Cahiers de la Méditerranée

96 | 2018 Les parlementaires méditerranéens. , Espagne, Italie, XIXe-XXe siècles

Electronic version URL: http://journals.openedition.org/cdlm/10461 DOI: 10.4000/cdlm.10461 ISSN: 1773-0201

Publisher Centre de la Méditerranée moderne et contemporaine

Printed version Date of publication: 15 June 2018 ISSN: 0395-9317

Electronic reference Cahiers de la Méditerranée, 96 | 2018, « Les parlementaires méditerranéens. France, Espagne, Italie, XIXe-XXe siècles » [Online], Online since 15 December 2018, connection on 10 September 2020. URL : http://journals.openedition.org/cdlm/10461 ; DOI : https://doi.org/10.4000/cdlm.10461

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TABLE OF CONTENTS

Dossier : Les parlementaires méditerranéens. France, Espagne, Italie, XIXe- XXe siècles

Introduction Pierre Allorant, Jean Garrigues and Jérémy Guedj

Identités et spécificités des parlementaires méditerranéens français

D’une « carrière » l’autre. Parlementaires juifs en France méridionale sous la IIIe République Jérémy Guedj

Les sénateurs des départements provençaux au XXe siècle (1919-1986). Un concentré des caractéristiques de la « classe politique » régionale ? Jean-Marie Guillon

Les députés des Alpes-Maritimes sous la Cinquième République : si loin de la Méditerranée ? (1958-2016) Bertrand Gasiglia

Les députés socialistes méditerranéens face à la guerre d’Algérie : histoire et mémoire Noëlline Castagnez

Approche comparée : les terres méditerranéennes en perspective

Parlementaires espagnols

De la biographie à la prosopographie parlementaire : une analyse comparative entre les districts atlantiques et méditerranéens au Pays Basque (1877-1923) Joseba Agirreazkuenaga, Eduardo J. Alonso and Mikel Urquijo

Geoestrategia napoleónica para homogeneizar la nueva élite empleando casinos y círculos, Italia y Península Ibérica (1750-1910) María Zozaya-Montes

La naissance d’une élite : le groupe parlementaire socialiste à l’épreuve de la transition démocratique en Espagne (1977-1982) Matthieu Trouvé

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Parlementaires italiens

Les députés au Parlement national du royaume des Deux-Siciles (1848) : des acteurs politiques napolitains ou italiens ? Pierre-Marie Delpu

La représentation du Pays niçois à la Chambre du royaume de Sardaigne. Système électoral, activité parlementaire, personnages Mario Riberi

Les parlementaires libéraux français et italiens dans la genèse de la loi des accidents du travail (1880-1898). Problèmes de définition et approche comparative d’une reconfiguration idéologique Claire Araujo da Justa

La Sicile : un laboratoire politique à l’époque de la Monarchie libérale (1860-1922) Jean-Yves Frétigné

Des savants au Parlement : Les mathématiciens français et italiens dans la vie parlementaire (1848-1939) Antonin Durand

Dossier : « Au chevet de l’Orient épidémique », XVIIIe-XXe siècles. Circulations de savoirs scientifiques, représentations culturelles et enjeux géopolitiques

Introduction Benoît Pouget

La peste à Marseille et dans le sud-est de la France en 1720-1722 : les épidémies d’Orient de retour en Europe Michel Signoli and Stéfan Tzortzis

Les médecins européens, médiateurs scientifiques et culturels en Afrique méditerranéenne entre le XVIIIe et le XIXe siècle Salvatore Speziale

Repousser les limites de l’acculturation médicale : La médecine navale française au chevet d’un orient méditerranéen forcément insalubre (Première moitié du XIXe siècle) Benoît Pouget

Représenter l’Orient épidémique ? Regards croisés d’artistes français (XVIIIe et XIXe siècles) : une approche anthropologique Dominique Chevé

Le conflit des sources : L’épidémie de choléra de 1911-1912 au Levant ottoman entre presse et administration ottomane Philippe Bourmaud

Interférences politiques et médicales : le rôle de l’UNRRA à la lutte antipaludique en Grèce Costas Tsiamis and Dimitrios Anoyatis-Pelé

Au chevet des mondes musulmans – représentations héritées : l’infirmier dans les opérations mercenaires françaises du Yémen aux Comores (1963-1989) Walter Bruyère-Ostells

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Notes et travaux de recherches

Carceri Senatorie : entre les murs des prisons niçoises durant la Restauration Sarde Aline Martinet

Comptes-rendus

Héloïse Hermant (dir.), Le Pouvoir contourné. Infléchir et subvertir l’autorité à l’âge moderne, Paris, Classiques Garnier, 2016, 406 p. Rachel Renault

Emmanuelle Chapron, Isabelle Luciani et Guy Le Thiec, Érudits, collectionneurs et amateurs : France méridionale et Italie, XVIe-XIXe siècle, Aix-en-Provence, Publications de L’Université de Provence, 2017, 268 p. Pierre-Yves Lacour

Maud Le Guellec, Presse et culture dans l’Espagne des Lumières, Madrid, Casa de Velázquez, 2016, 435 p. Elisabel Larriba

Ange Rovere, Mathieu Buttafoco (1731-1806). Un homme dans le siècle des Révolutions, Ajaccio, Éditions Alain Piazzola, 2015, 218 p. Hervé Leuwers

Marie-François Attard-Maraninchi, Xavier Daumalin, Stéphane Mourlane, Isabelle Renaudet (dir.), Engagements. Culture politique, guerres, mémoires, monde du travail (XVIIIe-XXe siècles), Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, 2016, 429 p. Ralph Schor

Jérémie Dubois, L’Enseignement de l’Italien en France 1880-1940. Une discipline au cœur des relations franco-italiennes, Grenoble, Ellug, 2015, 458 p. Éric Vial

Colette Zytnicki, L’Algérie, terre de tourisme, Paris, Vendémiaire, 2016, 280 p. Eric Jennings

Marc André, Femmes dévoilées. Des Algériennes à l’heure de la décolonisation, Lyon, ENS Éditions, 2016, 380 p. Linda Guerry

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Dossier : Les parlementaires méditerranéens. France, Espagne, Italie, XIXe-XXe siècles

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Introduction

Pierre Allorant, Jean Garrigues et Jérémy Guedj

1 Dans le cadre de l’ANR ICEM (Identités et cultures en Méditerranée. Les élites politiques de la Révolution à la Ve République)1, les études sur la vie politique en France méditerranée et au-delà connaissent un fertile regain, dans une perspective comparée2. Après avoir évoqué en 2015 le statut, la vie politique et quotidienne, l’évolution des fonctions et des réseaux et la manière d’ « être maire en Méditerranée »3, les 2e « Rendez-vous de Porticcio » réunis en mai 2016, toujours soutenus par ICEM et co- organisées par le Comité d’Histoire parlementaire et politique (CHPP), ont permis de revisiter d’autres élites méditerranéennes, cette fois-ci nationales et parlementaires.

2 L’ambition des organisateurs consistait à déterminer s’il existait bien, dans le domaine de la vie parlementaire, une spécificité méditerranéenne. Les deux journées ont offert une large approche des manifestations de la culture, des pratiques et de l’identité parlementaire méditerranéenne à la faveur d’un regard comparatiste sur les trois grands États de la rive nord (Espagne, France et Italie), et grâce à une approche mêlant les angles de la prosopographie des élites politiques, de l’analyse des principaux « moments » de la vie parlementaire et des études de cas à l’échelle régionale. L’objectif visé était de réunir des spécialistes de domaines disciplinaires variés dans le but d’aboutir à une cartographie des acteurs, des pratiques, des discours et des représentations parlementaires méditerranéennes.

3 La diversité des communications et la richesse des débats ont dans un premier temps permis de dresser un bilan des avancées historiographiques récentes, et de poser les bases d’une approche prosopographique de l’élu national méditerranéen, de sa formation et de son parcours, de la nature et de la force de son ancrage territorial, de l’articulation du mandat parlementaire avec les fonctions locales cumulées simultanément ou dans le temps4, donc des caractères originaux du cursus parlementaire en Méditerranée : le rôle des minorités religieuses et leur image, l’existence de dynasties parlementaires, les moments de puissant renouvellement du personnel politique, de rupture dans les carrières, de transition ou de brutal changement constitutionnel lors des crises ou des guerres5 ; les stratégies des partis politiques, des groupes parlementaires et des familles de pensée ; le rôle des origines sociales, professionnelles, familiales et géographiques dans le choix d’une

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circonscription ou d’un « parachutage ». La professionnalisation du « métier parlementaire », les transformations de l’activité, du travail de législateur en commissions, les comportements rituels ou violents en séance plénière, et l’attitude en circonscriptions ; les relations entretenues par le parlementaire méditerranéen avec les groupes de pression, les intérêts financiers, les syndicats, les clientèles, les réseaux, les loges maçonniques, les associations cultuelles ; l’analyse des discours, des professions de foi, des interactions avec la presse, des représentations au cinéma, dans la littérature et par la caricature. Autant de questions cruciales que la présente livraison des Cahiers de la Méditerranée, tirée des actes de ce colloque, a contribué à explorer.

4 Un premier temps a permis de mettre en lumière l’identité et les spécificités des parlementaires méditerranéens français. Jérémy Guedj a ainsi précisé les mutations des parcours parlementaires d’une minorité de « fous de la République »6, les députés et sénateurs juifs de la France méridionale sous « la plus longue des Républiques »7, d’une débâcle, l’autre. Centrant la focale sur le département des Alpes-Maritimes, tardivement rattaché à la France, Bertrand Gasiglia a souligné le paradoxe de députés méditerranéens tournant le dos au littoral pour mieux puiser leur légitimité et leur ancrage dans des bastions électoraux dans l’arrière-pays des villages perchés. Jean- Marie Guillon a quant à lui pointé les carrières, particulièrement emblématiques par leur longue durée et leur éclat, des sénateurs provençaux au XXe siècle, de la fin de la Grande Guerre à 1986, la fin de ces caciques étant symboliquement marquée par la disparition de la génération des parlementaires issus de la Résistance derrière Gaston Defferre8.

5 Complétant ces approches par territoire, genre, discours, origines, assemblées et périodes, Noëlline Castagnez a étudié les attitudes des parlementaires socialistes français face à la guerre d’Algérie, sous le double angle de l’histoire et de la mémoire de cet évènement traumatique pour la SFIO, mais fondateur d’un paradoxal renouveau avec la contestation du PSA et l’émergence de nouveaux courants, en particulier chrétiens de gauche9, qui viendront nourrir le nouveau parti d’Épinay lors des Assises du socialisme de 197410.

6 Après ce passage en revue très panoptique des réalités parlementaires méditerranéennes françaises, l’approche comparée nous a paru s’imposer. L’école prosopographique de Bilbao a présenté deux contributions très fouillées et convaincantes : Joseba Agirreazkuenaga, à partir de biographies de parlementaires, sur l’opposition entre districts au sein du Pays basque espagnol au tournant des XIXe et XXe siècles, et Maria Zozaya sur un cas pratique, la sociabilité du Casino de Madrid sur la longue durée, de 1836 à la guerre civile espagnole. Enfin, Matthieu Trouvé conclut cette page ibérique par l’analyse de la transition démocratique vue à travers le prisme des socialistes espagnols et de leur passage de l’opposition à la domination de la monarchie parlementaire11.

7 Le deuxième volet de cette approche comparée s’est attaché à l’étude des similitudes et des points de divergence entre pratiques et modèles parlementaires méditerranéens transalpins et cisalpins, en soulignant aussi les différences internes à la péninsule italienne à l’unification tardive. Ainsi Pierre-Marie Delpu a-t-il évoqué le passage des députés des Parlements napolitains de « modèles moraux aux martyrs de la nation » en 1848, moment charnière également choisi par Mario Riberi pour analyser la composition de la chambre subalpine de de 1848 à 1860. Toujours du côté italien, Jean-Yves Frétigné, combinant les échelles locale et nationale, a dressé un très fin

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portrait de groupe des députés siciliens sous la monarchie libérale, dont les options ont largement dépassé le cadre de l’île, tandis que s’épanouissait l’État-Nation italien12. Enfin, deux approches, l’une thématique, l’autre sur un milieu professionnel savant, ont résolument emprunté la voie féconde de l’analyse comparative : Claire Araujo Da Justa sur la reconfiguration idéologique mise en branle par la genèse de la loi sur les accidents du travail chez les parlementaires libéraux français et italiens à la fin du XIXe siècle, et Antonin Durand, par un portrait de groupe des mathématiciens parlementaires, de leur parcours, de leur influence et de leurs réseaux sur les deux versants des Alpes.

8 La richesse de ces journées invite à poursuivre plus avant dans ce sillon de recherche, en traversant la Méditerranée, pour évoquer sur les deux rives les transitions politiques. L’actualité de la crise catalane et la remise en cause du compromis constitutionnel espagnol, l’évolution du phénomène nationaliste et autonomiste corse, la crise du modèle démocratique tunisien, le choc des élections en Italie en 2018 devraient susciter de nouveaux débats et des travaux complémentaires au moment où la Ve République va commémorer ses soixante ans d’existence, peu après le bouleversement du paysage partisan et politique de mai-juin 2017, et en préparation des prochaines échéances européennes de 2019.

NOTES

1. Qui a rassemblé des équipes provenant des Universités de Nice (dir. Jean-Paul Pellegrinetti), Orléans (dir. Jean Garrigues), Aix-en-Provence (dir. Jean-Marie Guillon) et Montpellier (dir. Jean- François Muracciole). 2. Voir Jean-Paul Pellegrinetti, Luis-P. Martin et Jérémy Guedj (dir.), La République en Méditerranée. Diffusions, espaces et cultures républicaines en France, Italie et Espagne (XVIIIe-XXe siècles), Paris, L’Harmattan, 2012. Un ouvrage de synthèse est en préparation, dans le sillage du même programme de recherche, sous le titre : Pour une histoire politique méditerranéenne. 3. Dossier « Être maire en Méditerranée », coordonné par Jean-Marie Guillon et Jean-Paul Pellegrinetti, Cahiers de la Méditerranée, n° 94, juin 2017. 4. Voir François Dubasque et Éric Kocher-Marboeuf (dir.), Terres d’élections. Les dynamiques de l’ancrage politique, 1750-2009, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014. 5. Voir le dossier « Vie et pratiques politiques en terres méditerranéennes », coordonné par Jean-Paul Pellegrinetti et Christophe Bellon, Parlement[s]. Revue d’Histoire politique, hors série n° 7, 2011. 6. Pierre Birnbaum, Les fous de la République. Histoire politique des Juifs d’État, de Gambetta à Vichy, Paris, Le Seuil, 1991. 7. Jocelyne George et Jean-Yves Mollier, La plus longue des Républiques, 1870-1940, Paris Fayard, 1994. 8. Voir la thèse d’Anne-Laure Ollivier, Gaston Defferre, homme politique et homme d’État (1910-1986), thèse d’histoire sous la direction d’Olivier Wieviorka, ENS Cachan, 2011, à paraître chez Perrin. 9. Voir Gilles Morin, L’opposition socialiste à la guerre d’Algérie et le Parti Socialiste Autonome. Un courant politique, de la SFIO au PSU (1954-1960), thèse d’histoire sous la direction d’Antoine Prost,

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Université Paris I, 1982 ; Noëlline Castagnez, Laurent Jalabert, Gilles Morin et Jean-François Sirinelli (dir.), Le Parti Socialiste Unifié, histoire et postérité, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013. 10. Noëlline Castagnez et Gilles Morin (dir.), Le Parti socialiste d’Épinay à l’Élysée, 1971-1981 , Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015. 11. Voir le dossier, cordonné par Matthieu Trouvé : « Vie politique et parlementaire en Espagne (XIXe-XXe siècle) », Parlement[s]. Revue d’Histoire politique, hors-série n° 12, novembre 2017. 12. Voir aussi Jean-Yves Frétigné, Histoire de la Sicile, Paris, Fayard, 2009, récemment réédité chez Hachette éditions.

AUTEURS

PIERRE ALLORANT Professeur d’histoire de l’administration, doyen de la faculté de droit d’Orléans, ses recherches portent sur les élites depuis le XIXe siècle, les réformes territoriales, les mémoires des guerres et les témoignages du for privé. Il a notamment publié Jean Zay. Inventions, reconnaissance, postérité (avec Gabriel Bergounioux et Pascal Cordereix), Tours, Presses universitaires François-Rabelais, 2015 ; Mémoires des guerres. Le Centre-Val de Loire de Jeanne d’Arc à Jean Zay, (avec Noëlline Castagnez), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015 ; Lignes du front de l’arrière. Lettres du directeur de la Compagnie des tramways de Bordeaux à son fils artilleur (1914-1918), (avec Jacques Resal), PU Bordeaux, 2015, Prix de l’académie de Bordeaux ; Deux siècles de caricatures politiques et parlementaires, (avec Jean Garrigues et Alexandre Borrell), Arras, Artois PU, 2018 et La République en chroniques, Orléans, Éditions de l’Infime, 2018.

JEAN GARRIGUES Ancien élève de l’École Normale Supérieure de Saint-Cloud, Professeur d’Histoire contemporaine à l’Université d’Orléans et à Sciences Po, il est président du Comité d’histoire parlementaire et politique (CHPP), et notamment vice-président de la Commission Internationale d’histoire des assemblées d’État. Il est directeur de la publication de la revue Parlement(s). Revue d’histoire politique. Parmi ses derniers ouvrages parus : Histoire secrète de la corruption sous la Ve République (dir. avec Yvonnick Denoël, Paris, Nouveau Monde Editions, 2014, réédition poche 2016), Chaban- Delmas. L’Ardent (Paris, Documentation française, 2015), Paroles d’en haut (dir., Paris, Classiques Garnier, 2015), Les Présidents de l’Assemblée nationale (dir., Paris, Classiques Garnier, 2016), Elysée Circus. Histoire drôle et cruelle des présidentielles (Paris, Tallandier, 2016), Présidents. Au cœur du pouvoir (Paris, Le Faune Éditeur, 2016), Les Grands discours parlementaires, de Mirabeau à nos jours (Armand Colin, 2017).

JÉRÉMY GUEDJ Docteur en histoire contemporaine, chercheur associé au Centre de la Méditerranée moderne et contemporaine (CMMC) et membre du Comité d’histoire parlementaire et politique (CHPP), est enseignant à l’Université Côte d’Azur et à Sciences-Po Paris (campus de Menton). Il a soutenu en 2015 une thèse intitulée Gouverner ou choisir. La IVe République et l’immigration (sous la direction de Ralph Schor). Ses travaux portent sur l’histoire des migrations et minorités. Il a notamment

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publié Le Miroir des désillusions. Les Juifs de France et l’Italie fasciste (1922-1939) (Paris, Classiques Garnier, 2011) et vient de coordonner, avec Ralph Schor, « Une France des sans-voix ? Immigration et vie politique, XIXe-XXe siècle », Parlement[s]. Revue d’Histoire politique, n° 27, 2018.

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Dossier : Les parlementaires méditerranéens. France, Espagne, Italie, XIXe-XXe siècles

Identités et spécificités des parlementaires méditerranéens français

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D’une « carrière » l’autre. Parlementaires juifs en France méridionale sous la IIIe République

Jérémy Guedj

Dans la mesure même où l’État souhaitait les dissoudre en tant que nation, ce qu’il chercha à légaliser par le biais de l’émancipation, il leur conféra globalement du même coup, en tant qu’ils devaient être émancipés, une position d’exception. Ils existaient à nouveau sur le plan social, précisément parce qu’ils devaient être émancipés en tant que Juifs. Hannah Arendt1

1 En 1895, Théodore Denis, député républicain radical des Landes, lançait des bancs de la Chambre où il siégeait une virulente interpellation sur le « pouvoir juif », quelques semaines après la proposition de loi déposée par le comte de Pontbriand tendant à réserver les postes d’officiers dans l’armée et la marine, ainsi que toute fonction administrative et élective, aux citoyens français qui jouissaient de ce titre depuis au moins trois générations. Le débat sur l’ « infiltration juive » était lancé et gagna l’hémicycle en mai. Habité par la haine, le député enjoignait les plus hauts sommets de l’État à « paralyser cette force redoutable »2. Parmi les différents orateurs, retenons la harangue de celui qui apparaissait le plus proche de la zone géographique qui nous occupe ici : elle revenait à Paul-Antonin d’Hugues, député des Basses-Alpes. Reprenant le motif traditionnel d’une Assemblée noyautée par « Israël » (à travers les figures de Joseph Reinach ou Alfred Naquet que nous croiserons plus loin), il ajoutait : « En France, on s’élève beaucoup aujourd’hui contre les Juifs, mais à la Chambre des députés, cette question n’a pas encore beaucoup pénétré »3. Implicitement, la conclusion était claire : les Juifs l’empêchaient4.

2 Si l’on insiste sur cette exposition et que l’on choisit d’entrer en matière par la porte de l’antisémitisme, ce n’est pas pour succomber aux délices de la captatio benevolentiae.

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Derrière la rhétorique, se cache en effet une question de méthode. On a beaucoup souligné que l’accession des Juifs à des fonctions électives, fruit de l’achèvement de l’émancipation politique qui culmine sous la IIIe République, nous y reviendrons, fit grincer les dents antisémites. On a en revanche moins souvent rappelé que ce phénomène demeurait en réalité limité. Notable, et même remarquable dans le contexte de l’époque, il n’eut sans doute pas l’ampleur que l’on croit. Est-ce à dire que les publications du XIXe siècle antisémites – et juives également, qui voyaient dans la moindre accession à des fonctions électives un facteur de normalité et un signe heureux pour l’avenir – ont créé une vulgate ? Hypothèse outrée, mais l’analyse concrète le céda sans doute aux belles ou sombres images, selon les points de vue. Et parmi celles-ci, figure celle qui dépeint une représentation particulière des Juifs du Sud, terre apaisée d’ancienne intégration où, le terme doit être prononcé, identité méridionale et juive auraient fusionné5. Une version sudiste de l’israélitisme en somme6 ; de l’israélitisme républicain, faudrait-il dire7.

3 Sans verser, ainsi, dans une révision historiographique profonde, et sans oublier que l’élection ne constitue qu’un segment de la vie politique et a fortiori de la politisation, nouons en corpus ces destins politiques de parlementaires juifs en France méridionale en prêtant une attention particulière aux trajectoires personnelles, dans l’optique d’une réflexion sur les élites politiques en leurs identités. Combinées à un examen de l’espace et des temporalités de cette longue IIIe République, elles jettent une lumière nouvelle sur des postulats dont la scientificité le dispute parfois au cliché.

Le « milieu » des parlementaires juifs méridionaux : une histoire d’intégration

4 Toute forme d’intégration procède et résulte d’une mutation de l’identité, entendue ici comme une appartenance construite, non exclusive d’autres faisceaux de références. C’est une appartenance consciente et voulue à même d’influencer – sans déterminisme aucun – une trajectoire humaine, voire politique8.

5 De l’avis même des intéressés et, plus tard, de leurs historiens, les Juifs nés ou ayant vécu au Sud de la France partageaient une culture particulière et consciente de l’être, exemple vivant sans cesse renouvelé de la fusion entre appartenance à la France – et à la République – et origine ou identité juives. Pierre Birnbaum évoque ainsi un « judaïsme provençal où se marient si aisément la République et le maintien de tous les particularismes culturels »9. Aussi leur insertion politique s’en serait-elle trouvée facilitée.

6 Un premier regard prosopographique, qui concerne les députés, sénateurs et ministres juifs originaires de France méridionale dévoile le profil collectif suivant : sous la IIIe République, 27 % des Juifs ayant occupé de tels mandats et fonctions venaient du Sud- Est pour la période 1870-1914, deuxième sphère régionale après Paris, une proportion qui tombe cependant à 8 % par la suite, le Sud, supplanté par l’Est, occupant dès lors la troisième position10. Si l’on s’en tient aux seuls parlementaires élus en France méridionale, mais qui n’en étaient pas tous originaires11, sujet qui nous préoccupe ici, on peut parvenir à discerner, pour la IIIe République, un groupe de 12 parlementaires, qui cumulèrent 44 mandats dans 9 départements différents12.

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7 Fidèles à leurs terres d’ancrage13 on le verra, ils étaient rares à avoir brigué des mandats dans d’autres départements, à l’exception d’Alfred Naquet, député de la Seine de 1890 à 1893, et de Maurice de Rothschild, député des Hautes-Pyrénées voisines entre 1919 et 1924, avant de gagner les Hautes-Alpes. En revanche, leurs origines se confondaient rarement avec leur terre d’élection : 8 sur 12, soit près de 67 %, étaient nés dans d’autres départements que ceux où ils avaient exercé leurs mandats, même si Albert Milhaud, élu de l’Hérault, avait vu le jour dans le Gard limitrophe, tandis qu’Eugène Lisbonne et Pierre Masse, élus du même département – le plus représenté dans notre échantillon, suivi du Vaucluse et des Alpes-Maritimes – venaient quant à eux respectivement de la Drôme et de la Dordogne. Léon Blum était né à Paris, de même que Joseph Reinach avant lui ; Maurice de Rothschild venait de Boulogne-sur-Seine. Abraham Schrameck était originaire de Saint-Étienne, Charles Lussy d’Alger. Quant à Raphaël Bischoffsheim, né à Amsterdam, et Louis Louis-Dreyfus à Zürich, ils avaient vu le jour à l’étranger, le second étant cependant d’origine alsacienne. Ainsi, seuls Alfred Naquet et Fernand Crémieux étaient nés dans le département où ils furent élus : le Vaucluse et le Gard.

Mandats et ancrages électoraux des parlementaires juifs méditerranéens

Nom Département Mandat de député Mandat de sénateur

1881-1885 1889-1890 Raphaël Bischoffsheim Alpes-Maritimes 1893-1898 1898-1902 1902-1906

1929-1932 Léon Blum Aude 1932-1936 1936-1941

1903-1912 1885-1889 Fernand Crémieux Gard 1912-1921 1893-1898 1921-1928

1876-1877 Eugène Lisbonne Hérault 1888-1891 1877-1881

1905-1906 Lozère 1906-1910 Louis Louis-Dreyfus 1930-1932 Alpes-Maritimes 1937-1940 1932-1936

Charles Ruff, dit Lussy Vaucluse 1936-1941

Pierre Masse Hérault 1914-1919 1938-1941

Albert Milhaud Hérault 1924-1928

1871 1871-1876 Alfred Naquet Vaucluse 1876-1877 1893-1898 1878-1881 1881-1883

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1889-1893 1893-1898 Joseph Reinach Basses-Alpes 1906-1910 1910-1914

Maurice 1924-1926 1929-1938 Hautes-Alpes de Rothschild 1926-1930 1938-1945

1920-1921 1921-1929 Abraham Schrameck Bouches-du-Rhône 1929-1938 1938-1941

8 Ce n’était donc pas là un milieu de Juifs méridionaux à proprement parler. Leurs points de chute unissaient plus ces hommes politiques que leur origine, fort hétérogène. Les similitudes étaient ailleurs : beaucoup d’entre eux appartenaient en effet à la même génération.

Les parlementaires juifs méditerranéens dans leur époque

9 Ce sont plus deux générations qu’une seule qui rassemblaient nos parlementaires juifs, dont la durée de vie moyenne dépassait les 76 ans. La date du premier mandat ne revêt qu’une pertinence limitée, car les intéressés avaient souvent exercé d’autres fonctions, à l’échelon local, auparavant. Et on peut aisément imaginer que leur politisation précédait leur entrée dans l’arène politique. Sur les 44 mandats exercés au total, 18 le furent après la Grande Guerre, mais ils concernaient 8 parlementaires sur 12. À l’exception d’Eugène Lisbonne, l’aîné du groupe, né en 1818, qui se rattachait davantage au modèle d’un judaïsme comtadin émancipé caractéristique du tournant du XIXe siècle – il mourut sous la IIIe République naissante, en 1881 –, de Raphaël Bischoffsheim, né en 1823, dont l’origine étrangère le reliait, dans le corpus, à une tradition juive singulière, et du benjamin Charles Lussy, dont la maturité politique coïncida surtout avec la IVe République, les parlementaires juifs méditerranéens étudiés ici vécurent au rythme de la plus longue des Républiques. Un important noyau d’entre eux, né sous le très philosémite Second Empire14, s’épanouit politiquement avec le régime suivant, qui avait

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porté haut la symbiose entre la France, incarnée par la République dont ils épousaient les valeurs, et le judaïsme. C’était le temps de l’israélitisme ou franco-judaïsme triomphant. En 1914, dans un article intitulé « Juifs et Républicains », le journaliste juif Hippolyte Prague, rédacteur en chef des Archives israélites, présentait le républicanisme juif comme une vérité d’évidence : Nous avons déjà dit, et c’est un fait d’expérience historique, que le Juif, en général, a une prédilection marquée pour les institutions démocratiques, que c’est un libéral d’instinct, un républicain-né15.

10 Faut-il dès lors parler de génération républicaine, pour nos parlementaires ? Ce serait à la fois trop vaste et réducteur. Une observation plus fine et sensible aux temporalités s’impose. Toute causalité unique est à repousser, car les appartenances de chacun apparaissaient nombreuses et imbriquées. En choisissant de n’en analyser qu’une seule, certes importante mais aucunement totalisante, à travers le prisme du judaïsme, on a bien conscience de n’éclairer qu’une facette de ces individus, que l’époque se chargeait cependant de bien souvent mettre en avant… Léon Brunschvicg, lui-même né en 1869, disait en 1932 à Emmanuel Levinas que les hommes de sa génération avaient vécu deux victoires : l’affaire Dreyfus et 191816. Faisons ici l’hypothèse que l’une a plus pesé que l’autre selon les individus et que, pour notre groupe, il est préférable de parler d’une génération de l’affaire Dreyfus et d’une génération de la Grande Guerre, ces deux événements influençant le cours et la place du judaïsme en France.

11 Les référents ne sont sans doute pas aussi rigides, mais s’il en va des générations politiques comme des générations intellectuelles, l’outillage méthodologique forgé par Jean-François Sirinelli nous permet de mieux saisir la stratification générationnelle dans notre corpus. L’identité – et non la pratique – liée au judaïsme conférait à ce groupe son unité et par là même une certaine sensibilité commune, en dépit d’un positionnement politique et idéologique varié17. En outre, l’événement catalyseur, qui donne son nom à une génération, doit revêtir une « forte amplitude »18. Nul ne songerait dénier une telle caractéristique à l’affaire Dreyfus ou à la Grande Guerre. Naturellement, l’une et l’autre génération, si on choisit de les appeler ainsi, n’ignoraient pas les effets de l’autre déflagration. Gageons que cette dernière renforça, soutint un imaginaire et un engagement déterminés par un événement historique donné. Mais c’est là qu’il faut faire œuvre de prudence, car ce serait postuler que la manière de vivre ces deux ruptures était liée, d’une façon ou d’une autre, à l’identité juive. Or les sources et les certitudes manquent à ce sujet, qui recouvre une immense palette d’attitudes, selon les personnes et les moments19. Ainsi, quand en 1902 Alfred Naquet évoquait l’affaire Dreyfus, il la reliait avant tout à la République : « en février et mars 1899, l’affaire Dreyfus battait son plein et, alors, qui favorisait les ennemis de la République, menaçait l’existence de la République elle-même »20. Or il eut, nous le verrons, à se prononcer directement sur le judaïsme, mais rien n’autorise à dire que la perception de l’événement et l’appartenance se mêlaient ici.

12 Insister d’emblée sur le poids du judaïsme reviendrait à aller trop vite en interprétation : ces parlementaires formaient d’abord un milieu politique, non homogène culturellement, puis confessionnel. L’identité religieuse les rattachait à une tradition ; leur insertion politique était un phénomène bien plus récent. Tradition et modernité avaient donc trouvé en ces hommes un point d’équilibre notable, eux qui étaient passés d’une « carrière », appellation occitane désignant les quartiers juifs, à l’autre, républicaine.

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Des élites en leur carrière

13 Les mandats parlementaires exercés par les membres de notre corpus ne constituent qu’un segment, souvent en milieu ou fin de cursus politique, de leur carrière. Ces ardents républicains avaient suivi des parcours fort classiques, caractéristiques, là encore, de leur milieu social.

14 Leur profil se distingue en plusieurs grandes tendances, d’inégal poids. Après des études solides ou brillantes, rendues possibles par une origine sociale bourgeoise ou par les chemins de la méritocratie républicaine, les parlementaires juifs s’orientèrent dans différents corps de métiers, par choix ou tradition familiale. On trouve parmi eux nombre d’illustrations de cette « République des avocats », même si l’expression est plus euphonique que satisfaisante sociologiquement parlant21, réalité caractéristique de la fin du XIXe siècle. Joseph Reinach, aussi maire de Digne entre 1919 et 1921, Fernand Crémieux, Pierre Masse – qui fut également sous-secrétaire d’État à la Guerre chargé de la justice militaire en 1917 – étaient avocats ; dans les métiers du droit, citons aussi Eugène Lisbonne, procureur à Béziers en 1848. Des banquiers gonflaient les rangs de ces parlementaires : Raphaël Bischoffsheim, Louis Louis-Dreyfus et Maurice de Rothschild, s’inscrivant tous trois dans un héritage familial, même si le deuxième était licencié en droit et occupa les fonctions de consul général de Roumanie à partir de 191522. Quant au dernier, il avait joué, là encore perpétuant la tradition familiale, un rôle important dans le mécénat, et siégeait au conseil des Musées nationaux et à l’Académie des Beaux-Arts dans les années 193023. Ces banquiers se rattachaient en un sens à deux modèles, celui des milieux d’affaire au cœur de la IIIe République24, mais aussi celui des grandes familles juives françaises ou étrangères, qui firent fortune dans ce secteur alors que les portes de la politique et des professions libérales leur étaient encore difficiles à passer25. Parmi nos parlementaires, Alfred Naquet était quant à lui médecin et chimiste, tandis qu’Albert Milhaud, agrégé d’histoire en 1894, enseigna de 1907 à 1911 au Lycée Louis-le-Grand, avant de devenir chef de cabinet des ministres du Commerce et de l’Industrie (mars-août 1911) puis du Travail et de la Prévoyance sociale (juin-août 1914) et premier directeur du Service des œuvres françaises à l’étranger (SOFE) en 1920-1921, puis, parallèlement à son mandat de député de l’Hérault, sous-secrétaire d’État à la Présidence du Conseil aux Affaires étrangères en 1926, dans le gouvernement Herriot. Tout aussi prestigieuse apparut l’ascension du jeune mais indiscipliné normalien Léon Blum qui devint auditeur au Conseil d’État en 1895 ; en 1914, il occupa le poste de chef de cabinet de Marcel Sembat, ministre des Travaux publics du gouvernement Viviani, avant de poursuivre le destin national qu’on lui connaît26. Deux parcours se détachent de l’ensemble, par leur spécificité : celui de Charles Lussy, né, on l’a vu, en Algérie, qui commença sa carrière comme commis des Postes et journaliste, issu d’un milieu modeste d’Algérie, éloigné des centres d’influence métropolitain et parisien ; et celui, commencé très tôt à l’ombre de l’État, d’Abraham Schrameck, préfet du Tarn-et- Garonne en 1900, de l’Aisne en 1906, gouverneur général à Madagascar en 1918-1919, puis ministre de l’Intérieur des deuxième et troisième gouvernements Painlevé, en 1925. Tableau fort brillant que celui-ci. On saisit que ces parlementaires jouèrent un rôle important, dans différentes sphères et à diverses échelles.

15 Sur le plan politique, plusieurs d’entre eux constituaient des figures notables de leurs parti et courant. Outre Léon Blum, naturellement, le plus « national » de nos

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parlementaires et celui qui se hissa aux fonctions les plus élevées, Alfred Naquet accompagna, en 1870, la délégation du gouvernement de Tours en qualité de secrétaire de la Commission d’études des moyens de défense. Albert Milhaud fut quant à lui secrétaire général du parti radical de 1931 à 1934 et président de la fédération de l’Hérault de ce même parti, de 1931 à 193827. Autre exemple, Charles Lussy, pionnier du syndicalisme postier, constitua une cheville ouvrière de la SFIO en Algérie puis en métropole, où il devint rédacteur en chef du Populaire du Midi. Il n’est pas difficile de deviner les connaissances, on peut parler de réseaux, qu’ils nouèrent, par la voie familiale, politique et aussi confessionnelle. Ce dès les débuts de la IIIe République, autour de figures pionnières comme Gambetta, avec quelque spécificité, remarquée par Pierre Birnbaum : « la majorité des juifs gambettistes sont méridionaux »28. Et de citer Eugène Lisbonne, Albert Milhaud, Alfred Naquet, Fernand Crémieux et, bien sûr Joseph Reinach29… Certains ne faisaient pas mystère de leur entregent. Même si le cas semble extrême, il fut incarné par Maurice de Rothschild, « le plus tapageur et le plus répandu des barons de Rothschild », selon la Duchesse de Gramont, qui ajoutait : Sa maison est ouverte aux hommes politiques français et anglais, aux académiciens, au gratin. Lady Crowe, l’ambassadrice d’Angleterre, est sa cousine30.

16 Candidat dans les Hautes-Pyrénées en 1919, sous l’étiquette du Bloc national, il avait choisi pour slogan de campagne, dont on ne peut nier la franchise : « Mon nom, c’est mon programme »31. Parachuté dans les Hautes-Alpes en 1924, il avait distribué de l’argent à des notables locaux, en tout 1,6 million de francs. Son élection fut cassée, mais il fut réélu encore plus triomphalement quelques semaines plus tard32. De fait, la fortune était, que les pratiques franchissent la barrière de la légalité ou non, un levier essentiel, comme ce fut le cas pour Louis Louis-Dreyfus33 et encore plus pour Raphaël Bischoffsheim, que ses adversaires accusaient d’avoir « semé l’or dans le département » 34. Tous les candidats ne se trouvaient pas dans la même situation d’opulence, en dépit des accusations antisémites, nous le verrons. D’autres sociabilités jouaient à plein, parmi lesquelles on peut citer la franc-maçonnerie, à laquelle appartenait Alfred Naquet, membre de la loge Les Arts et l’Amitié d’Aix-en-Provence, de La Parfaite Amitié à Carpentras, puis, dans la capitale, des Amis de la Patrie et de l’Avenir 35. Joseph Reinach était membre de La Clémente Amitié de Paris, Louis Louis-Dreyfus de la loge L’Étoile polaire, avant d’en être suspendu en 1936 ; Charles Lussy préféra pour sa part quitter la SFIC plutôt que sa loge, en raison de la « 22e condition » édictée par la IIIe Internationale en 192236.

17 Malgré une bigarrure des parcours et des origines, qui n’empêchait pas des convergences, ces parlementaires, par leurs fonctions, leur ancrage et leur évolution sociale, ainsi que l’influence qu’ils purent avoir sur les destinées locales ou l’histoire nationale, avaient tout d’une élite. Si les carrières décrites ne les distinguaient en rien d’une grande partie de la classe politique méridionale et française d’alors, leur appartenance religieuse teintait leurs parcours d’une nuance particulière. Peut-on cependant parler d’ « élites juives »37 ? Dans les deux sens du terme : des élites du judaïsme, si tant est qu’elles jouèrent un rôle au sein de leur « communauté », terme dont on use toujours par abus de langage, mais aussi des élites considérées comme juives et se voyant comme telles, dans la sphère politique.

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Des élites juives ? Entre identité française, méridionale et juive

18 Le propos liminaire d’Hannah Arendt dessine les contours du questionnement qui préside à notre investigation : l’émancipation et même, paradoxalement, l’assimilation des Juifs, ne les a pas fait disparaître comme groupe, pas plus en France qu’ailleurs. Eux-mêmes refusèrent la dilution38, et même si l’idéal d’intégration renvoie l’identité religieuse à l’espace privé, les porosités avec la sphère publique sont légion. Les Juifs passaient souvent pour les figures les plus réussies de l’émancipation39 ; cette seule remarque procède cependant de l’assignation identitaire. Leur comportement, tout en équilibre et, parfois, en ambiguïté, s’inscrivait dans la dynamique du minoritaire. C’est encore Hannah Arendt, dans le premier tome des Origines du totalitarisme qui, lorsqu’elle analyse, dans une perspective européenne, l’ascension sociale de nombreux Juifs, soutient qu’ils n’apparaissaient en rien représentatifs : Les « Juifs exceptionnels » par la richesse sentaient qu’ils représentaient une exception par rapport au sort commun des Juifs et les gouvernements leur reconnaissaient une utilité exceptionnelle. Les « Juifs exceptionnels » par l’éducation sentaient qu’ils représentaient une exception par rapport aux autres Juifs et qu’ils étaient aussi des êtres exceptionnels, et la société les reconnaissait pour tels. L’assimilation, qu’elle fût ou non poussée jusqu’à la conversion, ne fut jamais une sérieuse menace pour la survie des Juifs. Qu’ils fussent accueillis ou rejetés, c’était en tant que Juifs, et ils le savaient fort bien40.

19 En allait-il de même pour les « Juifs exceptionnels » par leur position politique ? L’hypothèse est tentante. Elle mérite un examen différencié. En tout cas, s’invite comme un avertissement le mot de l’écrivain allemand Ludwig Börne, dans une de ses fameuses « lettres de Paris » : « Certains me reprochent d’être juif, d’autres me louent de l’être, d’autres encore me le pardonnent, mais aucun ne l’oublie »41. Minimiser l’identité de ces parlementaires juifs serait une erreur ; l’essentialiser une autre, plus grande encore.

20 Le contexte français était particulier. Malgré l’antisémitisme, rarement en sommeil, l’alliance entre les identités, nationale et religieuse, y paraissait harmonieuse, ce que permettait encore plus facilement la République. Par rapport à la situation prévalant outre-Rhin, plus délicate, la symbiose paraissait respecter l’alchimie entre universalisme et particularisme42. Ces parlementaires étaient fort attachés à la France, que leurs racines y fussent ancrées de date récente ou ancienne ; ils ne faisaient pas mystère de leur patriotisme et de leur attachement. Le très antisémite Herman de Vries de Heekelingen moquait ainsi Joseph Reinach qui clamait : « Nous sommes toujours les Gaules amoureuses et militaires »43. Selon le pamphlétaire, le député juif, comme ses coreligionnaires, n’avaient pas vocation à s’exprimer « comme s’ils étaient des Français de vieille roche »44. L’amour de la France était sincère ; sans doute fallait-il parfois forcer le trait quand les voix antisémites s’acharnaient à les exclure de la communauté nationale. Beaucoup reprenaient l’idéal émancipateur hérité de la Révolution et de la IIIe République, ces nouvelles sorties d’Égypte. Quoi de plus évocateur et révélateur que la profession de foi de Raphaël Bischoffsheim, aux législatives de 1902 dans les Alpes- Maritimes : « Nous sommes tous des enfants de la Révolution, observateurs fidèles des principes de 1789 et des dix commandements de Dieu »45 ? Ce sentiment français devait transcender tout autre lien, comme l’indiquait Joseph Reinach dans son programme

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présenté aux électeurs des Hautes-Alpes en 1889 : « Ni radical, ni opportuniste, mais républicain et patriote ! »46.

21 Pour les parlementaires originaires de la région, cet attachement se doublait d’un second, à la « petite patrie ». Des parentèles souvent bien implantées expliquaient les relations, souvent pacifiques, parfois fraternelles, des Juifs avec les populations locales. Postulons, sans exagérer à l’excès, avec Raymond Huard, que la région admettait les particularismes culturels et linguistiques, lesquels pouvaient donc faciliter les appartenances multiples47. L’absence d’uniformisation imposée permettant, par un mouvement de retour, une plus facile intégration, en général et en politique48. Alfred Naquet s’exprimait par exemple avec aisance en provençal et en tirait prestige, arrimé de ce fait à un terroir, ce que les antisémites, comme Léon Daudet, ne se privèrent pas de railler.

22 Pour insérés qu’ils fussent dans la vie locale et nationale, ces parlementaires n’en appartenaient pas moins au judaïsme. Et cela a sans doute plus pesé qu’on pourrait le penser, et peut-être qu’eux-mêmes l’auraient pensé en toute bonne foi. Tous ne se sont pas exprimés sur ce point avec clarté, mais les indices à notre disposition suffisent pour affirmer que cette identité n’avait rien de marginal. Depuis les bancs de la Chambre des Députés, Fernand Crémieux, qui pratiquait certains rites de la foi de ses pères tout en manifestant une certaine distance avec celle-ci, affirmait, liant identité religieuse et ancrage méridional : Messieurs, je suis juif, et je suis de ceux qui ne s’en cachent pas, bien loin de là (Très bien ! très bien !) ; car j’appartiens à une vieille famille française et juive, qui était déjà dans le Comtat-Venaissin à l’époque de la domination des papes, – cela ne date pas d’hier – et qui a donné assez de gages à la patrie et à la liberté pour que je n’aie à prouver ni mon patriotisme ni mon attachement à la République49.

23 Cela, assurait-il, ne conférait aucun sésame vers certaines carrières ni remède contre l’antisémitisme. À condition de distinguer les Juifs qui se réclamaient avant tout d’une origine ou d’une tradition, autrement dit d’une identité culturelle50, et ceux qui y ajoutaient, en sus, une croyance et une pratique religieuse, plus insérés dans les milieux communautaires juifs, on comprend que l’appartenance au judaïsme comptait parmi les points de référence de ces parlementaires. Atypique et en même temps si classique s’avérait le cas d’Alfred Naquet, qu’on se plaisait à classer, trop rapidement, au nombre des Juifs oublieux de leur origine. À sa mort en 1916, L’Univers israélite demandera avec intransigeance : Né dans le judaïsme, il n’a jamais connu la religion de ses pères. Cette ignorance l’excusera-t-elle devant Dieu d’avoir été libre-penseur avec outrance au point de discourir dans un « banquet de Kippour »?51

24 Et d’ajouter : Les adversaires du judaïsme nous ont reproché Naquet, comme si le judaïsme était responsable de ceux qui le renient – autant incriminer l’Église d’avoir produit Sébastien Faure52.

25 C’était pourtant le même Alfred Naquet qui prit la parole à la Chambre des Députés, à l’occasion de la campagne de 1895 dont il fut question plus haut, pour riposter à l’antisémitisme. Ce long discours, que le Consistoire imprima et diffusa à vaste échelle, constitue un exemple d’une certaine identité juive – terme qui aurait sans doute déplu à l’intéressé – à la fin du XIXe siècle : Messieurs, j’ai hésité quelque temps avant de me décider à prendre la parole dans le débat actuel. La raison de cette hésitation, vous la comprenez tous : si sémite il y a,

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je suis sémite, et, à ce titre, je puis être considéré comme plaidant pro domo mea, ce qui crée toujours à l’orateur une situation difficile. Je dois dire pourtant que résolument adversaire de tout ce qui parque les hommes, de tout ce qui les divise, de tout ce qui retarde l’avènement de la fraternité humaine, ne connaissant d’autre sentiment national que le sentiment national français, je ne plaide pas autant qu’on pourrait le croire pro domo mea. J’ai toujours prêché à mes coreligionnaires – vous me permettrez, messieurs, de me servir de ce mot qui ne répond à rien, parce que lorsqu’on n’a pas de religion, on ne saurait avoir de coreligionnaires, mais qui m’évite une périphrase –, j’ai toujours prêché à mes coreligionnaires la fusion dans la grande masse des citoyens français. Moi-même, j’ai payé d’exemple par mon mariage avec une catholique, et je dois dire que, pendant plus de trente ans, je n’ai fréquenté à peu près que des non-juifs. Si, depuis une dizaine d’années, je me suis rapproché de mes coreligionnaires, c’est parce qu’il s’est produit une campagne de haine, de menaces à leur endroit et que, là où je ne reconnaissais aucune solidarité alors que nous vivions sous l’empire d’une égalité indiscutable et indiscutée, devant la menace il m’a paru qu’il y aurait lâcheté à ne pas me déclarer solidaire de ceux qui avaient la même origine que moi53.

26 Quant à Eugène Lisbonne, il avait rappelé son appartenance au judaïsme dans sa première prise de parole comme président du Conseil général de l’Hérault. On connaît mieux les nombreuses prises de position en faveur du judaïsme de la part de Léon Blum54 ou d’un Joseph Reinach, au moment de l’Affaire Dreyfus, notamment55. Plus d’un occupait d’ailleurs des fonctions au sein d’institutions communautaires : Fernand Crémieux fut élu, sans s’être porté candidat, au Consistoire israélite, mais rappela de manière fort significative : […] je tiens surtout à ce que l’on sache que, si mon mandat de député peut me donner une parcelle d’influence, elle appartient exclusivement aux électeurs de ma circonscription56.

27 Eugène Lisbonne était membre de la même instance ; Pierre Masse conseillait juridiquement le consistoire de Paris57. Joseph Reinach s’engagea aux côtés de l’Alliance israélite universelle ; Charles Lussy, dans les années 1930, tandis que le ciel s’obscurcissait de nouveau pour les Juifs de France, accompagna la Ligue internationale contre l’antisémitisme dans certaines réunions antiracistes, mais cette association visait justement à rassembler juifs et non-juifs dans le même combat contre la haine58. Les exemples de même aloi ne manquent pas59.

28 Pas de refus d’identité ainsi, mais une gêne, dès lors que cette dimension sortait du cercle privé ou communautaire, à l’exception des pics de crise, on l’a vu, qui voyaient les lignes bouger60. Joseph Reinach, si impliqué dans la défense de ses coreligionnaires, souffrait parfois d’inconfort, à l’image de bien d’autres : une solidarité trop visible risquait d’attiser l’antisémitisme et d’affaiblir l’assimilation61. Ainsi, à propos de la haine qui se déchaînait contre les Juifs en Algérie, Joseph Reinach préféra soutenir que les attaquer revenait à s’en prendre au gouvernement français et à la civilisation européenne, sans évoquer directement le lien qui pouvait l’unir aux victimes, ce qui lui attira des critiques62. Son hostilité au sionisme, quoique tout à fait en phase avec l’époque, paraissait largement caractéristique d’une telle mentalité63.

29 En réalité, l’appartenance au judaïsme, ne serait-ce qu’en raison de l’antisémitisme et, d’un autre coté, de l’émancipation permise par le régime républicain, pesait même sur les options politiques. On rejoint parfaitement Michael Marrus pour soutenir que « les Juifs disposaient d’un choix politique quelque peu limité dans la France libérale de la Troisième République »64. Alfred Naquet avait fait le choix du boulangisme, Fernand

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Crémieux celui du radicalisme ; c’étaient plus des exceptions que des règles, la plupart des Juifs préférant le camp modéré. Cela valait surtout pour l’avant-guerre, l’apaisement des années 1920 et la recomposition des forces politiques modifiant la donne. En revanche, à part un Arthur Meyer ou un Edmond Bloch, ils étaient très peu représentés, voire inexistants, à l’extrême droite, ce qui est évident dans notre corpus : « En tout état de cause les juifs un tant soit peu au courant des affaires du monde, même s’ils appartenaient à la haute bourgeoisie, ne pouvaient être réactionnaires »65. Les Juifs eux-mêmes se plaisaient à contredire tout lien de ce type et insistaient sur la distribution de leurs coreligionnaires dans toutes les formations politiques. Bien plus, les élus ou hommes d’État ne devaient pas agir « en tant que » juifs : « ils ne sont au pouvoir, comme au Parlement, que les représentants, avant tout de la France »66. En 1921, L’Univers israélite, montrant que l’on pouvait nier l’existence de toute position spécifique aux Juifs tout en insistant sur l’appartenance de ces derniers, constatait avec satisfaction : La discussion au Sénat sur l’ambassade au Vatican ayant mis en cause la politique religieuse de la France et les rapports de la République avec les cultes, nous croyons intéressant de noter les votes des sénateurs d’origine israélite dans le scrutin qui a clôturé le débat. MM. Raphaël-Georges Lévy, Paul Strauss et Lazare Weiller ont voté pour ; MM. Fernand Crémieux et Schrameck ont voté contre67.

30 Mais le même journal, deux ans auparavant, se félicitait, à l’occasion des élections sénatoriales : « Les deux sénateurs sortants israélites ont été réélus : M. Schrameck, dans les Bouches-du-Rhône ; M. F. Crémieux dans le Gard »68. Tous deux venaient d’ailleurs du Sud.

31 Comme en filigrane, l’arrière-plan de l’antisémitisme que l’on a eu plusieurs occasions de rencontrer, contribuait à ethniciser les Juifs, et cela se retrouvait aussi en politique69. Tous les membres de notre corpus ont eu leurs antisémites… La littérature est si abondante que l’on ne peut s’en tenir qu’à des extraits. Pêle-mêle, étaient reprochés aux Juifs leur soutien à la République, leur lutte contre le catholicisme, leur présumée solidarité, leur caractère pervertisseur de la France et de son système politique, au détriment du peuple70… La Croix des Alpes-Maritimes reprochait ainsi à Raphaël Bischoffsheim son origine étrangère, d’autant que l’enracinement local apparaissait comme un gage de réussite71 : M. Bischoffsheim est juif et, à ce titre, instinctivement il ne peut aimer les chrétiens. Nous ne serons jamais, pour lui, que des chiens et ce sentiment lui a été inspiré dès ses plus tendres années. C’est l’instruction donnée par le Talmud, le grand livre des Israélites modernes. Quelle horreur de vouloir imposer à nos populations chrétiennes, baptisées au nom de Jésus-Christ, un député juif ! M. Bischoffsheim n’est français que depuis le 24 avril 188072.

32 Plus étonnant, et preuve que l’antisémitisme brassait large, lors de la campagne des élections législatives à Nice, en 1889, Flaminius Raiberti, candidat soutenu par le Comité républicain révisionniste de Nice, soutenait que judéité et adhésion républicaine s’excluaient mutuellement. Désignant par ses attaques son concurrent Raphaël Bischoffsheim, il alléguait que celui-ci « n’[avait] ni la générosité d’âme, ni l’élévation de cœur qu’il faut pour comprendre ce que c’est que la République »73. Dans l’Aude, Émile Sabatier, concurrent de Léon Blum aux législatives de 1936, lançait : La ville de Narbonne est-elle toujours en France ? Narbonne la rouge est devenue un coin transplanté de Palestine où les marchands ont réenvahi le temple. […] Citoyens de Narbonne, comment pouvez-vous supporter la tyrannie de cet homme d’une autre race ?74

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33 Les antisémites professionnels se plaisaient à insister, comme Édouard Drumont : Ce Fernand Crémieux, si zélé pour la causse d’Israël, était député du Gard où il n’a pas été réélu. C’est un radical farouche, ennemi des curés et persécuteur de tous les chrétiens au nom de la liberté de penser, mais bien entendu, il n’est ennemi que de la religion des autres75.

34 Entre mille autres exemples76… Joseph Reinach reconnaissait avec lucidité que sa judéité constituait un frein à l’élection77. À l’échelon local, cela se ressentait ; c’était décuplé dès lors qu’un de ces élus se hissait à des fonctions nationales, comme Léon Blum, bien sûr, ou Abraham Schrameck, qui s’attira la haine, Action française en première ligne, lorsque, ministre de l’Intérieur, il fit face à la fusillade de la rue Damrémont, en avril 1925, pendant laquelle des militants des Jeunesses patriotes périrent sous des balles communistes. À la suite de poursuites et d’interdictions visant des ligueurs d’extrême droite, le ministre de l’Intérieur symbolisa pour les antisémites, par le levier du complot, la confiscation juive de l’État78.

35 Ponctuée par l’Affaire Dreyfus et les années 1930, la IIIe République voyait l’antisémitisme, toujours présent, surgir avec plus ou moins de vigueur selon les moments. Y compris en terres méridionales, qui n’étaient en rien préservées. L’épilogue de cette histoire se noua avec la naissance de Vichy : en 1941, ce fut par décision officielle que le même Abraham Schrameck fut éliminé de la vie politique française79, lui qui avait voté les pleins pouvoirs à Pétain. Il écrivit une lettre au maréchal, revenant sur sa conception de l’appartenance à la France et au judaïsme : Je ne sais pas si je suis de race juive, mais je sais que je suis de religion juive ; je ne sais pas si mes parents étaient de race juive, mais ils étaient de religion juive. […] Il n’y a aucun critère juridique qui puisse établir la race80.

36 Quant à Pierre Masse, il écrivit lui aussi au Maréchal, en revenant sur les sacrifices et engagements de sa famille au service de la France ; il fut arrêté lors de la rafle du 20 août 1941, conduit à Drancy, puis déporté à Auschwitz, où il mourut en octobre 194281.

37 Ce plan en coupe des parlementaires juifs en France méridionale ouvre sur quelques observations qui affinent notre perception du personnel élitaire. Le rythme des temporalités doit ainsi attirer l’oreille : ici, on perçoit une claire césure avec la guerre et, malgré la constance de certains phénomènes, ce sont deux moments de la IIIe République qui s’animent. Le déclin du judaïsme et de l’israélitisme méridional au XIXe siècle82 ne fut enrayé que par l’Affaire Dreyfus et le sursaut décrit par Alfred Naquet. Après 1918, le climat d’union sacrée permit un « réveil » et un regain d’ethnicité affirmée, accélérés par les ripostes à mener face à une nouvelle vague d’antisémitisme. Après le temps, l’espace : on peine en réalité ici à voir émerger un milieu homogène. Parachutés mis à part, les Juifs comtadins semblaient s’opposer à ceux du pourtour méditerranéen par la culture et la carrière. Enfin, c’est encore à l’identité que l’on revient : autant juive que politique, l’une influant sur l’autre. Les bords de la Méditerranée n’ont pas été plus cléments envers les Juifs que d’autres contrées ; tout irénisme est à proscrire et l’insertion, réelle, des Juifs dans les milieux locaux a surtout été un phénomène propre aux élites et en en aucun cas populaire. Là, les modalités de la politique étaient en outre différentes et, au même titre que d’autres, les Juifs se les sont appropriées. Finalement, la judéité n’apparaît pas comme un critère plus rassembleur que la méridionalité. C’est dire tout l’intérêt d’une approche plus fine du

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personnel politique en France méditerranéenne qui, souvent, fait éclater les catégorisations abusives autant que les certitudes.

NOTES

1. Hannah Arendt, La tradition cachée. Le Juif comme paria [1987], repris dans Écrits juifs, Paris, Fayard, 2011, p. 475. 2. Journal Officiel. Débats de l’Assemblée Nationale, séance du 25 mai 1895, p. 1476. 3. Ibid. 4. Sur ce sujet, voir l’importante étude, qui expose précisément les tenants et aboutissants de cette affaire, dûe à Laurent Joly, « Antisémites et antisémitisme à la Chambre des députés sous la IIIe République », Revue d’Histoire moderne et contemporaine, n° 54-3, juillet-septembre 2007, p. 63-90. 5. Voir Jean-Jacques Becker et Annette Wieviorka (dir.), Les Juifs de France de la Révolution française à nos jours, Paris, Liana-Lévi, 1998. 6. Pour une mise au point générale, voir Dominique Schnapper, Juifs et israélites, Paris, Gallimard, 1980. 7. Nous avons naguère tenté d’en esquisser quelques premiers contours dans « Identité religieuse et appartenance politique : les Juifs de Marseille et de Nice face à la République de la fin du XIXe siècle à 1914 », dans Luis P. Martin, Jean-Paul Pellegrinetti et Jérémy Guedj (dir.), La République en Méditerranée. Diffusions, espaces et cultures républicaines en France, Italie et Espagne, XVIIIe-XXe siècles, Paris, L’Harmattan, 2012, p. 221-239. 8. Sur les liens entre identité juive et identité politique, voir les études pionnières de Daniel J. Elazar et Stuart A. Cohen, The Jewish Polity from Biblical Times to the Present, Bloomington, Indiana University Press, 1985 et d’Ezra Mendelsohn, On Modern Jewish Politics, Oxford, Oxford University Press, 1993, ainsi que la présentation théorique de la question par Alain Greilsammer, « Le Juif et la Cité : quatre approches théoriques », Archives des Sciences sociales des Religions, n° 46/1, juillet- septembre 1978, p. 135-151. Un courant de recherche fertile étudie quant à lui la fusion entre ces deux éléments, et l’influence du premier sur le second : Eric Nelson, The Hebrew Republic. Jewish Sources and the Transformation of European Political Thought, Harvard, Harvard University Press, 2011. 9. Pierre Birnbaum, Les Fous de la République. Histoire politique des Juifs d’État de Gambetta à Vichy, Paris, Fayard, 1992, p. 298. La présente étude doit énormément à cet ouvrage magistral. 10. Ibid., p. 497. L’auteur rassemble sous la catégorie générale de « Sud-Est » les départements suivants : Bouches-du-Rhône, Drôme, Gard, Vaucluse et Var. Pour les seuls députés, les proportions sont respectivement de 24 et 7 % (p. 496). 11. On laisse donc volontairement de côté la trajectoire des Juifs originaires de cette région dont la carrière se déroula sous d’autres cieux. 12. L’enquête, menée grâce à la base de données FICEM, a porté sur les 13 départements de France méridionale couverts par l’ANR ICEM, « Identité et culture en Méditerranée – Les élites en France de la Révolution à la Ve République » (voir l’introduction au présent dossier, de Pierre Allorant, Jean Garrigues et Jérémy Guedj), à savoir : les Alpes-Maritimes, le Var, les Bouches-du- Rhône, les Alpes-de-Haute-Provence, les Hautes-Alpes, le Vaucluse, l’Hérault, l’Aude, les Pyrénées-Orientales, le Gard, la Lozère, ainsi que la Haute-Corse et la Corse-du-Sud. Ce

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programme de recherche s’intéresse en outre aux trois départements d’Algérie entre 1830 et 1962, qui n’ont pas été étudiés dans le cadre de notre investigation. 13. Voir François Dubasque et Éric Kocher-Marboeuf (dir.), Terres d’élection. Les dynamiques de l’ancrage politique, 1750-2009, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014. 14. Comme l’a remarquablement montré David Cohen, La Promotion des Juifs en France à l’époque du Second Empire (1852-1870), Paris, Honoré Champion, 1980. 15. Hippolyte Prague, « Juifs et Républicains », Archives israélites, 30 avril 1914. 16. Dans Savoir et engagement. Écrits normaliens sur l’affaire Dreyfus, édités par Vincent Duclert, Paris, Éditions de la rue d’Ulm, 2006, p. 162, cité par François Hartog, « 1906-2006. L’histoire au miroir de l’Affaire », dans Vincent Duclert et Perrine Simon-Nahum (dir.), Les événements fondateurs : l’affaire Dreyfus, Paris, Armand Colin, 2009, p. 41. 17. Jean-François Sirinelli note en effet que « l’environnement culturel et “idéologique” varie avec les sous-groupes intellectuels étudiés » (« Effets d’âge et phénomènes de génération dans le milieu intellectuel français », dans id., Comprendre le XXe siècle français, Paris, Fayard, 2005, p. 172). On peut considérer que les parlementaires juifs méditerranéens, appréhendés comme tels, constituent déjà un de ces « sous-groupes » du milieu politique. 18. Ibid. 19. Voir infra. 20. Alfred Naquet, La Raison, 20 avril 1902. 21. Voir Laurent Willemez, « “La République des avocats”. 1848, le mythe, le modèle et son adossement », dans Michel Offerlé (dir.), La profession politique, XIXe-XXe siècle, Paris, Belin, 1999, p. 201-229. 22. Il avait succédé à son père, Léopold Louis-Dreyfus, mort en 1915, qui jouissait d’une grande influence sur le marche roumain des céréales et s’était rapproché des dirigeants politiques de ce pays. Voir Journal des économistes, t. XLVI, avril-juin 1915 et, surtout, Cyril Grange, Une élite parisienne. Les familles de la grande bourgeoisie juive (1870-1939), Paris, CNRS Éditions, 2016. 23. Voir Jean Bouvier, Les Rothschild. Histoire d’un capitalisme familial, Bruxelles, Complexe, 1983. 24. Jean Garrigues, La République des hommes d’affaire (1870-1900), Paris, Aubier, 1997. 25. Voir Cyril Grange, Une élite parisienne…, op. cit. 26. Voir notamment Serge Berstein, Léon Blum, Paris, Fayard, 2006. 27. Sur son ancrage local, voir Roland Andréani, « Albert Milhaud, un juif nîmois dans la politique héraultaise », Annales du Midi, t. 126, n° 285, janvier-mars 2014, p. 59-71. 28. Pierre Birnbaum, Les Fous de la République…, op. cit., p. 296. 29. Qui contribua à éditer ses écrits et lui consacra plusieurs ouvrages : Le ministère Gambetta. Histoire et doctrine (14 novembre 1881 - 26 janvier 1882), Paris, Charpentier, 1884 ; Léon Gambetta, Paris, Alcan, 1884. 30. Élisabeth de Gramont, Mémoires. Les marronniers en fleurs, Paris, Grasset, 1929, cité par Jean Bouvier, Les Rothschild…, op. cit., p. 310. 31. Jean Garrigues, Les patrons et la politique. 150 ans de liaisons dangereuses [2002], Paris, Perrin, 2011, p. 163. 32. Ibid., p. 164. Le rapport d’enquête nous renseigne, selon un mécanisme tout à fait classique, sur les conditions de la candidature d’un parachuté et ce qu’elles doivent au lien personnel. Louis Cluzel, homme politique des Hautes-Alpes et fondateur du journal Les Alpes nouvelles, puis député socialiste de ce département, était venu trouver Maurice de Rothschild. Il ne faut pas oublier qu’il s’agit là d’une défense de ce dernier face à une enquête à charge, elle n’en est pas moins édifiante : « En arrivant, je vis venir à moi notre collègue, la main tendue. “Vous êtes l’homme qu’il nous faut dans les Hautes-Alpes, me déclara-t-il. Si vous aviez fait dans ce département le centième de ce que vous avez fait dans l’intérêt général des Hautes-Pyrénées, vous en seriez le député à vie”. Et comme pour s’excuser de cette grosse flatterie, il ajoutait : “Il n’y a pas d’homme dans le département des Hautes-Alpes. M. Peytral est de Marseille et certain député d’Auvergne.”

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Puis, comme je lui déclarais que je voyais une quasi-impossibilité à me faire connaître dans un département d’accès et de communications difficiles, il ajoutait : “J’ai mon plan ; le voici : Je présenterai devant le congrès républicain dont je suis l’âme un de mes amis, M. Fourrat, qui en sortira certainement élu. Il se présentera ensuite aux élections législatives et quand il sera trop tard pour que de nouvelles candidatures puissent se produire […] et quand vous vous trouverez face à face avec lui, je saurai le faire renoncer à la lutte”. Il ne me convainquit pourtant pas. Je restais hésitant. Un jour, il me déclara : “Il faut absolument partir pour les Hautes-Alpes. Il faut vous y montrer. C’était son expression”. C’est ainsi que, me rendant de Gay à Briançon, je m’arrêtais à Embrun et y fis la connaissance de M. Fourrat. Quand je vis ce parfait homme et qui devait, dans la suite, devenir mon grand ami, si confiant, si sincère, si enthousiaste […] ma décision fut prise immédiatement. Je déclarai à M. Fourrat que, s’il était candidat, je ne le serais pas et que je me réservais pour le siège qui pouvait devenir vacant par suite de l’élection au Sénat de notre collègue M. Cornand ». Plusieurs retournements, d’origine diverse, changèrent la donne et ouvrirent sur la candidature de Maurice de Rothschild. Journal Officiel. Débats parlementaires, Chambre des députés, séance du 1er avril 1925, p. 2030. 33. Voir Yves Billard, Le métier de la politique sous la IIIe République, Perpignan, Presses universitaires de Perpignan, 2003. 34. Archives départementales des Alpes-Maritimes, 3 M 130, Mémoire sur les opérations électorales des 4 et 18 octobre 1885 dans les Alpes-Maritimes présenté à la Chambre des députés au nom du Comité central républicain, Paris, Lahure, 1885, p. 31. Voir Jérémy Guedj, « Identité politique et appartenance religieuse… », art. cit., p. 234 ; Patricia Prenant, « Raphaël Bischoffsheim, entre affairisme et philanthropie, une figure emblématique de la vie politique niçoise à la fin du XIXe siècle », Cahiers de la Méditerranée, n° 77, décembre 2008, p. 171-183. 35. Jean-Philippe Schreiber, « Les élites politiques juives et la franc-maçonnerie dans la France du XIXe siècle », Archives Juives, n° 43/2, 2e semestre 2010, p. 61. Voir également, Philip Nord, « Utopistes, radicaux et universalistes. Les francs-maçons aux origines de la IIIe République » dans Luis P. Martin (dir.), Les Francs-maçons dans la cité. Les cultures politiques de la Franc-maçonnerie en Europe, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2000, p. 68 sq. 36. Noëlline Castagnez, Socialistes en République. Les parlementaires SFIO de la IVe République, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2004, p. 182-183. 37. Voir Florence Berceot, « Les élites juives du Sud-Est de la France », dans Bruno Dumons et Gilles Pollet (dir.), Élites et pouvoirs locaux. La France du Sud-Est sous la Troisième République, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1999, p. 183-197. 38. C’est l’image de la fonte des glaciers, chère à Isaiah Berlin ; les Juifs, avec l’émancipation, ne sont pas demeurés stables comme le cœur du glacier, mais ne se sont pas non plus évaporés comme neige au soleil : « Les juifs, de la servitude à l’émancipation » [1952], dans id., Trois essais sur la condition juive, Paris, Calmann-Lévy, 1973, p. 115-150 ; et le beau commentaire de Bruno Karsenti, La question juive des modernes. Philosophie de l’émancipation, Paris, PUF, 2017, p. 35 sq. Voir aussi Rita Hermon-Belot, L’émancipation des juifs en France, Paris, PUF, 1999. 39. Voir Patrick Cabanel et Chantal Bordes-Benayoun (dir.), Un modèle d’intégration. Juifs et israélites en France et en Europe, XIXe-XXe siècles, Paris, Berg International, 2005. Cet ouvrage a le grand mérite d’élargir l’échelle géographique des questionnements traditionnels, et offrira une vue comparative précieuse. 40. Hannah Arendt, Sur l’antisémitisme [1951], Paris, Calmann-Lévy, 1973, p. 145-146. 41. Lettre du 7 février 1832 citée par ibid., p. 146. 42. Voir Jacques Ehrenfreund, « Citizenship and Acculturation : Some Reflections on Germand Jews during the Second Empire and French Jews during the Third Republic », dans Michael Brenner, Vicki Caron et Uri R. Kaufmann (dir.), Jewish Emancipation Reconsidered. The French and German models, Londres, Leo Baeck Institute, 2003, p. 154 sq.

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43. Herman de Vries de Heekelingen, L’orgueil juif, Paris, Revue internationale des sociétés secrètes, 1938, p. 27. Cette conception du lien charnel à la nation se retrouve chez Reinach, lorsqu’il dépeint – le parallèle n’est pas long à se dessiner – celui de Disraeli, pour qui il éprouvait la plus grande admiration : « Les plus purs descendants des vieux Saxons finirent par paraître, auprès de lui, des naturalisés de la veille ; ce fils d’Orient, égaré vers la plage bretonne, était devenu plus qu’indigène : autochtone. On ne trouverait pas un préjugé anglais qui ne fût en lui, qui ne fût entré profondément dans ses moelles » (Essais de politique et d’histoire, Paris, Stock, 1899, p. 109). 44. Ibid. 45. Patricia Prenant, « Raphaël Bischoffsheim… », art. cit., p. 174. Il est frappant de noter la similitude avec la sentence d’Honel Meiss, rabbin de Nice, pour rester dans la même aire régionale, et dont on pourrait trouver des exemples en masse : « Tout Israélite qui a du cœur et de la mémoire, à quelque nationalité qu’il appartienne, doit avoir pour seconde patrie, pour patrie idéale, la France de 1789 » (Le Phare du Littoral, 12 mai 1889). 46. Joseph Reinach, « Profession de foi adressée aux électeurs de l’arrondissement de Digne (Basses-Alpes), le 24 août 1889 », dans id., Mon compte rendu. Discours, propositions, rapports (1889-1893), Digne, Chaspoul, Constans et Barbaroux, 1893, p. 5. 47. Raymond Huard, Le Mouvement républicain en Bas-Languedoc, 1848-1881, Paris, Presses de la FNSP, 1982 ; Pierre Birnbaum, Les Fous de la République…, op. cit., p. 296-297. 48. Les Archives israélites notaient ainsi, revenant sur les Juifs élus au Sénat, que « dans les premières années, l’élément judéo-méridional y a été prépondérant » (30 janvier 1920, cité par ibid., p. 297). 49. Journal Officiel. Débats parlementaires, Chambre des Députés, séance du 8 mars 1898, p. 1079. Il est piquant de constater qu’en 1889, un journal proche du Consistoire, L’Univers israélite, voyait cependant en lui un « Israélite peu pratiquant, mais cœur chaud et conscience honnête », tandis que la même année, à l’occasion de la circoncision du fils de Fernand Crémieux, les Archives israélites se montraient satisfaites : « Nous sommes heureux de constater que le radicalisme politique de notre aimable et intelligent coreligionnaire n’est pas incompatible avec la netteté de ses affirmations mosaïques et nous l’en félicitons » (21 février 1889). Il sera néanmoins enterré de manière civile. 50. Sur les voies complexes de l’appartenance, Raphaël Draï, Identité juive, identité humaine, Paris, Armand Colin, 1995. 51. L’Univers israélite, 24 novembre 1916. Il est fait allusion à un « banquet de protestation contre le jeûne de Yom Kippour », organisé en 1903 par des libres-penseurs juifs. 52. Ibid. 53. Journal Officiel. Débats parlementaires, Chambre des Députés, séance du 27 mai 1895, p. 1492. 54. Dont l’attachement à l’identité juive a été très récemment réévalué de manière convaincante : Pierre Birnbaum, Léon Blum. Un portrait, Paris, Le Seuil, 2016 ; voir aussi Ilan Greilsammer, Blum, Paris, Flammarion, 1996. 55. Corinne Gasset le considère ainsi comme « représentatif de la communauté juive tout entière » (Joseph Reinach avant l’affaire Dreyfus : un exemple de l’assimilation politique des Juifs de France, thèse de l’École des Chartes, 1992). 56. Cité par Pierre Birnbaum, Les Fous de la République…, op. cit., p. 98. 57. Ibid. 58. Emmanuel Debono, Aux origines de l’antiracisme. La LICA, 1927-1940, Paris, CNRS Éditions, 2012, p. 75. 59. Un dernier exemple : en 1926, Abraham Schrameck et Léon Blum, en compagnie d’Édouard Herriot, présidèrent un grand bal organisé par l’Union de la jeunesse juive (L’Univers israélite, 2 décembre 1926).

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60. Voir Pierre Birnbaum, « Devenir des Juifs d’État : de la visibilité à la discrétion », dans id., Sur la corde raide. Parcours juifs entre exil et citoyenneté, Paris, Flammarion, 2002, p. 269-283. 61. Ce qu’avait exposé notamment avec grande clarté Léon Blum dans ses fameux Souvenirs sur l’Affaire, Paris, Gallimard, 1935. 62. Michael R. Marrus, Les Juifs de France à l’époque de l’Affaire Dreyfus. L’assimilation à l’épreuve [1972], Bruxelles, Complexe, 1985, p. 296. Pour une vision très neuve, Lisa M. Leff, Sacred Bonds of Solidarity. The Rise of Jewish Internationalism in Nineteenth-Century France, Stanford, Stanford University Press, 2006. 63. « Si l’on entend par sionisme la constitution d’un ÉTAT JUIF, je dis résolument : NON » (Sur le sionisme, Paris, Imprimerie du Palais, 1919) ; et, plus tôt, Le Figaro, 7 septembre 1897. Voir Catherine Nicault, La France et le sionisme (1897-1948). Une rencontre manquée ?, Paris, Calmann-Lévy, 1992. 64. Michael R. Marrus, Les Juifs de France…, op. cit., p. 150. 65. Pierre Aubery, Milieux juifs de la France contemporaine, Paris, Plon, 1957, p. 198. 66. Archives israélites, 3 avril 1924, cité par Pierre Birnbaum, Les Fous de la République…, op. cit., p. 138. Cet article n’en critiquait pas moins l’excès inverse, celui consistant à défavoriser certains Juifs afin de ne pas prêter le flanc au mythe de la solidarité juive. 67. L’Univers israélite, 23 décembre 1923. Deux parlementaires de notre corpus y figurent, notons- le. 68. L’Univers israélite, 14 janvier 1921. 69. Phyllis Cohen Albert, « L’intégration et la persistance de l’ethnicité chez les Juifs dans la France moderne », dans Pierre Birnbaum (dir.), Histoire politique des Juifs de France, entre universalisme et particularisme, Paris, Presses de la FNSP, 1990, p. 221-243. 70. Voir Pierre Birnbaum, Un mythe politique : la « République juive », de Léon Blum à Pierre Mendès France, Paris, Fayard, 1998 ; Ralph Schor, L’antisémitisme en France pendant les années trente. Prélude à Vichy, Bruxelles, Complexe, 1992. 71. Voir Ralph Schor, « Les parlementaires des Alpes-Maritimes et l’implantation locale au XXe siècle », Parlement(s). Revue d’Histoire politique, n° 7, 2007, p. 35-46. 72. La Croix des Alpes-Maritimes, 6 août 1893. 73. La Révision des Alpes-Maritimes, 12 septembre 1889, cité par Henri Courrière, L’État, la nation et la petite patrie. La vie politique à Nice et dans les Alpes-Maritimes de 1860 à 1898 : genèse d’un département français, thèse de doctorat sous la direction de Ralph Schor, Université de Nice, 2008, p. 717. 74. Le Courrier de Narbonne, 1er août 1935, cité par Pierre Birnbaum, Léon Blum…, op. cit., p. 145. 75. Édouard Drumont, La dernière bataille. Nouvelle étude psychologique et sociale, Paris, Dentu, 1890, p. 122. 76. Cela n’échappait pas aux pouvoirs publics : en 1898, le sous-préfet du Gard notait que « Crémieux, député sortant, a, je crois, peu de chances de succès, autant à cause de ses opinions qui ne sont pas celles de la grande majorité des électeurs, que du discrédit dans lequel est tombé tout ce qui touche à la question israélite » (cité par Pierre Birnbaum, Le moment antisémite. Un tour de la France en 1898, Paris, Fayard, 1998, p. 208). 77. Voir Jean El Gammal, Joseph Reinach (1856-1921) et la République, thèse de 3e cycle d’histoire sous la direction de Philippe Vigier, Université Paris-X, 1982. Il est parfois difficile de faire la part de ce qui relève de l’antisémitisme ou d’autres facteurs. Quand, en 1938, Albert Milhaud se vit refuser l’investiture radicale pour les élections sénatoriales de 1938, ce fut Pierre Masse qui lui fut préféré. « Faut-il attribuer son nouvel échec à l’antisémitisme, ou à la méfiance envers une personnalité ne vivant pas dans le département ? Juif et avocat à Paris, Pierre Masse opposerait un double démenti à ces hypothèses, mais le nouveau sénateur, à la différence de Milhaud, n’a pas négligé les mandats locaux puisqu’il est conseiller général », analyse Roland Andréani (« Albert Milhaud, un juif nîmois… », art. cit., p. 70).

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78. Voir la très violente Lettre à Schrameck de Charles Maurras (publiée sous la forme d’un ouvrage en 1929). Les Juifs tentèrent de démonter les arguments, si tant est que ce mot pût convenir : par exemple, « Excitation à l’assassinat », L’Univers israélite, 19 juin 1925. 79. Olivier Wieviorka, Les orphelins de la République. Destinées des députés et sénateurs français (1940-1945), Paris, Le Seuil, 2001, p. 159. 80. Cité par André Kaspi, Les Juifs pendant l’Occupation, Paris, Le Seuil, 1991, p. 64. 81. Olivier Wieviorka, Les orphelins de la République…, op. cit., p. 338. 82. Voir Zosa Szajkowski, « The Decline and Fall of Provençal Jewry », Jewish Social Studies, vol. 6, n° 1, janvier 1944, p. 31-54.

RÉSUMÉS

Cet article vise à analyser, à partir de la trajectoire de parlementaires juifs élus en France méridionale sous la IIIe République, la question d’une éventuelle spécificité méditerranéenne. Cela conduit à explorer la manière dont s’articulaient identité politique et identité religieuse, même si cette dernière intervenait à des degrés divers dans l’engagement de ces parlementaires. L’attitude des milieux politiques locaux et de la population pose, sous un angle complémentaire, les contours de cette culture méditerranéenne dont nous recherchons les traits.

By considering the careers of Jewish parliamentarians who were elected in southern France during the Third Republic, this paper aims to assess the existence of a Mediterranean specificity. To achieve this, the author examines the way political and religious identity were articulated together –although the latter contributed in diverse ways to these parliamentarians’ engagement in politics. The attitudes of the population and of the local political milieu provide complementary information in understanding the outlines of this Mediterranean culture.

INDEX

Mots-clés : juifs, parlementaires, identité, antisémitisme, engagement Keywords : Jews, parliamentarians, identity, antisemitism, political engagement

AUTEUR

JÉRÉMY GUEDJ Docteur en histoire contemporaine, chercheur associé au Centre de la Méditerranée moderne et contemporaine (CMMC) et membre du Comité d’histoire parlementaire et politique (CHPP), est enseignant à l’Université Côte d’Azur et à Sciences-Po Paris (campus de Menton). Il a soutenu en 2015 une thèse intitulée Gouverner ou choisir. La IVe République et l’immigration (sous la direction de Ralph Schor). Ses travaux portent sur l’histoire des migrations et minorités. Il a notamment publié Le Miroir des désillusions. Les Juifs de France et l’Italie fasciste (1922-1939) (Paris, Classiques Garnier, 2011) et vient de coordonner, avec Ralph Schor, « Une France des sans-voix ? Immigration et vie politique, XIXe-XXe siècle », Parlement[s]. Revue d’Histoire politique, n° 27, 2018.

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Les sénateurs des départements provençaux au XXe siècle (1919-1986). Un concentré des caractéristiques de la « classe politique » régionale ?

Jean-Marie Guillon

1 Les travaux que nous menons dans le cadre de l’ANR ICEM s’interrogent sur les traits et, éventuellement, les spécificités du personnel politique des départements méditerranéens. Pour y répondre, il m’a semblé que s’intéresser aux sénateurs avait quelque pertinence puisque, de tous les types d’élus, ils sont a priori les plus et les mieux enracinés dans le territoire. Être sénateur suppose des soutiens locaux et, le plus souvent, un cursus politique assez long dans le département que l’on va représenter à la haute assemblée.

2 Le territoire choisi est celui de la Provence, soit les six départements composant la région d’aujourd’hui. Au départ, je pensais me limiter aux départements de tradition « rouge » (Var, Bouches-du-Rhône, Basses-Alpes/Alpes-de-Haute-Provence, Vaucluse). J’ai décidé d’intégrer les Alpes-Maritimes et les Hautes-Alpes qui relèvent d’une autre tradition politique dominante à des fins de comparaison car il y a peu d’analyses comparables avec d’autres régions, en tout cas pour le XXe siècle. La tranche chronologique que j’ai sélectionnée s’étend de 1920 à 1986. La raison principale de ce choix tient surtout aux fractures importantes que connaît cette période – première et deuxième guerres mondiales, 1958-1962, 1981 – et donc aux opportunités de renouvellement qu’elles sont susceptibles d’introduire dans le corps des élus. Pour entamer cette étude, j’aurais sans doute pu commencer dès le début de la IIIe République car il s’est avéré que 1914-1918 ne constituait pas véritablement une coupure ; en revanche, 1986 se justifie beaucoup mieux car c’est le moment du basculement à droite de la Provence, la fin du cycle que j’ai appelé « républicain avancé »1.

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3 Les questions posées au corpus rassemblé relèvent de la sociologie élémentaire des élus, mais aussi de leur enracinement dans le territoire, des distinctions que l’on peut faire entre départements, familles politiques ou moments, de leur intervention dans les débats nationaux.

Pesée globale

4 Le corpus concerne 92 sénateurs, siégeant entre 1920 et 1986, les Bouches-du-Rhône dominant logiquement l’ensemble. Ajoutons que la représentation des six départements a un peu varié dans le temps avec un affaiblissement des plus alpins et un renforcement de ceux du littoral.

Répartition du corpus entre les départements provençaux

Alpes-Haute- Hautes- Alpes- Bouches-du- Total Var Vaucluse Provence Alpes Maritimes Rhône Provence

8 11 19 28 16 10 92

5 Soit pour chaque République :

Alpes-de- Hautes- Alpes- Bouches- Total Républiques Haute- Var Vaucluse Alpes Maritimes du-Rhône Provence Provence

IIIe 4 6 8 9 4 4 35

IVe 2 3 6 9 4 3 27

Ve 2 2 5 10 8 3 30

Total 8 11 19 28 16 10 92

6 La première guerre mondiale ne constitue qu’une césure relative dans le recrutement : six sénateurs élus avant 1914 poursuivent leur carrière après et c’est l’âge qui justifie le remplacement d’un Clemenceau dans le Var en 1919. En revanche, la période 1940-1945 interrompt véritablement les cursus et constitue bien une rupture. Un seul sénateur de la IIIe République retrouve un siège sous la IVe République, mais non immédiatement, c’est Vincent Delpuech, élu des Bouches-du-Rhône. Bien qu’écarté par Gaston Defferre à la Libération, ce patron de presse sous la IIIe (et Vichy) a conservé une capacité d’influence et son élection en 1955 « signe » un modus vivendi avec les socialistes. L’autre élu dont ce cas peut être rapproché est Jean Médecin, maire de Nice, sénateur des Alpes-Maritimes en 1939, mais, après la guerre et un court moment de retrait obligé, il préfère l’Assemblée nationale au Sénat. Ce sont les deux seuls sénateurs « survivants » de la IIIe République. On notera enfin que le passage de la IVe à la V e République ne provoque pas de bouleversement : onze sénateurs poursuivent leur cursus au Sénat (soit 40 % des élus de la IVe).

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Évolution de la représentation départementale au Sénat

Alpes-Haute- Hautes- Alpes- Bouches-du- Total Républiques Var Vaucluse Provence Alpes Maritimes Rhône Provence

IIIe 2 2 2 4 3 2 15

13 puis IVe 1 1 3 5 2 1 puis 2 14

Ve 1 1 4 7 3 2 18

7 Le profil politique des sénateurs provençaux traduit bien la domination de la gauche, toutes familles confondues, mais les communistes ne tiennent qu’une place mineure et, d’ailleurs, conjoncturelle (l’après-Libération). La principale évolution à gauche concerne le remplacement des radicaux par les socialistes comme force dominante. Les droites, très minoritaires, sauf dans les Alpes-Maritimes, sont représentées dans une diversité qui est, elle aussi, très liée aux conjonctures politiques.

Répartition politique

Familles politiques IIIe République IVe République Ve République

49 %, radicaux et 22 % (5 radicaux sur 22 % dont 3 radicaux Gauche démocratique* 2 socialistes 6) et 4 droite

Socialistes, non Gauche 14 % 39 % 66 % démocratique semble-t-il

18 % dont 3 RPF et 1 Droites 17 % 11 % MRP sur 4

Communistes - 3 % -

* Pour cette identification, Pascal Ambrogi et Jean-Pierre Thomas, Sénateurs de la Gauche démocratique au Rassemblement démocratique. Un siècle au Sénat de la République, 1891-2001, Anglet, Atlantica, 2001.

8 Il va sans dire que les femmes n’occupent qu’une place réduite sous les IVe et V e Républiques. Elles ne sont que quatre, soit 7 % de l’effectif des sénateurs2, dont trois sous la IVe République. Parmi celles-ci, Irma Rapuzzi (SFIO, Bouches-du-Rhône), qui reste au Sénat sous la Ve, détient l’un des mandats de sénateur les plus longs. Trois de ces élus sur quatre représentent les Bouches-du-Rhône, la quatrième est élue du Var, mais tardivement et un peu par raccroc3 tandis que les Alpes-Maritimes n’ont toujours aucune élue en 19864.

9 La durée moyenne de la présence au Sénat est de onze ans, mais si l’on cumule les années à la Chambre des députés et les années au Sénat, la durée de vie parlementaire moyenne passe à quinze ans.

Durée de présence au Parlement

Nombre d’années Au Sénat Au Sénat et à la Chambre des Députés

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48 - 53 % 32 - 35 % Moins de 10 ans dont 34 % 5 ans et moins dont 22 % moins de 5 ans

De 10 à 18 ans 27 - 29,7 % 32 - 35 %

Plus de 18 ans 16 - 17,6 % 28 - 30 %

10 Cinquante-quatre sénateurs (59 %) n’ont jamais été députés. Vingt-cinq d’entre eux sont restés moins de cinq ans au Sénat. Si l’on ajoute à ces derniers les parlementaires qui sont restés moins de cinq ans dans les deux chambres, le pourcentage tombe à 22 %. Un peu plus de la moitié des sénateurs ont une présence au Sénat à peu près équivalente à un mandat de neuf ans, mais ils ne sont plus que 35 % si l’on cumule les années de présence dans les deux chambres. Vingt-huit élus ont une présence au Parlement supérieure à deux mandats de neuf ans, dont onze essentiellement au Sénat. Cinq d’entre eux cumulent plus de 30 ans de présence au Sénat. Le record est tenu par Édouard Soldani (PS, Var) qui compte 40 ans d’une présence par ailleurs toute relative5. Il est suivi par Jean Geoffroy (Vaucluse, PS, 38 ans précédés d’un an à l’Assemblée constituante de 1945-1946), talonné par quatre autres socialistes (Alex Roubert, Alpes- Maritimes, Irma Rapuzzi et Roger Carcassonne, Bouches-du-Rhône, Émile Aubert, Alpes-de-Haute-Provence) et un communiste (Léon David, Bouches-du-Rhône)6. Si l’on cumule Sénat et Assemblée nationale, ce groupe de « vieux » élus est rejoint par quatre parlementaires de la IIIe République, les radicaux Louis Martin (Var) et René Renoult (ce dernier député de la Haute-Saône puis sénateur du Var), le républicain modéré André Honnorat (Basses-Alpes) et le socialiste, puis USR7, Gustave Fourment (Var). S’y ajoutent deux parlementaires élus après 1945, Joseph Raybaud (droite, Alpes- Maritimes) et Gaston Defferre (PS, Bouches-du-Rhône).

11 Les passages d’une chambre à l’autre – sur lesquels nous reviendrons – se font généralement de la Chambre des députés, assez souvent après plusieurs mandats, vers le Sénat (31 % des sénateurs). Huit parlementaires seulement passent du Sénat à l’Assemblée nationale, dont trois, en fait, la retrouvent puisqu’ils ont été députés avant leur passage – bref – au Sénat.

12 Le tableau dressé par François Chevalier fournit quelques éléments de comparaison : en 1925, 40 % des sénateurs ont été députés et 44 % ont vu leur mandat renouvelé. En 1939, 44 % des députés en sont au moins à leur deuxième mandat, mais ce pourcentage tombe à 16 % en 1949, ce qui est un autre indicateur de la coupure de 1940-1945. On reste par la suite à un peu moins de 20 %8, évolution que corrobore l’analyse des sénateurs de la Loire : 81 % de ceux de la IIIe République ont été députés, 25 % sous la IVe et 14 % sous la Ve 9.

Antécédents parlementaires immédiats10

Années Députation Sénat 1er mandat parlementaire

France : 40 % France : 44 % France : 16 % 1921 Provence : 53 % Provence : 33 % Provence : 13 %

France : 16 % France : 42 % France : 42 % 1949 Provence : 0 Provence : 43 % Provence : 57 %

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France : 22 % France : 60 % France : 18 % 1959 Provence : 13 % Provence : 73 % Provence : 13 %

France : 18 % France : 36 % France : 46 % 1980 Provence : 5,5 % Provence : 61 % Provence : 33 %

13 Remarquons que le pourcentage des premiers mandats est toujours inférieur à la moyenne française, ce qui illustre une certaine stabilité, sauf en 1946-1948 où une nouvelle génération prend la relève partout.

Générations et milieux

Âges

14 L’âge moyen des sénateurs provençaux varie assez peu, même si l’après Libération se traduit par un rajeunissement et si les années 1970-1980 connaissent une certaine tendance au vieillissement (1921 : 56,5 ans ; 1949 : 51 ans, 1962 : 58 ans ; 1981 : 63 ans pour 59 ans concernant l’ensemble du Sénat)11.

Répartition par tranches d’âge12

Âges 1921 1949 1959 1981

28 % France 68 % France 53 % France 41 % France Moins 55 ans 60 % Provence 64 % Provence 40 % Provence 11 % Provence

72 % France 32 % France 47 % France 59 % France 55 ans et plus 40 % Provence 36 % Provence 60 % Provence 89 % Provence

15 L’âge moyen d’entrée au Sénat est d’un peu plus de 51 ans, toutes périodes confondues, mais 26 sénateurs (28,6 %) y sont entrés à moins de 50 ans et 23 (25 %) à 60 ans et plus. Les plus jeunes sont deux élus varois au Conseil de la République de 1946 : Soldani et le communiste Toussaint Merle, tous deux âgés de 34 ans ; le plus âgé est Édouard Grangier (radical, Vaucluse), qui arrive au Sénat à 73 ans comme remplaçant de Marcel Pellenc, décédé, mais ce n’est pas lui qui en est sorti le plus vieux puisqu’il ne s’est pas représenté. En fait, la gérontocratie sénatoriale n’est pas tant reflétée par l’âge d’entrée au Sénat – qui contribue plutôt à la masquer – que par l’âge de sortie dont l’évolution illustre bien la tendance au vieillissement : 62 ans sous la IIIe République, 56 sous la IVe, 71 sous la Ve. En moyenne, la sortie se fait autour de 65 ans, mais la mort en est la première cause (33 % des 55 sénateurs qui quittent le Sénat avant 70 ans), avant l’échec électoral (quinze, soit 27 %). S’y ajoutent ceux dont la carrière a été interrompue en 1940 (16 %) et ceux qui sont élus députés (13 %). Si l’on prend l’ensemble des sénateurs, les décès (ou la grave maladie) représentent encore un peu plus d’un quart des sorties – 23, soit 25 % –, l’échec électoral (20, soit 22 %) ou le passage à l’Assemblée nationale (7,6 %) occupent une place un peu moindre, la rupture de 1940 reste significative (13, soit 14 %). Mais, en fin de compte, seuls 24 % des sénateurs partent de leur plein gré (dont 13 ont plus de 75 ans).

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Milieux d’origine et professionnels

16 Les chiffres par profession étant souvent faibles et les regroupements proposés n’échappant pas à un certain arbitraire, les proportions affichées doivent, évidemment, être considérées avec prudence. Quelques traits n’en ressortent pas moins.

17 Le premier est l’extraction sociale de ces élus, puisque, si l’on considère la profession de leurs parents, plus des deux tiers d’entre eux (70 %) sont issus de milieux populaires et ont accédé à un statut social plus relevé grâce à l’école. Quarante-neuf, soit 57 %, ont un niveau d’études universitaires et parfois un très haut niveau (École normale supérieure, Polytechnique, doctorats), tandis que, parmi les autres, 27 % ont fait des études secondaires13. Seuls treize sénateurs sont sortis directement du primaire, ce qui est le cas de la majorité des élus communistes (quatre sur six) et des élus socialistes des Bouches-du-Rhône. Pour une grande partie des sénateurs, la politique donne un supplément de pouvoir, de prestige ou d’influence, mais ne fait que couronner une promotion sociale déjà acquise. Il est remarquable de constater que la part des diplômés du supérieur et des bacheliers est plus importante sous la IIIe et la IV e République (64 % et presque tous ont le baccalauréat) que sous la Ve (avant 1978 : 43 % de diplômés de l’Université)14. Osons l’hypothèse que, pour les périodes les plus récentes, l’élite issue du système universitaire s’implique moins dans la vie politique et que celle-ci est davantage devenue un outil de promotion sociale pour ceux qui n’ont pas fait d’études longues.

18 L’origine populaire des sénateurs ne signifie pas que leurs parents n’aient pas eu des ambitions civiques et n’aient pas accédé à une certaine notabilité locale. Pour autant que l’on puisse le savoir, 23 % d’entre eux sont fils d’élus municipaux et s’inscrivent ainsi dans une continuité, probablement aussi, chez certains d’entre eux, dans une lignée familiale de participation au pouvoir local et une tradition d’influence sociale. Cette influence, les 15 % des sénateurs qui appartiennent dès la naissance aux hautes classes l’ont déjà s’ils sont originaires du département dont ils sont les élus, ou l’acquièrent s’ils viennent de l’extérieur. Leur fortune joue un rôle certain dans les cas de « parachutages » dans des circonscriptions fragiles (Maurice de Rothschild, droite, Hautes-Alpes ; Louis Louis-Dreyfus, radical, Alpes-Maritimes). Mais l’implantation électorale de deux sénateurs socialistes est très largement facilitée par l’aisance dont ils jouissent : le maire d’Avignon, Henri Duffaut, paye de ses deniers ses campagnes électorales et Émile Aubert est choisi comme candidat en 1948 par la Fédération SFIO des Basses-Alpes car il aurait promis d’utiliser son indemnité parlementaire pour renflouer son journal.

19 L’appartenance professionnelle des sénateurs est, bien entendu, celle dont ils sortent au moment de leur entrée dans la carrière politique, car les responsabilités électives mettent la vie professionnelle le plus souvent entre parenthèses.

Répartition socio-professionnelle des sénateurs

Alpes- Milieux Hautes- Alpes- Bouches- deHaute- Var Vaucluse Provence professionnels Alpes Maritimes du-Rhône Provence

Juristes 2 1 7 51 3 19 - 21 % 1 dont avocats 2 1 6 4 3 15

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Chefs 17 - 18,7 % 5 d’entreprise, 2 3 5 / 2 dont 1 1 cadre cadre

Enseignants 1 3 52 11 - 12 % 0 1 1 dont instituteurs 1 2 2 5

Autres fonctionnaires, 1 1 3 4 12 - 13 % 2 1 dont haute 1 1 2 1 5 fonction d’État

Professions 1 2 13 2 1 / 7 - 7,7 % médicales

Agriculteurs 14 1 25 36 2 / 9 - 9,9 %

Commerçants, 1 / / 3 / / 4 - 4,4 % artisans

Ouvriers, / 1 / / 2 / 3 - 3,3 % employés

Journalistes / 1 1 2 - 2,2 %

Professions / / / 3 1 1 5 - 5,5% libérales diverses

Autres ou / / / 1 1 1 3 - 3,3 % indéterminées

Total 8 11 19 28 16 10 92

1. Dont Gaston Defferre qui est aussi un chef d’entreprise. 2. Dont Geneviève Le Bellegou-Béguin (PS, Var), enseignante à la faculté de droit de Toulon, qui est aussi avocate. 3. Qui devient fonctionnaire départemental (Victor Robini, droite, Alpes-Maritimes). 4. Fernand Tardy (PS, Alpes-de-Haute-Provence), qui est aussi ingénieur horticole. 5. Dont Joseph Raybaud (droite, Alpes-Maritimes), licencié en droit, sénateur (34 ans), maire de son village (62 ans) et conseiller général (55 ans), mais qui se présente toujours comme « agriculteur ». 6. Dont Louis Artaud (Bouches-du-Rhône) qui est aussi négociant.

Comparaison de la répartition socio-professionnelle des sénateurs toutes Républiques confondues (en %)

Professions Provence France Loire*

Exploitants agricoles 10 23 16,3

Juristes 21 21 16,3

Professions médicales 7,7 9 14

Enseignement 12 6 7

Fonctionnaires autres 13 8 2,4

Industrie, commerce, artisanat 21 12 23,6

Journalistes 2,2 3 4,6

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Ouvriers, employés 3,3 3 0

* Tiré de Claude Mont-Sève, « Les élections sénatoriales… », art. cit., p. 58.

Évolution de la représentation professionnelle

Milieu professionnel 1921 1949 1959 1981

France : 29 % France : 21 % France : 13 % France : 16 % Juristes Provence : Provence : Provence : Provence : 11 % 27 % 43 % 40 %

France : 15 % France : 22 % France : 24 % Chefs d’entreprises, France : 14 % Provence : Provence : Provence : commerce, artisanat Provence : 16,5 % 33 % 21 % 20 %

France : 24 % France : 23 % France : 16 % France : 17 % Agriculteurs Provence : Provence : 0 Provence : 0 Provence : 11 % 6 %

France : 4 % France : 10 % France : 9 % France : 13 % Enseignants Provence : Provence : Provence : Provence : 22 % 6 % 22 % 11 %

France : 8 % France : 8 % France : 10 % France : 11 % Autres fonctionnaires Provence : Provence : Provence : Provence : 17 % 27 % 7 % 13 %

France : 11 % France : 12 % France : 7 % France : 10 % Professions médicales Provence : Provence : 0 Provence : 0 Provence : 11 % 7 %

France : 18 % (salariés France : 5 % France : 6 % France : 3 % secteur privé) Ouvriers, employés Provence : Provence : Provence : 0 Provence : 6 % (salariés 7 % 7 % secteur privé)

France ? Autres 0 0 0 Provence : 6 %

France : 75 % France : 63 % France : 62 % Ensemble des professions France : 57 % Provence : Provence : Provence : indépendantes Provence : 40 % 61 % 64 % 61 %

20 En dépit de leurs limites, ces tableaux mettent en évidence le poids relatif des juristes (23 %), avocats pour la plupart15. Le phénomène est général, comme l’avait souligné Albert Thibaudet en son temps : « L’armature de la République est une armature d’avocats »16. On ne saurait mieux dire pour la région puisque ce groupe fournit parmi les figures les plus marquantes de la vie politique : les socialistes Defferre et Roubert (Alpes-Maritimes), les radicaux Renoult (Var), Louis Martin (Var), Victor Peytral (Hautes-Alpes), Émile Hugues (Alpes-Maritimes), et, pour la droite, Jean Médecin. Dans le département de ce dernier, les Alpes-Maritimes, qui est le plus à droite de tous, leur présence est particulièrement notable. Cependant, la part des juristes tombe au début des années 1980, sans que ce soit dû à une poussée particulière du monde enseignant.

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Celui-ci est traditionnellement surreprésenté dans la région, mais affirmer comme François Bourricaud dans son introduction à la réédition de Thibaudet en 1979 que « les enseignants deviennent les “cadres” du régime » et assurent dans les provinces « la relève des notables traditionnels »17 est très contestable. La surreprésentation touche aussi les autres catégories de la fonction publique, mais également les chefs d’entreprise. De ces deux catégories, relèvent d’autres personnalités fortes du monde politique local : chez les fonctionnaires, Marcel Pellenc (radical-socialiste, Vaucluse), Abraham Schrameck (radical-socialiste, Bouches-du-Rhône), André Honnorat (droite, Basses-Alpes), Ludovic Tron (PS, Hautes-Alpes) et, pour les industriels ou entrepreneurs, Vincent Delpuech (radical-socialiste, Bouches-du-Rhône), Émile Aubert (PS, Alpes-de-Haute-Provence), Alfred Donadei (Alpes-Maritimes), Jacques Rastoin (droite, Bouches-du-Rhône)… À noter que nombre de ces personnages à la surface socio-économique importante, lorsqu’ils sont les élus de départements ruraux, exercent non pas dans ces départements, mais à Paris ou Marseille. La faible part du monde ouvrier (ou équivalent) n’est ni surprenante, ni propre à la région et, plus encore que dans les autres catégories, cette extraction est effacée par la réussite électorale et le « métier » politique. Les deux syndicalistes socialistes de l’échantillon, l’un passé par la CGT, l’autre par FO, sont devenus permanent syndical et journaliste pour le premier, cadre d’État pour le second, avant d’être élus au Sénat. Le représentant de commerce Léon Bon (SFIO, Bouches-du-Rhône) et le forgeron Léon David (PC, Bouches-du-Rhône) ont abandonné leur métier pour les responsabilités et les mandats politiques. Quant à Antoine Andrieu (PS, Bouches-du-Rhône), chauffeur de taxi à l’origine, il finit par devenir administrateur du port autonome de Marseille. En fait, la principale discordance entre notre région et le plan national concerne la place des agriculteurs : 8,7 % en Provence pour 25 % dans le Sénat de la IIIe République et encore 23 % au début de la Ve 18.

21 Sous-représentation de catégories ou surreprésentation ont évidemment davantage de rapports avec les appartenances politiques dominantes qu’avec la sociologie locale. Mais, quoi qu’il en soit, c’est bien le monde des professions indépendantes (professions libérales, entrepreneurs et commerçants, etc.) qui est majoritaire dans la représentation de la Provence au Sénat (68 % toutes périodes confondues19) et, plus largement, les classes moyennes et moyennes supérieures. Mais il n’y a rien là que de très classique, puisqu’il s’agit de la couche médiatrice par excellence dans la démocratie à la française.

Ancrage territorial

22 Pour le mesurer, les instruments utilisés, pour grossiers qu’ils soient, n’en donnent pas moins des indications précieuses. Il n’est pas sans signification que 61,5 % des sénateurs soient nés dans le département où ils sont élus et que 17,6 % aient vu le jour dans un département limitrophe ou, pour ceux du littoral, la Corse. Si on leur ajoute les sénateurs qui, même s’ils sont nés hors de la région, y ont leurs racines (André Honnorat par exemple, élu de la vallée de l’Ubaye d’où sa famille, établie à Paris, provenait) ou ceux qui sont venus y résider et y travailler, on constate que plus de 90 % des sénateurs ne sont pas des « parachutés ». C’est là probablement une différence avec les députés. La quasi-totalité de ces sénateurs sont nés français, mais quatre d’entre eux sont issus de parents italiens et deux sont nés en Italie et ont bénéficié de la naturalisation.

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23 Mais l’ancrage territorial se mesure aussi par les mandats locaux qu’ils occupent. Les « parachutés » n’en détiennent pas lorsqu’ils sont élus, ainsi Renoult dans le Var, Louis- Dreyfus dans les Alpes-Maritimes et Schrameck dans les Bouches-du-Rhône. Mais Renoult est, en quelque sorte, l’« héritier » de Clemenceau, il a une attache sur le littoral, à Saint-Raphaël, et plus encore, Louis-Dreyfus à Cannes. Quant à Schrameck, il a été préfet des Bouches-du-Rhône. Maurice de Rothschild, quant à lui, s’est d’abord fait élire au Conseil général des Hautes-Alpes et Louis Tissier, s’il n’a pas de mandat local dans le Vaucluse, n’en a pas moins été un temps son député avant de se présenter aux Sénat. C’est dans ce groupe que l’on trouve des parlementaires migrateurs, mais le passage d’un département à un autre est particulier à la IIIe République et ne se retrouve plus ensuite. Il concerne cinq sénateurs dont trois à la surface financière ou politique importante, ce qui leur permet de papillonner entre des départements éloignés : de Rothschild passe des Hautes-Pyrénées (députation 1919-1924) aux Hautes- Alpes (1924-1929), Louis-Dreyfus de la Lozère (1905-1910) aux Alpes-Maritimes bien plus tard (1930-1937) et Renoult de la Haute-Saône (députation 1902-1919) au Var. Léon Cornand reste dans les Alpes du Sud, de l’Isère aux Hautes-Alpes, avec une interruption entre les deux. Quant à Henri Michel, il glisse des Bouches-du-Rhône (députation 1898-1901) aux Basses-Alpes (Sénat 1910-1921) pour finir par la représentation des Hautes-Alpes à la Chambre des députés (1924-1928).

24 Quoi qu’il en soit, le phénomène majeur, c’est le fort enracinement local des sénateurs, tant sur le plan personnel que sur le plan politique. Le passage préalable par la députation est un cas fréquent (33 sénateurs), mais plus encore compte l’exercice d’un mandat local d’une certaine importance. On compte dans le corpus 42 maires, plus six adjoints de grandes villes (cinq à Marseille, un à Avignon), soit 54 % des sénateurs. Dans ce lot, les villes préfectures (Avignon, Nice, Marseille, Draguignan, Gap, Digne) représentent la moitié des sénateurs-maires. Presque tous les maires de Marseille (Siméon Flaissières, Henri Tasso, Defferre et plusieurs de leurs adjoints) sont passés par le Sénat, mais aussi deux maires de Nice (Honoré Sauvan, Jean Médecin) et deux d’Avignon (Louis Gros, Henri Duffaut). Conformément à une évolution signalée par ailleurs, la part des maires parmi les sénateurs tend à s’accroître sous la Ve République pour passer de 50 à 60 %20. Mais, plus encore, compte la présence dans un conseil général : 52 sénateurs sont aussi conseillers généraux (57 %) avant d’être promus au Sénat et conservent leur siège lorsqu’ils y accèdent21. On peut y ajouter trois conseillers d’arrondissement et trois membres de comité départemental de libération. Parmi ces conseillers généraux, douze président leur assemblée22, soit 13 % de l’effectif23.

25 Nous avons noté le renouvellement provoqué par les guerres. Mais le repérage des mandats exercés avant-guerre tempère ce constat. Nous savions que la première guerre mondiale était, sur ce plan, une césure plus qu’une rupture, ce qui est confirmé par le fait que huit sénateurs élus après 1918 possèdent déjà un mandat local avant 1914 (outre ceux qui ont été députés). Mais le renouvellement – réel – de la Libération doit lui-même être relativisé puisque six des conseillers de la République élus en 1946-1948 étaient dans ce cas (et ils sont tous conseillers généraux).

26 Pour faire bonne mesure, il faut ajouter aux responsabilités politiques locales celles que ces élus exercent sur d’autres plans, même si l’on ne peut les mesurer de façon exhaustive. Plusieurs sénateurs ont présidé une chambre d’agriculture (Fabre dans le Vaucluse ; Sénès dans le Var ; Tardy dans les Alpes-de-Haute-Provence par exemple24), la Chambre de commerce de Marseille (Jacques Rastoin ; Maurice Toy-Riont, Hautes-

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Alpes, étant membre de son conseil d’administration), une société d’agriculture, un ordre des médecins… Ulysse Fabre, maire de Vaison-la-Romaine, président du Conseil général du Vaucluse, préside aussi la Ligue des Droits de l’Homme et le Rotary-Club (dont il avait été gouverneur national en 1934). D’autres se sont impliqués dans leur fédération départementale des œuvres laïques (Louis Serre, Vaucluse ; Maurice Janetti, Var), dans des associations sportives ou, à Marseille, dans les groupes corses de la ville (Bastien Leccia) et nous avons signalé au passage des responsables syndicaux. Faute d’information, il est impossible d’évaluer la place exacte de la maçonnerie dans ces carrières politiques. Nul doute qu’elle ne soit pas négligeable, elle est connue pour plusieurs de ces élus25, mais il s’agit d’un réseau parmi d’autres et les principaux leaders n’en font pas partie.

27 Cependant, l’ancrage local peut venir après un moment passé au sein d’un cabinet ministériel, ceci avant que l’ENA ne soit la principale couveuse de la vie politique. Cette expérience sert la carrière politique locale. Il favorise ensuite un rebond national, ainsi pour André Honnorat (Basses-Alpes) dont la carrière est d’abord parisienne (ministère de la Marine, puis de l’Intérieur) ou pour Louis Tissier (ministère de la Marine)26. De toute façon, l’exercice de responsabilités nationales constitue un avantage, au moins sous la IIIe République27 : sept sénateurs ont occupé des fonctions ministérielles avant d’être élus au Sénat, et pas forcément les moindres (Renoult passé par le Travail, l’Intérieur, les Finances, etc., Honnorat à l’Instruction publique, Flaminius Raiberti, Alpes-Maritimes, à la Guerre, puis à la Marine).

Parcours

28 De ces divers éléments ressortent quatre sortes de parcours politiques que l’on peut répartir en trois groupes.

29 Le premier est, de loin, le plus important puisqu’il concerne 74 sénateurs, soit 84 % du corpus. Il recouvre deux parcours pour lequel le Sénat apparaît comme une consécration28. Le plus fréquent – 52 sénateurs, soit 57 % – part d’un mandat local (hors simple participation à un conseil municipal) et aboutit au Sénat. Il faut lui adjoindre le parcours mandat local-députation-Sénat qui concerne 23 sénateurs, soit 25 %. Plusieurs de ces sénateurs ont subi préalablement des échecs aux législatives. C’est notamment le cas pour au moins huit des anciens députés devenus sénateurs, comme si le Sénat offrait une session de rattrapage. Il en va ainsi avec Defferre, battu aux législatives de 1958, repêché au Sénat l’année suivante (Roger Carcassonne lui laissant la tête de liste), avant de revenir à l’Assemblée nationale29.

30 Le deuxième groupe, plus réduit, saute le passage par le mandat local. C’est l’élection directe au Sénat (quatre élus dont, au demeurant, deux au Conseil de la République) ou le passage de la Chambre des députés au Sénat, sans mandat local, ce qui concerne surtout la IIIe République (six cas sur sept, dont Renoult et Louis-Dreyfus, députés d’un département différent de celui qu’ils vont représenter au Sénat).

31 Enfin, dernier groupe, atypique, celui qui rassemble les six élus qui passent du Sénat à l’Assemblée nationale. Il s’agit d’élus locaux (cinq sur six) devenus sénateurs jeunes dans des circonstances particulières, d’une part l’après Libération et, d’autre part, à la fin des années 1970, par remplacement d’un sénateur dont ils étaient les suppléants, et qui ont donc à consolider leur cursus politique. Les cas de figure de Jean Médecin et Gaston Defferre, passés de la Chambre au Sénat pour revenir à la première chambre30,

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sont très significatifs de l’importance relative des deux chambres pour les personnalités politiques les plus fortes. On remarque par exemple qu’Édouard Daladier (Vaucluse) n’a jamais été sénateur. Il ne se présente au Sénat qu’à la fin de sa carrière, en 1958, et il est battu.

32 Au total, on ne sera pas surpris que l’accession au Sénat dépende d’abord du capital local que l’élu a pu mobiliser – le réseau des élus municipaux et départementaux –, puis d’une structure partisane, d’un ancrage économique ou social ou d’un statut social solide. Le patronage politique compte ici davantage que l’héritage car les dynasties politiques sont exceptionnelles. Le contrôle de journaux est nécessaire, mais, si des directeurs de presse peuvent être élus (Delpuech et Defferre qui l’a évincé dans la presse marseillaise à la Libération), en revanche, les journalistes brillent par leur absence. S’ajoutent à ces facteurs des éléments de conjoncture, dont le principal est, pour la période concernée, la participation à la Résistance ou à la France libre : au moins 32, soit 54 % des sénateurs de la IVe et la Ve République, ont eu cet engagement dont tous les sénateurs des Basses-Alpes, 60 % de ceux des Bouches-du-Rhône, la moitié de ceux des Alpes-Maritimes et du Vaucluse31.

Préoccupations locales et débats nationaux

33 Le rapport au territoire, mais aussi à la Nation, et donc le type d’élu, se mesure également par la participation à la vie du Sénat. En fonction de leurs interventions, on peut répartir les représentants des départements provençaux dans quatre catégories générales.

34 À dire vrai, je m’attendais à ce que le gros bataillon se retrouve parmi ceux qui interviennent exclusivement ou presque sur des questions d’intérêt local ou corporatif. Or je n’en repère que 29, soit 32 % de l’effectif. Ils sont plus nombreux sous la Ve République – dix-sept, soit 58 % – que sous la IIIe (neuf, 25 %) ou la IV e (trois seulement). Ce groupe ne se compose pas seulement d’élus ruraux, intervenant parfois, mais pas toujours, sur les questions agricoles, ou d’industriels préoccupés de leur seul secteur d’activité (Toy-Riont, Rastoin), mais on y trouve également plusieurs maires de grandes villes (ceux de Nice, fidèles à leur tradition localiste, mais aussi, à Marseille, Tasso et certains adjoints de Defferre) et des présidents de conseils généraux (Fabre du Vaucluse ou Soldani du Var), plus les quelques élus communistes, à l’évidence cantonnés aux questions mineures. Dans son Carnet de bord d’un vétéran, Jean Laurenti ne consacre qu’une seule page sur 220 à son passage au Conseil de la République où il note essentiellement des interventions concernant les Alpes- Maritimes32.

35 Le plus grand nombre des sénateurs (42, 45 %) intervient régulièrement tant sur des questions d’intérêt général que d’intérêt local. Bien que difficile à analyser dans le détail, tant les changements sont importants selon les mandatures ou les Républiques et les glissements nombreux, l’inscription dans les commissions paraît corroborer ce constat. Celle des finances attire des poids lourds sous la IIIe République (Renoult, Peytral, Raiberti, Pasquet), mais, sous la IVe et Ve, ce sont des sénateurs qui, sans être très connus, sont très actifs et influents (Pellenc et Tron en premier lieu, Roubert, Raybaud, Rapuzzi). Toujours sous la IIIe, la commission de la Marine compte dans ses rangs les élus de Marseille (Bon, Tasso, Pasquet, Bergeon), mais aussi certains des Alpes-Maritimes dont Louis-Dreyfus. Toujours sous cette République, les industriels

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sont à la commission des Douanes, les juristes à celle des Lois, alors que l’Éducation nationale ou les Affaires culturelles ne semblent pas attirer grand monde. Après 1945, une commission recherchée est celle des Affaires économiques, mais s’y retrouvent plutôt des sénateurs défendant des intérêts précis, notamment agricoles. Celle des Affaires étrangères, assez peu fréquentée sous la IIIe, devient attractive sous la Ve avec des sénateurs très engagés en particulier sur les questions européennes (Roger Carcassonne, PS Bouches-du-Rhône).

36 Ce faisant, nous venons de croiser des sénateurs qui comptent dans la vie du Sénat à leur époque. Ceux-là appartiennent plutôt à la catégorie réduite, mais importante, des spécialistes de questions d’intérêt national et intervenant principalement à leur sujet. J’en repère neuf dont six sous la IIIe République, parmi lesquels des ténors comme Renoult ou Peytral, mais aussi des sénateurs parmi les plus actifs comme Louis Martin (radical, Var, grand spécialiste des affaires sociales)33. Sous la IVe et la Ve République, ce rôle est tenu par Marcel Pellenc, le « Cassandre du Sénat » (radical, Vaucluse), Tron (PS, Hautes-Alpes), Aubert (PS, Alpes-de-Haute-Provence), Raybaud (droite, Alpes- Maritimes). Ils occupent des responsabilités marquantes, par exemple à la commission des finances dont il est à noter que, sous la IVe, puis la Ve, ce sont deux sénateurs de la région – Marcel Pellenc, puis Alex Roubert (PS, Alpes-Maritimes) – qui s’y succèdent comme rapporteurs.

37 Enfin, le dernier groupe est celui des peu actifs, dont l’entrée au Sénat paraît être un aboutissement de carrière (Schrameck, de Rothschild sous la IIIe, Merli sous la Ve) ou dont le mandat a été court (quatre sur les dix sénateurs repérés).

38 Il faudrait examiner de façon plus fine les prises de position de chacun et la participation aux débats les plus significatifs. On ne peut évidemment faire l’impasse sur le vote du 10 juillet 1940 parce que celui des sénateurs de Provence présents à Vichy recouvre tout l’éventail des positions : pour trois opposants (les deux socialistes Sénès et Gros et le radical Renoult) et une abstention (Honnorat), dix soutiens au maréchal Pétain (les deux socialistes marseillais Bon et Tasso, l’USR varois Fourment, quatre radicaux et trois sénateurs de droite34), tandis que Maurice de Rothschild ne prenait pas part au vote.

39 Sous les IVe et Ve Républiques, la discipline de groupe (à gauche surtout) offre peu de liberté de vote aux élus. Mais les socialistes provençaux sont divisés sur le pouvoir gaulliste à ses débuts, en 1958 (sur les pleins pouvoirs) et février 1960 (sur le maintien de l’ordre et la pacification de l’Algérie). En tout cas, des attitudes d’opposition ferme au Général se révèlent. Chez Ludovic Tron notamment, elles ne sont pas sans rapport avec son expérience des années 1940. La droite se divise, elle, sur les questions de société, ainsi en 1967 à propos de la loi Neuwirth sur la régulation des naissances (soutenue par les socialistes), et plus encore, en 1975, sur la loi Veil sur la légalisation de l’interruption volontaire de grossesse : alors que le démocrate-chrétien Francou (Bouches-du-Rhône) la vote, les sénateurs des Alpes-Maritimes (Palmero, Raybaud, Robini), rejoints par le Vauclusien Grangier, la refusent. Raybaud, Robini et Grangier sont les seuls membres du groupe Gauche démocratique auquel ils appartiennent à s’y opposer. Raybaud et Robini s’étaient déjà opposés en 1975 à la loi sur la réforme du divorce, Palmero s’abstenant. Le clivage est net sur l’abolition de la peine de mort en 1981 que repousse la droite, du centriste Francou aux très réactionnaires élus des Alpes-Maritimes. Les sénateurs provençaux sont parmi les défenseurs déterminés des « libertés locales » et des assemblées locales. Opposants pour la plupart au pouvoir

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gaulliste, ils se rejoignent contre la loi portant création et organisation des régions en 1972 : Francou s’abstient, mais Palmero, Raybaud, Robini rejoignent les socialistes et les radicaux. Il y a là l’expression d’un fond traditionnel de méfiance à l’égard du pouvoir central. Paradoxalement, la loi Defferre de décentralisation de 1982 rencontre l’abstention des socialistes, alors que certains élus de droite la soutiennent (Francou, Palmero).

40 Le plus surprenant – en tout cas surprenant si l’on s’en tient aux stéréotypes sur le « machisme » méditerranéen – est de constater que, parmi les chefs de file de l’action parlementaire en faveur de l’égalité des sexes, se trouvent des sénateurs provençaux, à commencer par Louis Martin qui s’est fait le héraut de cette cause et qui, à chaque mandature, dépose une proposition de loi en ce sens35. Parmi ses soutiens, on trouve Flaissières (socialiste, Bouches-du-Rhône) en 1922 et Tissier (radical, Vaucluse) en 1932, tandis que Renoult (lui aussi radical et élu du Var) porte la proposition de capacité civile pour les femmes mariées en mars 1937. Ajoutons qu’à l’assemblée consultative d’Alger, Maurice Duclos, président du Conseil supérieur du gouvernorat de l’Algérie, déclare lors du débat sur le droit de vote des femmes, le 24 mars 1944 : J’appartiens à un département, le Var, qui a connu un sénateur qui a lutté pendant de nombreuses années en faveur du vote des femmes. Aussi, je saisis l’occasion qui m’est offerte pour faire triompher la proposition36.

À la recherche du sénateur méditerranéen

41 Le mot recherche s’impose, tant les spécificités ne sautent pas aux yeux, mise à part la coloration politique majoritaire, qui fait de la Provence centrale une composante du « Midi rouge ». Ni les cursus, ni la sociologie des sénateurs ne paraissent présenter des traits qui les distingueraient. Certes, sur le plan professionnel, nous avons noté la faible représentation du monde agricole, y compris dans des départements comme le Vaucluse ou les Basses-Alpes, ce qui ne veut pas dire que les préoccupations des agriculteurs soient absentes puisqu’elles sont portées au Sénat par des élus qui sont aussi, fréquemment, maires de bourgades semi-rurales. La place que les agriculteurs n’occupent pas est prise par les chefs d’entreprise, bien que cette catégorie soit absente du Var où, en revanche, l’enseignement est bien représenté. Mais il n’y a rien là de « méditerranéen ». L’hypothèse selon laquelle des départements de tradition différente – les Alpes-Maritimes et les Hautes-Alpes par rapport aux départements de gauche de la région – pourraient fournir des profils singuliers ne s’avère pas fondée. Ni l’origine sociale, ni le niveau d’études ou la répartition professionnelle des sénateurs ne permettent de séparer gauche et droite. Il est des avocats (et même des notaires), des membres des professions médicales et des fonctionnaires dans tous les camps, même si les chefs d’entreprise sont majoritairement à droite ou radicaux et les enseignants plutôt socialistes. Seuls les élus communistes, peu nombreux (et qui se renouvellent aussi peu que les autres), sont plus représentatifs de milieux populaires (mais peu ouvriers). L’importance relative des sénateurs non résidents est notable dans les Hautes et surtout les Basses-Alpes (cinq sénateurs), mais c’est un trait commun à ce type de départements de montagne, appauvris et dépeuplés. En revanche, l’ancrage dans le territoire est très marqué dans les Bouches-du-Rhône et les Alpes-Maritimes où les ressources que procure la métropole sur le plan des élites et la force des réseaux locaux ferment la porte à d’éventuels parachutages, en tout cas pour les sénatoriales.

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42 En fait, les comparaisons que l’on peut faire avec d’autres régions paraissent confirmer l’absence de traits propres au Sud méditerranéen. Faut-il alors se tourner vers les pratiques politiques ? L’analyse comparative que fait Frédéric Sawicki entre les socialistes du Var et ceux du Pas-de-Calais ne révèle pas d’écart majeur sur ce plan, même s’il met en relief chez les premiers le rôle de « réseaux d’interconnaissance informels, typiques d’une société rurale où la notoriété familiale et sociale compte autant que l’activisme dans une organisation »37. Mais ce constat va au-delà du Var et peut être étendu aux socialistes marseillais qui n’ont rien de ruraux. Ces réseaux ne forment pas une société de vassaux dépendant d’un suzerain, même si Gaston Defferre « règne » sur la région à partir de la Libération. Les sénateurs n’y occupent pas une place particulière. Leur élection entérine généralement le fait d’occuper depuis longtemps une position clé dans le territoire de ces réseaux. Comme le fait remarquer Frédéric Sawicki, dans ce système, le patron est avant tout un arbitre, mais, parvenu à ce constat, il se demande – et nous avec lui – en quoi ce mode de gestion « diffère […] du mode de gestion socialiste dans le Pas-de-Calais »38. En fait, c’est un mode d’organisation classique des familles politiques à structure partisane faible, celles du centre ou de droite où l’essentiel repose sur la constitution d’un réseau d’élus. Autrement dit, la question de la spécificité méditerranéenne reste entière, ou, plus exactement, se réduit, ce qui n’est pas rien, à une culture dominante longtemps à gauche.

NOTES

1. Sur ce thème, je me permets de renvoyer à ma contribution la plus récente, « Retournement électoral et fin d’un cycle politique en Provence (1983-1986) », dans Gilles Richard (dir.), Les années charnière, 1984-1988, à paraître aux Presses universitaires de Rennes. 2. Sur un total de 47 femmes élues au Sénat entre 1946 et 1989 (23 communistes, 7 socialistes, 5 MRP-centristes). 3. Geneviève Le Bellegou-Béguin, PS, désignée faute d’accord sur le contesté maire de Salernes en 1981. Ajoutons qu’elle était la fille d’un ancien sénateur du Var. 4. Il a fallu attendre 2014 pour que les Alpes-Maritimes élisent une sénatrice (une suppléante avait siégé entre 2013 et 2014). 5. Sa présence est assez faible après 1962. 6. Respectivement, 26, 34, 26, 21 et 31 ans. 7. Union socialiste républicaine. 8. François Chevalier, Le sénateur français 1875-1995. Essai sur le recrutement et la représentation des membres de la Seconde Chambre, Paris, Bibliothèque constitutionnelle et de sciences politiques, tome 89, LGDJ, 1998, p. 280. 9. Claude Mont-Sève, « Les élections sénatoriales dans la Loire. Essai de synthèse », Bulletin du centre d’histoire régionale, n° 2, 1978, p. 41. 10. Les résultats nationaux proviennent de François Chevalier, Le sénateur français…, op. cit., p. 281.

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11. Dans la Loire, l’âge moyen sous la IIIe République est de 54 ans, de 45 sous la IVe et de 50 sous la Ve (avant 1978), Claude Mont-Sève, « Les élections sénatoriales… », art. cit., p. 41. 12. François Chevalier, Le sénateur français…, op. cit ., p. 307. À référer avec l’ensemble des sénateurs : en 1921, 28 % de moins de 55 ans, 72 % de plus de 55 ans (15 % de plus de 70 ans). Mais en 1949, 68 % de moins de 55 ans, 32 % de plus de 55 ans (4 % de plus 70). Mais le vieillissement aidant, on est en 1959 à 53 % de moins de 55 ans et 47 % de plus de 55 ans, puis, en 1962, respectivement 43 % et 57 %, dont 9 % de plus de 70 ans. La tendance au vieillissement se poursuit au long de la Ve République : les 56-65 ans qui représentaient autour de 35 % des sénateurs entre 1974 et 1980 passent à plus de 50 % en 1983-1986 (ibid., p. 310 : l’auteur note un rajeunissement net en 1977 avec 40 % de 45-55 ans au lieu de 29 % en 1974, mais un retour à 29 % après). 13. Sur 86 dont le cursus est connu ou peut être évalué. 14. Ibid., p. 40. 15. Vingt dont seize avocats et trois notaires. 16. Albert Thibaudet, La République des professeurs [1927], Paris-Genève, Slatkine Reprints, 1979, p. 23 17. Ibid., p. 4. 18. Et encore 17 % en 1980. 19. Sur le plan national : plus de 80 % en 1921, 60 % en 1962. 20. Ce pourcentage correspond à celui avancé sur le plan national (François Chevalier, Le sénateur français…, op. cit., p. 280 : Michel Reydellet faisant remarquer pour 1979 qu’il s’agit notamment d’élus de villes moyennes). Dans la Loire, cette progression est encore plus forte puisque l’on passe de 35 % sous la IIIe, à 50 sous la IVe et 85 % sous la Ve (Claude Mont-Sève, « Les élections sénatoriales… », art. cit., p. 44). 21. François Chevalier, Le sénateur franais…, op. cit., p. 280, arrive à un total de 78 % de conseillers généraux en 1925. 22. Deux pour les Hautes-Alpes, deux pour les Alpes-Maritimes, un pour le Vaucluse, trois pour le Var, quatre pour les Bouches-du-Rhône. On peut y ajouter un président de Comité départemental de Libération (Vaucluse). 23. Cette part est plus forte dans la Loire sous la IIIe et la Ve République : 71 %, 50 % sous la IVe (Claude Mont-Sève, « Les élections sénatoriales… », art. cit., p. 44). 24. Louis Serre (Vaucluse), Victor Bonniard (Hautes-Alpes). 25. Notamment à gauche, les radicaux Fabre, Peytral, Renoult, le socialiste Sénès et, à droite, Honnorat. 26. Ajoutons Pierre de Courtois qui a été chef de cabinet adjoint au ministère des Travaux publics entre 1916 et 1920, Victor Robini, directeur du cabinet du ministre de la Santé en 1945, Ludovic Tron, secrétaire des Finances à Alger en 1943, puis directeur du cabinet d’André Philip en 1946, et Joseph Raybaud, chargé de mission de plusieurs cabinets ministériels entre 1944 et 1954. 27. Dix sénateurs ont occupé ou occupent un moment des fonctions gouvernementales, dont huit sous la IIIe République. En revanche, aucun sous la Ve. 28. Ce que constate Jacques Fourcade, élu local et plus tard député des Hautes-Pyrénées, dans sa description de La République de la province. Origine des Partis. Fresques et silhouettes (Paris, Grasset, 1936, p. 207) : « L’accession à la haute Assemblée n’ajoute au député aucun lustre, aucun grade nouveau. Elle constitue néanmoins pour lui une consécration qu’il se plaît volontiers à croire définitive, la part d’avenir que se peut raisonnablement octroyer la maturité d’un homme n’excédant guère les neuf années de mandat consulaire ». 29. Parmi ces sénateurs, en quelque sorte, par défaut, on trouve notamment Émile Hugues (Alpes-Maritimes), Victor Peytral (Hautes-Alpes), Gustave Fourment (Var). 30. C’est aussi le cas de Léon Cornand, Hautes-Alpes, et Henri Michel, Basses-Alpes. 31. 41 % dans le Var, 40 dans les Hautes-Alpes.

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32. Élu en 1946 au Conseil de la République, il n’y est certes resté que deux ans, mais ses interventions portent sur une subvention spéciale pour Tende et La Brigue, d’autres pour les Foyers ruraux et la vallée de la Vésubie, l’aide aux producteurs de fleurs, etc.). La page en question est la 197 (Carnet de bord d’un vétéran, La Trinité, 1972). 33. Ce groupe renvoie à l’un de ceux que distingue Jacques Fourcade (La République de la province… , op. cit., p. 211-212), « qui aussitôt élus, s’évadent de la vie départementale », absorbés par leur mandat parisien, qu’il distingue de « la grande majorité », « les classiques, les authentiques sénateurs “départementaux” ». 34. Les radicaux Delpuech, Fabre, Louis-Dreyfus et Shrameck et les élus de droite de Courtois, Médecin et Toy-Riont. 35. Le 20 juin 1918, sa proposition porte sur leur inscription sur les listes électorales à 25 ans, et la possibilité de devenir déléguée sénatoriale. Il relance le débat sur le vote des femmes en juillet 1923, mars 1929 et juin 1932 avec un discours où il cite Fourrier, Lamartine, Stuart Mill (la femme paie des impôts, elle est au moins l’égale de l’homme en termes de moralité). Il reprend l’initiative avec le Front populaire. Le parcours de Martin, ses œuvres en tant que juriste et son action politique mériterait l’étude. 36. Il se réfère évidemment à Louis Martin. L’avocat Maurice Duclos s’était installé en Algérie en 1919, mais il était né à Toulon en 1891. 37. Frédéric Sawicki, Les réseaux du parti socialiste. Sociologie d’un milieu partisan, Paris, Belin, 1997, p. 179. 38. Ibid., p. 278.

RÉSUMÉS

Le choix des sénateurs pour tenter de repérer d’éventuelles spécificités des élites politiques méditerranéennes s’impose puisqu’il s’agit de la catégorie d’élus la plus enracinée dans le terroir. En effet, la plupart d’entre eux accèdent au Sénat après un parcours politique fait d’une succession de mandats locaux. L’analyse tente donc de dégager les principales caractéristiques sociologiques des 92 sénateurs élus entre 1919 et 1986 dans les six départements de la région provençale (âge moyen, durée de mandat au Parlement, appartenance politique, milieu social, activité professionnelle, parcours politiques, activité au Sénat). De cet examen, ne ressort aucune particularité propre à la région considérée, si ce n’est une orientation majoritaire à gauche. Une fois encore, l’hypothèse d’une spécificité méditerranéenne s’évanouit.

The study of senators brings interesting insights into the potential specificities of the Mediterranean political elites, as they are the most locally rooted of all elected officials. The majority of them join the Senate after completing successive local mandates. This research paper attempts to highlight the main sociological characteristics of 92 senators, elected between 1919 and 1986 in the six départements that form the Provence region (criteria include average age, length of mandate at the Senate; political camp; social background; profession; political experience; activity at the Senate). The analysis does not reveal any regional specificities, except for their leaning to the Left. Once again, the hypothesis of a Mediterranean specificity falls short.

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INDEX

Mots-clés : sénateurs, Provence, xxe siècle, caractéristiques sociologiques, élites politiques Keywords : senators, Provence, 20th Century, sociological characteristics, political elites

AUTEUR

JEAN-MARIE GUILLON Professeur émérite d’histoire contemporaine, membre de l’UMR 7303 TELEMME (Université Aix- Marseille-CNRS). Historien de la France des années quarante et de la Provence contemporaine, il a publié de nombreux articles ou chapitres d’ouvrages collectifs et dirigé plusieurs publications, dont, avec Jacqueline Sainclivier et Pierre Laborie, Images des comportements sous l’Occupation. Mémoires, transmissions, idées reçues, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016, et, avec Jean- Paul Pellegrinetti, celle des actes du colloque d’Ajaccio des 29-30 avril 2015 « Être maire en Méditerranée », Cahiers de la Méditerranée n° 94, juin 2017. Il a assuré la direction scientifique du site Repères méditerranéens, sélection de 500 reportages sur la Provence des années 1940 à nos jours (INA-Conseil régional).

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Les députés des Alpes-Maritimes sous la Cinquième République : si loin de la Méditerranée ? (1958-2016)

Bertrand Gasiglia

Lauda la mar e ten ti en terra1. La Méditerranée est devenue un lieu commun. Mieux une accumulation de lieux communs2.

1 Même si dans la tradition jacobine française les députés sont les représentants de la nation dans sa totalité3, leurs départements et leurs circonscriptions d’élection influent fortement sur les modes de recrutement, les discours, voire les pratiques politiques. Aussi, travailler sur les députés des Alpes-Maritimes sous la Ve République n’est-il possible qu’en se livrant à une mise en perspective à la fois historique, géographique et culturelle. Nous nous attacherons ainsi à retracer dans un premier temps l’histoire d’un département de création récente et dont les frontières ont connu des modifications importantes et des ajustements jusqu’au milieu du XXe siècle4.

2 C’est pendant la Révolution française, en 1793, que naît le département des Alpes- Maritimes5 mais dans des frontières différentes de celles que nous connaissons aujourd’hui6. En effet, à l’ouest, l’arrondissement de Grasse reste rattaché au département du Var, et à l’est la Principauté de Monaco7, la commune aujourd’hui italienne de San Remo et les vallées ligures font alors partie de ce nouveau département. À la chute du Premier Empire, les territoires situés à l’ouest du fleuve Var repassent sous le contrôle du roi de Piémont-Sardaigne8. Il faut attendre le Traité de Turin, signé le 24 mars 1860 entre Napoléon III et Victor-Emmanuel II, pour que le comté de Nice soit une nouvelle fois annexé à la France9. Divisé alors en un arrondissement de Nice et un arrondissement de Puget-Théniers qui sera supprimé en 192610, et augmenté de l’arrondissement de Grasse détaché cette fois-ci du département du Var, le nouvel ensemble forme le département des Alpes-Maritimes. Néanmoins ses frontières ne sont pas encore figées puisque l’Italie conserve, jusqu’à la signature du

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Traité de Paris le 10 février 1947, les communes de Tende et de La Brigue qui choisiront par référendum leur rattachement à la France, et des hameaux et territoires frontaliers des vallées de la Tinée et de la Vésubie11.

3 Aussi, alors que les limites de la plupart des départements français sont restées inchangées depuis leur création, n’en est-il rien dans les Alpes-Maritimes. L’identité politique des habitants et de leurs élus s’est ainsi construite sur des bases mouvantes. La frontière matérialisée pendant des siècles par le fleuve Var, et qui divise encore aujourd’hui le département en deux arrondissements de populations de tailles quasi identiques, continue à imprégner les identités politiques12. Comme l’écrit Michel Bottin : Les Alpes-Maritimes sont multiples. L’histoire départementale le démontre avec évidence ; plusieurs départements ont porté ce nom […]. Le département des Alpes- Maritimes présente la singularité d’avoir été soumis aux plus extrêmes variations. Dans l’histoire départementale française c’est un cas particulier ! Faut-il y voir un premier signe de la difficulté à définir l’espace Alpes-Maritimes ? Sans doute. Son histoire […] donne à l’actuelle dénomination une dimension historique peu commune. Surtout pour une simple appellation de nature oro-hydrographique13.

4 Et dans l’ouvrage publié en 1993 sous la direction d’André Compan, Gilbert Croué et André Dauphiné on peut lire : L’actuel département des Alpes-Maritimes ne possède pas de réelle unité historique […]. L’absence d’une unité forgée par des siècles de vie commune explique le maintien de particularités locales, mais est équilibrée par le poids de plusieurs facteurs physiques et culturels14.

5 Cette absence d’unité historique se retrouve dans la production scientifique consacrée aux Alpes-Maritimes. Comme le souligne Christine Pina, […] si les départements du Var ou des Bouches-du-Rhône ont donné lieu à de nombreuses publications de chercheurs, il en est tout autrement dans les Alpes- Maritimes, en particulier en science politique15.

6 En effet, les études d’ensemble restent très fortement centrées sur le seul territoire de Nice et de l’ancien comté de Nice. Il n’existe ainsi aucun ouvrage récent d’histoire des Alpes-Maritimes16 et il faut se contenter pour la partie non comtadine du département d’analyses parcellaires et disparates17.

7 À cette histoire tourmentée viennent se superposer de forts mouvements d’immigration18 à partir notamment des années 1930 et qui ont été accentués au lendemain de la seconde guerre mondiale et avec le processus de décolonisation. Cette dynamique migratoire, associée au développement d’un tourisme de masse, a conduit à une définition et à une représentation cosmopolite du territoire maralpin19.

8 Le regard porté par l’observateur extérieur est bien souvent concentré sur la seule bande littorale. Les Alpes-Maritimes sont ainsi fortement associées, et souvent confondues, avec la Côte-d’Azur et le tourisme de masse20. Or, cette vision très centrée sur la seule bordure méditerranéenne ne permet pas de prendre en compte la complexité du territoire maralpin. D’abord, les limites de la pourtant mondialement connue Côte-d’Azur ne sont pas clairement définies. Elles débordent celles du seul département des Alpes-Maritimes et ce depuis son invention par Stéphane Liegeard en 188721. Et, d’autre part, limiter le département à sa seule façade littorale est par trop réducteur. Une particularité du département est la très forte concentration de la population sur une bande littorale étroite. C’est ainsi que près de 66 % de sa population vit dans une commune du littoral22 et ce pourcentage monte à près de 90 % si l’on prend

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en compte les communes situées à moins de dix kilomètres du littoral23. On estime ainsi que 80 % de la population vit sur 20 % du territoire24.

9 En outre, l’économie est fortement tournée vers l’activité touristique. C’est ainsi que l’emploi lié au tourisme représente 9 % de l’emploi total dans les Alpes-Maritimes contre seulement 3 % au plan national25. Et l’on observe une très forte attractivité du littoral puisque selon les données fournies par le Comité régional du tourisme26, 95 % de la clientèle touristique est concentrée sur le littoral et le proche littoral.

10 On pourrait alors être tenté de réduire le département des Alpes-Maritimes à sa seule dimension méditerranéenne. Ce serait commettre un contresens tant historique que culturel. En effet, les identités montagnardes et rurales restent des marqueurs forts. Le département se caractérise ainsi par la présence d’un haut et d’un moyen pays définis par rapport au littoral, et qui représentent près de 80 % de la superficie du territoire maralpin.

11 Lors du rattachement de 1793 à la France, le rédacteur du rapport soumis à la Convention voyait dans le comté de Nice un territoire faisant pleinement partie du massif alpin : L’ancien comté de Nice est réuni tout entier à la France, la grande majorité des communes a exprimé sa volonté souveraine. La manière favorable dont nous traiterons tous ces nouveaux pays de la liberté, ne fera qu’affectionner invinciblement à la République, les intrépides habitants des hautes montagnes ; et les rendre plus sûrement les inexpugnables gardiens des défilés dont nous chasserons bientôt les troupes esclaves du tyran du Piémont. Ainsi les Alpes, dans leur immense étendue, seront au pouvoir de la France, et formeront à l’Orient, sa majestueuse barrière.

12 Signe complémentaire de la vision montagnarde du nouveau territoire par la France, il est fait appel à des personnels venus de l’actuelle Savoie pour administrer le nouveau département. Ce sont ainsi « deux des commissaires de la Convention nationale dans le département du Mont-Blanc, [qui] se transporteront dans celui des Alpes-Maritimes, pour présider à l’organisation provisoire de ce département, indiquer le nombre et les localités des districts, et prendre toutes les mesures préalables à cet effet ».

13 L’attachement au moyen et au haut pays constitue encore une caractéristique forte des habitants des Alpes-Maritimes qui aiment à évoquer le village familial, qui préfèrent souvent posséder un appartement à la montagne ou une maison secondaire à la campagne plutôt qu’un appartement au bord de la mer27. Il faudra ainsi attendre l’arrivée des hivernants anglais, puis celle des rapatriés d’Afrique du Nord pour que se développe la pratique des bains de mer28.

14 C’est cette problématique d’un département alpin avant d’être maritime qui sous-tend notre approche et notre analyse des députés des Alpes-Maritimes sous la Ve République. Nous posons le postulat que les élus, mêmes parlementaires, sont à l’image de leur territoire ou qu’à tout le moins ils tendent à essayer de renvoyer d’eux une image qui serait conforme à la représentation faite de ce territoire.

15 Nous verrons ainsi dans un premier temps les différentes limites des circonscriptions législatives depuis le début de la Ve République. Nous verrons leurs évolutions dans le temps au fil des différents découpages. Nous appréhenderons les conséquences de ces découpages électoraux sur le recrutement des députés, sur leurs prises de positions et sur l’organisation de leur travail parlementaire. Nous nous attacherons ensuite à présenter les résultats d’une approche prosopographique des députés qui se sont succédé afin de montrer s’il existe des spécificités des députés des Alpes-Maritimes par

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rapport à l’ensemble des députés français et si les traits s’inscrivent ou non dans la vision parfois stéréotypée que l’on peut observer des élus méditerranéens.

Les limites des circonscriptions électorales

16 À l’heure où nous écrivons ces lignes, les limites des circonscriptions législatives dans les Alpes-Maritimes ont été modifiées à trois reprises sous la Ve République29, suivant en cela le processus engagé et mis en place au plan national.

17 À la fondation de la Ve République en 1958 par le général de Gaulle, un premier découpage a été effectué afin de permettre l’élection des députés au scrutin majoritaire alors que sous le régime précédent les députés étaient élus à la proportionnelle30. En 198631, revenant sur l’instauration de l’élection des députés au suffrage proportionnel par François Mitterrand en 1985, la majorité de droite issue des élections législatives a procédé à un nouveau découpage des circonscriptions. Enfin, le dernier découpage a été effectué en 201032 notamment pour adapter les limites des circonscriptions à l’évolution démographique des territoires.

Tableau 1. évolution des limites des circonscriptions législatives entre 1958 et 2016

1958-1986

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1988-2007

depuis 2012 Sources : Bernard Gaudillère (Atlas historique des circonscriptions électorales françaises, Genève, Droz, 1995) et Conseil départemental des Alpes-Maritimes (SIG).

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18 La lecture de ces trois cartes laisse apparaitre que malgré les modifications substantielles apportées, et notamment le passage en 1986 de six à neuf circonscriptions, des caractéristiques fortes se retrouvent tout au long des décennies.

19 Dans un premier temps, on pourra noter la progression constante du nombre de circonscriptions sans débouché maritime. En 1958, les six circonscriptions bordaient toutes la Méditerranée. En 1986, une seule circonscription en est exclue (la 9e circonscription). Lors du dernier découpage de 2010, ce sont trois circonscriptions (les 2e, 3e et 9e) qui n’ont aucun débouché maritime. Néanmoins la mer n’est jamais loin.

20 Ces découpages orientés nord/sud répondent à la nécessité de rattacher les territoires du moyen et du haut-pays, peu densément peuplés, à la zone littorale où les populations sont beaucoup plus nombreuses. Il s’agit en effet de respecter un nécessaire équilibre démographique entre les circonscriptions33. Les découpages est/ ouest ne se retrouvent que dans la partie occidentale du département (5e circonscription en 1958 et 8e circonscription en 1986 et 2010) et sur le territoire de la commune de Nice en 2010 (1re et 3e circonscriptions).

21 Enfin, dans le même objectif de respecter les équilibres démographiques, les circonscriptions sont constituées généralement de communes urbaines et de communes rurales. Les seules exceptions sont les 1re et 5e circonscriptions en 1958, les 1re, 2e et 8e circonscriptions en 1986 et enfin seule la 1re circonscription en 2010 n’est qu’une circonscription urbaine composée exclusivement des quartiers de la commune de Nice.

Tableau 2. Synthèse des caractéristiques géographiques des circonscriptions législatives

Circonscriptions Circonscriptions ayant un Circonscriptions orientées associant communes rurales débouché maritime nord-sud et urbaines

1958 6/6 5/6 4/6

1986 8/9 8/9 3/9

2010 6/9 6/9 8/9

22 Si nous observons plus finement encore les cartes précédentes nous pouvons relever qu’en réalité seules un petit nombre de circonscriptions peuvent être réellement qualifiées de circonscriptions mixtes associant zones urbaines et rurales sur un même périmètre. • Découpage de 1958 : 3e, 4e et 6e circonscriptions. En effet, dans la 5e circonscription le poids de la commune de Théoule-sur-Mer est très marginal par rapport aux autres communes urbaines (Antibes, Cannes, Le Cannet…). Il en est de même dans la 2e circonscription avec la commune de Falicon. La 1re circonscription n’étant elle composée que de bureaux de vote de la commune de Nice. • Découpage de 1986 : 4e 5e, 6e et 7e circonscriptions. Dans ce découpage, les communes de Théoule-sur-Mer (8e circonscription) et Falicon (3e circonscription) restent très marginales par rapport au reste de la circonscription très majoritairement urbaine (villes de Cannes et Mandelieu-la-Napoule pour l’une et de Nice et de La Trinité pour l’autre). La 1re et la 2 e circonscriptions ne regroupant elles que des bureaux de vote de la commune de Nice.

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• Découpage de 2010 : 2e, 4e, 5e, 7e et 9e circonscriptions. La situation restant identique pour les 3e et 8 e circonscriptions. La 1 re circonscription n’étant elle composée de nouveau que de bureaux de vote de la commune de Nice.

23 Ce sont ainsi la moitié des circonscriptions législatives des Alpes-Maritimes (12 sur 24) qui peuvent être véritablement qualifiées de circonscriptions mixtes. Ce chiffre reste élevé et démontre l’importance politique que revêtent le moyen et le haut pays. Cette organisation spatiale n’est pas sans incidence sur les recrutements des candidats et de leurs suppléants, sur les thématiques retenues et les orientations données aux campagnes électorales et sur les mobilisations de ressources spécifiques dans l’exercice du mandat de député.

24 Nous nous attarderons ici sur ce dernier point. Les députés de ces circonscriptions mixtes se doivent d’être physiquement présents dans les zones rurales et de montagne. Si les communes rurales éloignées de la façade maritime restent faiblement peuplées par rapport aux villes du littoral, leur nombre élevé demande un investissement personnel et une disponibilité importante. Le député se doit d’assister régulièrement aux moments forts de la vie villageoise que sont notamment les fêtes patronales (généralement durant la période estivale) et les cérémonies de vœux. Cette présence, qui se matérialise par le discours prononcé par le député en mairie, sous le chapiteau dressé pour l’occasion ou dans la salle polyvalente ou des fêtes, est perçue par l’électeur comme indispensable à l’exercice du mandat. On attend de son député qu’il soit présent dans ces moments importants de la vie villageoise et son absence est interprétée, au moment du renouvellement de son mandat, comme un élément stigmatisant.

Les caractéristiques des députés maralpins sous la Cinquième République

25 Une telle étude inscrite dans le temps impose des choix méthodologiques. Ainsi notre corpus n’est constitué que des seuls députés élus au scrutin majoritaire. Nous n’avons pas retenu les députés élus sous la 8e législature (1986-1988) puisqu’ils l’ont été au suffrage proportionnel. Cette décision exclut du champ de notre étude deux députés qui n’ont été élus que pour cette législature. Il s’agit d’un député membre du Front National (Albert Peyron) et d’un député apparenté socialiste (Henri Fiszbin)34. Nous n’avons pas retenu également les élus nommés en remplacement35 de leurs titulaires (décédés ou devenus membres du gouvernement). Mais nous avons fait le choix d’intégrer dans le champ de notre travail les députés élus lors d’élections législatives partielles. Notre corpus se compose donc de 40 députés36.

26 Ces députés ont été élus lors de 101 élections qui se décomposent ainsi : sept scrutins lors des élections générales de 1958 à 198137 qui ont permis l’élection de six députés à chaque législature, six scrutins de 1988 à 201238 au cours desquels neuf députés ont été élus et enfin cinq élections partielles qui ont eu lieu entre 1994 et 201639. Nous n’avons enfin pris en compte que les mandats obtenus sous la Ve République et dans le département des Alpes-Maritimes.

27 Trois députés élus à partir de 1958 étaient déjà parlementaires sous la IIIe République pour deux d’entre d’eux (Jean Médecin40 et Virgile Barel 41) et sous la IVe République pour le troisième (Léon Teisseire42).

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28 Pour les députés d’abord élus hors département, il s’agit de Diomède Catroux43 et Olivier Giscard-d’Estaing44. Enfin nous ne retiendrons pas les mandats exercés par Pierre Pasquini en Corse après qu’il eut effectué la première partie de sa carrière politique à Nice45. Quant à Édouard Corniglion-Molinier, bien que natif des Alpes- Maritimes, il débuta sa carrière politique comme député de la Seine, et la poursuivra sous la IVe République dans son département de naissance.

29 Il a fallu aussi procéder à des regroupements pour neutraliser les effets dus aux modifications des limites des circonscriptions électorales, aux professions renseignées par les députés qui ne sont que déclaratives ou aux évolutions des étiquettes politiques voire même des parcours politiques des députés eux-mêmes.

30 En comparant les données biographiques et sociologiques que nous avons collectées pour cette étude avec des travaux de portée nationale, nous avons voulu voir s’il existe ou non des particularités locales. Peut-on ainsi définir un modèle type du député méditerranéen ou bien celui-ci ne diverge-t-il que partiellement des parcours relevés à l’échelle du pays ? Nous avons notamment comparé les résultats obtenus à chaque fois que cela était possible et pertinent avec ceux publiés par Luc Rouban46 ainsi qu’Abel François et Emiliano Grossman47.

Une représentation féminine plus importante qu’au plan national

31 Une première approche sexuée montre que dans les Alpes-Maritimes la proportion de femmes élues députés est supérieure à celle relevée au plan national. En effet, sur les quarante députés recensés, sept, soit 21 %, sont des femmes alors qu’au plan national ce chiffre n’atteint que 8 %.

32 Si l’on inscrit cette approche sexuée dans le temps, on constate que depuis 1978, et la première femme élue dans les Alpes-Maritimes, la proportion de femmes élues lors des élections générales a toujours été supérieure à celle relevée au plan national (à l’exception de la XIVe législature). Lors des 101 élections recensées, ce sont 15 femmes qui l’ont emporté soit lors de près d’une élection sur sept.

Tableau 3. Proportion de femmes élues lors des élections législatives générales

Date Législature France Alpes-Maritimes

novembre 1958 Ire législature 1,2 % 0

novembre 1962 IIe 1,6 % 0

mars 1967 IIIe 2,2 % 0

juin 1968 IVe 1,7 % 0

mars 1973 Ve 1,7 % 0

mars 1978 VIe 4,2 % 16 %

juin 1981 VIIe 6,2 % 16 %

juin 1988 IXe 5,8 % 33 %

mars 1993 Xe 6,4 % 22 %

mai/juin 1997 XIe 11,4 % 22 %

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juin 2002 XIIe 12,6 % 22 %

juin 2007 XIIIe 17,6 % 22 %

juin 2012 XIVe 26,9 % 11 %

Origine géographique : la Méditerranée

33 Nous avons ensuite relevé les départements de naissance des députés. Nous constatons que la moitié d’entre eux sont nés dans le département des Alpes-Maritimes. Cette proportion est identique à celle relevée au plan national. Mais en outre, cinq députés sont arrivés dans le département dès l’enfance ou l’adolescence et deux au tout début de leur vie professionnelle. Cela porte ainsi la proportion à 67,5 % (27 députés sur 40).

34 Sept députés (soit 17,5 %), seulement, sont nés hors des limites du département ou l’ont rejoint à un âge plus avancé. Quatre d’entre eux ont débuté leur carrière électorale dans les Alpes-Maritimes et trois autres détenaient précédemment un mandat électoral dans d’autres départements48. L’implantation de ces derniers dans le département s’inscrit dans un mouvement national de forte poussée électorale de la droite parlementaire (1962 pour le gaulliste Diomède Catroux, 1968 pour Olivier Giscard d’Estaing et 2002 pour Jérôme Rivière) mais n’a pas été confirmée par la suite puisque tous trois ont été battus lors du premier renouvellement suivant leur élection et n’ont plus jamais été élus.

35 Si nous élargissons notre recherche géographique, nous pouvons relever que trois députés sont nés en Corse49 et dans les Bouches-du-Rhône50. Trois autres ont vu le jour dans des territoires relevant alors de l’Empire colonial français (Tunisie51, Maroc52 et Algérie53) et deux enfin sont nés certes à l’étranger, mais dans des pays du pourtour méditerranéen (en Espagne pour Michèle Tabarot54 et en Italie pour Pierre Merli).

36 Ce sont ainsi les deux tiers des députés élus dans les Alpes-Maritimes pendant la période étudiée (26 sur 40) qui sont nés au bord de la Méditerranée.

37 Les électeurs des Alpes-Maritimes semblent ainsi peu enclins à voter pour des candidats venus d’autres horizons sans pour autant que le parachutage politique soit complètement absent des carrières parlementaires observées.

Une surreprésentation des cadres du secteur privé et des professions libérales

38 L’analyse des professions déclarées55 par les députés des Alpes-Maritimes montre une surreprésentation des professions libérales (27,5 % contre 14 % au plan national) et des cadres du secteur privé (20 % contre 4 %). Si l’on rajoute la catégorie des médecins et des militaires ce sont 52,5 % des députés qui appartiennent à ces quatre catégories contre seulement 18,9 % au plan national.

Tableau 4. Professions déclarées par les députés

Profession France Alpes-Maritimes

Militaire 0,90 % 5 %

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Médecin 7 % 5 %

Enseignant 11 % 17 %

Cadres du secteur privé 4 % 20 %

Fonctionnaire (hors enseignant) 14 % 20 %

Avocat 7 % 22,5 %

39 Ces données doivent être nuancées du fait de l’orientation très majoritairement à droite des députés du département des Alpes-Maritimes. Les données ainsi relevées sont à mettre en parallèle avec celles constatées pour les élus de sensibilité de droite républicaine au plan national et qui sont assez similaires. Dans le même esprit, on notera que sur les cinq députés de gauche recensés, quatre étaient d’anciens enseignants sur les sept que compte notre échantillon56. Ces données rejoignent celles établies par Luc Rouban dans son étude.

Le poids des « filiations » politiques

40 S’il est une spécificité des élus des Alpes-Maritimes elle est à rechercher dans les processus de « transmission » du mandat parlementaire. La part des liens familiaux n’est pas négligeable. Ils peuvent être directs. C’est le cas de Jacques Médecin qui succède à son père Jean57 comme député-maire de Nice et de Suzanne Sauvaigo qui, à la faveur d’un nouveau découpage des circonscriptions et à la suite du décès de son mari Pierre, devient député-maire de Cagnes-sur-Mer. Charles Ange Ginesy ne succèdera pas à la députation à son père qui lui était sénateur58, mais il le remplacera comme maire de Péone-Valberg puis comme conseiller général du canton de Guillaumes. Jean-Paul Barety, député-maire de Nice au milieu des années 1990, après le départ de Jacques Médecin, est le neveu d’une importante figure politique, Léon Barety59, qui sera avant la seconde guerre mondiale plusieurs fois députés, président du Conseil général et ministre de la IIIe République.

41 Ainsi, ce ne sont pas moins de six députés (soit 15 % de notre échantillon) qui ont des liens de parenté directe soit entre eux60, soit avec un sénateur ou un parlementaire ayant été élu précédemment.

42 Mais cet état de fait n’est pas propre aux Alpes-Maritimes. De véritables dynasties politiques, encore plus affirmées peut-être, existent ailleurs en France61 et ne se retrouvent pas seulement sur les bords de la Méditerranée62. Il faut aussi relever que les deux députés véritablement parachutés que furent Diomède Catroux et Olivier Giscard d’Estaing étaient eux-mêmes fils pour l’un et frère pour l’autre de parlementaires63.

43 Ces liens familiaux peuvent prendre d’autres aspects. Nous avons ainsi relevé trois autres députés dont les pères ou le mari eurent antérieurement des responsabilités publiques importantes dans les Alpes-Maritimes. Le père de Rudy Salles, Lucien, était président de l’importante association Nice Opéra et particulièrement impliqué dans la vie culturelle de la cité azuréenne64. Celui de Michèle Tabarot, Robert65, fut élu conseiller municipal à Cannes au cours des années 1970 et créa les Maisons du Pied- Noir et de ses amis des Alpes-Maritimes qui jouèrent un rôle important auprès de l’influente communauté rapatriée. Quant à Muriel Marland-Militello, élue députée en 2002 et réélue en 2007, son mari, Philippe, fut préfet des Alpes-Maritimes quelques

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années auparavant de 1995 à 199966. Mais dans ses documents électoraux, celle-ci préféra mettre en avant ses origines niçoises du côté de ses parents.

44 La filiation n’est pas que familiale. Elle peut revêtir une dimension plus politique et symbolique. Voyons d’abord les successions politiques qui se mettent en place lorsque le titulaire du mandat décide de ne pas se représenter et de proposer lui-même la candidature du candidat de son choix. Nous avons relevé quatre situations au cours des seules dernières années. En 1993, Gaston Franco devient député de la 5e circonscription à la suite de Christian Estrosi qui le soutient très fortement pendant la campagne67. Élu de cette circonscription en 1988, Christian Estrosi décide de changer de circonscription et de se présenter dans la 2e. En 1997, Jean Leonetti, qui lui a déjà succédé comme premier magistrat d’Antibes lors des élections municipales de 1995, prend la succession de Pierre Merli comme député de la 7e circonscription 68. Jacqueline Mathieu-Obadia, quant à elle, devient députée de la 2e circonscription après la démission de Jacques Peyrat élu député en 1997 puis sénateur quelques mois plus tard en 1998 et qui devait alors se conformer à la loi sur le cumul des mandats. Dans son journal de campagne69 elle écrit : Notre maire Jacques Peyrat ayant été élu sénateur le 27 septembre dernier il convient de procéder à une élection législative partielle […]. Depuis le mois de juin 1997, j’étais sa suppléante, j’ai pu ainsi mesurer l’importance du travail accompli […]. Aujourd’hui j’ai la mission de me présenter devant vous pour lui succéder.

45 En 2001, Louise Moreau, alors députée de la 8e circonscription, décède, entrainant ainsi une élection partielle dont sortira vainqueur Bernard Brochand. Celle-ci n’envisageait pas de se représenter et avait désigné le futur maire de Cannes comme son successeur. Enfin nous nous arrêterons sur une spécificité niçoise que constitue le terme de « bébé médecin »70. En effet, en 1988, en application de la loi sur le cumul des mandats, Jacques Médecin alors député, maire et président du Conseil général, décide de ne pas se représenter à la députation et de soutenir très fortement trois jeunes membres de son équipe municipale. C’est ainsi que Martine Daugreilh71, Rudy Salles72 et Christian Estrosi73 deviendront tous députés pour la première fois. Cette volonté peut s’analyser comme pratique « dynastique »74. Cette pratique médeciniste est encore revendiquée par Christian Estrosi dans le soutien qu’il apporte à Marine Brenier lors des élections législatives partielles de juin 2016. Touché par le cumul75, il choisit de démissionner de son mandat de parlementaire. Soutenant alors la candidature de son adjointe au maire, il déclare : « Comme il y a eu les bébés Médecin, il y a aujourd’hui les bébés Estrosi »76.

46 Ce sont donc 19 députés sur les 40, soit près d’un sur deux, qui s’inscrivent dans des traditions politiques qui pourraient être qualifiées de dynastique, mais des dynasties qui prennent des formes variées.

Des députés très fortement ancrés à droite

47 Les députés élus dans les Alpes-Maritimes se caractérisent par leur très fort tropisme droitier. En effet, 35 députés sur les 40 élus (soit 87 % contre moins de 60 % au plan national) siègent ou ont siégé au sein d’un groupe politique de droite à l’Assemblée nationale.

48 Les quatre députés qui ont siégé dans des groupes socialistes ou apparentés ont été élus lors de scrutins très largement favorables à la gauche au plan national. C’est le cas en

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1967 pour Paul Cléricy, en 1981 pour Jean-Hugues Colonna et Max Gallo et en 1997 pour André Aschieri. Ce dernier bénéficia en outre de la très forte division de la droite républicaine au premier tour puisque s’affrontèrent trois candidats77 issus de la même famille politique ce qui entraîna leur élimination.

49 Preuve supplémentaire du caractère fortement conjoncturel de leur élection : aucun des députés de gauche ne sera réélu par la suite ni même, à l’exception notable d’André Aschieri, ne parviendra à mener une carrière politique durable dans les Alpes- Maritimes.

50 Il faut noter que le député-maire de Cannes Bernard Cornut-Gentille, sans jamais siéger ou se revendiquer de la gauche, bénéficia quant à lui en 1973 de l’absence de candidat socialiste au premier tour et d’un soutien implicite de la section locale du PS78.

51 Enfin, un seul communiste fut élu député dans les Alpes-Maritimes pour la période étudiée ; il s’agit de Virgile Barel79, figure historique de la vie politique azuréenne et qui bénéficia, aussi, de la bienveillance du pouvoir municipal médeciniste à Nice avec lequel il partageait une même tradition localiste et un même engagement antigaulliste.

52 Cet enracinement à droite des députés maralpins confirme les analyses d’Hervé Barelli sur l’identité politique niçoise80 et de Joseph Martinetti sur la vie politique dans les Alpes-Maritimes pour la période étudiée81.

Des députés aux traits identiques à ceux de leurs collègues ?

53 Concernant les autres caractéristiques des députés relevées par Abel François et Emiliano Grossman sur l’ensemble de la période 1958-2007, elles sont similaires en France et dans les Alpes-Maritimes. L’âge moyen de la première élection comme député dans les Alpes-Maritimes est même sensiblement inférieur puisqu’il est de 49 ans82 contre 52 ans au plan national. Le nombre de mandats de députés est de 2,5 contre 2,4 au plan national. Enfin, les pratiques de cumuls sont aussi largement partagées dans les Alpes-Maritimes que dans le reste de la France83. En effet, nous n’avons relevé qu’un seul député84 n’ayant jamais eu d’autre mandat (Jean-Hugues Colonna). Deux autres députés furent élus sans avoir auparavant détenu de mandat. Il s’agit d’Éric Ciotti qui devint néanmoins par la suite adjoint au maire de Nice, puis président du Conseil départemental et de Muriel Marland-Militello qui exerça postérieurement à sa première élection des fonctions d’adjointe au maire de Nice. 27 députés sur 40 ont détenu ou détiennent un mandat de conseiller général. Pour la période étudiée, cinq présidents du département sur sept étaient députés85. Les deux autres86 étant eux sénateurs.

54 La plupart des maires des grandes villes87 des Alpes-Maritimes (à l’exception notable de Grasse88 et à un degré moindre Saint-Laurent-du-Var) ont été élus députés sous la V e République. 25 députés sur 40 ont exercé des fonctions de maires et 10 ont été seulement adjoints au maire de grandes villes. Un a été conseiller municipal d’opposition (Max Gallo mais aussi membre de gouvernement) et un seul n’a jamais exercé de fonction municipale (Jérôme Rivière qui a été cependant conseiller régional).

55 Enfin, toujours pour la période étudiée, ce sont six députés89 qui sont devenus ministres en cours de mandat (soit 15 %) sans compter les quatre90 qui ont été membres de gouvernement soit en dehors de la période retenue soit une fois élus dans un autre département. Un député sur quatre élu dans les Alpes-Maritimes sous la Ve République

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a ainsi exercé une fonction ministérielle, ce qui est très largement supérieur aux chiffres relevés au plan national.

56 Notre étude n’est certes pas aussi complète que celles menées notamment par Luc Roubaud et Abel François et Emiliano Grossman, mais elle laisse entrevoir que le député maralpin ne constitue pas un personnage si différent de ceux observés ailleurs en France. Alors que les stéréotypes et les idées reçues91 sont légion sur les élus des rives de la Méditerranée, on ne manquera pas de relever que la part des femmes députés est supérieure à celle observée à l’échelon national, mais aussi que les dynasties politiques mêmes si elles ne sont pas négligeables n’ont rien à envier à celles observées dans des régions plus septentrionales. Le fait marquant est peut-être à rechercher du côté du très fort enracinement à droite des élus dans les Alpes-Maritimes. Cette situation n’est pas nouvelle si on se rappelle des travaux de Jacques Basso92 mais elle est marquante par sa constante qui semble ignorer les alternances politiques. Il convient aussi de s’attarder sur le découpage de l’espace politique qui a imprégné les consciences politiques. Ce découpage, à la fois résultante de l’histoire mais aussi de la géographie, a des conséquences sur les choix des élus, leurs discours voire leurs pratiques politiques. Il définit un espace électoral permettant de tenir compte des spécificités locales de manière peut être plus fine que dans d’autres territoires.

ANNEXES

Annexe 1. Liste des députés élus et dates d’élections (source Assemblée nationale)

Sensibilité Dates d’élections Prénom Nom politique En gras les dates des élections partielles

André ASCHIERI DvG 1997

Emmanuel AUBERT D 1968-1973-1978-1981-1988-1993

Pierre BACHELET D 1988-1993

Virgile BAREL PC 1967-1968-1973

Jean-Paul BARETY D 1994

Marine BRENIER D 2016

Bernard BROCHAND D 2001-2002-2007-2012

Diomède CATROUX D 1962

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Éric CIOTTI D 2007-2012

Paul CLERICY DvG 1967

Jean- COLONNA PS 1981 Hugues

CORNIGLION- Édouard D 1962 MOLINIER

Bernard CORNUT-GENTILLE D 1958-1962-1967-1973

Martine DAUGREILH D 1988

Charles EHRMANN D 1978-1988-1993-1997

Christian ESTROSI D 1988-1993-1997-2002-2007-2008-2010-2012

Gaston FRANCO D 1993

Max GALLO PS 1981

Charles GINESY D 2005-2007-2009-2012 Ange

Olivier GISCARD D’ESTAING D 1968

Jean-Claude GUIBAL D 1997-2002-2007-2012

Fernand ICART D 1968-1973-1978

Jean LEONETTI D 1997-2002-2007-2012

Lionnel LUCA D 1997-2002-2007-2012

MARLAND- Muriel D 2002-2007 MILITELLO

Jacqueline MATHIEU-OBADIA D 1998

Jacques MEDECIN D 1967-1968-1973-1978-1981

Jean MEDECIN D 1958

Pierre MERLI D 1988-1993

Louise MOREAU D 1978-1981-1988-1993-1997

Francis PALMERO D 1958-1962-1967

Pierre PASQUINI D 1958-1962

Jacques PEYRAT D 1997

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Jérôme RIVIERE D 2002

Rudy SALLES D 1988-1993-1997-2002-2007-2012

Suzanne SAUVAIGO D 1988-1993

Pierre SAUVAIGO D 1973-1978-1981

Michèle TABAROT D 2002-2007-2012

Léon TEISSEIRE D 1958

Pierre ZILLER D 1958-1962-1967-1968

Annexe 2. Liste des députés nommés en remplacement

Suppléant Titulaire Circonscription Année Motif

Édouard Corniglion- Fernand Icart 3e 1963 Décès Molinier

Louis Noilou Pierre Ziller 6e 1971 Décès

Pierre Bachelet Pierre Sauvaigo 6e 1983 Décès

Xavier Beck Emmanuel Aubert 4e 1995 Décès

Maxime Bernard Cornut- 1959 à ministre de la France 5e Roustan Gentille 1962 d’Outre-mer

Jacques 1977 à Fernand Icart 3e ministre de l’Équipement Dumas-Lairolle 1978

Charles 1976 à Jacques Médecin 2e secrétaire d’État au Tourisme Ehrmann 1978

1983 à porte-parole du Francis Giolitti Max Gallo 1re 1986 gouvernement

Charles Ange 2005 à ministre délégué à Christian Estrosi 5e Ginesy 2007 l’Aménagement du territoire

Charles Ange 2007 à secrétaire d’État chargé de Christian Estrosi 5e Ginesy 2008 l’Outre-mer

Charles Ange 2009 à ministre chargé de Christian Estrosi 5e Ginesy 2010 l’Industrie

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2011 à ministre des Affaires Michel Rossi Jean Leonetti 7e 2012 européennes

Annexe 3. Lieu de naissance des députés

Ex colonies Étranger Alpes- France Total France hors Total Maritimes métropolitaine (Tunisie, (Italie et Méditerranée Méditerranée Maroc et Espagne) Algérie)

Nombre 20 3 3 2 27 13 40

% 50 % 7,5 % 7,5 % 5 % 67,5 % 32,5 % 100 %

NOTES

1. « Loue la mer et reste sur la terre ». 2. Dionigi Albera, Maryline Crivello et Mohamed Tozy (dir), Dictionnaire de la Méditerranée, Arles, Actes Sud, 2016. 3. L’article 27 de la Constitution de la Ve République rappelle que « tout mandat impératif est nul ». 4. Michel Bottin, « Les évolutions institutionnelles du département des Alpes- Maritimes », Cahiers de la Méditerranée, n° 77, 2008, p. 137-150. 5. Décret du 31 janvier 1793 : « La Convention nationale déclare, au nom du peuple français, qu’elle accepte le vœu librement émis par le peuple souverain du ci-devant comté de Nice dans ses assemblées primaires, et décrète, en conséquence, que le ci- devant comté de Nice fait partie intégrante de la République française ». 6. Article 2 du décret du 4 février 1793 : « Ce département aura le Var pour limite à l’Occident ; il comprendra toutes les communes qui sont à la rive gauche de ce fleuve, et tout le territoire qui composait l’ancien comté de Nice ». 7. Article premier du décret du 14 février 1793 : « La ci-devant principauté de Monaco est réunie au territoire de la République française, et fait partie du département des Alpes-Maritimes ». Il convient de noter de la Principauté de Monaco était alors composée de trois communes aujourd’hui distinctes : Monaco, Menton et Roquebrune- Cap-Martin. 8. Michel Derlange, « Nice sous la Révolution et l’Empire », dans Alain Ruggiero (dir), Nouvelle histoire de Nice, Toulouse, Éditions Privat, 2006, p. 141-154. 9. Paul Gonnet, La réunion de Nice à la France, Breil-sur-Roya, Éditions du Cabri, 2006. 10. Olivier Vernier « Le décret loi du 10 septembre 1926. La mort administrative de l’arrondissement de Puget-Théniers. Chronique impressionniste d’une mort annoncée », Cahiers de la Méditerranée, n° 62, 2001, p. 121-134. 11. Ernest Hildesheimer, « Le traité de paix de 1947 et les territoires rattachés à la France », Nice Historique, 90e année, n° 4, octobre-décembre 1987, p. 103-114.

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12. Jean-Loup Fontana, « Franchir le Var », Nice Historique, octobre-décembre 2005, p. 288-292. 13. Michel Bottin, « Les Alpes-Maritimes sans frontières. Les leçons oubliées de Pierre Gioffredo », dans Du comté de Nice aux Alpes-Maritimes. Les représentations d’un espace politique et culturel dans l’histoire, Nice, Éditions Serre, 2000, p. 13-22. 14. André Compan, Gilbert Croué et André Dauphiné (dir.), Alpes-Maritimes, Paris, Bonneton, 1993, p. 8. 15. Christine Pina, « Présentation », Cahiers de la Méditerranée, n° 77, 2008, p. 133-136. 16. À l’exception de l’ouvrage, mais déjà daté et lacunaire, d’André Compan, Gilbert Croué et André Dauphiné (dir.), Alpes-Maritimes, op. cit. 17. La revue Recherches régionales publiée depuis 1961 par les Archives départementales des Alpes-Maritimes constitue une source essentielle de compréhension de l’histoire des Alpes-Maritimes. 18. Yvan Gastaut, avec la collaboration de Jérémy Guedj, « Histoire de l’immigration en PACA aux XIXe et XXe siècles », Hommes & Migrations, n° 1278, 2009, p. 48-61. 19. Ralph Schor, Stéphane Mourlane et Yvan Gastaut, Nice cosmopolite, 1860-2010, Paris, Autrement, 2010. 20. Archives départementales des Alpes-Maritimes, Trois siècles de tourisme dans les Alpes-Maritimes, Milan, Silvana Editoriale, 2013. 21. Alain Callais, « La Côte d’Azur : une expression à histoire et géographie variables », Recherches régionales, n° 210, 2016, p. 6-19. 22. 16 communes sur les 163 du département. 23. INSEE, chiffres du recensement de la population. 24. René Duchac, « Le vieillissement rural dans les Alpes-Maritimes », Cahiers de la Méditerranée, n° 24, 1982, p. 25-96. 25. INSEE analyses Provence Alpes Côte d’Azur, n° 13, avril 2015. 26. www.cotedazur-touriscope.com 27. Elisabeth Tripley, « Fêtes d’autrefois et fêtes d’aujourd’hui », dans André Compan, Gilbert Croué et André Dauphiné (dir.), Alpes-Maritimes, op. cit., p. 233-247. 28. Archives départementales des Alpes-Maritimes, Trois siècles de tourisme, op. cit. 29. À la différence d’autres départements dont les évolutions de population n’ont pas rendu obligatoire l’application systématique de nouveaux découpages des circonscriptions. 30. Ordonnance n°58-945 du 13 octobre 1958 relative à l’élection des députés à l’Assemblée nationale. 31. Loi n° 86-825 du 11 juillet 1986 relative à l’élection des députés et autorisant le gouvernement à délimiter par ordonnance les circonscriptions électorales. 32. Ordonnance n° 2009-935 du 29 juillet 2009 portant répartition des sièges et délimitation des circonscriptions pour l’élection des députés. 33. Le Conseil constitutionnel rappelle régulièrement ce principe d’égalité. 34. Jacques Peyrat, élu à cette occasion sur une liste Front National, le sera de nouveau en 1997 au suffrage majoritaire mais sous l’étiquette RPR, parti qu’il a rejoint après avoir quitté le FN et son élection comme maire de Nice élu sans étiquette en 1995 (sans le soutien alors du parti gaulliste qui lui avait préféré Jean-Paul Barety). 35. En application de l’article LO 176 du Code électoral. 36. Voir Annexe 1. 37. 1958, 1962, 1967, 1968, 1973, 1978, 1981. 38. 1988, 1993, 1997, 2002, 2007, 2012.

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39. Annexe 2. 40. Maire de Nice à partir de 1928, député à partir de 1932. 41. Député en 1936 et en 1956. Président du Conseil général à la Libération. 42. Sénateur de 1948 à 1959. 43. Député du Maine-et-Loire de 1951 à 1955. 44. Maire d’Estaing dans l’Aveyron. 45. Ministre des Anciens combattants et des victimes de guerre de 1995 à 1997, il fut député-maire de l’Île-Rousse en Corse à plusieurs reprises à partir des années 1970 jusqu’au début des années 2000. 46. Luc Rouban, Sociologie politique des députés de la Cinquième République, 1958-2007, Paris, Cahiers du CEVIPOF, 2011. 47. Abel François et Emiliano Grossman, « Qui sont les députés français de la Cinquième République ? », La Vie des idées, 2011. 48. Nous mettons à part Édouard Corniglion-Molinier qui, né dans les Alpes-Maritimes, a commencé sa carrière politique, civile et militaire hors du territoire maralpin avant de se faire élire dans sa commune familiale de Roquebillière. 49. Jean-Hugues Colonna et Jean-Claude Guibal. 50. Jean Léonetti. 51. Emmanuel Aubert. 52. Suzanne Sauvaigo. 53. Pierre Pasquini. 54. Michèle Tabarot est née à Alicante où sa famille fortement impliquée en faveur de l’Algérie française avait trouvé refuge après l’indépendance de l’Algérie en 1962. 55. www.assemblee-nationale.fr 56. Virgile Barel était instituteur, Jean-Hugues Colonna professeur d’éducation physique et sportive, Max Gallo professeur d’histoire et André Aschieri professeur de mathématiques. 57. Son père Alexandre Médecin avait exercé des fonctions électives locales. 58. Leurs carrières parlementaires se chevaucheront au début des années 2000 ; le père siégeant au Palais du Luxembourg pendant que le fils était à l’Assemblée nationale. 59. Ernest Hildesheimer, « Léon Barety, 1883-1971 », Nice Historique, janvier-avril 1971, p. 1-3. 60. Jean et Jacques Médecin, Pierre et Suzanne Sauvaigo. 61. Les Abelin dans le Vienne, les Narquin-Bachelot dans le Maine et Loire, les Ceccaldi-Raynaud, dans les Hauts-de-Seine, les Grenet dans Pyrénées-Atlantiques pour ne parler que la Ve République et des filiations politiques à l’intérieur du même département. 62. Les familles Rocca-Serra, Zuccarelli et Giacobbi en Corse pour ne citer que le territoire le plus emblématique, mais on pourrait aussi parler des Masse, des Andrieux et des Joissains dans les Bouches-du-Rhône ou des Alduy à Perpignan. 63. Ce qui porterait à 20 % le nombre de députés ayant un ascendant ou descendant direct parlementaire. 64. Nice-Matin, le 16 mai 2016. 65. L’Express, le 27 juillet 2013 et Nice-Matin, le 18 octobre 2015. 66. Le Monde, le 16 mai 2006. 67. Son beau-père, Jean Sassone, est le suppléant de Gaston Franco et dans un document de campagne commun aux deux candidats on peut lire sous la signature de Christian Estrosi : « je vous demande du fond du cœur de vous mobiliser sans réserve

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autour de mon ami Gaston Franco » et sous celle de ce dernier : « il n’est pas facile pour moi de prendre la relève dans cette cinquième circonscription de mon ami Christian Estrosi » (archives personnelles). 68. Libération, le 3 septembre 2011 et Nice Matin, le 9 novembre 2012. 69. Archives personnelles. 70. Nice-Matin, le 7 mars 2016. 71. 2e circonscription. Jacques Médecin sera même son suppléant. 72. 3e circonscription. 73. 5e circonscription. 74. Robert Charvin, « Les obstacles à la mort d’une dynastie : la résistible chute de Jacques Médecin », Cahiers de la Méditerranée, n° 62, 2001, p. 153-174. 75. Christian Estrosi était en effet devenu en décembre 2015 président du Conseil régional Provence-Alpes-Côte-d’Azur et il souhaitait en sus de ce mandat conserver celui d’élu municipal et métropolitain. 76. Nice-Matin, le 5 avril 2016. 77. Le maire UDF du Cannet investi par le RPR Michèle Tabarot, celui de Grasse Jean- Pierre Leleux soutenu par Philippe de Villiers et le député sortant Pierre Bachelet (RPR) non investi. 78. Christophe Bellon, « La vie politique de 1946 à nos jours », dans Alain Ruggero (dir.), Histoire de Cannes, Toulouse, Éditions Privat, 2011, p. 225-240. 79. Dominique Olivesi, Virgile Barel (1889-1979). De Riquier à la Crimée française, Nice, Serre, 1996. 80. Hervé Barelli, « Les Niçois sont-ils de droite ? Essai de définition d’une identité politique, Cahiers de la Méditerranée, n° 43, 1991, p. 69-86. 81. Joseph Martinetti, « Un département bleu… Azur, entre conservatisme et localisme », Hérodote, n° 113, 2004, p. 68-93. 82. En ne comptabilisant pas les députés ayant débuté leur carrière parlementaire sous la IIIe ou la IVe République. 83. L’instauration de l’interdiction du cumul du mandat de parlementaire avec un mandat d’exécutif local remettra sans doute très fortement en cause les pratiques politiques à compter de la XVe législature. 84. Sans tenir compte de Diomède Catroux et Olivier Giscard d’Estaing, élus locaux dans d’autres départements. 85. Jean Médecin, Francis Palmero, Jacques Médecin, Christian Estrosi et Éric Ciotti. 86. Joseph Raybaud et Charles Ginesy. 87. Cannes, Le Cannet, Antibes, Cagnes sur Mer, Menton, Nice. 88. Pierre Ziller fut maire de 1947 à 1951. 89. Voir tableau en annexe 2. 90. Jean Médecin, Diomède Catroux, Edouard Corniglion-Molinier et Pierre Pasquini. 91. Christophe Bellon et Jean-Paul Pellegrinetti, « Introduction », Parlement[s], revue d’histoire politique, n° 7, 2011, p. 6-13. 92. Jacques Basso, Les élections législatives dans le département des Alpes-Maritimes de 1860 à 1939, Paris, LGDJ, 1968, et id., La tradition politique localiste dans les Alpes-Maritimes (1860-1968), Bordeaux, IEP, 1971.

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RÉSUMÉS

Entre 1958 et 2016, 101 élections de 40 députés différents ont eu lieu dans le département des Alpes-Maritimes. Le nombre et les limites des circonscriptions législatives ont évolué elles à trois reprises. L’analyse des caractéristiques des députés élus lors des élections générales ou partielles montre un fort enracinement à droite mais aussi de grandes similitudes avec celles relevées pour l’ensemble des députés français élus pendant la même période. Peut-on alors réellement parler d’une spécificité méditerranéenne ?

Between 1958 and 2016, 101 elections took place for the nomination of 40 different members of Parliament in the Alpes-Maritimes département. The number and the boundaries of legislative constituencies changed three times over this period. The analysis of the characteristics of the members of Parliament elected at the general or partial elections shows a strong rooting on the right, but also great similarities with the characteristics noted for the other French members of Parliament elected during the same period. In this context, is it relevant to speak of a Mediterranean specificity?

INDEX

Keywords : gerrymandering, member of Parliament, Mediterranean, elections, republican Right Mots-clés : découpage, député, Méditerranée, élections, droite républicaine

AUTEUR

BERTRAND GASIGLIA Chercheur associé au Centre d’Études et de Recherche en Droit Administratif, Constitutionnel, Financier et Fiscal (CERDACFF) à l’Université Côte d’Azur. Ses travaux portent notamment sur les conditions d’accès et d’exercice des fonctions électives. Il travaille sur les questions d’éligibilité et d’incompatibilité comme restrictions à la vie démocratique.

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Les députés socialistes méditerranéens face à la guerre d’Algérie : histoire et mémoire

Noëlline Castagnez

1 Les socialistes assumèrent à plusieurs reprises la direction de la politique coloniale française sous le Front populaire puis sous la IVe République, par l’intermédiaire de leurs ministres de l’Outre-Mer ou de l’Intérieur. Mais ce furent le gouvernement Mollet et sa gestion des « événements d’Algérie » de février 1956 à mai 1957, souvent qualifiés de « national-molletistes », qui marquèrent d’un stigmate indélébile leur mémoire collective à partir du congrès d’Épinay en 1971. Il suffit pour s’en convaincre d’examiner les histoires officielles produites par le parti ou les souvenirs de ses dirigeants ces quarante dernières années. Dans le cadre d’une réflexion sur l’identité parlementaire méditerranéenne, le cas des députés socialistes face à la guerre d’Algérie se révèle un bon observatoire des diffractions territoriales de la culture politique d’un parti, où l’orthodoxie doctrinale et la discipline parlementaire étaient pourtant des règles d’or depuis la scission de Tours en 1920.

2 Si, dans l’entre-deux-guerres, la SFIO avait cru en l’assimilation et tenté avec le projet Blum-Viollette d’instaurer une « colonisation de progrès », après la Libération, elle se retrouva démunie face au déchaînement de violence de la Toussaint 1954. Pour les élus du Midi, des siècles d’échanges commerciaux et culturels avec leurs voisins du bassin méditerranéen rendaient « le problème algérien » à la fois plus proche et moins facile à appréhender que pour leurs camarades du « Nord ». Incapables de penser la décolonisation, à l’exception des quelques anticolonialistes minoritaires étudiés par Gilles Morin1, les socialistes ne purent s’accorder sur la solution à apporter à la crise du 13 mai 1958. À terme, la division du groupe parlementaire lors du vote des pleins pouvoirs à de Gaulle provoqua la scission en septembre, mais celle-ci n’affecta que quelques fédérations méditerranéennes grâce au ralliement des Bouches-du-Rhône à Guy Mollet. Avec l’indépendance de l’Algérie en mars 1962, l’arrivée de centaines de milliers de rapatriés dans leurs ports devint nécessairement un enjeu électoral pour toutes les forces politiques de la région. Aussi, les débats parlementaires sur

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l’indemnisation des Pieds-Noirs et sur l’amnistie, jusqu’à celle imposée au groupe parlementaire par le président Mitterrand en 1982, permettent-ils de voir si l’évolution des Méditerranéens est comparable à celle des autres socialistes.

3 Du début de la guerre à l’ultime amnistie, notre corpus comprend 70 députés méditerranéens inscrits ou apparentés au groupe socialiste de 1951 à 1986. On note une surreprésentation attendue des Bouches-du-Rhône (15 députés soit 1/5), tant par le nombre de ses représentants que par la carrure de Gaston Defferre, et un poids comparable du Vaucluse (9), de l’Aude, de l’Hérault, et du Var (8 chacun, soit 1/9), loin devant le Gard (5), les Basses-Alpes (5), les Alpes-Maritimes (4), les Hautes-Alpes (3), les Pyrénées-Orientales (3) et enfin la Corse (1). Mais outre le député-maire de Marseille, certaines figures se distinguent par leur longévité au Palais Bourbon, tels que Francis Vals (Aude) de 1951 à 1981, Raoul Bayou (Hérault) de 1958 à 1986, et Paul Alduy (Pyrénées Orientales) de 1956 à 1981. Signalons enfin – et pas seulement pour céder à la loi du genre – que l’on ne repère que deux femmes : Madeleine Laissac dans l’Hérault de 1951 à 1956 et Renée Soum dans les Pyrénées-Orientales de 1981 à 1986.

4 Quelle fut l’attitude des députés socialistes méditerranéens face à la guerre d’Algérie, puis à ses séquelles ? Dans un parti où la discipline parlementaire fit longtemps force de loi, il convient d’évaluer leur conformité ou leur spécificité et d’en expliquer les ressorts. Pour ce faire, nous verrons s’ils étaient aussi démunis que la majorité de leurs camarades pour penser la décolonisation, puis si à l’épreuve des faits ils restèrent dans le rang. Enfin, nous évaluerons dans quelle mesure leur combat pour l’amnistie fut mené pour se rallier l’électorat des Pieds-Noirs ou par devoir de mémoire.

Un impensé de la décolonisation propre aux rives de la Méditerranée ?

5 Revenons rapidement sur les facteurs qui pouvaient expliquer ce manque de discernement chez les socialistes.

Une doctrine inadaptée

6 La plupart des membres de la SFIO et de ses cadres furent formés dans l’entre-deux- guerres et reçurent en héritage une doctrine coloniale que peu d’entre eux surent remettre en question face aux « événements ». Ainsi, en 1954, la moyenne d’âge des 22 députés socialistes méditerranéens qui exercèrent leur mandat au cours de la guerre d’Algérie était supérieure à 48 ans. Et sur l’ensemble de notre corpus, près de la moitié étaient nés avant 1914. Plusieurs filtres obscurcissaient, nécessairement, leur grille de lecture, au premier rang desquels le dogmatisme marxiste.

7 Dès le début du siècle, sous l’influence du guesdisme, les socialistes ne voyaient dans les divers épisodes de la conquête diplomatique et militaire des colonies que le jeu des rivalités entre des groupes capitalistes étrangers. Comme l’a montré Georges Oved pour le Maroc, la conquête financière du pays par Paribas apparaissait aux socialistes, de même qu’aux communistes, comme le symbole même de l’impérialisme2. Cette interprétation économique marxiste, non seulement refusait de reconnaître le fait national indigène, mais ne les incitait guère à approfondir leur analyse des réalités coloniales. Enfin et surtout, leur ignorance des thèses de l’austro-marxisme d’Otto

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Bauer sur les minorités nationales et leur transposition mécanique de la lutte des classes à la « situation coloniale » – pour citer Georges Balandier3 – les empêchaient de saisir et de comprendre ce que les nationalistes entendaient par « domination coloniale ». Alors que ces derniers considéraient que tous les agents de l’économie européenne, ouvriers compris, bénéficiaient de cette domination coloniale, les socialistes voyaient dans l’ouvrier indigène une victime de l’exploitation patronale au même titre que l’ouvrier français. Le dépouillement des professions de foi des députés méditerranéens en 1956 montre qu’ils partageaient encore à l’unanimité cette conception simpliste d’un Robert Gourdon (Var) qui voulait « lutter contre la pression des féodaux »4.

8 Leur culture républicaine constituait un deuxième prisme déformant. Depuis Jean Jaurès, le socialisme français avait assimilé l’héritage de la Révolution française et son universalisme, et entendait en faire bénéficier tous ceux qui avaient la chance d’accéder à la culture française. Les socialistes étaient donc convaincus que l’émancipation des populations colonisées passait nécessairement par leur acculturation et la rupture avec des croyances et des coutumes qu’ils jugeaient archaïques. Depuis Voltaire, l’islam incarnait le fanatisme, et ils refusaient de lui accorder un rôle dans l’émergence du mouvement national, dont il dénaturait d’emblée à leurs yeux le progressisme. Le réflexe laïciste rejouait chez nombre d’entre eux, convaincus que l’indépendance de l’Algérie la livrerait à des superstitions obscurantistes.

9 En fait, la plupart partageaient une conception ethnocentriste et jugeaient les civilisations d’outre-mer à l’aune de leurs valeurs occidentales. Cet ethnocentrisme n’avait-il pas reçu la caution scientifique de sociologues tels que Durkheim et Lévy- Bruhl5 ? Dans cette perspective, la mission du socialisme était bel et bien de faire progresser ces peuples considérés comme « primitifs ». Lors du congrès de novembre 1944, la motion coloniale, rédigée par Marius Moutet, l’ancien ministre des Colonies du Front populaire, ne marqua aucune rupture : les populations indigènes ne s’émanciperaient que « dans une union toujours plus intime avec la France démocratique et socialiste ». Ce paternalisme humaniste était donc encore très prégnant et se conjuguait avec la volonté de libérer les individus avant de libérer leur pays.

10 Or cette grille de lecture obsolète n’était guère susceptible d’évoluer faute d’une préparation suffisante de la SFIO aux enjeux de la décolonisation.

Un parti et des militants mal informés

11 La formation des militants sur l’histoire de la colonisation et la complexité de « la situation coloniale » étaient nettement déficientes. Depuis mai 1946, le principal outil d’élaboration doctrinale du parti était La revue socialiste6. Or sa lecture révèle son faible intérêt pour le sujet jusqu’en 1954. Rares sont ses articles qui approfondissaient la question et seuls le Sénégalais Léopold Sédar Senghor, le Guadeloupéen Jules Ninine, le Tunisien Élie Cohen-Hadria purent, parmi les autochtones, y collaborer. Et encore étaient-ils tous trois parfaitement assimilés. La masse des militants devaient donc s’en remettre aux comptes rendus des congrès nationaux et à leurs motions, relayés par le Bulletin intérieur, les brochures ou tracts qui leur étaient ensuite distribués. Or la direction de la SFIO choisissait de traiter systématiquement les problèmes de l’outre-

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mer en séance de nuit, révélant par là à quel point elle les considérait comme secondaires. Et les délégués méditerranéens ne se distinguaient pas par un intérêt particulier. Il fallut l’urgence des « événements » d’Algérie pour que, le 30 juin 1955, le congrès national d’Asnières décide, exceptionnellement, d’avancer la discussion sur l’Union française dans la journée7.

12 Certes les fédérations d’outre-mer auraient pu exercer une influence non négligeable, mais elles n’étaient pas unanimes. Ainsi, celle de Tunisie détenait une certaine autorité grâce à Élie Cohen-Hadria et André Bidet8 et présentait une option progressiste, de même que la fédération SFIO du Vietnam. À l’inverse, celle du Maroc se montrait très conservatrice. Représentée par le sénateur Jean Léonetti, elle dénonçait l’Istiqlal comme un parti bourgeois et clérical, approuvait la politique du général Juin et refusait le droit à l’indépendance aux Marocains. Entre les deux, les trois fédérations d’Algérie, essentiellement composées de petits colons et de Pieds-Noirs fonctionnaires, adoptaient une position médiane. Outre leurs divergences, en congrès, ces fédérations s’exprimaient peu sur ces sujets en tant que tels et n’avaient guère l’occasion d’éclairer leurs camarades. La masse des militants se croyait donc informée – ce qui était loin d’être le cas – et se fiait à sa direction molletiste9.

Des ténors méditerranéens très conservateurs

13 Parmi les députés méditerranéens, trois figures donnèrent le ton : Marcel-Edmond Naegelen (Basses-Alpes) et Jules Moch (Hérault) de 1951 à 1958, ainsi que Paul Alduy (Pyrénées-Orientales) de 1956 à 1981. Le premier avait été gouverneur général d’Algérie de février 1948 à mars 1951, le second ministre de l’Intérieur de novembre 1947 à février 1950, et tous deux avaient couvert de concert le truquage des élections à l’Assemblée algérienne en avril 1948. Quant à Paul Alduy, il avait envisagé une sorte de Troisième Force internationale avec une Confédération Europe-Outre-Mer : à la libre association, il opposait le fédéralisme et, au nom de l’internationalisme, il condamnait tout nationalisme10. Derrière le ralliement à l’Union française des socialistes, perdurait par conséquent le rejet de toute indépendance. La priorité était toujours accordée aux problèmes sociaux et à l’égalité des droits des indigènes plutôt qu’au droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Depuis l’échec du projet Blum-Viollette, qui prévoyait l’assimilation de 21 000 musulmans « évolués » sous le Front populaire, les socialistes n’avaient pas renoncé à privilégier une politique réformiste en défendant le statut de 194711. Dans les professions de foi de 1956 des députés de notre corpus, ce statut ayant été enterré, il rejoignait le projet Blum-Viollette dans la litanie des occasions manquées en Algérie. Ainsi, dans l’Hérault, Jules Moch, Léon Jean et Madeleine Laissac proposaient une assemblée musulmane paritaire à collège unique afin d’assurer une plus juste représentativité des musulmans. Cela sous-entendait que l’on ne pourrait négocier qu’avec des représentants élus. Aucun d’entre eux n’évoquait en outre une possible « autonomie », ni même « un peuple algérien ».

14 Dans leur majorité, les parlementaires SFIO furent incapables d’envisager une possible décolonisation et encore moins d’en imaginer les modalités pour des raisons idéologiques et organiques. Or ceux des départements méditerranéens, en dépit de leur proximité géographique et de l’ancienneté de leurs relations avec l’Algérie, n’étaient pas dotés d’un « outillage mental », comme dirait Lucien Febvre, plus pertinent que celui de leurs camarades.

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À l’épreuve des faits, les socialistes méditerranéens dans le rang ?

15 Pour mieux mettre en perspective cette question de la discipline parlementaire, rappelons que, durant cette période, elle fut régulièrement mise à mal chez les socialistes. Il y eut d’abord, à partir de 1952, « la querelle de la CED » avec « le crime du 30 août » 1954 commis par la moitié du groupe, indiscipliné, qui refusa de ratifier le traité12. Ensuite – on l’a déjà évoqué – les parlementaires SFIO se divisèrent à nouveau sur le vote des pleins pouvoirs à de Gaulle en juin 1958. Pour autant, entre ces deux moments de crise, il n’y eut rien de semblable à propos de d’Algérie dans l’hémicycle.

Des socialistes méditerranéens disciplinés

16 La Toussaint rouge de 1954 prit les socialistes par surprise et ils n’en saisirent guère les enjeux13. Le Populaire du 2 novembre se contenta de demander : « Mais que se passe-t-il en Algérie ? ». Marqués par le souvenir des massacres de Sétif et de Constantine en mai 1945, ils approuvaient la fermeté de Pierre Mendès France et de son ministre de l’Intérieur, François Mitterrand, tout en souhaitant une répression mesurée et sans bavures. Au congrès de Suresnes de novembre 1954, ils rabâchaient que l’Algérie n’était pas une colonie mais la France, et que la République devait demeurer « une et indivisible ». Les agents de l’étranger et les colons eux-mêmes entravaient une juste application des réformes selon eux. Leur programme se résuma donc à cette formule bientôt incantatoire : « En Algérie, appliquer loyalement le Statut et accélérer l’équipement économique et social »14. Dès lors le groupe parlementaire, Méditerranéens compris, en dépit des doutes et réticences des futurs minoritaires15, apporta un soutien sans faille au gouvernement.

17 Au congrès d’Asnières de juin-juillet 1955, le débat sur l’outre-mer eut enfin une place centrale et la motion de synthèse montra une timide ouverture. La SFIO admettait désormais qu’il fallait permettre « l’accession des peuples à la gestion de leurs propres affaires et leur libre adhésion à la communauté française » dans l’Union française16. Cette révision ouvrait ainsi la voie à la loi-cadre, présentée un an plus tard par Gaston Defferre, et appliquée en Afrique et en Océanie à partir de 195717. Mais qu’en était-il de l’Algérie ? Concrètement, le congrès proposait de dissoudre l’actuelle assemblée algérienne et de la remplacer par une autre, composée à parité de Français européens et de Français musulmans, et élue par un collège unique.

18 Après la victoire du Front républicain et sa désignation à la présidence du Conseil en février 1956, Guy Mollet décida de se rendre à Alger pour installer le général Catroux. La suite est connue. Confronté à « la journée des tomates » du 6 février, choqué et bouleversé, Mollet dut accepter la démission de Catroux et accorda, dès lors, un inconditionnel soutien à son ministre résidant, Robert Lacoste. Or le groupe parlementaire se montra solidaire, même à contrecœur, du gouvernement18. Le 28 février, le président du Conseil lança son triptyque « cessez-le-feu, élections, négociations ». Officiellement, des mesures sécuritaires furent donc prises (il y eut bientôt 450 000 hommes mobilisés en Algérie) et accompagnées – comme il se devait – d’un train de réformes économiques et sociales. Officieusement, Guy Mollet mobilisa sans compter ses réseaux pour tenter de négocier en secret avec le FLN et le MNA.

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19 Au groupe parlementaire, le malaise était très profond. Pourtant, le 12 mars 1956, il vota les pouvoirs spéciaux à l’unanimité. La minorité avait beau désapprouver la politique menée et dénoncer la torture couverte par Lacoste et Mollet, ses chefs de file, Antoine Mazier, Daniel Mayer et Robert Verdier, acceptèrent finalement la discipline de vote parce que le gouvernement avait posé la question de confiance. Les parlementaires se retrouvèrent pris dans un engrenage qui les amena à reconduire, plusieurs fois et à l’unanimité, les pouvoirs spéciaux, y compris après la démission du gouvernement Mollet, en juillet, et encore en novembre 1957.

20 Depuis novembre 1956, les minoritaires usaient du néologisme de « national- molletisme » pour stigmatiser cette politique contre laquelle ils se révélaient impuissants. Lancé par Alexandre Werth dans La France depuis la guerre (1957) 19, il fit florès, et ce jusqu’à aujourd’hui. Dans le Var, Franck Arnal n’hésita cependant pas à défendre Guy Mollet dans sa profession de foi de novembre 195820. Mais dans l’ensemble, les divisions lors du ralliement de la SFIO à de Gaulle rendaient hasardeux un discours engagé sur l’Algérie lors de la campagne législative. L’embarras sur ce qui demeurait pour eux « le problème algérien » était palpable chez nos socialistes méditerranéens, alors que leurs adversaires communistes n’hésitaient pas à réclamer l’indépendance, tel Gabriel Roucaute dans le Gard21. Tout au plus, Georges Guille et Jules Fil (Aude) espéraient-ils « l’élaboration d’un statut de l’Algérie nouvelle […] dans le respect de la personnalité algérienne »22. On était encore loin de la reconnaissance d’une nation.

21 En septembre 1958, la scission affecta moins les fédérations méditerranéennes qu’elle n’aurait pu grâce au ralliement, finalement, du député-maire de Marseille, Gaston Defferre, à la direction molletiste. À ce congrès d’Issy-les-Moulineaux, la minorité n’avait obtenu aucun mandat dans les Bouches-du-Rhône – à la différence du Vaucluse, du Var, et du Gard où elle avait remporté 100 % des mandats – de sorte qu’elles offraient un faible point d’accroche au futur PSA dans la région.

« Nos compatriotes les rapatriés »

22 Il fallut donc attendre l’indépendance de mars 1962 et l’afflux de rapatriés dans leurs ports pour que nos députés socialistes sortent quelque peu du rang socialiste et s’affichent avant tout comme des élus méditerranéens. Lors de la campagne législative de novembre 1962, tous les députés de notre corpus, en effet, furent à l’unisson de leurs adversaires UNR-UDT, MRP, CNI et IPAS – à l’exception notable des communistes, pour réclamer des mesures d’urgence pour faire face à « l’exode de nos compatriotes rapatriés » : logements, emplois, indemnisations, reclassement et intégration… Le dépouillement systématique de leurs professions de foi et des sondages chez leurs camarades révèle qu’ils le firent d’une manière non seulement plus systématique mais aussi plus appuyée que dans d’autres régions de France qui n’étaient pas directement concernées. En revanche, on retrouve cette ligne chez les élus du Sud-Ouest qui accueillaient également des rapatriés23. Defferre allongea même la traditionnelle liste des occasions manquées en Algérie en vantant sa loi-cadre en outre-mer : « Si la même politique avait été suivie en Algérie, beaucoup de drames et de difficultés auraient été évités »24. Dans ce concert méditerranéen où tous les candidats, les communistes exceptés, se présentaient comme les porte-parole des rapatriés, les socialistes n’étaient pas en reste. Mais comment aurait-il pu en être autrement ?

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23 De même, lors des législatives de 1967, tous sans exception réclamèrent « l’indemnisation réelle et équitable des rapatriés spoliés »25, c’est-à-dire l’extension aux Pieds-Noirs de la loi de 1946 sur les dommages de guerre26. La FGDS avait, certes, inscrit dans son programme l’indemnisation des rapatriés et l’amnistie – sur laquelle nous reviendrons. Mais à l’analyse, il apparaît que tous les candidats socialistes de la métropole ne réclamaient pas ces mesures avec autant d’application et de constance. Les enjeux territoriaux, et en l’occurrence proprement méditerranéens, prévalaient. L’électorat pied-noir était, en effet, âprement disputé dans ces circonscriptions méditerranéennes où l’on peut même parler de surenchère, une caractéristique qui allait s’accentuer avec les débats sur l’amnistie.

Le combat pour l’amnistie : un enjeu électoral ou mémoriel ?

24 L’amnistie de la guerre d’Algérie fut un long processus, engagé par décrets dès les accords d’Évian, mais il ne trouva son aboutissement pénal qu’en 1968. Le Parlement en avait, toutefois, été écarté et les amnisties des 23 décembre 1964 et 17 juin 1966 étaient loin d’être totales. Si, en 1961, les socialistes souhaitaient excepter « le crime de sang et la direction de rébellion », Gaston Defferre réclamant même la tête de tous les gens de l’OAS27, ils évoluèrent vite vers plus de tolérance.

Les Méditerranéens sur le devant de la scène

25 Sous l’impulsion des fédérations du Midi, les socialistes réclamèrent l’indemnisation, la réhabilitation et l’amnistie au nom de la réconciliation nationale, rejoignant en cela les radicaux et le MRP.

26 Dans l’hémicycle, les Méditerranéens socialistes revenaient régulièrement à la charge : Marcel Massot (Basses-Alpes) le 10 juillet 1963, Gaston Defferre le 26 juillet de la même année… Il faut dire que leurs adversaires, Jean Poudevigne (Gard, non inscrit) et Francis Palmero (Alpes-Maritimes, non inscrit), faisaient de même le 9 décembre 1964, ainsi que le MRP Paul Coste-Floret (Hérault) le 30 novembre 196628. Mais l’enjeu pour les socialistes allait au-delà, puisqu’il s’agissait de croiser le fer avec les gaullistes, le Garde des Sceaux, Jean Foyer, et le rapporteur de son projet de loi, René Capitant, qui refusaient l’amnistie totale29. Claude Delorme (Basses-Alpes) et Raoul Bayou (Hérault) se firent même rappeler à l’ordre en décembre 1964 à cause de leurs violentes interruptions30. Ce débat leur donnait l’occasion de critiquer la Cour de sûreté de l’État créée en 1961 à la suite du putsch des généraux, de dénoncer une justice d’exception31, et par là-même de qualifier le régime de « personnel ». Pour finir, les groupes PS, Centre démocrate, Rassemblement Démocratique et communiste refusèrent symboliquement de prendre part au scrutin final de décembre 196432.

27 Lors de la présentation d’un second projet par le Garde des Sceaux en avril 1966, Gaston Defferre s’afficha « en représentant des départements du Midi » et vanta les mérites de l’oubli, ce qui après sa vindicte à la Saint-Just de 1961 ne manqua pas de faire sourire ses adversaires : Je tiens à dire que ceux qui comme moi, au moment où les faits se sont produits, n’ont pas craint de se déclarer publiquement hostiles à l’OAS […] ont mieux compris personnellement un certain nombre de choses en voyant leurs compatriotes

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d’Algérie débarquer à Marseille et en lisant dans leur regard leur angoisse et leur colère33.

28 Sa déclaration avait le mérite de la clarté : désormais lui et ses collègues prenaient fait et cause pour les Pieds-Noirs.

29 En novembre 1967, un nouveau projet, présenté par le gouvernement Pompidou et défendu par le Garde des Sceaux, Louis Joxe, visait à maintenir l’amnistie par décret présidentiel au côté de l’amnistie de droit. Les députés socialistes du Midi, qui ne manquaient jamais de rappeler leur provenance géographique, se relayèrent à la tribune pour le descendre en flamme. D’une part, ils ne pouvaient laisser le champ libre au député-maire de Nice, Jean Médecin (PDM), pour défendre une « véritable » amnistie34. D’autre part, selon Paul Cléricy (Alpes-Maritimes), ce projet était vecteur « d’arbitraire et d’injustice, confiant au chef de l’État des pouvoirs exorbitants »35. Il s’agissait désormais d’accuser de Gaulle d’avoir abusé de la confiance des Français d’Algérie ou favorables à l’Algérie française et donc d’être responsable de leurs égarements : le gouvernement « qui s’est hissé au pouvoir aux cris “d’Algérie française !” et de “la France de Dunkerque à Tamanrasset !”, poursuivait Cléricy, a-t-il vraiment le droit de détailler ainsi la clémence et de maintenir en prison ceux qui ont eu le tort de le croire et de l’aider à atteindre son but ? »36. Et Paul Alduy de qualifier le texte « d’essence monarchique »37. Désormais, outre les rapatriés, Marcel Massot entendait défendre « les soldats perdus ou égarés » par la faute de de Gaulle38. Si le gaulliste André Fanton accusa publiquement Gaston Defferre d’électoralisme39, au-delà de la question des Pieds-Noirs et donc de leurs suffrages, le combat pour l’amnistie était aussi une façon d’exister dans l’opposition. Après la vague gaulliste de juin 1968, Marcel Massot eut beau jeu de se moquer du projet d’amnistie totale de René Capitant, en suggérant qu’il aurait été négocié « au cours d’un mystérieux voyage à Baden-Baden » le 29 mai dernier40. Un « coup de Massu ! », railla l’un de ses camarades41.

30 Si la question des séquelles de la guerre d’Algérie fit l’unanimité chez les socialistes jusqu’à l’amnistie de 1968, ce furent bien les Méditerranéens qui furent chargés de porter l’estocade au Palais Bourbon. Le parti avait pris en compte leur enjeu électoral spécifique, à charge pour eux d’en faire un cheval de bataille contre le régime gaulliste. Mais cette concordance des points de vue ne résista pas à la refondation du PS.

Acculturation ou combat d’arrière-garde ?

31 Sans revenir sur la façon dont François Mitterrand s’empara du PS au congrès d’Épinay en 1971, rappelons qu’avec les Assises du socialisme en 1974, de nouveaux militants venus de la Nouvelle Gauche et, en particulier, du PSU avec Michel Rocard modifièrent profondément la perception de la guerre d’Algérie. Souvent entrée en politique par la lutte anticoloniale, en Algérie ou au Vietnam, et par rejet du « national-molletisme », cette nouvelle génération portée au Palais Bourbon en 1981 voyait le règlement des séquelles de « la sale guerre » d’une tout autre façon que ses aînés. Qu’en était-il des Méditerranéens, sachant que près des deux tiers d’entre eux (17 sur 27) n’avaient pas vingt ans lorsque la guerre éclata en 1954 ?

32 Entre-temps, « la nostalgérie », pour reprendre la formule d’Alain Ruscio, avait été récupérée et instrumentalisée par l’extrême-droite et donc le Front National42. Après l’élection de Valéry Giscard d’Estaing en 1974, la loi d’amnistie du 16 juillet accorda une réparation symbolique aux amnistiés de 1968 en leur restituant leurs décorations. En

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revanche, les tentatives, par exemple de Jacques Soustelle, pour permettre la réintégration des derniers membres de l’OAS dans les ordres civils et militaires échouèrent. À cette date, la droite et le centre jugeaient la loi de 1974 trop réservée et le parti communiste la qualifiait quant à lui d’inadmissible. Les socialistes se signalèrent alors par leur discrétion. Et le Corse Jean Zuccarelli, qui appelait à effacer « la tare de la condamnation » et « sa flétrissure », avait déserté la FGDS pour l’UDF43.

33 Or lors d’un meeting à Avignon, le 4 avril 1981, le candidat Mitterrand s’engagea à régler la question, sans toutefois la faire figurer dans ses cent propositions44. Éric Duhamel a montré comment il espérait ainsi remporter une revanche posthume sur le Général, en reprenant l’idée qu’il portait la responsabilité des actes d’insoumission et qu’une autre politique aurait été possible45. Le dépouillement des professions de foi de juin 1981 révèle, cependant, un très net recul de la cause des rapatriés par rapport aux législatives de 1967 et 1968. Seuls les candidats PS des Bouches-du-Rhône, dans un chapitre « Vivre ensemble » de leur texte commun, insérèrent les propositions d’« ouvrir le droit à l’indemnisation à tous ceux qui ont été spoliés, quelle que soit la date de la spoliation et de déclarer l’amnistie générale » ; et à Béziers, Raoul Bayou rappelait « ses initiatives en faveur […] des rapatriés et des harkis »46. Cette discrétion se retrouvait d’ailleurs chez leurs adversaires RPR et UDF, les candidats frontistes, en revanche, occupant avec profit ce terrain.

34 Lors du débat sur la traditionnelle amnistie présidentielle, le 29 juillet 1981, le projet ne permettait nullement une réhabilitation complète des insoumis. Gilbert Sénès (Hérault) se fit alors remarquer en dénonçant l’article 16 qui avait fait de militants OAS suspectés – mais non condamnés – des « victimes de véritables lettres de cachet […] internés arbitrairement dans un véritable goulag » [sic] à Saint-Maurice-sur-Ardoise entre décembre 1961 et juillet 1962 et en réclamant pour eux réparation, ce qui provoqua l’indignation de l’opposition47.

35 Mais le 29 septembre 1982, Raymond Courrière, secrétaire d’État aux Rapatriés, conformément aux attentes du président Mitterrand, présenta un projet de loi « portant réparation des préjudices par les agents publics et les personnes privées en raison des événements en Afrique du Nord ». Il suscita immédiatement un virulent débat dans l’opinion publique et la presse nationale. Le 21 octobre 1982, le rapporteur Gérard Gouzes, député de Haute-Garonne né en Algérie, avec moult précautions oratoires, entreprit d’expliquer qu’il ne s’agissait pas de réhabiliter et encore moins de pardonner ou de justifier48. Mais lorsqu’il annonça que les officiers généraux félons seraient réintégrés, le président du groupe socialiste, Pierre Joxe, demanda une suspension de séance49.

36 La réunion du groupe, le 6 octobre, avait en effet été tendue : une sensibilité que les observateurs qualifièrent de « méditerranéenne », y compris chez des élus du Sud- Ouest (Gérard Gouzes de Marmande ou Jean-Michel Baylet de Toulouse), s’opposait à une sensibilité dite « Nouvelle Gauche ou PSU »50, représentée par Pierre Joxe et Alain Richard, bientôt rejoints par Lionel Jospin, le premier secrétaire du parti. Cette fracture générationnelle51 rejouait celle qui séparait ceux de la SFIO ou de la FGDS et ceux venus des Assises du socialisme.

37 Aux yeux de cette nouvelle génération de députés, en dépit des pressions exercées par le président et le Premier ministre par l’intermédiaire du président de la Commission des lois, Raymond Forni, il fallait exclure les officiers généraux félons de cette réintégration, en amendant le texte. Dès lors, les Méditerranéens se retrouvèrent

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partagés entre leur fidélité à la mémoire douloureuse des Pieds-Noirs et des Harkis, tel Georges Frêche, et la culture anticolonialiste de la nouvelle génération. Pierre Guidoni (Aude) eut la tâche délicate d’expliquer à la tribune la fronde de son groupe, qui se révélait en fait bel et bien indiscipliné selon les statuts du parti. Ce débat, déclara-t-il, « interroge notre propre histoire, nos propres souvenirs, pour nombre d’entre nous ce qu’a été notre jeunesse. Il y a là, sous les cendres à peine froides, apparemment froides, des braises qui brûlent encore »52. Le groupe ne voterait le texte que s’il était amendé, car il voulait « écarter du bénéfice de la loi les officiers généraux qui ont pris les armes contre la République et porté la responsabilité essentielle d’une entreprise de subversion »53. Lors du scrutin final, les Méditerranéens socialistes se scindèrent alors en deux camps très inégaux : cinq seulement, nés entre 1914 et 1942, Guy Durbec (Var), Jean-Paul Luisi (Haute-Corse) et trois des députés de l’Hérault, Raoul Bayou, Georges Frêche, et Gilbert Sénès refusèrent l’amendement Jospin (soit 29 % des socialistes qui votèrent contre), alors que leurs 22 autres camarades l’acceptaient (soit 8 % des socialistes pour), acculturés en quelque sorte à l’anticolonialisme54. Finalement, le gouvernement de Pierre Mauroy dut se résoudre à recourir au 49.3 pour faire passer le texte dans son intégralité et mit ainsi fin à leur dilemme.

38 Ce combat symbolique était-il un combat d’arrière-garde, ou bien le moyen assumé de ne pas abandonner les suffrages des Pieds-Noirs au Front National ? Il est difficile de trancher mais les deux facteurs se mêlaient sans doute chez les quelques Méditerranéens opiniâtres.

39 Par conséquent, les députés socialistes méditerranéens ne se distinguèrent guère de leurs camarades dans leur appréhension de la Toussaint rouge de 1954 et n’avaient guère, en dépit de leur proximité géographique et culturelle, élaboré d’outils pour anticiper le drame et la guerre à venir. Avec l’afflux de rapatriés dans leurs circonscriptions à partir de 1962, ils firent intégrer par les programmes de la SFIO, puis de la FGDS, la nécessité de défendre les intérêts, tant économiques que juridiques, des Pieds-Noirs, qui constituaient – à n’en pas douter – un électorat non négligeable. Mais une fois l’amnistie pénale acquise en 1968, la nouvelle génération de parlementaires socialistes issue des Assises du socialisme et de la Nouvelle Gauche se montra plus réticente à s’engager dans la voie des réparations symboliques. Chez cette génération nourrie à l’anticolonialisme de gauche et à la détestation du « national-molletisme », la sensibilité méditerranéenne au devoir de mémoire envers les rapatriés et les Harkis s’était bel et bien émoussée, voire inversée, y compris chez la plupart des Méditerranéens à l’exception de quelques irréductibles. Les élus de cette nouvelle génération se retrouvaient ainsi, contre toute attente, en décalage avec le président Mitterrand qui les avait portés au Parlement, ce qui en dit long sur les difficultés à imposer une mémoire par en haut, même dans le feu d’une éclatante victoire. Lors de son second quinquennat, François Mitterrand allait à nouveau heurter de plein fouet leur mémoire collective, mais cette fois-ci avec son passé de vichysto-résistant pendant la seconde guerre mondiale.

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NOTES

1. Gilles Morin, De l’opposition socialiste à la guerre d’Algérie au parti socialiste autonome (1954-1960). Un courant socialiste de la SFIO au PSU, thèse de doctorat sous la direction d’Antoine Prost, Université Paris 1 - Sorbonne, 3 vol., 1992. 2. Georges Oved, La gauche française et le nationalisme marocain, 1905-1955, 2 vol., Paris, L’Harmattan, 1984. 3. Georges Balandier, « La situation coloniale : approche théorique », Cahiers internationaux de sociologie, vol. 11, 1951, p. 44-79. 4. Robert Gourdon (Var), Élections législatives à l’Assemblée nationale. 3e législature. 1956-1958. Recueil de tracts électoraux, listes, programmes, professions de foi et engagements des candidats aux élections, BnF. 5. Voir entre autres, Émile Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse : le système totémique en Australie, Paris, Félix Alcan, 1912, et Lucien Lévy-Bruhl, La mentalité primitive, Paris, Félix Alcan, 1922. 6. La revue socialiste, créée par Benoît Malon en 1885, cessa de paraître en 1914. Ernest Labrousse la relança en mai 1946. Voir Julien Agenjo, La revue socialiste de 1946 à 1973, revue partisane ou de libre-pensée ?, mémoire de master 2 d’histoire sous la direction de Christine Bouneau, Université Bordeaux 3, 2012. 7. André Bidet, « Rapport sur l’Union française et discussion », Parti socialiste – SFIO, 47e Congrès national des 30 juin, 1er, 2 et 3 juillet 1955 d’Asnières, compte rendu, OURS, p. 72 sq. 8. Médecin juif franco-tunisien, Élie Cohen-Hadria (1898-1987) avait adhéré à la SFIO en 1925 en Tunisie. Il défendit l’indépendance tunisienne aux lendemains de la seconde guerre mondiale. (Voir Élie Cohen-Hadria, Du protectorat français à l’indépendance tunisienne : souvenirs d’un témoin socialiste, Nice, Centre de la Méditerranée moderne et contemporaine, 1976). Censeur du collège de Bizerte, André Bidet (1897-1983) fut secrétaire fédéral SFIO en Tunisie de mars à décembre 1946, puis désigné par l’Assemblée nationale au titre de son parti pour siéger à l’Assemblée de l’Union française en 1947. Il fut secrétaire du bureau de cette assemblée de 1948 à 1958, puis du bureau de l’Outre-Mer et de la Communauté de 1959 à 1962. 9. De sorte que l’on serait en droit de s’interroger sur la responsabilité personnelle du secrétaire général, Guy Mollet, mais il ne saurait être question d’approfondir ici ce problème étudié par ailleurs. Voir Gilles Morin, De l’opposition socialiste à la guerre d’Algérie…, op. cit., p. 161-173 et François Lafon, Guy Mollet, Fayard, 2006, p. 507-508. 10. Il présidait alors l’Assemblée de l’Union française. Paul Alduy, « Le problème colonial à la lumière du socialisme », La revue socialiste, n° 14, octobre 1947. 11. La loi du 20 septembre 1947, dont on pouvait espérer qu’elle ouvrirait la voie à une Algérie nouvelle, établissait en fait l’inégalité en matière de droits civiques, puisqu’elle instituait deux collèges électoraux : le premier (900 000 Européens) élisait 60 représentants à l’Assemblée algérienne, le second (9 millions d’indigènes) élisait également 60 représentants à cette même assemblée. 12. Gilles Morin, « Les oppositions socialistes à la CED. Les acteurs du débat », Les cahiers de l’IRICE, n° 4, février 2009, p. 83-100. 13. Rappelons que le 1er novembre 1954, le Front de Libération nationale (FLN) manifesta son existence par une série d’attentats sur le territoire algérien.

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14. Parti socialiste - SFIO, Bulletin intérieur, n° 75, janvier 1955, p. 8. 15. Voir Gilles Morin, De l’opposition socialiste à la guerre d’Algérie…, op. cit. 16. Parti socialiste - SFIO, 47e Congrès national des 30 juin…, op. cit., p. 368 sq. 17. Voir Anne-Laure Ollivier, Gaston Defferre. Un socialiste au pouvoir, de Marseille à l’élection présidentielle de 1969, thèse de doctorat sous la direction d’Olivier Wieviorka, ENS Cachan, 2011, p. 485-538. 18. Guy Mollet se sentait une dette envers Robert Lacoste parce que celui-ci avait abandonné le grand ministère de l’Économie, auquel il rêvait depuis toujours, pour prendre une succession que tous les autres venaient de refuser, en l’occurrence : Mendès France, Alain Savary, Gaston Deferre, et Édouard Depreux. Voir François Lafon, Guy Mollet, op. cit., p. 513. 19. À terme, cette locution eut l’avantage de cristalliser la haine sur la personne du secrétaire général et d’exempter les socialistes de toute responsabilité collective. Marc Sadoun parla ainsi de « bouc émissaire », « Les socialistes entre principes, pouvoirs et mémoire », dans Jean-Pierre Rioux (dir.), La guerre d’Algérie et les Français, Paris, Fayard, 1990, p. 234. 20. Franck Arnal (Var), Élections législatives à l’Assemblée nationale. 1re législature. 1958. Recueil de tracts électoraux, listes, programmes, professions de foi et engagements des candidats aux élections, BnF. 21. Gabriel Roucaute (Gard 3e), 1958, id. 22. Georges Guille et Jules Fil (Aude), 1958, id. 23. Du Nord au Sud, ont été sondées les professions de foi du Bas-Rhin, du Finistère, du Val-de-Marne et de la Gironde. Ce dernier département accueillant des communautés de Pieds-Noirs, des députés centristes ou de gauche étaient sur la même ligne que les députés méditerranéens. Par exemple, le maire socialiste de Mérignac, Robert Brettes, exige régulièrement « l’amnistie et l’indemnisation pour tous les rapatriés ». 24. Gaston Defferre (Bouches-du-Rhône 3e, Marseille), Élections législatives à l’Assemblée nationale. 2e législature. 1962. Recueil de tracts électoraux, listes, programmes, professions de foi et engagements des candidats aux élections, BnF. 25. Par exemple, Francis Vals (Aude 2e, Narbonne), Élections législatives à l’Assemblée nationale. 3e législature. 1967. Recueil de tracts électoraux, listes, programmes, professions de foi et engagements des candidats aux élections, BnF. 26. Par exemple, Lucien Milhau (Aude 3e, Castelnaudary) 1967, ibid. 27. Propos rappelés à Gaston Defferre par le Garde des Sceaux, 2e séance du 21 avril 1966, Assemblée nationale (désormais AN), p. 888. 28. AN, « Amnistie », Seconde législature. Table générale des documents et débats parlementaires, 6 décembre 1962 au 2 avril 1967, Paris, Imprimerie de l’Assemblée nationale, 1969. 29. 2e séance du 17 décembre 1964, AN, interventions de Jean Foyer et René Capitant, p. 6171-6172. 30. 3e séance du 17 décembre 1964, AN, p. 6193-6194. 31. À partir de la 2e séance du 17 décembre 1964, AN, intervention de Marcel Massot, p. 6178-6179. 32. Ibid., p. 6226-6227. « Nous vous laissons à votre comédie macabre », déclara le socialiste Arthur Notebart (Nord 5e). 33. 2e séance du 21 avril 1966, AN, intervention de Gaston Defferre, p. 878. 34. Propositions de loi de Jean Médecin du 12 avril 1967 et du 19 juillet 1968. 35. 1re séance du 28 novembre 1967, AN, intervention de Paul Cléricy, p. 5288.

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36. Ibid., p. 5289. 37. Ibid., Paul Alduy, p. 5293. 38. Ibid., Marcel Massot, p. 5292. 39. 2e séance du 14 décembre 1967, interpellation d’André Fanton, p. 5907. 40. 1re séance du 23 juillet 1968, intervention de Marcel Massot, p. 2473. 41. Marcel (pour Raoul) Bayou, ibid. 42. Alain Ruscio, Nostalgérie. L’interminable histoire de l’OAS, Paris La Découverte, 2015. 43. 1re séance du 20 juin 1974, AN, intervention de Jean Zuccarelli, p. 2887. 44. Stéphane Gacon, « Histoire d’une amnistie. L’amnistie de la guerre d’Algérie », dans Thomas Bouchet, Stéphane Gacon et Serge Wolikow (dir.), « Traces de la guerre d’Algérie. 40 ans de turbulences dans la vie politique française », Cahiers de l’IHC, n° 2, 1995, p. 30. 45. Éric Duhamel, « François Mitterrand en guerre d’Algérie, enjeu de pouvoir, enjeu de mémoire », ibid., p. 41-65. 46. Listes des Bouches-du-Rhône et Raoul Bayou (Béziers), Élections législatives à l’Assemblée nationale. 7e législature. 1981. Recueil de tracts électoraux, listes, programmes, professions de foi et engagements des candidats aux élections, BnF. 47. 2e séance du 29 juillet 1981, AN, intervention de Gilbert Sénès, p. 491. 48. 1re séance du 21 octobre 1982, AN, rapport de Gérard Gouzes, p. 6086. 49. Parmi les quatre généraux putschistes du 21 avril 1961 à Alger, Maurice Challe et André Zeller étaient alors décédés ; demeuraient Edmond Jouhaud et Raoul Salan. 50. Voir Le Matin du 15 octobre 1982, cité par Stéphane Gacon, L’amnistie. De la Commune à la guerre d’Algérie, Paris, Le Seuil, 2002. 51. Jean-Yves Lhomeau, dans Le Monde du 23 octobre 1982, privilégiait, quant à lui, le facteur générationnel : « Lorsqu’il s’est efforcé, avec succès, de “retourner” le groupe socialiste dont il est le président, M. Pierre Joxe s’est appuyé sur une génération d’élus formés au militantisme pendant la guerre d’Algérie, contre les compromissions de la SFIO. Ceux-là ont de l’opinion de gauche une perception militante qui répugne aux “arrangements” de l’histoire, même à vingt ans de distance », écrit-il. 52. 3e séance du 21 octobre, AN, intervention de Pierre Guidoni, p. 6133. 53. Ibid, p. 6141. 54. Annexes au procès-verbal de la 3e séance du 21 octobre 1982, p. 6151-6155.

RÉSUMÉS

La gestion de la guerre d’Algérie par le gouvernement Guy Mollet (février 1956 - mai 1957) a été qualifiée par ses opposants de « national-molletisme » et a marqué la mémoire de la gauche française jusqu’à aujourd’hui. Avec l’indépendance de l’Algérie en mars 1962 et l’arrivée des rapatriés, les députés méditerranéens défendent les intérêts des Pieds-Noirs soutenu par l’ensemble de leur parti. Mais ils finissent par s’opposer à leurs collègues de la nouvelle génération sur l’amnistie voulue par le président Mitterrand en 1982. Pour réfléchir à l’identité méditerranéenne des parlementaires, le cas des députés socialistes est intéressant pour observer

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les variations régionales de la culture politique d’un parti où la discipline parlementaire est, en théorie, très forte, mais qui, en pratique sur l’Algérie est discutée.

The handling of the Algerian war by the Guy Mollet government (February 1956-May 1957), described as “national-molletisme” by its opponents, has traumatized the memory of the French Left until now. After Algeria’s independence in March 1962 and the arrival of returnees, Mediterranean MPs defended the interests of those nicknamed Pieds-noirs, or “Black feet”, with the support of the Socialist party. But a rift eventually appeared in the party between these MPs and the younger generation on the amnesty proposed by President Mitterrand in 1982. To reflect on the Mediterranean identity of parliamentarians, the case of socialist MPs provides an interesting insight into the regional variations in the political culture of a party where parliamentary discipline was in theory very strong, but has been challenged on questions to do with the Algerian war.

INDEX

Keywords : Algerian War, French Socialist Party, Memory, Black feett, Amnesty of 1982 Mots-clés : Guerre d’Algérie, Parti socialiste, mémoire, Pieds-Noirs, amnistie de 1982

AUTEUR

NOËLLINE CASTAGNEZ Enseigne à l’université d’Orléans (laboratoire POLEN – EA4710), elle est rédactrice en chef de Parlement(s). Revue d’Histoire politique. Elle est spécialiste de l’histoire du mouvement ouvrier en Europe. Elle a co-dirigé, entre autres, Le Parti socialiste d’Épinay à l’Élysée (1971-1981) (Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015) et Les socialistes français à l’heure de la Libération. Perspectives française et européenne 1943-1947 (Paris, l’OURS, 2016). Elle travaille aussi sur la mémoire des guerres et a co-dirigé, avec Pierre Allorant, Mémoires des guerres. Le Centre Val-de- Loire de Jeanne d’Arc à Jean Zay (Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015).

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Dossier : Les parlementaires méditerranéens. France, Espagne, Italie, XIXe-XXe siècles

Approche comparée : les terres méditerranéennes en perspective

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Dossier : Les parlementaires méditerranéens. France, Espagne, Italie, XIXe-XXe siècles

Approche comparée : les terres méditerranéennes en perspective

Parlementaires espagnols

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De la biographie à la prosopographie parlementaire : une analyse comparative entre les districts atlantiques et méditerranéens au Pays Basque (1877-1923)1

Joseba Agirreazkuenaga, Eduardo J. Alonso et Mikel Urquijo

De la biographie à la prosopographie parlementaire

1 Le travail que nous présentons s’inscrit dans une ligne de recherche amorcée il y a plus de dix ans2 par notre groupe de recherche, afin d’analyser la représentation parlementaire du Pays Basque au sein du Parlement espagnol, durant la période allant de 1808 à 1939.

2 Dans la première phase, nous avons fait une analyse micro-biographique des 610 parlementaires qui représentaient les districts basques entre 1808 et 1939, dans deux dictionnaires biographiques3, qui comprennent les biographies détaillées des élus. Notre objectif était de réaliser une étude sur les carrières politiques des parlementaires par une connaissance complète des lignes de développement plutôt que d’éléments isolés4. L’élaboration de ces dictionnaires biographiques a servi de modèle pour la mise en œuvre d’un projet de Dictionnaire Biographique des parlementaires espagnols 5. En 2008, nous avons procédé à l’analyse prosopographique6, en premier lieu des parlementaires de la Deuxième République7, ensuite des différentes phases de la Restauration : 1876-18908, 1891-19149 et 1916-192310. Nous présentons ici l’analyse des parlementaires qui représentaient les districts de Vasconie pendant la Restauration (1876-1923), dans une double perspective : comme conclusions préalables pour l’ensemble de la période et comme analyse concluante à certains égards.

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3 Si nous passons en revue la littérature publiée à ce jour, nous y trouverons des analyses partielles de la composition du Parlement espagnol11, bien différentes de celles fournies par nous. L’analyse prosopographique réalisée par nous se base sur la collecte exhaustive de sources primaires utilisées pour l’élaboration de nos dictionnaires biographiques. Par conséquent, dans ce travail, outre l’analyse d’un groupe de parlementaires, nous développons un modèle de travail pour l’étude du Parlement à partir de ses acteurs. En 1874, après l’expérience brève et instable du Sexennat démocratique (1868-1874), la monarchie des Bourbons est restaurée en Espagne avec la figure d’Alphonse XII, marquant le début de la période historique de la Restauration, qui se prolongera jusqu’en 1923, année où, face à la crise profonde que connaît ce système, le général Primo de Rivera impose une dictature militaire, avec le soutien de la monarchie. Face aux tentatives de démocratisation du Sexennat, la Restauration est une réaction conservatrice qui établit un régime libéral sans démocratie, aux caractéristiques similaires à d’autres systèmes européens de l’époque, en particulier du sud de l’Europe. Le rotativisme du Portugal de la « regeneração », le transformisme de l’Italie post-unitaire, ou le caciquisme dans le cas espagnol, sont quelques-uns des concepts utilisés pour caractériser ces systèmes où le libéralisme et l’oligarchie coexistent, articulés par un réseau dense de relations sociales clientélistes12, qui dominaient – à des degrés divers, selon l’endroit et le moment – la politique.

4 Le système politique de la Restauration, conçu par le politicien conservateur Antonio Cánovas del Castillo, donne lieu à la Constitution espagnole de 1876, qui récupère la formulation du libéralisme doctrinaire de la Constitution de 1845, en rejetant le concept de souveraineté nationale en faveur du principe de souveraineté partagée entre la monarchie et le Parlement (« Las Cortes »). La Couronne devient ainsi le centre de la vie politique, compte tenu de sa primauté institutionnelle sur le Parlement par le contrôle de l’exécutif et de son pouvoir de le dissoudre. Afin d’éviter l’instabilité, les soulèvements militaires constants et l’exclusivisme politique de l’étape élisabéthaine, Cánovas conçoit le pouvoir alternatif, à savoir, le système par lequel les deux grandes options – le parti conservateur de Cánovas et le libéral de Sagasta – alternaient au pouvoir. L’arbitre de système était, au lieu du corps électoral, le roi, qui exerçait l’arbitrage par la dissolution du Parlement et la désignation de l’exécutif, à partir duquel étaient « fabriquées » les majorités parlementaires nécessaires, en utilisant pour ce faire divers mécanismes qui agissaient conjointement, comme la loi électorale, l’ « encasillado » (candidature officielle), le contrôle de la vie municipale, le caciquisme et les réseaux clientélistes. Autrement dit, la corruption et la fraude électorale. La logique parlementaire d’accès au gouvernement était ainsi invertie. De sorte que l’exécutif ne procédait pas des forces majoritaires au Parlement, en tant qu’expression de l’élection électorale, mais c’était le gouvernement lui-même, après avoir reçu la confiance de la Couronne, qui « produisait » la majorité parlementaire nécessaire. S’il faut reconnaître la stabilité du système de Cánovas – dans le processus turbulent de construction de l’État libéral espagnol, le fait qu’une constitution soit en vigueur pendant plus de quatre décennies s’avère certes exceptionnel –, on ne peut pas oublier son incapacité à intégrer les nouveaux secteurs sociaux qui émergent avec les processus de modernisation et pour répondre à leurs demandes. Autrement dit, pour s’adapter à la socialisation politique des masses.

5 Dans le système institutionnel de la Restauration, le Parlement13 était, par conséquent, une institution faible et subordonnée à la Couronne, qui contrôlait l’exécutif tout en

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partageant avec le Parlement le pouvoir législatif. Ce déséquilibre entre ces deux pouvoirs « co-souverains » a conduit les experts en droit constitutionnel à définir la Restauration non pas comme une monarchie parlementaire, mais comme une monarchie constitutionnelle14. Le Parlement était composé de deux chambres, le Congrès et le Sénat, aux facultés égales, mais de signification différente, puisque le Congrès avait une plus grande importance politique que le Sénat15. Ce dernier, qui témoignait de nouveau dans sa composition de l’influence de la Couronne, était une chambre aristocratique accessible de trois façons différentes à trois types de sénateurs : les sénateurs « à vie », désignés par la Couronne ; les sénateurs « de plein droit » (la famille du roi, les membres de la noblesse de plus haut rang ou les plus hauts dirigeants de l’armée, de l’Église et de l’administration) ; les sénateurs élus par les corporations de l’État (archevêchés, académies royales, sociétés économiques et universités), ainsi que de grands contribuables, qui devaient occuper ou avoir occupé un poste élevé au gouvernement ou dans l’administration, la magistrature, l’armée, l’Église, le monde de l’éducation et de la culture16 et avec un revenu d’au moins 7 500 pesetas. Le nombre de sénateurs à vie et désignés par le roi ne pouvait pas dépasser 180, qui était le nombre de sénateurs éligibles. Étant donné qu’en Vasconie aucun sénateur n’était désigné par les corporations, nous allons analyser les sénateurs élus par les quatre provinces (Araba, Bizkaia, Gipuzkoa et Navarre) sélectionnés17 par nous.

6 Le Congrès était composé de députés élus, qui devaient être Espagnols et majeurs, et jouir de tous les droits civils. Étant donné que la fonction de député au Parlement n’était pas rémunérée, seul un nombre réduit de personnes pouvait aspirer à un siège. Bien que les députés étaient élus pour une période de cinq ans, dans la pratique, la durée des législatures était généralement plus courte, à l’exception du Parlement long libéral (1885-1890), le seul qui dura le temps prévu par la Constitution.

7 La Constitution de 1876 ne définit pas le système électoral et différentes normes réglementèrent cette question sous la Restauration. Durant la période analysée (1876-1923), deux systèmes ont été utilisés. Les premières élections que nous examinons, celles de 1876, maintiennent le suffrage universel masculin et la loi électorale de la période précédente. Cependant, ces élections ne sont pas démocratiques, compte tenu de la fraude et de l’ingérence du gouvernement, ainsi que de la situation de guerre qui touchait les provinces analysées, qui limitent l’exercice du droit de suffrage. Avec l’adoption de la Loi électorale de 1878 et jusqu’en 1890, année où le suffrage universel masculin est rétabli, le droit de vote est limité aux inscrits sur la liste électorale, qui devaient être espagnols, âgés de plus de 25 ans et apporter une contribution au Trésor, réduisant ainsi considérablement le corps électoral, à environ 5 % de la population18. En 1890, l’une des principales réformes électorales de cette période établit le suffrage universel masculin, de sorte que l’électorat atteint 27,3 % de la population, l’un des plus importants en Europe à l’époque. Toutefois, d’autres aspects du processus électoral, comme la répartition territoriale de la représentation, ne sont pas modifiés, et cela n’implique pas l’introduction de mesures visant une plus grande transparence électorale. Le système reste donc tout aussi vicié, mais au détriment – certes – d’un plus gros effort économique de la part des candidats, qui devaient payer pour les suffrages. La réforme électorale de Maura, en 1907, établit la nomination de députés, dans les districts où il n’y avait pas plus d’un candidat, sans élections (le « fameux » article 29) et impose, en outre, des exigences restrictives pour être candidat. Une tentative, en quelque sorte, de restreindre la compétence électorale, contre la

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progression de la participation électorale et la croissance des forces en marge du système19.

8 Quoi qu’il en soit, au-delà des restrictions du droit de vote, ce qui a marqué les élections de la Restauration est la fraude systématique facilitée, parmi bien d’autres éléments, par une géographie électorale qui divisait le territoire en petits districts uninominaux, avec la seule exception, à partir de la Loi électorale de 1878, de vingt circonscriptions plurinominales formées par l’inclusion dans certains districts urbains des districts ruraux voisins.

9 Par conséquent, le Parlement de la Restauration est une institution affaiblie, du fait de sa subordination à la Couronne, et à peine représentatif, compte tenu de sa limitation et de la fraude électorale. Une institution dont on ne peut cependant nier l’importance. Comme l’affirme M. Cabrera, le Parlement de la Restauration devient l’un des centres de la vie politique de l’époque et il permet d’instaurer une culture de négociation et de compromis, bien que ce soit dans le cadre d’une politique de notables20. Mais si le rôle du Parlement de la Restauration est loin d’être négligeable, celui des parlementaires l’est encore moins, car ils constituent une nouvelle élite politique fondamentale pour relier la politique centrale et les sociétés locales, au cours d’une période historique caractérisée par la faible articulation de l’État et par la coexistence de relations sociales de nature clientéliste, de l’Ancien Régime, et de formes politiques modernes de nature libérale. Dans un tel contexte, le parlementaire opère souvent hors du Parlement, en faisant pression sur ce dernier, auprès du Gouvernement, des principaux partis ou des diverses instances administratives, développant ainsi une fonction davantage sociopolitique que strictement juridico-législative. Pour les sociétés locales, le parlementaire était la voie d’accès à un État qui semblait inaccessible, alors que pour les pouvoirs centraux il s’agissait d’un intermédiaire face à une société à laquelle ils réclamaient ordre, voix et impôts21. D’où l’importance de l’analyse prosopographique de l’élite parlementaire, qui permet non seulement d’ébaucher son profil social, mais qui peut aussi nous informer sur les relations clientélistes et les fondements économiques et sociaux du pouvoir public à l’époque de la Restauration22.

10 Le cadre chronologique (1876-1923) et spatial (Araba, Bizkaia, Gipuzkoa, Navarre) des élus présente des caractéristiques uniques dans l’ensemble de la Restauration espagnole, qu’il convient de rappeler avant d’aborder l’analyse prosopographique. C’est lors de la première étape de la Restauration que le système institutionnel est conçu, que les partis dynastiques sont formés et que le « turnismo » (alternance politique) commence à être appliqué. Au Pays Basque, ce processus n’implique pas seulement un changement de régime politique, mais aussi une nouvelle forme d’intégration dans l’État libéral espagnol, puisqu’en 1876, le carlisme ayant été militairement vaincu, le gouvernement de Cánovas promulgue une nouvelle loi, pour réglementer et contrôler les institutions autonomes basques. Finalement, face à la résistance des gouvernements provinciaux, il décide, en 1877, de supprimer les assemblées représentatives et leurs gouvernements provinciaux respectifs. Mais en 1878, il publie un décret, dans lequel les nouveaux conseils provinciaux, nommés par le gouvernement central, arrivent à un accord transitoire pour la mise en place d’un régime fiscal-administratif, qui est à l’origine de l’accord économique (« Concierto económico »), un instrument d’autonomie fiscale et financière. La question basque, autrement dit, la forme d’intégration du Pays Basque au sein de l’État espagnol, continue à être au cœur de la politique basque durant

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la Restauration, ce qui se reflète, bien entendu, dans les élections et les débats parlementaires.

11 En dehors de la question de l’autonomie politique, la vie politique basque de l’époque23 se distingue également par un équilibre de forces différent de celui de l’ensemble de l’Espagne, en raison du grand poids du carlisme-traditionalisme militairement vaincu et de la relative faiblesse organique des forces dynastiques, qui réussissent malgré tout à dominer la représentation parlementaire basque, dans le cadre d’un système qui se caractérise par la restriction et la fraude électorale. Alors que, au niveau de la politique de l’État, c’est la dialectique des conservateurs contre les libéraux qui s’impose, la ligne principale de division de la politique basque est celle qui sépare les traditionalistes et les diverses forces libérales, au moins jusqu’au début du XXe siècle, où commence à surgir la confrontation gauche-droite. Le Pays Basque n’appliquant pas pleinement la règle de l’alternance politique de la Restauration, des alliances insolites se forment, regroupant diverses forces libérales contre le traditionalisme. Au-delà de l’équilibre politique différent, tout semble indiquer également l’existence d’une plus grande mobilisation politique et d’une confrontation idéologique plus intense que dans le reste de l’État, où une dynamique politique davantage influencée par la lutte pour la prééminence entre les notables locaux semble dominer.

12 Par ailleurs, dans un espace réduit comme le Pays Basque, coexistent des réalités sociales et des dynamiques politiques très diverses. Chaque province, et parfois chaque district, a sa propre personnalité. Bizkaia compte, en 1876, quatre districts électoraux uninominaux (Bilbao, Balmaseda, Durango et Gernika), auxquels vient s’ajouter Markina en 1884, afin de limiter l’influence traditionaliste24, et Barakaldo en 1896, par un double effet : d’une part, comme reconnaissance de la forte augmentation de la population du district, en raison de l’industrialisation (entre 1877 et 1900, ses trois principales villes, Barakaldo, Sestao et Portugalete, passent de 8 840 habitants à 31 012) ; d’autre part, et probablement plus important encore, pour satisfaire les intérêts politiques de la famille Ybarra (ce n’est pas par hasard que l’un de ses membres, Adolfo Gabriel de Urquijo e Ybarra25, est élu cette même année dans le district), propriétaire des mines et des industries du district, afin d’éviter la concurrence d’une autre famille, les Chávarri, grands propriétaires également de mines et d’entreprises qui, depuis 1886, avaient contrôlé le district de Balmaseda. La solution salomonienne prise consiste à diviser en deux le district de Balmaseda, pour satisfaire ainsi les deux groupes de pression26.

13 Aux élections au Parlement de la première période de la Restauration, et jusqu’en 1890, le conglomérat libéral autonomiste du Bizkaia, articulé autour du Comité libéral de Bilbao, qui regroupe les deux factions de libéraux monarchistes, est clairement dominant. La province d’Araba compte initialement deux districts uninominaux (Vitoria et Amurrio) auquel viennent s’ajouter le Laguardia, en 1891, et le Gipuzkoa avec quatre districts (San Sebastián, Tolosa, Azpeitia et Bergara), et Zumaia en 1886, dans le but également de réduire l’influence traditionaliste. Dans ces deux provinces, l’équilibre entre les deux blocs – libéraux de différentes tendances contre traditionalistes – marque la vie politique des débuts de la Restauration27. L’Araba se distingue, en outre, par le pouvoir de la famille Urquijo, qui contrôle en permanence le district d’Amurrio. La géographie électorale de Navarre en 1876 est composée de sept districts uninominaux, dont trois (la capitale, Pampelune, et les zones rurales d’Olza et Baztan) se regroupent à partir de 1878 en une circonscription et élisent le même

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nombre de députés. Malgré la force des traditionalistes navarrais, au cours de la première étape de la Restauration et jusqu’à l’adoption du suffrage universel pour les hommes âgés de plus de 25 ans, les conservateurs et les libéraux gouvernent en alternance, sans guère d’opposition.

14 Après 1891 et des élections avec suffrage universel masculin, les possibilités de manipulation électorale ne diminuent pas, bien au contraire. En fait, cela entraîne une augmentation économique du siège, étant donné que dans certains districts, comme dans celui de Bilbao par exemple, il fallait apporter davantage de fonds pour l’achat de voix et assurer le succès de l’élection. Un nombre croissant de chefs d’entreprises et d’industriels deviennent ainsi députés, car ils sont capables de mobiliser des ressources pour se faire élire eux-mêmes ou pour faire élire leurs amis politiques, comme Fernando Maria Ybarra, ou le républicain Horacio Echevarrieta28. Mais il en est de même dans les districts de Balmaseda et de Barakaldo, dominés jusqu’en 1923 par les Chávarri et les Ybarra, avec des projections occasionnelles dans d’autres districts, grâce à leur réseau d’amitiés économiques et politiques.

Graphique 1. Députés membres des familles Chávarri et Ybarra, ou ayant un lien avec elles 1886-1923

Remarque : uniquement les députés élus dans les districts de Vasconie, mais pas dans d’autres districts de Cantabrie (Laredo) ou Castille (Villarcayo, Miranda de Ebro), où ils obtenaient également des sièges, comme « cuneros » (issus d’un autre district).

15 On constate que, depuis 1910, leur influence diminue relativement, voire semble disparaître aux élections de 1918 et de 1919, en raison de l’entrée de députés de nouvelles forces politiques, comme les républicains ou nationalistes basques, bien que certains d’entre eux continuent au Congrès, élus par les districts des provinces voisines. Ainsi, à partir de 1918, avec la modernisation sociale et politique, la politique de masse et son influence changent, notamment dans les territoires industrialisés du Bizkaia et du Gipuzkoa29. Cette modernisation est moins évidente en Araba et en Navarre, où l’alternance entre dynastiques et carlistes ou intégristes va subsister plus longtemps.

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Similitudes et différences entre les parlementaires basques, 1876-1923

16 Dans un territoire comme le Pays Basque, à la superficie réduite (guère plus de 3,55 % de toute l’Espagne), avec une faible population, par rapport à celle du Royaume d’Espagne (4,6 % en 1877 et 5,14 % en 1920), on distingue deux zones géographiques : atlantique et méditerranéenne. La ligne de partage des eaux qui se jettent dans l’Atlantique ou dans la Méditerranée est une ligne de démarcation entre deux climats, ainsi qu’entre deux types d’organisations économiques et sociales, depuis l’époque de la romanisation jusqu’à nos jours. Comme l’a très bien mis en relief, en 1933, l’excellent travail de Théodore Lefebvre, Les modes de vies dans les Pyrénées atlantiques orientales 30. Des différences que l’on retrouve également dans la politique et chez les représentants élus.

Figure 1.

17 Sans oublier la différentiation typologique existant entre les représentations parlementaires sur une période de temps si prolongée (1876-1923). À partir de 1916, une rupture se produit, à la suite de la consolidation industrielle au Bizkaia et au Gipuzkoa, qui accentue les différences entre ces territoires et les districts de la région méditerranéenne.

18 Nous analysons ci-après les indicateurs suivants : • Province de naissance des parlementaires du Pays Basque, 1876-1923 • Nobles au sein du groupe de parlementaires • Éducation et formation professionnelle • Parlementaires représentés par profession • Affiliation politique des parlementaires • La pratique parlementaire • Commissions parlementaires • Discours parlementaires. Nombre de membres participant aux discussions • Sujets abordés dans les discours

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19 Nous allons, en premier lieu, faire référence à leur origine géographique, afin de constater que la plupart des représentants parlementaires avaient un lien direct avec le territoire, le « cunerismo » étant rare. En effet, 71 % des parlementaires puisent leurs racines et connexions dans les territoires basques, À titre d’exemple : 21 parlementaires, sur les 56 nés dans d’autres provinces, étaient nés d’un père, ou d’une mère, voire des deux, nés dans les provinces basques. Et ceux nés à l’étranger et dans les colonies sont bien souvent issus de familles exilées en France, pour échapper des guerres civiles du XIXe siècle. Par conséquent, 35 seulement n’avaient aucun lien, familial ou de résidence, avec le Pays Basque (12 %).

Tableau 1. Province de naissance des parlementaires de Vasconie, 1876-1923 (Nbre et %)

Lieu Nbre %

Pays Basque 203 71,5 %

Espagne 56 19,7 %

Étranger 16 5,6 %

Sans données 9 3,2 %

Source : élaboration propre sur la Banque de Données des parlementaires de Vasconie. UPV/EHU.

Tableau 2. Âge des parlementaires lors de leur première élection

1876-1890 1891-1914 1916-1923

21-30 ans 10,2 % 15,7 % 18,18 %

31-40 ans 30,6 % 33,3 % 39,39 %

41-50 ans 24,5 % 24,5 % 29,29 %

51-60 ans 17,3 % 17 % 10,10 %

> 61 ans 9,2 % 4,4 % 2,02 %

Sans données 8,2 % 5 % 1,01 %

20 En Europe, la moyenne d’âge est supérieure à 40 ans, de sorte que les données pour la période de 1916 à 1923 sont proches de la moyenne européenne, alors que dans la période précédente, elle est nettement inférieure.

21 Un autre aspect intéressant est le poids des nobles, des personnes possédant des titres de noblesse, où l’on observe certaines particularités.

Tableau 3. Nobles au sein du groupe de parlementaires de Vasconie. 1876-1923

Titre Nbre %

Titre avant 1800 30 36,1 %

Titre après 1800 31 37,3 %

Consort noblesse 8 9,6 %

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Titre Pontifical 7 8,4 %

Titres carlistes 4 4,8 %

Titres franquistes 3 3,6 %

TOTAL 83 100,0 %

22 Il faut préciser d’emblée que le nombre de nobles, 83, représente 29,2 % de l’ensemble des représentants parlementaires, avec un plus grand poids au Sénat. Si nous observons de plus près les chiffres et les différences de titres, si nous séparons les plus anciens (avant 1800) et les plus modernes (postérieurs à 1800), en laissant de côté les conjoints et les titres pontificaux, carlistes, etc., on constate qu’ils sont répartis pratiquement à égalité. Et si l’on regarde les données encore plus en détail, certains facteurs attirent tout particulièrement l’attention.

Tableau 4. Province de naissance des parlementaires nobles. 1876-1923

Titre avant 1800 Nbre % Titre après 1800 Nbre %

Navarre 11 36,7 % Bizkaia 9 29,0 %

Gipuzkoa 7 23,3 % Araba 7 22,6 %

Madrid 7 23,3 % Madrid 4 12,9 %

Étranger 3 10,0 % Cantabrie 3 9,7 %

Autres provinces 1 3,3 % Navarre 2 6,5 %

Bizkaia 1 3,3 % Étranger 2 6,5 %

TOTAL 30 100,0 % Autres provinces 3 9,7 %

Gipuzkoa 1 3,2 %

TOTAL 31 100,0 %

23 Le tableau 3 montre que, parmi les nobles possédant des titres antérieurs à 1800, ceux de Navarre et du Gipuzkoa sont majoritaires. Il n’y a qu’un seul noble du Bizkaia et aucun de l’Araba. Par contre, après 1800, ce sont les nobles du Bizkaia et de l’Araba qui sont majoritaires, dans une proportion similaire à celles de Navarre et du Gipuzkoa auparavant. La cause de cette différence est, en général, l’origine des uns et des autres.

24 D’une part, au Gipuzkoa, plusieurs grandes maisons nobles espagnoles possédaient des propriétés et intérêts de longue date. Le cas le plus évident est celui du Marquis de Santillana, l’un des titres les plus anciens de Castille, ou des familles comme les Gaytán de Ayala, anoblis depuis le XVIe siècle. Par contre, le cas du Bizkaia est différent, en ce sens que la domination des titres postérieurs à 1800 est due au poids des nouveaux hommes qui, dès le milieu du XIXe siècle, occupent progressivement le poste laissé vacant par les vieilles familles de notables ruraux. À savoir, les commerçants, d’abord, puis les industriels et les hommes d’affaires, qui vont dominer le système politique du Bizkaia à partir de la dernière décennie du XIXe siècle : Chávarri, Ybarra, Zubiría, Sota, Aznar, des noms de famille qui apparaissent au milieu du siècle, des intérêts économiques croissants dans le commerce et la sidérurgie du Bizkaia et qui, à partir des

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années 80 du XIXe siècle, vont commencer à « faire le saut » en politique nationale31. Beaucoup d’entre eux, que Miguel de Unamuno appelait « Comtes sidérurgiques », sont précisément entrés au Parlement pour y défendre leurs intérêts (ou ceux de leurs entreprises), grâce à leur position de proximité avec le pouvoir (le gouvernement et le roi32 lui-même) plutôt que depuis la tribune des orateurs. Un cas particulièrement intéressant, et qui explique le poids des familles de l’Araba, outre le développement économique de la province pendant le régime de Franco, est le poids de ceux nés en Araba au sein de ce groupe de nobles parlementaires. Et en particulier, et quasi exclusivement, le poids et l’influence de la famille Urquijo, de Amurrio (Araba), qui donnera lieu au nom d’un groupe politique, l’« urquijisme », n’obéissant qu’à ses propres intérêts. Les députés et sénateurs « urquijistes » appuyaient toujours le gouvernement, quel qu’il soit, s’assurant ainsi la neutralité du gouvernement lors de l’accès à l’« encasillado », grille des sièges à pourvoir et des candidats à faire élire, établi par le ministère de l’Intérieur.

25 Avant de clôturer ce point sur la noblesse, il convient de mettre en évidence la relative jeunesse de nombreux représentants de ces nouveaux groupes de chefs d’entreprise, généralement du Bizkaia, puisque dans le groupe des moins de 27 ans qui occupent pour la première fois un siège, 40 % représentent le Bizkaia et aucun la Navarre.

Éducation et Formation Professionnelle

26 En matière de formation, nous constatons aussi un changement évident entre la première phase de la Restauration (1876-1891) et la dernière (1914-1923). Et rien de surprenant qu’il y ait, à la fin, un plus grand nombre de personnes avec une formation supérieure. Les données sont les suivantes :

Tableau 5. Éducation des parlementaires de Vasconie. 1876-1923

Sans données 51 18,0 %

Primaire 1 0,4 %

Secondaire 8 2,8 %

Professionnels 14 4,9 %

Licenciés/Ingénieurs 159 56,0 %

Docteurs 21 7,4 %

Armée officielle 28 9,9 %

Extra scolaires 2 0,7 %

TOTAL 284 100,0 %

27 On voit que plus de la moitié d’entre eux sont licenciés ou ingénieurs et que les avocats sont majoritaires (115).

28 Mais, mis à part ce fait, ce que nous tenons à souligner c’est la différence professionnelle par rapport à la province représentée. Ainsi, près de 40 % des représentants de la Navarre sont rentiers (surtout ruraux, mais aussi urbains), contre 34,1 % du Gipuzkoa et 21 % de l’Araba. Quant aux représentants du Bizkaia, 16 % sont

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rentiers et 26 % chefs d’entreprise. Outre le poids du secteur maritime (armateurs) ou minier parmi les représentants du Bizkaia, on constate aussi l’importance des nouveaux secteurs économiques dans l’arène politique. En revanche, près de 10 % des représentants parlementaires de la Navarre possèdent des exploitations agricoles. À noter aussi au Gipuzkoa, qui rassemble la plupart des rentiers, le poids des parlementaires dédiés à l’industrie ou à la banque.

Tableau 6. Profession. 1876-1923

Profession Bizkaia Araba Gipuzkoa Navarre

Rentier 12 16,0% 9 21,4% 31 34,1% 32 39,0%

Industrie 6 8,0% 2 4,8% 10 11,0% 5 6,1%

Sans données 2 2,7% 2 4,8% 9 9,9% 9 11,0%

Avocat 6 8,0% 4 9,5% 7 7,7% 3 3,7%

Entrepreneur 20 26,7 % 8 19,0 % 6 6,6 % 0,0 %

Banque 0,0 % 5 11,9 % 4 4,4 % 1 1,2 %

Ingénieur 1 1,3% 0,0% 4 4,4% 0,0%

Investisseur 4 5,3% 0,0% 3 3,3% 1 1,2%

Officier 4 5,3% 2 4,8% 3 3,3% 8 9,8%

Mines 9 12,0 % 1 2,4 % 2 2,2 % 0,0 %

Médecin 4 5,3% 3 7,1% 2 2,2% 5 6,1%

Ecclésiastique 0,0 % 0,0 % 2 2,2 % 1 1,2 %

Journaliste / 1 1,3% 0,0% 2 2,2% 2 2,4% Écrivain

Petit commerce 0,0 % 0,0 % 1 1,1 % 0,0 %

Professeur 0,0% 3 7,1% 1 1,1% 3 3,7%

Propriétaire 0,0% 2 4,8% 1 1,1% 8 9,8% Agricole (travaille la terre)

Commerçant 0,0 % 0,0 % 1 1,1 % 0,0 %

Armateur 4 5,3 % 0,0 % 0,0 % 0,0 %

Dirigeant 2 2,7 % 0,0 % 0,0 % 0,0 % d’entreprise

Presse 0,0% 0,0% 0,0% 3 3,7%

TOTAL 75 100,0% 42 100,0% 91 100,0% 82 100,0%

Idéologie politique

29 On retrouve des éléments relativement différenciateurs entre les provinces, avec un modèle similaire au Gipuzkoa et en Navarre, et nettement différent au Bizkaia et en

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Araba. Ce qui montre que le déterminisme géographique n’est pas décisif et que c’est l’aspect social qui est dominant.

30 À noter que la plupart des parlementaires sont conservateurs (plus d’un tiers) et 20 % libéraux. Le reste rassemble un grand nombre de traditionalistes et comprend également un groupe spécifique du Pays Basque : le libéral-autonomiste (« liberal- fuerista ») ou intégriste33.

Tableau 7. Affiliation politique des parlementaires de Vasconie. 1876-1923

Affiliation politique Nbre %

Conservateur 104 36,6 %

Libéral 60 21,1 %

Traditionaliste 42 14,8 %

Libéral-Basque-autonomiste 16 5,6 %

Intégriste 14 4,9 %

Urquijiste 12 4,2 %

Nationaliste basque 11 3,9 %

Républicain 9 3,2 %

Catholique indépendant 7 2,5 %

Libéral/Conservateur 6 2,1 %

Sans données 2 0,7 %

Socialiste 1 0,4 %

TOTAL 284 100,0 %

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Graphique 2. Représentation de la Vasconie par filiation politique. 1876-1923

31 Le Graphique 2 montre la différente représentation des territoires basques durant la période correspondante. À noter, le poids significatif du tandem dynastique (conservateurs et libéraux), mais aussi un certain nombre de différences. D’une part, la Navarre et le Gipuzkoa présentent des caractéristiques communes, avec toutefois au Gipuzkoa une plus faible représentation conservatrice et une plus forte représentation intégriste, alors qu’en Navarre le poids du traditionalisme est plus marquant. Des

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représentations, donc, similaires. En Araba, par contre, les forces républicaines sont plus importantes, en raison de l’effet de Vitoria et de l’apparition d’un groupe anormal, l’ « urquijiste », reflet d’un évident caciquisme local, avec des projections occasionnelles dans d’autres districts34. Quoi qu’il en soit, comme nous l’avons déjà souligné, il ne s’agit en aucun cas de forces antidynastiques, car les « urquijistes » s’alignaient toujours avec le Parlement et le Gouvernement, quel qu’il fût, et s’assuraient ainsi leurs postes dans l’« encasillado »35.

32 Mais, sans aucun doute, le cas le plus singulier est celui du Bizkaia, où les libéraux- autonomistes, les conservateurs et les nationalistes jouent un rôle important. Nous avons aussi inclus dans le graphique un groupe de « libéraux/conservateurs », qui peut mener à la confusion. Il s’agit d’un groupe d’hommes d’affaires influents, dirigé par Victor Chávarri – qui débute sa carrière politique au sein du libéralisme de Sagasta mais qui, à partir de 1893, change de position et rejoint le parti conservateur de Cánovas –, poussés par leurs intérêts protectionnistes. Leur leader, Victor Chávarri, contrôlait avec sa famille le district de Balmaseda depuis 1886, et, grâce à la position qu’il occupait, il contrôle aussi jusqu’à sa mort, en 1900, la politique du Bizkaia36. Logiquement, en abordant une si longue période (1876-1923) avec la correspondante affiliation, nous avons choisi de mentionner ce cas de « transfugisme », car plusieurs de leurs partenaires d’affaires et amis politiques, de mêmes que personnels, ont poursuivi leur chemin vers le conservatisme. Ce qui explique, nous insistons, pourquoi le conservatisme est si important au Bizkaia. L’autre différence est, sans aucun doute, l’importance relative du nationalisme, en particulier dans la dernière phase de la Restauration (1916-1923). Ce qui n’a rien de surprenant puisque l’origine du nationalisme basque se situe au Bizkaia, où il remporte ses premières victoires électorales.

33 Et pour terminer, c’est au Bizkaia également que l’on observe, outre une certaine importance du républicanisme (personnifié par Horacio Echevarrieta37), l’apparition du premier député socialiste du Pays Basque, Indalecio Prieto. Ce qui montre qu’il s’agit, en effet, du territoire où les secteurs indicateurs de la modernisation politique avaient un plus grand poids, mais aussi une double face. Le cas d’Echevarrieta est particulièrement illustratif, puisque durant ses huit ans de permanence au Congrès (1910-1918), et sans se distinguer tout spécialement par le nombre de ses interventions, il fait cependant preuve d’un intérêt pour la politique coloniale, les ouvrages portuaires, les tarifs douaniers et la politique navale. Témoignant ainsi de ses intérêts économiques dans le secteur minier du Bizkaia, mais aussi dans d’autres territoires sensibles pour la politique espagnole, comme le Maroc, où il collabore avec Alphonse XIII, avec lequel il maintenait de très bonnes relations, dans le prolongement des intérêts économiques espagnols38.

Carrière politique précédente des parlementaires élus

34 35 % des élus dans les districts basques avaient occupé d’autres fonctions électives dans l’administration locale ou provinciale et avaient, donc, une expérience préalable. En Espagne, le pourcentage pour la période 1914-1923 est de 25 %. Comme indiqué dans l’étude collective menée par Cotta et Best39, 40 % des parlementaires élus en Europe avaient déjà eu une expérience politique dans les institutions locales. Et 70 % en France. En Allemagne en 1903, 60 % des parlementaires avaient une expérience, mais seulement

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18 % des élus au Parlement de 1933. Aux États-Unis, au cours de la période 1900-1930, environ 35 % des parlementaires élus avaient une expérience antérieure.

Différences dans la pratique parlementaire

35 Pour terminer, nous allons nous centrer sur quelques données de participation aux tâches parlementaires. Et tout spécialement sur deux aspects, celui des commissions auxquelles les parlementaires ont participé et le sujet de leurs interventions. Bien évidemment, nous n’avons pas utilisé tout le thésaurus décrivant ces interventions, pour des raisons d’espace, mais nous offrons, dans le passage correspondant aux commissions, une analyse plus détaillée, en regroupant les domaines d’intervention en fonction des différents ministères.

36 Pour commencer, quant à la participation aux commissions, du point de vue de la représentation provinciale, on ne constate pas de grandes différences entre provinces.

Tableau 8. Participation aux commissions. 1876-1923

Total parlementaires Prennent part aux commissions

Bizkaia 75 55 73,3 %

Araba 42 34 81,0 %

Gipuzkoa 91 67 73,6 %

Navarre 82 60 73,2 %

37 On constate que la participation est très similaire, sauf en Araba, dont les représentants sont plus participatifs (81 % d’entre eux faisant partie d’une ou de plusieurs commissions). Quant aux thématiques, elles semblent moins variées en Araba. Ce qui indique que les représentants de cette dernière province étant moins nombreux, ils se concentrent sur moins de domaines.

38 Quoi qu’il en soit, ce sont les députés de Navarre qui participent le plus fréquemment aux commissions thématiques constitutionnelles et des affaires étrangères (dont s’occupait, à l’époque, le « Ministerio de Estado »).

Tableau 9. Commissions parlementaires. Nombre et district représenté. 1896-1923

Thème Total Araba Gipuzkoa Bizkaia Navarre Commission

Santé 5 2,3 % 0 0,0 % 2 3,0 % 2 3,6 % 1 1,7 %

Constitutionnel 7 3,2 % 0 0,0 % 1 1,5 % 0 0,0 % 6 10,0 %

État 11 5,1 % 0 0,0 % 2 3,0 % 3 5,5 % 6 10,0 %

Présidence 12 5,6 % 0 0,0 % 3 4,5 % 5 9,1 % 4 6,7 %

Agriculture 14 6,5 % 3 8,8 % 4 6,0 % 3 5,5 % 4 6,7 %

Travail 14 6,5 % 1 2,9 % 6 9,0 % 5 9,1 % 2 3,3 %

Marine 16 7,4 % 0 0,0 % 3 4,5 % 7 12,7 % 6 10,0 %

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Économie 20 9,3 % 3 8,8 % 3 4,5 % 6 10,9 % 8 13,3 %

Éducation 26 12,0 % 2 5,9 % 10 14,9 % 5 9,1 % 9 15,0 %

Industrie et 32 14,8 % 5 14,7 % 10 14,9 % 12 21,8 % 5 8,3 % Commerce

Budgets 37 17,1 % 5 14,7 % 9 13,4 % 12 21,8 % 11 18,3 %

Justice 39 18,1 % 3 8,8 % 9 13,4 % 14 25,5 % 13 21,7 %

Guerre 47 21,8 % 4 11,8 % 10 14,9 % 16 29,1 % 17 28,3 %

Gouvernement 50 23,1 % 8 23,5 % 13 19,4 % 13 23,6 % 16 26,7 %

Trésor Public 53 24,5 % 11 32,4 % 9 13,4 % 16 29,1 % 17 28,3 %

Travaux publics 115 53,2 % 17 50,0 % 35 52,2 % 26 47,3 % 37 61,7 %

Communications 113 52,3 % 16 47,1 % 32 47,8 % 27 49,1 % 38 63,3 %

Autres 124 57,4 % 20 58,8 % 39 58,2 % 30 54,5 % 35 58,3 %

TOTAL 34 100,0 % 67 100,0 % 55 100,0 % 60 100,0 %

39 Ce tableau montre que, dans l’ensemble, la plupart des parlementaires concentraient leurs efforts sur les commissions des Travaux Publics et Communications. Rien de surprenant, puisque le régime de concessions des transports et des voies communication s’avérait tout particulièrement intéressant pour les promoteurs des entreprises concessionnaires et ils avaient, par conséquent, tout intérêt à participer à la commission chargée d’attribuer ces concessions. Ce qui est toutefois frappant est le rôle des représentants du Bizkaia, proportionnellement plus élevé dans les commissions de questions économiques (économie, industrie et commerce ou marine).

40 Quant aux discours des 190 parlementaires qui prennent part aux discussions (60 % du nombre total de parlementaires), on constate que la plupart des discussions tournent autour de questions de nature économique (chemins de fer ou infrastructures).

Tableau 10. Thèmes abordés dans les discours des parlementaires de Vasconie. 1876-1923

Thème Nbre. de parlementaires %

Chemins de fer 79 41,6 %

Infrastructures 54 28,4 %

Économie 40 21,1 %

Ordre Public 39 20,5 %

Église 36 18,9 %

Constitution Régionale 35 18,4 %

Routes 32 16,8 %

Industrie 31 16,3 %

Ports 31 16,3 %

Grèves 23 12,1 %

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Législation du Travail 18 9,5 %

Mines 18 9,5 %

Travail 16 8,4 %

Droit public/ 15 7,9 % Administration Publique

Autonomie 12 6,3 %

Droits individuels 10 5,3 %

Organisation de l’État 9 4,7 %

Organisations politiques 6 3,2 %

Droit Privé 2 1,1 %

Total discours 190 66,9 %

41 Par territoires, environ deux tiers des parlementaires ont participé aux discussions. Les représentants du Gipuzkoa plus souvent et ceux de Navarre moins.

Tableau 11. Discours parlementaires. Nombre de Parlementaires ayant participé aux discussions

Total parlementaires Participants

Bizkaia 75 50 66,7 %

Araba 42 28 66,7 %

Gipuzkoa 91 62 68,1 %

Navarre 82 50 61,0 %

42 Cependant, si nous analysons les questions abordées sous une autre perspective, selon le district représenté, certaines différences apparaissent.

Tableau 12. Thèmes abordés par les parlementaires en fonction de leur représentation territoriale. 1876-1923

Araba Bizkaia Gipuzkoa Navarre Araba Bizkaia Gipuzkoa Navarre

Droit privé 1 0 1 0 3,6 % 0,0 % 1,6 % 0,0 %

Associations 1 0 3 3 3,6 % 0,0 % 4,8 % 6,0 % politiques

Relations Église/État 0 1 12 0 0,0 % 2,0 % 19,4 % 0,0 %

Organisation de l’État 2 2 2 0 7,1 % 4,0 % 3,2 % 0,0 %

Constitution 4 2 2 0 14,3 % 4,0 % 3,2 % 0,0 % Régionale

Droit Public 3 2 5 6 10,7 % 4,0 % 8,1 % 12,0 %

Droits individuels 1 3 4 3 3,6 % 6,0 % 6,5 % 6,0 %

Église 6 3 15 15 21,4 % 6,0 % 24,2 % 30,0 %

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Autonomie 3 4 4 3 10,7 % 8,0 % 6,5 % 6,0 %

Décentralisation 0 5 6 3 0,0 % 10,0 % 9,7 % 6,0 % administrative

Travail 3 8 4 2 10,7 % 16,0 % 6,5 % 4,0 %

Agriculture 8 8 10 11 28,6 % 16,0 % 16,1 % 22,0 %

Industrie minière 1 9 6 3 3,6 % 18,0 % 9,7 % 6,0 %

Législation du travail 2 9 6 4 7,1 % 18,0 % 9,7 % 8,0 %

Industrie 4 9 11 3 14,3 % 18,0 % 17,7 % 6,0 %

Économie 7 10 11 13 25,0 % 20,0 % 17,7 % 26,0 %

Grèves 4 11 5 5 14,3 % 22,0 % 8,1 % 10,0 %

Ordre public 4 11 13 15 14,3 % 22,0 % 21,0 % 30,0 %

Routes 4 12 5 11 14,3 % 24,0 % 8,1 % 22,0 %

Ports 3 12 12 4 10,7 % 24,0 % 19,4 % 8,0 %

Infrastructures 5 18 18 13 17,9 % 36,0 % 29,0 % 26,0 %

Chemins de fer 10 26 21 27 35,7 % 52,0 % 33,9 % 54,0 %

PRENNENT LA 28 50 62 50 100,0 % 100,0 % 100,0 % 100,0 % PAROLE

43 Le tableau 12 montre que les parlementaires de l’Araba se montrent tout spécialement intéressés par les chemins de fer, mais aussi, par ordre d’importance, par l’agriculture, l’économie et les affaires ecclésiastiques. Les parlementaires de Navarre, également très intéressés par les chemins de fer, se montrent intéressés également par des questions d’ordre religieux et d’ordre public. Les représentants du Gipuzkoa, outre aux chemins de fer, s’intéressent aux infrastructures ainsi qu’aux aspects religieux et d’ordre public. Ceux du Bizkaia s’intéressent également aux chemins de fer, aux infrastructures, aux routes, etc.

44 Mais si nous analysons les données plus en détail on constate, en dehors des valeurs maximales, l’intérêt comparativement plus grand dont font preuve les députés et sénateurs du Bizkaia et du Gipuzkoa à l’égard de la législation du travail, des grèves ou de l’industrie. Tandis que l’agriculture, par exemple, semble intéresser davantage les députés de Navarre et de l’Araba, ce qui témoigne du plus grand poids de l’industrie moderne dans ces deux provinces. D’autres particularités apparaissent également, comme l’importance des débats religieux, avec une moindre participation des représentants du Bizkaia, alors qu’en Navarre et au Gipuzkoa, compte tenu du poids des intégristes, les débats sur les relations Église/État comptent de nombreux participants.

45 Cette période est marquée par la tendance vers la modernisation du Pays Basque, avec toutefois des vitesses et des rythmes différents, tout particulièrement accélérée au Bizkaia et au Gipuzkoa et plus lente en Araba et en Navarre. La ligne de partage des eaux qui se jettent dans l’Atlantique (Bizkaia, Gipuzkoa, Araba et le nord de la Navarre) ou qui se jettent dans la Méditerranée (sud de l’Araba et de la Navarre) marque aussi une division politique et d’organisation sociale et économique.

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46 La Navarre présente des traits plus « conservateurs », en tant que groupe à plus forte proportion de nobles, possédant des titres antérieurs à 1800, plus âgés, où les rentiers sont dominants, et davantage préoccupés par les thèmes liés à l’agriculture ou à la religion. Par contre, les représentants du Bizkaia, généralement plus jeunes, s’intéressent davantage à l’économie et à l’industrie. Rien de surprenant, compte tenu de la proportion de chefs d’entreprise (du secteur industriel, des mines, armateurs…). Les représentants de l’Araba et du Gipuzkoa semblent davantage intéressés par l’une ou l’autre question, en fonction du moment. Mais il ne faut pas oublier, dans les deux cas, les processus de « transition » et d’autres plus particuliers, comme le poids de l’ « urquijisme » en Araba ou celui du carlisme-intégrisme au Gipuzkoa, qui fait que les représentants du Gipuzkoa partagent avec ceux du Bizkaia leur intérêt pour les questions économiques, et la défense des principes catholiques religieux avec ceux de Navarre.

47 Durant la période initiale, à partir de 1876, les parlementaires proviennent de la période précédente et sont majoritairement des élus locaux. Le processus de renouvellement s’accélère à la fin du XIXe siècle. Le système espagnol d’alternance politique n’est pas appliqué dans la plupart des districts basques parce que les dynastiques conservateurs et les libéraux unissent leurs forces contre les candidats des catholiques traditionalistes. Au début du XXe siècle, des candidatures républicaines socialistes surgissent dans les districts industriels, avec un important soutien électoral. Et vers 1920, un processus de parlementarisation des partis de classe, comme le parti socialiste, se produit. Les parlementaires basques prennent peu la parole dans les séances plénières, mais ils participent plus activement aux commissions et autres sphères parallèles du pouvoir politique public à Madrid. À partir de 1918, les nationalistes basques accèdent pour la première fois au Parlement espagnol et, avec les Catalans, ils introduisent dans l’agenda politique la question de l’autogouvernement basque et catalan.

NOTES

1. Étude menée dans le cadre du projet de recherche financé par le Mineco (Ministère de l’Économie. Gouvernement espagnol) « Un modelo de prosopografia parlamentaria en perspectiva comparada : cambio y continuidad en el parlamento español 1810-1977 », Mineco. HAR2014-53974-P. Université du Pays Basque-Euskal Herriko Unibertsitatea. Enseignants et chercheurs du groupe de recherche Biography & Parliament (www.prosoparlam.org). 2. Nous avons présenté nos premiers résultats à la 43th annual Conference of the ICHRPI (Camerino, 1993), dans Joseba Agirreazkuenaga et al., « Spanish Parliamentary Prosopography during the rise of the Liberal Revolution (1808-1874) », dans M.S. Corciulo (éd.), Contributi alla Storia parlamentare europea (secoli XIII-XX). Atti del 43º Congresso ICHRPI, Camerino, Universitá degli Studi di Camerino, 1996, p. 248-261, et, postérieurement, à la 53th annual Conference of the ICHRPI (Barcelona, 2003), dans Joseba Agirreazkuenaga et al., « Prosopographic analysis of the parliamentary members of Vasconia (1876-1939) », dans J. Sobreques et al. (éd.), Actes del 53e Congrés de la Comissió Internacional per a l´Eestudi de la Història de les Institucions Representatives y Parlamentàries/ Proceedings of the 53rd

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Conference of the International Comisión for the History of Representative and Parliamentary Institutions, Barcelona, Parlamento de Catalunya, Museu d’historia de Catalunya, 2005, vol. II, p. 1365-1374. 3. Joseba Agirreazkuenaga et al., Diccionario biográfico de los parlamentarios de Vasconia (1808-1876), Bilbao, Eusko Legebiltzarra, Parlement Basque, 1993 ; id., Diccionario biográfico de Parlamentarios de Vasconia (1876-1939), Vitoria, Eusko Legebiltzarra, Parlement Basque, 2007. 4. Dietrich Herzog, « Carriera parlamentare e professionismo politico », Rivista italiana di Scienza Politica 1, nº 3, 1971, p. 517-518. 5. Diccionario biográfico de los parlamentarios españoles, Mikel Urquijo, Il Dizionario biografico dei parlamentari spagnoli nella cornice della storia parlamentare europea, Le Carte e la Storia, nº 1, 2008, p. 5-14 ry ; Mikel Urquijo, « The Biographical Dictionary of the Spanish Parliamentarians : sources and methodological approach », Parliaments, Estates & Representation, nº 28, 2008, p. 7-25. 6. Présentation d’une communication à la 59th annual Conference of the ICHRPI, à Alghero (Italie) (9-12.07.2008). 7. Joseba Agirreazkuenaga et al., « De la biografía a la prosopografía : los parlamentarios de los distritos de Vasconia en la II República española (1931-1939) », Cuadernos de historia contemporánea, nº 31, 2009. 8. Mikel Urquijo et al., « The MPS of the Constituencies of the Basque Country in the Spanish Parliament (1876-1890) », dans Parlamentos : a Lei, a Práctica e as Representaçioes. Da Idade Media à Actualidade. Parliaments : the Law, the Practice and the Representations. From the Middle Ages to the Present Day, Lisbonne, Assambleia da República, 2010. 9. Joseba Agirreazkuenaga et al., « The MPs of the Basque Country : parliamentary practice (1891-1914) », Parliaments, Estates & Representation, nº 31, 2011. 10. Joseba Agirreazkuenaga et al., « Prospography of the MPs of the Districts of the Basque Country during the Emergence of Mass Politics (1916-1923) » (paper presented at the 61º Conferencia of the Parliamentary History Comissión, Mesina, 2011). 11. Juan José Linz, Pilar Gangas et Miguel Jerez Mir, « Spanish Diputados : From the 1876 Restoration to Consolidated Democracy », dans M. Cotta et H. Best (éd.), Parliamentary Representatives in Europe 1848-2000. Legislative Recruitment and Careers in Eleven European Countries, Oxford, Oxford University Press, 2000, p. 371-460. Pour la Restauration : José Luis Gomez-Navarro, Javier Moreno Luzon et Fernando del Rey Reguillo, « La élite parlamentaria entre 1914 y 1923 », dans Mercedes Cabrera Calvo-Sotelo (éd.), Con luz y taquígrafos. El Parlamento en la Restauración (1913-1923), Madrid, Taurus, 1998, p. 103-142. 12. José Varela Ortega, Los amigos políticos. Partidos, elecciones y caciquismo en la Restauración (1875-1900), Madrid, Alianza, 1977 ; Salvador Forner Muñoz, « El caciquismo en España y Portugal », dans Antonio Morales Moya (éd.), Los 98 Ibéricos y el mar : Torre de Tombo (Lisboa), 27, 28 y 29 de abril de 1998, Madrid, Sociedad Estatal Lisboa, 1998 ; José Varela Ortega (éd.), El poder de la influencia. Geografía del Caciquismo en España. 1876-1923, Madrid, Marcial Pons-Centro de Estudios Políticos y Constitucionales, 2001. 13. Sur le Parlement de la Restauration : Mercedes Cabrera Calvo-Sotelo (éd.), Con luz y taquígrafos. El Parlamento en la Restauración (1913-1923), Madrid, Taurus, 1998. Mercedes Cabrera Calvo-Sotelo, « El Parlamento en la Restauración, 1875-1923 », dans El Parlamento en el tiempo, Vitoria-Gasteiz, Parlement Basque, 2003. Carlos Dardé Morales et José Varela Ortega, « Los procesos electorales y la función parlamentaria », dans Manuel Espadas Burgos (éd.), La época de la restauración : (1875-1902), Madrid, Espasa Calpe, 1996, p. 113-144. 14. Juan José Solozábal Echavarría, « Restauración, régimen constitucional y parlamentarismo », Claves de razón práctica, nº 77, 1997, p. 16-23. Ce juriste établit une distinction entre monarchie parlementaire – avec le Parlement comme institution centrale compte tenu de son pouvoir législatif et de sa capacité de contrôle sur le gouvernement, avec lesquels elle maintient une relation autonome et équilibrée –, et monarchie constitutionnelle, où la Couronne est le pouvoir constituant, participant de la souveraineté, dont dérivent des prérogatives telles que

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l’inviolabilité et l’irresponsabilité, l’intervention dans le processus législatif ou la direction de l’exécutif. Dans cette perspective, l’Espagne de la Restauration est une monarchie constitutionnelle, puisque le roi est le centre effectif du système politique au détriment de la souveraineté du Parlement. 15. Francisco Acosta Ramírez, La Cámara elitista: el Senado español entre 1902 y 1923, Córdoba, Éd. de La Posada, 1999. Manuel Perez Ledesma (éd.), El Senado en la Historia, Madrid, Secrétariat Général du Sénat,1998. 16. Constitution de la monarchie espagnole du 30 juin 1876, articles 21 et 22. 17. Loi électorale pour sénateurs du 8 février 877, article 1. Une nouvelle loi de janvier 1879 attribue des sénateurs aux provinces de Cuba et de Porto Rico, au détriment des provinces péninsulaires ayant moins de population, de sorte que l’Araba, le Gipuzkoa et le Bizkaia perdent deux sénateurs indépendants. Cabrera Calvo-Sotelo, « El Parlamento en la Restauración, 1875-1923 », art. cit., p. 142. 18. Margarita Caballero Domínguez, « El derecho de representación : sufragio y leyes electorales », Ayer, nº 34, 1999, p. 50. 19. Sur l’évolution de la législation électorale et les réformes électorales de cette période : Joseba Agirreazkuenaga, Diccionario biográfico de Parlamentarios de Vasconia (1876-1939), op. cit., vol. I, p. 25-36. Teresa Carnero I Arbat, « Política de masas y Parlamento : entre la continuidad y la ruptura (1890-1923) », dans F. García Sanz (éd.), España e Italia en la Europa contemporánea : desde finales del siglo XIX a las dictaduras, Madrid, Conseil Supérieur de la Recherche Scientifique, 2002. Carlos Dardé Morales, « La Ley de sufragio universal », dans Carlos Dardé Morales (éd.), La aceptación del adversario: política y políticos de la Restauración, 1875-1900, Madrid, Biblioteca Nueva, 2003. 20. Cabrera Calvo-Sotelo, « El Parlamento en la Restauración, 1875-1923 », art. cit., p. 167. 21. Pedro Carasa (éd.), Élites castellanas de la Restauración. Diccionario biográfico de Parlamentarios castellanos y leoneses (1876-1923), 2 vol., Salamanca, Junta de Castilla y León, 1997, vol. II, p. 31-34 ; Forner Muñoz, « El caciquismo en España y Portugal », art. cit., p. 101-120 ; Varela Ortega (éd.), El poder de la influencia…, op. cit. ; Javier Moreno Luzon, « El poder público hecho cisco. Clientes e instituciones políticas en la España de la Restauración », dans Antonio Robles Egea (éd.), Política en penumbra. Patronazgo y clientelismo políticos en la España contemporánea, Madrid, Siglo XXI, 1996, p. 177-185. 22. Pour un état de la question actualisé et d’intéressantes réflexions sur les possibilités ouvertes par l’analyse prosopographique de l’élite parlementaire de la Restauration : María Antonia Peña et María Sierra, « Revisitando la Prosopografía : una aproximación al perfil biográfico colectivo de los diputados españoles durante la Restauración », dans Javier Moreno Luzón et Pedro Tavares De Almeida (éd.), De las urnas al hemiciclo. El parlamentarismo en la Península Ibérica (1875-1926), Madrid, Marcial Pons Historia / Fundación Práxedes Mateo-Sagasta, 2015, p. 45-77. 23. Sur cette question : Javier Real Cuesta, Partidos, elecciones y bloques de poder en el País Vasco. 1876-1923, Bilbao, U. Deusto, 1991 ; A. Rivera, « País Vasco » et M. M. Larraza, « Navarra », tous deux dans Varela Ortega (éd.), El poder de la influencia…, op. cit. , p. 455-495 et 433-453, respectivement. 24. Pour une analyse détaillée de l’évolution de la géographie électorale de Vasconie durant la Restauration : Joseba Agirreazkuenaga, Diccionario biográfico de Parlamentarios de Vasconia (1876-1939), op. cit., vol. I, p. 27-35. 25. Gregorio Castaño San José, Adolfo Gabriel de Urquijo e Ibarra (1866-1933) : un artífice del concierto económico, Bilbao, Ad Concordiam, 2005. 26. Sur ces deux familles et leurs intérêts politiques : Eduardo J. Alonso Olea, Víctor Chávarri (1854-1900). Una biografía, San Sebastián, Eusko Ikaskuntza-Ville de Portugalete, 2005 ; Pablo Diaz Morlan, Los Ybarra. Una dinastía de empresarios (1801-2001), Madrid, Marcial Pons, 2002.

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27. Cet équilibre se manifeste, plutôt que dans la représentation parlementaire, aux élections et dans les institutions locales et provinciales. 28. Pablo Diaz Morlan, Horacio Echevarrieta 1870-1963. El capitalista republicano, Madrid, Lid Editorial Empresarial, 1999. 29. Juan Pablo Fusi Aizpurua, El País Vasco, pluralismo y nacionalidad, Madrid, Alianza, 1984. 30. Théodore Lefebvre, Les modes de vie dans les Pyrénées Atlantiques orientales, Paris, A. Colin, 1933. 31. C’est précisément l’une des thèses centrales du livre de Javier Ybarra Y Berge, Política nacional en Vizcaya, Madrid, Institut des Études Politiques, 1948. 32. L’importance d’Alphonse XIII comme homme d’affaires et ses liens avec des industriels basques dans Guillermo Gortazar, Alfonso XIII, hombre de negocios, Madrid, Alianza, 1986. 33. L’intégrisme est une branche du carlisme, particulièrement importante depuis 1898 au Gipuzkoa. 34. Les alliances préélectorales faisaient parfois, excepté dans le cas du district d’Amurrio où gagnait toujours l’ « urquijismo », qu’il entre dans l’équation, ou dans l’ « encasillado » de l’époque, avec d’autres districts, en sorte que certaines élections leur permettaient d’avoir une représentation dans d’autres districts et de compter, entre autre, des sénateurs en Araba. Dans d’autres cas, des accords permettaient des représentations au niveau provincial pour élire les membres du Conseil Provincial : Onésimo Diaz Hernandez, Los Marqueses de Urquijo. el apogeo de una saga poderosa y los inicios del Banco Urquijo, 1870-1931, Pampelune, Eunsa, 1998 ; id., En los orígenes de la autonomía vasca : La situación política y administrativa de la Diputación de Araba (1875-1900), Oñati, Institut Basque de l’Administration Publique, 1995. 35. Varela Ortega (éd.), El poder de la influencia…, op. cit. 36. Alonso Olea, Víctor Chávarri (1854-1900). Una biografía, Saint Sébastien, Eusko Ikaskuntza, 2005. 37. Pablo Diaz Morlan, Horacio Echevarrieta. Empresario republicano, Bilbao, Muele de Uribitarte, 2011 ; Jon Penche Gonzalez, Republicanos en Bilbao (1868-1937), Bilbao, Université du Pays Basque, 2010 ; Diaz Morlan, Horacio Echevarrieta 1870-1963. El capitalista republicano. 38. Pablo Diaz Morlan, Empresarios, militares y políticos. La Compañía EspañolaAlliances pré-électorales ont fait que, parfois, sauf le cas de Amurrio de district était toujours pour le urquijismo, entrez dans l’équation, ou dans la boîte du temps, avec d’autres districts, de sorte qu’il y avait des élections qui ont réalisé la représentation dans les autres districts, en plus de sénateurs Araba. Dans d’autres cas, des accords qui inluían représentations au niveau provincial pour élire les membres du conseil de comté est atteint de Minas del Rif (1907-1967), Madrid, Marcial Pons, Université d’Alicante, 2015. 39. M. Cotta et H. Best (éd.), Parliamentary Representatives in Europe, 1848-2000. Legislative Recruitment and Careers in Eleven European Countries, Oxford, Oxford University Press, 2000.

RÉSUMÉS

Dans la première phase, nous avons fait une analyse biographique (sources primaires) des parlementaires (610) qui représentaient les districts basques entre 1810 et 1939 au sein du Parlement espagnol. Nous présentons l’exemple d’une analyse prosopographique pour la période 1876-1923, avec 284 députés et sénateurs, les connexions économiques des parlementaires élus et la relation avec le pouvoir politique. Alors que les districts de l’Atlantique entrant dans l’industrie, avec plusieurs centres d’intérêt (tarifs, primes de navigation…), les élus dans les districts méditerranéens sont liés à leur stratégie rentière. Nous allons expliquer la théorie et la

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méthodologie développées par le groupe de recherche, afin de montrer les possibilités lorsqu’on fait des comparaisons internes et externes avec d’autres pays.

The first part of the article presents a biographical analysis using primary sources for the 610 MPs who represented Basque constituencies at the Spanish Parliament between 1810 and 1939. For the 1876-1923 period, the study covers 284 députés and sénateurs, with a prosopographic analysis of elected MPs, their economic connections and their relations with political authorities. While newly industrialised constituencies on the Atlantic coast were tied to diverse types of interests (tariffs, navigation bonuses…), the MPs elected in Mediterranean constituencies were mostly concerned with their speculation strategies. The authors explain the theories and methodology developed for this study, to show the potential for comparisons with other countries.

INDEX

Mots-clés : Parlement espagnol, Pays Basque, biographie, prosopographie, modernisation Keywords : Basque Country, Spanish Parliament, biography, prosopography, MPs, modernisation

AUTEURS

JOSEBA AGIRREAZKUENAGA Professeur d’histoire contemporaine à l’Universidad del País Vasco-Euskal Herriko Unibertsitatea. Il a notamment coordonné The Basque Fiscal System, History, Current Status and Future Perspectives, Reno, Center for Basque Studies-University of Nevada, 2014 et The Basque Fiscal System contrasted to Nevada and Catalonia in the Time of Major Crisis, Reno, CBS-University of Nevada, 2016.

EDUARDO J. ALONSO Chercheur en histoire contemporaine à l’Universidad del País Vasco-Euskal Herriko Unibertsitatea, il est l’auteur de « Fueros, fiscalidad y la España asimétrica » dans Ferran Archiles et Ismael Saz (dir.), Naciones y Estado. La cuestión española, Valencia, Universitat de Valencia, 2014.

MIKEL URQUIJO Professeur d’histoire contemporaine à l’Universidad del País Vasco-Euskal Herriko Unibertsitatea. Il a dirigé le Diccionario biográfico de los parlamentarios españoles, Madrid, Congreso de los Diputados, 2010-2013 et a notamment publié « La présidence du Parlement en Espagne. Analyse prosopographique de la configuration d’un modèle institutionnel », dans Jean Garrigues (dir.), Les Présidents de l’Assemblée nationale de 1789 à nos jours, Paris, Classiques Garnier, 2015.

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Geoestrategia napoleónica para homogeneizar la nueva élite empleando casinos y círculos, Italia y Península Ibérica (1750-1910)

María Zozaya-Montes

Introducción: pensando derribar fronteras sociales

1 Uno de los hechos más conocidos de la revolución francesa y sus secuelas fue el intento por derribar las barreras sociales, con las prerrogativas y las desigualdades que iban asociadas a ellas. Por tanto, es plausible atribuir a sus resultados en Europa la búsqueda y consecución de la igualación social1. Hay que comprender que después de tres siglos de régimen estamental de Antiguo Régimen, la caída jurídica de los tres estados no podía ser una cuestión sencilla, modificable mediante unas leyes sociales que todos iban a aceptar de la noche a la mañana.

2 Este estudio se centra en un elemento que consideramos esencial para normalizar la relación cotidiana de la nobleza y la burguesía ascendente: los círculos masculinos. Analizamos el fenómeno de los casinos, partiendo del prototipo de club aristocrático italiano que, fundado desde 1760, fue “desclasado” mediante las normas adoptadas por Napoleón durante sus sucesivas invasiones. Conforme conquistaba una ciudad, permitía que en su casino se uniesen nobleza y burguesía, repitiéndolo en círculos de otros países, que iban cambiando tales medidas conforme al avance de su paso conquistador. Precisamente el permitir una adaptación a los nuevos criterios sociales contemporáneos pudo ser la clave de su éxito en la Europa continental del siglo XIX.

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Una estrategia para muchos círculos: “la recherche opérationnelle”

3 Tradicionalmente se ha atribuido a la ubicación geográfica la capacidad de difundir determinados modelos culturales. En particular, desde el papel interdisciplinar concedido por la escuela de los Annales a la geografía. En el caso del Mediterráneo, uno de los trabajos más expresivos es el clásico de Ferdinand Braudel sobre La Méditerranée 2. Influido por ese espíritu analista, Maurice Agulhon intentó establecer las bases para una sociabilidad diferenciada en el sur de Francia, retractándose después para buscar modelos galos más generales3. En aquella línea geográfica, Bernal y Lacroix buscaron delimitar la sociabilidad de los círculos del sur de España, concretamente andaluces4. Además de las virtudes espaciales para buscar una sociabilidad común o diferenciada, existen otros factores de unión.

4 Como exponemos aquí, consideramos que la homogeneización social de las jerarquías aristocrática y burguesa desenvueltas en una Europa que salía del Antiguo Régimen, fue debida, más que al Mediterráneo, a la geoestratégica marcada por Napoleón, con especial incidencia en los casinos asociativos. Así lo hemos podido comprobar tras estudiar en profundidad este tipo de círculos y su difusión más allá del Mediterráneo. En fases iniciales tuvimos ocasión de analizar cómo los modelos de Italia se reprodujeron en España, y plantear una visión europea del fenómeno de la sociabilidad5. Analizando la extensión del modelo de casino como asociación masculina elitista, hemos podido encontrar círculos equivalentes en zonas que van desde el Portugal Atlántico a la España Central o Mediterránea, siguiendo por países como Malta o Rusia6. Por tanto, dado que la extensión de los modelos no sigue una sucesión geográfica mediterránea clara, buscamos atribuir a la geo-estrategia napoleónica la difusión de este tipo de casino.

5 Podemos tildar fácilmente dicho proceso de ingeniería militar como “recherche opérationnelle”, por tratarse del modo de ejecutar los avances de una guerra, y conseguir de manera interdisciplinar vías estructuradas para que se mantuviesen las conquistas sociales de la revolución7. En este caso, se traduciría en la estrategia adoptada para que el emperador hiciera efectivas en la práctica las medidas sociales que quería implementar en los terrenos conquistados por la revolución. Con tal propósito, conforme iba llegando a nuevos países, Napoleón o bien iba mudando los estatutos de las asociaciones, permitiendo la mezcolanza social de los miembros aristócratas y burgueses de los casinos, o bien iba fundando nuevos círculos con tal propósito entre 1797 y 1810. Si alguno de aquellos terrenos era perdido, ya quedaba plantada la semilla de la equiparación elitista, recuperando sus frutos años después, con la llegada del liberalismo político.

En el punto de mira del catalejo de Napoleón: casinos y círculos

6 Si fijamos los ojos en el paisaje asociativo voluntario en la Italia del 1760 al 1800, encontramos que diversos autores hablan de una fragmentación extremada8. Es probable que esa aparente visión se corresponda con la heterogeneidad que afectaba a la Europa del Antiguo Régimen en variados aspectos, y contra la cual iba a luchar el

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proyecto revolucionario francés. Este buscaba una igualdad y fraternidad sociales, así como una homogeneidad universal, que se vería consumada con la consecución del imperio. El objetivo unificador afectó a diversas materias de la vida cotidiana, como los pesos y medidas, cuyas normas desde el siglo XVIII venían intentando combatir una diversidad según la cual las regiones de cada país europeo durante el Antiguo Régimen mantuvieron sistemas distintos, variables y subjetivos, que ahora había que unificar9. El objetivo social equiparador en el campo de la vida cotidiana se centró en las asociaciones, instrumento básico con el que Napoleón Bonaparte intentó normalizar la mezcolanza social de la aristocracia con la burguesía.

7 Maurice Agulhon planteaba que aunque el Código Penal francés de 1810 reconociese a las asociaciones, el origen del círculo contemporáneo había que buscarlo probablemente en el Antiguo Régimen10. A mi juicio, sus raíces pueden encontrarse en el casino italiano, como asociación voluntaria masculina aristocrática cuyas raíces se hundían en el siglo XVIII. Incluso, es posible extrapolar su modelo y trayectoria de una forma bastante más homogénea de lo que se ha considerado. Probablemente puede resumirse del siguiente modo. Se originan hacia 1760 vinculados estamentalmente a la aristocracia, y si bien enraízan –en ese sentido– con la tradición jerárquica de Antiguo Régimen tal vez pudieron contener tintes ilustrados. Más allá de las reuniones informales de aquellas élites en los salones11, se trataba de modelos societarios. En ellos tenía lugar el ocio, principalmente el juego. Con la llegada de las invasiones francesas cambiaron su composición nobiliaria guiados por los principios revolucionarios, adoptando medidas sociales vinculadas a la filosofía –denominada– Jacobina de eliminar en la práctica las barreras estamentales. Iban a permitir la entrada de las clases medias pudientes, incorporando en el orden social a los grupos burgueses, gentilhombres, notables y personajes emprendedores vinculados al mérito. El objetivo era obligar a la aristocracia a fundir con la burguesía sus espacios de ocio antes reservados a los nobles, y romper con los antiguos abismos estamentales.

8 Así lo hicieron en casinos nobiliarios antiguos reciclando sus bases, o fundando nuevos espacios, cuando –siguiendo la filosofía jacobina– crearon las “Estancias Cívicas”. Su vida asociativa acompañó los altibajos que sufrieron el resto de nuevas normativas, interrumpidas cuando volvía una etapa involucionista. Es decir, cuando triunfaban las influencias napoleónicas nacían o se reabrían bajo el símbolo de la unión social (incluso con nombres como “Círculo de la amistad” y equivalentes), o bien aquellos que eran más conservadores sólo reabrieron cada vez que triunfaba alguna coalición monárquica vinculada a los antiguos estados absolutos.

9 Esos casinos italianos eran asociaciones exclusivas. Tenían criterios de admisión excluyentes, estableciendo condiciones particulares para los individuos que tuvieran el rango de diplomáticos o fuesen de legaciones extranjeras. Respecto a la admisión de la burguesía como remanente de la época anterior, rechazaban todo tipo de profesiones de oficios considerados “viles”. Tales asociaciones italianas se ordenaban por reglamentos que velaban por el orden interno y el decoro, justificación que avalaba a muchos de estos círculos (al igual que los españoles después). Su objetivo general era pasar el tiempo de ocio con actividades como el juego, la lectura, la conversación, conciertos y bailes, enfatizados según el carácter de la asociación. Extraemos tales rasgos de casinos nacidos en la Península Itálica en el último tercio del siglo XVIII, de la mano de élites activas en la sociabilidad y el juego, arraigadas en Italia y difundidas

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tempranamente por Alemania12, Austria o Suiza13, según las movedizas fronteras de la época.

10 Para situar las trayectorias de los primeros casinos societarios europeos, tenemos que acercarnos a Toscana, el Véneto, Piamonte, Lombardía, Emilia Romana y Austria. En 1754 nace el “Casino dei Nobili” de Pisa en la Toscana, para el disfrute aristocrático14, como círculo exclusivo para militares, aristócratas y cosmopolitas de buen tono, hombres y mujeres. En realidad formaba parte del proyecto ilustrado de dinamizar el mundo del turismo en conjunción con el potencial acuífero de la ciudad, asociándolo a la reutilización de las termas de San Giuliano, que reestablecieron desde 1742. Pronto se asociaron a los encuentros de la buena sociedad cosmopolita y quisieron fundar un casino, recordando aquel “Casino de Gentilhuomi” que había funcionado en Pisa entre 1692 y 1727 como una casa de juego.

11 El nuevo casino de nobles comenzó su funcionamiento en 1754 bajo la mirada ducal, albergandu su sede en un espacio cedido por el monasterio de Nicosia. Era un centro activo en el juego, como entretenimiento vinculado a la nobleza, pero también a altercados que podían cuestionar los límites del decoro o de la civilidad, por lo que se intentó promover otras actividades de la buena sociedad15. Hasta 1790 su composición era elitista, debiendo estar inscritos sus socios en el libro de oro de la ciudad, manteniendo particular insistencia sobre el rango hasta 178916. Tal distinción aristocrática iba a dificultar su funcionamiento con los cambios promovidos por la ocupación francesa, durante la cual cesó su actividad. Reabrió en 1817, pero por las deudas que contrajo comprando el edificio y por motivos sociales como ser el último bastión de la aristocracia, fue cayendo en declive17.

12 Tras años de decadencia, el edificio del casino noble iba a pasar a manos de la “Stanze Civiche”, estancia pública creada en 1808 por impulso napoleónico, que fue regularizada en 1818. Ésta pujante sociedad de naturaleza burguesa18 se fundía con el Casino al instalarse en sus salas, consagrando ese intento de unión burgués con la representación aristocrática. Dicha asociación cívica tuvo una actividad más pujante que el casino, tal vez por su componente social, pues procuraba reunir a ciudadanos que quisieran pasar su ocio e instruirse, sin importar si eran notables de la rancia nobleza o la nueva19.

13 El proceso fue más marcado en el Trieste, desde que en 1763 grupos de la nobleza creasen el “Casino Nobile di S. Pietro”, una asociación con perfil social propio del Antiguo Régimen, con carácter rigurosamente nobiliario. La invasión napoleónica de principios del 1800 interrumpió su trayectoria, a la par que generó cambios que darían lugar a una nueva asociación. Reinauguraba en 1815, rebautizado con el nombre de “Casino Vecchio”, eliminaba su vinculación religiosa nominal y buscaba reflejar continuidad nominal con el viejo casino noble. Incorporaba los modernos parámetros de la mezcolanza de clases sociales20, dando sentido práctico a las medidas teóricas que promovían el cambio ideológico propio de la revolución francesa21.

14 Trayectoria equivalente siguió otro de los primigenios casinos modernos de Italia, el Casino de Bolonia. Fundado en 1766 como espacio de reuniones reservado a los nobles, entró igualmente en crisis a causa de la invasión napoleónica, en 1802 reapareció con el nombre de “Sociedad de los Amigos”, de la que nació en 1809 un nuevo Casino, donde se promovía la mezcolanza entre nobles y burgueses en ascenso que buscaban promoción social22. Al permitir la entrada de la burguesía del dinero en tales casinos, consagraban su ascenso social en el ámbito de las relaciones sociales y de la representación pública.

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15 Es posible que ese cambio tuviese lugar en más casinos italianos fundados en el norte, entre el Mar Tirreno y el Adriático, donde se hiciesen referencias a la aristocracia en su nombre inicial y terminasen convirtiéndose en círculos de naturaleza burguesa. En la Venencia de finales del siglo XVIII fue creado un “Casino Per Nobili” altamente exclusivo, tan jerárquico que admitía a todos los nobles, incluso si estaban arruinados23. Entre sus actividades musicales, de baile y cenas elegantes, siempre destacó el juego. Cerca, en Vicenza, Napoleón creó en 1808 la “Società del Casino al Duomo” para cumplir las mencionadas facetas de relación, que centralizó los encuentros sociales, sobre todo desde la decadencia del antiguo casino de nobles en 182024. Equivalente panorama existía en la Toscana, que contaba con diversos casinos aristocráticos que tras las invasiones napoleónicas terminaron fusionándose con la nueva burguesía, fuese en el “Casino dei Nobili” de Florencia, el “Casino de Società” de Pistoja, o el Casino para los nobles de Volterra, círculos aristocráticos que solían solaparse con las “Stanze Civiche” para la burguesía, como el caso de Pisa o de Arezzo25. Muchos de estos pudieron ir incorporando esas claves de mezcolanza social en los miembros directivos, que aunaban a partes iguales nobles y burgueses desde 1809, como el círculo de Bolonia26. En Milán, los estatutos tendieron a regular el espíritu de asociación que promovía la cooptación de nuevas presencias sociales desde 1815, como el híbrido “Casino dei Nobili”, o el “Casino della Concordia”27.

16 En cada región del norte existió posiblemente un círculo que fue el germen de aquellos que nacerían o triunfarían desde 1840. Como en Piamonte, que en 1784 vió fundar la “Patriottica Noblie Società del Casino” de Turín, dedicada al juego, al baile y la conversación en un ambiente elegante. Completamente limitado al estatus de los caballeros, desde 1789 permitiría la entrada de un público más amplio dos veces por semana. Tal mezcla social sería consumada desde que en 1841 se fundase la “Società del Whisht”, abierta a todas las corrientes de la alta sociedad, incluyendo la burguesía de negocios. Si bien fue concebida como instrumento de inclusión social, el estudio prosopográfico de sus socios revela que actuó de bastión aristocrático entre 1841 y 1914, uniendo linajes antiguos ya desposeídos del dinero –o arruinados–, dedicados al servicio militar o a la política28. Mientras, otro espacio fue más activo como núcleo de unión entre la burguesía y la aristocracia, la Sociedad Filarmónica29.

El modelo italiano en el primer Casino de España

17 El cambio social acaecido en los círculos del norte de Italia fue acorde con el derribo del Antiguo Régimen tras las oleadas napoleónicas. Ese modelo de organización asociativa italiana modificada por los franceses se expandió por Europa, tanto por el Mediterráneo, desde Sicilia hasta Malta, como por tierra, fundándose en Francia clubes de naturaleza burguesa de aire aristocrático30. En otros países vecinos como Portugal, la asociación masculina elitista equivalente fundada desde 1836 fue denominada “Círculo” o “Clube”, aparentemente con mayor influencia del modelo británico.

18 En España influyeron los mencionados cambios sociales, pero a mi juicio de manera indirecta. Para que fuera de manera directa, tenían que haber existido asociaciones homónimas donde Napoleón fuese introduciendo reformas equivalentes en los clubes aristocráticos entre 1808 y 1812. Pero no lo hizo, primero, por la radical confrontación generada en el grueso de la nación española tras la invasión francesa31. Segundo, porque apenas existían asociaciones formales equivalentes dedicadas al ocio

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aristocrático. Más allá de las casas de juego informales, el modelo más parecido eran las Reales Academias o las Sociedades de Amigos del País, de naturaleza científica y cercanas al mundo francés ilustrado32. En resumidas cuentas, en el caso español, la manera indirecta desde la cual influyeron aquellos cambios napoleónicos que buscaban la mezcla social a través de los clubes, fue copiando el modelo de los casinos italianos.

19 Las características del casino italiano que reprodujeron los casinos decimonónicos españoles es que eran asociaciones exclusivistas de la clase alta, con criterios de admisión excluyentes, y condiciones favorecedoras para los diplomáticos o individuos de legaciones extranjeras. Su objetivo era pasar el tiempo de ocio por medio de actividades como el juego, la lectura, la conversación, conciertos y bailes33. Después, cada uno de estos círculos polivalentes se orientaba hacia su idiosincrasia particular, destacando en diversos objetivos políticos o culturales34. Estos casinos se ordenaban por reglamentos encargados de velar por el orden interno y el decoro, justificación que avalaba a muchas de estas sociedades35. Copiaban desde el modelo asociativo con sus normas y vías exclusivas de entrada, o sus principios civilizatorios, hasta la tendencia de instalarse en caserones palaciegos36. Su modelo se repite incansablemente reproduciendo sus estatutos entre 1837 y 1860 entre la aristocracia37. Dado el elevado espectro social que congregaban, no es de extrañar que favoreciesen el encuentro de una aristocracia de viejo y nuevo cuño con la burguesía, o que acabasen trazando redes sociales, unidas a cuestiones de política de forma más o menos solapada38.

20 En este sentido, aquel modelo inicial de casino elitista español también copió de aquellos italianos el sentido último de mezcolanza de elites. Y actuaba como un efecto dominó, pues reunían variados grupos de notables, como siempre insisten las fuentes eruditas locales, facilitando indirectamente que allí se formasen redes clientelares con la nueva élite. Desde ellos se proyectaba un estatus social elevado, y se terminaba transfiriendo una identidad de grupo entre las clases altas. Por ello, los burgueses que querían sancionar su ascenso social entre las filas nobiliarias terminaban adscribiéndose a dichos círculos39. Tal relación puede esclarecer la fácil inserción societaria del casino español ante la caída del Antiguo Régimen. Al tratarse de la etapa en que se instalaba el liberalismo constitucional desde 1835, era perfecto implantar un modelo que limase las fronteras sociales entre la vieja y la nueva élite. Cuadraban el contexto de cambio con la búsqueda de nuevas y más abiertas fórmulas de relación y adaptación social.

21 Para confirmar esta unión social dada en los casinos citados, podríamos referir en sentido comparativo otros estudios que –además de los italianos o austriacos mencionados– vendrían a confirmar esta teoría40. Existen análisis de la Península Ibérica que, sin realizar necesariamente trabajos especializados de prosopografía, mediante breves listas de socios, dejan entrever esa mezcolanza entre las viejas y nuevas jerarquías. En Levante, las buenas familias de Barcelona reunidas en el Liceo desde 1847 (cuya sociedad filarmónica se remontaba a 1837), consumaron la unión de la aristocracia casando a las hijas con las fortunas de los grandes empresarios burgueses desde 187041. En la meseta española, el círculo de Valladolid, de composición mayormente militar desde 1844, fue incorporando hasta 1875 el nuevo elemento político de la esfera pública42. En el centro de Portugal, el intenso análisis de los miembros del Círculo Eborense entre 1836 y 1900 muestra una tímida intrusión de los nuevos burgueses entre las mejores familias alentejanas, de propietarios y mayores contribuyentes43. En el enclave de unión entre el Mediterráneo y el Atlántico, la

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aproximación social al Casino Gaditano, fundado en 1844, plasma la integración de las nuevas elites políticas con los nombres de las elites tradicionales de la capital44. En el Atlántico, el Casino de Tenerife, creado en 1840 por las clases pudientes, contó con la unión de comerciantes y aristócratas, quienes –siempre en nivel proporcional al cuerpo social canario- dieron la bienvenida al elemento militar durante todo el siglo XIX45.

El panorama social del Casino de Madrid. La aristocracia

22 El Casino de Madrid puede considerarse el primer y principal ejemplo de club aristocrático dedicado al ocio del que se tiene constancia, fundando durante el liberalismo constitucional46. Pese a que se ha referido la creación de otros casinos españoles en 1835, no se ha demostrado su andadura con documentos47. De cualquier modo, en España no se realizaron cambios directos para unir a la aristocracia con la burguesía en los estatutos de tales asociaciones elitistas, que simplemente mencionaban ser “para el ocio de la buena sociedad” 48. Por tanto, vamos a centrarnos en mostrar cómo la composición social del Casino de Madrid incorporó desde el principio a ambos grupos: la nobleza y los nuevos representantes del liberalismo.

23 Entre 1836 y 1910 se inscribieron en el Casino de Madrid cuatro mil individuos asociados. El panorama social recoge, por un lado a las nuevas clases, miembros de la burguesía, a menudo parlamentarios reclutados entre intelectuales y emprendedores, negociantes ligados a las nuevas formas del capitalismo o empresas del ferrocarril. Por otro lado, a las viejas jerarquías, con grupos militares y pertenecientes a familias nobles, que a menudo declaraban como profesión “propietarios”. Parte de ellos tuvo alguna participación representativa en su juventud, siendo investidos como diputados, y años después ocuparían carteras ministeriales o altos cargos de responsabilidad militar o política, condecorados finalmente por un título nobiliario.

24 Dado el solapamiento de trayectorias, así como el elevado número de socios, la estrategia de aproximación a su composición interna ha sido el análisis prosopográfico de los militares y aristócratas, así como el análisis de los parlamentarios a través de los presidentes del Senado y de los diputados del Congreso.

25 Primero, hemos registrado los nuevos miembros que se inscribieron en el Casino de Madrid entre 1836 y 1900 identificándose con su dignidad nobiliaria o jerarquía militar (imagen 1) por tratarse de un signo jerarquizador externo del estatus. Sin embargo, hay que remarcar que el número de casinistas que se registraron como titulados o militares fue ínfimo en comparación con el total de los que realmente lo fueron, tanto en el momento de su ingreso o pasados los años. Cabe citar que figuras de los máximos grados militares, fuese de alcurnia noble como Fernando Fernández de Córdova, o de nuevo cuño, como los hermanos de la Gutiérrez de la Concha, nunca hicieron referencia a sus títulos, ni emplearon su grado militar en el círculo, como tantos otros.

26 Hemos contabilizado esa identificación deliberada del rango militar al entrar en el Casino de Madrid, porque la dedicación al mundo de las armas durante el antiguo Régimen fue un indicador aristocrático de las filas secundarias de la nobleza. Para buscar quienes querían delimitar simbólicamente este aspecto, hemos contabilizado estadísticamente a los militares que se registraron con el rango militar antecediendo a su nombre, tanto en su ingreso inicial como al presentar a otros casinistas. En realidad,

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de los numerosos militares que fueron socios entre 1836 y 1900, sólo un reducido porcentaje entró en el Casino registrando su rango. De ellos, un 2% se inscribió en el círculo señalando junto a su nombre su rango militar (cuadro 1). Lo hicieron apuntando la escala de jerarquías que proporcionalmente se mantuvo en el siglo XIX, donde abundaban las más elevadas, con cuarenta generales, cinco tenientes generales y diez brigadieres.

27 El casino contaba con numerosos socios militares, pese a lo cual, la gran mayoría no aparecía con la denominación de sus rangos, probablemente por tratarse de un club aglutinador de la clase, más que de aquella casta, que iba a disgregarse después en el círculo “La Gran Peña”49. Contabilizamos que entre 1836 y 1839 sólo un 1% se alistó indicando su rango, sin proponer con él nuevos socios presentados. De 1840 a 1860, sólo el 1’5% de ellos era precedido con el grado de general, siendo menor el de brigadier; en las presentaciones, los generales apadrinaron a casi un 2% de nuevos miembros. Entre 1861 y 1880, brigadieres y generales apenas representaban el 1% del total de los ingresados, porcentaje que no alcanzaban los tenientes generales. Entre 1881 y 1903 continuaron similares: entraban como generales un 1%, cifra que no alcanzaban los brigadieres ni los tenientes generales.

28 Segundo, respecto a la dignidad nobiliaria, entre 1836 y 1900 se registraron 332 nuevos casinistas señalando junto a su nombre su título (cuadro 1). En estos casos, cuando un individuo detentaba un título, se registraba con él y apadrinaba identificándose en el Casino. Sin embargo, abundó más el caso de socios que pasados algunos años consiguieron el título pero continuaron presentando bajo el nombre propio, especialmente la nueva nobleza. Mientras, es común que lo señalasen los procedentes de linajes aristocráticos de alcurnia, que si en sus primeras etapas casinistas se identificaron por su nombre, cuando entraban en posesión de sus títulos presentaban con ellos a nuevos socios.

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Imagen 1. Miembros del Casino que se inscribieron con su título.

Fuente: elaboración propia con las listas de socios del Casino (ACM.LSC.MAR, 1836-1910)

29 Contabilizando estos indicadores de la aristocracia, entre 1836 y 1900 entraron marcando en las listas su título nobiliario principalmente marqueses y condes, y en menor grado –proporcional a la jerarquía en toda España– los duques y vizcondes. Por etapas, desde la creación del Casino en 1836 hasta 1839, de los 310 nuevos socios, indicaron su dignidad nobiliaria sólo el 12,5% del total (6,1% marqueses, 5,1% condes, 0,9% duques y 0,3% vizcondes), y un 6,5% señaló su abolengo las presentaciones. Entre 1840 y 1860 entraron 1.263 casinistas, de los cuales precedieron su nombre del título un 10% (5% marqueses, 4% condes, 1% duques). Un número equivalente apadrinó a nuevos socios indicando su pertenencia al cuerpo aristocrático: 131 nobles (10%), revelando porcentajes similares al ingreso (marqueses 5,5%, condes 4%, duques1% y vizcondes 1%). Descendieron en los años de 1861 a 1881, cuando de los 1.130 nuevos casinistas, el 8% marcaba su titulación (marqueses 3,3%, condes 3,5%, vizcondes menos del 1%, duques menos del 1%). Entre 1882 y 1903, de 1.124 nuevos socios, sólo un 7% indicaba su pertenencia a la nobleza (3,8% marqueses, 2,4% condes, 1% duques y 1% vizcondes).

30 Tales números revelan varias cuestiones. Primero, la información porcentual por etapas cronológicas muestra pocos cambios en la composición social del círculo, si bien los aristócratas tendieron a disminuir la referencia que hacían a su título, bajando del 12% al 7% en 77 años. Segundo, reflejan que se trataba de un círculo donde se marcaba la distinción, la pertenencia desde la juventud a la nobleza titulada. Recogía títulos de lo más granado en la Corte, pues siempre estuvieron representados los duques, honor que sigue en el rango simbólico a los reyes y a los príncipes y conlleva la Grandeza de España. Tercero, la presencia de esos títulos señalados era proporcional al global de los existentes en la nación50, sin predominar los títulos de mayor rango, como en otros círculos deliberadamente excluyentes como el “Nuevo Club”. Los apadrinamientos

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igualmente simbolizaban también aquella alcurnia que distinguía socialmente al prohijado. Por último, cabe destacar que estudios en curso están revelando los nombres de mayor número de presidentes del Casino, cuya lista se desconocía, que fueron miembros destacados de la nobleza. Con ello aumentaría el porcentaje de la alta alcurnia en el círculo, probablemente acompañado de su representación política en el Senado51, que veremos después.

31 Tercero, otro elemento indicador de esa nobleza que se adapta al nuevo sistema mediante la representación pública política, son los socios del Casino que llegaron a ser senadores y consiguieron un título aristocrático. De los 777 senadores titulados entre 1836 y 1910, 298 formaron parte del Casino (el 38’8%), muchos de los cuales ingresaron en el círculo en fechas cercanas a su entrada en aquel cuerpo colegislador, lo que implicaba la búsqueda deliberada de aquel entorno aristocrático donde se debatían de manera informal los asuntos de la esfera pública con sus representantes en las cámaras.

32 Cuarto, equivalente perfil encontramos en los casinistas que llegarían a ser presidentes del Senado52, expresivos de la política conservadora del círculo, como el conde de Fontao (1837-1840); el marqués de Miraflores (1845); Manuel de la Pezuela, marqués de Viluma (1846); Joaquín Ezpeleta (1853); Javier Istúriz (1858); Manuel Gutiérrez de la Concha, marqués del Duero (1858-1865); Francisco Serrano Domínguez, duque de la Torre (1865); el marqués de Barzanallana (1876-1881); José Gutiérrez de la Concha, marqués de la Habana (1881-1883; 1886-1890); y desde 1884 el conde de Puñonrostro, compañero militar y amigo de todos aquellos. Si bien en los primeros cincuenta años de marcha del Casino entre sus filas no se contaron los presidentes en etapas progresistas (1868-1873), comenzaron a hacerlo –desde 1873– representantes que culminarían su carrera en el Senado al final de siglo, como Eugenio Montero Ríos (1894); José Elduayen, marqués del Pazo de la Merced (1895); o Manuel Aguirre de Tejada, conde de Tejada de Valdosera, de conocida tendencia liberal en su juventud53. Tal pertenencia de los presidentes del Senado al Casino de Madrid, con especial predominio del elemento conservador, incide en el estatus aristocrático del círculo, en su perfil político como recinto de adaptación informal de las clases que iban a representar el ámbito público54.

33 Quinto, es indicativo del componente aristocrático el análisis inverso, de los cargos de la junta directiva del Casino. Su presidencia refleja la rancia nobleza y el elemento militar, con figuras como –en sus años iniciales– el duque de Osuna, el marqués de Casa Irujo, el duque de Medina Sidonia, o –ya más avanzado el siglo XIX–, el mariscal Fulgencio Schmidt Moló, el teniente general José Reyna, o el conde de Malladas. Era común que eligiesen como presidentes del círculo a personajes procedentes de la aristocracia y del ejército, que se dedicaban también a la política y a la esfera pública, inicialmente como diputados o después como senadores. De los presidentes del Casino entre 1836 y 1901, el 53,3% ostentaba un título (marqueses 28,57%, duques 9,5% y condes 9,5%), y el 33,3% detentaba un alto cargo militar en el momento de su nombramiento (mariscales de campo o tenientes generales). De esos presidentes, el 53,3% ocupó un asiento en el Senado55, porcentaje que descendió a finales de siglo, y el 46% tuvo el cargo de diputado al menos en alguna ocasión. También aparecen representadas las nuevas élites sociales, a través de figuras del individuo emprendedor, como el marqués de Salamanca o Nazario Carriquiri. Ellos compartían con el resto de presidentes su dedicación a la esfera pública política, pues ejercieron como diputados, tendencia que rompieron entre 1877 y 1884 aquellos militares dedicados sólo a las

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armas. Algunos como José Beranguer Ruiz de Apodaca o Antonio García Alix incluso avanzaron más en esa carrera política, cuando ocuparon carteras ministeriales56.

La esfera pública en el círculo: el nuevo grupo social de los diputados

34 Hemos analizado los casinistas que fueron diputados durante cinco legislaturas entre 1836 y 1856, etapa en que el círculo tuvo un marcado perfil politizado. Abarca desde la fundación del Casino como resultado conservador del levantamiento de La Granja; pasa por el golpe involucionista de octubre de 1841, cuando varios socios urdieron la trama donde falleció el casinista Diego de León57; llega en 1854 a la máxima implicación de los ministros conservadores en el círculo, por el que fue atacado en la revolución progresista, que motivó su apertura hacia el poder liberal desde 1856. Analizar la participación política de los socios en esos años en que el Casino era un bastión conservador en la práctica, muestra una forma más en que sirvió de canal de adaptación a la política del liberalismo y a los nuevos grupos representativos.

35 De la muestra de 1.103 diputados electos que juraron y tomaron asiento o que optaron por la senaduría entre 1836 y 1856, 266 fueron miembros del Casino (al menos entre 1836 y 1860), representando el 24% del total de aquellos diputados. Dividiendo por legislaturas, en la primera de 1837 a 1838 58, tomaron asiento 206 diputados, y como muestra el mapa (imagen 2), 37 fueron casinistas (17,96%) que ingresaron en el círculo entre 1836 y 1860, no necesariamente al tomar posesión. Además, de los 17 diputados aprobados que optaron por la senaduría, cinco eran socios del club (29,4%). Tratando la distribución geográfica, y adaptando el mapa a la distribución regional actual para ser más comprensible, se refleja cómo los casinistas representaban en el Congreso al sur de la península principalmente, Andalucía (19 electos) y Extremadura (4). Después, el norte con Galicia (3) y otras provincias que contaban respectivamente con un diputado socio del Casino: Navarra, Asturias, Madrid, Murcia y Valencia.

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Imagen 2.

Fuente: elaboración propia, contrastando el ACDIDSC y listas de socios ACMLSMAR

36 Segundo, de los 220 proclamados diputados en la legislatura de 1840 (imagen 3), un 22,27% fue socio del círculo entre 1836 y 186059, ingresando la mayoría en los años inmediatos a dicha legislatura (1836 y 1844). En el mapa se contempla claramente como el campo del latifundio era el gran protagonista: Andalucía reunía al máximo, con dieciocho diputados casinistas. Igualmente –y de nuevo refiriendo las regiones actuales– de los diputados por Castilla León, ocho pertenecían al círculo. Contaban con tres diputados en el círculo: Aragón, Extremadura y Castilla La Mancha. El norte del minifundio también se destacaba, Galicia contaba con seis procuradores socios, Asturias con dos (de nuevo por Oviedo), y con uno Santander, Navarra y el país Vasco. Por último, pertenecían al Casino, respectivamente, dos diputados representantes de Madrid, otros dos de Murcia y otros dos de Valencia.

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Imagen 3.

Fuente: elaboración propia, con el ACDIDSC y listas de socios ACMLSMAR

37 Tercero, de los 249 diputados que prestaron juramento en la legislatura de 1844 a 1845 (imagen 4), 92 pertenecían al Casino, que suponían el 35% del total y de aquel número, el 70% ya había estado representado en el Congreso y el Senado60. La imagen 4 representa un mapa con una nueva realidad que se orienta al Mediterráneo, con dos diputados por las Baleares, tres por Cataluña y cinco por Valencia. Casi en el ecuador del siglo el Casino se estaba convirtiendo en un nido de relaciones informales de la nueva clase política. Así lo indica que muchos socios diputados presentaban a nuevos casinistas, incluso a los que venían a representar su propia provincia. En este sentido cabe avanzar que el porcentaje de próceres siguió aumentando en la legislatura de 1849 a 1850, cuando un 44% de los diputados fueron socios del Casino61. Excusamos representar de nuevo el mapa porque se mantiene una correlación porcentual de socios del casino que eran diputados por provincias que estaban representadas en esta legislatura.

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Imagen 4.

Fuente: elaboración propia, con el ACDIDSC y listas de socios ACMLSMAR

38 Cuarto, dado el marcado corte conservador del círculo, no es de sorprender que descendiesen significativamente los diputados miembros del Casino en la etapa progresista del Bienio Liberal. Desde 1854 hasta 1856, contaron con casi un 19% de casinistas62 (imagen 5). Andalucía volvía a ser la región más significada con 25 socios diputados. De los ocho representantes de Cataluña, siete iban por Barcelona y uno por Gerona, contaban con una gran actividad endogámica en sus apadrinamientos. Como dibuja el mapa, el resto de provincias estaban más equilibradas que anteriormente en su presencia en el círculo. Si bien algunas provincias dejaron de contar con diputados en el Casino, el resto revelaban intensos vínculos económicos, militares y de poder, como aquellos catalanes mencionados u otras redes que a través del Casino ponían en conexión las provincias del norte al sur de España63.

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Imagen 5.

Fuente: elaboración propia, contrastando el ACDIDSC y listas de socios ACMLSMAR

39 La pertenencia al Casino de Madrid de miembros dedicados a la política muestra el nuevo grupo volcado en la esfera pública representativa, compuesto por burgueses o militares que, con las posibilidades abiertas con el liberalismo constitucional, ahora iban a acceder al nuevo poder.

Conclusiones, el círculo cuadra un cambiante contexto social

40 En este artículo analizamos la importancia social de los casinos en el momento de tránsito del Antiguo Régimen al Liberalismo. Exponemos el contexto general de los círculos masculinos de las élites italianas. Mostramos cómo fueron creados en la Italia del Norte en el siglo XVIII (1750-1800), y cambiados con las normativas de mezcolanza social que adoptó Napoleón en los casinos durante la conquista de aquellos territorios alpinos y toscanos (1800-1814). Consideramos que la homogeneización social de ambas jerarquías en estos círculos masculinos se debe a la geoestratégica dictada y extendida por Napoleón en Europa como la “recherche opérationnelle”, más que a la pertenencia al espacio común del Mediterráneo. Tratamos su posterior influjo en las asociaciones de la Península Ibérica, desde el nacimiento del liberalismo constitucional continuado y su posterior desarrollo (1836 y 1910).

41 Mostramos cómo en la práctica ese modelo fue reproducido en España al menos desde 1836, y cómo hasta 1900 este centro sirvió para la mezcolanza social de la vieja y la nueva élite. Tomamos como estudio de caso el Casino de Madrid, primero de España. Abordamos la mezcolanza social que congregó realizando un estudio proposopográfico

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de la aristocracia y los parlamentarios. Revela una elevada pertenencia de la nobleza desde sus inicios a través de los títulos de marquesado. Equivalente representación de la élite se refleja en el estudio de los presidentes del Casino y los del Senado, en su mayoría miembros del círculo desde 1836 a 1910.

42 En el plano representativo de la nobleza, analizando como indicador de las armas los socios que se señalaban con el rango militar en las listas del círculo entre 1836 y 1900, resulta un 2%, aunque aproximadamente un 30% eran militares y no lo marcaban en su nombre. Sucede algo similar respecto al título aristocrático: de todos los socios que llegarían a alcanzarlo, sólo 332 entraron en el club señalando su título. Entre los indicadores de la alcurnia, de un total de 777 senadores, 298 pertenecieron al Casino de Madrid entre 1836 y 1910 (39%), porcentaje que asciende al 70% al analizar los presidentes del Senado que fueron socios del círculo.

43 Por último, la pertenencia de los diputados en los momentos iniciales del Casino, refleja los grupos de la esfera pública en ascenso. Esa nueva élite política que a menudo trataba sus intereses económicos regionales desde el Congreso, tuvo mayor representación en el círculo conforme avanzase el siglo XIX. De las legislaturas analizadas entre 1836 y 1856, de un total de 1.103 diputados contamos con 266 diputados casinistas (24%). Dividiendo por legislaturas, de los 207 diputados procuradores en Cortes de 1837 a 1838, un 18% pertenecían al círculo, y 7 optaron por el Senado (30% de los socios); en la legislatura de 1840, de 220 diputados del Congreso, el 23% pertenecía al Casino de Madrid; de 1844 a 1845, de 249 parlamentarios, el 35% era casinista, porcentaje que subía al 44% en la legislatura de 1849 a 1850. Por último, durante el bienio liberal de 1854 a 1846, descendía, probablemente por tratarse de una etapa progresista, con escasa cabida en este Casino donde se adaptaba el sector conservador al nuevo sistema. Tales números plasman la elevada presencia del grupo nobiliario y militar, en su estrategia de acercamiento a los nuevos poderes representativos de la esfera pública. Entre 1836 y 1900, y especialmente hasta 1860, el Casino de Madrid se convirtió en un espacio donde tuvo lugar el encuentro de la vieja y la nueva élite. Al igual que los casinos italianos con la estrategica napoleónica, sirvieron de espacio de unión social de las élites ante la llegada del sistema del liberalismo constitucional, con especial representación de los notables de la política, cuyo modelo sería reproducido en otros círculos de la Península Ibérica.

NOTAS

1. Este estudio ha sido realizado en el marco del proyecto “Prosoparlam, Biography & Parliament”, dirigido por Joseba Aguirreazcuenaga: UPV/EHU- MINECO. HAR2014-53974-P, y hunde sus raíces en el proyecto sobre “Grupos profesionales y corporativismo” dirigido por Francisco Villacorta CSIC-CCHS, HUM 2007-62675/HIST. La autora posee la beca Postdoctoral FCT Ref. SFRH/BPD/91130/2012 en el CIDEHUS-UÉ, UID/HIS00057/2013. 2. Ferdinand Braudel, El Mediterráneo, Madrid, Acanto, Espasa-Calpe, 1989 (Flammarion, 1985), p. 131. Guarda una lógica que el modelo de los casinos fuese desde Italia a España por el

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Mediterráneo, pues antes de la apertura del Canal de Suez en 1869, el Levante era la ruta más corta de Europa a la India. 3. Maurice Agulhon, Pénitents et franc-maçons de l´ancienne Provence. Essai sur la sociabilité méridionale, Paris, Fayard, 1968; la teoría inicial en: La sociabilité méridionale. Confréries et associations en Provence orientale dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, Aix-en-Provence, 1966. 4. Antonio M. Bernal y Jacques Lacroix, “Aspects de la sociabilité Andalouse. Les associations sévillanes (XIXe-XXe siècles)”, Mélanges de la Casa de Velasquez, vol. 11, n° 11, 1975, p. 435-507. 5. María Zozaya, El Casino de Madrid, orígenes y primera andadura, Madrid, Casino de Madrid, 2002, p. 50-61, 95-102. 6. María Zozaya, Identidades en Juego. Formas de representación social del poder en un club masculino de la élite (1836-1936), Madrid, Siglo XXI Editores, 2015, p. 17-22, 31-117. 7. Podemos resumirlos como las estrategias planteadas en tiempo de guerra, resultantes de una investigación interdisciplinar para resolver problemas conjuntamente, minimizando los riesgos y costos para optimizar al máximo los resultados. R. Faure; J.P. Boss; A. Garff, La recherche opérationnelle, Paris, PUF, 1962, p. 5-11. 8. Banti señala el localismo y elevado grado de fragmentación y es seguido por: Fluvio Conti (Renato Camurri coord.), Las Elites en Italia y en España, Valencia, UPV, 2008, p. 172-173; o Alfio Signorelli, “La Burguesía”, Ayer, nº 36, 1999, p. 52. 9. Ken Adler, La medida de todas las cosas, Madrid, Taurus, 2003. 10. Maurice Agulhon, El Círculo Burgués, La sociabilidad en Francia, 1810-1848, Madrid, Siglo XXI Editores, 2010, p. 49-53. 11. Maria T. Mori, Salotti. La sociabilità delle élite nell’Italia dell’Ottocento, Roma, Carocci, 2000. 12. Marco Meriggi, “‘Lo spirito di associazione’ nella Milano dell’Ottocento”, Quaderni Storici, nº 77, 1991, p. 395-396. 13. Maria Malatesta, Sociabilità nobiliare, Sociabilità borghese. Francia, Italia, Germania, Svizzera XVIII- XX secolo, Milano, Cheiron, 1988. 14. Fue creado cuando el conde Emanuele di Richecuourt regía la Toscana para el emperador Francisco I. Según: Paolo Tronqui Rifusi E.V. Montazio, Annali di Pisa, fino all’anno 1840, Lucca, Luigi Guidotti, 1843, vol. 2, p. XXIX. 15. Andrea Addobbati, “Il casino dei Nobili di Pisa e il disciplinamento delle aristocrazie toscane nel XVIII secolo”, Bollettino Storico Pisano, vol. LXII, 1993, p. 299-301, 304. 16. Ibid., p. 277-307; cf. p. 277-278. 17. Ibid., p. 306. 18. Ibid., p. 306-307. 19. Paolo Tronqui i Rifusi, Annali di Pisa, fino all’anno 1840…, op. cit., vol. 2, p. XVIII. Bolletino Historico Pisano, vol. 75, p. 91. Marco Agnella, “La Società delle Stanze Civiche di Pontremoli”, Archivio Storico per le Province Parmensi, serie 4, vol. LVI, 2004, p. 99-128, 53. Andrea Addobbati, “ All’origine dell’associazionismo borghese. Le Stanze Pubbliche di Pisa (1808-1816)”, en Romano Paolo Coppini, Marco Cini (dir.), Citoyens Pisani. Una provincia negli anni napoleonici, Pisa, Plus, 2005, p. 121-149. 20. Marina Cattaruzza, “Tra logica cetuale e società Borghese: Il Casino Vecchio di Trieste (1815-1867)”, Quaderni Storici, nº 77, 1991, p. 421. 21. Ibid. 22. Pierfrancesco Morabito, “Divertimento e élites sociali a Bologna nella prima metà dell’Ottocento: la Societè del Casino”, Cheiron, no 9-10, 1988, p. 169-193. 23. El Casino de Ridotto fue el más célebre de Venecia, abierto en el Palacio de Sant Moisè por Marcos Dandolo en 1638, cerrado por el gobierno en 1774 por el éxito y peligro del juego, reabierto después. Pickwick, “Carnaval, amor y juego”, Historia y vida, num. extra 29, 1983, p. 45.

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24. Stephen C. Soper, Building a civil society: Associations, public life and the origins of Modern , Canada, Toronto Press, 2013, p. 17-30. 25. Antonio Ferrini, Descrizione geografica della Toscana, Florencia, Clio, 1839, p. 84, 89, 94, 114, 153. 26. Como demostró en Bolonia Pierfrancesco Morabito “Divertimento e élites social…”, p. 171-172. 27. Marco Meriggi, “Lo spirito di associazione…”, p. 389-394; trata los casinos de nobles en: Milano Borghese. Circoli e élites nell’Ottocento, Venecia, Marsilio, 1992, p. 51-73. 28. Anthony Cardoza, “Tra casta e clase. Clubs maschili dell´élite torinese”, Quaderni Storici, nº 77, 1991, p. 421, 364-376, 380. 29. Anthony Cardoza, “Tra casta e clase. Clubs…”, p. 421, 364-366, 373-377; generaliza su teoría en: Aristocrats in Bourgeoisie Italy, New York, Cambridge University Press, 1998. 30. Que iban a marcar la muerte de los salones, según Charles Morazé, en: Maurice Agulhon, Le Cercle dans la France bourgeoise, 1810-1848, París, Armand Colin, 1977, p. 48-49. 31. Pedro Rújula y Jordi Canal (ed.), Guerra de Ideas. Política y Cultura en la Guerra de la Independencia, Madrid, Marcial Pons, 2012. 32. Mari Carmen Naranjo, Cultura, Ciencia y Sociabilidad en las Palmas de Gran Canaria en el S.XIX, Madrid, Mercurio, 2016, p. 32-57. 33. GEAS, España en sociedad. Las asociaciones a finales del siglo XIX, Cuenca, UC-M, 1998, p. 41-42. 34. Maurice Agulhon, Le Cercle dans la France…, op. cit., p. 17; 65-80. 35. Pierfrancesco Morabito, “Divertimento e élites…”; y Marina Cattaruzza, “Tra logica cetuale…”, art. cit. 36. María Zozaya, El Casino de Madrid, orígenes…, op. cit., p. 145-181. 37. Los porcentajes y evolución del número de Casinos en: Germán Rueda, España 1790-1900. Sociedad y condiciones económicas, Madrid, Istmo, 2006, p. 300-340. Desde 1860 igualmente fueron imitados por grupos menos pudientes de manera más austera. 38. Alfio Signorelli, “La Burguesía”…, art. cit., p. 45-63. 39. María Zozaya, Del ocio al negocio, redes y capital social en el Casino de Madrid, Madrid, Catarata, 2007, p. 11-13; 72-76. 40. Analiza los modelos organizativos de autogobierno democrático: Maurizio Ridolfi, Il circolo virtuoso. Sociabilità democratica, associazionismo e rappresentanza politica nell’Ottocento, Florencia, Centro Ed. Toscano, 1991. Centrado en la unificación: Stephen C. Soper, Building a civil society…, op. cit., p. 17-30. 41. Gary W. McDonogh, Las buenas familias de Barcelona. Historia social de poder en la era industrial, Barcelona, Omega, 1989, p. 190 sq. 42. Rafael Serrano, Ocio y sociabilidad en un espacio exclusivo. El círculo de recreo de Valladolid (1844-2010), Valladolid, Universidad, 2011, p. 40-51 43. Maria Ana Bernardo, Sociabilidade e distinção em Évora no século XIX, o Circulo Eborense, Lisboa, Cosmos, 2002, p. 96-121. 44. Antonio Alarcón Guerrero, “Sociabilidad Decimonónica: el Casino Gaditano”, Cuadernos de Ilustración y Romanticismo, no 8, 2000, p. 20-28; 26-27. 45. Agustín Guimerá; Alberto Darias, El Casino de Tenerife (1840-1990), Tenerife, Casino de Tenerife, 1992, p. 41-44. 46. En noviembre de 1836, como demuestra: María Zozaya, El Casino de Madrid, orígenes…, op. cit., p. 78-80. 47. Fuentes secundarias sin citar documentos concretos han referido casinos en España en 1835 (Alicante; Castellón) o 1836 (Cádiz), como los valiosos: Estudios de Historia Social. La sociabilidad en la España contemporánea, no 50-51, 1898, p. 243-271; o José M. Rodríguez, Casinos, sindicatos y cofradías, un siglo de asociaciones en la provincia de Cádiz, 1833-1931, Cádiz, Punto Rojo, 2016. 48. Reglamento del Casino del Príncipe, Madrid, Caballero de Gracia, 1838-1842, Art. 1-2.

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49. José Gómez Pallete, La Gran Peña, 1869-1916, Madrid, La Gran Peña, 1917. 50. Manuel Tuñón, “La burguesía y la formación del bloque de poder oligárquico, 1875-1914”, en: Estudios sobre el Siglo XX español. Madrid, 1972, p. 155-238. Igualmente: Pedro Carasa (ed.), Elites, prosopografía Contemporánea, Valladolid, Universidad, 1994. 51. Llevados a cabo por: Miguel Angel Ramírez, Casino de Madrid, números dispersos. 52. Los miembros en: José L. López (dir.), El palacio del Senado, Madrid, Senado, 1980, p. 162-178. Los estudió a fondo: Juana Anadón, Oligarquía, elites y prosopografía, tres etapas en la historia de los grupos; y El senado en el sistema político de la Restauración, Madrid, DED, 1998. 53. Basado en Archivo del Casino de Madrid, listas de socios registradas por Miguel Ángel Ramírez, en adelante: ACM:LSMAR. 54. Los retratos en: Ángel Avilés, Catálogo de las obras de arte existentes en el Palacio del Senado, Madrid, Congreso-Senado, 1903, p. 56-73. 55. El duque de Osuna en 1845, el marqués de Salamanca en 1863, Flórez Fondevilla en 1872, el duque de Medina Sidonia en 1864, el marqués de San Carlos en 1877, el conde de Luna en 1879, Carlos García Tassara en 1881, Braulio Rodríguez Madroño en 1876, Luis Dabán en 1887, el conde Malladas en 1884 y Ruiz de Apodaca en 1876. ACM: Casino del Príncipe, Libro de actas de la junta general, Madrid, Encuadernación González, 1866-1877. 56. José R. Urquijo, Gobiernos y Ministros españoles (1808-2002), Madrid, CSIC, 2001. 57. Maria Zozaya, El Casino de Madrid: ocio, sociabilidad y representación social, 1836-1920, Madrid, UCM, 2009. 58. ACDIDSC: Legislatura del 19-XI-1837 al 17-VII-1838, p. 185-190; 193. 59. ACDIDSC: Legislatura del 18-II-1840 al 11-X-1840, p. 78-83; 85. 60. ACDIDSC: Legislatura del 10-X-1844 al 23-V-1845, p. 74-80; 81. 61. Fuente: elaboración propia a partir del Diario de Sesiones de Cortes del Congreso de los Diputados (en adelante: ACDIDSC): Legislatura del 30-X-1849 al 4-VIII-1850, p. 25-27. 62. Fuente: elaboración propia a partir del ACDIDSC: Legislatura del 8-XI-1854 al 2-IX-1856, p. 416-425. 63. María Zozaya, Del ocio al negocio…, op. cit., p. 24, 92-101.

RESÚMENES

Tradicionalmente se atribuye al Mediterráneo un papel homogeneizador, y en esta investigación sobre jerarquías sociales, consideramos esencial la estrategia Napoleónica para disolver las diferencias entre aristocracia y burguesía, usando los clubes masculinos llamados “Casino”. Para abordar cómo contribuyó a borrar las fronteras de una élite continental usando tales círculos, primero exponemos el contexto general de los casinos de las élites mediterráneas de Italia (1760-1796), adaptados con las estrategias de Napoleón (1796-1814-1840). Segundo, su posterior influjo en las asociaciones de la Península Ibérica, durante el liberalismo constitucional y su desarrollo (1836 y 1900). Tercero, abordamos la mezcolanza social generada en los casinos estudiando la prosopografía del Casino de Madrid: aristocracia, militares y parlamentarios (1836-1910).

The Mediterranean has often been considered as a geographic factor of unification, but other geo-strategic driving factors can be identified in a number of social areas. This study examines Napoleon’s strategy to dissolve the social boundaries inherited from the Ancient Regime between

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the aristocracy and the bourgeoisie by creating gentlemen’s social clubs, also known as casinos. To analyse this question, the author first presents the historical context of the casinos in Italy (1760-1797) and their development after the French invasions (1797-1815-1840). Secondly, the article examines how this pattern of sociability developed in Spain, focusing on the case of the Casino de Madrid (1836 and 1900). Thirdly, the author studies how this social mix between the aristocracy and the bourgeoisie was implemented in Spanish casinos using a prosopographical study, with a focus on military men, MPs and aristocrats (1836-1910).

ÍNDICE

Keywords: Sociability, Napoleon I, Circles, Prosopography, Geostrategic, Recherche Operationelle Palabras claves: Círculos, prosopografía, geoestrategia, Napoleón I, Recherche Operationelle

AUTOR

MARÍA ZOZAYA-MONTES

Docteur en histoire de l’Universidad Complutense de Madrid (UCM), est actuellement chercheuse post-doctorale (Fundação da Ciencia e Tecnologia Portuguesa) dans le cadre du CIDEHUS (Centre de Recherche Interdisciplinaire de Histoire et Civilisations, Université de Évora, Portugal).

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La naissance d’une élite : le groupe parlementaire socialiste à l’épreuve de la transition démocratique en Espagne (1977-1982)

Matthieu Trouvé

1 À l’occasion de la commémoration du 25e anniversaire de la transition démocratique espagnole, l’ancien président du gouvernement Felipe Gonzalez affirmait : « on a beaucoup écrit sur la transition espagnole, mais on n’en a pas vraiment fait l’histoire »1. Le constat est sensiblement le même dix-huit ans plus tard. Les livres sur la mémoire de la transition se multiplient à l’occasion des anniversaires et ils sont surtout le fait de témoins ou acteurs. Les années 1975-19822 ainsi racontées décrivent une transition consensuelle sans révolution, violence ou forte opposition politique. L’Espagne serait sortie du franquisme sans heurts, grâce aux élites politiques et le peuple aurait validé cette transformation politique dans une écrasante majorité. L’Espagne offre ainsi un « modèle » de transition pacifique, à l’inverse du Portugal ou de la Grèce, puis, plus tard, de l’URSS ou de la Roumanie, un modèle qui a pu inspirer les pays d’Amérique latine. Ce n’est que maintenant que le mythe de la transition pacifique tend à être remis en cause par les politologues et les historiens qui ont, cependant, du mal à accéder aux sources primaires d’une histoire récente ou immédiate, reposant jusque-là surtout sur les témoignages, souvenirs et images d’archives.

2 Si la politique du consensus a certes été un élément structurant de la vie politique et parlementaire espagnole pendant les années de la transition, donnant à l’Espagne l’image d’un pays en plein changement et d’une nation unie après des années de conflits, on ne doit pas oublier pour autant que cette Espagne post-franquiste est traversée par une série d’actes de violence3, par de fortes oppositions politiques et sociales et par l’activisme des forces régionalistes centrifuges qui remettent en cause la construction nationale. Le consensus politique réalisé autour du processus de transition, consistant à démocratiser le régime et instaurer une monarchie

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parlementaire, ne doit pas occulter une culture du conflit – ou du pronunciamiento 4 – qui n’a pas disparu après la mort de Franco.

3 Cette réflexion mérite d’être approfondie dans le cadre d’une étude sur l’attitude des élites parlementaires, plus précisément sur le rôle joué par le principal groupe d’opposition aux Cortès – le PSOE –, parti qui lutte contre la dictature depuis 1939 et réclame à la mort de Franco le retour de la République. Mais le démantèlement du franquisme est politique et il est le fait des élites franquistes. La transition menée entre 1975 et 1977 l’a été sans l’accord ni la participation du PSOE. Celui-ci, légalisé seulement fin 1976, participe aux élections générales de juin 1977. À partir de cette date et jusqu’en 1982, il devient la deuxième formation politique en Espagne. Dans ces conditions, comment la gauche socialiste espagnole va-t-elle s’adapter aux nouvelles conditions du jeu politique ? Comment se constituent, ou se reconstituent, les élites politiques socialistes au sein du Parlement espagnol sous la conduite du nouveau leader du PSOE, Felipe González ? Quel portrait de groupe peut-on faire de ces nouveaux parlementaires socialistes ? Quelle a été leur attitude face à une transition qu’ils ont voulue mais qu’ils n’ont pas pilotée ?

4 Au-delà de la simple étude prosopographique, on peut aussi s’interroger sur la place des élites parlementaires socialistes dans la conquête du pouvoir par Felipe Gonzalez. Tout au long des années 1977-1982, la gauche socialiste espagnole est dans une position ambiguë, prise entre deux logiques : d’un côté soutenir la politique du consensus – ce qu’elle fera en réalité jusqu’en 1979 – et contribuer à la transformation de la vie politique et sociale espagnole ; d’un autre, développer un discours d’opposition et d’affrontement au pouvoir centriste en place et proposer une alternance politique. Par ailleurs, une hypothèse de travail mérite d’être prise en considération : le groupe parlementaire socialiste a constitué une assise politique forte dans la stratégie de conquête du pouvoir par Felipe Gonzalez. Il convient, cependant, de rester prudent. D’abord parce qu’une telle étude mérite d’être poursuivie et approfondie d’un point de vue heuristique, ensuite parce qu’il est difficile d’identifier et de distinguer ce qui relève du rôle des parlementaires socialistes à proprement parler et ce qui relève du parti de manière plus large. De ce point de vue, l’analyse des élites parlementaires socialistes et celle du parti ne peuvent être totalement dissociées.

De la clandestinité aux élections de juin 1977 : la difficile renaissance d’une élite politique

5 La transition démocratique débute véritablement avec le vote de la loi pour la Réforme politique de juillet 1976, grâce à laquelle le gouvernement d’Adolfo Suárez se dote d’un instrument légal pour amorcer la constitutionnalisation de la démocratie. Désormais les Cortès seront élues au suffrage universel direct et elles seront constituantes. Comme l’explique le tout nouveau quotidien El País qui parle d’« une victoire de la démocratie », en l’espace d’un an, le régime franquiste est presque totalement démantelé, tandis que Diario 16 affirme que c’est le pays tout entier qui y a gagné 5. Un référendum est organisé le 15 décembre, dont les résultats sont sans ambiguïté : le taux de participation électorale est de 77,72 % et 94,45 % des votants ratifient la loi de réforme politique. Il faut encore attendre un an pour que des élections générales aient lieu. On peut donc dater de juin 1977 les véritables débuts du parlementarisme espagnol avec l’élection d’une assemblée, qui n’est pas officiellement constituante mais

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dont on sait que la tâche principale sera de rédiger une nouvelle constitution. La transition, œuvre jusque-là quasi exclusive du roi Juan Carlos, du gouvernement d’Adolfo Suarez et des élites franquistes, devient l’œuvre du Parlement espagnol tout entier et des partis. L’offre politique, après une certaine instabilité et confusion, va peu à peu se clarifier en se limitant à quatre principales formations : à droite, l’Union de centre démocratique (UCD) d’Adolfo Suárez et l’Alianza popular (AP) regroupant d’anciens franquistes autour de Manuel Fraga, à gauche, le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) de Felipe González et le Parti communiste espagnol (PCE) de Santiago Carrillo, auxquels on peut ajouter des partis régionalistes comme le Parti nationaliste basque (PNV).

6 Mais le PSOE a dû conquérir un espace politique au centre-gauche et les difficultés, tant idéologiques, politiques que tactiques, ont caractérisé la période de renaissance du socialisme en Espagne. Les élites socialistes apparaissent, en effet, profondément divisées entre 1975 et 1977. On peut même parler d’un véritable émiettement du socialisme espagnol face à la multiplicité des formations qui se réclament de la gauche socialiste. Contrairement à ses rivaux de l’UCD et de l’AP, créés ex nihilo lors de la transition, le PSOE peut tout de même se vanter – comme le PCE – d’être un grand parti structuré, doté d’une histoire et d’une longue tradition de lutte et de combats politiques. Parti centenaire, fondé par Pablo Iglesias, acteur politique de la IIe République et de l’opposition au franquisme, mais qui a su renouveler ses cadres et dirigeants politiques, le PSOE a traversé la totalité de l’après seconde guerre mondiale dans la clandestinité et l’exil. Mais de fortes divisions sont nées en son sein entre les « exilés » et les clandestins de l’« intérieur ».

7 Au congrès du PSOE d’octobre 1974, le fameux congrès de Suresnes6, le jeune avocat sévillan Felipe Gonzalez est élu secrétaire général. Sous son impulsion, le parti est réorganisé et des efforts d’unité sont entrepris, ce qui n’empêche pas la défection de plusieurs socialistes qui préfèrent rejoindre le Parti socialiste populaire (PSP) d’Enrique Tierno Galván, ainsi que d’une minorité fidèle au « PSOE (secteur historique) » ou « PSOE(h) » issue d’une scission remontant au congrès de Toulouse de 1972. Une minorité d’exilés, en effet, refusant d’accepter la discipline du parti et l’arrivée au sein de la direction des rénovateurs de l’« intérieur », s’était regroupée autour de Rodolfo Llopis, tout en revendiquant l’héritage de Pablo Igelsias. Une bataille s’engage d’ailleurs entre les deux formations pour faire reconnaître leur légitimité par l’Internationale socialiste, tandis que, sur un plan juridique, un différend éclate au sujet de l’utilisation du sigle « PSOE ». Les tribunaux espagnols donnent finalement raison aux dirigeants du PSOE, et le PSOE(h) devient Partido Socialista (PS). Le vétéran Llopis, qui s’est peu à peu retiré de la direction du PSOE(h) à partir de 1974, n’a pas anticipé ni accepté l’arrivée de la génération des socialistes de l’intérieur, parmi lesquels Nicolás Redondo, Felipe González, Alfonso Guerra ou encore Pablo Castellano, et il s’est coupé de la base du parti. Il n’a pas réussi à entraîner avec lui de nombreux militants et le « PSOE (secteur historique) » est resté marginalisé. Malgré une rencontre entre Felipe Gonzalez et les nouveaux dirigeants du PSOE(h) en juillet 1976, les deux formations demeurent séparées. Le PS se présente aux élections de 1977 aux côtés d’autres petites structures partisanes de centre-gauche, comme le Partido Socialista Democrático Español (PSDE) d’ Antonio García López, au sein d’une coalition électorale nommée Alianza Socialista Democrática (ASDCI). Après l’échec cuisant de l’ASDI aux élections de 1977, une grande partie du PS finit par rejoindre le PSOE.

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8 Plus inquiétante pour González est la concurrence du PSP d’Enrique Tierno Galván. Ancien professeur de droit, opposant au régime franquiste contre lequel il a milité aux côtés des socialistes au début des années 1960, Tierno Galván a connu l’exil aux États- Unis avant de revenir en Espagne en 1968 et de fonder d’abord le Partido Socialista del Interior (PSI) devenu par la suite PSP. Il bénéficie alors d’un prestige politique et intellectuel considérable7 et son parti concurrence le PSOE. Comme l’affirme son président et fondateur, le PSP est une formation qui doit son succès avant tout à ses idées et qui repose sur une poignée de fortes personnalités et d’intellectuels, contrairement au PSOE qui apparaît beaucoup plus comme un parti de cadres et de militants plus structuré et organisé8. Un des points de divergence majeurs entre le PSOE et le PSP concerne la stratégie d’alliance avec le PCE. Si les deux principales formations de la gauche non communiste sont favorables à la rupture démocratique, seul le PSP se montre favorable à une alliance avec les communistes9. En juillet 1974, le PSP d’Enrique Tierno Galván a même participé à la fondation d’une Junta Democrática española en compagnie du PCE de Santiago Carrillo, du Partido del Trabajo de España d’inspiration maoïste (anciennement PSUC), des monarchistes libéraux et de personnalités indépendantes comme Rafael Calvo Serer, ancien directeur du journal Madrid et par ailleurs membre de l’Opus Dei10. Cette Junta se veut une alternative au pouvoir et prépare la transition démocratique.

9 De son côté, à la tête du PSOE, Felipe González opère progressivement un aggiornamento du parti qui s’engage sur la voie de la social-démocratie à l’allemande et effectue son « Bad-Godesberg », tout en se démarquant des communistes. La tactique du PSOE est d’adopter le langage de la « rupture démocratique ». Acteur « extra muros » de la transition, le PSOE est alors clairement anti-monarchique ; depuis le congrès de Suresnes, il propose la désagrégation interne du régime, considère que la seule solution pour l’Espagne est le rétablissement définitif d’un système de libertés et la construction d’un système de gouvernement qui émane de la souveraineté du peuple. Dès 1975, le PSOE a regroupé autour de lui plusieurs formations politiques et créé en juin la Plataforma de Convergencia Democrática, à laquelle se joignent Izquierda Unida de Joaquín Ruiz-Giménez, l’Unión Social Demócrata de Dionisio Ridruejo, plusieurs formations politiques basques dont le PNV, ainsi que divers mouvements communistes dissidents et plus radicaux comme l’Organización Revolucionaria de Trabajadores (ORT) ou le Movimiento Comunista de España (MC). Le PSOE souhaite faire de cette Plataforma un terrain de rencontre pour l’opposition à Franco, et propose la « conquête de parcelles de libertés »11, par opposition au PSP et aux communistes qui insistent sur une tactique de grève générale. Finalement, en mars 1976, la Junta Democrática et la Plataforma de Convergencia Democrática décident d’unir leurs efforts et de former la Coordinación Democrática ou Platajunta, qui s’accorde sur la nécessité d’une « rupture démocratique ». Alors que les partis politiques sont encore interdits, Felipe González tient un premier meeting en Espagne le 7 février 1976, lors duquel il déclare que la tâche de la gauche est de démonter le pouvoir de la droite franquiste, tandis que le leader communiste Santiago Carrillo déclare en avril que le pays a besoin d’une république démocratique et qu’il n’y a aucun espoir que le roi puisse ouvrir le chemin de la démocratie12. Mais le PSOE se garde bien, au contraire de son homologue français, de rédiger un quelconque programme commun de gouvernement avec les communistes.

10 Le 28 novembre 1976, le gouvernement Suárez autorise à titre exceptionnel la tenue d’un congrès du PSOE, son premier en Espagne depuis la mort de Franco, alors que le

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parti est toujours officiellement interdit. Le 27e congrès du PSOE se tient les 5-8 décembre sous la présidence de Felipe González, avec la participation de plusieurs leaders socialistes européens dont Willy Brandt, François Mitterrand, Olof Palme, ou encore Pietro Nenni. Le parti réaffirme sa vocation républicaine, la nécessité de mener une rupture démocratique afin de réaliser une « transition d’un État fasciste vers un État de libertés publiques »13.

11 Mais les dirigeants du PSOE ont su s’adapter au cadre social et politique de l’Espagne des années 1970-1980 et modérer leur discours avec opportunisme. Les nouvelles élites socialistes espagnoles s’inscrivent dans la double logique électorale et parlementaire ; elles vont accepter implicitement les règles du jeu politique et parlementaire dictées par Adolfo Suárez, jouer un rôle dans la transition démocratique négociée – dont elles n’ont pas voulu à l’origine – et dans l’élaboration de la nouvelle Constitution ; c’est ce qui explique en partie les raisons de leur succès électoral.

12 Si les élites socialistes espagnoles apparaissent divisées dans la perspective des élections de juin 1977, les résultats vont entraîner une nette clarification politique et donner nettement l’avantage au PSOE. Le parti de Felipe González possède une image dynamique et moderne, et bénéficie du soutien de plusieurs partis socialistes européens, à commencer par le SPD allemand, qui l’aide matériellement et financièrement à travers la Fondation Ebert14. Le programme politique du PSOE est largement inspiré du modèle social-démocrate allemand et l’influence de Willy Brandt, président de l’Internationale socialiste, sur le « jeune » Felipe González est réelle. Brandt s’est assuré que le PSOE soit le seul représentant de l’Internationale socialiste en Espagne15, et il va jusqu’à écrire qu’il est « fier d’avoir aidé la démocratie espagnole autrement que par de belles paroles »16.

13 La campagne menée par le PSOE pour les législatives de 1977 répond à un triple objectif : assumer le passé, négocier le présent et ne pas compromettre l’avenir. Cette synthèse est une clef du succès socialiste : tout en insistant sur la mémoire du socialisme et en se posant dans la continuité de la République, le PSOE s’affiche dans le même temps comme un parti neuf, désireux de rassembler et prêt à assumer à l’avenir des responsabilités dans la nouvelle Espagne de Juan Carlos. La propagande électorale reflète ce choix. Les affiches, œuvres notamment de José Ramón Sánchez, montrent un dessin représentant au centre Felipe González donnant l’accolade à un ouvrier métallo, un agriculteur identifiable avec son béret, un fonctionnaire en cravate et une paysanne. D’autres affiches insistent sur le style d’un Felipe Gonzalez décontracté, moderne, sans cravate, avec des slogans mettant l’accent sur le thème des libertés. L’Espagne vue par le PSOE en 1977 rappelle celle des années 1950 ; le symbole du poing et de la rose se veut assez discret, certaines affiches des socialistes catalans choisissent même de l’ignorer. Les résultats de la campagne sont un succès pour le PSOE : les socialistes obtiennent 118 sièges de députés et 35 sièges de sénateurs ; ils constituent le deuxième groupe parlementaire du pays derrière le groupe de l’UCD.

14 Quel est le profil de ces 118 élus ? L’étude de la géographie électorale nous apprend, tout d’abord, que les députés socialistes élus en 1977 sont plutôt originaires des périphéries espagnoles, avec quelques grandes régions qui vont constituer des bastions électoraux : l’Andalousie (Séville, Cadix, Cordoue, Jaén), la Catalogne (Barcelone), les Asturies (Oviedo), le Levante (Valence, Alicante), Zamora. Mais on observe aussi la présence de quelques élus madrilènes. D’un point de vue politique, on constate que ces parlementaires sont des socialistes de l’« intérieur » partageant les mêmes sensibilités ;

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très peu sont issus de l’exil. Beaucoup sont liés à l’UGT, le syndicat proche du PSOE, à l’image de Nicolás Redondo. Plusieurs d’entre eux sont également représentatifs des réseaux sévillans ou andalous de Felipe González.

15 Dans une perspective plus sociologique, ils sont représentatifs des classes moyennes, de la petite et moyenne bourgeoisie espagnole. Nombreux sont les fonctionnaires, notamment enseignants « barbus », plutôt à l’université (droit, philosophie, économie et, dans une moindre mesure, lettres). Les avocats sont bien représentés à l’instar de Felipe González, Pablo Castellano, ou encore Enrique Mugica. On note aussi la présence de journalistes comme Carlos Zayas, d’économistes, d’employés de banque ou des milieux financiers, quelques rares ouvriers et de plus rares médecins encore comme Luís Yáñez. Ils sont diplômés mais sans expérience politique : seule une toute petite minorité a déjà occupé des fonctions politiques et la plupart se présentent comme de simples membres du PSOE. Ces premiers parlementaires socialistes de la monarchie démocratique sont des hommes, plutôt jeunes, voire très jeunes : treize d’entre eux ont moins de 30 ans ; quarante ont moins de 40 ans ; on ne compte que vingt « quadras » et seulement huit femmes. C’est donc un tout nouveau personnel politique, relativement inexpérimenté, qui investit les bancs de la gauche aux Cortès17.

Les élites parlementaires socialistes, entre compromis institutionnel et culture du conflit

16 Quel est le positionnement de ces nouveaux acteurs parlementaires ? Néophytes en politique, ils portent le projet du PSOE de rupture démocratique, mais dans une voie plutôt modérée. Durant toute la législature, ils effectuent leur apprentissage de la vie politique, du fonctionnement de la vie parlementaire, du travail en commission, à une époque où tout est à inventer. Présents dans quasiment toutes les commissions, dans des présidences et vice-présidences de commissions parlementaires, les députés socialistes s’en remettent à la ligne de conduite du leader du PSOE. Dans sa déclaration de politique générale en tant que président de groupe parlementaire, Felipe Gonzalez a donné le ton et indiqué le programme à suivre pour ces néo-parlementaires : lutte pour le rétablissement de toutes les libertés, changement nécessaire par la rupture démocratique18. Les socialistes veulent une rupture sans violence, la suppression des institutions autoritaires qui empêchent l’exercice des libertés. Le PSOE se définit comme « non monarchique », partisan de la forme républicaine du pouvoir : il souhaite représenter la classe des travailleurs et les secteurs populaires dans la continuité de la politique menée depuis Pablo Iglesias. La priorité pour le PSOE n’est cependant pas la monarchie ou la république – Felipe González se dit prêt à accepter l’institution monarchique si celle-ci est approuvée par référendum –, mais l’élaboration d’une constitution démocratique établissant la responsabilité du gouvernement devant le Parlement. La ligne suivie par le secrétaire général du PSOE est donc celle du « compromis institutionnel ».

17 De manière générale, durant la législature constituante (1977-1979), les parlementaires socialistes ne font que suivre les grands choix des leaders politiques et l’essentiel des mesures assurant la transition démocratique est décidé en amont du cadre parlementaire, par le biais de « pactes » entre les représentants des formations politiques. D’où la notion de « ruptura pactada » qui émerge peu à peu19. Deux exemples notables en attestent. Le premier est celui du « pacte de la Moncloa », accord signé le 25

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octobre 1977 au palais de la Moncloa entre le gouvernement et les principaux partis politiques ayant une représentation parlementaire, ainsi que les associations professionnelles, les syndicats UGT et les Comisiones Obreras, ayant pour objectif d’assurer une transition vers un système démocratique et adopter une politique économique de lutte contre l’inflation élevée. La seconde illustration est fournie par l’élaboration de la Constitution. Un comité restreint de sept élus, représentant toutes les tendances parlementaires, est chargé de ce travail. Il comprend trois membres de l’UCD (Miguel Herrero de Miñón, José Pedro Pérez-Llorca, Gabriel Cisneros), un socialiste (Gregorio Peces-Barba), un communiste (Jordi Solé Tura), un membre d’ Alianza Popular (Manuel Fraga), et un membre de la minorité catalane (Miguel Roca Junyent). Ce comité ou ponencia élabore un texte de façon consensuelle, en prenant soin de débattre de chaque article et en tentant de parvenir à chaque fois à l’unanimité. Les réunions ont lieu parfois de façon informelle ; c’est au parador de Gredos, près d’Ávila, que les membres de la ponencia finissent par s’entendre sur le texte définitif en octobre 1978. Celui-ci est soumis aux Cortès le 31 octobre et voté à la quasi-unanimité : 325 voix pour et seulement six contre et trois abstentions. Le 6 décembre, il est approuvé cette fois par référendum par 87,8 % des suffrages, avec un taux de participation de 67,1 %.

18 La modération de la ligne de conduite du PSOE conduit ainsi les socialistes à appuyer la politique du consensus menée par le gouvernement centriste. Les parlementaires socialistes en retirent aussi un bénéfice : en participant à la culture du consensus et à la transition, à la « récupération des libertés », ils s’en approprient une partie des résultats. Dans ces conditions, le Parlement n’est qu’une chambre d’enregistrement de décisions « pactées ». Les députés socialistes approuvent en 1977 les premières grandes mesures de la transition : l’amnistie partielle, les pactes de la Moncloa déjà évoqués, et l’entrée de l’Espagne dans le Conseil de l’Europe. À cette dernière occasion, quatorze sénateurs et députés espagnols de tous bords confondus, dont Felipe Gonzalez, comparaissent dans l’enceinte du Parlement du Conseil de l’Europe le 11 octobre 197720. Le 16 novembre, le Congrès des députés approuve à l’unanimité une résolution demandant au gouvernement de mener à terme les démarches nécessaires afin d’adhérer au Conseil de l’Europe. Deux jours plus tard, c’est au tour du Sénat21. Durant la législature constituante, les élus socialistes ne pratiquent finalement pas l’obstruction parlementaire ; on n’assiste à aucune véritable passe d’armes dans l’hémicycle du Congrès des députés, à aucune joute verbale, à aucun combat parlementaire caractéristique d’une culture du conflit politique.

19 Ces élites parlementaires socialistes continuent de voter tout au long de l’année 1978 les grandes lois sociales de la transition démocratisation : approbation de la Charte sociale européenne (27 avril 1978), dépénalisation de l’adultère (26 mai 1978), dépénalisation de l’usage des moyens contraceptifs (7 octobre 1978). Dans le cadre d’un large « consensus à l’espagnole »22, les parlementaires socialistes soutiennent également la politique étrangère du gouvernement démocrate-chrétien d’Adolfo Suárez sur la question de l’adhésion de l’Espagne à la CEE. Au sein de la commission parlementaire pour les Affaires étrangères et du comité mixte Cortès générales - Parlement européen, députés et sénateurs socialistes, parmi lesquels des « poids lourds » comme Fernando Baeza, Fernando Morán ou encore Manuel Marín, œuvrent en faveur du rapprochement entre l’Espagne et les institutions européennes. Le groupe parlementaire du PSOE appuie même la candidature de l’ancien ministre de droite José María de Areilza à la présidence de l’Assemblée du Conseil de l’Europe23.

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20 Le changement survient lors de la première législature (1979-1982). La tactique de conquête de pouvoir conduit les parlementaires espagnols à partir de 1979 à suivre la stratégie de Felipe Gonzalez d’opposition plus systématique aux gouvernements de centre-droit d’Adolfo Suarez et de Leopoldo Calvo-Sotelo. Le Parlement devient une tribune électorale pour le leader du PSOE. La campagne du PSOE pour les législatives de 1979 est nettement plus dure que celle de 1977. Les affiches électorales montrent un Felipe González en cravate cette fois, le visage placé sous le signe de la maturité ; le noir et le blanc sont utilisés ; les slogans en espagnol et catalan évoquent un gouvernement socialiste « ferme » ; l’accent est mis sur la justice et la force de l’union. Il s’agit de rendre crédible l’alternance et la perspective d’un gouvernement González. La rose apparaît plus nettement à l’horizon ; l’alternance n’est plus une utopie. Le lien historique est souligné entre Pablo Iglesias et Felipe González dont la légitimité n’est a priori pas contestée. Le 28 avril 1978, au Palais des expositions de Madrid, le PSP de Tierno Galván a fini par rejoindre le PSOE en présence de grands témoins européens parmi lesquels François Mitterrand, Mario Soares, Bettino Craxi et Berndt Carlson.

21 Aux élections législatives du 1er mars 1979, le PSOE renforce ses positions en obtenant 29 % des voix et 121 sièges de députés, 65 sièges de sénateurs et reste la seconde force politique du pays. Dans la nouvelle assemblée, les députés socialistes sous la conduite de Felipe González adoptent une attitude beaucoup plus offensive à l’égard du gouvernement Suárez. C’est le début d’une phase d’opposition plus classique marquant la fin de la politique du consensus et la préparation de l’alternance. Au cours des années 1979-1982, on passe ainsi progressivement de la culture du consensus à la culture du conflit ou de la contestation politique et sociale24. Ce nouveau positionnement s’exprime notamment par une double opposition socialiste sur des grands sujets de politique économique et internationale. Le 28 mai 1980, le PSOE dépose une motion de censure contre le gouvernement Suarez qui échoue à 24 voix près (sur 350 députés, 152 votes pour, 166 contre, 21 abstentions, 11 absents). Cette motion de censure surprise se justifie aux yeux des dirigeants socialistes par la gravité de la situation économique et les carences de la politique autonomique du gouvernement de centre-droit. Au cours du débat, Alfonso Guerra déclare : « Suarez ne soutient plus la démocratie et la démocratie ne soutient pas plus longtemps Suarez », tandis que Felipe González se charge, quant à lui, de défendre un programme caractérisé par la modération et le réalisme. Suárez devient l’ennemi à abattre25. Au-delà de cette opposition à la politique économique et sociale du gouvernement UCD, les parlementaires socialistes rejettent farouchement la politique de sécurité extérieure et la décision du gouvernement de Calvo-Sotelo de vouloir intégrer l’OTAN26.

22 Ces prises de position du groupe parlementaire n’empêchent pas les élus socialistes de soutenir encore quelques lois emblématiques de la transition. Ainsi, le PSOE accepte de signer la loi organique d’harmonisation du processus autonomique (LOAPA) de juillet 1982. Sur cette question régionale-nationale, la position du PSOE a évolué. Favorables au départ à un État fédéral, au nom du rejet de l’État unitaire franquiste, et à l’auto- détermination de la Catalogne et du Pays basque, les socialistes ont fini par abandonner cette idée au cours des discussions sur l’élaboration de la Constitution de 1978. Le PSOE fait le choix de l’autonomie tout en plaidant pour un État uni27. D’autre part, le parti continue de soutenir la politique européenne des gouvernements Suárez et Calvo- Sotelo ; il défend en outre sans réserve la nécessité pour l’Espagne d’entrer dans la CEE, sans toutefois se priver de critiquer la façon dont sont menées les négociations

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d’adhésion par les responsables gouvernementaux28. Enfin, les socialistes condamnent aux côtés des partis de droite et de centre-droit le terrorisme de l’ETA et de l’extrême- droite et rejettent tous les phénomènes de violence politique.

23 Le parti s’est cependant mis en ordre de bataille pour la conquête du pouvoir et le groupe parlementaire socialiste devient une solide assise politique pour Felipe González. Les très bons résultats obtenus par le PSOE qui en ont fait le deuxième parti d’Espagne aux élections de 1977 et de 1979 en font aussi le seul véritable concurrent à l’UCD dans la perspective d’une future alternance. Mais cette mise en marche du parti n’a pas été sans ambiguïtés ou ruptures et s’est effectuée dans le cadre d’un débat idéologique et politique auquel les parlementaires socialistes ont pris une part active.

24 Si le PSOE a accepté le « compromis institutionnel » proposé par le gouvernement Suarez, de fortes contradictions internes persistent encore en son sein à la fin des années 1970. Le parti se définit encore comme une formation marxiste, partisane d’une transition vers le socialisme devant aboutir à une société sans classes, mais dans le même temps, Felipe González se garde bien de toute opposition radicale au processus de transition démocratique et, dans une approche pragmatique, reste très mesuré dans ses propos, refusant toute référence révolutionnaire. Les contrastes entre un discours modéré et une idéologie officielle radicale, entre la génération emmenée par le secrétaire général et plusieurs militants traditionnels, ont entraîné des oppositions internes. Une clarification idéologique apparaît de plus en plus nécessaire à mesure que le PSOE progresse et devient une alternative crédible à l’UCD. Des querelles entre « officialistes » et « critiques » au sein du parti et pour des investitures locales ont occasionné également des ruptures. Des militants qui se considèrent sociaux- démocrates comme Miguel Boyer ont quitté le parti au lendemain du 27e congrès.

25 La fronde la plus sérieuse surgit au lendemain des élections générales de mars 1979 et des municipales d’avril 1979 qui sont encore une victoire pour les socialistes, lesquels font la conquête de quasiment toutes les grandes capitales régionales : outre la mairie de Madrid remportée par l’ancien rival du PSOE au sein de la gauche non communiste, Enrique Tierno Galván, les villes de Saragosse, Barcelone, Valence, Séville, Gijón, Alicante, Murcie, Valladolid, Málaga, Jaén, Grenade et Salamanque tombent entre les mains des socialistes grâce en partie à des alliances locales avec le PCE. Lors du 28e congrès du PSOE de mai 1979, la vieille garde socialiste opposée au « compromis institutionnel » et à la social-démocratisation du parti espère obtenir sa revanche sur Felipe González et reprendre le parti en main ; on chante l’Internationale, on lève le poing, on hisse le drapeau républicain, on refuse le capitalisme, on dénonce le culte de la personnalité exercé par Felipe González à la tête du parti. Il s’agit d’une poignée de parlementaires parmi lesquels Francisco Bustelo, Manuel Turrión, Pablo Castelleno (députés de Madrid), Luis Gomez Llorente (député d’Oviedo), ou Justo Alonso de la Cueva. Ce conflit entre frondeurs et modérés a toutes les allures d’une querelle générationnelle.

26 Felipe González propose d’abandonner la référence au marxisme, considérant qu’elle ne convient plus au parti, ce qui a pour effet de provoquer un tollé dans les rangs de la vieille garde socialiste et de certains militants. À la surprise générale, le leader du PSOE présente sa démission. Des militants quittent le parti ou en sont exclus comme les élus d’Estrémadure Rodrigo Alba et Francisco Gonzalez Bermejo, le député Andrés Fernández, le Navarrais Rafael Zarraguino, le militant syndicaliste Luis Alonso Novo, le sculpteur canarien Felo Monzón, les Andalous Nadal, Esparza, Espejo, ou encore le

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Cordouan Fernández, fils d’Alfonso Fernández, vieux militant socialiste historique. Le député d’Alicante Antonio Torres, plus jeune élu du Congrès des députés à 24 ans en 1979, est expulsé du PSOE et rejoint le groupe mixte, avant de réintégrer le parti plus tard. Diario 16 résume ainsi la situation du PSOE : « un conflit à chaque coin de rue »29.

27 Pour résoudre ces querelles, un congrès extraordinaire du PSOE a lieu les 28-29 septembre 1979 en présence de 421 délégués. Trois courants s’affrontent : la ligne modérée de Felipe González, les « critiques » ou « frondeurs », et une troisième voie, plus marginale, emmenée par l’ancien secrétaire général de la fédération socialiste de Madrid, Alonso Puerta. Finalement, Felipe González l’emporte haut la main et contrôle désormais tout l’exécutif du parti. Il en profite pour réorganiser le bureau fédéral en s’appuyant sur son groupe parlementaire. Les grandes responsabilités politiques au sein du parti sont désormais détenues par des proches, tous parlementaires, à l’exception des secrétaires à l’information, à l’immigration et à la culture.

L’exécutif fédéral du PSOE en 1979 30

Mandat Date 1re Fonction Nom parlementaire élection

Président Ramón Rubial Sénateur – Vizcaya 1977

Secrétaire général Felipe González Député – Séville 1977

Vice-secrétaire Alfonso Guerra Député – Séville 1977

Secrétaire à l’organisation Carmen García Bloise Députée – Madrid 1977

Emilio Alonso Secrétaire à l’administration Député – Baléares 1977 Sarmiento

Secrétaire à la formation José María Maravall

Secrétaire aux études Javier Solana Député – Madrid 1977

Secrétaire aux secteurs Ciriaco de Vicente Député – Murcie 1977

Secrétaire à la presse Guillermo Galeote Député – San Sebastián

Secrétaire aux municipalités Luis Fajardo Député – Tenerife 1977

Secrétaire aux relations Enrique Múgica Député – Guipúzcoa 1977 politiques

Secrétaire à la jeunesse Juan Antonio Barragán Député – Santander 1979

Secrétaire à l’autonomie María Izquierdo Députée - Grenade 1977

Secrétaire aux syndicats Joaquín Almunia Député – Madrid 1979

Secrétaire à l’immigration Francisco López Real

Secrétaire à la culture Ignacio Sotelo

28 Le groupe parlementaire socialiste a donc joué un rôle non négligeable dans le processus de transition politique, puis d’opposition au gouvernement démocrate- chrétien et enfin dans la conquête du pouvoir par Felipe González en 1982. Il a en cela d’abord participé à une culture du consensus caractérisée par la modération des programmes et discours, un « tropisme consociatif » ou « effet d’équilibre » après des

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décennies ou siècles de conflits et autres pronunciamientos. Députés et sénateurs socialistes espagnols acceptent la nécessité de démocratiser le régime en instaurant une monarchie parlementaire sur le modèle anglais, ce qui était loin d’être évident en 1975-1977. Dans le même temps, le PSOE est marqué par une culture du conflit qui s’exprime à la fois à l’intérieur du parti et vis-à-vis du gouvernement démocrate- chrétien. Entre consensus et conflit, réforme et rupture, modération social-démocrate et orthodoxie marxiste, le PSOE a traversé une période de doutes et de querelles qui aboutit à la victoire d’une ligne social-démocrate en 1979 et à une clarification idéologique sur le modèle allemand du SPD. Le groupe parlementaire – qui a été à la fois un groupe de « chats » fidèles à la maison et de « chiens » fidèles au maître31 – a été une base de conquête du pouvoir pour Felipe González et le Parlement a été une importante tribune pour le leader PSOE et quelques orateurs de talent comme Alfonso Guerra ou Javier Solana.

NOTES

1. Catalogue de l’exposition « 25 años después. Memoria gráfica de la transición », Madrid, Fundación telefónica, 2000, p. 17. 2. Nous évacuons le débat sur la périodicité de la transition en prenant comme limites chronologiques les années 1975-1982. Il y a en réalité plusieurs transitions dont les limites sont variables : une transition politique, constitutionnelle (1976-1978), une transition internationale (1975-1986), une transition socio-culturelle (« la Movida » : 1970-1990), une transition économique (ouverture du pays jusqu’en 1992…). 3. Sophie Baby, Le mythe de la transition pacifique. Violence et politique en Espagne (1975-1982), Madrid, Casa de Velázquez, 2012 ; Sophie Baby, Olivier Compagnon, Eduardo González Calleja (dir.), Violencia y transiciones políticas a finales del siglo XX. Europa del Sud-América latina, Madrid, Casa de Velázquez, 2009. 4. C’est l’objet de notre étude antérieure que nous nous permettons de citer : Matthieu Trouvé, « La culture du pronunciamiento en Espagne », Parlement[s]. Revue d’histoire politique, numéro spécial « À l’heure du coup d’État », n° 12, décembre 2009, p. 87-98. 5. El País des 19 et 20 novembre 1976 et Diario 16 du 19 novembre 1976. 6. Ville dont est maire Robert Pontillon, responsable du PS français pour les affaires européennes. 7. Voir Antonio Machín Romero, Enrique Tierno Galván : del anarquismo a la alcaldía, Getafe, Ediciones Lobohombre, 2004. 8. Enrique Tierno Galván, Cabos sueltos, Barcelone, Bruguera, 1981, p. 627. 9. Maria Amalia Rubio, Un partido en la oposición : el Partido Socialista Popular, Grenade, Editorial Comares, 1996. 10. Voir Sergio Vilar, Historia del antifranquismo, 1939-1975, Barcelone, Plaza y Janés, 1984, p. 457-460. Rafael Calvo Serer s’est fait connaître en France notamment à la suite de la publication d’un de ses articles dans Le Monde, dans lequel il dénonçait les atteintes à la liberté de la presse. Son article était intitulé : « Le gouvernement espagnol contre la liberté : j’accuse ». Le Monde, 11 novembre 1971. 11. Santos Juliá, Los socialistas en la política española, 1879-1982, Madrid, Taurus, 1997, p. 424-428.

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12. Sergio Vilar, Historia del antifranquismo…, op. cit., p. 465-474. 13. Archives de la Fondation Pablo Iglesias (désormais FPI), résolutions du 27e congrès, décembre 1976. 14. Entretien de l’auteur avec Carlos Westendorp, septembre 2001. Voir aussi Julio Crespo Maclennan, Spain and the process of european integration, 1957-1985. Political change and europeanism, New York, Palgrave, 2000, p. 133. 15. Jonathan Story, « Redefinición de las relaciones exteriores de España : 1975-1989 », dans Richard Gillespie, Fernando Rodrigo et Jonathan Story (dir.), Las relaciones exteriores de la España democrática, Madrid, Alianza, 1995, p. 57. 16. Willy Brandt, Mémoires, Paris, Albin Michel, 1990, p 285. 17. Ces analyses s’appuient sur les données issues des fiches des parlementaires socialistes au Congrès des députés élus en juin 1977, consultables sur le site internet du Congrès : http:// www.congreso.es/portal/page/portal/Congreso/Congreso/GruPar? _piref73_2912060_73_1339199_1339199.next_page=/wc/composicionGrupo? idTipo=2&idGrupo=201&idLegislatura=0. 18. Voir la déclaration politique générale de Felipe González du 27 juillet 1977, dans Cortès, Diario de Sesiones del Congreso de los Diputados, n° 5, année 1977, session du 27 juillet 1977, p. 35 sq. 19. Juan Linz, Alfred Stepan, « The paradigmatic case of Reforma Pactada-Ruptura Pactada : Spain », dans Problems of democratic transition and consolidation. Southern Europe, south America and Post-Communist Europe, Londres, The John Hopkins University Press, 1996, p. 87-115. 20. José Luis Messía, Por palabra de honor : la entrada de España en el Consejo de Europa, Madrid, Parteluz, 1995, p. 152 sq. 21. Archives du Congreso de los Diputados (désormais CD), leg. 799, exp. 1, dossier « propuesta de aprobación de adhesión de España al estatuto del Consejo de Europa ». Voir aussi Diario de Sesiones del Congreso de los Diputados, Plenos, n° 31, session plénière n° 15 du 16 novembre 1977, p. 1146 à 1151. 22. Nous renvoyons, bien modestement, à notre travail : Matthieu Trouvé, L’Espagne et l’Europe. De la dictature de Franco à l’Union européenne, Bruxelles, Peter Lang, 2008, p. 271-312. 23. CD, leg. 113, exp. 3, compte-rendu de la réunion du Comité mixte Cortès générales - Parlement européen, 1er-3 juin 1981 ; José María de Areilza, A lo largo del Siglo, Barcelone, Planeta, 1992, p. 265-267. 24. Voir Alicia Fernandez Garcia et Mathieu Petithomme (dir.), Contester en Espagne. Crise démocratique et mouvements sociaux, Paris, Demopolis, 2015. 25. Charles Powell, España en democracia, 1975-2000. Las claves de la profunda transformación de España, Madrid, Plaza y Janés, 2001, p. 282 ; Santos Juliá, Los socialistas en la política española, Madrid, Taurus, 1997, p. 548-554. 26. Michael P. Marks, The formation of european policy in Post-Franco Spain. The role of ideas, interest and knowledge, Alderhsot, Avebury, 1997. 27. Paul Kennedy, The Spanish Socialist Party and the modernisation of Spain, Manchester, Manchester University Press, 2013, en particulier le chapitre 6 : « The PSOE and the Question of Regional Autonomy ». 28. Voir Fondation Pablo Iglesias (désormais FPI), résolutions du 28e congrès, Madrid, 17-20 mai 1979 et résolution du Congrès des députés du 27 juin 1979, dans Cortès, Diario de Sesiones del Congreso de los Diputados, Plenos, n° 21, session du 27 juin 1979, p. 1044-1045. 29. Diario 16, 12 novembre 1980, consulté sur le site de la Fondation Juan March, archivo Linz de la Transición española : http://linz.march.es/documento.asp?reg=r-18385. 30. Source : document du PSOE. 31. Voir Guy Thuillier, Les cabinets ministériels, Paris, PUF, 1982 ; René Rémond, Aline Coutrot et Isabelle Boussard, Quarante ans de cabinets ministériels, de Léon Blum à Georges Pompidou, Paris, Presses de la FNSP, 1982.

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RÉSUMÉS

Cet article tente de dresser le portrait des parlementaires socialistes espagnols entre 1977 et 1982. Il analyse également le rôle du groupe parlementaire socialiste dans le processus de transition politique, puis d’opposition au gouvernement démocrate-chrétien et enfin dans la conquête du pouvoir par Felipe González en 1982. Députés et sénateurs socialistes espagnols acceptent la nécessité de démocratiser le régime en instaurant une monarchie parlementaire, ce qui était loin d’être évident en 1975-1977. Dans le même temps, le PSOE est marqué par une culture du conflit qui s’exprime à la fois à l’intérieur du parti et vis-à-vis du gouvernement démocrate-chrétien. Entre consensus et conflit, entre réforme et rupture, entre modération social-démocrate et orthodoxie marxiste, le PSOE a traversé une période de doutes et de querelles qui aboutit à la victoire d’une ligne social-démocrate en 1979 et à une clarification idéologique. Le groupe parlementaire a été une base de conquête du pouvoir pour Felipe González et le Parlement a été une importante tribune pour le leader du PSOE.

This article attempts to establish a portrait of Socialist members of Parliament in Spain between 1977 and 1982. It also analyses the role of the Socialist parliamentary group in the process of political transition, in the opposition against the Christian Democratic government, and in the conquest of power by Felipe Gonzalez in 1982. Spanish Socialist members of Parliament accept the need to democratize the institutions with the adoption of a parliamentary monarchy, which was far from being the case in 1975-1977. At the same time, the PSOE is characterized by a culture of conflict inside the party and against the Christian Democratic government. Between consensus and conflict, reform and rupture, social-democrat moderation and Marxist orthodoxy, the PSOE went through a period of doubt concluded by the victory of a Social Democratic line and an ideological clarification. The Socialist parliamentary group has been a strong base for Felipe Gonzalez in his conquest of power and an important tribune for the leader of the PSOE.

INDEX

Mots-clés : socialisme, PSOE, Espagne, transition démocratique, élites politiques Keywords : socialism, PSOE, Spain, democratic transition, political elites

AUTEUR

MATTHIEU TROUVÉ Maître de conférences en histoire contemporaine à Sciences Po Bordeaux, diplômé de l’IEP de Bordeaux et agrégé d’histoire, il a publié sa thèse en 2008 sous le titre L’Espagne et l’Europe. De la dictature de Franco à l’Union européenne (coll. « Euroclio », Peter Lang). Ses travaux portent sur la construction européenne, l’histoire de l’Espagne et de la France depuis 1945, en particulier sur le rôle des élites politiques et diplomatiques, ainsi que sur la diplomatie française à l’égard de l’Amérique latine. Il a récemment dirigé le hors-série numéro 12 de Parlement[s]. Revue d’histoire, « Vie politique et parlementaire en Espagne (XIXe-XXe siècles) » (2017).

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Dossier : Les parlementaires méditerranéens. France, Espagne, Italie, XIXe-XXe siècles

Approche comparée : les terres méditerranéennes en perspective

Parlementaires italiens

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Les députés au Parlement national du royaume des Deux-Siciles (1848) : des acteurs politiques napolitains ou italiens ?

Pierre-Marie Delpu

Les événements de 1848, comme l’ont montré les bouleversements qu’ils ont produits dans la société, ont mis en évidence ceux qui, parmi nous, avaient la plus grande vertu publique et privée, et de la même manière cette génération d’hommes dont les calamités privées et publiques sont devenues la fortune personnelle1.

1 Cet extrait d’une reconstitution postérieure de six ans à la révolution, consacrée à la biographie du président du Parlement national napolitain, le modéré Domenico Capitelli (1815-1854), traduit l’image complexe des députés du royaume des Deux- Siciles, alternant entre modèles moraux de vertu politique et martyrs de la nation napolitaine. Rédigé par un autre ancien député, Raffaele Masi, lui aussi modéré et élu dans la province d’Avellino, il fait référence à des qualités traditionnellement associées aux parlementaires méridionaux, déjà affirmées lors de la première expérience de la représentativité politique lors de la révolution de 1820-1821 et réinvesties en février 1848, alors que la révolution à l’œuvre dans le royaume a conduit à réinstaurer une monarchie constitutionnelle. Le parlementarisme n’est donc pas, dans le Mezzogiorno pré-unitaire, une réalité systématique, et il est apparu comme suffisamment exceptionnel pour avoir suscité une importante littérature de justification et de glorification de la part des libéraux. Composé de deux chambres, le Parlement napolitain est né de l’expérience de la révolution, mais il en a dépassé le cadre après les massacres perpétrés par l’armée bourbonienne sur des civils le 15 mai 1848, qui ont engagé le tournant conservateur du régime2. Après cette date, le parlementarisme a dû se situer dans le contexte défavorable de l’absolutisme bourbonien, marqué par des

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persécutions à l’encontre des libéraux et par la multiplication des procès pour faits politiques.

2 Cette chronologie témoigne de l’entrée contrastée du royaume des Deux-Siciles dans la modernité politique, modèle dont l’historiographie a montré qu’il relevait de logiques communes aux États d’Europe méridionale entre 1750 et 1850. Cette catégorie générique, d’abord définie par l’historiographie de l’Espagne3, se présente comme un ensemble de codes et de pratiques qui permettent l’affirmation d’un cadre politique unifié fondé sur la souveraineté nationale. Il se situe dans le prolongement des révolutions de la fin du XVIIIe siècle, dont il met en forme une partie de l’héritage juridique et institutionnel, porté par des « passeurs » spécifiques empruntés ou non aux acteurs de la sphère étatique. L’historiographie étudie désormais ce phénomène à nouveaux frais en montrant à la fois son aspect transnational et la variété des configurations sociales sur lesquelles il s’appuie4. C’est donc du point de vue de l’histoire sociale du politique, celle précisément dont relèvent les représentants en tant qu’acteurs sociaux, qu’on abordera cette institution. Elle est bien étudiée par l’histoire du droit, pour laquelle existe une tradition italienne et napolitaine active depuis longtemps5, mais les parlementaires sont beaucoup moins étudiés pour eux-mêmes, à la différence de l’expérience précédente de 1820-18216. Le fonctionnement des élections législatives, très bien documenté dans les archives napolitaines et provinciales où il est suivi par les autorités d’intendance, révèle les ancrages multiples des parlementaires entre l’espace local de leur circonscription – très souvent leur propre patrie locale –, la nation napolitaine, cadre de référence principal des acteurs politiques méridionaux depuis l’époque moderne7 et l’Italie alors en construction, dont ils investissent certaines des dynamiques. L’historiographie envisage en effet depuis longtemps les révolutions européennes de 1848 comme un moment de basculement et d’accélération des constructions étatiques, dont l’Italie constituerait l’un des exemples principaux8. La faible politisation de la société napolitaine et la polarisation encore très locale de la vie politique, en lien avec le très fort cloisonnement géographique des communautés du royaume, semblent situer le royaume des Deux-Siciles à l’écart de ce schéma. Les parcours des parlementaires sont en effet révélateurs de la tension permanente entre les identités politiques locales, napolitaine et italienne, à l’œuvre dans le royaume tout au long du premier XIXe siècle.

Des acteurs politiques à ancrage local

3 Les députés élus aux deux échéances législatives d’avril et de juin 1848 présentent un profil social globalement homogène9. Ils s’apparentent, globalement, aux élites sociales récentes du royaume (bourgeoisie, noblesse récente ou muratienne) dont les carrières politiques se sont d’abord construites à l’échelle locale. Cette tendance est à la fois le fait des conditions d’éligibilité, dont la loi électorale du 25 mars 1848 prévoit le fonctionnement censitaire, et de la structure sociale des communautés du royaume, éclaté en micro-territoires politiques municipaux ou locaux depuis l’époque moderne, structurés autour des figures du maire et du prêtre10. À Avellino, en périphérie proche de , les deux frères Lorenzo et Domenico De Concilj, successivement élus députés en avril et en juin, sont l’une des illustrations les plus visibles de cette tendance. Issus d’une famille implantée localement depuis le XVIe siècle, ils ont tous les deux le statut de propriétaire, ont exercé des charges publiques à l’échelle de la province pendant le

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règne de Murat (1808-1815), puis lors de la révolution de 1820-1821. Ils se sont ensuite exilés, à l’image d’une partie des opposants à la monarchie exposés à des procès lors de la répression de 1821, et ont réussi, en 1820 comme en 1848, à fédérer les patriotes de la région en étant à la tête de sociabilités politiques libérales, formelles ou non11. Leur fort ancrage local explique l’avance considérable avec laquelle ils ont été élus : Lorenzo obtient 2 519 voix aux élections d’avril, et Domenico en recueille 2 270 au mois de juin ; ils sont alors les candidats les mieux élus de leur province12. Leur cas n’est pas isolé : les provinces périphériques du royaume confirment cette tendance, alors qu’elles constituent souvent des micro-territoires politiques autonomes, traversés par des logiques de politisation spécifiques. Les trois provinces calabraises en sont un exemple, exposées à un mouvement local d’opposition aux Bourbons qui a associé des éléments modérés et radicaux, pourtant disjoints dans les logiques de protestation qu’on pourrait observer ailleurs et notamment dans la capitale. Antonino Plutino et Stefano Romeo à Reggio (Calabre Ultérieure Ire), Eugenio De Riso à Catanzaro (Calabre Ultérieure IIde) ont eux aussi remporté les élections législatives dans leur circonscription et sont issus de familles notabiliaires à fort rayonnement local, qui accaparent souvent des charges municipales et provinciales. Stefano Romeo, issu de la principale famille notabiliaire de Santo Stefano, est le neveu de Giovannandrea Romeo, ancien maire du village et figure majeure de la Charbonnerie de sa province au moment de la révolution de 1820-1821 et devenu par la suite l’une des principales figures du courant démocrate méridional13.

4 Le choix des représentants consacre donc la permanence des grandes familles locales, souvent liées aux sujets de leur province par des relations clientélaires construites sur plusieurs générations. Afin d’être élu en avril 1848 dans la circonscription de Castellammare, dans la province de Naples, l’avocat salernitain Raffaele Conforti aurait ainsi eu recours à son influence personnelle, demandant par exemple au prêtre Pasquale Amoroso de convaincre les électeurs de sa paroisse de voter pour lui en échange d’une compensation pécuniaire14. L’exemple n’est pas isolé : Aurelio Saliceti, démocrate, aurait eu recours à des pratiques comparables dans les Abruzzes, province dominée par le poids de la famille modérée des Dragonetti depuis la fin du XVIIIe siècle, notables d’Aquila qui ont alors occupé des fonctions provinciales et nationales. Luigi Dragonetti, ancien serviteur du régime de Murat, a déjà été député de la même province en 1820-182115. Ces quelques cas révèlent la très forte continuité du personnel politique, qui doit à la fois son élection à son ancrage local et à son expérience politique souvent significative. La participation aux révolutions antérieures, soit aux côtés des insurgés soit dans les instances des gouvernements révolutionnaires, est en effet attestée pour plusieurs d’entre eux. Vincenzo Lanza, député de Naples, et Lorenzo De Concilj, dans le Principat Ultérieur ont ainsi participé à la révolution de 179916. 17 députés sur les 67 à avoir exercé des charges représentatives dans la partie continentale du royaume, ont connu une implication très diverse dans la révolution de 1820-1821 : Casimiro De Lieto, député de Catanzaro, a été un simple insurgé à dix-sept ans, alors que Gabriele Abbatemarco, député de Terra di Lavoro, est l’auteur de l’une des principales chroniques de la révolution. D’autres ont déjà exercé des charges dans le cadre du premier Parlement national : Luigi Dragonetti, en Abruzze Ultérieure IIde, et surtout Nazzario Colaneri et Gabriele Pepe, dans le Molise, ont déjà été élus députés des mêmes circonscriptions en 1820. Ces continuités relèvent surtout des acteurs politiques du courant modéré, soit dans les provinces les plus périphériques, soit dans celles où l’esprit public est réputé le plus calme17.

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5 En dépit de l’ancrage local qui caractérise leurs parcours et leurs stratégies politiques, ces acteurs ont-ils été représentatifs des intérêts locaux ? La difficile mise en œuvre des élections législatives d’avril 1848 conduirait à laisser penser l’inverse. La participation électorale a été limitée, en grande partie du fait de la faible capacité d’identification de la fonction parlementaire, surtout dans les provinces les plus périphériques. Les statistiques électorales font apparaître les données suivantes :

Participation comparée aux élections législatives d’avril 1848 18

Foggia Bari (Terre Lecce (Terre Nicastro (Calabre Naples (Capitanate) de Bari) d’Otrante) Ultérieure IIde)

Nombre d’électeurs 9 384 4 608 9 652 3 568 3 623 inscrits

Nombre de 1 491 1 300 2 175 508 932 votants

6 Les données font apparaître un contraste important entre les provinces du royaume. La participation a été la plus importante à Naples et dans les provinces des Pouilles où s’est établie une tradition libérale spécifique depuis la fin du XVIIIe siècle, qui a permis une large implication des acteurs ordinaires dans la vie politique19. La faiblesse de la participation en Calabre rejoint d’autres facteurs, et notamment la difficulté matérielle à mettre en place les élections malgré le cadre légal commun prescrit par la loi électorale. Dans cet espace périphérique, des logiques qu’on peut qualifier de pré- politiques demeurent déterminantes : alors que les élections sont organisées au chef- lieu de la province, les sources d’intendance relèvent les fortes tensions entre villageois de communes différentes se retrouvant fortuitement à pour participer au scrutin. Elles signalent encore une série de dysfonctionnements liés au processus électoral, rappelant la difficulté à saisir si les candidats éligibles peuvent également voter, le choix complexe d’un local capable d’accueillir le scrutin, la falsification courante des résultats20. Ces conditions contribuent à la faiblesse de l’identification des représentants aux représentés, alors que le sens de la fonction parlementaire est souvent mal compris. C’est plutôt aux notables de villages, qui appartiennent à l’espace quotidien, que les sujets des Calabres s’identifient plus volontiers, à l’image de Domenico Mauro, principal acteur de la révolte dans son village de San Demetrio Corone. L’exemple, qui correspond à une grande partie des communautés provinciales loyales à des notables libéraux, atteste la tension entre les projets politiques du gouvernement révolutionnaire et les réalités de la politisation du royaume. Il témoigne des difficultés à construire un espace politique national, élément pourtant central de l’accès à la modernité politique et dont les parlementaires ont été les acteurs principaux.

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Vers un espace politique national ? Coprésences et stratégies électorales

7 Selon une pratique alors courante, qu’on retrouverait dans la France et l’Espagne de la même époque, les candidats sont très nombreux à se présenter dans plusieurs circonscriptions, où ils obtiennent parfois des scores confortables. Le procédé est autorisé par la loi électorale de mars 1848, qui encourage ces candidatures multiples, perçues comme le signe de la construction d’un espace politique national homogène21. Parmi les candidats non-élus en Basilicate, le modéré Giacomo Savarese est ainsi celui qui obtient le plus grand nombre de voix aux élections d’avril (256), malgré l’absence totale d’ancrage personnel dans la province22. Cet économiste issu d’une famille notabiliaire napolitaine a déjà consacré plusieurs écrits aux conditions fiscales du Sud du royaume, mais sans disposer de relations fortes avec les contextes locaux de la Basilicate23. Le prince Francesco Pignatelli, de la même manière, obtient 509 voix aux mêmes élections en Calabre Ultérieure IIde : si ce résultat est trop faible pour lui permettre d’être élu, il montre néanmoins la relative notoriété de cette figure libérale napolitaine dans une province périphérique dans laquelle il n’a aucune attache. Dans la même province en revanche, Guglielmo Pepe ou Carlo Poerio obtiennent des scores beaucoup plus faibles (respectivement 439 et 17 voix), en dépit de leur origine locale. À l’inverse, certains députés ont été élus simultanément dans plusieurs provinces : aux élections d’avril 1848, on relève 11 cas de coprésences sur 67 députés élus, qui concernent tous des figures politiques nationales de premier plan, par les charges qu’ils ont exercées ou par leur participation plus ou moins active aux révolutions antérieures. À l’exception de Giuseppe Libetta, élu dans deux circonscriptions de Capitanate (Foggia et Sansevero), tous les cas de coprésences électorales impliquent au moins une circonscription de la province de Naples24. Elles associent le plus souvent à cette dernière une circonscription du Principat Ultérieur ou de Terra di Lavoro, les provinces géographiquement les plus proches de la capitale.

8 Ces coprésences concernent au premier chef des acteurs politiques connus pour leur parcours au sein de l’opposition libérale ou pour leur origine familiale. C’est le cas de Carlo Poerio, fils de Giuseppe, député en 1820-1821, impliqué dans la majorité des révoltes que le royaume a connues depuis cette date et à l’origine d’un projet de coordination des libéraux méridionaux dans les années 1840. Fort de ces expériences politiques, il est à la fois élu dans les circonscriptions de Gaète (Terra di Lavoro) et de Naples. De la même manière, Paolo Emilio Imbriani, issu d’une famille libérale de la province d’Avellino, alliée aux Poerio par des unions matrimoniales25, est élu à la fois à Avellino et à Naples. Ces ancrages multiples consacrent l’émergence de figures politiques « nationales » de premier plan, dont la célébrité repose à la fois sur la participation aux révolutions politiques, sur l’exercice de charges publiques de premier ordre ou sur la participation aux milieux intellectuels nationaux. Giuseppe Ricciardi, démocrate élu dans la circonscription de Naples, en est l’illustration : fils de Francesco Ricciardi, l’un des ministres de l’Intérieur de Murat, issu d’une famille noble des Pouilles, il est le fondateur en 1832 de la revue intellectuelle napolitaine Il Progresso delle scienze, delle lettere e delle arti et s’est imposé comme l’un des principaux acteurs du démocratisme méridional à la veille de la révolution de 184826. Dans les milieux modérés, Mariano d’Ayala jouit d’une réputation intellectuelle comparable, liée à la fois à son statut de professeur à l’académie militaire de la Nunziatella dans les années 1840,

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à ses très nombreuses publications consacrées à l’art militaire et à son ample réseau de relations construites dans les sociabilités élitaires de l’opposition aux Bourbons. Intendant des Abruzzes en même temps qu’il est député de Naples, il bénéficie de liens proches avec la famille locale des Dragonetti, qui contribuent largement à son insertion locale.

9 Les réseaux auxquels les députés appartiennent, à la fois à Naples et dans les provinces, révèlent l’émergence d’options politiques envisagées comme nationales, que le lexique des acteurs recouvre sous la catégorie « partito liberale », développée d’abord chez les opposants aux Bourbons à partir de la révolution de 1820-1821, avant de se généraliser par la suite pour désigner des partisans des libertés politiques, sans pour autant recouvrir l’option idéologique qui se construit ailleurs en Europe sous le même nom. Comme beaucoup de constructions politiques dans l’Europe post-révolutionnaire, elle s’articule autour de deux polarités, l’une modérée et l’autre radicale27, bien qu’il existe des relations entre leurs représentants, élaborées dans les sociabilités opposantes à différentes échelles. Il s’agit donc d’une faction d’intérêts, structurée par des acteurs politiques au rayonnement national – Carlo Poerio en est l’un des plus importants – qui ne parvient pas à créer une structure englobante et formalisée, y compris de manière clandestine. Certains députés, proches de cette faction, s’insèrent dans des sociabilités élitaires d’ampleur nationale comme le Club Aristocratico, auquel participent à la fois des députés modérés (Paolo Emilio Imbriani, Carlo Poerio, Girolamo Ulloa) et des représentants apparentés au courant démocrate comme Costabile Carducci, député du Principat Citérieur et principal acteur de la révolte rurale du Cilento à l’été 1848, ou Benedetto Musolino, député de Calabre Ultérieure IIde et initiateur en 1832 de la société secrète I Figliuoli della Giovine Italia 28. De la même manière, les députés sont nombreux à participer au financement de projets politiques nationaux, à l’image du soutien au bataillon national napolitain parti combattre les Autrichiens en Lombardie-Vénétie en avril 1848. 24 députés sur 67 signent ainsi les listes de souscription en faveur de l’opération, menant pour certains des listes individuelles, à l’image de Carlo Poerio, acteur d’une campagne de souscription en Terra di Lavoro et dans les Pouilles, ou de Tito Angelini et Giuseppe Ferrara, eux aussi à la tête de listes séparées29. D’autres ont pris part à des réseaux plus informels, principalement au sein des sociétés secrètes démocratiques et radicales. Giuseppe Ricciardi et Saverio Barbarisi sont ainsi membres de la secte dite des Pugnalatori, essentiellement localisée à Naples où elle regroupe une partie de l’opposition radicale à la monarchie bourbonienne30. Plus largement, les députés du royaume s’intègrent dans des projets politiques communs, construits à l’échelle nationale. Le 15 mai 1848 est en effet exposé lors de la session parlementaire un projet commun à l’opposition radicale, mené par le député abruzzien Giuseppe Pica, pour élargir les pouvoirs de la Chambre basse par rapport à la Chambre haute et ainsi s’opposer au tournant conservateur engagé par le régime un mois plus tôt31. Les projets parlementaires se définissent donc de plus en plus souvent comme modérés ou comme radicaux, à l’appui des orientations politiques des acteurs qui les soutiennent, témoignant de la polarisation accrue de l’espace politique libéral du royaume entre ces deux options.

10 Ces réseaux d’influence, ces coprésences électorales s’appuient donc sur des réseaux élitaires construits à l’échelle de la nation napolitaine et sont un signe indéniable de modernisation de l’espace politique méridional, qui tend à s’affirmer comme national. Ils contrastent cependant avec le statut très incertain des parlementaires auprès de l’opinion des sujets du royaume. La très nombreuse presse libérale qui se développe à la

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faveur de la révolution atteste des difficultés des Méridionaux à cerner l’importance et la fonction des députés dans le nouvel ordre institutionnel. Elle cherche à saisir les figures politiques nouvelles, qu’elles aient réellement existé dans le royaume (« progressiste », « modéré », « sanfédiste », « libéral », « républicain ») ou qu’elles aient été connues par la presse (« chartiste », « socialiste », « bonapartiste »)32. Elle identifie des fonctions nouvelles, propres à l’espace public révolutionnaire, qu’il s’agisse de l’« homme d’État », du « membre de club » (clubista), du « nouvelliste », du « propagandiste » ou du « factieux »33. Mais le statut de député, bien que peu connu de la société napolitaine, n’est pas retenu par la presse libérale comme devant être explicité. Ces stratégies ont bien sûr leurs limites, dans une société très faiblement alphabétisée où l’accès à la presse écrite ne concerne qu’une frange restreinte de la population. Malgré l’absence d’écrits destinés à expliciter le rôle des députés, on voit s’affirmer à partir de l’été 1848 une opinion critique sur le rôle de ces derniers, qui ne concernait jusque-là que les ministres et les fonctionnaires dont une partie de la société civile dénonçait la compromission et les abus. En juillet 1848, un tract en circulation à Naples dénonce ainsi « la ligue des loups et des renards », constituée de députés libéraux opportunistes ralliés au régime révolutionnaire dans le seul but d’être élus ou d’obtenir des charges publiques34. Une ample propagande s’est ainsi attachée à dénoncer les ambitions opportunistes de plusieurs bourgeois de province ayant brigué des fonctions de député alors que la révolution de 1848 constituait la première étape de leur véritable parcours politique. Le démocrate Aurelio Saliceti et le modéré Nicola Nisco sont les principales cibles nominatives de plusieurs tracts qui dénoncent la faiblesse de leurs convictions libérales et la capacité à exploiter leurs compétences juridiques pour obtenir des charges et orienter le système politique à leur avantage35. Nisco ne remporte aucune des échéances électorales de 1848, mais sa popularité et son insertion dans les sociabilités politiques de la province d’Avellino lui ont assuré l’un des scores les plus confortables de sa province. C’est plutôt sa nomination à Turin comme secrétaire de l’ambassade du royaume des Deux-Siciles qui lui est reprochée, associée à son intense activité de publication et de défense des idées libérales. Un autre propagandiste, Francesco Bruno, l’accuse de manipuler l’opinion en faisant circuler de fausses nouvelles, sans qu’il soit possible de vérifier cette affirmation36. Ces accusations d’opportunisme révèlent la difficile construction d’un espace politique libéral, en même temps qu’elles témoignent de la défiance à l’égard du personnel politique. Elles montrent donc que la formation d’un espace politique national est demeurée limitée, la nation napolitaine restant d’abord identifiée au roi, dans la continuité de l’époque moderne, plutôt qu’à ses représentants. Ces blocages se confirment à travers la participation inégale de certains parlementaires aux projets italiens, qui renforcent la distance entre les députés et la société du royaume.

Des acteurs politiques italiens ?

11 Les initiatives italiennes qui se sont développées dans le royaume des Deux-Siciles dans les premiers mois de l’année 1848, qu’elles viennent de la monarchie constitutionnelle ou de la société civile, ont inégalement impliqué les députés du royaume. L’expédition lancée en Lombardie-Vénétie à partir du 30 mars 1848, sous la direction du général Guglielmo Pepe, en a été la principale, relayée par l’appui décisif de l’État napolitain, qui lui a apporté un soutien à la fois financier et militaire. Mais alors que les députés ont été nombreux à signer des bons de souscription en sa faveur, elle a suscité

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d’importants débats révélant des différences d’opinion entre modérés et radicaux. Dès ses débuts, elle a ainsi suscité l’opposition d’une partie des plus modérés, à l’image de Luigi Blanch, député de Naples issu de la frange la plus conservatrice du courant libéral. Dans une série d’articles publiés dans la revue intellectuelle modérée L’Omnibus, il dénonce la cherté de l’expédition, qu’il perçoit comme un dérivatif aux problèmes internes que connaissait alors le royaume, n’accordant qu’un crédit très limité à l’italianité politique37. Un mois plus tard, il expose la guerre offensive dans le Nord de la péninsule italienne comme une erreur stratégique, qui répéterait celle effectuée par le roi Murat lorsqu’il a tenté en 1815 de se lancer à la conquête de l’Italie septentrionale contre l’occupant autrichien38. À l’inverse, quelques représentants ont pris part à la campagne d’Italie en intégrant le bataillon, à l’image d’Ernesto Capocci, député de Terra di Lavoro et surtout de Girolamo Ulloa, élu dans la circonscription de Naples, mais ils ont été très minoritaires. Ces divergences montrent que l’implication du royaume méridional dans la lutte pour l’indépendance italienne n’a pas été un objet de consensus, chez des acteurs d’abord marqués par le patriotisme napolitain.

12 Minoritaire et contrastée dans les premiers mois de la révolution donc, l’italianisation des députés méridionaux semble pourtant s’être accélérée au moment des crispations conservatrices de la monarchie bourbonienne, en réponse à ces dernières. De ce point de vue, les massacres du 15 mai 1848 ont été déterminants et ont fait l’objet d’une mise en mémoire immédiate destinée à célébrer les victimes de cet événement traumatique, systématiquement évoqué comme un « fatal désastre » (fatale disastro) ayant occasionné des flots de larmes et de sang, selon un motif emprunté aux catégories émotives courantes à l’époque du romantisme politique. Aux lendemains de la révolution, une partie des députés a relevé de cette catégorie, parce qu’elle a été exposée à la répression engagée par la police bourbonienne et à l’exil. Pour Giuseppe Massari, ancien député modéré de Terre de Bari, il s’agit dès lors d’une réalité partagée : dans un récit mémoriel qu’il publie en exil à Turin en 1849, l’un des premiers à mettre en forme le souvenir de la révolution passée, il rappelle que « le plus grand nombre des ex- députés est en prison ou en exil »39. Cette situation n’est pas une généralité, mais s’est seulement limitée aux acteurs considérés par le pouvoir comme des partisans de la révolution. La répression, d’ailleurs largement médiatisée auprès des libéraux d’Italie et d’Europe auxquels elle a été exposée par une ample littérature de dénonciation40, a ciblé en priorité la participation au régime constitutionnel, stigmatisée au travers de catégories souvent outrancières (anarchie, socialisme, démagogie, libéralisme) et envisagées par les acteurs du pouvoir comme synonymes les unes des autres. Dans la province de Cosenza, l’ancien intendant et député modéré Tommaso Cosentini, patriote qui a participé à une grande partie des insurrections locales tout au long du XIXe siècle, est en effet jugé à partir de 1849 pour une série de compromis qu’il aurait faits avec les révolutionnaires de sa province. On lui reproche d’avoir été l’initiateur de l’un des comités révolutionnaires de la ville, et d’avoir ensuite favorisé l’installation de celui, plus radical, de Giuseppe Ricciardi en juin 1848 en lui permettant d’en installer le siège dans les bureaux de l’intendance41. Carlo Poerio, lui aussi prisonnier entre 1850 et 1859, est érigé en icône de la répression et du « mauvais gouvernement » (malgoverno) des Bourbons de Naples, présenté à l’opinion publique européenne par une vaste campagne éditoriale engagée par les lettres du député britannique William E. Gladstone, alors membre de la faction conservatrice, parues en 1851 à propos des procès politiques intentés par la monarchie bourbonienne à ses opposants42. Ceux qui ont pris part à l’exil, enfin, sont beaucoup moins nombreux que les prisonniers, et se sont pour la

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plupart dirigés vers le royaume de Piémont-Sardaigne, qui offrait alors des conditions politiques plus favorables alors que la monarchie des Savoie s’attachait à se présenter comme l’actrice première du Risorgimento, désormais présenté comme une construction étatique qui se ferait l’expression de la volonté du peuple italien. Leurs parcours d’exil, connus de l’historiographie du Risorgimento, recoupent globalement leurs identités politiques, opposant des modérés principalement établis à Turin et des démocrates plutôt installés à Gênes, sans que cette logique soit générale43. Alors que le choix des destinations d’exil répond moins à des motivations politiques réelles qu’à l’octroi de passeports par les sociétés d’accueil, certains s’établissent hors de la communauté piémontaise majoritaire. C’est le cas d’Antonino Plutino, ancien député de la circonscription de Reggio (Calabre Ultérieure Ire), établi à Marseille dès le début des années 1850, même s’il continue à participer à des entreprises politiques de promotion de l’italianité44.

13 Ce soutien apporté par une partie des anciens députés méridionaux à la construction nationale italienne apparaît à travers la très riche littérature qu’ils publient en exil, destinée à inclure leurs propres parcours et, plus largement, ceux des victimes de la répression de la révolution de 1848 dans le martyrologe italien en formation. Ils s’intègrent ainsi dans la culture libérale des martyrs, progressivement constituée parmi les opposants aux Bourbons tout au long du XIXe siècle, plusieurs députés prennent part à la promotion de ces derniers. Le martyre des civils du 15 mai 1848 est ainsi très tôt reconnu par l’un des anciens députés, Giuseppe Massari, représentant modéré de Terre de Bari aux élections de juin, comme l’une des formes prises par l’opposition libérale à la monarchie. Il inclut les députés dans cette perception de la société napolitaine, rappelant l’exposition de ces derniers, au même titre que d’autres citoyens, à la politique répressive sévère qu’a engagée la monarchie bourbonienne aux lendemains de la révolution. Il faut y voir une stratégie de protagonisme, destinée à faire valoir leur propre rôle dans des événements où ils ont été relégués dans un statut secondaire, à la fois par l’opinion méridionale et par les très nombreux observateurs internationaux qui se sont attachés à décrire l’expérience napolitaine de la révolution45. Là encore, le cas le plus significatif est celui de Giuseppe Massari, qui fait des députés méridionaux les héritiers des martyrs de la révolution napolitaine de 179946. Il construit donc des généalogies fictives qui font reposer la politisation libérale sur le culte des martyrs, érigés en incarnation de l’identité napolitaine dont on entend promouvoir le rôle premier dans le Risorgimento italien, alors que les exactions de la monarchie napolitaine ont renforcé le discours négatif et stéréotypé que tenait une grande partie des patriotes italiens sur le Mezzogiorno. Les attestations se multiplient en ce sens tout au long des années 1850, dont la plus significative est le Panteon de’Martiri dell’indipendenza italiana, recueil de portraits de martyrs italiens dans lequel les éléments méridionaux ont une place de premier ordre, coédité par l’ancien député de Terre de Bari Giuseppe Del Re47. L’entreprise compte une entrée consacrée aux députés napolitains du 15 mai 1848, évoqués comme des martyrs de l’italianité. L’érection de ces derniers en martyrs de la nation italienne est le signe principal de la reconstruction postérieure de leurs parcours comme ceux d’acteurs politiques italiens. Cette inclusion dans les dynamiques majoritaires du Risorgimento demeure incomplète : les martyrologes rappellent systématiquement l’origine méridionale des acteurs évoqués, et cherchent à valoriser la place de ces derniers dans la construction nationale italienne.

14 Les ancrages multiples des députés au Parlement napolitain de 1848 révèlent leur insertion principalement locale, dans une logique politique encore traditionnelle liée

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au fort cloisonnement régional et local de la société du royaume des Deux-Siciles pendant une grande partie du XIXe siècle. Alors que les cadres de l’administration ont longtemps été pensés comme municipaux par l’essentiel de la société du royaume, que ce soit par des théoriciens du pouvoir comme Luigi Blanch ou par des insurrections autonomistes dans les années 1840, la fonction représentative, qui s’exerce à l’échelle nationale, est peu comprise par les sujets méridionaux. Cela s’explique en grande partie par les voies principalement locales ou régionales de la politisation, maintenues tout au long du XIXe siècle, qui constituent l’une des principales réponses apportées par la société méridionale à la centralisation imposée par Murat contre les structures féodales traditionnelles et maintenues par les Bourbons au moment de la Restauration de 181548. Comme l’historiographie l’a rappelé, la nation napolitaine comme réalité sociale tient très largement du mythe politique, de l’époque moderne à la fin du XIXe siècle49. Malgré l’émergence de factions politiques nationales et le développement d’ancrages électoraux multiples, les réflexes électoraux demeurent très largement traditionnels et consacrent des acteurs empruntés à l’univers quotidien des populations. C’est ce qui explique que l’italianisation des députés napolitains soit, globalement, plus tardive, et qu’elle s’effectue principalement à la faveur de l’exil. Mais elle demeure minoritaire et témoigne de la difficile entrée de la société du Mezzogiorno dans la modernité politique.

NOTES

1. Della vita e degli studi di Domenico Capitelli, s. l. [Naples], Priggiobba, 1854, p. 5. Sauf mention contraire explicite, les traductions de l’italien sont les miennes. 2. Sur le poids de cet événement dans la révolution napolitaine de 1848, voir Viviana Mellone, « Dopo i fatti napoletani del 15 maggio 1848 : vicende giudiziarie e indagini di Alta Polizia a confronto », Rivista Storica Italiana, t. CXXV, vol. 2, 2013, p. 497-550. 3. Jean-Philippe Luis, « Considérations pour une histoire de la naissance de la modernité politique en Espagne », Mélanges de la Casa de Velázquez, vol. 34, n° 2, 2005, p. 15-26 ; Patrick Fournier, Jean-Philippe Luis et Luis P. Martín (dir.), Institutions et représentations du politique dans l’Europe méridionale (France-Espagne-Italie, XVIIe-XXe siècles), Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise-Pascal, 2006. 4. Parmi une importante production récente : Julien Bouchet et Côme Simien (dir.), Les passeurs d’idées politiques nouvelles « au village », de la Révolution aux années 1930, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise-Pascal, 2015. 5. Voir par exemple Giuseppe Sardo, Le assemblee elettive del ’48, vol. 1 de Storia del Parlamento italiano, Palerme, Flaccono, 1963, p. 95-141, et Gian Savino Pene Vidari, « Parlamenti preunitari e Parlamento subalpino », dans Luciano Violante (dir.), Storia d’Italia. Annali 17 : Il Parlamento, Turin, Einaudi, 2001, p. 39-65. 6. Valeria Ferrari, « Aux origines de la représentation élective dans l’Italie d’avant l’Unité. Les députés du Parlement napolitain de 1820-1821 », Parliaments, Estates and Representation, n° 25, 2005, p. 99-113. 7. Aurelio Musi, Mito e realtà della nazione napoletana, Naples, Guida, 2015. 8. John Breuilly, « 1848 : Connected or Comparable Revolutions ? », dans Axel Körner (dir.), 1848 : A European Revolution ? International Ideas and National Memories of 1848, Basingstoke, Palgrave

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Macmillan, 2000, p. 31-49. Voir pour l’Italie Enrico Francia, 1848. La rivoluzione del Risorgimento, Bologne, Il Mulino, 2012. 9. Pour la liste des députés et les statistiques électorales, voir ASN (Archivio di Stato di Napoli), Borbone, b. 1042. 10. Gérard Delille, Le maire et le prieur. Pouvoir central et pouvoir local en Méditerranée occidentale, XVe siècle - XVIIIe siècle, Paris, EHESS, 2003. 11. Vincenzo Cannaviello, Lorenzo De Concilii o Liberalismo Irpino, Naples, Fierro, 1913. 12. ASN, Borbone, 829, II. 13. ASN, Polizia generale, II, b. 2, 2. 14. ASN, Alta Polizia, 41, 264. 15. ASN, Borbone, 1042. Voir sur ce point Renata De Lorenzo, « Persistenze e trasformazioni delle pratiche politiche : i giacobini abruzzesi dopo il 1799 », dans Napoli 1799. Fra storia e storiografia, Naples, Vivarium, 2003, p. 653-716. 16. ASN, Borbone, 1042. 17. Notamment dans le Molise, au centre-nord du royaume, dont les récits des voyageurs étrangers s’attachent à décrire la relative placidité des habitants et leur faible degré d’implication dans les affaires politiques. Voir Giuseppe Galasso, L’autre Europe, , École française de Rome, 1992, p. 165. 18. Données établies à partir de ASN, Borbone, 829, II et de Giuseppe Sardo, Le assemblee elettive…, op. cit., p. 101. 19. Pour Lecce, voir Elisabetta Caroppo, « Ceti popolari e circuiti della “nazione”. Il caso Terra d’Otranto dagli anni venti all’Unità d’Italia », Meridiana. Storia e scienze sociali, n° 76, 2013, p. 177-204. 20. Quelques exemples dans la province de Cosenza dans Antonio Buttiglione, Il Tricolore, il Tamburo, la Croce : la rivoluzione del 1848 in una provincia del Regno delle Due Sicilie, mémoire de tesi di laurea en histoire contemporaine sous la direction de Marta Petrusewicz, Università della , 2013, p. 70-89. 21. Gian Savino Pepe Vidari, « Parlamenti preunitari e Parlamento subalpino », art. cit. 22. ASN, Borbone, 829, II. 23. Il est notamment l’auteur d’une Memoria sul Tavoliere di Puglia éditée à Naples en 1832. 24. Par exemple Raffaele Conforti (Naples et Principat Citérieur) ; Vincenzo Degli Uberti (Naples et Principat Ultérieur) ; Paolo Emilio Imbriani (Naples et Principat Ultérieur) ; Carlo Poerio (Naples et Terra di Lavoro) ; Francesco Paolo Ruggiero (Naples et Bari). Voir ASN, Borbone, 1042. 25. La sœur de Carlo Poerio, Carlotta, épouse Paolo Emilio Imbriani en 1838. 26. Sur Ricciardi, voir Marta Petrusewicz, « Giuseppe Ricciardi : ribelle, romantico, europeo », Archivio storico per le provincie napoletane, 1999, p. 235-261. Sur le courant démocrate napolitain, voir Giuseppe Berti, I democratici e l’iniziativa meridionale nel Risorgimento, Milan, Feltrinelli, 1962. 27. Pierre Serna, « Radicalités et modérations : postures, modèles, théories. Naissance du cadre politique contemporain », Annales historiques de la Révolution française, vol. 357, n° 3, 2009, p. 3-19. 28. ASN, Borbone, b. 1044, f. 1. La société secrète est une organisation politique démocratique, qui n’entretient aucun lien avec la Giovine Italia de , laquelle lui est strictement contemporaine. 29. Les listes de souscription sont reproduites dans le Giornale Costituzionale del Regno delle Due Sicilie, n° 81, 12 avril 1848, n° 83, 14 avril 1848, n° 85, 17 avril 1848, n° 86, 18 avril 1848, n° 88, 21 avril 1848, n° 99, 4 mai 1848, n° 103, 10 mai 1848. 30. ASN, Borbone, b. 953. 31. ASN, Alta Polizia, b. 18, 85. 32. L’Arlecchino, 1, 62, 21 juin 1848 ; 1, 65, 26 juin 1848 ; 1, 67, 30 juin 1848 ; 1, 68, 1er juillet 1848, planches hors texte. 33. Ibid., 1, 67, 30 juin 1848 ; 1, 68, 1er juillet 1848.

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34. BSMC (Biblioteca di Storia Moderna e Contemporanea), Bandi, B. 2, 315, La lega de’lupi e delle volpi, Naples, s. n., 1848. 35. Sur Saliceti : BSMC, Bandi, B. 3, 470, Libero discorso a’certi avocati napoletani, s. n., s. d., 1848 ; sur Nisco : BSMC, Bandi, B. 3, 471, Un’altro D. Nicola, Avellino, s. n., 1848. 36. BSMC, Bandi, B. 3, 520, Francesco Bruno, Interessantissima nuova scoverta di tutti i veri ladri, Naples, s. n., 1848. 37. L’Omnibus, XV, 15 avril 1848 et 22 avril 1848. 38. Ibid., XV, 6 mai 1848. La campagne d’Italie entreprise par visait à rassembler l’ensemble des peuples italiens sous sa couronne, afin de sauver son trône dans le contexte de la chute de l’Empire napoléonien. Surtout célèbre par la proclamation aux Italiens donnée à Rimini le 30 mars 1815, l’expédition échoue face aux armées autrichiennes et a contribué à l’image négative associée au roi Murat. 39. Giuseppe Massari, I casi di Napoli dal 29 gennaio 1848 in poi, Turin, Ferrero e Franco, 1849, p. 285. 40. Nelson J. Moe, The View from Vesuvius. Italian Culture and the Southern Question, Berkeley, University of California Press, 2006. 41. Archivio di Stato di Cosenza, Processi politici, b. 47, 273. 42. William E. Gladstone, Two Letters to the Earl of Aberdeen on the State Prosecutions of the Neapolitan Government, Londres, John Murray, 1851. 43. Marta Petrusewicz, Come il Meridione divenne una Questione. Rappresentazioni del Sud prima e dopo il Quarantotto, Soveria Mannelli, Rubbettino, 1998. 44. Archivio di Stato di , Plutino, b. 2, f. 108. 45. Sur cette notion, dont l’historiographie a montré qu’elle était commune à une partie des acteurs européens de la révolution de 1848, voir Haim Burstin, Ivan Ermakoff, William H. Sewell et al., « Protagonisme et crises politiques : histoire et sciences sociales. Retours sur la Révolution française et février-juin 1848 », Politix. Revue des sciences sociales du politique, vol. 112, n° 4, 2015, p. 131-165. 46. Giuseppe Massari, I casi di Napoli…, op. cit. Voir sur ce point Pierre-Marie Delpu, « Une religion politique. Les usages des martyrs révolutionnaires dans le royaume des Deux-Siciles (années 1820 - années 1850) », Revue d’Histoire moderne et contemporaine, vol. 64, n° 1, 2017, p. 7-31. 47. Panteon dei martiri della libertà italiana, Turin, Stabilimento tipografico italiano, 1852. 48. Sur ce point : Pierre-Marie Delpu, « De l’État muratien à l’État bourbon : la transition de l’appareil étatique napolitain sous la Restauration (1815-1822) », dans Jean-Claude Caron et Jean- Philippe Luis (dir.), Rien appris, rien oublié ? Les Restaurations dans l’Europe post-napoléonienne (1814-1830), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015, p. 37-50. 49. Aurelio Musi, Mito e realtà della nazione napoletana, op. cit.

RÉSUMÉS

La contribution cherche à mettre en évidence les profils contrastés des députés au Parlement national napolitain pendant la révolution de 1848, en se focalisant sur les élus de la partie continentale du royaume. En se fondant sur les sources législatives et sur la très importante production publiée qu’a suscité dans le royaume l’établissement d’une institution parlementaire, alors presque inédite – le seul exemple jusque-là correspond à la brève expérience de

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1820-1821 –, on s’interroge sur les ancrages territoriaux multiples de ces députés, entre leur patrie locale, la nation napolitaine et la nation italienne alors en formation. Alors que l’historiographie a souligné le tournant décisif de la révolution de 1848 dans l’intégration du royaume aux dynamiques du Risorgimento italien, les parcours des parlementaires permettent de s’interroger sur l’entrée de la société méridionale dans la modernité politique.

This contribution aims to highlight the contrasted profiles of the representatives elected to the Neapolitan national Parliament in the continental part of the Kingdom during the revolution of 1848. Using legislative sources as well as the numerous publications generated in the Kingdom by the almost unprecedented creation of a parliamentary institution, the article studies the MPs’ diverse territorial roots –between their home region, the Neapolitan nation and the Italian nation, which was still in the process of being created. While historiography has shown how decisive a turning point the revolution of 1848 had been in the integration of the Meridional kingdom to the Italian Risorgimento, the trajectories of Neapolitan representatives sheds light on the way the Mezzogiorno society entered political modernity.

INDEX

Mots-clés : parlementarisme, Naples, Mezzogiorno, patriotisme, Risorgimento, modernité politique Keywords : parliamentarism, Naples, Mezzogiorno, patriotism, Risorgimento, political modernity

AUTEUR

PIERRE-MARIE DELPU Agrégé et docteur en histoire, Pierre-Marie Delpu enseigne à Aix-Marseille Université. Après avoir soutenu une thèse consacrée aux milieux libéraux napolitains à la veille de l’Unité italienne, ses travaux actuels portent sur les cultes des martyrs révolutionnaires dans l’Europe méditerranéenne au XIXe siècle. Il est notamment l’auteur de plusieurs articles dans les revues Annales historiques de la Révolution française, Revue d’histoire du XIXe siècle, Revue d’histoire moderne et contemporaine et Studi storici. Il codirige avec Igor Moullier et Mélanie Traversier l’ouvrage collectif Le royaume de Naples à l’heure française. Revisiter l’histoire du decennio francese (1806-1815), à paraître à l’automne 2018 aux Presses du Septentrion.

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La représentation du Pays niçois à la Chambre du royaume de Sardaigne. Système électoral, activité parlementaire, personnages

Mario Riberi

1 À partir du 27 avril 1848 et jusqu’à son annexion à la France en avril 1860, à la suite des accords de Plombières signés sous le Second Empire, une délégation du comté de Nice siégea au Parlement de Turin1, situation reconduite sur sept législatures. L’étude des idées et des positions politiques des représentants de ces territoires dans une période cruciale pour leur sort revêt un intérêt certain.

2 Depuis 1388, le pays niçois fut, pendant près de cinq siècles et en dépit des périodes d’occupation française, fidèle à la maison de Savoie. La « décennie de préparation » de l’unification italienne vit le climat politique se modifier, changements qui décidèrent du sort de Nice et de la Savoie. La politique du comte de Cavour joua un rôle décisif, en particulier dans son choix d’attribuer une dimension internationale au royaume de Sardaigne afin de faciliter son expansion, ou par l’alliance franco-sarde signée en janvier 1859 et préparée par l’entrevue de Plombières (21 juillet 1858) à laquelle il participa aux côtés de Napoléon III. Cavour favorisa d’autres intérêts en exploitant l’ancien lien de Nice et de la Savoie avec la Maison de Savoie au sein du Parlement subalpin.

3 Le pays niçois fut considéré comme moins intéressant que la Savoie2, aussi bien à cause de ses traditions qui le liaient à la maison régnante, que par le nombre de ses habitants : en 1848 la Savoie comptait une population quatre fois supérieure à celle de Nice. D’autre part, la monarchie piémontaise lui attribuait une importance moindre du fait de la langue nationale. Contrairement à une opinion largement répandue, en 1562, Emmanuel-Philibert n’adopta pas une mais deux langues officielles : dans la juridiction du Sénat de la Savoie, le français fut la langue officielle des tribunaux, tandis que l’italien était en vigueur dans la juridiction du Sénat du Piémont, qui à l’époque comprenait encore Nice3. Ce bilinguisme fut confirmé par l’art. 62 du Statut albertin,

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lequel déclarait que « la lingua italiana è la lingua officiale delle Camere. È però facoltativo di servirsi del francese ai membri, che appartengono ai paesi, in cui questo è in uso, od in risposta ai medesimi ». Il semble donc naturel, en 1848, que les parlementaires turinois entretinssent une certaine méfiance envers les élus du pays niçois : ces derniers, pourtant francophones et résidents de zones incluses dans la ligne de partage des eaux, représentaient des territoires réclamés depuis des siècles par le roi de France, et n’avaient malheureusement pas le privilège des élus savoyards qui pouvaient officiellement parler et écrire en français.

4 Quoi qu’il en soit, d’un point de vue administratif, le comté de Nice n’exista plus à partir de 1818. À cette date, Victor-Emmanuel Ier réaménagea par décret l’ensemble du territoire, à la suite de l’annexion de la Ligurie. Pour comprendre l’origine de la représentation du comté de Nice à la Chambre de Turin, il est nécessaire de garder à l’esprit que, sous Charles-Albert, l’administration civile du royaume de Sardaigne était organisée en 11 divisions, dont les chefs-lieux étaient Nice (4 provinces : deux à Nice, une à San Remo et la dernière à Oneille), Gênes (7 provinces), Annecy (3 provinces), Chambéry (8 provinces), Turin (6 provinces, dont cinq appartenant à la division de Turin et une à la division d’Aoste, qui fut abrogée), Cuneo (4 provinces), Alexandrie (6 provinces), Novara (6 provinces), Cagliari (4 provinces), Nuoro (3 provinces) et Sassari (4 provinces).

5 Ainsi, le comté de Nice fusionna avec les provinces de San Remo et d’Oneille. Cependant, la ville de Nice était devenue, par sa population, la deuxième plus grande ville de Ligurie après Gênes, dépassant même la taille de Savone qui comptait moins de 20 000 habitants4. Malgré cela, de 1848 à 1860, contrairement à la Savoie pour laquelle les rois de Sardaigne avaient nommé5 quatorze sénateurs, Nice était très peu représentée au Sénat : jamais, par exemple, les évêques de Nice ne furent appelés à y siéger. Seul l’avocat Jean de Foresta6, descendant d’une ancienne famille de Diano Marina établie à Nice autour du XVe siècle, député niçois à la Chambre subalpine, fut nommé sénateur en 1855. Il fut d’abord président du conseil de la division, puis du conseil provincial de Nice, ainsi que conseiller municipal de la ville, après avoir débuté sa carrière en tant que conseiller à la Cour de Nice en 1822 et en tant qu’avocat à la Cour d’appel. En 1848, il mit en avant ses tendances libérales modérées, appréciées de ses concitoyens, et se présenta à l’élection pour la quatrième législature du Parlement subalpin. Candidat dans la circonscription de Nice 1, il fut élu à la Chambre des députés en 1850, 1851 et 1853, gagnant au ballottage en 1850 et 1853, mais il interrompit ses activités de député au cours de deux législatures (IVe et Ve) pour se consacrer à la tâche délicate de ministre de la grâce, de la justice et des affaires religieuses : la première fois du 7 juillet 1851 au 26 février 1852 au cours du ministère d’Azeglio, une deuxième fois du 4 mai 1855 au 19 juillet 1859 sous le deuxième ministère Cavour, après avoir été nommé sénateur par le roi Victor-Emmanuel II, devenant le seul Niçois à avoir tenu ce poste.

6 De la même manière, bien peu d’hommes politiques venus de Nice accédèrent à des charges ministérielles. Le comte Octave Thaon de Revel (Utelle) devint ministre des finances dans les ministères Balbo, Alfieri et Perrone. Plus connu à Nice fut l’avocat Benoît Bunico, originaire de Centallo près de Coni, député de Nice 1 et élu vice- président de la Chambre pendant les trois premières législatures.

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Système électoral en vigueur et députés élus dans la province de Nice de 1848 à 1860

7 En 1848, le royaume de Sardaigne comptait une population d’environ cinq millions d’habitants. Moins de trois millions résidaient dans le Piémont et un million en Ligurie, comprenant le Pays niçois. Le reste était également réparti entre la Savoie et la Sardaigne (un demi-million chacune), régions très dissemblables entre elles par la langue, les traditions et l’économie. Dans la décennie 1848-1858, la population s’accrut, signe de progrès en raison de la politique d’expansion économique de Cavour, dont bénéficiaient principalement les régions « italiennes », mais la Savoie connaissait déjà le dépeuplement qui caractérisera les régions alpines de haute montagne.

8 La loi électorale du 7 mars 18487, approuvée sous le nouveau gouvernement présidé par , prévoyait un système uninominal à caractère censitaire, avec une base électorale très limitée : seuls les citoyens de plus de 25 ans payant un minimum de 40 lires d’impôts directs (réduits à 20 lires pour les habitants de Savoie, de Nice et de la Ligurie) avaient le droit de vote. Ces restrictions dues au seuil trop élevé du cens faisaient que les électeurs ne représentaient qu’1,60 % de la population : la Ligurie était dans la moyenne, le Piémont et la Sardaigne se trouvaient au-dessous, avec 1,40 %, tandis que la Savoie était à 2,50 % ; en d’autres termes, sur l’ensemble de l’État, une personne sur 62 en moyenne pouvait voter, phénomène se retrouvant en Ligurie, dans le Piémont et en Sardaigne, mais pas en Savoie où un habitant sur 40 était un électeur.

9 Aux deux provinces de Nice étaient attribuées cinq circonscriptions électorales : Nice 1, Nice 2, Sospel, Puget-Théniers et Utelle. La répartition des sièges fut effectuée sur la base d’un député élu pour 24 000 habitants en moyenne (204 députés pour 4 916 084 habitants). Ainsi, Turin, qui comptait 180 000 habitants, élut 7 députés (1 pour 25 700 habitants) ; Gênes avec 120 000 habitants élut 7 députés (1 pour 17 000 habitants) ; la Savoie avec 578 343 habitants élut 22 députés (1 pour 26 300 habitants). La Province de Nice, comptant 118 377 habitants en 1848, eut un ratio d’un député pour 23 600 habitants. Elle élut donc à la Chambre de Turin cinq représentants, c’est-à-dire 2,4 % du total des parlementaires, ce qui correspond exactement au pourcentage de sa population par rapport à l’ensemble du royaume de Sardaigne.

10 Au cours des sept législatures qui précédèrent l’annexion de 1860, 20 élus se succédèrent sur les cinq sièges du palais Carignan, parmi lesquels8 : Collège de Nice 1 Benedetto (Benoît) Bunico (avocat, libéral. Ire, IIe, IIIe, IVe législature. Vice-président de la Chambre au cours de la IIe et IIIe législature, démissionnaire de son mandat en 1853) ; Giovanni Battista (Jean-Baptiste) Bottero (docteur en médecine, journaliste et fondateur à Turin de la « Gazzetta del Popolo », libéral. Ve, VIe, VIIe législature) ; Giovanni (Jean) de Foresta (avocat, libéral. IVe et Ve législature. Ministre de la grâce, de la justice et des cultes – 7 juillet 1851-26 février 1852, 4 mai 1855-19 juillet 1859 ; nommé sénateur en 1855) ; Jules Avigdor (banquier, consul de Prusse à Nice. Ve législature, élection invalidée) ; , (« Héros des Deux Mondes ». Ire, VIe, VIIe législature). Collège de Nice 2 Dominique Galli (avocat, libéral. Ire, IIe, IIIe, IVe législature) ; Charles Laurenti Roubaudi (colonel et commandant de la Garde nationale de Nice. Ve, VIe, VIIe législature). Collège de Puget-Théniers

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Barthélemy Leotardi (avocat, libéral. Ire, IIe, IIIe, IVe législature) ; Faustin Rocci (magistrat. Ve législature, démission) ; Alexandre Corporandy d’Auvare (général. Ve législature). Collège de Sospel Jean-Baptiste Barralis (avocat, libéral. Ire, IIe, IIIe législature) ; Louis Piccon (avocat, libéral. IVe législature) ; Maurice D’Alberti de La Brigue (officier du génie militaire. IVe, Ve, VIe législature) ; Henry Cordero de Montezemolo (marquis. VI e, VIIe législature). Collège d’Utelle Octave Thaon de Revel (marquis, comte et publiciste, conservateur. Ire, IIIe, IVe, Ve, VIe législature ; pendant la Ire législature, devient ministre des finances) ; Modesto Scoffier (professeur, libéral. IIe, IIIe législature) ; Théodore de Rossi de Santa Rosa (comte, intendant, libéral. IVe législature) ; Benoît Brunati (ingénieur. IV e, Ve législature) ; Adrien Barralis (libéral, notaire. VIe législature).

11 Parmi ces vingt parlementaires, en plus de Jean de Foresta, dont la délicate fonction de garde des Sceaux dans les gouvernements d’Azeglio et Cavour a été mentionnée ci- dessus, deux autres personnages méritent d’être mis en évidence, par le rôle crucial qu’ils jouèrent dans la réalisation de l’unification de l’Italie. Le premier, Giuseppe Garibaldi, en était certainement l’instigateur. Le second, Jean-Baptiste Bottero, collabora avec Garibaldi et Cavour pour atteindre cet objectif, en tant que directeur de La Gazzetta del Popolo, le quotidien turinois le plus impliqué dans la promotion des idéaux du Risorgimento. Ces deux fils de marchands nés à Nice étaient très attachés à cette ville et se sont battus avec acharnement pour empêcher son annexion à la France, même si leurs propres pères n’en étaient pas originaires.

12 Garibaldi est né français en 1807, puisque Nice, avec la Savoie, fut annexée à la France en 1792. Mais le comté redevint piémontais dès 1814, alors que le futur héros « des deux mondes »9 était âgé d’à peine sept ans et que la mémoire de l’appartenance à la maison de Savoie était encore bien vive dans la société locale. Garibaldi était donc niçois de naissance, mais ne pouvait se vanter d’origines profondément ancrées à Nice, étant le fils d’un petit propriétaire de Chiavari (Ligurie), Domenico, qui avait déménagé à Nice pour affaires avec sa famille en 1770. Ce dernier, devenu propriétaire de petits navires de cabotage, épousa en 1794 Maria Rosa Nicoletta Raimondi, originaire de Loano. Garibaldi, embarqué dès sa prime jeunesse comme garçon de cabine, participa aux activités de matelotage et voyagea sur les routes maritimes reliant la Ligurie et Nice, régions en contact à la fois pour leurs échanges commerciaux, mais aussi pour leur proximité géographique, leurs coutumes et leurs habitudes de vie. Cela explique qu’il en fut toujours considéré comme un natif. Dès sa majorité, son curriculum politique est sans aucun doute italien : il rejoignit en 1833 la Jeune Italie, association politique fondée par Mazzini, il participa à toutes les guerres d’indépendance, il donna en 1860 le royaume d’Italie à la maison de Savoie, et se brouilla avec Cavour quand celui-ci, pour honorer les dettes contractées avec la France, permit que Nice redevienne française.

13 Jean-Baptiste Bottero (1822-1897), médecin qui se consacra au journalisme politique, bien que né à Nice, était le fils d’un commerçant natif de Limone Piemonte et de la Niçoise Teresa Broc. Il fonda L’Opinion, puis, avec Govean et Borella, La Gazzetta del popolo, où il supervisait la rubrique « Sacco nero ». Libéral et anticlérical, il polémiqua vivement avec L’Armonia et L’Unità cattolica. En tant que député, il protesta contre l’annexion de Nice à la France. Très lié à sa ville natale, dont il avait protégé les intérêts grâce à sa participation aux préliminaires de la réforme douanière et par laquelle il fut élu député pour la première fois le 27 juin 1855, en remplacement de De Foresta nommé

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sénateur, puis une seconde fois en novembre 1857, Bottero dédia à Nice, dans les discours du 12 avril et du 27 mai 1860 contre l’annexion, la plus remarquable éloquence de sa carrière parlementaire. Cependant, il était un inconditionnel de la politique de Cavour et ne s’en détourna pas quand celui-ci l’envoya en Sicile en 1860 afin de hâter l’annexion du sud de l’Italie au Piémont. Malgré l’opposition de la France, Bottero était favorable à l’établissement de la capitale du royaume d’Italie à Rome. Il soutint pourtant l’expédition militaire de Garibaldi à Mentana. En 1866, après avoir écrit un entrefilet extrêmement offensif contre la direction de La Gazzetta di Torino, il fut défié en duel par son directeur, Francesco Botto. Ce dernier décéda le 8 août 1866 des suites de ses blessures. En 1870, Bottero abandonna la politique pour se dédier au journalisme10.

14 La liste des députés ci-dessus nous dévoile un comté de Nice moins conservateur que ce qu’il laissait croire. Les députés niçois, bourgeois libéraux attachés aux nouvelles institutions et à un Parlement au sein duquel ils tenaient à leur place, s’abstinrent par exemple lors du vote de la loi accordant les pleins pouvoirs au roi en juillet 1848. De plus, dans les rapports conflictuels entre l’Église et l’État, le député Jean-Baptiste Barralis (élu à Sospel), s’opposant aux idées de son électorat, condamna l’hostilité du clergé de Nice, et surtout de l’évêque Domenico Galvano, contre les institutions libérales.

15 L’aspect socio-professionnel de la représentation de l’ancien comté met en relief les intérêts de ceux qui furent élus au Parlement et aide à mieux comprendre leur capacité d’influence, plus ou moins importante, à Turin. En effet, deux groupes distincts s’observent : d’une part une majorité de personnes exerçant une profession libérale, c’est-à-dire qui ont un contact direct avec la population, et d’autre part d’importants aristocrates dont la famille était au service de la dynastie des Savoie depuis des siècles. C’est ainsi que furent élus des avocats, comme Benoît Bunico11, Dominique Galli (Nice 2), Jean-Baptiste Barralis (Sospel), Jean De Foresta (Nice 1), ou le médecin- journaliste Jean-Baptiste Bottero, qui fut lui aussi choisi par Nice 1. L’arrière-pays des Alpes-Maritimes privilégia avec plus de facilité des aristocrates provenant souvent de familles propriétaires des fiefs12 comme Maurice d’Alberti, officier du génie, à Sospel, auquel succéda Henri Cordero de Montezemolo, originaire de Mondovi. Le comte Octave Thaon de Revel, né à Turin, mais d’une ancienne famille de Lantosque, fut élu dans la circonscription d’Utelle. Le marquis Théodore De Rossi de Santa Rosa fut également choisi par Utelle tandis que le général Alexandre Corporandy, dont la famille exerçait depuis des décennies son autorité sur Auvare, représenta le collège de Puget- Théniers. Enfin, après le vote de la loi Rattazzi sur le clergé, Puget-Théniers n’hésita pas à élire un prêtre, l’abbé Désiré Niel13.

16 Cette fracture devint plus évidente au cours des années : l’aristocratie traditionnelle soutint les pays ruraux des Alpes-Maritimes alors que la bourgeoisie libérale gouverna le littoral méditerranéen commercial et touristique.

L’activité législative des députés niçois et l’abolition du port franc de Nice

17 Quelques exemples sont à relever quant au travail législatif des députés niçois. La faiblesse numérique, et par conséquent politique, de la représentation de Nice figure de toute évidence déjà dans le discours de la Couronne à l’ouverture de la Chambre, le

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8 mai 1848. Celui-ci est prononcé par le lieutenant prince Eugène-Emmanuel de Savoie- Carignan14, représentant du roi, au nom de Charles-Albert. Avec des accents très patriotiques – nous sommes au début de la première guerre d’indépendance – le roi affirme : […] da ogni parte l’accordo delle opinioni e delle volontà dimostrano quanto sia vivo l’amor patrio in tutta la Nazione, quanto essa sia forte e matura pei suoi alti destini. La Sardegna […] fu accolta dalle altre provincie come diletta sorella. La Savoia, cagione di momentaneo dolore, fu tosto causa di verace consolazione. […] La Liguria, a queste contrade subalpine più di fresco unita, a loro con vieppiù tenaci nodi ogni giorno si stringe […]15.

18 Nice n’y est mentionnée nulle part et, par conséquent, est ignorée dans le projet de réponse, présenté à la Chambre des députés par le ministre Pietro de Rossi de Santa Rosa : Serenissimo Principe ! I deputati del Popolo porgono per mezzo Vostro, nobile Rappresentante della Reale Corona, l’espressione dell’amore e della gratitudine della nazione all’Augusto Monarca che, riconoscendone i diritti e secondandone i voti, la chiamò alla vita libera e civile. […] Sardegna, Savoia, Liguria, Piemonte ora confondono in uno i nomi loro16.

19 Santa Rosa, rapporteur du projet d’adresse de la Chambre, crut bon d’inclure nominalement la province de Nice dans la Ligurie. De vives protestations des députés de Sospel, Utelle et Puget-Théniers s’ensuivirent. L’avocat Jean-Baptiste Barralis, du collège de Sospel, déclara durant la séance du 29 mai 1848 : […] perché si è scordata la contea di Nizza, la quale nella moderna storia, va distinta dalla Liguria ? Li nizzardi uniti da secoli alla Real Casa di Savoia hanno date in ogni occasione le più sicure prove di affetto e di valore. Amanti della libertà e dell’ordine, i nizzardi sono italiani di braccio, di mente e di cuore. I loro figli, i loro fratelli combattono in terra ed in mare per l’indipendenza d’Italia. Dunque sien nominati al pari dei piemontesi, dei savoiardi, dei liguri e dei sardi non formanti insieme che una sola famiglia17.

20 Selon lui, Nice devait donc être mentionnée dans le projet d’adresse mais il rappelle dans le même temps que l’ancien comté, tout comme la Ligurie, la Savoie, le Piémont et la Sardaigne, ne devaient pas tenir de discours particularistes car ils formaient un tout : Nice voulait se fondre dans l’unité italienne, même si cela était encore loin d’être une réalité.

21 Les défaites de 1848 et de 1849 ont montré les faiblesses de l’État piémontais, qui commençait seulement à s’organiser plus efficacement. Les Niçois, ayant adhéré à la cause italienne, se sentirent rapidement mis à l’écart des évolutions en cours, notamment concernant l’amélioration des infrastructures routières et le projet de voie ferrée entre Turin et Gênes, alors que rien n’était prévu pour relier Nice de manière plus efficace au reste du royaume. En outre, la population accrue du côté italien et les activités industrielles diversifiées s’y développant ne pouvaient que marginaliser Nice. Voulant participer activement aux évolutions économiques, le Piémont modifia son système douanier devenu plus libéral, dans le but d’encourager les échanges. Dès les premiers débats parlementaires, les rédacteurs de L’Écho des Alpes-Maritimes, organe francophone de la bourgeoisie d’affaires fondé par le banquier Auguste Carlone18, s’inquiétèrent des futures voies de communication et de la question des franchises du port de Nice.

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22 D’un autre côté, l’homogénéisation des tarifs douaniers procédait d’une démarche unificatrice : les franchises portuaires n’avaient plus lieu d’être. À la suite du rattachement de la République de Gênes aux États de Savoie en 1814, dans l’optique de l’unification de l’État, Turin considérait que le port franc de Nice-Villefranche avait perdu toute légitimité : politiquement, il constituait une entorse à l’unité de l’État et économiquement, le port franc n’était avantageux que dans les relations commerciales avec la France. De ce fait, un mois après l’ouverture de la session parlementaire, marquée par la démission de Bunico19 le 12 novembre 1850, faisant perdre à Nice l’un de ses députés les plus influents, Thaon de Revel, ancien ministre des finances et ancien député d’Utelle, fut chargé par Cavour de réfléchir à la suppression du port franc.

23 Le 17 janvier 1851, la municipalité de Nice adressa une pétition à la Chambre subalpine, insistant sur l’importance des franchises et l’attachement des habitants à ce système. Trois positions s’affrontaient. Le ministère proposait de conserver jusqu’à nouvel ordre la franchise douanière, uniquement sur les marchandises provenant de l’étranger, avec de nombreuses exceptions, tout en supprimant immédiatement les droits différentiels. La commission parlementaire insista pour abolir les franchises tout en établissant un entrepôt franc selon les règles en vigueur à Gênes. Enfin, le député Valerio préférait le maintien du port franc uniquement pour Nice ainsi que des droits différentiels pour le trafic par le col de Tende jusqu’à l’ouverture du tunnel.

24 Cavour campa sur ses positions, refusant que Nice puisse se prévaloir de privilèges hérités de l’histoire, les franchises n’ayant été accordées dans l’ancien système que pour favoriser le commerce maritime20. Désormais, la Constitution était l’unique référence et le port franc de Nice apparaissait comme une prérogative contraire aux dispositions du Statut Albertin et surtout au principe d’égalité. Rappelons que le comte Camillo Benso de Cavour (1810-1861), de culture française (sa mère, Adèle de Sellon, appartenait à une famille calviniste plutôt aisée de Genève), libéral en politique et en économie, est à juste titre considéré comme l’architecte de l’unification de l’Italie. Élu au Parlement en 1848, il dirigea le Piémont de 1852 jusqu’à sa mort subite en 1861, après avoir été ministre du commerce, de l’agriculture et des finances (1850-1851).

25 Le 6 juin 1851, après l’exposé du député Farina défendant les propositions de la commission parlementaire21, Santa Rosa, élu d’Utelle, dans un vibrant plaidoyer en faveur des habitants de la province de Nice et du maintien en l’état de la situation, s’employa à démontrer la légalité des franchises22. En revanche, le député ligure Giacomo Benso attaqua violemment celles-ci23, préjudiciables selon lui aux provinces de San Remo et d’Oneille ainsi qu’au Trésor public. De son côté, De Foresta (Nice 1) affirmait que le maintien serait pour la province de Nice « une compensation pour balancer les violentes contrariétés qui proviennent de sa position et sa tendance naturelle vers un autre pays, qu’à la longue il ne pourrait pas toujours vaincre ». Il faisait ainsi peser la menace de l’annexion à la France pour obtenir des avantages économiques24. Une vive réplique de Benso, avocat et député du collège de Pieve d’Oneille, à De Foresta creusa encore un peu plus le fossé entre les provinces d’Oneille et de San Remo d’une part, et de Nice d’autre part au risque d’accentuer son isolement. La discussion s’éternisa, les fortes divergences n’étant pas surmontées, mais se conclut par un compromis : la Chambre vota l’abolition du port franc de Nice et la révision du tarif douanier en 1853, ne rendant la mesure effective qu’au 1er janvier 1854. L’État investit par ailleurs des fonds pour la réalisation d’un réseau de routes carrossables

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permettant de désenclaver Nice. De Foresta exprima au nom des députés niçois leur acceptation, jugeant la situation de la province bien meilleure.

26 Mais un an plus tard, ils se plaignirent d’une nouvelle injustice à cause d’un impôt sur les denrées coloniales qui visait à compenser les pertes du fisc dues à une baisse des droits sur les vins français. De Foresta insista sur l’injustice faite à Nice déjà touchée par la perspective d’abolition du port franc, tout en émettant des doutes sur les compensations attendues25. Henry Avigdor, fils du banquier juif niçois Isaac Samuel Avigdor et député du collège de Novi, au cours de la même séance du 19 juin 1852, appuya De Foresta avec un discours grandiloquent prononcé en français. Il y vanta le Statut qui avait balayé les inégalités en déchirant les « vieilles chartes du Moyen Âge » sans pour autant laisser aucune province dans la misère. Sur le plan politique, Avigdor plaça la Chambre face à sa propre contradiction : le fait de voter un nouvel impôt pour Nice posait la question de la raison du statu quo fiscal, voté un an auparavant, jusqu’à la suppression effective du port franc en 1854. Selon lui, avec cette nouvelle imposition, l’État piémontais prenait un risque politique considérable pour un avantage économique minime : […] 120,000 francs, et pour 120,000 francs on veut aliéner l’affection de toute une province ; on veut altérer le sentiment de toute une population ; on veut aigrir tout un peuple. Est-ce une conduite à tenir ? Y a-t-il dans cette détermination le moindre sens politique ? Remarquez, messieurs, que pendant que nous avons l’air de dédaigner la province de Nice, de repousser ses justes réclamations, on la flatte du côté de la France26.

27 Avigdor, pour conclure, mit en avant la fidélité des Niçois à la cause italienne mais aussi la possibilité d’une désaffection progressive de ces derniers à l’égard d’un État plus intéressé par le Risorgimento que par ses sujets mécontents : Dans la guerre de 1848, les Niçois, comme les autres citoyens des États sardes, se sont rangés sous la bannière de l’indépendance, et n’ont pas combattu moins courageusement que les autres nationaux. Je vous demande si, dans un temps où il y a de tels sentiments dans cette population, le Gouvernement doit jeter un brandon de discorde et de désunion, si la Chambre doit encourager, par son vote, les antagonistes de ce pays, qui ne cessent de dire aux Niçois : vous ne serez heureux que quand vous serez séparés du Piémont, et quand vous serez unis à la France27.

28 Son discours est applaudi à droite et à gauche, mais il n’empêchera pas la poursuite d’un mouvement séparatiste déjà entamé.

29 La dernière action de la représentation de Nice au Parlement de Turin fut la contestation de la « réunion » du Pays niçois à la France du Second Empire.

30 En 1860, la cession de Nice et de la Savoie à la France devint une réalité : les accords relatifs furent officiellement formalisés le 24 mars 1860, par le traité de Turin28, mais ne furent promulgués que le 11 juin, après l’approbation du Parlement qui les rendit exécutifs. L’article VII de ce traité prévoyait, en effet, son entrée en vigueur pour le royaume de Sardaigne une fois le vote de la Chambre terminé. Cet article légitimait ainsi toutes les opérations effectuées par le gouvernement durant la longue période de fermeture des Chambres, et ce dans la perspective d’une future sanction par l’organe législatif, comme le prévoyait déjà l’article 5 du Statut. Après la réouverture des Chambres le 2 avril 1860, l’opposition, Garibaldi en tête, contesta l’annexion de Nice à la France, et dénonça le traité du 24 mars comme étant anticonstitutionnel et contraire au droit des peuples. L’opposition atteignit son point culminant avec l’interpellation de Garibaldi à la Chambre lors de la séance du 16 avril 186029. Les plébiscites concernant la

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cession de Nice et de la Savoie prévus pour les 15 et 22 avril, c’est-à-dire avant le vote d’approbation du traité par le Parlement, étaient également sévèrement critiqués. Face à ces accusations d’anti-constitutionnalité, Cavour se défendit en s’appuyant sur l’article VII du traité du 24 mars prévoyant la future sanction du Parlement30. Quant à l’argument avancé du droit des peuples « usurpé », le scrutin au suffrage universel masculin, attestant le consentement populaire, et contre lequel le Parlement n’aurait jamais eu l’audace de s’opposer, le respectait dans la pratique.

31 Le plébiscite eut lieu et servit à formaliser la volonté des habitants des deux territoires de se déplacer vers la France. Les résultats officiels furent sans aucun doute conformes aux règles. Cependant, le pourcentage très élevé en faveur de l’annexion à la France (99,8 % dans la région niçoise, avec 11 voix dissidentes contre 6 910 dans la ville de Nice, et 99,3 % en Savoie) semble un peu exagéré et pas entièrement en harmonie avec le contexte historique et culturel du territoire. En outre, dans la province de Nice, sur 30 712 admis à voter, on comptabilise 25 933 votants et 4 779 abstentions. 25 743 s’exprimèrent en faveur de l’annexion, et seulement 160 contre. Ce succès éclatant et presque unanime conduisit certains, y compris Giuseppe Garibaldi, à croire que l’élection était truquée 31.

32 Cependant, ce n’est pas tout le comté qui fut cédé à la France : Victor-Emmanuel II conserva sa souveraineté sur les hautes vallées de la Tinée, Vésubie et Roya, comprenant Tende et La Brigue32, en tant que réserves royales de chasse33. La nouvelle frontière rendait difficilement défendable pour la France les vallées des Alpes- Maritimes et aurait été ajustée à nouveau à la ligne de partage des eaux après la défaite italienne durant la Seconde Guerre mondiale, par le traité de Paris de 1947.

33 Un millier de Niçois34 refusèrent l’annexion à la France et quittèrent le pays, émigrant en Italie, surtout après la proclamation du royaume d’Italie en 1861. Quatre des députés de l’ancien comté de Nice firent ce choix : le sénateur Jean De Foresta, les députés Giuseppe Garibaldi, Charles Laurenti Robaudi et Jean-Baptiste Bottero, qui devint alors député au Parlement de Turin durant les trois premières législatures du royaume d’Italie. À Nice, en revanche, c’est une nouvelle génération de parlementaires qui rejoignit le Corps législatif français.

NOTES

1. Cet article résume brièvement les premiers résultats du projet postdoctoral du laboratoire ERMES, Les députés de la Province de Nice à la Chambre subalpine (1848-1860) : Idée démocratique, Territoire, Représentation, auquel j’ai participé en tant que titulaire d’une bourse de recherche postdoctorale en 2016, sous la direction du professeur Marc Ortolani. Le projet a été développé en tenant compte de certains travaux fondamentaux : Olivier Vernier, « Nice et la représentation parlementaire de son comté à Turin 1848-1860 », Recherches régionales, n° 2, 31e année, avril-juin 1990 ; Hervé Barelli, « Les premières élections législatives dans la province de Nice, 1848-1850 », Nice Historique, vol. 22, 1997, p. 15-32 ; Thierry Couzin, «Le renouvellement d’une identité de frontière», Cahiers de la Méditerranée, n° 74, 2007, p. 151-167.

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2. Sur les représentants de la Savoie au Parlement subalpin (1848-1860), voir Paul Guichonnet, Nouvelle encyclopédie de la Haute-Savoie : Hier et aujourd’hui, Montmélian, La Fontaine de Siloé, 2007 ; Sylvain Milbach, L’éveil politique de la Savoie, 1848-1853 : Conflits ordinaires et rivalités nouvelles, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008 ; Sylvain Milbach, Entre Piémont et France : la Savoie déroutée, 1848-1858, Chambéry, Éditions de l’université de Savoie, 2008 ; Pier Angelo Gentile, voce Menabrea, Luigi Federico, in Dizionario Biografico degli Italiani, t. 73, 2009, http://www.treccani.it/ enciclopedia/luigi-federico-menabrea_(Dizionario-Biografico); Paul Guichonnet, Histoire de l’annexion de la Savoie à la France et ses dossiers secrets, Roanne, Le Messager-Horvath, 1982 ; Michelangelo Miranti, I deputati della Savoia al Parlamento Subalpino (1848-1860), 1979-1980, thèse de doctorat, faculté de Lettres, Université de Turin ; Christian Sorrel et Paul Guichonnet (dir.), La Savoie et l’Europe, 1860-2010. Dictionnaire historique de l’Annexion, Montmélian, La Fontaine de Siloé, 2009 ; Paul Guichonnet, Vieille Savoie. Les députés et les sénateurs savoyards au Parlement de Turin, 1848-1860 : élections et vie politique, Montmélian, La Fontaine de Siloé, 2013. Voir aussi Carlo Pischedda, Problemi dell’unificazione italiana, Modène, Mucchi, 1963, p. 187-269. 3. Voir Corrado Pecorella (dir.), Il libro terzo degli “Ordini nuovi” di Emanuele Filiberto, Turin, Giappichelli, 1989, p. 4. 4. Alain Ruggiero, dans La population du comté de Nice de 1693 à 1939, Nice, Serre, 2002, p. 73, soutient qu’en 1848, Gênes comptait 120 000 habitants, Nice 37 000. 5. Les sénateurs du Parlement piémontais ne sont pas élus par le peuple, mais sont nommés directement par le roi (Statuto Albertino art. 33). 6. Voir Fulvio Peirone, dans Gian Savino Pene Vidari et Rosanna Roccia (dir.), Per Torino da Nizza e Savoia. Le opzioni del 1860 per la cittadinanza Torinese da un fondo dell’archivio storico della città di Torino, Turin, Centro Studi Piemontesi, 2001, p. 210-211. En 1862, Victor-Emmanuel II lui conféra le titre de comte et, au cours des années suivantes, il fut nommé membre du Conseil général de l’administration de la dette publique et de la commission pour le Code civil (1865). Dans le même temps, il poursuivit sa carrière comme magistrat en tant que premier président de la Cour d’appel de Bologne (1860-14 février 1872). Voir Guido Ratti, entrée « De Foresta », Giovanni dans le Dizionario Biografico degli Italiani, t. 33, 1987, http://www.treccani.it/enciclopedia/giovanni-de- foresta_(Dizionario-Biografico)/. 7. Voir Mario D’Addio, Carlo Ghisalberti, Fulco Lanchester, Guglielmo Negri, Francesco Perfetti, Francesca Sofia, Luca Tentoni (dir.), Le grandi leggi elettorali italiane, 1848-1993, Rome, Colombo, 1994, p. 15-43. 8. Voir Hervé Barelli, « Les premières élections législatives dans la province de Nice, 1848-1850 », Nice Historique, n° 22, 1997, p. 15-32 ; Carlo Pischedda, Le elezioni politiche nel Regno di Sardegna (1848-1859), Turin, Giappichelli, 1965, p. LXIV-CVI. 9. Giuseppe Garibaldi fut ainsi nommé pour ses exploits militaires accomplis à la fois en Europe et en Amérique du Sud. Il est la figure la plus importante du Risorgimento et est le personnage historique italien le plus célèbre dans le monde. 10. Voir Giuseppe Locorotondo, entrée Bottero, Giovanni Battista, dans Dizionario Biografico degli Italiani, 1971, t. 13, http://www.treccani.it/enciclopedia/giovanni-battista-bottero_(Dizionario- Biografico)/. 11. Henri Sappia, « Benoît Bunico », Nice Historique, 1904, p. 185-190. 12. Sur la mentalité, les coutumes et le mode de vie de la noblesse niçoise dans la période 1814-1860, voir Simonetta Tombaccini, La vie de la Noblesse Niçoise 1814-1860, Turin, Centro Studi Piemontesi, 2010. 13. Alphonse Magnan, « Désiré Niel (1814-1873) », Nice Historique, n° 13, 1910, p. 257-266. 14. Au même moment, Charles-Albert avançait avec son armée en direction de Vérone. 15. Discours de la Couronne pour l’ouverture du Parlement, le 8 mai 1848, dans Atti del Parlamento Subalpino. Discussioni della Camera dei Deputati. I Legislatura. Sessione del 1848, dall’8 maggio al 30 dicembre 1848, Turin, Eredi Botta, 1855, p. 24.

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16. Projet de réponse au discours de la Couronne. Séance du 27 mai 1848 dans Atti del Parlamento Subalpino. Discussioni della Camera dei Deputati. I Legislatura. Sessione del 1848, dall’8 maggio al 30 dicembre 1848, Turin, Eredi Botta, 1856, p. 56. 17. Séance du 29 mai 1848. Discussion du projet de réponse au discours de la Couronne. Intervention de Jean-Baptiste Barralis, dans Atti del Parlamento Subalpino…, op. cit., p. 67. 18. Voir Michel Bottin, « Le “parti français” après l’annexion. Chronique de la vie politique niçoise d’après la correspondance d’Auguste Carlone », Nice historique, 113e année, n° 1-2-3, 2010, p. 190-241. Sur les fonds des archives Carlone relatifs à l’annexion, voir Simonetta Tombaccini, « Notes sur les sources d’archives publiques et privées pour l’histoire de l’annexion du comté de Nice », dans Denis Varaschin (dir.), Aux sources de l’histoire de l’annexion de la Savoie, Bruxelles, Peter Lang, 2009, p. 91-99. Pour un aperçu des années précédant l’annexion et pour une analyse claire de la presse niçoise durant cette période, voir Marc Ortolani, « Nice avant son annexion à la France (1848-1859) », dans Sylvain Milbach (dir.), La Savoie, la France, l’Europe, Bruxelles, Peter Lang, 2012, p. 47-70. Sur la suppression du port franc : Archives Communales Nice, 062, documents sur le port franc de Nice et sa suppression. 19. Séance du 12 novembre 1850, dans Atti del Parlamento Subalpino. Discussioni della Camera dei Deputati. IV Legislatura. Sessione 1850 (20/12/1849-19/11/1850), Turin, Tipografia Eredi Botta, 1864, p. 3075. Bunico donne sa démission pour des motifs familiaux. Néanmoins, le fait est qu’exactement un mois plus tard, le 12 décembre 1850, est présentée la pétition 3429 concernant l’abolition du port franc de Nice. Voir Séance du 12 décembre 1850, dans Atti del Parlamento Subalpino. Discussioni della Camera dei Deputati. IV Legislatura. Sessione 1851 (23/11/1850 - 27/2/1852), III, Turin, Tipografia Eredi Botta, 1864, p. 109. 20. « Egli è vero che Nizza conservò sempre i privilegi del suo porto, quando tutti gli altri municipi dello Stato, nel corso dei secoli, li perdevano. Ma questo, o signori, vuolsi attribuire meno alla virtù che potesse avere quell’antico patto del 1388, quanto al sistema economico allora seguito da quasi tutti gli Stati di Europa, i quali tendevano a promuovere il commercio marittimo con speciali favori. Nizza, come a voi tutti è noto, era in allora il solo scalo di qualche rilievo, che possedeva la Casa di Savoia. Era quindi naturale che questa cercasse di favorirlo e di fornirgli i mezzi atti a sostenere la concorrenza contro i suoi potenti rivali di Genova e Marsiglia. Quanto alle franchigie accordate a Nizza negli ultimi secoli, essi si debbono ascrivere, non a patti speciali, ma bensì a quel sistema generale politico che era applicato in quasi tutti i paesi dello Stato ». Séance du 6 juin 1851, à la suite de la discussion sur la réforme du tarif douanier et du port franc de Nice. Intervention de Cavour, ministre des finances, de la marine et de l’agriculture et du commerce, dans Atti del Parlamento Subalpino. Discussioni della Camera dei Deputati. IV Legislatura. Sessione del 1851, dal 23 novembre 1850 al 27 febbraio 1852, Florence, Eredi Botta, VI (4), 1866, p. 2556. 21. Intervention de Paolo Farina, dans Atti del Parlamento Subalpino…, op. cit., p. 2561-2563. 22. « […] i Nicesi non vengono ad invocare un privilegio, ma una parità di trattamento. Ora, nel momento in cui si aggrava la nazione di molte imposte, si viene in questa legge a diminuire l’imposta che gravita specialmente sui proprietari, sui consumatori onde sviluppare, aumentare i mezzi e la ricchezza del paese, domando se sarebbe una parità di trattamento il fare che questa legge benefica a tutti gli altri cittadini dello Stato, dovesse produrre (io lo oso asserire) la rovina di una gran parte della popolazione nicese… ». Intervention de Santa Rosa, dans Atti del Parlamento Subalpino…, op. cit., p. 2564. 23. Séance du 7 Juin 1851, suite à la discussion sur la réforme du tarif douanier et du port franc de Nice. Intervention de Giacomo Benso, dans Atti del Parlamento Subalpino…, op. cit., p. 2572-2576. 24. Intervention de Jean De Foresta, dans Atti del Parlamento Subalpino…, op. cit., p. 2578 : « Noi siamo uniti al Piemonte legalmente, per simpatia, ed anche per la storia : e da cinque secoli abbiamo sempre divisa la sorte di esso. Noi per conseguenza dobbiamo essere affezionati al Piemonte, di cui ci gloriamo di far parte. Nulladimeno (non posso tacerlo) non è men vero che per situazione geografica di natura saremmo piuttosto inclinati verso la Francia, sebbene il nostro pensiero sia sempre volto verso di voi, verso la nostra madre patria. Ma per venire in Piemonte, noi dobbiamo combatter con gli elementi, dobbiamo passare tre

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alte catene di monti, e, nel rigore del verno, esporre le nostre persone al rischio della vita. Quello che in certa guisa fu compenso, direi così, di questo violento e non naturale stato di cose, è stato dapprima quel patto che fu conchiuso con la Casa di Savoia : lo fu in seguito la lealtà dei principi che ci ressero, non che la saggezza e la previdenza del Governo, che mantenne d’allora in poi uno stato legale e politico, il quale potesse, se non vincere, almeno contrabbilanciare la forza repulsiva che abbiamo dalla natura verso un altro paese. Ora, se ci togliete questo compenso, voi fate propender la bilancia dall’altra parte, voi ci separate naturalmente dalla madre patria, voi ci rovinate, voi insomma distruggete quell’atto che ci lega al Piemonte, voi ci mettete in uno stato continuo di contrasto e di violenza. Noi resisteremo a questi spiacevoli sentimenti, noi sapremo sempre mantenerci nelle stato in cui siamo uniti al Piemonte ». 25. Séance du 19 juin 1852, à la suite de la discussion du projet de loi pour la réforme du tarif douanier. Intervention de Jean De Foresta, dans Atti del Parlamento Subalpino. Discussioni della Camera dei Deputati. IV Legislatura. Sessione del 1852, dal 4 marzo 1852 al 21 novembre 1853, Florence, Eredi Botta, 1868, V (2), p. 1183. 26. Intervention de Henry Avigdor, dans Atti del Parlamento Subalpino…, op. cit., p. 1191. 27. Ibid. 28. Lettre de Nigra à Cavour du 14 mars 1860, n° 578, dans Camillo Cavour, Epistolario, édité par Carlo Pischedda et Rosanna Roccia, Florence, Olschki, vol. XVII, 2005, p. 463. Voir Elisa Mongiano, « Il principio di nazionalità e l’unificazione italiana », dans Gian Savino Pene Vidari (dir.), Verso l’unità italiana. Contributi storico-giuridici, Turin, Giappichelli, 2010, p. 74-75. 29. Discussion des interpellations de Garibaldi, dans Il Parlamento dell’Unità d’Italia (1859-1861), I, Chambre des députés, Rome, 1961, p. 101-159. 30. Paola Casana, « La prima fase dell’unificazione italiana : trattati e trattative diplomatiche », dans Gian Savino Pene Vidari (dir.), Verso l’unità italiana…, op. cit., p. 99. 31. Voir Ugo Bellagamba, « La construction du consentement : acteurs et instruments, à travers l’exemple du plébiscite niçois », dans Marc Ortolani et Bruno Berthier (dir.), Consentement des populations, plébiscites et changements de souveraineté : à l’occasion du 150e anniversaire de l’annexion de la Savoie et de Nice à la France, Nice, Serre, 2013, p. 330. 32. Les résultats du plébiscite ne considèrent pas non plus le cas de deux communes restées à la maison de Savoie : Tende (sur les 676 inscrits au vote, on dénombre 388 votants dont 387 en faveur de l’annexion française) et La Brigue (l’ensemble des 323 électeurs sur 1 190 électeurs potentiels s’était exprimé pour la cession à la France). 33. La nouvelle délimitation avantageuse de la frontière des États de Savoie par rapport à la ligne de partage des eaux repose en réalité sur un besoin militaire, si bien que des différends étaient nourris en France de longue date par cette concession, considérée comme injustifiée, au royaume de Sardaigne et sur une ligne transalpine définie comme « lunatique, irrationnelle, bâtarde, voire ridicule ». Voir Marc Ortolani, « Les Franchices douanières de la commune de Tende 1861-1940. Un exemple de relations frontalières », dans Les Alpes-Maritimes et la frontière 1860 à nos jours, Nice, Serre, 1992, p. 63. 34. Le nombre de ceux qui optèrent pour la nationalité « sarde » et italienne reste difficile à déterminer. À ce sujet voir Gustavo Mola di Nomaglio, « …Là où est la Maison de Savoie, là est la Patrie : da Nizzardi e Savoiardi a Torinesi e Italiani, per essere Sabaudi », dans F. Peirone, Per Torino da Nizza e Savoia…, op. cit., p. 409-421.

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RÉSUMÉS

Cet article se concentre sur l’étude de la représentation du comté de Nice au Parlement de Turin, élu pour la première fois le 27 avril 1848 et renouvelé durant sept législatures, jusqu’à son annexion à la France en avril 1860, en application des accords de Plombières. L’activité parlementaire est examinée à travers les initiatives des députés niçois et les débats auxquels ils participèrent à la Chambre subalpine installée dans la capitale politique du Royaume de Savoie. En plus de présenter les biographies des personnages les plus significatifs parmi les vingt parlementaires niçois qui se succédèrent au Palais Carignan avant l’annexion, dont Giuseppe Garibaldi, l’un des principaux artisans de l’unification italienne, cet article abordera les rapports entre le pouvoir central et le pays niçois, territoire de frontière considéré comme périphérique par l’administration piémontaise.

This paper studies the representation of the county of Nice at the Parliament of Turin (elected for the first time on 27 April 1848 and reconducted for seven legislatures) until Nice’s annexation to France in April 1860, in application of the Plombières agreements. Parliamentary activity is examined through the initiatives of Nice MPs and the debates in which they took part at the Italian chamber, set in the political capital of the Kingdom of Savoy. After a presentation of the most significant figures among the 20 parliamentarians elected by the county of Nice who sat in succession at the Carignano Palace before annexation, including Giuseppe Garibaldi (one of the main artisans of ), this article discusses the relations between the central power and the county of Nice. This border area was in fact considered as peripheral by the Piedmontese administration.

INDEX

Mots-clés : députés, Chambre subalpine, système électoral, activité parlementaire, Risorgimento Keywords : deputies, Chamber of deputies (), electoral system, parliamentary activity, Risorgimento

AUTEUR

MARIO RIBERI Chercheur contractuel en Histoire du droit à l’Université de Turin et enseignant contractuel à l’Université LUISS- Guido Carli de Rome. En 2016 il a été post-doctorant de l’Université Nice Sophia Antipolis, Laboratoire ERMES.

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Les parlementaires libéraux français et italiens dans la genèse de la loi des accidents du travail (1880-1898). Problèmes de définition et approche comparative d’une reconfiguration idéologique

Claire Araujo da Justa

Les discours parlementaires sont un phare de lumière pour l’intelligence des lois. […] Des discussions parlementaires vient le premier et le plus fort des enseignements de la législation du pays1.

1 En plein débat sur la fondation de la Cassa Nazionale d’assicurazione per gli infortuni sul lavoro, le député Pierantoni met en évidence toute l’importance et tout l’enjeu des discussions parlementaires. La procédure parlementaire qui aboutit à la promulgation d’une loi sur les accidents du travail en 1898, en France et en Italie, est précisément ce « phare de lumière » évoqué par le parlementaire italien. En effet, si la fin du XIXe siècle a souvent été considérée comme le crépuscule de l’idéal libéral en raison de l’interventionnisme croissant de l’autorité publique, en pratique, le tournant du siècle est bien plutôt marqué par un aggiornamento des libéraux et le Parlement est la scène privilégiée pour comprendre ce changement. Au prisme des premières lois sociales, une partie des parlementaires libéraux prennent leurs distances vis-à-vis du libre-échange et du « laisser-faire », au profit d’une reconfiguration, d’une rénovation.

2 Dans les pages qui suivent, nous tenterons de mettre en évidence toute la pertinence d’une comparaison franco-italienne des parlementaires libéraux des années 1880-1890, tant pour l’histoire de la protection sociale, que pour le renouvellement de l’appréhension de l’idéologie libérale. Nous aborderons les problèmes de définition des

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parlementaires libéraux français et italiens en l’absence d’un parti libéral clairement identifié comme tel avant 1914. Enfin, nous analyserons les processus de reconfiguration des parlementaires libéraux français et italiens au cours de l’iter parlamentare de la loi des accidents du travail, en mettant en évidence des trajectoires communes.

Une approche franco-italienne

3 Plusieurs éléments plaident en faveur d’une approche binationale. Si l’ancienneté des rapports entre les deux « sœurs latines » et leur proximité culturelle, éprouvée notamment dans le cadre de la construction nationale italienne au XIXe, sont bien connues2, il faut par ailleurs rappeler que la France est un point de référence pour la jeune Italie au moment de la mise en place des institutions, de l’administration et du Code civil. Par conséquent, l’iter parlamentare offre des points de similitudes notables qui permettent une lecture parallèle de la procédure parlementaire menant au vote de la loi des accidents du travail entre 1880 et 1898 ; dans les deux cas, la gestation de la loi s’opère en trois étapes : première lecture par les bureaux, examen des commissions, débat en séance publique. L’intérêt de cette démarche est par ailleurs conforté par les nombreux points de contact que le Code civil italien offre par rapport au code napoléonien : ce faisant, le point de départ de la discussion sur une législation spécifique quant à la réparation des accidents du travail est identique : il s’agit en effet des articles 13823 et suivants du code français, des articles 1151 4 et suivants du code italien aux termes desquels l’ouvrier, victime d’un accident, doit prouver la faute du patron et en avancer la preuve, pour espérer, après une procédure longue et peu encourageante, recevoir une indemnité. Bientôt cependant, la mécanisation du travail engendre des accidents pour lesquels il est de moins en moins aisé de déterminer la part des responsabilités, et moins encore de prouver la faute éventuelle de l’employé ou de l’employeur. Dans deux tiers des cas environ, l’accident est lié au « cas fortuit », à la « force majeure », en d’autres termes à des causes qui échappent à la faute de l’individu, tout en se rattachant néanmoins au fonctionnement de l’entreprise (risque professionnel). Or, aux termes du droit commun, l’ouvrier supporte non seulement les conséquences de faute personnelle mais aussi celles du cas fortuit ou de la force majeure, dès lors qu’il n’est pas en possession d’une preuve de faute. Cette argumentation sert de première légitimation à l’intervention du législateur des deux côtés des Alpes avec des propos souvent très proches : dans le rapport sur le projet de loi Berti sur la « responsabilità civile dei padroni per i casi d’infortunio » (1884), Bruno Chimirri, connu pour ses positions libérales, commence par rappeler que la grande industrie a modifié les conditions morales et économiques des classes laborieuses et que les accidents mettent les familles dans une situation difficile. Or « l’État ne pouvait rester indifférent en présence de ce phénomène nouveau et implacable »5. À ce propos fait écho celui de son homologue français Antoine Duché, rapporteur sur le projet et les propositions de loi concernant « la responsabilité des accidents dont les ouvriers sont victimes dans leur travail », en 1887 : Le développement de la production mécanique et les conséquences que ce développement entraine avec lui dans l’ordre économique et social posent chaque jour avec plus d’insistance des questions qui préoccupent à juste titre l’opinion publique et dont la solution sollicite impérieusement l’attention du législateur6.

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4 Dès lors, s’établit une concomitance presque parfaite de la procédure législative relative à l’élaboration de la loi des accidents du travail : initiée en 1879-1880, celle-ci se poursuit, dans les deux cas, jusqu’au printemps 1898. Il s’agit d’une véritable épopée parlementaire qui franchit successivement les mêmes étapes dans le débat : après la mise en évidence des lacunes du droit commun en la matière, les solutions envisagées passent d’abord par le renversement de la preuve (il reviendrait au patron de prouver qu’il n’est pas en faute) puis par la définition du risque professionnel. Le débat s’enrichit à partir de la fin des années 1880 de la problématique de la délimitation de la loi et de son champ d’application (l’agriculture doit-elle être incluse dans le projet ?). La décennie 1890 est quant à elle centrée sur la problématique de l’assurance, ses modalités d’application, son caractère volontaire ou obligatoire.

5 Si finalement les projets adoptés en France et en Italie en 1898 ne sont pas strictement identiques (la France privilégie l’assurance volontaire quand l’Italie établit l’assurance obligatoire) dans les deux cas, le vote final se fait dans l’urgence avec la nécessité, au terme de 18 ans de louvoiements, de ne pas décevoir une nouvelle fois les électeurs ; en somme un vote « malgré tout » et « faute de mieux », car aucun parlementaire ne semble dupe quant au caractère imparfait de la loi. Ainsi, malgré le profil plutôt agricole de ces deux pays, les travailleurs des champs sont largement exclus des dispositions de la loi. Consécutivement, le vote du printemps 1898 est immédiatement suivi par une kyrielle de nouvelles propositions visant à amender la loi.

6 Dans la dernière ligne droite, il est remarquable de constater que les oppositions se tarissent : des deux côtés des Alpes, aucun groupe ne veut porter la responsabilité de l’échec du projet. Des comportements similaires s’observent : les socialistes groupés autour de Charpentier, Jaurès pour la France7, de Bissolati pour l’Italie, renoncent finalement à leurs amendements et votent la loi qui constitue tout de même une première ouverture vers une législation plus ambitieuse. Quoique très critiques à l’égard des modalités de la loi8, les socialistes ne contestent pas le principe même des lois sociales. Le revirement est beaucoup plus complexe pour les parlementaires libéraux qui doivent concilier fidélité au credo, responsabilité à l’égard des électeurs, et nécessité de plus en plus évidente d’une intervention du législateur en matière sociale.

7 Certes France et Italie ne sont pas, loin s’en faut, les seules nations à se préoccuper de la question des accidents du travail à la fin du XIXe siècle. Bien au contraire, elles apparaissent plutôt comme des nations « suiveuses », l’initiative ayant été lancée par l’Allemagne, dans le cadre de la législation bismarckienne, suivie par l’Autriche. La Belgique, la Suisse légifèrent également assez tôt en la matière, tandis que l’Angleterre est en voie de définir son propre modèle de législation du travail. À cet égard, les deux sœurs latines partagent la caractéristique commune et bien ressentie alors de « nations en retard ». Ce complexe d’infériorité, au regard de l’Allemagne et de l’Angleterre, motivé par l’écart industriel, marque largement les débuts de la protection sociale. France et Italie partagent des profils socio-économiques proches : la prévalence de la petite et moyenne entreprise, le bas niveau de concentration et surtout le profil essentiellement agricole de la France et de l’Italie dans les années 18809, rapprochent les deux États et justifient en grande partie les similitudes constatées dans l’iter parlamentare mais aussi dans le discours parlementaire. Assez paradoxalement, cette comparaison franco-italienne se veut aussi rassurante, en particulier pour les Italiens, car elle minimise quelque peu le retard économique et les inquiétudes suscitées par l’arretratezza economica, cette condition de mineur développement socio-économique

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qui marquerait la péninsule au regard de l’écart dimensionnel avec l’Angleterre ou la jeune nation allemande. Ce retard économique justifie, par ailleurs, les retards pris dans la législation du travail et empêche surtout une application pure et simple du modèle allemand. Cette conscience partagée des parlementaires français et italiens motive enfin une reconfiguration idéologique de la part d’une partie des libéraux et un abandon progressif du libéralisme pur au sein de la classe politique.

8 Traditionnellement, les parlementaires libéraux ont été perçus comme une force d’opposition aux lois sociales en raison de leur refus de l’intervention de l’État dans les rapports privés : les accidents du travail relevant des rapports entre patrons et ouvriers et, les deux parties étant en mesure de défendre pleinement leurs droits et leur position, l’immixtion de l’État ne serait pas légitime. Pour autant, la loi des accidents du travail est considérée, tant en France qu’en Italie, comme le premier pas vers la protection sociale et la définition de droits sociaux et les parlementaires libéraux ne sont pas étrangers à cet « événement philosophique »10 : la « praxis » est complexe, les attitudes divergentes et, finalement, le Parlement se révèle être la scène privilégiée pour comprendre comment une partie des libéraux français et italiens renouvellent le corpus idéologique du libéralisme avant 1914 et, ce faisant, participent à l’élaboration d’une première législation sociale qui, bien qu’imparfaite, pose déjà les bases de l’État- providence. Il n’en demeure pas moins que la définition de ces parlementaires libéraux peut poser problème dans la France et l’Italie d’avant-guerre.

Problèmes de définition des parlementaires libéraux français et italiens

9 Les libéraux français et italiens peinent à faire émerger un groupe libéral clairement identifié comme tel et susceptible de réunir l’ensemble des libéraux à la fin du XIXe siècle, sur le modèle des partis libéraux anglais ou allemand. Prenant place de la droite à la gauche de l’hémicycle, les libéraux offrent un éventail assez large d’attitudes, en un temps où le système politique encourage davantage les rapports directs entre le parlementaire et l’assemblée et entre le parlementaire et le pouvoir exécutif. Dans le cas italien, le problème est d’autant plus accru que le terme « libéral » est aussi utilisé pour qualifier indistinctement tous les parlementaires qui acceptent et soutiennent le système politique et institutionnel de la « monarchie libérale » entre l’Unité et le régime fasciste (on parle de bloc libéral constitutionnel), sans qu’il signifie pour autant le même attachement au credo libéral. À moindre mesure, l’attitude est aussi perceptible en France et tient à la distinction opérée entre libéralisme politique et libéralisme économique11 : politiquement, le spectre du libéralisme est d’autant plus large dans les assemblées parlementaires que la jeune République française met en avant le caractère libéral du système politique et institutionnel. En revanche, le qualificatif de « libéral » est finalement assez peu usité pour qualifier des groupes qui réunissent des parlementaires libéraux : ainsi en est-il du Centre-gauche de Léon Say ou de l’Alliance républicaine et démocratique12. Malgré l’existence de ces deux embryons d’organisation partisane des libéraux fin XIXe - début XXe siècle, il n’y a pas de contrepoids strictement libéral au parti radical ou à la SFIO en France, et au PSI en Italie. Par ailleurs, bien que le libéralisme ne soit à l’origine ni de droite ni de gauche, dans les deux cas s’affirme une tendance libérale conservatrice et une tendance libérale qui s’inspire progressivement d’une fin sociale et développe une politique fondée sur la

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justice sociale. Les deux sœurs latines présentent finalement chacune une famille parlementaire libérale partagée entre archaïsme et modernité. Les changements générationnels en cours ne sont pas sans influence sur cette dichotomie : passage de la droite et de la gauche historiques à de nouvelles forces progressistes et démocratiques en Italie, audience croissante des radicaux et diffusion du solidarisme de Léon Bourgeois en France. La croissance de la représentation de la bourgeoisie moyenne dans les sphères parlementaires a également une incidence sur l’attitude des parlementaires libéraux. La comparaison franco-italienne permet ici de repenser les critères de définition et d’appréhension des parlementaires libéraux.

10 Dans le cadre de la discussion de la loi des accidents du travail qui met en jeu des questions juridique, économique, sociale et politique, les parlementaires sont conviés à un travail de fond sur la longue durée : multiplication des projets qui entraîne une multiplication des rapports de commission, réception et études de pétitions ou d’études émanant des associations de patrons ou d’ouvriers, des chambres de commerce, des syndicats, développement d’une littérature juridique sur le sujet, résultats d’enquêtes diligentées par les commissions ou l’exécutif. La masse documentaire réunie à l’occasion des deux décennies de procédure parlementaire est impressionnante et présente un rôle fondamental dans la connaissance du pays réel par le représentant politique. Au cours de ces deux décennies, les débats subsument progressivement les clivages traditionnels, redessinent les divisions gauche/droite, et surtout laissent apparaître des degrés et nuances divers entre partisans et détracteurs de la loi, opérant chez certains parlementaires de véritables remises en cause eu égard au « credo ».

11 À travers une comparaison de l’ensemble des pièces de la procédure parlementaire concernant la loi des accidents du travail, en France et en Italie de 1880 à 1898, nous repérons trois attitudes différentes parmi les parlementaires libéraux français et italiens, trois attitudes qui correspondent possiblement à trois courants du libéralisme.

12 Le premier cas de figure est celui du parlementaire libéral opportuniste au sens où il joue la carte de la liberté en fonction des intérêts du moment. Oscillant entre le « laissez-faire » et le « protégez-nous », il adopte une position résolument différente entre la discussion des lois sociales d’une part, et les débats économiques et notamment ceux liés au protectionniste, d’autre part. Son changement de cap est d’ailleurs clairement saisi par les autres parlementaires. Ce parlementaire libéral opportuniste est le parlementaire industriel, grand patron, dont le type le plus abouti est sans doute incarné par l’italien Alessandro Rossi (1819-1898). Pionnier de l’industrie lainière italienne en Vénétie, élu député en 1866, il devient sénateur en 187013. Alors qu’il refuse l’intervention de l’État dans les relations de production, privilégiant plutôt les solutions qui passent par la prévoyance libre, il accueille favorablement les mesures protectionnistes qui, en protégeant la jeune industrie italienne de la concurrence européenne, doivent soutenir son développement. S’il s’éloigne de l’idéal libre- échangiste dans la deuxième moitié des années 1860, comprenant qu’il s’agit d’une « utopie già tramontate »14, quand il s’agit de faire intervenir l’État pour les questions relatives aux accidents du travail (prévention, responsabilité ou assurance), Rossi ressort invariablement les cartes traditionnelles du libéralisme : responsabilité individuelle et initiative privée. Il estime que le projet en discussion va entraîner une augmentation des dépenses pour l’industriel et pour l’État, un accroissement de la bureaucratie, sans diminuer le nombre d’accidents et sans permettre un recul des théories socialistes. Il attaque par ailleurs sévèrement les libéraux qui renient leurs

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principes et votent avec les socialistes15. On ne peut cependant oublier que ces parlementaires industriels qui s’opposent à l’intervention du législateur en matière sociale dirigent de grandes entreprises dans lesquelles il est bien plus aisé de mettre en place et faire fonctionner des caisses patronales16. La majorité des petites et moyennes industries demeurent quant à elles largement étrangères à ce mouvement de prévoyance spontanée et volontaire, faute de moyens financiers. Il n’en demeure pas moins que pour ces « opportunistes », le libéralisme participe d’un mécanisme de défense des intérêts des industriels devant l’émergence de l’État-Providence. Le même comportement s’observe en France sans que l’on puisse véritablement trouver un équivalent notable à Rossi. Un groupe de défense des intérêts industriels est pourtant bien constitué et tend à bloquer les réformes sociales17 : dans le cadre de la première délibération à la Chambre sur « les propositions de loi relatives à la responsabilité des accidents dont les ouvriers sont victimes » (1884), le député Malartre, industriel en soieries, se fait le défenseur des patrons en invoquant une « atteinte à la liberté » à travers une règlementation de la responsabilité par le législateur. Il encourage bien plutôt les transactions directes entre ouvrier et employeur au moment de l’embauche18. Dix ans plus tôt, il s’était déjà opposé à l’extension de la protection à l’égard du travail des enfants. En revanche, il est favorable aux droits protecteurs. Cette attitude opportuniste n’est pas pour autant commune à tous les parlementaires industriels et l’on ne saurait généraliser. D’autres patrons vont en revanche utiliser l’argument de l’expérience et le constat pratique d’un échec de l’initiative privée en matière des accidents du travail pour accepter et encourager l’intervention de l’État dans ce domaine. Ils trouveront des relais auprès des « convertis ».

13 La seconde attitude significative chez les parlementaires dans le cadre du projet sur les accidents du travail est celle d’une fidélité profonde et revendiquée aux idéaux du libéralisme. Souvent qualifiés d’orthodoxes par leurs adversaires, appartenant à l’école dite « classique », ces parlementaires libéraux s’opposent à l’intervention de l’État par conviction. Les représentants majeurs de ce courant sont Léon Say, Yves Guyot, Victor Lourties pour la France, Cesare Parenzo pour l’Italie. Quoique disposant d’une attractivité notoire (des relais dans la presse, une reconnaissance de leurs travaux) au sein de la sphère parlementaire, ils ne jouissent pas d’un poids suffisant pour bloquer complètement le vote des lois sociales. Dans le cadre de la procédure législative sur la loi des accidents du travail, leur stratégie consiste, tant en France qu’en Italie, à utiliser le Sénat, où la grande bourgeoisie libérale conservatrice est encore largement représentée, comme rempart contre les propositions trop audacieuses en matière de réforme sociale que la Chambre basse est plus encline à adopter. Leur influence se mesure surtout dans les ralentissements, les lenteurs et, en ce qui concerne la France, dans la renonciation à l’obligation d’assurance en matière d’accident du travail, pourtant initialement adoptée par la Chambre des Députés. Lors de la séance du 18 mai 1893, tandis que la Chambre délibère sur les « projets et propositions de loi relatifs à la responsabilité des accidents du travail et l’organisation de l’assurance obligatoire », Léon Say s’en prend vigoureusement à Jules Roche. Ministre du Commerce en 189019, ce dernier a déposé à la Chambre un projet « relatif au droit à indemnité des ouvriers victimes d’un accident dans leur travail » qui comprend un titre sur « l’assurance mutuelle obligatoire des patrons » contre les accidents du travail (titre IV) alors même que le Sénat venait de voter un projet dans lequel cette obligation de l’assurance avait été écartée20. La discussion des députés sur ces deux textes divergents débute trois ans plus tard. À cette occasion, Jules Roche est accusé par le député libéral de faire le

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« panégyrique du système de M. de Bismarck », c’est-à-dire le « pire des socialismes » qui n’impose rien de moins qu’un nouvel impôt aux patrons, annonçant la ruine des petits industriels21. Léon Say fait partie des quatre députés qui ne votent pas le projet sur la « responsabilité des accidents et l’organisation de l’assurance obligatoire » le 10 juin 1893. En Italie, c’est le sénateur Cesare Parenzo22 qui se fait l’apôtre du combat contre le « socialisme d’État », cette « école » qui attribue à l’État des pouvoirs de légiférer, surveiller, diriger selon des critères niveleurs, arbitraires, anti-juridiques et contraires aux libertés23. Revendiquant fièrement son identité libérale – « Io sono un vecchio ed impenitente liberale » –, il affirme sa défiance vis-à-vis du Gouvernement et conteste l’utilité de son ingérence : Je crois toujours vraie cette vieille théorie selon laquelle moins le Gouvernement s’immisce dans les rapports sociaux, plus la prospérité publique se développe. Je crois toujours vraie cette vieille théorie selon laquelle la liberté est le meilleur pansement aux plaies que la liberté peut apporter.

14 Associant toute ingérence à une nouvelle limitation de la liberté, il refreine non seulement les tendances à vouloir mettre en place l’assurance obligatoire pour les accidents du travail, mais également l’imposition de règlements préventifs des accidents par voie légale, argumentant sur le fait que l’initiative privée est bien plus efficace en la matière comme l’a démontré la Société industrielle de Mulhouse24.

15 Pour autant, les arguments de ces parlementaires libéraux orthodoxes sont de plus en plus anachroniques au cours de la procédure et surtout détachés des réalités socio- économiques du temps présent : affrontant les années 1890 avec les armes de 1848, ils incarnent progressivement le versant archaïque du libéralisme à la veille du nouveau siècle aux yeux de leurs contemporains. Dans le cadre du débat parlementaire, ils sont d’ailleurs poussés à modérer leur opposition parce qu’ils ne peuvent ou ne veulent finalement porter la responsabilité de l’échec d’une réforme attendue par les électeurs : il est finalement difficile de s’opposer à l’assurance obligatoire, en Italie en particulier, quand les statistiques viennent démontrer les insuffisances de la prévoyance volontaire. Du moins tentent-ils de la limiter aux accidents relevant strictement du risque professionnel.

16 Un libéralisme plus « moderne » tend finalement à s’imposer dans les assemblées françaises et italiennes à l’aune de la discussion de la loi des accidents du travail. Cette troisième attitude repérable est celle des « praticiens » ou des « convertis ». Leur modernité passe par la reconnaissance de la primauté des faits et de l’expérience sur les théories. Conscients des enjeux du temps, en particulier de l’audience croissante du social, mais n’abjurant pas pour autant leur foi, ces parlementaires recherchent les modalités d’intégration et de participation au contexte politique et socio-économique.

17 C’est sur ce troisième courant que nous souhaiterions insister à présent en tentant d’analyser la reconfiguration intellectuelle d’une partie des libéraux français et italiens qui n’en deviennent pas pour autant des « socialistes » ou des « solidaristes » mais définissent bien plutôt les contours d’un libéralisme renouvelé au sein des sphères parlementaires.

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La conversion des parlementaires libéraux : analyse d’un processus de reconfiguration

18 Le terme de « convertis », utilisé par les libéraux orthodoxes pour dénigrer ceux qui prennent leurs distances vis-à-vis du credo, traduit bien, nous semble-t-il, le cheminement intellectuel de ces parlementaires qui, dans l’épreuve du débat parlementaire, ont le courage – puisqu’ils revendiquent bientôt cette « conversion » comme une force et non une faiblesse – de changer de position sur le plan intellectuel autant que politique. Il ne s’agit pas pour eux, insistons bien sur ce point, d’aligner la législation italienne ou française sur le modèle allemand : le phare de lumière vient aussi du côté de l’Angleterre, patrie du libéralisme qui s’oriente toutefois vers une règlementation sociale dans les années 1880-1890. Le but, en somme, n’est pas que s’installe une coutume de l’intervention de l’État ; il s’agit bien plutôt d’une nécessité pratique, liée à l’insuffisance désormais évidente car éprouvée par les faits, de la prévoyance libre et plus largement de l’initiative privée en matière de prévention et de réparation des accidents du travail. Aussi, ni l’idéal libéral, ni même la lutte contre le socialisme, ne sont-ils abandonnés.

19 L’un des meilleurs témoignages de cette conversion est le parcours de Luigi Luzzatti : député de la droite historique dès 1871, signataire d’une proposition de loi sur la protection des travailleurs en 188025 qui vise à encourager l’assurance volontaire contre les accidents du travail, Luzzatti est l’apôtre italien de la prévoyance libre. Il joue un rôle dans la fondation d’une Caisse nationale des accidents par convention entre divers instituts d’épargne en 1883, caisse qui devait proposer des tarifs d’assurance avantageux et encourager d’autant plus un mouvement spontané. Pour autant, l’expérience démontre progressivement à Luzzatti les apories de l’initiative privée. Dans son allocution du 15 octobre 1908 au Congrès international des assurances sociales qui se tient à Rome, il revient sur son changement de cap : Je suis un converti. J’ai passé une partie de ma vie à défendre l’assurance facultative contre l’assurance obligatoire. Nous avions voulu donner aux assurances […] les instruments les plus sûres et les moins chers, ces Caisses nationales que vous connaissez et qui ont été tout particulièrement mon œuvre. Nous avons fait le possible pour enrôler les adhérents. […] L’appel a été vain. J’ai dit alors aux patrons et aux ouvriers : la liberté est une grande et belle chose mais si vous ne vous inscrivez pas volontairement, nous serons obligés de vous inscrire. C’est horrible l’obligation ! Mais c’est nécessaire. […] La prévoyance libre a fait faillite dans notre pays. Cela est pénible à dire mais je le dis : il y a une chose que je préfère encore à la liberté, c’est l’assurance effectuée. La liberté est trop souvent une excuse pour ceux qui ne veulent rien faire […]26.

20 « C’est horrible l’obligation ! Mais c’est nécessaire ! » Toute la pensée des « convertis » est dans cette exclamation. Le but n’est pas d’abandonner purement et simplement le libéralisme au profit de l’interventionnisme systématique : Nous ne voulons pas l’action de l’État au-delà du strict nécessaire ; ce que doit donner l’assurance obligatoire, c’est un minimum. Ainsi, elle n’exonère pas de la prévoyance libre car au-delà de ce minimum […], l’homme pourra se couvrir librement […]27.

21 Cette conversion ne se fait pas sans heurts. Les échanges sont vifs entre les orthodoxes et les libéraux qui constituent progressivement l’école dite « historique » mais que leurs adversaires qualifient de « socialismo della cattedra » pour dénoncer la proximité de

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vue avec l’Allemagne. Si Luzzatti reconnaît que « les convertis ne sont pas des gens heureux », le parlementaire calabrais Bruno Chimirri, qui est également ministre de l’Agriculture, de l’Industrie et du Commerce à plusieurs reprises pendant la période, subit les sévères attaques de Parenzo au Sénat en 1892 : « nous combattions dans le même camp, aujourd’hui je le vois lui aussi transformé en un socialiste de la chaire »28. Le parcours de Chimirri est aussi significatif d’une reconfiguration intellectuelle et politique : fidèle aux idéaux du libéralisme modéré de la Droite historique, il s’oppose aux réformes de la gauche dans les années 1880 et, en matière des accidents du travail, est hostile à l’émergence de nouveaux droits. Pour autant, dès le début des années 1890, il doit reconnaître dans son rapport sur le projet de loi Miceli29 qu’on peut certes discuter le concept de l’obligation au nom des principes libéraux mais « les objections théoriques perdent toute valeur devant les enseignements de l’expérience et les nouveaux phénomènes sociaux qui contraignent le droit public à plier devant la rigidité de ses principes pour les adapter aux croissantes et impérieuses nécessités »30.

22 Le schisme est désormais consommé entre scuola classica et scuola storica. Majoritairement toutefois, la classe politique semble se rendre à l’évidence et accepte de prendre ses distances avec le libéralisme pur : la nécessité d’une protection des travailleurs, le constat évident de l’insuffisance de l’initiative privée dans ce domaine, de même que la nécessité de protéger l’industrie naissante italienne par des tarifs protecteurs pour assurer le développement capitaliste inaugurent une série d’interventions du législateur dans le domaine socio-économique. Les concepts d’utilité et de nécessité pratique sont au cœur de l’aggiornamento.

23 La même reconfiguration s’observe du côté français : l’audience croissante de la question sociale contribue à une prise de conscience, chez les parlementaires, de l’échec de la responsabilité individuelle et de la morale, concepts clés du libéralisme classique, lesquels ne garantissent désormais plus la bonne marche de la société. Ce constat oblige à penser d’autres formes de régulation de l’ordre social. L’idée s’impose ainsi que l’attention du législateur doit être appelée sur les changements dans l’ordre économique et social31.

24 Pour le cas français toutefois, l’expérience radicale et solidariste a eu tendance à éclipser le caractère libéral : les radicaux ayant remplacé les opportunistes, les partisans de l’intervention l’auraient emporté sur les partisans de l’initiative privée. En pratique, on constate que bien avant la théorisation de la doctrine contractuelle par Léon Bourgeois, la solidarité motive des propositions de loi de parlementaires soucieux d’un dépassement de l’individualisme rationaliste hérité de la Révolution française, au profit d’une conception de l’homme immergé dans le social, vision qui n’en contient pas moins un souci de respect de la liberté individuelle : l’idée maîtresse est que l’ouvrier exercera d’autant mieux sa liberté qu’il sera éduqué et recevra un minimum de protection ; dès 1882, le député de l’Union républicaine Léon Peulevey met en avant le principe de la solidarité démocratique : sans vouloir toucher aux principes fondamentaux du droit de responsabilité, il estime que la société qui profite du travail accompli doit participer à l’allègement des « souffrances et [des] misères qui sont le résultat du fonctionnement même de l’ordre social ». Si chaque individu doit remplir ses devoirs de prévoyance personnelle, « le corps social doit remplir envers chacun de ses travailleurs » des « obligations justement limitées »32.

25 Loin de renoncer au libéralisme, le rapporteur de la commission du travail, Maruéjouls, justifie l’intervention de l’État en matière sociale lors de la séance publique du 18 mai

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1893 à la Chambre des Députés, en soutenant que l’État possède seul « les pouvoirs nécessaires pour imposer les devoirs collectifs et fixer à chacun les obligations qui lui incombent ». Il ne rejoint la gauche radicale qu’en 1902.

26 Un dernier exemple peut rappeler le parcours d’un Chimirri ou d’un Luzzatti : le député français Louis Ricard (gauche progressiste) passe d’un refus net de l’assurance obligatoire en tant que membre de la commission relative à la responsabilité des accidents en 1887 à l’acceptation de l’obligation en tant qu’auteur d’une proposition de loi « ayant pour objet l’assurance obligatoire des ouvriers, ouvrières et employés des deux sexes contre les accidents et la maladie » en 1891. Dans l’exposé des motifs, il reconnaît les résultats insuffisants de la bienfaisance et la nécessité de « protéger tous les travailleurs contre les maux qui engendrent la misère » pour résoudre – enfin – la question sociale. C’est un principe qui est d’ailleurs voté par la Chambre à la fin des années 1888 mais finalement repoussé par le Sénat où les conservateurs et « orthodoxes » sont plus nombreux.

27 Au cours des 18 ans de procédure, l’intervention du législateur se trouve ainsi justifiée. Le Parlement devient l’artisan de l’application pratique de la solidarité par le droit social : il ne s’agit plus de compléter le droit civil à l’endroit de la question ouvrière mais de créer un nouveau droit. L’art. 1 de la loi du 9 avril 1898 est un pas notable en stipulant que « les accidents survenus par le fait du travail ou à l’occasion du travail, aux ouvriers et employés […] donnent droit au profit de la victime ou de ses représentants à une indemnité à la charge du chef d’entreprise etc. ».

28 L’esprit libéral n’en n’est pas moins complètement éclipsé, y compris chez les « convertis » : l’obligation d’assurance en matière d’accident n’est pas adoptée en France et si elle l’est effectivement en Italie où le tissu de la prévoyance libre est beaucoup plus ténu, les parlementaires ont veillé à ce qu’elle s’accompagne de la liberté dans le choix de l’assureur.

Conclusion : pistes de réflexions sur une spécificité latine

29 Si le qualificatif de « méditerranéen » n’apparaît guère pour qualifier un rapprochement franco-italien à la fin du XIXe siècle, l’analyse des documents parlementaires fait apparaître un usage beaucoup large du concept de « latinité », cette « communauté de civilisation » qui suppose une proximité géographique, mais aussi une proximité des origines. Elle est évoquée dans le cadre du travail en commission, dans les discours en séances publiques et, a fortiori dans les congrès internationaux des accidents du travail qui, entre la fin du XIXe et le début du XXe, constituent des espaces de réflexions pour l’élaboration des lois sociales et influencent les travaux des Parlements33.

30 Cette spécificité latine présente une forte dimension politique et identitaire et n’a véritablement de sens que dans une comparaison avec l’Allemagne et l’Angleterre. L’objectif n’est pas tant de parvenir à une union qui se traduirait par des accords binationaux en matière de protection sociale34, mais plutôt de relever l’orgueil des nations française et italienne sur une scène européenne dominée par les Germains et les Anglais, de tempérer les angoisses d’un retard, de justifier les différences entre les législations. Le concept est d’ailleurs plus largement usité par les parlementaires

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italiens que les Français. Surtout, il est intéressant de constater qu’il n’implique que très rarement l’Espagne.

31 Au-delà de l’aspect identitaire, publicitaire, peut-on donner à ce concept de « latinité » une dimension scientifique35 ? En premier lieu, la comparaison latine s’avère riche dans la mesure où elle permet d’offrir un regard renouvelé vis-à-vis des modèles bien établis, de reconsidérer la capacité novatrice du « Sud » et de réinterpréter le « retard » français et italien en matière de lois sociales. Elle remet au centre l’espace national avec ses caractéristiques propres : c’est bien, in fine, l’enjeu de l’utilisation répétée du concept de latinité, notamment dans les congrès internationaux. La France, et encore moins l’Italie, ne sont ni l’Allemagne ni l’Angleterre : le poids de l’agriculture, la concentration mineure de l’industrie, ajoutés aux problèmes d’alphabétisation dans le cas italien, impactent la définition de la « question sociale » dans ces pays.

32 Aux yeux de certains parlementaires libéraux, la vieille race latine est individualiste et elle voit d’un mauvais œil l’intervention de l’État. S’il n’y a pas de culture de l’intervention étatique en France ou en Italie à la fin du XIXe siècle – on ne trouve ainsi pas d’équivalent à Schmoller ou Wagner – force est de constater, dans le même temps, qu’il n’y a pas non plus une efficacité du système de prévoyance libre. Les parlementaires libéraux français et italiens acceptent la prévoyance contrainte, la définition des droits sociaux et le rôle croissant de l’État, comme un compromis nécessaire qu’imposent non seulement l’expérience des faits mais aussi la démocratisation et la responsabilité du parlementaire à l’égard des électeurs.

33 Au fond si spécificité latine il y a à trouver, elle s’exprime sans doute par cette rencontre entre libéralisme, question sociale et Parlement.

NOTES

1. « I discorsi parlamentari sono un faro di luce per la intelligenza delle leggi. […] delle discussioni parlamentari esce il primo e più gagliardo insegnamento della patria legislazione ». Camera dei Deputati, Resoconto stenografico, XV Leg., 26 giugno 1883. 2. Pierre Milza, Français et Italiens à la fin du XIXe siècle. Aux origines du rapprochement franco-italien de 1900-1902, 2 vol., Rome, École Française de Rome, 1981. 3. « Tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé, à le réparer » (art. 1382 du Code civil). 4. « Qualunque fatto dell’uomo che arreca danno ad altri, obbliga quello per colpa del quale è avvenuto a risarcire il danno » (art. 1151 del Codice civile). 5. « Lo Stato non poteva rimanere indifferente in presenza di questo nuovo ed incalzante fenomeno », Camera dei Deputati, Relazione della commissione sul disegno di legge presentato dal ministro Agricoltura, Industria, Commercio (Berti), il 19 febbraio 1883, “Responsabilità civile dei padroni, imprenditori ed altri committenti per i casi d’infortunio”, n° 73A, XV Leg., 8 aprile 1884. 6. Chambre des Députés, Rapport fait au nom de la commission chargée d’examiner le projet et les propositions de loi concernant la responsabilité des accidents dont les ouvriers sont

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victimes dans leur travail, par M. Duché (Loire) Député, annexe n° 2150, IVe Lég., 28 novembre 1887. 7. Au cours de la séance du 26 octobre 1897, à la Chambre des Députés, le groupe socialiste estime qu’il faut désormais en finir avec cette loi et se range du côté du projet de la commission de la Chambre en renonçant à proposer des amendements. Cette décision est en outre motivée par l’insatisfaction produite par le projet voté par le Sénat : en somme, quoiqu’il demeure imparfait, le projet de la Chambre offre davantage de garanties à l’ouvrier. Il convient donc pour les socialistes de le faire momentanément voter. 8. Bissolati reproche en outre au projet d’exclure les travailleurs agricoles, de ne pas prendre en compte les maladies professionnelles et estime que le texte ne défend pas suffisamment les ouvriers à l’égard des patrons (Camera dei Deputati, Resoconto stenografico, XX Leg., 9 marzo 1898). 9. Pour le profil économique de l’Italie, on renvoie utilement aux travaux de Valerio Castronovo (en particulier, L’industria italiana dall’ottocento a oggi [1980], Milan, Mondadori, 2003). 10. François Ewald, L’État-providence, Paris, Grasset, 1986. 11. Une distinction théorisée en Italie avec d’un côté les liberali, de l’autre les liberisti. 12. Sur ces deux formations politiques on renverra aux thèses de Jean Garrigues (Léon Say et le Centre Gauche 1871-1896. La Grande bourgeoisie libérale dans les débuts de la Troisième République, thèse sous la direction de Philippe Vigier, Paris X-Nanterre, 1993, 3 vol.) et de Rosemonde Sanson (L’Alliance républicaine démocratique. Une formation du centre (1901-1920), thèse sous la direction de Jean-Marie Mayeur, Paris IV, 2000). 13. Il est par ailleurs le fondateur et le président de l’Associazione rappresentativa dell’industria della lana in Italia. Il meurt juste avant le vote final de la loi. 14. Senato del Regno, Resoconto stenografico, XIX Leg., 3 dicembre 1896. 15. Senato del Regno, Resoconto stenografico, XIX Leg., 1° dicembre 1896. 16. Rossi est à l’origine de nombreuses initiatives privées dans ses usines : écoles populaires, sociétés de secours mutuels. 17. Voir notamment Jean Garrigues, La République des hommes d’affaires (1870-1900), Paris, Aubier, 1998, en particulier p. 275-282. 18. Pierre-François Florentin Malartre (1834-1911), député de Haute-Loire. Fils de l’importateur de l’industrie du moulinage des soies dans la Haute-Loire à qui il succède. Chambre des Députés, IIIe Lég., 23 octobre 1884. 19. Il le demeure jusqu’en décembre 1892 20. Chambre des Députés, Projet de loi adopté par le Sénat dans la séance du 20 mai 1890, déposé à la Chambre des Députés par M. Jules Roche, ministre du Commerce, n° 745, Ve Lég., 28 juin 1890. 21. Chambre des Députés, compte rendu intégral, séance du 18 mai 1893. 22. Cesare Parenzo (1842-15 avril 1898) : élu député sous les XIIIe, XIVe et XVe Lég., il devient sénateur en 1889. 23. Senato del Regno, Resoconto stenografico, XVII Leg., 24 febbraio 1892 (Discussions sur le projet de loi Berti, n° 33, du 13 avril 1891). 24. Senato del Regno, Resoconto stenografico, XVII Leg., 24 e 25 febbraio 1892. 25. Camera dei Deputati, Proposta di legge d’iniziativa dei deputati Minghetti, Luzzatti, Villari, Sidney Sonnino. « Disposizione a tutela dei lavoratori nella costruzione di edilizi nelle miniere, nelle officine », n° 75, L. XIV, presa in considerazione il 9 giugno 1880. Ce projet contient en outre le principe de l’inversion de la preuve : le patron est considéré

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comme a priori responsable de tout accident survenu dans son établissement à moins qu’il ne prouve le contraire. 26. Istituto Veneto di Scienze, Lettere ed Arti (IVSLA), Archivio Luzzatti, Sessione Atti, UA 252 – fasc. 3. Politiche sociali. Assistenza sul Lavoro. Cons. Sup. del lavoro. (Les discussions ont systématiquement lieu en français dans les congrès internationaux des accidents du travail). 27. Ibid. 28. « […] combattessimo nello stesso campo, oggi lo vedo trasformato anch’egli in un socialista della cattedra », Senato del Regno, Resoconto Stenografico, XVII Leg., 24 febbraio 1892. 29. Camera dei Deputati, Relazione della commissione sul disegno di legge presentato dal ministro Agricoltura, Industria, Commercio (Miceli), Relatore Chimirri, n° 116A, XVI Leg., 7 giugno 1890. 30. « le obbiezioni teoriche perdono ogni valore di fronte agli insegnamenti dell’esperienza ed ai nuovo fenomeni sociali che costringono il diritto pubblico […] a piegare la rigidità dei suoi principii per adattarli alle crescenti imperiose necessità », ibid. 31. Chambre des Députés, Rapport fait au nom de la commission chargée d’examiner le projet et les propositions de loi concernant la responsabilité des accidents dont les ouvriers sont victimes dans leur travail, par M. Duché (Loire) Député, annexe n° 2150, IVe Lég., 28 novembre 1887. 32. Léon Peulevey (député de Seine Inférieure, Union Républicaine 1878-1885). Chambre des Députés, Proposition de loi sur la responsabilité des accidents dont les ouvriers sont victimes dans l’exercice de leur travail, annexe 283, IIIe Lég., 14 janvier 1882. Chambre des Députés, compte rendu intégral, séance du 20 octobre 1884. 33. On pense notamment au Congrès international des accidents du travail qui se tient à Milan en 1894 et aborde la question de l’obligation de l’assurance. 34. Il faut attendre le 15 avril 1904 pour que soit conclue une convention franco- italienne en la matière. 35. Voir sur ce point le dossier publié dans le dernier numéro des Cahiers de la Méditerranée (n° 95, décembre 2017) : « La culture fasciste entre latinité et méditerranéité (1880-1940) », coordonné par Jérémy Guedj et Barbara Meazzi.

RÉSUMÉS

L’objectif de cet article est de mettre en évidence la pertinence et la richesse d’une comparaison franco-italienne des parlementaires libéraux de la fin du XIXe siècle, pour comprendre comment une partie de ces parlementaires prend progressivement ses distances à l’égard du libre-échange et du « laissez-faire » au profit d’une rénovation de l’idéologie libérale. La procédure parlementaire qui aboutit à la promulgation d’une loi des accidents du travail en 1898, tant en France qu’en Italie, après pratiquement deux décennies de débat, offre, à cet égard, un terrain d’approche privilégié pour comprendre cet aggiornamento des parlementaires libéraux. Dans le corps de cet article sont abordés les problèmes de définition des parlementaires libéraux français et italiens en l’absence d’un parti libéral clairement identifié comme tel avant 1914, mais aussi les

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processus de reconfiguration idéologique à travers la mise en évidence de trajectoires communes des deux côtés des Alpes.

This article aims to highlight the relevance and the value of a Franco-Italian comparison of liberal parliamentarians at the end of the 19th century, to understand how some of these gradually distanced themselves from free trade and “laissez-faire” to promote the renovation of liberal ideology. The parliamentary procedure that culminated with the promulgation the Act on industrial accidents in 1898, both in France and in Italy, after almost two decades of debates, offers a privileged insight to understand this aggiornamento of liberal parliamentarians. This article first introduces the questions regarding the definition of liberalism raised by French and Italian parliamentarians, in the absence of a clearly identified liberal party before 1914. Secondly, it focuses on ideological reconfiguration processes by highlighting some common trajectories on both sides of the Alps.

INDEX

Keywords : Parliament/parliamentarians, liberalism, social protection, France, Italy, latinity, similar approach Mots-clés : Parlement/parlementaires, libéralisme, protection sociale, France, Italie, latinité, approche comparative

AUTEUR

CLAIRE ARAUJO DA JUSTA Agrégée d’histoire, ATER à l’Université de Paris Nanterre, doctorante de l’Université de Lorraine, prépare une thèse intitulée Libéralisme et question sociale au Parlement. France-Italie des années 1880 à 1914, sous la direction d’Olivier Dard et la codirection de Didier Musiedlak.

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La Sicile : un laboratoire politique à l’époque de la Monarchie libérale (1860-1922)

Jean-Yves Frétigné

1 Cet article s’efforce d’analyser les relations que les députés siciliens ont pu tisser entre la Sicile, l’Italie, et, pour certains d’entre eux, l’Europe entre la naissance du royaume d’Italie et la Marche sur Rome. Il s’agit de comprendre comment, dans l’esprit de ces élus, s’organise ce jeu d’échelles1 entre le local, d’où ils sont souvent originaires et où ils trouvent toujours leur légitimité politique, le national, qui demeure leur cadre de référence incontournable à l’âge de la formation et de l’épanouissement des État- nations, et, enfin, l’échelle internationale, ou pour le moins européenne, à l’aune de laquelle, pour les plus lucides d’entre eux, ils s’efforcent de mesurer la validité des conceptions et des pratiques politiques qu’ils estiment dignes d’être proposées, voire imposées, au niveau national. En ce sens, la Sicile est à leurs yeux un laboratoire où se forgent des expériences dont la validité dépasse le seul cadre régional.

2 Pour mener à bien ce travail, il convient dans un premier temps de proposer une histoire rapide de la Sicile2 à l’époque la monarchie libérale en insistant sur quatre moments clefs qui aideront à cerner les enjeux de notre recherche. Après ce tour d’horizon, nous présenterons les lignes de force structurant la classe politique sicilienne pour terminer par l’analyse de la culture politique de quatre députés traduisant autant de manières différentes de relier ensemble les échelons local, national et international.

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La Sicile dans la Monarchie libérale ou l’histoire d’une impossible autonomie

19 octobre 1860

3 Dans le débat historiographique sur la signification du biennio rosso (1848-1849)3, il nous semble que les barricades qui sont élevées en janvier 1848 dans les rues de Palerme4 sont les prémisses à un changement de nature de la question sicilienne. À partir de cette date, les patriotes siciliens ne se sont plus les hérauts de l’indépendance de leur île natale par rapport à Naples mais ils vont œuvrer à l’élaboration d’un projet d’autonomie de la Sicile au sein de l’Italie envisagée comme un État-nation fédéral. C’est un des facteurs expliquant qu’après l’expédition des Mille, il n’y aura pas de mouvement en faveur de l’indépendance de l’île. À partir de mai 1860, le débat porte, en effet, avant tout sur les conditions de l’annexion, sur le rythme de celle-ci et sur ses modalités. Soucieux de conquérir Naples puis Rome et attentif à ce que la formation de l’Italie apparaisse comme le résultat d’une entreprise nationale et pas seulement dynastique5, Garibaldi arrive à différer une annexion immédiate mais il ne peut empêcher que la voie choisie soit celle du plébiscite par lequel « le peuple veut l’Italie une et indivisible avec Victor Emmanuel Roi constitutionnel et ses légitimes descendants ». Le 21 décembre 1860, par 432 055 voix contre 667 (75 % des Siciliens ont voté), la Sicile décide d’unir son destin au royaume de Piémont-Sardaigne. Beaucoup d’encre a coulé sur cet épisode que le grand écrivain Tomasi di Lampedusa a immortalisé dans son chef-d’œuvre Le Guépard, mais il est certain, comme en témoigne son décret du 23 juin 1860, que le héros des Deux-Mondes aurait voulu renvoyer toute décision sur la future architecture politico-institutionnelle de sa patrie à l’élection au suffrage universel d’une Constituante6.

4 Guidés par Cavour, à Turin comme à Palerme, les modérés préfèrent choisir la voie qui avait déjà été actualisée, suivant un cycle en trois temps, en Toscane puis en Émilie- Romagne en 1859 : mise à bas de l’Ancien régime tandis que le nouveau pouvoir réclame l’annexion à Turin, celle-ci étant légitimée par un plébiscite justifiant la mise en place d’une Lieutenance Générale pour préparer la fusion politique et administrative avec le Piémont-Sardaigne. Toutefois, le 19 octobre 1860, Antonio Mordini (1819-1902), pro-dictateur, décide, deux jours avant le plébiscite, de la création d’un Conseil extraordinaire d’État composé de 37 personnalités de l’île qu’il nomme. Très largement dominé par les autonomistes modérés, dont les deux figures de proue sont l’historien Michele Amari et l’économiste Francesco Ferrara7, ce conseil vote à l’unanimité pour que la Sicile soit dotée d’un statut spécial. Mais ce projet meurt avant même d’avoir été discuté car le plébiscite du 21 octobre 1860 et l’élection du nouveau Parlement national le 27 janvier 1861 interdisent toute forme d’actualisation de cette perspective autonomiste. S’agit-il d’une victoire pour Cavour ? Fort de sa culture libérale, ce dernier n’est pas hostile par principe à ce Conseil extraordinaire d’État ni à son programme autonomiste mais il l’est pour des raisons politiques car, à ses yeux, cette décision risque de créer un précédent en retardant et en compliquant la formation du nouveau royaume d’Italie vers la réalisation duquel tous ses efforts sont bandés, au point qu’il y sacrifie sa santé. Le choix de la voie plébiscitaire peut donc apparaître comme une réussite de Cavour, mais il s’agit d’un succès en demi-teinte. En effet, post

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res cognitas, le 19 octobre 1860 est une occasion manquée comme en témoignent aussitôt deux épisodes.

5 Le premier est le caractère très sobre, trop sobre diront de nombreux observateurs, de la cérémonie de l’annexion officielle de la Sicile au Royaume de Piémont-Sardaigne le 1er décembre 1860. Le roi Victor Emmanuel II, qui n’est pas encore Roi d’Italie, se rend dans la capitale de l’île – ce sera la seule et unique fois – afin de recevoir des mains de Mordini les résultats du plébiscite. Le pro-dictateur lui remet ensuite son mandat afin que le souverain confie à un fidèle aristocrate piémontais, Massimo Cordero di Montezemolo, la charge de Lieutenant-Général. Aucune festivité particulière ne rend solennel ce transfert du pouvoir. Fort de la conscience aiguë de leur passé glorieux – Palerme a toujours été une capitale – l’élite comme le peuple sicilien ont dû vivre cet épisode comme une forme d’humiliation contrastant assurément avec le geste plein de panache de Garibaldi dégainant son épée lors de la lecture de l’Évangile dans la cathédrale de Palerme pour témoigner de sa qualité de défenseur de l’Église en s’affirmant ainsi comme le dernier souverain sicilien, puisqu’il assume la dignité de légat apostolique attribuée à tous les rois de Sicile depuis la conquête normande !

6 L’autre témoignage du mécontentement de la population sicilienne est visible dans le résultat des premières élections pour désigner le premier Parlement national italien le 27 janvier 1861. Seule un peu plus de la moitié des électeurs siciliens se rend aux urnes et s’ils votent très majoritairement en faveur des candidats de Cavour, la victoire de ce dernier est beaucoup moins franche qu’elle ne l’est dans l’Italie péninsulaire.

7 Avec cette occasion manquée d’avoir conféré un rôle au Conseil extraordinaire d’État, débuterait une période que nombre d’historiens ont interprétée comme celle d’une marginalité subie par la Sicile. À nos yeux, cette lecture est excessive mais il est indéniable que le mariage de raison entre les élites locales et les héritiers de Cavour au pouvoir en Italie après sa mort et jusqu’en 1876 va révéler des failles plus précocement et plus profondément dans la grandie méditerranéenne que dans d’autres régions de l’Italie.

23 novembre 1874

8 Dans la période où la Droite historique (Destra storica)8 est au pouvoir, la Sicile est en proie à de nombreux troubles qui lui donnent l’image, pour partie réelle et pour partie fantasmée, de terre rebelle et barbare qui sera mise en état de siège à trois reprises, une première fois en août 18629, puis de nouveau un an plus tard, et encore fois en septembre 186610. Si les événements insulaires défraient la chronique politique et judiciaire de l’Italie, ce sont surtout les résultats des élections législatives de 1874 qui constituent un véritable traumatisme pour une grande partie des élites de la péninsule. Sur les 48 collèges que compte la Sicile à l’époque, quarante-deux envoient un député de Gauche à Montecitorio, tandis que seuls six restent fidèles à la Droite historique. Par ce vote de novembre 1874, les Siciliens anticipent de manière spectaculaire le tournant des élections législatives de novembre 1876 qui voient la victoire au niveau national de la Gauche historique (Sinistra storica) mais avec un score au niveau national bien moindre que celui obtenu en Sicile11. Comme l’ont montré d’une manière magistrale Francesco Renda12 et Giuseppe Giarrizzo 13, le résultat des élections en Sicile de 1874, confirmé et amplifié en 1876, a eu un triple effet. Il peut être considéré comme la date de naissance de la question méridionale, qui n’est pas le constat déjà ancien du

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dualisme entre le Nord et le Sud de la péninsule italienne, comme on le répète à l’envi, mais bien plutôt la crainte que la partie du territoire jugée la moins développée, et donc la plus rétive à l’adoption des standards de l’État-nation, devienne le protagoniste du changement politique à l’échelon national. La deuxième conséquence des élections de 1874 est précisément le retour en force de la Sicile dans l’histoire italienne, rôle qu’elle avait en partie perdu après 1860, comme en témoignent les modalités suivant lesquelles s’était décidée l’annexion de l’île au royaume du Piémont-Sardaigne. Enfin, et tel est le troisième effet de ces élections, toute une littérature savante mais aussi vulgarisée sur la question sicilienne se développe à partir de cette date. Il est d’ailleurs significatif de noter que la première enquête parlementaire consacrée à la situation économique de la Sicile, qui débute en septembre 187514, est une conséquence directe du tournant électoral de 1874. Cette littérature qui se veut scientifique, mais où se côtoient en réalité le meilleur comme le pire des analyses, la subtilité intellectuelle et les préjugés les plus éculés, va donner naissance au sicilianisme15, une notion compliquée et difficile à définir et même à traduire en français16, dont nous nous bornerons ici à souligner les deux aspects principaux. D’une part, la responsabilité de la misère du peuple sicilien vient de l’extérieur et il s’agirait là d’une réalité pluriséculaire car l’histoire de la Sicile et de ses habitants serait toujours dépendante de celle écrite ailleurs par les différents conquérants, dont les Italiens, et, en l’espèce, les Piémontais, seraient les derniers en date. D’autre part, l’île est perçue comme la terre de l’immobilisme où « tout changerait pour que rien ne change »17, la terre des grandes propriétés latifondiaires, de la misère paysanne, de la malaria, de la persistance de la féodalité et bien évidemment la patrie d’élection de la mafia18. Il faudra attendre le grand tournant historiographique de la fin des années 1970 pour que ce filtre interprétatif déformant soit abandonné, du moins au niveau des travaux scientifiques dignes de ce nom ; les poncifs sur le retard et la spécificité irréductibles de l’île demeurent encore aujourd’hui très largement répandus au niveau de la littérature de vulgarisation. Quoi qu’il en soit, à partir de la fin des années 1870, toute la représentation sicilienne prend position par rapport à cette idéologie sicilianiste, qu’elle la diffuse ou, à l’inverse, qu’elle la récuse, ou, du moins, cherche à s’en affranchir.

4 janvier 1894

9 Les vingt ans qui courent des élections législatives de 1874 à la répression des Ligues des travailleurs siciliens (fasci siciliani) traduisent le retour en force de l’île comme protagoniste non seulement de son histoire mais encore de celle de l’Italie et même de l’Europe. Les faisceaux des travailleurs siciliens sont, en effet, le principal mouvement de tendance philo-socialiste qui s’est développé dans le monde rural italien, au point d’être mentionné et étudié dans les débats du congrès de la Deuxième Internationale ouvrière qui se tient à Londres à l’été 189619. L’épisode des Ligues des travailleurs siciliens traduit à la fois la force et la faiblesse de l’idéologie sicilianiste. En effet, ce mouvement de masse des paysans et des mineurs siciliens20 suscite l’inquiétude et très souvent l’hostilité de l’élite sicilienne, qui ne se réduit pas aux grands propriétaires se désintéressant de toute modernisation économique de leurs domaines, préférant dépenser leur argent dans les casinos de la Riviera méditerranéenne, mais qui comprend aussi des oligarchies urbaines qui voient d’un très mauvais œil l’esquisse de rapprochement en train de se dessiner sous leurs yeux entre les classes moyennes

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rurales et urbaines et les travailleurs de la terre – il convient de garder à l’esprit que la structure socio-démographique de l’île reste dominée par une série de petites villes, des agrotowns 21 dans lesquelles vivent les paysans, qui se rendent chaque matin à leur travail mais reviennent chaque soir dans leur foyer, et qui sont donc des bourgeois dans le sens étymologique du terme. Cette thèse d’une fracture politique au sein de la communauté sicilienne va contre l’idéologie sicilianiste qui conçoit les Siciliens, quelle que soit leur origine sociale, comme une population tout entière victime de la politique et du mépris des autres, c’est-à-dire des Italiens et, en particulier, des classes dirigeantes. Renforce en revanche l’idéologie sicilianiste l’incompréhension, qui ira s’accentuant, sans toutefois empêcher des manifestations de solidarité, entre le mouvement des Ligues des travailleurs siciliens et le PSI hostile à l’interclassisme défendu par nombre de dirigeants des faisceaux. La socialisation des terres prônée par la direction du PSI, qui se révèle totalement en décalage avec les aspirations des braccianti qui ne rêvent que d’accéder à la propriété, joue une part non négligeable dans le retard de l’implantation du socialisme en Sicile. Le décret pris par , le 4 janvier 1894, afin de réprimer par la force cette expérience des faisceaux siciliens ne doit pas faire oublier que le grand homme d’État sicilien propose concomitamment trois projets de réforme du latifundio. Mais alors que ces trois projets resteront lettre morte, la répression organisée par Crispi marquera durablement les esprits sans que toutefois sa signification soit pleinement comprise. Dans son discours annonçant sa décision de mettre fin par la force au mouvement des Ligues des travailleurs siciliens, il rappelle qu’il a ordonné la répression de Bronte. Il justifie hier comme aujourd’hui son action en tant que défenseur du Risorgimento. Soucieux, plus que tout autre, d’une fusion entre la nation et l’État22, il ne saurait tolérer aucune forme d’écart entre ces deux entités hypostasiées. C’est sans doute ce qui rend Crispi, connu au demeurant pour sa gallophobie, sensible aux rumeurs, qui se révéleront totalement infondées, d’une volonté séparatiste des Siciliens encouragée en sous-main par les Français à partir de la Tunisie. Aux yeux du patriote italien, la question sociale, telle qu’elle s’est manifestée en Sicile, est donc subsumée sous la question du maintien de l’ordre public conçu comme sauvegarde du Risorgimento porté par la bourgeoisie, dont Crispi « avait une conception abstraite, héroïque comme celle d’une classe qui avait donné vie et espoir au nouveau Royaume, classe révolutionnaire qui était devenue État, classe dont la mission était désormais de porter à son terme sa propre révolution et qui, pour qu’elle atteigne une telle fin, ne devait être arrêtée ni par la subversion ni par la réaction »23.

10 La période giolittienne qui s’ouvre après l’expérience inaboutie du marquis Di Rudini de redonner le pouvoir à la vieille classe dirigeante, dont l’ossature est le parti des grands propriétaires fonciers24, n’est pas sous le signe de l’immobilité mais bien plutôt du conflit entre la défense du sicilianisme et la construction d’un mouvement syndical et politique réformiste en mesure de moderniser l’économie et de démocratiser les rapports sociaux dans l’île. Le discours sicilianiste prend alors la forme d’une critique de l’État central et de sa politique protectionniste dont seraient co-responsables les grands industriels et le prolétariat du Nord, au détriment des intérêts des Siciliens, dont la richesse est fondée sur l’agriculture, une agriculture naturellement riche mais malheureusement sacrifiée. Il s’agit là de la reprise d’un très vieux poncif aux racines de l’idéologie sicilianiste25.

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1er mai 1920

11 L’hostilité à la guerre partagée par de larges couches de la population sicilienne doit elle aussi se comprendre en relation avec l’idéologie sicilianiste. En effet, la Grande Guerre est vécue comme porteuse d’un bouleversement de l’ordre social. C’est bien cette perception qui est au cœur du mouvement du combattentismo 26, dont le programme est la revendication formulée par les paysans de recevoir de l’État un lopin de terre à leur retour du front. Cette promesse leur est faite après la crise de Caporetto par une des figures politiques et intellectuelles majeures de l’Italie libérale, Vittorio- Emanuele Orlando, « le président de la victoire », troisième Sicilien, après Crispi et Di Rudini, à occuper la charge de Président du conseil. Cette mesure, qui deviendra pour partie effective avec les décrets Visocchi et Falcioni de 1919 puis Miceli de 1920, ne pourra toutefois entraîner une véritable modernisation politique et économique de l’île. Et cela pour deux raisons. La première est l’absence de parti de masse en Sicile alors que ce phénomène se développe dans l’Italie du Nord et du Centre après la Grande Guerre. Dans les deux dernières décennies de l’État libéral, la Sicile reste une terre dominée par les notables attachés à un leader national – que ce dernier soit ou non sicilien – d’où ils tirent profit réel et reconnaissance symbolique. L’île ne connaît pas cette amorce de transformation du parlementarisme en démocratie de partis décrite par Bernard Manin27. Ainsi, tandis que les élections restent encore très souvent entachées de corruption et de pratiques clientélistes, la Sicile n’élit aucun député socialiste en 1919 et seulement trois en 1921 – huit (en 1919) et cinq (en 1921) pour le Parti populaire italien, l’autre formation de masse née en Italie après l’adoption du suffrage universel masculin pour rassembler les suffrages des électeurs de sensibilité catholique. L’autre raison, bien connue et sur laquelle il existe une littérature océanique, est le développement du phénomène mafieux dans ces années. C’est dans ce contexte que prend toute sa signification la fondation par le baron Lucio Tasca Bordanovo, le prince de Scalea et le duc de Caraci28, le 1er mai 1920, du journal Il Mediterraneo. Porte-parole du Parti agraire sicilien créé pour l’occasion, ce quotidien se revendique comme l’expression d’un bloc régional et d’une logique corporatiste, qui, s’il n’exclut pas la négociation avec l’État central, ne s’inscrit pas moins clairement dans la perspective de l’idéologie sicilianiste présentant l’île comme une terre exploitée par le binôme formé par les ouvriers et les capitalistes du Nord de la péninsule. Fort d’une telle vision des choses, Il Mediterraneo réclame l’indépendance économique de la Sicile du gouvernement centralisateur et protectionniste qui l’empêche de s’affirmer de nouveau comme une région, dont le dynamisme a toujours été fondé sur l’exportation de ses richesses agricoles.

12 La boucle est bouclée : le refus d’accorder toute forme d’autonomie à la Sicile a débouché cinquante ans plus tard sur la revendication de son indépendance économique. Celle-ci n’aurait pas été possible sans l’idéologie sicilianiste porteuse du mythe d’une nation sicilienne unie mais qui refuse en réalité toute forme d’indépendance et d’initiative politique aux catégories populaires, comme en témoigne la répression des fasci siciliani. Seuls quelques élus socialistes (De Felice) ou républicains (Napoleone Colajanni), souvent en rupture de ban avec leurs formations politiques, s’opposent à cette logique. Si certaines de ces fortes personnalités réussiront à développer dans l’île une féconde expérience de socialisme municipal29, la très grande majorité des députés siciliens continueront d’inscrire leur action, sous des formes diverses, dans le cadre de l’idéologie sicilianiste.

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Une île dynamique entre maintien des privilèges des aristocraties et conquête du pouvoir par les couches nouvelles

13 Dans cette deuxième partie, nous n’entendons pas faire la prosopographie de la classe politique sicilienne mais tordre le cou à certains préjugés, dont le principal est que l’histoire de la classe politique insulaire participerait de l’immobilisme prétendu de l’histoire sicilienne où tout changerait pour que rien ne change, c’est-à-dire où les transformations apparentes ne seraient qu’un théâtre d’ombres pour masquer la permanence de la richesse et du pouvoir dans les mains des mêmes couches sociales. Il n’est pas inintéressant de rappeler ici que la théorie de la politique comme étant le fait d’une minorité organisée, qui instrumentalise une masse désorganisée, a été élaborée par Gaetano Mosca, une des personnalités intellectuelles et politiques siciliennes parmi les prestigieuses des deux derniers siècles. La Sicile n’est absolument pas une région marginale durant la période qui va de la naissance du royaume d’Italie à la prise du pouvoir par Mussolini. N’a-t-elle pas donné trois présidents du conseil à l’Italie : Crispi, Di Rudini et V. E. Orlando – il est d’ailleurs remarquable que le premier d’entre eux soit le seul homme d’État, avec Giovanni Giolitti, qui ait donné son nom à une période de l’histoire italienne, preuve, s’il en est, qu’il a profondément marqué les destinées de son pays. Nombreux sont encore les ministres d’origine sicilienne, parmi lesquels Camillo Finocchiaro Aprile, qui occupe à de nombreuses reprises la charge de garde des Sceaux, ou encore Antonio di San Giuliano, qui marque la diplomatie italienne lorsqu’il est à la tête de la Consulta (la liste n’est évidemment pas exhaustive).

14 Suivant Francesco Renda, sur les 184 élus en Sicile entre 1861 et 1915, se dégage une cohorte de 28 députés, dont le rayonnement a très largement dépassé les frontières non seulement de leur collège électoral mais encore de la Sicile. Sous l’angle sociologique, les députés siciliens appartiennent dans leur très grande majorité soit aux professions juridiques, et particulièrement à la famille des avocats, soit ce sont des aristocrates, propriétaires fonciers. À l’exception de la période où Di Rudini est au pouvoir, le nombre de députés d’origine aristocratique ne cesse de diminuer : ils sont 22 en 1897, 18 aux élections de 1900, 13 à celles de 1904 et de 1909, 9 à celles de 1909 et seulement 5 en 1919. En termes de collège électoral, ils dominent 41 % des collèges électoraux au début de la période contre seulement 9 % après la Grande Guerre. Cette simple approche statistique, qui mériterait bien évidemment d’être approfondie et ne saurait remplacer une étude sérieuse et complète de nature prosopographique, témoigne toutefois, contre l’image d’une Sicile figée, qu’il existe une Sicile des agrotowns qui se caractérise par la lutte entre les classes moyennes et l’aristocratie. Cette lutte va s’accentuant au fur et à mesure que le nombre des électeurs s’accroît. Après la réforme de 1882, l’île passe de 49 000 à 166 000 électeurs pour atteindre le chiffre de 254 000 en 1892. À cette date, 36 % des Siciliens de plus de 21 ans peuvent voter, avec des écarts allant de 50 % dans la province de Trapani contre seulement 28 %, dans l’hinterland palermitain. Ce passage de la domination des aristocrates à celle des classes moyennes, dans le sens que Guizot pouvait donner à ce terme au début du XIXe siècle, puis dans l’acception plus moderne qu’il va progressivement prendre, est la traduction politique de l’affirmation de leur assise économique. Suivant l’analyse de l’historien Giuseppe

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Barone, une des principales figures du renouveau historiographique des années 1970-1980, dont nous avons parlé : À la fin des années 1880, les couches moyennes deviennent les protagonistes de la lutte de classes dans les villes et dans les campagnes : quelquefois à la tête des organisations ouvrières et paysannes, quelquefois victimes des assauts populaires contre les municipalités mais toujours exposées en première ligne dans le combat qui les opposait soit au groupe de l’aristocratie et de la grande propriété, soit à la base des masses des manouvriers30.

15 Après l’épisode des fasci, le nombre des électeurs siciliens chute spectaculairement, au point qu’en 1895 il y a moins d’électeurs inscrits qu’il n’y en avait en 1882. Une ville comme Catane perd deux électeurs sur trois, tandis que Trapani, tenu par un fidèle lieutenant de Crispi, n’en perd que 27 %. La Sicile ne rattrapera son écart avec les autres régions italiennes qu’en 1913, au moment de l’adoption du suffrage universel masculin. Mais paradoxalement cette réduction du nombre des électeurs a pour effet sociologique de renforcer la classe moyenne au détriment non seulement des classes les plus pauvres mais aussi de celle qui vote au seul titre de sa richesse. De manière significative, l’aristocratie va de plus en plus se tourner vers la carrière diplomatique et vers le Sénat, tandis que les députés vont progressivement se professionnaliser, donnant naissance à de nouveaux notables, en particulier à l’époque giolittienne. Contre l’image d’une Sicile figée, l’île est donc en proie à des combats politiques qui se vérifient dans toutes les villes. Il convient d’observer que si la Sicile n’envoie que très peu de députés socialistes au Parlement, les partis de masse n’en connaissent pas moins une progression en termes de voix. Le vote additionné en faveur des radicaux, des républicains et des différentes familles socialistes passe en effet de 8 % en 1897 à 39 % en 1913, avec un progrès constant durant ce lustre. Pour persistant que soit le triste constat d’une région sous le signe du clientélisme et de la corruption, la Sicile ne reste donc pas pour autant à l’écart de la modernité politique. Toutefois, dans sa très grande majorité, cette classe politique émergente n’échappe pas à l’idéologie sicilianiste. Nous nous proposons d’examiner cette réalité à travers l’action politique et intellectuelle de quatre députés, qui articulent chacun de manière différente les échelons local, national et international : Francesco Crispi ou la Sicile laboratoire d’une conjugaison entre l’ordre et la réforme ; Antonio Di Rudini ou la Sicile laboratoire de la réaction nobiliaire ; Napoleone Colajanni ou la Sicile laboratoire de la démocratie et enfin Raffaele Palizzolo ou la Sicile laboratoire du repli identitaire.

La Sicile comme laboratoire politique

Crispi ou l’impossible conjugaison entre l’ordre et la réforme

16 Si Francesco Crispi31 est l’artisan de la répression sans pitié des Ligues des travailleurs siciliens, il agit avant tout en homme du Risorgimento estimant que la Sicile ne doit pas tomber aux mains des Rouges et/ou des Noirs, c’est-à-dire des socialistes et/ou des cléricaux considérés comme les deux principaux ennemis de l’État-nation italien. Il faut prendre au sérieux sa crainte d’un séparatisme sicilien qui, comme un fleuve karstique, a toujours couru dans les consciences siciliennes. S’il semble croire à l’existence du traité de Bisacquino, qui aurait été prétendument signé entre les dirigeants des faisceaux et les représentants du gouvernement français pour favoriser l’indépendance l’île sous la protection de la France32, c’est parce qu’il voit dans la République française

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l’héritière de Mentana, toujours disposée à remettre les clés de Rome au Pape et, dans le même temps, la fille de toutes les révolutions prête à semer le trouble dans toute l’Europe pour y provoquer des traumatismes comme celui de la Commune. Mais alors qu’il décrète l’état de siège, Crispi entend aussi réformer son île natale en mettant en œuvre un double projet : une décentralisation effective reprenant les projets de Luigi Carlo Farini et de Mario Minghetti qui avaient pour dessein d’actualiser un projet régionaliste pour l’Italie33, d’une part, et, d’autre part, une réforme du latifundio qu’il voulait confier à Colajanni en lui donnant le portefeuille de l’agriculture – ce dernier, après avoir hésité, refusera. Il est intéressant que Colajanni, qui se fait le héraut et le premier interprète magistral des Faisceaux siciliens, ne tombe jamais dans la critique anticrispienne sans nuance34 qui se développera dès que ce dernier aura perdu le pouvoir. L’élu de Castrogiovanni apprécie non seulement son compatriote pour des raisons personnelles et, en particulier pour sa cohérence politique et son refus des compromissions, mais encore il comprend qu’il est porteur d’un projet réformiste qui le distingue des membres de la classe conservatrice et réactionnaire insulaire. Crispi entend, en effet, introduire la petite et moyenne propriété dans une optique à la fois antiféodale et antisocialiste.

17 Tout aussi intéressant est le fait qu’il conçoit que ce projet de démantèlement des grands domaines fonciers soit financé par l’initiative privée et non par des capitaux publics. Il évite ainsi de grever les finances italiennes, particulièrement affaiblies par la guerre douanière avec la France, mais encore il entend mettre les élites insulaires face à leur responsabilité politique. La réaction des grands propriétaires fonciers ne se fait pas attendre puisqu’ils estiment que les mesures proposées par Crispi remettent en cause ni plus ni moins que le pacte de 1860. Une coalition d’agrariens décide alors de faire du marquis Di Rudini, l’autre grand enfant de la Sicile, leur champion. Mutatis mutandis les projets modérés de Victor-Emmanuel Orlando pour favoriser l’accession à la propriété des paysans anciens combattants se heurteront, eux aussi, à une réaction conduite par les rejetons des grandes familles féodales à la tête d’un parti agraire sicilien qui brandit la menace de se séparer de l’État centralisateur et protectionniste, n’hésitant pas à entretenir un dangereux jeu de do ut des avec la mafia, qui multiplie, hier comme aujourd’hui, les intimidations et les violences contre le mouvement syndicaliste ouvrier et paysan sicilien.

18 Paradoxalement, l’anticrispisme dans les années 1890 et l’antigiolittisme du début des années 1920, dont font montre les classes dirigeantes de la Sicile, se rejoignent en tant que Crispi comme Giolitti représentent la primauté des intérêts de l’État-nation sur ceux de leur région. Il est toutefois intéressant de préciser que cette défense de la grande propriété est aussi en partie un combat perdu car économiquement, démographiquement et sociologiquement la Sicile n’est plus, dès avant la Grande Guerre, la terre des grandes propriétés latifondiaires qui ont connu leur âge d’or à l’époque moderne avant de décliner au XIXe siècle.

Di Rudini ou la Sicile comme laboratoire de la réaction nobiliaire

19 Si pour Crispi l’ennemi principal à combattre est le socialisme, Antonio Di Rudini décoche ses flèches contre les classes moyennes, dont la force électorale ne cesse de croître après la réforme électorale de 1882. Leader des grands propriétaires fonciers, le marquis sicilien estime que la corruption de l’État de droit est le fait de la petite et

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moyenne bourgeoisie qui contrôle à son profit les listes électorales et la vie politique en général. Cette polémique élitaire contre le nombre et contre le parlementarisme a une résonance dans le débat européen et donne lieu en Italie à une abondante littérature de laquelle émergent Governo e governanti in Italia (1882) de Pasquale Turiello et Teorica dei governi e governo parlamentare (1884) de Gaetano Mosca35 qui fut le secrétaire particulier de Di Rudini. Pour ces intellectuels, le combat contre la décadence inscrite dans le régime parlementaire nécessite une restauration de la classe politique en confiant les rênes du pays aux optimates et à des hauts fonctionnaires, c’est-à-dire à deux catégories sociales, dont l’assise sociale et la légitimité politique dépendent de leur richesse personnelle ou/et de la fonction qu’ils occupent et non pas des élections. Pour interrompre la chaîne mortifère qui lie le député au pouvoir exécutif et aux clientèles électorales, Di Rudini entreprend de mettre en place un vaste programme de décentralisation conservatrice36. Il est décidé, entre autres mesures, la suppression de l’élection des maires pour les communes de plus de 10 000 habitants, l’établissement du vote plural pour les pères de famille et la fin des sous-préfectures remplacées par un collège de notables locaux. Il s’agit clairement de rétablir l’hégémonie des aristocrates, grands propriétaires fonciers en Sicile et, si possible, dans tout le pays ; la Sicile devant servir d’exemple à imiter comme l’indique clairement le décret royal du 5 avril 1896 qui institue un Commissariat civil pour l’île, qui se voit attribuer pour un an des fonctions relevant de cinq ministères – celui de l’intérieur, de l’instruction publique, des travaux publics, des finances et enfin de l’agriculture, industrie et commerce. Ce Commissariat peut en outre dissoudre les conseils municipaux, contrôler les bilans des associations locales, suspendre des emplois publics certains fonctionnaires, coordonner la sécurité publique etc. Connu pour sa fermeté contre les contestations sociales lorsqu’il était préfet à Milan, le comte Giovanni Codronchi, qui assume la fonction de commissaire civil, manifeste un mépris évident pour les parvenus de la politique, n’hésitant pas à clamer urbi et orbi son hostilité au scrutin de liste et à l’élargissement des concessions du droit de vote consécutif à la réforme électorale de 1882.

20 Fondé sur l’idée de self-government, qui a le vent en poupe depuis la publication en 1875 de la Théorie générale de l’État de Johann-Caspar Bluntschli, le dessein idéologique porté par Di Rudini va rencontrer, un temps, l’adhésion d’une partie des députés progressistes, Napoleone Colajanni en tête. Ce dernier se révèle sensible à la dimension moralisatrice portée par le projet de son concitoyen mais aussi par la possibilité d’actualiser une forme d’autonomie en Sicile. Mais l’équivoque de cette rencontre entre deux conceptions en réalité antinomiques va rapidement se faire jour car l’autonomie prônée par le couple Di Rudini-Codronchi d’un côté et, de l’autre, celle défendue dans le Mémorandum de juin 1896, que les socialistes palermitains adressent au Commissaire civil, n’est absolument pas de même nature. Les socialistes, dont le discours est relayé par Colajanni, militent pour une autonomie démocratique, tout en reconnaissant qu’il ne s’agit en aucun cas pour eux de mettre en discussion l’unité de l’Italie. Ils proposent en particulier d’encourager la création de ligues, de modifier les pactes agraires passés entre les propriétaires et les travailleurs de la terre afin qu’ils soient plus justes, ou encore d’introduire le suffrage universel, et, plus généralement, ils en appellent aux dirigeants politiques pour qu’ils mettent en place un État véritablement populaire. Leur discours reste sans écho car il se heurte au projet élitaire de Di Rudini, version modernisée et paternaliste du sicilianisme, interdisant une nouvelle fois aux classes populaires de mener une véritable politique indépendante en leur faveur. L’axe Franchetti, Di Rudini, Mosca se ramène à un projet réactionnaire pour bloquer

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l’accession au pouvoir politique des classes moyennes en Sicile. Il est d’ailleurs révélateur que cette opération conçue comme devant faire de la Sicile le laboratoire de la réaction nobiliaire se solde très rapidement en une offensive contre les clientèles liées à Crispi, qui se traduit par la victoire des candidats favorables au nouveau Président du conseil aux élections de mars 1897, non seulement contre les partisans de l’ancien homme fort mais aussi contre l’Extrême gauche socialiste et non socialiste, qui n’est plus représentée que trois députés sur les 52 collèges que compte alors la Sicile. Cette « revanche aristocratique »37 se traduit par l’élection de 40 % de députés d’origine nobiliaire. Mais, comme nous l’avons vu précédemment, leur victoire est éphémère et l’expérience de Di Rudini est une nouvelle une occasion manquée d’une modernisation, quand bien même contrôlée par les classes dirigeantes, de l’économie et de la politique siciliennes.

Colajanni : pour un régionalisme démocratique

21 Dès ses premiers écrits, le grand intellectuel sicilien s’est intéressé à la question du self- government qu’il présente comme un programme comprenant trois volets indissolublement liés entre eux, savoir la décentralisation, l’autonomie des communes et l’octroi des libertés politiques. S’il dénonce la piémontisation, qu’il nomme piémontisme, laquelle considère les Siciliens comme un peuple conquis qu’il faut civiliser, il reste attentif à proposer une herméneutique sociologique, récusant toute lecture influencée par le déterminisme naturaliste38 des causes du retard économique et social de la Sicile. Dans son ouvrage, qui lui vaudra une notoriété considérable, Les événements de Sicile et leurs causes (Gli avvenimenti di Sicilia e le loro cause, 1894) dans lequel il analyse à chaud mais avec lucidité et rigueur l’épisode des faisceaux siciliens, il met en avant les trois faiblesses structurelles de l’État italien en Sicile : celui-ci a oublié le projet garibaldien de modernisation des structures économiques et politiques de l’île, il n’a jamais eu le monopole de la force et, enfin, il a toujours refusé le régionalisme : Nos hommes politiques s’effraient du mot régionalisme et ils sacrifient à l’idée de la centralisation tous les intérêts les plus vitaux du pays contre les exigences de la nature et de l’histoire39.

22 S’il ne défend aucune visée séparatiste, il reprend presque mot pour mot l’argumentation des membres du Conseil extraordinaire d’État, que nous avons évoquée au début de cet article. Suivant son analyse, Rome a le devoir de prendre en compte les besoins particuliers de l’île et doit renoncer aux lois d’exception, à l’ingérence des préfets et à la corruption électorale pour s’assurer des majorités qui satisfassent les intérêts des seules couches sociales favorisées.

23 Le trait le plus original de la pensée de Colajanni est qu’il ne souscrit pas à l’idéologie sicilianiste. En effet, il estime qu’il y a une coresponsabilité des classes gouvernantes et de l’État pour maintenir leur caractère féodal aux rapports sociaux en Sicile. Cette réflexion, qui deviendra plus tard un lieu commun, a sous la plume du sociologue et député sicilien une valeur heuristique et polémique alors inouïe. Conscient qu’il n’y a pas d’intérêt commun entre le petit paysan et sa passion pour la terre et les classes dirigeantes de l’île qui ne cherchent qu’à confirmer leur domination, il dénonce l’accaparement de la vie politique par ces dernières. Les deux tiers de son ouvrage sont d’ailleurs consacrés au caractère illégitime et illégal de la répression, qui se traduit par une justice de classe face à laquelle l’absence d’indignation des parlementaires et de la magistrature italiens montre le degré de décadence morale et politique de son pays.

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Une telle situation lui semble d’ailleurs dangereuse puisqu’elle fait de l’Italie, d’après l’épisode des fasci, une nation comparable à ce que pouvait être la France en 1788. Son analyse de cet épisode décisif de l’histoire sicilienne italienne est différente de celle, concomitante, que produisent les socialistes. La divergence entre leurs interprétations ne porte pas tant sur la nature du mouvement des Ligues que sur la stratégie interclassiste que le député de Castrogiovanni défend, alors que le PSI est sur la ligne classique de la lutte des classes.

24 Mais plus intéressant encore peut-être est le souci de Colajanni de critiquer le méridionalisme conservateur qui entend rédimer les populations du Mezzogiorno grâce à la propre rédemption de leur classe dirigeante – cette thèse, défendue dès la fin des années 1870 par Pasquale Villari, trouve un écho particulièrement fort en Sicile dans la personne du marquis de San Giuliano qui n’a de cesse d’en appeler aux élites siciliennes pour qu’elles soient à la hauteur de leurs devoirs. Pour Colajanni, la modernisation des rapports sociaux viendra d’abord de la mise en place par le gouvernement italien d’une véritable démocratie politique et sociale. C’est seulement dans ce cadre que le self- government peut avoir une connotation positive en tant que pratique qui favorise la formation d’une classe dirigeante insulaire ayant le sens de l’intérêt général et la conscience de la nécessité de défendre les intérêts de la paysannerie sicilienne. Dans cette perspective, il faut relire le célèbre débat parlementaire de juillet 1896 qui l’oppose à Giustino Fortunato, une autre grande figure du méridionalisme. Alors que ce dernier refuse toute autonomie qui renforcerait la classe dirigeante insulaire car elle favoriserait le système clientéliste, Colajanni rappelle les bienfaits du self-government, si et seulement s’il se concrétise et se déploie dans le cadre de l’instauration d’une démocratie politique et sociale. Comme Crispi et comme Di Rudini, Colajanni estime que son île natale pourrait servir de laboratoire politique non seulement pour aider au règlement de la question méridionale mais encore pour favoriser la transformation économique, sociale et politique dont l’Italie a besoin. Fédéraliste ou plus exactement régionaliste et démocrate, telle est la nature de la culture politique de Napoleone Colajanni. Elle trouve une de ses plus belles manifestations à travers son livre Dans le règne de la mafia (Nel regno della mafia, 1900), dans lequel on trouve cette phrase terrible : « le gouvernement italien doit cesser d’être le roi de la mafia »40. En soulignant les liens entre mafia et pouvoir politique en Sicile, Colajanni n’entend pas défendre un projet simplement moralisateur de la vie politique mais très clairement proposer une autre conception fédérale et démocratique de l’État, deux conditions préalables et indispensables à la régénération politique de l’île et de toute la péninsule.

Palizzolo : la réaction pathologique à une Sicile prétendument méprisée

25 L’assassinat de Notarbartolo41, le premier « cadavre exquis [ou excellent]42 » de la mafia, sur ordre très vraisemblable du député Palizzolo, constitue un épisode qui dépasse la simple chronique judiciaire. Raffaele Palizzolo est un aristocrate qui a commencé sa carrière comme adjoint à la police urbaine dans le conseil municipal de Palerme, alors que le marquis Di Rudini en est le maire. Élu député en 1882 de Cefalù Termini, réélu avec un score triomphal quatre plus tard, il choisit par la suite d’être candidat dans un des collèges électoraux de Palerme aux élections législatives de 1892. À cette époque, il fait figure de « chef de file d’une coalition réunissant la plupart des forces politiques siciliennes et d’une association d’intérêts allant des Florio, grande famille d’armateurs

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et d’industriels palermitains, aux ouvriers des chantiers navals »43. Mieux que personne, il incarne alors l’idéologie sicilianiste. Après l’assassinat de Notarbartolo, le 1er février 1893, Palizzolo est rapidement suspecté d’être l’instigateur du crime mais il n’en est pas moins réélu député et il faut attendre six ans pour qu’un procès ait lieu. Celui-ci se déroule à Milan mais se solde par la seule condamnation de deux cheminots complices du crime – Notarbartolo avait été assassiné dans le train reliant Termini à Palerme. Mais cette « Affaire Dreyfus à l’envers »44 suscite l’indignation de l’opinion publique italienne à laquelle en appelle Leopold Notarbartolo, le fils de la victime, qui a mené sa propre enquête. Raffaele Palizzolo devient alors le symbole de la collusion entre la classe politique insulaire, l’État et la mafia. Alors qu’il est finalement condamné par la Cour d’assise de Bologne en juillet 1902 à trente ans de prison – le jugement est cassé pour vice de forme et le nouveau procès conclu deux ans plus tard à Florence débouchera sur un acquittement général pour faute de preuves – Palizzolo va se poser comme victime du sentiment antisicilien dont feraient preuve les socialistes, qui visent à déstabiliser les institutions, ainsi que des juges qui se complaisent à dénigrer son île natale en raison de leurs préventions racistes anti-méridionales. Il en appelle à l’héroïsme des Vêpres45 pour venger sa patrie martyre des plus basses calomnies. Après la décision du tribunal bolonais, Palerme va connaître un deuil citoyen (lutto cittadino), qui se traduit par une opération de ville morte qui dure pendant plusieurs jours, tandis que les députés Bonnano et Di Stefano mettent en place un Comité Pro-Sicilia qui va se faire le porte-parole d’un régionalisme séparatiste. Fort de 200 000 adhésions de citoyens, parmi lesquels six députés et de très nombreuses personnalités, dont le grand ethnologue Giuseppe Pitré, soutenu par L’Ora, le journal fondé par le grand industriel Florio, ce comité va donner toute sa force à l’idéologie sicilianiste, qui est autant une construction savante qu’une réaction primaire à base de préjugés d’une partie du peuple sicilien. Au grand dam de Gaetano Mosca, Palerme réserve l’accueil triomphal à Palizzolo après son acquittement. Toutefois, devenu un personnage trop encombrant, s’il réussit non sans peine à occuper un siège de conseiller municipal, il n’est pas réélu dans le premier collège de Palerme aux élections législatives de 1909.

26 Au travers de ces quatre exemples, qui n’épuisent pas assurément toute la richesse des idéologies politiques qui se manifestent en Sicile dans les six décennies qui courent entre la naissance du Royaume d’Italie et la Marche sur Rome, trois observations conclusives s’imposent. Tout d’abord la grande île méditerranéenne n’occupe pas une place marginale dans l’histoire italienne mais elle y joue, bien au contraire, un rôle politique et idéologique central. Deuxièmement, le refus de l’autonomie et de la régionalisation qui caractérisent l’histoire italienne jusqu’aux années 1970 sont un facteur d’explication irréfragable pour appréhender la destinée politique tourmentée de la Sicile. Enfin, le poids de l’idéologie sicilianiste, qui, tout en gardant le même corpus de thèses, a su parfaitement s’adapter aux différents contextes sociologiques et politiques demeure une des clés explicatives pour connaître les réalités insulaires. Sans prendre en compte ces trois réalités, on ne saurait comprendre comment les députés siciliens articulent les différentes échelles de leurs pouvoirs, savoir leur assise locale, leur influence nationale, lorsqu’ils veulent faire de la Sicile le laboratoire d’une expérience politique nouvelle et, pour certains d’entre eux, leur rayonnement intellectuel au-delà des frontières de l’Italie quand leur projet rencontre et nourrit l’élaboration de grandes doctrines politiques.

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NOTES

1. Jacques Revel (dir.), Jeux d’échelles. La micro-analyse à l’expérience, Paris, Gallimard, 1996. 2. Pour une approche en français de l’histoire de la Sicile durant cette période, Jean-Yves Frétigné, Histoire de la Sicile, Paris, Hachette, coll. « Pluriel », 2018 (1re éd. 2009), p. 296-374 ; pour la très nombreuse bibliographie en italien sur l’histoire de cette île, voir ibid., p 450-455. 3. Littéralement les deux années rouges – l’expression est le plus souvent utilisée pour désigner les différentes expériences révolutionnaires qui se font en Italie en 1919-1920. 4. Benedetto Croce distingue la signification libéralo-nationale de 1848, dont il indique le point de départ dans la révolution palermitaine, de celle démocratico-sociale qui débute en février 1848 à Paris : Benedetto Croce, Histoire de l’Europe au XIXe siècle, Paris, Gallimard, 1959 (1re éd. 1926), p. 221-266. 5. L’influence de est alors décisive sur les conceptions de Garibaldi dans cette période cruciale de l’histoire italienne, Carlo Moos, « L’Italie de 1861 critiquée par Carlo Cattaneo d’un point de vue fédéraliste », dans Michel Biard, Jean-Numa Ducange et Jean-Yves Frétigné (dir.), Centralisation et fédéralisme. Les modèles et leur circulation dans l’espace européen francophone, germanophone et italianophone, Mont-Saint-Aignan, Presses universitaires de Rouen et du Havre, 2017, p. 151-156. 6. Sur ce point, c’est évidemment l’influence de Giuseppe Mazzini qui prévaut ; Jean-Yves Frétigné, Giuseppe Mazzini. Père de l’unité italienne, Paris, Fayard, 2006, p. 384-398. 7. Pour tous les noms propres, voir ad vocem l’Enciclopedia Treccani désormais consultable en ligne. 8. La Droite historique désigne la période durant laquelle les héritiers politiques de Cavour sont au pouvoir de 1861 à 1876. 9. Voir l’analyse stimulante mais discutable de Leonardo Sciascia, Les Poignardeurs, Paris, Flammarion, 1984 (1re éd. 1976). 10. Luciano Violante, « La repressione del dissenso politico nell’Italia liberale : stati d’assedio e giustizia militare », Rivista di storia contemporanea, vol. V, 1976, p. 481-524. 11. La Gauche recueille 63 % des voix au niveau national mais 83 % dans le Mezzogiorno et 95 % en Sicile, dix points de plus qu’en novembre 1874 ! Maria Serena Piretti, Le elezioni politiche in Italia dal 1848 a oggi, Rome-Bari, Laterza, 1995. 12. Francesco Renda, Storia della Sicilia dal 1860 al 1970, vol. 2 : Dalla caduta della Destra al fascismo, Palerme, Sellerio, 1990 (1re éd. 1985), p. 15-155. 13. Giuseppe Giarrizzo, Mezzogiorno senza meridionalismo. La Sicilia, Lo sviluppo, il potere, Venise, Marsilio, 1992, p. 3-47. 14. Concomitamment à cette enquête parlementaire, qui se termine en mars 1876, se déroule la célèbre enquête de deux jeunes intellectuels toscans Sidney Sonnino et Leopoldo Franchetti. 15. Jean-Yves Frétigné, « Du sicilianisme à l’histoire de la Sicile », Mélanges de l’École française de Rome, Italie et Méditerranée, vol. 110, n° 2, 1998, p. 853-875. 16. Jean-Yves Frétigné, « De la traduction comme effort pour préciser les concepts : l’exemple des notions de liberismo/liberalismo et de questione meridionale/meridionalismo », dans Sylvie Crogiez-Pétrequin et Paul Pasteur (dir.), Histoire et pratiques de la traduction, Mont-Saint-Aignan, Presses universitaires de Rouen et du Havre, 2010, p. 73-86. 17. Notre Histoire de la Sicile (voir la note 2) est écrite contre cette interprétation sicilianiste ; la formule « tout changer pour que rien ne change », que Lampedusa met dans la bouche du jeune Tancrède dans un dessein politique précis, ne saurait non seulement résumer l’histoire de la Sicile mais, encore, elle en interdit la compréhension.

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18. Pour une interprétation de la mafia tenant compte du bouleversement politique induit par la victoire de la Gauche aux élections de 1874 et 1876, Francesco Benigno, La mala setta. Alle origini di mafia e camorra, 1859-1878, Turin, Einaudi, 2015. 19. Congrès international socialiste des travailleurs et des chambres syndicales ouvrières. Londres 26 juillet-2 août 1896, Genève, Minkoff Reprint, 1980, en particulier dans le Rapport du Parti socialiste italien, p. 775-783. 20. Sur les fasci siciliani, Jean-Yves Frétigné, Biographie intellectuelle d’un protagoniste de l’Italie libérale : Napoleone Colajanni (1847-1921), Rome, École française de Rome, 2002, p. 409-550. 21. Renée Rochefort, Travail et travailleurs en Sicile, Paris, PUF, 1961. 22. « Pour qui [comme Crispi] considérait que la société avait été forgée par l’État, par ses lois, par l’administration, par la valeur symbolique de la Couronne, admettre l’antinomie entre l’État et la société signifiait renier tout son propre parcours politique et idéel », Daniela Adorni, Francesco Crispi. Un progetto di governo, Florence, Olschki, 1999, p. 384. Sauf mention contraire, toutes les traductions de l’italien sont nôtres. 23. Ibid., p. 404. 24. Voir infra. 25. Giuseppe Carlo Marino, L’ideologia sicilianista, Palerme, Flaccovio editore, 1971. 26. Rosario Mangiameli, « La Sicilia dalla prima Guerra mondiale alla caduta del fascismo », dans Francesco Benigno et Giuseppe Giarrizzo (dir.), Storia della Sicila, vol. 2 : Dal Seicento a oggi, Bari- Rome, Laterza, 2003, p. 151-157. 27. Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Flammarion, 1996 (1re éd. 1995). 28. Il s’agit de représentants de vielles et puissantes familles aristocratiques de l’île. 29. Jean-Yves Frétigné, « Catane à l’âge du réformisme municipal de De Felice au début du XXe siècle », dans Yannick Marec (dir.), Villes en crise ? Les politiques municipales face aux pathologies urbaines (fin XVIIIe - fin XXe siècle), Saint-Etienne, Creaphis, 2005, p. 595-605. 30. Giuseppe Barone, « Egemonie urbane e potere locale (1882-1913) », dans Maurice Aymard et Giuseppe Giarrizzo (dir.), La Sicilia, Turin, Einaudi, 1987, p. 281. 31. Sur Crispi, une bonne synthèse Giorgio Scichilone, Francesco Crispi, Palerme, Flaccovio editore, 2012. 32. Sur cet épisode à la fois abracadabrantesque et à la fois très politique, Jean-Yves Frétigné, Biographie intellectuelle d’un protagoniste…, op. cit., p. 510-511. 33. La région restera le grand absent de l’histoire italienne jusqu’à la naissance de la République qui n’en fera, au demeurant, une pièce maîtresse de son architecture institutionnelle et administre qu’à partir des années 1970, Sandro Rogari, « Le régionalisme dans l’Italie républicaine », dans Michel Biard, Jean-Numa Ducange et Jean-Yves Frétigné (dir.), Centralisation et fédéralisme…, op. cit., p. 217-226. 34. Cela ne l’empêche pas d’être très sévère sur la conduite de la répression conduite par Crispi contre laquelle il écrit le pamphlet Consule Crispi (1895). 35. Jean-Yves Frétigné, « Gaetano Mosca et Victor-Emmanuel Orlando : deux idéologues majeurs de l’Italie transformiste », n° 50-2, Revue d’Histoire moderne et contemporaine, avril-juin 2003, p. 92-111. Par rapport à cet essai publié alors qu’il est encore un jeune homme, qui lui vaut une incroyable popularité, Gaetano Mosca évoluera vers des positions beaucoup plus favorables au régime parlementaire. 36. Anna Rossi-Doria, « Peu na storia del decentramento conservatore : Antonio di Rudini e le riforme », Quaderni storici, vol. 6, n° 18, septembre-décembre 1971, p. 835-884. 37. Giuseppe Barone, « Egemonie urbane e potere locale… », art. cit., p. 293. 38. Il convient de ne pas oublier qu’il fut en Italie le principal adversaire de Cesare Lombroso, voir Jean-Yves Frétigné, Biographie intellectuelle…, op. cit., en particulier p. 97-188. 39. Napoleone Colajanni, Gli avvenimenti di Sicilia e le loro cause, Palerme, Remo Sandron, 1894, p. 325.

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40. Napoleone Colajanni, Nel regno della mafia : dai Borboni ai Sabaudi, Rome, La Rivista popolare, 1900, p. 97. 41. Sur l’assassinat d’Emanuel Notarbartolo, Marie-Anne Matard-Bonucci, Histoire de la mafia, Bruxelles, Complexe, 1994, p. 93-97. Retenons que Notarbartolo, directeur du Banco di Sicilia, dont Palizzolo fait partie du conseil d’administration, souhaitait remettre de l’ordre dans les comptes de cette banque d’émission et surtout mettre en question le monopole de la Navigazione Generale Italiana (NGI), principale compagnie de navigation desservant la Sicile et, à ce titre, au cœur de multiples manœuvres et enjeux politico-clientélistes. Après le limogeage de Notarbartolo par Crispi en 1890, la banque sicilienne va « soutenir le cours des actions de la NGI à travers des opérations réalisées par Florio mais aussi par un certain Salvatore Anfossi, personnage en odeur de mafia, courtier de change très lié à Palizzolo » (ibid., p. 95). Notarbartolo est assassiné alors qu’enfle la rumeur de son retour à la tête de la banque sicilienne pour y faire, sur ordre du Ministère du Trésor, la lumière sur sa gestion. 42. Il faut attendre 1971 et l’assassinat du procureur de la République Piero Scaglione pour que la mafia assassine un personnage aussi haut placé que le marquis Notarbartolo di San Giovanni. 43. Marie-Anne Matard-Bonucci, Histoire de la mafia, op. cit., p. 94. 44. Giuseppe Barone, « Egemonie urbane e potere locale… », art. cit., p. 313. 45. Sur l’épisode des Vêpres qui remonte au Moyen-Âge, voir Jean-Yves Frétigné, Histoire de la Sicile, op. cit., p. 209-222.

RÉSUMÉS

Dans la première partie de cet article, nous avons présenté l’histoire de la Sicile entre la naissance du Royaume d’Italie et la Marche sur Rome en l’appréhendant au-travers quatre moments clefs qui illustrent les conséquences de l’absence d’actualisation d’un projet autonomiste ; absence qui entraîne, par réaction, le développement de l’idéologie sicilianiste caractérisée par une lecture du destin de la Sicile comme victime sacrifiée aux intérêts de l’État- nation italien. Dans un second temps, nous avons exploré la dynamique politique à l’œuvre opposant l’aristocratie aux nouvelles couches sociales en pleine ascension économique. Enfin, dans un dernier mouvement, nous avons choisi quatre exemples d’action de députés qui conçoivent les expériences à conduire dans leur île comme pouvant servir d’exemples à imiter au niveau national. Loin d’être une région marginale, la Sicile est donc un laboratoire d’expériences politiques dans lequel les échelons local, national et parfois international s’articulent plus ou moins harmonieusement.

In the first part of this paper, the author presents the history of from the birth of the to the March on Rome, by considering four key moments that show the consequences of the autonomist project’s lack of actualisation. In reaction, this absence led to the development of the Sicilianist ideology, which was characterized by a reading of Sicily as a victim sacrificed for the Italian nation-state. Secondly, the article explores the political tensions opposing the aristocracy and the new social classes who benefitted from economic growth. The article then presents four examples illustrating the action of MPs who saw experiences led in their island as examples that could be applied to the whole country. Far from being a marginal region, Sicily was indeed a laboratory of political experimentation where the local, national and sometimes international scales were combined more or less harmoniously.

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INDEX

Mots-clés : Sicile, sicilianisme, Ligues paysannes siciliennes, parlementaires siciliens Keywords : Sicily, sicilianism, peasant league, sicilian parlementarians

AUTEUR

JEAN-YVES FRÉTIGNÉ Agrégé d’histoire, ancien membre de l’École française de Rome, il est maître de conférences à l’Université de Rouen-Normandie. Spécialiste de l’histoire des idées politiques en France et en Italie dans les deux derniers siècles, il a notamment publié Giuseppe Mazzini, père de l’Unité italienne, préface de Pierre Milza, (Paris, Fayard, 2006), Histoire de la Sicile des origines à nos jours (Paris, Fayard, 2009 réed. 2013 coll. « pluriel »), Antonio Gramsci. Vivre c’est résister (Paris, Armand Colin, 2017).

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Des savants au Parlement : Les mathématiciens français et italiens dans la vie parlementaire (1848-1939)

Antonin Durand

1 Au tournant du XXe siècle, à un moment où les universités françaises commencent à percevoir l’enjeu que représente pour elles la mobilité internationale de leurs étudiants, le jeune normalien René Baire (1884-1932) est envoyé à l’Université de Turin pour compléter sa formation en mathématiques. En vertu d’un proverbe qui dit que « quand on prend de l’Italie on n’en saurait trop prendre » et sur les conseils d’un des professeurs les plus influents du lieu, Vito Volterra, il profite de son séjour sur place pour visiter l’Italie, mêlant tourisme culturel et sociabilités scientifiques à Gênes, Pise, Rome, Naples, Florence, Bologne, Venise et Milan. C’est l’occasion pour lui de rencontrer les principaux représentants des écoles mathématiques italiennes et de faire part de ses impressions sur le pays, en particulier dans les lettres qu’il adresse à son collègue et ami Émile Borel. Dans l’une de celles-ci, datée du 25 avril 1898, Baire s’émerveille : C’est d’ailleurs en Italie un fait très général ; les savants ont leur place marquée au Sénat (dont les membres sont nommés par le roi) ; Cremona est actuellement vice- président du Sénat ; Veronese est député ; Dini, après avoir été député, est maintenant sénateur.

2 Les noms qu’il cite sont ceux des plus prestigieux mathématiciens de son temps en Italie : Luigi Cremona, professeur de géométrie supérieure à Bologne, puis à Milan et enfin à Rome, est le principal inspirateur de l’école de géométrie algébrique italienne dont la renommée est alors mondiale1. Giuseppe Veronese est professeur à l’Université de Padoue et a été l’un des principaux protagonistes des vifs débats qui ont traversé l’Italie à la fin du XIXe siècle sur les fondements de la géométrie2. Ulisse Dini, professeur d’analyse à l’Université de Pise, est l’un des principaux artisans de la réaffirmation de la Scuola normale superiore de Pise comme lieu de formation de l’élite scientifique

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italienne3. Ce sont donc des mathématiciens de tout premier plan que le jeune Français s’étonne de trouver sur les bancs parlementaires. Sa surprise tient beaucoup au fait que cette situation est sans équivalent en France. Baire est loin de se douter, bien sûr, que près de vingt-cinq ans plus tard, son correspondant Émile Borel sera le principal représentant de la version française du mathématicien parlementaire. Au moment où il écrit sa lettre, seuls quelques mathématiciens de second plan comme Charles-Ange Laisant, fondateur en 1894 de L’Intermédiaire des mathématiciens 4, ou le normalien agrégé Léon Mirman siègent au Parlement. Mais en cette fin de XIXe siècle, l’Italie fait figure d’exception en Europe, avec une quarantaine de mathématiciens présents au Parlement sur l’ensemble de la période considérée, contre moins d’une dizaine en France. Cela n’empêche certes pas les mathématiciens français d’être des acteurs du débat public – on peut penser par exemple aux prises de position de plusieurs d’entre eux pendant l’Affaire Dreyfus5 –, mais leur engagement se déroule en dehors du Parlement et il faut attendre les années 1910 pour voir un phénomène similaire, quoiqu’atténué, en France avec l’entrée au Palais Bourbon de Paul Painlevé, puis, quelques années plus tard, celle d’Émile Borel. Dans le même temps, l’Italie connaît une régression du phénomène : le fascisme étant peu friand des sources de légitimité politique autre que l’aval du régime, les scientifiques ont tendance à être écartés du pouvoir, à la fois parce qu’on n’en nomme guère de nouveaux et parce que ceux qui sont en place sont progressivement marginalisés. Cet asynchronisme explique les bornes chronologiques assez larges que nous nous sommes fixées pour aborder de manière comparée la présence, l’attitude et les spécificités des mathématiciens dans le cadre parlementaire. Il paraissait logique d’entamer la réflexion en 1848, date de la première expérience parlementaire en Italie.

3 Il s’agit donc à la fois essayer d’expliquer une différence numérique et chronologique entre deux grands pays méditerranéens et de tenter de dégager les spécificités de la façon d’être parlementaire de ces hommes formés à la recherche mathématique et qui se retrouvent sur les bancs du Parlement. Être scientifique au Parlement suppose en effet de cumuler deux appartenances, deux identités, deux sources de légitimité, et c’est la façon dont l’identité disciplinaire des mathématiciens influe sur leur manière d’être parlementaire que nous nous proposons d’étudier, en prenant appui sur les traces qu’ils en ont laissées dans les sources parlementaires. Il convient à cet égard de noter que les actes parlementaires français, publiés au Journal officiel, ont bénéficié d’une numérisation complète en mode plein texte de la Bibliothèque nationale de France, qui permet un traitement lexicométrique assez aisé des débats, et une identification immédiate de toutes les références à la qualité de mathématicien de tel ou tel député. Rien de tel n’est possible en Italie où la numérisation est encore balbutiante et où le moyen le plus efficace d’analyser le travail parlementaire des mathématiciens demeure le recours aux indices papier6.

4 Pour aborder les différents aspects d’une carrière parlementaire de mathématicien en France et en Italie, nous nous proposons d’en suivre les étapes successives, depuis leur entrée au Parlement, par nomination ou par élection, jusqu’à leur assimilation plus moins réussie au milieu parlementaire.

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« Il serait fâcheux que tous les savants aspirassent au Parlement »

5 Pour expliquer la présence de tant de mathématiciens au Parlement italien, René Baire invoque une raison institutionnelle : « les mathématiciens, dit-il, ont leur place marquée au Sénat ». C’est en effet l’article 33 du Statuto albertino, octroyé en 1848 et qui fait office de constitution de la monarchie italienne, qui fixe les conditions de désignation des sénateurs. Il revient au roi de les nommer, à l’intérieur d’un vivier limité mais flou. Parmi les vingt catégories que détaille l’article, la dix-huitième dispose que les membres de la Société des sciences dite Académie des XL, ainsi que ceux de l’Académie des sciences de Turin sont éligibles au bout de sept ans d’appartenance. Cet article, conçu dans le cadre piémontais de 1848, est élargi naturellement à l’ensemble des académies de sciences et de lettres des États pré-unitaires au fil des rattachements au Royaume d’Italie (Académie des Lincei, Istituto veneto di Scienze, lettere ed Arti de Venise, académies des sciences de Bologne, Modène et Naples). La condition de sept ans est nécessaire mais non suffisante : il arrive que des savants soient nommés dès leur septième année révolue, mais certains doivent patienter bien davantage. Certains ne sont jamais appelés, à l’image du mathématicien Génois Placido Tardy, qui fut membre de l’Académie des XL pendant cinquante-et-un ans sans jamais être appelé au Sénat. Pourtant, les mathématiciens semblent avoir les faveurs du roi qui les choisit en nombre, ce qui tient à la fois à leur réputation de modération et à leur position éminente dans le champ académique.

6 L’existence de cette catégorie d’éligibilité est la clé institutionnelle de la surreprésentation des savants au Parlement italien. Elle n’a d’équivalent en France ni sous le Second Empire ni sous la Troisième République : l’Empire laisse toute liberté à l’empereur pour désigner les sénateurs, et son choix se porte rarement sur les scientifiques, moins encore sur les mathématiciens. Le seul à être désigné en 1852 fut de Louis Poinsot en 1852, alors âgé de soixante-quinze ans, et qui ne semble guère y avoir été actif. Quant au Sénat républicain, il relève majoritairement du suffrage indirect ce qui en fait une assemblée plus politique. Seuls les sénateurs inamovibles lient la Chambre haute aux capacités, mais on n’y compte qu’un seul scientifique de renom, qui n’est pas mathématicien mais chimiste, en la personne de Marcelin Berthelot.

7 La situation s’inverse quelque peu si on considère la Chambre basse. Cette fois, c’est en Italie que le chemin de la Chambre est parsemé d’embûches pour les savants qui voudraient y entrer. Le nombre de fonctionnaires est en effet sévèrement plafonné, et parmi eux, il existe un quota de professeurs qui limite l’accès à cette catégorie dont relève la quasi-totalité des mathématiciens. Ce dernier quota est atteint de façon quasi- systématique tout au long de la période, ce qui témoigne de son caractère contraignant. Lorsqu’il est dépassé, on annule par tirage au sort l’élection des derniers entrants. Plusieurs mathématiciens élus dans leur circonscription se trouvent ainsi recalés car le quota de professeur est atteint, parfois plusieurs fois de suite, jusqu’à renoncer. En France, au contraire, l’élection par circonscription se révèle plus favorable que le suffrage indirect puisqu’elle permet de cibler les circonscriptions où la population universitaire est la plus importante. C’est ainsi que Paul Painlevé, premier mathématicien d’importance à entrer à la Chambre, est élu en 1910 pour représenter la circonscription de la Sorbonne, où il enseigne7. Même si la même logique peut

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s’appliquer en Italie – songeons à Ulisse Dini, professeur à l’Université de Pise et figure de la Scuola normale superiore qui se fait élire député de Pise, il est donc bien clair que l’Italie encourage ses savants à privilégier le Sénat, tandis que l’indifférence de la France à leur égard les dirige plutôt vers la Chambre. Le premier constat est d’ailleurs tiré par les constitutionnalistes de l’époque, et en premier lieu par les commentateurs du Statuto albertino Francesco Racioppi et Ignazio Brunelli en 1909 : En ce qui concerne [les professeurs ordinaires des universités], il est pour le moins douteux qu’ils servent le prestige de leur fonction en se mêlant aux luttes électorales parlementaires, alors que le Statut a pris soin de ne pas priver le travail législatif de leur savant concours, en les appelant en nombre conséquent au Sénat. Sur ce point, on peut observer que le corps électoral sait trouver l’attitude juste en en élisant peu […]8.

8 Cette citation souligne le biais institutionnel qui pousse les savants vers le Sénat, mais elle introduit aussi une idée fondamentale : la légitimité du savant au Parlement se fonde davantage sur son savoir que sur sa capacité à quêter les suffrages. Pire, il y a quelque chose de dégradant pour un savant de déchoir pour se mêler aux luttes partisanes. La valeur du « savant concours » des scientifiques est reconnue par l’existence d’une catégorie de nomination au Sénat. Mais en devenant des hommes politiques comme les autres, ils perdent ce qui faisait la spécificité et la valeur de leur approche. Il y a donc une dimension morale au désir d’épargner aux savants l’abaissement d’une élection, mais cela se fonde aussi sur une volonté beaucoup plus pragmatique de leur laisser du temps pour pratiquer leur science.

9 Être député et mathématicien, c’est consacrer à la politique du temps qu’on n’a plus pour la science. Cette apparente évidence suffit pourtant à nuancer une idée souvent défendue par les acteurs eux-mêmes et très présente dans l’historiographie des mathématiques : celle d’une continuité entre recherche scientifique et travail politique, et en particulier parlementaire, tous orientés vers la construction nationale de la nouvelle Italie9. L’idée consiste à penser que, dans leurs ouvrages mathématiques, leurs constructions institutionnelles comme leur contribution au travail parlementaire, les mathématiciens contribuaient au même grand projet – qu’on peut résumer par le terme de Risorgimento – d’un rayonnement de l’Italie dans les domaines politique, culturel et scientifique. Il ne s’agit pas de nier l’existence d’un patriotisme scientifique, pendant du patriotisme politique, mais de rappeler qu’avant d’envisager les possibles continuités entre science et politique, il faut mesurer l’importance de la discontinuité, et les difficultés de l’organisation que suppose le cumul des deux activités. Ce problème suffit à lui seul à expliquer que certains savants se refusent à se mêler de politique, pour ne pas avoir à y perdre le temps qu’ils doivent à la science. En France, c’est du plus influent des mathématiciens que vient cet argument : Henri Poincaré écrit en effet dans un article de 1904 intitulé « L’élite intellectuelle et la démocratie » : Vous me demandez s’il convient qu’ils entrent au Parlement et participent au pouvoir, et si l’activité politique est propre à contrarier ou favoriser leur vocation. La réponse est facile, la politique est aujourd’hui un métier qui absorbe l’homme tout entier ; un savant qui voudra s’y consacrer devra sacrifier sa vocation ; s’il veut être réellement utile au pays, il faut qu’il donne la moitié de son temps aux affaires de la République ; s’il veut garder son siège, il faut qu’il donne l’autre moitié aux affaires de ses électeurs […]. Il serait donc fâcheux que tous les savants aspirassent au Parlement, parce qu’alors il n’y aurait plus de savants.

10 Au-delà du problème matériel de l’incompatibilité entre recherche scientifique et activité politique, on perçoit dans cette citation une teinte d’antiparlementarisme,

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puisque Poincaré laisse entendre que la moitié du temps d’un parlementaire est consacrée à sa réélection. On peut aussi y deviner une pointe de regret que la France n’ait pas adopté le système italien : car si on lit bien, on peut aussi comprendre qu’un scientifique parlementaire qui n’aurait pas à penser à sa réélection pourrait garder la moitié de son temps pour la science. Quoi qu’il en soit, une prise de position aussi forte de la part de la plus haute autorité scientifique française est un facteur d’explication non négligeable de la faible présence des mathématiciens français au Parlement en ce début de XXe siècle.

11 En pratique, cependant, si l’on s’attèle à mesurer l’impact d’une entrée au Parlement sur la productivité scientifique des mathématiciens, les résultats sont contrastés : de fait, certains mathématiciens, comme Francesco Brioschi, Vito Volterra ou Émile Borel maintiennent une remarquable continuité de leur production mathématique, longtemps après leur entrée au Parlement mais, dans l’ensemble, l’étude bibliométrique des travaux des mathématiciens parlementaires confirme l’idée d’une nette décroissance de leur productivité après leur entrée au Parlement, plus marquée encore lorsqu’ils y prennent des responsabilités – dans des commissions ou auprès de la présidence.

12 Pourtant, même lorsqu’ils sacrifient une partie de leur recherche pour se consacrer à la vie parlementaire, les mathématiciens restent marqués par leur origine disciplinaire. Soit qu’ils en jouent, soit qu’elle les affaiblisse, elle reste une donnée essentielle de leur façon d’être parlementaires.

« La science a parlé »

13 Dans une assemblée parlementaire élue au suffrage direct, la principale sinon la seule source de légitimité est celle du mandat confié par les électeurs. Il en résulte une difficulté pour les députés de se prévaloir d’une légitimité académique ou scientifique, qui semble toujours concurrencer la légitimité démocratique. Pourtant, être mathématicien au Parlement, ce n’est pas, ou pas seulement être un parlementaire comme les autres. Ni les mathématiciens eux-mêmes, ni leurs collègues, ni même leurs électeurs n’oublient ce qu’ils sont et la construction de la légitimité de leur présence et de leurs prises de position mêle toujours discours politique classique et recours à la science comme artefact rhétorique ou comme point d’ancrage des prises de positions. Ceci vaut aussi bien pendant les campagnes électorales que lors des débats en séance.

14 On l’a dit, les dispositions institutionnelles italiennes n’encouragent guère les mathématiciens à affronter les urnes et, s’il en va différemment en France, les cas de campagnes électorales menées par des mathématiciens et dont il reste des traces archivistiques sont rares. Mais elles n’en sont que plus intéressantes pour comprendre l’élaboration d’un discours de légitimation. Ce discours s’appuie généralement sur une posture : celle d’un sage au-dessus de la mêlée. Lorsqu’il se présente pour la première fois à la députation en 1910, Paul Painlevé est encore considéré comme un mathématicien à part entière, membre de l’Académie des sciences et professeur de mathématiques générales à l’Université de Paris. Dans son analyse de sa campagne électorale, Anne-Laure Anizan a souligné avec quel soin il s’efforce alors de ne pas être assimilé à un homme de parti mais de se présenter en candidat de la « concentration républicaine », incarnation vivante de la circonscription où il se présente, celle du 5e arrondissement, de son université et de ses grandes écoles10.

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15 En Italie, c’est à Pise, là aussi dans une circonscription marquée par la présence de l’Université, qu’Ulisse Dini fait campagne en 1880 pour entrer à la Chambre. Plus encore que Painlevé, Dini fait alors de sa carrière de mathématicien un argument de campagne, comme en témoigne un tract distribué aux électeurs de la circonscription : À Paris, où se trouve le siège d’une célèbre université dans laquelle enseignaient alors les meilleurs professeurs de France, Ulisse sut bien vite s’assurer l’estime de ces mathématiciens, qui lui donnèrent de nombreux signes d’empressement et d’encouragement. L’illustre Bertrand, membre de l’Académie de France, prit sous sa protection particulière le jeune docteur et présenta lors de deux séances de l’Assemblée suprême quelques mémoires de notre Dini, qui obtinrent l’honneur d’être insérés dans les Actes de l’Académie des Sciences. Dans un de ces mémoires, Dini aplanissait des difficultés jusqu’alors jamais surmontées et se gagnait hors d’Italie le titre de grand scientifique11.

16 Des mathématiciens français utilisés pour vanter les mérites d’un candidat à la députation : cela ne peut sans doute se concevoir hors d’une circonscription où l’université est suffisamment centrale pour que ce type d’échelle de valeur parle aux électeurs. Il convient d’ajouter que cette référence à la France montre l’importance grandissante que prend la mobilité transnationale, à la fois dans la formation académique et dans la construction d’une carrière politique : on entrevoit ici la façon dont une circulation européenne destinée à la formation scientifique peut être réinvestie pour donner une stature parlementaire à un savant.

17 Pour autant, adopter une position d’homme de science au-dessus de la mêlée, passer de la chaire universitaire à la représentation populaire, c’est aussi s’exposer à la critique. On reproche au mathématicien qui s’engage en politique de manquer d’expérience dans ce domaine, de confondre pédagogie universitaire et argumentation politique, ou d’aborder les questions politiques avec la distance, voire la froideur du scientifique. C’est ce dernier argument qui est utilisé par le journal d’opposition Corriere dell’Arno pour s’en prendre à la candidature d’Ulisse Dini : Il prend la Chambre pour une Université où l’on pourrait se contenter d’entreprendre de nouvelles études et le pays pour un cadavre sur lequel on pourrait faire des exercices et des recherches. En un mot, le professeur Dini, qui croit parler une langue ignorée de tous, s’exclame : faciamus experimentum in anima vili. Mais le pays prendra soin de lui répondre comme Grozio, et lui fera comprendre qu’il comprend très bien ce latin-là12.

18 On le voit, l’appartenance aux mathématiques n’est pas univoquement un atout dans le débat électoral. Certes, dans les contextes les plus favorables à l’élection d’universitaires, les accomplissements scientifiques peuvent être convertis en arguments électoraux, mais l’on a tôt fait aussi d’associer le mathématicien au théoricien déconnecté des réalités en traitant les problèmes politiques comme des abstractions.

19 La même tension traverse la construction du statut du savant député ou sénateur à l’intérieur de l’enceinte parlementaire. L’enjeu de construction d’une légitimité pour donner du poids à des prises de position est en réalité assez proche, et il se heurte aux mêmes tentatives de jeter le discrédit sur les acteurs récemment convertis à la politique. Le statut d’homme de science permet cependant à ceux qui l’assument de mettre dans la balance l’autorité associée à leur discipline. Cela va du simple argument d’autorité – le député piémontais Felice Chiò concluant son raisonnement à la Chambre par un péremptoire : « La science, messieurs, a ses droits et ses devoirs, et une société libre ne doit pas les méconnaître. En l’occurrence, la science a parlé »13 – au rappel

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ironique ou plus discret du rapport que les mathématiciens sont censés entretenir à la vérité, qui n’est certes pas le même que celui d’un parlementaire. Paul Painlevé, par exemple, n’est pas moins arrogant en affirmant avec ironie lors de la séance du 3 septembre 1911 : « C’est peut-être un défaut de mathématicien que d’aimer la précision et de dire la vérité ».

20 Et comme pour la campagne électorale de Dini à Pise, c’est le député Bischoffsheim qui n’hésite pas à invoquer les travaux scientifiques de son collègue Charles Laisant pour renforcer un argument – portant, il est vrai, sur les programmes scolaires de mathématiques en se référant à ses travaux de recherche : Nous avons parmi nous M. Laisant, qui est un mathématicien éminent, et qui a écrit un traité des quaternions, ignoré peut-être à Paris, mais connu de toute l’Europe14. 21 Invoquer un statut de mathématicien, c’est plus généralement se placer sous le signe de la science. Cet élargissement permet d’accroître la palette des domaines d’intervention des mathématiciens en ayant en particulier recours à un argument très valorisé dans le milieu politique, celui de la méthode expérimentale. C’est ce que fait Léon Mirman lors d’une séance à la Chambre en 1903, où il entame son discours en se définissant comme un « mathématicien, ayant le respect de l’expérience, même en ces matières sociales » 15.

22 Cette revendication d’un rapport spécifique à la vérité et à la démonstration ne se rencontre pas seulement dans les discours d’autolégitimation des mathématiciens. L’écho qu’elle rencontre chez leurs collègues se mesure au fait que les mêmes arguments sont perceptibles dans les assemblées parlementaires. Léon Périer, député de l’Isère, fait ainsi référence en mai 1911 à Painlevé, « qui fait autorité dans le monde scientifique »16 tandis que Léon Escoffier appuie son argumentation sur une réforme de la justice en 1927 en rappelant la discipline d’Émile Borel et le poids qu’elle donne à sa démonstration : « M. Émile Borel, dans une proposition de loi excellente qu’il a déposée […], démontre – il est mathématicien – qu’il y a économie à ce que le juge soit permanent ».

23 La démonstration n’est certes pas l’apanage du mathématicien et il est plus que fréquent en séance que les députés s’efforcent de démontrer le bien-fondé de leur point de vue. Mais en rappelant le statut de celui qui démontre, Léon Escoffier entend donner à la démonstration politique la valeur de certitude d’une démonstration mathématique.

24 Il serait réducteur de voir dans ce rapport à la démonstration un pur effet de rhétorique, même si la tentation d’en user de la sorte est bien souvent présente. Il rejoint pourtant aussi la posture au-dessus de la mêlée dont on a vu le mathématicien se draper pour ne pas éviter que les querelles partisanes affectent l’universalité de son jugement. Ce point de vue apparaît clairement dans une intervention de Charles Laisant, lors d’un débat sur une éventuelle censure à opposer au ministère Goblet en 1887 : Si on arrive à démontrer et à me convaincre que le passif [de ce ministère] est suffisant pour qu’on prononce condamnation, pour qu’on invite les ministres à quitter le pouvoir et à faire place à d’autres, je m’inclinerai volontiers. Mais je demande qu’on fasse cette démonstration, et qu’on n’arrive pas au but que j’indiquais tout à l’heure par une voie oblique et détournée, au milieu de la confusion et du gâchis17.

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« Ici, il n’y a pas de professeurs »

25 Le glissement rhétorique qui va de la démonstration de la vérité mathématique à l’argumentation politique peut faire mouche. Mais il peut aussi agacer, parce qu’il revient à mettre en cause un principe démocratique essentiel des assemblées parlementaires qui veut qu’un avis ou qu’une voix ne vaille pas plus qu’un autre. Reconnaître qu’une démonstration a plus de valeur parce qu’elle vient de quelqu’un dont la légitimité se fonde sur un savoir académique externe, c’est concurrencer le principe démocratique par un principe capacitaire, ce qui est déjà problématique dans une chambre haute comme le Sénat italien, mais peut apparaître carrément inacceptable à la Chambre basse. Cette tension ressort par exemple du dialogue aigre- doux entre Ulisse Dini et le président de la Chambre italienne en 1884 : DINI – Nous, professeurs, nous ne pouvons plus aujourd’hui rester impassibles face à cela ; nous avons le devoir, puisque nous sommes dans cette Chambre, de déclarer publiquement que nous ne voulons pas que la culture intellectuelle soit ainsi rabaissée. PRÉSIDENT – Naturellement, vous dites cela comme député ? DINI – Je dis cela comme député et comme homme de science. PRÉSIDENT – Ici, il n’y a pas de professeurs. DINI – Mais nous sommes aussi des hommes de science et on ne peut distinguer ces deux qualités. PRÉSIDENT – Je n’admets ici que les députés ; vous êtes ce que vous êtes, mais ici, vous n’êtes qu’un député18.

26 Revendiquer une prééminence de voix sous prétexte des titres scientifiques dont on dispose semble aller à l’encontre de l’égalité entre collègues qui doit prévaloir au Parlement, et c’est le président de séance lui-même qui interrompt l’orateur pour lui rappeler cette règle. Libre à Dini de faire campagne sur ses mérites scientifiques, ceux- ci ne lui donneront aucun privilège dans le débat parlementaire.

27 Dans le même temps, pourtant, l’usage rhétorique du statut de mathématicien est à double tranchant et on n’hésite pas à retourner contre les mathématiciens leurs propres titres en mettant en avant les limites supposées de leur appréhension des questions politiques. Cela consiste souvent à souligner le décalage entre la méthode déductive du mathématicien et la celle de l’homme politique. C’est ainsi que Charles Mirman, normalien agrégé de mathématiques, se fait attaquer en 1900 par son collègue Eugène Motte, qui lui reproche la rigidité de son raisonnement et fait valoir qu’il ferait mieux de s’inspirer du doute philosophique que des certitudes mathématiques pour faire de la politique19. Plus généralement, on joue facilement pour disqualifier un mathématicien de son goût supposé pour le pinaillage et pour des équations complexes très éloignées des réalités. Ainsi, Louis Marin, qui reproche à Émile Borel son faible empressement à soutenir la cause de l’instruction féminine, souligne que « pour résister maintenant au grand courant qui conduit à la reconnaissance des droits politiques des femmes […], il faut toute l’ingéniosité d’un mathématicien comme lui (sourires) pour trouver comme argument du dernier carré, des formules et des solutions que personne, d’ailleurs, ne pourra accepter »20. De même, le ministre Bacelli s’en prenait quelques années plus tôt à Francesco Brioschi en faisant discrètement référence à son origine disciplinaire, pour tourner en dérision ses objections sur le budget de l’hôpital qu’il est sur le point de fonder à Rome :

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L’honorable sénateur Brioschi, avec toute la pénétration de son talent mathématique, aurait sans doute voulu que je réduise le centre hospitalier à une formule mathématique. Ceci était, je dois à la vérité de le dire, au-dessus de mes forces. Il a dit qu’il comprendrait mieux le projet quand on lui dirait combien de chambres, combien de lits, combien de malades et combien de médecins il faudrait pour le construire21.

28 Cette image du mathématicien épris d’abstraction et loin des réalités peut être poussée jusqu’à l’accuser d’enfouir volontairement la réalité sous les équations pour dissimuler ses échecs ou ses intérêts. Après la démission d’Alexandre Ribot, éphémère ministre des Affaires étrangères, de son gouvernement à peine moins éphémère, Paul Painlevé est pris à partie à la Chambre par Charles-Benoist, lui-même universitaire, mais historien, qui devine une manœuvre en sous-main du président du Conseil et s’étonne du procédé employé pour écarter Ribot : Pour faire tomber un portefeuille on a fait semblant de s’en faire rendre vingt-neuf. Il doit y avoir de l’algèbre là-dedans ! une de ces opérations où, lorsqu’on a bien enfermé des parenthèses les unes dans les autres, il ne reste rien à la dernière22.

29 L’argument est lui-même passablement embrouillé, mais le but en est atteint. Painlevé, que Charles-Benoist présente dès la phrase suivante comme « un éminent universitaire », apparaît comme l’auteur d’une mystification dont les arcanes ne sont accessibles qu’aux initiés mais dont les intentions sont suspectes.

« Laissons les mathématiques tranquilles »

30 Une manière pour les mathématiciens de donner des gages de politisation et de ne pas se laisser enfermer dans ce statut de savants lunaires, c’est de prendre les devants en dénonçant d’eux-mêmes les excès de l’abstraction, voire en les prêtant aux autres. C’est ce que fait habilement Émile Borel lors d’un débat avec Vincent Auriol de 1926 : Je ne méconnais pas la vérité théorique [de l’argument de Vincent Auriol]. Mais en cette matière, on ne peut s’en tenir aux raisonnements théoriques et absolus qui sont l’apanage et le privilège des sciences exactes. Je crains que nos collègues ne raisonnent trop en mathématiciens23.

31 Dans le même esprit, Paul Painlevé se révèle plus percutant encore en lançant à son collègue James Hennessy qui croit bon de le renvoyer à son statut de mathématicien : « Laissons les mathématiques tranquilles là où le bon sens suffit » 24. C’est en prenant de la distance avec son statut d’origine, et en tout cas en refusant de s’y laisser enfermer, qu’un mathématicien peut s’affirmer comme un homme politique à part entière. Pour autant, cette origine ne disparaît jamais complètement, ou alors c’est au prix d’un renoncement complet à la science.

32 Les universitaires qui entrent au Parlement possèdent bien souvent des spécialités directement utiles au travail législatif : les économistes disposent de compétences utiles à l’élaboration des budgets, les juristes paraissent particulièrement bien placés pour réformer les lois qu’ils ont étudiées dans leurs travaux universitaires. Même les professeurs de littérature, dont les compétences rhétoriques sont prisées, ou les historiens qui peuvent contribuer à la réflexion sur la politique mémorielle, possèdent des compétences bien identifiées qui mettent leur activité parlementaire dans la continuité de leurs recherches scientifiques. La chose est plus complexe à identifier pour des mathématiciens, dont les recherches souvent abstraites rendent l’expertise

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assez difficile à cerner. Certes, on se plaît à s’appuyer sur eux pour résoudre ou pour valider des problèmes arithmétiques : tel rapporteur de la commission des finances « remercie le mathématicien qu’est M. Émile Borel » d’avoir ponctuellement rectifié le calcul de son budget25. Mais ce type de référence relève davantage de l’effet de rhétorique que du recours à une compétence.

33 Pourtant, l’étude quantifiée des domaines d’intervention des mathématiciens permet de dégager des sujets sur lesquels ils sont plus à l’aise ou plus reconnus26. Elle permet de révéler que les mathématiciens s’expriment prioritairement sur trois grands sujets : l’économie, l’éducation et les questions d’aménagement et de travaux publics. D’autres thèmes, comme la justice ou les relations internationales, leur restent très largement étrangers. La forte participation des mathématiciens aux débats sur les travaux publics tient à une spécificité française et italienne qui veut que de nombreux mathématiciens aient également reçu une formation poussée d’ingénieurs. La chose est bien connue pour les polytechniciens en France, mais une institution comme l’Istituto tecnico superiore de Milan, dirigé par le très influent mathématicien Francesco Brioschi, joue un rôle analogue et les mathématiciens sont nombreux à prendre en charge la constitution d’un réseau d’écoles polytechniques régionales destinées à former les ingénieurs du Royaume. Pour ce qui est de la place qu’occupe l’enseignement dans les interventions de mathématiciens parlementaires, elle se retrouverait sans doute chez la plupart des députés et sénateurs universitaires, fondant leur expertise sur leur pratique d’enseignants plus que sur les spécificités de leur discipline. Quant à l’économie, même très peu mathématisée avant le début du XXe siècle, elle conduit à manipuler des données chiffrées dont les mathématiciens sont, à tort ou à raison, considérés comme experts. Ainsi Jean-Baptiste Canavelli ironise-t-il au cours d’un débat budgétaire de 1926 : C’est une question de calcul très compliqué. Je préfère être de l’avis du savant mathématicien qu’est M. le ministre de la guerre, plutôt que de celui de l’éminent financier qu’est M. le ministre des finances. (sourires)27.

34 Cette spécialisation qui se dégage de l’analyse collective de la contribution permet également de mesurer le degré de politisation des mathématiciens parlementaires, et de définir les séquences d’une carrière-type que tous sont loin de mener à son terme : bien souvent, la carrière commence par une nomination, ou même par une élection, qui est d’abord perçue comme un aboutissement symbolique d’une carrière d’universitaire devenu notable. On porte le titre de sénateur comme celui de professeur ou d’Académicien, sans que cela suppose d’avoir une véritable activité politique. Certains sénateurs se contentent de ce titre et n’interviennent jamais en séance. Mais d’autres sont rapidement sollicités dans leurs domaines d’expertise pour contribuer au débat parlementaire. Cette expertise peut être cantonnée aux domaines sur lesquels l’ensemble de la communauté mathématique est considérée comme compétente – Luigi Cremona est ainsi reconnu comme l’un des meilleurs spécialistes des questions universitaires, Francesco Brioschi est reconnu pour ses compétences sur les questions ferroviaires. Mais selon les profils il arrive aussi que des domaines d’expertise personnels se dégagent : c’est le cas par exemple de Paul Painlevé dont la présence aux côtés des pionniers de l’aviation dès 1909 a fait un expert reconnu dans les questions d’aéronautique et de défense. Enfin, au-delà de ce statut d’expert, certains poussent le processus jusqu’à s’assimiler complètement au milieu parlementaire en élargissant leurs domaines d’interventions à toutes les questions évoquées en séance. Cela suppose un investissement intellectuel et temporel qui fait que la plupart de ceux qui

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franchissent le pas ont toutes les peines du monde à demeurer des mathématiciens. Non seulement le temps leur manque, mais leur communauté scientifique d’origine tend à les traiter comme des renégats. Des hommes politiques importants comme Luigi Federico Menabrea en Italie ou Paul Painlevé en France, tous deux formés comme mathématiciens, perdent ce statut aux yeux de leurs confrères scientifiques au fur et à mesure qu’ils acquièrent celui d’hommes politiques à part entière pour leurs collègues parlementaires. Cela ne les empêche pas de revendiquer ponctuellement leur origine scientifique pour prendre de la hauteur, mais cette posture n’est guère prise au sérieux du côté des savants : au-delà d’un certain seuil de politisation, le mathématicien parlementaire n’est plus un mathématicien.

35 La double appartenance au milieu scientifique et au monde parlementaire peut donc être transformée en atout par les mathématiciens qui savent user de l’image de sérieux, de rigueur et parfois d’expertise qui est associée à leur discipline. Mais outre que ces qualités peuvent être contestées voire retournées contre les mathématiciens par leurs adversaires politiques, elles imposent aussi à ceux qui s’en réclament une certaine réserve sur les sujets les plus politiques. D’autre part, la difficulté à combiner deux activités si chronophages et si différentes exige de chercher un équilibre toujours précaire : certains reviennent à la science, d’autres l’abandonnent. De ce point de vue, la comparaison entre l’Italie, dont les dispositions constitutionnelles facilitent l’accès au Parlement à des mathématiciens qui conservent de la disponibilité pour leurs recherches, et la France qui fait de la légitimité démocratique le seul fondement de l’entrée au Sénat, paraît éclairante pour réfléchir plus généralement à la place des savants dans la vie politique.

NOTES

1. Sur cette école et la place qu’y occupe Luigi Cremona, voir Aldo Brigaglia, « The Creation and the Persistence of National Schools : The Case of Italian Algebraic Geometry », dans Umberto Bottazzini et Amy Dahan-Dalmedico (dir.), Changing Images in Mathematics, Londres, Routledge, 2001, p. 187-206. 2. Paola Cantù, Giuseppe Veronese e i fondamenti della geometria, Milan, Unicopli, 1999. 3. Umberto Bottazzini, « La Scuola matematica pisana (1860-1960) », Annali di Storia delle Università italiane, no 14, 2010, p. 151-163. 4. Jérôme Auvinet, Charles-Ange Laisant. Itinéraires et engagements d’un mathématicien, d’un siècle à l’autre (1841-1920), thèse de doctorat inédite sous la direction d’Évelyne Barbin, Université de Nantes, 2011. 5. Vincent Duclert, L’usage des savoirs : l’engagement des savants dans l’affaire Dreyfus (1894-1906), thèse de doctorat sous la direction de Dominique Kalifa, Université de Paris-1, 2009. 6. Les enjeux méthodologiques entourant la numérisation des actes parlementaires ont particulièrement été évoqués au cours d’un colloque organisé par l’association européenne d’histoire parlementaire du 12 au 14 juin 2014 dans les universités d’Helsinki et de Jyväskylä sur le thème « Parliaments and Methodology : Anthropological, Discourse-Oriented and Digital Approaches to Parliamentary History ».

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7. Sur Paul Painlevé et sa carrière politique, voir Anne-Laure Anizan, Paul Painlevé. Science et politique de la Belle-Époque aux années trente, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012. 8. « Ma quanto a questi ultimi [i professori ordinari delle Università] è dubbio (per lo meno) se giovi al prestigio delle loro funzioni la facoltà di mescolarsi nelle lotte elettorale parlamentari, mentre lo Statuto già provvide a non privare del loro sapiente concorso 1’opera legislativa, col chiamarli in sensibile numero nel Senato ; sul quale argomento si può osservare che lo stesso corpo elettorale sa trovare la giusta linea eleggendone pochi […] ». Francesco Racioppi et Ignazio Brunelli, Commento allo Statuto del Regno, Turin, Unione tipografico-editrice, 1909, vol. 2, p. 468-469. 9. Voir en particulier la bonne synthèse de Rossana Tazzioli, « I matematici tra scienza, politica e istituzioni », dans Francesco Cassata et Claudio Pogliano (dir.), Storia d’Italia. Annali 26 : Scienze e cultura dell’Italia unita, Turin, Einaudi, 2011, p. 385-415. 10. Anne-Laure Anizan, Paul Painlevé…, op. cit. 11. « In [Parigi], sede in una celebre Università nella quale insegnavano allora i più bravi professori della Francia, il nostro Ulisse seppe presto guadagnarsi la stima di quei matematici, che lo fecero segno delle loro premure e dei loro incoraggiamento. L’illustre Bertrand, membro dell’Accademia di Francia, prese sotto la sua speciale protezione il giovane dottore e presentò in due Sedute del supremo Consesso alcune memorie del nostro Dini che ottennero l’onore di essere inseriti negli Atti dell’Accademia di Francia. Con una di queste memorie, il Dini appianava certe difficoltà sino allora da nessuno superate, e si guadagnava fuori d’Italia il nome di valente scienziato. » Tract électoral d’Ulisse Dini signé « un elettore », conservé avec les lettres d’Ulisse Dini à Vito Volterra, Rome, Académie des Lincei, Archivio Volterra. 12. « Egli crede che la Camera sia una Università, in cui si recherebbe a intraprendere nuovi studi, e che il paese sia un cadavere sul quale posson farsi esercizi e studi. In una parola il professor Dini, credendo di parlare una lingua ignota, esclama: faciamus experimentum in anima vili; ma stia si curo che il paese gli risponderà come Grozio, e gli farà capire che questo latino l’ intende. » Corriere dell’Arno. Giornale politico amministrativo, VIII, 22, 12 mai 1880. 13. « La scienza, o signori, ha i suoi diritti ed i suoi doveri, ed una società libera non deve disconoscerli. Presentemente la scienza ha parlato. » Discours de Felice Chiòà la Chambre des députés, 2 avril 1850, Atti parlamentari. Discussioni della camera dei deputati (désormais APDC), session de 1849-1850, t. 2, p. 1306. 14. Discours de Raphaël-Louis Bischoffsheim à la Chambre, Journal officiel de la République française. Débats parlementaires (désormais JORF), 3 décembre 1882, p. 1839. 15. Discours de Léon Mirman à la Chambre, JORF, 27 mai 1903, p. 1747. 16. Discours de Léon Perrier à la Chambre, 16 février 1911, p. 726. 17. Discours de Charles Laisant à la Chambre, JORF, 30 mars 1887, p. 884. 18. « DINI – Ora noi professori non possiamo restarcene impassibili di fonte a questo; noi abbiamo il dovere, essendo in questa Camera, di dichiarare pubblicamente che non vogliamo che la coltura intellettuale si abbasso così. PRESIDENTE – Naturalmente dice questo come deputato. DINI – Dico questo come deputato, e come uomo di scienza. PRESIDENTE – Ma qui non ci sono professori. DINI – Ma siamo anche uomini di scienze e come si fa a distinguere le due qualità. PRESIDENTE – Io qui non ammetto che deputati ; Ella è quello che è, ma qui non è che un deputato. » Dialogue entre Ulisse Dini et le président de la Chambre des députés, 16 février 1884, APDC, session 1882-1886, tome 7, p. 6136. 19. Discours d’Eugène Motte à la Chambre, JORF, 22 juin 1900, p. 1598. 20. Discours de Louis Marin à la Chambre, JORF, 31 mars 1925, p. 1958. 21. « L’onorevole senatore Brioschicon l’acutezza del suo ingegno matematico avrebbe forse voluto che io avessi ridotto ad una formula matematica il policlinico. Questo per me, dico la verità, era al disopra delle forze mie.

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Egli ha detto che intenderebbe allora il policlinico quando si dicesse quante camere, quanti letti, quanti infermi, quanti medici occorrono per costituirlo. » au Sénat, 12 mai 1881, Atti parlamentari. Discussioni del Senato (désormais APDS), session 1880-1882, t. 3, p. 1496. 22. Discours de Charles-Benoît à la Chambre, JORF, 25 octobre 1917, p. 2786. 23. Discours d’Émile Borel à la Chambre, JORF, 2 février 1926, p. 433. 24. Discours de Paul Painlevé à la Chambre, JORF, 24 février 1911, p. 941. 25. Discours du rapporteur de la Commission des Finances, JORF, 5 mars 1926, p. 1235. 26. Sur la méthode et ses résultats, nous nous permettons de renvoyer à notre thèse, Le mathématicien et le politique. Les mathématiciens italiens dans la vie politique de 1839 à la veille de la Grande Guerre, soutenue à l’École pratique des hautes études en 2015 sous la direction de Gilles Pécout et Ilaria Porciani. Une présentation partielle peut également en être trouvée dans Antonin Durand, « Matematici parlamentari : uno sguardo alla politicizzazione di un’ élite », dans Luigi Pepe (dir.), Matematica europea e Risorgimento italiano, Bologne, CLUEB, 2012, p. 125-136. 27. Discours de Jean-Baptiste Canavelli à la Chambre, JORF, 27 novembre 1926, p. 3805.

RÉSUMÉS

Dès 1848 et l’irruption du Parlement comme acteur politique important un peu partout en Europe, des savants, et en particulier des mathématiciens, se sont engagés dans la vie parlementaire, avec l’ambition de porter sur le travail législatif un regard spécifique. Cet article s’attache à cerner cette spécificité en comparant les cas français et italien : comment combiner activité parlementaire et recherche scientifique ? Comment se construire une légitimité parlementaire lorsqu’on n’a aucune expérience politique ? Et de quelle expertise bénéficient les mathématiciens ?

As early as 1848, with the irruption of Parliament as a major political force everywhere in Europe, some scientists, in particular mathematicians, became involved in parliamentary life with the ambition of bringing an original approach to legislative work. This paper tries to define this specificity by comparing French and Italian cases: how could parliamentary work and scientific research be combined? How could people with no political experience build up their legitimacy in Parliament? What kind of expertise did mathematicians benefit from?

INDEX

Keywords : Parliament, scientists, mathematicians, France, Italy Mots-clés : Parlement, scientifiques, mathématiciens, France, Italie

AUTEUR

ANTONIN DURAND Normalien, agrégé et docteur en histoire, est actuellement ATER au département d’histoire de l’École normale supérieure de Paris. Il est l’auteur de La quadrature du cercle. Les mathématiciens

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italiens et la vie parlementaire. 1848-1913 (Paris, Éditions rue d’Ulm, 2018) et de plusieurs articles sur l’histoire des élites européennes et de leurs mobilités.

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Dossier : « Au chevet de l’Orient épidémique », XVIIIe-XXe siècles. Circulations de savoirs scientifiques, représentations culturelles et enjeux géopolitiques

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Introduction

Benoît Pouget

1 L’historiographie française et internationale – surtout à partir des travaux de Jean-Noël Biraben, de Mario M. Cipolla, de Françoise Hildesheimer, de Nancy Gallagher, ou de Daniel Panzac, eux-mêmes prolongés notamment par Anne-Marie Moulin, Sylvia Chiffoleau ou encore Salvatore Speziale et Bulmus Birsen pour ne citer qu’eux – s’est beaucoup intéressée aux questions épidémiques, en particulier celles touchant la Méditerranée et le monde musulman1. Leurs travaux couvrent de vastes champs de réflexion. Leurs approches, au point de départ desquelles se retrouve souvent l’étude des réactions sociales aux épidémies, cherchent à combiner les politiques de santé publique nationales ou internationales à leurs conséquences démographiques, économiques et géopolitiques.

2 Au-delà de ces champs d’études d’une historiographie devenue aujourd’hui classique, la réflexion à propos de la rencontre entre la médecine occidentale et les épidémies en Orient est loin d’être épuisée et poursuit son renouvellement.

3 Les questions soulevées par exemple par les échanges de savoirs médicaux et scientifiques et leurs applications pratiques concernant les maladies épidémiques méritent une attention réitérée. De même, l’appel à des sources militaires et diplomatiques permet de compléter une historiographie jusqu’alors très centrée sur des archives et des problématiques civiles.

4 Ce dossier propose dans une perspective de temps long (XVIIIe-XXe siècle) d’étudier la rencontre entre une médecine occidentale en pleine (r)évolution et un Orient régulièrement soumis aux raids de la peste, du choléra ou de la grippe. Il s’agit de montrer en quoi la confrontation aux épidémies opère comme le révélateur des échanges, des représentations mais aussi des enjeux diplomatiques et politiques qui connectent Orient et Occident. Il s’agit de déconstruire l’idée d’un « choc de civilisation sanitaire et médicale » entre les deux rives de la Méditerranée et de souligner la densité et la pluralité des échanges dans un espace sanitaire international, qui s’il n’ignore pas les rapports de force et les tensions impérialistes, est finalement plus co-construit que seulement imposé2.

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5 En confrontant des traditions historiographiques riches, en proposant des analyses qui reposent sur l’examen des dynamiques circulatoires, en s’appuyant sur une documentation variée, en croisant les problématiques médicales, géostratégiques et anthropologiques, il est question de proposer dans ce dossier une large réflexion sur « L’Occident et sa médecine au chevet de l’Orient épidémique ». Si « l’épidémie est une circulation mauvaise, pernicieuse, mortifère », elle est aussi un lien jeté au-delà des mers entre les nations et leurs populations, qui plus que la mer ont les microbes en partage3.

6 Patrice Bourdelais, dans Les épidémies terrassées, ainsi que dans un article fondateur « L’épidémie créatrice de frontière », a contribué à synthétiser la nécessité d’articuler dans l’étude des épidémies les problématiques sociales, politiques, géopolitiques et géostratégiques tout en les élargissant : On peut s’interroger sur la manière dont les sociétés ont consolidé d’anciennes frontières, ou en ont créé de nouvelles afin de se protéger des épidémies. Ces frontières que l’on pense d’abord à la périphérie des États peuvent aussi s’établir, pour un temps sur le pourtour d’une ville ou d’une région, et changer de nature, car elles n’organisent plus les échanges, mais doivent les interdire […]. Les dispositifs territoriaux liés à la volonté de contenir les épidémies ont aussi bien concerné les relations internationales […] que l’intérieur des villes […]. La frontière a aussi représenté […] un front pionnier de civilisation4.

7 Les contributions du présent dossier prennent alors place sur cette ligne de crête épidémique entre Orient et Occident. Elles interrogent d’abord les épidémies comme agent de liaison entre le port de Marseille et les Échelles du Levant à l’occasion de la peste de 1720-1722. La prise en charge des morts et les mesures de salubrité urbaines sont particulièrement mises en valeur par Stefan Tzortis et Michel Signoli. Si l’Occident semble au XVIIIe siècle unilatéralement mis en danger par des épidémies venues de l’Est, Salvatore Speziale démontre que les échanges sont intenses entre les deux rives de la Méditerranée. Les médecins européens se font auprès des autorités politiques et médicales de l’Afrique méditerranéenne les médiateurs des idées occidentales quant à la nature des maladies épidémiques. Ils sont également les promoteurs zélés de la mise en œuvre des dispositifs quarantenaires. Dominique Chevé nous invite à un voyage dans cette espace du risque épidémique qu’est l’Orient à travers le regard de trois peintres français, David, Gros et Géricault. Leurs œuvres sont signifiantes du rapport anthropologique des Européens aux maladies contagieuses autant qu’elles mettent en lumière la dialectique de fascination-répulsion qui préside au regard qu’ils portent sur ces terres d’outre-Méditerranée à l’articulation du XVIIIe et du XIXe siècle. Au XIXe siècle, l’orient et ses épidémies – en particulier de choléra – sont un terrain d’apprentissage et d’observation exceptionnel pour les médecins de la Marine française. Ils viennent éprouver hic et nunc les savoirs médicaux, appris des maîtres parisiens et montpelliérains. Leur affirmation péremptoire d’une supériorité de la science médicale est nuancée par leur attention aux solutions thérapeutiques venues des traditions empiriques orientales. Ils dessinent en creux un autre rapport à l’Orient. Si les préjugés demeurent, la relation est moins déséquilibrée qu’Edward Saïd a pu le décrire5. Depuis l’Occident, l’Orient est perçu comme un ailleurs épidémique. La peste y est endémique bientôt relayée par le choléra. Dans le monde musulman même, les épidémies sont un enjeu considérable pour les autorités politiques et sanitaires. Au début du XXe siècle, Philippe Bourmaud montre comment l’épidémie de choléra de 1911 au Levant est un défi pour des autorités turques qui peinent à maintenir arrimées à l’empire des

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provinces marginalisées. En l’espèce, la justification de la perpétuation de la domination turque sur le Levant implique la capacité de l’administration ottomane à préserver la sécurité sanitaire des populations. En 1945 en Grèce, dans le contexte d’un pays meurtri par la seconde guerre mondiale et désormais pris dans les spirales conjuguées de la guerre froide et d’une guerre civile, l’administration sanitaire nationale se voit suppléer par la communauté internationale, en l’occurrence le programme antimalarien de l’UNRRA (United Nations Relief and Rehabilitation Administration), afin d’assurer la sécurité sanitaire des populations. Ce programme, s’il est un agent de diffusion de la médecine occidentale auprès des Grecs, est également l’instrument de l’influence occidentale sur un espace disputé entre les deux grands blocs. Le contexte de guerre froide est également celui qui mobilise l’engagement des mercenaires français du Yémen aux Comores entre 1963 et 1989. Dans son article Walter Bruyère-Ostells revient sur les fonctions sanitaires et médicales assurées par les « Affreux » auprès de populations locales qu’il s’agit avant tout d’amadouer.

8 En présentant une réflexion diachronique, en associant autour d’une même problématique des configurations historiques qui de prime abord peuvent sembler éloignées les unes des autres, le présent dossier contribue à envisager les relations entre l’Occident et l’Orient dans la complexité de leurs échanges plutôt que dans une confrontation civilisationnelle répondant à des déterminismes géographiques, anthropologiques, religieux, ou culturels.

9 L’élaboration et la publication de ce dossier ont pu bénéficier du soutien financier du GIS Moyen-Orient et mondes musulmans et du Centre d’analyse, de prévision et de stratégie (CAPS) du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères. Nos remerciements vont en particulier à Catherine Mayeur-Jaouen, professeur d’histoire de l’islam moderne et contemporain à Paris Sorbonne Université. Cette publication, accueillie par les Cahiers de la Méditerranée fait suite à un atelier présenté lors du premier congrès du GIS Moyen-Orient et Mondes Musulmans au début du mois de juillet 2015 à l’INALCO. Nos derniers remerciements sont adressés au professeur Jean-Paul Pellegrinetti et à toute l’équipe des Cahiers de la Méditerranée.

NOTES

1. Jean-Noël Biraben, Les hommes et la peste en France et dans les pays européens et méditerranéens, Paris-La Haye, Mouton, EHESS, 1975-1976, 2 vol. ; Carlo Mario Cipolla, Contro un enemico invisibile. Epidemie e strutture sanitarie nell’Italia del Rinascimento, Bologne, Il Mulino, 1986 ; Françoise Hildesheimer, Le bureau de la Santé de Marseille sous l’Ancien Régime : le renfermement de la contagion, Marseille, Fédération historique de Provence, 1980 ; Nancy Elizabeth Gallagher, Egypt’sother wars : epidemics and the politics of public health, New York, Syracuse University Press, 1990 ; Daniel Panzac, La peste dans l’Empire ottoman (1700-1850), Louvain, Éditions Peeters, 1985 ; Anne-Marie Moulin, Le médecin du Prince. Voyage à travers les cultures, Paris, Odile Jacob, 2010 ; Sylvia Chiffoleau, Genèse de la santé publique internationale. De la peste d’Orient à l’OMS, Rennes, Presses

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universitaires de Rennes, 2012 ; Salvatore Speziale, Il contagio del contagio. Circolazioni di saperitra Africa ed Europa dalla Pestenera all’AIDS, Reggio Calabria, Città del Sole Edizioni, 2016 ; Birsen Bulmus, Plague, Quarantines and Geopolitics in the , Edimbourg, Edinburgh University Press, 2012. 2. Bulmus Birsen, Plague…, op. cit. 3. Dominique Cheve et Michel Signoli, « Les corps de la contagion. Corps atteints, corps souffrants, corps inquiétants, corps exclus ? », Corps, n° 5, 2008, p. 11-14. 4. Patrice Bourdelais, Les épidémies terrassées, Paris, La Martinière, 2003 ; « L’épidémie créatrice de frontières », Les Cahiers du Centre de Recherche historique, no 42, 2008, p. 149-176. 5. Edward Saïd, L’orientalisme, Paris, Le Seuil, 1980.

AUTEUR

BENOÎT POUGET Dr Benoît Pouget est docteur en Histoire contemporaine (IEP d’Aix-en Provence- Aix-Marseille Université) et professeur agrégé. Membre de l’UMR 7268 ADES. Anthropologie bioculturelle, Droit, Éthique santé, Aix Marseille Univ, CNRS, EFS, ADES, Marseille, France.

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La peste à Marseille et dans le sud- est de la France en 1720-1722 : les épidémies d’Orient de retour en Europe

Michel Signoli et Stéfan Tzortzis

Introduction

1 Dans l’imaginaire commun, la peste personnifie encore, sans doute plus que toute autre maladie, la mort de masse par excellence. Cette terrible réputation, loin d’être usurpée, se nourrit des assauts meurtriers que le « fléau » infligea des siècles durant aux sociétés humaines. La maladie toucha notamment l’Europe et le bassin méditerranéen, où elle causa des épidémies récurrentes durant une grande partie du Moyen-Âge et de l’époque moderne. Pour ne s’en tenir qu’au royaume de France, les travaux de Jean-Noël Biraben ont permis de mettre en évidence, entre 1347 et 1536, pas moins de vingt-quatre flambées de peste d’intensités variées, ce qui représente, en moyenne, une crise tous les huit ans. Puis, entre 1536 et 1670, le rythme des épidémies se relâcha quelque peu dans la mesure où, avec douze nouvelles poussées, l’intervalle entre deux crises s’allongea pour atteindre onze années environ1. Passé le second tiers du XVIIe siècle, la maladie semblait s’être durablement éloignée, mais c’était sans compter sur sa brusque réapparition, tardive et violente, dans le sud-est du pays, entre 1720 et 1722.

2 Cet épisode tragique, l’un sinon le dernier de la seconde pandémie pesteuse en Europe (XIVe-XVIIIe siècle), est demeuré célèbre dans la mémoire collective, souvent sous l’appellation de « Grande Peste de Marseille ». De fait, si la cité phocéenne fut loin d’être la seule à en subir les affres, c’est néanmoins elle qui fut affectée la première et c’est à partir d’elle que la maladie se diffusa dans une partie de la Provence et du Languedoc. L’abondante littérature que cette épidémie a inspirée, avec notamment les témoignages publiés émanant de contemporains, membres du corps médical, comme Jean-Baptiste Bertrand pour Marseille ou Jean-Baptiste Goiffon pour le Gévaudan et les

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diverses pièces administratives conservées, nous permettent d’en retracer la chronique2.

3 La longue tradition à la fois maritime et commerciale de Marseille en a fait une victime, plus ou moins affectée selon les époques, des trois pandémies historiques de peste, entre le haut Moyen-Âge (« peste justinienne », VIe-VIIIe siècle) et le premier quart du XXe siècle où des cas et même des poussées, certes modestes et assez rapidement circonscrites, sont encore ponctuellement notés dans la ville3. La récurrence de ce risque majeur, en prise directe avec le principal moteur économique de la cité, explique qu’à l’instar des grands ports de Méditerranée, Marseille se soit progressivement dotée d’institutions de prévention pérennes, essentiellement depuis le début de l’époque moderne et qui s’avèrent relativement efficaces à compter de la seconde moitié du XVIIe siècle. Encore ignorante de la nature exacte du mal et des moyens thérapeutiques pour s’en débarrasser, Marseille, en ce début du XVIIIe siècle, n’est donc pas pour autant entièrement démunie contre ce danger. L’expérience des échanges lui en a fait saisir la provenance et le cheminement potentiels. Elle l’a incitée à mettre en fonctionnement des protocoles assez stricts pour s’en tenir à distance ou le confiner. Dans un tel contexte, l’épidémie ravageuse de 1720-1722 semble ainsi au premier abord insolite, du moins quelque peu anachronique, même si certaines vicissitudes peuvent bien entendu être pointées pour expliquer sa propagation.

Trafic maritime et organisation sanitaire : l’un ne va pas sans l’autre

4 À la veille de l’épidémie, Marseille est la deuxième ou la troisième ville du royaume de France par le nombre de ses habitants4. Elle est économiquement très prospère. C’est l’un des plus grands ports de la Méditerranée, le premier du royaume de France et sa place dans les échanges commerciaux maritimes avec l’Empire ottoman, en l’occurrence le « Levant » (Proche-Orient) et la « Barbarie » (Afrique du Nord) est hégémonique, quoique sous la surveillance du pouvoir central. La politique menée par Louis XIV et Colbert vis-à-vis de Marseille, à partir de 1660, associe en effet à la fois actions visant à la soumission à l’autorité royale et grands projets urbains et économiques pour la cité portuaire. C’est l’époque de son extension significative vers l’Est et le Sud avec l’édification de son nouveau rempart. C’est aussi celle qui la voit devenir port franc avec l’édit de 1669 et obtenir une position de monopole sur les marchandises du Levant avec celui de 16855. L’intensité du négoce avec ces régions où la peste sévit alors à l’état endémique et l’ouverture progressive à de nouvelles voies maritimes d’échanges (Atlantique) a contraint au fil du temps la cité phocéenne à se doter de moyens pour se prémunir des « contagions »6. La pièce centrale du dispositif, c’est le lazaret (infirmeries), établissement où cargaisons et passagers effectuent la quarantaine. Les lazarets se sont en effet développés durant l’époque moderne dans les principaux ports européens de Méditerranée. Ils constituent un véritable réseau7. Des arrêts du Parlement de Paris (10 janvier et 7 mai 1622) instaurent un monopole sanitaire en faveur de Marseille et de Toulon, seules places habilitées à recevoir en quarantaine les bâtiments en provenance de Barbarie et du Levant. Une tradition, qui n’est cependant fondée sur aucun document précis, fait remonter le premier lazaret de Marseille à 1477 8. En 1526, le conseil de la ville décide d’implanter un lazaret près de l’anse de l’Ourse, en limite nord de la ville. Au cours de ce même siècle, l’établissement

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est déplacé au sud de la rade de Marseille (actuel quartier des Catalans / Saint- Lambert). Il y demeure jusqu’au milieu du XVIIe siècle et l’on peut constater que bon nombre de plans anciens de la ville y figurent encore l’emplacement des « vieilles infirmeries ». Face à l’extension de l’un des ouvrages défensif de l’entrée du port (Fort Saint-Nicolas), il est à nouveau déplacé, à partir de 1663, et s’implante alors bien au- delà de la nouvelle enceinte nord de la ville, près de l’anse d’Arenc.

5 Les mesures sanitaires préventives deviennent permanentes, avec pour les faire appliquer une administration, les « intendants de santé », désignés annuellement par les autorités municipales, parmi les négociants de la ville9. La prévention sanitaire s’organise en fait autour de trois pôles : la « Consigne » sur le port (bâtiments fondés en 1719 et toujours bien visibles de nos jours), qui est le siège administratif du « bureau de santé », les « nouvelles infirmeries » ou lazaret d’Arenc, enceint et divisé en grands enclos pour la quarantaine des personnes et des marchandises (entièrement rasé après 1860 et la construction des nouveaux port et quartier de la Joliette) et enfin le port de Pomègue, l’une des deux îles de l’archipel du Frioul, à quelques encablures de la cité portuaire, où les navires restent à distance, leurs cargaisons et leurs passagers étant conduits par chaloupes jusqu’au lazaret10. À noter que si la peste est avérée ou fortement suspectée à bord, c’est vers une autre île, Jarre, dans l’archipel de Riou, au sud de la rade de Marseille, que le bateau est dirigé.

6 L’intendant « semainier » assure la marche du service : il inspecte notamment la mise en purge des marchandises, autorise ou refuse l’entrée des navires à Pomègue, détermine la quarantaine de chacun d’entre eux. Marseille draine des marchandises nombreuses et variées. Certaines sont réputées « susceptibles » (potentiellement contagieuses). Les matières textiles, les produits d’origine animale (cuirs, fourrures…) et certains objets, les « pacotilles », sont suspects de par leur nature ou leur emballage. D’autres produits, comme les denrées alimentaires, bénéficient en revanche de courtes quarantaines. La durée des quarantaines est variable, fixée par les intendants de santé en fonction du parcours du navire déterminé par la « patente de santé »11. Les cargaisons sont considérées comme le principal vecteur de la maladie, leurs quarantaines sont par conséquent plus longues que celles des passagers. Elles vont de trente à quarantaine jours pour les patentes nettes et jusqu’à soixante jours pour les brutes. Les durées de quarantaine peuvent être rallongées en cas d’incident ou de fortes suspicions. Les passagers sont débarqués au lazaret où ils logent dans la partie dite « galerie des princes ». Les cargaisons doivent respecter une période de « sereine » à Pomègue : elles sont aérées sur le pont du navire pendant deux à six jours et surveillées par des gardes de la santé. Elles sont ensuite amenées au lazaret et réparties dans les différents enclos. Chaque cargaison est prise en charge et déballée par un ou plusieurs portefaix pour toute la durée de la quarantaine. Outre le « capitaine » et son « lieutenant », le personnel permanent du lazaret est composé de concierges, gardiens, gardes de la santé, surveillants et portiers. Il comprend également un aubergiste et un aumônier. À noter que le personnel médical (médecins et chirurgiens) ne joue qu’un rôle peu important dans cette organisation et que sa présence pérenne sur place est d’usage tardif. L’accès au lazaret est bien entendu très strictement limité et très contrôlé. Contrevenir aux restrictions d’accès et de communication revient à s’exposer à des sanctions que plusieurs ordonnances royales rendent d’ailleurs de plus en plus lourdes au cours du XVIIIe siècle. Les réglementations marseillaises en matière de quarantaine sont en effet probablement les plus sévères de Méditerranée, surtout après

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les évènements tragiques de 1720-1722. L’assainissement aérien est le principal moyen de prévention utilisé, ce qui explique que les halles du lazaret, bien que couvertes, soient ajourées et exposées à tous les vents. Toutefois, d’autres procédés sont mis en œuvre, notamment des « parfums » produits par la combustion de certaines substances aromatiques servant à purifier tant les marchandises que les personnes.

7 Au XVIIIe siècle, entre deux cents et quatre cents navires arrivent chaque année à Marseille en provenance du Levant et de Barbarie. Lorsque le protocole de quarantaine est respecté, les risques de contagion sont très faibles. Ainsi, entre 1700 et le printemps 1720, les archives sanitaires de la ville témoignent de la présence de la peste dans les nouvelles infirmeries à seize reprises. À aucun de ces moments, la maladie n’a pu s’étendre hors les murs du lazaret. En élargissant la focale, Daniel Panzac estime que vingt-trois navires contaminés sont arrivés à Marseille entre 1716 et 1845 et considère globalement qu’« un navire sur cent a été contaminé par la peste et que un sur mille seulement l’a apporté jusqu’à Marseille »12. À l’exception notable de 1720, la maladie n’est, semble-t-il, jamais sortie du lazaret.

8 Depuis la seconde moitié du XVIIe siècle, un système sanitaire particulièrement élaboré a donc été rendu effectif sur place. Mais l’organisation sanitaire marseillaise n’est pas seulement une réalité locale ; à partir de la fin de ce même siècle, elle s’est aussi déployée à l’autre extrémité des voies commerciales maritimes, aux « échelles » de Méditerranée13. Dans ces zones de peste endémique sont notamment établis, comme à Tunis dès 1711, des « chirurgiens de nation », chargés de prodiguer des soins aux marchands chrétiens français et européens, d’établir la nature des épidémies et d’alerter la cité phocéenne de la présence de la peste dans la région dont ils assurent le suivi14.

Printemps-été 1720 : l’irruption de la peste à Marseille

9 Alors que Marseille n’avait plus connu d’épidémie depuis 1649-1650, que l’ensemble des cas importés étaient restés cantonnés à l’espace clos des nouvelles infirmeries, la peste fit son retour dramatique au printemps 1720, avec l’arrivée d’un navire en provenance des échelles du Levant, le Grand Saint-Antoine 15. Parti le 22 juillet 1719 pour Smyrne, sur la côte d’Asie Mineure, le Grand Saint-Antoine revient à Marseille le 25 mai 1720. Ce navire, commandé par le capitaine Jean-Baptiste Chataud, appartient depuis 1717 à un négociant marseillais, Jean Chaud, parent de l’« échevin » Jean-Baptiste Estelle16. Entre le 2 novembre 1719 et le 5 février 1720, le Grand Saint-Antoine mouille à Seyde et Sour, au Liban, où il prend livraison de l’essentiel de sa cargaison. Le 5 février le capitaine Chataud reçoit une patente nette. Administrativement, la situation sanitaire du navire était réglée. Il n’y avait d’ailleurs, officiellement, aucune manifestation de peste dans la région. Pourtant, il semblait plus que probable que la maladie contagieuse sévissait dans toute cette zone, comme en témoignent les arrivées de plusieurs navires dans les derniers jours de mai 1720 et les premiers jours de juin 1720. Du 20 février au 3 avril 1720, le Grand Saint-Antoine fait escale à Tripoli de Syrie où il complète le chargement de sa cargaison et embarque quelques passagers. De nouveau, Chataud se voit remettre une patente nette et, le 3 avril 1720, le navire lève l’ancre pour un voyage de retour devant se ponctuer de plusieurs étapes, la première étant Chypre.

10 Le voyage de retour du Grand Saint-Antoine depuis le Levant est particulièrement tragique, puisque c’est au final un passager, sept matelots et le chirurgien de bord qui

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trouvent brusquement la mort17. Il est vraisemblable d’envisager que le passager turc décédé le 5 avril 1720, deux jours après son embarquement à Tripoli, était porteur de la maladie en montant à bord. Pour autant, il semble qu’une seconde source d’infection existait déjà sur le navire : des balles de coton embarquées à Sour, le 5 février et qui, à leur arrivée à Marseille, le 25 mai 1720, contaminent six portefaix chargés de les ouvrir. Lors de sa dernière escale, à Livourne en Toscane, les autorités sanitaires, au vu des nombreuses morts suspectes durant la traversée, interdisent l’accostage du navire et ne lui délivrent qu’une patente brute. Son capitaine fait alors une escale clandestine, de nuit, au Brusq petit havre à l’ouest de Toulon, probablement afin de prendre contact avec ses armateurs et obtenir des instructions. La cargaison, dont la valeur est estimée à 300 000 livres, appartenait à de grands bourgeois marseillais qui avaient prévu de l’écouler partiellement, en juillet, à la foire annuelle de Beaucaire. Les propriétaires de ces marchandises, notamment les échevins Estelle, Dieudé et Audimar, ont-ils décidé d’user de leur influence pour contrevenir aux règles strictes de la prévention sanitaire, afin de permettre un débarquement plus rapide des passagers et des marchandises ? Les surcharges et les ratures faites, sur les registres du bureau de santé, aux déclarations du capitaine Chataud accréditent en tout cas l’hypothèse d’une quarantaine abusivement écourtée. En dépit des évènements survenus à bord, ce n’est pas à Jarre mais à Pomègue que le navire est autorisé à se rendre, cargaison et passagers rejoignant de leur côté les nouvelles infirmeries, sans plus de précaution.

11 Le 27 mai 1720, un matelot du Grand Saint-Antoine meurt au lazaret, sans que le chirurgien chargé d’inspecter son cadavre ne fasse mention de signes d’une contagion. Le 13 juin, c’est au tour d’un garde de santé surveillant le vaisseau, toujours en quarantaine, de décéder, là encore sans que le même chirurgien, le sieur Gueirard, n’émette un soupçon quant à la peste. Le lendemain, les passagers du navire sortent du lazaret après une quarantaine de neuf jours seulement et entrent dans la ville. Certains quittent même Marseille. Cette décision de mettre un terme à la quarantaine des passagers du Grand Saint-Antoine apparaît après coup assez surprenante, si l’on se réfère notamment au témoignage de l’un des représentants de l’administration locale, Pichatty de Croissainte, selon qui plusieurs navires, en provenance des ports du Levant où Chataud a fait escale, sont arrivés à Marseille entre le 31 mai et le 28 juin avec des patentes brutes18. Entre le 23 et le 26 juin, les décès se succèdent : un mousse d’abord, puis deux portefaix, et enfin un commis. À cette date, il n’est toujours pas question de peste aux infirmeries. C’est, semble-t-il, le 20 juin 1720 que la maladie frappe pour la première fois en ville19. Des cas de « fièvre maligne » et rapidement mortelle s’y déclarent les uns après les autres, rue après rue, durant les derniers jours de juin et la première décade du mois suivant sans qu’aucune précaution sanitaire ne soit prise. Ce n’est que le 9 juillet que le diagnostic de peste y est pour la première fois prononcé par les médecins Peyssonnel père et fils, venus au chevet d’un jeune mourant, rue Jean Galant. Dans le même temps, la maladie fait de nouvelles victimes au lazaret, parmi les portefaix chargés de purger les marchandises du Grand Saint-Antoine. La peste y est finalement diagnostiquée après que trois chirurgiens sont venus sur place et ont rendu leur avis, à sa demande, à leur confrère Gueirard. Durant tout le mois de juillet, la progression des décès suspects dans la ville se poursuit avec, si l’on en croit les principaux chroniqueurs, une nette accélération juste après un violent orage survenu dans la nuit du 21 au 22 du mois. Pour autant, le corps médical semble encore partagé, parlant, suivant les praticiens, de « fièvre maligne » ou de « fièvre contagieuse ou pestilentielle », sans évoquer explicitement la peste. Pour autant, l’heure n’est plus à la

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passivité pour les autorités locales, même si elles n’osent encore appeler le mal par son nom, espérant sans doute encore pouvoir stopper sa progression. Dès le 12 juillet, l’ensemble des navires en provenance du Levant avec patente brute doivent aller à Jarre où le Grand Saint-Antoine avait finalement été conduit le 27 juin et où il sera incendié fin septembre, sur ordre du régent Philippe d’Orléans en personne. Les premières mesures coercitives envers la population marseillaise interviennent : déplacements aux infirmeries et séquestrations à domicile sont imposés aux malades et à leurs proches, tandis que les échevins Moustier puis Estelle organisent les enlèvements de corps et leur inhumation avec de la chaux vive, dans le cadre d’expéditions nocturnes qui se multiplient. Elles se complètent, le 30 juillet, par l’enfermement des indigents de la cité et l’expulsion d’environ trois mille mendiants étrangers, tandis que le Parlement de Provence prend, le même jour, un arrêt qui frappe Marseille d’interdit en défendant tout commerce avec la ville, ordonnant d’en fermer les portes, de barricader le faubourg, d’établir des gardes bourgeoises, de chasser les juifs20. En ville, les collectivités qui le peuvent s’isolent : arsenal des galères, abbaye de Saint-Victor, fort Saint-Jean et citadelle Saint-Nicolas.

La maladie durablement en ville

12 La situation s’aggrave inexorablement en août 1720 et il n’est plus dès lors question de mesures discrètes. Le 2 août, sur le conseil des médecins Sicard, père et fils, la municipalité décide durant trois jours consécutifs d’effectuer un embrasement général des remparts, des rues et des places. Chacun devait faire brûler une once de soufre dans chaque pièce de son appartement, afin de purifier l’air de la ville, censé, comme l’affirmait Hippocrate, apporter l’épidémie pestilentielle. Ce procédé, qui apparaît évidemment bien dérisoire de nos jours, n’en est pas moins révélateur de la prégnance des théories aéristes dans la pensée médicale d’alors. Il est décrié par le docteur Bertrand qui constate, bien au contraire, que les masses de fumée semblent avoir rendu l’air bien plus malsain encore. Le résultat est aussi d’entraîner une pénurie de bois en ville, un symptôme des problèmes qui s’invitent peu à peu dans la gestion du quotidien et la vie économique de la cité désormais au ralenti. Face à ce gel des activités et la mise en chômage qu’il entraîne au sein d’une grande part de la population, la question du ravitaillement devient cruciale. Cent cinquante « commissaires de quartier » sont mobilisés pour y pourvoir. L’accroissement exponentiel des décès et donc des cadavres constitue sans aucun doute le drame le plus criant. Estimé à une cinquantaine par jour au commencement d’août, le nombre de morts atteint rapidement la centaine. À la fin du mois, il meurt environ sept cents personnes chaque jour. Mais c’est au début de septembre que la maladie atteint son paroxysme, le nombre quotidien des morts dépassant les mille personnes. L’enlèvement des corps qui, peu à peu, avec des détritus de toutes sortes sortis des habitations infectées, encombrent les places, les rues, les entrées et les hôpitaux ouverts en ville est un problème sanitaire majeur. Mal maîtrisé durant un temps conséquent, il engendre une horreur qui imprime durablement les esprits. Il ne peut faire l’objet que d’une gestion de masse, au prix de réquisitions sans précédent de main-d’œuvre et de moyens de transport (chevaux et tombereaux). Aux compagnies de « corbeaux » ou « barras » levées d’abord par le gouverneur et viguier et que le fléau décime également s’ajoutent les mendiants et vagabonds. Il n’est bien sûr plus question de convois de nuit. Puis, c’est au tour des forçats de l’arsenal des galères d’être enrôlés. Ces derniers sont au final deux cents à être ainsi cédés par le lieutenant

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général de l’Amirauté. La plupart n’y survit pas. L’abondance des cadavres et la dangerosité qu’on leur prête à juste titre expliquent le recours à de grandes fosses communes, à l’écart des cimetières et du tissu urbain, ainsi que l’usage de la chaux dans le traitement mortuaire. Au total, ce ne sont pas moins de vingt-sept de ces fosses qui sont implantées à proximité des remparts, aux principales portes de la ville, creusées par des paysans du terroir également réquisitionnés. La difficulté d’acheminer ces masses grossissantes de cadavres depuis les ruelles souvent étroites et tortueuses de la vieille ville explique quant à elle que la doctrine d’éloignement des fosses ne soit pas toujours de mise. Ainsi en est-il de celles qui sont mises en place à proximité immédiate de la cathédrale de la Major21. On en vient même, au grand dam du diocèse, à utiliser les caveaux des églises, ce qui pose par la suite le problème de leur désinfection. Comme un symbole du couronnement, certes tardif, de cet effort si éprouvant pour débarrasser la cité de ses cadavres pestiférés, la mémoire collective, entretenue par l’iconographie, a retenu l’action d’un représentant de la noblesse locale, par ailleurs intendant de santé, le chevalier Nicolas Roze, qui, à la tête de forçats, procéda lui-même à l’enlèvement des centaines de corps déjà plus ou moins décomposés, accumulés sur l’esplanade de la Tourette et qui furent tous jetés dans deux petits bastions désaffectés des murailles de la ville22.

13 Autre volet du rétablissement de la salubrité, le nettoyage de la ville commence dès la fin de septembre par l’enlèvement des ordures, l’incinération de tous les objets et vêtements des pestiférés, et enfin la désinfection des maisons contaminées, parfumées puis blanchies à la chaux en décembre.

14 Entretien des vivants, gestion des morts et de tout ce qui est souillé, le tableau est incomplet si l’on omet la question du soin des malades et l’action du personnel médical. Dès août, médecins et chirurgiens sont mis aux gages de la ville qui doit lancer un emprunt. Rapidement, ce personnel s’amenuise. Sur les douze médecins du « collège des agrégés » de Marseille, trois prennent la fuite en dépit du rappel à l’ordre des échevins qui prononcent exclusions et déchéances. Parmi ceux qui demeurèrent à leur poste, comme les docteurs Bertrand et Michel, cinq contractèrent la maladie et deux parmi eux en guérirent. Trois seulement restent actifs durant toute la durée de l’épidémie. Quant aux chirurgiens, il en mourut vingt-cinq sur les trente que comptait Marseille avant la peste. Pour les uns comme pour les autres, l’appel aux volontaires extérieurs devient une nécessité à laquelle répond le pouvoir central. Ce dernier procure à la ville dix-sept médecins et chirurgiens, parfois assez tard ou seulement pour un temps limité. Certains parmi eux sont engagés par contrat. D’autres viennent volontairement, comme les médecins provençaux Gayon, père et fils, qui décèdent tous deux, respectivement le 30 août et le 12 septembre. Aux hôpitaux déjà existants (Convalescents, Enfants Abandonnés, Charité, Hôtel-Dieu) s’adjoignent de nouvelles structures de soins (Rive-Neuve, Le Mail) et des établissements religieux réquisitionnés (l’Observance, les Minimes, les Augustins réformés). L’exposition des praticiens et les risques qu’ils encourent ne sont pas que le fait des nécessités liées à leur charge. Elle procède aussi en partie des théories médicales contradictoires au sujet des mécanismes de propagation de la maladie, les hommes de l’art se divisant sur la question de la contagiosité ou de la non-contagiosité de celle-ci. Marseille est le théâtre de cette controverse, tout particulièrement, lorsqu’au 15 août, y arrive, sous l’ordre du régent et de son premier médecin, Pierre Chirac, une commission issue de la prestigieuse faculté de médecine de Montpellier, afin de se prononcer sur le mal qui ravage la cité. Cette

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commission, composée des docteurs Chycoineau, Verny et Deidier établit bien le diagnostic de peste auprès des autorités locales. Excepté Deidier, dont le point de vue finit par changer au vu de ce qu’il constate sur place, ces médecins réfutent la contagiosité, s’opposant en cela à leurs homologues marseillais, Jean-Baptiste Bertrand en tête.

15 Durant l’automne 1720, la peste progresse par recul et reprises. À la fin de septembre, le nombre de décès quotidiens est de quatre cents environ. Il représente encore une centaine de personnes par jour à la fin d’octobre et une cinquantaine jusqu’à la mi- novembre. À la fin de l’année, on n’enregistre plus que deux ou trois nouveaux malades par jour, transférés à l’hôpital du Mail qui abrite, durant l’année suivante, les derniers pestiférés de la ville. Les ultimes cas se déclarent dans l’été. Après deux quarantaines successives, à partir de fin août, sans nouveau cas, la cité est totalement déconsignée à la date du 9 novembre 1721. Mais c’était sans compter une rechute épidémique qui intervient au printemps 1722 et cesse en août de cette même année. Le blocus imposé aux relations commerciales place de nouveau le port en situation d’interdit, état de fait qui perdure jusqu’à la fin l’année suivante.

Propagation de l’épidémie en Provence et en Languedoc

16 Assez peu de temps après que la peste eut fait son entrée dans Marseille, nombreuses furent les communautés situées dans les actuels départements des Bouches-du-Rhône, du Var, des Alpes-de-Haute-Provence et du Vaucluse, qui, à leur tour, endurèrent ses méfaits. Au nord-est, l’épidémie diffusa jusqu’aux localités des contreforts de l’arc alpin. Dans la direction opposée, elle atteignit les bourgs et villes de la basse vallée du Rhône et, au-delà du fleuve, les communautés des reliefs orientaux du Massif central. Il semble que le franchissement des murs de la cité phocéenne se soit opéré dans le courant du mois de juillet 1720. Il est manifeste qu’avant l’arrêt frappant la ville d’interdit, plusieurs milliers de personnes l’avaient déjà quittée ou fuie et s’étaient répandues dans l’arrière-pays. Une partie des gens de condition, notamment, avait trouvé refuge dans ses bastides de campagne. Par ailleurs, la décision de mettre en place un cordon sanitaire ne date que du 4 août et il faut attendre plusieurs semaines pour que ce dernier soit véritablement étanche. Ainsi, le petit port voisin de Cassis est atteint à la date du 21 juillet. Au commencement du mois suivant, c’est le tour de la ville d’Aix, siège du Parlement de Provence et résidence de l’intendant Cardin Lebret, de constater qu’elle est touchée. De même en est-il pour Apt, bourg situé entre Luberon et Monts de Vaucluse. Au 15 août, c’est une dizaine de localités que l’on peut considérer comme contaminées, certaines très proches de Marseille, telle Aubagne et d’autres, comme Sainte-Tulle, immédiatement au sud de Manosque, en Haute-Provence, relativement distantes du point de départ de la contagion. À la fin du mois d’août 1720, neuf autres communautés sont frappées. Parmi elles, on compte un autre port important, Toulon, où l’épidémie peut être un temps circonscrite aux seules infirmeries. Le mois suivant, alors que les mesures de protection entraient à peine dans leur phase d’organisation, des réfugiés de Marseille étendent le territoire de rayonnement du fléau aux alentours de Digne.

17 L’été 1720 voit ainsi se répandre plus ou moins sournoisement la maladie, dont la rumeur était tout de même parvenue à un grand nombre de communautés encore

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indemnes. L’action de leurs autorités locales consiste en premier lieu à obtenir des informations. Les rumeurs alarmantes poussent par conséquent certaines d’entre elles à s’enquérir directement ou indirectement de la réalité de la situation sanitaire auprès des autorités civiles de Marseille. Ainsi agissent, en particulier, les consuls de la ville de Martigues en écrivant aux échevins de Marseille, dès le 12 juillet 1720. Les consuls de la ville d’Arles qui nourrissaient également quelques inquiétudes au sujet des bruits en provenance de Marseille, écrivent quant à eux à leurs homologues de la ville de Martigues le 16 juillet, afin de prendre connaissance des nouvelles qu’ils pourraient détenir. Ces derniers, manifestement informés de façon plus précoce et plus précise, conviennent de prévenir à leur tour les dirigeants des localités voisines, sitôt confirmée la réalité de l’épidémie marseillaise. Dans les derniers jours du mois de juillet 1720, une série de lettres sont ainsi adressées aux consuls des communautés environnant l’étang de Berre : Carry, Châteauneuf, Marignane, Rognac, Berre, Saint-Chamas, Istres et Saint- Mitre pour les informer de la situation sanitaire dans laquelle se trouve alors Marseille.

18 De leur côté et pour des raisons commerciales, les autorités marseillaises doivent convenir en partie des faits, par le courrier qu’adressent les échevins aux officiers en charge de la conservation de la santé des différents ports d’Europe. Ils y reconnaissent, certes, le caractère effectif de la présence de la peste, mais affirment que la contagion se trouve confinée au lazaret et qu’aucun malade n’est recensé en ville. Mais cela n’empêche pas la diffusion de la nouvelle en Europe : la ville de Marseille atteinte par la peste. C’est par le Daily Courant du 10 août 1720 que les lecteurs anglais sont ainsi informés. Toujours en Angleterre, dans l’édition du 12 août de son journal, le Daily Post, l’écrivain et homme politique Daniel Defoe juge opportun de souligner que les édiles marseillais ont mis un certain temps à admettre de façon officielle la présence du fléau dans la cité phocéenne23. Au-delà de la seule circulation de l’information, il est clair que la situation sanitaire très préoccupante de Marseille retint, de façon générale, toute l’attention d’un nombre important de cités françaises et européennes24.

19 Passé l’été, les foyers épidémiques de Marseille d’Aix et d’Apt apparaissent comme en pleine expansion. En octobre 1720, Pertuis, au nord d’Aix, en rive droite de la Durance, est touchée à son tour, tout comme probablement déjà Martigues au débouché de l’étang de Berre sur la Méditerranée. La peste contamine de même Bandol sur la côte varoise, à une quinzaine de kilomètres à l’ouest de Toulon. Le mois d’après voit la brusque émergence de deux nouveaux foyers en Provence occidentale, l’un à Arles et l’autre à Saint-Rémy. De l’autre côté du Rhône, sur les hautes terres languedociennes, des cas de peste endeuillent le bourg de Corréjac, sur le causse de Sauveterre. Le diocèse de Mende et le pays de Gévaudan entrent ainsi à leur tour dans la tourmente. Ces cas se manifestaient si loin au-delà du cordon sanitaire qui gardait le grand fleuve qu’il fut difficile, au moins pendant un temps, de convenir qu’il puisse s’agir effectivement de cette fameuse maladie. En décembre, la peste continue sa progression dans l’ouest de la Provence, où notamment Noves, non loin de Saint-Rémy et Tarascon, sur le Rhône, sont atteintes. Bien plus à l’ouest, le pays de Gévaudan voit s’accroître le nombre de cas, comme notamment ceux qui sont signalés à La Canourgue, la paroisse la plus proche de Corréjac. Au commencement de l’année 1721, le foyer embrasant Bandol rejoint Toulon et ses environs, alors qu’ailleurs la peste a tendance à s’atténuer ou, du moins, cesse de progresser. Durant les mois de février et mars 1721, si l’on excepte deux localités voisines de Toulon, aucune nouvelle atteinte n’affecte cette partie de la

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Provence littorale. Cela ne signifie toutefois pas que la maladie y avait perdu de sa virulence là où elle se trouvait.

20 Au relatif répit que beaucoup de paroisses connaissent durant l’hiver succède un printemps 1721 de nouveau empreint de toutes les craintes. Alors qu’elle semblait près de s’éteindre, la peste reprend subitement une certaine vigueur. À tel point même que d’autres provinces du royaume ne se sentent plus à l’abri de la contagion et qu’en juin, à Paris, des lits sont préparés à l’hôpital Saint-Louis dans la perspective d’une atteinte de la capitale par l’épidémie. Deux consultations de médecins sont organisées au Louvre, afin de savoir si des dispositions visant à mettre le jeune Louis XV à l’abri du danger ne doivent pas être prises. Dans les régions atteintes depuis l’année précédente, le mal semblait reprendre de plus belle. La fin de mai 1721 voit la contamination de nouvelles localités. De même, une nouvelle bouffée épidémique marque le Gévaudan, où plus aucun décès par peste n’avait pourtant été constaté depuis le mois de janvier. Dans une lettre qu’il adresse à Versailles, l’intendant de la généralité de Languedoc, Louis de Bernage, fournit l’explication que lui inspire le cas du village de Corréjac et de ses habitants. Ces derniers avaient pris l’initiative de condamner les logis infectés puis, confiants dans les vertus du froid hivernal contre la maladie, ont jugé qu’ils pouvaient les ouvrir à nouveau le printemps venu. Le fait est que toutes les personnes ayant pénétré à l’intérieur de ces maisons sont mortes peu après et qu’elles présentaient des bubons reconnus par un médecin venu de Rodez25. Dans le même temps, c’est au tour de la Camargue d’être atteinte probablement depuis le foyer arlésien. L’été revenu, la progression de la maladie demeure dans un premier temps aussi importante, mais à compter d’août, en basse Provence, elle se met à faiblir sensiblement et c’est en septembre 1721 qu’intervient sa cessation. Éteinte ou en passe de l’être ici, mais sûrement pas dans les territoires plus au nord, c’est le moment que choisit la peste pour frapper les villes et les villages du Comtat Venaissin. À deux jours d’intervalle, les 15 et 17 août, la peste touche Bédarride, puis Avignon. Dans les deux mois qui suivent, ce ne sont pas moins de dix-sept paroisses du Comtat qui connaissent l’épreuve de la maladie. Au-delà du Rhône, le diocèse de Mende est de nouveau atteint à la même période. Mais le fléau s’abat également sur le Vivarais où les diocèses d’Uzès, d’Alès et de Viviers sont, à leur tour, contaminés. Cette flambée ne s’atténue vraiment qu’à l’automne-hiver, ce qui ne l’empêche toutefois nullement d’être persistante dans bon nombre de communautés.

21 À l’hiver 1721-1722, les Provençaux n’en ont pas encore fini avec la peste. Le printemps 1722 est le théâtre d’une rechute épidémique conséquente. Non contente de reprendre son offensive dans les localités où elle persistait encore, la peste émerge de nouveau dans les lieux où on la pensait définitivement purgée.

Bilan et conclusion

22 Si l’on dresse un bilan, on constate que le mal entré à Marseille par son lazaret au printemps et sorti de ses murs à l’été 1720 touche, en près de deux années d’assauts et de reflux, 242 communautés d’importances variées. Il entraîne la mort de 119 811 personnes sur les 394 369 habitants qu’elles regroupaient alors26. Concernant la seule généralité d’Aix, le procès-verbal de l’assemblée des États de Provence du 22 avril 1722 recense 69 communautés affligées du mal27. Dans ce bilan dramatique, il convient cependant de noter que, pour ne prendre que le cas de la Provence, un certain nombre

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de localités pourtant géographiquement situées au cœur des territoires infectés ne furent finalement que très peu touchées. Ce fut notamment le cas des hameaux de la Treille et de la Nerthe, situés dans le terroir de Marseille, ou bien encore celui du village de Lambesc, entre Aix et Salon, qui n’eut à recenser qu’un seul décès par peste. Certaines même ne furent pas du tout atteintes. On peut notamment citer ici les cas de Saint-Mitre près de Martigues, de Fos, aux portes de la Camargue, de La Ciotat sur le littoral entre Marseille et Toulon, ou bien encore de Fuveau dans la campagne d’Aix.

23 Ces faits sont assez édifiants sur plus d’un point. À l’origine du processus se pose bien évidemment la question de la raison de la prise d’un risque majeur, dans un contexte où existe pourtant toute une règlementation sanitaire bien éprouvée et s’insérant dans un réseau de prévention et d’alerte débordant largement le cadre de la cité. D’aucuns y ont vu l’effet de la pression exercée, pour des raisons d’ordre mercantile, sur l’administration sanitaire marseillaise par des acteurs économiques de premier ordre, par ailleurs décideurs politiques locaux. Cette hypothèse, non dénuée de vraisemblance et légitimement posée, n’est toutefois pas un fait démontré. C’est en tout cas à la suite de dysfonctionnements administratifs et d’une suite assez inopinée de négligences, en un lieu et à une époque où, il est vrai, la peste était un souvenir déjà bien estompé, qu’un navire infecté échappa à l’application stricte du règlement sanitaire et que plusieurs dizaines de milliers de personnes périrent.

24 On relèvera encore la réelle difficulté, du moins la tardiveté, à reconnaître la nature du danger ou plus exactement à nommer la maladie. Ce phénomène renvoie sans doute à deux réalités différentes et néanmoins imbriquées : identifier et communiquer. D’une part se pose ici la question de l’état des savoirs et des concepts médicaux de l’époque. Encore très loin, évidemment, de nos connaissances actuelles relatives au bacille Yersinia pestis, ils sont d’ailleurs l’objet de controverses entre hommes de l’art, notamment sur la question de la contagiosité, qui éclatent au grand jour au cœur même de l’épidémie et qui influent sur les décisions d’ordre sanitaire à prendre. D’autre part, l’épidémie se pose aussi comme une conjoncture dont les autorités locales auront à gérer les implications sociales, économiques et au final politiques. Pour ces dernières, admettre la présence de la peste, puis diffuser cette information, lourde de conséquences sur la tranquillité de la population, le fonctionnement normal de l’activité quotidienne de la cité et au-delà, de toute une province, voire du royaume, ne peut être une décision prise sans hésitation ou réticence, de surcroît si des dysfonctionnements dans les procédures de prévention sanitaire habituelles sont avérés. Ainsi, même lorsque les médecins envoyés par le Régent prononcent en août 1720 un diagnostic clair de peste, les édiles marseillais ne relaient pas cet avis et font apposer en ville des placards évoquant une « fièvre maligne contagieuse ».

25 Enfin et pour contrebalancer ces aspects témoignant plutôt d’une certaine faillite des élites, les évènements de 1720-1722 révèlent tout de même, une fois la catastrophe inéluctable, le dévouement général de celles-ci et par là même, la relative solidité des institutions, ce malgré la tendance compréhensible à la fuite, traditionnelle en temps de peste. Qu’elles soient municipales (échevins et intendants de santé comme le chevalier Roze, consuls d’autres communautés), qu’elles représentent la justice et le pouvoir royal (le viguier, De Pilles, le commandant de la place de Marseille, De Langeron, l’intendant, Lebret et ses subdélégués, en particulier Rigord à Marseille) ou qu’elles soient morales et religieuses (l’évêque Belsunce), les autorités locales et provinciales ont fait montre, dans l’ensemble, d’une attitude responsable, sinon

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énergique, fortes, il est vrai, de pouvoirs coercitifs étendus conférés par un état d’exception. Elles ont, en fin de compte, continué, en plein désastre humain, d’affirmer une politique sanitaire, en partie édictée par le pouvoir central. Celle-ci n’a pu trouver un relatif rendement que lentement et sur un nombre restreint de domaines : ravitaillement, gestion mortuaire, assainissement des rues et bâtiments, l’efficacité thérapeutique étant encore, bien sûr, hors de portée.

NOTES

1. Jean-Noël Biraben, Les hommes et la peste en France et dans les pays européens et méditerranéens, Paris, EHESS, Centre de Recherches Historiques, Mouton, 1975 et 1976, 2 vol. 2. Jean-Baptiste Bertrand, Relation historique de tout ce qui s’est passé à Marseille pendant la dernière peste. Seconde édition corrigée et augmentée, Cologne, chez Pierre Marteau, 1723 ; Jean-Baptiste Goiffon, Relation et dissertation sur la peste du Gévaudan, dédiée à Mgr le Maréchal de Villeroy, Lyon, chez Pierre Valfray, 1722 ; Charles Carrière, Marcel Coudurié et Ferréol Rebuffat, Marseille, ville morte. La peste de 1720, Marseille, Maurice Garçon, 1968 ; Régis Bertrand, « La peste en Provence aux Temps Modernes : sources et représentations », Provence historique, dossier La peste en Provence aux Temps Modernes : sources et représentations, vol. 47, no 189, 1997, p. 401-412. 3. Bertrand Mafart, Francis-Jacques Louis et Thierry Matton, « Plague in Marseille within 20 th century », dans Michel Signoli et al. (dir.), Peste : entre épidémies et sociétés, Actes du colloque international ICEPID 4, Marseille, 23-26 juillet 2001, Florence, Firenze University Press, 2007, p. 31-34 ; Marie-Christine Bimar et Michel Signoli, « La peste en France au XXe siècle : les épidémies marseillaises de 1919 et 1920 », dans Michel Signoli et al. (dir.), Peste : entre épidémies et sociétés, op. cit., p. 143-147. 4. Le dénombrement effectué en 1716 à la demande de l’intendant de la généralité d’Aix, Cardin Lebret (Bibliothèque nationale, mss fonds fr 8906), attribue à la ville 88 645 habitants. 5. Suppression de la majorité des taxes portuaires à l’exception de celles levées sur les navires venant du Levant et d’un droit de 20 % sur la cargaison des navires étrangers. 6. Daniel Panzac, La peste dans l’Empire ottoman (1700-1850), Louvain, Peeters, coll. « Turcica », 1985. 7. Daniel Panzac, Quarantaines et lazarets, l’Europe et la peste d’Orient, Aix-en-Provence, Edisud, 1986 ; Françoise Hildesheimer, « La protection sanitaire des côtes françaises au XVIIIe siècle », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 1980, p. 443-467. 8. Mention dans Paul Gaffarel et Marquis de Duranty, La peste de 1720 à Marseille et en France d’après des documents inédits, Paris, Perrin et Cie, 1911. 9. Françoise Hildesheimer, Le bureau de santé de Marseille sous l’Ancien Régime. Le renfermement de la contagion, Marseille, Fédération Historique de Provence, 1980. 10. Plusieurs opérations d’archéologie préventive, réalisées entre 2003 et 2015 par l’Institut national de recherche archéologique préventive et la société Chronoterre Archéologie, dans plusieurs îlots des quartiers de la Joliette et d’Arenc ont permis de retrouver et d’étudier une petite partie des substructions des différents bâtiments et aires de l’ancien lazaret. 11. En droit maritime, la patente de santé correspond à un certificat établi par les autorités d’un port de mer aux navires en partance. La patente est dite « nette », lorsqu’elle atteste du bon état sanitaire à bord au moment du départ. Elle établit ainsi de façon officielle l’absence d’épidémie.

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Elle est en revanche qualifiée de « brute » lorsqu’elle se borne à certifier la provenance du bâtiment. 12. Daniel Panzac, « Pratiques anciennes et maladies nouvelles : la difficile adaptation de la politique sanitaire au XIXe siècle », Bulletins et mémoires de la Société d’anthropologie de Paris, t. 10, fasc. 1-2, 1998, p. 53-66. 13. Les échelles désignent les ports, cités, îles et territoires de l’Empire ottoman, au Levant et en Barbarie, pour lesquels le sultan a renoncé à certaines de ses prérogatives, notamment en matière juridique, au bénéfice de négociants dotés de privilèges octroyés par le roi de France. Ces faits sont actés par des « capitulations », dont les premières ont été signées entre François Ier et Soliman le Magnifique en 1536 ; Michel Verger-Franceschi, Dictionnaire d’histoire maritime, Paris, Robert Laffont, 2002, 2 vol. 14. Jamel El Hadj, Les chirurgiens et l’organisation sanitaire contre la peste à Marseille : XVIIe-XVIIIe siècles , thèse de doctorat d’histoire sous la direction de Jean Boutier, EHESS, 2014. 15. Michel Goury, Un homme, un navire, la peste, Marseille, Jeanne Laffitte, 2013. 16. L’échevin est un magistrat municipal élu par les habitants d’une communauté. Bien que le nom soit surtout utilisé dans le nord du royaume et à Paris, c’est ainsi que se nomment les magistrats municipaux de Marseille, depuis la réforme des institutions de la ville par Louis XIV, en 1660, et la suppression des « consuls » qui à l’instar des autres communautés du Sud constituaient jusque-là l’exécutif municipal. 17. Michel Goury, « Hypothèse de la transmission de la peste à bord du Grand Saint-Antoine », dans Michel Signoli et al. (dir.), Peste : entre épidémies et sociétés, op. cit., p. 163-175. 18. Pichatty de Croissainte (1662-1723) : en 1720-1722, conseil et orateur de la ville de Marseille, procureur du Roi chargé de la police. Son journal quotidien des évènements, très précis, fut rédigé pour le mémorial de la Chambre du Conseil ; Pichatty de Croissainte, Journal abrégé de ce qui s’est passé en la Ville de Marseille, depuis qu’elle est affligée de la contagion, Paris, chez Henry Charpentier et Pierre Prault, 1721. 19. Marie Dauplan, dite « la Jugesse », habitant rue Belle-Table, meurt en quelques heures avec un charbon sur la lèvre. 20. En parallèle ou en arrière-plan des théories médicales qui se font progressivement jour depuis la « peste noire » du XIVe siècle pour expliquer l’avènement d’une épidémie, se perpétuent d’autres types d’explications : croyance en l’expression de la colère divine mais également incrimination de certaines catégories de population, étrangers, mendiants, lépreux et juifs, qui font alors l’objet de mesures répressives. 21. L’une de ces fosses de pestiférés, très résiduelle, a fait l’objet d’une fouille archéologique préventive à l’automne 2008 par les auteurs du présent article. 22. Voir les oeuvres de Michel Serre et Jean-François de Troy (musée Atger, Montpellier et musée des Beaux-Arts, Marseille). 23. Daniel Defoe, A Journal of the plague year [1722], Londres, Penguin Classics, 1986. 24. Alexandre Wenger, « Regulations in the struggle against the plague. Geneva facing the Great Plague of Marseille (1720-1723) », Gesnerus, vol. 60, no 1-2, 2003, p. 62-82. 25. Jean-Noël Biraben, Les hommes et la peste…, op. cit. 26. Jean-Noël Biraben, Les hommes et la peste…, op. cit. ; Isabelle Séguy et al., « La diffusion spatio- temporelle d’une épidémie de peste en Basse-Provence au XVIIIe siècle », dans Jean-François Berger et al. (dir.), Temps et espaces de l’homme en société, analyses et modèles spatiaux en archéologie. Actes des XXVe rencontres internationales d’archéologie et d’histoire d’Antibes, 21-23 octobre 2004, Antibes, APDCA, p. 171-174. 27. « Frigolet, Marseille, Aix, Vitrolles, Rognac, Gignac, Meyrargues, Aubagne, La Penne d’Aubagne, le Puy-St.-Canadet, Lançon, Ste. Tulle, Apt, Corbières, Pertuis, St.-Martin-de-Castillon, Gardanne, Caseneuve, Gaubert, le Cannet, St. Zacharie, Allauch, Bandol, St-Nazaire ,le Martigues, Süe, St.-Cannat, Salon, Berre, Simiane-lès-Aix, Venelle, Auriol, Nans, Saint-Remi, Arles, Orgon,

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Gémenos, Mazaugues, Tarascon, Cornillon, Vaugine, Roquevaire, Rousillon, Saint-Savournin, Cucuron, Carry, Cassis, Ollioules, le Tholonet d’Aix, Maillane, la Seyne, la Valette, le Revest- lès- Toulon, Gareoult, St.-Marguerite, Sixfours, Ste.-Anastasie, le Puget, Neoules, Noves, Graveson, Besse, la Roque Brussane, Toulon » ; Louis-François Jauffret, Pièces historiques sur la peste de Marseille et d’une partie de la Provence en 1720, 1721, 1722, Marseille, chez les principaux éditeurs, 1820, 2 vol.

RÉSUMÉS

Bien que non exclusivement provençale, l’épidémie de 1720-1722, qui constitue en Europe occidentale, un ultime et tardif épisode de la seconde grande pandémie de peste, reste très attachée, dans l’imaginaire commun, à cette région. De fait, c’est bien d’abord à Marseille, principal pôle des échanges commerciaux maritimes en Méditerranée, que la maladie, en provenance des « échelles du Levant », fait son retour dans le royaume de France. Cet événement, dont la dimension tragique et a posteriori traumatique dans les mémoires se trouve renforcée par son caractère accidentel et relativement anachronique, a généré, dès son déroulement et dans son sillage, toute une littérature érudite et de témoignage, dans une moindre mesure une iconographie. Cette épidémie semble être en premier lieu la conséquence des entorses à un système de prévention pourtant bien éprouvé. Dans un tel contexte et face à une capacité de guérison encore hors de portée des savoirs médicaux, l’adaptation des pratiques mortuaires et la prise en main de la salubrité urbaine par des pouvoirs publics dotés de pouvoirs d’exception restent les rares moyens pour les communautés affectées de revendiquer encore une politique sanitaire.

Although it did not only hit Provence, the epidemic of 1720-1722, the last episode in the second pandemic of the Great Plague in Western Europe, remains closely associated with this region in popular imagination. It was in fact from Marseille, the main hub of maritime trade in the Mediterranean area, that the disease, which had originated in Levantine ports, first returned to the Kingdom of France. The event left a tragic and retrospectively traumatic trace in memories due to its accidental and relatively anachronistic character. From the outset, it generated a rich body of scholarly literature and testimonies, and to a lesser extent iconographic documents. For the most part, this epidemic seems to have been the consequence of breaches in a well- established prevention system. In this context, at a time when a cure was still beyond the reach of medicine, the only way for affected communities to maintain a sanitary policy was to adapt burial practices and to grant public authorities exceptional powers over urban sanitation.

INDEX

Mots-clés : peste, commerce maritime, prévention sanitaire, contagion, traitement mortuaire Keywords : plague, maritime trade, sanitary prevention, contagion, burial, sanitation

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AUTEURS

MICHEL SIGNOLI Michel Signoli est directeur de recherche au CNRS, directeur de l’UMR 7268 ADES. Anthropologie bioculturelle, droit, éthique santé, Aix Marseille Univ, CNRS, EFS, ADES, Marseille, France.

STÉFAN TZORTZIS Stéfan Tzortzis est ingénieur d’études au CNRS, co-responsable de la thématique « archéo- anthropologie des populations holocènes » de l’UMR 7268 ADES. Anthropologie bioculturelle, droit, éthique santé, Aix Marseille Univ, CNRS, EFS, ADES, Marseille, France.

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Les médecins européens, médiateurs scientifiques et culturels en Afrique méditerranéenne entre le XVIIIe et le XIXe siècle

Salvatore Speziale

1 Dans le prolongement d’une riche série de travaux pionniers à partir des années 1970-1980 concernant les épidémies en Méditerranée (rives nord comme sud) et articulant politiques et stratégies sanitaires, comme ceux de Jean-Noël Biraben, Daniel Panzac, Nancy Elisabeth Gallagher, Laverne Kuhnke, et Serge Jagailloux1, il a été possible d’ébaucher l’hypothèse de l’éloignement de la frontière sanitaire de la Méditerranée septentrionale vers la Méditerranée méridionale, c’est-à-dire le plus loin possible des ports européens et le plus proche possible des ports voisins des foyers épidémiques2. Une récente confirmation de cette position peut être retrouvée bien définie dans un travail de Benoit Pouget, qui étudie particulièrement la stratégie de défense sanitaire mise en œuvre par la France dans la première moitié du XIXe siècle3. Au-delà du cas français, ce paradigme concerne toutes les puissances européennes parties prenantes du commerce dans l’ensemble du bassin méditerranéen, et en particulier au Levant.

2 En s’appuyant donc sur les derniers travaux en date, il est question dans le présent article de contribuer à la réflexion sur « la contagion de la contagion »4. Plus explicitement, il s’agit de voir comment la théorie de la contagion « lutte » contre la théorie des miasmes en Occident et en Orient. Elle se diffuse alors dans les différentes sphères des sociétés chrétiennes et musulmanes, bouleversant les certitudes scientifiques, médicales, sanitaires, théologiques, juridiques et bioéthiques ante litteram. À « la bataille » entre les dogmes médicaux s’articule donc une lutte pied à pied pour préserver la santé physique et morale des habitants de la Méditerranée entière. Ses dynamiques, et son issue, déterminent les stratégies sanitaires internes comme internationales mises en œuvre d’un rivage à l’autre. La « bataille » trouvant elle-même son dénouement grâce au concours de médiateurs des savoirs (médecins, diplomates,

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commerçants et médecins-diplômâtes-commerçants) sur l’œuvre desquels repose l’argument de cette contribution.

3 Dans le travail précité l’historien met en évidence que le règlement de la question sanitaire d’Orient est aussi et surtout un enjeu de puissance pour les acteurs occidentaux et orientaux engagés sur le « front épidémique » méditerranéen. La stratégie sanitaire française en Méditerranée procède tout à la fois de la nécessité de réfréner les attaques du choléra le plus loin possible de ses zones de souveraineté ou d’influence, et de l’ambition géostratégique, partagée avec d’autres États européens, de s’imposer comme une puissance incontournable en Méditerranée et au Proche-Orient5. Cette dialectique subtile qui articule questions sanitaire et politique, est attestée de longue date6. Elle remonte au moins au début du XVIIIe siècle. Elle trouve une acmé au temps du choléra, après que le Congrès de Vienne et le traité d’Aix-la-Chapelle aient notamment reconfiguré les rapports de forces entre puissances européennes en Méditerranée après les bouleversements de la Révolution française et de l’âge napoléonien. Pouget, de fait, l’affirme clairement lorsqu’il corrèle la nécessité de « repousser la frontière vers l’Est » à l’élaboration « d’un soft power sanitaire français » et à « l’internationalisation de la lutte contre le choléra en Méditerranée ». Les résultats des Conférences de Paris (1851 et 1859), d’Istanbul (1866), de Vienne (1874), de Washington (1881) et des suivantes viennent sans aucun doute confirmer cette dynamique7.

4 Elle repose particulièrement sur deux paradigmes, dont le témoignage remonte loin dans le temps8. Premièrement, en Occident domine l’idée d’une supposée négativité des conditions hygiéniques de la Méditerranée musulmane. Elles favoriseraient la persistance de la présence endémique de la peste et participeraient au XIXe siècle à la diffusion du choléra. En second, s’impose comme un corollaire évident, la présumée supériorité des connaissances médicales et scientifiques, ainsi que la pertinence des pratiques sanitaires de l’Europe, antérieures comme postérieures aux Lumières. Articulées aux progrès de la connaissance médicale occidentale, elles toiseraient de toute leur légitimité scientifique l’ensemble des paradigmes en cours en terre d’islam, où médecins et populations sont toujours considérés comme prisonniers d’un tabou religieux qui n’aurait jamais permis le renouvellement médical et sanitaire.

5 Ces deux positions sur lesquelles repose l’édifice de la gestion des crises sanitaires en Europe aux XVIIIe et XIXe siècles (peut-être au-delà) sont tout à la fois révélatrices des avancées de la réflexion au nord du bassin méditerranéen tout autant que de la force d’inertie de préjugés anthropologiques9. Une lecture positiviste de ces axiomes peut amener à les considérer comme concourant à la construction d’un Autre méditerranéen, musulman, campant sur des positions fatalistes alors que les épidémies se déchaînent10. Cet Autre est alors culpabilisé pour sa passivité face au danger, et d’un pas supplémentaire il devient coupable, sinon responsable, de la perpétuation de la contagion11. Inerte face aux évènements, cet Autre oriental doit donc être pris en charge, s’il le faut à son corps défendant, et lui sont alors imposées un faisceau de mesures de prévention et de cloisonnement sanitaire importées d’Occident, vérifiant au demeurant l’affirmation de Patrice Bourdelais, selon qui « l’épidémie [est] – créatrice de – frontières »12. Ce récit européocentré d’une geste sanitaire occidentale au chevet d’un Orient épidémique peut toutefois être déconstruit. Ce travail se mène en mettant en résonance les sources européennes mêmes (correspondances consulaires, mémoires de voyage etc.), avec des sources turques et arabes, encore trop rarement mobilisées

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par l’historiographie médicale et sanitaire (surtout fatwâh et risâlah 13 concernant les questions médicales et sanitaires)14.

Des débats médicaux symétriques et connexes en Occident et en Orient

6 Il semble nécessaire, afin de mieux comprendre les changements en cours au temps du choléra, de faire un pas en arrière en se projetant à l’époque de la peste dominante15 et d’observer l’évolution des débats du monde méditerranéen, chrétien comme musulman. On peut alors esquisser l’identité des médiateurs des savoirs médicaux et des pratiques annexes, déceler leurs rôles, leurs marges d’action, leurs influences effectives dans les deux rivages.

7 Pour ce qui concerne l’Europe, lieu d’origine de la plupart des médiateurs scientifiques et médicaux évoqués, le débat est très tendu entre les tenants de la théorie des miasmes (appelés en Italie aeristi et, à partir du XVIIe siècle, miasmisti) et ceux de la théorie de la contagion (appelés en Italie contagionisti)16. Ces deux courants, a priori contraires, se disputent les positions académiques, en particulier dans les universités italiennes17. Hygiénistes comme leurs concurrents, les partisans de la contagion sont fermement opposés à l’existence des miasmes. Ils dominent jusqu’au XVIIIe siècle les institutions sanitaires en déterminant les mesures quarantenaires à partir de la Peste noire18. Ainsi structuré par cette dialectique de temps long, le débat européen face aux épidémies en Europe se perpétue au XIXe siècle, « temps du choléra ». Il se fixe alors sur la question de la pertinence des quarantaines et sont pêle-mêle dénoncés le refus, toujours croissant, répandu et partagé, des séquestrations quarantenaires et, par conséquent, les pesanteurs, retards, coûts supplémentaires imposés aux circulations par un paradigme sanitaire apparaissant obsolète pour nombre de contemporains19. L’incapacité de l’époque à produire un consensus d’abord médical avant d’être règlementaire s’explique en partie par la conjonction de la difficulté à démontrer d’une façon nette et irréfutable l’existence de la contagion et de la vigueur persistante des théories miasmatiques et hygiénistes non encore dépassées dans un contexte prépasteurien20.

8 Ces dynamiques différenciées autant que concomitantes expliquent l’éloignement de la frontière vers l’est, relevé par Pouget. Cette translation des efforts de cloisonnement au plus près des foyers endémiques qui la menacent peut s’envisager comme à contre- courant de l’exigence (en particulier française et britannique) d’alléger le poids des infrastructures, péages, taxes, arrêts forcés imposés par les procédures quarantenaires dans une Europe toujours plus favorable à l’hygiénisme21. Dans les faits elle procède d’un effort de compromis entre la nécessaire protection sanitaire, la préservation des intérêts commerciaux et des pressions politiques tous azimuts22. L’adoption d’un tel compromis sanitaire peut être éclairée par l’étude du précieux effort de médiation de nombreux médecins et savants dont l’action est à situer entre la diplomatie et la médecine23.

9 En terre d’islam, le débat est aussi ancien qu’en Europe ; il y est d’ailleurs largement antérieur à la Peste noire de 134824. En raisonnant à partir des catégories propres à la société musulmane, on peut très schématiquement avancer que la réflexion y est pour partie soutenue par les sabirûn, c’est-à-dire les « patients » ou « résignés » ; qui sont d’ailleurs les seuls capables de retenir l’attention des observateurs étrangers25. Dans

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leurs ouvrages, partant d’une lecture très textuelle de certains ayas (versets) du Coran26 et de certains hadiths (actions, dits et silences du prophète) 27, ils soutiennent l’origine divine de la peste comme châtiment pour les pécheurs et les infidèles et comme miséricorde et martyre pour les fidèles. Ils postulent qu’en conséquence il n’est pas licite d’agir (se préserver, s’isoler, s’enfouir, se soigner) parce que chaque tentative constitue une opposition à la volonté divine28. Les plus littéralistes vont jusqu’à penser qu’il n’est pas même licite de prier pour conjurer la peste : ce serait refuser la miséricorde et le martyre29. Unanimement, les sabirûn refusent l’idée de contagion comme fait naturel propre de la maladie puisqu’elle suppose un phénomène soustrait à la volonté divine. À l’inverse, ils accueillent avec bienveillance la théorie des miasmes (bakkhur) ; elle-même fait écho à une idée qui imprègne puissamment les cultures savantes comme populaires qui invoque l’action des démons (djinn), envoyés et incités par Dieu dans le but de provoquer les miasmes et donc l’épidémie30.

10 La contradiction au fatalisme des sabirûn est portée par les mutahaffizûn, autrement dit les « protectionnistes », c’est-à-dire ceux qui se protègent ou préservent face aux maladies épidémiques. Ils proposent une lecture plus métaphorique et interprétative des mêmes ayas et hadiths 31. Ils soutiennent l’existence de la contagion, considèrent licite le souci de la préservation, la mise en œuvre d’un traitement ainsi que la sollicitation d’un dispositif sanitaire reposant sur les procédures quarantenaires, les cordons sanitaires et l’isolement des malades. En position minoritaire, ils trouvent dans la politique de certains gouverneurs – en Tunisie en particulier et avant les autres – l’occasion de s’imposer32.

11 Dans l’Afrique méditerranéenne (à l’exclusion du Maroc33), la population arabe en général (‘amma) est assujettie à la tutelle ottomane. Elle suit le madhhab (école juridique) malikite. Elle est pour l’essentiel favorable à la position des sabirûn alors qu’une partie considérable des notables arabes (khassa) (très impliqués dans le domaine économique et politique) avec les turcs et les koroghli (fils né d’un père turc, fréquemment un janissaire, et d’une mère arabe) qui sont en position dominante et suivent le madhhab hanafite sont favorables à la position des mutahaffizûn. Au final en terre d’Islam enjeux médicaux, religieux, ethniques, juridiques, sociaux et politiques sont intimement imbriqués. Leur établissement constitue la clef de lecture indispensable afin de saisir au mieux les dynamiques des transmissions des savoirs théoriques et pratiques. À la croisée des héritages et des apports extérieurs, ces débats sont réactivés, à l’écrit comme à l’oral, par chaque nouvelle poussée épidémique34. Dans un contexte de domination ottomane sur l’umma arabe et turque, rien d’étonnant à constater que la ligne générale impulsée depuis la Sublime Porte cherche à s’imposer (comme le pouvoir qui la promeut) alors qu’elle est le plus souvent exogène, minoritaire, hanafite et mutahaffizûn 35. Elle s’évertue à rallier à elle une majorité des populations locales, méfiantes sinon hostiles mais encore malikites et sabirûn. La diffusion de cette doxa sanitaire ottomane repose d’abord sur la cooptation de « médiateurs » internes, c’est-à-dire de médecins et juristes partisans de la contagion pour effectuer la rédaction de traités ou de fatwas justifiant les mesures décidées. Elle repose secondairement sur la mobilisation de « médiateurs » étrangers, médecins, consuls ou encore commerçants qui viennent ad hoc corroborer la pertinence de la politique ottomane36.

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Des médiateurs européens à la croisée des mondes

12 Loin de constituer un « corps » homogène, ces médiateurs étrangers sont eux-mêmes le reflet de l’intensité du débat et des incertitudes en Occident quant à la nature des grands fléaux épidémiques. Pour la plupart ils sont des médecins reconnus dans le monde universitaire et sont recrutés dans les régences maghrébines comme dans tout le monde arabo-turc par les gouverneurs et leurs familles. Ils occupent la fonction de médecins personnels du bey, de la famille beylicale, de la cour37. Ils bénéficiaient auprès de ces élites de leur extériorité qui était une garantie d’extranéité aux jeux politiques locaux, aux intrigues de cour. Par ailleurs ils étaient auréolés du prestige qui accompagnait l’information (peut-être aussi l’admiration) que l’on pouvait ressentir en Orient des récents et fulgurants développements de la science et de la médecine en Europe38. En Tunisie, par exemple, l’existence d’une « société d’appel »39, une société ouverte à l’extérieur cherchant à attirer des figures professionnelles de haut niveau pour améliorer les secteurs stratégiques du pays, alimente une présence continuelle et structurante de médecins, ingénieurs et stratèges étrangers40. Parmi eux, au XVIIIe siècle et au XIXe siècle, nombreux sont les médecins italiens, et en particulier les juifs livournais41 qui présentent l’avantage de se situer à la croisée des traditions orientales et occidentales. Véritables intermédiaires, les Mendoza, Errera, Nuñez-Vais, Boccara, Cardoso, Mascaro, Bensasson, Lumbroso, Castelnuovo accompagnent d’autres collègues péninsulaires comme les Parisi, Tilli, Pagni, Cei, Mendrici, Passeri, Gorgoglione et Morpurgo. Les Livournais en particulier sont pour partie les héritiers des communautés séfarades chassées d’Espagne et du Portugal à la fin du XVe siècle. Leurs membres ont été largement accueillis dans le port toscan où les Lois de la Livournine de Léopold II de Toscane leur ménageaient un havre de paix42. Nombreux parmi ces livournais était ceux nés en terre d’islam issus des importantes communautés des ghrana ou ghorni (c’est-à- dire d’origine de Livourne en tunisien) implantées notamment en Tunisie et en Égypte. Quel que soit leur background, ces médecins possèdent une connaissance fine des lieux, des sociétés et de leurs coutumes, à laquelle s’ajoute souvent la maîtrise des langues arabe et/ou turque. Tous sont en contact avec la « métropole » livournaise avec laquelle ils conservent des attaches familiales et des intérêts professionnels. Les ghrana sont par exemple nombreux à suivre ou compléter leur formation médicale dans les universités italiennes avant de revenir à Tunis ou à Alexandrie occuper une place au service de la santé d’une clientèle d’élite liée au monde de la politique et du commerce, en espérant achever leur cursus honorum en accédant au statut d’imbardati, au plus près du pouvoir suprême, par exemple, selon les mots du médecin toscan Giuseppe Passeri, d’entrer au service du bey au palais du Bardo près de Tunis43.

13 Tous les médecins européens exerçant leur art en terre d’islam participent à des degrés divers des circulations scientifiques et médicales entre les deux rives de la Méditerranée. Ils jouent en particulier, chacun à leur mesure, un rôle, fort complexe et délicat, de médiateurs culturels à l’intérieur même des sociétés locales. Ils profitent alors de leur fréquentation assidue du patriciat local (turc mais aussi arabe, musulman ou encore chrétien et juif). Ce processus d’acculturation des élites autochtones se diffuse par la suite à toute la société.

14 Ils sont d’abord les vecteurs actifs de l’interrogation dominante en Europe sur contagion ou non-contagion des épidémies. Ils partagent avec leurs confrères les mêmes débats et lignes de fractures. Rien d’étonnant alors de retrouver dans leurs

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travaux les mêmes difficultés à produire un paradigme définitif. S’ils parlent de miasmes, dénoncent la saleté, pointent la responsabilité de l’insalubrité, ou encore contemplent les constitutions cosmico-telluriques ainsi que les influences astrales et météorologiques, ils peuvent dans le même souffle soutenir l’existence de la contagion et défendre l’institution de quarantaines, la création de lazarets et de lieux de spurgo (désinfection des marchandises)44. Actifs sur le terrain, les occupations de ces médecins entremêlent publications scientifiques sur la peste, émission de patentes de santé pour des circulations en direction de l’Europe et participations à des réorganisations sanitaires : ils accompagnent, par exemple, la réforme promue par Hammudah pacha en Tunisie (fin du XVIIIe - début du XIXe siècle)45. Face aux résurgences régulières de peste, ils mettent en œuvre personnellement, lorsque les circonstances s’imposent à eux, un strict isolement ou plus radicalement fuient, stimulant alors par leur propre exemple les interrogations de leurs confrères musulmans46. Leurs idées comme leurs pratiques sont au cœur des disputes entre sabirûn et mutahaffizûn dans la Dâr al-islâm. Ils sont, toutefois, peu nombreux parmi ces médecins occidentaux à manifester, comme Jean André Peyssonnel47 (1724-1725), Carlo Antonio Stendardi (1752-1753) 48 au XVIIIe siècle et Abramo Lumbroso49 au XIXe siècle, une pleine de conscience de ces débats portés par leurs confrères arabes et turcs.

15 Ils sont en définitive les véritables pionniers des influences politico-sanitaires en terre d’islam promues par les États européens, les institutions sanitaires ou plus prosaïquement par des intérêts privés (entrepreneurs, commerçants et négociants) qui multiplient les pressions pour influencer le sommet de la société musulmane et la conduire vers une progressive « occidentalisation » de la santé publique50. In situ, ils sont nombreux à participer de la diffusion du paradigme, lui-même porté par les représentants du pouvoir turc mutahaffizûn ; son imposition demande la « conversion » des masses arabes sabirûn 51. C’est en répondant à tout un ensemble de missions (mobilisation en cas d’épidémie, lobbying hygiénique et sanitaire exercé auprès des autorités), qu’ils participent de l’adoption/adaptation d’une norme occidentale ou réputée comme telle par une bonne partie de la population.

16 Cependant l’hétérogénéité des contextes de l’exercice de la médiation scientifique et culturelle des médecins européens interroge, dans un double mouvement, leurs capacités à influencer et à comprendre ces sociétés complexes installées en terre d’islam52. Le premier cas mis en avant concerne l’acuité de la perception des débats du médecin français Jean-André Peyssonnel, alors en mission officielle dans la régence de Tunis après les ravages de la peste de Marseille en 172053. Si nombre de médecins occidentaux sont ignorants des conceptions défendues sur la contagion par les mutahaffizûn et de l’existence d’une justification juridique des mesures quarantenaires qui remontent bien avant les écrits des deux Andalous Ibn Khatima et Ibn al-Khatib, ce n’est pas le cas de Peyssonnel54. Il explique longuement que : […] la loi leur défend [aux musulmans] de quitter le pays à cause de la peste ; mais elle ne les oblige pas d’aller où elle est. C’est sur cette restriction ou défaut d’obligation que le bey et les puissances de Tunis se fondent pour prendre des précautions contre la peste, les chrétiens les ayant persuadés qu’elle est contagieuse, qu’on ne peut s’en garantir en évitant toute communication avec les malades, et que c’est au moyen de ces précautions que les chrétiens peuvent vivre au milieu des terres pestiférées sans être atteints de la contagion. Le bey et les puissances de ce royaume, adoptant ces idées, ne veulent plus accorder l’entrée à aucun bâtiment venant des lieux infectés. Ils l’ont refusée aux Français pendant que

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la peste a ravagé la Provence ; ils ne voulaient recevoir aucun bâtiment, pas même sous l’obligation de la quarantaine55.

17 Il n’ignore donc rien de la dispute qui oppose sabirûn et mutahaffizûn. Non content de rendre compte de ce débat, Peyssonnel relaie un lieu commun de la littérature européenne : la position des mutahaffizûn et des beys de Tunis (turcs et hanafites) est à considérer comme une conséquence exclusive de l’œuvre de persuasion des Européens. Des échos et des répliques de cette argumentation peuvent être en abondance retrouvés partout dans les correspondances consulaires, dans les mémoires de voyage, dans les chroniques (elles ne contredisent que très partiellement le cliché du fatalisme très cher à tous les observateurs européens)56. Ce topos de l’influence unilatérale cohabite d’ailleurs avec l’idée qu’à côté des musulmans résignés à leur destin, d’autres transcendent leurs croyances et leur condition sollicitant les soins de médecins juifs et chrétiens comme musulmans57.

18 Au-delà de l’effort de compréhension de Peyssonnel pour proposer une analyse anthropologique de la causalité épidémique à l’œuvre en Islam, nombreux sont ses confrères à être mobilisés pour des missions plus opérationnelles. La politique de « protection » face aux épidémies se perfectionne dans l’Afrique méditerranéenne tout le long du XVIIIe siècle, en particulier en Tunisie au temps de Hammudah pacha (1782-1814). Véritable précurseur des réformateurs des systèmes médicaux et sanitaires que sont au XIXe siècle le pacha Muhammad ‘Alî d’Égypte (1805-1849) et le Sultan Mahmud II (1808-1839)58, il est à l’initiative d’une ambitieuse réforme de la santé publique. Il accorde à son médecin personnel le privilège de sélectionner et de recruter les nouveaux médecins entrant à son service : toujours étrangers, majoritairement italiens, souvent juifs livournais59. En de nombreuses occasions, alors que la peste ou une autre maladie épidémique menace ou pénètre dans le territoire qu’il administre, il fait appliquer avec la plus grande énergie des mesures sanitaires inspirées par les théories contagionnistes60. Pendant ces périodes de crise, un strict contrôle des navires provenant de lieux infectés est imposé par les autorités des ports de la régence : Ibn Maqdish, caid de Sfax, a laissé un traité qui décrit la chaine d’ordres, laquelle va du bey à ses subalternes, concernant la décision et la mise en place de ces mesures de séquestration61. Un exemple emblématique de cette inclusion de la Régence dans le système quarantenaire méditerranéen concerne en 1781 le cas d’un bâtiment infecté par la peste en provenance d’Alexandrie62. Loué par des commerçants sfaxiens, il est repoussé de Sfax et dirigé vers Tunis afin d’y purger sa quarantaine. Selon les sources vénitiennes, le navire est poussé à Malte par le mauvais temps, alors que selon les sources tunisiennes, le capitaine préfère se diriger vers Malte63. À Malte, sans concession et face au risque qu’il fait peser sur la santé publique, le bâtiment est d’autorité brûlé alors que la chiourme et les passagers sont « purifiés » et mis en quarantaine. Cet épisode, rapporté par Daniel Panzac dans son dernier livre, est à l’origine d’un dur contentieux diplomatique et d’une longue guerre, de 1784 à 1792 entre Tunis et Venise, la dernière guerre de Venise avant sa disparition selon la volonté de Napoléon et de l’Autriche en 1797 avec le traité de Campoformio64.

19 La médiation peut aussi prendre la forme de la présentation des avancées scientifiques et thérapeutiques portées par la science occidentale et exposées aux représentants du pouvoir, à l’élite intellectuelle, aux médecins en chef (amin al-atibbah et rais al-atibbah). Ces nouveaux savoirs et pratiques suscitent à leur réception des discussions animées, des réactions d’intérêt, de méfiance ou de rejet. Le cas de la vaccination antivariolique

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donne une illustration de la complexité des réactions et des processus d’acculturation de la médecine orientale aux innovations venues d’Occident65. Importée depuis la Turquie dans l’Angleterre protestante par une femme anglaise, Lady Worthley Montague, au début du XVIIIe siècle (1717-1721)66, le procédé de la variolisation est transformé par Edward Jenner en vaccination vers la fin du même siècle. Cette dernière est introduite dans le monde musulman au début du XIXe siècle, entrant de fait en concurrence avec la variolisation préexistante. En 1801 en Tunisie, face au bey Hammudah pacha, à son entourage et à des représentants du corps diplomatique, un médecin européen, dont le nom reste inconnu, expose la nouvelle pratique de la vaccination antivariolique. Sa présentation suscite immédiatement la réaction très négative du bey qui tourne en ridicule la nouvelle thérapeutique et celui qui la propose, c’est-à-dire le proconsul anglais Henry Clark67. Déçu et désenchanté, le même proconsul rend ainsi compte de l’événement au consul Perkins Magra qui est absent du pays : The first dissertation you sent on the Cow pox was delivered to the Bey and explained to him by his Physician, he neither understands it nor cares two pence about it, and ridicules the idea of inoculating a cow with matters extracted from the hoof of a horse to be afterwards applied to a human being and adds that : « il Console inglese è sempre matto e morirà matto »68.

20 Au-delà de l’apparente cocasserie de la rencontre, ce qui interpelle dans ce témoignage, peut-être le seul existant pour l’Afrique méditerranéenne au chevauchement du XVIIIe et du XIXe siècle, c’est la précision de la description des modalités d’une première exposition, à défaut de transmission, d’une innovation médicale très récemment élaborée par la science européenne. Dans ce courrier du reste, il est fait donc successivement référence à l’envoi de l’un des premiers traités sur la vaccination jennérienne ; à la présentation in vivo effectuée par le médecin de cour ; à la présence des membres du corps consulaire qui assistent à l’évènement ; à la difficulté pédagogique de donner à comprendre un procédé complexe qui implique l’expérimentation animale et humaine (difficulté qui, à vrai dire, semble bien concerner le témoin oculaire lui-même qui ne saisit pas un passage de ladite démonstration sur le sabot de cheval) ; et enfin à la réaction de surprise et d’incrédulité du pacha, pourtant le plus ouvert aux innovations et le plus désireux de réorganiser la santé du pays dont il a la charge qui n’hésite pas à s’appuyer sur une expression très forte et colorée en langue italienne afin de manifester sa désapprobation69.

21 Nonobstant cette première réaction d’hostilité, si l’on suit le médecin tunisien Béchir Dinguizli (qui a vécu et travaillé pendant le protectorat français) la méthode jennérienne est introduite dans la Régence dès 1812, c’est-à-dire vers la fin du gouvernement du même pacha. Si cette information s’avère exacte, il est plus que probable que dans les dix ans qui séparent le premier exposé sur la vaccination et l’autorisation de sa mise en place, le pacha a certainement assisté à d’autres rencontres qui ont fini par emporter son adhésion70.

22 En effet, la variolisation suscite de nombreux problèmes juridiques et bioéthiques. L’idée de la contagion « bénigne » conduisant à la vaccination via la variolisation est en effet plus difficile à admettre intellectuellement que le concept de contagion maligne, avec les conséquences hygiéniques qu’elle induit (quarantaines, isolements, désinfection). Tout cela comporte l’idée révolutionnaire de prévention faite sur le corps humain par un acte de contagion volontaire interhumaine et, enfin, grâce à Jenner, de contagion par l’intromission d’une matière impure, animale, dans un corps humain sain. La concurrence entre variolisation traditionnelle et vaccination suscite en terre

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d’islam une discussion très complexe, intéressante, et a fait l’objet d’un certain nombre d’études71.

23 Si le cas de la vaccination permet de documenter la transmission du savoir médical et scientifique porté en terre d’islam par une volonté étrangère, d’autres circonstances montrent l’effort des élites pour convaincre les masses de l’authenticité de l’idée et du risque de la contagion en mettant ainsi en évidence le délicat rapport entre pouvoir, savoirs et manipulation du consensus. Dans les années qui suivent immédiatement la mort de Hammoudah pacha, on peut par exemple constater que le courant des mutahaffizûn, en grande partie grâce à l’ouvrage du juriste et savant hanafite Bayram II (2e moitié du XVIIIe siècle - 1831)72, donne un nouvel élan à la théorie de la contagion en s’appuyant sur le poids du passé. Le juriste, en fait, insiste sur son origine arabe et sur les mesures de protection qui ont été longtemps prévues en terre d’Islam, en Andalousie, par exemple, à partir de l’épidémie de la Peste noire. Il rejette ainsi, d’une manière nette, l’accusation de taqlîd (imitation) des chrétiens de la part des sabirûn. On ne sait pas si cet ouvrage est une commande ou s’il procède de la volonté seule du juriste de soutenir le point de vue des hanafites. Ce qui est certain en revanche, c’est que le successeur du bey Mahmud (1814-1824), Husayn bey (1824-1835), d’abord opposé à la théorie de la contagion pendant sa jeunesse avant de s’y « convertir » au moment de son accession au pouvoir, commande un travail sur le sujet au mufti malékite al- Manna’i73. Dans son ouvrage, le secrétaire du bey prend le contre-pied des positions des mutahaffizûn défendues par Bayram II. Il s’agit en l’espèce de tenter d’influencer le choix des autorités politiques du pays en matière sanitaire en superposant les argumentations politiques, juridiques, théologiques, médicales des sabirûn.

24 Une stratégie équivalente de la manipulation du consensus est révélée par l’étude des versions traduites des ouvrages, traités et réglementations sanitaires auxquels se réfèrent les autorités politiques du pays afin de guider leurs décisions en matière sanitaire. Une tâche qui est confiée essentiellement aux médecins étrangers et/ou aux consuls. Il s’agit en particulier de traduire les réglementations à diffuser ensuite parmi les responsables du contrôle sanitaire du pays. Un cas se présente en mai 1817, quand un navire provenant d’Alexandrie muni d’une patente brute débarque ses passagers dans l’îlot de Chickly, au milieu d’un des lacs de Tunis, où un lazaret est en fonction depuis longtemps. Le bey Mahmud ordonne le maximum de rigueur quarantenaire et demande au consul de France de faire traduire par son drogman les mesures européennes en arabe dans le but de les faire diffuser auprès de ses sujets74.

25 En 1818, le bey Mahmud, afin de faire lever le blocus commercial européen, « demande » aux médecins européens de la régence de contresigner une déclaration qui nie la présence de la peste dans la ville75. C’est également la défense des intérêts commerciaux tunisiens qui amène en 1824 le nouveau bey Husayn, qui avait pourtant longuement et durement condamné les mesures de prévention prise par Mahmud pendant la peste de 1817-1821, à « inviter » les docteurs européens qui travaillent à Tunis à écrire et transmettre à toutes les puissances chrétiennes une déclaration concernant la fin de la peste et la santé parfaite du pays depuis longtemps76, ce qui est une pratique très commune dans les villes portuaires européennes77. Ces deux déclarations sont des témoignages importants de l’intégration des médecins européens aux discussions sanitaires entre Tunis et le reste de la Méditerranée. Elles soulignent aussi leur rôle d’interface entre les autorités locales et l’étranger. Leurs attestations,

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enfin, servent de caution sanitaire au bey et à son administration afin d’éviter des retards et des séquestrations prolongées aux navires allant vers l’Europe.

26 Dans tous les cas, traduire depuis les langues européennes vers l’arabe et le turc n’est pas une opération neutre et facile. Cela induit notamment l’adaptation du texte à la mentalité, à la jurisprudence locale, hanafite, malikite ou d’autres écoles. Plus qu’une traduction pure et simple, on doit parler d’une réécriture du texte original : pour être acceptées ces réglementations imposées depuis l’extérieur et depuis le sommet de la société doivent cadrer avec la loi coranique. Rien d’étonnant alors que ces textes traduits soient examinés et approuvés par les détenteurs du savoir religieux et juridique avant que d’être diffusés à la population. Cette opération de transmission/ adaptation « guidée » se prolonge au temps du choléra. Il est significatif qu’un des premiers traités sur le choléra parus en Europe soit l’objet d’une traduction en turc par Mustafa Behecet Efendi (1774-1834), premier médecin du Sultan, puis traduit immédiatement après en arabe, et qu’il soit diffusé un peu partout dans le monde arabo-musulman78. Le processus est identique au cours de la période coloniale alors qu’il s’agit d’adapter les nouvelles découvertes scientifiques de l’ère pasteurienne à la société des colonisés. Participent à cet effort d’acculturation médicale de la population des médecins et juristes locaux et des médecins étrangers avec plusieurs ouvrages de vulgarisation. Dans le premier cas on peut citer les travaux de Bechir Dinguizli sur la variole et sur la syphilis79, ou de Mustafa Bel El Khodja sur la quarantaine80, dans le deuxième, les écrits de Henri Necker sur la variole81.

Conclusion : Entre résignation et protection, entre miasmes et contagion

27 Esquisser le rôle et l’effet de médiateurs médico-scientifiques joués par un certain nombre d’Européens à l’intérieur de la société musulmane n’est pas une opération simple même si l’on essaye de réduire le contexte spatio-temporel de l’analyse sans perdre toutefois une vision d’ensemble. Tout d’abord, on a essayé de mettre en évidence qu’ils sont – médecins ou non – profondément influencés par tous les paradoxes et les contradictions des grands débats concernant la médecine et la santé publique qui agitent leurs pays, notamment les États italiens, la France, l’Espagne et l’Angleterre. En plus, il a été souligné que ces médiateurs sont également à la confluence de pressions intérieures comme extérieures dans les pays où ils habitent et exercent leurs professions. Enfin, on a tenté de mettre en exergue qu’ils agissent à plusieurs niveaux dans la société qui les accueille et, pourtant, leurs actions, leurs exemples, leurs ouvrages donnent lieu à des observations et des répercussions très variées.

28 Dans ce contexte, la Régence de Tunis peut être considérée comme un observatoire privilégié des tensions inhérentes aux enjeux sanitaires en terre d’Islam. En effet, tout en reflétant plusieurs aspects d’ordre social, juridique, théologique et médical d’autres territoires de la dâr al-islam et de l’Afrique méditerranéenne en particulier, les questions et les débats d’ordre sanitaire et épidémiologique s’y posent plus précocement, plus durablement et plus vigoureusement qu’ailleurs. Ces débats sont soutenus principalement par les médecins des beys, deys ou pachas qui, à l’occasion des épidémies de peste, de choléra et de variole, jouent un rôle considérable dans l’élaboration des politiques de santé publique et dans la transmission des connaissances

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médicales récemment conçues en Europe. En cherchant à aller au-delà des liens entre ces médecins, le plus souvent européens, et le pouvoir politique, comme Nancy Elisabeth Gallagher et Anne Marie Moulin l’ont déjà très bien fait, le présent article a essayé de montrer les articulations fines entre les débats médicaux qui sont portés par les résignés ou sabirûn et les protectionnistes ou mutahaffizûn et ceux qui enflamment l’Europe entre les défenseurs de la théorie des miasmes et les partisans de la théorie de la contagion au tournant des XVIIIe et XIXe siècles.

29 À la lumière des documents et des publications consultés et à travers un certain nombre de cas rapportés, ces hommes se révèlent de véritables médiateurs entre sciences, politiques et cultures. Ils jouent à plein un rôle de passerelle entre les diverses institutions sanitaires européennes et méditerranéennes, entre les pouvoirs publics de la Régence, poussés par le souci de la modernisation, et les courants en terre d’islam les plus rétifs aux innovations et à la révision de leur propre idéologie scientifique et médicale. Ils participent aussi, de l’autre côté de la mer, à la reconfiguration de la frontière sanitaire que leurs compatriotes dessinent en Europe.

30 De plus, les médecins de cour, forts de leurs avis d’experts, sont – comme l’ensemble des communautés chrétiennes et juives – les sujets d’interminables débats entre les observateurs locaux. Ils en font un objet de narrations qui soutiennent ou attaquent les positions des sabirûn et des mutahaffizûn.

31 Enfin, ils observent et rendent compte des conditions de vie des différents groupes ethniques et religieux du pays où ils habitent, des pratiques sanitaires et des thérapeutiques médicales en vogue sur le rivage méridional de la Méditerranée, offrant à l’autre rivage un panorama parfois soumis aux paradigmes interprétatifs orientalistes et parfois ouvert à une connaissance plus profonde, exempte de préjugés.

32 Médiateurs culturels et scientifiques, observateurs-observés et acteurs-spectateurs, ils accomplissent donc des tâches très complexes au service de la santé publique. Cependant ils agissent souvent sans tenir compte des différentes réalités qui préexistent à leur mobilisation sur le terrain oriental et méconnaissent un patrimoine commun de savoirs à partir duquel pourrait s’articuler une politique sanitaire internationale plus efficace qui puisse réconcilier face aux épidémies les deux rives de la Méditerranée.

33 Ce jeu de miroirs complexe jette donc sur l’entier processus d’échange de connaissances une lumière nouvelle qui met en évidence l’articulation profonde des rapports culturels, religieux et politiques entre musulmans, chrétiens et juifs en Afrique méditerranéenne. Cette articulation concerne les savoirs théoriques comme les savoirs pratiques qui sont les objets de la médiation culturelle.

NOTES

1. Jean-Noël Biraben, Les hommes et la peste en France et dans les pays européens et méditerranéens, 2 vol., Paris-La Haye, Mouton, 1975 ; Nancy Elisabeth Gallagher, Medicine and Power in Tunisia (1780-1900), Cambridge, Cambridge University Press, 1983 ; Daniel Panzac, La peste dans l’Empire

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ottoman (1700-1850), Louvain, Peeters, 1985 ; Serge Jagailloux, La médicalisation de l’Égypte au XIXe siècle (1798-1918), Paris, Corlet, 1986 ; LaVerne Kuhnke, Lives at Risk. Public Health in Ninenteenth- Century-Egypt, Berkley-Los Angeles-Oxford, University of California Press, 1990. 2. Ce fut l’un des arguments majeur de ma thèse doctorale qui a été soutenue en 1996 (VIIe cycle doctoral, Istituto Universitario Orientale de Naples), et publiée en 1997. Salvatore Speziale, Oltre la peste. Sanità, popolazione e società in Tunisia e nel Maghreb (XVIII-XX secolo), Cosenza, Pellegrini, 1997. 3. Benoit Pouget, Un choc de circulations. La puissance française face au choléra en Méditerranée (1823-1860). Géostratégie, force navale et épidémies, Mémoire de Master II, Histoire militaire comparée, Géostrategie, Défense et Sécurité, Institut d’Études Politiques d’Aix-en-Provence, CHERPA, Université d’Aix-Marseille, 2013-2014. 4. Il a été le sujet de ma deuxième thèse doctorale, qui a été soutenue en novembre 2014 (XXVIe cycle doctorale, Université La Sapienza, Rome), et publiée en 2016. Salvatore Speziale, Il contagio del contagio. Circolazione di saperi e sfide bioetiche tra Africa ed Europa dalla Peste nera all’AIDS, Reggio Calabria, Città del Sole, 2016. 5. Benoit Pouget, Un choc de circulations…, op. cit., p. 51. 6. Carlo Maria Cipolla, Contro un nemico invisibile. Epidemie e strutture sanitarie nell’Italia del Rinascimento, Bologne, Il mulino, 1986 et Il burocrate e il marinaio. La sanità toscana e le tribolazioni degli inglesi a Livorno nel XVII secolo, Bologne, Il Mulino, 1992 ; Françoise Hildesheimer, Fléaux et société : de la Grande peste au choléra XIVe-XIXe siècle, Paris, Hachette, 1993 ; Françoise Hildesheimer, Le bureau de la Santé de Marseille sous l’Ancien Régime, Marseille, Fédération historique de Provence, 1980. 7. Les Conférences sanitaires internationales de Rome (1885), Venise (1892), Dresda (1893), Venise (1897) et Paris (1923 et 1926). 8. On peut affirmer aisément que presque toute la littérature et la documentation produite dans l’âge moderne en Occident concorde sur les deux points suivants. Il suffit de rappeler ici l’ample bibliographie sur les attitudes face à la peste dans l’Empire ottoman ou dans l’ensemble de la Méditerranée, des ouvrages de Biraben, Panzac et Speziale, déjà cités. 9. Michael Walter Dols, « Plague in Early Islamic History », Journal of the American Oriental Society, vol. 94, no 3, 1974, p. 371-383 ; « The Comparative Communal Responses to the Black Death in Muslim and Christian Societies », Viator. Medieval and Renaissance Studies, no 5, 1974, p. 269-287 ; The Black Death in the Middle East, Princeton, Princeton University Press, 1977 ; « The Second Plague Pandemic and its Recurrences in the Middle East (1347-1894). Part II », Journal of the Economic and Social History of the Orient, no 22, mai 1979, p. 162-189. 10. Les correspondances consulaires européennes – on a examiné les correspondances françaises, anglaises, autrichiennes et italiennes – provenant de la côte sud de la Méditerranée, comme les récits de voyages, par exemple, sont densément remplies de notations négatives, parfois contradictoires, sur le « fatalisme » des populations locales face aux épidémies qui aurait favorisé leur propagation. 11. Les documentations des intendances de santé – on a examiné celles relevant des ports de Marseille, Livourne, et Venise –, par exemple, comme les ouvrages médicaux sont presque toujours concordes sur une sorte de condamnation des attitudes des musulmans durant les épidémies concernant les malades, les morts, l’hygiène personnelle et des vêtements et lieux, les quarantaines. 12. Patrice Bourdelais, « L’épidémie créatrice de frontières », Les Cahiers du Centre de Recherche Historique, no 42, 2008, p. 149-176. 13. La fatwâh est un avis juridique non contraignant émis par un expert sur des questions de toute nature. La risâlah, littéralement « message » mais aussi « pamphlet », ou « livre », par contre est un traité vrai et propre dans lequel l’expert fait une analyse plus en detail d’une question.

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14. Pour le côté chrétien il s’agit des correspondances consulaires des pays les plus présents dans la Méditerranée musulmane, des ouvrages juridiques et médicaux concernant les épidémies et les formes de lutte possibles. Pour le côté musulman il s’agit surtout d’ouvrages à caractère juridique, théologique et médical en même temps qui traitent plus ou moins les mêmes questions. 15. C’est-à-dire à l’époque dans laquelle la peste est la maladie épidémique la plus redoutable et la plus meurtrière vers laquelle l’attention médicale et sanitaire se concentrait, grosso modo du XIVe siècle au XVIIIe-début XIXe. Ensuite on peut parler de l’époque du choléra dominant (des années vingt du XIXe à la fin du siècle). 16. Voir, par exemple, Alfonso Corradi, Annali delle epidemie occorse in Italia dalle prime memorie fino al 1850, 5 vol., Bologne, Forni, 1972-1973 (1re éd., 8 vol., Bologne, Gamberini e Parmeggiani, 1865-1892) ; Carlo Maria Cipolla, Miasmi e umori, Bologne, Il Mulino, 1989. 17. Giorgio Cosmacini, Storia della medicina e della sanità in Italia, Roma-Bari, Laterza, 1995, p. 16 sqq. 18. Ibid., p. 35-42. Giovanni Assereto, « Per la comune salvezza dal morbo contagioso ». I controlli di sanità nella Repubblica di Genova, Gênes, Città del Silenzio, 2011, p. 15-37. 19. Jean Antoine François Ozanam, Histoire médicale des maladies épidémiques, Paris, 1835, vol. III, p. 6. Pour une synthèse des positions anti-contagionistes du XIXe siècle voir Erwin Heinz Ackerknecht, « Anticontagionism between 1821 and 1867 », Bulletin of History of Medicine, no 22, 1948, p. 562-593. 20. Il faut rappeler ici toutes les auto-expérimentations de plusieurs hommes de science qui ont lieu durant cette période : la fièvre jaune avec Cathrall, Chervin, Dorsey, S. Ffirth, Govin, Guyon, Musgrave, Pfirth V. Salun, Lavallée, O’Connor, Potter, Prost et Puhlschneider ; la peste avec de Chervin, Costa, Lapis, Lasserre, Lassis et de Clot-Bey quand il est en service chez Muhammad ‘Alî en Égypte ; le choléra avec Fay, Guyon, Scipio Pinel et Wayrot, jusqu’à l’ingestion d’une culture cholérique de la part de Pettenkofer en 1892. Ces expérimentations, toujours effectuées en public, toujours rapportées par le Lancet et par d’autres revues médicales internationales, se sont toutes inexplicablement conclues sans aucune conséquence négative pour les cobayes humains et ont mis à rude épreuve les positions des souteneurs de la contagion et les mesures prophylactiques qu’ils ont promues. 21. L’opposition à la contagion et aux mesures quarantenaires fut plus forte en Angleterre par rapport à la France. On rappelle ici les débats engagés par deux fervents anticontagionistes comme les docteurs Nicolas Chervin (1783-1843) et Charles MacLean (1766-1825). Voir Nicolas Chervin, Examen critique des prétendues preuves de contagion de la fièvre jaune observée en Espagne, Paris, Jean-Baptiste Baillière, 1828 ; Charles MacLean, Results of an Investigation Respecting Epidemic and Pestilential Diseases, Londres, 1817-1818, 2 vol. 22. Sur ces positions voir aussi Benoit Pouget, Un choc de circulations…, op. cit. ; Erwin Heinz Ackerknecht, « Anticontagionism between 1821 and 1867 », art. cit., p. 562-593 ; Carlo Maria Cipolla, Il burocrate e il marinaio. La « Sanità » toscana e le tribolazioni degli inglesi a Livorno nel XVII secolo, Bologne, Il Mulino, 1992 ; Nancy Elisabeth Gallagher, Medicine and Power in Tunisia…, op. cit. ; Jacqueline Sublet, « La Peste au rêts de la Jurisprudence. Le traité d’Ibn Hajar al-‘Asqalânî sur la peste », Studia Islamica, no 33, 1971, p. 141-149. Sylvia Chiffoleau, Genèse de la santé publique internationale. De la peste d’Orient à l’OMS, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012 ; Birsen Bulmuş, Plague, Quarantines and Geopolitics in the Ottoman Empire, Edinburgh, Edinburgh University Press, 2012. 23. Sur le sujet voir : Anne Marie Moulin, Les médecins du Prince. Voyage à travers les cultures, Paris, Orstom, 2010. 24. Manfred Ullmann, Islamic Medicine, Edimburgh, Edinburgh University Press, 1977 ; Conrad I. Lawrence, « Tâ‘ûn and Wabâ’ : Conception of Plague and Pestilences in Early Islam », Journal of the Economic and Social History of the Orient, vol. 25, no 25, 1982, p. 269-307 ; K. Justin Stearns, Infectious

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Ideas : Contagion in Premodern Islamic and Christian Thought in the Western Mediterranean, Baltimore, J. Hopkins University Press, 2011 ; Husayn Boujarrah, Al-Tâ‘ûn wa bid‘ah al-tâ‘ûn : al-harâk al- ijtimâhi fî-balâd al-maghrib bayna al-faqîh wa-l-tabîb wa-l-amîr, Beyrut, Markaz dirâsât al-wahidah al-‘arabiyyah, 2011 ; Salvatore Speziale, Il contagio del contagio..., op. cit. 25. En effet, tous les observateurs étrangers – consuls, médecins, missionnaires, marchands… – reportent dans leur correspondance ou mémoire les témoignages de l’attitude résignée de la population musulmane qui les entourent face aux épidémies en appuyant l’ancien cliché du « fatalisme » musulman. Rarement, mais significativement, ils reportent la fuite, l’isolement, le recours aux médecins. 26. Parmi les ayas les plus cités il faut mentionner les suivants : Coran, II, 244 ; XXXIII, 16 ; LXII, 8. 27. Parmi les hadiths les plus fréquemment commentés on rappelle les suivants : Al-Bukhârî, Sahîh, LXXVI, 27, 47, 53, 54 ; LXXVII, 30-31 ; Muslim, Sahîh, XXXIX, 104, 105, 141, 147, 153, 155. Pour un regard plus complet des sujets touchés par les hadiths voir A.J. Wensinck, A Handbook of early Muhammadan Tradition, Leiden, Brill, 1971. Pour une analyse des ayas et des hadiths à partir des deux interpretations voir K. Justin Stearns, Infectious Ideas…, op. cit. ; Husayn Boujarrah, Al- Tâ‘ûn wa bid‘ah al-tâ‘ûn…, op. cit. ; Salvatore Speziale, Il contagio del contagio..., op. cit. 28. Des auteurs les plus representatifs on rappelle les arabes al-Qâshânî ( XIIIe-XIVe siècle), al- Maqrîzî (1364-1442), al-‘Asqalânî (1372-1448), al-Suyûtî (1445-1505), al-Rassâh († 1489), al-Hadikî (XVIIIe siècle), al-Ziyanî (2e moitié du XVIIIe siècle - début du XIXe siècle), al-Mannâ‘î (2e moitié du XVIIIe siècle - 1re moitié du XIXe), al-Kîlânî (XIXe siècle), al-Mashrifî (1815?-1895) et le turc Suleyman Penah (†1817). 29. Jacqueline Sublet, « La peste au rêts de la Jurisprudence… », art. cit., p. 141 sqq. 30. Ibid., p. 145. Speziale Salvatore, Il contagio del contagio…, op. cit., p. 74 sqq. 31. Des auteurs les plus representatifs il faut citer les arabes Ibn Khatima (†1369), Ibn al-Khatîb (1313-1374), Ibn Harafa (1316-1401), Dâwûd al-Antâkî (†1559), al-Hashtûkî (†1749), al-Rahûnî (1746-1823), Ibn Maqdîsh (2e moitié du XVIIIe siècle-1813?), Bayram II (2e moitié du XVIIIe siècle-1831), Bayram IV (†1861) et les turcs İdrisi Bitlisi (†1520), Ebussûd Efendi (1491-1574), Kemaleddin Taşköprüzade (†1621) et Hamdan Khawaja (1773-1840). 32. Les premières études sur ces sujets ont été menées par Paul Sebag et par Lucette Valensi dans les années soixante. Voir Paul Sebag, « La peste dans la Régence de Tunis aux XVIIe et XVIIIe siècles », IBLA, no 28, 1965, p. 35-48 ; Lucette Valensi, « Calamités démographiques en Tunisie et en Méditerranée orientale aux XVIIIe et XIXe siècles », Annales ESC, no 6, 1969, p. 1540-1561. 33. Parce qu’au Maroc la présence turque est réduite et hors du pouvoir politique et pourtant l’école juridique hanafite est très peu répandue. Au Maroc le clivage entre mutahaffizûn et sabirûn se situe entre les élites au pouvoir et les confréries soufies. 34. Comme on voit, pour le Machrek dans les travaux de Daniel Panzac, Nancy Elisabeth Gallagher, LaVerne Kuhnke et, récemment, de Birsen Bulmuş déjà cités. 35. Husayn Boujarrah, Al-Tâ‘ûn wa bid‘ah al-tâ‘ûn…, op. cit. ; Birsen Bulmuş, Plague…, op. cit. 36. Anne Marie Moulin, Les médecins du Prince…, op. cit. ; Speziale Salvatore, « Per una storia della presenza italiana in Tunisia : medici, agenti sanitari, infermieri, farmacisti e levatrici dal XVI al XX secolo », dans Silvia Finzi (dir.), I mestieri degli italiani di Tunisia, Tunis, Finzi, 2004, p. 220-247. 37. Voir aussi : Salvatore Speziale, Il contagio del contagio…, op. cit., p. 243 sqq. 38. Giorgio Cosmacini, Storia della medicina…, op. cit. ; Drazen Mirko Grmek (dir.), Storia del pensiero medico occidentale, vol. II, Dal Rinascimento all’inizio dell’Ottocento, Bari, Laterza, 1996. 39. Comme l’affirment entre autres Jocelyne Dakhlia et Abdelhamid Hénia dans leurs ouvrages. Jocelyne Dakhlia, Lingua franca. Histoire d’une langue métisse en Méditerranée, Arles, Actes Sud, 2008 ; Abdelhamid Hénia, « Le rôle des étrangers dans la dynamique sociopolitique de la Tunisie (XVIIe- XVIIIe siècle). Un problème d’historiographie », Cahiers de la Méditerranée, no 84, 2012, p. 213-233 ;

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« Mémoires d’origine et gestion communautaire de l’intégration en Tunisie (XVIIe-XIXe siècles) », Etnoantropologia, vol. 3, no 1, 2015, p. 73-88. 40. La prépondérance de professionnels italiens est maintenue de la fin du XVIIIe jusqu’aux années trente du XXe siècle et même après. Voir Silvia Finzi, I mestieri degli italiani di Tunisia, op. cit. ; E. De Leone, La colonizzazione dell’Africa del Nord (Algeria, Tunisia, Marocco, Libia), vol. I, L’Algeria, la Tunisia, Padoue, Cedam, 1957. 41. Parmi les études recentes sur les juifs livournais, dit grana ou ghorni, on mentionne ici : Paul Sebag, Histoire des juifs de Tunisie, des origines à nos jours, Paris, L’Harmattan, 1991 ; Lévy Lionel, La communauté juive de Livourne, Paris, L’Harmattan, 1996 ; Vittorio Antonio Salvadorini (dir.), Tunisia e Toscana, Pise, Edistudio, 2002 ; Denis Cohen-Tannoudji (dir.), Entre Orient et Occident. Juifs et musulmans en Tunisie, Paris, Éd. de l’éclat, 2007 ; Filippo Petrucci, Gli ebrei in Algeria e in Tunisia (1940-1943), Florence, Giuntina, 2011 ; Elia Boccara, In fuga dall’Inquisizione. Ebrei portoghesi a Tunisi : due famiglie, quattro secoli di storia, Florence, Giuntina, 2011. 42. Le grand-duc de Toscane, Ferdinand Ier (1587-1609), étend les privilèges accordés aux Juifs depuis 1548 par Cosimo Ier en adoptant, en 1593, la Constitution Livornina. Les privilèges concernent les Juifs et les marchands de toute nation, y compris les Turcs, les Maures, les Levantins, les arméniens et persans qui envisagent de se transférer à Livourne pour se dédier au commerce. 43. Giuseppe Passeri, Della Peste col ragguaglio della Peste di Tunisi avvenuta negli anni 1818, 1819 e 1820 e Lettera sullo stato della medicina in quel regno, Florence, J. Balatresi, Siena, O. Porri, 1821, p. 97. 44. Voir, par example, les cas de Carlo Antonio Stendardi à Alger et Louis Frank à Tunis. Salvatore Bono, « Algeri alla metà del XVIII secolo nella testimonianza del Console Carlo Antonio Stendardi », Africa, vol. 20, no 3, 1965, p. 250-268 ; Louis Frank et Jean-Jacques Marcel, Histoire de Tunis, Tunis, Bouslama, 2e éd., 1979 (1re éd., AA.VV., L’univers, histoire et description de tous les peuples : Tunisie, par Louis Frank et Jean-Jacques Marcel, Algérie par Ernest Carette, États tripolitains par Ferdinand Hoefer, Paris, Didot, 1850). 45. Salvatore Speziale, « Naissance de la santé publique en Tunisie au temps de Hammoudah Pacha (1782-1814) », dans A.M. Moulin (éd.), Le labyrinthe du corps. Islam et modernité, Paris, Karthala Éditions, 2012, p. 45-56. 46. Salvatore Speziale, Il contagio del contagio…, op. cit., p. 332 sqq. 47. Jean André Peyssonnel, Voyage dans les Régences de Tunis et d’Alger, Paris, Maspero, 1987, p. 146-147. Le voyage a eu lieu en 1724-1725 mais la première édition du livre est de 1838. 48. Salvatore Bono, « Algeri alla metà del XVIII secolo… », art. cit. 49. Abramo Lumbroso, Cenni storico-scientifici sul Cholera-Morbus asiatico che invase la Reggenza di Tunisi nel 1849-1850, Marseille, M. Olive, 1850 et Lettres médico-statistiques sur la Régence de Tunis par le Docteur A. Lumbroso, Marseille, Roux, 1860. 50. Les activités du service sanitaire consulaire, registrées dans les cartons du fond Service sanitaire (Archives nationales de Tunis, série Historique), montrent clairement les avancements dans ce domaine dans la première moitié du XIXe siècle. 51. Voir, par exemple, les efforts de l’ulama mutahaffizûn Bayram II contre lequel se lève l’ouvrage du mufti sabirûn al-Mannâ‘i. Husayn Boujarrah, Al-Tâ‘ûn wa bid‘ah al-tâ‘ûn…, op. cit., p. 212-214 ; Salvatore Speziale, Il contagio del contagio…, op. cit., p. 377 sqq. 52. La documentation disponible sur cet aspect particulier est parsemée dans une myriade de fonds d’archive très hétérogènes sur les deux rivages de la Méditerranée à laquelle s’ajoutent des renseignements utiles dispersés dans les sources imprimées produites par les contemporains, surtout médecins, voyageurs et religieux. Toutefois on a détecté un nombre significatif de cas concernant un riche éventail de situations. 53. Jean André Peyssonnel, Voyage dans les Régences de Tunis et d’Alger, op. cit. 54. Sur Ibn Khatima et Ibn al-Khatîb voir Manfred Ullmann, Islamic Medicine, op. cit., p. 105-109. 55. Jean André Peyssonnel, Voyage dans les Régences de Tunis et d’Alger, op. cit., p. 146-147.

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56. Les sources archivistiques sont très abondantes sur le sujet. On peut se borner ici à citer seulement certains documents en renvoyant à d’autres publications une étude plus exhaustive : Archives nationales de Paris, fonds Affaires étrangères, B-I/124, Alger, lettres du 24 mai, 4 juin, 25 juin, 17 juillet, 20 septembre et 20 octobre 1741, Consul des Jonville à M. de Lenan ; Archives de la Chambre de Commerce de Marseille, série J, dossier 1489, Tripoli, 29 juillet 1742, Lettre du consul à la Chambre de Commerce ; Archives de la Chambre de Commerce de Marseille, série J, dossier 1365, Alger, 22 septembre 1750, Consul à la Chambre de Commerce ; Archivio di Stato di Livorno, série S, dossier 624, Livourne, 12 août 1778, Patente de santé d’un navire provenant de Tunis du 25 juillet 1778 ; Archives nationales de Paris, fonds Affaires étrangères, B-I/1151, Tunis, 5 avril 1784, Vice consul D’Esparron au marquis De Castries ; Biblioteca nazionale Centrale di Firenze, fonds CV, dossier 145,2, Lettres de Giampietro Viesseux de Tunis dans l’année 1818. 57. Des traces de comportements opposés se trouvent, par exemple, dans les pages du médecin Peyssonnel comme dans celles du consul Stendardi et du voyageur Viesseux. Jean André Peyssonnel, Voyage dans les Régences de Tunis et d’Alger, op. cit., p. 146 et 223 ; Salvatore Bono, « Algeri alla metà del XVIII secolo… », art. cit., p. 266-267 ; Leo Neppi Modona (éd.), Giampietro Viesseux. La peste de Tunis (1818-1819), Florence, Gabinetto Scientifico Letterario, 1979, p. 30-43. 58. Sur le débat entre les deux courants dans le cœur de l’Empire ottoman il faut lire Birsen Bulmuş, Plague…, op. cit. 59. Anne Marie Moulin, Les médecins du Prince..., op. cit. ; Speziale Salvatore, « Per una storia… », art. cit. 60. Pendant la peste de 1784-1785, par exemple, il impose toute une série très stricte de mesures préventives qui suscitent les réactions de la partie de la population contraire à la contagion. Le chroniqueur tunisien Ibn Dhiyâf, sabirûn, dédie plusieurs pages à ces événements. Ibn Abî al- Dhiyâf A., Ithâf ahl al-zamân bi-akhbâr mulûk Tûnis wa ‘ahd al-amân, Tunis, Secrétariat d’État aux affaires culturelles, 1963-1966, vol. 3, p. 20 sqq. 61. Hâjj Abû ’th-Thanâ’ sîdî Mahmûd ibn Sa‘îd Maqdîsh, Nuzhat al-anzâr fî a‘gh’ib at-tawârîkh wa‘l- akhbâr, manuscript conservé à la Bibliothèque nationale de Tunis, (manuscrits no 1289, 6232, 6549, 6550), datable entre 1817 et 1818. 62. Archivio di Stato di Venezia, fonds Cinque Savi alla mercanzia, dossier 768, Lettres du consul de Tunisi, Rapport du Capitaine G. Padella, 14 décembre 1781. 63. Ibn Sa‘îd Maqdîsh, Bibliothèque nationale de Tunis, manuscrit n o 1289. Voir aussi Carlo Alfonso Nallino, « Venezia e Sfax nel secolo XVIII secondo il cronista arabo Maqdîsh », dans Raccolta di scritti editi ed inediti, Rome, 1941, vol. 3 (1re éd. 1910), p. 345-402. 64. Daniel Panzac, La république de Venise et les régences barbaresques au XVIIIe siècle. Un exemple des relations Nord-Sud en Méditerranée occidentale, édition établie, présentée et annotée par Salvatore Speziale, Aix-en-Provence, Éditions Publisud, 2015, p. 50-56. 65. Voir le travail de Paul Darmon : Vaiolo e mondo nobiliare. Il vaiolo mortale di Luigi XV e l’inoculazione di Luigi XVI, Abramo, Catanzaro, 1991 (1re éd., La variole, les nobles et les princes : la petite vérole mortelle de Louis XV, Paris, Éditions Complexe, 1989). 66. Anne Marie Moulin, L’islam au péril des femmes. Une Anglaise en Turquie au XVIIIe siècle, Paris, Maspero, 1987. 67. Avec les mots qui concluent son discours et rapportés en italien dans l’original. 68. Public Record Office, Foreign Office, fonds 77, vol. 4, Tunis, 24 juin 1801, Lettre du proconsul Henry Clark au consul Perkins Magra. La traduction est la suivante : « La première dissertation que vous avez envoyée sur la variole a été présentée au Bey et expliquée à lui par son médecin [personnel], il ne l’a pas comprise et ne se soucie pas de ce sujet (il ne vaut pas un clou), et il ridiculise l’idée d’inoculer une vache avec des matériaux extraits du sabot d’un cheval pour les appliquer ensuite à un être humain et il ajoute que le consul anglais est fou et il mourra fou ». La dernière phrase, en italien, est une citation directe des mots utilisés par le bey dans cette circonstance.

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69. La langue la plus connue à la cour de Tunis jusqu’à la moitié du siècle et qui sert de base pour la lingua franca utilisée par les relations internationales, diplomatiques ou commerciales. Jocelyne Dakhlia, Lingua franca…, op. cit. 70. Béchir Dinguizli, La variole en Tunisie, Bordeaux, Y. Cadoret, 1897, p. 17. 71. Salvatore Speziale, « Circolarità di conoscenze mediche tra le due sponde del Mediterraneo : dalla variolizzazione alla vaccinazione », dans A. Tagarelli, A. Piro et W. Pasini (dir.), Il vaiolo e la vaccinazione in Italia, CNR-WHO, 4 vol., Villa Verucchio, La Pieve, 2004, vol. I, p. 147-198. Salvatore Speziale, Il contagio del contagio…, op. cit., p. 451-502. 72. Bibliothèque nationale de Tunis, manuscrit no 18371. ‘Abd Allâh b. Muhammad b. Muhammad Bayram II, Husn annaba’ fî jawâz attahaffuz min al-wabâ’ [La meilleure information sur la permission de se prémunir face à l’épidémie]. Cette risâlah a été publiée au début du XIXe siècle, entre la fin de l’endémie de 1802 et le début de l’épidémie de 1817. La première à avoir mentionné cet ouvrage et l’ouvrage suivant a été Nancy Elisabeth Gallagher dans Medicine and Power…, op. cit., p. 31-32. Husayn Boujarrah a repris l’examen de deux ouvrages dans son travail. Husayn Boujarrah, Al- Tâ‘ûn wa bid‘ah al-tâ‘ûn…, op. cit. 73. Bibliothèque nationale de Tunis, manuscrit no 11856. Abû ‘Abd Allâh Muhammad Sulaymân b. al-Mannâ‘î, Tuhfat al-mu’minîn wa murshidat al-dhâllîn [Le bijou des croyants et le guide des égarés]. Il a été publié durant la peste de 1817-1821, probablement en 1819. 74. Archivio di Stato di Napoli, Affari Esteri, fonds Tunisia, dossier 7277/242, Tunis, 2 juin 1817, Consul Roberto de Martino au marquis du Circello. Archives départmentales des Bouches du Rhône, fonds 200E, dossier 458, Tunis, 14 mai 1817, Consul Devoize aux intendents de santé de Marseille. Le bey veut appliquer toutes les dispositions sanitaires européennes que le consul fait traduire en arabe. 75. Archivio di Stato di Livorno, fonds S, dossier 233, Tunis, 3 septembre 1818, Consul Nyssen au gouverneur de Livourne. 76. Archivio di Stato di Napoli, Affari Esteri, fonds Tunisia, dossier 7286/93, ff. 56, Tunis, 29 novembre 1824. Ferdinando Buonocore, « Due tragici avvenimenti nella Reggenza di Tunisi all’inizio del XIX secolo », Africa, vol. 23, no 2, 1968, p. 193. Document signé par les médecins Regeb, Lombard, Pignatari, Tonzi, Cerasico, Scicluna, Santilli, Cesana et Ricord, qui constituent la « Facoltà Medica di Tunisi ». 77. Bibliothèque San Raffaele de Milan, fonds D’Agostino, Palerme, 8 novembre 1815, Notification imprimée des dix consuls des nations étrangères à Palerme qui démentent unanimement qu’il existe un mal contagieux en Sicile et confirment que dans la ville de Palerme la santé est parfaite. 78. Behecet Efendi Mustafa, Kolera Risalesi, Matbâ-i Amire, Istanbul, 1831. Probablement, comme l’affirme le médecin contemporain James Ellsworth DeKay, le traité est le fruit d’une commission de médecins turcs présidée par Mustafa Behecet Efendi. DeKay James Ellsworth, Sketches of Turkey of 1831-1832, New York, J. and J. Harper, 1833. La traduction en arabe est conservée en plusieurs copies près de la Bibliothèque nationale de Tunis (manuscrits no 1219, 1391 et 19823). 79. Béchir Dinguizli, « Prophylaxie de la syphilis et des maladies contagieuses chez les musulmans de Tunisie », Tunis médicale, vol. 2, no 9, 1921, p. 21-23. 80. Bel El Khodja Kamal Muhammad Mustafa, La médecine et les quarantaines dans leurs rapports avec la loi musulmane (Tanouir El Adhen), Alger, Impr. Orientale, 1896, p. 36. 81. Il s’agit de deux articles de divulgation en arabe sur la variole parus dans Al-Mashreq (no 1, 1898, p. 70-76 et no 7, 1904, p. 29-32).

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RÉSUMÉS

La transmission des savoirs médicaux d’un rivage à l’autre de la Méditerranée est au centre de cette contribution. En particulier le rôle et l’impact des figures stratégiques des médiateurs – comme les médecins de cour et les consuls européens –, en cas des maladies épidémiques et des mesures sanitaires est analysé à la lumière des débats existants en Europe entre les partisans des miasmes et de la contagion et en terre d’islam entre résignés et protectionnistes. Ces médiateurs se positionnent à « la croisée des mondes ». Ils sont porteurs à la fois des incertitudes des conceptions médicales et des requêtes de protection sanitaire européennes tendant à délocaliser la ligne de défense quarantenaire vers le rivage méridional. Ils sont aussi observateurs et rapporteurs de l’univers médical dans lequel ils agissent et promoteurs d’initiatives locales et internationales. Enfin, étant observés dans leurs réactions face aux épidémies, ils deviennent objets d’analyses par les intellectuels, les autorités locales et aussi les gens communs.

This contribution focuses on the transmission of medical knowledge across the Mediterranean. In particular, we analyze the role and impact of mediators such as court doctors and European consuls during cases of epidemic diseases and sanitary measures. These strategic figures are examined in the light of the debates that took place both in Europe between the tenants of miasma and contagion, and in the land of Islam between protectionists and those who chose resignation. These mediators were positioned at “the crossroads between worlds”. They carried both the uncertainties of medical conceptions, and the requests by European health protection authorities asking for the quarantine line to be relocated further towards the southern shore. Besides, they were also observers and rapporteurs of the medical world in which they operated, as well as promoters of local and international initiatives. As their reactions to epidemics were closely scrutinized, they also became an object of analysis for intellectuals, local authorities and common people.

INDEX

Mots-clés : histoire de la médecine, médiation scientifique, épidémies, Afrique du Nord, santé publique Keywords : history of medicine, scientific mediation, epidemics, North Africa, Public health

AUTEUR

SALVATORE SPEZIALE Salvatore Speziale est chercheur en Histoire et institutions de l’Afrique, Université de Messine, département de Civilisations anciennes et modernes (DICAM).

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Repousser les limites de l’acculturation médicale : La médecine navale française au chevet d’un orient méditerranéen forcément insalubre (Première moitié du XIXe siècle)

Benoît Pouget

Introduction

1 L’expérience du monde des médecins de la Marine française, de ses maladies et de ses malades, est riche des millions de miles nautiques parcourus depuis le début des Temps modernes à bord des bâtiments de la Royale sur toutes les mers du globe1. Les campagnes navales de la monarchie de Juillet, de la Seconde République et des premières années du Second Empire perpétuent et amplifient les contacts avec des populations étrangères2. Depuis leur poste d’observation privilégié, à bord comme à l’occasion des relâches, les officiers de santé de Marine, souvent en naturalistes d’ailleurs, font œuvre de sciences en s’intéressant aux mondes qui s’offrent à leur regard3. Hommes des Lumières, ils appartiennent à un corps en voie de professionnalisation et sous leurs plumes, comme le dit Jacques Léonard, […] déjà se dessine [avant 1835] clairement la justification psychologique et médicale de la colonisation […]. Fils de Voltaire et de l’Encyclopédie, les officiers de santé de la Marine ont vite compris et répété que […] l’état de nature est pire que la civilisation développée pour le tonus même des races humaines4.

2 Le plus souvent seul membre de l’équipage à avoir suivi un cursus universitaire, ou à tout le moins, une formation supérieure, le médecin de la Marine est par fonction et par nature amené à rencontrer dans sa consultation des agents pathogènes et leurs

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hôtes humains dans des conditions qui sortent de l’ordinaire de la consultation de ses confrères métropolitains. D’ailleurs, « les médecins des expéditions, de l’Armée et de la Marine françaises enregistraient les attributs des races au cours de leurs campagnes et fréquemment les évaluaient à partir des héritages de la médecine hippocratique et galiénique »5. Peste, choléra, typhus, fièvres typhoïdes, fièvres paludéennes, syphilis, boutons d’Alep ou d’Alexandrie (leishmaniose), éléphantiasis constituent, entre autres pathologies, le quotidien de leur exercice outre-méditerranée. Leurs longues descriptions hantent les rapports médicaux et les récits qu’ils ont laissés de leurs croisières tout au long du XIXe siècle6. Ces maladies sont particulièrement présentes en Orient7. Elles interpellent ces praticiens au-delà même de leur vocation première à leur opposer soins et remèdes. Le plus souvent isolés de leurs pairs sur leurs bâtiments, ils réfléchissent, se raccrochent à des théories médicales en vogue ou dans un élan spéculatif proposent des étiologies, des symptomatologies, des cliniques et des approches curatives aux défis médicaux qui leur sont proposés8. Ils s’empressent d’ailleurs à leur retour de communiquer le contenu de leur réflexion et de leurs expériences au conseil de santé du port de rattachement et de manière plus formelle dans un article ou une thèse universitaire9. Influencés par les idées de Broussais et du néo-hippocratisme, chaperonnés par l’inoxydable Kéraudren, ils participent d’un vaste mouvement d’acculturation médicale en direction d’un espace méditerranéen vu comme une périphérie éloignée de l’Europe du nord-ouest et de ses grandes villes, entrées de concert dans l’industrialisation, l’urbanisation et l’hygiénisme10. Ils sont du reste profondément marqués par « la physiologie vitaliste, mais aussi par les idées de civilisation et la réflexion sur l’apparente sélectivité ethnique des maladies »11. Comme leurs contemporains européens, leurs certitudes concernant la supériorité des nations civilisées sont puissamment ébranlées par « la progression du choléra qui semblait démentir l’idée de progrès qui s’attache à l’histoire des nations policées »12.

3 En soulignant les contingences propres aux formes d’organisations et aux missions des médecins de la Marine française, il s’agit de voir comment ils appréhendent la rencontre « pathologique » sur les fronts cholériques avec ces « autres » méditerranéens, dans leurs diversités et dans leurs spécificités. Auprès des populations méditerranéennes, ils ne perdent jamais de vue qu’ils sont des soldats et des agents de l’influence sanitaire et médicale française. À leur contact, les médecins de la Marine se vivent comme les agents d’une occidentalisation médicale d’un espace méditerranéen à la marge du progrès scientifique. Ils auscultent les peuples et les sociétés afin de valider un hypothétique lien de causalité anthropologique entre race, civilisation et épidémies. Les récits de ces médecins, s’ils semblent dessiner en creux un « choc » sanitaire et identitaire, donnent à lire des interactions moins univoques que ne le laisserait croire leur discours général.

L’hygiène, cette grande absente de l’Orient ?

Est-ce qu’un pays où l’environnement considéré insalubre favorisant la production des maladies infectieuses pouvait provoquer une influence funeste et produire un pays dégénéré par les maladies13 ?

4 Si, selon Rosa Helena Santana Girao de Morais, les médecins de la Marine n’ont pas de difficulté à concevoir le Brésil comme « un pays dégénéré par les maladies », la translation d’une telle grille de lecture à l’espace méditerranéen ne va pas sans poser un certain nombre de problèmes. Mer partagée par l’Occident et l’Orient, la mise en

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cause unilatérale de l’environnement méditerranéen comme facteur décisif des ravages du choléra pose aux médecins de la Marine un certain nombre de difficultés. La France ne possède-t-elle pas elle-même une large fenêtre sur cet espace ? Le choléra ne frappe- t-il pas aussi indistinctement à Paris, Brest ou Rochefort qu’à Toulon ? En Méditerranée donc, si le climat doit être mis en cause comme facteur décisif de la diffusion du choléra, c’est dans la globalité de ses effets et non pas parce qu’il serait un facteur de différenciation entre les différents ports et littoraux. S’il y a des efforts d’acclimatements physiologiques pour les Européens projetés en Orient, ils sont moins évidents que dans d’autres espaces comme par exemple en Amérique du Sud, dans les Caraïbes ou en Asie du Sud-Est14.

5 Puisqu’il s’agit de mettre en cause l’Orient dans la prospère diffusion du choléra, il fallait trouver une explication moins statique et rompre avec l’idée d’un paradigme environnemental méditerranéen en changeant la nature et les échelles d’analyse. François Delaporte souligne que […] l’idée que les ravages du fléau pouvaient ramener l’Occident au rang de l’Orient était inadmissible […]. L’épidémie doit se situer sur la même ligne qu’une catastrophe naturelle […] l’itinéraire de l’épidémie offre donc une donnée à partir de laquelle on pouvait proposer une explication naturelle15.

6 Il était lors commode pour les médecins de la Marine de constater avec leurs collègues occidentaux que le choléra venait bien d’Orient : La direction vers l’ouest qu’à suivi en général le choléra dans sa marche a beaucoup occupé les médecins. On l’a considérée comme une particularité de cette maladie, et elle a été un des grands arguments de tous ceux qui ont cherché au choléra une cause tellurique ou atmosphérique16.

7 En observant le choléra de Syrie en 1823, Justin Pascal Angelin défend déjà l’idée que le choléra est une maladie dynamique, et que s’il y a une communication avec un lieu infecté, « le choléra-morbus ne tardera pas longtemps à se déclarer »17. Il est convaincu du rôle primordial joué par les conditions atmosphériques sur son développement18. Il décrit d’ailleurs un mouvement inexorable de l’épidémie courant d’est en ouest19. Cette dynamique géographique de l’épidémie résonne avec l’idée dominante du temps, ainsi résumée par Frédéric-Joseph Bérard cité par François Delaporte : « La plupart des maladies contagieuses, ces grands fléaux de l’espèce, sont sorties des peuples barbares, et ont pris naissance parmi eux »20. Ainsi imputée à l’Orient, l’origine du choléra dédouane les sociétés européennes de toute responsabilité dans son émergence. Et si finalement le choléra s’est installé dans les ports européens de la Méditerranée, peut- être doit-on chercher une explication dans les mœurs locales plutôt que dans les caractéristiques générales de la civilisation occidentale dont les progrès, à suivre Louis- René Villermé, ont permis d’en atténuer la mortalité : Nous devons bien certainement à ces progrès de la civilisation de ne plus observer chez nous d’aussi excessives mortalités que jadis ; car on voit partout les épidémies diminuer de fréquence et d’intensité, à mesure que la barbarie s’efface21.

8 L’unité environnementale de l’espace méditerranéen et la propension du choléra à ne respecter aucune frontière ne permettant pas de discriminer un Orient insalubre d’un Occident éclairé, les médecins de la Marine s’attachent à démontrer l’existence de souterrains pathogènes à une échelle plus fine qui, associés les uns aux autres, permettent de donner une interprétation satisfaisante au développement indistinct de la maladie sur les deux rives de la Méditerranée. Ces observations, au ras des flots de plus, correspondent parfaitement à leur habitude professionnelle puisque « connaître

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le terrain fait partie des devoirs du médecin militaire »22. Cet intérêt des médecins de la Marine pour la géographie médicale répond à la nécessité de comprendre un milieu pour faciliter l’acclimatement des équipages et des troupes23.

9 D’ailleurs, pour reprendre la formule de Jean-Charles Boudin, l’acclimatement est « le grave problème de la colonisation et celui du choix des troupes destinées à servir dans les contrées plus ou moins éloignées »24.

10 L’impression d’une permanente tension épidémique en Orient, à laquelle les sociétés autochtones dans leurs diversités semblent dans l’incapacité de faire face, se trouve renforcée par l’accumulation des maux en circulation en Orient. Le rapport d’Amédée Lefebvre, chirurgien-major du Marsouin en campagne en Méditerranée entre 1825 et 1827, met lui aussi en cause « la malpropreté extrême dans laquelle vivent les Arabes », dresse une liste non exhaustive des maladies dont souffrent en Égypte les populations locales et ainsi achève de dresser un tableau apocalyptique de la situation sanitaire de l’Orient. En plus de la peste, du typhus ou encore du choléra qui dévastent régulièrement le pays du Nil, la gale est très commune à Alexandrie. D’ailleurs il remarque que « presque tous les fellahs en sont couverts ». Si la lèpre n’est « pas rare », les cas d’hydrocèle et d’ophtalmie sont communs. « Il n’existe peut-être pas au monde de ville où l’on trouve autant [de borgnes et d’aveugles], de fièvres pernicieuses, de dysenterie ou d’hépatites » ajoute-t-il. Il rapporte également sur la côte de Caramance plusieurs cas de personnes atteintes du bouton d’Alep, aujourd’hui mieux connu sous le terme de leishmaniose. Cette maladie, épidémique à Alep, selon Amédée Lefebvre, se manifeste d’abord par des petites taches rouges puis évolue vers un « bouton du diamètre d’une pièce » qui, après s’être ulcéré et une suppuration de deux à trois mois, laisse le plus souvent sur la face une « cicatrice brune, creuse et indélébile25 ». On imagine aisément ce que pouvait avoir d’impressionnant une déambulation dans les rues d’Alexandrie ou d’Alep, au contact d’une population d’indigents aux visages défigurés par la lèpre, les ophtalmies ou par le bouton d’Alep et ses irrémédiables séquelles.

11 Les rapports médicaux des médecins et chirurgiens de la Marine en mission en Méditerranée entre 1831 et 1856 passent ainsi au crible les conditions d’hygiène singulières des ports et des côtes qu’ils ont l’occasion de visiter. Claire Fredj rappelle utilement dans sa thèse que « lier la salubrité d’un espace à un comportement ou un tempérament, en l’occurrence “indigène”, découle en partie de la tradition hippocratique »26.

12 Leurs descriptions des sociétés portuaires, en particulier extra-européennes, rejoignent celles de leurs collègues de l’armée engagés plus souvent qu’eux-mêmes à l’intérieur des terres27. Sous leur plume, l’Orient est essentialisé, et Arabes, Juifs, Ottomans ou Grecs vivent dans la « malpropreté extrême » pour reprendre une formule d’Amédée Lefebvre28. Leurs mœurs sont considérées comme la cause première de la propagation des maladies. Dans sa Lettre topographique et médicale sur Alger en 1829, le chirurgien- major de l’Iphigénie Hubert Lauvergne explique par exemple la présence endémique du typhus ou de la peste à Alger par « le scrupule religieux des mahométans pour la conservation de tout être doué de la vie » qui entraîne la présence dans la ville de « myriades de chiens, de légions d’oiseaux »29. Après un séjour à terre, le chirurgien de la Dordogne Michel Sergent livre, quant à lui, en 1831 une description saisissante de la ville d’Oran, de ses habitants, ainsi que de leurs mœurs30. Dans cette « civilisation à peine naissante » telle que la qualifie Auguste Reynaud lorsqu’il décrit le port

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d’Alexandrie, les mœurs des autochtones heurtent les Occidentaux31. Michel Sergent parle des habitants d’Oran comme d’« hommes demi-sauvages », couverts de haillons qui « font tout faire par leurs femmes »32. Il dénonce « la mollesse des mœurs mahométanes » et la soumission des femmes au despotisme conjugal, alors que les enfants « ne rêvent la nuit que de vol et de pillage, inclination malheureuse qui ne vient que d’un défaut d’éducation ». Il décrit ces femmes d’Oran comme […] défigurées par des tatouages sur toutes les parties du corps habituellement à découvert, le visage, le col, les bras, les jambes. [Leurs] ongles sont teints en jaune [et] elles portent sur leur dos au-dessus des hanches leurs enfants à la mamelle dans le repli d’une pièce d’étoffe de laine légère qui leur fait le tour du corps, recouvre leurs épaules et leur tête33.

13 Chargées des courses les plus longues et des travaux les plus pénibles, elles accouchent sans médecins, aidées seulement par quelques vieilles femmes instruites seulement par l’expérience34. Michel Sergent est frappé par la blancheur de leurs dents et la pureté de leurs bouches. Malgré l’épouvante qu’elles manifestent à la vue des étrangers, il leur reconnaît que « la nature leur a donné un cœur bon et humain »35. La place des femmes dans les sociétés orientales semble avoir pour conséquence une plus grande exposition au choléra. Observant l’intense épisode de choléra qui frappe la Thébaïde (1831-1833), Justin-Pascal Angelin constate que, parmi les nombreuses victimes, se retrouve un contingent anormalement élevé de femmes et d’enfants36. Il tente d’expliquer cette surreprésentation par des considérations anthropologiques et sociologiques. Polygamie, visite des morts dans chaque maison (un devoir de religion défendu aux hommes), ablutions quotidiennes des hommes au moment de la prière sont tour à tour convoquées afin d’expliquer le différentiel de mortalité constaté37. Si le médecin est persuadé que la propreté protège de la peste, il décrit – comme Michel Sergent – une civilisation orientale à l’intérieur de laquelle femmes et enfants vivent séparés des hommes, soumis à des contingences particulières impliquant jusqu’à un différentiel dans leur vulnérabilité face aux épidémies38. À Smyrne, le consul de France se félicite en pleine épidémie de choléra que le gouverneur favorise les mesures sanitaires afin « d’enlever les immondices qui d’ordinaires en couvrent les rues et les places »39. Le lien anthropologique entre cultures orientales et épidémies semble alors être un fait acquis pour ces médecins. On retrouve sous la plume de Léon Lagrèze, chirurgien du brick l’ Eclipse en station pour six mois devant Tripoli de Barbarie en 1833, des considérations équivalentes40. Dans son rapport de fin de campagne, il consacre un long développement à l’insalubrité de la ville et en particulier sur la nécessité faite par la coutume de conserver les dépouilles mortelles à l’intérieur des murs de la ville « [pouvant] lui être funeste à l’apparition d’une maladie épidémique comme la peste » 41.

La force des épidémies en Orient expliquée seulement par un implacable déterminisme anthropologique ?

14 Dans la lutte contre le choléra et les grandes épidémies le blâme individuel qui s’abat sur les malades se double donc, presque automatiquement, d’une stigmatisation des mœurs et des comportements collectifs, qui en conséquence ont vocation à être réformés42. D’ailleurs, les médecins ne s’expliquent pas autrement la perpétuation des grandes épidémies alors que « la prophylaxie était à la portée de tous : pour échapper au choléra, il suffisait d’adopter une vie sobre et d’éviter les excès »43. Puisque

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« l’hygiène navale s’intéresse aux villes portuaires autant qu’aux épidémies sur les bateaux et le long des rivages », les médecins de la Marine cherchent, à partir de leurs différentes relations des épidémies de choléra dans les ports d’Orient, à établir scientifiquement la causalité anthropologique comme un facteur déterminant de sa diffusion.

15 Rien d’étonnant donc que de lire dans le rapport de François Levicaire, chirurgien de la Cauchoise en 1820, un long développement qui met en résonance l’appartenance ethnique et les ravages de l’épidémie de peste qui frappe – déjà – Smyrne en 1819 et synthétise les conclusions des vitalistes à propos du présupposé rapport de causalité entre appartenance ethnico-religieuse et vulnérabilité face aux maladies épidémiques. Il pousse le déterminisme jusqu’à proposer une hiérarchisation entre les différents groupes ethnico-religieux vivant dans l’Empire ottoman quant à la mortalité induite par les épisodes de peste44.

16 En 1823 Justin-Pascal Angelin constate pour sa part que « seuls les Francs s’en sont garantis [de l’épidémie de choléra] par la séquestration »45. Observateur attentif de l’épidémie de choléra de 1831 à Smyrne, Firmin Ferrand décrit une propagation lente de la maladie depuis son apparition dans la nuit du 24 au 25 septembre qui ne se manifeste dans le quartier juif que « dans les maisons les plus sales » et n’atteint « que les individus plongés dans la plus dégoûtante malpropreté »46. Elle s’étend ensuite aux Grecs dont les habitations sont voisines de celles de Juifs. Les 4 et 5 octobre, la ville entière est touchée et de nombreuses victimes sont à déplorer parmi les Turcs et les Arméniens47. Cependant une catégorie d’habitants semble épargnée par le choléra ; les Européens de Smyrne sont peu « maltraités ». Ferrand l’explique par une plus grande propreté et un régime préservatif48.

17 La promotion d’une causalité anthropologique dans la diffusion du choléra est d’ailleurs un a priori largement partagé parmi les Français amenés à vivre en Orient. Dans un courrier adressé au préfet maritime de Toulon à la fin du mois de septembre 1835, le consul général de France en Égypte attribue une résurgence des cas de peste à « l’imprudence qu’ont eue ceux qui en ont été victimes d’habiter une maison qui n’avait pas été ouverte depuis la plus grande crise et dont les effets et matelas n’avaient été ni purifiés ni même aérés quoiqu’il y fût mort plusieurs personnes »49. Les années passent et rien ne semble changer dans la perception que les médecins de la Marine ont de l’Orient. En février 1856, le chirurgien-major de l’Africaine, outre les caractéristiques géomorphologiques et climatiques qui participeraient à ce « qu’il n’y ait autant de foyers spéciaux d’infection » sur le littoral qui court des Dardanelles à la mer Noire, met en cause également « une culture trop peu développée à ces causes [en particulier] la putréfaction des animaux morts ou tués pour la nourriture des habitants et dont ceux-ci laissent les cadavres se consumer lentement à l’air libre »50. On retrouve des appréciations aussi négatives sous la plume du médecin Quesnoy qui, à son retour de la campagne de Crimée, décrit Gallipoli dans des termes aussi peu amènes51. Ces remarques ne sont d’ailleurs pas réservées aux sociétés méditerranéennes. Le récit de l’épidémie de choléra en Guadeloupe en 1865-1866 que propose Henry Lignières est empreint des mêmes préjugés sur l’hygiène et les mœurs des populations orientales et tropicales52. Le « nègre » abuserait des boissons, serait paresseux, aurait une alimentation « facile » et trop sucrée et vivrait dans des conditions d’hygiène déplorables53. À lire les écrits des médecins de la Marine, eux-mêmes formés dans les écoles de santé navale des ports militaires ou dans les universités de Paris ou de

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Montpellier, l’insalubrité persistante des ports et sociétés orientales relève d’un lien quasi ontologique entre leur exposition au risque épidémique et l’identité ethnico- religieuse des populations. On retrouverait donc dans leurs écrits la même construction de la figure dépréciée des orientaux que celle dénoncée il y a près de quarante ans par Edward Saïd54.

18 Comment alors interpréter la permanence des préjugés chez les médecins de la Marine ? Un élément d’explication est avancé par Michael A. Osborne55. En effet, « de nombreux chirurgiens de la Marine complètent leur cursus en soutenant leur doctorat à Montpellier, où dominait la pensée vitaliste dont l’influence complique le tableau des frontières raciales basées jusqu’alors sur la morphologie ou la couleur de peau »56. Il est alors question pour eux de prendre en compte, pour définir la race des considérations géographiques, les habitudes des populations, leur tempérament ainsi que leur sensibilité aux maladies combinées avec des observations d’anthropologie physique57. Douglas Bronwen remarque d’ailleurs que, dans son texte De l’homme de 1830, Jean- René Quoy identifie « des distinctions non moins fondamentales » entre les mœurs et les habitudes des races océaniennes58. Cette scalae naturae pré-positiviste appliquée aux races se retrouve dans la taxinomie que les médecins de la Marine s’efforcent d’établir entre les modes de gestion des épidémies de choléra mis en place par chaque communauté dans les ports de Méditerranée. D’ailleurs il faut se garder de surinterpréter cette taxinomie qui, comme Douglas Bronwen le rappelle, est fluctuante59.

19 Grégory Bériet a, pour sa part, souligné les conclusions parfois surprenantes auxquelles pouvaient aboutir ces raisonnements : Maher perçoit [aux Antilles la transpiration] des noirs comme étant particulièrement nauséabonde […] et il conclut que cette puanteur, inscrite dans les caractéristiques propres à cette espèce humaine, les préserve de la fièvre jaune60.

20 Au-delà de cet effort de casuistique médicale pour expliquer les ravages du choléra par un déterminisme biologique et anthropologique, la médecine navale cherche à expliquer le différentiel de vulnérabilité face aux épidémies entre l’Occident et l’Orient par la déficience des structures sanitaires dans l’Empire ottoman61.

21 Dans les écrits des médecins de la Marine, la lecture anthropologique s’impose à nouveau pour pointer les déficiences des hôpitaux en terre d’islam. Firmin Ferrand impute ces carences en 1826 à un retard culturel causé à Smyrne par la religion dans le cas des musulmans et par la superstition pour les Grecs : « Les musulmans croient que la peste est un arrêt fatal de la divinité »62. Selon lui, les seuls médecins présents à Smyrne sont des Grecs ou des Latins mal formés en Italie à l’art de guérir, des praticiens « souvent originaires des îles Ioniennes63 » précise-t-il. La refondation par la France de l’hôpital maritime de Smyrne répond donc à ses yeux à la nécessité de remédier pour les marins qui circulent en Méditerranée à ce déficit de structures sanitaires valables dans l’Empire ottoman dans un espace qui en manque cruellement. À Smyrne, en plus de l’hôpital de la Marine, la France assure par ailleurs la protection de l’hôpital catholique arménien64. L’attractivité de l’hôpital maritime, et en creux la déficience des institutions sanitaires locales, est illustrée pour Firmin Ferrand par les efforts des malades grecs dont l’hôpital se trouvait en aplomb de l’établissement français, pour franchir la clôture et chercher à être pris en charge par les Français65. Les préjugés des médecins de la Marine sur les hôpitaux en Orient, ainsi que leur conviction d’une supériorité de la civilisation occidentale, sont renforcés par les témoignages qu’ils

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donnent des pratiques de mutilation des organes sexuels des jeunes filles et des jeunes garçons. Auguste Raynaud est, par exemple, étonné que l’hôpital du Caire prête ses salles à des opérations de circoncision, d’excision, d’ablation d’une partie des grandes lèvres ou encore par le fait que les sexes des petites filles en bas âge puissent y être cousus afin de garantir leur virginité « à ceux qui les achètent ou les épousent66 ». Fondé par un Français, cet hôpital forme des « métèques susceptibles de faire le service »67.

22 Le vocabulaire employé ne semble laisser que peu de place à l’équivoque sur le sentiment de supériorité qui anime des médecins de la Marine comme ceux de l’armée. Cependant il faut se garder de toute surinterprétation en se rappelant d’abord avec Michael Osborne que : Les médecins de l’Armée française qui ont étudié les populations berbères et arabes d’Afrique du Nord entre 1830 et 1870 s’appuient sur des conceptions qui ont été établies avant une époque où la supériorité de la médecine française pouvait être délimitée en termes technologiques et ainsi mesurée selon des indicateurs philosophiques, sociologiques ou moraux68.

23 De plus, les médecins français, qui accueillent avec méfiance les théories de Darwin, mettent plus facilement en avant la notion de lieu et d’environnement dans leurs conceptions plutôt que la race, d’ailleurs « les idées raciales françaises n’étaient pas toujours concordantes avec celles des autres nations européennes »69. Finalement, les médecins de la Marine française n’agissent pas en Méditerranée autrement qu’ils agissent au pays. Ils sont en cela identiques à leurs confrères métropolitains au chevet des malades de l’Ardèche ou du Jura. D’ailleurs leurs descriptions d’Alexandrie, de Smyrne ou de La Canée n’ont rien à envier à la description des habitats ruraux de l’Yonne que rapporte Patrice Bourdelais : « L’insalubrité des maisons dans lesquelles je suis entré à Saint-Bris est en opposition directe avec tout ce que l’hygiène prescrit »70.

24 Les villes de l’Orient méditerranéen partagent avec les ports du sud de l’Europe la même atmosphère viciée propice au développement de miasmes délétères. François Levicaire alors en escale au Portugal avec la Cauchoise en 1818, et tandis que la peste ravage les ports des côtes lusitaniennes, décrit « une des villes les plus sales qu’[il ait vues] »71. Plus loin, il trace de Milo le portrait d’une cité qui « n’est qu’un amas de décombres habité par une poignée de misérables grecs [où] on a de la peine à trouver passage dans les rues tant elles sont encombrées de maisons écroulées et d’ordures. [Son air] est exclusivement malsain ; on rencontre beaucoup de malades et peu de vieillards ». En 1828, Joseph Aze, officier de santé à bord de la corvette hôpital le Rhône alors au mouillage face au fort de Belèm, décrit les rues de Lisbonne comme […] remplies d’immondices de détritus de végétaux et d’animaux [qui deviendraient] un foyer d’infection, une source des maladies les plus meurtrières sans la salubrité de cet heureux climat et si des brises salutaires du nord au nord- ouest ne s’élevaient presque tous les matins pour rafraîchir l’air et tempérer la chaleur72.

25 La description que proposent les chirurgiens David et Legendre de passage à Nauplie de Romanie sur la Sirène rend compte en 1825 d’une ville pauvre, délabrée, insalubre. Ils ajoutent que […] les Grecs ont sous ce rapport beaucoup de ressemblance avec les Turcs et ils ne font rien pour diminuer les ravages d’un typhus qui moissonne presque constamment le reste d’une population qui a jusqu’à présent échappé au fer des féroces musulmans73.

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26 Près de vingt-cinq ans après David et Legendre, Jossir, chirurgien-major de la Pandore, livre un réquisitoire pareillement impitoyable sur l’état sanitaire du port du Pirée. Moins que la population, c’est bien la configuration géographique qui lui semble à mettre en cause : À la veille des chaleurs souvent très fortes de l’été en Grèce, je crois devoir attirer sérieusement votre attention sur l’insalubrité du Pirée pendant la saison chaude et les inconvénients réels qui existent pour les équipages à séjourner au sein d’une atmosphère pour ainsi dire saturée de miasmes paludiques. La Grèce moderne est comme la Grèce antique, à vingt-deux siècles de distance, affligée de fièvres intermittentes qui y sont pour ainsi dire endémiques pendant l’été74.

27 Vingt-deux siècles d’histoire et donc aucun progrès dans la lutte contre l’influence paludéenne. C’est la place du Pirée qui, par sa géographie, est dangereuse ; topographie, qualité des sols et températures sont en cause.

28 Finalement c’est le monde méditerranéen dans son ensemble qui, dans le regard des officiers de santé de la Marine, tend à être un espace de risques sanitaires. Les clivages multiséculaires entre mondes chrétiens et espaces musulmans perdurent et peuvent le cas échéant être invoqués pour différencier l’Occident de l’Orient. Cependant, dans leurs écrits, les ports et les populations de Porto, de Smyrne, de Milo, de Barcelone, d’Alexandrie, de ou de Nauplie de Romanie partagent les mêmes caractéristiques propres à un environnement sanitaire dégradé. En bons élèves de Broussais, ils ne peuvent que considérer ces lieux comme des terreaux propices aux proliférations miasmatiques. Il s’agit donc pour eux de recommander, partout où cela est possible de le faire, la mise en œuvre des mesures d’hygiène adaptées.

L’application du canon occidental seule planche de salut pour sauver l’Orient de ses maux et en protéger l’Occident ?

29 Face aux risques sanitaires liés, selon les observateurs français, au désintérêt que les autorités locales éprouvent vis-à-vis de l’hygiène, les villes doivent donc s’européaniser pour fonctionner, c’est-à-dire adopter les mesures sanitaires que les autorités municipales commencent à tenter de faire adopter en Europe occidentale, et par là introduire le concept socio-politique de santé publique75. Le mouvement général est donc au transfert en Orient des règles européennes d’hygiène, et il aboutit à la fin du XIXe siècle à un « contrôle sanitaire [qui] exprime ainsi la présence occidentale »76. Ces transferts de mœurs sanitaires et de pratiques médicales s’opèrent en partie depuis les ports qui sont des lieux de pénétration et de pratique de la médecine navale française77. Les médecins de la Marine française, à leur place, participent comme leurs collègues de l’Armée à la diffusion en Orient des canons de la médecine et de l’hygiène occidentale, et ce d’autant qu’ils abordent l’Orient « avec la conscience de la supériorité de la science occidentale et notamment de la médecine »78. Au ras des flots, « l’occidentalisation à l’œuvre est perceptible pour les voyageurs du milieu du XIXe siècle »79. Dès 1826, Auguste Reynaud, chirurgien-major de l’Écho alors en croisière au Levant, regrette que les mesures d’hygiènes calquées sur le canon occidental ne soient pas plus largement diffusées en Orient, alors que, dès qu’elles commencent à être mises en œuvre dans « plusieurs parties du Levant, mais surtout dans les Sporades et sur la côte d’Égypte quoique moins sévères que sur les côtes de l’Europe civilisée [elles

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permettent de plus en plus] d’éviter les accidents de peste »80. Seul l’hôpital du Caire trouve grâce à ses yeux, car il est dirigé par un médecin français des Armées qui forme aussi « les métèques susceptibles de faire le service de cet hôpital »81. Clot Bey y dirige en effet l’hôpital auquel une décision en 1827 de Muhammad Ali adjoint « une école de médecine »82. On y pratique sous la supervision de Clot Bey des autopsies de cholériques en 183183. Sylvia Chiffoleau indique d’ailleurs combien a été délicate la question de l’introduction de la dissection dans le cadre de l’école de médecine et par quels moyens les autorités égyptiennes tentent de faire se couler une telle pratique dans la tradition islamique84.

30 La médecine française, navale, militaire ou civile, travaille donc à repousser la frontière de l’acculturation médicale le plus à l’Est possible. Cette dernière est précisément définie par Patrice Bourdelais comme concernant « l’adaptation des façons de vivre et de penser de la population aux nouvelles directives de la prévention et de l’hygiène »85. Ce front pionnier médical et sanitaire contribue à soutenir l’influence française en Orient : La médecine apparaît comme un des moyens de consolidation d’une présence politique qui s’accroît lors de la guerre de Crimée et dont la formation en français des élites est un élément86.

31 Ce qu’il s’agit de déconstruire en Orient, ce sont, aux yeux des médecins de la Marine française, d’abord des systèmes de croyances et de représentations du monde qui sont autant de freins à la diffusion du progrès. Les rapports des médecins de la Marine abondent en évocations du fatalisme des musulmans auquel ils attribuent en partie les insuffisances constatées par l’application des mesures sanitaires préventives. À propos des problèmes de diffusion des maladies épidémiques dans les îles grecques dont Milo ou Paros, Amédée Lefebvre considère d’ailleurs en 1825 qu’ils seraient résolus si le gouvernement local de chaque île « s’occupait un peu de police hygiénique », mais il déplore que « accoutumés à vivre sous la domination turque les Grecs semblent croire comme les musulmans à la fatalité et n’ont recours à aucun moyen pour s’opposer à ce que les premiers appellent la volonté de Dieu »87. Il y aurait donc dans l’espace grec, suite aux nombreux siècles sous le joug de la Sublime Porte, un héritage ottoman pérenne qui expliquerait l’indolence des Hellènes à appliquer avec plus de vigueur les nécessaires mesures de prévention sanitaire. Ce que semble oublier Amédée Lefebvre, c’est que l’Orient n’a en rien le monopole de la peur du choléra qui tel « un nouveau typhon […] circule dans le monde comme du lieu où la force qui le pousse le conduira » 88. En Occident comme ailleurs, Gérard Fabre fait le constat qu’« une épidémie draine toujours des peurs multiples »89. Les travaux de Jean Delumeau et de Françoise Hildesheimer notamment montrent qu’en terre chrétienne peurs, fatalisme et angoisses eschatologiques se cristallisent en périodes d’épidémies90. Citant J. Giraudeau de Saint-Gervais et P.-A. Prost, François Delaporte indique à propos de l’épidémie de choléra en France de 1832 que « ces réminiscences de l’épidémie que l’on appelait par antonomase Guerre de Dieu réveillaient d’autres peurs »91. Elles sont l’occasion de manifestations de dévotions dont les communautés maritimes ne sont pas exemptes92.

32 Alexandre Moreau de Jonnès finalement propose dès 1831 une position d’équilibre et de raison en réfutant les arguments des tenants de la causalité anthropologique ou sociale du choléra : Mais, si la pauvreté, les habitudes et les maux qui l’accompagnent, faisaient naître ce fléau, n’aurait-il donc apparu que depuis quinze ans ? Ne serait-il pas endémique de l’Europe plutôt que de ces contrées, où le climat et la religion font un plaisir et

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un devoir d’ablutions fréquentes ? Comment se serait-il manifesté dans les palais des Nababs, dans le harem du prince royal de Perse, dans l’hôtel du gouverneur d’Astrakhan, sous les tentes et dans les casernes des troupes anglaises de l’Inde, dont la propreté recherchée le disputerait avec avantage à la demeure de plus d’un souverain93 ?

33 Plus en avant dans sa démonstration Alexandre Moreau de Jonnès réfute un quelconque rôle joué dans la propagation du choléra par « le défaut de police dans les villes et l’accumulation de leurs habitants »94.

34 Atténuant la vision dominante d’un clivage hygiénique insurmontable, Alexandre Moreau de Jonnès rappelle la promptitude du gouvernement ottoman et du sultan à ordonner dès le mois d’octobre 1830 que les « navires sortants des ports russes de la mer Noire […] seraient soumis à une stricte quarantaine de vingt jours »95. Daniel Panzac a longuement développé les enjeux liés à la mise en œuvre des quarantaines dans l’espace ottoman96. La mise en œuvre des quarantaines y est antérieure à l’influence des hygiénistes européens : « Ces principes de nature hygiénistes ne s’implantent cependant pas sur un terrain vierge »97. Les médecins de la Marine attestent des capacités des autorités ottomanes ou égyptiennes à appliquer dans toute leur rigueur le principe des séquestrations. Dès 1828, Louis Legendre, chirurgien du Zèbre ne peut d’ailleurs que se féliciter dans son rapport au conseil de santé du port de Toulon des mesures de quarantaine imposées par le Pacha aux bâtiments transportant des pèlerins98. Joseph Faye, chirurgien embarqué à bord du Triton en 1836, loue, quant à lui, l’observance consciencieuse des quarantaines à Candie, en particulier la disposition de gardes placés de distance en distance tout autour de l’île pour s’opposer à toute contravention des lois sanitaires99. Ces mesures sont scrupuleusement respectées par Mehmet Ali lui-même qui se soumet à une quarantaine de vingt-cinq jours alors que « dans certains points de Grèce, faute de surveillants, les bâtiments venant du large communiquent avec la terre quand et comme ils veulent »100. Dans la relation qu’il adresse au préfet maritime de Toulon de l’arrivée à La Canée d’un bâtiment égyptien touché par une épidémie de peste (lettre du 24 mars 1835), le consul de France en Crète souligne la mobilisation des autorités musulmanes. L’amiral en charge de la flotte égyptienne ayant, en l’absence du Pacha, fait appeler « immédiatement auprès de lui monsieur le caporal-inspecteur des services de santé et le gouverneur de La Canée [afin de discuter] des mesures de précautions à prendre contre l’armement infecté »101. Et le consul de saluer « la vigilance de l’amiral qui fait espérer qu’en cherchant à préférer les nombreux marins confiés à ses soins, il préservera aussi la Crète ». Dans sa lettre suivante en date du 5 avril, il insiste sur la mobilisation du « Pacha gouverneur de la Crète qui devait faire son saïrham à Candie » et qui, dans l’urgence, est « arrivé avant- hier » à La Canée. Il est convaincu que « sa présence stimulera le zèle des autorités sanitaires » permettant « d’éloigner ce fléau »102.

35 En matière de quarantaine, l’Orient est tout sauf passif ; les autorités ottomanes et égyptiennes sont pro-actives103. Birsen Bulmus a très précisément montré en quoi le processus d’occidentalisation de la police sanitaire était parallèle à une modernisation, elle-même articulée à des logiques internes à l’Empire ottoman, et pas seulement le produit d’une transposition de normes et de pratiques venues d’Europe104. Il ne faut pas oublier que l’hygiène et la médecine ont une histoire autonome en Orient105.

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Dépasser un « choc de civilisations » : la médecine française à l’école de l’Orient

36 Philippe Bourmaud l’indique nettement : « les transferts culturels purs n’existent pas : toute transmission de savoir suppose une réappropriation »106. Et au-delà, tout échange suppose des réciprocités. Dans les ports d’Orient, les médecins de la Marine croisent de nombreux collègues français et européens partis s’y installer avec des fortunes diverses107. Ces médecins européens exerçant en Orient sollicitent directement ou à travers des médiations l’Académie de médecine pour l’examen de leurs réflexions ou de leurs propositions sur le choléra. Leurs travaux, complémentaires des recherches des médecins de la Marine, apportent la preuve que c’est sur le front épidémique lui-même que s’élabore la compréhension fine de la maladie. Depuis Le Caire, œuvrant dans le sillage de Clot Bey et de Gaëtani Bey, le médecin français du corps des invalides de l’armée égyptienne, le Dr Chammas, fait parvenir en septembre 1848 à l’Académie de médecine un mémoire intitulé Observations pratiques sur le choléra-morbus qui s’est déclaré en Égypte au moins de juillet 1848 108. Il explique que « les médecins du Caire, qui ont redoublé de zèle pendant les épidémies, ont procédé longuement et avec les plus minutieuses recherches aux ouvertures des corps après la mort »109. Les efforts de recherches de ces médecins français vont au-delà des habituelles constatations post- mortem. La démarche expérimentale sous-tend leur recherche : Plusieurs médecins français attachés au service du vice-roi se sont inoculés, se sont injectés dans les veines le sang pris à des individus actuellement atteints du choléra ou qui venaient de succomber à la maladie. D’autres se sont inoculés des matières muqueuses rendues par le vomissement et par les selles ; on s’en frottait la peau avec les mêmes matières ; on a couché avec des cholériques ou dans les lits ou dans les mêmes draps qu’ils venaient de quitter ; on est allé jusqu’à aspirer de très près l’haleine des moribonds, et toujours sans conséquences fâcheuses110.

37 Au Caire, les médecins français font véritablement corps commun avec les cholériques égyptiens au sens propre du terme. Il s’agit pour eux de démontrer par tous les moyens la non-contagiosité du choléra et de partager leurs conclusions avec la plus prestigieuse institution médicale française. Quelques mois plus tard, à l’occasion de la séance du 6 mars 1849 de l’Académie de médecine, « M. Le Chevalier L.-E. Giusti, de Tripoli de Syrie, communique une note sur le choléra-morbus qui a régné en Syrie »111. Le 15 mai 1849 depuis Tripoli de Syrie, M. le docteur Giusti répond au compte rendu de la lecture de sa note que lui a fait parvenir le secrétaire perpétuel de l’Académie112. M. Giusti s’appuie sur son « expérience de douze années, [pour affirmer que ce fléau doit être classé dans les fièvres intermittentes ou rémittentes pernicieuses endémiques »113. Il défend l’emploi du sulfate de quinine afin d’en contenir les symptômes114. Au Pirée en octobre 1854, le docteur Broussaky rédige pour sa part une « étude approfondie du traitement applicable au choléra-morbus ». Il l’adresse au légat de France en Grèce qui, lui-même, le transmet au ministre des Affaires étrangères au motif que « la science [pourra] mettre à profit toutes les observations que ce médecin a été à même de faire pendant la durée de sa gestion à l’hôpital des cholériques au Pirée »115. Le 1er décembre 1854, le docteur Inglott, pour sa part, adresse aux membres de la commission du choléra un tableau statistique du choléra à Malte en 1854. Ce médecin britannique souhaite mettre à leur disposition « son humble travail […] en espérant qu’il rencontrera leur approbation »116. Ces médecins, militaires et civils, comme leur collègue de la Marine, contribuent à faire des ports et des villes d’Orient un laboratoire

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à ciel ouvert dans lequel ils cherchent, au-delà de comprendre les mécanismes délétères du choléra, à faire émerger par l’observation des médecines orientales une solution thérapeutique enfin efficace.

38 Loin d’être tout-puissants face à la maladie, ces médecins occidentaux en situation d’impasse thérapeutique ou à la recherche de nouveaux traitements interrogent la médecine traditionnelle. Le médecin de la Marine Michel Sergent explique en 1831 solliciter l’aide des « vieillards originaires d’Oran capables [de l’aider] par leur expérience et leurs bons jugements »117. Il existe en Orient une tradition médicale autonome ainsi que préexistent des liens antérieurs au choléra avec la présence de nombreux médecins européens « liée à l’existence de petites communautés commerçantes dans les échelles du Levant »118. Pierre Gueit observe dès les années 1820 aux Indes les pratiques d’un médecin brame qui pulvérise dans les yeux de son patient des substances irritantes119. Le cholérique, brûlé par cette décoction, se jette hors de sa couche pour aller plonger sa tête dans une réserve d’eau dans la cour. Après 24 heures « d’hydratation », le malade est guéri. Il est en revanche aveugle120. Dans le témoignage de Pierre Gueit, on note de la surprise, mais aussi de la crédulité face à cette guérison dont les ressorts semblent lui échapper : En outre les brames, des Indous lettrés possèdent des secrets qui guérissent, disent- ils, infailliblement […]. Je vais […] rapporter un exemple fort curieux de guérison obtenue par un de ces secrets121.

39 Pierre Gueit décrit une pratique indienne dont il a entendu parler et que cite aussi Jean-Paul Soule : brûler les pieds des malades au fer rouge puis frapper la plante avec une pantoufle122.

40 À quelques années et milliers de kilomètres de distance, le 20 octobre 1848, M. Willemin, médecin sanitaire au Caire, adresse à l’Académie de médecine une « note sur l’épidémie de choléra de 1848 en Égypte et sur les effets salutaires du principe actif du cannabis indica » : Le principe du cannabis indica, comment agit-il ? Il paraît agir sur les centres nerveux qu’il excite quand leur action semblait déjà presque arrêtée ; et sous l’influence de cette excitation la circulation se rétablit. Toujours est-il qu’en stimulant fortement le cerveau, ce médicament paraît remplir dans une maladie si promptement mortelle, la première et la plus urgente indication, celle d’empêcher actuellement la vie de s’éteindre123.

41 Le principe actif du haschich qu’il a pu expérimenter était « extrait du cannabis indica par un pharmacien français établi au Caire, M. Gastiau, qui a [lui-même] écrit à l’Académie pour lui faire part de ses recherches sur ce principe actif »124. M. Willemin appui sa démonstration sur l’énumération de neuf exemples, terminant son propos par l’évocation de son propre cas personnel : « Enfin le sujet de la dernière observation, c’est moi »125. L’Orient est dans le cas de Willemin à la fois le terrain de l’épreuve et de la preuve. Il héberge le poison et sa panacée. C’est certainement ce que Koch viendra chercher à son tour au Caire en 1883126.

Conclusion

42 Engagés sur les fronts cholériques d’Orient, les médecins de la Marine française sont au contact des populations locales et de leur territoire. Ces rencontres sont autant

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d’occasions pour eux de soumettre, et d’en rendre compte, leur savoir professionnel et leurs conceptions anthropologiques à l’épreuve médicale du monde oriental127.

43 La rencontre est parfois frontale avec des sociétés dont le rapport au monde est très éloigné du rationalisme des Lumières européennes dont ces médecins français se veulent les héritiers. Le plus souvent, ils rendent compte d’un Orient où l’hygiène publique semble être absente. La surexposition aux épidémies induite par l’insalubrité se combine alors à des mœurs et à des pratiques sociales inspirées par des systèmes de croyances qui, eux-mêmes, prennent racines dans des particularismes religieux et ethniques. Dans des sociétés imprégnées de fatalisme d’origine divine, ces médecins expliquent par un déterminisme géo-anthropologique la force et la récurrence des épidémies en Orient, confirmant le processus décrit par Dominique Chevé et Michel Signoli128.

44 Auprès de ces populations, ils cherchent à mettre en œuvre le canon médical occidental, considéré par beaucoup comme la seule planche de salut raisonnable pour sauver l’Orient de ses turpitudes épidémiques et en protéger l’Occident. Pourtant cet aplomb dans l’expression de leur identité professionnelle et intellectuelle ne les empêche pas de constater l’incapacité de la médecine et de l’hygiène à enrayer les maladies, en Orient comme en Occident. Ébranlés dans leurs certitudes scientifiques alors que le choléra défie toutes les logiques avancées par la science occidentale, les médecins de la Marine, avec leurs autres confrères français, envisagent l’Orient comme un terrain d’expérimentation sur lequel ils viennent d’abord chercher le principe explicatif d’une maladie qui n’épargne personne. Depuis l’Orient, ils proposent à la médecine occidentale des thérapeutiques innovantes inspirées par les traditions médicales locales. Finalement, ils nous invitent à repenser par le bas la subtile dialectique qui fait résonner l’une sur l’autre les deux rives de la Méditerranée et oblige à sortir des stéréotypes confortables afin de substituer au choc médical et sanitaire des civilisations, un contre-choc de circulations savantes qui vient en atténuer les effets clivants.

NOTES

1. « Passé le temps des découvertes puis des installations, les navigateurs français se répandant ça et là sur les océans, l’autorité du roi s’étend à Terre-Neuve et à Québec, aux îles françaises des Antilles, à Gorée et Saint Louis du Sénégal, aux îles de France et Bourbon, à Pondichéry et aux autres comptoirs des Indes », Olivier Chaline, La mer et la France. Quand les Bourbons voulaient dominer les océans, Paris, Flammarion, 2016, p. 12. 2. « Les campagnes lointaines menées par le Second Empire permettent de confronter l’Armée à des territoires entretenant des rapports chacun différent avec le monde européen. Politiquement elles se déroulent dans l’Empire ottoman, depuis des siècles en contact avec l’Europe, mais qui, affaibli, est contraint au XIXe siècle d’envisager l’ouverture à l’Europe, un monde qui étend sa domination politique et culturelle », Claire Fredj, Médecins en campagne, médecine lointaine. Le service de santé des Armées dans les expéditions lointaines du Second Empire (Crimée, Cochinchine,

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Mexique), thèse de doctorat sous la direction de Daniel Nordman (EHESS), soutenue en 2006, p. 314. 3. Michel Sardet, Naturalistes et explorateurs du Service de santé de la Marine au XIXe siècle, Paris, Pharmathèmes, 2007. 4. Jacques Léonard, Les officiers de Santé de la Marine française de 1814 à 1835, Paris, C. Klincksieck, 1967, p. 240. 5. Michael A. Osborne, The Emergence of Tropical medicine in France, Chicago-Londres, The University of Chicago Press, 2014, p. 82. 6. Bernard Brisou, Catalogue raisonné des rapports médicaux annuels ou de fin de campagne des médecins et chirurgiens de la Marine d’État 1790-1914, Vincennes, Service historique de la Marine, Paris, 2004. 7. Salvatore Speziale, Il contagio del contagio. Circolazioni di saper i tra Africa ed Europa dalla Peste nera all’AIDS, Reggio Calabria, Città del Sole Edizioni, 2016. 8. François Delaporte, Le savoir de la maladie, essai sur le choléra de 1832 à Paris, Paris, PUF, 1990, p. 91 sqq. 9. Michael A. Osborne, The Emergence of Tropical medicine in France, op. cit., p. 53. 10. Sylvia Chiffoleau, Genèse de la santé publique internationale. De la peste d’Orient à l’OMS, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012, p. 19. 11. Michael A. Osborne, The Emergence of Tropical medicine in France, op. cit., p. 82. 12. François Delaporte, Le savoir de la maladie…, op. cit., p. 76. 13. Rosa Helena de Santana Girao de Morais, « Géographie, race et santé : le discours des médecins français sur le Brésil et sur les maladies tropicales pendant la seconde moitié du XIXe siècle », Passages de Paris, no 2, 2005, p. 70-90. 14. Id., Climat, race et maladies : Les expéditions de la Marine française au Brésil (1819-1870), thèse de doctorat sous la direction d’Ilana Löwy (EHESS), soutenue en 2009. 15. François Delaporte, Le savoir de la maladie…, op. cit., p. 76. 16. Émile Littré, Du Choléra oriental, Paris, Germer-Baillière, 1832, p. 212 cité par François Delaporte, Le savoir de la maladie…, op. cit., p. 77. 17. Rapports médicaux annuels ou de fin de campagnes des médecins et chirurgiens de la Marine d’État, École de santé navale de Rochefort/I/35. 18. Ibid. 19. Ibid. 20. Frédéric-Joseph Bérard, Discours sur les améliorations progressives de la santé publique par l’influence de la civilisation, Paris, Gabon et Cie, 1826, p. 107 cité par François Delaporte, Le savoir de la maladie…, op. cit., p. 82. 21. Louis-René Villermé, « Des épidémies sous le rapport de l’hygiène publique, de la statistique médicale et de l’économie politique », Annales d’hygiène publique et de médecine légale, vol. 2, 1833, p. 7 cité par François Delaporte, Le savoir de la maladie…, op. cit., p. 82. 22. Claire Fredj, « Cerner une épidémie : le travail des médecins militaires sur la fièvre jaune au Mexique en 1862 et 1867 », Genèses, no 38, 2000, p. 79-104. 23. « De plusieurs manières […] le travail de géographie médicale […] était une fierté de la tradition navale qui existait depuis la naissance de la Marine royale. Les ordonnances fondatrices [de la santé navale] ont exigé une relation des croisières navales. Cette tradition se perpétue dans les travaux des médecins de la Marine comme ceux de Charles-Adolphe Maher, directeur de l’École de médecine navale de Rochefort dans les années 1860 […] et d’une myriade d’autres [médecins] qui ont servi dans presque toutes les stations flottantes et terrestres [de la Marine] », Michael A. Osborne, The Emergence of Tropical medicine in France, op. cit., p. 53. 24. Jean-Charles Boudin, Traité de géographie et de statistique médicales et des maladies endémiques : comprenant la météorologie et la géologie médicales, les lois statistiques de la population et de la mortalité,

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la distribution géographique des maladies et la pathologie comparée des races humaines, Paris, J.- B. Baillière et fils, 1857, p. 142. 25. Rapports médicaux annuels ou de fin de campagnes des médecins et chirurgiens de la Marine d’État, École de santé navale de Rochefort/II/62. 26. Claire Fredj, Médecins en campagne, médecine lointaine…, op. cit., p. 336. 27. Ibid., p. 317 sqq. 28. Amédée Lefebvre met en cause « la malpropreté extrême dans laquelle vivent les Arabes » dans le rapport qu’il signe le 2 août 1827 concernant la campagne du Marsouin en 1825. Rapports médicaux annuels ou de fin de campagnes des médecins et chirurgiens de la Marine d’État, École de santé navale de Rochefort /II/62. 29. Rapports médicaux annuels ou de fin de campagnes des médecins et chirurgiens de la Marine d’État, Service historique de la défense, antenne de Toulon/I/23. 30. Jacques Léonard, Les officiers de Santé de la Marine française de 1814 à 1835, op. cit., p. 200 : « La partie médicale ne passe pas sous silence l’insalubrité d’Oran qui vit dans la hantise de la peste, mais souligne l’excellente atmosphère de la campagne et de la montagne ; la situation sociale donne à Sergent l’occasion de fustiger le “despotisme conjugal”, les pillages, les défauts des musulmans ». 31. Rapports médicaux annuels ou de fin de campagnes des médecins et chirurgiens de la Marine d’État, Service historique de la défense, antenne de Toulon /I/13. 32. Ibid. ; voir également Jacques Léonard, Les officiers de Santé de la Marine française de 1814 à 1835, op. cit., p. 200. 33. Rapports médicaux annuels ou de fin de campagnes des médecins et chirurgiens de la Marine d’État, Service historique de la défense, antenne de Toulon /I/13. 34. Ibid. Voir également Jacques Léonard, Les Officiers de Santé de la Marine française de 1814 à 1835, op. cit., p. 200. 35. Ibid. 36. Rapports médicaux annuels ou de fin de campagnes des médecins et chirurgiens de la Marine d’État, Service historique de la défense, antenne de Toulon /I/35. 37. Ibid. 38. Ibid. 39. Courrier du consul de France à Smyrne au ministre des Affaires étrangères, 11 octobre 1831, Centre des archives diplomatique de La Courneuve/CCC/ SMYRNE/43. 40. Rapports médicaux annuels ou de fin de campagnes des médecins et chirurgiens de la Marine d’État, SHD/T/I /36. 41. Ibid. 42. Dominique Chevé et Michel Signoli, « Les corps de la contagion. Corps atteints, corps souffrants, corps inquiétants, corps exclus ? », Corps, n° 5, 2008, p. 11-14. 43. François Delaporte, Le savoir de la maladie…, op. cit., p. 88. 44. Rapports médicaux annuels ou de fin de campagnes des médecins et chirurgiens de la Marine d’État, service historique de la défense à Vincennes /CC2/957 : « À Smyrne, au contraire on a remarqué que les Francs et en général les catholiques ont tous échappé. On a compté peu de morts parmi les juifs qui n’abandonnent les malades qu’à la dernière extrémité, ayant soin toutefois de les isoler dans une chambre dégarnie des ameublements coutumaux [sic]. Les Francs relèguent leurs malades dans une mauvaise case destinée à les recevoir hors de leur quartier, et là les abandonnent à des soins mercenaires, ne les consolant pas dans ce repaire de douleurs quelquefois rempli de morts et de mourants. Les Turcs moins prudents et plus humains gardent les malades chez eux en comptant aveuglément sur la providence. La peste disent-ils est un mal divin contre lequel les hommes ne peuvent rien. Les Grecs guidés par l’espoir du vol et des héritages font leur bonheur de la désolation publique et entraînent leurs parents et leurs amis dans les cimetières avant même qu’ils aient rendu le dernier soupir. Les Arméniens, riches et en

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général religieux, fondent des établissements publics où tous les secours sont prodigués à ceux de leur religion. Ainsi, on pourrait dire que la mortalité attaque les habitants de la Turquie dans l’ordre suivant : les Turcs, les Grecs, les Juifs, les Francs et les Arméniens ». 45. Rapports médicaux annuels ou de fin de campagnes des médecins et chirurgiens de la Marine d’État, ESNR/I/35. 46. Rapports médicaux annuels ou de fin de campagnes des médecins et chirurgiens de la Marine d’État, Service historique de la défense, antenne de Toulon / I/ 32. 47. Ibid. 48. Ibid. 49. Courrier du consul de France en Égypte au préfet maritime de Toulon, 30 septembre 1835, Service historique de la défense, antenne de Toulon /2A6/106. 50. Rapports médicaux annuels ou de fin de campagnes des médecins et chirurgiens de la Marine d’État, Service historique de la défense, antenne de Toulon /IV/3. 51. Propos cité par Claire Fredj, Médecins en campagne, médecine lointaine…, op. cit., p. 333-334. 52. Peter Baldwin, Contagion and the State in Europe, 1830-1930, Cambridge, Cambridge University Press, 1999. 53. Henry Lignières, Relation d’une épidémie de choléra à la Guadeloupe (1865-1866), thèse de la faculté de médecine de Montpellier, 3 mars 1867. 54. Edward Saïd, L’orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, Paris, Le Seuil, 1980. 55. Michael A. Osborne, The Emergence of Tropical medicine in France, op. cit., p. 77. 56. Ibid. 57. Ibid. 58. Douglas Browen, « L’idée de “race” et l’expérience sur le terrain au XIXe siècle : science, action indigène et vacillations d’un naturaliste français en Océanie », Revue d’histoire des sciences humaines, n° 21, 2009, p. 175-209. 59. Ibid. : « Les représentations raciales de Quoy et de ses collègues [de la Marine] oscillent en fonction de l’époque, des discours et des genres de textes [mais aussi] selon l’accueil fait sur place aux voyageurs et selon le comportement, le genre de vie et l’apparence physique indigènes ». Voir également Jacques Léonard, Les officiers de Santé de la Marine française de 1814 à 1835, op. cit., p. 199. 60. Gregory Bériet, « La lutte contre la fièvre jaune dans les Antilles françaises : Marine, médecine et pratiques coloniales (du XVIIIe au début XIXe siècle), Actes du 1er Congrès du GIS Amérique latine : Discours et pratiques de pouvoir en Amérique latine, de la période précolombienne à nos jours, 3-4 novembre 2005, Université de La Rochelle, 2005. 61. Sylvia Chiffoleau, Genèse de la santé publique internationale…, op. cit., p. 19 : « La maladie et le soin relèvent de la sphère privée : le malade est le plus souvent soigné chez lui ou se rend volontairement au domicile du praticien. Les structures institutionnelles de soin, telles que les hôpitaux, sont rares. La multiplication des hôpitaux communautaires, au cours du XIXe siècle, augmente certes les structures collectives, mais s’ils acceptent en principe des patients d’autres communautés, on y demeure avant tout dans une forme d’entre-soi ». 62. Jacques Léonard, Les officiers de Santé de la Marine française de 1814 à 1835, op. cit., p. 113. 63. Rapports médicaux annuels ou de fin de campagnes des médecins et chirurgiens de la Marine d’État, Service historique de la défense, antenne de Toulon /I/9. 64. Ibid. 65. Ibid. 66. Rapports médicaux annuels ou de fin de campagnes des médecins et chirurgiens de la Marine d’État, Service historique de la défense, antenne de Toulon /I/13. 67. Ibid. 68. Michael A. Osborne, The Emergence of Tropical Medicine in France, op. cit., p. 80-81. 69. Ibid., p. 79.

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70. Patrice Bourdelais, « L’épidémie créatrice de frontières », Les cahiers du Centre de recherche historique, no 42, 2008, p. 149-176. 71. Rapports médicaux annuels ou de fin de campagnes des médecins et chirurgiens de la Marine d’État, Service historique de la défense à Vincennes /CC2/957. 72. Rapports médicaux annuels ou de fin de campagnes des médecins et chirurgiens de la Marine d’État, Service historique de la défense, antenne de Brest/I/1. 73. Rapports médicaux annuels ou de fin de campagnes des médecins et chirurgiens de la Marine d’État, Service historique de la défense à Vincennes /CC2/959. 74. Courrier du chirurgien major de la Pandore au commandant de la Pandore, 24 avril 1851, SHD/ V/BB4/672. Concernant le débat au sein du ministère de la Marine sur la pertinence de déplacer dans le port de Smyrne la base de l’escadre du Levant, voir le courrier du ministre de la Marine au commandant de la station du Levant, 21 avril 1851, Service historique de la défense à Vincennes /BB4/666. 75. Claire Fredj, Médecins en campagne, médecine lointaine…, op. cit., p. 345. 76. Jacques Frémeaux, La question d’Orient, Paris, Fayard, 2014. 77. Pierre Guillaume, « Les ports coloniaux comme lieux de pénétration et de pratique de la médecine européenne », dans Jean François Klein et de Bruno Marnot (dir.), Les Européens dans les ports en situation coloniale XVIe-XXe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014, p. 149-156 : « C’est par les ports que les Européens sont arrivés dans les territoires qui devinrent des colonies, emmenant médecin ou officiers de santé ; c’est sur les sites portuaires qu’ils s’implantèrent pour commercer ; c’est là aussi qu’ils affrontèrent la maladie […] si souvent mortelle ». 78. Claire Fredj, Médecins en campagne, médecine lointaine…, op. cit., p. 315. 79. Ibid., p. 346 : « L’occidentalisation à l’œuvre est perceptible pour les voyageurs du milieu du XIXe siècle ». 80. Rapports médicaux annuels ou de fin de campagnes des médecins et chirurgiens de la Marine d’État, Service historique de la défense, antenne de Toulon /I/13. 81. Ibid. 82. Sylvia Chiffoleau, Genèse de la santé publique internationale…, op. cit., p. 27. 83. Rapports médicaux annuels ou de fin de campagnes des médecins et chirurgiens de la Marine d’État, Service historique de la défense, antenne de Toulon /I/35. 84. Sylvia Chiffoleau, Genèse de la santé publique internationale…, op. cit., p. 35 : « Pour inscrire sans heurt les nouvelles modalités de la médecine dans une généalogie ainsi recouvrée, les autorités locales recourent à une légitimation d’ordre religieux. Dans la pratique […] la nouveauté de cette médecine va s’exercer essentiellement à deux niveaux. D’abord, au niveau individuel, chaque corps va être soumis à une observation et à des manipulations inhabituelles, allant jusqu’à la dissection. D’autre part cette médecine, contrairement à la médecine arabe classique, a une visée essentiellement collective et va chercher à absorber l’ensemble de la collectivité dans un réseau inédit de contraintes ». 85. Patrice Bourdelais, « L’épidémie créatrice de frontières », art. cit. 86. Claire Fredj, « Quelle langue pour quelle élite ? Le français dans le monde médical ottoman à Constantinople (1839-1914) », dans Emmanuel Szurek (dir.), Turcs et Français. Une histoire culturelle 1860-1960, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014, p. 73-98. 87. Rapports médicaux annuels ou de fin de campagnes des médecins et chirurgiens de la Marine d’État, bibliothèque de l’école de santé navale de Rochefort /II/62. 88. Hubert Lauvergne, Le choléra-morbus en Provence, suivi de la biographie du Dr Fleury, 1° médecin en chef de la Marine, Toulon, Aurel, 1836, in-8°, p. 212. 89. Gérard Fabre, Épidémies et contagions : l’imaginaire du mal, Paris, PUF, 1998, p. 87. 90. Françoise Hildesheimer, Fléaux et société : de la Grande Peste au Choléra, XIVe-XIXe siècle, Paris, Hachette, 1993, p. 50. 91. François Delaporte, Le savoir de la maladie…, op. cit., p. 80.

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92. Dominique Borne, « Représentations du choléra au XIXe siècle. Pratiques rituelles de la quarantaine : le vœu du Malonat », dans Images et Représentations, Journées d’études interdisciplinaires de l’École doctorale des 19, 20 et 21 novembre 2002, Université de Nice Sophia Antipolis, 2003. 93. Alexandre Moreau de Jonnès, Rapport au conseil supérieur de santé sur le choléra-morbus pestilentiel, Paris, Imprimerie de Cossoin, 1831, p. 111. 94. Ibid. : « En Perse, en Égypte, en Russie, des lieux qui sont exactement dans les mêmes conditions ont été les uns attaqués, les autres épargnés par la maladie. Damas, Jérusalem, qui n’ont aucun avantage sur Alep et Antioche quant à la propreté de leurs rues, à leur ventilation, aux soins hygiéniques des autorités et des habitants ont échappé en 1823 aux ravages du choléra qui régnait avec violence dans les autres villes de la Syrie ». 95. Ibid. 96. Daniel Panzac, La Peste dans l’Empire ottoman, 1700-1850, Louvain, Peeters, 1985. 97. Sylvia Chiffoleau, « Les quarantaines au Moyen-Orient : vecteurs ambigus de la modernité médicale (XIXe-XXe siècles) », dans Anne-Marie Moulin et Yesim I. Ullman (dir.), Perilous Modernity. History of Medicine in the Ottoman Empire and the Middle East from the 19th Century onwards, Istanbul, The Isis Press, 2010, p. 141-155. 98. Rapports médicaux annuels ou de fin de campagnes des médecins et chirurgiens de la Marine d’État, Service historique de la défense, antenne de Toulon /I/21. 99. Rapports médicaux annuels ou de fin de campagnes des médecins et chirurgiens de la Marine d’État, Service historique de la défense, antenne de Toulon /X/4. 100. Ibid. 101. Courrier du consul de France à La Canée au préfet maritime de Toulon, 5 juin 1835, Service historique de la défense, antenne de Toulon /2A6/106. 102. Ibid. 103. Sylvia Chiffoleau, Genèse de la santé publique internationale…, op. cit., p. 29-30. 104. Bulmus Birsen, Plague, Quarantines and Geopolitics in the Ottoman Empire, Edimbourg, Edinburgh University Press, 2012, p. 98-112. 105. Philippe Bourmaud, « Médecine occidentale et définition des “Orientaux” au Proche-Orient à la fin de l’époque ottomane », Histoire, monde et cultures religieuses, n° 22, 2012, p. 135-156 : « À la fin du XVIIIe siècle, le sultan Selim III lance une politique de réformes, d’abord militaires, afin de mettre fin à la succession de défaites enregistrées face aux Autrichiens et aux Russes dans les décennies précédentes ; il initie ainsi un processus qui touche progressivement l’administration et la médecine ». 106. .Ibid. 107. Daniel Panzac, « Médecine révolutionnaire et révolution de la médecine dans l’Égypte de Muhammad Ali : le Dr Clot-Bey », Revue du monde musulman et de la Méditerranée, n° 52-53, 1989, p. 95-110. 108. Dr Chammas, Observations pratiques sur le choléra-morbus qui s’est déclaré en Égypte au mois de juillet 1848, Académie de Médecine/Liasse 63. 109. Ibid. 110. Ibid. 111. Compte-rendu de séance du 6 mars 1836 de l’Académie de médecine, Gazette médicale de Paris, t. IV, 1849 p. 187. 112. Courrier de M. Giusti au secrétaire perpétuel de l’Académie de médecine, 15 mars 1849, Académie de Médecine/Liasse 63. 113. Ibid. 114. Ibid. 115. Courrier de l’ambassadeur de France à Athènes au ministre des Affaires étrangères, 1 er septembre 1854, Centre des archives diplomatiques de la Courneuve/CCC/Athènes/9.

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116. Courrier du Dr Inglot à l’Académie de médecine, 1er décembre 1854, Académie de Médecine/ Liasse 63. 117. Rapports médicaux annuels ou de fin de campagnes des médecins et chirurgiens de la Marine d’État, service historique de la défense, antenne de Toulon/I/31. 118. Philippe Bourmaud, « Médecine occidentale et définition des “Orientaux”… », art. cit. 119. Pierre Gueit, Essai sur le choléra-morbus de l’Inde, thèse de doctorat de la faculté de Médecine de Montpellier, 1826, p. 20-21. 120. Ibid. 121. Ibid. 122. Jean-Paul Soule, Dissertation sur le choléra-morbus, tribut académique de l’École de médecine de Montpellier, 19 thermidor an X, 1802, p. 21-22. 123. Dr Willemin, note sur l’épidémie de choléra de 1848 en Égypte et sur les effets salutaires du principe actif du cannabis indica, 20 octobre 1848. 124. Ibid. 125. Ibid. 126. Annick Perrot et Maxime Schwartz, Pasteur et Koch : un duel de géants dans le monde des microbes, Paris, Odile Jacob, 2014. 127. Claire Fredj, « Cerner une épidémie… », art. cit. : « Un médecin militaire doit savoir rédiger observations météorologiques, relations d’épidémies, et topographie médiale […] liées à la permanence du néo hippocratisme qui lie production de la maladie et milieu ». 128. Dominique Chevé et Michel Signoli, « Les corps de la contagion… », art. cit. : « Certes, l’histoire de la médecine atteste l’évolution de l’étiologie des épidémies, mais l’interprétation du mal rapporté d’abord au ciel tragique, puis aux communautés étrangères ou considérées comme dangereuses, engendre tout un cortège de croyances, de peurs et de représentations ».

RÉSUMÉS

Dans cet article, il s’agit de proposer une réflexion portant sur la confrontation des médecins de la marine française aux risques épidémiques en Orient (en particulier le choléra) et alors que la France tente de peser à nouveau après 1815 dans les affaires méditerranéennes. Les forces navales sont à la fois considérées comme des acteurs essentiels d’une police sanitaire des mers tout autant que vecteurs potentiels de maladies contagieuses. En prenant appui sur cette aporie, et en soulignant les contingences propres aux formes d’organisations et aux missions des forces navales, l’intention de ce travail est de voir comment les médecins de la marine font face à ces épidémies rencontrées chez cet « Autre » méditerranéen, dans la diversité confessionnelle et culturelle de ce que ce terme peut recouvrir. Sujets de fascination autant que d’aversion, ces « autres » méditerranéens sont autant d’âmes à éclairer des lumières de la médecine occidentale que des réservoirs de savoirs et de pratiques empiriques dans une période d’interrogation quant à la nature des maladies épidémiques et aux moyens curatifs à leur opposer.

This article presents a reflection on French Navy doctors’ encounter with epidemic risks in the Orient (in particular with cholera) in the post-1815 period when France was attempting to regain influence in Mediterranean affairs. The Navy was perceived both as an essential actor in the sanitary policing of the seas, and as potential vectors of contagious diseases. Working from this contradiction, and bearing in mind the specificities of the Navy’s organization and missions, this

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paper explores the way that Navy doctors dealt with the epidemics encountered in these “other” Mediterranean regions with all their religious and cultural diversity. Both fascinating and repulsive, “Others” were seen as souls in need of enlightenment by the lights of Western medicine, but also as reservoirs of knowledge and empirical practices in a period of questioning about the nature of epidemic diseases and the curative means to oppose them.

INDEX

Keywords : epidemics, naval medicine, anthropology, Orient, cholera Mots-clés : épidémie, médecine navale, anthropologie, Orient, choléra

AUTEUR

BENOÎT POUGET Dr Benoît Pouget est docteur en Histoire contemporaine (IEP d’Aix-en Provence- Aix-Marseille Université) et professeur agrégé. Membre de l’UMR 7268 ADES. Anthropologie bioculturelle, Droit, Éthique santé, Aix Marseille Univ, CNRS, EFS, ADES, Marseille, France.

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Représenter l’Orient épidémique ? Regards croisés d’artistes français (XVIIIe et XIXe siècles) : une approche anthropologique

Dominique Chevé

1 Comme la mort, la peste est facteur de formes ; le fléau a suscité et suscite encore l’imaginaire et les représentations symboliques et artistiques1. L’épidémie parait constituer l’archétype de la catastrophe en ce qu’elle engage toute une population menacée et une profusion de représentations de la crise, attestant son impact dans les mentalités. Or, au plan anthropologique, la peste est non seulement l’archétype de l’épidémie mais encore un paradigme de la confrontation des hommes au mal, à la mort et au sort. Si la catastrophe épidémique est toujours l’irruption ou le surgissement de l’horreur, de l’obscur, de l’archaïque, du chaos, la peste constitue donc bien la catastrophe par excellence et le règne de l’irrationnel. Pour autant, si la catastrophe épidémique (et peut-être toute catastrophe) est événement, c’est bien que du factuel existe et que du symbolique l’investit. Paradoxalement alors, les hommes tentent de donner forme et sens au chaos. Il y aurait un ordre de la peste, une certaine rationalité de la catastrophe que ses représentations iconographiques constituant des archives sensibles des crises, traduisent. Depuis la Renaissance, les traités médicaux qui décrivent la peste rapprochent cette figure du malheur de deux autres, répondant au même « domino noir » : celle de la mélancolie et celle du diable. Pour cette logique de l’imaginaire du risque, de l’horreur et de la mort, la prédominance du noir n’est pas seulement métaphorique, mais bien réelle. De la « Mort Noire » prenant les corps virant au noir, au diabolique « Prince des ténèbres », en passant par l’humeur de la bile, la couleur noire est autre chose qu’une métaphore. Cette parenté colorée2 se retrouve dans l’iconographie de la peste et des corps de la contagion donnant une apparence sensible à cet obscur et terrifiant objet de répulsion et d’effroi.

2 L’analyse anthropologique de ces mises en scène et en signes des corps pestiférés, de ce que nous appelons le « corps épidémique exposé »3, montre comment ce que donnent à

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voir ces images révèle la crise et constitue une métaphore de la société confrontée au mal protéiforme. Ces corps de la contagion 4 sont ceux dans lesquels et par lesquels la peste prend corps, de façon réaliste, métaphorique, allégorique ou analogique. Tout se passe alors comme si les corps de la contagion concentraient la crise et fonctionnaient comme une sorte de prisme ou, selon le vocable plus savant, de synecdoque iconique de la crise, dans l’iconographie du XVIe au XXe siècle. Les secousses épidémiques qui ébranlent les cités5, comme les déchirures du tissu social qui les accompagnent sont des moments d’exacerbation des peurs6, des violences7, de troubles et de subversions des usages comme des occasions de gestes collectifs de courage8, de lutte et de résistance actives9, mais également de stigmatisation, de culpabilisation de l’Autre, celui que l’on accuse au sein de la société en crise ou celui de l’Ailleurs, mythique ou géographique. Selon un schéma anthropologique bien connu une sorte d’équation du mal et de la culpabilité, de la maladie et du sort mauvais est prégnante dans beaucoup de sociétés : l’analogie entre l’état subi (être pestiféré ici par exemple) et la disposition morale (avoir mal agi) de l’individu ou du groupe. Celui qui est malade est fréquemment aussi celui par lequel le mal arrive, la contagion ; il suscite la peur, la méfiance, le rejet. Il devient la figure d’une altérité radicale par laquelle la communauté de semblables se rassure en le désignant comme bouc émissaire ou comme « étranger » menaçant. Avant d’étudier trois de ces représentations des cités et des corps assiégés par le fléau par excellence, œuvres situées entre la fin du XVIIIe siècle (celle de Jacques Louis David date de 1780) et le début du XIXe siècle (celles de Gros date de 1804, celle de Géricault du tout début du siècle) que nous avons choisies dans un corpus iconographique sur la peste très riche, posons trois préalables.

3 Le premier consiste en un rappel thématique et historique, celui de la deuxième pandémie qui ravagea, du XIVe au XVIIIe siècle, les populations européennes10. Historiquement, pathologiquement et démographiquement, la peste constitue le fléau le plus radical11. Mais, au plan sémantique et symbolique, la peste est un fléau à forte charge symbolique, archaïque et constant. Les épisodes célèbres de la Bible comme la Peste des Phillistins ou encore le Châtiment de David, l’Antiquité grecque pour laquelle les flèches d’Apollon s’abattent sur les cités et orchestrent l’ouverture d’Œdipe Roi par l’évocation d’une population thébaine abattue, comme la tragédie de Marseille aux prises avec la Contagion de 1720-1721 qui laissa la ville exsangue, attestent non seulement le pouvoir destructeur du phénomène épidémique mais encore, incontestablement, sa puissance symbolique12. Loimos ou Pestis désignent, du reste, le fléau et le pluriel, « les pestes », désignait diverses épidémies comme le terme de « pestilence » renvoie aux vapeurs pestilentielles et empuanties mais également à la corruption sous toutes ses formes. La toile de fond de la peste conjugue exhalaisons mauvaises, puanteur et mort comme dérèglement tant atmosphérique que biologique et social, désordre de tous ordres. Ces caractéristiques, tant épidémiologiques que symboliques, lui confèrent un impact déterminant sur les corps en raison de la pression sélective qu’elle a exercée sur les populations comme sur les sensibilités et les imaginaires, donc sur les mémoires et les mentalités. Elles en font une « maladie- signe », à forte charge symbolique, ce qui a entraîné sa métaphorisation et la surdétermination de son sens. Au plan anthropologique, la peste peut donc être saisie comme archétype de l’épidémie tant en raison de ce qu’on pourrait appeler l’équation de sa réalité épidémiologique, qu’en raison de son impact et de sa puissance symbolique. En effet, elle conjugue une mortalité radicale, une célérité extrême (« la maladie pressée » du Moyen-Âge), une létalité terrible et une quasi non-sélectivité : la

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belle expression de Michel Foucault de « saturnales égalitaires »13 est aussi fondée anthropo-biologiquement14. La peste est incontestablement une épreuve collective, un moment anthropologique révélateur de la confrontation complexe des populations à la maladie, à la mort dans leurs dimensions collectives et brutales. Cette épreuve est paradigmatique de l’événement tragique collectif, un « phénomène social total », pour reprendre l’expression célèbre de Marcel Mauss15.

4 Le deuxième préalable est d’ordre épistémologique. Notre perspective, sur ce matériau d’étude que sont les œuvres artistiques de peste que nous avons ailleurs désignées comme « archives sensibles », est celle de l’anthropologie des représentations, non celle de l’histoire de l’art ni celle de la sociologie. Le corps, la maladie et particulièrement l’épidémie ou la mort constituent des objets d’étude privilégiés de l’anthropologie16 dans la mesure où ils obéissent à la fois à des mécanismes biologiques, à des constructions sociales et à des réponses collectives. Ils sont des creusets féconds dans cette perspective de mise en évidence d’invariants fortement structurants du social ; l’épidémie de peste est, à cet égard, une médiation essentielle. Les temps d’épidémie sont ceux d’excès de tous ordres que les paroles d’Artaud ont poétiquement scandés : […] effondrement physique et moral de la cité […] sous l’action du fléau, les cadres de la société se liquéfient. L’ordre tombe… [On] assiste à toutes les déroutes de la morale, à toutes les débâcles de la psychologie […].

5 Théâtre de l’horreur et de l’anomie, Artaud la saisit comme […] le temps du mal, le triomphe des forces noires, qu’une force encore plus profonde alimente jusqu’à l’extinction […] un gigantesque abcès social et moral17.

6 La perspective anthropologique peut donc emprunter le regard de Warburg sur les images, réalités dont l’inscription historique ne fait aucun doute parce qu’elles sont insérées dans un processus de transmission de la culture et ne sont pas des entités anhistoriques, mais qui appartiennent à la puissance symbolique de la pensée, font signes et sont productrices parce qu’elles traduisent des invariants ou des récurrences de représentations dont il faut tenter de comprendre la nature et les sens, en fonction des contraintes symboliques à l’œuvre. Ces images ont alors une dimension transhistorique, voire une « a-chronicité »18. L’image est considérée comme trace des tensions spirituelles d’une culture, organe de la mémoire et de l’imaginaire collectifs19. Si, du point de vue de l’art, ce dévoilement du réel peut se passer de spéculations, du point de vue anthropologique, l’étude des œuvres ne vise pas leur « vérité », mais les saisit comme archives sensibles exprimant les événements vécus, les peurs, les imaginaires et les croyances comme les interrogations, les confrontations et les savoirs des populations. Les représentations iconographiques de la peste traduisent et construisent la réalité du phénomène épidémique, réalité historique, sociale, symbolique et imaginaire. L’approche anthropologique sur ce sujet s’attache aux traits structurels de la confrontation des hommes à l’épidémie parce qu’elle impose de reconnaître tout son sens à ce qui demeure, aux survivances, aux matrices invariables des images. C’est l’une des raisons pour laquelle nous avons étudié les images de peste sur un temps long de façon à pouvoir repérer les invariants comme les variations anthropologiques à l’œuvre et mettre à jour les images archétypiques20 de l’épidémie.

7 Le troisième préalable concerne le corpus iconographique. La prégnance de la peste comme maladie épidémique stigmatisante, ayant eu un impact biologique direct sur les populations tant en Occident qu’en Orient mais également un impact majeur sur les

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mémoires, les croyances, les imaginaires, la langue et les expressions partagées, est patente dans l’art. La peste est source féconde d’une production esthétique riche, variée et s’inscrivant sur un temps long puisque les œuvres existent du XIVe au XXe siècle et XXIe même. Cette périodicité longue permet notamment d’observer une distorsion entre l’événementiel (les crises historiques effectives) et le figuré, posant ainsi la question d’une relative autonomie de ces images qui, en s’affranchissant de la réalité des crises, se libèrent pour s’offrir à tout un ensemble de processus de symbolisation qu’elles cristallisent (enjeux idéologiques, religieux, du bio-pouvoir, etc.). Nous avons montré que cette distorsion relative entre le factuel et le représenté indique des corrélations plus que des liens causals entre crises historiques et expressions esthétiques21.

8 Si la France tient une place privilégiée dans cette production iconographique de peste, c’est en raison notamment des politiques expansionnistes coloniales qui la confrontaient aux risques épidémiques et prolongeaient la menace de l’épidémie. Au reste, la production artistique française présente cette caractéristique depuis la fin du XVIIIe siècle et durant tout le XIXe siècle pour des raisons historiques et politiques : les campagnes napoléoniennes puis la colonisation, mais aussi la Révolution qui, en étant responsable de la destruction de nombreuses églises, a eu pour conséquence le maintien de la production d’œuvres religieuses, alors que le reste de l’Europe était passé à d’autres sujets de façon dominante22. De plus, l’État français (hormis la période révolutionnaire et celle récente du XXe siècle) a eu une politique de soutien de l’art religieux et la peste étant un des sujets privilégiés de l’Église catholique romaine, les artistes français ont maintenu vivante cette tradition picturale. Le centralisme politique et administratif des instances de pouvoir culturel comme celle de l’Académie des Beaux-Arts, ainsi que le caractère officiel des Salons depuis la création de cette institution artistique, contribuent également à nourrir cette production, depuis le XVIIIe siècle. D’une façon générale, les commandes proviennent alors des institutions et communautés religieuses, du pouvoir politique (commande de Napoléon à Jean Antoine Gros, Salon de 1804) ou administratif (par exemple une commande de l’Intendance sanitaire à Marseille, en 1781, à Jacques Louis David), mais encore, liées au souvenir vif de la dernière épidémie marseillaise très meurtrière, des différentes instances politiques et religieuses de la cité (le corpus marseillais des œuvres de peste est particulièrement important quantitativement et sur la durée). Pour les trois œuvres qui ici font l’objet de notre étude, c’est également le cas.

9 L’œuvre de Jacques Louis David (1748-1825) qui date de 1780, Saint-Roch intercédant la Vierge pour la guérison des pestiférés, est bien une œuvre de tradition religieuse. Le saint convoqué de façon récurrente dans ce type d’œuvres est en posture d’intercesseur, implorant la Vierge. La composition verticale permet la tripartition symbolique de l’espace : au sol et au premier plan, un pestiféré allongé demi nu dans un état de fièvre et de souffrance, derrière lui, une femme tête renversée prie mais exprime par le même geste sa souffrance insupportable, alors qu’un visage d’adolescent surgit au centre avec une expression de terreur hallucinée ; le saint, accroupi et en prière regarde la Vierge au-dessus de lui et assure la transition entre les deux mondes ; au ciel, mais proche et accessible, presque posée sur la même terre, la Vierge à l’Enfant est représentée dans un halo lumineux. Le regard du chien est un écho du regard effrayé de l’adolescent, accentuant la violence de l’image d’ici-bas par opposition à la douceur de l’espace d’en haut. Cette œuvre de David a été exposée au Salon en 1781 et a été commandée par le

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Bureau de la Santé de Marseille pour la chapelle de l’Intendance sanitaire (commande de l’Intendance Sanitaire en 1779 à Vien et exécutée par David en 1780). L’artiste s’est parfaitement soumis aux intentions de ses commettants23 : l’iconographie traditionnelle du saint est respectée (ses attributs), comme la partition des trois états de l’Église, souffrante, militante et triomphante. C’est ici le jeu des mains et des regards qui matérialise l’intercession divine, alors que la lumière autour de la Vierge tombe doucement pour matérialiser la grâce. L’image de Marie utilisée dans les œuvres de peste est le plus souvent celle de Marie de Miséricorde24. Traditionnellement la Vierge est assise sur un banc de nuages, tenant son fils dans ses bras, David conjugue donc tradition et innovation. Son option n’est pas de traduire l’horreur par la représentation des lésions et des bubons, même sur le saint, mais bien d’accentuer les expressions des visages torturés pour rendre le pathétique au sein d’un réalisme sublimé. Souvent dans ces œuvres de peste, entre la souffrance et l’effroi, les visages des pestiférés donnent le relief du mal qu’ils expriment. Les gros plans des tableaux permettent ces effets : ainsi Le pestiféré de David au sein d’une composition officielle présente toutes les caractéristiques de l’effroi et de la souffrance. Au Salon de 1781, Diderot est impressionné par cet énorme pestiféré effrayant, « jeune malade qui a perdu la tête et qui semble être devenu fou furieux ».

10 Comment ne pas évoquer en contemplant ce visage travaillé par la souffrance, émacié et enturbanné, aux yeux noirs, à la barbe et moustache noires et au teint basané, l’image stéréotypée de l’oriental ? Le dessin préparatoire est encore plus frappant sur ce point (l’œuvre picturale est exposée au musée des Beaux-Arts de Marseille). L’expression du visage traduit des troubles terribles, les traits renvoient à cette grammaire et typologie des passions des corps pestiférés. Ce visage emblématique exprime un mélange de pathétique et de réalisme qui laisse cette impression « d’horreur enchanteresse » dont le XIXe siècle se fera l’écho25. Alors en se gardant d’une surinterprétation anachronique, nous pouvons faire l’hypothèse que, dans ce visage d’oriental en proie aux tourments, s’exprime l’équation culturelle du mal que nous avons évoquée plus haut, le parallélisme et l’analogie entre mal physique et mal moral dont nous avons vu qu’il constitue une toile de fond des représentations culturelles, non exclusivement européennes. Si le corps est le miroir de la société, celui du pestiféré éprouve et atteste le mal, physique et moral. Les images des êtres saisis violemment et en proie au mal présentent les mêmes traits tendus, les mêmes yeux révulsés, chassieux ou rougis et hagards, les mêmes regards terrorisés et se portant parfois vers le ciel, les bouches entrouvertes, rougies. Leurs têtes sont parfois renversées, visiblement en proie au supplice, leurs corps contractés ou raidis. Les symptômes et les stigmates de ce corps seraient alors une métaphorisation de la saleté corporelle et morale, que celle-ci soit interprétée en termes d’hérésie ou d’autres modalités d’altérité radicale (les juifs, les pauvres, les sorciers et empoisonneurs, les médecins parfois accusés de répandre le mal, les Orientaux et autres étrangers), bref les figures multiples de l’altérité considérées comme menaçantes.

11 En effet, pour l’espace géographique et culturel européen occidental, la peste venait d’Orient par voies commerciales et navales, comme un danger exogène. Du reste, ce danger sera largement maîtrisé par les systèmes prophylactiques organisés et les réglementations des quarantaines que les Conférences sanitaires (depuis 1851, encore épisodiques et diplomatiques) visaient à harmoniser26. Ce qui peut être décelé, selon les historiens des mentalités qui s’accordent aussi sur ce point27 c’est que les pestes,

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comme les autres calamités naturelles, apparaissent au XVIIIe siècle, de moins en moins comme des châtiments ou des avertissements que comme des épreuves pour les populations. Déjà la peste est saisie comme la maladie archaïque et « exotique » qui sévit ailleurs, en Orient, dans des contrées reculées considérées comme arriérées. Reste que cette dernière interprétation recèle sa part obscure de culpabilité, de soumission et de croyance en un mal fondé, justifié. Même si Dieu perd du terrain, même si l’explication sans Dieu en gagne, même si l’affirmation d’un sujet athée, clairement en rupture avec le sujet chrétien, s’est longuement préparée depuis la Renaissance, puis à l’âge classique et se précise plus nettement dans la philosophie des Lumières, la fécondité symbolique des représentations chrétiennes du mal auxquelles la peste est mêlée n’est pas pour autant épuisée28. Cette perception tenace se révèle entre autres expressions verbales ou esthétiques dans l’article de l’Encyclopédie de d’Alembert et de Diderot à « fléau ». Le terme est défini comme effet lié à la providence et l’article précise « la peste, la famine, les inondations, les mauvais princes, etc., sont des fléaux de Dieu ». S’agit-il, comme le suggère Jean Céard29, d’une simple précaution de « prudence calculée » de la part des auteurs ou bien du reflet de la prégnance d’une représentation qui privilégie le sens donné aux événements inexplicables naturellement plutôt qu’à leur mécanisme causal : l’interprétation signifiante plutôt que l’explication phénoménale ? Il est vrai qu’à l’article « peste », mention n’est pas faite du divin par le chevalier de Jaucourt qui la qualifie d’ « horrible maladie » non sans préciser qu’elle se répand par contagion et sans, en même temps, lui attribuer une sorte d’intentionnalité propre en la personnifiant puisqu’ « elle marche quelques fois seule, mais qu’elle a plus communément pour compagnes deux autres fléaux, non moins redoutables, la guerre et la famine, et, dans ce cas, si elle n’attaque pas les hommes, les bestiaux en sont la victime »30. La triade des fléaux de Dieu s’impose encore comme un triptyque du mal, sinon dans la réalité historique de ce XVIIIe siècle après la Grande Peste de Marseille, du moins dans la mémoire et l’imaginaire collectifs, structurant les représentations du mal épidémique. Du reste, Jean-Jacques Scheuchzer (1732), Docteur en médecine, membre de l’ « Académie Impériale des Curieux de la Nature » et des « Sociétés Royales d’Angleterre et de Prusse » associe, dans sa Physique sacrée, sciences et foi et spécifie que « la Révélation n’exclut point la Raison »31.

12 L’Europe savante des Lumières considère que la peste a pour origine géographique l’Orient (Grèce, Syrie, Barbarie et Égypte notamment) selon les traités les plus souvent cités par Scheuchzer32 qui font référence à cette époque. Sa synthèse sur la peste et ses causes conjugue constamment le recours à la qualité de l’atmosphère (vent violent, chaleur étouffante, nuages noirs « des particules aiguës très subtiles et arsenicales », « particules de soufre mêlées à ce vent »33), l’hypothèse d’organismes vivants pathogènes (« certains insectes infiniment petits »34) à propos desquels les philosophes et médecins discutent à cette époque, les « corpuscules de la peste »35 transportés par les marchandises de laine, lin, peaux, chanvre et plume venus d’Orient, et son « venin pestilentiel si subtil qu’il échappe à tous nos sens »36. Ainsi il envisage comme plausibles des perspectives différentes, celle du théologien (justice divine), celle du savant qui privilégie les causes physiques (climat, air, miasmes) et enfin la position d’un médecin chrétien qui dira que « la peste est un venin particulier dans son espèce, qui a été caché par le Créateur dans quelque endroit de la terre, comme dans l’Égypte, d’où la Providence le tire quand elle veut comme d’un magasin, pour le répandre où il lui plaît »37. Son texte évoque à plusieurs reprises la Grande Peste de Marseille et son « affreuse mortalité » ou encore « la terrible contagion qui désola la France en

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1720-1721 »38. Mais faisant aussi référence aux pestes multiples de l’Europe des siècles précédents et à celles d’Orient selon les récits des voyageurs39 il s’attache à fonder son propos sur l’expérience, sur l’état de la littérature savante à son époque, tout en affirmant, à propos des « bubons pestilentiels », de leur examen clinique et de leurs causes : « De tout ce que j’ai rapporté jusqu’à présent, il résulte nécessairement que Dieu est la cause efficiente de ce juste fléau »40.

13 Cette étude d’un savant éclairé est particulièrement significative de la mentalité et de l’esprit de l’âge des Lumières à propos de l’examen des calamités. Elles sont envisagées du point de vue de la nature et de l’histoire incontestablement, avec un souci expérimental et empirique à la fois. Pour autant c’est toujours dans l’esprit populaire les croyances et les attitudes religieuses qui prévalent, et la prudence dans celui des savants qui naturalisent les calamités et considèrent que les causes secondes, qui ont depuis longtemps été prises en compte, suffisent à rendre compte du phénomène contagieux. La peste de Marseille par exemple, au début du siècle, est saisie comme événement monstrueux, exceptionnellement désastreux, surgissement de l’archaïque et de l’obscur en plein siècle des Lumières et liée, tant d’un point de vue factuel que symbolique à l’Orient et à tous les commerces.

14 Au XIXe siècle la peste était restée endémique dans les steppes russes (Astrakhan en 1876), dans l’Empire ottoman, dans l’Égypte et dans tout le Proche et le Moyen-Orient. Les échanges commerciaux et les campagnes militaires et savantes (en Égypte, où la peste sévit en 1799-1801, Bonaparte et l’armée y sont confrontés en 1799 à Jaffa), donnaient à la peste encore une certaine proximité pour les Européens. L’œuvre de Jean Antoine Gros (1771-1835) exposée au Salon de 1804, dans un contexte de peinture historique et quasi hagiographique à l’égard de Bonaparte, offre une représentation d’un lazaret oriental de fortune qui constitue le décor, immortalisant l’épisode de Bonaparte visitant les pestiférés de Jaffa, le 11 mars 1799. Cette composition dont la portée politique est majeure dans la geste napoléonienne, conjugue l’horreur et le sublime : le lieu est traité avec sobriété, les voûtes de l’architecture orientale, le sol et la lumière chaude et poussiéreuse laissent place aux personnages, éléments déterminants de la composition. L’éclairage dramatique et la composition très travaillée et suggestive, le mélange de force et d’élégance des gestes inscrivent cette œuvre dans le premier romantisme. Le pestiféré d’Orient qui présente à Bonaparte son aisselle et sa douleur laisse celui-ci le toucher à l’emplacement présumé d’un bubon probable. Outre le sens symbolique évident de ce geste nous pouvons noter qu’en cette extrême fin du XVIIIe siècle (campagne de Syrie, 1799) le peintre ne s’autorise pas de fantaisie quant à l’emplacement du bubon qui contribue au caractère historique et véridique voulu de l’œuvre de 1804. Les visages des personnages malades du tableau de Gros, outre un caractère oriental marqué, traduisent également la détresse et l’abandon qu’ils ressentent alors que les regards espèrent en Bonaparte. Durant la campagne d’Égypte, la peste ravagea l’armée française et sema l’épouvante, au point que, pour réconforter les troupes, Desgenettes s’inocula lui-même la peste (tableau de Vasslard)41. L’épisode se passe à Jaffa, aujourd’hui un faubourg de Tel Aviv. Au début du mois de mars 1799, la ville est assiégée. Celle-ci est prise après deux jours et livrée au pillage, les prisonniers (trois mille environ) passés par les armes ou au fil de la baïonnette dans les jours qui suivent sur ordre personnel de Bonaparte. Avant Jaffa, la peste accompagne l’armée, elle est dominante pendant la campagne de Syrie et atteint sévèrement les troupes françaises. Sept à huit cents hommes en périssent. Le 11 mars 1799, Bonaparte, suivi de

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son état-major, vient visiter les hôpitaux. C’est cette scène qui est immortalisée par Gros. Le médecin- chef de l’armée, Desgenettes dit, parlant de Bonaparte : […] se trouvant dans une chambre étroite et très encombrée, il aide à soulever le cadavre hideux d’un soldat dont les habits en lambeaux étaient souillés par l’ouverture d’un bubon abcédé. […] Après le départ de Bonaparte, les pestiférés avaient expiré, à l’exception d’un ou deux que les Anglais ont dû trouver vivants42.

15 L’artiste invente donc un décor oriental, une vaste architecture à arcades s’ouvrant sur la ville et la mer ainsi qu’une dramaturgie donnant au geste et à l’acte de Bonaparte toute leur ampleur43. Bonaparte est le commanditaire de cette œuvre et veut, par-là, probablement détourner l’indignation provoquée par le massacre des prisonniers turcs froidement exécutés pendant deux jours44 pour réhabiliter son image.

16 « Sous ces brûlants portiques »45, au sein d’un lazaret improvisé aménagé en hâte dans un monastère arménien de Jaffa, malades et moribonds gisent à même le sol autour de Bonaparte. Une lumière intense baigne la scène où s’entremêlent les corps nus, les uniformes des soldats et les draperies des Orientaux. Les postures (souplesse des attitudes orientales, prestance de la pose de Bonaparte, abattement et écroulement des pestiférés) et les couleurs contrastées conjuguent violence et sensualité, réalisme expressif et clarté du propos. Certes, le peintre évoque ici un Orient qui est avant tout un territoire de l’imaginaire romantique, et non une géographie précise, mais son souci réaliste (historique et pictural) produit une représentation du corps épidémique des plus saisissantes : le traitement des corps malades comme autant de suppliciés accentue la douleur, l’effroi et le désespoir (têtes détournées ou enfouies, mains tendues et suppliantes, écroulement des personnages au premier plan, chairs émaciées, maigreur et étirement des muscles…). Corps outragés de la souffrance et du pathos, corps de l’hécatombe aux pieds de Bonaparte debout et vaillant, au centre de la composition. Peu importe, au fond, quel fut effectivement le geste de Bonaparte. Les récits divergent, mais l’adéquation à la réalité historique ne fait pas la valeur d’un tableau (celui-là ou d’autres) car l’œuvre fait sens quelle que soit la véracité de l’anecdote.

17 De face, la tête et le regard tournés vers un malade et comme l’examinant, le Général, héros romantique, touche le pestiféré sous l’aisselle à l’emplacement du bubon. Si le contact avec le corps atteint ne semble pas choquant mais rassurant à une époque où les débats sur la contagion épidémique et les causes de la peste s’inscrivent dans la conviction que la mort peut reculer, cette manière évoque incontestablement celle des Rois thaumaturges guérissant les écrouelles46. Le geste est symbolique (position des doigts et de la main proche de la codification d’un « pantocrator ») et traduit la volonté de Bonaparte d’appartenir à l’ordre des puissants, au pouvoir surnaturel : il est geste d’inscription dans la lignée souveraine pour se légitimer par la tradition symbolique. Dans les esprits du début du XIXe siècle, la peste est encore perçue comme une force destructrice terrible au point que son origine et sa cause première sont encore saisies sinon comme surnaturelles et transcendantes, du moins comme mystérieuses. Pour Bonaparte, c’est l’occasion de montrer que le pouvoir du puissant, en gloire, est lui aussi surnaturel : il ne soigne pas, il touche et guérit ou tout du moins échappe à la contamination. La construction du héros, en temps et lieu de peste à partir du geste magique qui le qualifie, s’inscrit dans l’édification idéologique des populations terrifiées et crédules. Ce n’est pas seulement le dévouement de Bonaparte ou son courage et sa magnanimité qui sont mis en relief ici, mais essentiellement son invulnérabilité et sa toute-puissance thaumaturgique. On touche à l’imagerie complexe et chargée de merveilleux : celle des rois de France parés des attributs de la divinité

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chrétienne. Son pouvoir miraculeux, le roi le tient de Dieu. Bonaparte ne l’oublie pas lorsqu’il touche le malade. Dans cette récupération idéologique sont exposés, d’une part, le souci de Bonaparte de sa légitimité par l’inscription dans la tradition historique du pouvoir suprême et, d’autre part, l’affirmation d’un regard compatissant mais optimiste face à l’épidémie propre au pouvoir postérieur à l’Ancien Régime. Le souci réaliste va jusqu’à mettre en scène le médecin-chef Desgenettes dans un geste stéréotypé des images de pestes, tenant un linge probablement imbibé de parfum devant son nez et sa bouche, alors qu’il se tient juste derrière Bonaparte à Jaffa47. Ce geste renvoie incontestablement au contenu olfactif de la peste, à la manifestation des affects liés au contact menaçant et à la fréquentation des « lieux pesteux ». Cette œuvre de Gros nous fait passer d’une représentation particularisée d’un événement à sa récupération édifiante, avec l’imagerie de Bonaparte en situation, lors de la campagne d’Orient. Avec l’édification de Bonaparte par l’imagerie de la peste, se joue à la fois une saisie du corps malade comme métaphore de l’altérité et l’édification de l’image du général en passe de devenir empereur. Avec cet ensemble iconographique, autour de l’évocation de Jaffa, nous passons à une orientalisation qui ne tient pas seulement et indéniablement au courant esthétique du XIXe siècle, mais bien aussi à une saisie de la maladie comme liée à l’Orient et au passé, demeurant pour autant une menace pour les Occidentaux et offrant l’espace symbolique d’un geste hautement investi. Cet ensemble nous paraît donc significatif de trois investissements de sens attribués à la « chose » épidémique : le corps atteint comme figure de l’altérité ; le corps du pouvoir comme dominant le danger et la peur, comme capable de vivre l’épreuve qui le distingue, voire le sacralise ; enfin, le corps de la peste que l’on associe à l’ailleurs, à l’étranger, voire au sauvage.

18 La principale raison de la commande de ce tableau à Gros peut être de l’ordre des aléas politiques : les rumeurs persistantes des Britanniques qui accusaient Bonaparte d’avoir ordonné l’extermination de la garnison de Jaffa et de ses soldats contaminés. Cela dit, le choix d’une scène de peste pour se représenter comme l’héritier de la tradition thaumaturgique des rois n’est pas sans conséquence : la peste est encore une fois le lieu privilégié de l’Histoire, d’un tournant historique que Napoléon veut incarner, celui du compromis entre la royauté sans tyrannie et la République sans anarchie. Il s’agit d’une représentation à double titre, d’une part elle met en scène un geste de Bonaparte sur le corps pestiféré sur fond de décor oriental, d’autre part, elle donne à voir ce geste qui lui-même participe d’une mise en signes des postures royales et inscrit son auteur dans l’héritage sacré. Geste hautement symbolique, investi et théâtral. Quelles que soient les causes de son déclin en Europe (hygiène publique et privée, remplacement d’une espèce de rats par une autre ou encore mutation du bacille, la peste n’est pas encore entrée, démasquée, dans l’univers des laboratoires en cette fin du XVIIIe siècle et ce début du XIXe siècle. Le risque épidémique est toujours possible, mais il faut aller en Orient pour rencontrer la peste. Le souci de salubrité date du XVIIIe siècle et sa traduction institutionnelle du XIXe siècle (en 1802 est créé le Conseil de salubrité de Paris48 ; mais, en 1799, durant la campagne de Syrie, l’armée de Bonaparte infectée ne peut pas encore compter sur le génie médical)49. Peut-être, dans les esprits des membres du corps expéditionnaire, croyait-on pouvoir compter sur le génie des pouvoirs publics ou des puissants ? Bonaparte est-il au-dessus des simples mortels et de leurs dispositifs de protection (la quarantaine de Marseille dans les années 1790/1800) alors qu’il viole le système sanitaire préventif en 1799 lors de son retour triomphal d’Égypte pestiférée ?

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19 La peinture d’Histoire nous laisse ici un témoignage éloquent : cette représentation atteste la permanence de la réalité de la peste et de sa saisie comme mal par excellence, mal terrible que Bonaparte côtoie, affronte et domine en terre orientale. Le contexte esthétique fournit un certain nombre d’éléments pour comprendre ce tableau. Pour les artistes, le premier contact avec l’Orient réaliste eut lieu en 1798 lors de la campagne d’Égypte50. En esthétique, la fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe siècle mettent à mal l’idéal de noblesse formelle défendu par David et Gros (I771-1835) est élève de David. Le premier romantisme renouvelle la tradition davidiennne par une extrême sensibilité51 et Gros traduit l’épopée napoléonienne avec vérité et couleur. Les temps sont à l’historicisme et à l’édification de l’unité du présent et du passé national après les bouleversements de la fin du siècle. L’imagerie bonapartiste puis napoléonienne y contribue en construisant le mythe de Napoléon faisant bon ménage avec l’héritage de 1789. Le tableau de Gros, au Salon de 1804, année du couronnement de l’empereur, participe donc à cette sacralisation.

20 La perspective dominante du moment n’est plus celle du salut mais celle du progrès qu’il soit politique, social ou scientifique. Bien qu’aucune explication rationnelle et thérapeutique performante ne soit fournie par la science médicale jusqu’aux années 188052, les temps sont à la sécularisation alors que les représentations religieuses ne fondent plus l’organisation sociale, pas plus qu’elles ne suffisent à expliquer voire à justifier le fléau. Pour autant, l’époque sacralise toujours ses héros et ses valeurs comme les esprits nourrissent toujours des peurs génératrices de crédulité et de panique. Le symbolique demeure le plus puissant moyen d’en imposer et de s’imposer. Mais la « visite » de Bonaparte est également signe d’un regard extérieur porté sur les pestiférés, regard qui objective le corps de l’autre, du malade, alors que l’on est sain et vif. Le corps de Bonaparte, figuré, est un corps digne, en posture élégante, un corps énergique et actif dont l’allure et la pose disent la puissance et l’équilibre. À l’opposé, les corps atteints et notamment celui qu’il touche, sont efflanqués, presque totalement nus, faibles corps des victimes, presque corps exotiques, l’orientalisme romantique des traits en accentuant les saillies. Le pouvoir politique et charismatique s’allie à celui de la raison observatrice. Nous assistons à une mise en scène quasi-clinique53, Bonaparte désignant les stigmates du mal. Du reste, le pestiféré lève le bras pour montrer son bubon axillaire, se prêtant naturellement à l’observation médicale. La mise en images positiviste de la maladie prendra son essor au XIXe siècle dans le « but manifeste de marquer les individus »54 et de traiter les corps. Ici, symboliquement, entre Bonaparte et le pestiféré, Gros place Desgenettes, médecin-chef de l’armée d’Orient. L’image est alors un curieux mixte entre la mise en scène rituelle de la magie thaumaturgique du geste et la mise en scène clinique, soucieuse d’examen du corps. L’arrière-plan sombre, le clair-obscur, le relief que le contre-jour donne aux malades, mettent en valeur l’action de Bonaparte : le courage certes, la puissance surnaturelle aussi. Car bien que cette composition ne soit pas une scène religieuse, l’allusion au religieux est évidente. Le caractère d’ « arrêt sur image » de la scène, suspendant le geste sur lequel tout concourt à focaliser le regard, le choix de la représentation du « moment » miraculeux (qui renvoie aux allusions traditionnelles dans la peinture religieuse de ces moments du Christ et des saints soignant par imposition des mains ou accomplissant des miracles), construisent la résonance de cette scène « historique » mais aussi « transhistorique » d’une certaine façon. La tradition se conjugue ici à l’histoire, le temporel à l’intemporel. D’autant que le rappel, dans les mémoires, aux images de Louis XI et de son rapport à la peste comme les commandes fréquentes des Bourbons de peintures de peste55 ont tracé

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la voie. Bonaparte est ici en pleine action surhumaine, son image vient s’inscrire dans le creux de celle des saints et des rois guérisseurs. Certains chercheurs ont même suggéré qu’il puisse s’agir d’une référence à la posture de l’Apollon du Belvédère, rapporté à Paris56, ce qui non seulement flatterait l’empereur, mais serait aussi une référence au pouvoir médical du dieu grec et à son rayonnement glorieux57.

21 Par ailleurs, et c’est davantage ce qui ici nous intéresse, le regard et le geste de Bonaparte désignent l’autre que tout oppose : sa culture, son statut, son état physique et moral autant que social. Cette altérité radicale permet au général Bonaparte de construire une part de son identité par une démarche politique (la visite aux malades) reposant sur une attitude nouvelle face à la maladie : quelque chose est à faire et qui peut être fait. Dans une telle figuration on peut lire les prémisses d’un regard objectif et cognitif sur le corps alors que le malade de l’Ancien Régime n’apparaît que comme « moribond » ou « pécheur » et jamais comme un personnage social identifié comme malade, catégorisé cliniquement. Pour autant, toujours pour rassurer l’armée, Bonaparte demandera que l’Institut d’Égypte déclare solennellement la peste intransmissible, parce que la raison politique doit l’emporter sur le discours scientifique58. D’ailleurs, sur la toile de Gros, Desgenettes détourne son regard du malade montrant ainsi que, pour le peintre, la peste, symbolique, est l’affaire de Bonaparte seul59. Nous avons vu qu’à partir de la deuxième moitié du XVIIe siècle et au cours du XVIIIe siècle, la représentation de l’épidémie se construit en échappant à l’interprétation métaphysique du mal et de la maladie pour devenir l’objet du discours de la médecine qui se donne dans une dimension objective et que nous recevons comme positive60. Certes, Bonaparte identifie et stigmatise le malade comme tel en désignant le bubon, mais n’aura d’autre recours que d’abandonner ces malades, victimes toujours et peut-être encore fautifs, à l’enfermement et à une extermination prochaine. Le discours moral et politique prend le relais du religieux61 et le pouvoir tentera de protéger le corps social par l’enfermement, la quarantaine, l’hygiénisme et la préoccupation de l’état de santé des populations. Ces tendances ne sont pas toutes modernes puisque les lazarets et les quarantaines contre la peste datent de la fin du XIVe siècle à Venise où les autorités prirent des mesures de lutte collective et édictèrent des règlements pour maintenir l’ordre et assainir la cité62. Si la peste s’est retirée d’Europe, en 1804, elle reste suffisamment présente dans la mémoire et l’imaginaire collectifs pour être récupérée idéologiquement. La toile de Gros l’atteste en n’ayant plus vraiment pour sujet « la peste » mais l’exemplarité d’une posture face à celle-ci et à son mythe. Au fond, cette œuvre se place dans une veine tridentine, non dans son contenu, mais dans sa fonction. Les temps ont changé, mais la peste demeure le paradigme de l’épidémie, du fléau terrible et, par-là, s’offre comme prétexte et faire valoir pour Bonaparte. Ceci explique la conciliation paradoxale entre l’aspect magique et surnaturel du geste du pouvoir et son aspect réaliste et positiviste.

22 Une simple lecture du traitement des corps pestiférés n’est pas suffisamment pertinente pour rendre compte de la polysémie du discours pictural. En quelque sorte, celui-ci traduit l’ambiguïté des liens que les Occidentaux imaginent entre peste et Orient. Ainsi, les corps atteints des soldats de l’armée française sont incontestablement orientalisés (à l’exception toutefois d’un officier agonisant, pâle et vêtu) par des traits émaciés, par des manières de vêtir les corps en les drapant et en leur donnant des attitudes souples et abandonnées qui évoquent celles des autochtones dans l’imaginaire occidental. Cette identification du corps pestiféré comme corps oriental induit un lien

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de causalité entre l’oriental et la contamination. L’autre est agent du mal, au moins autant que victime. Le mal c’est l’autre, dans une représentation de l’altérité stigmatisée. C’est ainsi que dans le chant VIIe de « Napoléon en Égypte » de Barthélémy & Méry63, la campagne d’Orient inspire aux poètes des vers dont le romantisme exacerbé se conjugue à la fantaisie révélatrice des mentalités xénophobes. Ils attribuent l’apparition de la peste à une véritable stratégie de guerre bactériologique. […] Trois mille musulmans descendent en silence, […] Par l’ardente agonie un moment ranimés, Ils s’élancent tous nus sur nos soldats armés ; Sur ces corps enlacés par d’horribles étreintes, D’une bouche fétide ils laissent les empreintes, Et leur sein dilaté par un dernier effort, Dans le sein de leur proie ensemence la mort…

23 On retrouve la perception ambiguë de l’Orient par les Occidentaux : celle d’un espace à la fois archaïque, dangereux et onirique. La représentation de l’Orient éternel avec ses vertiges, ses dangers, ses charmes et ses miasmes est mise en scène, comme le jeu d’attraction-répulsion qu’il provoque. L’exotisme des êtres et du décor évoque la peste comme maladie située à la fois dans un ailleurs et dans un passé. Sa permanence en Orient s’oppose à sa disparition en Occident, comme l’immobilisme oriental s’oppose au progrès occidental et à sa mission civilisatrice, scientifique et conquérante, selon les stéréotypes des discours occidentaux. La peste est ici la métaphore de l’immobilisme. La mise en scène de cette exemplarité face à la peste et à son mythe, au point que Girodet évoque Bonaparte comme une apparition miraculeuse : […] Mais un héros paraît : aussitôt sa présence À ces cœurs abattus a rendu l’espérance ; Il soutient leur courage, il calme les douleurs ; Leurs yeux reconnaissants vont se mouiller de pleurs. C’est peu : lui-même encore de sa main intrépide, Au péril de ses jours touche leur mal fétide ; […] Qu’on a vu s’y montrer un ange tutélaire.

24 Le discours officiel voulu par Bonaparte stipulait que la contagion n’atteignait que les individus déjà malades, affaiblis, manquant de courage et en proie à la peur. Les échos des croyances passées sont indéniables mais, surtout, la récupération idéologique s’effectue sur les mêmes schémas de pensée (ou d’absence de pensée, plutôt) dominés par la crainte et les projections. Le texte du catalogue du Salon de 1804 où la toile de Gros triomphe précise que l’acte de Bonaparte eut un effet déterminant sur le moral des soldats ; il est saisi comme un défi à la mort ayant eu des pouvoirs guérisseurs. Desgenettes qui s’est lui-même inoculé la peste était pourtant inquiet et fort réticent sur la nécessité de prolonger cette visite historique dangereuse. Force de l’image et de son effet d’immédiat, sentiment d’assister à la scène en direct, qualités esthétiques de l’œuvre, orchestration très pensée de l’ensemble : tout en adhérant aux stéréotypes des scènes de peste, Gros a offert une composition orientaliste qui accompagne la saisie de la peste dans les mentalités du XIXe siècle. Le corps épidémique ainsi représenté incarne une altérité radicale : celle de l’autre étranger (dans l’espace géographique et culturel) et celle de l’autre anachronisme (dans un temps dépassé). Tout se passe comme si cette altération des corps traduisait cette altérité de l’Oriental, comme si cette altération-là n’était plus possible pour l’Occidental.

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25 Enfin, c’est à nouveau un lazaret que Géricault (1791-1824) représente aussi au XIXe siècle. Ce Lazaret est également désigné par une appellation générique64 : Les Pestiférés, mais aussi « Scène de peste » ou encore « Scène de Pestiférés »65. Il s’agit d’une esquisse qui date probablement de la dernière période de l’artiste. Le décor est également austère, avec des voûtes et une ouverture en fond de composition, décalée légèrement sur la gauche et ouvrant sur un paysage indécis. La lumière en revanche arrive par le haut, en une diagonale qui éclaire un groupe de corps, partiellement nus ou entourés de linceuls. Les traits et quelques détails (coiffe d’un personnage, chevelure d’une femme) peuvent encore ici faire penser à une orientalisation de l’image, ce d’autant que l’orientalisme en peinture est prégnant à cette période. Moribonds et cadavres se côtoient et sont regroupés dans un coin de la pièce, un personnage dresse ses bras en signe de supplication et de prière, d’autres semblent somnoler ou être déjà morts (une femme au premier plan, allongée). Selon la tradition classique l’artiste a incarné dans chaque personnage diverses attitudes psychologiques, l’abattement du personnage au fond, le désespoir de celui qui élève les bras dans un geste de supplication désespérée, la résignation lucide du vieillard enfin. C’est un décor misérable, les corps à même le sol sur de la paille, les murs décrépis, la pièce nue. Des cordes pendent sur la paroi de droite ; on sait que les morts étaient tirés par des cordes, comme le montre également un dessin très précis de Ludovico Burnaci sur L’hôpital des pestiférés à Spittelau pendant la peste de Vienne en 167966. Géricault, dans le sens du mouvement romantique67, a traité cette scène comme un groupe emblématique de victimes du fléau : sorte de figure picturale synecdoque d’une humanité souffrante et abattue, en proie au malheur. La peinture romantique qui privilégie le réel, qu’elle rend expressif, sur le beau idéal ne pouvait qu’être sensible à cette détresse des hommes confrontés au mal. La violence de la mort, renforcée par le clair-obscur, est révélée par le regard lucide de l’artiste qui poursuivait l’ambition d’exprimer les épisodes tragiques de son époque (notamment le siège de Missolonghi de 1822 que l’historien d’art Lorenz Eitner rapproche de cette œuvre, cat. exp. 1971-1972 ou encore l’annonce par le Constitutionnel du 9 août 1817 qui indiquait que l’envoyé du « Kan de Bucharie » était mort de peste le 22 juin de la même année dans une maison retirée, en compagnie de quelques serviteurs68) et qui a probablement trouvé dans le thème de la peste un support pertinent.

26 La peste est progressivement devenue la métaphore de l’immobilisme et du mal, un mal menaçant situé en Orient, dans un ailleurs dont l’altérité a été construite dans un mélange de fascination : exotisme et orientalisme mêlés au XIXe siècle, mais qui perdureront et demeurent probablement encore aujourd’hui comme un fonds commun de l’imaginaire collectif européen. Autant de configurations d’épreuves collectives attestant l’indétermination, l’insécurité, l’ampleur des dégâts causés par la peste, ses désordres et ses hécatombes, comme les projections à teneur eschatologique et/ou savantes voire scientifiques, les figures générales de la mort, du mal, de la maladie, qui ne sauraient donner lieu à des simplifications d’analyse et d’interprétation de résultats. Les investissements de ce phénomène social total qu’est la peste ont été nombreux et différents en fonction des mentalités et des époques. Terreau et horizon fertiles des croyances, des peurs et des interprétations religieuses, politiques et idéologiques, la peste est plus que la peste. Les corps de la contagion demeurent les réceptacles des projections issues des mentalités et des représentations collectives, corps exposés, surdéterminés, corps d’une altérité radicale, ici celle de l’Orient perçu de façon ambivalente. Reste pourtant à poursuivre la clarification des variations évolutives et les paradoxes au sein de ce champ représentatif, les conjugaisons et les échos, comme les

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traces persistantes, qui construisent la complexité des images des corps de la contagion.

NOTES

1. Dominique Chevé, Les corps de la contagion. Étude anthropologique des représentations iconographiques de la peste (XVIe-XXe siècles), thèse de doctorat sous la direction de Gilles Boëtsch, Université de la Méditerranée (AMU), 2003 ; id., « Le corps épidémique comme métaphore de la société en crise ? Une lecture anthropologique de l’iconographie des corps de la contagion », Concepts, n° 9, 2005, p. 51-71 ; Dominique Chevé et Gilles Boëtsch, « Symptômes, stigmates, signes : les corps de la contagion entre réalisme et symbolisme », dans Michel Signoli et al. (dir.), La peste entre épidémies et sociétés, Florence, ERGA Éditions, 2007 ; id., « Images-sources : un préalable iconographique à l’étude de toute représentation », dans Michel Signoli et al. (dir.), La peste entre épidémies et sociétés, op. cit. ; id., « De l’épidémie comme modèle de légitimité du pouvoir : la peste, métaphore du désordre nécessaire ? », dans Michel Signoli et al. (dir.), La peste entre épidémies et sociétés, op. cit. ; Dominique Chevé et Michel Signoli, « Les catastrophes au prisme de l’épidémie ? Une approche anthropobio-culturelle », Les cahiers de droit de la santé, dossier « Les catastrophes sanitaires », Dominique Viriot-Barrial (dir.), n° 17, 2013, p. 23-38. 2. À propos de laquelle il y aurait beaucoup à dire tant sa constance symbolique est permanente (André Chastel parle même de « musée noir », en 1957). 3. Par « corps épidémique », nous entendons les corps atteints par l’épidémie (ceux des malades, des agonisants, des cadavres), les corps intermédiaires sains en relation aux premiers (corps civils, religieux, médicaux) et les corps symboliques de la peste. 4. Cette expression est le titre de la thèse de l’auteur, citée en note 1. 5. Georges C. Kohn, Encyclopedia of Plague and pestilence, from Ancient Times to the Present [1995], Londres, Checkmark Books Editor, Facts On File Library of World History, 2002. 6. Jean Delumeau et Yves Lequin, Les malheurs des temps, Histoire des fléaux et des calamités en France, Paris, Larousse, 1987 ; François Delaporte, Les épidémies, Paris, Pocket, 1995. 7. Jacqueline Brossollet et Henri H. Mollaret, Pourquoi la peste ? Le rat, la puce et le bubon, Paris, Gallimard, 1994. Dans leur ouvrage, pages 130 et 131, les auteurs exposent « L’Affaire Piazza et Mora » notamment, survenue à Milan en 1630 en pleine épidémie de peste. Affolement extrême, débordements et fureur collective conduisent les populations à dénoncer des « semeurs de peste », des « graisseurs », à pratiquer la torture et à tuer les prétendus coupables du « crime » de répandre la mortalité. Cette affaire est également rapportée dans , Histoire de la Colonne infâme, trad. D’A de Latour, Paris, Baudry, 1843. 8. Jacques Ruffié et Jean-Claude Sournia, Les épidémies dans l’histoire de l’homme, De la Peste au Sida, Paris, Champs Flammarion, 1995 ; Michel Signoli, Étude anthropologique de crises démographiques en contexte épidémique ; Aspects paléo et bio-démographiques de la Peste en Provence, thèse de doctorat sous la direction d’Olivier Dutour, Université de la Méditerranée, Marseille, 1998 ; Michel Signoli et Dominique Chevé, « Du corps au cadavre pendant la Grande Peste de Marseille : des données archéologiques aux représentations sociales d’une épidémie », Bulletins et Mémoires de la Société d’Anthropologie de Paris, t. 10, n° 1-2, 1998, p. 99-120. 9. Daniel Panzac, Quarantaine et lazarets : l’Europe et la peste d’Orient (XVIIe-XXe s.), Aix-en-Provence, Édisud, 1986.

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10. Premières crises de la « Peste noire » en 1346-1347 et dernière grande crise à Moscou en 1771, exposées par S. K. Cohn, « Introduction », dans David Herlihy, La peste noire et la mutation de l’Occident [1997], Paris, Gérard Monfort Éditeur, 1999, p. 1-26. 11. Jean-Noël Biraben, Les hommes et la peste en France et dans les pays européens et méditerranéens, t. 1 et 2, Paris, Mouton, 1975-1976 ; Henri H. Mollaret, « Les grands fléaux », dans Mirko D. Grmek, Histoire de la pensée médicale en Occident, t. 2, Paris, Seuil, 1997, p. 253-278 ; Andrew Dobson, « People and disease », dans The Cambridge Encyclopedia of Human Evolution, Cambridge, Cambridge University Press, 1994, p. 411-420. 12. Dominique Chevé et al., « Réalité et imaginaire de l’épidémie en Europe ; pour une étude anthropologique des représentations de la peste », dans Pierre Marcilloux, Les hommes en Europe, Paris, Éditions du CTHS, 2002, p. 137-154. 13. Michel Foucault, Naissance de la clinique. Une archéologie du regard médical [1963], Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1972. 14. Michel Signoli, Étude anthropologique de crises démographiques…, op. cit. ; Michel Signoli et Isabelle Séguy, « Paléodémographie et démographie historique en contexte épidémique : la Provence au XVIIIe siècle », Population, vol. 57, n° 6, 2002, p. 821-848. 15. Marcel Mauss, Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques [1924], Paris, PUF, coll. « Quadrige Grands textes », 2007. 16. Marc Augé et Claudine Herzlich (dir.), Le sens du mal ; Anthropologie, histoire, sociologie de la maladie [1984], Paris, Éditions des archives contemporaines, 2000. 17. Antonin Artaud, Le théâtre et son double, Paris, Gallimard, 1964, p. 44-45. 18. Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Paris, Éditions de Minuit, 1992 ; Georges Didi-Huberman, L’image survivante, histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg, Paris, Éditions de Minuit, 2002. 19. Dans son étude sur Warburg, Giorgio Agamben remarque que « le symbole et l’image ont selon Warburg la même fonction que, chez Semon, celle de l’engramme dans le système nerveux central de l’individu : en eux se cristallisent une charge énergétique et une expérience émotive qui surviennent comme un héritage transmis par la mémoire sociale et qui, pareilles à l’électricité condensée dans une bouteille de Leyde, deviennent effectives au contact de la volonté sélective d’une époque déterminée » (2004, p. 18-19). C’est l’image, plus que l’œuvre d’art, qui est saisie par Warburg pour ce qu’il appelle un « diagnostic de l’homme occidental ». À ce propos, Georges Didi-Huberman fait un état exhaustif des travaux de Warburg dans L’image survivante…, op. cit. 20. Jan Bialostocki, « Encompassing Themes and Archetypal Images », Arte Lombardia, 1965, p. 275-284 ; Dominique Chevé, « Le corps à l’épreuve du mal : pour une lecture du corps épidémique au travers de l’iconographie picturale de la peste », dans Gilles Boëtsch et Dominique Chevé (dir.), Le corps dans tous ses états, Paris, CNRS Éditions, 2000, p. 115-133. 21. Dominique Chevé, Les corps de la contagion…, op. cit. 22. Christine M. Boeckl, Images of plague and pestilence : iconography and iconology, Kirksville, Truman State University Press, 2000, p. 138. 23. Dont le négociant Pierre Augustin Guys, érudit et très influencé par l’Italie, voir Antoine Schnapper et Arlette Sérullaz, catalogue de l’exposition : David, Paris, RMN, 1989. 24. Christine M. Boeckl, Images of plague and pestilence…, op. cit. 25. Olivier Michel, notice sur l’œuvre de David, dans Parcours, Catalogue du musée des Beaux- Arts de Marseille, Marseille, RMM, 1989. 26. Jacques Ruffié et Jean-Claude Sournia, Les épidémies dans l’histoire de l’homme…, op. cit. , p. 125-126. 27. Jean Delumeau, La peur en Occident, XIVe-XVIIIe siècles, Paris, Fayard, 1978 ; Henri Neveux et Jean Céard, « L’offensive du Malin », dans Jean Delumeau et Yves Lequin, Les malheurs des temps…, op. cit., p. 235-312 ; Françoise Hildesheimer, Fléaux et société : de la Grande Peste au choléra, XIVe-XIXe siècle

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, Paris, Hachette, 1993 ; Bernard Sichère, Histoires du mal, Paris, Grasset, coll. « Figures », 1995 ; Georges Vigarello, Histoire des pratiques de santé ; Le sain et le malsain depuis le Moyen-Âge [1993], Paris, Éditions du Seuil, 1999. 28. Peut-être pour des raisons trans-historiques, anthropologiques sur lesquelles nous ne pouvons ici nous étendre mais que nous avons étudiées, voir Dominique Chevé, Les corps de la contagion…, op. cit. 29. Jean Céard, « Au regard de la nature et de l’histoire », dans Jean Delumeau et Yves Lequin, Les malheurs des temps, op. cit., p. 383. 30. Cité par Jean Céard, « Au regard de la nature et de l’histoire », art. cit., p. 383. 31. Jean-Jacques Scheuchzer, Physique sacrée, ou Histoire Naturelle de la Bible, Amsterdam, P. Schenk & P. Mortier, (8 t., en 5 vol. ; in-fol), 1732-1737, Préface, IV. L’intérêt de cet ouvrage tient en grande partie à son caractère synthétique, il est sous-titré : « Histoire Naturelle de la Bible ». Il s’agit d’une entreprise des Lumières sur les Saintes Écritures. Il est, à cet égard, exemplaire de cette conjugaison de la croyance et du savoir. L’auteur écrit : « Ce travail a pour but la Gloire de Dieu, mon salut, et celui de mes lecteurs… la Philosophie naturelle » (op. cit., Préface, II, III, VIII). Nous tenons à remercier ici le Père Albaric, de la Bibliothèque du Saulchoir à Paris, qui nous a permis l’accès à cet ouvrage et permis d’en reproduire les gravures dans notre thèse de 2003. 32. Jean-Jacques Scheuchzer, Physique sacrée…, op. cit., II, p. 52-54 ; III, p. 169 ; VII, p. 34-35. 33. Ibid., VII, p. 34-35. 34. Ibid., VII, p. 34. 35. Ibid., IV, p. 69. 36. Ibid., II, p. 54. 37. Ibid., II, p. 54. 38. Ibid., II, p. 53, par exemple. 39. Thévenot, Suite du Voyage au Levant, est cité en VII, Jean-Jacques Scheuchzer, Physique sacrée…, op. cit., p. 35. 40. Ibid., II, p. 54. 41. Henri H. Mollaret et Jacqueline Brossollet, À propos des « Pestiférés de Jaffa » de A.J. Gros, Ausburg, Jaarboeck, 1968, p. 49. 42. Emmanuel de Las Cases, Le Mémorial de Sainte-Hélène [1823], Paris, p. 799. 43. Vivant Denon, directeur général du Musée Central des Arts, fait part du succès de cette toile au Salon dans une lettre à Napoléon alors en Allemagne. 44. Chateaubriand verra dans la peste une punition céleste infligée pour la violation des droits de l’humanité. Le fléau, ici encore, serait la réponse à la barbarie et à l’injustice des hommes (Mémoires d’Outre-Tombe, Liv. XIX, chap. 16). 45. Lors d’un banquet offert à Gros (le 3 Vendémiaire), Girodet lut un poème de sa composition dans lequel figure cette image des « brulants portiques », citée également dans Henri H. Mollaret et Jacqueline Brossollet, À propos des « Pestiférés de Jaffa » de A.J. Gros, op. cit. 46. Marc Bloch, Les Rois thaumaturges [1924], Paris, Gallimard, 1983. 47. Les circonstances réelles de cet épisode seront d’ailleurs rapportées par le médecin-chef, ainsi que son différend avec Bonaparte, dans sa propre relation des événements. Instigateur avec Bonaparte de la campagne de négation de la peste il fera ce récit dans son Histoire médicale de l’Armée d’Orient (Paris, Firmin Didot frères, 1835). 48. Françoise Hildesheimer, Fléaux et société…, op. cit. 49. Paul Ducamp, La peste au cours de l’expédition d’Égypte et de Syrie (1798-1799), thèse de médecine, Paris, Jouve imprimeur, 1937. 50. André Chastel, « Préface », dans Dictionnaire des courants picturaux, Paris, Larousse, 1997. 51. Marie-Claude Chaudonneret et al., L’ABCdaire du romantisme français, Paris, Flammarion, 1995. 52. Françoise Hildesheimer, Fléaux et société…, op. cit.

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53. Michel Foucault, Naissance de la clinique…, op. cit. 54. Gilles Boëtsch, « Pour une anthropologie des représentations du corps malade : l’exemple de la syphilis », dans Le corps et ses discours, Paris, L’Harmattan, 1995. 55. En 1721 encore par Louis XVI, selon Christine M. Boeckl, Images of plague and pestilence…, op. cit., p. 141. 56. Christine M. Boeckl, Images of plague and pestilence…, op. cit., p. 141. 57. Ibid., p. 141 sqq., fait état de ces interprétations, sans références précises à leurs auteurs, que, pour notre part et dans nos recherches sur cette peinture, nous n’avons pas rencontrées ; mais cette remarque paraît très plausible, dans la mesure où les scènes de peste figurant les références à Apollon existent bien et sont relativement fréquentes dans la littérature. 58. Cette précision se trouve notamment dans la troisième édition de L’histoire médicale de l’armée d’Orient parue en 1835. 59. Henri H. Mollaret et Jacqueline Brossollet, À propos des « Pestiférés de Jaffa » de A.J. Gros, op. cit., rapportent que Friedländer dans un article paru dans Journal of the Warburg and Courtauld Institute, 1941, p. 139-141 se risque à affirmer l’intention de Bonaparte de se placer délibérément dans un statut de grand intercesseur invoqué contre la peste, comme Saint-Roch ou Saint-Charles Borromée. Ces auteurs confirment cette thèse en remarquant que Goldsmith dans L’histoire secrète du cabinet de Napoléon et de Saint-Cloud paru à Londres, en 1814, rapporte un projet de fixer un Saint Napoléon dans le calendrier à la date du 16 août, fête de Saint Roch. 60. Michel Foucault, Naissance de la clinique…, op. cit. ; id., « La politique de la santé au XVIIIe siècle », dans id., Dits et écrits, Paris, Gallimard, tome III, n° 168, 1994. 61. Françoise Hildesheimer, Fléaux et société…, op. cit. 62. Paolo Morachiello, « Howard e i lazzaretti da Marsiglia a Venezia : gli spazi della prevenzione », dans Venezia e la Peste 1348-1797, Catalogue de l’exposition, Venise, 1979. 63. Cité par Henri H. Mollaret et Jacqueline Brossollet, À propos des « Pestiférés de Jaffa » de A.J. Gros, op. cit. 64. L’œuvre appartient à une collection privée, la collection G. Renand (cliché Giraudon). 65. Une autre œuvre de Géricault, autre « Scène de peste » fait l’objet également d’un autre titre : « Scène de la guerre grecque pour l’indépendance » dans la désignation du Virginia Museum of Fine Arts (The Williams Fund, 1959), cette scène a été rapprochée par les historiens de l’art de l’esquisse « Scène de Pestiférés » dont nous parlons ici. 66. Henri H. Mollaret et Jacqueline Brossollet, « La peste source méconnue d’inspiration artistique », dans Jaarboek, Anvers, Koninklijk Museum voor Schone Kunsten Antwerpen, 1965, p. 52-53. 67. Marie-Claude Chaudonneret et al., L’ABCdaire du romantisme français, op. cit. 68. Ces indications de détail sont extraites de la notice 131 du catalogue « Tout l’Œuvre peint » de Géricault.

RÉSUMÉS

Comme la mort, la peste est facteur de formes ; le fléau a suscité l’imaginaire et les représentations symboliques et artistiques. Il y aurait un ordre de la peste, une certaine rationalité de la catastrophe, que ses représentations iconographiques, constituant des archives sensibles des crises, traduisent. L’analyse anthropologique de ces « Corps de la Contagion » dans

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lesquels et par lesquels la peste prend corps, de façon réaliste, métaphorique, allégorique ou analogique, permet de mieux comprendre les secousses épidémiques qui ébranlent les cités, les déchirures du tissu social comme des moments d’exacerbation et de trouble, mais également de stigmatisation, de culpabilisation de l’Autre : celui que l’on accuse au sein de la société en crise, ou celui de l’Ailleurs, mythique ou géographique. Nous nous proposons d’étudier trois de ces représentations picturales, œuvres situées entre la fin du XVIIIe siècle (celle de Jacques Louis David date de 1780) et le début du XIXe siècle (celle de Gros date de 1804, celle de Géricault du tout début du siècle). Nous montrerons que la peste est plus que la peste. Les « Corps de la Contagion » sont les réceptacles des projections issues des mentalités et des représentations collectives : corps exposés, surdéterminés, corps d’une altérité radicale, ici celle de l’Orient perçu de façon ambivalente.

Like death, the Plague was a major source of new forms. This scourge inspired the imagination, producing a wealth of symbolic and artistic representations. Iconographic representations, which acted as a sensory record of the crisis, appear to show an order in the Plague, a sort of rationality in the disaster. An anthropological analysis of the plague-stricken “Bodies of Contagion” represented in realistic, metaphorical, allegorical or analogical forms can help us better understand the epidemic tremors that shattered the cities and ripped the seams of the social fabric. These were moments of gross exacerbation and disorder, as well as moments of stigmatization when blame was cast on the Other –whether it came from within a society in crisis, or from a mythical or geographical Elsewhere. This contribution studies three pictorial representations from the late 18th century (J. L. David, 1780), the early 19th century (Gros, 1804 and Géricault). According to these representations, the Plague is more than just the Plague. The “Bodies of Contagion” carry a range of projections stemming from mentalities and collective representations: they are exposed, over-determined bodies, utterly other bodies –and in this case, symptoms of an ambivalent perception of the Orient.

AUTEUR

DOMINIQUE CHEVÉ Dominique Chevé-Aicardi est anthropologue, co-directrice de la revue CORPS (CNRS Éditions, Paris), de l’UMR 7268 ADES. Anthropologie bioculturelle, droit, éthique santé, Aix Marseille Univ, CNRS, EFS, ADES, Marseille, France.

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Le conflit des sources : L’épidémie de choléra de 1911-1912 au Levant ottoman entre presse et administration ottomane

Philippe Bourmaud

1 La santé suscite un intérêt patent et récurrent dans la presse ottomane du début du XXe siècle. Pour le journal Filastin, établi à Jaffa, cette généralité se vérifie dès ses débuts, l’année de sa fondation coïncidant avec l’éclatement d’une épidémie de choléra. Cette circonstance a une influence sur l’histoire ultérieure de ce titre en révélant les conséquences sociales des informations sanitaires diffusées par voie de presse. L’épidémie de 1911 nous intéresse en outre en ce qu’elle met en lumière des échelles de solidarité émergente, locales, régionales et impériales, en dehors du champ du politique dans son acception restreinte.

2 Tenir les lecteurs informés des progrès de l’épidémie devient, au temps du choléra, une mission pour le journal. Cet objectif peut cependant entrer en conflit avec la logique dominante de l’information de presse – à savoir, faire circuler ce que l’on sait, aussi ouvertement et aussi tôt que possible. Les informations sanitaires requièrent toute prudence, de peur d’entraîner la panique et d’accréditer à terme une politique préventive draconienne. Il incombe ainsi à Filastin de trouver un subtil équilibre dans la gestion temporelle de la diffusion des nouvelles, le retard pouvant être interprété négativement par les lecteurs comme de la rétention d’information vitale.

3 Pour ajouter un échelon de complexité, Filastin est largement dépendant, en la matière, des fonctionnaires sanitaires ottomans, qui doivent soupeser avec précaution le moment opportun pour rendre une information publique. À l’époque, un lourd soupçon de dissimulation lors de précédentes épidémies, et de volonté de se couvrir, pèse sur eux. C’est un facteur de tension dans leurs relations avec la presse ottomane qui, à la suite de la restauration de la constitution ottomane en juillet 1908, voit les nouveaux titres tels que Filastin se multiplier. À tout prendre, pourtant, l’information sanitaire dans l’Empire ottoman en 1911 semble relativement transparente par rapport à

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d’autres pays tels l’Italie, où le gouvernement Giliotti étouffe jusqu’à la fin août les nouvelles sur le choléra qui sévit à partir de mai, avant que le sujet ne sombre au milieu du bruit médiatique causé à partir du 29 septembre par la guerre italo-turque1. Ni la presse, ni l’administration sanitaire ne sont mues par des considérations exclusives de santé publique quand elles évoquent l’épidémie, et prises dans une étreinte inconfortable l’une avec l’autre, elles louvoient entre la dépendance et la méfiance mutuelles. Ici et là, le traitement de l’information dans Filastin permet de repérer ces liens ambigus.

4 Filastin est publié à Jaffa. Cependant, l’histoire des dynamiques de l’épidémie ne peut être cantonnée à cette seule ville, bien qu’elle soit au centre des préoccupations du journal2. La question affecte la Palestine dans son ensemble, qui constitue l’aire du lectorat de base du journal, et, au-delà, l’ensemble de l’Empire ottoman, voire les côtes de la Méditerranée parcourues par les vapeurs de commerce, de passagers et de messagerie ; à telle enseigne, la couverture de l’épidémie par Filastin constitue un indicateur de conflits d’éthique et d’intérêt entre presse et administration qui s’étendent jusqu’à Istanbul et Alexandrie. Le journal nous informe sur l’adoption de mesures anti-cholériques contraignantes à travers cet espace, quarantaines et cordons sanitaires, sur terre et sur la côte, toutes choses qui nourrissent les perceptions de la population de Jaffa sur le cours de l’épidémie. Autant les dispositifs de contrôle segmentent les localités et les échelons d’administration sanitaires, autant ceux-ci sont floutés, avec la diffusion de la presse, par les anticipations sur la circulation du mal.

5 Les informations sur l’épidémie ne sont pas qu’un moyen de déconstruire les jeux d’échelle patiemment établis par les institutions. Elles ont un effet démultiplicateur induit à la fois par la notoriété publique des effets collectifs dramatiques du choléra, et du rôle déstructurant pour l’organisation socio-économique et, en réponse, structurant pour les politiques publiques, des épidémies à forte virulence. La publicité de l’information sur le choléra radicalise les conflits entre l’éthique et l’intérêt des individus soumis aux restrictions de mouvement induites par la révélation de la maladie. Elle transporte de façon presque instantanée ces catégories de l’éthique et de l’intérêt vers les « communautés imaginées » du quartier et de la ville, de la région, voire du pays, par la perception de menaces pour la sécurité collective, souvent perçues comme imputables à l’extérieur3, qui nourrissent diverses « solidarités d’étrangers »4, esprit de clocher ou patriotisme ottoman5, avec un avantage pour les solidarités les plus locales. L’information sur l’épidémie constitue enfin un test pour les réformes ottomanes du XIXe siècle, qui reposent sur une pyramide administrative et des réseaux de transport et de communication dotant l’État central de moyens d’action locale.

6 En activant ces « solidarités d’étrangers », le choléra pose une question éminemment politique. Ce que nous savons de la chronologie du glissement du patriotisme ottoman vers le panarabisme nous invite à nous demander ce que le choléra de 1911 a pu représenter dans l’histoire des solidarités impériales. Est-ce que les manquements éventuels de fonctionnaires ottomans dans l’application de mesures sanitaires transparaissent, dans les colonnes de Filastin, comme une preuve de négligence à l’égard des provinces arabes de la part des autorités et d’imprégnation de l’administration par un nationalisme turc exclusif ? Sont-ils au contraire vus comme une preuve supplémentaire du besoin de continuer les réformes et d’en systématiser géographiquement l’application ? Sont-ils perçus comme des fautes individuelles, sans plus ?

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7 Si nous nous en tenons au contenu de Filastin, nous pouvons d’emblée éliminer la première option, ne serait-ce que parce qu’il est trop tôt, en 1911, pour voir dans le nationalisme séparatiste des Arabes une force politique significative. Les déficiences de l’organisation sanitaire anti-épidémique sont perçues de façon aiguë à travers tout l’empire à l’occasion des conflits successifs entre 1911 et 1918, en particulier avec le désastre sanitaire des guerres balkaniques de 1912-1913, durant lesquelles l’armée ottomane est décimée par le typhus6. Le gros de la contestation dans les provinces arabes, en 1911, a pour fondement une revendication d’égalité d’accès aux emplois publics et services administratifs, conformément à la constitution ottomane, et donc dans une logique d’expansion de l’État ottoman. Plus qu’un révélateur de la division entre Arabes et Turcs dans l’Empire ottoman, l’épidémie de 1911 constitue une métaphore des tensions nationales dans l’Empire, et engendre un imaginaire politique conflictuel dont les lieux privilégiés d’émergence sont le Parlement et la presse.

Une épidémie dans l’histoire moderne de la Palestine

8 L’approche historienne des pandémies a longtemps oscillé entre un traitement des épidémies limité à leurs conséquences statistiques, caractéristiques des anciens régimes démographiques marqués par l’irrégularité7, et une approche mondialisée des épisodes épidémiques faisant de ces derniers des événements ubiquitistes aux effets proliférants8. La portée événementielle de ces épisodes est cependant toute relative : les épidémies se font parfois oublier, à l’exemple de celle de la grippe en 1918, omniprésente dans l’espace public sur le moment et dans les quelques années qui suivent, avant d’être tirée de l’oubli des archives dans les années 1970. Leurs effets sociaux, économiques et culturels connaissent une érosion mémorielle, à moins qu’elles n’occasionnent des débats politiques et, de là, ne constituent la matrice d’appareils administratifs puissants, telles la quarantaine au XIXe siècle puis l’instauration de procédures internationales de désinfection. L’épidémie de 1911 relève de cette tendance à l’oubli, parce qu’elle s’inscrit à la fin de la série des grandes pandémies de choléra, à un moment où la maladie apparaît enfin contrôlée aux contemporains et où sa prise en charge est normalisée, alors que se développent d’autres peurs sanitaires. Elle n’en suscite pas moins, sur le moment, des réactions paniques, qui illustrent le caractère hystérèse des doutes à l’égard de la capacité à contrôler systématiquement la diffusion de la maladie.

9 L’Orient méditerranéen est un espace central dans la constitution de la disposition internationale de contrôle anti-épidémique. Les quarantaines s’imposent en Égypte et dans l’Empire ottoman dans les années 1830, et, dans la décennie suivante, la peste disparaît virtuellement de ces territoires comme elle l’avait fait en Europe au XVIIIe siècle9. Elles survivent à la diffusion mondiale du choléra dans les années 1810-1830 et aux débats sur la contagion des maladies épidémiques au milieu du siècle, mais se transforment progressivement en un mécanisme d’isolement localisé à l’intérieur d’un système souple, destiné à sécuriser les flux internationaux sans les stopper. La spécificité du choléra est que la maladie constitue la première grande pandémie après l’effacement de la peste en Méditerranée et au Moyen-Orient. La plupart des décisions adoptées pour prévenir sa diffusion sont influencées par le précédent de la peste, quarantaine en tête10. C’est une option vouée à l’échec, en raison de la présence de porteurs sains qui rend moins efficace le contrôle des mobilités humaines que dans le

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cas de la peste11. Ceux-ci constituent une énigme pour les autorités médicales, et un argument de choix pour les théoriciens anti-contagionnistes, jusqu’à l’avènement de la théorie microbienne dans les années 1860-1870. Ces incertitudes n’empêchent pas le maintien du système quarantenaire, faute d’un dispositif de remplacement, mais les procédures sont renégociées afin de minimiser leur effet sur les circulations internationales tout en améliorant le contrôle des populations humaines en mobilité12.

10 À la différence de l’Empire ottoman, en Europe, les caractéristiques du choléra amènent une approche englobante de la maladie. Son étiologie et son mode de diffusion restent voilés de mystère jusqu’aux années 1880, ce qui amène une réflexion multifactorielle qui fait valoir, à côté du rôle des transports, les conditions sociales et environnementales de la maladie. À côté des mesures d’isolement, le choléra encourage des mesures de réforme sociale et d’assainissement, en particulier en milieu urbain13.

11 Sous pression internationale, l’Empire ottoman est soumis à un régime spécial. Décrit comme le foyer le plus inquiétant de la maladie à la suite de l’épidémie de 1865 qui avait circulé par l’intermédiaire des pèlerins de La Mecque, le pays se voit imposer un contrôle sanitaire strict, opéré par une instance internationale. L’enchaînement des épisodes épidémiques et des conférences sanitaires internationales et l’objectif déclaré de défendre l’Occident contre des épidémies présumées orientales se traduisent par un renforcement des procédures d’information sur la maladie, que l’État central ottoman s’efforce ensuite d’appliquer en interne, au bénéfice de ses propres sujets14. À son arsenal, manquent en revanche les mesures macro-sociales de transformation des conditions de vie qui sont jugées vitales face à la maladie en Europe. La lutte anti- épidémique s’y retrouve réduite à un système de contrôle.

12 Les réactions à l’épidémie de 1911 dans la presse ottomane montrent un degré élevé d’acceptation de ce contrôle. En Palestine, les deux décennies précédentes sont marquées par des épisodes sévères, qui sont encore dans les mémoires. La maladie sévit, ainsi que dans les provinces voisines, en 1891-189215, puis à nouveau, et avec une grande sévérité, en 1902-190316. Le souvenir de cette dernière épidémie nourrit vraisemblablement la peur et l’acceptation de mesures très contraignantes, voire la demande de leur renforcement, qui apparaissent dans Filastin. L’épidémie de 1902-1903 a eu des conséquences démographiques dramatiques. Elle a de plus nourri la méfiance à l’égard de l’administration sanitaire ottomane qui avait minimisé la mortalité à l’est du Jourdain, par où est arrivé le mal dans les centres de population de la région et à Damas17. Le consulat de France à Damas avait fait circuler vers Paris des nouvelles sur l’extension du désastre avant d’être contredit par les fonctionnaires ottomans de santé publique. L’accumulation de rapports étrangers avait cependant placé l’administration sanitaire ottomane sur la défensive et montré l’étouffement délibéré de l’épidémie par celle-ci, préoccupée de la continuation des travaux de construction du chemin de fer du Hedjaz18. Le traitement de l’épidémie de 1911 dans Filastin et les réactions du public face à l’épidémie s’expliquent par cet héritage de méfiance.

13 Le choléra suscite une peur collective, qui n’est pas due à sa mortalité globale, limitée, mais à sa violence ponctuelle et aux effets de celle-ci sur l’organisation de la vie collective. D’autres fléaux contemporains, tels la syphilis ou la tuberculose, qui devient alors endémique dans les régions de la Palestine centrale19, inquiètent davantage les médecins contemporains qui sont convaincus que leur prévalence est en augmentation inexorable. Ils s’aperçoivent également, à mesure que le choléra cesse de constituer à leurs yeux une menace incontrôlable, que les maladies infantiles courantes telles que la

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rougeole emportent bon an mal an un nombre bien supérieur d’individus20. Les médecins de Palestine voient également apparaître de nouveaux problèmes de santé publique, telle la méningite cérébro-spinale dont la présence et le caractère épidémique sont discernés à Jerusalem en 1909-191021. Aucune de ces maladies, même lors de phases épidémiques, ne suscite autant la peur publique que le choléra, ou des demandes aussi pressantes d’intervention des pouvoirs publics.

Une peur durable : sur les chemins du choléra à travers l’Empire Ottoman

14 L’année 1911 voit le retour en Palestine de la sixième pandémie de choléra, qui avait déjà causé la sévère épidémie de 1902-1903. Entre-temps, la maladie a continué à sévir en Europe centrale et orientale. La pandémie refait surface en Méditerranée en 1910, à partir de la Russie cette fois, affectant l’Italie une première fois en octobre 1910, puis à nouveau à la fin du printemps 191122. À cette date, elle arrive en Méditerranée orientale.

15 Filastin tient la chronique de l’épidémie, d’abord en dehors de la Palestine, puis dans un rayon de plus en plus rapproché. À travers sa couverture de l’événement, la peur sociale de savoir non pas « si », mais « quand » elle doit toucher Jaffa est tangible. À la fin du mois d’août 1911, la prégnance de l’épidémie dans les colonnes contredit les discours rassurants des autorités sanitaires. Le 30 août, un entrefilet sur la situation sanitaire annonce : Nous nous sommes enquis de la situation sanitaire en ville, en raison des fortes chaleurs […], et il nous a demandé d’attirer l’attention du conseil municipal sur le fait que le choléra était tout autour de nous, ajoutant qu’il revenait à l’homme intelligent d’éviter le mal avant d’en être atteint23.

16 De fait, le numéro suivant du journal atteste des débuts d’une panique épidémique à Jaffa.

17 L’économie politique du choléra ressort de ses colonnes : la mise en place de la quarantaine et des cordons sanitaires sert au lecteur d’indicateur des efforts de repérage de l’épidémie, en Égypte le 22 juillet24, à Istanbul à la date du 23 août25, avant de toucher Haïfa le 9 septembre26, Beyrouth le 1327, et les régions à l’est de Jérusalem le 3028. Il s’agit d’une temporalité floue, rapportant aussi des mesures restrictives qui se continuent : à la date du 4 octobre, Damas reste soumise au cordon sanitaire29, tout comme Tripoli de Syrie autour du 730. Au fil de ces rapports anxiogènes, cependant, les informations sanitaires se routinisent et perdent progressivement de leur caractère prioritaire et de leur précision, et désormais les nouvelles de la guerre avec l’Italie prédominent. À partir du début octobre, Filastin se contente de mentionner le nombre des nouveaux cas et des décès dans les villes de la région encore atteintes, Haïfa, Tripoli et Damas, moins nombreuses et de moins en moins sévèrement touchées31. On peinerait à départager ici l’effet de la décroissance statistique et de la contraction géographique apparentes du choléra, circonstances rassurantes que les journaux répercutent sans s’avancer à annoncer déjà la fin de l’épidémie, et celui de la priorité politique prise par le conflit. Ces circonstances conjuguées sont en tout état de cause trompeuses, puisque le fléau reprend en 1912.

18 Le journal ne se contente pas de centraliser l’information sanitaire des alentours vers son lieu de parution et à destination des habitants de Jaffa : ses rédacteurs sont

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conscients que le journal est susceptible d’influencer les environs. Journalistes et lecteurs ont intériorisé les mesures de contrôles sanitaires adoptées dans l’Empire ottoman sous pression européenne, à la suite des conférences sanitaires internationales qui se sont enchaînées depuis 1865 et se sont accélérées dans les années 1890. Le repérage d’un cas de choléra dans une maison suffit à la faire sceller, et la déclaration officielle de la présence de la maladie entraîne des mesures d’isolement, généralement pour une durée de cinq jours renouvelables32. À Jaffa même, des cas de choléra sont annoncés autour du 31 août33. Filastin rapporte à la date du 27 septembre les mesures prises par l’administration pour prévenir la diffusion du mal à Jaffa et pour le combattre ailleurs en Palestine34. Les routes maritimes et terrestres ainsi que les chemins de fer connectant Jaffa sont progressivement interrompus par la quarantaine et les cordons sanitaires frappant les localités des environs, et c’est en définitive la ville préservée qui se retrouve isolée.

19 Les conséquences des dispositifs de contrôle des mobilités amplifient les peurs sociales en temps d’épidémie : aux peurs sanitaires proprement dites, ils ajoutent les effets superposés de l’isolement, suspension de l’activité économique, retard du courrier ou encore rupture temporaire des liens ville-campagne35. L’adoption des mesures d’isolement, appartenant à l’administration sanitaire et dépendante par conséquent des informations dont dispose celle-ci, suscite alors les rumeurs et les fausses informations, parfois inhérentes aux caractéristiques de la maladie. Les ferries, dont les capitaines se fondent sur les informations à leur disposition, notamment la presse, évitent les localités réputées infectées. L’administration sanitaire ottomane, étoffée depuis l’adoption de la quarantaine en 1838, possède son propre réseau institutionnel d’information servi par le télégraphe, mais les nouvelles diffusées par la presse peuvent, à distance, motiver des mesures restrictives par prévention. Filastin, qui applique ses propres règles de prévention, présente parfois comme cholériques des cas incertains36, mais s’empresse de démentir les rapports mal étayés qui pourraient motiver des mesures quarantenaires. Cependant, la fréquence, rarement quotidienne, de parution des journaux ottomans contribue alors à prolonger le hiatus. Après avoir annoncé la présence du choléra à Naplouse, le journal s’empresse de reproduire le démenti officiel des fonctionnaires sanitaires de la ville, publié le 31 août, mais entre cette annonce et le numéro suivant du journal, se sont écoulés trois jours, qui contribuent à perturber la vie de la ville suspectée37. Comme l’information n’est pas instantanée, le mécanisme d’amplification des effets des informations sanitaires tend à renforcer la segmentation spatiale qui s’instaure.

Le choléra, ici et ailleurs : réponses et responsabilités

20 En accumulant ces bribes d’information, Filastin produit une cartographie de l’épidémie à la fois intelligible et trompeuse pour ses lecteurs. L’effet de l’accumulation factuelle sur les mesures d’isolement et de restriction de mouvement est de créer l’impression d’une diffusion de la maladie en tache d’huile, et du même coup, un impératif d’endiguement. Les contemporains, sauf à être coupés du monde par les cordons sanitaires, peuvent avoir une perception beaucoup plus discontinue du territoire frappé par l’épidémie. L’imaginaire de la cartographie contemporaine, avec ses taches de coloriage créant des zones uniformes, se diffuse alors dans l’Empire ottoman avec la scolarisation et l’usage de cartes de ce type dans la diplomatie38. Les modes de

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localisation de l’épidémie dans la presse reposent sur l’idée de rendre la contagion visible, ce qu’on sait alors pourtant être un vain projet du fait de l’existence de notoriété publique des porteurs sains. Ceci renforce une tendance, déjà présente, à donner au sentier de la contagion une traçabilité par la mise en exergue, sous la plume des journalistes, des moments – au mieux toujours probables – de contagion, en trouvant des responsables individualisés, en particulier des étrangers. Filastin, reproduisant une information parue dans la presse de la capitale ottomane, rapporte le cas d’un marchand de fruits et légumes de l’île de Halki / Heybeliada, mort du choléra, aux funérailles de qui les femmes de l’assistance se seraient jetées sur le cercueil, entraînant par mesure de prévention l’isolement par l’armée de l’église et de tous les fidèles qui s’y trouvaient, le temps de la quarantaine39. La contagion, face à laquelle villes et villages se perçoivent assiégés, renforce les solidarités communales, et de fait, c’est d’abord à l’échelon du nahiye (commune) ou de la municipalité que Filastin invite le public à observer une discipline hygiénique collective face au fléau.

21 Au fil de l’épidémie, Filastin souligne une diversité d’émotions et de réponses, entre l’homme de la rue trahissant ses peurs, l’opinion publique locale pleine de ressentiments pour les clandestins contournant les dispositifs quarantenaires, et les autorités tant administratives que locales appelées à intervenir contre le choléra.

22 Les comportements individuels rapportés par le journal ne relèvent ni d’un civisme héroïque ni d’un égoïsme généralisé, mais une diversité classée sur un axe allant de l’individualisme à l’altruisme, là où sans doute chacun est amené à arbitrer non seulement entre l’intérêt individuel et la sécurité de la communauté, mais entre des obligations contraires. Entrent aussi en ligne de compte les relations inter-personnelles antérieures à l’épidémie. On peut évoquer ici le récit que Bertha Spafford-Vester fait d’événements survenus à l’American Colony, la colonie protestante suédo-américaine de Jérusalem en décembre 1912, lorsque renaît l’épidémie : Le gouvernement turc plaça un cordon de soldats autour de Jérusalem pour prévenir la contamination et maintenir la ville isolée. Le chemin de fer de Jaffa à Jérusalem arrêta de fonctionner. Nous entendîmes des rumeurs de la diffusion de la redoutable épidémie à travers Jaffa, Gaza, Lydda [al-Lidd / Lod], Beersheba [Bir al- Sab’ / Beersheva], Jéricho et de nombreux autres villages. […] Aucune mesure sérieuse, au sens où nous entendons ces mots aujourd’hui, n’était prise pour prévenir sa diffusion.

23 Un ancien habitant de la colonie, brouillé avec celle-ci, est amené nuitamment le 1er décembre, mort après être tombé malade sur la route de Jéricho, par les deux juifs qui l’accompagnaient sur sa route : Comme Jéricho était une des localités infectées par le choléra, ils craignaient [qu’il] y ait succombé. Je fus réveillée pour faire une tasse de thé chaud pour les deux juifs, mais nous refusâmes toute responsabilité pour le corps. Il était citoyen américain, aussi les envoyâmes-nous chez le consul Merrill. Peu après, Jacob et Frederick entendirent le chariot qui revenait discrètement. Ils se levèrent d’un bond, mais tout juste à temps pour empêcher les juifs de laisser tomber le cadavre par-dessus le mur du jardin. Les deux hommes dirent qu’ils avaient reçu instruction du consul Merrill. Comment ces hommes passèrent à travers le cordon à Gethsémani, on peut seulement le supposer. Ils y furent reconduits par la police.

24 Merrill, ennemi de l’American Colony depuis les années 1880, a par le passé déjà menacé de faire mettre celle-ci en quarantaine à la première occasion, et manœuvre en ce sens sous prétexte d’imposer à ses responsables l’inhumation du cadavre. Les

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autorités municipales finissent par intervenir, ce qui garantit l’enterrement sur le cimetière de la colonie sans quarantaine40. Les mesures anti cholériques apparaissent ici à la fois insuffisantes et draconiennes, entraînant par leur rigueur une exclusion temporaire susceptible d’être instrumentalisée au service de vieilles rancunes. L’institution municipale, responsable de l’application de la quarantaine, apparaît alors comme un moyen de régler les conflits activés par la perspective de l’isolement.

25 En Palestine aussi, Filastin relate les fuites et les contournements de la quarantaine. Ceux-ci sont cependant moins souvent incriminés que la négligence des comportements, illustrée par l’affaire de Halki. Le journal n’accable pas les fugitifs qui, ayant déserté la ville, portent le danger sanitaire sur les routes, comme si un tel comportement, assimilable à une panique, était socialement acceptable. Il déclare sans plus de commentaire le 18 octobre que de nombreux habitants de Haïfa ont fui la ville contaminée41, même si, à cette date, les routes sortant de la ville sont toutes coupées par les cordons sanitaires, tout comme la route du sud-est est fermée entre Naplouse et Bani Sa’b42. Fuir l’épidémie semble l’objet d’une relative clémence, un choix acceptable en des temps exceptionnels.

26 Les manquements aux règles sanitaires constituent en revanche une atteinte à la solidarité locale lorsqu’ils peuvent être assignés à des individus extérieurs et irresponsables : la recherche de responsables de la maladie tient parfois de la xénophobie. Le 31 août, un cas de choléra apparent, immédiatement rapporté par Filastin, sème la panique à Jaffa. Un passager malade a été secrètement débarqué à Jaffa du vapeur russe Lazaroff, en route pour Port-Saïd. Le capitaine du navire a payé deux roubles, pris dans la bourse du malade, à un membre de son équipage et un passager déjà malade, pour qu’ils effectuent le débarquement. L’échappée serait passée inaperçue, si le malade ne s’était mis à vomir dans la barque qui l’amenait au quai. Repérés à leur arrivée sur la terre ferme, les deux hommes sont mis en quarantaine dans le port, en compagnie des employés de l’agence locale des ferries russes. Le marin qui accompagnait les deux passagers s’enfuit avant d’être bientôt rattrapé et isolé dans son propre logement sous stricte surveillance43. Non seulement le journaliste normalise dans son récit la mise en quarantaine des employés de la compagnie, jugés coupables par association, mais la xénophobie est présente dans le titre de l’article, « Un cadeau russe », et vraisemblablement dans l’émoi qui saisit la ville le jour suivant, dans un contexte plus général de défiance à l’égard de l’Europe alors que la guerre avec l’Italie s’annonce.

27 Au milieu d’une population qui depuis des semaines redoute l’apparition de la maladie, le débarquement d’un cas suspect est en soi une source d’inquiétude, mais l’extranéité des responsables tels que le capitaine du navire, ajoutée à sa fuite, servent de catalyseur à l’émoi populaire. Dans ces circonstances, et comme pour conjurer la mémoire sinistre de l’épidémie précédente, l’administration locale intervient aussitôt. Dans la nuit où les passagers sont pris, la police se montre en évidence sur le port pour faire régner l’ordre et rassurer les citadins sur l’application des mesures sanitaires44. La place des informations sur le choléra est un autre indicateur de l’émotion populaire : jusqu’au débarquement du passager malade, le choléra reste une affaire de deuxième ou de troizième page. La nouvelle du « cadeau russe » elle-même connaît le même traitement ; mais les suites de l’affaire remontent en première page, et s’accompagnent d’un long article de conseils médicaux face à la maladie45. La menace immédiate du choléra accompagne des décisions éditoriales stratégiques qui conduisent le journal à

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élever les informations sanitaires – sur le choléra dans l’immédiat, mais quelques semaines avant aussi sur la tuberculose – parmi les priorités de traitement. Dans cette décision, l’émotion populaire a sa part, mais les relations du journal avec l’administration sanitaire ont également la leur, qui conduit le premier à s’abriter souvent derrière l’avis informé d’hommes de l’art.

28 L’épidémie valorise les solidarités locales et l’échelon municipal, mais les fonctionnaires ottomans se révèlent enclins à des choix éthiques divers, eux aussi. L’administration sanitaire ottomane, réorganisée en 1869, repose sur des bases administratives encore récentes en 191146. C’est moins cette nouveauté relative que le précédent de l’épidémie de 1902-1903, dont la diffusion et l’ampleur avaient été masquées par les autorités ottomanes, qui jette le discrédit sur cette institution et entretient les tensions entre des fonctionnaires sur la défensive et des journalistes sceptiques. À Jaffa même, des médecins comme le sioniste Hillel Jaffe soupçonnent l’administration sanitaire de minorer délibérément la mortalité épidémique annoncée : C’est qu’en effet l’épidémie à Jaffa prend un caractère plus qu’inquiétant. Malgré les données officielles constatant 15-20 décès par jour seulement nous savons que leur nombre est bien supérieur. Et nous étions déjà plus d’une fois en présence d’un cas où le traitement d’un cholérique dans un local spécial approprié s’impose47.

29 L’accusation se double, chez Jaffe, d’une mise en cause directe de l’administration sanitaire locale, considérée comme partie intégrante du problème du contournement de la quarantaine, qu’il fait suivre directement, et comme causalement, de la comptabilité sinistre de l’épidémie : Vous me demandez des nouvelles sur le choléra. Il existe le choléra à Jaffa et dans beaucoup de villages voisins. […] À Jaffa [la maladie] a pris un caractère funeste mais elle met plus de temps à disparaître. Cela tient à ce que Jaffa est un endroit où de tous les côtés le monde se dirige malgré les cordons et autres obstacles surmontables en Turquie au moyen de bakschiches ; on vient pour s’en aller, pour le commerce, etc. Maintenant, il y a tout lieu d’espérer que le choléra ne sévira plus à Jaffa. Il diminue rapidement et peut-être disparaîtra-t-il sous peu mais j’ai grand peur pour l’année prochaine, au commencement de l’été. En tout, pendant qu’à Gaza sur 15-20 000 habitants 3 000 sont morts, qu’à Lydda sur 3-4 000, 700 sont morts, en espace [sic] de 20 jours […] dans certains villages la moitié des habitants a disparu, à Jaffa, il y a près de 300 cas de mort par le choléra depuis le 16 octobre au 5 novembre. (Officiellement il y a un peu plus de 200, mais nous savons qu’il y a plus de 300.)48

30 Jaffe conclut cruellement en comparant la mortalité dans les villes et l’absence du choléra dans les colonies juives qui se sont imposé l’isolement quand la menace épidémique s’est révélée. Malgré ses soupçons à l’égard de l’administration sanitaire, il continue à travailler avec la municipalité de Jaffa pour prévenir une résurgence prévisible, cataloguant les mesures à prendre et insistant sur le rétablissement de la confiance dans le personnel ottoman : [Il] importe surtout que la désinfection soit exécutée rationnellement par des personnes de confiance et de grande compétence. Je serais d’avis que la Municipalité fasse elle-même de grands achats de désinfectants et surtout de sulfate de cuivre spécifique contre le choléra. Faire bouillir tout ce qu’on peut, brûler les matelas et hardes, pulvériser tout… enfin appliquer les règles établies par les Autorités compétentes. On n’a qu’à se conformer aux ordres de la Conférence Sanitaire de Constantinople49.

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31 Les recommandations de Jaffe prennent le contre-pied d’une pratique, avant et durant l’épidémie, qui a hiérarchisé le degré de mise en œuvre des mesures d’hygiène publique selon les différences entre classes sociales : Il est à remarquer que c’est surtout dans les quartiers pauvres serrés et sales qu’on doit surveiller le service de la voirie tandis que c’est généralement le contraire qui a lieu. Il paraît qu’on a décidé de partager la ville en sections dont chacune sous la surveillance d’un médecin. Cette mesure est très heureuse ainsi que celle que nous avons si longtemps et si vainement réclamée, à savoir la nomination de personnel subalterne constant responsable. Il serait beaucoup à désirer qu’on adjoignit encore au médecin une petite commission de quelques personnes non intéressées et honoraires dans chaque section de la ville. Ces personnes peuvent beaucoup aider le médecin, trop occupé […]50.

32 La défiance à l’égard des autorités sanitaires, présente depuis 1902, n’est pas seulement causée par la dissimulation opérée quant aux conséquences funestes de l’épidémie. En effet le choléra a révélé des privilèges dans l’application des politiques de santé publique. Le ressentiment suscité lors de l’épidémie de 1902-1903, sous un régime de censure, n’est perceptible qu’à l’étranger ou dans la correspondance privée. Il est cependant de notoriété publique, et explique que lors du premier épisode épidémique, après le rétablissement de la constitution en 1908, l’administration sanitaire ottomane s’efforce de prévenir les critiques évoquées ici par Jaffe. La liberté de la presse donne aux fonctionnaires ottomans une responsabilité accrue.

33 Face à l’épidémie de 1911, le journal révèle des tensions similaires à celles de 1902 autour de l’exactitude des informations sanitaires officielles, mais aussi la tendance de la presse à se faire arbitre du bon gouvernement dans un système constitutionnel, faisant porter alternativement le blâme et l’éloge sur les fonctionnaires. À diverses reprises, Filastin incrimine la négligence de l’administration. Dans un bref article intitulé « Comment ils comprennent leurs fonctions », le journal rapporte la tentative de deux navires, entrés dans le port de Jaffa le 21 juillet, pour repartir sans se soumettre aux 24 heures de quarantaine réglementaire. Au médecin de l’administration quarantenaire qui exige d’un policier présent sur le port l’arrestation des capitaines et des équipages, ce dernier répond que ce n’est pas la responsabilité de la police. Le commandant de la police locale, Yūsuf Effendi, envoie alors plusieurs de ses hommes arrêter leur collègue et avertir les capitaines qu’échapper à la quarantaine est passible de mort51. L’incrimination de l’éthos négligent des fonctionnaires ottomans devient monnaie courante après 1908. Au cours de sa première année d’existence, Filastin ouvre ses colonnes à des critiques vigoureuses de l’administration ottomane et de la municipalité de Jaffa au nom de la santé publique. Le docteur Ilyās Ḥalabī s’en prend à l’incurie de la municipalité de Jérusalem en matière sanitaire, incurie manifestée par des choix d’aménagement tels que la quasi-absence d’espaces verts52. Ce scepticisme à l’égard des compétences des fonctionnaires ottomans se retrouve en dehors des colonnes de Filastin : à Beyrouth, l’inspecteur sanitaire traîne en justice le journal Al-Ḥ aqīqah qui l’avait accusé, à tort, de n’avoir pas fait fermer les pharmacies dont les gérants ne possédaient pas un diplôme reconnu53.

34 Ces blâmes contrastent avec la figure du commandant de la police de Jaffa, louée à diverses reprises durant l’épidémie pour son énergie54, tout comme le maire et la fonction publique municipale à l’occasion de l’affaire du « cadeau russe »55. La défiance à l’égard de la fonction publique ottomane est loin d’être uniforme.

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35 Filastin distingue non seulement les « bons » et les « mauvais » fonctionnaires, mais également les « bonnes » et les « mauvaises pratiques » de gouvernement, certes sans le sens de catalogue de pratiques normatives que ces expressions ont pris de nos jours. Le journal se montre enthousiaste pour les mesures sanitaires adoptées en principe, mais dénonce les retards et la désorganisation dans leur mise en œuvre. Au chapitre des mesures sanitaires, les décisions se font d’abord de façon centralisée autour de questions stratégiques telles que le pèlerinage de La Mecque : pour cause de choléra, la caravane égyptienne du Hajj est détournée, par voie de mer, vers Djeddah, au lieu d’emprunter la voie plus rapide du chemin de fer du Hedjaz, qui fait passer les pèlerins par le port contaminé de Haïfa56. Localement, la presse pousse avec succès à l’inflation des mesures de contrôle, cordons sanitaires et commissions de contrôle anti- cholérique57, non sans critiquer leur caractère tardif ou provisoire : la création d’un conseil sanitaire par la municipalité de Jaffa, réclamée par Filastin, est applaudie par le journal qui regrette que la mesure ne soit pas permanente58. Quelques numéros plus tard, le journal se lamente de l’absence de mise en œuvre par la municipalité des décisions de ce conseil, tout comme Jaffe le faisait neuf ans plus tôt. Cet état de fait semble la conséquence de la non-désignation du médecin municipal, principal agent d’intervention de la municipalité dans le domaine médical, parmi les membres dudit conseil59. Ce que regrette Filastin n’est pas, comme les diplomates européens et les bureaucrates impériaux au temps des réformes ottomanes, que les mesures soient bien conçues « sur le papier » sans se concrétiser, mais qu’il manque aux institutions nouvelles une science du gouvernement leur permettant d’anticiper les blocages systémiques des mesures de santé publique. Le journal milite pour le renforcement conjoint de l’administration sanitaire et du gouvernement municipal, sans opposer l’un et l’autre.

Opinions informées et autorités contestées

36 L’abondance des données rapportées par Filastin sur le choléra atteste de l’ouverture de la presse ottomane après 1908, mais aussi des dispositions de l’administration sanitaire, prête à faire circuler des informations officielles et à intervenir dans le débat public. À la différence de l’Italie au même moment, personne dans l’Empire ottoman ne détient un monopole sur l’information sanitaire. Savoir si un tel choix a freiné la circulation du choléra en encourageant des contrôles plus rigoureux et en permettant le démenti des fausses nouvelles, ou l’a favorisée en motivant la dissémination des rumeurs et des réfugiés épidémiques, enfuis au mépris des mesures de contrôle, dépasse le cadre de cet article. Le fait est que l’administration sanitaire fait face à d’autres opinions informées exprimées par voie de presse, et participe au débat public. Les réformes qu’a connues la médecine dans l’Empire ottoman depuis le début du XIXe siècle ont conditionné la participation à ce débat, en matière de santé, à la possession du titre académique de médecin. Cependant, l’intensification de la formation des docteurs en médecine et l’immigration permettent à Filastin de trouver des opinions informées extérieures à l’administration. L’affaire du « cadeau russe » illustre ce point : le 2 septembre, le journal rapporte que le gouverneur (qa’imaqam) de Jaffa s’est rapidement transporté sur le lieu d’isolement du passager malade, accompagné des autorités municipales et de six médecins. À l’examen des médecins, le patient présente tous les symptômes du choléra, mais le diagnostic reste en suspens dans l’attente des résultats d’examen

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bactériologique. Le lendemain de sa mise en quarantaine, le malade est amené à un site d’isolement à deux heures de marche en dehors de la ville60. Juste avant que Filastin n’aille sous presse, l’homme est rapporté mort du choléra, et les inspecteurs sanitaires annoncent dans la foulée l’imposition d’un cordon sanitaire autour de la ville61. Le numéro suivant du journal, le 6 septembre, déclare que le comité de médecins de Jérusalem chargé de l’examen a trouvé à l’examen des selles la présence du vibrion cholérique62. Un article du Dr Ilyās Sawābīnī suit, donnant des informations de base sur le bacille et la désinfection des logements, et invite la population de la ville au calme. L’article se conclut d’une manière qui contredit l’information donnée par le journal, affirmant qu’il est trop tôt pour se prononcer sur la nature du germe63. Ces avis contraires ne peuvent qu’avoir accru la confusion qui règne dans le lectorat et en ville.

37 Les autorités sanitaires ne sont pas longues à répondre à Filastin et à Sawābīnī. Dans le numéro suivant, le 9 septembre, le Dr Muharram Bey, médecin de la municipalité de Jérusalem, nie que l’examen bactériologique ait conclu à la présence du vibrion cholérique, et affirme au contraire que les spécialistes ont identifié les micro- organismes présents dans les selles comme étant un autre bacille, celui de la cholérine, une pathologie qui présente des symptômes similaires au choléra mais atténués. Il justifie le cordon sanitaire sur Jaffa comme une mesure préventive et temporaire, suspendue dès l’annonce des résultats d’examen bactériologique. La lettre du Dr Muharram Bey blâme en substance le journal dont les informations ont nourri le chaos à Jaffa.

38 Les rédacteurs de Filastin publient la lettre du Dr Muharram Bey avec prudence et un grain de sel. La publication de cette lettre constitue un moyen de maintenir l’ordre public, et les rédacteurs de Filastin la commentent en tâchant d’en accréditer le contenu. Ils font notamment état de différences substantielles entre les premiers rapports qui leur avaient été soumis et celui sur lequel Muharram Bey se fonde. Le sous-entendu est que ce sont les fonctionnaires de santé publique qui, par leurs hésitations, ont nourri le trouble en ville64. Les délais de publication du journal s’ajoutent à ceux d’analyse des examens bactériologiques pour prolonger la peur en ville sur plus d’une semaine, et placent aussi bien le journal que les responsables sanitaires sur une posture défensive, dans une même peur d’être blâmé pour avoir diffusé une information ou trop tôt, ou trop prudemment.

39 Faut-il, du reste, prendre le démenti des autorités sanitaires pour argent comptant ? Certes, les ambiguïtés de diagnostic sont une régularité des épidémies de choléra. Prévenus par les précédents, certains observateurs contemporains n’hésitent pas à mettre en question, dans des circonstances similaires, l’identification de la cholérine. Salāḥ al-Dīn al-Qāsimī, jeune panarabiste et intellectuel public alors en train de poursuivre ses études de médecine à Damas, impute en 1912 le diagnostic de la cholérine à l’incompétence ou la malhonnêteté des autorités médicales de cette ville, alors que le pays connaît une résurgence de l’épidémie. Il met notamment en cause leur manque de connaissances bactériologiques, déclarant que « certains ont reçu leur diplôme avant que Pasteur ne publie sa théorie des germes (microbes) »65. À ses yeux, le scandale de 1902-1903 se répète, cette fois avec accompagnement médiatique, en 1911-1912.

40 La querelle n’est cependant pas qu’affaire d’expertise et de génération. À Jaffa, les protagonistes de la controverse ont pu avoir d’autres préoccupations que de défendre leur réputation : l’épidémie a suscité la générosité locale, que les institutions publiques

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et privées s’efforcent de canaliser à leur profit. Fin septembre 1911, le même Dr Sawābīnī publie à nouveau dans Filastin, cette fois pour suggérer aux donateurs de rediriger leur générosité vers le plus utile. Critiquant l’habitude prépondérante de donner en temps d’épidémie aux monastères et aux lieux de pèlerinage, il invite ses lecteurs à financer plutôt les institutions académiques et médicales ottomanes, et fait la réclame de l’École constitutionnelle (laïque) fondée par son ami le pédagogue et intellectuel Khalil Sakakini, qu’il présente comme une des plus utiles institutions du pays66. Le problème n’est pas sans rappeler les tempêtes de donation actuelles déclenchées à la suite de sinistres majeurs : comment convaincre les donateurs de mieux canaliser leurs fonds ? En 1911, la générosité est motivée par la peur de l’au-delà, une perspective immédiate et réelle, mais les institutions récipiendaires sont souvent amenées à mener leurs propres programmes de secours. La modernisation du secteur caritatif suggérée par Sawābīnī est dans l’air du temps, du reste : la guerre italo-turque est l’occasion pour le gouvernement de revitaliser le Croissant-Rouge Ottoman, organisation caritative privée dans le giron de l’État, comme canal principal de l’aide d’urgence dans la succession de guerres des années 1910.

« La maladie comme métaphore67 » : du choléra à la politique ottomane

41 Pour ces différentes raisons, il est plus pertinent de comprendre les tensions entre Filastin et les fonctionnaires sanitaires ottomans comme la manifestation d’une compétition pour la reconnaissance publique, plutôt que comme le signe d’une division politique grandissante. Le choléra constitue bien, sur un plan discursif, la métaphore du ressentiment mutuel grandissant entre Arabes et Turcs, mais aussi le moyen d’exprimer un sentiment de danger dans le champ politique de la deuxième époque constitutionnelle.

42 Filastin fournit une première illustration de la complexité politique de cette métaphore. Fin août 1911, alors que la peur du choléra grandit à Jaffa, Yūsuf al-’Īsā, cousin du fondateur et directeur de Filastin ‘Īsā al-’Īsā68, écrit qu’une nouvelle maladie a contaminé les esprits et se répand comme les germes du choléra : la rivalité entre Turcs et Arabes69. Rompant avec l’attitude plus nuancée du journal à l’égard de l’administration ottomane, Yūsuf al-’Īsā incrimine le gouvernement et l’administration, suspects de discrimination au détriment des Arabes. La métaphore du choléra sert un scénario d’anticipation dans lequel l’Empire ottoman est menacé de mort par segmentation selon des lignes nationales.

43 Trois ans plus tard, Qāsimī revisite la métaphore. Dans un article intitulé « les deux périls jaunes », il évoque en parallèle le choléra (désigné en arabe comme « l’air jaune » [al-huwa al-asfar]), qu’il présente comme le résultat d’une mauvaise hygiène, et la « vente Asfar ». Cette dernière expression désigne la cession d’une vaste propriété dans le nord de la Palestine par la famille Asfar (dont le nom signifie également « jaune »), originaire de l’actuel Liban, à une organisation de colonisation sioniste. Les deux fléaux requièrent une même mobilisation publique70, au risque sinon d’assister à la « mort rouge » (expression qui en arabe désigne la mort subite) de l’empire. L’attaque est à peine voilée contre les choix du gouvernement ottoman, à commencer par l’incapacité ou plutôt, aux yeux de nombreux Arabes, l’absence de volonté politique d’empêcher les ventes au mouvement sioniste. Les tensions arabo-turques durant la deuxième période

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constitutionnelle ottomane ont souvent pour motivation la distribution des postes dans une administration ottomane en expansion, qui avantage les populations turcophones, généralement plus diplômées, par rapport aux populations arabes dont les notables avaient été cooptés en nombre dans la fonction publique sous le règne précédent. L’apparente indifférence ottomane à l’égard de la colonisation sioniste nourrit ce ressentiment et lui fournit un exutoire dans les débats politiques.

44 Dans ce contexte, les usages de la métaphore du choléra recouvrent une réalité événementielle fluide mais des préoccupations récurrentes. Le fléau est tantôt symbole de division national et tantôt trope narratif pour rendre intelligible la menace représentée par le sionisme dans l’architecture de l’Empire ottoman, au-delà de milieux panarabistes peu étendus et des fermiers arabes de Palestine directement concernés par la vente des terres qu’ils exploitent. Entre compétition pour les postes au sein de la même administration impériale, et division par un tiers acteur politique, le sionisme, le choléra ne suscite pas un imaginaire de conflit à l’intérieur de l’empire, mais de dysfonctionnement interne. Les récurrences de la métaphore montrent que, malgré l’impression dans les milieux médicaux officiels d’une maladie sur le déclin, le choléra de 1911-1912 continue de nourrir les peurs populaires.

45 Passer en revue l’histoire de l’épidémie de 1911 à travers Filastin montre tout d’abord la profonde peur sociale provoquée par le choléra, et la courbe d’apprentissage des journalistes qui s’efforcent de répercuter les informations sur ce sujet sensible sans risquer de semer la panique. L’information sanitaire publiée dans Filastin se retourne à l’occasion contre le journal, à la fois du fait de la tension qu’elle nourrit avec l’administration compétente, et en raison des temporalités décalées de l’épidémie, très rapide, et du journal, entre chaque numéro duquel peut se créer un hiatus de trois ou quatre jours. Le ton moralisateur et incriminant du journal dissimule mal que lui aussi est acteur face à l’épidémie.

46 Les usages métaphoriques du choléra ne sont pas rares, et permettent d’illustrer les malaises politiques de la période, alors que l’empire n’est plus sous l’emprise d’un autocrate pouvant également servir de bouc émissaire. Le choléra montre la vulnérabilité perçue de l’État et de la population face à une segmentation chaotique et accélérée. Cependant, la métaphore ne saurait dissimuler que les mécanismes d’auto- protection induits par le choléra produisent des solidarités, certes parfois très locales, voire étroitement communautaires. Il serait simpliste de se représenter le choléra comme un révélateur du caractère non viable de l’État impérial, et de ses institutions aussi bien centralisées que locales, voire comme un facteur direct dans la dissolution de la loyauté impériale qui survient plutôt une demi-douzaine d’années plus tard. En revanche, entre germes, infections et épidémies, le choléra fournit un vocabulaire et un imaginaire pour faire passer auprès du gouvernement les demandes de réponses étatiques aux problèmes publics. Cette approche se déploie dans l’Empire, avant d’être recyclée dans les États-nations et le gouvernement colonial après 1918.

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NOTES

1. Frank M. Snowden, Naples in the Time of Cholera, 1884-1911, Cambridge, Cambridge University Press, 1995, p. 307-311. 2. Noha Tadros Khalaf, Les mémoires de ‘Issa al-‘Issa journaliste et intellectuel palestinien (1878-1950), Paris, Karthala, Institut Maghreb-Europe, 2009, p. 56-61. 3. Benedict Anderson, L’imaginaire national : réflexion sur l’origine et l’essor du nationalisme, Paris, La Découverte, 1996, trad. de Imagined Communities : Reflexion on the Origins and Spread of Nationalism, Londres, Verso, 1991 (1e éd. : 1983). 4. Lynn Hollen Lees, The Solidarities of Strangers. The English Poor Laws and the People, 1700-1948, Cambridge, Cambridge University Press, 1998, passim. 5. Sur le patriotisme ottoman dans la Palestine de la fin de l’empire, voir Michelle U. Campos, Ottoman Brothers : Muslims, Christians and Jews in Early Twentieth-Century Palestine, Stanford, Stanford University Press, 2010 ; Rashid I. Khalidi, Palestinian Identity : The Construction of a Modern National Consciousness, New York, Columbia University Press, 1997 ; Muhammad Y. Muslih, The Origins of Palestinian Nationalism, New York, Columbia University Press, 1988 ; Salim Tamari (éd.), Year of the Locust : A Soldier’s Diary and the Erasure of Palestine’s Ottoman Past, Berkeley, University of California Press, 2011 (à paraître). 6. Oya Dağlar, War, Epidemics, and Medicine in the Late Ottoman Empire (1912-1918), Haarlem, SOTA, 2008. 7. Philippe Ariès, « Attitudes devant la vie et devant la mort du XVIIe au XIXe siècle. Quelques aspects de leurs variations », Population, n° 3, juillet-septembre 1949, p. 463-470. 8. William McNeill, Plagues and Peoples, New York, Anchor Press / Doubleday, 1976, p. 3. 9. Daniel Panzac, La peste dans l’Empire ottoman 1700-1850, Louvain, Éditions Peeters, 1985, p. 446-492. 10. Peter Baldwin, Contagion and the State in Europe 1830-1930, Cambridge, Cambridge University Press, 1999. 11. Patrice Bourdelais et Jean-Yves Raulot, Une peur bleue : histoire du choléra en France 1832-1854, Paris, Payot, 1987, p. 170-172. 12. Sylvia Chiffoleau, Genèse de la Santé publique internationale. De la peste d’Orient à l’OMS, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012. 13. Peter Baldwin, Contagion and the State in Europe…, op. cit., p. 41-59. 14. Daniel Panzac, Quarantaine et Lazarets. L’Europe et la Peste d’Orient (XVIIe-XXe siècles), Aix-en- Provence, Édisud, 1986, p. 120-125 ; id., Le docteur Adrien Proust. Père méconnu, précurseur oublié, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 180-181. 15. « Al-Kūlīrā » [Choléra], Al-Bašīr, n° 1046, 7 janvier 1891, p. 3. 16. Archives du ministère français des Affaires étrangères (ci-après MAE), Nantes, Consulat- général de France à Jérusalem, série E, n° 12 : consul de Jérusalem à Delcassé, Jérusalem, 10 janvier 1903 : « Fin du choléra à Jaffa ». 17. MAE Nantes, Ambassade à Constantinople, E, 474, Savoye à Constans, Damas, 18 mars 1903. 18. MAE Nantes, Ambassade à Constantinople, E, 474, « Tezkéré officiel communiqué en séance au conseil supérieur de santé, le 17 février 1903 ». 19. Ilyās Halabī, « Al-Sill fī’l-Quds wa-Asbāb Intišārihi fīhā » [La tuberculose à Jérusalem et les causes de sa diffusion], Filasṭīn, n° 59, 12 août 1911, p. 2 ; 16 août 1911, p. 2 ; 23 août 1911, p. 2. 20. Taufik Canaan, Aberglaube und Voksmedizin im Lande der Bibel, Hamburg, L. Friericsen & Co., 1914, p. 2-4. 21. American University of Beirut / Library Archives : Taufik Canaan, « Cerebro-spinal Meningitis in Jerusalem », Al-Kulliyeh, vol. 2, n° 6, avril 1911, p. 206-215.

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22. Frank M. Snowden, Naples in the Time of Cholera…, op. cit., p. 239-241. 23. « Ahbār Maḥalliyyah » [Nouvelles locales], Filasṭīn, n° 64, 30 août 1911, p. 3. 24. « Kayfa Yafhamūna Waẓīfatahum » [Comment ils comprennent leurs fonctions], Filasṭīn, n° 54, 22 juillet 1911, p. 4. 25. « Al-Kūlīrā fī’l-Asatānah » [Le choléra dans la capitale], Filasṭīn, n° 62, 23 août 1911, p. 2. 26. « Ahbār Maḥalliyyah » [Nouvelles locales], Filasṭīn, n° 67, 9 septembre 1911, p. 3. 27. « Ahbār al-Jihāt » [Nouvelles des environs], Filasṭīn, n° 68, 13 septembre 1911, p. 3. 28. « Ahbār al-Jihāt » [Nouvelles des environs], Filasṭīn, n° 73, 30 septembre 1911, p. 2. 29. « Ahbār al-Jihāt - Zaḥlah » [Nouvelles des environs – Zahleh], Filasṭīn, n° 74, 4 octobre 1911, p. 3. 30. « Ahbār al-Jihāt » [Nouvelles des environs], Filasṭīn, n° 75, 7 octobre 1911, p. 2-3. 31. « Ahbār Al-Kūlīrā » [Nouvelles du choléra], Filasṭīn, n° 77, 14 octobre 1911, p. 3 ; « Ahbār Al- Wibā’ » [Nouvelles de l’épidémie], Filasṭīn, n° 78, 18 octobre 1911. 32. Daniel Panzac, Le docteur Adrien Proust…, op. cit., p. 191-193 et p. 220-224. 33. « Hādiyyah Rūsiyyah » [Un cadeau russe], Filasṭīn, n° 65, 2 septembre 1911, p. 3. 34. « Ahbār al-Jihāt » [Nouvelles des environs], Filasṭīn, n° 72, 27 septembre 1911. 35. « Ahbār al-Jihāt » [Nouvelles des environs], Filasṭīn, n° 68, 13 septembre 1911, p. 3. 36. « Ahbār al-Jihāt » [Nouvelles des environs], Filasṭīn, n° 62, 23 août 1911, p. 3. 37. « Ahbār al-Jihāt. Nāblus » [Nouvelles des environs. Naplouse], Filasṭīn, n° 65, 2 septembre 1911, p. 3. 38. Benjamin C. Fortna, « Change in the School Maps of the Late Ottoman Empire », Imago Mundi. The International Journal for the History of Cartography, vol. 57/1, 2005, p. 23-34. 39. « Al-Kūlīrā fī’l-Asatānah » [Le choléra dans la capitale], Filasṭīn, n° 62, 23 août 1911, p. 2. 40. Bertha Spafford-Vester, Our Jerusalem, Garden City, NY, Doubleday & Company, 1950, p. 186-187. 41. « Ahbār Al-Wibā’ » [Nouvelles de l’épidémie], Filasṭīn, n° 78, 18 octobre 1911. 42. « Mutafarraqāt » [Nouvelles diverses], Filasṭīn, n° 76, 11 octobre 1911, p. 3. 43. « Hādiyyah Rūsiyyah » [Un cadeau russe], Filasṭīn, n° 65, 2 septembre 1911, p. 3. 44. Ibid. 45. Ilyās Ṣawābīnī, « Al-hawā’ al-aṣfar wa-ṭuruq al-wiqāya minhu » [Le choléra et les moyens de s’en protéger], Filasṭīn, n° 66, 6 septembre 1911, p. 1. 46. « Direction des affaires médicales civiles, Réglement », dans George Young, Corps de droit ottoman, vol. 3, Oxford, Clarendon Press, 1905, p. 194-196. 47. Archives Sionistes, Jérusalem (ci-après : CZA), 31/4 : Papiers du Dr Hillel Jaffe, lettre au grand rabbin [de France, Zadoc Kahn?], s. d. [octobre-novembre 1902]. 48. CZA, 31/4 : Jaffe à Bambus, Jaffa, 30 novembre 1902. 49. CZA, 31/4 : Jaffe au président de la municipalité de Jaffa, Jaffa, s. d. [décembre 1902]. 50. Ibid. 51. « Kayfa Yafhamūna Waẓīfatahum » [Comment ils comprennent leurs fonctions], Filasṭīn, n° 54, 22 juillet 1911, p. 4. 52. Ilyās Ḥalabī, « Al-Sill fī’l-Quds wa-Asbāb Intišārihi fīhā » [La tuberculose à Jérusalem et les causes de sa diffusion], Filasṭīn, n° 59, 16 août 1911, p. 2. 53. « Ahbār al-Jihāt » [Nouvelles des environs], Filasṭīn, n° 61, 19 août 1911, p. 3. 54. Ibid. 55. « Hādiyyah Rūsiyyah » [Un cadeau russe], Filasṭīn, n° 65, 2 septembre 1911, p. 3. 56. « Ahbār al-Jihāt » [Nouvelles des environs], Filasṭīn, n° 73, 30 septembre 1911, p. 2. 57. « Ahbār Maḥalliyyah. Al-Kūlīrā fī Ḥayfā » [Nouvelles locales. Le choléra à Haïfa], Filasṭīn, n° 75, 7 octobre 1911, p. 3. 58. « Ahbār al-Jihāt » [Nouvelles des environs], Filasṭīn, n° 72, 27 septembre 1911. 59. « Ahbār al-Jihāt » [Nouvelles des environs], Filasṭīn, n° 73, 30 septembre, 1911, p. 3.

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60. « Hādiyyah Rūsiyyah » [Un cadeau russe], Filasṭīn, n° 65, 2 septembre 1911, p. 3. 61. « Al-ḥajz al-Siḥḥī ‘alā Yāfā » [Le cordon sanitaire à Jaffa], Filasṭīn, n° 65, 2 septembre 1911, p. 3. 62. « Ḥawādit al-Kūlīrā » [Les événements du choléra], Filasṭīn, n° 66, 6 septembre 1911, p. 1. 63. Ilyās Ṣawābīnī, « Al-hawā’ al-aṣfar wa-ṭuruq al-wiqāya minhu » [Le choléra et les moyens de prophylaxie], Filasṭīn, n° 66, 6 septembre 1911, p. 1. 64. « Ahbār Maḥalliyyah » [Nouvelles locales], Filasṭīn, n° 67, 9 septembre 1911, p. 3. 65. Ṣalāḥ al-Dīn al-Qāsimī, « Al-Haṭrān al-Aṣfarān » [Les deux périls jaunes], dans Muḥibb al-Dīn al-Haṭib, Al-Duktūr Ṣalāḥ al-Dīn al-Qāsimī 1305-1334. Itāruhu. Ṣafaḥāt min Tarīh al-Nahḍah al-’Arabiyyah fī Awā’il al-Qarn ‘Ašrīna [Dr Ṣalāḥ al-Dīn al-Qāsimī 1305-1334 AH. Son influence. Pages tirées de l’histoire du réveil arabe au début du XXe siècle], Damas, Al-Maṭba’ah al-Salafiyyah, 1959, p. 139-142. 66. « Al-Madrasah al-Dusturiyyah Ayḍan » [L’École constitutionnelle aussi], Filasṭīn, n° 72, 27 septembre 1911. 67. Susan Sontag, Illness as metaphor, New York, Farrar, Straus & Giroux, 1978. 68. Noha Tadros Khalaf, Les Mémoires de ‘Issa al-‘Issa…, op. cit., p. 138. 69. « Al-Marḍ al-Jadīd » [La nouvelle maladie], Filasṭīn, n° 64, 30 août 1911, p. 3. 70. Ṣalāḥ al-Dīn al-Qāsimī, « Al-Haṭrān al-Aṣfarān » [Les deux périls jaunes], dans Muḥibb al-Dīn al-Haṭib, Al-Duktūr Ṣalāḥ al-Dīn al-Qāsimī…, op. cit., p 93-95.

RÉSUMÉS

Appuyé sur une analyse du traitement de l’épidémie de choléra de 1911-1912 en Palestine et dans l’Empire ottoman dans le journal Filastin établi à Jaffa, cet article vise à montrer que la couverture médiatique de l’épidémie constitue un matériau nécessaire mais non transparent pour étudier les phénomènes épidémiques. Les journaux ottomans connurent une forte croissance en nombre dans les années suivant immédiatement le rétablissement de la constitution ottomane en 1908. La presse, motivée par son lectorat local, se faisait un devoir de suivre au jour le jour les épidémies, mais ce faisant elle pouvait se retrouver en opposition aux fonctionnaires locaux des services de santé. À la suite de l’épidémie catastrophique de choléra de 1902-1903, dont l’annonce avait été étouffée par les autorités, rapporter avec exactitude les progrès de l’épidémie devint une question sensible de légitimité. C’était le cas aussi bien pour la presse que pour les fonctionnaires ottomans. Alors que les relations politiques entre Arabes et Turcs se dégradaient rapidement, les attentes de réponses à l’épidémie manifestées par le journal ou par d’autres acteurs montrent que le mécontentement à l’égard de l’administration avait toujours pour fondement une dépendance vis-à-vis de l’État ottoman. Le sentiment de négligence, de la part des autorités, dans la mise en œuvre des mesures anti-épidémiques était de nature à entretenir un sentiment de marginalisation au sein de l’Empire ottoman. Ce ressentiment traduisait cependant une aspiration à des services étatiques meilleurs et plus homogènes plutôt qu’à une administration autonome vis-à-vis de l’État ottoman.

Based on an analysis of the 1911-1912 cholera epidemic in Palestine and the Ottoman Empire as reported in the columns of Jaffa-based newspaper Filastin, this article argues that newspaper coverage of the epidemic provides revealing but less than straightforward material to study epidemic episodes. Many newspapers appeared in the early years of the second Ottoman

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constitutional period, following the restoration of the Constitution in 1908. Reporting on epidemics was a political duty for newspapers that catered to a local readership, yet one that might pit them against local health officials. Following the catastrophic 1902-1903 cholera epidemic, which had been hushed by the authorities, accurate reporting formed a sensitive matter of legitimacy, for Ottoman officials as well as for the nascent press. Against a backdrop of growing political tensions between Arabs and Turks, the expectations of the newspaper and those of other Arab or Palestine-based actors show that the discontent with the administration was due to its reliance on the Ottoman state: a sense of neglect in the enforcement of anti- epidemic measures on the part of the authorities may have nurtured a sense of marginalization among the Arab public. However, this resentment produced a desire for a better, more homogeneous administration across the Empire, rather than aspirations to autonomous administration.

INDEX

Mots-clés : fin de l’Empire ottoman, études moyen-orientales, histoire de la médecine, histoire de la presse, choléra, Palestine Keywords : late Ottoman history, Middle East studies, medical history, history of the press, cholera, Palestine

AUTEUR

PHILIPPE BOURMAUD Philippe Bourmaud est maître de conférences en histoire contemporaine (Université Jean Moulin Lyon 2, Laboratoire de Recherche Historique Rhône-Alpes [UMR 5190], équipe « Religions - Sociétés - Acculturation »).

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Interférences politiques et médicales : le rôle de l’UNRRA à la lutte antipaludique en Grèce

Costas Tsiamis et Dimitrios Anoyatis-Pelé

Nos remerciements vont à Marc Brodsky, archiviste (Special Collections, Newman Library, Virginia Tech University), André Sobocinski, historien et Michael Rhode, archiviste/ conservateur (US Navy Bureau of Medicine and Surgery, Communities, Office of Medical History, Virginia), Maureen Hill, archiviste (National Archives at Atlanta), Amanda Leinberger, archiviste (Archives and Records, United Nations, New York), Alexandros Aidonidis, chercheur (MSc Course « Historical Demography », Department of History, Ionian University, , Greece).

1 Depuis l’Antiquité, le paludisme est endémique en Grèce. De fait, il était un problème majeur pour la santé publique jusqu’au milieu du XXe siècle. La lutte antipaludique en Grèce peut être séquencée en trois périodes. La première période (1905-1930) concerne les efforts des pionniers grecs de l’Association pour la restriction des maladies marécageuses. La deuxième période correspond aux années 1930-1940 : la lutte antipaludique était alors placée sous la tutelle de l’École de santé publique et de la Fondation Rockefeller. Les années 1929-1930 sont une période transitoire, au cours de laquelle l’État grec s’engage dans une participation active et élabore un cadre législatif déterminant le fonctionnement des organismes sanitaires qui participent à la lutte antipaludique. L’inclusion de la Grèce aux affres de la seconde guerre mondiale, et en particulier l’occupation allemande, a eu pour conséquence indirecte une considérable augmentation de la prévalence de la maladie, annihilant ainsi des décennies d’effort. Après 1945, s’ouvre une troisième période couronnée par le succès des autorités grecques et de l’UNRRA (Administration des Nations unies pour le secours et la reconstruction) concernant l’éradication du paludisme en Grèce. Elle est marquée par des pulvérisations massives de DDT. L’histoire contemporaine du paludisme en Grèce est donc caractérisée par la coopération des organismes sanitaires du pays avec des organismes internationaux. Elle est également marquée par l’influence décisive de la médecine occidentale au niveau scientifique et technologique. Des premières années du

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XXe siècle jusqu’à l’entre-deux-guerres, la Grèce reçoit l’assistance de la fameuse École antipaludique italienne de l’Angelo Celli. Au cours de l’entre-deux-guerres, la Grèce prendra également contact avec la Fondation Rockefeller. S’amorce alors une coopération de longue durée qui concerne en particulier la formation des experts paludiques grecs. Cette coopération ouvrira la voie à l’arrivée de l’aide américaine après la fin de la seconde guerre mondiale. Cette dernière met à la disposition de la Grèce toutes les avancées qu’offrent dans la lutte antipaludique les progrès récents de la médecine occidentale et de son industrie chimique.

2 Ce soutien américain à l’État grec est déterminé par un double contexte de guerre froide et de guerre civile. Dans le cas de l’histoire de la lutte antipaludique de l’UNRRA en Grèce, personne ne doute des motivations altruistes des instigateurs de la plus grande campagne sanitaire que l’Europe ait connue jusque-là. Au-delà des enjeux de santé publique évidents, cette campagne sanitaire massive s’inscrit dans une dynamique de « diplomatie scientifique » qui prend tout son sens dans le contexte géostratégique de l’époque.

L’UNRRA, instrument de l’aide internationale dans la Grèce de l’immédiate après-guerre

3 La fin de la seconde guerre mondiale trouva la Grèce dans une situation critique. L’ampleur des catastrophes est reflétée dans les informations du rapport officiel de Konstantinos Doxiadis, ordonné par le ministère de la Reconstruction, déposé dans le processus de revendication des réparations de guerre par l’Allemagne1. Les données rapportées de la Société médicale d’Athènes ont montré une augmentation des cas de maladies infectieuses. Cette augmentation concerne au premier chef la tuberculose et le paludisme2.

4 Dans ce contexte épidémique et infectieux inquiétant, la Grèce conclut, alors que le conflit mondial était en voie d’achèvement, un accord avec l’UNRRA, fondée en 1943, afin de bénéficier dans les plus brefs délais de l’assistance sanitaire. Et ceci a été officialisé le 1er mars 1945. L’accord concernait l’envoi de toutes sortes de fournitures, dont la distribution était contrôlée par les autorités grecques. Les actions et les programmes de l’UNRRA seront assimilés et remplacés en 1948 par les programmes respectifs du Plan Marshall3. Par ailleurs la Fondation Rockefeller à la dotation en personnel scientifique de l’UNRRA et à la fourniture d’aide spécialisée en matière de santé était extrêmement importante4. L’ensemble du dispositif apparaissant aux yeux du monde comme une émanation des États-Unis. La Grèce fut un des pays européens les plus aidés par l’UNRRA5. L’une des premières actions menées sous l’égide de l’UNRRA en Grèce fut d’établir un réseau sanitaire composé de cent soixante médecins, infirmières et sages-femmes tout en participant au programme de reconstruction des hôpitaux d’Athènes6. En 1945 l’UNRRA commence la mise en œuvre du plus important plan d’éradication du paludisme de l’histoire le paludisme. Ce plan était à l’échelle d’un pays tout entier. Un pays dévasté par la guerre, dont 87 % de son territoire était impaludé et près de trois millions de patients atteints7.

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L’UNRRA instrument de l’implication américaine dans la lutte antipaludique

5 L’investissement de l’UNRRA en Grèce imposait des modifications significatives dans l’approche que le pays avait eu jusqu’alors de la lutte antipaludique. Avant la seconde guerre mondiale, deux doctrines la dominaient. Le savoir-faire et les études de la paludologie italienne, avec Angelo Celli comme meneur, étaient une première référence. Le modèle italien défendait l’administration en masse de quinine à la population et l’asséchage des marais. L’ensemble du dispositif se voulant prophylactique. D’ailleurs, l’Italie a été parmi les premiers pays à légiférer sur le monopole d’État sur la quinine afin d’en assurer un contrôle des prix et de prévenir son frelatage8. Le second modèle de référence venait des États-Unis. Il reposait sur une action agressive afin d’assurer l’éradication de la maladie dans son terrain pathogène, c’est-à-dire dans les marécages et les lacs. Le vert de Paris était alors l’outil principal d’extermination des moustiques et il a été largement utilisé9. La doctrine américaine s’appuyait sur le succès des campagnes d’éradication d’Aedes egypti et d’ Anopheles gambiae dans les provinces du Nord-Est du Brésil utilisant le vert de Paris10. En outre, les données scientifiques de l’utilisation expérimentale du DDT au Mexique par les paludologistes de la Fondation Rockefeller étaient extrêmement encourageantes quant à la capacité à disposer sous peu d’un insecticide très efficace11. L’utilisation du DDT pendant la seconde guerre mondiale à Naples, en Sardaigne et au Tibre, a donné une autre dimension au mode de gestion de la lutte antipaludique. L’adoption par le Vénézuela et par l’Argentine de la méthode d’éradication reposant sur l’épandage massif de DDT illustrait le tropisme des gouvernements pour cette nouvelle technologie12.

6 La section de l’UNRRA en charge de la lutte contre le paludisme en Grèce était essentiellement composée par des personnels eux-mêmes issus de la Fondation Rockefeller et représentait sa perception scientifique. Ils furent les agents facilitant l’introduction de l’usage du DDT en Grèce. Par ailleurs, la coopération entre la Fondation Rockefeller et les médecins grecs était ancienne. Au cours de la période 1930-1939, vingt-deux médecins grecs ont ainsi été formés à John Hopkins et Harvard, dont le directeur de l’École de santé publique d’Athènes en 1936, Gerasimos Alivisatos13. En 1938, à l’occasion d’une visite en Grèce, les experts de la Fondation Rockefeller avaient notamment conclu que les médecins grecs avaient parfaitement assimilé les connaissances qu’ils avaient reçues aux États-Unis et qu’ils avaient montré de grand progrès dans la lutte antipaludique avec le vert de Paris ainsi que dans l’étude épidémiologique de la maladie. Après une deuxième visite en 1940, l’ingénieur hygiéniste Daniel E. Wright a en effet indiqué que chacun pouvait se sentir satisfait des progrès accomplis par les Grecs14. Ce soutien américain à la lutte antipaludique en Grèce se poursuit tout au long du second conflit mondial. En 1941, l’Association grecque des suivis de la guerre (GWRA) aux États-Unis a par exemple organisé, en coopération avec le gouvernement américain, l’expédition de cinq tonnes de vert de Paris pour mieux répondre aux besoins de la lutte antipaludique en Grèce. En même temps, la fondation Near East Foundation, en coopération avec la Fondation Rockefeller, a envoyé en Grèce un expert en paludologie. Plus spécifiquement, Marshall Balfour ou l’ingénieur Daniel Wright, qui étaient actifs en Grèce dans les années 30, furent invités en Grèce. Cette coopération sanitaire fut mise en suspens par l’occupation allemande à

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la suite de l’entrée des États-Unis dans la guerre. Dans une lettre adressée à la Fondation Rockefeller, le directeur de l’École de santé publique Grigorios Livadas espère qu’une mission pourrait avoir lieu en Grèce après la guerre quand les choses se normaliseraient15.

7 L’Amérique, malgré les années passées et les difficultés de la guerre, n’a jamais oublié les paludologues grecs formés par la Fondation Rockefeller. Il s’agissait également pour les États-Unis de récolter les fruits politiques et géopolitiques de ces campagnes sanitaires. Confiant dans les capacités des médecins grecs à gérer la lutte antipaludique, l’action de l’UNRRA a d’abord été pensée comme une action de soutien16. Il s’agissait en 1945 d’assister le professeur Grigorios Livadas afin de lancer dans les plus brefs délais le département de paludologie de l’école de santé publique. Ce fut la mission confiée à Daniel Wright. La feuille de route donnée à l’école de santé publique d’Athènes était d’organiser la lutte antipaludique, l’UNRRA s’occupant de l’équipement technique, en accord avec les besoins régionaux identifiés17. Le pays fut donc découpé en onze régions d’action. L’école de santé publique avait la gestion centrale depuis Athènes. Le plan pour les années 1945-1946 prévoyait cinq modes d’action résumées comme suit : 1) exécution des programmes locaux de traitement anti-larve dans les villes et villages, 2) lutte contre des insectes matures avec pulvérisations à partir du sol et de l’air, 3) assèchement des marais, 4) nettoyage des points d’eau stagnantes des rues et 5) réalisation de programmes de protection mécanique des bâtiments18. De plus, les premiers essais concernant les densités idéales du DDT et de ses solvants avant l’utilisation massive des pulvérisations aériennes à l’échelle nationale devaient commencer. Mais bientôt, le phénomène diachronique de la superposition des compétences est devenu évident. Cet événement était attendu et il est malheureusement présent même de nos jours pendant la gestion des crises sanitaires quand plusieurs organismes agissent simultanément au même endroit19.

8 En 1945, à la suite des difficultés d’approvisionnement en DDT, l’exécution du programme fut retardée. Afin de pallier ces défaillances, le gouvernement grec prit contact avec les autorités américaines pour solliciter leur aide, parallèlement au dispositif piloté par l’UNRRA. Le résultat des discussions aboutit à la formation d’une unité épidémiologique spéciale pour une mission de dix mois. Ainsi, l’unité épidémiologique 404 de la marine américaine fut chargée de la surveillance des mesures de contrôle du paludisme20. Il s’agissait de contribuer à la réduction de la maladie, au rétablissement et à l’amélioration des structures de santé ainsi qu’à la diffusion des connaissances de la santé publique. Au-delà du paludisme, l’unité 404 fournit un appui épidémiologique pour la tuberculose et le typhus. Le commandant Theodore Meyer et le lieutenant W. Dougherty assumaient la responsabilité de l’unité. Celle-ci regroupait des experts de l’organisation hospitalière, des pharmaciens, des entomologistes et des ingénieurs de santé.

9 Alors que l’unité 404 s’engageait dans des études épidémiologiques, Wright, en étroite collaboration avec le gouvernement grec qui assurait les coûts de la mission, débutait la formation à l’utilisation du DDT dispensée aux professionnels de santé. Wright était alors en contact constant avec Fred Soper, expert en matière de paludisme de la Fondation Rockefeller. Soper supervisait outre-Atlantique l’expédition du matériel nécessaire pour la pulvérisation avec le DDT21. À la mi-1945, vingt premières tonnes de produit étaient déjà arrivées en Grèce. Elles furent aussitôt distribuées dans les différentes régions de la Grèce. Le gouvernement grec avait mobilisé pour l’occasion

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près de six mille hommes chargés des pulvérisations à partir du sol. La guerre ayant détruit le réseau routier du pays, les opérations de pulvérisations menées dans les régions impaludées étaient retardées en raison des difficultés d’accès. Pour assurer le bon déroulement de ces opérations, l’UNRRA mit à disposition des autorités grecques deux cent cinquante vélos, cent motos, quarante camions et quarante jeeps22.

10 L’évaluation de l’efficacité des pulvérisations était menée par des groupes d’experts associant des membres de l’UNRRA à des spécialistes grecs. Ils étaient en particulier chargés d’estimer la proportion de larves survivantes après les pulvérisations ainsi que les variétés d’espèces de moustiques matures. Afin de rendre compte de l’amélioration attendue de la santé publique, les experts en paludologie utilisaient deux indicateurs : l’indice splénique (selon la taille de splénomégalie présentée par le malade du paludisme) et l’indice parasitaire (qui exprime essentiellement le nombre des parasites dans le sang)23. Cette mission était confiée à l’Unité épidémiologique 404.

11 Selon les données épidémiologiques grecques concernant la période, 38 % des patients étaient infectés par Plasmodium falciparum, 35 % par Plasmodium vivax et 27 % par Plasmodium malariae. Dans les configurations épidémiques, Plasmodium falciparum était préférentiellement détecté, alors que dans les zones endémiques Plasmodium vivax et Plasmodium malariae était majoritairement présents. En ce qui concerne la distribution mensuelle du paludisme, les études mettaient en évidence que la population était essentiellement atteinte à partir de fin juillet jusqu’à octobre. Cette saisonnalité différenciait la Grèce des autres pays européens dont les pics d’infection avaient une durée plus courte. L’explication de l’originalité du cas de la Grèce reposait sur la présence de moustiques de type Anophèles superpictus, dont la surreprésentation en août et en septembre allongeait la période du pic. En ce qui concerne la fluctuation saisonnière du plasmodium, les études ont montré que, au printemps et au début de l’été, le Plasmodium vivax apparaît principalement alors que le Plasmodium falciparum prévalait pendant la période d’automne24.

12 À partir des études épidémiologiques et des informations disponibles concernant la période 1943-1944, les paludologues grecs ont estimé que la prévalence du paludisme a augmenté dramatiquement. Ils estimaient par ailleurs que si les pulvérisations ne commençaient pas rapidement, la situation épidémique ne pourrait qu’empirer. Les études de prospective des paludologues grecs étaient fondées, entre autres, sur les données climatiques de 1944 et des premiers mois de 1945 lorsqu’il devenait clair que les conditions climatiques de cette période avaient favorisé l’augmentation des moustiques25.

13 Depuis l’installation permanente de l’UNRRA en Grèce et après les problèmes de 1944, le grand pari de l’École de santé publique et des Américains était de ne pas perdre un seul jour de 1945. Selon les données traitées par les experts, un village de taille moyenne, pour être protégé pendant au moins six mois après la pulvérisation, avait besoin de 800 kg de DDT26.

14 La réussite de l’action de l’UNRRA reposait sur l’approvisionnement en DDT par les États-Unis dans de brefs délais. Pour les seules années 1945-1946, l’UNRRA a demandé 300 tonnes de DDT ; l’intégralité fut livrée en temps et en heure. Cette quantité, arrivée en Grèce, était divisée en trois catégories de DDT : a) les solutions à 20 % de concentration en DDT pour les pulvérisations aériennes, b) les solutions à 26 % de concentration en DDT pour les pulvérisations de bâtiments, et c) la poudre de DDT pur (concentration à 100 %) pour la production en Grèce des deux précédentes solutions. La

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quantité de DDT mise à disposition de la Grèce par l’UNRRA a été la plus importante parmi les campagnes antipaludiques menées par l’organisation en Europe et en Asie27.

15 Dans l’attente de la mise en œuvre des pulvérisations aériennes, l’UNRRA procédait à des campagnes terrestres. Aux côtés du personnel spécialement missionné par l’État grec, des contingents de l’armée grecque et de nombreux volontaires venus des villages ont également été mobilisés. La pulvérisation sur les bords des marais était faite manuellement en utilisant du DDT à 5 % de concentration. Au moment d’entreprendre les pulvérisations terrestres, les Américains ont pensé à une méthode vraiment originale pour la dispersion du DDT dans les marais les plus inaccessibles. Les équipes utilisaient alors des grenades contenant du DDT. Finalement, la méthode n’a pas eu les résultats escomptés et elle a été bientôt abandonnée. Dans les lacs et les rivières, les équipes s’approchaient des marais avec des bateaux qui portaient des pulvérisateurs spéciaux Hudson Industrial de quinze litres28.

16 À la fin de l’année 1945, et pour la première fois de l’histoire, les enquêtes épidémiologiques démontraient un recul de la prévalence du paludisme et du nombre de patients traités en Grèce. Les cas d’Athènes et de Thessalonique sont particulièrement caractéristiques de cette dynamique positive. À Athènes, le rapport du Service de la Lutte contre le Paludisme de l’École de santé publique a fourni des données impressionnantes concernant le petit nombre des patients. Les cas identifiés concernaient des résurgences de la maladie causées par un traitement incomplet. Athènes était quasiment exempte de la maladie. Seul persistait un foyer épidémique limité, en périphérie de la capitale. Il a alors été divisé en quatre zones et des campagnes de pulvérisations furent menées dans 81 villages et conurbations en 1946 et 1947. À Thessalonique, les données de l’UNRRA montraient également une diminution importante de la présence de la maladie dans la ville et aux abords de celle-ci. Ce reflux du paludisme était attesté par la réduction du nombre des patients ayant des analyses de sang positives aux parasites.

17 La mission de l’UNRRA en Crète, où jusqu’en 1946 1 210 villages et 98 % du territoire de l’île ont été pulvérisés, a été un grand succès29. L’exemple du lac Copaïs, une zone impaludée depuis l’époque de la Grèce classique est représentatif de ces opérations. Les travaux d’asséchage du lac avaient commencé dès 188030. En dépit des efforts d’asséchage, l’endémicité du paludisme dans la région atteignait dans certains villages 100 % de la population dans les années 1940. Après les pulvérisations avec le DDT effectuées au cours des années 1946-1947, plus aucun cas de paludisme dans les 52 villages de la région n’a été enregistré31.

18 Si le succès rencontré pendant la première année réjouissait l’École de santé publique et l’UNRRA, chacun était conscient que l’effort devait se poursuivre. En effet la pulvérisation de DDT n’était efficace que pendant six mois. Dans les zones de forte endémicité des pulvérisations sur un rythme hebdomadaire étaient même nécessaires. D’ailleurs le rythme hebdomadaire s’imposa dès 1946 à l’échelle nationale. Cette accélération de la cadence des pulvérisations a été accompagnée par la publication spéciale des instructions pour l’utilisation correcte et économique du DDT à l’intention des travailleurs grecs mobilisés dans le cadre de la lutte antipaludique32.

19 Mais le fait le plus frappant de l’année 1946 reste le début des pulvérisations aériennes. Dans une entreprise inspirée par la tactique tragique des Tapis de bombes des bombardiers de la seconde guerre mondiale qui ont nivelé les villes européennes, les avions de l’UNRRA « bombardèrent » les moustiques de DDT. La préparation du

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traitement aérien des zones impaludées a été amorcée dès l’arrivée de l’UNRRA en Grèce en 1945. Il s’agissait d’abord de choisir le type d’avion approprié à ces missions. L’UNRRA a choisi les modèles plus faciles à utiliser et dont les capacités avaient déjà été éprouvées, à savoir le biplan Stearman PT-17 (Stearman-Boeing Model 75 Kaydet). Ce modèle avait en effet été produit à des milliers d’exemplaires et a été utilisé au cours des décennies 1930-1940 comme avion d’entraînement et de reconnaissance par l’aviation américaine33.

20 L’UNRRA a réussi à obtenir 18 Stearman PT-17 qui, à la suite d’un accord avec le gouvernement américain et la Tennessee Valley Authority (TVA) signé le 15 juin 1945, ont été transformés en avions pulvérisateurs. La rapidité avec laquelle les modifications des avions ont été effectuées était impressionnante : le 7 août tous les avions étaient équipés avec pulvérisateurs34.

21 Les mois suivants ont été consacrés à la formation des pilotes grecs et des ingénieurs de la Force aérienne grecque envoyés à cet effet aux États-Unis. Le fait que les pilotes aient reçu également des cours d’entomologie et de biologie des moustiques est intéressant. La formation de pilotes était une partie importante du projet ; ils devaient être familiarisés avec les particularités du Stearman puisqu’ils voleraient à une vitesse de 90 mph à 3 mètres au-dessus du sol35. Au cours des essais de pulvérisation réalisés, diverses combinaisons de proportions du DDT de concentration nette de 5-20 % et de solvants ont été testées. La question du solvant, spécialement élaboré pour les pulvérisations aériennes, était particulièrement importante et beaucoup d’entre eux, comme Cyclohexanone, Benzene, Dichlorobenzene, Xylene, Kerosene, Velsicol NP 70, Velsicol XR-40, AR-50, Sovasol 74, Sovasol 75 et Freon, ont été testés36. En effet, le DDT était répandu par les échappements ce qui expliquait l’importance du choix du solvant puisqu’il était directement affecté par la température du moteur avec pour résultat final la réduction de l’efficacité du pesticide. Sur le plan opérationnel, les avions décollaient toujours avant le lever du soleil et le plan prévoyait que chaque avion devrait pulvériser quatre hectares par minute37. Le dispositif était complété par le passage de groupes terrestres chargés d’assurer des pulvérisations supplémentaires les jours suivants. La tactique mise en œuvre rappelait fortement la coopération de l’aviation avec l’infanterie dans les opérations de combat. Elle révélait l’approche militaire de la lutte antipaludique de l’UNRRA ; elle fut adoptée in extenso par les Grecs.

22 En Grèce, les pilotes et les ingénieurs formés aux États-Unis assurèrent, à leur tour, la formation de quinze pilotes et de trente ingénieurs. L’UNRRA, en partenariat avec les autorités grecques, a désigné onze aéroports dans tout le pays comme bases pour ses avions et a élaboré les plans de vol. Les premières pulvérisations aériennes ont été effectuées le 1er mai 1946. Pendant les quatre mois suivants, 1 653 heures de vol sont enregistrées et 285 444 hectares ont été ainsi traités. Ces missions n’étaient pas sans risques pour le matériel comme pour les hommes. Entre le 1er mai et le 31 août, quatorze accidents ont été recensés (huit relevant de l’erreur humaine et six concernant une panne mécanique). Dans l’un de ces accidents, un pilote a trouvé la mort après que son avion se soit abîmé en mer. La principale cause des accidents était liée à la réduction de vitesse soudaine de 200 à 90 mph au moment de la descente de l’avion et à son impératif effort d’alignement à la hauteur de 3 mètres à partir du sol38. Dans ce contexte de vol contraignant, l’importance du travail des personnels au sol, qui remplissaient des missions de soutien logistiques et mécaniques, a été soulignée par le chef du département médical de l’UNRRA, Gordon Smith, qui les désigne comme de

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véritables héros39. Une seconde contrainte, cette fois-ci politique, gêna l’action de l’UNRRA. Dès les premiers mois de 1947, nombre de ses pilotes ont été réquisitionnés afin d’équiper les divisions de Spitfire de l’aviation militaire royale qui opérait contre l’Armée démocratique de Grèce. En dépit de ce problème de ressources humaines, les missions de pulvérisations aériennes furent multipliées. Alors qu’en 1946, 2 840 heures de vol avaient été enregistrées au total, en 1947 elles se sont élevées à 4 740. En même temps, entre août 1946 et avril 1947, six accidents sans pertes ont été constatés attestant d’une meilleure maitrise des pilotes40.

23 Globalement ces pulvérisations étaient efficaces. Cependant, en 1948, dans certaines zones traitées un nombre important de larves ont été trouvées alors qu’un traitement au DDT avait été effectué. L’UNRRA et Daniel Wright ont alors été alertés immédiatement. D’après la correspondance de Wright avec le directeur du fournisseur du solvant Velsicol NR 70, David Lynch, il est clair que ce manque d’efficacité des pulvérisations était imputable à la vulnérabilité potentielle des solvants. L’UNRRA a pu attribuer ce phénomène à une certaine modification de la formule du composé chimique alors que la société suggérait que la possible inactivation du DDT était peut- être liée aux températures élevées dans les échappements des avions et à la modification du solvant. Malgré la confirmation des numéros de série de la formulation et l’assurance que le même solvant Velsicol NR 70 avait été envoyé des États-Unis aux groupes respectifs de l’UNRRA en Italie et en Égypte, le problème grec restait sans réponse. Pour faire face à ce problème la mobilisation de l’UNRRA associée à des partenaires industriels américains a permis de remplacer dans des délais relativement courts les solvants Velsicol NR 70 par les nouveaux composés Octa-klor Technical Chlordane41. Ainsi fut solutionné un problème majeur.

Conflits politiques et scientifiques

24 Comme cela a déjà été mentionné, l’UNRRA a été appelée à agir dans un pays en proie à une crise politique, économique et sociale profonde. La signature de l’accord avec le gouvernement grec du 1er mars 1945 a formalisé la position de neutralité de l’UNRRA quant aux tensions du pays. Cependant cette position ne tarda pas à s’avérer inconfortable.

25 La première crise grave concerna la partie opérationnelle du projet. Comme prévu en 1945, l’École de santé publique était responsable de l’organisation générale de la mission alors que l’UNRRA était en charge de l’équipement technique. Le pays était divisé en onze zones pour lesquelles les décisions étaient prises à Athènes. À la fin de l’année 1945, divers problèmes d’organisation sont apparus entre l’UNRRA et l’École de santé publique d’Athènes. En Grèce, l’existence d’une administration décentralisée n’était en effet pas habituelle. Les Américains de l’UNRRA pensaient quant à eux que la gestion locale était préférable à la gestion centralisée depuis Athènes où les retards dans la diffusion des directives vers les différentes zones créeraient à leur sens des problèmes dans la lutte antipaludique. Dans ce cadre, en août 1946, un système de décentralisation des services antipaludiques fut créé et la procédure passa entre les mains de comités locaux42. L’École de santé publique perdait de fait le contrôle du programme. Ces frottements entre le professeur Livadas et Wright entrainèrent une rupture entre les deux hommes. En 1946, alors que les pulvérisations aériennes avaient débuté, le professeur Livadas s’interrogea sur la stratégie de pulvérisation : fallait-il

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mettre en œuvre des pulvérisations, mais massives, ou bien adopter un épandage plus sélectif ? L’École de santé publique soutenait que les pulvérisations programmées devaient être ciblées contre des espèces spécifiques de moustiques, inquiète des effets à long terme du DDT ; Livadas pensait en particulier que l’usage extensif du DDT risquait à long terme d’entrainer le déclin des moyens traditionnels de la lutte antipaludique comme les drainages des marais et les assèchements des eaux stagnantes43.

26 Dans un contexte de guerre civile, les missions antipaludiques pilotées par l’UNRRA furent entravées. Ses avions durent notamment limiter leurs temps de vols et leurs zones d’intervention en raison des risques d’abattages par des tirs des belligérants. Pour l’Armée démocratique de Grèce en particulier, l’UNRRA était considérée comme une émanation du bloc occidental et ses missions étaient présumées dépasser le seul cadre sanitaire.

27 En outre, le gouvernement grec, lancé dans une chasse aux sympathisants de l’armée démocratique de Grèce au sein de l’administration, vint à débusquer des opposants dans le programme de lutte contre le paludisme. Ainsi, le 19 juillet 1946, un ingénieur grec de l’UNRRA en Crète fut accusé de propagande communiste et mis de côté. L’UNRRA protesta auprès du gouvernement grec des effets délétères de cette « chasse aux sorcières » sur la bonne marche du programme de lutte antipaludique. Cette affaire eut pour conséquence que les journaux de centre-droit et royalistes (Ellinikon Aima, Akropolis, The National Herald, Estía, NEA, Kathimeriní) lancèrent une campagne de presse contre l’UNRRA, la décrivant comme un antre de communistes et d’espions et affublèrent Daniel Wright du surnom de « Daniel le rouge »44. De son côté, le parti communiste grec, à travers son journal Rizospastis, soutenait que le gouvernement préfèrerait probablement que l’UNRRA soit remplie de royalistes, ou, pire encore, d’anciens collaborateurs des Allemands45. Une seconde polémique prit le relais. Les journaux grecs s’interrogèrent sur le fait que le DDT était facturé au gouvernement alors que toutes les autres fournitures que l’UNRRA distribuait en Grèce (vêtements, nourriture, médicaments etc.) arrivaient gratuitement.

28 L’UNRRA a alors répondu aux accusations concernant la présence supposée ou avérée de cryptocommunistes dans le personnel grec qu’elle stipendiait en rejetant la responsabilité sur l’État grec et sur sa police, puisqu’avant d’être nommés dans les services publics, chaque aspirant fonctionnaire était tenu de fournir un certificat attestant de leurs opinions politiques « conformes ». L’UNRRA, en signe de protestation, décida de mettre fin à ses opérations en Crète et retira les équipements déployés sur place. La réaction de la population crétoise, qui a envoyé des dizaines de lettres à toutes les parties concernées, fut impressionnante. Les Crétois demandaient que le bon sens prévale et que le programme dans l’île ne soit pas interrompu. De plus, les immigrants crétois aux États-Unis avaient contribué considérablement au financement de la lutte antipaludique de l’UNRRA dans leur île d’origine. La diaspora crétoise aux États-Unis tenta de faire pression sur les deux parties afin de maintenir le programme. Le gouvernement grec dans cette situation de crise maintenait une position inflexible sûr de pouvoir réussir à éradiquer seul le paludisme dans l’île et préférant explicitement le paludisme au communisme.

29 Dans les faits, en moins d’un an, suite à la traque communiste parmi son personnel, la mission antipaludique de l’UNRRA a été amputée d’un nombre conséquent de ses membres. Des médecins grecs expérimentés et qualifiés de l’UNRRA, dont beaucoup étaient des anciens élèves de la Fondation Rockefeller, ont été expulsés du service. À la

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fin du mois de mai 1947, sur les 226 inspecteurs du paludisme du programme initialement investis, seulement 96 restaient en poste. Dans le même temps, l’École de santé publique a perdu cinq de ses dix inspecteurs46. Wright rapporte des détériorations sur les avions de L’UNRRA sans spécifier explicitement qu’elles étaient liées aux tensions avec le gouvernement47.

30 Outre les tensions politiques décrites avec le gouvernement grec, la question du sort des réfugiés intérieurs auprès desquels l’UNRRA intervenait compliquait la mise en œuvre du programme de lutte contre le paludisme. Un autre problème émerge aussi, celui des réfugiés internes. Nombre de Grecs contraints de quitter leurs foyers se regroupaient dans des zones fortement impaludées. L’habitude des agriculteurs grecs de dormir en pleine campagne augmentait l’exposition de ces populations fragiles au paludisme. Ils retrouvaient dans ces espaces à risques des populations urbaines qui avaient fui les combats48.

31 En 1948 les tensions entre l’école d’Athènes et l’UNRRA ne faiblissent pas. En juillet, à l’occasion du Congrès mondial sur le paludisme à Washington, le professeur Livadas présenta les progrès du programme antipaludique grec. S’il n’oublia pas de souligner la contribution de l’UNRRA il se garda de mentionner le nom son chef de mission. À l’occasion de son déplacement américain, Livadas noua des contacts avec la mission antipaludique italienne. Fort de cet appui, il souleva la question de l’exclusion possible des médecins des décisions associées aux travaux mécaniques des luttes antipaludiques. L’UNRRA assura alors que cette possibilité n’existait pas tout en insistant sur l’argument qu’en déchargeant les médecins de la supervision des travaux mécaniques, cela les libèrerait de devoirs de nature très technique, leur permettant ainsi de se recentrer sur leurs missions médicales49.

32 Ces tensions entre autorités médicales et politiques grecques semblaient signifier que la mission de l’UNRRA s’approchait de son terme. Le relais pouvait désormais être assumé par l’État grec. L’armée grecque en particulier venait d’achever la réforme de ses services de lutte contre le paludisme, et avait doté en DDT ses unités sanitaires. Au cours de l’opération « Coronis » (20 juin - 20 août 1948), trois groupes antipaludiques, issus des rangs de l’armée, furent mobilisés (unités 278, 281 et 286). Leur mission fut d’assurer la désinsectisation des régions d’action de l’armée et de pourvoir à l’administration prophylactique de quinine aux soldats avant l’attaque générale contre l’Armée démocratique de Grèce.

33 En septembre 1948 un nouveau cycle de confrontation oppose Wright et Livadas à propos du budget du programme pour l’année 1949. L’Organisation mondiale de la santé estimait les besoins de l’UNRRA en DDT à 625 tonnes50. Étant donné que la plus grande partie de la dotation grecque de DDT était destinée aux pulvérisations aériennes, la question de leur restriction a été posée. Le professeur Livadas a en ce sens suggéré la réduction du budget de la dimension aérienne de la lutte antipaludique opérée par l’UNRRA. Simultanément, il a réitéré sa position en faveur d’un retour à des formes moins agressives reposant sur la surveillance épidémiologique et les drainages des marais51. Le mois de novembre 1948 fut décisif. En cinq jours la mission antipaludisme de l’UNRRA reçut deux coups qui s’avérèrent fatals. Le 2 novembre, un paludologue grec et un proche collaborateur de Wright quittent la mission pour intégrer l’Armée démocratique de Grèce. Une nouvelle tempête médiatique s’abat sur l’UNRRA considérée à nouveau comme un foyer de communistes. Si, en 1946, Wright était simplement « rouge », maintenant les journaux l’affublent du surnom de « Daniel

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le super-rouge ». Simultanément son action dans la lutte pour l’éradication du paludisme est mise en cause. Pour la presse grecque, Wright a simplement réussi à gaspiller les fonds publics et elle invitait le gouvernement à évaluer précisément combien coûtait la présence de l’UNRRA dans le pays52. Le 8 novembre le coup final fut porté aux missions de l’UNRRA. L’Organisation mondiale de la santé a en effet informé Wright que non seulement le gouvernement grec avait décidé de ne tenir aucun compte de ses recommandations, mais également que le montant des subsides alloués avait été modifié tout comme la base de calcul des prix du DDT. Les conséquences opérationnelles étaient immédiates : désormais les avions resteront à terre à l’exception de quelques-uns qui devaient opérer des pulvérisations extrêmement limitées53. En 1949, l’ensemble des équipes chargées de la lutte anti-paludique au sein de l’UNRRA regagnèrent les États-unis. Recouvrant en quelque sorte sa pleine souveraineté sanitaire, la Grèce gérait désormais le dossier de la lutte contre le paludisme sur son sol en coopération directe avec l’OMS. Le programme de pulvérisations de DDT a quant à lui été poursuivi jusqu’en 1960 dans le cadre de mesures de précautions pour le contrôle de la maladie. Associé aux mesures de surveillance épidémiologique menées par les autorités sanitaires, la prévalence de la maladie a atteint des niveaux négligeables à tel point qu’en 1974 la Grèce a été considérée par l’OMS comme libérée du paludisme.

34 L’intervention de l’UNRRA en Grèce dès la fin de la seconde guerre mondiale s’inscrit donc dans la continuité d’une coopération gréco-américaine amorcée antérieurement. Ainsi la paludologie américaine venait faire profiter l’allié grec de ses progrès majeurs en matière de surveillance épidémiologique et d’éradication des moustiques. L’intervention de L’UNRRA a eu pour première conséquence de permettre le transfert en Grèce de modes d’organisation renouvelés des structures de la santé publique, d’améliorer la qualité de la surveillance épidémiologique et de progresser dans sa lutte contre le paludisme. L’introduction de l’usage du DDT dans les services sanitaires grecs a constitué une grande contribution de la médecine américaine aux progrès de la santé publique grecque. Dans un contexte politique et géopolitique tendu, l’action de l’UNRRA et de son chef de mission Daniel Wright a été saluée par la population grecque au point que près de 65 villes firent de Wright leur citoyen d’honneur.

NOTES

1. Konstantinos Doxiades, The sacrifices of Greece during the World War II. (Report to the United Nations), Athènes, 1945, p. 98. 2. Τάσος Βουρνάς, Ιστορία της Σύγχρονης Ελλάδας, Athènes, Athena Patakes, 2000, p. 353-371 ; Costas Tsiamis, Georgia Vrioni, Evagelos Vogiatzakis et al., « Infectious Diseases in Athens during the German Occupation (1941-1944) », Acta Microbiologica Hellenica, no 61, 2016, p. 217-242 ; Costas Tsiamis, Effie Poulakou-Rebeleakou et Dimitrios Anoyatis-Pelé, « A Medical and Demographic Approach to Mortality in German Occupied Athens during World War II (1941-1944) », Mediterranean Chronicle, no 3, 2013, p. 243-262 ; Vasilios Valaoras, « The deaths in Athens and Piraeus during 1940-1943 », Proceedings of Athens Medical Society, no 2, 1945, p. 182-196 ;

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V. Papanikolaou, E. Ioannides et G. Papastathopoulos, « Comparative study of tuberculosis by micro-Xrays examination in Athens and Piraeus during the years 1946-1949 », Proceedings of Athens Medical Society, no 1, 1951, p. 127-134 ; T. Emmanuel, « Tuberculosis in childhood during the German-Italian occupation (1941-1944) », Hospital Chronicles , no 1, 1952, p. 29-32 ; Violeta Hionidou, Famine and Death in Occupied Athens (1941-1944), Cambridge, Cambridge University Press, 2001, p. 189, 225-228 ; Evgenia Bournova, « Deaths from starvation : Athens during the winter of 1941-1942 », Archiotaxio, no 7, 2005, p. 52-73. 3. Mills Nicolaus, Winning the Peace : The Marshall Plan and America’s Coming of Age as a Superpower, New Jersey, Wiley, 2008, p. 7 ; Barry Machado, In search of usable past : the Marshall Plan and Postwar Reconstruction today, Lexington, George C. Marshall Foundation, 2007, p. 57-73. 4. Ludovic Tournès, « The Rockefeller Foundation and the Transition from the League of Nations to UN (1939-1946) », Journal of Modern European History, no 12, 2014, p. 323-341. 5. United Nations Relief and Rehabilitation Administration, Report of the Director General to the Council for the period 15 September 1944 to 31 December 1944, Washington, UNRRA, 1945, vol. 61, p. v-11 ; Katerina Gardikas, « Relief Work and Malaria in Greece, 1943-1947 », Journal of Contemporary History, no 43, 2008, p. 493-508, p. 502 ; United Nations Relief and Rehabilitation Administration, « Participation of UNRRA in the Balkans : Greece, Yugoslavia and Albania during the Period of Military Responsibility », UNRRA Health Division Monthly Bulletin, no 1, 1944, p. 5 ; UNRRA box 16, PAG-4/4.2 ; The Balkan Mission, 13, file Origins 16, Origins of the Balkan Mission, box 17, PAG-4/4.2, UN Archives ; George Alexander, The Prelude to the Truman Doctrine : British Policy in Greece 1944-1947, Oxford, Claredon Press, 1982, p. 220. 6. United Nations Relief and Rehabilitation Administration, Report of the Director General to the Council…, op. cit., p. 14-20. 7. Daniel Wright, « Mobilized against malaria », Greek Red Cross Bulletin, no 2, 1945, p. 208-210. 8. A. Pazzini, « Angelo Celli (1857-1914) », Scientia Medica Italica, no 7, 1958, p. 233-241 ; Eliana Ferroni, Tom Jefferson et Gabriel Gachelin, « Angelo Celli and research on prevention in Italy a century ago », Journal of Royal Society of Medicine, no 105, 2012, p. 35-40. 9. Richard Tren et Roger Bate, Malaria and the DDT story, Londres, Institute of Economic Affairs, 2001, p. 22-27. 10. Randall Packard et Paolo Gadehla, « A land filled with mosquitoes : Fred L. Soper, the Rockefeller foundation, and the Anopheles Gambiae invasion of Brazil », Medical Anthropology, no 17, 1997, p. 215-238. 11. Darwin Stapleton, « The dawn of DDT and its experimental use by the Rockefeller Foundation in Mexico, 1943-1952 », Parassitologia, no 40, 1998, p. 149-58. 12. Arnoldo Gabaldon, « The nation-wide campaign against malaria in Venezuela, Part I », Transactions of the Royal Society of Tropical Medicine and Hygiene, no 43, 1949, p. 113-132 ; Arnoldo Gabaldon, « The nation-wide campaign against malaria in Venezuela. Part II », Transactions of the Royal Society of Tropical Medicine and Hygiene, no 43, 1949, p. 133-163 ; Eric Carter, « “God Bless General Perón” : DDT and the Endgame of malaria eradication in Argentina in the 1940s », Journal of the History of Medicine and Allied Sciences, no 64, 2009, p. 78-122. 13. Ludovic Tournès, « The Rockefeller Foundation… », art. cit., p. 323-341 ; United Nations Relief and Rehabilitation Administration, Report of the Director General to the Council…, op. cit., p. 14-20. 14. Daniel Wright, Turkey, Greece and Bulgaria – Sanitary Engineering, Semi-annual report, January- July 1940, UNRRA Annual Report, 1940, vol. I, 4, folder 2942, box 244, series 700, RG 5.3. 15. Katerina Gardikas, « Relief Work and Malaria in Greece… », art. cit., p. 495. 16. Miller Vine, « The Anti-Malaria Campaign in Greece-1946 », Bulletin of the World Health Organization, no 1, 1948, p. 197-204 ; Ludovic Tournès, « The Rockefeller Foundation… », art. cit., p. 323-341. 17. Vine Miller, « The Anti-Malaria Campaign in Greece-1946 », art. cit., p. 197-204. 18. Ibid.

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19. Roger McGinty et Jenny Peterson, The Routledge Companion to Humanitarian Action, Londres, Routledge, 2015, p. 215-227 ; Alcira Kreimer, John Eriksson, Robert Muscat et al., The World Banks’ experience with post-conflict reconstruction, Washington DC, World Bank Operations Evaluation Department, 1998, p. 5-8. 20. Katerina Gardikas, « Relief Work and Malaria in Greece… », art. cit., p. 504. 21. Ibid., p. 505. 22. Vine Miller, « UNRRA’S health campaign in Greece », Lancet, no 27, 1946, p. 789-791. 23. David Smith et Nick Ruktanonchai, « Progress in modeling malaria transmission », dans E. Michael et R. Spear (dir.), Modelling Parasite Transmission and Control, New York, Springer, 2010, p. 5. 24. Marshall Balfour, « Malaria studies in Greece », Am J Trop Med, no 3, 1935, p. 301-330. 25. Miller Vine, « Malaria control with DDT on a National Scale-Greece 1946 », Proceedings of Royal Society of Medicine, no 841, 1947, p. 43-50. 26. Grigorios Livadas, « The new insecticide DDT and its value in the hygiene », Proceedings of Athens Medical Society, no 1, 1946, p. 490-504. 27. Randall Packard, « No Other Logical Choice : Global Malaria Eradication and the Politics of International Health in the Post-War Era », Parassitologia, no 40, 1998, p. 222. 28. UNRRA, Practical Field Application of DDT for Malaria Control-Simple directions for effective and economical uses of the DDT available in Greece-1946, UNRRA Sanitary Section, MS 1968-007, Box- folder 1:8, Greece, Post WWII. 29. Daniel Wright, Letter to George concerning malaria on the island of Crete October 24, 1947, MS 1968-007, Box-folder 1:4, Greece, Post WWII, Correspondence 1947-1948, Collection Daniel E. Wright Papers MS 1968-007, Special Collections, Virginia Polytechnic Institute and State University, Blacksburg, Virginia. 30. Dans la période 1882-1886 la Société française du Lac Copaïs a assumé le projet et, dans la période 1887-1931, ce fut la Société Anglaise du lac Copaïs. Depuis lors, la Société Anglaise avait une station de surveillance des moustiques dans la région. 31. Daniel Wright, Lake Copais Company Ltd, 24 February 1948, MS 1968-007, Box-folder 1:4, Greece, Post WWII, Correspondence 1947-1948, Collection Daniel E. Wright Papers MS 1968-007, Special Collections, Virginia Polytechnic Institute and State University, Blacksburg, Virginia. 32. Newspapers and Clippings Bulletins 1945-1948, Practical Field Application of DDT for Malaria Control-Simple directions for effective and economical uses of the DDT available in Greece-1946, UNRRA Sanitary Section, 1 May 1946, MS 1968-007, Box-folder 1:8, Greece, Post WWII, Collection Daniel E. Wright Papers MS 1968-007, Special Collections, Virginia Polytechnic Institute and State University, Blacksburg, Virginia. 33. David Donald, Encyclopedia of World Aircraft, Leicester, Blitz Editions / Aerospace Publishing, 1997, p. 857-858. 34. Gordon Smith, Preliminary report on the uses of DDT in Greece – 1946, Sanitation Section, UNRRA, file Greece 22, Malaria and Sanitation, box 35, PAG-4/4.2. 35. Miller Vine, « Malaria control with DDT… », art. cit., p. 43-50. 36. Table of dosage David Lynch Velsicol Corporation Chicago 28 June 1948, Box-folder 1:4, Greece, Post WWII, Correspondence 1929-1940, Collection Daniel E. Wright Papers MS 1968-007, Special Collections, Virginia Polytechnic Institute and State University, Blacksburg, Virginia. 37. Miller Vine, « Malaria control with DDT… », art. cit., p. 43-50. 38. Gordon Smith, Preliminary report on the uses of DDT in Greece…, op. cit. 39. Ibid. 40. Daniel Wright, Letter to Smitie May 31, 1947, MS 1968-007, Box-folder 1:4, Greece, Post WWII, Correspondence 1947-1948, Collection Daniel E. Wright Papers MS 1968-007, Special Collections, Virginia Polytechnic Institute and State University, Blacksburg, Virginia.

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41. Daniel Wright, Letters to Velsicol Corporation Chicago June 28, 1948 & 21 August, 1948 & Letter to Daniel E. Wright From Velsicol Corporation, 12 July, 1948, MS 1968-007, Box-folder 1:4, Greece, Post WWII, Correspondence 1947-1948, Collection Daniel E. Wright Papers MS 1968-007, Special Collections, Virginia Polytechnic Institute and State University, Blacksburg, Virginia. 42. Katerina Gardikas, « Relief Work and Malaria in Greece… », art. cit., p. 502 ; Vine Miller, « The Anti-Malaria Campaign in Greece-1946 », art. cit., p. 197-204. 43. Daniel Wright, Report on the activities of the Sanitation Section of the Health Division UNRRA from November 1944 to December 1946, UNRRA Malaria and Sanitation 11-12, file Greece 22, box 35, PAG-4/4.2, UN Archives ; Sawyer Wilbur, « Achievements of UNRRA as an International Health Organization », American Journal of Public Health, no 37, 1947, p. 53-54 ; Grigorios Livadas, A brief review of malaria problem and malaria control activities in modern Greece, UNRRA, 2 November 1945, 5, file Greece 22, Malaria and Sanitation, box 35, PAG-4/4.2 ; Francis Hennessey, Historical Survey UNRRA Health Division F Region, Health Division Historical Survey, box 36, file Greece 39PAG-4/4.2, UN Archives. 44. UNRRA Daily News Digest, Office of Public Information, UNRRA Greece Mission, Friday 19 July 1946, UNRRA anti-malarial team withdraw from Crete, MS 1968-007, Box-folder 1:7, Greece, Post WWII, News Bulletins 1945-1948, Collection Daniel E. Wright Papers MS 1968-007, Special Collections, Virginia Polytechnic Institute and State University, Blacksburg, Virginia. 45. Id. 46. Daniel Wright, Letter to Smitie May 31, 1947…, op. cit. ; Close David, « The Reconstruction of a Right-Wing State », dans Close David (éd.), The Greek Civil War (1943-1950) : Studies of Polarization, Londres, Routledge, 1993, p. 157-169, 171. 47. Daniel Wright, Letter to Smitie May 31, 1947…, op. cit. 48. Daniel Wright, Letters to John Brown, 29 December 1947, MS 1968-007, Box-folder 1:4, Greece, Post WWII, Correspondence 1947-1948, Collection Daniel E. Wright Papers MS 1968-007, Special Collections, Virginia Polytechnic Institute and State University, Blacksburg, Virginia. 49. Daniel Wright, Letter to His Excellency the Minister of Hygiene, 3 September 1948, Letter to His Excellency the Minister of Hygiene, 7 September 1948, Letter to Dr. John Grant, Director for Europe, The Rockefeller Foundation, Paris, 2 September 1948, Letter to Dr. Strode, July 1948, MS 1968-007, Box- folder 1:4, Greece, Post WWII, Correspondence 1947-1948, Collection Daniel E. Wright Papers MS 1968-007, Special Collections, Virginia Polytechnic Institute and State University, Blacksburg, Virginia. 50. Paul Bierstein, Subject : Estimated DDT requirements for Public Health Programs in Greece (Fiscal Year 1948-1949), WHO, 20 August 1948, MS 1968-007, Box-folder 1:4, Greece, Post WWII, Correspondence 1947-1948, Collection Daniel E. Wright Papers MS 1968-007, Special Collections, Virginia Polytechnic Institute and State University, Blacksburg, Virginia ; Malaria Control Campaign Paper, World Health Organization-Greece Mission (20 August, 1948), MS 1968-007, Box- folder 1:4, Greece, Post WWII, Correspondence 1947-1948, Collection Daniel E. Wright Papers MS 1968-007, Special Collections, Virginia Polytechnic Institute and State University, Blacksburg, Virginia. 51. Malaria Control Campaign Paper, World Health Organization-Greece Mission (20 August, 1948)…, op. cit. 52. Correspondence, MS 1968-007, Box-folder 1:4, Greece, Post WWII, Correspondence 1947-1948, Collection Daniel E. Wright Papers MS 1968-007, Special Collections, Virginia Polytechnic Institute and State University, Blacksburg, Virginia. 53. WHO Summary of Estimated costs World Health Organization-Greece Mission (8 November, 1948), MS 1968-007, Box-folder 1:4, Greece, Post WWII, Correspondence 1947-1948, Collection Daniel E. Wright Papers MS 1968-007, Special Collections, Virginia Polytechnic Institute and State University, Blacksburg, Virginia.

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RÉSUMÉS

L’étude concerne le programme antimalarien de l’UNRRA (United Nations Relief and Réhabilitation Administration), un exemple de l’introduction des récents exploits médicaux Occidentaux en Grèce d’après guerre. Cette expédition sanitaire coïncide avec la période de la guerre civile grecque (1946-1949) et doit être étudiée dans le contexte diplomatique et géopolitique du début de la Guerre Froide. L’histoire des exploits importés de la médecine Occidentale, comme celui de l’introduction du miraculeux DDT dans la lutte antimalarienne en Grèce, peut être considérée comme un cas d’intervention humanitaire dans un pays souffrant. À l’époque, le pays était envahi par des tourments politiques et militaires. Les erreurs donc qui ont été commises en Grèce par le passé peuvent servir de leçons utiles pour organiser des futures campagnes sanitaires internationales et des actions humanitaires.

The study presents the antimalarial program of UNRRA (United Nations Relief and Rehabilitation Administration) as an example of the introduction of recent Western medical achievements in post-war Greece. The period of this sanitary expedition coincides with the Greek Civil War (1946-1949), and the case must be studied within the broader diplomatic and geopolitical context of the early Cold War. The story of the import of Western medical achievements, such as the introduction of the miraculous DDT in the Greek antimalarial struggle, is a case of a humanitarian intervention in a country under political and military turmoil. The mistakes of the past can provide useful lessons for the design of modern international health campaigns and humanitarian actions.

INDEX

Mots-clés : malaria, Grèce, UNRRA, politique, santé publique Keywords : malaria, Greece, UNRRA, politics, public health

AUTEURS

COSTAS TSIAMIS Costas Tsiamis M.D., Ph.D., Postdoctoral research fellow, Department of Microbiology, Medical School, National and Kapodistrian University of Athens, Greece.

DIMITRIOS ANOYATIS-PELÉ Dimitrios Anoyatis-Pelé est professeur de géographie historique à l’Université Ionienne, Corfou- Grèce.

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Au chevet des mondes musulmans – représentations héritées : l’infirmier dans les opérations mercenaires françaises du Yémen aux Comores (1963-1989)

Walter Bruyère-Ostells

1 Après l’épisode du Katanga en 1960, l’émergence des mercenaires sur la scène internationale trouve sa principale explication dans le cadre de la guerre froide. Ainsi les opérations mercenaires répondent-elles à une logique d’affrontements indirects entre les deux grands dans lesquels il s’agit de faire basculer de son côté les nombreux États créés à l’occasion des décolonisations. Le Moyen-Orient et l’Afrique sont des espaces régionaux particulièrement concernés. Parmi les opérations mercenaires significatives, il s’agira ici de développer le cas du Yémen et des Comores qui ne comptent quasiment que des musulmans dans la population autochtone. Au Yémen, les mercenaires entrent au service de la cause royaliste. Le 18 septembre 1962, l’imam Ahmad ben Yahya, roi zaydite, meurt. Son fils aîné, al-Badr, monte sur le trône mais est renversé par de jeunes officiers nassériens qui donnent naissance à la République Arabe du Yémen (également désignée sous le nom de Yémen du Nord). Aux Comores, les mercenaires font une première intervention en faveur d’Ali Soilih en 1975 puis le renversent en 1978 au profit d’Ahmed Abdallah dont ils forment les cadres de la Garde présidentielle jusqu’en 1989.

2 Le développement de ce mercenariat français s’inscrit également dans le cadre de la décolonisation. Le choix gaullien de mettre fin à la puissance coloniale pour une autre forme de rayonnement international heurte de nombreux militaires qui vont constituer le principal vivier de recrutement du mercenariat français au début des années 1960. Vitupérant contre le renoncement gaullien, ces hommes veulent encore croire que le maintien de la tutelle européenne coloniale et anticommuniste est légitime. C’est le principal moteur de leur engagement dans des conflits au Moyen-

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Orient et surtout en Afrique. Si leur culture politique en fait des héritiers de la pensée coloniale, il convient d’analyser les rapports qu’ils vont entretenir avec leurs interlocuteurs musulmans, commanditaires (au moins secondaires) de leurs opérations et compagnons d’armes sur les théâtres de combat. L’infirmier mercenaire est une figure qu’il s’agira plus particulièrement d’interroger car il entretient un rapport particulier avec les autochtones. Dans le cadre des soins, sa démarche vis-à-vis des blessés musulmans de son camp est un indicateur pertinent. La posture adoptée par le soldat irrégulier renvoie aux représentations qu’il se fait de son rapport aux musulmans qui vivent dans les régions en cours de décolonisation. L’interrogation porte notamment sur les tensions entre un regard paternaliste, un peu arrogant vis-à- vis de populations qui étaient colonisées, et le regard plus confraternel du mercenaire qui a embrassé une cause locale liée au camp occidental dans la guerre froide. Dans le cas du Yémen, l’opposition entre royalistes et républicains nassériens recoupe largement celle entre zaydites et sunnites ; elle permet également de voir si la pluralité du monde musulman entre en considération dans les représentations des mercenaires. À travers la question des soins, il s’agit donc d’interroger ici les rapports et les représentations qu’entretiennent les mercenaires sur les populations musulmanes avec lesquelles ils vont être en contact et pour certaines d’entre elles qu’ils vont défendre par la voie des armes (voire adopter certains codes sociaux et se fondre dans les notabilités locales aux Comores). Pour ce faire, la mise en place d’un infirmier dans des équipes mercenaires doit être recontextualisée en lien avec les modalités de leurs interventions militaires avant de se pencher sur les interactions entre ces infirmiers et les populations musulmanes non-combattantes.

L’infirmier mercenaire, une nécessité pour des opérations non sécurisées dans des milieux naturels difficiles

3 Chassés de Sanaa en 1962, les troupes du royaume mutawakkilite du Yémen tentent de reconquérir le pouvoir. La guerre civile qui éclate va se prolonger durant près d’une décennie. Les partisans d’al-Badr peuvent compter sur l’appui logistique et financier de la Jordanie mais surtout de l’Arabie Saoudite et de la Grande-Bretagne, installée au sud du Yémen (Aden notamment). C’est par l’intermédiaire de ces appuis extérieurs que les royalistes font appel aux mercenaires français1. Ils vont combattre plus d’un an et demi aux côtés des zaydites, de l’été 1963 à 1965. L’équipe d’une trentaine d’hommes sous les ordres de Bob Denard et Tony de Saint-Paul compte officiellement un infirmier2.

Prendre en charge les blessures de guerre sans évacuation sanitaire aisée

4 Par définition, les opérations de mercenaires ne bénéficient pas du même soutien logistique que des forces régulières ; elles se font par ailleurs sur des espaces particulièrement exposés. Pour éviter les pertes, la formation aux soins d’urgence est donc plus particulièrement nécessaire pour ces combattants irréguliers. Les équipes mercenaires sont régies par les mêmes logiques que les sections de Légion étrangère au sein desquelles il y a toujours un soldat qui a été formé aux soins infirmiers. Par ailleurs, au Yémen (mais encore en Angola en 1976 ou au Tchad dans les années 1980),

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les conditions de vie précaires sont extrêmement difficiles, comme l’écrit Bob Denard à Mobutu en 1964 : Les conditions de vie sont loin de celles que nous avons connues et que ceux qui vous servent connaissent. Nous vivons dans des montagnes arides et désertiques, dans des conditions physiques très dures […]. Les moyens de transport n’existent pas. Nous ne pouvons nous déplacer qu’à pied ou à dos de chameau […]. Nous ne sommes rattachés à la civilisation que par radio3.

5 La rudesse du climat et la nourriture sont d’ailleurs sources de problèmes physiques pour l’équipe déployée. Miné par le paludisme, l’une des principales figures du groupe, l’aviateur Roger Bracco, passe ses nuits à claquer des dents4. Au final, « la situation sanitaire était épouvantable » confesse Bob Denard pour évoquer l’année 1963. Deux médecins suisses, hasardés dans le Djouf, jugent impossible d’y faire fonctionner un hôpital de campagne et se replient sur Nedjrane5.

6 Pour cette difficulté bien identifiée avant le départ, Charles Gardien est retenu parmi les hommes qu’il emmène au Yémen. Bob Denard a fait sa connaissance au Katanga. Ce Belge a fait des études de pharmacie avant de rejoindre l’armée puis de devenir mercenaire. Au Yémen, Charles Gardien est le prescripteur auprès de l’équipe pour tous les gestes d’hygiène élémentaires. Il assure les commandes en médicaments lorsque les mercenaires reçoivent leur logistique de l’étranger (de l’Arabie Saoudite voisine la plupart du temps) : sa commande « ravitaillement hôpital » pour dix pièces d’or est, par exemple, notée par Bob Denard dans son journal le 8 juillet 19646. L’approvisionnement en médicaments est un sujet régulièrement abordé dans le journal de campagne7. Après une attaque aérienne sur la grotte dans laquelle se trouvent les mercenaires avec le prince Mohammed Ben Hussein, Gardien apporte les premiers secours aux victimes zaydites comme mercenaires. Blessé, le prince fait le choix de s’éloigner du front et d’être pris en charge à l’hôpital de Djeddah en Arabie Saoudite, ses hommes demeurent sur place. Ils peuvent évacuer à l’arrière du front mais toujours dans les montagnes quand c’est nécessaire. Le 7 juin 1964, les mercenaires notent : Rien reçu de l’amiral [surnom de Gardien, l’infirmier] pour soigner les blessés. Quelques-uns d’entre eux, les plus touchés, ont été évacués sur Gerbet-Attal où se trouve l’amiral. Les seuls blessés qui sont ici ne sont que légèrement touchés8.

7 Les mercenaires, les premiers secours sont également prodigués sur place. Lorsque cela est possible, notamment par crainte de complications liées à des infections, ils sont examinés par des médecins9. Blessé à la main, Guy Maury se rend à Wadi al Uqq à la frontière avec l’Arabie Saoudite dans la province de Sa’dah où a été installé un hôpital de la Croix-Rouge. Finalement, le mercenaire bénéficie d’un système de soins semblables à ceux des chefs locaux : seuls les premiers secours sont faits sur place avant évacuation vers une structure hospitalière.

8 Ainsi le soignant mercenaire est d’abord une fonction conçue pour se porter au chevet de ses camarades de combat. Comme ces hommes se battent au service de mouvements ou d’États arabes ou africains, ils sont amenés à également prendre en charge dans des accrochages des hommes de leurs commanditaires. Dans l’épisode de l’attaque évoquée plus haut, Gardien doit être assisté par ses compagnons : […] les mercenaires qui savent tout, nous dit Bob Denard avec emphase, savent aussi soigner. Un Yéménite blessé est l’un des leurs, un frère en combat. Et les mains de ces frères s’accrochent à eux10.

9 Les mercenaires tentent de prendre en charge les combattants zaydites :

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Notre stock de morphine est vite épuisé. Les hommes les plus gravement atteints n’ont que leur courage pour lutter contre la douleur. Quant aux blessés légers, ils luttent contre le mal en mâchant du qât11.

Des compagnons d’armes confrontés à la mort

10 Dans cette phase critique, les différences culturelles s’effacent au nom de la fraternité des armes. La communauté militaire est alors un lien plus puissant que tout autre. Les mercenaires n’affichent aucune condamnation, aucun mépris pour les rituels qui accompagnent les morts chez les zaydites. À plusieurs reprises, ils montrent une connaissance, même rudimentaire, de pratiques et rites musulmans, chiites comme sunnites. Bob Denard signale « l’ordre d’enterrer les morts, en écourtant le rituel zaydite […]. Les survivants ne manifestent pas de tristesse : les guerriers morts au combat ont droit à la félicité éternelle promise par le Prophète »12. Ces codes locaux sont des éléments de contexte qu’il est nécessaire de prendre en compte pour une bonne conduite des opérations. Une partie des mercenaires n’y attachent sans doute pas davantage d’importance. A minima ne portent-ils pas de jugement. Cette attitude témoigne de l’effacement lors de l’expérience du feu du regard occidental porté sur l’oriental. L’identité partagée de combattants, de frères d’armes, est particulièrement forte chez les mercenaires français de la période en raison de la question du rapport à la mort et de l’abandon des cadavres.

11 En effet, soldat irrégulier, le mercenaire ne peut que rarement prétendre à une prise en charge de sa dépouille lorsqu’il meurt en opération. Quand il ne doit pas totalement disparaître pour ne pas laisser de preuve de son passage, le corps est enterré sur place. Au Yémen, l’un des chefs, Tony de Saint-Paul, est tué par un raid aérien égyptien. Ses compagnons l’enterrent avec les autres victimes de l’attaque. Le mercenaire occidental n’est donc pas traité différemment des combattants zaydites : « Tony de Saint-Paul est mis en terre aux côtés d’autres victimes de la guerre du désert »13. Non converti, le Français est enterré selon le rite musulman « dans une tombe orientée vers La Mecque »14. La fraternité d’armes fait que les mercenaires se fondent dans le groupe combattant pour la cause royaliste au Yémen. Les soins et le traitement des morts sont très peu différenciés entre Occidentaux et Yéménites. Toutefois, la durée de l’opération et le repli dans les montagnes du centre du pays amènent les mercenaires à également vivre au contact de la population.

L’infirmier mercenaire et les populations non- combattantes du monde musulman : s’intégrer et gagner la confiance des populations

12 Au Yémen, l’infirmier porte principalement secours aux blessés de guerre. Toutefois, en s’installant auprès du prince Ahmed dans le Djouf, les mercenaires sont également au contact des tribus fidèles à la dynastie. Ils ne vivent pas séparés des populations locales pendant leur séjour ; ils ne peuvent donc pas se permettre d’être rejetés par celles-ci s’ils souhaitent pouvoir accomplir leur travail en toute sérénité. Leur démarche d’apport d’une expertise au service de la cause zaydite explique l’hospitalité des populations dans les massifs montagneux où ils sont basés. Ils sont accueillis dans les villages en musique, partagent les repas des combattants, observent les activités des

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Yéménites… Parce qu’ils possèdent une pharmacie de secours et quelques gestes de bon sens, chacun des Français incarne la figure soignante pour les populations. Dans les notes prises pour préparer son ouvrage avec Pierre Lunel, Bob Denard écrit : Bob est pour eux Akim – docteur – comme tous ceux qui ont sur eux une aspirine ! Les miracles de la pénicilline et de la pommade ophtalmo le font même un peu sorcier15.

13 Cette relation faite par le mercenaire au journaliste montre combien, dans son esprit, la population yéménite le regardait comme l’incarnation d’un savoir supérieur, comme l’homme de la science occidentale.

14 À l’en croire, cette position largement usurpée l’a à la fois conforté dans son choix de « carrière » et amené à des réflexions personnelles sur la nature humaine : C’était vraiment la grande aventure, celle qui m’a le plus bouleversé. J’y ai mieux connu et mieux compris les hommes que nulle part ailleurs16.

15 Certes reconstruction mémorielle a posteriori, cette assertion reste surprenante quand on sait combien Bob Denard revendique, au moment où il écrit ces lignes, son attachement aux Comores où il vient de passer plus de dix ans. Ses liens avec l’Afrique, notamment le Congo où il a longuement combattu, au Katanga puis dans la forêt dense de l’Est du pays qui relève de l’aventure, semblent également minorés par son propos.

16 Certains mercenaires légitiment plus particulièrement leur action d’Occidentaux dans cette guerre civile en prodiguant ses soins à la population. Parmi eux, le prince Louis Honorat de Condé qui a fui la France en raison de son implication dans l’attentat du Petit-Clamart, est touché par les enfants aux yeux souvent purulents : Avant notre arrivée, la grande majorité des gosses de la montagne souffraient d’affections oculaires. Grâce à des rinçages fréquents à l’eau bouillie et à quelques gouttes de collyres administrées par le conjuré du Petit-Clamart, ils ont maintenant presque tous les yeux clairs17.

17 Un second, Tintin, également complice de Bastien-Thiry, se taille une solide réputation. Des Bédouins viennent à dos de chameau de plusieurs dizaines de kilomètres pour le consulter. Fait exceptionnel dans ce pays, même des femmes se laissent « ausculter » par le Français18. Ces hommes, qui n’ont de rôle d’infirmier au sein de la troupe, sont arrivés au Yémen pour avoir défié le pouvoir en revendiquant leur idéologie colonialiste. Or, en opération, ils se placent dans cette posture de soins pour les Yéménites, ce qui pourrait paraître paradoxal.

18 L’immersion des Français dans la population locale est nettement plus forte aux Comores en raison d’une installation durable des soldats de fortune français. Elle l’est sans doute en raison du profond dénuement de la population comorienne. Cette pauvreté creuse encore davantage l’écart entre le niveau des soins locaux et ceux prodigués par les Français en 1978. Venus d’Europe par bateau, les mercenaires français débarquent sur la Grande Comore et renversent Ali Soilih le 13 mai 1978 pour porter au pouvoir Ahmed Abdallah. Après avoir accédé au pouvoir en 1975, Ali Soilih a fait évoluer le pays vers le socialisme. L’accueil qui est réservé au « commando noir » dans les premières semaines qui suivent le coup d’État est fondateur dans l’esprit des mercenaires du contrat moral qu’ils passent avec la population. L’un d’eux, Michel Loiseau, se souvient avoir eu « l’impression d’être un officier FFI à la Libération »19. La moindre compétence est survalorisée par une population laissée pour compte ; Michel Loiseau prend comme exemple « Coco, notre aide cuisinier, [qui] est métamorphosé. J’ignorais qu’il était infirmier à la Légion. Il s’est dégoté une Land-Rover sur laquelle il a

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fait peindre une croix rouge […]. Il est devenu docteur Coco, aussi populaire chez les civils que chez les militaires »20.

19 Bob Denard connaît le même sentiment que lorsque les Yéménites le qualifient d’Akim. Dans tous les villages où ils pénètrent pour la première fois, le chef mercenaire est fêté en bienfaiteur : Pourrais-je l’oublier, cet aïeul qui lui embrassait les pieds, ou cet instituteur – un des premiers instituteurs comoriens, un très vieux – qui pleure, lui saute au cou et soudain se met à réciter un poème en français appris quand il était enfant 21?

20 Après l’épisode de la « libération » du pays et de son ancrage dans le bloc occidental garanti par la présence mercenaire, Bob Denard et ses hommes deviennent les cadres de la Garde présidentielle. Ils adossent le régime Abdallah à Paris mais aussi à l’Afrique du sud. Très rapidement, les mercenaires s’appuient sur Pretoria : ils font venir des « blocs opératoires, des médicaments, du plasma, du sérum », organisent quand cela est nécessaire « des évacuations sanitaires vers les hôpitaux de RSA »22.

21 Très rapidement, la Garde présidentielle est au cœur de nombreuses politiques publiques du régime d’Ahmed Abdallah. Plusieurs raisons l’expliquent. Dans un premier temps, il s’agit de faire accepter la présence des Français par la population et les notables comoriens. Avec le temps, l’idée que ces actions civiles de responsabilité régalienne demeurent largement dans le giron de la Garde présidentielle renvoie à la possibilité pour celle-ci de développer un discours antisubversif à travers les actions qu’on qualifie aujourd’hui de civilo-militaires. En ce sens, Bob Denard se fait l’héritier de la littérature contre-insurrectionnelle développée au moment de la guerre d’Algérie par Roger Trinquier, Charles Lacheroy ou d’autres. Dans un État où les moyens de transport sont très limités, les véhicules de la Garde présidentielle jouent un rôle majeur dans toute l’activité d’urgence. De la même façon, son camion-citerne qui ravitaille les villages à sec participe de la politique de salubrité du régime23. Enfin, disposant de moyens aériens, l’unité peut également être sollicitée pour des blessures nécessitant une évacuation rapide vers l’Afrique du sud ou par ses liens avec la France pour prendre en charge la maladie de notables de l’archipel nécessitant des médicaments de nouvelle génération24.

22 Pourtant, ces hommes sont très largement issus des milieux de l’Algérie française, ou plus globalement du nationalisme et des courants opposés à la décolonisation. L’attention qu’ils portent aux conditions sanitaires de la population comorienne s’explique en partie par le contexte. C’est pourquoi les représentations de ces soignants particuliers ne correspondent pas à une démarche humanitaire qu’on voit se dessiner au même moment sur les théâtres d’opération (les mercenaires croisent les French Doctors au Biafra mais aussi la Croix-Rouge au Yémen notamment). Aux Comores, les mercenaires s’inscrivent notamment dans une logique de domination qui nécessite d’obtenir le calme, sinon l’adhésion, au sein de la population. Cela passe notamment par une propagande sur le rôle de la Garde présidentielle dans le développement du niveau de vie des Comoriens. Toutefois, l’explication par l’efficience militaire, le pragmatisme ou la solidarité au front ne sont pas suffisantes pour expliquer l’attitude des mercenaires.

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Le mercenaire au chevet de populations musulmanes du « Tiers-Monde » : des représentations héritées d’un monde en voie de disparition

23 Hormis la camaraderie du feu, le regard confraternel du mercenaire, aussi bien dans le récit de Denard que dans les brefs comptes rendus sur les opérations ou dans sa description au quotidien du contact avec les Yéménites, laisse place à un registre et un lexique beaucoup plus explicite sur leur sentiment de supériorité. Les descriptions renvoient aux stéréotypes développés dans le cadre colonial ; les zaydites sont de « rudes guerriers » dans un pays « féodal », dans la « sauvagerie des montagnes », le Yémen est frappé par « un double démon de l’indiscipline et de la vénalité »… Malgré la camaraderie affichée, et réelle sur le terrain, les représentations des mercenaires sont confortées par l’impression que leur supériorité est une idée partagée : […] les malades des villages environnants tiennent les toubibs mercenaires pour sorciers et les consultent pour une blessure ou… un transistor défectueux25.

24 Le regard porté sur les Comoriens est identique, à la fois empreinte d’une réelle empathie – une proportion très significative d’entre eux va se marier à des Comoriennes et épouser les coutumes locales – sans être dénué d’une forme de condescendance. Un audit commandé par la Garde présidentielle au début de l’année 1980 résume bien la pensée des mercenaires : Les programmes politiques et économiques [du gouvernement] sont mal définis, dans un pays où la magouille, les passe-droits et le favoritisme politique se développent de façon incontrôlée et mènent immanquablement à la misère26.

25 Il légitime l’intervention de la Garde présidentielle dans tous les domaines de l’action publique, notamment de la santé, au cours des années 1980, comme cela a été rapidement évoqué précédemment.

26 En fait, les mercenaires se perçoivent avant tout comme des aventuriers modernes. La forme de respect et d’empathie pour les combattants yéménites qui est affichée s’inscrit dans la logique qui veut que « les vrais aventuriers se prennent au jeu, s’habillent en robe ceinturée, portent poignard et, parfois, barbe et cheveux longs »27. À l’heure où le monde arabe, à l’instar d’un Nasser, entre de plain-pied dans les Relations Internationales et souhaite traiter d’égal à égal avec les puissances occidentales, le monde qui a fait rêver les mercenaires enfants est en train de disparaître. À cet égard, les montagnes yéménites constituent un des derniers espaces d’aventures conformes à cet imaginaire. Schoendorffer, Kipling ou Kessels sont les auteurs qu’ils citent le plus volontiers en entretien28. Les personnalités sulfureuses ou anticonformistes incarnent bien l’idéal des soldats de fortune. Lawrence d’Arabie se construit son propre destin et refuse les honneurs à son retour en Grande-Bretagne. Henri de Monfreid est également un rebelle ; il assume le statut réprouvé du contrebandier. Ce sont des figures tutélaires dans le premier XXe siècle pour les mercenaires.

27 L’un des mercenaires présent au Yémen, Jean Kay, se construit une carrière d’écrivain en parallèle de ses activités combattantes. Il plonge ses lecteurs dans cette atmosphère haute en couleurs aux limites des interdits. Il décrit un Orient à la fois envoûtant, mystérieux et dépendant du savoir et des compétences occidentales dans son roman largement autobiographique L’arme au cœur. Lui aussi est plein d’empathie pour les différentes populations auxquelles il va être mêlé, souhaite réellement leur bien-être.

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En 1971, lorsqu’à Orly il prend en otages les passagers d’un vol de la Pakistan International Airlines, ses revendications en faveur du Bangladesh, en lutte pour l’indépendance, portent principalement sur la fourniture de matériel médical et de médicaments29. On pourrait appliquer à ces hommes la remarque de Sylvain Venayre pour qui « la mystique moderne de l’aventure fut une réaction nostalgique à la transformation supposée de l’espace mondial »30.

28 Cette mystique de l’aventure est nourrie de lectures. L’orientalisme a probablement beaucoup influencé ces hommes. Leur approche du monde musulman est baignée par toute une tradition qui prend racine dans le XIXe siècle. Les générations précédentes avaient bâti l’empire colonial ; elles étaient des représentants des Lumières diffusés vers le monde musulman, comme l’incarnent les savants qui accompagnent Bonaparte en Égypte à la fin du XVIIIe siècle. Les mercenaires en opération au Yémen ou installés aux Comores reproduisent les schémas des générations qui sont implicitement leurs modèles ; ils s’habillent selon la mode locale, ils se mêlent à la population, ils se convertissent mais dans une logique impérialiste.

29 Après son débarquement aux Comores, Denard se perçoit comme un nouveau Bonaparte arrivant en Égypte. Dans les premières semaines, il adopte le nom local de Saïd Mustapha M’Hadjou et se prête aux coutumes locales : A M’Béni […] l’ancêtre me tend ce qu’il confectionne pour moi depuis le 13 mai : un habit comorien de notable, de chef, une grande cape verte brodée d’or […] et aussi, symbole de la puissance, une canne sculptée. Saïd Mustapha M’Hadjou s’habille, tient le vieux par la main. Les cris, les tambourins, les prières s’accentuent tandis qu’on s’achemine vers la mosquée31.

30 Une large partie des mercenaires adopte la même attitude. Dans ses mémoires, Patrick Ollivier résume bien cette sensation du passeur du savoir occidental vers ce monde musulman déshérité ; dans l’esprit des hommes de la Garde présidentielle, ils ont vocation à être les bâtisseurs d’un État développé conforme au modèle occidental : Malgré ce qui peut être dit ici ou là, les mercenaires qui s’engageaient en Afrique dans les décennies passées avaient pour la plupart un goût de l’aventure et des grands espaces ne relevant pas de la simple passion pour le combat ; pour certains, un réel désir de construire quelque chose sur place, dépassant la volonté de la guerre pour la guerre32.

31 Des soins apportés par l’infirmier en opération, les mercenaires passent à une Garde présidentielle qui joue un rôle dans le système de soins comoriens. Perdue de vue avec le temps ou rendue inutile par le contrôle suffisamment solide de la population, leur intention initiale comporte des programmes structurels qui, s’ils avaient été réalisés, en auraient effectivement fait des passeurs durables de la science médicale dans l’archipel. Parmi les nombreux projets de développement avec des investisseurs occidentaux restés dans les cartons de la Garde présidentielle, de longues négociations avec des entreprises allemandes doivent aboutir à l’implantation d’une entreprise pharmaceutique. Le dossier n’aboutira jamais33.

32 Au-delà des enjeux géopolitiques des interventions mercenaires françaises dans le monde musulman, l’infirmier occupe une place centrale au sein du groupe combattant. Il est recruté d’abord pour des raisons opérationnelles, mettant en œuvre un savoir rudimentaire nécessaire dans les conditions sanitaires mais aussi anthropologiques (question de la mort et du sort des dépouilles des hommes tués au combat) de ces opérations. Le mercenaire infirmier s’avère également un outil pour amadouer les populations locales, quand il s’agit d’être adopté rapidement dans un groupe

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combattant. Surévalué par rapport à son expertise réelle, l’infirmier entretient un rapport hiérarchique avec les populations par la délivrance de médicaments dans des régions reculées ou sous-équipées. C’est pourquoi Bob Denard conservera un souvenir particulier de l’expérience yéménite. Dans le cas des Comores, c’est-à-dire d’une implantation durable des mercenaires parmi une population musulmane, les soins sont un instrument de domination plus marquée. Le travail fait sur les infrastructures alimente la propagande du régime et singulièrement à la mise en valeur du rôle de la Garde présidentielle. Il permet aux mercenaires d’installer une dépendance des populations et du régime, en prenant en main les « urgences » là encore dans les coins les plus reculés (surtout dans la configuration archipelaire des Comores). On observe surtout que la question des soins entretient chez les combattants occidentaux un système de représentations sur la figure de l’aventurier occidental au contact et au secours de populations démunies. Le mercenaire se vit un peu comme le dernier représentant de cette lignée d’Occidentaux partis apporter la civilisation à l’Orient malade. Plus que le sentiment que cette pseudo-expertise pourrait permettre aux communistes d’attirer à eux des peuples sous-éduqués, il s’agit aussi bien d’une nostalgie de l’époque coloniale.

NOTES

1. En réalité les anglophones sous contrôle du MI 6 sont majoritaires mais ne seront pas pris en compte dans cette présentation. 2. Walter Bruyère-Ostells, Dans l’ombre de Bob Denard. Les mercenaires français de 1960 à 1989, Paris, Nouveau Monde éditions, 2014. 3. Lettre du 1er décembre 1964 de Bob Denard à Mobutu (archives privées Bob Denard, carton 78). 4. Bob Denard, Corsaire de la République, Paris, Robert Laffont, 1998. 5. Pierre Lunel, Bob Denard. Le roi de fortune, Paris, Éditions n°1, 1991. 6. Un journal de campagne est tenu par un des mercenaires de l’équipe ; il prend en note à la main les événements de chaque journée sur des agendas offerts par une banque (Archives privées Bob Denard, carton 78). 7. Id. 8. Journal de campagne, 7 juin 1964 (archives privées Bob Denard, carton 78). 9. Id. 10. Pierre Lunel, Bob Denard…, op. cit., p. 243. 11. Bob Denard, Corsaire de la République, op. cit., p. 159. 12. Ibid., p. 159. 13. Ibid., p. 162. 14. Id. 15. Interviews préparatoires à l’ouvrage Bob Denard le roi de fortune (Archives privées Bob Denard, carton 78). 16. Id. 17. Bob Denard, Corsaire de la République, op. cit., p. 167. 18. Entretien avec Villeneuve, mercenaire aux Comores dont le père a fait partie de l’équipe déployée au Yémen, le 20 juillet 2012.

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19. Michel Loiseau, Mémoires inédits de Bosco, mémoire dactylographié, 12 chapitres. Ce manuscrit inédit comporte plusieurs versions de certains chapitres. C’est pourquoi nous avons fait le choix de ne pas indiquer de numérotation de pages. 20. Id. 21. Pierre Lunel, Bob Denard…, op. cit., p. 528. 22. Ibid., p. 530. 23. Archives privées Bob Denard, carton 33. 24. Archives privées Bob Denard, dossier service de santé de la Garde présidentielle, carton 32. 25. Pierre Lunel, Bob Denard…, op. cit., p. 245. 26. Audit de la Garde effectué à la demande de Bob Denard par le lieutenant-colonel François au cours du premier trimestre 1980 (document de 22 pages, dactylographié, non daté, non signé), Archives privées Bob Denard, carton 58. 27. Pierre Lunel, Bob Denard…, op. cit., p. 236. 28. Dans les 15 entretiens menés avec des mercenaires des générations suivant celle qui sert au Yémen mais particulièrement concernée par la période de la Garde présidentielle comorienne (14 d’entre eux). 29. « Un pur, un dur… », Le Monde, 6 décembre 1971. 30. Sylvain Venayre, « chapitre 3 : La virilité ambiguë de l’aventurier », dans Jean-Jacques Courtine (dir.), Histoire de la virilité. Tome 3 : la virilité en crise ? XXe-XXIe siècles, op. cit., p. 349. 31. Citations de Bob Denard, Corsaire de la République, op. cit., p. 529. 32. « Mercenaires et volontaires », Le petit crapouillot, op. cit., p. 44. 33. Rapport du commandant Charles du 16 juin 1979, Archives privées Bob Denard, carton 42.

RÉSUMÉS

L’infirmier occupe une place centrale au sein d’une équipe mercenaire. Il est prioritairement recruté pour assurer les soins d’urgence aux combattants, mercenaires et musulmans aux côtés desquels il combat. Malgré un savoir rudimentaire, le mercenaire infirmier s’avère également un outil pour amadouer les populations locales. Surévalué par rapport à son expertise réelle, l’infirmier entretient un rapport hiérarchique de type paternaliste avec les populations par la délivrance de médicaments dans des régions reculées ou sous-équipées. Il prolonge ainsi chez les mercenaires occidentaux un système de représentations sur la figure de l’aventurier occidental au contact et au secours de populations démunies.

Male nurses play a central part in mercenary teams. They are recruited first and foremost to provide emergency care to the fighters, mercenaries and Muslins they fight along. Despite their rudimentary knowledge, mercenary nurses are also used to develop friendly relations with local people. Although their expertise is overrated, nurses maintain paternalistic relations with the populations by dispensing medicine in under-equipped areas. These nurses thus contribute to perpetuating representations of the figure of the Western adventurer who lives with and supports deprived populations.

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INDEX

Mots-clés : mercenaires, musulmans, infirmier, blessures de guerre, soins aux populations, représentations néo-coloniales Keywords : mercenaries, muslims, male nurse, war wounds, healthcare services, neo-colonial representations

AUTEUR

WALTER BRUYÈRE-OSTELLS Walter Bruyère-Ostells est professeur des Universités en histoire contemporaine (IEP d’Aix-en- Provence / CHERPA).

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Notes et travaux de recherches

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Carceri Senatorie : entre les murs des prisons niçoises durant la Restauration Sarde

Aline Martinet

1 La prison est un lieu d’enfermement historiquement ancien et pénalement récent. Elle est, durant l’Antiquité et le Moyen Âge, le lieu de l’incarcération préalable à la sentence et permet la « prise de corps » de l’accusé. Elle s’affirme à partir de la Révolution comme l’enceinte de la peine privative de liberté pour les condamnés1 ; sous l’impulsion des juristes et philosophes du XVIIIe siècle, une hiérarchisation des actes punissables aboutit à un classement des peines dans le Code Pénal de 17912. Celui de 1810 consacre la prison comme une peine principale et conserve la peine de mort comme une peine capitale3 : désormais la prison ne peut exister sans la loi, elle n’est plus un lieu d’arbitraire et donne la possibilité de punir en modulant la durée de l’enfermement selon la gravité des actes. Pour être digne du respect des Droits de l’Homme, la peine carcérale est, tout au long du XIXe siècle, l’objet d’une réflexion globale sur les modalités d’enfermement4.

2 À Nice, les systèmes judiciaires et pénitentiaires sont bouleversés par la Révolution qui balaye les Royales Constitutions de 1770 établies par la monarchie piémontaise5. Les prisons sénatoriales (carceri senatorie), construites au XVIIIe siècle et situées au pied de la colline du château, deviennent à partir de 1792, avec l’arrivée des révolutionnaires français, une maison de justice. Insuffisantes pour enfermer une population carcérale nombreuse, elles sont complétées par une maison d’arrêt, installée dans l’ancien couvent des Jésuites, et par une maison de correction située au port de Nice, destinée à l’enfermement des militaires6. À la fin de l’Empire, la souveraineté des États du Piémont est rétablie dans le comté de Nice et l’édit du 21 mai 1814 restaure les institutions sardes de l’Ancien Régime. La législation française disparaît et le Sénat de Nice reprend ses activités dans son palais d’origine, retrouve ses compétences judiciaires à la tête des juridictions de la province, juge les causes civiles et pénales, les affaires criminelles et correctionnelles relevant de l’appel, les affaires commerciales, les crimes et les délits militaires ; ses compétences sont également politiques, il entérine les édits royaux, peut

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faire valoir son droit de remontrance, enfin il dispose d’attributions religieuses pour les crimes commis par les laïcs7. Le Sénat juge en dernier ressort jusqu’en 1847, date de la création de la cour de cassation à Turin.

3 Avec le changement de souveraineté, les prisons de Nice ne sont plus placées sous l’autorité préfectorale, dépendante du ministère de l’Intérieur, mais elles repassent sous la gestion directe du Sénat. Les prisons sénatoriales s’insèrent désormais dans le système pénitentiaire piémontais qui est lui-même influencé par les modèles français, européen et américain. Comment l’autorité piémontaise se restaure-t-elle dans les prisons de Nice après l’intermède français ? Et comment les modèles pénitentiaires exogènes sont-ils adaptés dans l’établissement carcéral niçois ? Enfin, de quelle manière ces prisons sénatoriales répondent-elles aux attentes sociales en développant un cadre répressif devenant de plus en plus normatif ? Vouées à enfermer, à punir et à corriger, les prisons sénatoriales de Nice appliquent une peine spatialisée dans un bâtiment ancien qui tente d’être amélioré afin de respecter les avancées internationales en matière carcérale.

Des murs pour enfermer

4 À partir des années 1820 les souverains piémontais réforment timidement le fonctionnement des prisons et leur répartition8. Avec l’avènement de Charles Albert en 1831 s’amorce une modernisation des institutions judiciaires et carcérales. La vaste entreprise de codification qui s’étoffe jusqu’aux années 1840 nécessite de nouvelles infrastructures pénitentiaires9. Sous l’influence des réformateurs européens, les juristes Italiens entreprennent de transformer la prison en une institution capable de rééduquer civilement et de réinsérer des détenus dans la société10. En 1833, l’inspecteur général des prisons françaises, Charles Lucas, visite les établissements pénitentiaires du Piémont : la réforme carcérale n’étant qu’à son début, il recommande une séparation des différentes catégories de détenus dans des établissements distincts11. Faute de moyens, les ministres de l’Intérieur qui se succèdent rénovent les édifices existants de Turin, Saluzzo et Pallanza, ils centralisent la gestion de l’administration pénitentiaire et instituent, dans les prisons centrales, le système d’Auburn qui sépare les prisonniers la nuit et les réunit dans les ateliers de travail le jour12. La réforme carcérale s’attèle également aux prisons judiciaires du royaume, dénoncées comme insuffisantes, et dont la rénovation doit suivre celle du modèle turinois. À Nice, les prisons sénatoriales n’échappent pas à cette entreprise de modernisation.

Les prisons dans la ville

5 Les prisons sénatoriales sont construites dans la première moitié du XVIIIe siècle à côté du palais du Sénat, leur tribunal13. Elles se trouvent en pleine ville, au pied de la colline du château, et dans le voisinage immédiat du tribunal. En 1837, l’ingénieur en chef de la circonscription de Nice, Paolo Gardon, dresse les plans de l’établissement afin d’exposer à l’Azienda Economica dell’Interno le projet d’agrandissement du bâtiment, et réalise les plans de l’édifice carcéral qui enferme les prisonniers niçois jusqu’à sa fermeture en 1887. De nombreuses planches présentent les prisons sous toutes leurs formes, des plans en coupe et des plans par niveaux révèlent leur organisation et leur implantation dans le quartier14. Deux accès permettent d’entrer dans le bâtiment, l’entrée principale

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se trouvant dans la rue de l’Ancien Sénat, et une communication interne entre le tribunal et ses prisons. Les prévenus et condamnés ne passent pas par la rue mais ils sont conduits directement dans les quartiers de détention par un dédale de couloirs et d’escaliers reliant le lieu du jugement à celui de son exécution.

Les prisons sénatoriales dans la ville 15

Légende du détail du plan : 1. Prisons sénatoriales 2. Palais du Sénat Royal 3. Chapelle royale 4. Pêcherie 5. Chapelle de San Giacomo 6. Paroisse de San Giacomo 7. Chapelle de la Santa Croce 8. Couvent des Sœurs la Visitation 15. Cathédrale Santa Reparata 16. Palais Épiscopal 17. Palais Royal 18. Chapelle de la Miséricorde

6 Dépourvues d’enceinte, les prisons sénatoriales ont cependant un chemin de ronde qui longe les pentes abruptes de la colline du château à l’Est16 ; de l’autre côté, sur la façade ouest, seule la rue de l’Ancien Sénat conduisant à celle du Malonat éloigne un peu le bâtiment carcéral des immeubles d’en face. La proximité est totale et les risques sanitaires sont maximum en cas d’épidémie dans la prison. Cette géographie carcérale impose dès lors aux autorités une surveillance de la population détenue afin d’éviter toute prolifération des maladies en interne et tout danger de contagion au reste de la ville. Dès 1823, des travaux pour répondre à l’augmentation de la population carcérale17 sont entrepris à l’initiative du Sénat, qui administre directement le service des prisons.

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7 Durant toute la période de la Restauration les prisons font l’objet de réformes administratives impulsées par les autorités turinoises. Le ministère de l’Intérieur, qui a en charge l’administration pénitentiaire, impose aux Sénats et aux Intendants des visites régulières dans les prisons relevant de leur autorité18. À Nice, un inspecteur des prisons, placé sous l’autorité de l’avocat fiscal général, est désigné par le président du Sénat. Il doit visiter une fois par semaine les quartiers de détention, contrôler l’état sanitaire des prisonniers et la nourriture qui leur est distribuée ; à l’issue de sa visite, il rédige un rapport dans lesquels il expose les requêtes des détenus19. Les services de l’Intendance doivent également assurer des visites mensuelles pour répondre aux besoins matériels de l’établissement. C’est à eux que revient la gestion financière des prisons de la Province, le versement des salaires des gardiens, l’adjudication des contrats avec les fournisseurs et la réalisation des devis pour les travaux20.

8 L’avocat fiscal général présente l’édifice carcéral comme pouvant enfermer de manière sûre et saine environ une centaine de détenus : il vante un établissement spacieux, bien agencé, suffisamment ensoleillé et ventilé pour être à l’abri des maladies. Son organisation interne permet de séparer les hommes des femmes et d’isoler des prévenus dans la cellule du segreto 21. Pourtant, derrière cette clôture carcérale idyllique, se dissimule un établissement étroit et surpeuplé.

9 Dès 1830, des travaux sont réalisés en urgence pour faire face à l’encombrement des prisons sénatoriales qui enferment alors le double de leurs capacités. Dans la promiscuité la plus totale et dans la chaleur de l’été s’entassent 148 individus22. Cette surpopulation occasionne des dégâts et l’inspecteur des prisons s’inquiète des détenus qui démolissent les planchers et souligne surtout les problèmes d’hygiène liés au manque de seaux servant à évacuer les immondices et permettant de distribuer de l’eau propre dans les chambres de détention. Le médecin des prisons, le docteur Richelmi, se rend alors sur place avec l’inspecteur du génie civil23 : ils alertent les autorités sur les risques sanitaires, la nourriture des détenus apparaît saine mais il manque des couvertures, des draps et des paillasses pour tout le monde.

10 Les chambres de détention voûtées, de trois mètres de large par quatre mètres de long, enferment en moyenne continuellement huit personnes, ce qui occasionne un « air méphitique » : le médecin recommande un ménage plus régulier et des fumigations pour assainir l’air ambiant. Le linge des prisonniers n’est lavé qu’une fois par mois, ce qui est trop peu selon lui, et il prescrit des lessives tous les quinze jours, ainsi qu’un seau d’eau quotidien pour que les reclus puissent se laver le visage, les mains et les pieds. Malgré ces mesures destinées à éviter une épidémie, « che Dio non voglia », il convient impérativement de faire diminuer d’un tiers le nombre des prisonniers dans les chambres en procédant provisoirement à un transfert des prévenus et des mineurs vers un autre local. L’urgence sanitaire pousse les autorités à aménager un espace de détention dans le palais du Sénat comprenant un nouvel escalier et des salles de détention pour les prévenus et les détenus condamnés à des courtes peines24.

11 Ce premier agrandissement ne suffisant pas, en 1837, les plans de l’ingénieur Paolo Gardon projettent des travaux dans la cour de l’établissement pour y établir un corps de garde et une infirmerie à l’étage. Le corps de garde qui se trouvait au fond de la cour est déplacé devant la porte de la prison afin de contrôler et sécuriser les entrées et sorties de l’établissement25.

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Cinq étages de détention

12 Le bâtiment carcéral, de 18,75 mètres de long par 16 mètres de large, est séparé du palais du Sénat par une cour d’environ 180 m². Depuis la cour, on accède au rez-de- chaussée de la prison où se trouvent deux chambres de 15 m2 dans lesquelles une dizaine de détenus peuvent être installés. Considérées comme trop humides et malsaines, ces pièces sont régulièrement condamnées selon l’affluence de la population carcérale. La cellule du segreto, implantée au cœur de l’édifice, est au fond du couloir. Cette pièce, de cinq mètres de long par deux mètres de large, est dépourvue de fenêtre, mais dotée d’une petite lucarne grillagée qui laisse passer une faible lueur. Une seconde ouverture est percée en 1823 pour ventiler et aérer l’étroite geôle ; la même année, son sol en terre battue est bitumé pour limiter la boue et l’humidité. Les murs de 80 centimètres d’épaisseur sont en pierre de taille et empêchent tout contact avec l’extérieur. Une lourde porte de mélèze, doublée et ferrée, achève d’emmurer le prisonnier qui est ici tenu au secret. Le « but de cette mise au secret est d’empêcher le détenu de pouvoir mettre en place une défense, trouver un alibi ou demander à quelqu’un de mentir en sa faveur »26. Par sa configuration, le cachot est adapté à cet impératif judiciaire et le prisonnier ne peut entretenir aucun contact avec le dehors : l’épaisseur des murs et de la porte l’empêche d’être entendu des pièces environnantes27. Le prévenu isolé est entravé au mur par des chaînes : une grosse pierre rectangulaire se trouve au sol pour river les cadenas et seuls les juges peuvent autoriser le concierge à l’attacher ou à le détacher. Le concierge est l’unique personne à lui rendre visite au moins une fois par jour et deux fois par nuit ; il lui apporte sa ration alimentaire, de l’eau et enlève le seau d’immondices. Le règlement interdit au détenu d’avoir « de l’encre, ni écritoire, ni papier sans la permission de celui par-devant qui le procès s’instruit »28. À la différence d’une oubliette, le séjour du prévenu dans cette cellule est censé durer peu de temps car au-delà de huit jours, le concierge doit rappeler sa présence aux juges. Il a l’interdiction de déplacer le prisonnier vers une autre cellule sans leur autorisation29. La sévérité de cet enfermement est réglementé et les conditions de détention y sont étroitement stipulées, le concierge devant avertir les autorités au cas où le détenu tomberait malade « afin qu’il soit soigneusement visité et traité, et qu’il ne perde pas la vie par de trop grandes souffrances »30.

13 Au-dessus du segreto se trouvent cinq étages de détention, combles inclus. On accède aux étages par un escalier se trouvant à l’angle sud-ouest à côté de l’entrée du bâtiment ; à chaque niveau, un long couloir central voûté dessert quatre chambres de détention d’environ quinze mètres carrés prévues pour enfermer entre quatre et six personnes. Ces pièces se trouvent toutes à l’Est du bâtiment, face à la colline du château, afin de limiter les contacts avec l’extérieur. Les salles situées à l’Ouest donnent sur la rue et ne sont généralement pas destinées à la détention. Seul le premier étage comprend deux chambres aménagées pour accueillir les condamnés à des courtes peines correctionnelles. Le plan des étages supérieurs se calque sur celui du premier niveau. Les quatre chambres de détention du côté Est sont séparées des deux pièces à l’Ouest par un long corridor central. En 1829, une infirmerie est aménagée au deuxième étage pour soigner les hommes, tandis que celle des femmes est créée plus tard, en 1837, au-dessus du corps de garde. Au troisième, se trouve une salle destinée aux visites judiciaires dont le logement du gardien est adjacent. Son logement se complète au quatrième étage par une cuisine et une pièce pour sa famille.

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L’incarcération des femmes sous les toits

14 Le cinquième et dernier étage est destiné à l’enfermement des femmes prévenues ou condamnées. Moins nombreuses que les hommes, celles-ci doivent cependant endurer des conditions de détention plus difficiles car elles sont installées dans des chambres sous les toits, dépourvues de fenêtres. Ne pouvant tenir debout à cause de la pente de la toiture, l’architecte propose quelques aménagements en 1829 pour apporter un peu de confort aux recluses : le couloir central est alors transformé en une chambre de 12 mètres de long et de 2,6 mètres de large ; la pièce est divisée pour former des chambres de détention d’environ 16 m2. Sous les toits, le problème principal reste celui de l’aération et notamment de la chambre placée au centre du bâtiment, celle-ci est ainsi dotée de deux lucarnes lui apportant un peu d’air et de clarté31.

15 Ces chambres de détention sont en théorie prévues pour enfermer neuf femmes : or, la population pouvait être plus nombreuse, car les femmes étaient régulièrement accompagnées de leurs enfants. En mai 1830, aux douze femmes enfermées sous les toits s’ajoutent quatre nourrissons allaités par leurs mères32. Ils y subissent les mêmes conditions de détention, à savoir la promiscuité et l’absence d’hygiène. Les pièces adjacentes sont peu propices à l’incarcération car elles sont en soupente et on ne peut s’y tenir debout : elles servent de réserve pour ranger le mobilier, les paillasses, les couvertures ou les ordures. En 1829, l’architecte créé un couloir en élevant des cloisons dans la partie en soupente la plus haute et aménage également une mansarde dans les latrines pour permettre aux prisonnières de se tenir debout33.

16 En prison, peu d’investissements sont réalisés pour les femmes, puisqu’elles ne représentent qu’environ 9 % de la population carcérale dans les États du Piémont34. À partir des années 1820, les réformateurs piémontais commencent toutefois à se soucier de l’incarcération féminine, notamment sous l’impulsion de Giulia Falletti di Barolo Colbert. La marquise mène une large action de philanthropie visant à rééduquer les femmes déviantes par la religion et le travail et, en 1821, elle prend la direction de la prison des Forzate à Turin, qui est spécifiquement dédiée à l’enfermement féminin. À Nice, comme dans les autres prisons judiciaires du Piémont, les femmes sont seulement séparées des hommes en étant installées au dernier étage. Pourtant, les réformateurs pénitentiaires, comme Charles Lucas, insistent tous sur l’impérieuse nécessité de les placer dans des bâtiments distincts : selon lui, la séparation des individus des deux sexes ne dépendant que de cloisons ou de planchers ne pouvait pas empêcher les individus de communiquer35. L’inspecteur général des prisons du royaume de France recommande, dès 1836 dans son livre De la réforme des prisons, d’interdire les « communications entre les individus de sexe différent, et n’admettre ainsi que des femmes, dans les emplois destinés à la surveillance des détenues »36. À Nice, il faut attendre le règlement de 1851 pour que soit explicitement énoncée l’interdiction aux gardiens d’aller dans le quartier des femmes : seul le gardien chef sera alors autorisé à s’y rendre et surtout il devra veiller attentivement à ce qu’il n’existe aucune relation entre les gardiens et les femmes détenues37. Le statut de gardienne de prison se définit progressivement, la surveillance des femmes est longtemps confiée à l’épouse d’un gardien qui reçoit pour cette besogne « une gratification annuelle »38.

17 Les aménagements ponctuels et les petites améliorations apportées aux prisons sénatoriales de Nice révèlent l’insuffisance des moyens engagés pour moderniser les prisons judiciaires. La réforme pénitentiaire initiée par les autorités turinoises se

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consacre principalement aux prisons centrales destinées à la réclusion des condamnés de plus de deux ans. Pourtant, les réformateurs comme Ilarione Petitti di Roreto, estiment que ces prisons judiciaires sont à la base du système pénitentiaires. Elles n’ont pas seulement pour fonction de séparer les prévenus des condamnés, elles doivent aussi contribuer à réduire l’immoralité et corriger les détenus.

Punir et corriger

18 L’architecture carcérale se singularise par la nécessité de rétablir l’ordre social tout en punissant et en disciplinant les prisonniers. Durant la Révolution, les prisons sont aménagées dans des établissements religieux ; à Nice, le couvent des Jésuites devient dès lors une maison d’arrêt, ce qui contribue à associer le principe de l’enfermement à celui de l’expiation des fautes. La prison se mue par conséquent en un lieu de punition et de pénitence devant contraindre les détenus à se repentir et à se moraliser, et elle devient ainsi pénitentiaire. Sous l’influence des philanthropes et des hygiénistes européens des années 1820, de nombreuses prisons sont créées ou réorganisées en Europe, et l’architecture carcérale commence à se définir : elle ne doit plus seulement enfermer et empêcher les évasions, mais elle doit également punir, séparer et classer les détenus selon leurs actes délictueux ou criminels. Sa vocation est désormais de modifier les comportements déviants en remettant les individus dans le droit chemin, tout en leur transmettant des valeurs morales. Cette ambition donne lieu à une utopie pénitentiaire d’où découlent des nouvelles constructions : en 1829, l’ouvrage du Français Baltard sur l’architecture carcérale s’inspire des prisons européennes et propose des modèles architecturaux destinés à construire des établissements à la fois sains, fonctionnels et répressifs39. Faute de moyens, à Nice les prisons sénatoriales sont ponctuellement réparées et aménagées mais, malgré tout, l’influence de l’utopie pénitentiaire européenne se fait sentir tant au niveau des aménagements religieux que dans l’introduction des règles d’hygiène.

La religion pour expier et moraliser

19 Sous la Restauration Sarde, la religion occupe en prison une place incontournable, devant contribuer à l’affirmation de l’autorité royale. À l’occasion des fêtes religieuses, notamment celles de la Vierge Marie, les détenus condamnés pour des délits légers, comme les contrevenants aux gabelles, ont la possibilité de bénéficier d’une grâce royale. Hormis ces exceptions, les autres prisonniers sont pris en charge par l’aumônier du Sénat, Luigi Dandreis, qui célèbre la messe tous les dimanches et les jours de fête, et qui prodigue également les rudiments de l’instruction civique et de la morale40. Aux yeux des autorités, ce prêtre est un homme de confiance car il est resté loyal envers son souverain durant l’époque impériale en prenant le chemin de l’émigration41 ; en plus de ses qualités de professeur de grammaire au collège royal, il est décrit comme un « homme exemplaire » expliquant les Évangiles aux détenus qui sont toujours nombreux à profiter de ses conseils spirituels42. Il présente lui-même sa mission comme étant fondamentale pour permettre aux prisonniers d’entendre la « parole de Dieu » devant leur apporter un réconfort dans leur misère. En 1816, il devient officiellement cappellano des prisons et du Sénat, pour un revenu de 300 lires par an43.

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20 Rapidement, le nouvel aumônier souhaite apporter des améliorations à la chapelle de la prison : celle-ci est placée dans un des couloirs du bâtiment, toutes les pièces étant occupées soit pour la détention, soit pour les logements des gardiens, et il n’y a pas à proprement parler de local affecté à la religion jusqu’en 183044. Peu propice à guider les détenus vers Dieu, cette chapelle dans le couloir a besoin, selon l’aumônier, de quelques aménagements. Pour lui donner un peu de cérémonial, il demande un blanchiment des murs, le pavement du sol et réclame des réparations à l’unique fenêtre45 du couloir, qui ferme mal : l’air glacial y entre l’hiver, l’aération y est insuffisante et cela occasionne en saison estivale « de la puanteur et de la chaleur » à tout l’étage car on « y transpire et y sue » quand tous les détenus sont rassemblés. Il suggère aussi d’apporter de la lumière dans le couloir en faisant repeindre en jaune la moitié des murs afin d’améliorer l’état d’esprit des détenus qui viennent vers Dieu. Ces petits aménagements lui paraissent « nécessaires étant donné la tristesse de celui-ci en couleurs sombres »46.

21 À défaut d’une pièce pour célébrer le culte, la place du religieux en prison tient dans une armoire. Ornée en son centre d’une peinture de fleurs et d’une guirlande, le meuble renferme sur deux étagères les objets destinés à la messe ainsi qu’un tabernacle, une table et un marchepied en pierre. Le prêtre recense tous les ustensiles indispensables pour célébrer la messe dans le couloir de la prison : un crucifix, un calice au pied de laiton, une coupe avec sa soucoupe en argent et des burettes pour l’huile sainte, confèrent à la cérémonie son rituel sacré. Un missel, un pupitre pour la sainte lecture et une sonnette scandant le rythme de la messe constituent le matériel indispensable à l’office religieux. Le linge nécessaire à la célébration du culte comprend les vêtements du prêtre avec ses chemises, ses chasubles et ses étoles, mais également des nappes pour l’autel et de nombreuses serviettes en lin ; dix candélabres et deux petits chandeliers pour l’autel assurent l’éclairage ; huit vases ornés de fausses fleurs, quatre cadres représentant les scènes de l’Évangile en bois argenté et un cadre de la Sainte Vierge, achèvent de poser le décor de cette modeste chapelle carcérale47.

22 En 1830, le surnombre des détenus empêchant le rassemblement de tous les prisonniers dans le couloir donne lieu à l’échafaudage d’un projet visant à donner un peu plus de splendeur à la religion en prison48. Un plan prévoit la construction d’un petit édifice dans la cour contre le mur d’enceinte49, à savoir une chapelle extérieure en plan semi- circulaire, avec un large auvent sous lequel est abrité l’autel, qui surplombe la cour intérieure de quelques marches, afin d’être visible par tous les prisonniers. La modeste chapelle présente cependant l’inconvénient d’être en plein air, ce qui soulève le problème de la messe les jours d’intempéries. En 1841, des nouveaux travaux seront finalement engagés afin d’aménager une chapelle et une sacristie au quatrième étage, à la place du logement du gardien50 : le mur de séparation de l’habitation est abattu pour créer une grande pièce voûtée pouvant accueillir tous les prisonniers. L’autel est placé au fond, du côté Nord, et le petit réduit attenant devient une sacristie51. Juste à côté de l’autel, dans une alcôve, derrière un paravent muni d’une grille en fer et de lattes en bois horizontales, sont installées les femmes52 : ces persiennes leur permettent de voir l’autel et d’assister à la messe sans être vues par les hommes. Bien qu’elles demeurent invisibles, leur simple présence est dénoncée par les réformateurs qui considèrent ces aménagements comme incapables de contenir les communications et surtout l’imaginaire immoral des prisonniers.

23 L’importance de la place de la religion en prison se justifie par sa mission de pénitence carcérale des condamnés. Elle est fondamentale aux yeux d’Ilarione Petitti di Roreto,

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membre du Conseil d’État du royaume du Piémont chargé de la réforme carcérale sous Charles Albert53. Selon lui, l’enseignement religieux et la pratique du culte sont autant nécessaires que l’instruction et le travail des prisonniers54 ; cette œuvre de moralisation des détenus s’accompagne d’une amélioration des locaux, et notamment de l’hygiène carcérale, car à la purification de l’âme doit correspondre celle du corps des reclus.

La propreté entre en prison

24 Parallèlement à l’affirmation de la religion en prison, les mesures hygiénistes s’introduisent lentement dans l’univers carcéral. Réputées pour être malsaines, sales, nauséabondes et générant une multitude de maladies à leurs occupants, les prisons sont tout au long du XIXe siècle l’objet d’une attention croissante de la part des pouvoirs publics55. La crainte des maladies naissant dans les geôles malpropres fait redouter la propagation des épidémies, d’autant plus que les prisons niçoises se trouvent en pleine ville : cette proximité avec les immeubles d’habitation riverains suscite à juste titre les inquiétudes concernant l’état sanitaire des locaux. Dès 1823 les murs sont blanchis à la chaux dont les vertus purificatrices sont vantées par les médecins hygiénistes56. Les actes d’adjudication des services de l’intendance précisent scrupuleusement la composition du lait de chaux destiné à recouvrir les murs des prisons57 : ce ciment se compose d’un tiers de chaux pour deux tiers de sable ; la chaux doit provenir soit de Cocoletto, soit de Borghetto, être sans grumeaux, sans défauts et être bien cuite depuis au moins deux mois. Le sable doit être fin, sans cailloux, sans terre et venir de la mer ou de la plage du lazzaretto 58.

25 Le revêtement du sol est aussi l’objet de toutes les attentions et dans de nombreuses chambres et couloirs, les sols sont recouverts de bitume dont l’épaisseur doit être d’au moins 0,05 cm à l’étage et davantage dans les pièces du rez-de-chaussée où le sol était jusque-là en terre battue. Cette mesure d’hygiène rudimentaire est pourtant une réelle avancée car auparavant le sol s’imbibait des miasmes, s’embourbait d’humidité et ne pouvait être jamais lavé59, alors que le revêtement bitumé permet le nettoyage et donc davantage de propreté aux chambres de détention.

26 Les pouvoirs publics se préoccupent également de l’aération du bâtiment. Ventiler une prison est un cruel dilemme pour un lieu d’enfermement dont l’objectif est d’éviter les évasions et les communications avec le dehors. Depuis le XVIIIe siècle, les médecins et les ingénieurs tentent d’apporter une solution à cette équation paradoxale qui consiste à répondre à la nécessité de la clôture des condamnés tout en leur apportant un air frais et renouvelé, un véritable souci pour les hygiénistes du XIXe siècle60. Dans les prisons de Nice, les pièces d’environ quinze mètres carrés sont basses de voûte et l’air y devient rapidement irrespirable ; les fumigations sont indispensables en mai 1830, quand les chambres enferment en moyenne huit détenus toute la journée, mais il faut attendre 1851 pour qu’enfin des ouvertures grillagées soient créées au-dessus des portes des chambres de détention pour faciliter leur aération61.

27 Les hôtes sont aussi concernés par l’hygiène, car à partir de la Restauration sarde le règlement de la prison de Nice impose clairement aux détenus l’obligation de faire le ménage dans le lieu qu’ils occupent. Enfermés à plusieurs toute la journée dans une chambre de détention avec seulement un seau d’eau, l’hygiène de la pièce et de ses occupants est très rudimentaire. Le règlement consacre quelques articles à la propreté en prison, les chambres doivent être balayées chaque jour et maintenues propres par

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les détenus. Ce petit ménage quotidien est orchestré par le gardien qui prête un balai, désigne un balayeur puis vient ensuite vérifier la propreté du lieu. Le balai circule successivement vers une autre chambre, avec ses saletés, et il n’est remplacé qu’au bout de deux mois d’usage62.

28 Le problème majeur de la détention en chambre commune reste celui des latrines : celles-ci se trouvent dans une petite pièce au fond du couloir mais les prisonniers n’y ont pas accès librement. Les contraintes de la détention rendent le pot de chambre, ou la bonbonne, systématique dans toutes les pièces. C’est un dispositif sommaire qui pose des redoutables problèmes d’hygiène, car même si la bonbonne est fermée « le plus hermétiquement possible » et qu’elle a une ouverture étroite et une base plus large, les microbes et les miasmes prolifèrent. Le contenant est installé à l’angle de la chambre derrière un paravent de toile, ce qui nécessite malgré tout pour le prisonnier une sérieuse adaptation de sa pudeur à la vie en collectivité. Enfin, deux fois par jour, la bonbonne est vidée dans les latrines puis nettoyée par les détenus à tour de rôle63.

29 Dans la prison sénatoriale de Nice, les latrines se trouvent à chaque étage à l’angle nord-ouest du bâtiment. Ce cabinet est relié par des conduits en terre cuite à une fosse située au rez-de-chaussée de la prison par lequel on accède depuis la rue. La vidange de la fosse est confiée à un adjudicataire privé qui verse aux services de l’Intendance 450 lires par an pour avoir le droit d’emporter son contenu. Le produit des latrines rapporte donc de l’argent et donne lieu à un contrat établi pour trois ans par l’Azienda Economica 64 et rédigé avec une estimation de la production excrémentielle annuelle assez précise. On découvre ainsi qu’en 1851 la prison renferme en moyenne 90 prisonniers et que pour chacun le prix de leur production est de 5 lires, à cela s’ajoutant le prix des balayures, vendu 24 lires65. L’ouverture de la fosse d’aisance se fait à chaque fois que nécessaire, soit environ deux fois par mois, comme le prévoient les statuts urbains. Ce système perdure jusqu’à la fermeture de l’établissement en 188766.

30 Tout au long du XIXe siècle, la propreté prend une place de plus en plus importante dans l’univers pénitentiaire car, au regard des hygiénistes, le nettoyage de la prison est une forme de purification sociale. Le blanchiment des murs des chambres de détention tente de donner de la salubrité à l’établissement carcéral ; le développement de l’aération vise à lutter contre la puanteur de l’air et l’humidité ; le bitumage du sol doit empêcher aux miasmes de s’incruster ou de s’infiltrer. L’interdiction du laisser-aller concerne aussi les prisonniers qui doivent respecter un minimum d’hygiène, se laver, tenir leurs vêtements propres et surtout éviter leur propre dégradation. Le ménage quotidien apparaît en prison, plus qu’ailleurs, comme une lutte contre une saleté qui revient toujours, une saleté honteuse issue de la promiscuité et risquant d’être contagieuse au reste du corps social. L’acculturation à la propreté apparaît enfin comme une forme de rédemption du condamné.

31 Nous avons essayé de mettre en évidence la situation des prisons sénatoriales de Nice au lendemain du changement de souveraineté en 1814, celles-ci ne connaissent pas de bouleversements profonds et continuent d’enfermer tous ceux qui représentent une menace sociale. Au niveau administratif, en revanche, le rétablissement de l’autorité sarde passe par une restauration du Sénat et des services de l’Intendance. Le Sénat de Nice retrouve ses attributions judiciaires, il contrôle les prisons sénatoriales à la fois par la nomination de son personnel et par les visites régulières de l’inspecteur des prisons. Celui-ci est chargé de signaler les problèmes et les abus qui peuvent avoir lieu dans l’enceinte carcérale, et il doit également alerter les autorités sur les risques du

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surpeuplement pouvant occasionner des épidémies. Par ailleurs, l’Intendance générale, dépendant de l’Azienda Economica dell’Interno à Turin, gère les finances et l’entretien du bâtiment en passant des contrats avec des entrepreneurs privés. Ces deux institutions se partagent l’administration des prisons sénatoriales et assurent conjointement une surveillance des locaux et de la population recluse.

32 À partir de l’avènement de Charles Albert, la réforme carcérale se met en place dans le royaume du Piémont sous l’influence des avancées pénitentiaires internationales. Dans la théorie, la réforme pénitentiaire consiste à introduire l’idée selon laquelle la prison ne doit pas se contenter de punir, elle doit aussi être utile au corps social en corrigeant et en améliorant le condamné. Dans la pratique, la réforme s’applique par des mesures concrètes, d’abord appliquées dans les maisons centrales, puis dans les prisons sénatoriales. Ces mesures tentent de corriger l’univers carcéral par l’instauration de règles d’hygiène, tant pour les locaux que leurs occupants, et par l’élaboration d’un cadre moral et religieux. Les chapelles qui sont créées dans l’enceinte carcérale ont pour objectif de favoriser l’amendement des détenus et de les ramener dans le droit chemin. Tous ces changements contribuent à redéfinir l’espace pénitentiaire des prisons sénatoriales dont la vocation n’est plus seulement d’enfermer mais aussi d’encadrer une société en pleine mutation.

NOTES

1. Jacques-Guy Petit, Ces peines obscures. La prison pénale en France (1780-1875), Paris, Fayard, 1990 ; Jean-Pierre Alline, Gouverner le crime. Les politiques criminelles française de la révolution au XXIe siècle, tome 1 : l’ordre des notables 1789-1920, Paris, L’Harmattan, 2011. 2. Cesare Beccaria, Des délits et des peines, Paris, Éd. Guillaumin, 1856 ; Jeremy Bentham, Panoptique. Mémoire sur le nouveau principe pour construire des maisons d’inspection, et notamment des maisons de force, Paris, Imprimerie nationale, 1791. 3. Pierre Lascoumes, Pierrette Poncella et Pierre Lenoel, Au nom de l’ordre, une histoire politique du code pénal, Paris, Hachette, 1989. 4. Charles Lucas, Du système pénal et du système répressif en général, de la peine de mort en particulier, Paris, Charles-Béchet, 1827 ; Alexis de Tocqueville, Écrits sur le système pénitentiaire en France et à l’étranger, textes établis par Michelle Perrot, 2 vol., Paris, Gallimard, 1984. 5. Marc Ortolani, « Les conséquences de l’occupation française du Comté de Nice (1792-1814). Aspect d’une crise de la justice pénale », Cahiers de la Méditerranée, n° 74, 2007, p. 39 à 71. 6. Le bagne du port de Nice devient une maison de correction affectée à l’emprisonnement des militaires après la fermeture de la prison militaire de la Vieille- Croix en 1797. Lettre du commandant Boutry du 8 floréal an VI. Arch. mun. Nice (Archives municipales de Nice), I 145. 7. Simonetta Tombaccini-Villefranque, « Le Sénat de Nice : l’institution et les hommes à travers ses archives (1814-1860) », dans G.S.P. Vidari (éd.), Les sénats de la maison de Savoie (Ancien régime-restauration), Turin, Giappichelli, 2001 ; Ernest Hidelsheimer, « la

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justice dans le comté de Nice sous le régime sarde et le passage à l’organisation judiciaire française (1814-1860) », dans Nice au XIXe siècle : mutations institutionnelles et changement de souveraineté, Nice, Centre d’histoire du droit, 1985, p. 337-355 ; Paul-Louis Malaussena et Olivier Vernier, « le Sénat de Nice et la Révolution », Nice Historique, n° 286, 1992 ; Michel Bottin, « De la capitale administrative au chef-lieu du département. Les mutations administratives de l’espace régional niçois 1814-1860 », dans Olivier Vernier et Marc Ortolani (éd.), Itinéraires croisés d’histoire du droit entre France et États de Savoie, Nice, Serre Éditeur, 2015. 8. Progetto di Regio Editto sulle carceri, Arch. St. Torino Corte (Archivio di Stato di Torino sezione Corte), Materie Economiche, mazzo 1 e 2, carcere in genere. 9. Sous le règne de Charles Albert sont adoptés le Code Civil en 1837, le Code Pénal en 1839, le Code de Procédure Criminelle en 1840 et le Code du Commerce en 1841. 10. Parmi les nombreux réformateurs Cesare Balbo et Cesare Alfieri sont chargés d’étudier les conditions de détention et les possibilités d’une amélioration des prisons. Ilarione Petitti di Roreto est le théoricien de la réforme : il publie en 1843 Della condizione esordiente della riforma delle carceri, et contribue ainsi à la diffusion des nouvelles théories pénitentiaires. Les directeurs des établissements comme Giovenale Vegezzi ou Giovani Eandi mettent leur expérience au profit des améliorations carcérales. Concernant la réforme pénitentiaire dans le royaume du Piémont voir Paola Casana Testore, « Le riforme carcerarie in Piemonte all’epoca di Carlo Alberto », Annali della Fondazione Einaudi, vol. 14, 1980, et aussi Anna Capelli, La buona compagnia utopia e realtà carceraria nell’Italia del Risorgimento, Milan, Franco Angeli / storia, 1988. 11. Il préconise une séparation dans trois sortes d’établissements pénitentiaires : les prisons préventives, les prisons répressives et les pénitenciers, Paola Casana Testore, « Le riforme carcerarie in Piemonte… », art. cit. 12. Giuseppe Nalbonne, Carcere e società in Piemonte (1770-1857), Santena, Fondazione Camillo Cavour, Collana storica studi e documenti diretta da Carlo Pischedda, 1988. 13. Atto di costruzione del 17 aprile 1727 et atto di visita un costruzione, misura, genese e calcolo delle delle nuove carceri del 21 aprile 1733. Arch. dép. Alpes-Maritimes (Archives départementales des Alpes-maritimes), C0019, et Olivier Milhaud, « la prison et la ville : divorce à l’amiable ? », Urbanité, 18 mai 2015, et la thèse de l’auteur portant sur la géographie carcérale Séparer et punir, une géographie des prisons françaises, Paris, CNRS Éditions, 2017. 14. Plans des prisons sénatoriales, materie economiche, Mazzo 13, carceri L in O, Arch. St. Torino Corte. 15. Détail du plan de la ville de Nice de Paolo Gardon, l’ingénieur en chef de la circonscription, réalisé le 20 juin 1837, Mazzo 13, materie economiche, carceri L in O., Archivio di Stato di Torino Corte. 16. Istruzione per la fabbricca nuova da farsi per le carceri nella città di Nizza, l’anno 1727. Arch. dép. Alpes-Maritimes, C0019. 17. Arch. dép. Alpes-Maritimes, 01 FS 360, 01 FS 362, 01 FS 367, 01 FS 368. 18. L. Vigna et V. Aliberti, Dizionario di diritto amministrativo pubblicato con autorizzazione del Governo, vol. II, Turin, Tipografia dei Fratelli Favale, 1841. 19. L’inspecteur des prisons est un sénateur désigné parmi les autres pour s’occuper de la gestion des prisons. Il y a peu d’informations sur l’identité de ces inspecteurs qui ont laissé quelques rapports rédigés au brouillon dans le fonds 02 FS 0042 conservé aux Archives départementales des Alpes-Maritimes. Simonetta Tombaccini-Villefranque,

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Répertoire numérique détaillé, Sénat de Nice, sous série 02 FS, Arch. dép. Alpes-Maritimes, 2002, Nice. 20. L’intendant est chargé de débloquer les fonds pour les travaux et quand le montant est important, il envoie les demandes au ministère de l’Intérieur à Turin. 21. Plans des prisons sénatoriales, op. cit., Arch. St.Torino Corte. 22. Lettre aux services de l’Intendance générale du président du Sénat, Ferrari di Castelnuovo, le 23 mai 1830, Arch. dép. Alpes-Maritimes, 01 FS 0368. 23. Verbale di visita straordinaria economica delle carceri senatorie di Nizza, cui procedette l’Intendente generale della divisione il giorno 24 maggio 1830, Arch. dép. Alpes-Maritimes, 01 FS 0368. 24. Atto di finale deliberamento e successivo appalto in caso di Giuseppe Baudoin delle opere per ridurre il secondo piano della fabbrica del Real Senato sedente in Nizza ad uso di sale per detenuti, 11 juin 1830, Arch. dép. Alpes-Maritimes, 01 FS 0368. 25. Atto di sottomissione con cauzione del signore Gerolamo Pasquale Serretto, 6 maggio 1837, Arch. dép. Alpes-Maritimes, 01 FS 0324. 26. Patricia Prenant, La bourse ou la vie ! Le brigandage et sa répression dans le pays niçois et en Provence orientale (XVIIIe-XIXe siècle), Nice, Serre Éditeur, 2011, p. 301. 27. Leggi e costituzioni di Sua Maestà, tome II, Stamperia Reale, Turin, 1770, livre IV, titre IX, art. 1. 28. Op. cit., livre IV, titre IX, art. 2. 29. Op. cit., livre IV, titre IX, art. 3 et 4. 30. Op. cit., livre IV, titre IX, art. 5. 31. Perizia di lavori urgenti a eseguirsi nel fabbricato delle carceri senatorie, al sotto tetto per abitazione delle donne, et nel secondo piano della camera n° 13 onde ridurla ad uso d’infermeria, e lavori diversi, 12 febbraio 1829, Arch. dép. Alpes-Maritimes, 01 FS 0367. 32. « Si aggiungono quattro ragazzi lattanti » dans la lettre aux services de l’Intendance générale du président du Sénat, Ferrari di Castelnuovo, le 23 mai 1830. Arch. dép. Alpes-Maritimes, 01 FS 0368. 33. La population carcérale du mois de mai 1830 est de 148 individus au total, d’après la lettre aux services de l’Intendance générale du président du Sénat, Ferrari di Castelnuovo du 23 mai 1830, Perizia di lavori urgenti, 1829, Arch. dép. Alpes-Maritimes, 01 FS 0367. 34. Simona Trombetta, Punizione e carità, carceri femminili nell’Italia dell’Ottocento, Bologne, Il Mulino, 2004, p. 13. 35. Op. cit. 36. Charles Lucas, De la réforme des prisons ou de la théorie de l’emprisonnement, de ses principes et de ses moyens, de ses conditions pratiques, Paris, Legrand et Bergounioux, 1836-1838, tome 3, p. 389. 37. Intendenza generale della divisione di Nizza, Carceri Giudiziarie, 6 octobre 1851, art. 20, Vigilanza delle donne, Arch. dép. Alpes-Maritimes, 01 FS 1004. 38. Op. cit., art. 19, Arch. dép. Alpes-Maritimes, 01 FS 1004. 39. Louis-Pierre Baltard, Achitectonographie des prisons, 1829, 40 planches. 40. Lettre de l’aumônier des prisons Luigi Deandreis di Nizza, 5 février 1816, Arch. St. Torino Corte, materie economiche, carceri L in O, mazzo 13. 41. Ibid. 42. Ibid. 43. Ibid.

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44. Carceri senatorie cappella, Corpo reale del genio civile, Arch. dép. Alpes-Maritimes, 01 FS 1004. 45. Lettre de l’aumônier des prisons Luigi Deandreis, le 20 août 1818, Arch. dép. Alpes- Maritimes, 01 FS 1004. 46. Op. cit., Arch. dép. Alpes-Maritimes, 01 FS 1004. 47. Ibid. 48. Lettera del corpo reale del genio civile, Carceri senatorie e cappella, Nice, 26 juin 1830, Arch. dép. Alpes-Maritimes, 01 FS 1004. 49. Contratto d’appalto di Giuseppe Baudoin per la costruzione d’una cappella nelle carceri senatorie, 31 août 1830, Arch. dép. Alpes-Maritimes, 01 FS 0368. 50. Les gardiens sont logés en ville à partir de cette époque : lettre de l’architecte du département au préfet des Alpes-Maritimes, 12 juillet 1860, Arch. mun. Nice (M14) et lettre concernant le logement d’un gardien, 21 février 1858, Arch. dép. Alpes- Maritimes, 01 Y 0005. 51. Capitoli parziali d’appalto per la formazione di una cappella nel 4e piano delle carceri senatorie di Nizza e nella formazione di due camere per l’alloggio del custode al disopra della nuova infermeria delle donne, 20 settembre 1841, Arch. dép. Alpes-Maritimes, 01 FS 329. 52. Ce système ressemblant à celui des persiennes devait leur permettre de voir l’autel sans être vues : Arch. dép. Alpes-Maritimes, 01 FS 329. 53. Paola Casana Testore, op. cit. 54. Le travail des prisonniers concerne peu les prisons judiciaires du Piémont, seules celles de Turin, Gènes et Chambéry disposent d’ateliers pour faire travailler les détenus. Ilarione Petitti di Roreto, Saggio sul buon governo della mendicità, degli istituti di beneficenza e delle carceri, Turin, Presso Giuseppe Bocca libraio di SSRM e di SAS il principe Eugenio di Savoia-Carignano, vol. 2, 1837. 55. Alain Corbin, « Purifier l’air des prisons », dans La prison, le bagne et l’histoire, Genève, Éditions M+H, 1984, p. 151-156. 56. Capitoli parziali d’appalto per le opere di praticare in ristauro del fabbricato delle carceri senatorie di Nizza, Nizza, li 15 ottobre 1823, Arch. dép. Alpes-Maritimes, 01 FS 362. 57. Istruzioni relative ai lavori di varia natura da eseguirsi nelle carceri giudiziarie di Nizza tendenti a renderle più sane più sicure e ventilate, Nizza, il 31 marzo 1851, Arch. dép. Alpes- Maritimes, 01 FS 0338. 58. Capitolo parziali d’appalto da osservarsi nella costruzione di una infermeria pelli ditenuti nelle carceri senatorie di Nizza, 5 aprile 1837, Arch. dép. Alpes-Maritimes, 01 FS 0324. 59. Capitoli parziali d’appalto, 1823, op. cit., Arch. dép. Alpes-Maritimes, 01 FS 362. 60. Louis-René Villermé, Des prisons telles qu’elles sont, et telles qu’elles devraient être, Paris, Méquignon-Marvis, 1820. 61. Istruzioni relative ai lavori, 1851, op. cit., Arch. dép. Alpes-Maritimes, 01 FS 0338. 62. Règlement op. cit., art. 7, Pulizia dei locali, scope, Arch. dép. Alpes-Maritimes, 01 FS 1004. 63. Règlement op. cit., art. 9, Bombole e cebri, Arch. dép. Alpes-Maritimes, 01 FS 1004. 64. Soumission de M. le comte de Cessole pour l’adjudication du produit des latrines et des balayures des prisons judiciaires de Nice Maritimes moyennant la somme annuelle de 500 francs, 30 décembre 1851, Arch. dép. Alpes-Maritimes, 01 FS 372. 65. Perizia di stima del prodotto dalle latrine e della spazzatura delle carceri giudiziarie di Nizza per servire di affittamento novennale delle medesime e condizioni da osservarsi, Ingegnere Capo, Nizza, li 2 novembre 1851, Arch. dép. Alpes-Maritimes, 01 FS 372.

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66. Il faut attendre décembre 1888 pour que le réseau d’assainissement du vieux Nice soit projeté : plan du vieux Nice et des égouts, 12 décembre 1888. Mesuré en mètre, échelle au 1/2000, Arch. dép. Alpes-Maritimes, 01 FI 1552.

RÉSUMÉS

Après avoir été bouleversées par les événements révolutionnaires, les prisons sénatoriales de Nice retrouvent en 1814 leur fonctionnement antérieur. Situées au pied de la colline du château, elles sont de nouveau directement gérées par leur tribunal : le Sénat. Cependant, la Restauration n’est pas un retour à l’Ancien Régime car les souverains Piémontais tentent d’apporter des modernisations en s’inspirant des modèles européens. Cet article analyse comment durant la Restauration les prisons sénatoriales de Nice sont progressivement modernisées par la réforme pénitentiaire de Charles Albert. Avec celle-ci émerge l’idée selon laquelle la prison ne doit plus se contenter d’enfermer pour punir mais qu’elle est aussi un outil de l’encadrement social.

In 1814, after being disrupted by the revolutionary events at the turn of the eighteenth century, the senatorial prisons of Nice recovered their original management. Located at the bottom of the “Colline du Château” (Castle Hill), they returned to being managed directly by a dedicated court: the Senate. However, the Bourbon Restoration was not a step back to the Ancien Regime, as the sovereigns from Piemont attempted to modernize the prisons by following the model of other European countries. This essay analyses how senatorial prisons were gradually modernised by Charles Albert’s penitentiary reform during the Bourbon Restoration. With this reform, the idea according to which prison should not only lock prisoners away to punish them but also become a tool of social management began to emerge.

INDEX

Keywords : prison, Senate, Nice, Kingdom of Sardinia, Bourbon Restoration, prisoners, penitentiary reform Mots-clés : prison, Sénat, Nice, Royaume de Sardaigne, Restauration, population carcérale, réforme pénitentiaire

AUTEUR

ALINE MARTINET Aline Martinet est professeur d’histoire géographie dans le secondaire et doctorante au Centre de la Méditerranée Moderne et Contemporaine. Elle prépare actuellement une thèse sur le système pénitentiaire et la population carcérale dans la région niçoise de la Révolution à la veille de la seconde guerre mondiale sous la direction de Jean-Paul Pellegrinetti.

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Comptes-rendus

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Héloïse Hermant (dir.), Le Pouvoir contourné. Infléchir et subvertir l’autorité à l’âge moderne, Paris, Classiques Garnier, 2016, 406 p.

Rachel Renault

1 « Le pouvoir contourné » et non « contourner le pouvoir » : le choix même du titre de l’ouvrage dirigé par Héloïse Hermant suggère en creux l’échec structurel du « pouvoir » à s’exercer de manière parfaite ou unilatérale, à l’époque moderne et sans doute au- delà. Il propose d’explorer les modalités concrètes des contournements, infléchissements et subversions, bref de toutes ces oppositions subreptices qui ne relèvent pas de la résistance frontale et qui rappellent combien le pouvoir, selon les mots de M. Foucault, « s’exerce plus qu’il ne se possède »1. Cette réflexion collective s’inscrit dans une dynamique qui, depuis quelques années déjà, nourrit abondamment l’historiographie européenne2. L’ouvrage déploie donc la gamme des oppositions discrètes à la construction des pouvoirs et à l’exercice de l’autorité dans l’Europe moderne et observe le fourmillement des résistances larvées qui affleurent sous la surface du cours ordinaire des choses. Il le fait en réussissant un pari difficile, celui d’articuler études de cas situées avec précision et réflexions théoriques et méthodologiques, empruntant largement non seulement à l’historiographie européenne, mais encore aux travaux récents de l’ensemble des sciences humaines et sociales.

2 La construction même de l’ouvrage participe à ce succès, en faisant alterner contributions individuelles, qui font entrer le lecteur dans le détail d’un cas, et interludes écrits à plusieurs mains, qui forment autant de respirations théoriques et réflexives et permettent une remontée en généralité. Dans tout le volume – et il faut saluer la très grande constance dans la qualité des contributions – les auteurs prêtent une attention minutieuse aux pratiques situées, aux variations des contextes, tout en gardant le souci de se donner un cadre et des problématiques communs. Tous travaillent au plus près des sources, de leurs mots, mais aussi de leurs silences, et

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restituent chaque fois les situations concrètes dans toute leur épaisseur, de sorte que Le pouvoir contourné peut se lire à la fois comme une somme de petits récits, de petits contournements et infléchissements qui, mis ensemble, donnent un aperçu du fonctionnement du pouvoir dans Europe moderne, et comme une réflexion collective et argumentée sur la nature du pouvoir et ses conditions d’exercice.

3 L’introduction, d’une grande densité, s’efforce de tenir ensemble les grandes questions qui sous-tendent la problématique générale. Appuyée sur l’historiographie récente – mais centrée majoritairement sur les mondes hispaniques –, elle rappelle les perspectives récentes qui ont conduit à refuser de voir la construction des États comme un processus d’imposition allant unilatéralement du haut vers le bas et à souligner les ressources d’un exercice du pouvoir arrimé aux résistances discrètes et aux contournements, qui participent en retour à le constituer – un point qui, peut-être, aurait mérité d’être davantage mis en relief. Reprenant à son compte le présupposé foucaldien d’un pouvoir relationnel et réticulaire, mais sans le disjoindre des singularités propres des sociétés de l’époque moderne, Héloïse Hermant propose d’envisager cette période moins comme une phase de construction de l’État et de la modernité que d’ « institutionnalisation du social » (p. 24), où « la logique étatique reste une logique parmi d’autres » (p. 26), ce qui, en effet, permet de rendre raison de l’importance de l’arbitrage et de l’entrelacs des systèmes normatifs caractéristiques de toute l’Europe moderne. Dans un dernier moment, l’introduction rassemble en quelques pages l’objet même de l’ouvrage : « mettre en regard des séquences où les acteurs testent ou mettent à l’épreuve d’une façon ou d’une autre la flexibilité des structures d’encadrement de la société sans chercher à les briser, bref, des séquences où les acteurs ne franchissent pas les bornes du tolérable et où ils les modèlent de l’intérieur » (p. 31).

4 Cette introduction est suivie d’un prélude en quatre moments, consistant en plusieurs réflexions théoriques écrites à deux ou quatre mains (« contextes et régimes », Christophe Duhamelle et Claire Judde de Larivière ; « hiérarchies sociales et domination », Claire Judde de Larivière ; « Jeux de pouvoirs. Contournements et temporalités », Héloïse Hermant ; « Norme. Fabrication, incorporation, discipline », Jean-Pascal Gay et Diane Roussel). Ces quatre textes, brefs et efficaces, suivis chacun d’une brève bibliographie, fonctionnent comme de courtes notices, auxquelles on se référera utilement. Le corps de l’ouvrage commence véritablement après, en quatre parties, formées d’une part de onze études de cas qui offrent au lecteur une gamme extrêmement large de situations sociales, de contextes géographiques et politiques (France, Italie, Angleterre, Espagne, Allemagne, Flandres), et d’objets d’investigation, et d’autre part de réflexions générales, méthodologiques et théoriques.

5 La première partie est consacrée aux contournements du pouvoir « depuis les rouages du pouvoir », et part donc de ceux qui y prennent part et en tirent avantage, supériorité sociale ou domination politique. La réflexion de Pierre Savy, qui élucide les ressorts de la catégorie d’« insolence » – et rappelle que les « modernités » ne se construisent pas contre ou en dépit de la féodalité, mais bien à partir d’elle – montre comment l’agitation des feudataires lombards du XVe siècle vise à « maximiser » leur position (p. 77), sans pour autant viser à renverser le système de pouvoir dont le comte Sforza demeure l’orchestrateur. Les études de José Javier Ruiz Ibañez et d’Héloïse Hermant se penchent sur la notion de souveraineté. José Javier Ruiz Ibañez analyse les glissements subtils dans la justification de l’allégeance nouvelle au sein des

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magistratures municipales françaises de Flandres contrôlées par les Espagnols à la fin de la Ligue. La réflexion d’Héloïse Hermant s’attache également à la notion de souveraineté, mais déplace la focale au centre du pouvoir, en analysant les formes feutrées et indirectes des oppositions factieuses au valido à la Cour d’Espagne du XVIIe siècle, de l’obstruction et de la tergiversation à l’effronterie, en passant par les guerres de plume de Don Juan, qui cheminent « obliquement » jusqu’à l’espace public. Cette section s’achève par une réflexion à quatre mains des deux derniers contributeurs sur « violence et recherche du compromis. Le laboratoire de l’Empire », qui interroge ensemble la dialectique de la coercition et de la négociation en partant du postulat que les formations impériales – ici, ibériques – permettent, bien mieux que les « États- Nations », d’observer la fabrique du consentement politique.

6 La deuxième partie de l’ouvrage rassemble quatre études consacrées aux subversions et contournements de l’autorité dans le cadre des relations entre administrés et agents locaux du pouvoir. L’étude de Diane Roussel analyse les relations entre société et institution judiciaire en France au XVIe siècle à partir de la figure du sergent, à l’interface de l’institution et des populations, et propose de rompre avec une vision de la justice comme verticalité répressive. Claire Judde de Larivière examine à Murano au XVIe siècle deux autres figures, celle du crieur et du « cavalier », révélant toute la gamme des interactions entre Venise, les autorités de Murano et les habitants, à partir de l’analyse d’un petit récit d’anneau volé. Michael Braddick analyse les situations de « face-à-face » dans la collecte de l’impôt, et les conflits d’honneurs, injures et offenses dont elles pouvaient être l’occasion. L’article de Christophe Duhamelle élucide quant à lui les biais par lesquels les communautés d’habitants de Thuringe résistent aux réformes éclairées en dénonçant leur curé aux autorités ecclésiastiques, ce qui constitue une forme de négociation discrète des modalités de leur encadrement religieux, rendue possible entre autres par l’entrelacement des échelles de pouvoir et de souveraineté caractéristique du monde germanique. La section s’achève par une réflexion très stimulante sur « domination » et « capacité d’action », proposée par Claire Judde de Larivière et Pierre Savy, qui remonte en généralité en explorant les catégories d’agent et d’acteur, de stratégie et de ruse.

7 La troisième partie se penche sur les « ressources discursives » de la subversion. Jérémie Foa montre toute la gamme des transgressions des édits de pacification durant les Guerres de religion en France, et la manière dont ils sont esquivés et contournés, parfois littéralement, spatialement, par les habitants, dans le cadre d’un pluralisme normatif et d’un illégalisme structurel. Jean-Pascal Gay analyse ensuite la manière dont les normes théologiques élaborées pour condamner des pratiques sexuelles peuvent être remobilisées précisément, à l’inverse, pour justifier ces pratiques, et comment donc l’élaboration doctrinale n’est pas de manière univoque au service de l’effectuation de la norme. Pierre-Yves Beaurepaire scrute la tension qui caractérise les francs- maçons, entre leur assignation à la subversion et les efforts qu’ils déploient pour attester de leur respect de l’ordre social, religieux et politique. La troisième section se conclut par une réflexion sur la subversion de et par les ressources discursives (Jean- Pascal Gay et Pierre Savy), qui interroge la capacité critique au sein même de la norme (la « possibilité de la subversion d’un cadre de domination par l’appropriation orthodoxe du discours orthodoxe », p. 314).

8 La quatrième et dernière partie propose une réflexion sur « les ressources des acteurs » face aux procédures de contrôle et d’enquête. Dans les faits, les deux contributions

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analysent les stratégies sociales de la noblesse. Thomas Glesener montre les pratiques des candidats flamands aux ordres militaires espagnols au XVIIIe siècle qui, confrontés à une exigence de pureté de sang qu’ils comprennent mal, parviennent à contrôler étroitement les modalités d’enquête. Valérie Piétri élucide le « très subtil et toujours discret contournement de la norme légale de l’anoblissement » (p. 361) par la noblesse provençale, qui maintient des pratiques d’anoblissement taisible afin d’ancrer socialement – et non pas seulement légalement – sa reconnaissance. Ces deux auteurs concluent par une réflexion à quatre mains sur « l’enquête », qui certes renseigne le pouvoir, mais modifie également l’objet enquêté, lequel n’est au demeurant pas simplement « objet », mais également co-constructeur de l’enquête, par ses réponses comme par ses esquives.

9 L’ouvrage offre donc un aperçu varié de situations sociales et politiques, des élites sociales et politiques aux gens ordinaires, de la Vénétie à la Thuringe, de Paris à Madrid, dans un dialogue constant avec les sciences sociales. Certes, les moments de retour réflexif et théorique, s’efforçant d’embrasser en quelques pages de vastes questions des sciences humaines et sociales, s’opèrent en partie au détriment d’une comparaison précise des situations concrètes abordées dans les différentes contributions, mais le reprocher à un ouvrage d’une si grande densité serait injuste, d’autant plus qu’il réussit véritablement à construire une cohérence d’ensemble en dépit de la très grande variété des cas et des situations. C’est là, sans doute aucun, un livre précieux et extrêmement stimulant pour tous ceux qui s’intéressent à la construction et à l’exercice du pouvoir, de la domination et de l’autorité dans l’Europe moderne.

NOTES

1. Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975, p. 35 : « Il faut en somme admettre que ce pouvoir s’exerce plutôt qu’il ne se possède, qu’il n’est pas le “privilège” acquis ou conservé de la classe dominante, mais l’effet d’ensemble de ses positions stratégiques ». 2. Par exemple Wim Blockmans, André Holenstein, Jon Mathieu (dir.), Empowering interactions. Political Cultures and the Emergence of the State in Europe, 1300-1900, Farnham, Ashgate, 2009.

AUTEUR

RACHEL RENAULT Université du Mans TEMOS

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Emmanuelle Chapron, Isabelle Luciani et Guy Le Thiec, Érudits, collectionneurs et amateurs : France méridionale et Italie, XVIe-XIXe siècle, Aix-en-Provence, Publications de L’Université de Provence, 2017, 268 p.

Pierre-Yves Lacour

1 Le prologue de Daniel Roche retrace dans la longue durée de l’Ancien Régime l’évolution sémantique des trois mots du titre – érudits collectionneurs et amateurs – auxquels il ajoute celui de « curieux » en insistant tout particulièrement sur les déplacements opérés entre le XVIIe et le XVIIIe siècle et en pointant ceux opérés un siècle plus tard avec « le monde des grandes institutions, la montée des musées » (p. 12). L’introduction d’Emmanuelle Chapron et Isabelle Luciani replace l’ouvrage dans les problématiques d’histoire culturelle de ce dernier quart de siècle tout en proposant une approche plus sensible aux manières dont l’expérience des objets de collection participe à « l’affirmation de soi et à l’émergence d’identités partagées » (p. 14). Néanmoins, opérer sur un espace restreint, tout particulièrement sur quelques villes n’a « pas pour objectif d’affirmer des spécificités méridionales ; elle permet surtout de faire jouer les effets de proximité et de suivre des processus in situ » (p. 16). Certains individus, certains lieux se retrouvent ainsi dans plusieurs articles, mobilisés dans différentes histoires de collections.

2 L’organisation du livre est issue d’un colloque tenu en 2003 à Montpellier sous la direction d’Henri Michel et de Joël Fouilleron. Les articles sont presque tous des monographies partant du cas d’un individu ou d’une ville. Maria Pia Donato écrit sur les

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collections de l’érudit romain Alessandro Gregorio Capponi au XVIIIe siècle, Madeleine Ferrières sur Esprit Calvet à Avignon, Thomas Fouilleron sur les collections des princes de Monaco au XVIIIe siècle, Christine Lamarre sur la collection publique de Dijon entre 1776 et 1791, Régis Bertrand sur les érudits marseillais de la fin du XVIIIe siècle, Frédéric Barbier sur le cabinet Vieusseux à Florence au XIXe siècle, Hélène Lorblanchet, Laure Pellicer et Alain Chevalier respectivement sur les collections de Xavier Atger, François- Xavier Fabre et Joseph de Cadolle, trois amateurs montpelliérains au XIXe siècle. Les articles de Françoise Bayard, Gigliola Fragnito, Jean Boutier, Anna Maria Rao et Pascale André-Pons seront évoqués plus longuement par la suite.

3 Le projet même du livre signale un déplacement important opéré au sein de l’histoire culturelle des collections au cours de ces dernières décennies. Dans les années 1980 et 1990, l’analyse des logiques sociales (distinction, imitation, compétition) avait animé les débats, notamment celui opposant Antoine Schnapper et Thomas DaCosta Kaufmann à propos des politiques de prestige des grands cabinets princiers. Depuis une vingtaine d’années, dans cet ouvrage collectif, comme dans une part importante de l’histoire culturelle, la question des identités et de ses manifestations à différentes échelles (familiale, urbaine, régionale), est essentielle. Les formes de « manifestation de soi » sont immédiatement repérables dans les articles de Frédéric Barbier, Alain Chevalier, Thomas Fouilleron, Hélène Lorblanchet ou Laure Pellicer. Les manifestations de l’honneur des familles et de la fierté civique – deux questions très liées, notamment dans les milieux nobiliaires – sont traitées dans les articles de Gigliola Fragnito, Jean Boutier et Régis Bertrand. Par contre, la thématique des identités « nationales » affleure surtout comme une interrogation dans l’article de Maria Pia Donato lorsqu’elle remarque que « pour les antiquités plus encore que pour les livres, “la connotation nationale” est […] difficile à cerner » (p. 66), bien que la place de l’Antiquité dans la fabrication moderne de la romanité soit incontestable en raison de « l’imbrication des traditions “nationales” » florentine et romaine (p. 68).

4 Françoise Bayard livre un point de méthode en insistant sur les limites de l’usage des inventaires après-décès dans l’histoire des collections et sur la nécessité d’y employer d’autres sources. Les remarques sont souvent pertinentes mais rendent mal justice à ce qui se fait depuis vingt ans dans le domaine. Depuis quelques décennies au moins, le travail sur les inventaires a été élargi à d’autres mondes que les seules élites sociales comme dans Il gusto delle cose de Renata Ago1 et d’autres sources ont été mobilisées que les seuls inventaires après-décès, qu’ils relèvent de mise en liste (catalogues de collection, catalogues de ventes, inventaires de saisies, registres d’entrées de pièces, registres de visiteurs) ou de la description (ouvrages savants, représentations graphiques, récits de voyage, guides urbains) et dont parle d’ailleurs Daniel Roche dans son prologue.

5 Gigliola Fragnito étudie le cas de Ludovico Beccadelli, issu d’une famille patricienne déchue de Bologne, promu nonce pontifical à Venise en 1550 puis retiré dans la cure de Prato en 1565. À partir des années 1550, il cherche, en rédigeant une autobiographie épistolaire et en décorant son studio de portraits, à rétablir « l’honneur de la maison », liant les devenirs de sa famille et de sa patrie bolonaise. Dans son testament, il distingue son studio composé de ses livres manuscrits et imprimés et de portraits qui doit revenir à son héritier et sa collection de menues choses qu’il lègue à son secrétaire particulier. L’auteur lit dans cette distinction un symptôme précoce de la bifurcation entre collection humaniste et cabinet de curiosité.

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6 Le très bel article de Jean Boutier s’inscrit dans le prolongement d’un autre publié en 20052. L’auteur rappelle l’importance du phénomène académique dans la péninsule italienne, avec plus de 500 académies au XVIIIe siècle, contre une trentaine dans la France des Lumières, même si les académies italiennes sont plus éphémères. En attendant une description statistique de ce monde des letterati aux multiples affiliations académiques, il offre un « portrait-robot » des gens de lettres dans la Florence du XVIIe siècle au travers de « sept portefeuilles académiques », sept cas remarquables et bien documentés. Parmi ceux-ci, Galilée est l’objet d’une réflexion passionnante, dans le prolongement des travaux de Mario Biagioli, sur les usages des titres académiques et non académiques dans les stratégies de représentation de soi à l’époque moderne. Les pages suivantes analysent les emprunts du monde académique aux formes politiques de la vie communale et à ses rituels et décrivent les cercles florentins comme un « creuset de la culture citadine », notamment au travers de la rédaction de chroniques urbaines au XVIIe siècle.

7 Anna Maria Rao traite de culture antiquaire à partir du cas de Naples à la fin du XVIIIe siècle et au travers de la correspondance entre François Cacault, secrétaire d’ambassade, et Pierre-Michel Hennin. Après 1750, Naples et ses alentours « devinrent une sorte de musée en plein air » et plus encore après le tremblement de terre de Messine en 1783 qui accroît « la conviction qu’à chaque pas on aurait foulé des objets anciens vomis par les entrailles du sol » (p. 176). L’article est plein de remarques et de citations passionnantes sur le marché local des médailles, les rivalités entre collectionneurs, les prétextes industriels à la collecte des antiquailles, les cicerones qui accompagnent les touristes, le sens donné au mot « monument », les justifications patrimoniales des demandes d’acquisition de papyrus. La question de l’identité napolitaine est essentiellement présente à l’arrière-plan, dans le projet de publication des Antiquités d’Herculanum.

8 Pascale André-Pons étudie le cas d’Abraham Fontanel actif à Montpellier à partir de son installation en 1772. Entreprenant, opportuniste, toujours à l’affût du bon coup, il navigue au gré des affaires et sous les différents régimes politiques entre des univers que l’on imagine volontiers dissociés, le commerce et l’école, les sciences naturelles et les beaux-arts, les loges et les confréries, les peintures de Greuze et le papier peint. Libraire, en lien avec la STN dès son installation, il est aussi, sans surprise, marchand d’estampes mais aussi de lunettes achromatiques et de machines électriques et, bientôt, de papier peint. Il se présente comme l’initiateur de la Société des Beaux-Arts de la ville en 1779, organise des salons de peinture au cours des cinq années suivantes puis est nommé conservateur au Musée départemental et professeur à l’École centrale en 1795. Il est sans aucun doute une figure typique de l’intermédiaire culturel entre la fin de l’Ancien Régime et la Révolution.

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NOTES

1. Renata Ago, Il gusto delle cose. Una storia degli oggetti nella Roma dei Seicento, Rome, Donzelli Editore, 2006. 2. Jean Boutier, « Les membres des académies florentines à l’époque moderne : la sociabilité intellectuelle à l’épreuve du statut et des compétences », dans Jean Boutier, Brigitte Marin, Antonella Romano (dir.), Naples, Rome, Florence. Une histoire comparée des milieux intellectuels italiens (XVIIe-XVIIIe siècle), Rome, École française de Rome, 2006, p. 405-443.

AUTEUR

PIERRE-YVES LACOUR Université Montpellier III-Paul Valéry CRISES

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Maud Le Guellec, Presse et culture dans l’Espagne des Lumières, Madrid, Casa de Velázquez, 2016, 435 p.

Elisabel Larriba

1 Le Siècle des Lumières espagnol, pour reprendre une expression récemment utilisée en référence au Siècle d’or, est « en sursis », du moins en France, où les spécialistes de la période ne sont pas loin de constituer une espèce en voie de disparition. Et pourtant, à la suite de Jean Sarrailh et de son Espagne éclairée de la seconde moitié du XVIIIe siècle (dont la première édition parut en 1954), toute une génération d’hispanistes français a servi avec brio la recherche sur l’Espagne des Lumières, faisant l’admiration des chercheurs espagnols à une époque où il n’était pas de bon ton d’étudier ce siècle au-delà des Pyrénées. Nous ne pouvons donc que saluer la parution de l’ouvrage de Maud Le Guellec, fruit d’une thèse soutenue à Paris-3.

2 La presse espagnole du XVIIIe siècle est désormais bien connue. Suite aux travaux pionniers d’Enciso Recio et de Paul-J. Guinard, de nombreuses études monographiques ont été consacrées à ce vecteur de diffusion de l’information, des savoirs et des idées indissociable des Lumières. Cependant, la question des formes et des pratiques journalistiques, bien qu’abordée par divers chercheurs, n’avait donné lieu jusqu’à présent à aucune étude d’ensemble. L’ouvrage de Maud Le Guellec, Presse et culture dans l’Espagne des Lumières, vise à combler cette lacune.

3 Après avoir brossé l’état de la question, l’auteur précise avec clarté dans l’introduction (p. 1-9) sa démarche, ses objectifs et y présente le corpus utilisé. Comme indiqué, son travail repose, d’une part, sur « l’analyse des modalités de conception et des codes de fonctionnement » de la presse dite culturelle et, d’autre part, sur l’étude de l’écriture de ceux qui mirent leur plume au service de ce nouveau genre. Le corpus (justifié avec pertinence), sans être exhaustif, est imposant et représentatif. Constitué de 49 publications périodiques (parues à Madrid ou en province), il couvre la période allant de 1737 (date à laquelle s’ouvre véritablement l’histoire de la presse espagnole avec la parution du Diario de los literatos de España…) à 1808, le terminus ad quem étant donc le début Guerre d’Indépendance, qui devait révolutionner l’Espagne et sa presse.

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Le lecteur trouvera par ailleurs en annexe (p. 407-420) la liste de ces périodiques (classés alphabétiquement) avec indication pour chaque titre du nom du ou des auteurs (lorsqu’ils sont connus), de la ville d’impression, des imprimeries, des dates de parution, de la périodicité, du nombre de numéros et/ou de tomes et, parfois, du format.

4 Cet important corpus constitue l’essentiel de la bibliographie primaire utilisée par Maud Le Guellec qui s’appuie, par ailleurs, sur une bibliographie secondaire étoffée et actualisée où auraient trouvé bonne place (s’ils n’étaient pas également parus en 2016) l’excellent ouvrage de José Checa Beltrán sur El debate literario-político en la prensa cultural española (1801-1808) ou celui consacré par Francisco Sánchez-Blanco au plus célèbre des Spectateurs espagnols : El Censor. Un periódico contra el Antiguo Régimen.

5 La première partie de l’étude (« Temporalité et matérialité : des spécificités de l’objet- journal » p. 10-100) présente les conditions de production et de distribution de la presse, son rapport à la temporalité et les caractéristiques purement formelles des périodiques culturels. Ce premier volet (en particulier le chapitre I qui décrit le monde éditorial de l’époque, rappelle la législation à laquelle étaient soumis les imprimés ainsi que l’évolution de l’économie de la presse) se nourrit fortement des travaux d’autres chercheurs (toujours cités avec la plus rigoureuse honnêteté, soulignons-le). Mais, il apporte également des éléments nouveaux, notamment dans l’analyse du rapport de la presse au temps qui est abordé sous divers angles (périodicité, positionnement vis-à-vis de l’actualité, délais de publication…) et accorde une importance toute particulière au journal en tant qu’objet, à sa mise en forme sur le plan strictement matériel (typographie, mise en page, utilisation des éléments graphiques…). L’auteur investit là un terrain souvent délaissé dans nos disciplines, mais familier aux spécialistes des sciences de l’information et de la communication qui, en revanche, ne se penchent pas ou ne s’attardent guère sur l’époque des pionniers de la presse que Vílchez de Arribas n’a toutefois pas oubliée dans son Historia gráfica de la prensa diaria española (1758-1976), parue en 2011.

6 La deuxième partie (« Énonciation : une réalité discursive inédite », p. 101-197), porte sur le système énonciatif d’une presse encore en construction, où la figure du journaliste, pour lors à géométrie variable et qui avance souvent masqué, peut renvoyer à des réalités et à des fonctions diverses et multiples, l’homme-orchestre (rédacteur, éditeur, traducteur…) côtoyant le simple contributeur (ou correspondant). Maud Le Guellec dresse là une typologie des « voix en présence » dans la presse culturelle et analyse les mécanismes et les codes qui régissent cet univers résolument polyphonique.

7 La partie suivante (« Étude formelle de la presse : variations, préférences et inventions », p. 199-311), resserre l’analyse en s’appuyant sur l’écriture même de cette presse des Lumières que l’auteur présente comme un « patchwork aux couleurs bariolées ». Une presse qui fait feu de tout bois, en variant les formes, les registres de langue et de tonalité, qui s’approprie, tout en les revisitant, les genres littéraires en vogue, parmi lesquels l’essai (particulièrement prisé par nombre de périodiques) et enfin qui « innove ». Pour ce qui est de ce dernier point, on saluera notamment l’intérêt porté par l’auteur aux textes liminaires (prologues, introductions…) qui sont souvent cités par les spécialistes de la presse, mais rarement analysés pour eux-mêmes.

8 Enfin, la quatrième partie (« Fonctions et fonctionnement », p. 313-378), où sont rappelées en préambule les différentes visées de la presse des Lumières (toujours placée

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au service de l’utilité publique), interroge le rapport de cause à effet entre objectifs, contenu et choix stylistiques et surtout, dans le dernier chapitre (« Lorsque la presse parle de la presse : un fonctionnement en vase clos », p. 349-378), le plus abouti de cette partie, rend compte du regard que les publicistes, depuis la tribune qui est la leur, portent sur leurs pratiques et sur la presse.

9 Cet ensemble est complété par deux indices – des périodiques et onomastique – toujours utiles, que l’on saura gré à l’éditeur d’avoir maintenus. Par les temps qui courent, tous n’ont pas ces égards ou ce professionnalisme. À la rigueur de l’auteur, qui nous livre là un travail particulièrement documenté, s’ajoute la qualité de l’écriture. On appréciera également le fait que Maud Le Guellec ait fait l’effort de traduire les citations en espagnol, ce qui rend son travail lisible par tous, y compris par ceux qui ne maîtrisent pas la langue de Cervantès. On ne peut donc que se féliciter de la publication de cet ouvrage par la Casa de Velázquez.

AUTEUR

ELISABEL LARRIBA Aix Marseille Université, CNRS, TELEMME

Cahiers de la Méditerranée, 96 | 2018 360

Ange Rovere, Mathieu Buttafoco (1731-1806). Un homme dans le siècle des Révolutions, Ajaccio, Éditions Alain Piazzola, 2015, 218 p.

Hervé Leuwers

1 De Buttafoco, les historiens ne rappellent, le plus souvent, qu’une correspondance échangée avec Rousseau à propos d’un projet de constitution pour la Corse (1764), une discrète députation à l’Assemblée constituante et un sévère pamphlet que lui a consacré le jeune Bonaparte (1791). En restituant le parcours de cet aristocrate partagé entre sa Corse natale et la France, ainsi qu’entre les séductions des Lumières et le poids de la tradition, Ange Rovere révèle cependant un cheminement bien plus complexe et bien plus riche d’enjeux ; Matteo Buttafoco, devenu Mathieu Buttafoco, est bien un homme « entre deux mondes », dont l’existence aide à saisir les hésitations et incertitudes qui ont marqué les premières décennies de la Corse française, en même temps que les destinées contradictoires des Lumières.

2 Le récit et les analyses d’Ange Rovere, grand spécialiste de l’histoire corse du XVIIIe siècle, repose sur les fonds publics de Paris et de l’île, mais aussi sur un exceptionnel ensemble de sources privées, rarement accessibles, dont l’Abrégé et considérations d’histoire, de politique et d’économie politique de l’île de Corse, que Buttafoco a rédigé à partir de la fin du Directoire, et dont seuls quelques chapitres ont été édités. L’ensemble permet un portrait précis et nuancé, qui fait apparaître un Buttafoco au carrefour de cultures contradictoires.

3 Né dans la Casinca, au sud de Bastia, Buttafoco est homme de son temps, par son intérêt pour la philosophie, l’histoire et les sciences, à commencer par les mathématiques. Il respecte Rousseau mais, profondément chrétien, se méfie des hardiesses encyclopédistes. Il lit Plutarque, Platon et Aristote, Machiavel et Montesquieu, mais aussi les républicains anglais Algernon Sydney et Thomas Gordon ; dans les années 1760, il se prononce pour la république, mais une république aristocratique, jugée seule stable et durable. Sa lecture des Lumières est celle de la noblesse éclairée. En

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envisageant l’avenir, il regarde d’abord vers le passé ; pour justifier l’insurrection de la Corse, et sa séparation d’avec Gênes, il dénonce la rupture du contrat qui reliait l’île à la république commerçante depuis le XIVe siècle. Au milieu des années 1760, Buttafoco soutient ainsi l’affirmation de la « nazione corsa », dans la république de Paoli ; non une nation d’égaux, mais une nation qu’il souhaiterait structurée autour d’une noblesse refondée après « l’oppression génoise ». Il espère un gouvernement « mixte », équilibré par des pouvoirs intermédiaires, organisé par une constitution, et en dessine les grandes lignes dans son Mémoire de Vescovato (1764).

4 Dès ces mêmes années, pourtant, Buttafoco espère en la France, comme en un « protecteur » ; la rupture avec Paoli, cependant, n’intervient qu’au moment du traité signé par Paris et Gênes, en 1768. Pour expliquer ce revirement, dont il souligne l’importance pour la mémoire du personnage, Ange Rovere évoque l’intérêt personnel, mais aussi la crainte de la guerre. Bientôt, la vieille noblesse corse retrouve ses droits et, en 1776, Buttafoco reçoit le titre de comte. Treize ans plus tard, il représente sa province aux États généraux. Ce moment essentiel, et pour l’homme, et pour son île, est retracé dans un chapitre VI, qui permet d’approcher l’adhésion d’un enfant des Lumières à la contre-révolution. Arrivé en juillet 1789 à Versailles, Buttafoco s’inquiète des suites de la prise de la Bastille : « Je crois que l’anarchie ne peut s’éviter », écrit-il le 19 juillet. Rallié au côté droit, il se prononce pour le veto absolu, espère que la religion catholique soit reconnue religion d’État et s’oppose à la suppression de la noblesse héréditaire ; il dénonce aussi Paoli, et se brouille avec son île. Exilé en Toscane, à Coblence, puis dans d’autres lieux après la Constituante, Buttafoco ne réapparaît sur la scène politique qu’en 1793, par son soutien au royaume anglo-corse. Amnistié en 1801 ou 1802, il meurt en 1806.

5 À lire Ange Rovère, le parcours de Buttafoco est bien plus que celui d’un aristocrate éclairé, passionné par une régénération de la Corse empreinte de tradition ; il est aussi le contrepoint du cheminement de Paoli, l’allié devenu adversaire. L’apport du livre est ainsi, non seulement d’apporter un éclairage sur un personnage central de l’histoire corse des Lumières, mais aussi de démythifier en partie l’image de Paoli, en rappelant la conception que le chef historique de la révolution corse a eue de la noblesse (p. 58), ou les conditions d’élaboration de sa légende dorée (p. 205).

AUTEUR

HERVÉ LEUWERS Université de Lille-3 Institut de Recherches historiques du Septentrion (IRHIS)

Cahiers de la Méditerranée, 96 | 2018 362

Marie-François Attard-Maraninchi, Xavier Daumalin, Stéphane Mourlane, Isabelle Renaudet (dir.), Engagements. Culture politique, guerres, mémoires, monde du travail (XVIIIe-XXe siècles), Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, 2016, 429 p.

Ralph Schor

1 L’Université de Provence rend hommage à l’un de ses maîtres, l’historien Jean-Marie Guillon, connu notamment pour ses travaux novateurs consacrés à la Résistance. Jean- Marie Guillon a montré que celle-ci constituait non seulement un engagement individuel, mais aussi l’aboutissement de logiques culturelles et d’interactions sociales spécifiques.

2 L’ouvrage illustre ces réalités par une première partie centrée sur les cultures politiques de la France méridionale. Ainsi, le bas Comtat, traumatisé par les massacres de 1791, passe d’un engagement révolutionnaire en 1790 à un choix conservateur qui dure sur le long terme. Dans les Basses-Alpes, la mémoire de la résistance au coup d’État de 1851 se maintient jusqu’à nos jours. Les radicaux toulonnais fondent une culture républicaine, renforcée par les clubs de rugby, soutenant les mutuelles ouvrières et participant dans les années 1920 aux manifestations en faveur de Sacco et Vanzetti. Mais, depuis 1962, la présence de 20 000 rapatriés d’Afrique du Nord dans le grand port contribue à renforcer un môle politique devenu blanc.

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3 Le livre offre de riches contributions sur les guerres du XXe siècle. L’itinéraire de Jean Norton Cru qui traque les écrits trop lyriques ou fantaisistes sur la Grande Guerre est analysé avec soin, de même que les choix intellectuels des artistes allemands installés en France dans les deux avant-guerres. Les idées reçues sur la Résistance et les mythes inspirés par ce mouvement sont passés au crible de la critique. Les exemples régionaux sont vus à travers la répression anti-résistante en Bretagne, les lieux de mémoire dans cette même province, les liens entre clanisme et Résistance en Corse, le destin singulier du pacifiste maçon marseillais Jean Roumilhac. La définition du patrimoine esquissée lors de la reconstruction du quartier du Vieux Port à Marseille inspire des pages intéressantes. La mémoire toponymique de 14-18 (1 134 rues consacrées à Foch) souligne une forte empreinte dans l’espace public, tout comme les deux monuments aux morts d’Aubagne. L’évolution de l’attribution du prénom « Philippe », référence à Pétain durant la guerre, l’absence de « Charles » à la Libération, la naturalisation des militaires syriens et libanais à la même époque, les silences sur la référence au STO ouvrent d’amples perspectives de réflexion.

4 Le chapitre consacré au monde du travail met en lumière les 55 % d’hommes actifs qui, à Bandol, sont des travailleurs de la mer au XVIIIe siècle, les habitants d’Alosno, village industriel andalou qui lutte contre les fumées toxiques à la fin du XIXe siècle, la défense de la calanque de Port-Miou par le Félibrige en 1910 quand se précisent les menaces de pollution, la sauvegarde des espaces boisés de la Sainte-Baume contre les projets d’urbanisation au XXe siècle, la perception des risques industriels autour de l’étang de Berre, la répression de la pêche à la dynamite entre 1914 et 1945. Le conditionnement du lait de longue conservation en boites de carton a raison des fruitières traditionnelles dans les Alpes du Sud.

5 Ce livre très riche et réussi, centré sur la notion d’engagement, renouvelée par l’histoire culturelle et une perspective pluridisciplinaire, permet de mieux saisir la complexité des sociétés méditerranéennes.

AUTEUR

RALPH SCHOR Université Côte d’Azur Centre de la Méditerranée moderne et contemporaine (CMMC)

Cahiers de la Méditerranée, 96 | 2018 364

Jérémie Dubois, L’Enseignement de l’Italien en France 1880-1940. Une discipline au cœur des relations franco- italiennes, Grenoble, Ellug, 2015, 458 p.

Éric Vial

1 La thèse de Jérémie Dubois intéresse aussi bien les relations internationales que l’histoire de l’enseignement – et l’histoire du Sud-est de la France, en l’occurrence grenoblois plutôt que méridional. On pourra chicaner sur le plan, qui juxtapose quelque peu des développements pourtant liés, mais il serait difficile de proposer une meilleure présentation que celle adoptée, signaler aussi, par pure forfanterie, quelques sources non consultées (papiers du fascio confisqués à Besançon, ou dossiers d’expulsions, dont des enseignants transalpins en 1939, à Grenoble), et rappeler, en marge des écoles mussoliniennes, l’existence de tentatives antifascistes de cours pour les enfants de l’immigration – mais cela compte peu face à la masse documentaire en œuvre (archives françaises et italiennes, dont celles de l’ENS, de la FNSP, de l’Institut français de Florence ou de la Dante Alighieri, sans préjudice de papiers privés, d’imprimés en masse ou d’une enquête auprès de descendants de protagonistes), face aussi à tout ce qui est traité, autour de l’institutionnalisation d’une discipline avec la création de son agrégation, puis plus brièvement si l’on peut dire, d’enjeux politiques. Le nombre assez réduit de personnes concernées se révèle un atout paradoxal, permettant le suivi d’itinéraires dans un esprit prosopographique, et facilitant la mise en évidence des rapports au sein du « champ » disciplinaire.

2 Pour résumer à grands traits, on part d’une langue marginale, vouée à l’autodidaxie puis enseignée sans titres ou presque, parfois comme métier d’appoint, supposée attirer les élèves médiocres, méprisée par des inspecteurs qui ne la parlent pas et par une Revue de l’enseignement des langues vivantes très anglo-allemande. En 1894, un enseignant de rhétorique du lycée Stanislas, Charles Dejob, crée une Société d’études

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italiennes, appuyée sur des réseaux (normalien, farnésien et catholique), groupe de pression plus que société savante, élitiste et tournant le dos aux Italiens de France, à la gauche francophile d’outre-monts ainsi qu’aux enseignants réels, et entendant attirer Rome dans l’orbite française même si elle soulève des critiques chauvines – qui épargnent pourtant les études germaniques. Dès 1895, allié aux hispanistes, Dejob se voue à faire créer une agrégation, prévue depuis Victor Duruy ; la première session a lieu en 1900, année où lui-même devient maître de conférences à la Sorbonne. Toujours en 1895, entre besoins du commerce et du renseignement militaire, et financé pour moitié par la municipalité, est créé un cours à l’université de Grenoble, avec mention spécifique de la licence ès Lettres ; il est confié à un agrégé de Lettres nommé à Gap, Henri Hauvette, qui entend lui donner du lustre en méprisant les immigrés transalpins et en insistant sur la culture classique. Cela suscite des cours facultatifs au lycée de garçons de la ville. Les inscrits sont rares, souvent enseignants ne pouvant assister au cours, mais l’italien essaime dans d’autres universités, un temps à Toulouse et de façon pérenne à Aix, Montpellier et, on l’a vu, Paris.

3 S’il n’y a que 105 agrégés avant 1940, pour moitié enfants d’enseignants (et pour un cinquième nés en Corse), le concours pousse à un passage des autodidactes aux étudiants, d’autant que le Diplôme d’études supérieures devient obligatoire en 1907, que le nombre des enseignants antérieurs s’épuise, et qu’en 1907 toujours, l’ouverture par l’université de Grenoble de l’Institut français de Florence (où on prépare le concours tout en enseignant le français aux Italiens) permet une imprégnation linguistique. Grenoble fait plus que jeu égal avec Paris jusqu’en 1935, draine des étudiants de toute la France grâce aux perspectives florentines, en particulier des lauréats du concours des bourses lié à celui de l’ENS ; Hauvette part pour Paris, Julien Luchaire dirige l’institut florentin, Camille Maugain, agrégé de grammaire, est recruté sur un poste plus qu’à moitié financé par le Comité de patronage des étudiants étrangers, devient maître de conférences, et professeur en 1914 – en rivalité avec son collègue direct. L’engagement de Luchaire dans l’interventionnisme italien pose problème en 1919 quand l’État veut dépolitiser l’Institut de Florence, et si Grenoble en crée un surgeon à Naples, c’est dans un but apolitique de pure diffusion du français. Les deux instituts ont d’ailleurs des difficultés dans l’entre-deux-guerres, face à la francophobie fasciste, malgré une flagornerie éhontée et l’alignement sur l’antisémitisme d’État fasciste, sous la pression entre autres de l’ambassadeur André- François Poncet, avec mise à l’écart d’un salarié italien de la France. Le déclin grenoblois bénéficie à Paris, fort de ses « prépas », d’une pincée de normaliens se spécialisant après leur intégration, comme Samy Lattès, de ses bibliothèques et de liens avec les universités italiennes. Le décollage a sans doute commencé quand Hauvette arrive de Grenoble avant, à sa mort en 1935, Henri Bédarida qui amène avec lui des étudiants grenoblois. Dans le même temps, un troisième pôle s’esquisse à Strasbourg.

4 Tout ceci se joue sur de tout petits nombres, en gros deux agrégés par an alors que pour d’autres langues le nombre augmente. Le jury pleure à la baisse du niveau à cause d’une féminisation, est tenu par des hispanistes d’abord, puis des agrégés de Lettres, avec toujours un président parisien mais un Grenoblois présent ; il insiste sur la seconde langue (l’espagnol en pratique), le latin, la rhétorique française, dévalue la pratique de la langue et les séjours outremonts, insiste sur les savoirs les moins immédiats et les plus académiques ; Hauvette, qui concentre Sorbonne, présidence du concours et Inspection générale (Bédarida laisse ensuite cette dernière à Samy Lattès), impose une culture datée, celle de ses débuts, mettant systématiquement en avant une anthologie

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de 1892. On note le poids des anachronismes nationalistes, du religieux voire de l’apologétique, de l’essentialisation d’une âme des pays supposée immuable, de l’admiration pour Mussolini après 1929, avec certains de ses discours au programme.

5 Au-delà du concours, des problèmes se posent qui n’existent pas dans d’autres matières. Hauvette les avait pointés avant de les oublier quand il a régné sur la discipline : nécessité de mobiliser contacts académiques et sociaux pour obtenir une nomination, débuts sans poste, polyvalences forcées avec inspection dans l’autre discipline et critiques subséquentes… Des bourses de séjour en Italie offrent parfois une bonne position d’attente. Une fois nommé, commence la compétition pour les bons postes (Bourg fait figure de répulsif, Paris, où on est mieux payé, de graal), dans le cadre d’une plus grande diffusion malgré la concentration dans le Sud-Est : de 1914 à 1922 on passe de 25 à 41 lycées concernés, et le développement se poursuit vers Dijon, Moulins, Strasbourg, Toulouse, dans les années 1930 la région parisienne. Il faut être attractif pour échapper à la pluridisciplinarité forcée ou à l’enseignement dans plusieurs établissements, d’où chez certains l’usage d’outils alors ultramodernes, radios et projecteurs. Des portes de sortie sont offertes par l’inspection, la direction d’établissement, le renoncement à la discipline et la reconversion en Lettres, mais aussi les classes « prépas » de façon bénévole puis institutionnelle, et l’Université même si les heures complémentaires ne préfigurent pas toujours un poste : il faut attendre qu’un titulaire ait une promotion… La succession d’Hauvette à la Sorbonne est particulièrement décortiquée, avec les arguments opposés aux concurrents de Bédarida, dauphin désigné : Luchaire trop « politique », Benjamin Crémieux trop « grand public », Pierre Ronzy au sujet de thèse jugé trop mineur…

6 Les horizons intellectuels de la discipline sont présents à travers les revues scientifiques participant à sa professionnalisation, qui montrent encore la tension entre Paris et Grenoble avec des titres concurrents s’ignorant superbement. On commence à y admettre des Italiens, et d’abord Croce, on y rejette les Allemands, on hésite face aux Anglo-Saxons ; une spécialisation scientifique s’esquisse comme avec Vittorio Del Litto sur Stendhal et l’Italie, mais l’érudition se mêle encore à la mémoire familiale ou à l’apologétique, ce qui a toutefois l’avantage de favoriser l’interdisciplinarité, de même que l’engagement patriotique de la Grande Guerre légitime l’intérêt pour une Italie plus contemporaine. De même, mémoires et thèses portent sur des sujets de plus en plus contemporains, avec de nouveau une opposition entre Paris et Grenoble, Italie pour elle-même et relations franco-italiennes. Par ailleurs, l’actualité influence les discours, que Pétrarque soit mis au service du rapprochement franco-italien en 1927 ou que des constantes pluriséculaires soient supposées ennoyer le fascisme – ce qui assure la transition avec la dernière partie, consacrée aux enjeux politiques, un peu disparate mais elle aussi plus qu’intéressante.

7 Jérémie Dubois y revient en arrière, et se penche de nouveau sur des rapports internes à la discipline avec la Société des italianisants du Sud-est, créée à Grenoble contre Dejob, devenu porte-voix du ministère, quand ce dernier annonce que l’agrégation pourra ne pas être annuelle, et obtenant des garanties et des places spécifiques au jury. Ce retour sur les règlements de compte entre les deux pôles de l’italianisme, mais aussi entre catholiques et laïcs, est sans doute une entorse à la logique du plan, peut-être sacrifiée à des équilibres en nombre de pages, mais cela n’enlève rien à son intérêt, et il cède vite la place à l’insertion dans la politique générale. Il s’agit surtout de celle de Rome, avec d’abord des appuis à des enseignants français, quelques écoles créées ou

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subventionnées, les cours de la Dante. C’est assez peu mais suffit pour des incompréhensions côté français, une peur de l’irrédentisme chez Waldeck-Rousseau en 1902, des émois (bien combattus par l’ambassadeur Camille Barrère) chez les préfets de Nice ou de Marseille face à… la distribution de livres de prix. La France prend le relais avec la guerre, l’ouverture en 1914 par Luchaire d’un centre milanais clairement politique, des conférences, puis la promotion de la langue d’un pays désormais allié, une image positive de la Dante même si l’on craint encore sa concurrence avec l’Alliance française à l’étranger. Le financement public baisse après la guerre, mais le relais est pris par des organismes comme la Bonomelli, catholique, puis les sections fascistes à l’étranger. En ce qui concerne l’enseignement de l’italien sous l’égide de ces dernières, les conclusions sont nuancées, tant il est difficile de saisir les opinions réelles des enseignants derrière des rapports en style très fasciste, et tant la sympathie de Hauvette pour le régime, l’antiparlementarisme ou les facilités de contacts offertes par les diplomates italiens n’empêchent pas, par exemple, l’appui à un lecteur de langue réputé antifasciste. Les lecteurs ont d’ailleurs des statuts divers, selon qu’ils sont financés par Rome ou Paris, et Rome semble volontiers sacrifier son contrôle au fait de ne plus payer, incitant ses agents à créer une demande sociale pour être pris en charge, tout en leur demandant d’avoir de la visibilité, de l’influence, de vanter l’Italie contemporaine et d’amener les jeunes Français à en faire d’eux-mêmes l’éloge, dans le cadre de concours, voire d’animer des sections fascistes. La Dante fascisée vise plus le monde de la culture et de la politique que de l’enseignement, et sa revue, appuyée par Hauvette comme, par exemple, par François Coty à l’extrême droite, accueille des auteurs sans accès aux publications universitaires « légitimes ». Reste que l’université goûte peu la concurrence, et que les autorités se méfient, exerçant une surveillance parfois très pointilleuse, en particulier sur les cours du soir, et procédant à des expulsions quand la tension monte, en 1939, avant de revenir en arrière quand elles espèrent la neutralité de Mussolini : l’enseignement provoque moins de réactions qu’il n’en subit, plus générales.

8 Ces notations, trop longues et pourtant insuffisantes ne peuvent donner qu’une idée très approximative d’un grand et beau travail, riche d’indications sur son sujet propre, d’illustrations pour des relations plus générales, de suggestions de comparaisons plus générales, que l’on ne peut donc que saluer chaleureusement, comme on peut en saluer la publication par les Ellug, et qui fera référence dans les domaines fort différents qu’il touche.

AUTEUR

ÉRIC VIAL Université de Cergy-Pontoise laboratoire Agora

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Colette Zytnicki, L’Algérie, terre de tourisme, Paris, Vendémiaire, 2016, 280 p.

Eric Jennings

1 Si l’historiographie de l’Algérie coloniale s’est enrichie sensiblement aux cours des dernières décennies, force est de constater que la question du tourisme est longtemps restée curieusement négligée. La lacune était d’autant plus surprenante que l’histoire du tourisme en Indochine, en Afrique occidentale française, comme à Madagascar a retenu l’intérêt de plusieurs chercheurs, sans compter l’histoire du tourisme dans les colonies britanniques ou néerlandaises1.

2 Or, l’important ouvrage de Colette Zytnicki démontre tout l’intérêt de cette thématique dans le cadre algérien, tant pour l’histoire économique que culturelle. L’historienne, reconnue pour ses nombreux travaux sur la colonisation, sur l’Afrique du Nord, et en histoire juive2, jette en effet un regard nouveau sur les nombreux acteurs liés au tourisme algérien. Citons pêle-mêle les populations locales, l’armée, les entreprises, les élites, la presse, les autorités dont les plans ambitieux pour le secteur touristique étaient souvent en décalage avec la réalité, les artistes, les politiciens, et les voyageurs eux-mêmes.

3 Au fil des pages, les lecteurs peuvent suivre l’impulsion critique donnée au tourisme par les hommes et les réseaux. Prenons à titre d’exemple le peintre Étienne Dinet, qui devint le grand promoteur d’une des portes du Sahara, la ville de Bou Saada. Si l’analyse démontre certes que le tourisme colonial s’inscrit dans un contexte de domination, il n’en reste pas moins complexe : en matière de politique de l’environnement ou de mise en valeur du patrimoine, Colette Zytnicki relève à juste titre un autre aspect de la colonisation, son registre en apparence préservationniste.

4 L’un des nombreux points d’intérêt de ce travail consiste à démontrer la diversité à la fois des formes de tourisme et des acteurs de ce secteur. Distinguons d’emblée l’hivernage, à la mode au XIXe siècle, notamment parmi une clientèle britannique aisée (ce qui explique l’existence d’une chapelle écossaise à Alger établie en 1886, et d’un

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English Club fondé en 1880), du tourisme balnéaire ou du camping qui ne connaissent leur essor qu’au siècle suivant, ou encore de l’alpinisme, qui bénéficie de nombreux adeptes dans la région. Des investisseurs en immobilier touristique, comme ce surprenant André Gide, constituent l’un des moteurs du tourisme dans la région (Gide investit à Biskra car il a ouï dire que ce serait « un nouveau Monte-Carlo »). L’on aurait surtout tort d’ignorer le tourisme local, c’est-à-dire les Algériens, colonisateurs comme colonisés, découvrant l’étendue du territoire, ses délices et ses charmes. Précisons toutefois que le touriste lambda n’est pas systématiquement envoûté par les charmes en question : d’aucuns pestent contre les auteurs de graffitis sur les monuments, d’autres se plaignent d’ennui cruel, de déception devant le désert ou devant une architecture jugée inauthentique, d’autres encore se montrent incapables de dévier du sentier balisé par leur Guide Joanne.

5 Sur le plan de l’histoire culturelle, l’auteur souligne à juste titre le curieux alliage d’une soif d’aventure et d’une crainte du risque qui caractérise le voyageur bourgeois moderne. Pareillement, les villes algériennes semblent avoir soulevé un mélange de fascination et de rejet chez certains voyageurs européens.

6 Retenons par ailleurs l’aspect prescriptif des guides, comme celui de 1911 enjoignant aux malheureux voyageurs de se doter d’une ceinture de flanelle et d’un casque colonial. Cela nous amène au versant thérapeutique de certaines formes de tourisme. Une logique médicale prévaut manifestement dans de très nombreuses pratiques, depuis l’évasion à la montagne ou à la mer, en passant par l’exploitation de sources thermales. Enfin, l’auteure aborde en détail la double question de l’hôtellerie, et du jeu de hasard, trop souvent négligée à mon sens dans les travaux sur le tourisme.

7 Le rapport du touriste avec les populations locales est analysé de façon sensible et nuancée, même si relativement peu de voix algériennes se font entendre. Les femmes algériennes ont fait l’objet de nombreux fantasmes de la part de voyageurs de toutes classes confondues. Dans le regard du touriste venu d’Europe, l’Algérien a souvent été figé dans le temps. De nombreux voyageurs ne dépassaient guère les idées reçues, et cherchaient même à confirmer les clichés en entreprenant leur périple vers l’autre rive de la Méditerranée.

8 Un autre aspect remarquable du livre tient à la richesse des sources consultées. Les récits de voyage, la presse d’époque, les poèmes, les textes humoristiques, les registres des touring clubs, les archives d’outre-mer d’Aix-en-Provence, les affiches et encarts publicitaires, ont tous livré des détails fascinants, abondamment cités. Tous jettent un regard nouveau sur le tourisme dans son ensemble. En effet, l’analyse impressionne également par sa dimension quasi-encyclopédique. Les lecteurs parviennent à suivre le voyageur européen dans sa traversée de la Méditerranée (le temps de ce trajet se voit considérablement réduit au fil des décennies), sur les pistes de ski de Chréa, à bord des autochenilles Citroën en plein désert, jusqu’à sa flânerie dans les ruines de Timgad. Outre le navire, les moyens et les formes de locomotion sont tous passés en revue : bicyclette, automobile, avion, servent d’abord des touristes individuels, puis adviennent de véritables voyages organisés.

9 Toutefois, quelques regrets surgissent au fil de la lecture de cet important travail. En matière d’archives, les papiers de la French Lines, conservés au Havre, possèdent plusieurs cartons portant sur les circuits, les croisières, et les passagers en partance pour le Maghreb. Ils auraient gagné à être consultés, ainsi que les archives – plus éclectiques – du Centre de documentation historique sur l’Algérie (CDHA) à Aix-en-

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Provence, riches en fonds insolites (menus, maquettes, mémoires). En ce qui concerne l’historiographie, l’auteure aurait pu entrer en dialogue avec les travaux d’Hélène Blais, qui a examiné les sociétés de géographie et la question de la cartographie en Algérie (nul circuit, nul guide sans carte). De même, les travaux de Caroline Ford sur la création des parcs et réserves en Algérie, et ceux de Rebecca Rodgers sur les objets souvenirs achetés par les touristes, auraient permis de prolonger l’analyse sur plusieurs axes3.

10 Ces réserves mineures ne diminuent en rien le sentiment d’avoir affaire à un livre pionnier. Saluons un important travail qui rappelle qu’outre sa réputation pour sa conquête et sa décolonisation meurtrières, l’Algérie fut également connue jadis comme une nouvelle Californie. Du reste, et Colette Zytnicki le démontre bien, le fait touristique perdura même en pleine guerre d’Algérie.

NOTES

1. Voir les thèses d’Aline Demay, Tourisme et colonisation en Indochine (1898-1939), sous la direction de Rémy Knafou, Université Paris-Sorbonne, 2011, et de Frédéric Garan, Itinéraires photographiques, de la Chine aux « Missions Catholiques » (1880-1940). Perception de la Chine à travers les archives photographiques des OPM et la revue des Missions Catholiques, sous la direction de Claude Prudhomme, Université Lumière Lyon-2, 1999. Sur l’AOF, voir Sophie Dulucq, « Découvrir âme africaine. Les temps obscurs du tourisme culturel en Afrique coloniale française (années 1920-années 1950) », Cahiers d’études africaines, n° 193-4, 2009, p. 27-48. 2. En particulier Les Juifs du Maghreb. Naissance d’une historiographie coloniale, Paris, PUPS, 2011. 3. Hélène Blais, Mirages de la carte. L’invention de l’Algérie coloniale, Paris, Fayard, 2014, ainsi que sa contribution, « Les représentations cartographiques du territoire algérien au moment de la conquête : le cas de la carte des officiers d’État-major, 1830-1870 » dans Pierre Singaravélou (dir.), L’Empire des géographes. Géographie, exploration, colonisation, XIXe-XXe siècles, Paris, Belin, 2008, p. 124-134 ; Caroline Ford, « Reforestation, Landscape Conservation and the Anxieties of Empire in French Colonial Algeria », The American Historical Review, n° 113-2, 2008, p. 341-362 ; Rebecca Rogers, A Frenchwoman’s Imperial Story : Madame Luce in Nineteenth-Century Algeria, Stanford, Stanford University Press, 2013.

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AUTEUR

ERIC JENNINGS Université de Toronto

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Marc André, Femmes dévoilées. Des Algériennes à l’heure de la décolonisation, Lyon, ENS Éditions, 2016, 380 p.

Linda Guerry

1 Cet ouvrage est la version remaniée d’une thèse de doctorat en histoire contemporaine soutenue à Paris-Sorbonne en 2014 sur les Algériennes arrivées en métropole entre la fin de la seconde guerre mondiale et l’indépendance de l’Algérie en 1962. À partir du statut de 1947, dans un contexte où l’immigration algérienne est favorisée tout autant que contrôlée, le mouvement migratoire en direction de la métropole se féminise. Faisant le constat d’une « omniprésence floue » (p. 11), Marc André a voulu saisir « des parcours, des interactions, et des malentendus entre la société d’accueil et les personnes déplacées » (p. 330) par l’écriture d’une biographie collective « nécessaire » (p. 11). Adapté à l’enquête ethnographique, le territoire lyonnais choisi par l’auteur pour mener sa recherche compte environ 1 300 Algériennes (sur environ 20 000 en France) en 1962 et présente de surcroit des particularités concernant la guerre d’indépendance : l’affrontement durable du Mouvement national algérien (MNA) et du Front de libération national (FLN) et une répression judiciaire particulièrement sévère. L’historien a choisi d’analyser des préjugés et des représentations mais aussi comment les Algériennes se sont positionnées face aux « étiquettes catégorisantes » (p. 12) et ont su en jouer dans certaines situations. Il se questionne également sur l’implication de ces femmes dans la guerre d’indépendance qui s’est déroulée sur le territoire métropolitain, sur leur insertion dans le tissu social et leur devenir. Pour écrire cette « histoire de contacts » (p. 18), l’auteur a décidé de façonner son récit en plaçant la parole de ses principales protagonistes au centre de l’analyse. Outre un travail statistique à partir d’une base de données de 135 trajectoires, l’historien a constitué un corpus d’entretiens (37 avec des Algériennes et 32 avec des témoins ayant été en contact avec elles). Il a croisé la parole recueillie avec d’autres sources (administratives, judiciaires, policières, associatives, journalistiques, ministérielles et archives privées),

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ce qui lui a permis d’analyser avec finesse toute la complexité de ce groupe social et des interactions entre les différents acteurs de cette histoire ainsi que l’enjeu qu’ont représenté ces femmes avant, pendant et après la guerre d’indépendance. L’ouvrage, qui comprend de nombreuses photographies examinées et analysées avec précision, ainsi que des cartes, est organisé en quatre parties.

2 Titrée « Anonymats », la première partie étudie les regards institutionnels et journalistiques portés sur les Algériennes. Marc André examine les mécanismes de réification et d’assignation qui traduisent en réalité l’impossibilité de connaitre ces femmes précisément et analyse le cheminement de la figure de la femme amorphe, musulmane inadaptée à la société française, à la potentielle militante dangereuse à partir des années 1960. Les entretiens et les photographies issues d’archives privées montrent pourtant des Algériennes qui se distinguent peu, par leurs vêtements et leurs coiffures à la mode du moment, des Françaises métropolitaines. Aussi, les Algériennes s’insèrent-elles discrètement dans un paysage urbain où les familles vivent souvent isolées tandis que les regards des autorités et des journalistes se concentrent sur certains lieux qui cristallisent préjugés et clichés (cités de transit, bidonvilles, espaces prostitutionnels).

3 La deuxième partie de l’ouvrage, intitulée « Rencontres », se concentre sur les échanges entre Algériennes et Lyonnais par le biais des institutions. Elle analyse les politiques sociales de l’État et d’associations (publiques et privées) à destination des Algériennes, ainsi que la sociabilité composée par ces femmes. Plusieurs pages sont consacrées à la Maison de l’Afrique du Nord, institution parapublique créée à Lyon en 1951, qui déploie une politique d’aide mais aussi de surveillance et de propagande (mise en scène de l’amitié et de la fraternité), et organise des fêtes familiales et colonies de vacances pour les Algériennes et leurs enfants. L’action sociale mise en œuvre pour « adapter » les Algériennes concerne l’éducation, la santé et le logement. La parole recueillie montre que les visites à domicile des assistantes sociales sont vécues comme « une violence symbolique » (p. 120) par les Algériennes qui entreprennent, à côté des politiques sociales qui leur sont destinées, des démarches autonomes auprès des filières classiques de l’aide sociale, et activent leurs propres réseaux d’entraide.

4 Dessinant un portrait de groupe très éloigné des représentations sociales, l’analyse des trajectoires montre que les Algériennes arrivées à Lyon dans les années 1950 sont plutôt jeunes, maîtrisent mieux le français que leurs concitoyens masculins, sont un certain nombre à être passées par l’école (avec un parcours scolaire avorté) et ont connu une première urbanisation en Algérie. Si certaines restent en retrait du travail salarié ou indépendant, d’autres exercent une activité professionnelle comme employée, ouvrière ou commerçante. Marc André montre ensuite comment la discrétion et le profil des Algériennes lyonnaises des années 1950 rendent ces femmes particulièrement opérationnelles pendant la guerre et redessinent la carte politique de la ville. Par exemple, le rôle des femmes qui tiennent des garnis est précisément analysé dans le cas du café-garni messaliste situé au 69 rue Mazenod (p. 158-171).

5 Dans la troisième partie de l’enquête qui se concentre sur les expériences et les engagements dans la guerre d’indépendance, l’auteur met en évidence que les Algériennes en procès attirent peu l’attention, sont nettement moins condamnées que les hommes et moins sévèrement condamnées que les métropolitaines impliquées dans la guerre, les procès évoquant clairement la trahison pour ces dernières. Les Algériennes usent des stéréotypes et jouent de leur image de « femmes musulmanes »

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instrumentalisées par les hommes et ignorantes pour échapper aux contrôles et aux soupçons. Dans le chapitre « Clandestinités », qui porte sur l’engagement militant dans la guerre et sur leur rôle essentiel dans le FLN et le MNA, les Algériennes décrivent sans concession et avec humour les agissements des maris, pères et frères. Illustrant un cas fréquent, l’une d’elles raconte par exemple comment elle a « remplacé » un mari peureux et a caché des armes. Agentes de liaison au cœur de la guerre, des femmes développent une « conscience féminine de l’engagement » (p. 231), réussissent à échapper à la répression mais subissent aussi les violences policières et fratricides. Certaines doivent prendre le chemin de l’exil, par exemple en Suisse et en Tunisie, grâce à des filières ou de manière autonome.

6 La dernière partie du livre intitulée « Les conditions d’une double présence » (en référence à l’ouvrage majeur d’Abdelmalek Sayad) mène l’enquête sur « l’après » et le « devenir » des Algériennes à partir de l’indépendance de l’Algérie en 1962. Marc André analyse dans un premier chapitre « les désengagements » de ces femmes. L’Amicale des femmes algériennes (branche féminine d’une organisation à destination des émigrés créée par le FLN) n’a pas le succès escompté. L’immense majorité des femmes impliquées dans le conflit ne reçoivent pas de pensions d’anciennes combattantes et les Algériennes sont majoritairement restées à Lyon. Dans le dernier chapitre intitulé « Devenir plurielles », Marc André examine les choix des Algériennes concernant le retour, la nationalité, les lieux de résidence et de sépulture et montre que toutes ces décisions définissent une identité choisie composant entre la France et l’Algérie.

7 Remarquable contribution à l’histoire des femmes, de l’immigration, de la colonisation et de la guerre d’Algérie, tout autant que réflexion subtile sur la manière d’écrire l’histoire, l’ouvrage de Marc André « dévoile » des femmes algériennes actrices de leur histoire. En les « supposant légitimes pour éclairer la complexité qui les fait » (p. 13), l’historien qui a recueilli leur parole a su saisir la singularité des parcours de vie et dresser un portrait collectif de femmes agissantes bien éloignées des stéréotypes persistants dans les discours contemporains.

AUTEUR

LINDA GUERRY LARHRA

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