis que 92,5 % des familles y résident. La part des grandes villes est prédominante tant pour les lieux de naissance (53 % dont 32,5 % pour Casablanca, Rabat et Fès) que pour les lieux d’habitation (64,7 % dont 45,5 % pour les trois villes). Un fait marquant reste cependant l’ampleur du recrutement des étudiants qui pro- viennent de tous les confins du Maroc. Les petites et moyennes villes du Maroc sont notoirement sur-représentées (28 % des lieux d’habitation), que ce soit du Maroc atlantique (Kénitra, Mohammedia) du Moyen-Atlas (Khénifra, Sefrou), de l’Oriental (Oujda, Nador) ou du Sud (Safi, Ouarzazate).

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